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H. + +Hommage de fidèle amitié. + + + + +I + + +--Mais vous, Clarisse, s’écria Desnouettes, vous êtes une puritaine... +une incontestable puritaine! + +La jeune femme lui jeta un coup d’œil interrogateur. + +--Moi? Expliquez-vous donc... + +Autour d’eux s’élevait le bruit du dîner de famille Bourgueil. La grande +table, chargée de fleurs, miroitante d’argenteries et de cristaux, +assemblait une vingtaine de personnes occupées deux à deux à des +conversations particulières. Desnouettes, nerveux et blême, commença sa +démonstration: + +--Eh bien, d’abord, vous êtes pieuse, pratiquante même... + +--Si vous voulez. + +--Très charitable... + +--Allons donc! + +--Comment, allons donc?... Hubert et vous, vous êtes riches mais vous +vivez sans luxe. Jamais de voyages, pas d’auto. Vous recevez peu. Par +contre, vous soutenez des familles entières de pauvres gens, vous +remettez d’aplomb les bonnes œuvres en faillite... + +--Mais c’est mon mari qui... + +--N’interrompez pas mon raisonnement. Vous êtes bienfaisante, simple +dans vos habitudes, sincère dans vos paroles. Vous vous habillez sans +faste. Vous ne lisez pas de vaines littératures. Je ne vous ai jamais +entendue dire du mal de vos amis, et je n’oserais pas vous tenir des +propos lestes. Que vous le vouliez on non, je vous appelle une +puritaine. + +Comme il parlait trop vite et sans arrêt, le souffle lui manqua. +Clarisse en profita pour lui répondre de sa voix raisonnable et douce: + +--Vous exagérez, mais je vous pardonne. D’ailleurs, être puritaine, on +dit que c’est une tradition genevoise. + +--Voilà justement ce qui m’intéresse chez vous, reprit Desnouettes avec +une verve nouvelle. Aujourd’hui, Genève a cessé d’être la «sombre cité +de Calvin». L’atmosphère y est heureuse, la vie aimable et ornée. +Toutefois, certains milieux conservent les mœurs abolies. Si je suis +loin de regretter les lois somptuaires, j’éprouve une vive curiosité +pour telles personnes bien dressées, rigoristes, de langage convenu, +susceptibles sous des dehors froids, et qui apportent du raffinement +dans les cas de conscience. Ailleurs on se permet tout. Ici, il y a des +choses vraiment défendues. Peut-être les âmes austères, grâce à leurs +préjugés et leurs scrupules, sont-elles plus complexes que les âmes +jouisseuses... Or, j’adore la complexité, puisque je suis psychologue! + +Il but hâtivement, au risque de s’étrangler, une gorgée de vin, puis +repartit à toute allure: + +--J’étudie de la sorte un certain nombre de caractères des deux sexes, +revêches, anguleux, d’une franchise quelquefois excessive, riches de +pensées secrètes, de silences, d’imaginations inavouées, nourrissant au +fond d’eux-mêmes une ou deux passions--rarement des passions +amoureuses,--des dévouements très nobles, des manies, des idéalismes +orgueilleux ou sublimes, enfin un goût amer du sarcasme et de la +contradiction. Si vous saviez combien je les admire et combien ils me +rebutent! Leur commerce, pas toujours souriant, prête à d’étonnantes +observations morales. Les Genevois étaient dignes de Stendhal et de +Balzac qui sont venus ici et les ont regardés... + +Satisfait de cette dernière pointe, Desnouettes arrêta son discours et +tourna son visage pâle, tiraillé de tics nerveux, vers les autres +convives. + +Au milieu de la table, dominait le père de Clarisse, le vieux +Jean-Étienne Bourgueil, chef de la branche aînée. En face de lui, et +contrastant avec sa tête glabre d’historien doctrinaire, sa femme +dodelinait un visage bienveillant et poupin sur un corps tassé dans de +la soie noire et des dentelles anciennes. «Courte, mais bonne», l’avait +surnommée Desnouettes. Plus loin, Amédée Roset, le frère de Mme +Bourgueil, petit comme elle, portait sur ses traits une expression +qu’elle n’avait pas, l’expression tendue et mélancolique de l’homme à +l’oreille dure qui guette de phrase en phrase. A côté de lui, la +ravissante Fanny Gaillardoz plaisantait son voisin de droite, l’avocat +Gouvieux, que Desnouettes n’aimait pas parce qu’il lui coupait toujours +la parole. Plus loin, c’était Mme Henri Bourgueil dont le profil et les +épaules de statue avaient naguère enchanté les salons romains: son mari, +frère cadet de Jean-Étienne, après avoir représenté la Suisse en Italie +pendant une dizaine d’années, avait donné sa démission de ministre, et +ils étaient rentrés au pays pour se consacrer à l’éducation de leurs +quatre fils. Desnouettes affectait volontiers de s’attrister sur cette +Vénus dont la beauté, vouée au seul amour conjugal, disait-il, s’était +alourdie dans ses maternités. Il la quitta des yeux pour regarder à côté +d’elle le mari barbu et jovial de Fanny Gaillardoz, ensuite, plus loin, +Hubert Damien, le mari de Clarisse, à la face ronde et aux prunelles si +claires qu’elles semblaient toujours sur le point de se dissoudre, de +s’évanouir dans le sommeil ou dans la mort. Et passant encore en revue +quelques autres cousins et cousines, Desnouettes ne put s’empêcher +d’admirer une fois de plus cette _gens_ Bourgueil dont il ne faisait pas +partie, ce dîner de famille où il n’était invité que comme ami, et qui +représentait une si respectable valeur sociale. + +Ces convives s’unissaient les uns aux autres par une solidarité de fait +et de volonté. Ils étaient riches presque tous, mais sans ostentation. +Ils témoignaient de qualités analogues: la probité, la persévérance dans +le travail, le dévouement à la chose publique, mais c’était par +tradition plus encore que par vertu. Leur culture d’esprit était réelle, +toutefois l’histoire, le droit, les sciences y tenaient une place plus +importante que la poésie. Surtout ils se considéraient, presque +naïvement, comme une race particulière et choisie par la Providence pour +donner l’exemple. L’application qu’ils mettaient à remplir leurs devoirs +leur rendait l’orgueil naturel. Il y avait quelque chose du sentiment +dynastique dans leur sentiment de famille. Depuis des siècles les +Bourgueil avaient fourni à la République des savants, des pasteurs, des +magistrats, dont les parchemins, les portraits, les mobiliers ornaient +leurs demeures d’aujourd’hui et nourrissaient leur fierté. Ils tenaient +à leurs souvenirs comme à des droits spirituels, seuls restes de leurs +privilèges abolis. Sûrs et satisfaits d’eux-mêmes et de leurs +généalogies, conscients des obligations politiques et morales que leur +créait leur passé, désireux de jouer un rôle sans que ce fût toujours +par intérêt personnel, ils se retrouvaient volontiers tous les quinze +jours à ce repas de famille où ils prenaient une notion exacte de leurs +ressources, de leur caractère et de leur parenté. D’ailleurs, ils ne +déméritaient ni par le talent, ni par la fortune. Du haut de son cadre, +Gaspard Bourgueil, l’ami de Théodore de Bèze, avec sa mine jaune et son +rabat, comme, du haut de son socle, Bénédict Bourgueil, sculpté par +Houdon, et qui joua _Zaïre_ sur le théâtre de Voltaire, contemplaient +avec satisfaction l’assemblée de leurs descendants, et montraient le +même air volontaire sur leurs visages rasés, le même nez proéminent que +Jean-Étienne Bourgueil présidant la table et trônant parmi les siens. + +Clarisse réveilla Desnouettes de sa méditation: + +--Et ma cousine Fanny, est-elle une puritaine? + +Il s’empressa de dévisager celle qu’on lui nommait: la jolie Mme +Gaillardoz riait à pleine gorge. Il voulut s’expliquer, mais les termes +exacts ne vinrent pas à son esprit. Alors il soupira, car il n’était +content que lorsqu’il avait condensé sa pensée en une formule: + +--Votre cousine... non certes... Elle est si vive... si... + +Brusquement, il cessa de bafouiller, et se penchant vers Clarisse: + +--Pourquoi me demandez-vous cela? Vous a-t-on raconté quelque chose? + +Clarisse s’étonna à son tour. Elle n’était au courant de rien, ayant +horreur des potins et ne sollicitant jamais les confidences. Les secrets +des autres ne l’intéressaient pas, ou plutôt elle ne songeait pas que +les autres eussent des secrets. + +Desnouettes reprit son aplomb. + +--J’admire beaucoup Mme Gaillardoz. C’est une nature si +extraordinairement féminine, si contradictoire souvent... + +--Mais non, mais non. Elle est comme tout le monde, elle ne pense qu’à +une chose à la fois. + +--Quelle erreur, chère amie. Vous, vous êtes complètement maîtresse de +vous-même. Mais il existe des natures moins heureuses, plus +compliquées... + +On se levait de table et il dut s’interrompre. On passa au salon. +C’était une vaste pièce à boiseries grises, tendue de belles tapisseries +où dominaient les rouges et les verts, et dont les scènes bibliques +étaient bordées de fleurs et de fruits en guirlandes: elles +représentaient Déborah après son crime, Esther au festin d’Assuérus, +entre les lances des gardes, et, sur une autre paroi, le roi David +venant à la rencontre d’Abigaïl. Des rideaux d’un riche damas pourpre +étaient tirés sur les fenêtres; la cheminée de marbre noir encadrait un +feu de bûches. Le café fut servi dans des tasses de vieux Nyon. + +Puis les hommes se rendirent en cortège au fumoir. Desnouettes faisait +profession de ne s’intéresser qu’aux femmes: aussi, renfermé dans un +silence qui lui était, d’ailleurs, pénible à soutenir, affecta-t-il de +regarder, dans l’importante bibliothèque, le dos des livres. Au milieu +d’une rangée, reliés de sombre avec leurs titres en or, se présentaient +les ouvrages du maître de maison, et notamment sa grande _Histoire de la +Liberté_ qui l’avait rendu célèbre en Europe. Tome Ier: _Athènes_; tome +II: _Florence_; tome III: _La Réforme_; tome IV... Tout en lisant, +Desnouettes ne pouvait s’empêcher d’entendre, derrière lui, l’auteur, le +vieux Bourgueil qui, à propos d’un incident de la politique quotidienne, +se livrait à son éloquence habituelle: + +--Le monde, quoi qu’on dise, reviendra aux éternelles idées directrices; +il ne peut compromettre pour une aventure, le salut de son avenir. + +Son frère le diplomate, flattant sa jolie barbe blanche bien assortie à +son visage d’un rose soigné, lui rétorqua: + +--Des idées directrices? Il n’y en a pas; il n’y a que du va-et-vient; +et les hommes, comme des bouchons de liège, dansent malgré eux dans les +remous... + +--Je crois à l’intervention de l’homme dans les événements et je crois +qu’elle se multiplie en raison du progrès. A l’origine, les sociétés ont +besoin d’un chef unique. Mais, à mesure qu’elles se civilisent, le +maître devient moins utile, et l’enfant commence à marcher seul. Le sens +de l’évolution humaine, c’est l’apprentissage de la liberté. Ceux qui se +laissent diriger s’aperçoivent qu’ils peuvent à leur tour agir sur les +choses et sur eux-mêmes; ils prennent ainsi l’ambition de marquer le +monde à leur ressemblance... Il y a du César dans le fond de toute +âme... + +M. Henri Bourgueil n’avait pas du tout l’âpreté enthousiaste de son +frère. Il pensait mettre de la profondeur à paraître léger, et +s’imaginait railler par tradition diplomatique et scepticisme mondain, +alors qu’en réalité il obéissait à une timidité naturelle et à une peur +de la critique, qui l’empêchaient d’affirmer. Son amour des belles +relations lui venait du besoin de se rassurer sur lui-même. Désireux +d’observer toutes les convenances, la solitude, la nudité, la sincérité +lui eussent causé une égale confusion. Il admirait son frère, mais ne le +jalousait point, car il préférait n’être pas célèbre. Il lui répondit +avec une malice apprêtée: + +--Tu es un historien et je ne connais que le présent. La pratique des +affaires enseigne à ne compter que sur le hasard. Un souverain, un +général, un ministre font des gestes et donnent des signatures, mais ils +obéissent à un nombre considérable de faits extérieurs, d’influences +anonymes, et d’irrémédiables nécessités... + +La tradition des dîners de famille exigeait ainsi que les deux frères, à +propos des questions du jour, opposassent leurs points de vue en un +dialogue toujours recommencé. Ils discutaient volontiers, l’un avec un +mélange de solennité et de violence, l’autre disert et méticuleux, +n’étant pas toujours si différents qu’ils le pensaient, mais prenant +bien garde de ne pas s’accorder, car ils aimaient leurs éternelles +controverses. + +--A propos, fit l’avocat Gouvieux, qui est-ce qui a été à l’assemblée +générale d’Ain-Bessem? + +La Société d’Ain-Bessem avait été fondée par des banquiers genevois pour +exploiter un domaine agricole au Maroc. Depuis trois ans, elle donnait +de beaux bénéfices. + +--Moi, répondit Hubert Damien d’un ton bourru. + +--Est-il vrai que le dividende a été fixé à huit pour cent? + +--Oui. Ils ont tort. + +--Pourquoi donc? fit Gouvieux, inquiet. Il avait «en portefeuille», +comme il disait, un certain nombre de ces valeurs qu’il jugeait +«intéressantes». + +--Eh bien, répondit Hubert, parce qu’ils devraient augmenter leurs +réserves dans de beaucoup plus fortes proportions. Leurs titres y +gagneraient de la stabilité. + +--Puisque vous parlez d’affaires, dit M. Henri Bourgueil à son neveu, me +conseillez-vous de vendre mes Uritanys? Ces valeurs brésiliennes ne me +plaisent pas. + +--A combien sont-elles cotées? demanda Gouvieux. + +--Au pair, je crois. + +--On prétend qu’elles vont baisser quand on connaîtra le résultat du +dernier exercice. + +Amédée Roset, la main en cornet sur l’oreille, avait saisi en partie les +aphorismes de son beau-frère Jean-Étienne, mais cette conversation +financière lui parut trop dure à suivre. D’ailleurs, elle ne le +regardait pas. Serré dans une petite jaquette démodée et pas très +propre, l’air modeste, il n’avait rien du capitaliste; et il aurait +frémi à l’idée de déplacer les quelques obligations de villes et de +cantons qui formaient son maigre revenu. Sans faire de bruit, il gagna +un autre groupe où il tâcha de comprendre. Justement Gaillardoz +racontait une anecdote; l’oncle Amédée n’en savoura guère les détails, +tendu qu’il était dans son appréhension de manquer le mot de la fin. Et +il le manqua en effet, mais il se mit à rire comme les autres. + +Hubert s’approcha de son beau-père, Jean-Étienne Bourgueil. + +--J’ai entendu parler aujourd’hui d’un de vos anciens amis. + +--Lequel? + +--Richard Fabre-Gilles, de Nîmes. + +--Comment, qui vous a parlé de lui? + +--Son petit-fils. + +Hubert expliqua que M. Georges Fabre-Gilles, banquier à Nîmes, avec qui +il était en relations d’affaires, lui avait demandé de prendre son fils +Laurent dans ses bureaux pendant quelques mois. Rien n’était plus +simple: la maison Damien & Cie avait l’habitude d’accueillir chaque +année des volontaires allemands, italiens ou français, attirés par la +réputation de la finance genevoise. Le jeune homme, tout nouvellement +arrivé, était venu dans l’après-midi rendre visite à son futur patron, +et il avait parlé de son grand-père Richard. + +Le vieux Bourgueil releva vers le plafond son nez lamartinien: + +--Quel souvenir! Nous nous sommes rencontrés à Athènes, lors de mon +premier voyage en Grèce. Plus tard, je l’ai revu chez lui, nous avons +échangé une longue correspondance. Mais il y avait bien quinze ans que +nous ne nous étions plus donné signe de vie quand il est mort. + +--Faisait-il des affaires? + +--Non, de l’archéologie. Comment est son petit-fils? + +--Oh, insignifiant... + +--Fabre-Gilles? N’y a-t-il pas eu une alliance de ce nom-là avec les de +Végabre, la famille de notre mère? demanda M. Henri Bourgueil. + +--Attends. Il y a deux branches de Végabre: l’une qui est allée +s’établir en Angleterre au commencement du XVIIIme siècle, et dont un +membre en effet s’est marié à Nîmes et y est mort. L’autre branche s’est +éteinte, faute d’héritier mâle, lors du mariage de notre mère, en mil +huit cent trente-neuf... + +--... Trente-huit. + +--Permets. Je tiens aux dates précises. Nos parents se sont épousés en +avril mil huit cent trente-neuf. Notre père, qui était de mil huit cent +dix, avait vingt-neuf ans. Notre mère était de mil huit cent dix-huit. + +--Tu as raison. Mais tu oublies une autre alliance. Notre grand-oncle +Antoine Mérienne avait également épousé, vers mil sept cent +soixante-quinze, une Végabre. Ceux-là étaient d’Aubonne, où ils +possédaient un château. C’était une bonne famille de la Côte. + +--Comment, fit Gaillardoz, vous êtes parents des Mérienne. Est-ce la +même famille que Théodore Mérienne, mon camarade? + +--Sans doute. Nous cousinons encore. + +«Parler d’argent, ensuite de généalogies, pensa Desnouettes, ce sont les +thèmes habituels. Mais ce sont des thèmes ennuyeux.» Il préféra songer à +Fanny Gaillardoz. Il l’avait définie: une coquette. Fort de cette +définition, il avait commencé à lui faire une cour selon les principes. +Pour séduire, il n’agissait pas au hasard, mais suivait une tactique. +Dans le cas présent, les résultats n’avaient pas été fameux. +«Assurément, c’est une coquette, ajouta-t-il avec le souci de ne pas +renoncer à une formule, mais une coquette d’une espèce particulière.» +Alors, il chercha à dresser un autre plan de campagne, et maudit cette +interminable conversation de fumoir. + +Enfin l’on revint au salon. Fanny, debout près du piano, feuilletait de +la musique. Desnouettes se précipita. Jusque-là il avait affecté auprès +d’elle une courtoisie de bon ton; il se mit, par contraste et à +l’improviste, à lui débiter des galanteries presque libertines. + +Fanny le regarda d’un œil arrondi sous son beau sourcil noir, puis elle +recommença à tourner les pages. Comme elle venait de s’accouder, le +jeune homme dominait son épaule blanche, sa poitrine décolletée sur +laquelle se baissait son profil mince, sa bouche en cerise qui faisait +une moue de moquerie. Enfin elle n’y tint plus et murmura: + +--Mais c’est scandaleux, ce que vous me dites... Et ici, en plein dîner +de famille... + +Desnouettes se sentit encouragé. «C’est bien cela, pensa-t-il, elle +cache son jeu, mais elle a des intentions.» Fanny ajouta, avec un +demi-sourire de côté qui lui était habituel: + +--Regardez donc... + +De nouveau, Desnouettes jeta un coup d’œil circulaire. Le vieux +Bourgueil, droit devant la cheminée, glabre et emphatique, la main +passée dans son gilet, continuait à paraphraser des idées générales; son +frère l’écoutait, calé dans un fauteuil et aplatissant entre ses deux +mains comme pour la repasser, sa barbe d’argent. Autour de la grande +table, sous la lampe, des femmes travaillaient à des ouvrages. Un peu en +retrait, Clarisse penchait sur une broderie sa tête bien coiffée. Trois +jeunes filles sur un sofa se racontaient des histoires puériles avec de +fous rires impossibles à réprimer. L’avocat Gouvieux persistait à +demander des conseils financiers à Hubert Damien qui avalait ses +bâillements: on voyait ses yeux se plisser et sa gorge se contracter +sous l’effort. Amédée Roset, résigné au silence, assis sur une chaise +basse, attendait. + +--Vous êtes indigne, murmura Fanny en raillant, de troubler cette +atmosphère. + +--Avouez que cela vous amuse. + +--Croyez-vous que je m’amuse de si peu? fit-elle avec brusquerie et lui +tournant le dos. + +Mme Bourgueil avait une faiblesse: elle aimait porter le soir de nobles +toilettes, ce qu’elle appelait des «robes de style». Elle rapprocha son +fauteuil de sa fille. + +--Clarisse, je ne suis pas contente de ma couturière, elle perd la +tradition, elle veut me pousser à des extravagances. J’ai bien envie de +l’abandonner. Que me conseilles-tu? + +Clarisse continua sa broderie. Elle était habituée à ce que sa mère la +consultât sur toutes ses démarches. Elle demanda de sa voix paisible: + +--Avez-vous quelqu’un d’autre en vue? + +Mme Bourgueil soupira et regarda ses magnifiques dentelles: l’idée de +trahir la couturière qui l’habillait depuis trente ans lui parut soudain +monstrueuse. + +--Ah, si tu pouvais m’accompagner chez elle, tu l’obligerais à faire ce +que je veux. Tu as tellement plus d’autorité que moi... + +Et comme Clarisse souriait, elle ajouta: + +--Mais si, mais si. Personne ne te résiste. + +Mme Henri Bourgueil se leva. Elle ne semblait jamais se rendre compte +combien, quoique un peu lourde, elle était classiquement belle; ses +attitudes étaient sculpturales à son insu. Elle traversa le salon d’un +pas de déesse, vint s’asseoir à son tour près de Clarisse, et la chaise +cria sous sa majesté. + +--Renseigne-moi, dit-elle. On m’a beaucoup vanté l’École nouvelle de +Céligny, et j’ai l’idée d’y mettre François. Qu’en penses-tu? + +Comme sa belle-sœur, comme toute la famille, Mme Henri Bourgueil tenait +à l’opinion de Clarisse, et son adhésion à un projet le faisait paraître +légitime et raisonnable. + +--François, ajouta-t-elle, est un peu diable, il a besoin d’être +surveillé. J’irai parler au directeur. De tous mes enfants, c’est +Nicolas qui me préoccupe le moins. Il est si travailleur, si +consciencieux. + +Et elle entama l’éloge de Nicolas. L’éducation de ses quatre garçons +était son souci principal. Sa beauté de matrone s’animait dès qu’elle +parlait de ses fils. + +L’oncle Amédée dit tout à coup: + +--J’ai été ce matin au sermon de M. Lachault, à Saint-Pierre. + +--Sur quoi a-t-il prêché, mon oncle? demanda Clarisse, en articulant +avec soin pour se faire mieux saisir. + +--J’étais près de la chaire, répondit-il, j’ai très bien entendu. + +La bonne Mme Bourgueil déclara qu’elle ne tenait plus à l’écouter: elle +le trouvait trop sévère, et n’allait pas à l’église pour qu’on la +décourageât. Le pasteur Lachault était un homme d’une âpre éloquence, un +prophète de l’Ancien Testament. Il ne prêchait pas, il dénonçait. Il +requérait à la face de Dieu, comme un procureur, contre les péchés +innombrables de l’humanité. + +--J’ai longtemps hésité à lui confier l’instruction religieuse de +Nicolas, dit Mme Henri Bourgueil. + +Son mari, s’étant approché, déclara d’un air fin: + +--Sa sévérité bien connue n’éloigne personne, tant on a besoin qu’un +pasteur ou un médecin prenne au sérieux les fautes ou les maux qu’on +vient leur confier. M. Lachault peut à peine suffire aux entretiens, aux +conseils qu’on réclame de lui. Il est très couru! + +--C’est, paraît-il, un théologien remarquable, fit l’oncle Amédée. + +--Mais surtout un connaisseur de l’âme humaine. Ses yeux sont perçants +et sa conscience inflexible. Dès qu’on se trouve devant lui, il vous +devine, il met le doigt sur votre plaie, et il vous oblige à guérir. + +--Eh bien, je trouve cela indiscret, s’écria la bonne Mme Bourgueil. + +Clarisse dit, d’une voix lente qui fit taire les autres: + +--C’est un grand chrétien. + +Tout de suite, chacun oubliant son avis particulier, se rallia à ce +jugement: il parut être, parce que Clarisse l’avait prononcé, la juste +expression d’une vérité incontestable. + +Là-dessus, dans le silence, à travers les fenêtres fermées, résonna le +carillon de la cathédrale qui annonça la demie de dix heures: la pendule +du salon lui fit écho tout de suite, car dans la famille on avait le +goût de l’exactitude et l’on réglait les pendules. Alors chacun se leva +et prit congé. Plusieurs autos, qui attendaient à la porte, emmenèrent +les principaux couples, mettant pour quelques minutes dans ce quartier +déjà endormi de la haute ville et tout blême d’une neige récente, une +animation imprévue. + +Les Damien, qui habitaient à deux pas, rentrèrent à pied. Hubert raconta +en bâillant à sa femme que son père se souvenait très bien de Richard +Fabre-Gilles. La bise, soufflant fort, l’interrompit un instant au coin +du Bourg-de-Four, et ils se hâtèrent vers la rue de l’Hôtel de Ville où +était leur maison. + +Clarisse demanda: + +--Quand mon père l’a-t-il connu? + +--En Grèce, autrefois... + +Ils arrivèrent devant leur porte, une haute porte cochère qui grinça +lorsque Hubert l’ouvrit. Ils traversèrent la cour, montèrent l’escalier. +Mais comme, selon son habitude, le concierge avait tout éteint de bonne +heure, ils durent gravir l’escalier à tâtons, dans le noir. + +--Sapristi, s’écria Hubert, j’oublie toujours mes allumettes... + +Clarisse songeait aux dernières paroles de son mari et revoyait ce petit +Fabre-Gilles qui était venu leur rendre visite dans l’après-midi: un +jeune garçon très intimidé, qui n’était resté qu’un instant et n’avait +prononcé que peu de paroles. Tandis qu’elle montait ainsi, dans +l’obscurité, sa pensée ranimait son image, et elle croyait le voir +encore et l’entendre. + +--Comment, nous voilà déjà en haut? fit-elle en atteignant leur palier. + + + + +II + + +La maison des Hubert Damien fait partie de cette rangée de belles +demeures, bâties pour la plupart au XVIIIme siècle dans le goût +français, qui couronnent au midi la cité. D’un côté, elles donnent sur +l’étroite rue des Granges, inégale et pavée, ou sur la rue, à peine plus +large, de l’Hôtel de Ville; de l’autre, s’élevant sur de hautes +terrasses, elles dominent l’ancien rempart et les frondaisons de la +Treille. En contrebas s’étendent le vaste jardin des Bastions, des +quartiers entiers dont les toits fument et miroitent, puis, au delà, des +collines chargées de bois et de maisons, enfin la campagne, bordée à +gauche par les falaises rayées du Salève, à droite par le Jura qui +s’éloigne. Au-dessus de ce large paysage, le ciel paraît immense. + +Clarisse avait souvent remarqué l’étonnement des personnes qui lui +rendaient visite pour la première fois: elles venaient de suivre la rue +resserrée, de traverser la cour humide, de gravir l’escalier sombre, +puis, entrant dans le salon, elles recevaient tout à coup cette lumière +dans les yeux, et, attirées par l’espace, ne pouvaient se retenir +d’aller aux fenêtres. Desnouettes prétendait que beaucoup d’habitants de +ces maisons étaient à leur image: ils offraient au passant un visage +sérieux ou maussade, mais leur intimité révélait des surprises et +s’ouvrait sur des horizons. Clarisse, plus pondérée, lui reprochait +d’être paradoxal. + +C’est qu’elle avait admis, une fois pour toutes, la beauté de sa demeure +dont la façade claire semblait, au sommet du coteau, arrêtée en plein +vol, et qu’elle ne croyait pas devoir s’extasier hors de propos. Elle +n’aimait pas les exubérances, qu’elle estimait toujours peu sincères, ni +les interjections, qu’elle trouvait bruyantes. Elle n’aimait pas non +plus à remettre en question, fût-ce pour s’en réjouir à nouveau, ce +qu’il y avait de définitif dans son existence. Tout étalage la choquait. +Elle était l’exacte contraire d’une parvenue. Son sens délicat de la +mesure, de ce qui convient, son tact un peu prude la faisaient parfois +juger insensible. Certaines personnes, tout en l’admirant, en l’enviant +en secret, la disaient froide. Elle vivait sans hésitations ni rêveries +inutiles. Où aurait-elle trouvé l’occasion d’une plainte ou d’un regret? +Depuis son enfance, puis au cours de sa première jeunesse, et ensuite +durant ses huit années de mariage, chaque chose lui était venue à son +heure. Elle était trop raisonnable pour inventer de l’inédit, de +l’impossible ou de l’étrange. + +Ce qui achevait de satisfaire Clarisse, c’est qu’elle se sentait +entourée d’affection et de respect. On lui était reconnaissant de se +montrer bonne et sage, et de donner ainsi, sans ostentation ni effort, +et tout naturellement, l’exemple. Desnouettes, que sa perfection +irritait, lui avait dit un jour qu’elle était conservatrice de vertus +traditionnelles: sur quoi elle avait haussé les épaules. Elle ne se +croyait pas meilleure que les autres. Par une chance extraordinaire elle +n’avait jamais été victime de l’envie, et elle se trouvait en accord +avec son monde qui ne l’empêchait pas de jouer le rôle qu’elle +préférait. Et enfin, de même qu’elle était en harmonie avec les hommes, +elle l’était avec Dieu. Sa piété était normale. Elle n’éprouvait aucune +peine à croire, ayant accepté la religion comme le reste. Rien en elle +n’était répréhensible ou douloureux: pourquoi aurait-elle fui la +Providence, pourquoi l’aurait-elle contestée? Au contraire, Dieu +apparaissait comme la confirmation suprême, la justification de Clarisse +Damien et de la tâche qu’elle remplissait dans une société en ordre. Ses +croyances augmentaient sa sécurité. + +Ne professait-elle pas, d’ailleurs, que seules les personnes inactives +se tourmentent? Elle disait, d’une façon simpliste, que la mélancolie +est le résultat de l’oisiveté. Étant bien portante et pratique, elle +agissait. Par devoir aussi bien que par habitude, elle tenait son ménage +avec grand soin, économe, sachant le prix des choses, soucieuse de ne +pas être trompée, mais jamais avare, ni mesquine. Elle rendait +fréquemment visite à ses parents, aux membres de sa famille, à ses +amies. Elle sortait avec son mari: peu de théâtre, mais quelques dîners +où participaient toujours les mêmes personnes, des conférences, des +concerts;--ils croyaient tous deux aimer la musique parce qu’elle ne les +ennuyait pas, et, ayant choisi cet art pour s’y intéresser, ils ne +s’occupaient pas des autres. Au printemps, ils allaient s’installer à la +Cômerie, une propriété de famille qu’ils possédaient dans les environs +de Genève. A l’automne ils revenaient rue de l’Hôtel de Ville. Et le +cycle recommençait, un cycle aux obligations réglées d’avance, aux +divertissements prévus. + +Mais surtout Clarisse avait ses charités. Elle était trop Bourgueil pour +ne pas rechercher les responsabilités et pour ne pas se plaire au +commandement. Présidente de deux comités de bienfaisance, trésorière +d’un asile pour filles repenties et d’un dispensaire, elle organisait +trois fois par an des comptoirs à des ventes, et s’occupait activement +de la paroisse. Elle mettait dans son dévouement un certain +autoritarisme qui éclaircissait les questions et tranchait les +difficultés, mais elle exprimait sa volonté avec une voix douce et +enjouée. Elle ramenait d’un mot juste les discussions qui s’égaraient +entre femmes bavardes, peu pressées de conclure et qui n’observaient +jamais leur tour de parole. Même quand son jugement était trop sommaire, +elle emportait l’adhésion grâce à sa certitude d’avoir raison, qu’elle +tenait de son père, mais qui était chez elle plus innocente et plus +gentille... Cependant, aux réunions où il fallait discuter et voter, +Clarisse préférait les charités plus personnelles, plus discrètes. +Combien d’êtres malheureux et souffrants la voyaient entrer dans leur +chambre, leur apporter un cadeau ou une bonne parole! Elle aimait +s’occuper d’eux, les influencer et les diriger. + +Ainsi, rue du Soleil-Levant, dans une triste mansarde sur la cour, il y +avait un petit garçon malade, enveloppé de draps sales, et qui ne +cessait de gémir que lorsqu’elle lui tenait la main. Dans la Cité, +c’étaient trois sœurs qui avaient connu un meilleur sort avant d’être +complètement ruinées, et dont elle devait écouter chaque fois l’éternel +défilé de souvenirs. A la Pélisserie, elle montait cinq étages d’un +escalier noir et visqueux pour rendre visite à un vieillard, Pigueret, +ancien batelier du lac, presque aussi sourd que l’oncle Roset, et qui +réclamait d’elle des lectures pieuses: il lui fallait hurler des +passages de l’Écriture, et souvent les voisins de palier venaient rire +derrière la porte. Mais sa préférée, c’était, rue des Belles-Filles, la +vieille Winiger, qui était un peu folle. + +Là, on se trouvait dans une pièce basse de plafond et prenant jour d’une +fenêtre à guillotine. Le lit disparaissait sous un énorme édredon rouge +et blanc. Aux murs étaient épinglées des gravures de modes périmées: +jeunes dames à petit chapeau rond et la taille rehaussée d’une tournure, +messieurs à favoris. Dans un fauteuil se pelotonnait, ramassée sur +elle-même comme pour se défendre, avec un air de vieille fée qui n’a pas +encore jeté tous ses sorts, Mme Winiger. + +Comme d’habitude, elle accueillit ce jour-là Clarisse avec mille cris +puérils et des questions dont elle n’attendait pas la réponse. Mais tout +le temps de ses phrases sans suite, ses yeux égarés s’attachaient au +paquet que tenait la visiteuse. + +--Je vous apporte votre châle, dit Clarisse. + +La vieille se jeta dessus, défit en tremblant la ficelle, tira le châle +de laine et essaya de s’en envelopper. Clarisse l’aida et, comme elle +regardait la nuque ridée, les mèches blanches,--tout à coup, sans même +qu’elle l’eût sollicitée, sa mémoire lui présenta l’image très nette de +Laurent Fabre-Gilles entrant dans son salon, l’autre dimanche, les yeux +baissés, silencieux... + +Mme Winiger riait de plaisir dans son châle. Clarisse s’approcha du lit, +tapa les oreillers, tendit les couvertures. + +--Je vous ai fait porter du bouillon. Était-il à votre goût? + +Ah, le bouillon lui avait fait du bien. Seulement il lui aurait fallu +autre chose... + +--Quoi donc? + +La vieille recommença à s’agiter. Elle prit Dieu à témoin, et les +hommes, qu’elle ne demandait rien, qu’on était bien bon pour elle, +qu’elle était si reconnaissante... + +--Mais que voulez-vous? + +Elle regarda Clarisse avec une expression qui devenait joviale: «Voilà, +le médecin m’avait conseillé de...» Elle ferma un œil pour avertir +qu’elle allait dire une bonne farce, ensuite, d’une voix flûtée: + +--... de boire du champagne!... Oui, chaque soir, avant de me coucher. + +Puis elle affecta une mine pudique, à demi choquée, comme s’il +s’agissait d’une indécence, et elle guetta. Clarisse, qui était de bonne +humeur, promit de lui en faire porter une bouteille. + +--Mais vous n’en boirez pas trop à la fois, recommanda-t-elle avec +inquiétude. + +--Peuh, je sais bien ce que c’est que le champagne. J’en ai bu quand +j’étais jeune... Une cuillerée, c’est la dose. + +Elle reprit son bavardage, ses miaulements et ses éternuements de chat. +Mais Clarisse s’en alla. + +Dehors, les vieilles rues étouffaient sous le brouillard. Clarisse +marcha vite pour échapper à l’humidité. Elle aimait d’ailleurs cette +atmosphère épaissie qui avait de la saveur, où les passants +disparaissaient comme des ombres. Son pas était réglé, allongé. Elle +sentait tout son être en ordre et bien portant. Et, par un retour de +scrupule, elle se reprocha un instant cette satisfaction sans cause +évidente: «Quelle complaisance facile parce que je viens de me donner +l’occasion d’être charitable!» Mais cet optimisme était si agréable +qu’elle s’y laissa aller sans chercher davantage. + +Elle n’avait à aucun degré l’habitude de s’analyser. Sa vie extérieure +était fort remplie, mais sa vie intérieure était très simple. Elle +n’observait pas les moindres variations de son humeur, et ne s’imaginait +pas qu’il y eût des obscurités ou des mystères en elle; elle se +considérait comme une personne ordinaire. L’idée ne lui serait jamais +venue de tenir un journal, d’entretenir une correspondance sentimentale. +Elle n’avait pas d’amie intime et n’éprouvait pas le besoin d’en avoir. +Elle n’aurait pas admis qu’on fût indiscret. On ne s’y risquait pas +d’ailleurs, car, malgré sa bonne grâce, elle avait parfois une +expression un peu distante, son «air Bourgueil», comme elle disait +elle-même, et qui l’affligeait dès qu’elle s’en rendait compte. Seul, +Desnouettes finissait par être assez familier. Elle était indulgente à +sa faconde où elle trouvait un contraste à sa propre douceur. Et puis +elle se plaisait à lui faire la leçon. + +Il vint la trouver vers la fin de l’après-midi, toujours fébrile: + +--Il y a des siècles que je ne vous ai vue! + +--Nous avons dîné ensemble la semaine dernière,--remarqua-t-elle autant +par désir d’exactitude que par malice. + +--Vous m’avez beaucoup manqué. J’ai énormément de plaisir à causer avec +une femme aussi intelligente que vous. + +Clarisse n’était pas gênée par les compliments, mais elle les trouvait +inutiles. En général, son attitude décourageait les hommes de lui en +faire, sauf Desnouettes l’aveugle. Comme elle se taisait, il dit: + +--Voilà, j’ai un service à vous demander. + +Et il raconta qu’il était extrêmement inquiet de l’opinion que Mme +Gaillardoz se faisait de lui. Il l’avait rencontrée l’autre jour chez +des amis, et ils avaient bavardé tête à tête. Très gaiement. Peut-être +avait-il été un peu loin dans ses propos. Depuis ce jour, quand il la +rencontrait, elle répondait avec froideur à son salut. + +--Vous l’avez rencontrée souvent? + +--Une fois. + +--Eh bien, que voulez-vous que je fasse? + +--Demandez à votre cousine ce qu’elle pense de moi. + +Clarisse lui fit remarquer qu’il pourrait le demander lui-même. +Desnouettes, agacé, se dit que cette bonne amie était un peu candide. +Alors il recommença ses explications, en phrases pressées, et finit par +obtenir qu’elle «tâterait» Fanny. + +Ensuite, quoique rassuré, le jeune homme ne voulut pas s’en aller tout +de suite. Il prit un air avantageux et déclara: + +--Vous vous étonnez sans doute de mes manières. C’est que j’observe un +plan général soigneusement élaboré. A chaque être humain correspond une +méthode qu’il suffit d’employer avec adresse pour le maîtriser ou le +séduire. J’obtiens ainsi des résultats extraordinaires, que la +discrétion malheureusement, et aussi la modestie, m’interdisent de +citer. Ne jugez donc pas mes subtilités trop absurdes. + +--Je ne vous trouve pas absurde. + +--Si, si, je vois bien que vous ne me comprenez pas tout à fait... Je +perçois très vite ces infimes désapprobations... Comment dirai-je? Je +possède comme des antennes morales. + +Satisfait de sa formule, il répéta, avec préciosité: + +--Des antennes morales... + +Clarisse sourit, il continua: + +--Je suis sûr qu’en ce moment vous êtes un peu, un tout petit peu fâchée +contre moi. + +--Mais non. + +--Mais si. Je vous devine... Savez-vous que je vous devine beaucoup plus +que vous ne le croyez? + +Clarisse n’avait rien de caché, mais elle n’aimait pas qu’on la devinât. +Il s’agissait là d’une question de convenance. Son âme, c’était comme sa +chambre à coucher: un lieu non pas mystérieux, mais réservé à elle et à +son mari. + +--Mon bonheur, ajouta Desnouettes avec pédanterie, c’est d’observer les +gens à leur insu, de percer leurs secrets. Chacun de nous cache quelque +chose. Comment le découvrir? Voilà mon étude favorite... + +--Voulez-vous, dit Clarisse, me passer une bûche. Le feu va s’éteindre. + +Desnouettes passa la bûche, puis, sautant à une autre idée: + +--Penchée sur le feu, Clarisse, et l’entretenant pour tous, vous +m’apparaissez comme une Vestale! + +--Non, une maîtresse de maison. + +Hubert entra au moment où Desnouettes s’en allait. Il était fatigué, +avec de grands cernes sous ses yeux pâles. Il se jeta dans un fauteuil +et gémit: + +--Ce soir, je me coucherai de bonne heure. + +Clarisse, qui regardait toujours les flammes, vit nettement surgir +d’entre elles le jeune Fabre-Gilles. Encore une fois, l’image la frappa +par sa scrupuleuse exactitude. Il se tenait un peu penché en avant, et +son visage régulier, imberbe, bruni, avait quelque chose de méditatif. +Dans le même instant, elle entendit son mari qui disait: + +--J’ai mis ce matin le petit Fabre-Gilles à la correspondance. + +--Tiens, c’est curieux, je pensais justement à lui, s’écria-t-elle. + +--Dis donc, Gaillardoz est venu me voir. Nous dînons chez eux le quinze, +paraît-il... + +--Sans doute, répondit Clarisse, qui n’oubliait jamais un rendez-vous. + +--Cela m’était sorti de la tête. J’espère que ce n’est pas un grand +dîner... + +Clarisse fit un geste involontaire, comme pour chasser une pensée +inutile. + + + + +III + + +Clarisse se demanda comment elle occuperait son après-midi. Hubert +venait de partir pour le bureau. Elle commença par s’asseoir à sa table +et pendant une heure elle mit ses comptes à jour, mais son esprit était +distrait. Alors elle appela sa cuisinière et lui commanda les repas du +lendemain. Après quoi, la cuisinière rentra dans sa cuisine, et Clarisse +retomba à sa solitude. + +Irait-elle payer une note chez son fourreur? En général, elle tenait à +régler ses dettes le plus tôt possible. Mais elle écarta ce projet avec +une sorte d’impatience... Irait-elle voir sa mère? Mais, son habitude +était de rendre visite à Mme Bourgueil le matin, ou bien le jeudi qui +était son jour. Peut-être sa mère serait-elle sortie. Eh bien, elle +demanderait son père! M. Bourgueil, il est vrai, s’étonnerait d’être +ainsi dérangé à l’improviste. N’importe! + +Dès qu’elle fut déterminée, elle se sentit d’excellente humeur. Elle +retrouvait son équilibre en recommençant à agir. Elle mit son chapeau et +sortit. Comme elle tenait à ne pas arriver trop tôt, elle passa chez son +confiseur afin de commander des petits fours. C’était le confiseur +patenté de la famille qui se servait déjà chez son père et son +grand-père. Sa boutique était étroite, mais son mérite reconnu. +Justement une cliente qu’on servait avant Clarisse était en train de +féliciter le patron: + +--Alors, vous êtes heureux? + +--Ils sont énormes,--répondit l’homme au tablier blanc, avec une vanité +joviale peinte sur sa face bien nourrie. + +--Juliette n’a pas trop souffert? Il faut qu’elle prenne garde... + +--Énormes tous les trois, à ne pas savoir lequel est le plus gros! + +Il accompagna la dame jusqu’à la porte et revint, toujours hilare, vers +Clarisse. + +--Je voudrais... fit-elle. + +--D’abord je ne voulais pas le croire, et puis quand je les ai vus... + +--Mais quoi donc? + +--Mes fils, madame. Depuis ce matin je suis père de trois jumeaux! + +Il était si glorieux que Clarisse ne put s’empêcher de se réjouir aussi. +Elle mêla ses félicitations à la commande. Et l’autre inscrivait et +répétait: «Des tartelettes à la crème, oui, madame, pour ce soir... +C’est un cas très rare, m’a dit le médecin... Une douzaine de cerises à +l’eau-de-vie, je les soignerai.» Il s’embrouillait un peu, dans l’excès +de sa joie, mais il se montrait très désireux de bien faire, et +d’étonner sa clientèle, maintenant que la Providence lui avait donné une +marque, à ce point éclatante, de sa faveur particulière. + +Clarisse en l’écoutant ne fit aucun retour sur elle-même. Elle n’avait +pas d’enfant, mais sur ce point, comme sur les autres, elle ne +souhaitait pas ce dont elle était privée. Son existence était trop +occupée pour qu’elle en pût remarquer les vides. Jamais elle n’avait eu +besoin de plus d’affection qu’elle n’en possédait. Elle n’imaginait pas +les ressources dont son cœur eût peut-être été capable, si elle avait eu +un enfant... + +En arrivant au Bourg-de-Four elle demanda: + +--Madame est là? + +Tout de suite elle fut rassurée. Mme Bourgueil, tenant sur ses genoux +son petit chien familier, était dans le salon aux tapisseries bibliques, +entre David, Assuérus et Déborah. Une vieille amie, Mme de Griffeuilhe, +lui faisait ses confidences. + +Mme de Griffeuilhe était redoutée à juste titre. Ses deux filles +s’étaient enfuies de chez elle pour aller se marier à l’étranger. Son +mari était mort de ses taquineries. Elle occupait activement sa +vieillesse à colporter des histoires que son ingéniosité savait rendre +dangereuses. Papelarde, roulant de gros yeux engageants, la langue +embarrassée comme si elle suçait un éternel bonbon, elle mentait avec +bonhomie et insinuait sans en avoir l’air. Elle avait trop besoin des +autres pour être ostensiblement méchante. Mais elle ressemblait, sous +ses voiles de veuve, à une araignée dans sa toile, en deuil de ses +victimes. + +Elle fit un accueil câlin à Clarisse, et lui posa quelques questions sur +ses amies--sa maxime étant qu’il n’est jamais inutile de s’informer, +surtout quand il s’agit de la «jeune génération». D’ailleurs, elle +préférait suspendre, devant ce témoin, les récits extraordinaires +qu’elle faisait à la bonne Mme Bourgueil. Celle-ci excusait sa +visiteuse, et trouvait très naturel de ne la jamais croire qu’à moitié. + +Comme la conversation ralentissait, Clarisse, pour dire quelque chose, +parla des trois jumeaux. + +--Trois jumeaux? fit Mme de Griffeuilhe, brusquement intéressée. Où +cela? + +Clarisse raconta l’histoire. L’autre ramena ses voiles afin de +dissimuler sa curiosité terrible. + +--Trois jumeaux! répéta-t-elle. J’y vais. + +Et elle disparut. Jimmy, brusquement réveillé, sauta sur le tapis et +l’accompagna jusqu’à la porte de ses aboiements minuscules. Pour le +faire cesser, Mme Bourgueil agita un fouet d’enfant qu’elle tenait à +portée de sa main débonnaire. La petite bête, observant ses distances, +ne se tut qu’à son gré. + +--Papa est-il là? + +--Oui, il travaille. Il viendra tout à l’heure. Je ne t’attendais pas +avant demain. + +--Mon après-midi était libre, murmura Clarisse. + +--Eh bien, puisque te voilà, je vais te raconter tout de suite ce qu’on +attend de toi. + +--De moi? + +Mme Alexandre Gaillardoz, la belle-mère de Fanny, était venue récemment +trouver Mme Bourgueil pour se plaindre des allures de sa belle-fille. +Fanny ne poussait-elle pas l’originalité jusqu’à se peindre les lèvres? +Naturellement, elle n’avait rien osé lui dire! Mais elle en avait touché +deux mots à son fils, qui s’était rebiffé et avait défendu sa femme. Son +fils était absurde, prétendait Mme Alexandre Gaillardoz, et Fanny se +faisait du tort. Alors elle avait pensé que, peut-être, Clarisse, qui +était l’amie de Fanny, pourrait... + +--Mais, maman, interrompit Clarisse, ce n’est pas possible; jamais Fanny +ne m’écoutera... + +--J’oubliais de te dire que Mme Gaillardoz t’a naturellement couverte +d’éloges que j’ai trouvés très raisonnables. + +Clarisse haussa les épaules et s’écria: + +--Est-il bien vrai que Fanny se peigne les lèvres? Et si c’est vrai, +n’est-elle pas libre de le faire? + +Mme Bourgueil, toujours prête à suivre l’avis de sa fille, déclara--ce +qui n’était pas tout à fait exact--qu’elle avait fait les mêmes +objections, mais qu’on avait insisté. + +--Il paraît bien, ajouta-t-elle, que Fanny prend un genre impossible. +Mme de Griffeuilhe me disait tout à l’heure... + +--Oh, Mme de Griffeuilhe! + +--Elle n’est pas la seule! Je t’avoue que dans la famille on commence à +trouver... + +--Comment? + +--Mais oui, la famille s’étonne... L’autre soir encore, à dîner... + +--Ah!... dans la famille, on s’étonne... + +Clarisse hésita. La question changeait d’aspect. Autant elle trouvait +légitime la liberté individuelle de Fanny, autant elle jugeait +inconvenant d’associer certaines excentricités au dogme Bourgueil. Sa +mère, que son désir d’être toujours d’accord avec elle rendait +perspicace, devina cette hésitation et voulut l’aider à modifier son +avis. + +--Oui, je t’assure, on en parle... On ne comprend pas que toi, tu ne +dises rien... + +Clarisse se sentit dominée par la famille, et cessa de résister: la +Famille faisait partie de ce qu’elle ne discutait jamais. Quand elle vit +Clarisse décidée, sa mère se rallia comme elle, et sans réserve, au +projet. + +--Je suis bien contente. Ce que tu diras fera beaucoup d’effet à Fanny. +Elle t’admire tellement. Mais oui, je t’assure. Le fait est que tout le +monde a pensé à toi pour cette... ambassade. D’ailleurs, vous dînez +bientôt chez eux, n’est-ce pas? + +Mme Bourgueil, qui n’était devant la vie qu’une ignorante débordant +d’indulgence, avait la certitude que sa fille viendrait toujours à bout +de toutes les difficultés. Les compliments qu’on lui faisait sur +Clarisse--car son faible était connu--lui causaient du plaisir, certes, +mais lui paraissaient bien anodins comparés à ce qu’elle pensait +elle-même. + +--Voyons, Jimmy, dit-elle, ne nous ennuie pas... + +Le griffon, qui avait longuement frotté contre le fauteuil de sa +maîtresse son petit corps aux poils emmêlés, voulait attirer maintenant +l’attention du public en faisant le beau et en tournant sur ses deux +pattes de derrière: la gueule ouverte, recourbant entre ses dents aiguës +une langue de jambon, il semblait rire. Mais il disparut instantanément +sous le fauteuil au bruit de la porte, et devinant le nouveau venu. + +C’était M. Bourgueil. Il était enveloppé d’une vaste robe de chambre qui +le drapait comme une toge. Tout en lui prenait un caractère oratoire. + +--Je ne trouve pas ton père bien portant, ces jours-ci, fit Mme +Bourgueil. Nous conseilles-tu de faire venir le docteur? + +--Ma chère, déclara le héros vieilli penchant son profil de médaille, +laissez-moi le soin de ma santé. Vous savez que je ne crois pas aux +médecins. + +--Mais enfin, Clarisse, qu’en penses-tu? + +Clarisse se taisait, cherchant en elle-même comment diriger la +conversation. Elle avait besoin de son père: elle se rangea de son côté. + +--Papa a raison. A quoi bon se droguer?... Tenez, mettez-vous près du +feu, étendez vos jambes sur ce tabouret. + +Elle écarta une lampe dont la lumière le gênait et l’installa en +souriant. Sa mère n’osait pas la contredire. Néanmoins, s’adressant à +Jimmy qui sous la table la considérait de ses noires prunelles, elle +murmura: + +--Moi, je suis pour appeler le médecin quand on est malade. + +Ensuite elle soupira. Elle obéissait à son mari comme à sa fille. M. +Bourgueil n’était pas un méchant homme, mais il était dédaigneux et +autoritaire, et pendant quarante ans n’avait jamais admis que sa femme +eût une autre opinion que la sienne. Comme elle s’était pliée à cette +tyrannie, c’était un très bon ménage. + +--Hubert va bien? + +--Oui, il est fort occupé en ce moment. Je me demande s’il n’entreprend +pas trop de choses. Vous savez que son associé vient de partir pour le +Midi. Peut-être n’est-il pas assez secondé. Ses employés... + +--Bah! fit M. Bourgueil, on travaille mieux quand on est seul. Est-ce +que le journal est arrivé? + +--Non, pas encore, répondit sa femme. Il est chaque jour plus en retard. + +Clarisse s’empressa de revenir à la piste qu’on venait de croiser. + +--Je vous assure... il devrait avoir plus d’employés, et peut-être plus +de jeunes gens en stage... + +--Au fait, est-il content du petit Fabre-Gilles? + +Elle murmura d’un air indifférent: + +--Je ne sais pas... je crois que oui... + +Au dehors, on entendit le carillon de la cathédrale, très pur dans l’air +gelé, tout de suite imité par la pendule sur la cheminée de marbre noir. +Clarisse se sentit satisfaite, comme si de tout l’après-midi, elle +n’avait visé que cette minute. Elle demanda: + +--Vous avez beaucoup connu son grand-père, n’est-ce pas? + +--Oui, autrefois. + +--Comment vous êtes-vous rencontrés en Grèce? + +--J’ai toujours pensé que sa famille l’avait envoyé là-bas pour le +consoler... + +--Le consoler? + +--Oh! il ne m’a pas fait de confidences, et je ne trahis aucun secret. +Je n’ai jamais vu quelqu’un de plus réservé. Tout cela, d’ailleurs, est +si vieux! J’avais cru deviner un chagrin chez lui. Plus tard, à Nîmes, +on m’a raconté qu’il avait été fiancé à une jeune fille, qui en avait +épousé un autre... + +--Ah! + +Il y eut un silence, puis Clarisse questionna de nouveau: + +--C’est une vieille famille de Nîmes, les Fabre-Gilles? + +Elle se plaisait à prononcer ce nom auquel elle trouvait une sonorité +particulière, et comme une signification. Étant Bourgueil, elle se +sentait solidaire de cette autre lignée citadine et rapprochée d’elle +par leur commune antiquité. Son père reprit: + +--Tu sais qu’on me demande d’être un des rapporteurs au prochain congrès +de philosophie, à Bologne? + +Clarisse voulait savoir encore. Elle demanda: + +--Dites, les Fabre-Gilles... + +--J’hésite encore à accepter. Cependant il y a longtemps que je veux +aller passer trois mois en Italie. + +--Mais, objecta sa femme, vos travaux, vos livres? + +--Hé, j’en trouverai là-bas. Tiens, Clarisse, je vérifierai à Florence +ou à Sienne, comme dans cette Grèce dont nous venons de parler, que la +civilisation réellement humaine ne fleurit que dans les petits États. +C’est une de mes conceptions favorites. Je découvrirai là-bas des +documents pour l’appuyer. Et il faut bien l’époque bassement utilitaire +que nous vivons, et où ne comptent que la quantité, le poids, l’argent, +la matière et le nombre, pour l’avoir méconnue. L’avenir de l’Europe +serait dans le rétablissement des anciennes républiques et principautés, +aux dépens des grandes puissances matérialistes. + +Il se leva, fit quelques pas, saisi par son idée; c’était un +improvisateur autoritaire qui se lançait volontiers dans des théories +générales qu’il ornait de façon heureuse, grâce à son admirable culture, +plus qu’il ne les fondait solidement. Il puisait dans sa sincérité la +certitude qu’il avait raison, et affirmait avec une force qui intimidait +beaucoup de monde. Il croyait discuter lorsqu’il ne faisait que +proclamer. Les réalisations pratiques ne l’occupaient pas. Il aimait à +semer, et abandonnait le souci des moissons à ceux qu’il appelait--avec +sa hauteur magnifique d’un homme comblé par l’existence--les «gens +intéressés»... + +Il s’arrêta dans sa marche, tournant vers le plafond son visage +anguleux, et, imposant de la main silence aux deux femmes, il continua: + +--Savonarole, Machiavel, grandes figures! J’irai les interroger... + +Mais Clarisse reprit, obstinée: + +--Papa, il y a longtemps que vous ne les avez revus, les Fabre-Gilles? + +--Richard, mon ami, est mort il y a trente ans. Et tiens, puisque tu me +parles de lui, je le revois tout à coup: un beau garçon, du type +classique, avec des traits réguliers brunis par le soleil de Provence. +Il demeurait volontiers silencieux et, de nous deux, c’était moi qui +paraissais le Méridional. Très fier, il savait se dominer et ne m’a +jamais trahi cette déception dont je te parle. Je ne crois pas que son +mariage lui ait apporté l’oubli. Il a dû mourir silencieux et inconsolé. + +--Ah!... + +--Sa femme, reprit M. Bourgueil en cédant à son besoin perpétuel +d’affirmer, a écoulé près de lui son existence sans pressentir, j’en +suis sûr, cette douleur, et la générosité de son compagnon. Les femmes +sont parfois bien coupables... + +--Coupables de quoi, mon ami? demanda innocemment Mme Bourgueil. + +Le vieux Jean-Étienne laissa tomber sur elle son regard qui s’était +perdu au loin. Lui aussi était une grande intelligence, lui aussi +n’avait pas toujours été compris par sa femme, si excellente qu’elle +fût. Aurait-elle pu partager ses ardeurs cérébrales, la foi qui l’avait +réchauffé durant des années dans son cabinet de travail, lorsqu’il +surexcitait ses thèses, enfiévrait, pour mieux les solliciter, ses +paperasses et ses notes! Il se tourna vers Clarisse: + +--Vois-tu, mon enfant, chaque année élargit autour de nous le cercle de +l’isolement. Les amis nous quittent les uns après les autres. Nous +devons, par l’enrichissement progressif de notre âme, préparer notre +heure dernière qui sera celle de l’absolue et définitive solitude. + +Clarisse, recueillie en elle-même, se recula dans l’ombre, au pied de la +tapisserie où le roi David s’avançait, galant et cuirassé, parmi les +verdures. Maintenant, elle était renseignée. Et comme le silence du +salon n’était plus interrompu que par le crépitement du feu dans la +cheminée, elle dit adieu et s’en alla. + + + + +IV + + +Les jours qui suivirent, Clarisse mena ses comités d’œuvres plus +rondement que de coutume. Desnouettes, qui la rencontra dans la rue, +s’étonna de la trouver plus jolie qu’il ne pensait, en dépit d’une robe +qu’il n’aimait pas. C’est que la figure de Clarisse valait surtout par +l’expression de ses traits légers. Son teint n’était pas éclatant, mais +pur, frais, d’une délicatesse morale, semblait-il, aussi bien que +physique. Son cou un peu long faisait souvent pencher sa tête, dans une +pose attentive. Elle n’avait pas tant de beauté que de physionomie. +Aussi risquait-elle de paraître insignifiante aux personnes pressées, ou +d’attirer par contre et retenir, selon le reflet qui montait de son âme +à son visage. + +Son mari éprouva les effets de cette humeur aimable, et il y eut entre +eux un renouveau de bonne entente. Huit années auparavant, ils s’étaient +épousés, sans grand élan, il est vrai, mais avec bienveillance et bonne +foi. Ils se connaissaient depuis toujours. Entre eux, pas de mensonges, +ni de surprises. Ils appartenaient au même monde, leurs familles +traitaient d’égale à égale. Quand Hubert, après deux ans passés dans les +affaires à Londres et à New-York, revint à Genève pour prendre sa place +dans la maison de banque paternelle, il ne demandait qu’à se marier, +afin de s’installer définitivement. Il revit Clarisse, il la trouva +«changée en bien», et elle lui plut beaucoup. Clarisse venait de refuser +l’un après l’autre deux jeunes hommes: le premier parce qu’il n’était +pas de son rang, le second parce que, de notoriété publique, il était un +viveur, et tous deux parce qu’elle ne les aimait pas. Elle fut sensible +aux attentions que lui témoigna Hubert, elle redouta de refuser un +troisième parti en si peu de temps: ils s’épousèrent. On vit là un beau +mariage, l’union de deux anciennes familles, parmi une nombreuse parenté +accourue de partout. + +Hubert, en dépit de quelques aventures, avait au fond toujours dédaigné +les femmes. Jamais il n’avait souffert par elles; il ne leur avait +jamais rien sacrifié. Il sut gré à Clarisse d’être une épouse sans +coquetterie, parfaitement simple et loyale. Il aurait cru indigne +d’elle, et inutile aussi bien qu’ennuyeux, de lui dire des flatteries ou +de se montrer sentimental. + +L’amour physique n’avait pas transformé moralement Clarisse. Elle s’y +était soumise puisque c’était la volonté légitime de son mari, mais ni +l’un ni l’autre n’étaient des voluptueux. Parfois cependant, à cause +d’un souvenir, d’une comparaison, par l’effet naturel de la saison ou de +la jeunesse, l’un des deux sentait un recommencement d’amour: l’autre +s’y prêtait de bonne grâce et ils pouvaient se croire épris de nouveau. +Bien rarement ils se trouvaient ensemble dans le même état de la chair. +Aussi ces flambées soudaines, qu’ils ne savaient entretenir, +s’éteignaient-elles assez vite. Ils assistaient sans trop de regret à ce +déclin, et retournaient à la régularité habituelle de leurs relations +conjugales. + +Le grand intérêt d’Hubert, c’était sa banque. Ce garçon d’apparence +endormie avait accepté comme un destin naturel d’être bien portant, bien +marié, bien pourvu de rentes, de parents et d’amis, et il ne demandait +rien d’autre à la vie, à celle du moins qu’on lui connaissait. Dans son +bureau par contre, il se réveillait de son indifférence superficielle. +Laissant à ses fondés de pouvoir les besognes courantes dont la longue +et honorable pratique avait fait la prospérité de la maison, il +spéculait. Du fonds de son tempérament paresseux montait alors une +excitation délicieuse qu’il n’avait jamais connue ailleurs, et dont il +réclamait impérieusement le retour. Telle était la raison de son +assiduité au bureau et à la Bourse: il lui fallait le bonheur anxieux du +risque. La seule fièvre dont il était capable lui venait du jeu, et non +pas n’importe lequel--il n’avait jamais tenu une carte--mais celui de la +finance. Il ne cherchait pas à gagner de l’argent, car il n’était ni +intéressé, ni avare: il poursuivait des sensations fortes. Il croyait +exercer un métier, et il ignorait qu’il satisfaisait une passion. Ce +n’était pas dans un musée, dans un théâtre, dans une salle de tribunal +ou de délibérations politiques, dans un cabaret, dans un laboratoire, +dans une chambre de femme, qu’il avait savouré les plus puissantes +émotions de son existence: c’était entre les quatre murs tristes de son +cabinet de travail, parmi les cotes, les dépêches et aux appels +stridents du téléphone. + +Dès qu’il quittait son bureau pour rentrer chez lui ou pour aller chez +ses amis, Hubert redevenait apathique ou maussade. Il cherchait ainsi à +protéger le travail de sa pensée spéculative qui ne s’arrêtait pas. Huit +années de mariage l’avaient engraissé. Son visage, jadis agréable, +s’était bouffi; de grosses paupières couvraient ses yeux trop pâles où +rien ne semblait se passer. Il demeurait volontiers assis, bâillait, +n’écoutait jamais les conversations où il n’était pas pris directement à +partie. Sans doute aurait-il été jugé ennuyeux si la plupart des +interlocuteurs qu’il rencontrait dans son monde ne l’avaient été +davantage. Et il était certainement peu poli: mais le genre +caractéristique des Damien consistait, depuis des générations, à manquer +d’urbanité. Hubert, quand il ne répondait pas aux saluts, pensait suivre +une tradition de famille et prouver par un sans-gêne de manant qu’il +était aristocrate. + +Clarisse s’approcha pour l’embrasser. + +--Oui, ma chérie, dit-il avec un accent de contrariété. + +Elle sentit sa froideur, s’assit sur le bras de son fauteuil et demanda: + +--Fatigué? + +--Non, non. Tout va bien. + +Tout n’allait pas bien au contraire, et il était préoccupé de la baisse +à New-York. Mais il ne parlait jamais de la banque dans son ménage. Il +avait horreur qu’on s’occupât de ses affaires personnelles. + +--Qu’as-tu fait aujourd’hui? demanda-t-il pour détourner les questions. + +--J’ai été voir ma tante Henriette. + +--Que dit-elle de ses quatre fils? + +--Ils vont aller passer quelques jours à la montagne. Faire du ski... + +Hubert haussa les épaules. Il n’aimait pas les sports. Il raconta qu’on +lui avait parlé à la Bourse d’un accident récent survenu à +Saint-Cergues. D’ailleurs les hôtels étaient mal chauffés et on y +attrapait des fluxions de poitrine. + +Clarisse voulut lui dire qu’elle avait rencontré le petit +Fabre-Gilles... Elle revenait de chez sa tante, au crépuscule. Elle +longeait la promenade du Pin, elle avait regardé les arbres qui se +détachaient sur le ciel encore clair et doré: il lui semblait les voir +toujours. Et soudain, comme elle ramenait les yeux sur le trottoir, elle +avait croisé le jeune homme. Il avait passé près d’elle sans la +reconnaître. Il était vêtu de noir. Elle aurait dû l’arrêter, lui +adresser la parole... Depuis cette minute, elle ressentait une sorte +d’étonnement, et elle conservait dans sa mémoire, sans pouvoir s’en +défaire, le souvenir précis de cet étranger sombre, marchant vite, sous +un ciel étrange. Elle s’impatientait du retour périodique de ces images +détaillées à la fois et mystérieuses, indépendantes de sa volonté et +comme chargées d’une signification qu’elle ne comprenait pas. + +Ne pouvant se retenir plus longtemps, elle s’adressa à son mari qui, +replongé dans le journal, n’avait pas remarqué son silence: + +--J’ai rencontré le petit Fabre-Gilles. + +--Ah? + +Il plia son journal, et dit, sans se presser: + +--Son père m’a écrit une nouvelle lettre. + +--Une lettre? Montre donc. + +Hubert haussa les épaules. + +--Voilà des parents qui se font bien du souci! Qu’ils laissent donc ce +garçon se débrouiller tout seul. Quand j’étais en Amérique... + +Clarisse, sans l’écouter, lisait la lettre. M. Fabre-Gilles y parlait de +son fils avec un autoritarisme anxieux. On devinait qu’il craignait pour +lui les hasards d’une existence inconnue. Ses phrases trahissaient de +l’inquiétude, de l’austérité, presque de la jalousie. Il demandait à +Hubert de s’intéresser à Laurent, de lui ouvrir sa maison, afin qu’il ne +fût pas seul et exposé aux tentations du dehors. «C’est une nature un +peu sauvage, écrivait-il, et que je ne connais pas bien moi-même. +Jusqu’à présent, il ne m’a guère donné d’ennuis, mais voici les années +décisives! On voudrait être l’ami de ses enfants, et parfois ils vous +témoignent une froideur, presque une méfiance qui désespèrent. N’hésitez +pas à le surveiller, à l’interroger au besoin, et même à le punir s’il +le faut: je vous délègue ma sévérité paternelle.» + +Clarisse laissa retomber la main qui tenait la lettre, en proie à des +impressions d’une vivacité extraordinaire. D’abord elle était touchée +par cette appréhension mélancolique, cette susceptibilité sincère et +peut-être maladroite. Elle s’empressa de partager une telle sollicitude +pour un jeune être désarmé, dont il est juste de protéger l’innocence et +la faiblesse. Puis elle connaissait trop bien le plaisir d’ordonner pour +ne pas sympathiser avec cet homme dominateur auquel le monde allait +disputer la possession de son fils. Le vague portrait que traçait M. +Fabre-Gilles ne s’opposait pas à ce qu’elle pensait du jeune homme, de +ce passant mélancolique qu’elle venait de rencontrer au crépuscule. +Enfin surtout cette lettre--et elle la relisait encore--lui proposait un +devoir à remplir. A travers les termes employés, elle reconnaissait son +propre style, son propre désir d’être honnête, d’être sérieuse, d’être +pure. Elle n’aurait pas parlé d’autre manière pour son enfant. Tout ce +qu’elle avait de meilleur répondait à la requête, non dépourvue de +grandeur et de gravité, de ce père chrétien. Sa conscience +s’ébranlait... + +--Hubert, fit-elle d’une voix lente. M. Fabre-Gilles a raison, nous +devons nous occuper de son fils. + +Hubert haussa les épaules. Elle reprit: + +--Nous avons vis-à-vis de ce jeune homme une responsabilité. + +--Mais que veux-tu qu’il lui arrive? + +--Je l’imagine assez facilement, répondit Clarisse un peu agacée. + +«Il est vrai, songea-t-elle, que Hubert est très pris! Peut-être +vaudrait-il mieux me charger moi-même d’une tâche si maternelle». Elle +ne se déroberait pas à ce devoir puisqu’elle en avait reconnu +l’exigence. Elle l’expliqua à son mari. + +--Occupe-toi de ce garçon, dit-il d’un ton rasséréné puisqu’il ne +s’agissait plus de se déranger lui-même... Après tout, tu as raison, +nous avons charge d’âme. Et puis, j’aime mieux être en bons termes avec +la maison Fabre-Gilles, qui est une excellente banque de province... +Tiens, je te l’enverrai un de ces jours prendre le thé avec toi. + +Clarisse ne dit rien. Toute activité nouvelle lui plaisait, mais +celle-ci plus particulièrement. Une fois de plus, elle aurait la +satisfaction d’exercer une influence. Elle n’hésita pas à reconnaître +l’intérêt que lui inspirait Laurent Fabre-Gilles puisqu’elle +s’intéressait à lui pour son bien. Et elle se sentit impatiente de se +mettre à l’œuvre. + +Hubert fut frappé de l’expression de sa femme, et il eut brusquement +envie de l’embrasser. Mais elle lui échappa. Alors, tout à coup +réveillé, il la rattrapa et la prit dans ses bras. Elle ne se déroba +plus à son baiser, et il la sentit abandonnée dans son étreinte. + +--Tu me plais, ce soir, fit-il. + +Elle regarda son mari avec plaisir. Il la câlina contre lui, l’embrassa +encore, lui murmura quelque chose à l’oreille, et elle, baissant la tête +et heureuse, accepta. + + * * * * * + +D’une fenêtre de son salon, Clarisse regardait au dehors la fin du jour. +Le ciel était d’argent, reluisant par places de reflets qui allaient +mourir. Au pied de la Treille, le jardin des Bastions, assombri déjà, +emmêlait ses ramures noires. Les premiers réverbères commençaient à +s’allumer. Clarisse contemplait tantôt le vide glacé d’en haut, les +nuages annonciateurs de neiges prochaines, et tantôt, en bas, le +scintillement des lumières qui se multipliaient pour combattre la nuit +tombante, le flamboiement des magasins au ras des rues, les feux mobiles +des autos et des tramways. Mais elle ne rêvait pas devant ce double +spectacle: sa pensée précise combinait ses visites du lendemain. + +Tout à coup elle eut l’impression qu’on entrait derrière elle dans la +pièce: elle se retourna et vit Laurent Fabre-Gilles. + +Il paraissait très intimidé. Il expliqua maladroitement: + +--Monsieur Damien m’a envoyé vous voir... + +Clarisse voulait qu’il se montrât à son avantage. Elle coupa sa phrase +et répliqua: + +--Oui, je vous vaux quelques heures de congé! + +Et elle le regarda avec attention, sans s’occuper de son silence +interdit. Ses cheveux étaient noirs; son visage régulier, allongé, avec +des sourcils épais au-dessus de ses paupières baissées; sa bouche +étroite à peine ombrée d’un commencement de moustache. Il paraissait si +peu dégagé de l’enfance, ou du moins de l’adolescence, qu’elle se sentit +en face de lui très «grande personne». + +Elle lui demanda: + +--Êtes-vous déjà venu à Genève? + +Il répondit qu’il n’y était jamais venu auparavant. Sa voix grave +contrastait avec son air d’extrême jeunesse. + +--Connaissez-vous quelques personnes? + +Non, il ne connaissait personne. + +--Où habitez-vous? + +Il expliqua qu’il s’était installé dans une pension pour étrangers, +boulevard de la Cluse, numéro 180. + +Gêné par le mutisme où il retombait après chaque parole, il leva un +instant les yeux vers Clarisse, montrant des prunelles sombres; ensuite +il les baissa de nouveau. Mais elle ne dit rien, exprès, afin +d’augmenter un peu sa gêne, se plaisant ainsi à être la plus forte. Elle +le tenait à sa disposition, et il ne lui échapperait pas comme l’autre +jour, quand il l’avait croisée sans la reconnaître. + +--Vous êtes né à Nîmes, n’est-ce pas? + +--Oui, madame. + +--Avez-vous voyagé? + +Il avait été deux fois à Marseille, voilà tout. + +--Seulement? Que de découvertes vous avez à faire! + +Il rit, d’un petit rire nerveux qu’elle entendit là pour la première +fois et qu’elle trouva un peu bête. Alors elle reprit, d’une manière +engageante: + +--En attendant, il faut travailler. Vous intéressez-vous aux affaires? + +Il récita: + +--Je suis très content d’avoir commencé la pratique. + +--Vous verrez, vous apprendrez beaucoup de choses dans la banque de mon +mari. Vous allez passer ici quelques mois? + +--Oui, madame. + +--Et après? + +Après il irait à Londres. + +--Et après? + +--Je ne sais pas... + +Peut-être commençait-il à se méfier d’un interrogatoire si précis. Une +seconde, son regard se fit attentif, curieux à son tour, puis il reprit +son expression de petit jeune homme bien élevé. + +--Avez-vous des frères et des sœurs? demanda Clarisse. + +Là, il s’anima un peu, comme s’il ne risquait plus de se trahir. Il +avait deux sœurs mariées, l’une à un avocat, l’autre à un propriétaire +campagnard: elles avaient toutes deux des enfants. Son frère aîné était +à Paris, où il faisait de la littérature. Mais ce frère, qui avait +trente-cinq ans, revenait peu à la maison. Clarisse songea que Laurent +avait dû être élevé en rejeton tardif, à l’écart, entre des parents +âgés, et sans compagnon. + +--Et votre grand-père, reprit-elle, l’avez-vous connu? + +--Très peu. Il m’aimait beaucoup. On dit chez moi que je lui +ressemble... + +Clarisse se rappela soudain ce que M. Bourgueil avait raconté de son ami +d’autrefois. Et il se fit alors dans son esprit un étrange et brusque +travail de substitution. Elle cessa d’écouter son interlocuteur, mais +elle s’occupa de lui bien davantage qu’en l’écoutant. Elle venait enfin +de rencontrer ce qu’elle réclamait sans le savoir depuis le début de +l’entretien: l’occasion de s’intéresser à son sujet. Elle fit à +l’improviste bénéficier le jeune Fabre-Gilles de ce qu’elle avait appris +sur l’ancien, et elle interpréta son attitude et ses paroles à la +ressemblance de son grand-père. S’il était réservé, c’est qu’il était +méditatif, peut-être fier; s’il était taciturne, c’est qu’il était +mélancolique, peut-être malheureux. Comme l’autre jadis, il était loin +des siens, seul, exilé... + +--N’oubliez pas, s’écria-t-elle, que notre maison vous est ouverte. +Considérez M. Damien comme un ami. + +Il remercia avec une politesse appliquée. Mais Clarisse, entrant +toujours plus dans son hypothèse, ne se contenta plus de se renseigner +et voulut encore intervenir: + +--Si vous vous sentez trop isolé; rapprochez-vous de nous... Peut-être +pourriez-vous changer de pension? + +D’un air indifférent, et sans s’apercevoir du ton plus vif que prenait +toujours Clarisse quand elle se mettait à commander, il dit qu’il ne +voulait pas changer. Elle insista, retrouvant sa pente naturelle qui +n’était pas d’analyser mais d’agir. Alors il murmura: + +--Je tiens à rester où je suis. J’y ai rencontré des personnes très +agréables... + +Ce dernier mot l’inquiéta. Elle le jugeait depuis quelques minutes si +délicat, si fin, qu’elle craignit tout de suite qu’il fût menacé. + +--Quelles personnes? + +--Un Hongrois, qui joue très bien du violon. + +Elle fut soulagée. Elle ne voulait pas qu’il démentît l’idée qu’elle se +formait de lui. Désormais, elle avait sur lui un parti pris autoritaire. +Jusque là elle ne connaissait qu’une image de Laurent, qui était venue +plusieurs fois s’imposer à sa mémoire: derrière l’image s’évoquait +maintenant une personne morale, un certain type dont elle fixait les +grandes lignes et qui lui plaisait. + +Cependant il s’était levé et s’embrouillait dans une formule de départ. +Clarisse, désireuse de trouver chez lui d’autres points de repère, +l’obligea à se rasseoir. + +--Faites-vous de la musique? + +Non, il se bornait à écouter son Hongrois... Sur quoi l’interroger +encore? Ses questions étaient banales, mais il fallait les essayer avant +de trouver une piste qui menât plus loin. Pour le joindre de plus près, +alors elle demanda: + +--Quel âge avez-vous? + +--Dix-huit ans. + +Tout de suite, elle estima que cet âge était conforme à ce qu’elle +attendait de lui. Elle le considéra avec un sourire et dit, autant pour +lui faire sentir sa propre prépondérance que pour le complimenter: + +--Comme vous êtes jeune... + +Mais il ne paraissait pas goûter les remarques trop personnelles. Il se +leva, et cette fois avec un élan qui témoignait d’un ferme propos de +partir--et il s’en aperçut, sans doute, car, pour compenser, il se mit à +être cérémonieux. Elle dut le mener jusqu’à la porte pour l’aider à s’en +aller. + + + + +V + + +Les Gaillardoz continuaient de scandaliser la famille. Mais ils ne s’en +troublaient pas. Lui, Gaillardoz, s’apercevait bien de cette réprobation +tacite, mais il y opposait une malice très fine dissimulée sous ses +dehors robustes de Jupiter tonnant, aux sourcils touffus. La famille, +qui n’osait pas l’aborder de front, estimait qu’il était aveuglé sur le +compte de sa femme, la ravissante Fanny, à laquelle il passait tous ses +caprices. La famille trouvait qu’ils dépensaient trop. La famille +jugeait qu’ils voyaient des gens qui n’étaient pas de leur monde... Et +Fanny, jolie, élégante, méchante parfois, énigmatique surtout, choquait +à journée faite la famille. + +Le soir où elle dîna chez eux, Clarisse se sentit chargée d’une +responsabilité bien lourde. Les deux hommes étaient allés fumer; elle se +trouva tête à tête avec sa cousine, sans trop savoir comment s’acquitter +de ses deux commissions, celle de sa mère et celle de Desnouettes. +Suivant le pli de son éducation, elle débuta par la plus difficile: + +--Fanny, vous allez me trouver très indiscrète... + +Le teint de Fanny, ce soir, était parfaitement clair. Mais elle avait +promis. Elle continua, en réponse à l’air étonné de la jeune femme: + +--Je ne suis qu’une intermédiaire... Je vous transmets une +observation... + +--Laquelle, dites vite? + +--Eh bien, voilà: on estime que peut-être... + +Fanny se mit à rire en s’écriant qu’elle devinait tout. Clarisse ne +l’espérait guère, mais l’autre insista: + +--Si, si. On se plaint de moi dans la famille. Alors ce dernier +reproche... + +Elle affecta une mine contrite. Clarisse sourit à son tour: + +--Eh bien, on vous reproche de vous peindre le visage... C’est absurde, +car si vous avez un joli teint, il n’est que naturel, et je le constate +ce soir encore. + +Fanny haussa les épaules: + +--Vous vous trompez, chère amie. + +Elle ouvrit un petit sac qu’elle avait à portée de la main, en tira un +bâton de fard, et, se dévisageant dans une glace de poche, elle se +rougit les lèvres. Puis elle ajouta, avec beaucoup de calme: + +--Les sourcils, je les ai faits avant dîner. + +Elle se rejeta au fond du canapé et murmura, avec une moue de sa bouche +en cerise: + +--Oh, comme ces gens-là m’agacent! Clarisse, je vous en prie, ne prenez +pas cet air scandalisé! + +Clarisse n’était pas scandalisée, mais elle trouvait que sa cousine +avait tort. Elle lui dit: + +--Ne croyez-vous pas qu’à votre âge, il est inutile... + +--A mon âge, je suis libre de me colorier la figure en jaune, si je le +veux... Et si l’on prétend m’en empêcher... + +--Voyons, Fanny, vous n’agissez que par contradiction. Cela vous +amuse-t-il vraiment? + +Un peu agacée, et cédant à cet esprit de contradiction qu’elle +reprochait à son interlocutrice, Clarisse vanta la simplicité, blâma le +mensonge. Sûre d’avoir raison, sa parole devint plus sèche, plus +autoritaire, comme si elle parlait à un enfant qui ne veut pas obéir... +L’autre finit par l’interrompre: + +--Voilà de beaux conseils. Mais qui vous a chargé de me les transmettre? + +Clarisse hésita, Fanny insista: + +--Ma pauvre amie, vous n’êtes pas assez rouée: c’est la mère de mon +mari. + +--Écoutez, Fanny... + +--Ah vous n’allez pas dissimuler à votre tour, «farder» la vérité! + +Elle se mit devant la glace de la cheminée, prit dans son sac un crayon +de khôl et s’allongea les yeux. + +--Tenez, fit-elle, voilà pour ma belle-mère! + +Puis elle revint vers Clarisse, se pencha en souriant de côté: + +--Je ne vous en veux pas, vous savez... Ni à elle non plus... Et +maintenant, abordons d’autres sujets! + +Clarisse, vexée, se sentait légèrement ridicule. Fanny, qui avait l’air +de deviner toutes ses pensées, lui dit: + +--Racontez-moi quelque chose. Avez-vous vu Desnouettes? + +Pressentant qu’un moyen de rabattre l’assurance de sa cousine serait +peut-être de débiner le jeune homme, Clarisse s’écria: + +--Ah, par exemple, qu’il est donc absurde, qu’il est donc ridicule! + +--Pourquoi? + +--Il est persuadé que vous lui en voulez. + +--Moi? s’exclama Fanny d’un air ravi. + +--Oui. Je lui ai affirmé qu’il n’en était rien, et que vous ne lui +accordiez pas la moindre attention. Mais il s’imagine qu’il vous fait la +cour. + +--Il est bête de le dire. + +--Aussi l’ai-je bien découragé. Il m’avait chargé de vous demander si +vous aviez un parti pris contre lui. Je vais lui dire que non, qu’il +vous est aussi indifférent que possible, et, soyez tranquille, il +n’insistera plus. + +--Ah mais pardon, s’écria Fanny avec un rire un peu forcé, ne le +découragez pas trop. Ne m’enlevez pas mes adorateurs. Ce pauvre +Desnouettes! Il se tuerait--ou ne viendrait plus me voir. + +--Lui? Il ne se tuera jamais pour personne. + +--Prenez garde de ne pas le défier! + +--En tout cas, pas pour vous... + +Clarisse s’arrêta net, surprise de l’âpreté qu’elle mettait dans ses +paroles, et un peu confuse. Elle était fâchée que ce bref dialogue l’eût +remuée à ce point; elle était en train de rougir sous le regard de sa +cousine devenue silencieuse. Il y eut un silence. Puis, s’efforçant +d’avoir l’air de ne pas attacher d’importance à toutes ces choses, elle +demanda à Fanny: + +--Eh bien, votre dernier mot? + +--Dites à Desnouettes qu’il est absurde en effet, et ridicule, de vous +faire faire ses commissions. S’il a des scrupules, qu’il vienne me +trouver. + +Gênée, Clarisse murmura: + +--Fanny, ne soyez pas imprudente. + +Fanny se leva, affecta son demi-sourire de côté, plein d’une fausse +innocence, puis prenant son amie par le bras: + +--Je sais l’affection que vous avez pour moi, et je compte sur elle. +Mais ne vous effrayez pas. Et allons rejoindre nos maris. + +Elles gagnèrent le fumoir. C’était une pièce confortable qu’éclairait +avec douceur la lumière voilée d’une lampe. Les sièges larges et +profonds, recouverts de cuir, étaient flanqués de petites tables où l’on +pouvait atteindre, sans presque allonger le bras, des cigarettes, une +tasse de café ou un livre. Gaillardoz accueillit les deux jeunes femmes +avec l’empressement joyeux qu’il manifestait toujours. + +--Comme c’est aimable de venir nous trouver dans cette caverne remplie +de fumée. Clarisse, un petit verre d’eau-de-vie? Non? Bien sûr? C’est +dommage, car elle est bonne. Dois-je jeter mon cigare? + +--Naturellement, dit Fanny. + +Il tira encore une bouffée, regarda avec regret son long Corona à moitié +fumé, puis, malgré les protestations de Clarisse, le jeta dans le feu. + +--Fanny, vous êtes sans pitié, remarqua Hubert en continuant à fumer le +sien. + +Il était à demi vautré sur un divan et essayait de dissimuler des +bâillements de plus en plus nombreux. Dès neuf heures et demie, il avait +envie d’aller se coucher. On voyait passer dans ses prunelles décolorées +comme des ondes de sommeil. + +Clarisse, cherchant une conversation de tout repos, dit: + +--Vous savez que notre oncle Henri va avec ses quatre fils à +Saint-Cergues. + +Gaillardoz poussa un cri: + +--Quelle bonne idée! Si nous allions les rejoindre, Fanny? Hein, un +premier janvier dans la neige, là-haut! + +--J’aimerais mieux Villars: il paraît qu’on s’y amuse beaucoup plus. + +--Nous irons à Villars. Tu danseras tous les soirs, et tu remporteras +tous les succès! + +Sa femme se plaignit de ses clameurs. Alors il se redressa, le sourire +aux lèvres, et cambra son large torse. Son attitude était celle d’un +lutteur forain, mais une expression narquoise courait sur sa face +puissante. + +--Est-il beau, mon énorme mari! s’écria Fanny presque malgré elle. + +--Certes, répondit Gaillardoz, il est magnifique. + +Il affecta de faire valoir ses muscles, avec des gestes d’athlète, puis, +se retournant: + +--Et vous, les Damien, viendrez-vous à Villars? + +Hubert s’effara. Il avait horreur de se déplacer. Il répéta ce qu’il +disait toujours: les hôtels étaient mal chauffés. Sa préoccupation +profonde, qu’il n’avouait pas, était de ne pas s’éloigner de son bureau. + +Pour changer de thème, Fanny demanda: + +--Que faites-vous ces temps-ci? + +--J’ai après-demain un arbre de Noël pour de petites orphelines. + +--Charitable Clarisse, s’écria Gaillardoz, voilà une distraction que je +ne vous envie pas. + +--Voyons, dit sa femme, tu ne vas pas te moquer de ces enfants? + +Il protesta et offrit même ses services. + +--Je vous prends au mot, répondit sa cousine; envoyez-nous des jouets; +nous avons si peu de chose à leur donner à ces pauvres petites, et cela +leur fait tant de plaisir! + +--Vous verrez qu’il oubliera, dit Fanny. + + * * * * * + +Gaillardoz n’oublia pas, au contraire, et Clarisse ne put s’empêcher de +sourire devant l’amoncellement de ses paquets. Il avait dû se ruiner. +Tout en coupant les ficelles, elle songea que, là encore, la famille +l’accuserait de dilapider son patrimoine. + +Clarisse se trouvait dans une vaste salle, au pied d’un arbre auréolé de +lumières et qui sentait bon la forêt. Les petites filles entrèrent. +Elles avaient des robes pareilles et leurs figures se ressemblaient, à +cause du sentiment unique qui se peignait sur toutes. Elles se tenaient +immobiles, la bouche ouverte, sans très bien comprendre, et leurs yeux +reflétaient les bougies. Clarisse vint à elles, les engagea à se +rapprocher. Elles la regardèrent d’abord avec inquiétude, sans la +reconnaître tout à fait, et craignant qu’on ne les arrachât à ce +spectacle extraordinaire. Plus près du sapin, elles sentirent mieux la +chaleur égale, elles virent les noix dorées, les fils d’argent. Et +plusieurs, soudain, la tête renversée en arrière, découvrirent l’étoile +plantée sur la dernière branche. Alors, comme si on les délivrait de +leur timidité, ce fut une explosion de joie et, toutes, elles tendirent +les bras vers l’arbre, dans leur désir de posséder ces choses +brillantes. + +Clarisse, au milieu d’elles, et s’occupant de chacune, trouva poignant +ce désir puéril, d’une violence si naïve et si pure. Quand on est une +grande personne, pensa-t-elle, on n’éprouve plus ces minutes d’extase. +Et elle devint mélancolique à l’idée que ces petites filles, plus tard, +lors de ces mêmes anniversaires, seraient seules, et qu’elles +écouteraient, sans y prendre part, la joie des autres. Elle plaignit +ceux dont personne ne s’occupe, qui sont silencieux et timides... Puis +elle s’aperçut qu’elle ne pensait plus aux orphelines, qu’elle pensait à +Laurent Fabre-Gilles, éloigné des siens durant les fêtes de Noël. Il lui +parut un orphelin aussi, en tout cas un exilé. Elle le revit, taciturne, +et de nouveau elle le crut en proie à un chagrin qu’elle ne connaissait +pas. + +Mais comme son visage de jeune Arabe mélancolique s’imposait à sa +mémoire avec trop d’évidence, elle voulut chasser cette image qui +l’engourdissait. Elle se rapprocha des orphelines: maintenant +rassemblées, elles chantaient en chœur. Une seule, à l’écart se taisait. +Elle était toute petite, et portait de grosses lunettes noires qui +couvraient la moitié de sa face. Elle semblait encore plus abandonnée +que les autres. Clarisse la prit brusquement dans ses bras. L’enfant, +d’abord effrayée, sentit que cette dame l’aimait et tourna vers elle sa +figure aveuglée par les deux ronds noirs. Clarisse alors l’embrassa: +elle avait un besoin poignant en cette minute de consoler les +malheureux, de leur témoigner sa pitié. Son cœur, tout à l’heure inquiet +et incertain, se fondit en une vaste aspiration à la charité. Et tandis +qu’elle serrait cette petite, des larmes mouillaient ses paupières. + + + + +VI + + +L’époque de Noël et du jour de l’An était pour la famille l’occasion de +rencontres solennelles. On renouvelait dans ces réunions la notion si +confortable d’appartenir à un même clan. On se plaisait aux cadeaux, aux +compliments et aux dindes truffées. + +Ces journées importantes étaient réglées selon un protocole traditionnel +auquel chacun se pliait. Le 31 décembre on dînait chez les Henri +Bourgueil dans leur hôtel de Saint-Antoine: c’était luxueux et correct. +Les fils de la maison, assistés de quelques cousins, jouaient après +dîner une comédie de paravent qui attendrissait l’auditoire. Ensuite, à +l’issue de la soirée, sauf les personnes âgées--et les Gaillardoz qui +allaient au restaurant réveillonner avec des amis--on ne manquait pas de +se rendre devant la cathédrale. Clarisse aimait particulièrement +entendre à minuit s’ébranler les cloches qui saluaient la nouvelle +année, mais elle ne s’attristait pas sur la fuite du temps. + +Le lendemain, il y avait un grand déjeuner chez Jean-Étienne Bourgueil. +Il avait droit au 1er janvier, étant le chef de la branche aînée. A ce +repas était conviée une parenté considérable. On voyait là des cousins +éloignés, de vieilles tantes qui ne sortaient plus guère qu’à cette +occasion, des célibataires revenus de l’étranger pour quelques jours, et +même des gens qui, par la faute de leur mariage, avaient perdu quelque +peu de leur titre originel mais dont on consentait, une fois par an, à +reconnaître la consanguinité. Chacun s’enorgueillissait d’assister à une +pareille agape, et ne manquait pas, lors des visites qu’il faisait dans +l’après-midi, de laisser entendre, avec une négligence affectée, qu’il +arrivait du «déjeuner Bourgueil». + +La grande table de la salle à manger ne suffisant pas à cette foule, de +nombreuses petites tables étaient dressées dans tout le bel appartement. +Plusieurs étaient pour la jeune génération qui apprenait là le bonheur +d’appartenir à une race choisie. La domesticité même portait sur son +visage la fierté de participer à cette cérémonie si pleine de +significations. Chaque année le repas se déroulait selon un menu +invariable. Vers deux heures on parvenait au dessert, et le champagne +était versé à la ronde. Alors un grand silence se faisait, comme dans +une église. Personne, même les enfants, ne se permettait plus un rire ou +une plaisanterie. C’est que Jean-Étienne Bourgueil se levait pour son +discours. Beaucoup de convives ne le voyaient pas; ils l’entendaient à +peine par les portes ouvertes, à travers l’enfilade des pièces. Mais +tous allongeaient l’oreille. Régulièrement le vieillard commençait par +une revue des événements politiques de l’année; puis il passait aux +événements privés et récapitulait les deuils, naissances, mariages, +nominations, succès, épisodes de toutes sortes qui avaient marqué pour +la famille ces douze mois écoulés. Enfin il terminait en formulant ses +vœux pour l’avenir, en remerciant ses convives d’être venus dans sa +maison et en appelant sur eux la bénédiction du Seigneur. Cette harangue +était toujours préparée avec grand soin par l’orateur, qui variait à +chaque anniversaire ses formules, mais se tenait au plan traditionnel; +il la prononçait d’une voix majestueuse, et levant vers le plafond sa +tête osseuse, glabre et sèche. Lorsqu’il avait fini, on retenait encore +son souffle, puis tous les visages se tournaient vers la pièce d’où la +voix était venue et l’on applaudissait furieusement, avec satisfaction, +avec optimisme, avec émotion aussi: n’avait-on pas vu, une fois, un +vieux valet de chambre depuis trente ans dans la famille, éclater en +sanglots au discours de son maître? Ensuite les conversations +reprenaient de partout, plus bruyantes après ces instants solennels. + +Cependant, en ce premier janvier 1913, Clarisse fut distraite. C’est +qu’elle songea--et cette idée lui venait du Noël de l’orphelinat--à ceux +qui sont seuls tandis que d’autres se groupent, à ceux qui ne sont pas +soutenus et encadrés comme elle l’était, à ceux qui ne reçoivent rien +alors qu’elle était comblée. Jusque-là, quelque vive que fût sa charité, +elle admettait comme une chose naturelle qu’il y eût des riches et des +pauvres, des heureux et des malheureux; c’était grâce à cet ordre réglé +que les premiers avaient le devoir de secourir les seconds. Or, une idée +nouvelle se faisait jour dans sa conscience: l’idée qu’il ne fallait pas +se résigner à l’injustice comme à une nécessité. La pauvreté et la +souffrance ne lui parurent plus simplement des occasions de faire le +bien par tradition, par convenance: elle pensa qu’il fallait témoigner à +ceux qu’on secourait une pitié personnelle. La charité, ce ne devait pas +être l’exercice d’une vertu égoïste, mais un élan d’amour--d’amour +chrétien. + +Cette pensée poursuivit Clarisse au cours des visites qu’elle fit à ses +amis modestes; la vieille Winiger dont les fêtes attristaient la folie, +Pigueret, très jovial au contraire et qui réclama une lecture +appropriée, d’autres encore auxquels elle apporta des paquets choisis +avec soin et dont elle avait noué elle-même les faveurs bleu pâle. Et +elle se répéta les mêmes choses, mais avec plus de force, en songeant à +ses orphelines ou au petit Fabre-Gilles. Assurément ce dernier n’était +la victime d’aucun malheur. Mais Clarisse, pour mieux s’occuper de lui, +le rangea parmi ses autres protégés. Il bénéficia de cet accès généreux +qui ne pouvait se maintenir dans les généralités anonymes. + +Pourtant Clarisse n’osa pas le faire inviter aux grandes réunions de la +famille, car il n’était pas admis qu’on y amenât des étrangers, et elle +s’exagérait elle-même les lois de la tribu. Elle ne tenait pas non plus +à le livrer à la curiosité de tant de personnes. Elle mettait un point +d’honneur à réaliser à l’insu des autres une œuvre dont, seule, elle +concevait l’importance morale. Son amour-propre et sa conscience +collaboraient ainsi à la tâche entreprise. + +Sitôt le premier janvier passé, et obéissant à cette recrudescence de +charité active, Clarisse expliqua à Hubert qu’elle voulait améliorer la +situation matérielle de ses orphelines. Hubert sortit de son +portefeuille une liasse de billets de banque. + +--Tiens, fit-il. + +Clarisse, reconnaissante de sa générosité, essaya de mieux dire sa +pensée, car elle savait mal exprimer ses délicatesses, et il ne l’avait +peut-être pas comprise. + +--Inutile... Tu sais mieux que moi ce qui est nécessaire. Je ne te +refuse pas l’argent, je te laisse l’exécution. + +Et il partit pour son bureau, retrouver ses jouissances habituelles. Sa +conscience, à lui, était satisfaite dès qu’il avait largement versé. +Clarisse fut déçue: elle aurait voulu faire saisir à son mari l’intérêt +nouveau que lui inspiraient les malheureux. + +Elle se rendit à l’orphelinat et expliqua à la directrice les réformes +qu’elle comptait introduire. Elle passa à travers un dortoir, s’enquit +d’une petite qui était malade, donna des ordres. Ensuite, ayant réglé +cette question, elle voulut s’occuper de l’autre, c’est-à-dire de +Laurent Fabre-Gilles, puisqu’elle l’avait fait rentrer dans son plan +général de bienfaisance. Mais pour cela il fallait le rejoindre, et lui +faire sentir son autorité. + +Elle manquait de renseignements sur lui. Elle lui prêtait un certain +état d’esprit, qui correspondait à ce qu’elle souhaitait, mais elle ne +pouvait le situer, ni se représenter les détails matériels de son +existence. Elle pensa qu’elle le garderait mieux sous sa dépendance +quand elle saurait où il habitait, où il fréquentait, ce qu’il faisait. +Aussi résolut-elle d’aller constater quel air avait sa pension. Elle +n’entrerait pas, elle regarderait simplement du dehors. + +S’étant arrangée pour passer boulevard de la Cluse à une heure où elle +savait le jeune homme au bureau, Clarisse s’arrêta sur le trottoir d’en +face et considéra l’immeuble où il vivait. C’était une maison grise et +sale. Au second étage, des lettres dorées, fixées au balcon, annonçaient +l’endroit. Clarisse suivit des yeux la rangée de fenêtres aux rideaux +blancs: laquelle était la sienne? Attirée, elle traversa la rue. Une +vieille concierge, qui sortait avec un balai et un seau plein d’une eau +dégoûtante, crut que Clarisse voulait entrer et s’effaça contre le mur. +Alors Clarisse entra. + +--Il faut que je sache, se disait-elle en montant l’escalier. Il s’est +logé ici au hasard, il peut très bien être tombé sur des gens +impossibles. Beaucoup de pensions abritent des étrangers suspects. + +Au second palier, elle se demanda comment expliquer sa démarche. Bah! +elle ferait semblant de prendre des renseignements pour une amie. Elle +avait l’habitude, par ses visites de paroisse, d’aller questionner ainsi +dans toutes sortes de maisons. + +Elle sonna. Une dame âgée, aux cheveux blancs tirés avec soin jusqu’à un +chignon tortillé, les épaules couvertes d’un petit châle de tricot, vint +ouvrir: + +--Vous désirez? + +--Je viens voir si vous avez une chambre libre pour une personne à +laquelle je m’intéresse, une amie. + +La dame fit entrer Clarisse dans un vestibule sombre où l’air était +chargé d’une odeur de cuisine. D’une chambre voisine venaient les cris +aigus d’un violon: on eût dit que le musicien invisible suppliciait son +malheureux instrument. Les deux femmes pénétrèrent dans un petit salon +encombré de meubles en peluche, de poussiéreuses plantes vertes et +d’innombrables photographies. La dame, accompagnée par les gémissements +du violon, expliqua à Clarisse les prix, le régime de la pension, puis +elle proposa: + +--Si vous voulez voir une chambre pour vous rendre compte? + +--Oui, certes. + +Elles suivirent un corridor étroit où s’affirmait l’odeur de soupe qui +remplissait tout l’appartement. Clarisse pensa qu’on allait peut-être +lui montrer la chambre de Laurent Fabre-Gilles. Elle en éprouva, sur le +moment, presque un remords: n’était-ce pas de l’espionnage? Mais sa +curiosité s’excitait et l’entraînait à être indiscrète. + +La dame ouvrit une porte. Clarisse vit un lit de fer aux draps en +désordre, une table de nuit chargée de journaux et de brochures, au +milieu du tapis des bottines crottées, et, dans un coin, un petit +squelette. + +--Nous avons ici un étudiant en médecine... + +Suspendant sa torture, le musicien s’était arrêté de jouer. Il sortit +dans le couloir. «Le Hongrois», pensa Clarisse. Et elle se sentit +confuse, redouta l’arrivée inopinée de Laurent, voulut s’en aller. + +--Madame me donne-t-elle son nom? + +--Je vous écrirai. + +Clarisse prit son air le plus Bourgueil pour passer sous les yeux du +méchant violoniste, et partit. + +Dans la rue, elle décida avec force que le jeune Fabre-Gilles devait +déménager. Cette pension ne lui plaisait pas du tout: c’était sale, +c’était triste, c’était vulgaire. Et comme il était retenu tout le jour +au bureau et qu’il ne connaissait personne à Genève, c’était à elle, +évidemment, de lui trouver autre chose. Elle se souvint que sa mère lui +avait recommandé à Florissant deux demoiselles sans fortune qui +prenaient des pensionnaires. Elle se dirigea tout de suite vers +l’adresse indiquée. + +Les demoiselles Moeuffre habitaient une petite maison à balcon de bois +au bout d’un jardin très bien tenu. Elles-mêmes étaient aussi soignées +que leur pelouse. L’une portait des lunettes d’acier, ce qui aidait à +les reconnaître, car elles se ressemblaient étonnamment. Elles +croisaient de façon identique leurs bras pointus sur des blouses de +flanelle. Leurs visages jumeaux exprimaient la même timidité +effarouchée; on eût dit deux perruches pareilles, rapprochées sur le +même barreau. + +La chambre qu’elles louaient était libre, leur dernière pensionnaire, +une Anglaise, étant partie la semaine précédente. + +--Une dame si charmante, dit la Moeuffre à lunettes, qui a beaucoup +voyagé, et qui raconte si bien ses voyages. + +Clarisse leur demanda leurs conditions. Elles répondirent vite, puis +l’autre Moeuffre recommença la louange frémissante de l’Anglaise. + +--C’est la veuve d’un officier des Indes. Elle appartient à une +excellente famille de Sussex. Elle a été présentée à la cour. + +La Moeuffre à lunettes joignait les mains en écoutant sa sœur. Toutes +deux s’attendrissaient au souvenir de la disparue, et n’accordaient pas +la moindre importance à qui la remplacerait. Un peu impatientée par ce +verbiage, Clarisse déclara que leurs conditions conviendraient à M. +Fabre-Gilles. Toutes deux poussèrent un cri: + +--Comment, il s’agit d’un monsieur? + +--Oui, un jeune homme. + +--Un jeune homme! + +Une agitation naïve se peignit sur leurs figures pareilles sans qu’elles +prissent soin de la dissimuler. Jamais elles n’avaient eu de +pensionnaire mâle. «Ce n’est pas possible, pas possible», dirent-elles +ensemble. Clarisse essaya de discuter, mais elles ne l’écoutèrent pas. +Elles ne suspendirent leurs pépiements qu’en l’entendant: + +--Ma mère, Mme Bourgueil, m’avait cependant affirmé que... + +Aussitôt elles changèrent d’avis. Madame était la fille de Mme +Jean-Étienne Bourgueil? Si elles avaient su! Elles se dévisagèrent, +elles battirent des paupières, par assentiment, enfin celle qui portait +des lunettes, plus hardie, déclara qu’elles acceptaient. + +--Voulez-vous voir la chambre? + +Clarisse monta un petit escalier bien ciré et pénétra dans une vaste +pièce qui donnait sur le jardin, et d’où l’on découvrait le Salève, rose +dans le jour finissant. Un lit de cuivre s’avançait dans la chambre; les +murs étaient couverts d’un papier jaune pâle semé de marguerites, et aux +fenêtres pendaient des rideaux de toile brodée; le lavabo était en laqué +blanc. Clarisse pensa que, cette fois, c’était un peu trop «jeune file!» +N’importe. Sans écouter les demoiselles Moeuffre, elle s’efforça de +retenir l’aspect de ces lieux: Laurent dormirait ici, s’assiérait là, +regarderait par la fenêtre, entre ces arbres noirs, cette montagne de +rocher rose. + +Dès qu’elle fut rentrée, elle expliqua à Hubert la nécessité de ce +changement de domicile. Hubert l’approuva. + +--Tu as raison. Et puis il l’écrira à sa famille, et nous aurons l’air +de nous occuper de lui. + +Restait à décider l’intéressé principal. La cage était prête: il n’y +avait plus qu’à le pousser dedans. C’est alors que Clarisse se demanda +si elle n’avait pas été trop vite en besogne. Elle avait cédé à son goût +de décider, et elle avait pris tant de plaisir à régler son sort qu’elle +s’était persuadée d’avoir raison. Mais, si peu apte qu’elle fût à +imaginer les pensées des autres, elle se douta qu’il serait surpris. + +Elle conseilla à Hubert de l’inviter à dîner. Il vint et comme elle le +guettait avec une attention minutieuse, elle s’aperçut vite qu’il était +moins réservé qu’à sa visite précédente. Elle s’en félicita, pensant +qu’elle commençait à l’apprivoiser. Il fit des frais, et, à plusieurs +reprises, de brusques sourires animèrent sa bouche étroite. + +Cédant aux questions de Clarisse, il parla de Nîmes, de la vie qu’on y +menait; il décrivit sa famille qui ressemblait par bien des côtés à la +famille Bourgueil. Ce jeune étranger avait été élevé comme Clarisse, il +se rapprochait d’elle, devenait plus normal, bientôt plus familier. Elle +n’éprouvait pas en général l’attrait de ce qui est exotique ou +mystérieux. Fidèle dans ses idées et ses sentiments à toutes ses +traditions héréditaires, totalement dépourvue de scepticisme, elle +préférait retrouver chez les autres ce qu’elle possédait déjà. Elle +aurait eu horreur de se dépayser ou de se déclasser. Elle était contente +que Laurent fût de sa race. + +Elle l’interrogea sur son frère aîné qui faisait de la littérature. Il +répondit qu’on ne le voyait guère à la maison, sauf parfois en été, où +son retour provoquait des orages. Il laissa deviner qu’il ne donnait pas +une entière satisfaction à ses parents... Clarisse se hâta de changer +d’entretien, autant par discrétion que pour ne pas attarder la pensée de +Laurent sur ce fâcheux exemple. Il la suivit docilement à travers tous +les sujets de conversation qu’elle choisit. Si bien que, rassurée par +cette politesse qui le dissimulait cependant mieux encore que son +silence, elle n’hésita pas, après dîner, à lui dire avec un air de ne +pas y toucher: + +--Vous savez, j’ai eu de mauvais renseignements sur votre pension. + +--Cela ne m’étonne pas, fit-il avec bonne humeur, le service y est bien +mal fait. + +Aussi, l’engageait-elle à déménager. Et même, pour lui rendre service, +elle s’était chargée de lui trouver un autre logis... + +--Je crois, dit-elle, que c’est la solution préférable. N’est-ce pas, +Hubert? + +--Assurément. + +Laurent perdit sa bonne humeur. Il baissa les yeux, reprit son +expression d’éternelle méfiance. Puis il voulut ajouter quelque chose, +mais il vit que Hubert le regardait. Hubert, c’était le «patron», de la +même espèce que son père et ses professeurs: il n’osa pas le contrarier. +Alors, avec une intonation indifférente, il répondit: + +--Vous êtes bien aimable, madame... + +Clarisse respira. Très vite, elle décrivit les demoiselles Mœuffre, leur +intérieur confortable, leur bonne grâce. Mais comme Laurent, sans +répondre, considérait avec obstination le tapis, elle finit par adresser +son discours à Hubert, puis--celui-ci paraissant se désintéresser à son +tour de la question--elle se tourna vers le feu et acheva ses dernières +phrases en regardant les flammes. + +Il y eut un silence. Clarisse, agacée, affecta de rire: + +--Monsieur Fabre-Gilles, vous avez l’air de regretter ce que j’ai fait? + +--Pas du tout. + +Cependant il gardait son air insensible. Clarisse s’arrêta de rire, +fâchée contre elle-même. Elle devina qu’il pliait devant une volonté +plus forte, mais qu’il conserverait un fond de rancune. Son succès, qui +l’avait réjouie auparavant, lui parut trop facile, trop dangereux aussi. +Alors elle dit: + +--J’ai agi dans votre intérêt. + +Il releva les yeux, étonné de cet accent plus doux, presque modeste, et +puis, soudain, il prit congé. + +Bien des fois déjà, Clarisse s’était mêlée de l’existence des autres. +Pourquoi éprouvait-elle un scrupule tardif d’avoir agi de même dans le +cas présent? Et tout à coup elle trouva une raison: c’est que le jeune +homme était plus délicat, plus susceptible que les autres. Sous son +apparence très juvénile se cachait bien sûr une âme ombrageuse et +méditative. Elle se promit de mieux respecter dorénavant sa +personnalité. Et, revoyant comme il était parti, elle eut le cœur serré +à l’idée que peut-être, par sa faute à elle, il ne reviendrait plus. + + + + +VII + + +Clarisse, marchant d’un bon pas selon son habitude, s’entendit +rejoindre. C’était Desnouettes qui lui demanda où elle allait; comme +elle lui disait qu’elle faisait des courses, il la supplia d’y renoncer. + +--Clarisse, j’ai besoin de vous... + +Elle devina de quoi il s’agissait; elle avait décidé qu’elle ne se +mêlerait plus de cette affaire, et elle secoua la tête. Mais il insista, +très vite: + +--Non, non, ce n’est pas un service que j’ai à vous demander, +aujourd’hui... C’est un conseil, une grave consultation morale... + +Il l’entraîna, ils traversèrent la rue et pénétrèrent dans le Jardin +anglais, presque vide en cette fin d’après-midi. Les pelouses étaient +sèches comme le sol des allées. Contre le ciel gris, les arbres se +découpaient, minces, nus et fragiles, sauf quelques pins et quelques +cèdres dont la fourrure noire rendait par contraste les autres branches +plus frileuses. Mais Desnouettes ne voyait rien de cette délicatesse +frissonnante. Il exultait: + +--Ma chère amie, j’aime... Oui, j’aime. Enfin! + +--Encore, voulez-vous dire. + +--Ne plaisantez pas, je vous prie. Souvent j’ai cru aimer, ce n’était +que les tâtonnements d’un cœur aveugle. C’est cela: les tâtonnements +d’un cœur aveugle. Aujourd’hui... + +Il poussa du pied un caillou solitaire; il étendit les bras comme pour +s’étirer. + +--Amoureux de qui? demanda Clarisse. + +--Mais d’Elle, naturellement. + +Ils arrivèrent au lac. L’eau était d’un vert pâle qui donnait froid. Une +bande de mouettes criaient ensemble leur plainte mécanique. Des canards +ramaient de leurs petites pattes contre le courant, et leur énergie +désespérée ne suffisait qu’à les maintenir sans les faire avancer. Au +ciel de grands nuages tristes gonflaient d’énormes joues blanches, +lourdes de neiges prochaines. Mais Desnouettes ne sentait rien de toute +cette mélancolie glacée: sa joie lui réchauffait le sang. Clarisse +l’interrogea: + +--Voulez-vous parler de Mme Gaillardoz? + +--Sans doute, il n’y a qu’elle au monde. + +--Eh bien, dispensez-moi de vos confidences, car je ne veux rien savoir +de votre intrigue. + +--Mais ce n’est pas une intrigue, s’écria Desnouettes. C’est l’amour, le +vrai amour! + +Clarisse trouva qu’il dépassait la mesure. Elle voulut le ramener à des +expressions plus convenables: + +--Savez-vous ce qu’elle pense de vous? + +--Je ne lui ai encore rien dit. + +--C’est prudent: je crois qu’à vous avancer trop, vous risqueriez d’être +déçu. + +Elle avait le ton sec de qui veut donner une leçon. Mais il n’y prit pas +garde. Ses tics nerveux tiraillèrent sa face dans tous les sens, et il +ajouta: + +--Attendez... si je ne lui ai rien dit encore, je lui ai fait +comprendre... Et du moment qu’elle ne me témoigne aucune désapprobation, +c’est que... Non, non, je connais les femmes. + +--En êtes-vous bien sûr? Croyez-vous donc qu’elles sont toujours +pareilles, et qu’aucune n’aura de secret pour vous? + +Il essaya de répondre, mais Clarisse, qui ne tenait pas à en entendre +davantage, lui coupa la parole: + +--Vous vouliez me demander un conseil. Lequel? + +Il retint son chapeau qu’un souffle froid faisait s’envoler et, +entraînant sa compagne le long de la promenade, il avoua: + +--Ce n’était qu’un subterfuge pour que vous m’écoutiez. Ah, Clarisse, il +faut que je parle d’elle, et à qui d’autre qu’à vous qui saurez vous +taire. Si vous me repoussez, j’irai tout dire au premier venu! + +Clarisse baissa la tête. Malgré elle, une sorte de curiosité l’attachait +à ce bavardage. Desnouettes reprit, avec un mélange de pédanterie et +d’excitation: + +--Je l’ai vue hier dans une soirée. Ravissante! Cette bouche rouge et +petite comme une cerise, cet air perpétuel de se moquer. Et une +délicieuse robe noire et blanche, drôlement ajustée: elle seule +s’habille avec une telle hardiesse ironique. Est-elle une «fausse +coquette», comme il y a de fausses maigres? Je ne sais. + +Le portrait parut à Clarisse flatté, mais ressemblant. On existe donc +d’une manière particulière aux yeux de celui qui vous recherche, +pensa-t-elle. Tout, dans votre personne, lui est un motif à vous goûter +davantage... Cependant Desnouettes, sans prendre le temps de respirer, +conta les détails de la soirée. «Assurément, il se vante, comme +toujours, mais peut-être moins que d’habitude. Serait-il aimé? Lui, +Desnouettes? Pourquoi et qu’a-t-il fait pour le mériter?...» Clarisse +voulut s’informer: + +--Que lui avez-vous dit? + +Il recommença ses récits enthousiastes, puis tout à coup s’arrêta et, la +regardant d’un air soupçonneux: + +--Ah, mais vous irez la chapitrer, je le devine... Vous me questionnez, +mais c’est pour mieux intervenir entre nous... + +Clarisse se mordit les lèvres et d’un ton catégorique: + +--Mon cher, si j’avais pris un instant au sérieux vos confidences, +croyez-vous que je vous aurais permis de continuer? + +Desnouettes, stupéfait, murmura: + +--Il n’y a pas à dire, quand vous voulez remettre les gens à leur place, +cela ne traîne pas. + +--Vous imaginez-vous que ma cousine prêterait sincèrement l’oreille aux +compliments d’un autre que son mari? Mais elle devrait prendre garde de +ne pas donner prise à la médisance, ni encourager de vaines illusions. + +--Vous me comprenez mal... + +--Non, je vous comprends très bien, et c’est pourquoi je vous avertis. + +Ils étaient parvenus au quai des Eaux-Vives et ils regardèrent le port +dans son autre sens. Un bac arriva, vira au ponton en chassant des +vagues et des canards balancés. Quelques personnes débarquèrent, +passèrent hâtivement. Plus loin, un chaland était amarré: il n’avait de +vivant qu’une fumée mince qui sortait par une cheminée de l’entrepont. +Desnouettes parut enfin frappé par cette désolation de l’hiver. Il +frissonna. Clarisse de son côté regretta sa trop brusque réponse. Si +elle voulait un jour ou l’autre empêcher Desnouettes de commettre +l’irréparable, il fallait demeurer son amie et conserver sa confiance. +Elle l’interpella, en souriant un peu. + +--Parlez-moi plutôt de vos précédentes conquêtes. Et ne me dites pas les +noms... + +Ranimé, quoique encore un peu vexé de ses remontrances, il fit +l’important et se défendit de ne rien trahir. La jeune femme allait +changer de sujet lorsque tout à coup il commença: + +--C’était une petite fleuriste... + +On le reconnaissait en entier dans ses histoires, avec ce qu’il avait de +léger, de sincère, de prétentieux, d’ardent. Parfois il s’arrêtait sur +une formule, il la répétait avec satisfaction. Ou bien, cédant à sa +manie de psychologie, il émettait des observations générales... Par +contraste, Clarisse songea que le petit Fabre-Gilles ne lui ressemblait +guère. Il n’avait pas cette vanité trop voyante. On le devinait plus +concentré, plus riche de sensibilité neuve et pas gaspillée. Elle +continua le parallèle, et chaque chose que disait Desnouettes, elle en +fit profiter l’autre. Desnouettes se livrait à toutes ses impulsions; +lui, il était réservé; Desnouettes prêtait à la raillerie, même +lorsqu’il était ému; lui, il était grave. Desnouettes devenait vite +familier, lui ne quittait jamais un air de noblesse hautaine. Malgré ses +aventures, Desnouettes ignorait assurément ce qu’était l’amour, il +manquait trop de sérieux, de force d’âme, de conviction profonde. +Laurent Fabre-Gilles, lui, n’avait sans doute jamais aimé. Il était trop +jeune. Mais quand son heure viendrait... + +--Si nous retournions sur nos pas, proposa Desnouettes qui avait épuisé +ses histoires. + +Elle y consentit. C’était à son tour de ne plus entendre la plainte +maussade des canots amarrés, tirant sur leur chaîne et claquant l’eau; +de ne plus voir s’ouvrir sur sa tête l’immensité triste du ciel. Elle +avait dans le cœur un sentiment qui lui tenait chaud. Et elle demeurait +insensible au paysage inquiet et neigeux. + +Le soir, Hubert se plaignit du jeune homme. + +--Pourquoi? + +--Il ne s’intéresse pas à son travail. Il commet des erreurs à chaque +instant. + +Sans rien dire, Clarisse tourna ce grief en éloge: Laurent Fabre-Gilles +valait mieux que sa besogne. Pourtant elle avait été habituée à +considérer avec respect la banque Damien & Cie. Mais elle décida ce +soir-là que les affaires n’avaient pas le prestige que son ignorance +leur avait longtemps prêté. Ce «bureau» qu’elle entendait citer tous les +jours, perdit à ses yeux son caractère absolu. + +Hubert continua d’ennuyer sa femme en lui parlant de politique. Une loi, +pour laquelle il avait voté, venait d’être repoussée par le peuple, et +il s’en indignait. Il émettait son opinion de manière tranchante, comme +pour signifier qu’il n’entrerait à aucun prix dans les raisons d’un +contradicteur, d’ailleurs inexistant. Réfugiée au fond d’une bergère, +sans penser à rien, Clarisse se tenait tranquille. + +Hubert arrêta net ses récriminations, s’approcha d’elle et voulut +l’embrasser. Elle se retira. + +--Hé bien? fit-il. + +Son ardeur politique bouillonna en lui, se transforma en désir. Battu +sur un terrain, il voulut triompher sur un autre, et tout de suite. + +--Non, Hubert, laisse-moi. + +--Mais pourquoi donc? + +Elle se dégagea des bras qui voulaient la saisir. C’est qu’elle venait +de revoir le jardin glacé par l’hiver--et d’éprouver dans son cœur le +sentiment chaleureux. Elle balbutia: + +--Je suis souffrante. + +--Qu’est-ce que tu as? + +--La migraine... + +Et elle obtint sa liberté. + + * * * * * + +Quelques jours plus tard, Fanny vint chercher sa cousine. Clarisse, un +peu étonnée de cette démarche, y consentit volontiers et toutes deux +s’en allèrent chez Mme de Griffeuilhe. Celle-ci les reçut au fond d’un +salon obscur qu’on eût dit rempli de pièges cachés. Elle fit l’aimable +avec les deux jeunes femmes, leur adressa quelques compliments, mais ne +put s’empêcher, à la fin, de leur dire: + +--Je suis heureuse de vous voir ensemble, mes chères petites. On m’avait +prétendu que vous étiez en froid. + +--Quelle idée, madame? + +--C’est que vous êtes si différentes: l’une, très mondaine, l’autre +sérieuse, l’une... + +Fanny l’interrompit: + +--Ma cousine a pour moi beaucoup d’affection. Vous le voyez, nous ne +nous quittons guère! C’est qu’elle me juge telle que je suis, sans +croire les interprétations fâcheuses... + +Dehors, dès l’escalier, Fanny éclata de rire: + +--Est-elle mauvaise, cette vieille! Je savais qu’elle disait pis que +pendre de moi et prétendait que nous étions brouillées. J’ai tenu à me +montrer chez elle avec vous, sous votre égide. Voilà pourquoi je suis +venue vous chercher. + +Clarisse sourit de cette combinaison et protesta qu’elle n’avait guère +d’autorité sur Mme de Griffeuilhe. + +--Allons donc! Vous seule trouvez grâce à ses yeux. Elle vous considère +comme une femme modèle. Au fond, elle se sert de vous pour mieux +vilipender les autres. Alors vous comprenez combien c’est excellent pour +moi d’être garantie par vous. + +--Écoutez, Fanny... + +--Non, non, ne me grondez pas. Ne vous plaignez pas de me rendre +service. Pour moi, je n’aime que les gens qui me sont utiles. + +Elle était, comme le voyait très bien Mme de Griffeuilhe, le contraire +de son interlocutrice: moqueuse, imprévue dans ses paroles, et câline. +Clarisse se sentait toujours un peu choquée par elle, mais croyait +devoir lutter contre cette impression. Fanny reprit: + +--Avez-vous grande envie de continuer ces visites? Je meurs de soif. +Allons goûter quelque part. Tenez, à la Métropole. + +De son premier mouvement, Clarisse allait refuser. Et puis, toujours +pour se vaincre, elle accepta. + +Comme elles entraient dans le hall de l’hôtel, au son de musiques +faciles, un homme se leva d’une table et vint à leur rencontre. C’était +Desnouettes. + +--Chère amie, je commençais à être d’une impatience... + +Fanny regarda Clarisse avec son demi-sourire de côté, et dit: + +--Cela aussi, c’était combiné. Asseyons-nous. + +Clarisse s’assit, vexée. Quel rôle lui faisait-on jouer là? Très droite +sur sa chaise, évitant de regarder sa cousine, elle considéra +Desnouettes. Il était selon son habitude, nerveux et essoufflé. Il +entourait les deux femmes d’un tourbillon incessant de paroles. On eût +dit un jongleur faisant bondir dans l’air des boules brillantes et +toujours relancées. + +Sans l’interrompre, Fanny beurrait son pain grillé et le dévorait. +Clarisse se demanda comment elle pouvait se contenter d’un pareil +bavardage. Un homme qui ne sait pas se taire, songea-t-elle, n’est pas +un homme séduisant. Mais Fanny saurait-elle deviner chez quelqu’un sa +vie intérieure? Et alors, cessant de blâmer ce rendez-vous, +l’empressement du jeune homme, la complaisance de la jeune femme, +Clarisse se borna à les écouter avec une grave ironie. Elle éprouva le +sentiment agréable d’être supérieure à sa cousine, d’être meilleure +qu’elle, et, quoique moins jolie, moins élégante et moins spirituelle, +plus apte à comprendre les finesses morales. + +--Vous rappelez-vous, dit Desnouettes, notre promenade au bord de +l’Arve, quand vous vous êtes tellement mouillé les pieds... + +--Prenez garde, s’écria Fanny, Mme Damien ignore le secret de nos +rencontres. Vous évoquerez plus tard ce souvenir. + +Soudain Clarisse vit Desnouettes s’interrompre d’un air piteux, comme le +jongleur lorsqu’il laisse tomber ses boules. Fanny dit, paisiblement: + +--Voici mon mari. + +Et comme Clarisse se retournait, elle ajouta: + +--Je lui ai dit de venir nous rejoindre ici dès qu’il serait libre. + +Décidément, Clarisse n’y comprenait plus rien. Avec lequel de ces deux +hommes Fanny était-elle sincère? Lequel voulait-elle rendre jaloux? +Gaillardoz s’avança entre les tables, dit bonjour sans la moindre +surprise et s’installa avec la préoccupation de confort qu’il apportait +dans toutes les circonstances. + +Clarisse s’irrita contre lui, contre ses épaules carrées, son corps bien +nourri, sa voix sonore. Ne voyait-il pas que Desnouettes faisait la cour +à sa femme? Et s’il le voyait, pourquoi conservait-il sur sa face pleine +un sourire d’homme épris et rassuré? Ce colosse aurait renversé son +fébrile rival du revers de la main; pourquoi, avec tous les attributs de +la force, n’usait-il pas de son autorité? Les gens qui l’entouraient, +qui bavardaient aux tables voisines, cette musique de violons, ce +va-et-vient, parurent à Clarisse d’une médiocrité affreuse. La salle +était vide. Il y manquait quelque chose,--ou quelqu’un,--pour redonner +la vie à cette foule sans âme, un sens élevé à ces paroles vaines. + +Desnouettes, qui avait passé par l’étonnement, la gêne, la colère, +recommença de parler. De nouveau ses boules de jongleur dessinèrent dans +l’air des figures fugaces. Fanny montra à la foule un visage innocent. +«Pourtant, se dit Clarisse, elle est peut-être coupable!» Mais aussitôt +elle repoussa cette idée en se reprochant de l’avoir formulée. Elle la +repoussa par honnêteté native, par solidarité de famille, et aussi faute +d’imagination pour la développer. Elle n’ignorait pas l’existence du +mal, certes, mais elle ne l’avait jamais constaté dans son entourage. +Elle ne lui prêtait aucun attrait. Elle y pensait comme à une chose +triste et étrangère. Ce désir, qui ne la quittait pas, d’être +bienveillante et loyale, l’avait toujours empêchée d’observer utilement +autour d’elle. Le sentiment de son propre devoir à accomplir détourne +d’autrui. + +Alors elle se morigéna, elle s’obligea à être aimable, à quitter son +«air Bourgueil». Gaillardoz lui répondit avec cordialité. Sous ses gros +sourcils, touffus comme des moustaches, il avait des yeux plus ironiques +qu’on ne le pensait d’abord. Sa bonne humeur, son sang-froid suffirent à +dissiper le malaise provoqué par son apparition. Et grâce à lui, il n’y +eut plus rien que de régulier et de légitime autour de cette table. + + * * * * * + +On avait indiqué à Clarisse, qui avait besoin de dentelles, une +marchande «en chambre» chez laquelle on trouvait des «occasions» +extraordinaires. C’était à la Servette. Clarisse ne connaissait guère ce +quartier de jardins étroits, de villas démodées parmi lesquelles se +dresse, de loin en loin, une vaniteuse maison à cinq étages, toute +neuve. Elle suivit des rues solitaires qui se coupaient au hasard, +s’égara, et, comme elle cherchait auprès de qui se renseigner, elle +n’entendit que le sifflement d’un merle. Par-dessus la haie, elle le +regarda qui sautillait sur le sable d’une allée, tournait son bec jaune +vers elle, et recommençait éperdument à dire sa joie. + +Continuant sa marche, plus lente, Clarisse s’étonna de prendre plaisir à +flâner. C’était une de ces journées de printemps hâtif, promesse +soudaine que la saison ne tient pas toujours, mais qui suffit à +attendrir. Clarisse qui, d’habitude, préférait l’air vif ou même la bise +d’hiver, savoura cette tiédeur, et songea avec complaisance au prochain +renouveau, comme si elle en espérait quelque chose. + +Elle finit par trouver le rez-de-chaussée, au fond d’un enclos déjà +rempli de primevères, où Mme Grandchamp, la dentellière, tenait son +commerce. Elle fit quelques achats à cette forte femme, de ton +énergique, à la poitrine rebondie, puis, comme elle s’en allait, elle +croisa presque sur le seuil son oncle, Amédée Roset. Il parut surpris, +inquiet même de la voir: + +--Que faites-vous donc ici, Clarisse? Vous connaissez Mme Grandchamp? + +Cependant, rebroussant chemin, il entraîna la jeune femme dans l’avenue. +Elle expliqua: + +--C’est une très brave femme qu’on m’a recommandée. Elle vit seule et a +besoin de gagner. + +Il soupira. Clarisse, croyant qu’il n’avait pas entendu, reprit d’une +voix plus haute: + +--Je ne connaissais pas ce quartier. Je le trouve charmant, retiré, +silencieux... + +Ils marchaient sur un trottoir de terre battue où ils étaient les seuls +promeneurs. A gauche et à droite, de petits pavillons essayaient de se +dissimuler derrière des bosquets sans feuilles. Elle ajouta: + +--Je ne pensais pas vous y rencontrer. + +Cette fois l’oncle Amédée toussa, la dévisagea avec ce regard triste qui +lui donnait l’air d’un pauvre honteux. Il releva le col du paletot +verdâtre qu’il portait toujours, puis désignant de sa canne une bâtisse +entourée d’échafaudages: + +--Tenez, fit-il, ils achèvent le toit. + +Des longues années qu’il avait passées chez un architecte--toute son +existence de petit employé,--il avait conservé un goût très vif pour la +construction; l’intérêt de son vieil âge était de suivre le progrès des +travaux publics. Il partait pour des après-midi entières et allait, +comme à des rendez-vous, surveiller aux quatre coins de la ville des +édifices nouveaux qui s’élevaient vers le ciel. L’érection d’un monument +le passionnait pendant des mois, et rien n’égalait la curiosité qu’il +promenait parmi les démolitions de quartiers insalubres. + +--D’ici dix ans, murmura-t-il avec orgueil, il y aura ici des rangées +d’immeubles. + +Rassuré comme chaque fois qu’il menait la conversation et n’appréhendait +pas d’être interrogé, il déclara: + +--Hubert m’a parlé de vos réparations à la Cômerie. J’irai voir cela un +de ces jours. + +Clarisse cherchait toujours à faire plaisir; elle lui proposa: + +--Hubert doit y aller bientôt: vous devriez l’accompagner. + +Il la comprit, et ses yeux brillèrent de confiance. Clarisse ne +l’intimidait pas comme les autres personnes, parce qu’elle le laissait +parler et ne lui posait jamais de questions. Il l’aimait bien. Il +admirait sans rancune son existence heureuse et régulière, son esprit de +décision, et ce qu’il appelait sa chance. Car l’humanité pour lui se +partageait en veinards et en déveinards. Il se rangeait sans hésiter, +avec résignation, parmi les derniers, tandis que sa nièce resplendissait +loin de lui, dans le paradis de la bonne fortune. Et comme il était +superstitieux, il lui était reconnaissant de ses moindres attentions +qu’il prenait pour des fétiches. + +Il lui saisit la main, la serra dans ses doigts maigres aux ongles trop +longs. + +--C’est entendu, ma chère enfant. Hubert m’écrira le jour et l’heure, +n’est-ce pas? + +Il fit mine de s’en aller tout à coup, fuyant, selon son habitude, +l’adieu qu’il n’aurait point entendu, mais il s’arrêta, et d’une voix +changée: + +--Je connais Mme Grandchamp. C’est une vieille amie. Vous avez raison, +elle est femme de mérite, et elle travaille... Que voulez-vous? Elle n’a +pas eu de chance. + +Puis, craignant d’en avoir trop dit, il s’échappa de son petit pas +pressé. + + + + +VIII + + +--Hubert, iras-tu bientôt voir les travaux de la Cômerie? + +Hubert leva les épaules avec incertitude. Une révolution venait +d’éclater au Mexique, et justement il était engagé à fond dans des +affaires mexicaines. Depuis une semaine, la lecture des dépêches et des +cotes donnait à cet homme d’apparence ennuyée des émotions délicieuses. +A vrai dire, le côté réel de la crise le touchait peu: les massacres, +les incendies, les crimes qui se succédaient là-bas ne constituaient pas +à ses yeux des faits, mais des signes. Les entreprises qu’exprimaient +les titres menacés--chemins de fer, ports, compagnies d’eaux et +d’éclairage,--il ne se les représentait guère, n’étant pas ingénieur, +mais banquier. Sa spéculation, semblable sur ce point à la spéculation +métaphysique des philosophes, était abstraite, désintéressée des choses, +pure même de toute avidité pécuniaire. Il n’avait pas peur de se ruiner. +Devant le risque, il éprouvait une clairvoyance extraordinaire, à peine +fiévreuse. Sa jouissance, comme il arrive chez les grands voluptueux, +était lucide. Mais c’était une jouissance chaste et une volupté toute +cérébrale, faite de calcul et d’hypothèse. Que lui importait la Cômerie! + +Il pria donc Clarisse, sans lui donner d’explications, d’y aller à sa +place et d’emmener l’oncle Roset comme il avait été convenu. + +--Mais quel jour choisir? + +Clarisse allait répondre au hasard, puis elle se reprit: + +--Demain, dit-elle, je ne peux pas. Jeudi, c’est le jour de maman. +Vendredi... je ne peux pas non plus... Reste samedi. + +--Eh bien, samedi, c’est entendu. + +--Mais, j’y songe, samedi le bureau ferme à midi. Si je proposais au +petit Fabre-Gilles de venir avec nous. Il y a bien longtemps que nous +n’avons rien fait pour lui. Qu’en penses-tu? + +--Comme tu voudras... + +--Eh bien, je lui écrirai. Tu es bien d’accord? + +Hubert, préoccupé du Mexique, acquiesça. Clarisse écrivit à l’oncle +Roset. Puis il fallut prévenir Laurent. Elle ne l’avait pas revu depuis +qu’elle lui avait imposé de déménager. Or dans l’intérêt même de la +tâche qu’elle avait assumée, il ne fallait pas qu’il eût d’elle une +opinion défavorable. Elle devait acquérir sur lui une influence utile. +Cette promenade à la Cômerie lui permettrait de le revoir et de lui +faire comprendre que sa sollicitude n’était dictée que par une sincère +sympathie. + +Le samedi, vers deux heures, l’oncle Amédée et le petit Fabre-Gilles se +trouvèrent à la gare. Clarisse les présenta l’un à l’autre, rapidement, +puis elle les emmena vers le train. Dans le wagon, elle fut obligée de +parler toute seule, car ils se taisaient tous deux, pour des raisons +différentes. Ensuite, ayant fait les efforts qu’elle jugeait +convenables, elle se mit à regarder par la portière. Hors de ville, dans +la banlieue, c’était un paysage gris et brun de premier printemps. Le +long des haies, les bourgeons commençaient à rougir. Aux jardins de +maraîchers, aux villas minuscules succédèrent des prés bordés d’arbres, +de vrais chemins de campagne. + +A la station où ils descendirent, ils étaient attendus par un cocher à +grosses moustaches, à casquette plate, qui menait une victoria fatiguée. +Clarisse expliqua à Laurent que la Cômerie appartenait depuis cent vingt +ans à la famille de son mari. Il l’écoutait avec une politesse +déférente, et se félicitait de ne pas être au bureau. + +--Vous verrez, ajouta-t-elle pendant le trajet de la station au village, +on se croirait ici dans un pays perdu. Nous avons des chênes +magnifiques, des bois, un vieux hameau groupé autour de sa fontaine. Sur +la place s’ouvre la grille de notre cour; on entre, d’un côté il y a la +ferme basse et noire, et, vis-à-vis, la maison dont les autres faces +donnent sur un parc à moitié abandonné. + +Le parc n’était pas si abandonné que le disait Clarisse. Mais elle +cédait à l’envie de rendre sa maison plus séduisante, de peindre le fond +de son propre portrait. Pourtant elle suspendit des descriptions plus +intéressées que des éloges, et demanda à son oncle: + +--Vous n’avez pas froid? + +Il fit signe que non et elle lui sourit. Elle voulait qu’il fût content, +et qu’il eût entre eux trois une entente de bonne camaraderie. + +Comme ils approchaient du village, ils dépassèrent le facteur et +Clarisse fit arrêter la voiture: + +--Bonjour, Monney, comment vont vos rhumatismes? + +Le facteur les rejoignit en traînant la jambe, et souleva sa casquette. + +--Bonjour, madame Damien, merci, ça va. + +Clarisse lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle n’était pas encore +accouchée? Savait-on quelque chose du dernier fils qui était à la +caserne? Elle posait ces questions d’une voix nette, en personne qui +veut se tenir au courant. Laurent, pensa-t-elle, la connaîtrait mieux +après cette après-midi passée ensemble: il sentirait qu’elle était +décidée, pratique, et qu’il n’avait, comme les autres, qu’à se remettre +à elle pour se laisser conduire. + +Ils arrivèrent au hameau, passèrent la grille, et descendirent de +voiture dans la cour. + +--Regardez, mon oncle, voici les premiers travaux. On a refait le +portail qui vraiment menaçait ruine. Et puis on a pratiqué des mansardes +dans le toit. + +L’oncle Roset déclara: + +--Le portail, c’était nécessaire. Mais ces mansardes! Comment avez-vous +pu faire ces mansardes? Elles rompent toute l’harmonie de la façade... + +--Hubert tenait à avoir des chambres nouvelles. + +Le vieil homme fronça les sourcils, fit la moue, en personnage compétent +auquel on demande une expertise. + +--Il aurait fallu respecter les proportions. Elle est jolie, votre +façade, les proportions du toit n’y sont plus. + +Il se recula, dessina dans l’air avec des gestes la silhouette de la +maison. Clarisse se rapprocha de Laurent qui, éloigné de quelques pas, +releva sur elle avec une soudaine confiance ses paupières toujours +baissées. Alors, elle fut certaine qu’il n’avait aucun ressentiment et, +rassurée, lui dit à mi-voix: + +--Voilà mon oncle qui s’indigne! + +Laurent sourit. Son visage, rajeuni encore par cette gaieté, parut celui +d’un gamin. Elle ne voulut pas laisser voir combien il lui plaisait et, +se retournant: + +--Ah, voilà Mme Lecerf! + +Mme Lecerf, la fermière, était une personne importante et malade, +hautaine et pâle. Lorsque Clarisse s’informa de sa santé, elle prit une +expression aigrement ironique et répondit qu’elle avait craché du sang +tout l’hiver. Ensuite elle ajouta que les ouvriers lui avaient donné +bien du tracas. + +--Des malhonnêtes gens, madame. Et puis qui salissent partout. + +--Mais c’est fini maintenant, dit Clarisse. + +Mme Lecerf en convint avec amertume. Poussant une série de soupirs, elle +sortit des clefs de son tablier pour ouvrir les portes. Clarisse proposa +aux deux hommes, pendant ce temps, de faire le tour de la maison. + +De l’autre côté, devant le perron sur lequel donnaient des +portes-fenêtres, s’étendait une terrasse sablée où foisonnaient les +mauvaises herbes, puis une pièce d’eau dont la bordure de pierre était +rongée de mousses jaunes; plus loin s’étendait une vaste pelouse. A +gauche, se dressait un noyer, puis des chênes dont les silhouettes +dépouillées frémissaient. Au bout du pré, s’allongeait transversalement, +bordée de haies, la route où il ne passait presque jamais personne. +Après, les champs et les arbres reprenaient. Clarisse expliqua à +Laurent: + +--C’est ici que nous nous tenons le soir, dans la belle saison. Même +durant les plus grandes chaleurs, il y a toujours de l’air. + +Elle voulait que Laurent considérât cette maison, ce jardin comme des +lieux où il était bon de vivre. L’oncle Amédée partageait cet avis. Sans +jalousie, d’un ton sentencieux où il faisait tenir sa philosophie +simpliste de l’existence, il dit: + +--Ah, vous avez de la chance de vivre ici! + +--Ou bien, continua Clarisse, nous nous installons sous le noyer. Le +bassin de pierre est presque vide aujourd’hui, mais quand nous sommes là +on le remplit et on fait marcher le jet d’eau... Et puis, regardez mes +rosiers. + +Contre la façade grise aux volets bleus montaient des treillages où se +suspendaient des ramures sèches. Mais l’intensité de persuasion de la +jeune femme était telle que Laurent crut entendre retomber l’eau dans le +bassin et crut voir fleurir les roses. + +Mme Lecerf vint leur dire que la maison était ouverte. Ils retournèrent. +Comme l’atmosphère du vestibule était froide, l’oncle Amédée alla +chercher son foulard qui était resté dans la voiture. La fermière monta +au premier étage et Clarisse emmena Laurent. + +--Venez avec moi, dit-elle. Je vais vous montrer le salon. + +Profitant du demi-jour qui régnait dans le vestibule, ils suivirent un +corridor qu’imprégnait une odeur de prune et de moisi, puis entrèrent à +tâtons dans une pièce complètement obscure mais qu’on devinait vaste à +cause de sa sonorité. + +--Je ne voudrais pas me cogner aux meubles, dit Clarisse. Avez-vous des +allumettes? + +Il avait une boîte, il frotta. La petite flamme laissa entrevoir des +fauteuils et des chaises drapés de housses et assemblés sous un lustre. +Puis l’allumette s’éteignit et ils se retrouvèrent dans l’obscurité. + +--Recommencez, fit Clarisse, je ne m’y reconnais plus. + +Laurent alluma encore, et ils avancèrent. Cette fois ils étaient devant +une grande glace verdâtre qui renvoya bizarrement leurs vagues images. +Ils ne dirent rien, et, au bout d’un instant, l’allumette s’éteignit. +Impatientée, Clarisse avança de quelques pas pour gagner une fenêtre, +mais elle heurta un meuble et s’arrêta, désorientée. Son optimisme avait +disparu. Elle souhaita que le jour se fît, car elle éprouvait une +angoisse puérile à être dans le noir. Il lui sembla que cette +invisibilité lui conférait une liberté étrange, comme si l’ombre +supprimait sa personnalité et la rendait pareille à n’importe qui: elle +ne possédait plus ni visage ni nom. Pendant une seconde, elle eut +l’indéfinissable impression d’être au bord de tout le possible, de tout +l’improbable... Laurent fit entendre son petit rire bref: + +--Mes allumettes ne prennent pas! + +Alors Clarisse s’aperçut au son de sa voix qu’il s’était éloigné d’elle. +Elle l’avait cru tout près, à portée de la main, mais il était à l’autre +bout de la pièce. Elle s’avança, trouva une fenêtre, l’ouvrit, poussa +énergiquement les volets: le soleil entra d’un coup et l’auréola d’une +lumière dorée. + +--Aidez-moi. + +Il se mit à ouvrir les volets avec entrain. Quand ils eurent fini, ils +se retournèrent. Toutes les ombres avaient disparu, l’odeur de prune se +dissipait: dans la vaste pièce sans mystère, les choses et les gens se +trouvaient à leur place. + +--Je vous oblige à travailler, dit Clarisse. + +Elle vit se lever vers elle le regard de ses prunelles marron, chargé +cette fois d’une expression inédite de bonne amitié. Et elle éprouva de +nouveau le besoin de s’expliquer. + +--Vous savez, je n’ai jamais aimé les paresseux. Moi-même, je m’occupe +beaucoup, j’agis de mille manières. On me plaisante là-dessus dans ma +famille. On me dit que... + +Bien qu’il ne lui eût rien demandé, elle s’efforça de le renseigner sur +elle. Elle ne se contenait plus de lui faire connaître le décor de son +existence, elle voulait qu’il la connût elle-même. En prenant les +devants, elle ne lui permettrait pas de la juger de façon indépendante. +Elle alla jusqu’à dire du mal de sa personne, en se moquant: elle avoua +qu’elle était autoritaire, exigeante, susceptible. Raconter ses défauts, +c’est encore parler de soi, mais elle prenait garde de ne pas les +montrer sous un jour antipathique. Avec quelqu’un d’autre, elle se +serait peut-être méfiée, mais vis-à-vis de ce tout jeune homme, qui ne +témoignait d’aucune ironie, elle se laissait aller à sa propre duperie. +Le principal c’était d’intéresser Laurent. + +L’oncle Amédée vint les rejoindre. + +--Et ici? + +--Le plafond a été remis en état. + +Ils levèrent les yeux tous les trois, mais l’oncle Amédée seul fut +sincère. + +--Bon, fit-il en connaisseur, ça va bien. + +Laurent voulut dire quelque chose à son tour et demanda qui était le +portrait accroché en face d’eux: un homme maigre, d’une cinquantaine +d’années, aux moustaches tombantes, à l’expression ennuyeuse et +découragée. + +--C’est mon beau-père. Il est mort il y a dix ans. + +--Je l’ai pas mal connu autrefois, s’écria l’oncle Amédée. Nous lui +avons bâti un petit hôtel aux Tranchées, dans un style trop riche. +Pauvre homme! Il a perdu sa femme à la naissance d’Hubert. Il a cherché +à faire une carrière politique, il n’a récolté que des insuccès. Il +était malade du cœur. Il est mort dans un accident d’ascenseur. + +Il s’approcha du portrait qui le regardait d’un air amer et dégoûté, et +il l’interpella, avec défi: + +--Un déveinard! + +Puis il se tourna vers Laurent: + +--Et vous, jeune homme, avez-vous de la chance? + +Laurent parut interdit, ensuite il se mit à rire: + +--Oui, dit-il. + +Son interlocuteur l’observa d’un œil soupçonneux afin de savoir comment +se manifestait pour lui la Fortune. Il était jeune, charmant de sa +personne, avec, sous sa politesse et sa réserve, une ardeur qu’il +devina. Alors le bonhomme eut un soupir. + +Ils montèrent au premier. Sur les marches usées et basses de l’escalier, +traînaient des feuilles mortes de l’automne précédent. Contre le papier +du mur apparaissaient des taches d’humidité: traces froides de l’hiver. +Ils entrèrent dans une chambre, tendue d’andrinople rouge, et le +plancher endormi craqua sous leurs pas comme s’il s’éveillait. Des +plaques de suie étaient tombées dans l’âtre. Ici, cela sentait le bois +frais et la cretonne. Longtemps fermée, la maison conservait dans +chacune de ses pièces une odeur particulière. + +Clarisse ouvrit une armoire qui résista, grinça pour se plaindre: au +fond, elle retrouva une ombrelle qu’elle avait oubliée et qui +l’attendait. Ce fut une petite secousse donnée à sa mémoire d’où +montèrent de vagues rappels, des réminiscences qu’elle n’aurait pu +préciser mais qui l’émurent. Elle eut, l’espace d’une minute, la notion +aiguë, désespérante, du temps qui s’en va et qui ne reviendra jamais et +qu’on n’a peut-être pas employé comme il aurait fallu. Avec une soudaine +mélancolie, elle songea à tous les étés qu’elle avait déjà vécus dans +cette maison, aux innombrables journées de lumière, aux innombrables +nuits d’étoiles qui avaient déjà passé sur ce vieux toit de tuiles. + +Elle marcha à la fenêtre et s’y accouda. La différence était bizarre à +sentir, entre l’air tiède du dehors et l’air refroidi du dedans. Mais +celui du dehors pénétrait de plus en plus, circulait d’une chambre à +l’autre grâce aux portes restées ouvertes. Cela faisait un léger courant +d’air réchauffé, un flottement tiède. L’atmosphère devenait de plus en +plus agréable à goûter: on en sentait la caresse sur le visage. Et ce +souffle moite comme une haleine faisait éclore la maison, les meubles, +les rideaux, les souvenirs, qui étaient restés engourdis pendant de +longs mois. Étreinte par le soleil de mars, la Cômerie s’animait, +souriait comme une femme entre les bras de celui qu’elle aime. + +A côté de Clarisse, et subissant comme elle l’influence de cet éveil +mystérieux, se tenait Laurent. Tournant le dos à la pénombre humide de +la maison, ils se penchèrent vers la terrasse, les prés, l’œil glauque +de la pièce d’eau, et respirèrent la douceur de ce jeune paysage +verdoyant par places de petites feuilles et de nouvelles pousses. Un +jour, cette terre à peine vêtue, ces arbres presque dépouillés encore se +réjouiraient de feuillages complets, d’herbes hautes et de floraisons. +Ce serait au bout d’un lent travail dont la jeune femme et son compagnon +pressentaient, sans bien les concevoir, les débuts, les tâtonnements, la +persévérance... Soudain, interrompant leur contemplation paresseuse, +quelque part, un coq chanta. Et très vite, après un premier éclat de +voix, il recommença ses appels, il les lança dans toutes les directions, +il les affirma comme s’il eût craint de n’être pas compris. + +Alors Clarisse se détourna vers Laurent. Rapprochés par l’étroitesse de +la fenêtre à laquelle ils s’appuyaient, elle voyait de près son visage +allongé, ses yeux attentifs, sa bouche étroite et sérieuse. Elle le +dévisagea, le dominant de sa personne. Elle devina qu’il n’était pas +insensible à cette tiède après-midi; elle le sentit prêt à lui obéir +comme un docile enfant auquel elle dicterait ses devoirs. + +Mme Lecerf cria d’en bas que le goûter était préparé dans la salle à +manger. Ils y descendirent et furent rejoints par l’oncle Amédée qui +revenait de la nouvelle salle de bains. La fermière avait allumé un feu +de bois dans le poêle de faïence ancienne, qui ronflait comme un orgue. +Sur la table elle avait préparé du thé, des confitures, un gros pain de +ménage. + +--Mon oncle, s’écria Clarisse, laissez-moi vous servir! + +Le bonhomme retira son foulard et regarda autour de lui avec +satisfaction. Les proportions de cette pièce à boiseries lui avaient +toujours plu. Et puis l’amitié qu’il portait à sa nièce s’attendrissait +devant les tartines qu’elle lui préparait d’une main sûre, sans faire de +miettes inutiles. Et il murmura avec un air de confidence: + +--Vous savez, Clarisse, vous auriez pu faire votre salle de bains dans +l’autre aile. J’ai pris des mesures. + +Il sortit son carnet où il avait inscrit des chiffres et il exposa +complaisamment son idée, avec la certitude facile des personnes qui +n’entendent jamais les objections. Puis, penché sur sa tasse fumante, +les yeux à mi-clos de plaisir et suçant sa tartine, il interpella +Laurent: + +--Eh bien, jeune homme, vous plaisez-vous dans la banque? + +Enhardi, il posait cette question parce qu’il était sûr de la réponse. +Mais Laurent, répliquant à côté, dit qu’il avait beaucoup travaillé +durant la semaine et M. Roset redevint soucieux, mit sa main en cornet. +Clarisse s’empressa d’intervenir: + +--Vrai? Vous avez travaillé tant que cela? + +--Certainement, madame. Hier c’était la fin du mois: j’ai dû rester au +bureau jusqu’à deux heures du matin... + +--C’est juste, mon mari est rentré tard. Mais alors vous devez être très +fatigué... + +Déjà elle le plaignait. Lui se rengorgea, puis, avec son petit rire +bref, nerveux comme un sanglot, il ajouta: + +--Et ce matin, j’y étais de nouveau à huit heures... + +--Voulez-vous que je demande à mon mari de vous dispenser... + +Il l’interrompit, protesta. Clarisse lui dit: + +--Racontez-moi pourquoi vous avez été retenu si tard. + +Laurent, satisfait de révéler à des ignorants des choses qu’il ne +connaissait lui-même que depuis peu, expliqua son travail. Il parla du +bureau comme un écolier parle de sa classe. Il décrivit ses chefs, ses +camarades, leurs relations réciproques, il cita quelques-unes de leurs +plaisanteries favorites, de leurs surnoms. Clarisse s’étonna qu’il fût +devenu si bavard: dans sa voix passait même quelque accent du midi. Ce +qu’il disait lui sembla un peu mesquin, mais en l’écoutant elle le +regardait, et elle trouva dans sa personne l’intérêt que n’offrait pas +son discours. + +Mme Lecerf revint sur ces entrefaites et pria aigrement Clarisse de +visiter le poulailler. Elle n’en avait guère envie, pourtant elle crut +devoir y aller et dit aux deux hommes: + +--Attendez-moi, je reviens dans quelques minutes. + +La fermière la mena à travers la cour et lui montra d’abord le grand +marronnier dont la maîtresse branche, en janvier, s’était brisée sous le +poids de la neige. Les deux petites filles de Mme Lecerf les +rejoignirent. Leur mère les obligea à dire bonjour, et ce fut long, car +elles commencèrent d’abord par pleurer. On put enfin obtenir d’elles un +marmottement confus derrière des coudes levés qui fut jugé suffisant. + +Le poulailler avait été rebâti en briques. Mme Lecerf en fit valoir d’un +air pincé le mérite: + +--Voilà les poules mieux logées que bien des malheureux... Petites, +petites, petites. + +Claire dut assister à une distribution de grains. La fermière les +répandait avec hauteur, mais elle n’égalait pas la superbe du coq, verni +de rouge et de jaune, qui affectait de ne rien voir et marchait avec +précaution le long du grillage. «Est-ce lui, songea Clarisse qui +chantait si fort tout à l’heure?» Elle revécut en un éclair l’impression +si nouvelle qu’elle avait eue à écouter ce cri redoublé d’espérance +lorsqu’elle était penchée au-dessus du jardin à côté du petit +Fabre-Gilles et serrée contre lui. Inattentive désormais à Mme Lecerf, +elle retourna vers la maison. + +Comme elle approchait de la salle à manger, elle fut surprise du silence +qui y régnait, puis, une fois entrée, elle se mit à sourire. L’oncle +Amédée avait disparu. Et Laurent, confortablement installé à côté du +poêle, dormait... Sans doute, seul dans cette pièce chauffée, n’avait-il +pu résister au sommeil en retard de la nuit précédente. Il dormait, les +bras allongés, la bouche un peu ouverte. Clarisse s’attendrit en le +contemplant: il avait l’air si juvénile. Et si désarmé: il reposait, +étendu sur le canapé comme sur un lit. Tous deux étaient ensemble, et +personne ne les observait. Ainsi que dans le salon obscur, Clarisse se +sentit étrangement libérée. Et il lui parut très beau, ce visage d’Arabe +un peu pâli par la fatigue où passait le reflet de rêves inconnus, très +belle cette bouche offerte qui laissait luire les dents... + +Cependant il fallait le réveiller. Clarisse s’approcha pour le toucher à +l’épaule. Mais comme elle était à côté de lui, tout à coup, sans y +réfléchir et sans même le vouloir, invinciblement séduite, elle se +pencha et posa ses lèvres sur sa joue tiède... + +Ensuite elle se redressa, écarlate: il n’avait pas bougé. Elle sortit en +hâte, gagna la terrasse. Qu’avait-elle fait? Elle tourna le coin de la +maison, trouva l’oncle Amédée qui dessinait le profil du portail sur le +revers d’une enveloppe. + +--Nous partons, cria-t-elle. Allez dire au cocher d’avancer. + +Puis elle revint sur ses pas. Laurent parut sur le perron. + +--Il faut partir? + +--Oui, fit-elle sans le regarder. + +Il n’avoua pas qu’il avait dormi. Tous trois montèrent dans la voiture. +Au jour tombant l’air se refroidissait et ils ne dirent pas grand’chose +jusqu’à la station. Le train les emmena à travers un crépuscule +infiniment triste. Sur le quai de Genève, Clarisse jeta son adieu à ses +compagnons, avec une brusquerie qu’ils ne s’expliquèrent pas. Et elle +s’en alla le long des rues éclairées et bruyantes, écartant violemment +de son esprit toute réflexion. + + + + +IX + + +Clarisse n’avait jamais connu des autres et d’elle-même que des +apparences logiques et naturelles. Née dans ce qu’on appelle la bonne +société, habituée au confort moral, aux mœurs régulières, de tempérament +calme, sans nostalgies ni désirs impossibles, elle ignorait tout +imprévu. + +Aussi était-elle prodigieusement étonnée de ce qui s’était passé à la +Cômerie... Comment, on lui avait recommandé un jeune homme; elle s’était +intéressée à lui comme à n’importe quel autre de ses protégés, Mme +Winiger ou le vieux Pigueret; elle avait admis chez lui, chemin faisant, +une qualité d’âme qui rendait ses soins plus légitimes encore--et tout +cela finissait par un irrésistible baiser!... Elle n’avait pas dissimulé +la curiosité et la sympathie qu’elle éprouvait à son égard; elle avait +parlé de lui à son mari, à sa famille; personne, bien entendu, n’y avait +trouvé à redire, et pourtant, si on l’avait vue en cette minute +qu’aurait-on pensé? + +Malgré les reproches théoriques qu’elle s’infligeait, elle ne parvenait +pas à se rendre responsable de ce geste furtif, puisqu’elle était pure +de toute volonté coupable. Elle n’avait pas succombé puisqu’il n’y avait +pas eu combat. Elle regretta le fait, elle le blâma, elle décida +d’exercer un contrôle plus serré sur sa conduite, mais elle n’eut pas +l’idée de faire, au dedans d’elle-même, une enquête. Son sérieux natif, +son application honnête à vivre, l’empêchèrent de se considérer +elle-même avec ironie. Elle subsistait avec ses convictions, ses +jugements, ses habitudes--intacte, sauf qu’elle avait embrassé un jeune +homme. Mais ce baiser demeurait extérieur à sa vie. + +Hubert lui demanda comment s’était passée la journée, et elle n’hésita +pas à lui répondre qu’elle s’était passée fort bien. Elle donna son avis +sur les réparations et décrivit l’aspect de la compagne. Elle n’omit pas +de mentionner l’oncle Amédée et Laurent... Et tandis qu’elle parlait, +l’idée même qu’elle se faisait de Laurent la rassurait sur son acte +irréfléchi. Il représentait à ses yeux un ensemble de sentiments +honorables qui, en principe, contredisait toute interprétation fâcheuse. +Clarisse ne pensait pas souvent à la tentation, sinon d’une manière +abstraite et pour autrui; elle n’y avait jamais rêvé, et pour elle-même, +sous les espèces d’un jeune garçon. Un instant, peut-être, à constater +le plaisir qu’elle avait éprouvé à poser ses lèvres sur sa joue +aurait-elle pu comprendre... Et alors elle se serait révoltée. Mais cet +instant avait été trop court, et maintenant les nuées l’entouraient à +nouveau. Elle ignorait complètement les surprises des sens. Elle ne +lisait pas de livres qui l’auraient renseignée. Hubert ne s’était pas +soucié de l’instruire, suivant une politique de mari prudent, désireux +de ne pas compromettre chez elle un équilibre sentimental qui lui +suffisait. Les choses de la chair, Clarisse les connaissait d’une façon +méthodique en quelque sorte, à leur heure, et sous la forme d’une +habitude. Émotions permises mais secrètes, auxquelles elle ne faisait +jamais allusion, et qu’elle ne devait jamais à personne d’autre, bien +entendu, que son mari. Or ce qu’elle éprouvait pour Laurent était bien +loin de ressembler à ce qu’elle éprouvait pour Hubert, si bien qu’elle +n’avait pas même l’idée d’établir la comparaison. C’était à la fois plus +et moins--mais elle ne s’apercevait que de ce qui était en moins. + +Cependant, puisqu’elle reconnaissait avoir commis une imprudence +involontaire, Clarisse était trop portée à l’action pour ne pas chercher +à prendre une mesure pratique. Elle chassa le reste de gêne qui, malgré +tout, la poursuivait, en décidant de ne plus voir pendant quelque temps +le jeune homme. Elle ne reprendrait leurs relations que plus tard, avec +plus de sang-froid et quand se seraient dissipés cette légère +excitation, cet excès de zèle qui l’avaient entraînée et qui étaient si +contraires à ses habitudes de raison. + +C’était un sacrifice, et elle le fit d’autant plus volontiers qu’il ne +portait que sur un détail. Comme beaucoup de personnes disciplinée, elle +acquérait un sentiment de bonne conscience à s’obliger, quelle que fût +la nature de l’obligation. Et elle se persuada d’autant plus de faire +son devoir qu’il s’accompagna d’une certaine tristesse: il lui était +pénible de s’interdire Laurent. + +Pour rien au monde, elle ne l’aurait mis au courant de ce qu’elle avait +décidé. Son geste irréfléchi devait demeurer inconnu à tous, mais +surtout à lui. Elle l’aurait plus facilement avoué à Hubert. Ce qu’elle +souhaitait connaître de Laurent, ce qu’elle souhaitait qu’il connût +d’elle, c’était ce qu’ils avaient de meilleur. Elle ne réclamait de lui +qu’une âme généreuse et pure. L’image d’elle-même qu’elle voulait +imposer à Laurent devait n’avoir nul besoin de commentaire ou d’excuse. +Le respect cérémonieux qu’il lui témoignait lui plaisait comme un +hommage et comme une soumission. Elle ne voulait à aucun prix qu’il eût +le droit d’être moins docile ou plus familier... + +Mais un jour, à l’improviste, il vint la voir. Elle était seule. Dès les +premières paroles, elle fut déçue par la banalité des phrases qu’il +prononça. Il ne se doutait pas des scrupules qu’elle avait dû combattre +ni de la décision qu’elle avait prise. Il se tenait assis dans le même +fauteuil qu’à sa première visite. Toutefois il avait remplacé son +embarras de naguère par une sorte d’affectation qui lui allait très mal. +Dans ce visage satisfait, Clarisse ne retrouvait pas le visage +abandonné, endormi, dont elle avait senti contre le sien la douceur +chaude. + +Après un silence, et comme prenant un parti, Laurent s’écria: + +--Je venais vous remercier, madame, pour la journée de samedi. + +--N’est-ce pas que la Cômerie est une jolie maison? + +--Je veux dire pour votre accueil. Vous m’avez fait oublier ma solitude, +et d’une manière si agréable! + +Clarisse se sentit un peu rougir. Ces mots, que Laurent avait prononcés +avec application, l’auraient réjouie la semaine précédente. Mais elle y +vit une allusion involontaire. Elle répondit qu’elle avait été heureuse +de l’emmener là-bas, et qu’il était tout naturel qu’elle s’intéressât à +lui... Elle s’arrêta, songeant que ces phrases si simples pouvaient être +interprétées, et elle acheva, afin de se rendre justice: + +--D’ailleurs, j’ai fait très peu pour vous jusqu’à présent... Nous +avions promis davantage à votre père... + +--Je vous remercie de ce que vous ferez d’autre. Je sais que vous êtes +très indulgente pour moi. + +Clarisse s’irrita d’être si peu maîtresse d’elle-même parce qu’elle se +croyait soupçonnée. Alors, elle prit son grand «air Bourgueil». + +--Hélas, cher monsieur, je regrette que, d’ici quelque temps, nous ne +puissions plus vous voir. Je vais probablement m’absenter. Mon mari +désire aller à la montagne. + +Le mensonge la servit mieux que la sincérité. Laurent perdit du coup son +air d’assurance, redevint très «petit jeune homme» et se leva pour +partir. + +Alors elle crut qu’il s’en allait en même temps de sa vie. Elle se +sentit transportée par le sentiment exaltant mais amer qu’en l’écartant +elle accomplissait son devoir. Rien de vil n’était entre eux: tout se +passait sur les sommets. + +--Je pense parfois, fit-elle avec lenteur, que vous devez vous attrister +d’être seul et loin des vôtres. Dites-vous que vous n’êtes pas ici pour +faire seulement un stage dans une banque, mais aussi l’apprentissage de +l’existence. Nous sommes très souvent isolés les uns et les autres, mais +c’est une bonne école. Soyez courageux... + +Il la considéra, étonné de ce prêche qu’elle débitait presque +doctoralement, et ne saisissant pas qu’elle voulait dire: «Soyez digne +de moi.» Puis elle continua, avec une gaucherie qui donnait de la +sécheresse à ses paroles: + +--Nous ne nous verrons pas pendant quelque temps. Mais l’absence ne +signifie pas l’oubli. J’aurai de vos nouvelles. Travaillez, continuez +dans la voie que vous avez choisie. + +Gêné par son accent, où il retrouvait l’écho solennel de son père, ne +sachant comment répondre, il s’inclina pour partir. Elle lui tendit la +main, l’enveloppa d’un regard d’adieu, plein d’une fierté noble. Mais +comme il était encore incliné, elle vit tout à coup sur la peau de sa +nuque un signe, un grain de beauté. Et longtemps après le départ du +jeune homme, cette découverte lui laissa une sorte de malaise... + +Par sa décision d’éloigner Laurent, Clarisse dissipa l’humiliation +première que lui avait inspirée son inconséquence. Elle goûta l’orgueil +d’avoir tranché dans le sens le plus digne une question de conscience. +Son amour-propre, elle le mettait à être impeccable comme d’autres +femmes le mettent à être élégantes ou courtisées. Elle éprouvait du +plaisir à ne pas commettre de fautes. Il est vrai qu’il lui était +presque plus facile de s’abstenir que de pécher: manque d’occasions. La +vie ne l’ayant menacée ou atteinte encore en aucune manière, elle +ignorait tout compromis, toute concession à l’inévitable. Quels que +fussent ses scrupules, l’épisode de la Cômerie était impuissant à +ébranler sa certitude d’elle-même. Bien mieux: il la renforçait +maintenant qu’il était résolu. + +Et elle fut heureuse aussi d’associer Laurent à sa bonne conduite. Elle +le fit délibérément participer à cette orgueilleuse sagesse, et +l’embellit de sa propre vertu. Si elle s’obligea à ne plus le +rencontrer, rien ne l’empêcha de penser à lui. Au contraire, elle +s’attacha d’autant plus à son souvenir qu’elle se privait de sa +présence. Elle le fit aussi fier, aussi intact qu’elle-même. Ainsi +s’établit, dans sa pensée, un rapport entre ce qu’ils avaient de pareil +et de mieux. Elle pressentit même, pour plus tard, une sorte +d’enrichissement moral l’un par l’autre, une compréhension réciproque, +bref, une amitié exceptionnelle, où elle jouerait le rôle séduisant de +directrice de conscience, de grande amie sérieuse à la fois et enjouée. + +Cependant, à mesure que les jours passèrent, le souvenir qu’elle +entretenait avec tant de zèle commença de lui échapper. Non seulement +les mots qu’il avait prononcés, mais aussi la personne physique de +Laurent perdirent à certaines minutes leur netteté. Par exemple, elle +découvrit qu’elle ne se rappelait plus la forme de ses mains. Elle ne +les avait pas remarquées, et ce détail méconnu lui parut très important. +Dans son ensemble elle conservait du jeune homme une image qui tantôt +demeurait vague, et qui tantôt se ranimait avec exactitude, mais à +l’improviste. Parfois elle contemplait devant elle sa silhouette, elle +entendait sa voix dont telles intonations profondes contrastaient avec +son extrême jeunesse, et son rire brusque et comme confus--puis tout +s’évanouissait dans l’oubli. Elle était incapable de le ressusciter à +son gré. C’était comme une ombre qui vous précède, qu’on croit +rattraper, et qui disparaît au moment d’être saisie. Cette chasse à +l’image, cette anxiété de la perdre quand elle était apparue, rendit +plus intense l’obsession de Laurent. Laurent n’était pas quelqu’un que +Clarisse pouvait susciter selon son humeur. Elle était obligée de +demeurer sur le qui-vive pour accueillir son fantôme. + +Suivant donc une loi secrète qu’elle ne savait reconnaître, parfois elle +revoyait la Cômerie, la pièce silencieuse aux parquets luisants, la +table chargée de faïence, le canapé, et le jeune homme endormi qui +l’avait tentée. L’évocation était si forte qu’il lui semblait revivre +cet instant, le continuer encore. Étendant les bras, elle était tout à +coup surprise de ne rencontrer personne à côté d’elle. + + * * * * * + +Gaillardoz vint un jour s’inviter à déjeuner chez les Damien, prétextant +qu’il était célibataire. + +--Que devient donc votre femme? lui demanda Hubert d’un ton boudeur. + +Fanny, dit-il, avait été se promener en bateau avec des amis. Il était +enchanté que la journée fût si belle et la promenade de sa femme ainsi +mieux réussie. Hubert ne répondit rien. + +--Avez-vous lu, demanda Gaillardoz à Clarisse, la brochure que votre +père vient de publier? + +--Une brochure? Non. Vous savez que mon père ne raconte rien de ses +projets à l’avance. + +--Eh bien, lisez-la. M. Bourgueil propose de considérer la cathédrale de +Saint-Pierre, toutes proportions gardées, comme le Panthéon ou +Westminster, et d’y ériger des monuments à ceux, philosophes, savants, +soldats ou magistrats, qui illustrèrent la République. Je ne sais quel +accueil sera fait à cette idée, mais je la trouve intéressante. + +--Je m’imagine que ce projet sera vivement combattu. + +--Oui, fit Gaillardoz, nos concitoyens vivent du principe de +contradiction. + +--L’un de ces contradicteurs, ajouta Clarisse avec un sourire,--l’un des +plus dangereux, je le prévois déjà: ce sera M. Lachault. + +--Le pasteur Lachault? Mais pour quelle raison? + +--Il est un homme du Décalogue et de l’Église primitive: toute image +taillée lui sera en horreur. + +L’évocation du terrible prédicateur les rendit silencieux. Lorsqu’on +parlait de cet homme si discuté, chacun se demandait à nouveau que +penser de lui. Gaillardoz s’écria avec un accent de raillerie: + +--En somme, il est plutôt inconfortable! + +--Que voulez-vous dire? + +--Je dis qu’on ne doit pas perpétuellement se mettre en travers de son +siècle et qu’à se montrer toujours acariâtre, toujours hostile, toujours +impitoyable, on finit par dégoûter le monde et perdre toute influence. + +--Attendez, fit Clarisse agacée par le ton léger de son +interlocuteur,--vous jugez trop vite. M. Lachault n’est pas acariâtre, +il est convaincu; il n’est pas impitoyable, il est sévère. Ce qu’il +estime vrai, il l’affirme; ce qu’il juge mauvais, il le condamne. Je +vous assure qu’il mérite le respect. + +--Certes, mais il pousse au noir cette pauvre humanité qu’il vaut mieux +prendre par ses bons côtés. Il flaire partout le pécheur et le criminel. +Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut dénoncer. + +--Ah voilà ce qu’on ne lui pardonne pas, s’écria Clarisse en +s’échauffant. Il est lucide! Vous êtes donc de ceux qui préfèrent se +boucher les yeux devant le mal? J’avoue que je ne partage pas cette +indulgence générale. Nous devons être assez courageux pour nous voir +tels que nous sommes: c’est le seul moyen de nous améliorer. + +--Voulez-vous une cigarette, Gaillardoz? fit Hubert. + +--Volontiers. Merci. + +Gaillardoz était surpris du ton de la jeune femme. Il se reprocha +d’avoir provoqué sa mauvaise humeur, et il reprit, plus doucement: + +--Croyez-vous qu’il nous soit possible de nous voir nous-mêmes tels que +nous sommes? + +--Certes. Je n’ai guère d’illusions sur moi, et je vous assure que je me +connais. + +--Personne se connaît-il jamais? Savons-nous de quoi nous sommes +capables, avant l’occasion qui nous le révèle? Et croyez-vous qu’après +nous être connus nous puissions nous corriger? + +Clarisse répliqua avec une vivacité nouvelle: + +--Comment pouvez-vous poser une pareille question? Il est évident que si +je constate en moi un défaut, je tâcherai de le contraindre, si je +commets une faute je m’efforcerai de la réparer. N’essayons-nous pas +tous de faire le bien? + +Gaillardoz se leva, baisa la main de sa cousine étonnée et, avec un bon +sourire: + +--J’ai tort de discuter. Vous avez mille fois raison. + +--Mon ami, reprit-elle, c’est vous qui avez tort de faire le sceptique. +Il existe des êtres qui cherchent leur propre perfection, qui +s’efforcent vers plus de noblesse, de foi, de vaillance... Nous devons +tâcher de leur ressembler, vous et moi... + +--Et moi, fit Hubert en consultant sa montre. + +--... et ne pas céder sur les principes sous prétexte que personne ne +les observe. M. Lachault est intransigeant, parce qu’il voit clair, le +bien comme le mal, qui tous deux existent côte à côte. Et parce qu’il +est lucide, il peut vous rendre le précieux service de vous renseigner +sur vous-même. Si vous alliez le trouver, il vous analyserait avec une +clairvoyance extraordinaire; il vous dirait: faites ceci, renoncez à +cela, voici ce qui est bon en vous et digne d’être fortifié, voilà qui +doit être condamné. Je sais qu’il a remis bien des gens sur le droit +chemin de cette façon. + +--Oui, fit Gaillardoz qui cherchait la conciliation, c’est un admirable +chirurgien, mais il opère sans endormir. + +--Il a raison: la douleur morale est un enseignement. + +--Clarisse, vous êtes une femme heureuse! Je ne vous en veux pas +d’ailleurs. Mais je reproche à M. Lachault d’être impeccable. Ses +fautes, s’il en avait commises, lui auraient enseigné l’indulgence. +Quant à moi, je me connais trop bien, hélas, pour ne pas excuser les +autres! + +Ils sourirent tous les trois. Puis, l’heure s’avançant, les deux hommes +partirent pour leurs affaires. Restée seule, Clarisse se reprocha +d’avoir eu dans cet entretien si simple un ton brusque et cassant. Mais +elle avait voulu affirmer ses principes! Elle ne se contentait pas, +comme Gaillardoz, de la réalité moyenne, elle réclamait un haut idéal. +Si tout le monde, pensait-elle, professait une philosophie accommodante +qui veut que tout s’arrange et que rien ne soit tragique, que +deviendraient les partis pris généreux, l’esprit de sacrifice? Elle +avait protesté contre ses paroles parce qu’elles dépréciaient par +contre-coup M. Lachault, et elle-même, et Laurent--Laurent dont elle +affirmait les sentiments élevés. Elle ne voulait pas que son souvenir du +jeune homme fût terni au hasard d’une conversation. Elle se montrait +digne de lui comme d’elle-même en défendant leurs croyances communes, +celles du moins qu’elle lui supposait. + + * * * * * + +Les jours passèrent, le printemps s’installa de plus en plus. Immobile +devant la fenêtre ouverte, Clarisse regardait la belle journée +transparente. Soudain elle sursauta parce que Hubert, qui venait +d’entrer, avait tapé la porte derrière lui. Alors, sans presque le +vouloir, elle exprima tout haut le désir qui lui tenait compagnie: + +--La campagne doit être délicieuse. Quand irons-nous à la Cômerie? + +--Nous avons bien le temps. Pourquoi y aller plus tôt que d’habitude? +fit Hubert, jetant des journaux en désordre sur la table. + +--C’est vrai. + +Évidemment, leur sort était fixé pour toujours. Prisonniers de leurs +mœurs régulières, ils ne partiraient pour la campagne qu’à la date +accoutumée. Clarisse n’était libre que de faire tous les ans la même +chose. Elle soupira. «Hé quoi, pensa-t-elle, surprise par ce soupir, ne +suis-je pas heureuse ainsi?» Elle se répondit qu’elle était heureuse. +Mais ce bonheur avait un caractère trop définitif. Peut-être serait-il +sage de déposer quelque temps cette chaîne d’obligations dont elle +sentait tout à coup le poids... Et puis elle songeait qu’elle avait +parlé à Laurent d’un voyage, et ce mensonge la tourmentait. + +--Hubert... + +--Quoi encore! + +Elle s’aperçut alors, au ton sec de son mari, que depuis son entrée il +donnait des signes d’impatience. Elle le questionna, mais il répondit +par des faux-fuyants. Il avait des soucis d’affaires, des choses qu’elle +ne pouvait pas comprendre. Comme toujours, par méfiance, par égoïsme, +par jalousie, il l’écartait de ce qui lui tenait le plus au cœur. Mais +elle vit dans sa mauvaise humeur l’occasion d’obtenir ce qu’elle +voulait. + +--Hubert, tu te surmènes, cela ne vaut rien. + +--Ah! je me sens éreinté. Au bureau personne ne me seconde... + +--Si tu prenais du repos? + +Hubert fit quelques pas sans répondre. Pour la première fois il avait +envie de quitter ses affaires, en proie au dégoût du passionné qui se +lasse brusquement, et comme un joueur quand il ne sent plus la veine. +Clarisse, le devinant tenté, insista: + +--Depuis notre mariage, nous n’avons pas bougé d’ici. Si nous faisions +une absence? + +Pressée par une brusque envie de fuite, de changement, elle continua: + +--Que dirais-tu d’un voyage? + +Il se taisait toujours, et elle comprit combien ses paroles devaient lui +paraître imprévues. Elle-même si casanière, s’étonnait de les prononcer. +Pour mieux s’expliquer, elle ajouta: + +--Je voudrais ne plus voir toujours les mêmes figures. J’aimerais être +une étrangère quelque part. + +Hubert s’arrêta net dans sa marche et s’écria avec force: + +--Tu as raison. Allons-nous-en... + +--Tu veux bien? + +--Oui, mais pour un grand voyage, un très grand voyage. Je lâche tout. +Qu’ils se débrouillent! Quand je ne serai plus là ils verront si... + +Il s’interrompit encore, pour ne pas livrer ses secrets, ni le motif +particulier de son exaspération, puis, sur un ton plus calme: + +--Je ne te propose pas l’Amérique, c’est un peu loin. Lorsque j’étais à +San-Francisco... + +Clarisse lui coupa la parole. + +--Mais oui, c’est trop loin. Constantinople, peut-être... + +--D’accord. Constantinople me plairait. J’ai un ancien camarade de +collège qui a une belle situation dans la Banque Ottomane. Nous irions +le voir... Ah, mais nous ferions le voyage par l’Orient Express, parce +que, tu sais, je n’aime pas du tout les traversées. C’est pour cette +raison que j’exclus tout de suite l’Égypte, ou les Indes... + +--L’Égypte! Les Indes! + +Ils firent silence, un peu surpris du tour rapide que prenait leur +conversation, et presque intimidés, eux qui n’avaient jamais bougé de +chez eux, d’articuler les noms de ces contrées lointaines, dans leur +salon tranquille. Quel dépaysement! Hubert ne savait du monde immense où +travaillaient ses capitaux qu’une algèbre financière. Quant à Clarisse, +elle n’avait jamais rêvé. + +Elle ne voulut pas le laisser refroidir et reprit avec décision: + +--Quand partons-nous? + +--Je ne sais pas. Pas avant huit jours en tous cas, puisque dimanche +c’est le dîner de famille. + +--Bien sûr, il ne peut être question de le manquer. + +--Nous pourrons en profiter pour annoncer notre départ. Si nous nous +absentons deux ou trois mois, il faudra prévenir tout le monde, faire +des visites d’adieux. + +--Sans doute, fit Clarisse. Mais il ne s’agit pas d’une absence si +longue. + +Elle pensait que son projet de voyage aurait plus de chance de réussir +s’il n’était pas trop ambitieux. Et puis elle ne tenait pas à +disparaître complètement pendant des semaines et des semaines et risquer +d’être oubliée. Elle ne voulait être que regrettée. + +--Je me demande ce que la famille va dire de notre départ? fit Hubert. +Que de questions! Ce sera bien ennuyeux. + +Clarisse ouvrit son agenda qu’elle tenait avec beaucoup d’ordre, et +chercha quelles étaient ses prochaines occupations afin de s’en libérer. + +--Le 19, dit-elle, j’ai mon comité de l’orphelinat; j’écrirai pour +m’excuser. Le 21, un essayage, tant pis; le 22, je devais aller à une +vente à Coppet, j’y renonce; le 23, conférence au Lyceum; le 24, réunion +de paroisse; le 26, concert de cette jeune Polonaise qu’on m’a +recommandée et qui soutient sa mère: j’enverrai vingt francs. Ah! mais, +par exemple, le 27, nous avons le mariage du frère de Fanny. Il ne +serait pas convenable de nous en aller juste avant. + +--Diable, fit Hubert. + +Clarisse se sentit mélancolique: la chaîne était lourde à soulever. +Quant à son mari, elle voyait son premier emportement diminuer déjà. +Comme elle n’ajoutait rien, il murmura: + +--Si nous attendions jusqu’au 27, je resterais ici pour la fin du mois. + +L’idée de la liquidation adoucissait son humeur. Mais pour légitimer sa +dérobade, il proposa: + +--Nous avons envie de faire un voyage, faisons-le. Partons le lendemain +du dîner de famille et revenons pour le mariage. + +--Ce serait bien court. + +--Ou bien, supprimons le mariage, mais revenons alors pour la +liquidation. + +--Constantinople est trop loin pour si peu de temps. + +--Tu crois? C’est dommage. Constantinople me tentait. Et pourquoi pas +l’Italie? + +--Allons en Italie, soit. + +--Mais quelles villes voudrais-tu visiter? Moi, cela m’est complètement +égal... Dis ce que tu préfères, choisis toi-même... + +--Venise? + +--Peuh, bien «voyage de noce», fit Hubert avec dédain. + +--Rome? + +--Ton oncle nous couvrirait de lettres de recommandations, ce serait +assommant. Naples? Il paraît qu’il y a une épidémie de fièvre typhoïde. + +--Alors, quoi? + +Ils se regardèrent, inquiets et incertains. Chacun, de son côté, aimait +à se décider, mais pour les choses de son ressort; ce voyage était si +inattendu que chacun voulait rendre l’autre responsable d’une pareille +originalité. Et puis ils n’avaient pas l’habitude de faire des projets +ensemble. Ils se croyaient d’accord sur des sentiments et des jugements +qu’ils ne remettaient jamais en question, mais ils n’arrivaient pas à +s’entendre quand il s’agissait de choisir à nouveau. L’imprévu faisait +apparaître leur dissemblance. Cependant ils se refusaient à l’avouer, +même à le voir, et jusque dans la simple discussion d’un voyage, ils se +cachaient les vrais motifs qui les faisaient agir. + +--Nous pourrions chercher en Suisse, fit Clarisse avec douceur. + +--Après tout, pourquoi pas? Ce serait plus raisonnable. Allons passer +trois jours à Montreux. + +Mais Clarisse fut plus raisonnable encore. Elle dit: + +--Est-ce bien la peine pour trois jours d’abandonner ton bureau? + +Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, s’étira, affecta son air +habituel de paresse, comme pour mieux écarter l’idée d’un déplacement +quelconque. Il n’osait reconnaître tout haut que les affaires, après son +accès d’impatience et de dépit, recommençaient à le séduire. Comment +prendre du plaisir loin de ses émotions favorites? Il trouva un prétexte +pour masquer l’exigence de sa passion: + +--En somme, nous venons de faire de gros frais à la Cômerie. Ce n’est +pas le moment de trop dépenser... + +La Cômerie, vieille maison indulgente... Clarisse tourna vers elle ses +pensées avec une vague gratitude. Existait-il au monde un lieu qui valût +celui-là? Plus elle y songeait, plus elle se persuadait qu’elle y serait +heureuse. Là-bas, le bonheur lui faisait signe. Elle répondit à Hubert: + +--Comme tu le voudras... + + * * * * * + +Chez un libraire où elle était allée acheter un livre, Clarisse +attendait que le commis lui remît son paquet, quand la porte s’ouvrit, +et un jeune homme entra. + +Au premier coup d’œil, elle crut voir Laurent, et elle ressentit un +petit choc intérieur. Mais non, ce n’était pas lui. Quoique plus âgé, le +nouveau venu lui ressemblait. Il avait le même visage régulier, +toutefois plus lourd, et vulgaire. Il s’adressa à la caissière et +Clarisse entendit qu’il parlait mal le français, avec un accent roumain. +Elle demeura immobile à le considérer sans qu’il s’en doutât. Elle +cherchait à démêler la parenté entre les deux visages: celui-ci, qui lui +était inconnu, et l’autre, qu’elle n’avait pas revu depuis bien des +jours déjà. Elle était contente de raviver au contact de cette réalité +de hasard l’image qu’elle portait obscurément en elle. Mais, se plaisant +à l’illusion de cette présence, dans la même seconde elle en voulait à +cet étranger de ressembler à Laurent et de ne pas être lui. De quel +droit se permettait-il ces similitudes? Comme il se retournait vers +elle, elle s’irrita qu’au lieu du sentiment pensif de l’autre il +montrât, sur des traits analogues, une expression satisfaite, presque +basse. + +--Voici, madame. + +Le commis lui tendit son paquet, elle le prit et s’en alla. + +Dehors, il pleuvait. Abritée sous son parapluie, hâtant sa démarche +régulière, Clarisse se disait qu’un être, malgré ses parentés +d’apparence, est incomparable. Si tel autre a la même bouche, les mêmes +yeux, ce n’est jamais l’identité, l’identité qui est cause qu’on le +préfère. Cette rencontre lui fut une occasion de chercher ce qui rendait +Laurent unique à ses yeux. + +Elle l’avait écarté d’elle, mais elle avait la nostalgie de Laurent. +Leurs relations interrompues, pourquoi ne pas les renouer? En +définissant le jeune homme, en le séparant de ceux qui lui ressemblaient +par quelques traits, mais qui n’avaient ni sa jeunesse mélancolique, ni +ses dehors réservés, elle se disait qu’elle le comprenait, qu’elle était +peut-être seule à si bien le comprendre. Alors pourquoi laisser +inachevée l’œuvre qu’elle avait entrevue, cette œuvre d’influence +morale, d’éducation dont elle n’avait esquissé que les premiers +éléments? Mais la séparation était nécessaire: c’était une preuve de +force qu’elle se donnait à elle-même, un témoignage éclatant de son +honnêteté. + +La pluie redoubla, rejaillit sur le trottoir. Elle allait rentrer chez +elle, mais elle ne trouverait personne car Hubert, repris d’activité, ne +quittait plus son bureau que très tard. Laurent était-il dehors par ces +averses qui risquaient de l’enrhumer? Peut-être pensait-il à elle, en +cette minute exacte, comme à une grande amie raisonnable? Peut-être, +puisqu’elle regrettait de ne plus le voir, éprouvait-il lui-même un +regret pareil? Que faisait-il? Elle eut une envie démesurée de connaître +d’humbles détails pratiques de son existence. + +Mais ces réflexions solitaires qu’elle renfermait en elle et qu’elle se +gardait d’approfondir, lui causèrent une mélancolie désenchantée. Depuis +quelque temps, les choses tournaient court, avortaient. Elle demeurait +dans l’incertitude, avec le regret vague de ses désirs mal définis. Il +lui arrivait de soupirer sans cause. Jamais les journées ne lui avaient +paru si longues. Elle refusa un dîner chez les Gaillardoz, témoigna par +moments d’une mauvaise humeur qui l’étonna elle-même tant elle était +imprévue. Elle s’ennuyait sans oser l’avouer. Et cet ennui qui n’avait +pas de motifs évidents, l’entourait d’une sorte de voile gris aux nœuds +toujours plus serrés, l’entortillait sans qu’elle pût faire un mouvement +pour y échapper. Morne ennui qui pesait sur son existence, découragement +voisin parfois des larmes... + + + + +X + + +On vint en hâte prévenir Clarisse: l’un de ses protégés, le petit garçon +de la rue du Soleil-Levant, était en train de mourir. Quand elle entra +dans la pièce étroite où elle lui avait si souvent rendu visite, il +était mort. Sa mère, une grosse blanchisseuse à la figure rouge, assise +sur une chaise, se tenait immobile et le regardait fixement. Elle avait +interrompu sa lessive, elle était accourue. Puis, ayant assisté à sa +dernière heure, maintenant elle demeurait écrasée, sans comprendre. + +Son enfant était devenu très beau. L’expression habituellement +souffreteuse de ses traits avait disparu. La maladie cessait de le +tourmenter: il semblait guéri. Deux voisines qui s’étaient poussées +jusqu’au seuil de la chambre, s’extasiaient à voix basse sur les hasards +de la vie et le grand calme de la mort. Ce gamin dont elles avaient +souvent maudit les cris de souffrance, leur apparaissait comme une +étrange victime, et leurs phrases banales trahissaient d’effroi. + +La mère finit par sortir de sa stupeur douloureuse, essuya ses yeux qui +savaient mal pleurer, et dit à Clarisse: + +--Il vous aimait, le petit! Qu’aurait-il fait sans vous, bien des +fois... Il vous a réclamée avant de... eh mon Dieu!... Voulez-vous +rester avec lui jusqu’à six heures: il faut que je retourne à mes +savonnages. + +La mort de cet enfant inspira une affreuse tristesse à Clarisse. Elle +tint à s’occuper elle-même des formalités et de l’enterrement. Le +service funèbre fut fait par le pasteur Lachault. Elle se rappela avec +quelle confiance le petit laissait dans sa main sa main fiévreuse. Elle +regretta amèrement d’être arrivée trop tard à son chevet d’agonie, de +n’avoir pas revu son sourire hésitant et son regard qui l’implorait. +«Comme il est lamentable, songea-t-elle, de faire défaut à ceux qui vous +espèrent jusqu’à la dernière minute. Une affection vraie est si rare +qu’on ne devrait pas la désillusionner. Faut-il pour témoigner de +l’intérêt aux autres attendre qu’on vous appelle?» Et puis elle se +souvenait des paroles de la mère: «Ce petit m’aimait», et cette simple +pensée lui donnait un grave et profond contentement. + +Clarisse n’était pas privée d’affection: liens du sang ou d’une alliance +légitime, liens d’amitié aussi, liens sociaux qui lui étaient assurés +publiquement et sans conteste. Mais, par comparaison, ces attachements +lui parurent monotones et dépourvus de chaleur. Certes, elle se savait +considérée par beaucoup de personnes, mais qui donc la préférait? +Clarisse se reprocha bien vite une telle réflexion: n’avait-elle pas son +mari, ses parents? Toutefois elle ne put s’empêcher de concevoir un +sentiment spontané, qui ne ressemblerait pas aux autres, qui résulterait +d’une nécessité particulière, peut-être secrète, et non du consentement +universel. Elle se disait qu’elle en avait vu la première esquisse chez +ce petit garçon qui était mort, mais que jamais elle ne le connaîtrait +plus complètement. + +Comme elle ne faisait rien pour la chasser, sa tristesse se généralisa. +Sous l’impression de cette mort, la vie lui apparut comme une vaste +étendue désolée, sans chemins et sans abris. Presque toutes les +destinées étaient malheureuses puisqu’elles s’interrompaient +brusquement, sans toujours achever leurs désirs. Partout il y avait des +séparations. Chaque homme, chaque femme étaient en deuil de quelqu’un. +Sa vue entière de l’humanité tourna au noir. Un tel pessimisme était la +seule opinion qui pût la satisfaire à cette heure, satisfaire les +besoins obscurs d’un cœur ignorant de lui-même. + +Un soir, Clarisse se mit à son bureau pour rédiger le compte-rendu de +son orphelinat. C’était un travail qu’elle faisait chaque année en y +apportant tous ses soins. Il lui valait régulièrement les compliments de +ses lecteurs, étonnés qu’une femme pût montrer tant d’ordre et de clarté +dans un rapport et des statistiques. + +Hubert, qui avait allumé un cigare, s’étala dans son fauteuil. + +--Ah, soupira-t-il, quelle chance de passer une soirée tranquillement +chez soi. + +Comme sa femme, absorbée dans une addition, ne répondait pas, il reprit: + +--Tu sais que les Gaillardoz ont acheté une auto? C’est Fanny qui l’a +exigé. Une trente chevaux avec laquelle ils comptent voyager. Gaillardoz +a peut-être tort de toujours céder à sa femme: elle deviendra +insupportable... Insupportable! + +Au bout d’un moment, il recommença: + +--Tiens, la pendule est encore arrêtée. Il faudra faire venir +l’horloger, ce petit horloger bossu que tu as découvert. Comment diable +s’appelle-t-il?... Mais enfin, pourquoi ne dis-tu rien? + +Les questions de son mari dérangeaient beaucoup Clarisse. Ce soir elle +ne parvenait pas à rassembler ses idées et à rédiger ses phrases. Sa +pensée se dissipait dès qu’elle cherchait à la préciser. Habituée à +exécuter immédiatement ce qu’elle voulait, elle éprouva une humiliation +profonde de sentir comme paralysée l’intelligence dont elle était fière. + +--Je t’en prie, fit-elle, jette ce cigare. C’est la fumée qui m’entête. + +--Mais c’est un très bon cigare. Il m’a été offert au conseil de la +Banque générale par un collègue qui les fait venir de la Havane. + +--Eh bien alors, va le fumer ailleurs... Je te le demande. + +Hubert fronça les sourcils, cessa de jouer ce personnage bourgeois, +bonhomme et ensommeillé qu’il affectait chez lui, par dissimulation, et +il s’en alla dans son fumoir méditer des opérations de Bourse. + +Mais Clarisse, laissée seule n’éprouva pas moins de difficulté dans son +travail. Véritablement, sa pensée était rebelle. Elle griffonna quelques +lignes, les recommença, puis, d’impatience, déchira la feuille. +Qu’avait-elle donc? Pourquoi son cerveau était-il incapable et son cœur +stérile? Elle s’efforçait de se représenter l’œuvre dont elle devait +raconter l’exercice écoulé, mais son cher orphelinat la laissait +indifférente. Les mots ne lui venaient pas, c’est qu’elle ne sentait +rien. Pourquoi cette impuissance dont le papier raturé était la preuve +évidente et qu’elle n’arrivait pas à surmonter? + +Ces questions lui parurent plus indiscrètes que celles de son mari, tout +à l’heure. Elle redouta, sans chercher à les préciser, les réponses +qu’il faudrait faire. Elle eut peur de sa propre curiosité. Et ainsi il +lui était impossible de dissiper ou de contraindre des inquiétudes +qu’elle ne voulait même pas définir. + +Alors elle reprit son manuscrit et s’appliqua de toutes ses forces. Si +elle arrivait à terminer son rapport, c’est-à-dire si elle retrouvait, +comme naguère, le plein exercice de ses facultés intellectuelles, elle +n’aurait pas besoin de s’interroger davantage. Sous l’empire de cette +conséquence, les idées lui revinrent, et elle se remit à écrire avec une +sorte de fièvre, et comme l’ardeur d’une personne poursuivie qui se +sauve. L’activité renaissante de son intelligence la détourna du mystère +mélancolique qu’elle portait en elle. Phrase après phrase, il lui sembla +affirmer son intégrité morale, défier l’inconnu. Quel soulagement d’être +encore, d’être toujours maîtresse d’elle-même! Son écriture, redevenue +nette et droite, couvrit les pages les unes après les autres, jusqu’à la +dernière qu’elle termina d’un grand parafe victorieux. + +Minuit sonna. Hubert était couché depuis longtemps. Maintenant que le +travail était terminé, l’inspiration ne soutenait plus Clarisse qui se +trouva étrangement seule. Elle frissonna à l’idée de retomber dans +d’autres incertitudes. Alors pour éviter le retour de ces faiblesses, +elle se fixa un programme. Dès le lendemain, elle recommencerait ses +visites de pauvres qu’elle avait négligées depuis trop longtemps. +Obéissant à son esprit méthodique, elle résolut d’agir afin de rétablir +son équilibre, et aussi pour éviter de regarder en elle-même. + +Le lendemain, Clarisse alla chez Mme Winiger. Elle revit la porte +étroite, l’escalier de pierre aux marches creuses et, dans son petit +appartement du quatrième étage, la vieille insensée. + +Mme Winiger la considéra en pinçant sa bouche flétrie: + +--Ah, vous voilà, vous? Enfin!... M’aviez-vous donc oubliée? + +Clarisse s’excusa: + +--Je vous apporte... + +--Chut! + +La vieille femme crispa sur son bras sa main maigre afin de mieux lui +enjoindre de se taire. + +--Prenez garde, fit-elle. On nous écoute peut-être. + +--Mais qui donc? + +--Baissez la voix, je vous dis... + +Clarisse ne comprenait rien à tant de mystère. Et l’autre, avec un grand +air tragique: + +--Je suis entourée d’espions, d’ennemis, de gens qui m’en veulent... +Mais oui, Ils sont nombreux, Ils cherchent à savoir, Ils veulent me +nuire... Ah! on ne s’en doute guère, dans le quartier. Silence!... + +--Mais je vous assure... + +--Soyez tranquille. Je suis résolue à me défendre. Et Ils n’ont encore +rien obtenu. + +Cette menace fictive l’intéressait au point qu’elle reprenait des +forces. Clarisse l’avait laissée geignante et malade: elle se dressait, +maintenant, attentive comme une sentinelle. L’oreille tendue, elle se +glissa de son fauteuil, gagna sans bruit la porte pour mieux écouter ce +qui se passait au dehors, puis revint vers sa visiteuse. Une excitation +réelle animait son corps débile. Au déclin de son existence elle avait +trouvé le moyen de s’amuser. + +--Si vous saviez, reprit-elle, toutes les ruses qu’Ils essayent pour me +surprendre. Mais je suis plus fine qu’eux tous. Et je ne dirai pas mes +secrets, pas même à vous, vous iriez me trahir... Personne ne les +connaîtra. Tant pis, messieurs et mesdames! + +Elle essaya une révérence, fit une grimace de vieille comédienne, puis, +changeant soudain de ton, reprit d’un air sévère: + +--Ah! vous me laissiez seule ici au milieu des dangers et maintenant +vous venez me demander pardon. + +Clarisse la contempla, un peu attristée, un peu déçue. Son intention +était de lui lire des passages des Écritures. Fallait-il se risquer et +mêler la parole biblique à ces divagations? + +--Madame Winiger, voulez-vous que je vous lise la parabole... + +--Oui, oui, mais pas trop fort: je crois qu’Ils essayent de percer la +boiserie. + +Clarisse se mit à lire. La vieille, très grave, hochait la tête et se +comportait comme si Clarisse soumettait le récit à son approbation. Elle +ponctua la lecture de «Pas mal... D’accord... Hé, hé...». Puis, de temps +à autre, reprise par son obsession, elle se tournait vers la fenêtre ou +vers la porte, pour ne pas relâcher la surveillance. Clarisse parfois +levait les yeux, près de s’interrompre, alors la vieille l’encourageait, +avec le sourire supérieur d’une grande personne indulgente à des +puérilités. + +--Continuez donc... + +Et elle avait véritablement l’air d’être celle qui se plie par +complaisance aux caprices d’une malade. Après un quart d’heure, Clarisse +n’y tint plus et laissa retomber le livre sur ses genoux. Mme Winiger, +les yeux perdus, murmura: + +--Ah c’est bien joli, bien joli... Moi aussi j’en raconterais des +paraboles, si je voulais. Mais, motus! + +--Avez-vous besoin de quelque chose? demanda Clarisse sans vouloir +attacher d’importance à ces billevesées. + +--J’ai besoin de silence. + +--Répondez-moi: qu’est-ce qui vous ferait plaisir? Je puis vous apporter +des fleurs, ou bien des oranges. Un peu de gelée de poulet, peut-être? + +--Leur Chef est un grand homme noir dont j’ai refusé la main. + +Découragée, Clarisse se leva et voulut s’en aller. De nouveau la vieille +Winiger se laissa glisser de son fauteuil pour accompagner sa visiteuse. + +--Prenez garde en sortant: Ils se tiennent tous contre la porte. Je la +fermerai vite derrière vous, sans cela Ils entreraient et se mettraient +sous mon lit. Ils vous questionneront. Oh! Ils sont malins et cajoleurs +quand Ils ne sont pas méchants... Allez, vite, sortez. Mais +dépêchez-vous donc! + +Elle tapa la porte, et Clarisse se trouva expulsée sur le palier obscur. +Descendant lentement l’escalier, elle songea combien vaine était sa +visite. Mme Winiger ne l’avait point entendue. D’ailleurs, avait-elle +besoin de consolation? Cette vieille toquée passait ses journées dans le +bonheur, et Clarisse, loin de l’enseigner, aurait dû écouter sa leçon. +«Oui, certes, se disait-elle avec un accent de tristesse et de défi, Mme +Winiger est plus heureuse que moi.» + +Obéissant à l’ordre qu’elle s’était donné, elle se dirigea vers la +Pélisserie et monta les cinq étages de Pigueret, le vieux batelier +repenti. Du palier où elle reprenait son souffle, elle l’entendit qui +chantait gaillardement. Elle frappa: + +--Entrez, bon sang de bon Dieu! fit une voix joviale. + +Elle entra et vit bien qu’à son apparition il cachait sa pipe, la mine +atterrée, et changeait de ton comme d’attitude. + +--Hé, madame, comme vous êtes bonne de venir me voir. Justement +aujourd’hui, je vais beaucoup mieux. + +--Et vos rhumatismes? + +--Le remède que vous avez eu la bonté de m’envoyer a beaucoup diminué +mes douleurs. Grâce à la Providence et à votre charité... + +--Laissez donc. + +Clarisse fit des yeux le tour de la pièce et rencontra sur la table une +bouteille avec cette étiquette: Rhum. Le regard de Pigueret avait suivi +le sien et, en réponse, prit une expression doucereuse: + +--C’est un de mes vieux camarades qui m’a apporté ça. Il dit que c’est +excellent pour les rhumatismes. J’ai voulu essayer, pour ne pas lui +faire de la peine. On nous dit toujours de ne pas faire de la peine aux +autres, et on a bien raison. Alors, n’est-ce pas... + +--Combien en avez-vous bu? + +--Oh, madame, pensez-vous? Je ne bois pas, je me frotte. + +Il dit ces mots avec une indignation vertueuse, puis, quand même, il ne +put s’empêcher de sourire de sa blague que démentait son haleine +alcoolisée. Cependant comme Clarisse ne manifestait pas cette indulgence +complice sur laquelle comptent les pochards, il prit un air contrit et, +avec un soupir: + +--Moi et les liqueurs, c’est fini. J’ai bien compris que c’est mal d’en +boire. Parfois, bien sûr, le besoin me reprend. Dame, la goutte, c’est +l’habitude de l’homme. Mais je lutte. Et puis, n’est-ce pas, y a pas: +j’ai signé. + +Il tendit la main vers un calendrier édité par la Croix-Bleue et cadeau +de sa bienfaitrice. Mais il avait oublié depuis un mois d’en enlever les +feuillets. + +Pigueret le remarqua, et alors, avec une intonation attendrie: + +--Vous me lirez bien quelque chose, ma bonne dame. + +Clarisse s’excusa et dit qu’elle avait mal à la gorge. Puis, surmontant +son dégoût, elle demanda avec un enjouement forcé: + +--Et que devenez-vous? Êtes-vous sorti ces jours derniers? + +Oui, il sortait de temps à autre. Il retournait volontiers sur le port, +se chauffer aux premiers soleils. Il regardait les mouettes, les +pêcheurs, les barques, il retrouvait des bateliers. Il bavardait. +Parfois il poussait jusqu’au bout des Eaux-Vives où habitait une de ses +filles qui était charcutière. Et le dimanche, s’empressa-t-il d’ajouter, +il allait à l’église... + +--Moi, il me faut Saint-Pierre toutes les semaines! + +Clarisse écouta ses histoires qu’elle connaissait par cœur. La figure du +vieil ivrogne, tannée par le vent et la lumière, avait mille petites +rides qui le trahissaient toujours en lui donnant l’air de rire de ses +propres paroles. Elle songea qu’il avait dû être autrefois un fier +sacripant, buvant sec, jurant comme un païen, et tirant des bordées +terribles. Il était devenu patelin, douillet, sournois. Elle l’aurait +préféré encore insolent et brutal. + +Pourquoi n’avait-elle jamais aperçu chez ce pauvre homme la lâcheté et +la dissimulation humaines? L’hypocrisie des autres lui fit horreur. Et +elle haussa les épaules en pensant à la charité «chrétienne», qui la +menait chez tant de malheureux: elle souhaitait leur faire du bien, mais +eux n’attendaient d’elle qu’un secours matériel, et mentaient, comme +Pigueret, pour mieux l’obtenir. Ce n’était pas leur faute, c’était la +sienne. Pourquoi vouloir leur imposer ce qu’ils ne demandaient pas? Ses +lectures, ses pieuses exhortations, ses conseils lui parurent ridicules. + +Pigueret lui dit, d’un ton papelard: + +--M. Lachault est venu me voir... + +Par contraste, l’image du grand pasteur fit du bien à Clarisse: +celui-là, c’était une conscience, une volonté. Elle comprit ses +exigences, son besoin de proclamer la vérité qui scandalisaient ses +tranquilles paroissiens. Dans cette mansarde empestée, on sentait mieux +la nécessité du grand vent pour balayer ce qui est impur. + +Pigueret ajouta: + +--Il voulait me prêter un peu d’argent pour envoyer à ma petite-fille +qui est en apprentissage à Neuchâtel, et puis, justement, il avait +oublié son porte-monnaie. Enfin, je ne discute pas la Providence. + +Clarisse vit l’allusion, peut-être le mensonge. Elle se leva, lui donna +vingt francs comme pour payer sa propre délivrance, puis, coupant court +aux remerciements excessifs, elle s’enfuit, la bouche pleine d’amertume. + +Ces deux visites lui firent beaucoup de mal. Désormais son activité +quotidienne lui parut sans justification profonde. Elle s’obligea à +continuer les mêmes gestes, les mêmes démarches--qu’aurait-elle fait +d’autre?--mais ils prirent un caractère automatique. L’âme manqua. Pour +les êtres optimistes et sûrs d’eux-mêmes, chaque journée a une saveur +qui suscite l’appétit d’exister: Clarisse continua ses occupations parce +qu’il le fallait bien, et comme on se met à table quand on n’a pas faim. +Elle douta de sa force, de sa certitude, de son orgueil même. + + * * * * * + +Assis devant son petit déjeuner, Hubert ouvrait son courrier avec le +sérieux qu’il apportait toujours à ce geste. Il coupait les enveloppes +au moyen de son canif et les plaçait à sa gauche; à sa droite il +empilait les lettres. Une de celles-ci le retint: c’était une demande de +secours que lui adressait une pauvre femme veuve et chargée d’enfants. +Sous la maladresse des phrases perçait l’aveu d’une triste misère. +Hubert leva les yeux pour demander conseil à Clarisse. D’habitude elle +déjeunait à huit heures tapant, soucieuse d’être prête en même temps que +lui et de diriger son ménage dès le matin. Mais ce jour-là elle était +restée au lit en invoquant une grande lassitude. + +Il hésita, puis passa dans la chambre de sa femme et lui montra la +lettre. Il était exact, méticuleux dès qu’il s’agissait d’argent, mais +il n’était pas avare. Sans jamais en faire étalage, il aimait inscrire +sur ses livres d’importantes libéralités. + +--J’ai envie, dit-il, de faire quelque chose pour cette malheureuse. +Veux-tu procéder à une enquête? Si elle dit vrai, il faut agir tout de +suite. + +Que de fois ils avaient prononcé de telles paroles! L’exercice de la +charité était ce qui les unissait le plus. Là étaient leur devoir +commun, leur satisfaction partagée. Cependant Clarisse ne répondit pas +tout de suite. La perspective de retourner dans un de ces logis +populaires, de se créer une nouvelle obligation de bienfaisance, lui +était pénible. Hubert, déjà pressé, insista: + +--Alors, c’est convenu? + +Peut-être, si Clarisse avait été à sa place coutumière, et habillée, +coiffée, et en train de verser à son mari sa tasse de thé, aurait-elle +obéi à sa discipline habituelle. Mais la chaleur du lit où elle +s’attardait, déguisant en lassitude sa paresse découragée, la rendit +lâche: ce changement infime dans ses mœurs lui changea les idées. Elle +répondit: + +--Pourquoi se presser? La lettre exagère peut-être... Ne te laisse pas +prendre aux apparences. + +--Précisément, il faut s’informer, étudier le cas. + +Il traitait ces choses-là comme une affaire, avec sa netteté +professionnelle. + +--Iras-tu? Je suis en retard... + +--J’irai... + +Elle n’y alla pas. Elle envoya sa femme de chambre à l’adresse indiquée, +avec un billet de banque dans une enveloppe. Pigueret lui avait enseigné +sans le savoir le moyen de se libérer. Ensuite elle regretta cette +dérobade; ce qui faisait la valeur de la charité, c’était la visite +personnelle, la parole affectueuse, et l’argent ne venait qu’ensuite, +comme remède matériel. Quand Hubert rentra pour déjeuner, elle raconta +que de violents maux de tête l’avaient retenue chez elle. + +--Es-tu malade? + +--Non, un peu de fatigue... + +Clarisse s’écoutait si peu, en général, qu’il insista pour téléphoner au +docteur. Elle se défendit, elle lui en voulut de ne pas deviner qu’elle +se servait d’un prétexte. Voyant sa mine fâchée, et, pour la satisfaire, +il lui dit: + +--Quant à la femme de ce matin, ne t’en préoccupe pas. Après tout c’est +peut-être une intrigante, une hypocrite. Il y en a tant. En tous cas, je +ne veux pas qu’on m’exploite. + +Il aurait mieux aimé passer à côté d’une douleur vraie qu’être trompé +par un faux malheur. Jamais personne ne l’avait roulé, ni une femme, ni +un homme d’affaires. Il en tirait une sorte de vanité astucieuse, un +dédain profond pour les naïfs, et il devenait de plus en plus méfiant à +mesure que la vie augmentait les enjeux. + +Mais Clarisse s’accabla intérieurement de reproches. Elle n’avait pas +rempli son devoir, et il lui devenait de plus en plus difficile de le +remplir. Elle ne trouvait pas dans son existence personnelle les moyens +de s’arracher à l’inertie mélancolique où elle s’enlisait. Alors elle +résolut de recourir à autrui, et elle se décida à rendre visite à son +père qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Et comme elle se sentait +de plus en plus inquiète, elle y alla le jour même. + + + + +XI + + +M. Jean-Étienne Bourgueil était dans sa bibliothèque où un rhume le +confinait depuis plusieurs jours. Le cou enveloppé d’un foulard blanc, +sa tête paraissait singulièrement émaciée, avec son grand nez qui +pointait, ses rares cheveux ramenés en avant et comme emportés par une +silencieuse bourrasque. Clarisse le questionna. + +--Eh bien, répondit-il, je tousse et ta mère me soigne. Naturellement, +ta mère triomphe. J’ai aussi parfois un peu de peine à respirer. +Qu’importe! Je ne veux pas faire un sort aux petites misères. + +M. Bourgueil avait toujours maté la chair. Depuis des années il dormait +dans une chambre sans cheminée ni radiateur, sur un lit de camp. A +table, il ne buvait que de l’eau. Il n’était pas du tout sensuel, ce qui +expliquait à un certain point son fanatisme doctrinaire. Ni gourmand, ni +artiste, ni sceptique, ni indulgent, il n’était occupé que d’idées +générales mais qu’il rendait passionnées. Son intelligence ardente et +forte, nourrie de philosophie antique et d’humanisme chrétien, aimait à +grouper les événements de l’histoire en larges perspectives +d’hypothèses, ou bien à faire combattre entre elles les abstractions +pour donner ensuite à celle qu’il préférait une magnifique couronne +d’éloquence. Ses plus belles heures, il les avait passées au travail, +lisant, annotant, écrivant, méditant, loin du monde et de la nature, +mais recréant un monde et une nature selon sa pensée et les peuplant de +nobles chimères. Dans ses yeux, usés par les veilles, le regard prenait +maintenant une sorte de lassitude. + +--Ah! fit-il, je suis quand même fatigué. + +--Vous devriez vous soigner, dit Clarisse avec inquiétude. + +Elle chérissait son père, mais ce sentiment, dont elle ne se rappelait +pas la naissance, était plus latent que déclaré. M. Bourgueil n’aurait +pas admis, d’ailleurs, qu’on lui témoignât de petites attentions, des +tendresses féminines. Et elle l’admirait encore plus qu’elle ne +l’aimait. Dès sa petite enfance elle avait subi le prestige de cet homme +impératif et absorbé, parfois grondeur, et dont elle n’avait jamais +entendu parler autour d’elle qu’avec beaucoup de respect. Sa famille, +son monde s’enorgueillissaient de le compter parmi eux. Cependant sa +pensée audacieuse aurait effrayé plusieurs des siens, s’ils l’avaient +comprise. Dans le public, on était fier de son talent, de sa réputation +européenne: on le lisait peu, mais on le louait de continuer, avec +quelques autres, la grande tradition genevoise de savants et de +philosophes. Sa notoriété ne devait rien à la mode: par son œuvre aussi +bien que par sa personne il excluait toute idée de familiarité. + +Lorsque Clarisse vit son père mélancolique, elle le jugea plus rapproché +d’elle, plus apte à la comprendre. Attendrie de commencer une +confidence, elle murmura: + +--Si vous passez de mauvais moments, laissez-moi vous dire que +moi-même... + +Mais comme il n’écoutait jamais très bien les autres, il crut qu’elle +s’attendrissait sur lui et voulut redresser sa royauté chancelante: + +--N’exagère pas mes paroles. Peu m’importe que ma carcasse gémisse. +Aussi longtemps que je pourrai travailler, je ne me plaindrai pas. Tant +pis si l’on souffre. L’histoire enseigne que les grandes choses +s’accompagnent toujours de douleur. Il ne faut pas se dorloter, ni +déguiser sa paresse sous la maladie. + +Clarisse se crut visée quoiqu’il ne cessât de penser à lui. + +--Vous ne pensez qu’à des sorts tragiques, répliqua-t-elle sans mesurer +son audace. Mais il y a des misères plus modestes, des inquiétudes +quotidiennes dont on ne s’explique pas le sens et qu’il serait bien +légitime de vouloir guérir. Vous me parlez de l’histoire, je vous parle +de la vie de tous les jours, de vous, de moi... + +--Je ne regrette pas de souffrir, ajouta-t-il sans s’offusquer de cette +interruption, parce que c’est la rançon de ma vie, et que je ne regrette +pas ma vie. Mais tu ne peux comprendre les ambitions d’un homme, et sa +fierté d’avoir accompli sa tâche, sa mission, peut-être. + +Il maintenait ses distances, majestueusement. Pour lui, Clarisse était +toujours la petite fille, l’enfant qui se tient tranquille sur sa chaise +et qui assiste, sans l’entendre, à la conversation des grandes +personnes. Elle en fut froissée. Elle répondit: + +--Je vous assure que je partage votre idée. Les femmes, il est vrai, +n’ont pas une œuvre proprement dite à réaliser, mais elles ont leur vie, +leur cœur qui les préoccupe... + +M. Bourgueil ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre et +daigna réfléchir à ce que disait sa fille. + +--Continue, fit-il. + +--Les femmes attachent de l’importance à d’autres choses que vous, mais +celles-ci leur importent grandement. Oh! je ne prétends pas comparer. +Leur mission, comme vous dites, et quand elles n’ont pas d’enfant, n’est +pas hors d’elles: elle se confond avec leur existence... Aussi +sont-elles anxieuses de ne pas la manquer... + +Clarisse s’arrêta, ne sachant plus très bien ce qu’elle voulait +expliquer. Son père vint à elle, et, sans même incliner son profil +d’oiseau décharné, il tapota sa joue. + +--Tu as mille fois raison, dit-il en souriant. + +Et ce sourire amical, mais qui refusait la discussion, prouva à Clarisse +que son père ne supposait même pas qu’elle eût une pensée indépendante. +Pourtant, elle voulait un conseil ou une consolation. Elle était venue +pour cela. Et son père devait l’aider, oublier un instant sa propre +personne et tous les livres dont il était l’auteur, pour tendre les bras +à sa fille malheureuse... Elle vit les grandes bibliothèques étageant +leurs reliures, et reprit avec un accent de soumission: + +--Papa, vous avez écrit l’_Histoire de la liberté_ et elle vous a rendu +célèbre. Vous savez combien j’en suis fière? Mais laissez-moi vous +demander si elle est achevée? + +--Que veux-tu dire? + +Si peu observateur qu’il fût, il devina chez Clarisse une +arrière-pensée. Il jeta sur elle un regard surpris, presque mécontent, +puis il le tourna avec plus de douceur vers les huit volumes, +pareillement reliés de noir et d’or, qui s’alignaient sur un rayon à +portée de sa main. Clarisse reprit en hésitant, étonnée elle-même des +mots qui lui venaient à l’esprit: + +--Votre histoire, c’est, comment dirais-je? l’histoire d’un combat... + +--Oui, c’est juste, un combat pour la liberté. + +--Ne croyez-vous pas qu’il dure encore, et qu’il existe pour tous les +hommes, humblement? Chaque jour, c’est bien ce problème que nous devons +résoudre dans nos destinées particulières. Ce serait un chapitre nouveau +à écrire. Moi-même, en ce qui me concerne... + +--Mon œuvre est une œuvre de philosophie politique, s’écria le vieux +Bourgueil, piqué par le reproche d’avoir été incomplet.--Elle est +achevée. D’ailleurs je considère les ensembles, je ne m’occupe pas des +destinées particulières. Je ne m’en occupe pas, tu entends... Qu’est-ce +qui t’a fourré ces idées dans la tête? + +--Personne, je vous assure... + +--On m’a reproché d’être trop systématique, je le sais! Je ne pensais +pas que tu reprendrais cet argument qu’ont développé certains envieux... + +Il s’arrêta. Il savait qu’une de ses petitesses était de sentir trop +vivement les critiques. Il s’efforçait de dissimuler cette mesquinerie, +et voilà qu’il venait de la trahir. Il pria Clarisse de s’expliquer. + +--Eh bien! il me semble que pour être tout à fait libres, nous devons +nous efforcer de ne pas nous laisser engourdir par la banalité de nos +habitudes. Est-ce qu’il n’y a pas une lutte pour la sincérité, ou plutôt +pour la liberté d’être sincère. Nos relations de famille, de société +nous empêchent parfois d’être véridiques vis-à-vis de nous-mêmes. Les +autres nous empêchent d’oser... Enfin si je me sens tout à coup +déprimée, sans courage, entraînée sans que je le veuille vers je ne sais +quel but, mon indépendance se voit compromise. Me comprenez-vous? C’est +pour moi que je vous parle. + +--Les femmes n’ont jamais su traiter d’idées générales, affirma M. +Bourgueil sur un ton de dédain, et rassuré par le désordre des arguments +qu’on lui présentait. + +--Mais ce ne sont pas des idées générales, papa! s’écria Clarisse avec +angoisse. + +--Tu commences par me proposer des objections théoriques et tu continues +par des raisons personnelles. Tu cherches l’application de mes doctrines +dans ta propre existence. C’est mêler les questions. + +Clarisse ne sut que répondre. Elle avait cru ingénieux d’attirer son +père sur le terrain qu’il préférait, mais elle se trouvait incapable de +diriger la discussion. Les idées qui lui venaient à l’esprit ne +s’accordaient pas ensemble et elle était tentée de choisir celles qui +l’exprimaient elle-même, plutôt que celles qui correspondaient au sujet +débattu. + +Le vieux Bourgueil prit sur son bureau une liasse de feuilles imprimées +et l’agita: + +--Tiens, voilà une coupure de l’_Edinburgh Review_ que j’ai reçue hier. +Tout un article de la revue est consacré à ton père. L’auteur fait +quelques réserves de détail--elles sont intéressantes d’ailleurs--mais +il souscrit à mes conclusions. Il vante la marche générale de l’ouvrage, +l’ordonnance des parties. Certaines pages sur la Révolution française +l’ont particulièrement retenu... + +--Mais, papa... + +--Tu te rappelles, le chapitre où je montre dans la Révolution un +mouvement religieux qui s’ignore lui-même. Cette thèse a été critiquée à +gauche et à droite, mais je l’estime vraie, et l’avenir lui rendra +justice. Tiens, ce chapitre je l’ai écrit au moment de tes fiançailles, +et tu t’es mariée juste huit jours après qu’il a paru en revue. Tu ne +pensais qu’à Hubert à cette époque... Et tu voudrais maintenant remettre +en discussion ce qui m’a pris tant d’années de recherches et de travaux? +C’est enfantin! + +M. Bourgueil, que les remarques de sa fille avaient mécontenté, redevint +condescendant tellement il se sentit le plus fort. Il reprit: + +--Et Hubert, au fait? Comment va-t-il, mon gendre? Sa finance lui +laisse-t-elle des loisirs? Qu’est-il en train de traiter? + +--Oh! répondit Clarisse, je ne saurais vous renseigner car il ne me +parle jamais de ses affaires: d’ailleurs je ne les comprendrais sans +doute pas davantage que la philosophie politique... + +--Tant mieux, fit naïvement M. Bourgueil, s’il ne t’ennuie pas avec des +histoires de Bourse et d’assemblées d’actionnaires. La banque m’a +toujours paru un triste métier. Je me souviens que mon père avait +l’habitude de dire... + +Clarisse ne l’écouta plus. M. Bourgueil la décevait comme l’avaient +déçue la vieille Winiger ou Pigueret. Elle ne savait pas comment +s’exprimer et il exigeait d’elle, pour la comprendre, des +explications systématiques et générales. Elle lui en voulut de son +autoritarisme,--elle qui était inquiète et troublée... Un bruit de +porte, qui vint jusqu’à eux, l’arracha à ses pensées. Puisque son père +ne lui était d’aucun secours, elle irait demander l’appui de sa mère. + +--Voilà maman qui rentre, fit-elle. Je vais la rejoindre. + +--Va lui tenir compagnie, dit M. Bourgueil. C’est l’heure où je dois +dormir... + +Dans le salon aux tapisseries bibliques, Mme Bourgueil tendit les bras à +sa fille pour l’embrasser. + +--Bonjour, ma chérie, comme je suis contente de te voir! + +Mais, tout de suite, elle devina quelque chose que le père n’avait pas +su discerner. + +--Tu es pâle? Qu’as-tu donc? + +--J’ai des ennuis. + +--Des ennuis? Viens me les dire. + +Mme Bourgueil prit la main de sa fille dans ses bonnes mains tièdes, +l’obligea à s’asseoir près d’elle. Clarisse pensa qu’il serait facile de +raconter son cœur. Elle commença lentement, s’efforçant d’être sincère, +de bien traduire ce qu’elle éprouvait d’insolite et d’incompréhensible. + +--Eh bien! voilà... Oh! c’est très vague... Je ne saisis pas bien +moi-même... Il s’agit de moi, de ma vie qui se transforme sans que je le +veuille. + +--Hubert n’est pas gentil avec toi? + +--Oh! si. + +--Tu lui reproches quelque chose? + +--Oh! non. + +--Merci, Clarisse, tu me soulages! Ah! je viens d’avoir très peur. +J’imaginais... je ne sais quoi... Mais tant que vous serez unis, ton +mari et toi, tout ira bien. Vous n’avez pas d’enfants, il est vrai, et +c’est un grand chagrin pour moi, je t’assure. Raison de plus pour rester +étroitement liés... D’ailleurs, vous êtes faits l’un pour l’autre. Vous +avez les mêmes goûts, les mêmes habitudes. Au fond, Hubert te +ressemble,--en moins bien, mais il te ressemble! + +Mme Bourgueil exécutait avec innocence cette fausse peinture. Pour +l’achever, elle ajouta: + +--Je ne vous ai jamais entendus vous disputer. N’est-ce pas? + +--Vous avez raison. + +--Oh! je sais que Hubert pourrait être parfois plus courtois, plus +aimable... Avec moi, par exemple, il manque un peu d’empressement. Mais +je ne lui en veux pas: il est très préoccupé de ses affaires. Et dame, +on ne saurait lui en vouloir puisqu’il gagne de l’argent et te fait une +existence agréable. Je me résigne à le voir bâiller dès neuf heures, +quand il vient dîner ici. + +--Je vous répète, maman, qu’il ne s’agit pas d’Hubert. + +--Et moi je te répète de ne pas laisser la vie relâcher votre affection. + +Clarisse regarda la tapisserie qui représentait David et Abigaïl. Et +elle songea que David n’éprouvait pas de l’affection, lui, mais de +l’amour: aussi, Abigaïl l’accueillait avec un geste de prière et +d’invite à la fois... Pourquoi sa mère n’employait-elle pas ce mot +«amour» au lieu du terme convenable d’«affection»? Ce mot, jamais autour +d’elle on ne se risquait à l’articuler. Sans doute paraissait-il +excessif, peut-être impudique. Elle-même, en ce moment, aurait été +presque gênée de le dire tout haut. + +--S’il ne s’agit pas d’Hubert, de quoi te plains-tu donc? demanda Mme +Bourgueil. + +Clarisse reprit courage. Elle se rapprocha, avec, sur son visage doux et +paisible d’habitude, une expression résolue, et elle vit sa mère +inquiète, tourmentée avant même de savoir, et toute prête à se rendre +malheureuse. + +--Il n’y a rien, déclara-t-elle, entre Hubert et moi, mais peut-être +vaudrait-il mieux qu’il y ait quelque chose, un grief que l’on puisse +formuler et combattre. Tout est calme et habituel dans nos relations. Je +suis sa femme, et il est mon mari. Cela vous paraît suffisant. Mais +j’éprouve depuis quelque temps une grande lassitude, et des besoins que +je ne sais formuler. + +--Clarisse! + +--Un dégoût, un ennui que je n’ai jamais connus me saisissent tout à +coup. Qu’est-ce que cela signifie? Ce qui me plaisait, ne m’attire plus. +Je n’ai plus l’impression de suivre une route droite, et qui me mène +quelque part. Parfois je me demande si je ne serais pas capable de +commettre de mauvaises actions. Pourquoi? + +--Clarisse! + +Mme Bourgueil était douloureusement surprise. Elle dit, sur un ton de +reproche: + +--Tu ne vas pas me raconter que tu souhaites autre chose que ton +bonheur; que l’existence que nous t’avons faite ne te suffit plus. + +--Qui sait? + +--Mais ce serait la porte ouverte à des tentations que tu ne soupçonnes +pas, ma pauvre enfant, mais qui te feraient bien du mal si elles +venaient à t’effleurer... J’ai moins de sagesse, moins d’intelligence +même que toi, mais je pressens ce que tu ignores, ce que tu ne peux pas +connaître... + +--Pourquoi me prêter cette ignorance? + +--Parce que, pour en venir à dédaigner son bonheur régulier et les +devoirs que la Providence vous assigne, il faut avoir passé par des +aventures, des complications... après tout, je ne sais pas très bien +lesquelles, mais que je devine terribles, et qui sont très éloignées de +nous, et principalement de toi. Toi si simple, si honnête, si pure... +Toi qui, toute petite, étais si sage. Ah! c’est impossible. Cela ne te +ressemble pas. + +--Cela ne m’a pas ressemblé assurément, mais cela me ressemblera +peut-être. + +Mme Bourgueil ne voulut pas admettre les hypothèses extravagantes de sa +fille. Elle entreprit d’écarter ce qui risquait de la contredire ou de +l’attrister. Lorsque la réalité la gênait elle réussissait à n’en pas +tenir compte et couvrait ses yeux de ses deux mains. + +--Ma pauvre Clarisse, fit-elle, comme un étranger se tromperait sur toi +en t’écoutant. Tes phrases t’expriment si mal. Je te sais incapable +d’une pensée qui n’appartienne pas à ton mari, d’une pensée qui ne soit +pas loyale... + +--Vous vous faites des illusions sur moi, murmura Clarisse. + +--Pas du tout. Tu ne vas pas m’apprendre ton caractère. + +--Pourtant... + +Mais Mme Bourgueil voulait empêcher Clarisse de se compromettre. Elle +l’interrompit avec force: + +--Tu es ma fille. Rien de ta vie ne m’est caché. Tu te calomnies en +imaginant je ne sais quels désirs impossibles. Tu es trop scrupuleuse, +et ta conscience se forge des fantômes... Ou bien, est-ce Fanny qui t’a +monté la tête? + +--Mais non, maman. + +--Non! Alors c’est M. Desnouettes? Je ne comprends guère votre intimité. + +Clarisse ne voulut pas que la conversation s’attardât sur les +personnalités. Pour détourner sa mère de cette piste qu’elle sentait +dangereuse, elle battit un peu en retraite: + +--Peut-être est-ce que j’exagère? + +Sa mère tenta tout de suite d’exploiter ce léger avantage: + +--Mais j’en suis certaine, moi. Tu n’es pas une rêveuse. Tu es +raisonnable. Tout le monde le sait. C’est l’éloge qu’on me fait toujours +de toi. + +Clarisse songea combien il est difficile d’échapper à l’opinion des +autres. Ceux qui nous touchent de près ne se rendent pas compte que nous +changeons. Ils nous chérissent toujours, mais pour des motifs souvent +périmés. Nous sommes prisonniers de l’apparence qu’ils voient, et +obligés par leur logique bien plus que par la nôtre. + +Mme Bourgueil, à cause du silence de sa fille, croyait l’avoir +convaincue. Alors elle s’attendrit. + +--Voilà bien ton portrait, dit-elle. Pourquoi serait-il modifié? Cela me +ferait tant de peine que tu ne sois plus ma petite Clarisse. Et tu ne +veux pas me faire de la peine, n’est-ce pas? + +--Mais non. + +--Comprends-tu, ma joie, c’est de vous voir heureux. Si le ménage de ma +fille n’allait plus, je serais bien tourmentée. Qu’est-ce que je +deviendrais, moi? C’est que ma vie dépend de la tienne. + +Jamais Clarisse n’avait causé de chagrin à personne. A cause de sa mère, +elle hésita à poursuivre ses plaintes. Il y eut un silence et Mme +Bourgueil soupira de satisfaction. + +--Dire, murmura-t-elle, que c’est moi qui te donne des conseils, à toi +que j’ai toujours écoutée! + +Rassurée maintenant, elle jugea adroit de faire une petite concession, +et reprit: + +--Je sais bien qu’une jeune femme a parfois des tristesses sans cause, +des chagrins fictifs plus pénibles que des chagrins réels. Mais je t’en +prie, quitte cet air mélancolique: souris-moi. + +Clarisse eut un pâle sourire, plus mélancolique encore. L’autre +continua, pour montrer qu’elle n’était pas injuste, ni fermée à toute +compréhension: + +--Moi aussi, j’ai connu de ces mauvaises heures... + +Alors sa fille se mit à sourire tout à fait. Mme Bourgueil, avec ses +cheveux blancs soigneusement coiffés, son air noble et naïf, n’avait +jamais dit une parole défendue, n’avait jamais eu une pensée qu’elle ne +pût avouer à l’instant même, et avait écoulé une existence parfaitement +heureuse et résignée. L’idée de ses «mauvaises heures» était comique! +D’ailleurs Clarisse avait trop de respect envers ses parents pour se les +représenter autrement que maîtres de leur vie et de leur cœur. Il lui +était impossible de leur prêter un passé, des hésitations, des +défaillances. Toute leur expérience ne pouvait donc servir de rien. +Chaque génération doit résoudre à tour de rôle les mêmes problèmes, et +les destinées successives s’ajoutent mais ne se corrigent pas l’une par +l’autre. Clarisse se leva pour partir, comprenant après coup l’inutilité +de sa visite. + +--Écoute, lui dit sa mère afin de prouver encore sa bonne volonté, +veux-tu que je parle à Hubert? + +--Oh! non, répliqua vivement Clarisse. + +Elle sortit de chez ses parents sans nul réconfort et plus incertaine +que jamais. L’un n’avait pas même cherché à la comprendre, et l’autre +l’avait si mal comprise. Cependant il lui fallait retrouver son +équilibre. A qui demander l’appui nécessaire? Elle pensa au pasteur +Lachault. Et tout de suite l’idée de cet homme austère, judicieux, +singulièrement perspicace la rassura: lui seul saurait découvrir la +cause de son malaise, et lui indiquer le parti à prendre. Sa déception +se transforma en espérance, une espérance fiévreuse. D’un pas allongé, +elle se dirigea vers la rue des Chaudronniers; elle savait qu’il +recevait ce jour-là. Il lui sembla qu’elle se rendait chez un médecin, +et qu’il allait la guérir. + +Elle arriva à la porte de sa maison et pénétra dans le vestibule. M. +Lachault habitait au troisième. Déjà le fait de se rapprocher de lui +aida Clarisse à voir un peu plus clair. Elle se représenta M. Lachault, +son accueil bref et dépourvu de toute fausse cérémonie, sa voix nette, +un peu métallique, ses yeux perçants qui avaient fouillé tant d’âmes. +Elle avait l’impression d’être déjà devant lui, pour cette auscultation +morale, et elle éprouvait à l’avance la pudeur du malade qu’on fait +déshabiller afin de mettre à nu sa tare ou son infirmité. Alors, la +perspective de l’interrogatoire imminent et lucide qu’elle allait subir +révéla à Clarisse ce qui se passait en elle. Et pendant qu’elle montait +l’escalier elle sut avec évidence ce que M. Lachault allait amener au +jour, comme raison profonde de ses troubles. D’un mot, il la +renseignerait: + +--Laurent Fabre-Gilles. + +Elle s’arrêta dans sa montée. La seule approche du questionnaire faisait +donc surgir la réponse! Ce qu’elle allait demander à un autre, elle-même +le savait sans s’en douter. Une voix intérieure venait de lui dénoncer +son mal. Si elle ne s’intéressait plus à sa vie coutumière, c’est parce +qu’elle s’intéressait trop à ce jeune homme; si tout lui semblait vide +et triste, c’est parce qu’il lui manquait. Elle souffrait d’une absence. +Était-ce possible? Un regret si puéril suffisait à empoisonner sa vie? +Oui... + +Que dirait donc M. Lachault? Oh! certes, il ne l’accablerait pas. Elle +était innocente de son propre aveuglement dont elle venait tout juste de +s’apercevoir. Jusque-là elle avait agi avec naïveté, avec honnêteté. La +certitude qu’elle n’était pas en faute la réconforta et elle reprit +courage pour gravir l’escalier, ce sombre escalier de pierre grise dont +les marches lui semblaient si hautes. + +Brusquement sa pensée fit un détour et découvrit une hypothèse nouvelle. +Certes M. Lachault n’allait pas la maudire. Mais après avoir dévoilé +cette plaie secrète, il voudrait la fermer. Il lui dirait: «Chassez loin +de vous cette image trop plaisante. Ce regret vous lancine et vous +décourage, interdisez-vous d’y penser. Oubliez ce jeune homme.» Voilà ce +qu’il dirait, ce qu’elle serait obligée d’entendre. Et autant il serait +indulgent à son aveu, autant il serait implacable pour obtenir son +renoncement. Ce M. Lachault était un terrible inquisiteur! Elle +entendait déjà ses objurgations violentes, l’appel irrité à sa +conscience chrétienne. Elle ne pourrait pas contester ses paroles, elle +serait traquée, prise. Il exigerait le sacrifice! + +--Oublier Laurent Fabre-Gilles! + +Elle dut s’arrêter. La même voix intérieure que tout à l’heure venait de +s’élever. Et elle ajouta ces mots avec une expression si passionnée dans +son angoisse que Clarisse les crut prononcés tout haut: + +--C’est impossible. + +Toute la volonté de Clarisse s’écroula. Comme une pierre hissée le long +d’une pente et qui, n’étant plus retenue, retombe, elle tourna sur +elle-même et redescendit l’escalier qu’elle venait de monter avec tant +d’hésitations. En bas seulement, elle retrouva plus de calme. + +Là, elle se mit à rougir. «Comme je suis lâche», pensa-t-elle. +Maintenant qu’elle n’était plus à la minute de franchir le seuil, elle +se gourmanda. «Je ne me reconnais plus.» Cette remarque augmenta son +trouble: elle ne retrouvait pas ses points d’appui habituels; le +mouvement et l’association de ses idées ne s’organisaient plus comme +auparavant. Tout son être intérieur changeait de plan, et elle ne savait +comment se décider au milieu de ce désordre. + +Après quelques minutes d’incertitude, elle résolut de remonter; son +amour-propre ne voulait pas rester sous le coup d’une pareille défaite. +Mais à peine atteignait-elle le premier étage que de nouveau elle +éprouva une sorte de paralysie. Tout à l’heure elle venait chez le +pasteur Lachault pour échapper à un ennui et à une inquiétude vagues, et +pour retrouver, grâce à ses conseils, le bonheur dont elle se sentait +dépouillée. Maintenant, elle reconnaissait que là-haut elle trouverait +le chagrin, la privation et une pire tristesse. Pour rassembler ses +forces, elle fit appel à l’idée de devoir, ce grand balancier de son +être, mais en vain. Elle ne sut plus par quels moyens résister ou se +contraindre. Alors elle se résigna à parlementer avec elle-même pour +obtenir un sursis. Et elle fut entraînée tout de suite à se faire des +concessions. + +«En somme, pensa-t-elle, l’important pour moi, c’était d’être +renseignée: je le suis. Je connais maintenant la raison de mes troubles. +Ai-je besoin d’aller voir M. Lachault puisque je sais si bien ce qu’il +me dira? Je préfère agir par moi-même.» Elle songea encore qu’il +faudrait attendre longtemps dans un petit salon morose, puis expliquer +son cas à un auditeur sévère justement surpris d’entendre de telles +paroles dans sa bouche. Tout à l’heure, il lui était facile d’aller à +une consultation; il lui était beaucoup plus dur de s’obliger à un aveu, +un aveu qui étonnerait, qui scandaliserait. Elle profanerait ainsi un +sentiment--condamnable bien sûr--mais qui n’avait rien de vil, et qui au +grand jour paraîtrait banal et honteux. + +--Cela, jamais. + +Clarisse redescendit l’escalier pour la seconde fois. Lorsqu’elle fut +dans la rue, elle partit au hasard. Il lui fallait le grand air et le +mouvement, afin de comprendre ce qui se passait en elle et pourquoi +s’était produit ce brusque arrêt de volonté. Pour la première fois de sa +vie, il lui avait été impossible d’accomplir une décision régulièrement +prise. Une force nouvelle, étrangère, était intervenue. Elle pressa son +allure afin d’obéir au rythme accéléré de ses pensées. Du fond de son +âme montait comme un remous, ou plutôt une source bouillonnante. Après +le va-et-vient contradictoire de tout à l’heure, ce flot s’affirmait +avec plénitude. L’incohérence se dissipait: elle commença d’y voir +clair. + +Son incapacité d’entrer chez M. Lachault, sa fuite loin du seul être qui +l’aurait privée de Laurent Fabre-Gilles n’étaient pas l’effet du hasard. +Un tel résultat avait été patiemment préparé, à son insu d’ailleurs. +Depuis quand subissait-elle cette longue intoxication? Ce jeune homme +l’avait tout de suite intéressée: elle se rappela, dans les premiers +temps où elle le connaissait, l’obsession de son image. Bien vite, elle +s’était persuadée qu’elle avait une responsabilité à son égard, mais son +but secret était de le rejoindre, de s’occuper de lui, de s’imposer à +lui. Que de roueries elle avait mis innocemment en œuvre jusqu’au jour +où, à sa propre stupeur, un geste lui avait échappé qui avait trahi son +arrière-pensée. Mais là encore, aveuglée par son honnêteté, elle n’avait +pas aperçu le ressort caché de son acte. Depuis cet épisode de la +Cômerie, elle avait éloigné Laurent, mais Laurent était demeuré dans sa +vie, mêlé à toutes ses minutes. Il était la réalité de tous les fantômes +qui l’avaient troublée: sa tristesse, c’était Laurent; son ennui, +c’était Laurent; sa lassitude, c’était Laurent. + +Depuis plusieurs mois donc, elle agissait comme une somnambule qui ne +sait pas qu’elle obéit au magnétiseur. Tandis qu’elle menait au grand +jour son existence habituelle, elle conduisait sans le savoir et +parallèlement une existence mystérieuse. Des pensées sous-jacentes +s’étaient enchaînées l’une à l’autre, des désirs secrets avaient fleuri +à l’ombre; et ainsi s’était constituée dans son âme et dissimulée sous +des subterfuges, une seconde âme, différente de la vraie. Clarisse +croyait se connaître et elle ne connaissait pas son double fond. Elle +logeait dans sa propre personne, une étrangère. Et celle-ci, qui s’était +fortifiée à ses dépens, maintenant élevait la voix, donnait des ordres. +C’était elle qui, dans l’escalier du pasteur, avait parlé tout haut... +Alors Clarisse eut un mouvement de révolte. Son goût natif de +l’indépendance, son besoin de compréhension et de logique s’irritèrent +devant tant d’obscurités. Maintenant qu’elle l’avait démasquée, elle +chasserait l’intruse. + +Le hasard de sa course l’avait amenée dans une avenue déserte du +quartier de Champel. Elle se sentit fatiguée, s’assit sur un banc. Et +puis tout à coup, elle se releva, elle se remit à marcher, prit un +chemin qui descendait une côte abrupte entre deux murs. Si cette +«intruse» n’était pas une étrangère? Si c’était son âme véritable qui, +longtemps méconnue, engourdie, s’était progressivement réveillée au +contact d’un sentiment plus chaud que ses sentiments habituels? Loin +d’être atteinte dans sa personnalité, elle l’affirmerait donc en +écoutant cette voix mystérieuse. Ce qu’elle avait pris jusqu’à présent +pour son vrai caractère, ce n’étaient peut-être que des habitudes, des +répétitions, des imitations--mais sans rien d’original. Elle n’avait +donc vécu que d’une illusion. Elle s’était crue libre, et elle n’avait +fait qu’obéir; franche, et elle avait toujours menti. Au fond +d’elle-même dormait son être réel. Elle aurait pu écouler des années +entières avant de le savoir, et mourir peut-être sans l’avoir jamais su. +Or voici que l’être réel sortait de l’indéfini et de l’obscur, et qu’il +s’imposait dans son évidence. + +Clarisse leva les yeux, en proie à une émotion violente. Elle était +devant l’Hôpital cantonal. Ces longs bâtiments alignaient des rangées de +fenêtres comme une caserne. Des hommes et des femmes franchissaient les +grilles pour entrer et pour sortir. Elle les considéra avec l’intérêt +d’un naturaliste devant une espèce mal étudiée. Suivaient-ils en +l’ignorant un modèle qu’ils n’avaient pas choisi? Ou bien avaient-ils su +reconnaître leur réalité, avaient-ils délivré au fond d’eux-mêmes les +forces latentes? + +Elle regarda les fenêtres de l’hôpital, qui brillaient au soleil +couchant. Derrière ces vitres il y avait de la souffrance et de la mort. +Elle songea aux misérables qui agonisaient en cette minute, et elle +éprouva pour eux une indicible pitié--elle qui commençait à vivre. + +Elle revint vers la haute ville, les pieds couverts de poussière, et +brûlée par le soleil de printemps qui ajoutait à sa fièvre. «Lorsque +nous naissons charnellement, pensa-t-elle, nous n’évaluons pas à son +prix le don magnifique de l’existence. Mais moi, je le reçois avec ma +pleine raison.» Elle jeta autour d’elle des regards curieux, s’attendant +à voir jusqu’aux choses même changer d’aspect et apparaître sous une +forme imprévue. Le beau crépuscule qui dorait les maisons, l’atmosphère +recueillie où tous les bruits s’apaisaient, elle les goûta comme pour la +première fois. Son aube s’associa à cette fin du jour, avec la même +confiance dans les éternels recommencements. Il lui sembla que son corps +aussi était comme nouveau, et son visage changé. Quand elle arriva chez +elle et qu’on vint lui ouvrir la porte, elle se dit qu’on ne la +reconnaîtrait pas. + +Au moment où elle pénétrait dans le salon, une voix l’arrêta: + +--Hé bien! comme tu rentres tard... + +Hubert. Elle l’avait complètement oublié. Elle avait été chercher +conseil auprès de son père, de sa mère, elle avait voulu aller chez M. +Lachault, mais elle n’avait pas eu l’idée de lui demander son avis... + +--D’où viens-tu? + +--J’ai fait des visites, des courses... + +--Et tu n’as pas pensé à la date d’aujourd’hui? Ça, c’est bien la +première fois. + +Hubert souriait, en affectant sa fausse bonhomie. + +--Je ne sais ce que tu veux dire, murmura Clarisse. + +--Eh! c’est l’anniversaire de notre mariage. + +Comme sa femme n’ajoutait rien, il ne voulut pas triompher trop +bruyamment de son manque de mémoire, et il reprit: + +--Bah! ne te frappe pas... Il ne faut pas attacher trop d’importance aux +dates. Et puis, nous sommes un vieux ménage. + +Mais Clarisse, sans l’écouter, se demanda avec gravité ce que son âme +nouvelle pensait d’Hubert. + + + + +XII + + +Depuis le matin une petite pluie fine tombait, léger brouillard humide +qui mouillait à peine. Tous les jardins de la ville la recevaient avec +béatitude. Elle imbibait la terre sans l’inonder, elle fortifiait +l’herbe, verdissait les feuilles, et, sous sa rosée tiède, +s’épanouissaient les lilas. Clarisse, en traversant les Bastions, +respira les parfums de cette douceur fondante. Grâce aux frondaisons +épaissies régnait un demi-jour silencieux, troublé seulement par la +chute d’une goutte d’eau sur les branches et par les cris des oiseaux. +Le long des pelouses, Clarisse regarda les fleurs nouvellement +installées dans leurs plates-bandes: jamais elle n’avait pris un tel +intérêt à ce qui sortait de terre, jeune et nouveau. + +Elle revint chez elle, à travers la vieille ville, et, à cause de +l’appel printanier, elle considéra comme pour la première fois ces +calmes petites rues où elle avait vécu toujours. Des confiseries +étroites montraient derrière leurs vitres des gâteaux d’un rose ou d’un +vert précieux; des antiquaires présentaient des porcelaines tendres, des +verreries et des armes; des bouquinistes alignaient des livres +vénérables dans leurs reliures fauves; des éventaires de marchands de +légumes mêlaient à leurs primeurs des bouquets de pivoines. Dans la cour +d’un hôtel ancien, des musiciens ambulants, suspendant le silence de +cette matinée humide, jouaient des airs méridionaux, acclimataient +l’Italie dans Genève. Et la musique, au passage, fit plaisir à Clarisse. + +Le jour mouillé s’éclaira. Un peu de soleil vint sur le pavé gras, +illumina les maisons. Bâties dans la molasse du pays, elles prirent +chacune sa nuance particulière, mais d’une délicatesse telle qu’il +fallait la remarquer pour en jouir. L’une était verdâtre, l’autre d’un +gris fin, celle-ci rose de chair, celle-là d’un jaune doré. Elles se +tenaient côte à côte, d’âge inégal, mais imprégnées de la même noblesse +un peu sévère, de la même grâce décente. Toute à ses découvertes--jamais +elle n’avait si bien regardé que ce matin--Clarisse se reconnut en +elles, en ce vieux quartier traditionnel, poli, discret, sans éclat +excessif, et qui cachait, sous un style d’une harmonie sobre, ses +passions. + +Comme elle longeait l’Arsenal et que la pluie recommençait, elle +s’arrêta un instant sous les arcades pour la voir tomber. Gaillardoz, +qui passait, vint la rejoindre. + +--Bonjour, ma cousine, dit-il de sa voix bruyante et avec le sourire +heureux d’un Immortel. + +Devant ce témoin, Clarisse eut un geste effarouché, inquiète de se +protéger contre les indiscrétions. Gaillardoz la dévisagea: + +--Vous êtes charmante, Clarisse. + +Avait-elle trahi au dehors ses transformations morales? Elle rougit un +peu et s’empressa de répondre: + +--Laissez donc à Desnouettes le soin de me faire des compliments, c’est +mon fournisseur. + +L’autre avait parlé sans réfléchir, frappé par une expression +particulière de Clarisse. Il n’insista pas et entama un autre sujet: + +--Vous savez que nous avons maintenant notre auto! Nous formons mille +projets, Fanny et moi, et nous espérons bien que vous nous accompagnerez +un jour. Tenez, nous voudrions faire le Dauphiné. + +Clarisse le remercia vivement: l’idée du départ, des courses sur les +routes, la tentait tout à coup. Mais elle s’aperçut que Gaillardoz de +nouveau la considérait avec attention. Alors elle éteignit son regard et +dit, d’un ton banal: + +--Malheureusement je ne sais si nous pourrons accepter votre aimable +invitation. Hubert est très occupé. + +--Nous le regretterions, mais enfin pourquoi ne pas venir seule? + +Clarisse s’excusa, en prétextant que son mari n’aimerait pas la voir +partir... Pour mieux dépister son interlocuteur elle affecta +l’expression raisonnable qui lui était auparavant naturelle. Elle +l’imita si bien que Gaillardoz la jugea peu empressée, pas très cordiale +même, et il fut déçu, car il avait pour elle de l’amitié. Mais son +vigoureux optimisme dissipa ce regret, et il se mit à parler d’autre +chose, de sa voix réjouie qui faisait retourner les passants. Il ne se +douta pas que sa compagne n’était plus la même, et qu’en réalité il +causait avec une inconnue. + +--Décidément, songea Clarisse, cela ne se voit pas. + +Néanmoins, elle se dit qu’elle devait désormais se méfier et dissimuler +avec grand soin ce qu’elle était devenue. Elle n’était pas femme à +afficher ses opinions et ses sentiments en public. Ayant horreur du +bruit, de la singularité, de l’exception, de ce qui pouvait ressembler à +une faute de tact ou de convenance, un scandale lui paraissait une +catastrophe. Toujours, elle avait été conduite par l’idée d’un type +auquel il lui fallait se conformer: type moral, social, religieux. Elle +ne ressemblait pas à ces femmes mobiles, tout entières dans leurs +sensations, qui changent sans difficulté de genre d’existence en même +temps que d’amant. Fixée en un lieu de la terre, en une catégorie +humaine donnée, elle ne songeait pas à sortir, par un éclat, de ses +habitudes. Elle continuerait donc à vivre comme naguère, avec les mêmes +amis, les mêmes mœurs, les mêmes occupations, la même couturière, le +même ameublement. + +Par l’effet de son éducation, Clarisse trouvait naturel d’avoir à se +contraindre. Elle était foncièrement disciplinée. Loin d’accorder une +importance excessive à ce qu’elle éprouvait d’inattendu, elle commençait +par le critiquer. L’orgueil la soutenait dans cette attitude, un orgueil +qui n’était pas de l’égoïsme aveuglé, mais la certitude de sa dignité +personnelle. Avant tout elle voulait être maîtresse d’elle-même. +Peut-être se mêlait-il à ce souci héréditaire une certaine timidité, +l’appréhension des aventures. Elle n’était plus assez jeune pour être +imprudente, pour courir le risque d’une humiliation ou d’un ridicule. + +Et ce qui l’aurait retenue encore, ce qui suffisait à l’incliner au +silence, au secret, c’était la crainte des autres. Jusque-là elle +n’avait recueilli d’eux que des compliments, et cette louange +perpétuelle lui avait été agréable. Son aveu interromprait peut-être +l’encens. Elle savait qu’elle représentait aux yeux du monde certaines +vertus ou, plus simplement, une certaine qualité de femme; fallait-il +les désobliger en abdiquant? Sa banqueroute égoïste démoraliserait +beaucoup de gens. Elle vit combien il est cynique parfois d’être +sincère. Il lui fallait donc obéir à cette image d’elle-même qui, bien +qu’inexacte, était généralement admise: c’était faire honneur à sa +signature. Encore une fois, elle se tairait. Elle sacrifierait à une +vertu plus haute et plus utile les sentiments, les instincts dont elle +venait de découvrir l’existence--ou du moins elle sacrifierait leur +expression publique... Du reste, elle ne raisonnait avec tant de sûreté +que parce qu’elle s’était arrêtée au bord même de la découverte. Elle +distinguait mal les forces éveillées au fond de son être et qui +n’avaient pas atteint encore la pleine lumière de l’évidence. + +Quelques jours plus tard, en rangeant une armoire, Clarisse trouva un +paquet d’anciennes photographies, et, parmi elles, son portrait, du +temps où elle était une petite fille bien sage. On reconnaissait sans +peine, en puéril, son visage doux, raisonnable, d’expression étonnée. Et +pourtant! «Pourtant, songea-t-elle, cette enfant paisible dissimulait +déjà, à l’insu de tous, ce qui allait grandir pour me tourmenter. La +personne que je suis et que j’ignore presque, existait dans ce corps +innocent. Je ne savais pas; personne ne savait que la vie, beaucoup plus +tard, la ferait surgir. Pourquoi n’est-elle pas restée inconnue!» + +Elle s’arrêta, en poussant un soupir, et, comme la porte s’ouvrait, elle +cacha la photographie. C’était sa mère, qui vint l’embrasser. Puis, +s’asseyant, s’installant, Mme Bourgueil ajouta, le visage un peu +rubicond: + +--Quelle chaleur! Vous devriez aller à la campagne le plus tôt possible. + +«Bien sûr», pensa Clarisse. Elle songea que le verger, à la Cômerie, +devait défleurir et que les pivoines s’épanouissaient autour de la +maison aux volets bleus. Distraite, elle écouta sa mère qui lui parlait +encore de Fanny. Décidément, affirmait la bonne dame, elle dépassait la +mesure. Auparavant, elle n’était qu’excentrique, voilà qu’elle +s’affichait. + +--Mais avec qui? demanda Clarisse. + +--Avec M. Desnouettes! + +Au fait, Clarisse avait oublié cette intrigue. Elle vit combien elle +avait dérivé loin de ces choses, loin de ses intérêts de naguère. Elle +s’obligea à écouter sa mère avec attention: + +--J’ai pensé, dit celle-ci, que tu pourrais agir... + +--Pardon, interrompit Clarisse, vous m’avez déjà fait parler à Fanny, et +voilà le résultat. + +--Sans doute. Mais si tu intervenais auprès de son mari? + +--Triste métier... + +--Ou bien auprès de M. Desnouettes? Tu as beaucoup d’influence sur M. +Desnouettes. + +Encore! Vraiment on abusait d’elle! Pourquoi la chargeait-on toujours de +faire régner la vertu? Clarisse se révolta contre cette perpétuelle +mission, et pendant une seconde, elle ne considéra plus le désordre +comme un accident auquel chacun était tenu de porter secours, mais comme +une sorte d’innovation, un ordre imprévu auquel on devait laisser +collaborer les intéressés. Cette protestation silencieuse et passagère +en faveur de Fanny, Clarisse ne pensa pas l’appliquer à sa propre +situation; elle ne conclut pas qu’elle pourrait tirer profit d’une +indulgence qui serait universelle. D’ailleurs, reprise par ses +habitudes, elle finit par accepter d’intervenir auprès de Desnouettes. + +Mme Bourgueil considéra dès lors le problème comme résolu. Elle se leva, +ronde et souriante, rappela à sa fille que le prochain dîner de famille +aurait lieu chez elle, puis s’en alla, en trottant, heureuse. + +Clarisse la regarda partir avec une sorte de rancune. Elle lui en voulut +de l’avoir faite telle qu’elle était, et de ne pas le savoir. Comme les +parents sont peu perspicaces! Ils créent des enfants de leur propre +chair, mais ignorent ce qu’ils leur transmettent. Ensuite ils les +élèvent, c’est-à-dire qu’ils les obligent à devenir ce qu’ils voudraient +qu’ils soient. Ces êtres nouveaux doivent ressembler à leurs +prédécesseurs, qui traitent comme une désobéissance ou une impiété la +moindre inquiétude, la moindre recherche personnelle... Mais là encore, +Clarisse se tint dans des généralités pour éviter de décider sur +elle-même. Son intelligence formula en abstraction ce qui était le désir +de son cœur. + +Pourtant, livrée à la solitude, elle retourna vers son portrait, elle se +dévisagea de nouveau. Alors, devant ces traits indécis et ce regard qui +la questionnait, elle cessa de se dérober plus longtemps. Elle vit +qu’elle ne pourrait pas éternellement se tirer d’affaire à force de +maximes et de vues d’ensemble. «Que deviendras-tu? murmura-t-elle. +Vas-tu étouffer ce que tu es, et te contenter jusqu’au bout d’être +docile et mensongère? Que te procurera cette duplicité que tu n’as point +choisie, mais que la vie t’impose? Je crains pour toi, quoi que tu +fasses?» Et elle reposa son image, le cœur serré. + + * * * * * + +Dans la pièce aux tapisseries bibliques, sous les yeux d’Esther au repas +d’Assuérus, et de Déborah debout devant sa tente, une fois encore la +famille se trouvait réunie. Sauf les Gaillardoz, en voyage pour quelques +jours,--et eux seuls osaient choisir la date du dîner pour faire une +absence--tout le monde était là. Abandonnant l’ouvrage auquel elle +travaillait, Clarisse se laissa aller au ronron des entretiens où elle +reconnaissait les voix, l’une après l’autre, qui disaient les paroles +attendues. Naguère, d’un ton simple et enjoué, elle aurait pris part à +la causerie, heureuse d’être au milieu des siens et de rencontrer +l’assentiment unanime. Maintenant, elle se tenait sur la réserve. Et +elle s’étonna qu’on pût accorder tant d’importance à des détails, à des +questions de personnes. On parlait de fiançailles, on discutait d’une +élection politique, on vantait un concert récent... Tout cela, +désormais, n’était plus l’essentiel. + +Mais elle ne l’avouerait pas! Jamais elle n’aurait le courage +d’expliquer aux siens qu’elle était différente de ce qu’ils croyaient. +Elle n’osa prévoir ce qu’un pareil récit provoquerait de stupeur, +d’incrédulité et d’indignation. D’ailleurs, ils étaient bien loin de se +méfier. Leur opinion était faite depuis longtemps, ils ne pensaient plus +à elle, mais à eux. Chacun s’occupait de son intérêt propre, de sa +passion égoïste. Car--et Clarisse s’étonna de ne pas l’avoir vu plus +tôt--ils étaient tous passionnés. Sous des dehors corrects, convenables +et convenus, affectant de la froideur, ou de l’impolitesse, ou une +éternelle et lourde raillerie, dissimulés par décence autant que par +timidité et par faiblesse d’expression, ils avaient tous une manie, une +fièvre, un souci, un songe, peut-être un idéal... + +Clarisse fut interrompue dans ses hypothèses par l’appel de son nom. +Elle tressaillit. De l’autre côté du salon, un groupe l’invoquait dans +une controverse. L’oncle Henri, toujours soigné, sa barbe blanche +tranchant sur son teint d’un rose congestionné par deux verres +d’eau-de-vie, se leva pour interroger sa nièce. + +--N’es-tu pas de mon avis, Clarisse? + +--Quoi donc? fit-elle, interloquée et craignant qu’on devinât ses +réflexions. + +Tout le monde s’arrêta de parler pour regarder Clarisse. Certains +visages étaient attentifs, d’autres souriaient, tous reflétaient un +mélange de confiance et d’admiration. L’oncle Henri adorait être écouté. +Ravi de cette occasion de montrer sa finesse, son habitude du monde +diplomatique, il reprit sur un ton légèrement apprêté: + +--Nous discutons la question de savoir si une femme peut épouser un +homme beaucoup plus jeune qu’elle. Moi, je prétends qu’une pareille +union est absurde, parce que l’homme doit être le protecteur et le chef. +Le bonheur n’existe que là où on se conforme aux conditions naturelles. +Jamais une femme n’aura la considération nécessaire pour... + +--Cependant..., fit quelqu’un. + +--Attendez, s’écria l’oncle Henri en s’assurant d’un coup d’œil +circulaire qu’on l’écoutait toujours.--Nous avons pris Clarisse pour +arbitre: qu’elle décide entre nous. + +Il était bien sûr de sa réponse, et il jouissait à l’avance d’entendre +sa propre opinion confirmée par la personne la plus raisonnable de +l’assemblée. Clarisse piqua son aiguille dans son ouvrage, mécontente +d’être l’objet de l’attention unanime. + +--On ne peut pas, murmura-t-elle, décider d’une façon générale. Cela +dépend des personnes... + +L’oncle Henri ne se contenta pas de cette défaite. Sûr de lui, il +s’avança au milieu du salon: + +--Clarisse, tu te dérobes. Nous réclamons un oracle, un oui ou un non. +Faut-il épouser un homme plus jeune que soi, ou bien est-ce une bêtise? + +De nouveau, ce silence attentif, et tous les regards convergents. +Clarisse, pour se débarrasser de l’importun, dit d’une voix froide: + +--Hubert a quatre ans de plus que moi. + +Des rires approbateurs accueillirent cette réponse. On pensait que +Clarisse voulait simplement taquiner son oncle. Mais Hubert, qui était +accoudé à la cheminée, protesta d’un air boudeur: + +--Je demande qu’on ne me mêle pas à l’affaire. + +L’oncle Henri tourna sur lui-même pour obtenir le silence, et, l’index +levé, recommença: + +--Tu entends, ta réponse n’est pas jugée suffisante. Pas de +faux-fuyants. Départage-nous. + +Alors, d’un élan Clarisse s’écria: + +--Je crois qu’on peut aimer, et passionnément, quelqu’un de plus jeune +que soi... Il n’y a pas d’âge en amour... + +L’oncle Henri resta la bouche ouverte, stupéfait d’être contredit par la +personne «la plus raisonnable de l’assemblée». Sa mine était si drôle +qu’on lui fit un triomphe, et qu’on admira, une fois de plus, Clarisse +pour ce qu’on crut être une moquerie. Mme Bourgueil battit des mains +afin d’approuver sa fille, le vieux Jean-Étienne daigna sourire, Hubert +haussa les épaules, et, chacun voulant ensuite donner son avis, cela +provoqua une rumeur générale dans laquelle on n’entendit plus que +l’avocat Gouvieux qui disait: «Moi, je propose de faire un bridge», et +l’oncle Amédée, la main en cornet sur l’oreille, qui demandait à Mme +Henri Bourgueil: + +--Qu’est-ce qu’elle a dit? Qu’est-ce qu’elle a dit? + +Et la noble matrone, pour se faire entendre, dut crier à tue-tête: + +--Elle a dit qu’on pouvait aimer passionnément un jeune homme! + +«Ainsi, songea Clarisse, je leur ai affirmé ma pensée, mais personne ne +l’a comprise! Je leur dirais en face ce que je suis qu’ils ne me +croiraient pas.» Pour une fois, ils venaient d’entendre une parole +sincère et ils continuaient d’en rire comme d’une bonne plaisanterie. + +Un seul être l’écouterait: Laurent lui-même. Et celui-là ne saurait +jamais rien. Qu’elle demeurât secrète vis-à-vis des siens, c’était +possible, c’était facile. Elle ne souffrait pas de se dissimuler à eux. +Mais demeurer une inconnue pour lui, voilà le sacrifice. + + + + +XIII + + +Clarisse savait que Fanny jouait au tennis tous les jours vers cinq +heures au parc des Eaux-Vives. Certainement elle y rencontrerait +Desnouettes. Elle aurait ainsi l’occasion de lui faire des remontrances +puisqu’on persistait à la charger de pareilles commissions. Mais c’était +une corvée bien ennuyeuse. + +Elle s’achemina le long du quai vers les Eaux-Vives. Dans le port +régnait un vif mouvement de bacs pressés qui croisaient leurs sillages. +Des pavillons claquaient au mât d’un loueur de canots. Plus loin, des +baigneurs, debout sur des pontons, poussaient des cris à l’instant de +plonger. Hors de l’étreinte des jetées, le lac étalait sa nappe bleue, +élargie, où le soleil traînait des filets d’argent. Et sur la route, +soulevant une poussière qui n’était pas encore celle de l’été mais une +poudre délicate, des autos passaient, chargées de personnes satisfaites +qui, à l’heure du crépuscule, dîneraient sous des tonnelles, au bord de +l’eau. + +Quittant ce paysage lumineux, Clarisse pénétra dans le parc. Là, les +arbres, des buissons de toute espèce étouffaient le promeneur et l’on ne +voyait plus que par éclaircies, où à travers des branches retombantes, +les pelouses d’un vert cru rutiler au soleil. Le long des allées, +faisant des taches blanches ou roses, jouaient des enfants. Clarisse +ralentit sa marche pour mieux jouir de cette douceur, de cette +limpidité. + +Elle parvint à l’entrée des tennis et passa la barrière. La première +personne qu’elle vit fut Fanny qui se leva pour venir à sa rencontre. +Mais la seconde fut Laurent, debout à quelque distance et qui regardait +le jeu. + +--Vous ici? demanda Fanny à sa cousine. + +Clarisse n’eut pas besoin de s’interroger davantage pour être renseignée +sur elle-même. La simple vue du jeune homme lui causa un brusque +battement de cœur. Il lui sembla que le soleil s’était rapproché de la +terre, et que les arbres étaient deux fois plus hauts que d’habitude; le +chant des oiseaux faisait un vacarme inouï. Pourtant son visage demeura +immobile, et elle répondit à Fanny avec calme, mais d’une voix qui lui +parut étrangère: + +--Oui, je voulais me promener. + +Ensuite elle regarda de nouveau: Laurent était toujours là. Dieu +permettait qu’il fût toujours là. Et, parce qu’il tournait le dos, il ne +savait pas qu’elle aussi était là. + +Fanny dit qu’elle ne jouait pas encore: il y avait trop de monde. Le +club était envahi par des Grecs, des Roumains bien encombrants. + +--Je n’ai fait qu’une partie avec le petit Fabre-Gilles, qu’on m’a +présenté hier... Au fait, il m’a parlé de vous. + +--Ah!... Pourquoi? + +--Il m’a dit qu’il vous connaissait. Venez donc vous asseoir. + +Clarisse suivit Fanny, s’assit à ses côtés, prête à lui obéir en toutes +choses. Mais les fanfares soulevées ne s’éteignaient pas. C’était une +vaste rumeur de joie, un cri éclatant répété par vingt échos. Elle se +sentait comme délivrée. Et le monde n’avait plus rien de triste ou de +maussade. Ce grand parc ombreux où le soleil descendait dans une buée +d’or, ces hommes et ces femmes vêtus de blanc qui couraient avec +souplesse et se renvoyaient des balles légères, c’était l’image de +l’existence elle-même, chaude, odorante et profonde: il n’y avait sur la +terre qu’une belle lumière apaisée, des rires et la liberté de soi-même. + +Desnouettes s’approcha, une raquette sous le bras, avec un excès fébrile +d’empressement: + +--Enfin, je vous vois, ma chère amie. Quel dommage que vous n’ayez pas +assisté à la partie que j’ai jouée tout à l’heure. Je suis vraiment en +forme. Mon système--un système qui me rend imbattable--consiste à me +tenir près du filet, et chaque fois que... + +Il fut interrompu car on venait le réclamer pour une autre partie. + +--Attendez, fit Clarisse, j’ai quelque chose à vous dire. + +Mais alors quelqu’un passa. C’était Laurent. Il tenait les yeux baissés, +il les releva devant elle, la salua avec cérémonie, hésita comme pour +s’arrêter, puis continua. Elle reçut ainsi qu’un coup dans la poitrine +ce regard qu’elle avait si longtemps désiré. Cependant elle lui opposa +un visage insensible et ne rendit qu’un salut plein de réserve. +L’extérieur de son être, une fois de plus, ne l’exprima pas. + +--Eh bien! que me voulez-vous? demanda Desnouettes. + +Clarisse répondit, la gorge serrée: + +--C’est trop long, je vous dirai cela plus tard. + +--Alors, venez me voir jouer. Je suis sûr que mon système vous +intéressera. + +Elle l’accompagna jusqu’au groupe de ses partenaires, et, restée debout, +suivit la partie. Elle était seule. Elle se reprocha avec amertume de ne +pas avoir salué plus aimablement le jeune homme. Peut-être se serait-il +arrêté... Mais elle avait obéi à une discipline spontanée, elle avait +recouru à un moyen automatique de défense en prenant son «air +Bourgueil». Elle se représenta Laurent, sa sveltesse, son cou libre, son +profil ambré. La blancheur intacte de ses vêtements, son extrême +jeunesse, sa figure pensive renforcèrent en elle l’idée séduisante qu’il +était timide, mélancolique et pur... Ah! pourquoi ne l’avait-elle pas +retenu? + +Elle tourna involontairement la tête, en proie à la gêne légère des +personnes qui se sentent observées. Et, pour la troisième fois, elle +aperçut celui qui la préoccupait, appuyé un peu plus loin au grillage, +et la contemplant. Dès qu’il se vit découvert, il baissa les yeux comme +à son habitude. De son côté, elle se remit tout de suite à suivre le +jeu, avec une expression attentive, mais sans chercher à juger les +coups. Les balles qui passaient et repassaient obéissaient à des lois +inconnues qu’elle ne comprenait pas. + +Cependant, bientôt elle devina que Laurent avait recommencé à la +surveiller: son regard, appesanti sur elle, la réchauffait comme un +rayon de soleil. Elle ressentit une vanité enfantine en même temps que +poignante à être l’objet de son attention. Elle ne souhaita rien de plus +que cet intérêt qu’il lui témoignait de la sorte, sans se douter qu’elle +le savait. Elle demeura immobile, arrêtant même le cours de ses pensées +pour ne pas effaroucher cette impression de bonheur. + +Des gens circulèrent derrière elle, en causant. Elle redouta qu’ils ne +vinssent à ses côtés: c’eût été rompre ce mystérieux dialogue, ce lien +inavoué qui se tissait entre eux deux: elle voulait à tout prix rester +seule et n’exister que pour celui qui la regardait... Les gens ne +s’arrêtèrent pas. Et la seconde d’après, tremblante, elle regretta leur +départ, car elle pressentit que Laurent venait de faire un pas vers +elle. + +Elle glissa un regard de côté. Le jeune homme, d’un air indifférent, +avec une lenteur calculée, s’avançait le long du grillage. Il s’arrêta, +parut s’intéresser à un beau coup, puis reprit sa sournoise démarche. +Allait-il l’aborder? Et que répondrait-elle? Elle se figura brusquement +qu’elle se trahirait dès les premiers mots, qu’il se passerait quelque +chose d’irréparable et d’affreux. Elle éprouva au fond de sa chair comme +une brûlure. Alors, confuse, effrayée, pudique, elle n’eut plus qu’une +envie: la fuite. + +Desnouettes changea de camp. En allant de l’un à l’autre il dit quelques +mots à deux petites Américaines du Sud, brunes de peau, qui le +couvrirent de compliments. Clarisse lui jeta: + +--Je suis obligée de m’en aller. Venez me voir un de ces jours. + +--C’est entendu. + +Puis elle s’éloigna, la tête droite, l’air très fier, mais se maudissant +elle-même. Alarmée par l’idée de trahir son secret, humiliée d’avoir +entrevu que son âme nouvelle était une âme offerte, une âme prête aux +concessions comme aux servitudes, elle se sauva de celui qu’elle +désirait de toutes ses forces et qui ne se douta pas que cette fuite +était le plus passionné des aveux. + +Une fois hors d’atteinte, elle commença de se calmer. Et au moment de +passer le guichet de la sortie, elle se retourna, elle l’aperçut de +loin. Il était assis sur un banc entre les deux petites Américaines du +Sud, et il riait avec elles. Elle discerna ses dents, d’une blancheur +éclatante dans sa face ambrée. Jamais jusqu’alors elle ne l’avait vu +rire. + + * * * * * + +Clarisse ne put s’empêcher de repenser à ces deux Américaines. Elles +l’agaçaient. Et elle pensa aussi à ce rire de Laurent qui contredisait +l’image qu’elle s’était formée de lui. Peut-être, depuis le temps +qu’elle ne l’avait pas vu, s’était-il apprivoisé, égayé. Mais elle +préférait sa mine sérieuse, et elle s’irrita de ne pas avoir eu de part +à cette transformation. Néanmoins autant elle se sentait disposée à être +réservée, mélancolique à ses côtés quand elle le jugeait tel, autant, +par contradiction, elle se sentait apte, maintenant, à rire avec lui. +S’il avait changé, elle était prête à changer aussi son attitude, afin +de ne pas être concurrencée par d’autres qui le comprendraient mieux. + +«D’ailleurs, songea-t-elle, Desnouettes le connaît puisqu’ils se sont +dit bonjour. Je pourrai l’interroger quand il viendra. Desnouettes est +si bavard qu’il racontera tout.» + +Quelques jours plus tard, Desnouettes arriva, ravi à la fois et agité. +Sur son visage tiraillé, vingt sentiments se peignaient en une minute. +Il exprima à Clarisse son plaisir de la voir, son regret de ne pas +l’avoir vue davantage, son espérance de la revoir bientôt. Bondissant à +une autre idée, il reprit l’exposé de sa méthode au tennis, et déclara +qu’il allait concourir dans des matchs, à Saint-Moritz. Clarisse profita +de cette porte ouverte: + +--Partez, mon ami, partez pour Saint-Moritz et sans retard... + +Il parut surpris: + +--Pourquoi? + +--Parce que vous êtes en train de nuire ici à une femme qui ne mérite +pas de courir une aventure. + +--Je ne comprends pas. + +--Vous savez de qui je veux parler: je n’en dirai pas davantage sinon +qu’on commence à bavarder sur votre compte à tous les deux. Je suis +certaine que vous ne voudrez pas donner plus longtemps crédit à une +fable que vous êtes le premier à trouver absurde... + +Ouf, c’était dit! Clarisse se félicita d’être arrivée sans encombre au +bout d’une phrase difficile. Desnouettes avait rougi: + +--Je ne sais ce que vous voulez dire. Fanny... + +Il rougit plus encore d’avoir par étourderie prononcé ce prénom, et, +furieux contre lui-même, se fâcha: + +--Écoutez, je sais me conduire. Votre leçon, si leçon il y a... Mais +enfin qui diable vous a raconté... + +--Vous oubliez la famille, mon cher, qui sait tout et qui surveille. + +Elle ne voulut pas l’irriter outre mesure car il lui était nécessaire. +Puisqu’elle avait accompli la tâche dont on l’avait chargée, elle désira +l’amener à des récits plus intéressants pour elle. Aussi quand il lui +demanda d’un air contrit si elle lui en voulait, elle répondit: + +--Mais non. Je veux seulement vous mettre en garde. + +A son tour, pour se gagner Clarisse, il murmura: + +--Ah! vous êtes une amie comme il y en a peu. D’un jugement si pondéré, +et si juste dans vos conseils! Vous êtes sage comme Minerve. Sage comme +Minerve, c’est bien le mot. + +Clarisse s’inquiéta de ces éloges qu’elle n’était pas sûre de mériter. +Quand les autres se trompent sur votre compte, on aime mieux que ce soit +à propos de vos défauts que de vos qualités. Elle voulut l’amadouer +encore, et, moitié souriant: + +--C’est aussi que vous êtes un dangereux séducteur. Et il faut bien, +puisque je suis votre amie, que je m’occupe un peu de vos imprudences. +Qu’étaient-ce encore que ces deux oiseaux des îles qui vous regardaient +jouer au tennis? + +--Ah! pour cela il faut demander au petit Fabre-Gilles... + +Clarisse se mordit les lèvres, puis, avec quelque nervosité: + +--Il les connaît? + +--S’il les connaît? Dites plutôt qu’elles ne lui ont rien laissé +ignorer... + +Inconscient de sa cruauté, il revint à ses projets de Saint-Moritz. +Clarisse l’arrêta avec brusquerie: + +--Permettez. Je veux en savoir davantage sur le petit Fabre-Gilles. + +--Pourquoi donc? + +--Voilà. Il est très jeune. Ses parents nous l’ont beaucoup recommandé, +à Hubert et à moi. Nous sommes responsables de lui en quelque sorte. Je +serais--nous serions désolés que... Qu’est-ce que c’est que ces +Américaines? + +Le visage de Desnouettes exprima l’admiration. + +--Vous me causez une joie profonde, s’écria-t-il. Je vous retrouve à +travers toutes les circonstances, fidèle à votre caractère. Ma +psychologie n’a donc pas été mise à défaut. Puritaine, vous avez même le +souci de la vertu des autres! Cela est bien. Très bien. + +--Ne plaisantez pas, je parle sérieusement. + +--Moi aussi. Mais alors que tant d’autres se démentent, vous obéissez à +votre ligne. Toutefois, j’ai le regret de vous dire que votre protégé... + +--Eh bien? + +--Eh bien! il a du succès et il en profite. + +Desnouettes, qui prétendait avoir reçu les confidences du jeune homme, +n’hésita pas à les trahir, notamment à propos des deux Argentines dont +la réputation était douteuse et auxquelles il faisait une cour assidue. +Ce n’était pas sa seule aventure: il se jetait dans le plaisir avec une +ardeur violente et la curiosité de tous les excès. Clarisse ne pouvait +en croire ses oreilles. Irritée contre Desnouettes, elle lui demanda: + +--En êtes-vous sûr? + +Il s’empressa de lui donner des détails précis qui la renseignèrent +complètement. L’irritation de Clarisse se tourna contre Laurent qui +l’avait trompée, puis contre elle-même parce qu’elle s’était trompée. +Cependant, pour mieux feindre, elle dit, en ayant l’air de se moquer: + +--Eh bien! ma surveillance n’a pas été très efficace! + +Desnouettes revint à ce qui l’intéressait: + +--Alors, vous ne m’en voulez pas pour l’histoire, le potin qu’on vous a +raconté sur moi et sur...? + +Clarisse fit un geste indifférent. Il répliqua: + +--Ah bon! merci. Parce que j’ai besoin de votre indulgence... Et tenez, +je puis bien vous avouer que, jusqu’à présent, ce n’est qu’un potin. Il +ne s’est rien passé du tout. + +Clarisse semblait si absorbée qu’il ne voulut pas partir sans avoir +réveillé son attention. + +--Mais je vous préviens, déclara-t-il, mes plans sont dressés... + +Il fit trois pas vers la porte: + +--Et il se passera quelque chose, c’est moi qui le dis! + +Puis il s’en alla, comme un héros de théâtre. + + * * * * * + +Clarisse venait de découvrir un autre Laurent, un incompréhensible +Laurent. Elle souffrit à l’extrême de cette découverte imprévue. +Beaucoup de femmes admirent chez l’homme l’initiateur, le maître +expérimenté. Clarisse, elle, avait été charmée par un adolescent qu’elle +croyait généreux et pur. Elle manquait d’imagination pour se représenter +ce que valent les ressources de l’expérience. Son idéal l’aveuglait sur +son tempérament. La débauche de Laurent la scandalisa dans son +puritanisme, dans sa conception étroite et noble des mœurs. N’ayant +jamais eu de frère, n’ayant jamais questionné son mari sur sa vie de +garçon, ayant repoussé par sa seule attitude certaines confidences, elle +était sur ce sujet aussi naïve, aussi intransigeante qu’une jeune fille +bien élevée. + +Les renseignements de Desnouettes furent comme un démenti brutal à ses +croyances les plus chères. Laurent n’était pas le jeune homme candide, +farouche, qu’elle avait supposé. Il ne se tenait pas à l’écart des +autres, préservé par une sorte d’ombre pudique où, seule, elle avait su +le choisir. Qu’avait-elle désormais de commun avec ce nouveau +Fabre-Gilles? Il tombait de la région lumineuse et vague où la pensée de +Clarisse allait le rejoindre, pour se mêler à la foule banale où elle ne +le retrouvait pas. Et de son côté que pouvait-il éprouver pour Mme +Hubert Damien, sinon de l’indifférence ou peut-être de l’ironie? Il +s’éloignait d’elle, elle s’écartait de lui. + +Elle reprit dès le début l’histoire de leurs relations. Devant chaque +silhouette que lui rendit sa mémoire, elle s’arrêta, étonnée. Lorsqu’il +était assis chez elle, là, sur cette chaise, ou bien dans le jardin de +la Cômerie; lorsqu’elle lui parlait avec une tendresse moqueuse qui +s’ignorait encore, et une exigeante autorité, il n’était donc pas un +enfant timide et secret? Sa duplicité cachait ses désordres. Elle se +révolta contre cet inconnu qui venait de retirer silencieusement son +masque; il n’était pas seulement un pécheur mais un traître. Son beau +visage pensif avait menti... Qu’il est difficile de changer les couleurs +d’un portrait! Clarisse s’efforçait tristement de modifier une image +qu’elle aurait préférée intangible, mais toujours, sous l’effigie +nouvelle qu’elle composait, reparaissait l’effigie ancienne, ainsi +qu’une chère obsession qu’on n’arrive pas à oublier. Comment désavouer +ces souvenirs légers, presque impalpables, mais qui étaient ses seuls +souvenirs romanesques? + +Alors, par souci personnel de ne pas s’appauvrir, elle décida qu’il ne +lui avait pas menti dès le début, mais qu’il avait dû changer, et +justement depuis qu’elle avait cessé de le voir. Durant ces quelques +semaines, il avait certainement subi des influences mauvaises et il +était devenu tel que Desnouettes le décrivait. Grâce à cette +explication, elle lui rendit un peu de son estime. Heureuse de ne pas +être obligée de renoncer au Laurent du passé, elle lui pardonna presque +ce qu’elle considérait comme une infidélité dans le présent. + +Ce qui l’inclinait encore à l’excuser, c’était le remords qui la +tourmentait. Laurent avait déchu, mais parce qu’elle l’avait renvoyé à +sa solitude. Par orgueil égoïste de se préserver elle-même, pour éviter +un risque hypothétique, elle avait permis à un plus grand mal de +s’accomplir. Elle avait manqué à son devoir. Que dirait-elle à M. +Fabre-Gilles, le père, s’il venait à lui reprocher sa négligence? Elle +se souvint de sa lettre austère, cette lettre qui l’avait si +profondément touchée en lui montrant un beau rôle à remplir. De quelle +façon avait-elle répondu à cet appel? Et que dirait-elle à Laurent s’il +lui faisait les mêmes reproches,--car elle pensait qu’un jour il se +repentirait de sa conduite présente. Mais alors il serait trop tard pour +se repentir, il était déjà trop tard aujourd’hui. Cette âme intacte +s’était pour toujours corrompue, et elle, Clarisse, était la coupable... +Ainsi, sa conscience lui fit les mêmes reproches que son cœur, et comme +elle avait l’habitude d’écouter celle-là mieux que celui-ci, elle fut +tout à fait convaincue. Aux regrets de s’être trompée sur le jeune homme +se mêla l’amertume de sa faute. Elle se détesta non seulement d’avoir +été une dupe, mais d’avoir été une complice, même involontaire. + +Et elle se reprocha son aveuglement. Parce qu’elle avait consenti à +s’occuper de lui, elle avait cru que ce petit Fabre-Gilles lui +appartenait, et qu’entre eux deux s’était nouée une sorte de sympathie +qui n’avait pas besoin de s’exprimer. Lorsqu’elle songeait à lui, elle +n’était pas loin de penser qu’elle le faisait ainsi songer à elle. +Allons donc! Elle s’apercevait maintenant qu’elle ne le possédait pas, +qu’il demeurait libre et qu’il avait été porter ailleurs ce qu’elle +n’avait pas pensé à lui demander. Habituée à diriger ses proches sans +conteste, elle s’attrista de n’avoir eu aucune action sur celui qu’elle +mettait à part de tous. Elle ne lui était pas nécessaire pour vivre. +Elle se sentit atteinte dans sa clairvoyance et dans son autorité par +l’indépendance et le libertinage de Laurent. + +Afin de mieux le comprendre, elle essaya de se représenter ses +désordres, mais les quelques traits qu’elle rassembla manquèrent au +début de toute vraisemblance. A la place de scènes animées, c’était un +vide confus où elle ne distingua rien. Où, quand et comment tout cela se +passait-il? Quel air prenait alors le jeune homme, quels étaient sa voix +et ses gestes? Elle ne le savait pas: elle n’avait pas été élevée à +faire de pareilles suppositions. Et si, parfois, l’anxiété de sa +recherche évoquait tout à coup une femme, n’importe quelle femme, à ses +côtés, alors, sans poursuivre, elle ressentait une brusque et naïve +colère. La chaîne de ses raisonnements s’interrompait, et, pour quelques +minutes, elle avait mal. + +Car sa tristesse n’était pas continue. Elle n’avait pas à se répéter que +tel événement s’était produit, et garder constamment à l’esprit la +notion de cet événement, jusqu’à en amortir la pointe. Il s’agissait de +choses qu’elle n’avait pas vues, et d’une situation qui ne se résumait +pas en un mot. Elle n’en prenait pleine conscience que par à-coups. Et +ces projections inattendues, grâce à leur effet de surprise, et aussi à +leur caractère hypothétique, étaient d’autant plus douloureuses. +Toutefois elle ne pouvait s’empêcher de les susciter à nouveau. Obligée +d’inventer les circonstances de son chagrin pour le concevoir, elle en +était de la sorte le propre artisan, Ainsi, petit à petit, elle se +perfectionna dans l’art de se tourmenter. Elle qui était si franche, si +optimiste, elle sut de mieux en mieux comment se faire sournoisement +mal. + +Sa pensée, devenue plus ingénieuse, revint aux petits Argentines de +l’autre jour. Elle n’avait gardé d’elles qu’un souvenir presque effacé, +qu’elle compléta hâtivement et injustement. «Petites exotiques +prétentieuses, songea-t-elle, bêtes et mal élevées. Ah! comme il se +trompe! Pourquoi se laisse-t-il prendre à ces grâces fardées, à ces +ruses animales? Il vaut tellement mieux qu’elles!» + +Quand même, elles l’emportaient! L’autre jour elles riaient avec lui. +Que d’intimité dans un rire partagé, dans une parole accueillie avec de +la joie!... Peut-être étaient-ils rentrés ensemble. L’une, la préférée, +il l’avait serrée contre lui. Ou bien toutes les deux! Peut-être leurs +bouches s’étaient jointes. Et là, Clarisse, immobile mais frémissante, +réussit à compléter des spectacles qu’elle ne se croyait pas capable de +concevoir. Son imagination s’enhardit à la suite de son cœur, et, de +tâtonnements en tâtonnements, s’effrayant elle-même mais stimulée par +l’affreux désir de savoir, finit par rétablir des morceaux entiers de +réalité. De jour en jour, afin de mieux comprendre, elle devint plus +audacieuse. Elle s’habitua ainsi peu à peu, et sans s’en douter, à des +choses qui l’auraient horriblement choquée naguère. + +De ces songeries, naquit une haine véritable pour les femmes qui avaient +eu quelque chose de Laurent et qui, sans le savoir, étaient ses rivales. +Elle ne pouvait leur pardonner d’avoir obtenu sa préférence et de ne pas +se douter, peut-être, de leur bonheur. Elle se croyait leur victime, +comme si elles l’avaient élue exprès, et comme si elles n’avaient agi +que pour la faire souffrir. Elle aurait voulu les connaître, jouer un +rôle entre Laurent et ses complices, être trahie enfin plutôt qu’oubliée +ou méconnue. Elle élargit ainsi sa souffrance jusqu’à son amour-propre, +et par là se glissa un vague désir de vengeance, un vœu mal défini de +reprise. Tout son être commença de s’intéresser à une revanche. + +Alors elle se demanda par quels moyens les autres femmes--celles qui +plaisaient à Laurent--avaient séduit sa jeunesse? Clarisse était trop +peu coquette pour le pressentir avec exactitude. Et d’une manière +fugitive elle se compara: ne les valait-elle pas? Ou bien n’avait-elle +pas su se faire valoir? Certes elle n’entendait pas offrir à Laurent +autant que ces rivales. Mais une sage amitié lui aurait peut-être suffi. +Il n’aurait pas cherché ailleurs de troubles délices si elle avait +consenti à lui laisser voir sa sympathie. Ah! le jour de la Cômerie, que +n’avait-il pu sentir à travers ses paupières fermées l’ardente candeur +de ce baiser involontaire... L’autre jour encore, peut-être qu’une +simple parole l’aurait satisfait. Mais elle était partie sans rien dire. +Toujours et obstinément elle avait mis de la distance entre eux... +Peut-être croyait-il qu’elle le dédaignait? Et une seconde idée vague +commença à ramper au fond d’elle-même, l’idée qu’elle avait été injuste +envers lui, et qu’elle lui devait un dédommagement pour une froideur +qu’il n’avait pas méritée. + +D’ailleurs n’avait-elle pas toute sa vie trop gardé ses distances, à +cause de cet «air Bourgueil» qui la glaçait aux moments où elle aurait +dû s’épanouir. Elle ne savait pas faire des avances. C’était la faute +d’une susceptibilité délicate et d’un sentiment exagéré de sa dignité +personnelle, mélange de faiblesse et de noblesse... A ce point de ses +réflexions, Clarisse ne se borna plus à être jalouse des femmes que le +jeune homme avait choisies, elle devint jalouse de lui. Lorsqu’elle le +croyait chaste et sincère, elle se reconnaissait en Laurent; mais +puisqu’il n’était ni chaste, ni sincère, elle en vint presque à +regretter de l’être, elle, toujours. Elle commença--tellement elle était +désorientée--à l’envier tout bas de mener cette existence libre qu’elle +condamnait tout haut. Elle l’admira presque d’obéir à ce qu’elle appela +ses passions--elle qui ne se jugeait point passionnée. Que de plaisirs +il connaissait, malgré sa jeunesse, dont elle était demeurée ignorante. +Tandis qu’elle écoulait une existence monotone, il remplissait la sienne +de toutes sortes de choses brillantes et mal définies. Ainsi, elle avait +beau vouloir le blâmer, il lui semblait qu’il avait quand même raison. + +Elle repassa si souvent par les mêmes impressions successives et +contradictoires qu’elle finit par leur ôter toute fraîcheur, comme le +cheval qui tourne en cercle use un rond d’herbe sous ses sabots. Tantôt +elle en voulait à Laurent d’être coupable--vis-à-vis de la morale ou +vis-à-vis d’elle-même, elle ne distinguait plus très bien. Tantôt elle +subissait son prestige d’être entreprenant et aimé. Ces contrastes +embrouillaient sa pensée. Pour en sortir, pour s’affirmer à son tour +elle souhaita de s’imposer à celui qui la délaissait. Mais comment? +L’aimer, c’était être pareille aux autres, et demeurer son inférieure. +En aimer un autre? Impossible. Elle n’aurait voulu se venger de Laurent +que par Laurent lui-même. D’ailleurs elle ne prononçait pas le mot +amour. + + * * * * * + +Modifier l’idée qu’on se fait de quelqu’un entraîne souvent à modifier +l’idée qu’on se fait de soi-même. Déjà Clarisse--qui jusqu’alors avait +prétendu régir son jeune ami--commençait à changer, non sous son +influence puisqu’il était absent, mais sous l’influence de ce qu’elle +pensait de lui. Elle ne s’étonna pas de cette transformation parce +qu’elle en pressentit l’inévitable cause. C’était son âme profonde qui +s’enhardissait à vivre et s’affirmait, à travers ces alarmes +d’incertitude et de jalousie. Ardente et grave, elle rejetait les +scrupules et les explications dont on cherchait à l’enlacer. Elle +devenait plus vigoureuse à mesure qu’elle savait mieux ce qu’elle +voulait. Et elle était si belle, si résolue déjà dans ses desseins que +Clarisse finit par céder à la satisfaction obscure de la sentir palpiter +en elle--comme une mère se réjouit que l’enfant qu’elle porte soit fort. + +Pourquoi regretter que Laurent eût changé, et lui en vouloir, +puisqu’elle-même était différente? Il témoignait par ses actes qu’il +s’était renouvelé; elle, elle cachait dans son cœur le secret de sa +renaissance. Mais ils n’étaient plus tels qu’à leur première rencontre. +Leurs deux êtres de ce jour-là avaient disparu. Ils étaient neufs l’un +pour l’autre, inconnus, pleins de ressource... Toutefois, Laurent n’en +savait rien. Clarisse s’attrista de penser qu’il la jugeait sur son +apparence périmée. Il conservait d’elle une image fausse: que dirait-il +de l’image véritable? Étaient-ils destinés à se mieux comprendre +maintenant qu’ils étaient devenus étrangers? + +Hélas, ils ne se rencontraient pas. Si elle s’était retrouvée en sa +présence, Clarisse lui aurait dissimulé ses pensées brûlantes. Mais il +les ignorait. Tout le monde ignorait son secret. Alors, imprudemment, +elle ne s’interdit plus d’y penser sans cesse. Elle ne comprit pas +qu’elle travaillait à ruiner ses protections morales et que, par contre, +elle encourageait un désir qui n’aurait plus besoin, ensuite, que d’une +occasion pour se satisfaire. Elle crut avoir fait assez en faisant le +silence,--mais elle renferma de la sorte l’ennemi chez elle, et il gagna +de proche en proche, s’installa d’autant mieux qu’il ne communiquait +plus avec le dehors. + +Le meilleur moment de sa vie, après toutes les anxiétés du jour, c’était +le soir quand elle se couchait. Bien vite, à ses côtés, son mari tombait +dans le lourd sommeil qui lui était habituel. Mais elle ne pouvait +dormir. Étendue dans son lit, profitant du calme de la chambre, elle se +représentait Laurent, Laurent montrant des yeux sombres et tentateurs, +et les dents blanches de son sourire. Comme il la regardait! Elle +l’évoquait avec un effort éperdu, acharnée à remplacer ce que son +souvenir avait d’incomplet, heureuse à la moindre illusion de réalité. + +Le temps passait. Parfois Hubert se tournait en soupirant dans +l’obscurité. Clarisse, les yeux ouverts, continuait à disputer à +l’inconnu, à l’impossible, à l’absurde celui qui était toujours absent. +Mais à la longue la fuyante image, trop de fois ressassée, +s’évanouissait et Clarisse se rendait compte combien son effort était +stérile. Tandis qu’elle veillait, toute seule, Laurent était ailleurs. +Mais avec qui, et que faisait-il? Quelle anxiété que de ne pas savoir, à +une minute exacte, où sont les autres. Elle souhaitait d’être +omnipotente, comme Dieu, et de regarder l’humanité d’en haut, pour la +connaître dans tout ce qu’elle cache. Elle enviait Dieu de savoir à +l’instant même à qui pensait Laurent. + +Certes, il ne pensait pas à elle. Durant ces heures de la nuit, il +cherchait auprès d’une autre son plaisir, et il savait le lui rendre... +Clarisse souffrait à la mort de ces baisers pressentis. L’ombre avait +supprimé toute contrainte: sur un lit pareil au sien, elle voyait un +couple enlacé. Elle ne pouvait distinguer sa compagne, mais elle +contemplait Laurent, sa chère tête pâlie par la volupté--une volupté à +laquelle elle demeurait étrangère. Elle ne se doutait pas auparavant à +quel point une image inventée peut faire mal. + +Une nuit, l’angoisse fut trop forte. Elle ne put admettre plus longtemps +d’être seule. Pour mieux susciter sa personne et sa ressemblance, elle +eut l’idée de murmurer son nom: + +--Laurent... + +D’abord à voix basse, à peine articulé. Elle crut qu’elle le disait à +travers un demi sommeil. Puis elle le répéta un peu plus haut, avec une +intonation doucement caressante: + +--Laurent!... + +Ce prénom prononcé était, dans cette chambre silencieuse, quelque chose +de réel comme une présence. Vraiment le fantôme du jeune homme venait +d’apparaître. Ce n’était plus la rêverie muette et isolée, mais le +commencement d’un dialogue, un appel qui sollicitait une réponse... +L’impression fut si vive que Clarisse, avide d’entendre sa voix qui +allait répliquer sans doute, oublia sa prudence et redit--tout haut, +cette fois, avec un accent de certitude: + +--Laurent!!... + +Mais rien ne répondit à son attente. Personne ne l’avait entendue. Il +ignorerait toujours qu’elle l’avait appelé si ardemment du fond de sa +solitude nocturne. Et des larmes lui vinrent aux yeux, un flot de larmes +chaudes, des larmes désespérées. + + * * * * * + +Un matin à déjeuner, Hubert proposa à Clarisse: + +--Le temps est beau, la saison est en avance. Si nous allions nous +installer à la campagne? + +D’un éclair, Clarisse, qui rapportait tout à sa préoccupation, vit la +conséquence: c’était renoncer à tout espoir de rencontrer Laurent. Elle +dit avec une expression indifférente, mais le cœur bouleversé: + +--Déjà, crois-tu? + +Hubert, qui avait été chapitré par Mme Bourgueil, inquiète de la mine de +sa fille, insista: + +--Oui, la campagne te fera du bien. + +Il se leva, puis, se retournant, ajouta comme une chose sans importance: + +--Nous oublions un peu le petit Fabre-Gilles. Je vais l’inviter à passer +quelques jours à la Cômerie. + + + + +XIV + + +Clarisse se réinstalla à la Cômerie selon les rites réguliers de son +existence. Une fois de plus, elle fit ouvrir la maison, frotter les +parquets, pendre les rideaux. Elle surveilla ces travaux domestiques +avec le même calme autoritaire que d’habitude. + +Pourtant, elle allait recevoir dans cette maison rouverte un hôte qui ne +ressemblait guère à ceux des années précédentes. Mais après les regrets, +les angoisses, les jalousies qu’elle venait de traverser, la campagne la +fit verser dans une paix étrange et comme stagnante. Elle avait souffert +de l’absence de celui auquel elle pensait toujours: sur le point de le +revoir, elle s’immobilisa dans cette attente et ne souffrit plus. Elle +se prépara à n’être pour le jeune homme qu’une hôtesse attentive. Sûre +de ne jamais laisser voir ses sentiments, Clarisse savait bien que rien +ne se passerait entre eux de coupable ou d’imprévu. Cette conviction +l’enfonça de bonne foi dans sa quiétude. Ce n’était pas que vertu +apprise et fierté naturelle, mais aussi naïveté, faiblesse d’imagination +et manque total d’expérience. Les femmes auxquelles une aventure semble +toujours possible connaissent les risques qu’elles courent et savent se +défendre. Mais celles qui sont honnêtes ne se méfient ni d’elles-mêmes +ni des circonstances parce que la certitude de leur honnêteté les +tranquillise à l’excès. + +D’un autre côté, Clarisse était décidée à réparer en quelque mesure le +mal qu’elle avait laissé commettre. Elle voulait atténuer les reproches +que lui avait faits sa conscience, et qui continuaient à entretenir en +elle un remords latent, une confusion humiliée. Elle ne distinguait pas +encore les moyens qu’elle emploierait pour sermonner le jeune homme. +Mais son idée, arrêtée en principe, était de le purifier. Ses souillures +ne le rendaient pas moins intéressant. Au contraire. Ce qu’il avait de +mystérieux et de réprouvé augmentait ses attraits. Il ne s’agissait plus +de le préserver, comme un innocent, mais de le faire revenir sur ses +fautes, de les lui faire avouer pour mieux s’en repentir, et, en le +ramenant au bien, de le ramener à elle. Elle n’avait jamais haï, ni +méprisé les pécheurs que les hasards avaient mis en sa présence. Elle +les avait plaints. Ici encore, et même avec plus de ferveur, elle +s’apitoya. + +Les jours passèrent. Hubert quittait la maison le matin de bonne heure +pour aller prendre son train. Il déjeunait à Genève. Puis il revenait le +soir, juste pour dîner. Clarisse écoulait ses heures dans la solitude. +Une femme romanesque les eût consacrées à la rêverie. Elle, elle +visitait la ferme, le hameau, donnait des ordres au jardinier, dressait +un inventaire du linge de table... Cette année les roses étaient +florissantes et tapissaient la façade grise aux volets bleus: Clarisse +faisait de gros bouquets dont elle remplissait la maison, mais elle ne +songeait pas à les respirer longuement. Les crépuscules descendaient +avec lenteur sur les grands prés qui s’étendaient devant la terrasse, où +les foins n’étaient pas fauchés encore. Clarisse ne s’attardait pas à +regarder l’ombre venir, ni les grandes herbes onduler d’un seul +mouvement, à peine perceptible. Elle n’était pas habile à enrichir son +cœur de toutes les beautés du monde; sans se préoccuper des +sollicitations du dehors, elle attendait, elle attendait. + +Un soir, son mari fut en retard. Clarisse, au salon, cousait une petite +robe d’enfant pour une amie qui allait être mère. Soudain elle entendit +le bruit de la voiture sur le gravier. «Voilà Hubert», se dit-elle, et +elle continua de coudre. Mais Hubert, au lieu de venir de suite la +rejoindre, comme d’habitude, s’attarda au vestibule: une autre voix se +mêla à la sienne. «C’est lui!» songea Clarisse. Elle se leva toute +droite, et la petite robe tomba à ses pieds. Mais elle s’obligea à se +rasseoir. + +Les voix se rapprochèrent, la porte s’ouvrit. + +--Passez donc. + +Laurent entra. Dès l’abord Clarisse fut frappée de sa mine pâle. Elle +comprit qu’il n’était plus le même. Quand elle lui donna la main, elle +crut s’adresser à un étranger, ou plutôt à un frère aîné et inconnu du +Laurent de naguère. + +D’une voix plus ennuyée que jamais, Hubert expliqua qu’il avait invité +le jeune homme le matin même et qu’il l’avait décidé à venir +immédiatement. Inutile d’attendre, n’est-ce pas? Il venait d’ordonner +qu’on l’installe dans la chambre rouge. + +--Dans la chambre rouge... + +Et Clarisse se rappela que, lors de leur visite en mars, c’était dans +cette même pièce tendue d’andrinople que Laurent et elle, penchés à la +fenêtre, avaient regardé s’épanouir le printemps... + +A cause de l’heure tardive, ils se mirent tout de suite à table. Par les +baies ouvertes venait un jour verdâtre, filtré à travers les arbres +voisins. Clarisse fit allumer la suspension. Sous la lumière qui le +colorait, elle se réhabitua à Laurent, ce Laurent si lointain dans ses +souvenirs, et dont la présence recommençait sur elle sa mystérieuse +séduction. Elle détournait les yeux vers son mari, vers les fenêtres qui +s’obscurcissaient, vers un tableau dans son cadre doré, puis elle +revenait au jeune homme, irrésistiblement, pour l’observer, le +dévisager, se repaître de lui, et chaque fois qu’elle rencontrait son +regard, elle sentait un petit choc, une commotion qui descendait par +degrés dans son être et la rendait heureuse. + +Le voilà donc, non plus vague sur un fonds de mémoire, mais réel, avec +son beau visage régulier, allongé, son teint mat, ses gestes un peu +convenus de jeune homme bien élevé et qui s’applique. Il s’inclinait +volontiers en parlant, dans une intention de déférence; il écoutait avec +grand soin, et scandait les paroles de son interlocuteur de son petit +rire brusque. Au fait, et ses mains? Clarisse se rappela sa déception de +ne pouvoir s’en souvenir; elle se donna le plaisir de considérer ses +doigts, longs et forts, aux ongles bombés. Il lui sembla qu’elle le +possédait mieux, désormais, puisqu’elle avait complété son image. +L’essentiel était de l’avoir retrouvé et de le tenir près d’elle: elle +remit à plus tard de l’exhorter. + +Après dîner, ils allèrent, selon l’usage, s’installer sur la terrasse +devant la maison, dans des fauteuils de paille. Au delà du bassin dont +le jet d’eau, en retombant, faisait valoir le calme de la soirée, les +prés s’étendaient, dominés de loin en loin par les chênes magnifiques. +Dans la maison, la femme de chambre faisait les couvertures, et on +l’entendait, par les fenêtres ouvertes, qui passait d’une pièce à +l’autre. + +Hubert avait apporté une boîte de cigares. + +--Fumez-vous? + +Laurent dit qu’il ne fumait pas. Clarisse murmura avec une +indéfinissable ironie: + +--Comme vous êtes sage! + +Elle ne le distinguait plus guère, dans l’ombre accrue, mais quel +plaisir de l’interpeller ainsi directement, de tout près. Qu’elle était +contente! + +--Tiens, fit Hubert, une chauve-souris! + +Ils levèrent les yeux et ils virent, contre le ciel demeuré clair, la +silhouette instable et malheureuse de la bête. Laurent s’écria: + +--Ah! je n’aime pas ces animaux-là! Croyez-vous qu’elle vienne sur nous? + +De nouveau, sans presque le vouloir, Clarisse lui rétorqua en +plaisantant: + +--Mais vous êtes peureux, monsieur Fabre-Gilles! Craindre une +chauve-souris, à votre âge! + +Il ne répondit pas. Hubert ne dit rien non plus: c’est qu’il tirait sur +son cigare dont on voyait briller le petit feu rouge. Clarisse se +demanda pourquoi elle avait employé ce ton de raillerie. L’ombre était +presque complète à présent, mais elle devina qu’elle l’avait fâché. Il +était près d’elle, et pourtant elle venait de l’éloigner, de le +repousser par l’accent involontaire de ses paroles. + +Elle voulut lui parler de nouveau, plus gentiment. Elle s’adressa +d’abord à son mari: + +--Quand donc commencera-t-on à faire les foins? + +--Demain. + +--Déjà? C’est dommage; je préfère quand les prés sont hauts et remplis +de fleurs... + +Elle se tourna dans l’obscurité vers Laurent, et dit: + +--Ne trouvez-vous pas? + +Il prit un temps, comme pour marquer qu’il voulait bien répondre mais +sans se presser, et il raconta que, lorsqu’il était enfant, il adorait +les tas de foin parce qu’il s’y roulait avec son frère et ses sœurs... + +Clarisse aima tout de suite ce souvenir et elle se plut à le voir petit +garçon, courant dans les prairies. Mais, pour la troisième fois, sa voix +se fit moqueuse, presque dure: + +--Si cela vous amuse encore, vous pourrez ici vous rouler sur les +meules... comme un petit garçon! + +Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle l’entendit, sur le gravier, +qui reculait son fauteuil. Et elle se désola d’exprimer si mal, par +maladresse, par besoin de le régenter toujours, ce qu’elle éprouvait +véritablement à son égard. Peut-être avait-elle obéi à un mouvement +spontané de défense, et sa taquinerie n’était-elle qu’une mise en garde? +Certainement elle l’avait froissé. S’il allait lui en vouloir? Vexée, +elle demeura silencieuse. Elle n’avait aucun droit sur lui, il n’avait +aucun motif de lui pardonner: il leur manquerait les éléments d’une +réconciliation... Ah, qu’ils étaient donc séparés! + +Hubert bâilla, repris par son sommeil habituel. + +--Vous savez que nous devons nous lever de bonne heure, dit-il. A la +campagne, on se couche tôt. + +--Mais je ne demande pas mieux que de rejoindre mon lit, répliqua +Laurent. Et puis j’ai ma valise à défaire. + +Clarisse les précéda dans la maison. + +--Prenez-vous quelque chose le soir? demanda-t-elle d’une voix qu’elle +s’efforça de rendre aimable. + +--Jamais, madame. + +Ils montèrent l’escalier en silence. En haut, au moment de se séparer, +Laurent porta la main de Clarisse à ses lèvres. Geste banal, mais +qu’elle ne lui connaissait pas. Déjà, il gagnait sa chambre, sans +détourner le visage. Elle se dirigea vers la sienne, suivie d’Hubert qui +ne se donnait plus la peine de dissimuler ses bâillements. + +Leur chambre était une vaste pièce, tendue d’une cretonne bleue et +blanche, meublée de fauteuils recouverts de housses, et de poufs bas et +capitonnés. Une grosse commode de l’époque Louis-Philippe supportait une +pendule d’albâtre à cadran doré. Au-dessus du lit, pendait un tableau à +la façon de Léopold Robert, qui représentait des paysans dans la +campagne romaine; en face, il y avait des gravures anglaises de chiens +et de chevaux. + +Hubert ronflait déjà. Clarisse, en se déshabillant, s’étonna que la +soirée se fût si vite écoulée et d’une façon si peu sensationnelle. +Quoi, après tant de semaines de séparation, ils se retrouvaient +ensemble, et ils n’échangeaient que des paroles banales! + +Le matin, d’habitude, elle ne sortait pas d’un demi-sommeil quand s’en +allait Hubert. Il l’embrassait et elle retombait à sa somnolence. Mais +le lendemain elle s’éveilla en même temps que lui, elle le regarda à son +insu qui allait et venait dans la chambre. Quand il s’approcha pour lui +dire adieu, elle ferma les paupières et ne bougea pas. + +Il partit, elle l’entendit qui descendait l’escalier. Maintenant il +déjeunait avec Laurent; ensuite ils prendraient la voiture pour aller à +la station. + +Alors Clarisse se leva, mit ses mules, sa robe de chambre, et ouvrit la +porte: le corridor était vide. Elle se hâta jusqu’à la bibliothèque, qui +donnait sur la cour, elle écarta un peu le rideau, le battant de la +fenêtre, et elle aperçut, à l’ombre des marronniers, la voiture +découverte, le cocher sur le siège, le cheval qui avec sa queue chassait +les mouches. L’air était encore frais de la nuit. + +Hubert et Laurent sortirent de la maison. Clarisse les vit de dos monter +dans la victoria qui s’était avancée devant le perron. Elle était +contente d’apercevoir le jeune homme dès le matin, dès le départ, pour +le protéger en quelque sorte et afin qu’il revînt vers elle sans +encombre... Le cocher rassembla ses rênes, toucha le cheval: la voiture +s’ébranla, tourna à l’entrée de la cour où les roues, un instant, +étincelèrent au soleil,--puis tout disparut. + +Pendant la journée le souvenir de Laurent tint compagnie à Clarisse. +Elle était inquiète de l’avoir froissé. S’il allait montrer au retour un +visage plus fermé encore que d’habitude!... Ensuite, elle songea qu’elle +oubliait toujours la différence d’âge qui les séparait. Parce qu’elle +pensait constamment à lui, elle finissait par le concevoir comme son +contemporain et son égal. Mais lui n’avait aucune raison d’envisager +ainsi leurs relations. Au contraire. Elle l’intimidait peut-être, et il +la respectait assurément. Il la mettait à côté de ses parents, de ses +maîtres. Elle avait dix ans de plus que lui, et dix ans, pour un tout +jeune homme, c’est incalculable! Elle était à ses yeux une grande +personne--de même qu’il lui paraissait un enfant. + +Cette situation ne contristait pas Clarisse; elle y voyait le motif +principal de s’occuper de Laurent. S’il avait eu le même âge qu’elle, +jamais elle ne l’aurait considéré avec cette tendre familiarité, avec +cette autorité affectueuse. Jamais elle n’aurait osé lui faire la leçon. +Or, elle y comptait. Il n’était pas un homme qui agit en connaissance de +cause, et avec lequel il serait choquant de discuter certains sujets. Il +était un adolescent qui, mal surveillé, avait commis quelques erreurs. +Elle trouvait tout naturel de le mettre en garde, et de lui montrer les +imprudences de sa conduite. Elle se jugeait plus expérimentée que lui et +apte à ce qu’elle appelait une «tâche de relèvement». + +Sans doute n’aurait-elle pas grand’peine à ramener Laurent à des +sentiments meilleurs. Si vite intimidé, il s’empresserait d’obéir. Et +maintenant qu’il était revenu près d’elle, Clarisse sentit s’apaiser sa +jalousie, qu’avaient stimulée l’absence et l’impossibilité de rivaliser +avec des inconnues. Elle pensa qu’elle reprendrait bien des avantages au +contraire, puisqu’elle allait, en lui faisant de la morale, le connaître +davantage et l’influencer. Il serait touché de sa sollicitude; il +comprendrait combien elle était attentive et bienveillante. Peut-être +sentirait-il, sans en deviner le foyer, la chaleur de son sentiment... +Elle le verrait tous les jours, l’écouterait, lui parlerait, le +tiendrait dans son intimité comme un enfant qu’on tient dans les plis de +sa jupe.--Clarisse ne demandait rien de plus. + + + + +XV + + +Vers le soir, ils revinrent. + +Autour de la maison, les rosiers qui s’étaient appesantis sous la +chaleur monotone de l’après-midi, semblaient se redresser, s’étirer dans +l’air plus éventé. Clarisse regarda le jardinier inonder les +plates-bandes et crut revivre à son tour, comme une rose rafraîchie, +dans la langueur murmurante et apaisée du jardin. + +Laurent parut sur la terrasse et s’avança vers elle. Elle n’était plus +gênée comme la veille. Peu spontanée, défiante d’elle-même, il lui +fallait toujours s’habituer aux choses pour les goûter. Maintenant le +bonheur ne l’effrayait plus, et son plaisir se répandit en elle sans +contrainte. Quand elle vit le jeune homme à ses côtés, là, vivant, avec +son regard et son souffle, elle oublia tout ce qui n’était pas lui. Il +parla, sur le ton de politesse un peu obséquieuse qu’il affectait, et +elle l’écouta. La tête baissée, elle respira sa présence. Elle fût +demeurée longtemps ainsi, sans rien demander d’autre. + +De la salle à manger, Hubert les héla. Ils dînèrent avec plus d’entrain, +déjà apprivoisés les uns aux autres. Clarisse, qui n’avait rien à +raconter de sa journée oisive, questionna les deux hommes. Hubert se +plaignit de la chaleur qui régnait dans les bureaux, puis il commença +une ou deux phrases qu’il n’acheva pas, les yeux vagues, et comme +inquiet de se compromettre. Laurent avait déjeuné avec Desnouettes: +celui-ci annonçait sa prochaine visite à la Cômerie... Tout de suite, +Clarisse se demanda si Desnouettes avait parlé d’elle. Mais comment +savoir les détails de cette conversation? Elle envia les gens que +rencontrait Laurent, avec lesquels il bavardait à son aise. + +--Vous connaissez Desnouettes? demanda Hubert. + +--Oui, nous sortons quelquefois ensemble... + +Clarisse dressa l’oreille. Si Desnouettes paraissait bien informé sur le +compte du jeune homme, était-ce parce qu’il l’entraînait dans ses +aventures? Léger comme toujours, avait-il contribué à le dévoyer? D’un +ton presque agressif, elle dit: + +--Prenez garde, Desnouettes n’est pas bien sérieux! + +--Oh! madame, répliqua Laurent, ne soyez pas sévère: il a tant +d’admiration pour vous. + +Il s’arrêta, gêné, comme s’il en avait trop dit. Mais elle abandonna du +coup son ressentiment et trouva Desnouettes charmant d’avoir fait son +éloge au jeune homme. + +Ils gagnèrent la terrasse. Sous le ciel pur et vaste il faisait clair. +C’était encore le jour, mais un jour sans soleil et comme condamné. Déjà +Hubert s’installait, étendait ses jambes. Clarisse songea à la mission +qu’elle s’était assignée: il fallait l’entreprendre le soir même, +combiner un tête-à-tête pour s’expliquer avec Laurent. Elle proposa de +lui montrer le jardin potager qui se trouvait de l’autre côté de la +route. + +--Ma foi, dit Hubert, je vous laisse aller. + +Clarisse et Laurent firent le tour de la maison, traversèrent la cour +aux marronniers. Assis sur un banc devant la ferme, un valet et une +servante se levèrent pour leur souhaiter bonsoir. + +--Bonsoir, répondit Clarisse. + +Elle se pencha vers Laurent et murmura: + +--Ils sont fiancés. + +Ce n’était pas vrai: elle venait de l’inventer pour le lui dire. + +La route passée, ils pénétrèrent dans le jardin potager, très ancien et +entouré de hauts murs comme un jardin de couvent. Le long des allées +qu’ils suivirent, des poiriers étendaient leurs branches sur des fils de +fer. Un buis vénérable et touffu entourait les légumes, mêlé par places +de plants de verveine et d’estragon. Comme la veille, une chauve-souris +voleta dans l’air, devant eux, mais ils firent semblant de ne pas la +voir. Ils marchèrent avec lenteur, sans parler, et, dans le jour +finissant, devinèrent à l’odeur les bordures d’œillets blanc et les +carrés de fraises. + +«Quand nous serons arrivés au puits, se dit Clarisse, je parlerai...» + +Au moment d’entamer son sujet, elle éprouvait la crainte sourde de +commettre une maladresse. Mais elle était certaine d’obéir à son devoir, +aussi, à la hauteur du puits, elle commença: + +--Vous savez, cher monsieur, j’ai des reproches à vous faire. + +--Lesquels? + +Comme il était difficile de s’exprimer! Les phrases qu’elle avait +préparées l’abandonnèrent. Cette conversation lui parut soudain d’une +extrême inconvenance... Il redemanda: + +--Quels reproches? + +Elle recommença avec lenteur: + +--On m’a raconté sur vous des choses... qui m’ont ennuyée; des choses... +que je n’ai cru qu’à moitié... Néanmoins, je crois devoir... + +--Quoi donc? + +--Qui sont ces deux Argentines avec qui vous causiez l’autre jour, au +tennis? + +Elle comptait l’interloquer par une question directe, et en prendre +avantage pour poursuivre. Mais il répondit avec son rire bref: + +--Ce sont des personnes de petite vertu! + +--Alors, c’est donc vrai? + +Et elle répéta naïvement, mais sans le nommer, ce que Desnouettes lui +avait laissé entrevoir sur Laurent. Celui-ci écouta, puis, avec le même +ton persifleur: + +--On vous a bien renseignée. Tout cela est vrai. + +Clarisse eut les larmes aux yeux. Elle avait toujours espéré que +Desnouettes mentait, ou exagérait; elle avait même pensé que Laurent +allait protester contre ces accusations, et avec tant de sincérité et de +noblesse, qu’elle n’aurait plus qu’à lui demander pardon, confuse et +heureuse... Mais non: Laurent proclamait en quelques mots qu’il n’était +pas l’être différent des autres qu’elle avait cru. Pourquoi était-ce +lui, précisément, et non pas n’importe quel jeune homme auquel elle ne +s’intéressait pas, Nicolas Bourgueil, par exemple, son petit cousin. +Mais voilà, c’était de Laurent Fabre-Gilles qu’il s’agissait. + +Enhardi par l’espèce de trouble où il la voyait, Laurent lui demanda: + +--Pourquoi me posez-vous ces questions, madame? + +Elle reprit courage et, vite, elle lui expliqua que sur la demande de +ses parents, elle s’occupait de lui plus qu’il ne le pensait. Elle ne +voulait pas être indiscrète, bien sûr, mais enfin il était très jeune +encore et elle souhaitait lui éviter certaines imprudences, certaines +fautes... Tout en proférant ce petit sermon elle se sentit soutenue par +sa conviction. Elle s’enthousiasma pour mieux le convertir. La passion +qu’elle versait dans ses exhortations, et qui venait d’une autre source, +allait peut-être le toucher! Jamais elle n’avait davantage désiré qu’il +fût vertueux. + +Il attendit qu’elle eût fini, il attendit qu’elle eût recommencé à dire +plusieurs fois les mêmes choses sous d’autres formes. Puis, quand elle +ne sut plus qu’ajouter, il lui rétorqua: + +--Je vous remercie, madame, de votre sollicitude... Mais vous vous +mettez en peine pour peu de chose... + +--J’emploie ici le langage qu’emploierait votre père ou votre mère. +S’ils étaient à ma place... + +Il l’interrompit, et avec une aisance qu’elle ne lui connaissait pas: + +--Laissons ma mère. Ses idées sont pareilles aux vôtres, et quoique je +n’aie eu, de ma vie, une conversation sérieuse avec elle, je crois que +nous nous entendrions fort peu... Quant à mon père, eh bien, je suppose +qu’il s’est conduit à mon âge comme je le fais aujourd’hui. + +Sa timidité avait disparu: il parlait avec une netteté agressive et +semblait traiter d’un sujet qu’il avait médité longtemps. Clarisse +murmura avec douceur, pour le calmer: + +--Ne vous emportez pas à dire, par besoin de contradiction, des choses +que vous ne pensez pas réellement au fond de vous-même et qui vous +expriment si mal. Est-ce par modestie que vous redoutez de paraître +délicat et scrupuleux? + +--Mais tout le monde... + +--Il ne faut pas que vous soyez comme tout le monde. + +Elle souhaitait d’autant plus le convaincre qu’en se dérobant il +discréditait l’idéal moral auquel elle était fidèle, et ébranlait ainsi +sa propre fidélité. + +--Croyez bien, reprit-elle--car tout en le blâmant elle voulait encore +le louer--que je vous excuse sur quelques points. Vous êtes jeune, plein +d’ardeur et vous plaisez. Mais ne serait-il pas beau de résister à ces +entraînements, d’attendre celle qui serait votre égale, je veux dire la +jeune fille que vous épouserez? + +Cette jeune fille hypothétique, Clarisse, qui ne la craignait pas, la +para de qualités nombreuses. Mais Laurent ne fit que ricaner. La veille, +Clarisse l’avait agacé en se moquant de lui, maintenant la situation +était renversée; il plaisanta et elle finit par se froisser de cette +raillerie. + +--Pourquoi rire? dit-elle. Êtes-vous donc si fier de vous? + +--Comment ne le serais-je pas, à voir qu’on étudie avec un tel zèle ma +vie privée? + +--Mais enfin, c’est mon devoir de vous avertir, de vous réprimander +même. + +--Merci bien, fit-il sur un ton presque malhonnête, je n’ai besoin de +personne pour me conduire. + +Et s’adressant à lui-même, le regard en avant, il ajouta: + +--Je suis un homme. + +Le ton aurait dû la fâcher: elle n’y fit presque pas attention. Ce +qu’elle retint ce fut son dernier mot. Un homme! Mais non, il n’était +qu’un enfant. Elle ne voulut pas renoncer au préjugé qui l’autorisait à +s’occuper de lui. + +--Comprenez-moi, dit-elle. Je veux votre bien... + +Il ne répondit pas. Alors, d’une voix tendre, avec la hardiesse des +êtres purs, elle insista: + +--J’espère que vous ne doutez pas de l’intérêt que je vous porte. + +Il ne répondit pas davantage. + +Cette nuit-là, Clarisse fut longue à s’endormir. Pour la première fois, +un doute était entré dans sa conscience, et elle n’était plus tout à +fait sûre d’avoir raison. Certes, elle continuait à condamner le +libertinage, mais elle se demandait s’il ne fallait pas faire une +exception pour Laurent. Elle se rendait compte que sa sévérité risquait +de le perdre en l’irritant. Or ce qui l’avait surtout attristée, ce +n’était pas tant que Laurent fût un débauché mais qu’il lui échappât. +Elle frémit en se rappelant avec quel mépris il avait fait allusion aux +idées de sa mère: mieux valait, peut-être, ne pas se solidariser avec +elle, si l’on ne voulait pas encourir ce mépris-là. + +Ces réflexions l’effrayèrent. Voilà donc à quelles compromissions elle +parvenait! Elle s’interrogea avec inquiétude. Pourquoi ses pensées, ses +jugements, prenaient-ils un autre cours, l’entraînant vers d’autres +horizons? Elle espérait purifier Laurent et cette intention si louable +finissait par la corrompre elle-même. Qu’arrivait-il? + +Si sa démarche auprès de Laurent avait réussi, s’il s’était reconnu +coupable et s’il avait déclaré se repentir--comme dans une morale en +action--elle n’aurait pas mis en doute la sincérité des mobiles qu’elle +invoquait. Mais elle les suspecta précisément parce qu’elle avait +échoué. Le succès aveugle sur soi-même, l’insuccès renseigne. Elle +s’aperçut pourquoi Laurent était sorti vainqueur de cette première +conversation. Elle sentit qu’il fallait immédiatement réparer cet échec, +ne pas permettre au jeune homme d’en prendre avantage. + +Aussi finit-elle, durant ces heures d’insomnie, par renoncer à le +catéchiser, du moins provisoirement. Dans l’intérêt même du jeune homme, +elle conclut qu’elle ne devait pas se montrer intransigeante, mais +chercher à sympathiser avec lui et l’attirer ensuite, petit à petit, +vers un ordre de sentiments qu’il semblait détester. Elle vit qu’il +était absurde d’espérer un brusque repentir. Même il fallait éviter avec +grand soin de provoquer chez lui une révolte catégorique. Du moment +qu’il se refusait à partager ses idées, il était plus habile d’avoir +l’air--jusqu’à un certain point, naturellement--de partager les siennes: +l’essentiel étant d’avoir des idées en commun. Dès qu’elle eut fait +quelques pas dans cette voie, son allure s’accéléra. Tant qu’elle avait +espéré ramener Laurent, elle n’avait pas demandé mieux que de blâmer sa +conduite, afin de rendre plus sensible, plus éclatant son retour. +Puisqu’il se dérobait au remords, mieux valait s’abstenir par politique +de le juger. Elle ne chercha plus qu’à le connaître. Sa curiosité, que +ne gênaient plus des considérations de principe, se donna carrière. + +Une heure sonna à la pendule d’albâtre. Clarisse ne dormait toujours +pas. Par les fenêtres ouvertes, mais dont les volets étaient clos, elle +entendit les roulades d’un rossignol. C’était une suite de petites +cascades, de trilles, de notes longuement tenues, de pluies de +perles,--musique argentine que Clarisse trouva d’une insipide +médiocrité. Elle n’avait aucun romantisme dans l’esprit. Elle ignorait +beaucoup de choses de la vie, mais elle ne cherchait pas à remplacer ses +ignorances par des subterfuges. Le rossignol l’agaça par ce qu’il +déversait dans la nuit de fausse poésie et de prétentieuse banalité. Ce +qu’elle éprouvait n’était ni «poétique», ni banal: c’étaient des +émotions puissantes et amères qui montaient en elle comme une marée. Un +être humain l’intéressait donc si prodigieusement! Elle avait donc +besoin pour vivre heureuse, non seulement de le tenir à ses côtés, mais +de connaître l’intérieur de son âme! Or, ses tentatives pour le pénétrer +échouaient toujours. Il ne se doutait pas de son désir singulier, +peut-être absurde, et il ne laissait qu’entrevoir par échappées son +esprit et son existence véritables. Sous le toit de la Cômerie, il +apparaissait plus étranger que jamais. Sa chambre se trouvait au bout du +corridor, il dormait à quelques pas de Clarisse; il était si près--mais +sa pensée si loin. + + * * * * * + +Clarisse s’arrêta à l’ombre des marronniers pour dire bonjour à Mme +Lecerf, la fermière, dont les deux petites filles se dissimulaient +derrière elle. + +--Bonjour, Rosa, bonjour, Caroline, fit Clarisse. + +Rosa et Caroline étouffaient de timidité. Leur mère voulut les tirer de +ses jupes pour les présenter poliment. Chaque fois, c’était le même +drame: les petites n’osaient jamais. Mais leur mère tenait à ce qu’elles +s’exécutassent et faisait contribuer ainsi tous ses interlocuteurs à +l’éducation de ses filles. + +--Laissez donc, intervint Clarisse, cela me suffit. + +--Non, madame, répondit la fermière irritée, cela ne suffit pas. + +Elle empoigna les petites qui se débattaient en se couvrant la figure de +leurs mains sales, leur infligea une semonce criarde, les poussa devant +elle: + +--Maintenant, dites bonjour convenablement et enlevez vos mains. + +On vit apparaître deux figures craintives, dont les bouches tordues se +préparaient au sanglot. Elles essayèrent d’obéir, mais quand elles +eurent levé les yeux vers Clarisse, elles s’échappèrent en poussant des +cris aigus. Leur mère les rattrapa bien vite, les ramena et, les serrant +par les bras: + +--Caroline, dis bonjour. + +Caroline, horriblement pincée, balbutia: + +--Bonjour, madame. + +--Et toi, Rosa! + +Rosa pleurait de souffrance, de peur et de honte. Reniflant et bavant +elle murmura bonjour. Alors satisfaite, leur mère les gifla toutes deux, +et elles s’en allèrent, en larmes, appuyées l’une sur l’autre. + +Clarisse ne put s’empêcher de dire à Mme Lecerf qu’elle la trouvait bien +sévère. + +--Ah! vous croyez, madame? répondit la fermière. Eh bien! j’en ai élevé +quatre avant ces deux-là, quatre qui ont bien tourné, je vous le +promets. Pourquoi? parce que je les ai menés raide. Les garçons et les +filles, allez, c’est plein de mauvais instincts. Ils ne seront braves +que si vous êtes exigeante... L’indulgence les pousse au mal. + +Et elle se redressa, acariâtre et sûre d’elle-même. + +Clarisse s’en alla au potager. Oui, pour les enfants Lecerf, le système +était bon peut-être. Mais il existait des natures plus fines qui +voulaient moins de rigueur. C’était plus adroit de paraître consentir +sur certains points, afin de se concilier la confiance, d’accorder par +moments et puis de réclamer plus tard. Certes, il ne fallait pas +généraliser, et l’intransigeance demeurait le plus souvent nécessaire. +En principe, Mme Lecerf avait raison, de même que le pasteur Lachault +avait raison en principe. Mais il y avait des cas particuliers. Laurent +Fabre-Gilles était un cas particulier. + + + + +XVI + + +Le soir, Hubert arriva tout seul au salon où attendait Clarisse. + +--Mettons-nous à table, j’ai grand’faim. + +--Et notre hôte? + +--Il m’a chargé de l’excuser auprès de toi. Des amis de passage à Genève +l’ont invité à dîner. Il rentrera par le train de onze heures. + +--Ah?... Quels amis? + +--Je ne sais pas. + +--Mais comment s’appellent-ils? + +--Ma foi, je n’ai pas pensé à lui demander. + +Clarisse pendant le dîner fut muette et laissa son mari à ses monologues +interrompus de silences. Au dessert, elle s’éveilla pour questionner: + +--Où allait-il dîner? + +--Qui ça? + +--Laurent Fabre-Gilles. + +--Je ne sais pas. + +Elle se tut de nouveau. Hubert la regarda avec étonnement: + +--Qu’est-ce que tu as? + +--Rien. + +Elle se demanda s’il ne serait pas bon de mettre Hubert au courant. En +somme, il avait le droit d’apprendre ce qu’elle savait sur leur hôte. Il +pourrait peut-être intervenir de façon plus efficace. Un homme connaît +certaines choses, peut entrer dans certains détails... + +Ils avaient passé sur la terrasse. Hubert, qui regardait les roses +grimpantes sur la maison, s’écria que le petit Fabre-Gilles aurait pu se +dispenser d’accepter cette invitation. + +--Pourquoi? + +--Dame, il est ici depuis deux jours et déjà il nous fait faux bond. Oh! +il n’est pas très poli. + +--Tu es injuste, répliqua vivement Clarisse, c’est un garçon bien élevé. + +Et elle entama son éloge. Du moment qu’on l’attaquait, d’instinct elle +se précipitait pour le défendre. Hubert prit un ton morose: + +--Avec toi, il est aimable, c’est vrai... Mais c’est au bureau qu’il ne +me plaît guère. + +--Ah? + +--Depuis quelques semaines il se néglige. Il répond mal aux observations +qu’on lui fait. Il vient en retard. Je ne sais pas où il passe ses +soirées, mais le fait est qu’il arrive tout endormi le matin. + +--Ah? + +--Je devrais peut-être tâcher de savoir à quoi il s’occupe durant ses +heures de liberté. + +Alors Clarisse, renonçant à trahir Laurent, s’efforça de protéger ses +secrets: + +--Tu t’exagères, dit-elle, quelques retards et quelques inattentions! + +--Mais non, je t’assure. C’est comme son dîner de ce soir... + +--Eh bien? + +--De quels amis s’agit-il? Dieu sait! Il m’en a probablement conté. + +--Ah! + +--Et tu as raison, j’aurais dû lui demander des détails. D’ailleurs, ce +n’est pas l’essentiel. J’exige que chez moi on travaille. + +--Peut-être, fit Clarisse, la banque l’ennuie-t-elle! + +--L’ennuyer, comme tu dis ça! Est-ce qu’elle m’ennuie, moi? + +--Il y a des caractères qui ne peuvent pas s’y habituer. + +--Quel caractère a-t-il, M. Fabre-Gilles? Je n’en sais rien. Il est d’un +renfermé. T’en doutes-tu? + +Il s’arrêta, regarda les prés où les faucheurs tout le jour avaient +couché les foins. L’espace en semblait élargi. Il respira l’odeur forte +de l’herbe qui séchait. + +--Ah! fit-il, les foins sont beaux à la Cômerie! + +Il s’enorgueillissait de sa possession. Clarisse s’étant rapprochée, il +passa son bras sous le sien. + +--Regarde... + +Dans le ciel encore clair, la lune avait paru. Un grand calme pacifiait +les champs, au soir d’une journée de travail et de chaleur. La terre se +reposait de la moisson. Les chênes, dont la longue file faisait penser à +des silhouettes d’immenses bergers, frissonnaient une dernière fois +avant de s’endormir. Clarisse s’appuya contre son mari: oui, ces champs, +ces arbres, cette vieille et chère maison étaient à eux; c’étaient leur +bien, qu’ils tenaient de leurs pères, et qui les unissait l’un à +l’autre... Et puis soudain elle se redressa: là-bas, au ras du ciel +nocturne et maintenant assombri, montait un vague reflet doré, le reflet +de la ville. Son désir anxieux interrogea l’horizon. Tandis qu’elle +était ici, dans la paix et dans l’ombre, Laurent là-bas, aux lumières... +Que faisait-il? Avec qui était-il? Et son cœur, qui ne pouvait répondre, +souffrit de regret, d’envie et d’ignorance. + +Quand Hubert monta se coucher, Clarisse prétexta qu’elle voulait +terminer des comptes. Elle resta dans le salon, les fenêtres ouvertes, à +vérifier des additions en se trompant chaque fois. + +Onze heures sonnèrent. L’air porta sur la campagne le sifflet affaibli +d’un train. Il fallait vingt minutes à pied de la station. Elle pensa +que si Laurent la trouvait sur ses cahiers de comptes, il la jugerait +bien bourgeoise, surtout après la soirée qu’il venait de passer. Elle +ferma son bureau. Quelle attitude adopter? Elle prit un livre qui +traînait sur la table. Mais il devinerait alors qu’elle l’avait attendu. +Alors elle s’approcha du plateau que le domestique préparait tous les +soirs et elle se versa du sirop: c’est cela, elle dirait qu’elle était +redescendue pour boire... + +Onze heures vingt, onze heures et demie. Il n’arrivait pas. Clarisse +comprit qu’il était resté en ville et que ce dîner n’était qu’un +prétexte. L’hypothèse qui l’avait tourmentée toute la soirée se précisa, +s’imposa: il passait la nuit là-bas tandis qu’elle l’attendait ici. Et +quelle nuit! Elle se sentit malade de tristesse. + +Tout à coup elle poussa un léger cri: dans le cadre de la fenêtre +ouverte, une tête venait de surgir. Puis elle reconnut Laurent. + +--Ah! dit-elle brusquement réjouie, vous m’avez fait peur! + +Il s’excusa: ayant vu le rez-de-chaussée éclairé, il s’était dirigé vers +la lumière. + +--Entrez donc, reprit Clarisse, vous prendrez quelque chose. + +Il fit le tour par le vestibule et entra dans le salon. Comme il était +venu par la route, ses pieds étaient blancs de poussière. Il avait +chaud. «On marche vite la nuit, dit-il. Je suis en nage.» Il s’essuya le +front. A cause de la lampe après l’obscurité, il battait des paupières. + +--Asseyez-vous, vous devez être fatigué. Et voici du sirop. + +Elle l’installa, lui apporta son verre. Elle était contente de le +servir. Elle aurait voulu sécher la sueur de son visage, effacer la +poussière de ses souliers. Et puis, elle pensa expliquer sa présence au +salon, à cette heure tardive, et elle dit ce qu’elle avait préparé. Il +parut ne pas l’entendre et trouver tout naturel qu’elle fût là. +Qu’importait à Clarisse! Il était revenu, voilà l’essentiel. Il n’était +pas resté à Genève, il n’avait pas menti. + +--Eh bien, demanda-t-elle, c’était amusant ce dîner? + +--Oui... + +--Vous étiez avec des amis? + +--Oui. + +--Des amis de passage. Des Français? + +--Oui... Non... + +Il reposa son verre, prit un air dur, baissa les yeux. Elle vit qu’elle +l’importunait, qu’elle ferait mieux de le laisser tranquille. Mais elle +ne put s’empêcher de continuer, tant elle avait besoin d’être +renseignée. + +--Où était-ce? + +--Quoi? + +--Votre dîner. + +--A Bellerive. + +--C’est charmant de dîner au bord du lac. On respire mieux après la +journée passée en ville... Il y avait du monde dans le restaurant? + +--Je n’ai pas remarqué. + +Son ton à chaque réponse devenait plus irrité. Clarisse de nouveau +discerna chez lui un entêtement sournois, de la dissimulation toujours +mais plus agressive, et quelque chose dans le ton de sardonique et de +désenchanté. Elle lui posa encore quelques questions, et sous chacune de +ses phrases brèves, elle découvrit, comme s’il le lui avait dit en face, +que ce dîner «d’amis» était un prétexte. Cette évidence la meurtrissait, +mais au lieu de s’en détourner, elle revenait dessus pour souffrir +davantage. + +Il se leva, désireux de rompre l’entretien. Clarisse contempla ce beau +visage fermé sur son secret et que sa mauvaise humeur lui rendit plus +séduisant que jamais. Elle songea que, ce soir même d’autres femmes +l’avaient vu empressé, amoureux peut-être, et alors, maladroite et sans +fierté, elle reprit en essayant de sourire: + +--Brune, blonde? Jolie? Toute jeune? + +Il parut choqué d’une indiscrétion si gênante. Il faillit répondre trop +vite, puis se domina, et d’un ton sec: + +--Vous voulez me faire encore de la morale? + +--Pourquoi pas? + +--Il est bien tard... + +Clarisse sentit qu’il était plus fort qu’elle. Il conservait son +sang-froid tandis qu’elle accumulait les fautes. Pour protéger sa +retraite, elle murmura: + +--Vous êtes injuste... Vous n’avez pas confiance en une amie... + +--Si ces petites histoires vous intéressent, je vous les raconterai +quand vous voudrez. + +Elle sentit le dédain, fit un geste pour indiquer que tout cela lui +était égal, et, voulant reprendre son autorité en terminant elle-même +l’entretien, elle tendit la main à Laurent. + +--Bonsoir. + +Il prit sa main et se pencha. Mais comme il était penché, Clarisse revit +sur son cou le signe brun qu’elle avait découvert un jour par hasard; et +parce qu’elle vit ce signe, le baiser sur les doigts lui parut +audacieux, presque impudique, et elle retira sa main de ses lèvres... +Laurent se redressa, quitta cérémonieusement le salon sans ajouter un +mot. Quand il fut parti, elle s’approcha de la fenêtre, tourmentée, +frottant ses doigts baisés comme pour effacer une trace. Dehors, sous la +lune paisible, les prés s’étendaient mollement; des oiseaux se +réveillaient dans les feuillages pour écouter le rossignol éperdu de +tous les soirs. L’air était imprégné de l’odeur sèche et brûlée du +foin... Clarisse se laissa tomber sur une chaise. Elle avait le +sentiment d’être coupable sans bien savoir quel était son péché. + + * * * * * + +Clarisse le reconnut avec franchise: chaque fois qu’elle s’approchait de +Laurent pour le conquérir,--par ses remontrances ou par sa +sollicitude,--chaque fois il lui échappait, avec une souplesse qu’elle +n’était pas capable de réduire. Et, par ses manières presque insolentes, +il l’empêchait de se duper elle-même. L’insensibilité de Laurent, son +cynisme la démasquaient et l’obligeaient à battre en retraite de +position en position successives. Elle ne pouvait plus entretenir des +illusions sur elle, pas plus que sur lui. Quand elle lui demandait +l’emploi d’une soirée, son émotion lui faisait bien comprendre qu’elle +n’obéissait pas à des motifs désintéressés. + +Elle se retrouva donc au point où elle était avant de venir à la +Cômerie: jalouse et sans espoir. Mais naguère, elle souffrait en silence +et loin de Laurent. Maintenant il était sous son toit, sa présence +quotidienne ravivait constamment sa susceptibilité. Sans doute d’ici +quelques jours, il s’en irait, et elle en aurait quelque répit... +Cependant cette pensée la bouleversait. Ah! qu’il ne s’en aille pas, +qu’il demeure! Même si chacun de ses regards était dédaigneux et chacune +de ses paroles cruelle, elle préférait qu’il fût là. Malgré ses +tentatives infructueuses pour le joindre et le dominer, elle ne voulait +pas que tout fût fini entre eux. Et elle chercha déjà par quels moyens +le retenir, quand il annoncerait son départ. + +L’idée ne lui vint pas qu’elle était imprudente. Elle s’attrista de voir +Laurent occupé d’autres femmes, mais elle n’imagina pas qu’il pût +s’occuper d’elle. Elle ne pensa pas non plus qu’il pût remarquer son +trouble et tirer une conclusion de son insistance. Elle se rassurait +toujours en se disant: «Il n’a pour moi que de l’indifférence.» Mais +elle eût été heureuse de le sentir doux, gentil, affectueux, sans rien +réclamer d’autre. Ce qu’elle voulait surtout c’est qu’il n’aimât +personne. + +Qui aimait-il? Cette demande sans cesse lui serrait le cœur. Et elle y +joignait celle-ci: Qui était-il? Elle avait beau l’interroger, elle ne +le pénétrait pas. Naguère, il se taisait, maintenant il se mettait à +railler. Mais il demeurait toujours distant et mystérieux. Elle lui en +voulait de parer ses questions sans jamais laisser passer un aveu. Par +ses interrogatoires gauches, ou, loin de lui, par ses calculs naïfs, +elle s’épuisait à chercher le chemin de son âme. + +Méditant encore sur ses incertitudes, elle se dirigea vers la lingerie +pour donner des ordres, et passa devant la chambre vide du jeune homme. +La porte était entre-bâillée: Clarisse s’arrêta. Un profond silence +d’après-midi d’été régnait dans la maison. Rien ne l’empêcherait de +franchir ce seuil. Peut-être apprendrait-elle ainsi quelque chose sur +cet énigmatique Laurent... Mais elle se gourmanda d’une telle +indiscrétion! «Cependant, pensa-t-elle, un simple regard n’est pas +coupable.» Et le besoin de savoir, sur le point d’être satisfait, +l’emporta. Elle entra. + +La chambre était parfaitement en ordre. A droite, le lit, un lit en +acajou, avec des cuivres. A gauche, une armoire cirée, le lavabo entre +les deux fenêtres, puis, près de la cheminée, un petit bureau. Au milieu +de la pièce, sur la table, des journaux et un livre. C’était là qu’il +dormait, qu’il s’habillait. Cette chambre où avaient déjà passé tant +d’amis, de parents, était la sienne pour quelques jours. A l’odeur +habituelle dégagée par l’andrinople rouge des murs s’ajoutait un parfum +de lavande et aussi de cigarette: voilà qui venait de lui. + +Pour justifier son intrusion Clarisse s’approcha de la table de +toilette, et vérifia s’il avait du savon, des serviettes. Elle regarda +ses flacons, ses éponges, ses brosses: c’était des objets familiers, +dont il se servait tous les jours. Devant l’armoire, elle hésita parce +qu’elle savait que la porte grinçait. Elle ouvrit: en bas, des +chaussures, puis des vêtements pendus et, sur le rayon supérieur, du +linge. Elle jouissait, pour la première fois de sa vie, de commettre une +mauvaise action: elle conquérait l’intimité--toute matérielle, il est +vrai--de celui qui se dérobait. Pendu aux patères, elle reconnut le +vêtement gris qu’il portait l’avant-veille; elle le frôla de la main et +crut le toucher lui-même... + +Les sourcils froncés, certaine qu’elle avait tort, mais anxieuse de le +joindre encore mieux, elle poursuivit ses recherches. Elle vint au +bureau. C’était un petit secrétaire Louis XVI, à marqueterie, et dont la +planchette abaissée laissait voir les tiroirs intérieurs. «Non, pensa +Clarisse, je ne puis pas regarder là.» Mais elle n’avait encore rien +appris d’utile: le secret de Laurent flottait autour d’elle comme +l’odeur de cigarette et de lavande. «Je vais voir s’il a suffisamment de +papier à lettre... Et dans ce buvard?» Elle ouvrit le buvard. Elle +trouva une carte postale préparée: _Monsieur Marey photographe, +Aix-les-Bains, Haute Savoie. Monsieur, je vous prie de m’envoyer au plus +tôt les photographies que je vous ai fait faire l’autre jour._ «Tiens, +il a été à Aix?» Et elle fut choquée de ne pas l’avoir su... Elle tourna +une page du buvard et vit une lettre commencée pour son frère: _Mon cher +Daniel, je t’écris de la campagne pour te remercier des conseils que tu +m’as donnés. Je ferai comme tu me le dis si l’occasion s’en présente..._ +La lettre restait en suspens. Quels étaient ces conseils? De quelle +occasion s’agissait-il? Elle feuilleta les dernières pages du buvard: il +n’y avait rien. + +Sur la table, elle aperçut un livre: _Mademoiselle Fifi_. Clarisse +n’avait rien lu de Maupassant. La page où Laurent s’était arrêté était +marquée d’une enveloppe à son adresse. Elle la prit: l’écriture était +certainement féminine,--de grands jambages sur un papier mauve. Et voilà +tout. L’enquête était terminée. + +Alors, Clarisse se reprocha vivement son indiscrétion. Pourquoi +était-elle entrée, pourquoi avait-elle fouillé? D’ailleurs, pour +quelques jours à la Cômerie, Laurent, bien sûr, n’aurait rien apporté +avec lui de révélateur, un journal, ou des papiers intimes. Rien dans +cette chambre ne pouvait la renseigner. Rien... mais elle n’avait plus +la même assurance qu’en y pénétrant. Venue pour espionner, elle se +sentait guettée à son tour. Tous ces objets inertes, et qui +appartenaient au jeune homme, la dénonceraient peut-être à son retour. +Ou plutôt, ils restituaient si bien sa présence, qu’il était là, +lui-même, à la regarder poursuivre son enquête. Cette odeur de lavande +et de cigarettes, ces vêtements, cette lettre commencée, ce livre--et +Laurent paraissait au milieu, moqueur et dissimulant toujours son +arrière-pensée. + +Clarisse n’osait plus s’en aller: l’hôte absent de cette chambre la +tenait en son pouvoir. Elle se disait coupable envers lui, mais elle +était coupable plus profondément envers elle-même. Durant le dernier +quart d’heure elle venait de renoncer à une partie de sa force qui était +d’être intacte et insoupçonnable. Elle s’était désarmée en franchissant +ce seuil, elle s’était préparée à des faiblesses futures. Et puisqu’elle +se laissait maîtriser pareillement par le souvenir du jeune homme, +puisque ces témoins insensibles qui gardaient l’empreinte et l’odeur de +Laurent suffisaient à influencer presque physiquement Clarisse, que +serait-ce quand il reviendrait lui-même? La chambre rouge l’avait prise +comme dans un piège. + +Enfin elle s’arracha à cette hantise, elle quitta la pièce, mais elle +baissait la tête en se sauvant. + + + + +XVII + + +Le soir, quand elle revit Laurent, Clarisse éprouva quelque gêne. Pour +la dissimuler, elle se dépensa en frais d’amabilité. Mais, appréhendant +de soutenir du même train la conversation sur la terrasse, elle proposa +aux deux hommes de faire quelques pas de promenade. + +Par un sentier qui serpentait à travers les prés ras, ils gagnèrent un +petit chemin creux, abrité sous sa double haie. Ils marchèrent à la file +indienne, à cause des ornières, et ne disant rien. Clarisse, qui était +en tête, se retourna à deux ou trois reprises, et chaque fois elle +rencontra le regard de Laurent posé sur elle, avec insistance. +«Qu’a-t-il donc?... Sait-il que j’ai été dans sa chambre?» L’idée que +désormais il pouvait lui faire un juste reproche, qu’il avait le droit +de dédaigner ses conseils et ses réprimandes--cette idée la troubla +profondément. Il s’agissait maintenant de compenser son indiscrétion, +d’obtenir l’indulgence du jeune homme en lui faisant plaisir. + +--Avez-vous de bonnes nouvelles de Nîmes? demanda-t-elle d’un air +enjoué. + +Le chemin devint plus large: il la rejoignit et dit: + +--Ils m’écrivent toujours pour se plaindre qu’ils ne savent rien de moi. + +--Eh bien! il faudra ce soir même leur envoyer une belle lettre. + +Puis, s’étant aperçue que Hubert, arrêté à quelques pas, ne pouvait les +entendre, elle ajouta: + +--Excusez-moi, j’oubliais que vous n’aimez pas qu’on vous fasse la +leçon... + +Elle sourit un peu, guettant son visage. Il se mit à sourire aussi et +elle se rasséréna. Elle dit encore, pour qu’il comprît bien qu’elle +était son alliée: + +--Si vous voulez, je vous aiderai... + +Il rit tout à fait, comme un gamin ravi d’une bonne farce, et s’écria: + +--Vous devez si bien savoir ce qui est convenable de dire à sa famille. +Je vous avoue que je déteste écrire! Tenez, j’ai une lettre commencée +pour mon frère, dans ma chambre, et... + +Avait-il constaté qu’on avait ouvert son buvard? Vite elle détourna la +conversation: + +--Votre frère est à Paris, n’est-ce pas? + +--Oui. Je serais curieux de vous voir en face l’un de l’autre. Vous ne +vous ressemblez guère. + +--Pourquoi? + +--Vous le jugeriez sans doute dangereux et coupable. Si vous saviez tout +ce qu’il m’écrit. Ah! il me donne d’autres conseils que vous. + +--Que voulez-vous dire? + +--Il est l’Esprit tentateur, pour prendre les expressions de mon père +dans nos cultes de famille, un envoyé du Prince des ténèbres! Tandis que +vous, vous voudriez sauver la brebis égarée... + +--Oui, fit Clarisse en regardant en face le jeune homme. + +Par extraordinaire, il soutint son regard, mais ils furent tout de suite +dérangés, car Hubert, les appela: + +--Rentrons par les charmilles, voulez-vous? + +Il les attendit, mais les précéda pour le retour. Ils allaient l’un +derrière l’autre dans le sentier quand Laurent s’arrêta au bord de la +haie. + +--Comment s’appelle donc cette fleur? + +Clarisse se retourna et lui dit que c’était une sauge. Il la cueillit et +ils la regardèrent en silence. Puis ils reprirent leur marche. Laurent +jeta la fleur au bord du chemin, et, dans ce geste, sa main heurta celle +de Clarisse. + +--Pardon, murmura-t-il. + +Clarisse pressa le pas pour donner de la place à son voisin. Cependant, +il s’arrangea pour ne pas perdre sa distance, et leurs mains, une fois +encore, se frôlèrent. Clarisse se demanda s’il faisait exprès, et +pourquoi? Et puis elle se dit qu’elle se méprenait, mais l’idée de cet +attouchement l’inquiéta, et elle demeura les yeux à terre. + +Ils parvinrent à une petite porte du parc que Hubert ouvrit avec effort. +Ensuite ils suivirent tous les trois, silencieux comme des gens qui +n’ont rien à se dire, une allée qui, revenant vers la maison, passait +sous une longue et antique charmille. Clarisse se demanda de nouveau +s’il y avait eu chez le jeune homme la volonté de lui prendre la main, +par on ne sait quelle familiarité déplacée, quelle folie absurde, ou +bien au contraire si ce n’était qu’un hasard. En se rapprochant de la +charmille, elle pensa qu’ils seraient plongés dans une demi-obscurité, +et que peut-être Laurent réitérerait son geste. + +Ils pénétrèrent sous la voûte de feuillage et se trouvèrent en effet +dissimulés par l’ombre. Toutefois Laurent ne fit aucun mouvement vers sa +voisine. Clarisse se crut soulagée. Comment d’ailleurs aurait-il osé un +acte aussi inconsidéré que de porter la main sur elle! Déjà ils +apercevaient l’issue de la charmille. Ils allaient quitter l’obscurité +du sous-bois, échapper à l’équivoque. Encore quelques pas... Et Clarisse +se dit qu’à ses côtés, tout près, marchait et respirait l’être qui était +unique à ses yeux, mais qu’au bout de cette allée, elle le perdrait. +Alors ce fut elle qui avança la main pour saisir celle de Laurent. Et il +répondit tout de suite à cette étreinte muette: ses doigts s’agrippèrent +aux siens comme pour la faire prisonnière. Clarisse pensa défaillir: un +brusque contact venait de s’établir entre le sentiment qu’elle étouffait +au dedans d’elle-même, sous les scrupules et les prétextes--et l’être +qu’elle avait cru indifférent. Le sang tourbillonna dans son corps, lui +brûla les oreilles: ses genoux s’amollirent. Elle venait de livrer son +secret, mais aussi d’apprendre dans le même éblouissement que son +interlocuteur n’y était pas insensible. Mieux que des mots, cette prise +physique la renseigna d’un seul coup et sur elle et sur lui. Plus besoin +de mensonges entre eux: ils savaient. Clarisse éprouva l’impression, +après une interminable montée, de descendre une pente à toute vitesse, +de s’enfoncer délicieusement vers l’espace ouvert. Ses scrupules +n’avaient pas disparu--mais elle les sacrifiait, avec une sorte d’amère +ivresse, un plaisir de destruction, de souillure, une jouissance toute +nouvelle, violente aussi, de risque et de brutalité. + +Ils abandonnèrent leur étreinte en arrivant au bout de la charmille et +continuèrent vers la maison. Clarisse était anxieuse de retrouver, au +jour et sur le visage du jeune homme, la confirmation de leur entente. +Cependant elle n’osait pas détacher son regard du sol. Laurent parla, +pour dire n’importe quoi, à propos du temps qui était si beau, et elle +crut avec emportement à ce qu’il disait, comme à une chose noble et +vraie. Lorsqu’enfin, au moment de s’asseoir dans un fauteuil de paille +sur la terrasse, elle dut lever les yeux, elle s’émerveilla de le revoir +pareil à ce qu’il était avant cette promenade,--avec sa jeune figure +d’Arabe, sa bouche étroite, ses yeux marrons dont le regard appuyé la +bouleversa,--pareil, mais tout était changé. + +Et dans ce tumulte d’émotion, elle reconnut tout de suite l’enthousiasme +de l’âme souterraine qu’elle avait voulu mater et qui venait de +resurgir. Elle se rappela avec quelle surprise inquiète elle avait +découvert, au fond d’elle-même, ce désir longtemps endormi mais qui +voulait vivre: il s’était manifesté la première fois pour arrêter +Clarisse sur le chemin d’un renoncement, d’une abdication préalable, et +voici qu’aujourd’hui il l’avait poussée vers le jeune homme. C’était lui +qui avait dirigé son bras, malgré elle. La première fois, Clarisse avait +constaté avec mélancolie ses ressources ignorées, puisqu’elle comptait +les contraindre. Aujourd’hui, son âme réelle triomphait de son âme +fabriquée. Elle avait espéré la maintenir inconnue, mais il avait suffi +que Laurent lui fît signe pour qu’elle répondît à son appel, et se +délivrât de ses chaînes. Trop longtemps son cœur s’était consumé sans +éclat, maintenant il s’épanouissait en flammes. + +Clarisse éprouva une sorte d’ivresse devant tant d’abondance. Elle ne +dit rien, elle laissa les deux hommes parler à ses côtés, elle ne les +écouta pas. Son bouillonnement intérieur l’intéressait plus que tout. +Lorsqu’il fallut rentrer, elle se leva, monta l’escalier, la tête +droite. Sur le palier elle se retourna, et elle revit Laurent. Tout son +bonheur dépendait désormais de lui, et elle commença de trembler. Elle +n’était plus autoritaire, ni sûre d’elle-même, ni raisonnable, mais +puérile comme une esclave, et heureuse de sa servitude. Laurent +s’approcha d’elle, lui baisa la main avec cérémonie comme tous les +soirs--la main qui était leur complice--et elle contempla sa tête +respectueusement penchée. Puis, après avoir salué Hubert, il s’en alla. +Mais Clarisse ne s’attrista pas, cette fois, de le voir partir. Elle se +disait avec fierté qu’un lien les unissait désormais qui le ramènerait +toujours vers elle. + +Ce fut en rentrant dans sa chambre qu’elle changea d’humeur. Le lit +était préparé pour Hubert et pour elle; ses pantoufles l’attendaient +comme d’habitude, ainsi que, dans leur cadre doré, les _Paysans de la +campagne romaine_, et la pendule d’albâtre, les poufs capitonnés. Elle +fut saisie de voir combien les pensées qui l’agitaient depuis une heure +contredisaient ses pensées ordinaires. Son existence d’habitudes, de +préjugés, de devoirs attachés les uns aux autres, retomberait toujours +sur cette âme qui ne s’exaltait que par accès, et la paralyserait. Elle +sentit d’une façon aiguë, à la manière de certaines douleurs intenses +qui ne durent que quelques secondes, combien tout la séparait de +Laurent. Mais les émotions de cette soirée l’avaient si bien rompue +qu’elle s’endormit à peine couchée. Et, dans son sommeil, son visage +raisonnable et doux exprimait une poignante espérance. + + * * * * * + +Le lendemain après-midi, vers six heures déjà, Laurent arriva à la +Cômerie. Clarisse l’aperçut tout à coup. Elle ne fut pas étonnée de le +voir surgir, car sa pensée ne l’avait pas quittée. Elle ne se repentait +pas de son geste irréfléchi. Elle se disait qu’il inaugurait pour eux +des relations de tendre amitié, et elle se réjouissait de reprendre +leurs conversations mais sur un ton maintenant sentimental. Les +confidences qu’elle avait naguère si maladroitement sollicitées, Laurent +n’hésiterait plus à les lui faire. Elle pourrait sans scrupule s’occuper +de lui, non plus par devoir, mais par amitié. Ainsi elle le protégerait +contre les embûches du mal, mieux qu’au moyen de gronderies et de +reproches. Sa vertu était désormais affectueuse. Elle crut habile de +s’être placée sur un terrain où Laurent se trouvait à l’aise, mais ce +n’était pas l’habileté qui l’y avait conduite. + +Laurent voulut expliquer pourquoi il rentrait: + +--Il y avait peu de travail aujourd’hui. Alors j’ai pu prendre un train +plus tôt. + +Clarisse répondit: + +--Voilà une bonne idée. On a été gentil de vous laisser partir. + +--Non, non. J’ai filé sans prévenir personne. + +Il affecta un air de collégien pris en faute, comme s’il devinait que +c’était le meilleur moyen de rassurer Clarisse. Elle dit avec +enjouement: + +--Vous faites donc l’école buissonnière. Mais puisque c’est pour revenir +ici, je vous excuse. + +Il se mit à sourire d’une manière plus franche, heureux d’être +encouragé. Elle reprit: + +--Je suis certaine que vous vous faites une idée fausse de moi. Vous +vous imaginez que je suis grondeuse, mécontente. Ne le croyez pas. + +Elle ajouta rapidement: + +--J’ai toujours ressenti pour vous beaucoup d’indulgence. + +A vrai dire, Laurent ne comprenait guère Clarisse. Dans sa conduite il +constatait quelque chose d’indéfinissable, un mélange de chaud et de +froid, de trop et de trop peu, de la hauteur, un ton peu aimable, et +aussi une bienveillance bizarre. Il n’avait rencontré jusque-là que des +femmes beaucoup plus simples. Mme Damien lui en imposait, et il se +sentait à la fois attiré par elle et repoussé. Il lui en voulait +sérieusement de ses réprimandes, de ses questions indiscrètes, tout en +devinant qu’elles avaient peut-être une double signification. Depuis la +veille, aux incertitudes de son esprit s’était substituée une idée +nette. Seulement il hésitait devant l’exécution, parce qu’il était +encore très jeune et que l’hypothèse qu’il avait formée lui paraissait +extraordinaire, presque insensée. + +Avec des mots délicats, sur un ton doux, Clarisse s’efforça de faire +sentir à Laurent qu’elle n’avait agi jusqu’alors que dans son intérêt. +Il lui parut de nouveau très innocent, très peu dangereux. Ses réponses +étaient modestes, sa faconde des jours précédents avait disparu. En +apparence leur dialogue maladroit, où le désir réciproque hésitait, +était naïf et pur. + +Mais sous ces phrases, Laurent crut reconnaître une obscure +sollicitation. Il décida de pousser de l’avant, selon la ruse préparée, +et il dit brusquement qu’il avait pensé à elle durant la nuit entière, +et qu’il avait très peur qu’elle ne le comprît pas... + +--Comment, ne pas vous comprendre? + +--Ne pas comprendre ce que vous êtes pour moi, combien je vous admire, +je vous... + +--Taisez-vous, fit-elle. + +Mais il insista, à la fois volontaire et emprunté, faux et convaincu: + +--Vous m’avez désespéré en ne m’accordant aucune attention. Je sais, +vous me trouvez trop jeune pour avoir la moindre importance. Mais si +vous pouviez regarder dans mon cœur! Je ne pense qu’à vous: au bureau on +me reproche d’être distrait, c’est votre faute. Je vous imagine ici +tandis que je suis là-bas. Je ne vous vois qu’à peine. Ah! je suis bien +malheureux... + +Il cherchait à se conduire selon ce qu’il avait calculé, et ses paroles, +trop brèves, sentaient l’anxiété de commettre une maladresse. Il faisait +un peu la figure d’un élève devant son examinateur, mais Clarisse, qui +n’avait jamais vu personne à ses pieds, le trouvait charmant jusque dans +ses hésitations. + +--Vous avez chaud, dit-elle avec tendresse. Asseyons-nous. + +Ils s’assirent sur le banc à l’abri du noyer, et sans qu’il se +rapprochât beaucoup d’elle. Mais au bout d’une minute, il poursuivit: + +--Il y a si longtemps, madame, que je voulais vous dire ce que je sens +pour vous. + +--Si longtemps? + +--Mais oui. Quand je suis arrivé à Genève, j’étais ignorant de toutes +choses. Je ne savais rien des femmes, mais elles m’inspiraient une +profonde curiosité. C’est alors que vous m’avez accueilli: j’ai +immédiatement éprouvé pour vous une admiration fervente. + +--Allons donc!... murmura Clarisse en faisant semblant de ne pas le +croire pour l’obliger à entrer dans des détails. + +--Je vous le jure. J’étais très seul. Je songeais à vous +continuellement. + +Il s’arrêta, il ne savait pas de quelle façon développer ce thème. Mais +elle ne voulait pas qu’il s’interrompît et elle lui demanda: + +--Alors, pourquoi ne veniez-vous jamais me voir? + +Il parut interloqué. Elle continua: + +--Je m’occupais de vous puisque vos parents le désiraient. Mais toujours +vous affectiez une mine sauvage. A toutes mes invites vous vous +dérobiez. + +Ayant trouvé que répondre, il dit: + +--Votre bienveillance me paraissait cruelle parce que j’étais sûr que +vous ne m’accorderiez rien de plus. Qu’y avait-il de commun entre Mme +Hubert Damien et ce petit étranger inconnu? Vous vous occupiez de moi, +oui, comme on fait une aumône. Je connaissais votre réputation de +dignité, de hauteur,--je vous avais entendu nommer par M. Desnouettes la +«puritaine». + +Les paroles de Laurent étaient injustes, mais Clarisse était satisfaite +de lui avoir si bien dissimulé son secret. Il continua: + +--Et puis, je ne vous ai plus vue pendant des semaines. Quand je vous ai +rencontrée, vous avez fait semblant de ne plus me connaître. M. Damien +m’invite ici, et, dès mon arrivée, vous me faites des reproches, vous +vous moquez de moi... + +Clarisse n’aima guère ce rappel, mais elle fut entièrement reconquise +quand il ajouta, avec une naïve rouerie: + +--Si j’ai cherché à me distraire, c’était pour vous oublier. + +Elle ferma les yeux, un sentiment de joie lui remplit l’âme. Il vit +qu’il avait touché juste et il poursuivit son avantage: + +--Oui, me distraire... Mais les autres femmes ne vous valent pas. Il n’y +a que vous. Vous rappelez-vous l’après-midi que nous avons passé ici, +ensemble, au printemps? + +--Que voulez-vous dire? + +--Ces instants dans cette maison vide, seul avec vous, votre intimité, +votre confiance m’ont monté la tête. Vous ne vous en êtes pas doutée. +Cette journée a été pour vous pareille à toutes les autres. Pour moi, +elle fut le commencement d’une vie nouvelle... Vous étiez inaccessible, +j’ai tenté ailleurs... + +--Et puis? + +--Et puis, continua-t-il en improvisant désormais sans la moindre gêne, +si j’arrivais à vous oublier, ce n’était que momentanément. J’ai fait +des expériences mélancoliques. Votre image revenait me visiter à la +minute où j’espérais être le plus heureux. Les folies que je disais à +des femmes, c’était à vous que je les adressais. Oui, j’ai connu la pire +débauche à cause de vous. + +--Laurent, Laurent, pourquoi avez-vous fait cela? + +--Sauvez-moi donc. Sans vous je retomberai plus bas encore. Je me +perdrai... + +Il ajouta, ému sur lui-même par son propre subterfuge: + +--Vous m’avez fait beaucoup de mal, faites-moi un peu de bien... Vous +êtes responsable... + +Il s’arrêta, craignant d’avoir peut-être laissé voir qu’il mentait. La +jeune femme détourna la tête. Il attendit, et se reprocha d’avoir +compromis en voulant aller trop vite une tentative qui allait réussir. +Mais ses paroles, au contraire, rejoignaient chez Clarisse des +sentiments traditionnels et intimes. Elles associaient dans son cœur, +avec une habileté extrême quoique involontaire, son désir amoureux et +ses scrupules moraux. Elle se vit coupable non d’aimer, mais de n’avoir +pas assez aimé. Encore une fois, elle se reprocha d’avoir préservé sa +propre vertu en écartant le jeune homme, et non la sienne. Il disait +juste, c’était sa faute à elle. Puisqu’elle lui avait fait du tort, elle +lui devait une compensation. Il avait besoin d’une influence féminine: +la lui refuser serait renouveler sa première erreur... On pouvait +presque tout obtenir d’elle en invoquant sa responsabilité. Laurent +Fabre-Gilles, qui l’avait deviné, venait de se montrer un profond +séducteur. + +Ainsi donc, tout en l’écoutant, Clarisse se justifia de l’écouter. Ses +raisonnements rapides, ses réactions de conscience accompagnèrent des +résolutions plus obscures qui étaient la collaboration de son +tempérament. Côte à côte, se soutenant les unes les autres quoique nées +de sources différentes, ses réflexions et ses aspirations charnelles +l’entraînèrent vers le même but. En même temps qu’elle se découvrait des +obligations envers ce jeune homme, elle le trouvait de plus en plus +séduisant. + +La cloche du dîner sonna tout à coup et ils sursautèrent: + +--Et mon mari? fit Clarisse. Pourquoi n’est-il pas là? + +--M. Damien, murmura Laurent, sera peut-être en retard... + +Ils se levèrent et gagnèrent la maison. Une femme de chambre parut sur +la terrasse et prévint Clarisse qu’on l’appelait au téléphone. + +--Qu’est-ce qui me demande? + +--C’est monsieur. + +Clarisse pénétra dans le vestibule et, devant l’appareil, ne put +s’empêcher de rougir: Hubert était là, invisible. Jusque-là elle avait +éliminé de son esprit la pensée de son mari. Pourquoi intervenait-il? + +--Eh bien, c’est moi, fit-elle. + +La voix d’Hubert lui parvint très distincte. Elle disait sur son ton +bougon: + +--Ma chérie, j’ai quelque chose d’ennuyeux à te communiquer... + +Clarisse pensa instantanément que, puisque Laurent était avec elle, rien +ne pouvait l’ennuyer. + +--Quoi donc? + +--Je suis obligé de partir cette nuit pour Zurich. Réunion d’affaires. +Je ne rentrerai donc pas à la Cômerie. C’est assommant. Je ne vais pas +fermer l’œil en wagon. + +--Pourquoi ne pas partir demain? + +--Impossible. Le rendez-vous est de bonne heure... Je suis sûr de ma +migraine... Enfin, adieu, à demain. J’arriverai pour dîner comme +d’habitude. + +--Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenue plus tôt que tu ne venais pas +dîner ce soir? + +--Comment? J’avais chargé Fabre-Gilles de t’annoncer que je partirais +peut-être. + +--Ah? Je l’ai vu à peine. + +Ce ne fut lorsqu’elle eut raccroché le récepteur que Clarisse comprit +toute la portée de ce qu’elle venait d’entendre. Son cœur se mit à +battre, d’un mouvement rapide et douloureux qui ne devait pas +s’interrompre durant toute la soirée. + +--Pourquoi, demanda-t-elle à Laurent qui l’attendait dans la salle à +manger, ne m’avez-vous pas dit que M. Damien ne rentrerait pas? + +Il balbutia. Elle insista: + +--Saviez-vous qu’il devait partir pour Zurich? + +Elle le dévisagea: il était revenu plus tôt, il l’avait pressée, avec +l’espoir que le soir même ils allaient se trouver tête à tête. Elle +s’irrita qu’il laissât voir de tels motifs. Elle lui dit presque +durement, mais possédée d’une angoisse qui lui montait à la tête, comme +une ivresse: + +--Pourquoi ne pas l’avouer? + +Il eut un petit rire satisfait, son rire brusque comme un sanglot. +Ensuite, à cause du domestique qui les servait, ils n’échangèrent plus +que des paroles ordinaires. Puis ils allèrent sur la terrasse, et +continuèrent quelque temps dans le même ton, n’osant plus, ni l’un ni +l’autre, revenir à leur intimité d’avant dîner. + +--Savez-vous, dit Laurent, à votre place je ferais couper ce grand sapin +triste qui est au milieu de la pelouse. Il porte tort à vos chênes. + +--Couper ce sapin? Mais je l’ai toujours vu là... + +--Ce n’est pas une raison... Dans ce pays on met partout des conifères. +Ils jurent avec le paysage et le rendent ennuyeux. + +--Ce sapin est très beau. D’ailleurs, c’est un mélèze, un mélèze +argenté. + +Leurs voix, sous la banalité des mots, avaient un accent hostile. +Laurent se dépita. L’essentiel restait à faire, et l’essentiel lui parut +compromis. Alors, par amour-propre, il voulut brusquer les choses. Il se +rapprocha de Clarisse et lui saisit la main. Elle se dégagea. + +--Qu’avez-vous donc? demanda-t-il, les sourcils froncés. + +Pourquoi lui refuser la main qu’elle lui avait donnée la veille? Mais +c’était par une soudaine sauvagerie. Autant, avant dîner, elle s’était +montrée affectueuse, familière, confiante, autant, maintenant, elle +était inquiète. Sa fièvre grandissante lui embrouillait les idées et lui +montrait des dangers partout. Et la pire menace n’était-elle pas en +elle-même, dans cette stupeur qui l’envahissait, désarmait sa volonté, +la livrait comme une victime? Jamais elle ne s’était sentie plus +incertaine et plus exposée. + +C’est que naguère elle ne se doutait pas des pensées secrètes que +Laurent cachait sous son silence. La veille, s’il y avait répondu, il +n’avait rien ajouté à son étreinte taciturne. Tout à l’heure, elle +l’avait écouté avec complaisance parce que le danger n’était qu’en +conversation, et qu’elle se savait assez forte pour se défendre. +Maintenant, les circonstances s’arrangeaient à la pousser vers le jeune +homme: Hubert l’abandonnait pour une nuit, et Laurent voulait la prendre +dans ses bras. L’aventure n’avait été jusque-là que sentimentale, +hypothétique; elle devenait réelle. Quelque chose de matériel allait +peut-être se passer, à la suite de toutes ces paroles. Bouleversée par +la peur, mais une peur intense devant ce terme inéluctable, Clarisse se +leva, partit le long de l’allée. Elle marcha à grands pas, comme +poursuivie. Et Laurent la poursuivit en effet, et elle pensa à un +criminel attaché à sa victime. Oui, c’était bien d’un crime qu’il +s’agissait! + +Elle se dit avec horreur qu’elle était sur le bord de deux mondes et que +si elle quittait celui-ci, elle ne serait plus jamais une femme honnête, +qu’elle ne retrouverait plus jamais cette intégrité morale qui faisait +l’essentiel de sa valeur humaine. En s’abandonnant, elle perdrait tout +droit à être indépendante. Son complice aurait entre les mains, afin +d’en disposer à sa guise, son orgueil et sa paix. Alors, pour retarder +l’événement, pour l’éviter à la dernière minute, elle fuyait, l’esprit +épouvanté. Mais elle se sentit rejointe. Ce fut ce pas obstiné et cruel +du jeune homme qui lui retira sa dernière force d’âme. Pourtant, Laurent +était interloqué, prêt à renoncer à une entreprise qu’il jugeait +maintenant impossible. + +Clarisse s’arrêta et se retourna si net qu’il vint buter contre elle. +Joignant les mains, elle s’écria: + +--Je vous en conjure, laissez-moi, laissez-moi... + +Il était tout près d’elle, il ne savait que répondre. Le mot le plus +banal, mais qu’il n’avait pas encore prononcé, lui monta aux lèvres: + +--Je vous aime. + +On l’avait déjà dit à Clarisse ce mot, mais sans grande chaleur, et pour +exprimer une chose légitime, qui allait de soi, mot naturel à certaines +heures prévues, sorte de terme rituel. Cette fois-ci, il s’éleva brutal +et délectable. Il fut la clef d’un monde de convoitises, le seuil même +de la tentation. Parole défendue, brûlante, il exerça sur Clarisse un +empire passionné. Laurent, qui s’aperçut de sa défaillance, répéta: + +--Je vous aime, je vous aime. + +Elle gémit comme si elle recevait autant de coups de poignard. Alors il +se décida à élargir la blessure. + +--Et vous, dit-il, vous m’aimez. + +La tête lui tourna. Péniblement, elle s’obligea à répondre, dans une +intention de noble franchise, et l’espoir peut-être de trouver son +salut: + +--Oui, je vous aime... Mais à cause de cet amour, respectez-moi. + +Elle voyait très près d’elle ses yeux marrons, son charmant visage +allongé, sa bouche étroite un peu entr’ouverte, et elle sentait grandir +un besoin torturant d’embrasser ces yeux et cette bouche,--si bien que +c’était à elle-même surtout qu’elle adressait ses supplications: + +--Allez-vous en, allez-vous-en... je vous en supplie. N’attendez rien de +moi! + +Il la crut, il pensa qu’il avait l’air bête, et ce lui fut désagréable. +Mais comme Clarisse, au comble de l’émotion, fléchissait, il voulut +l’empêcher de tomber, il tendit les bras et elle s’abattit sur lui, +incapable de résister davantage. Le visage de Laurent rapproché du sien, +elle baisa sa joue tiède, sa bouche, et elle murmura, en accordant à ces +mots de moins en moins de sens: + +--Jamais je ne serai à vous. + +Réconforté dans son amour-propre, et certain à présent de ce qu’il +fallait faire, Laurent l’attira sur un banc, la tint contre lui, et lui +donna des baisers plus nombreux que les siens. Elle était dolente et +comme ahurie. Elle avait l’impression d’une chute, dont elle se +relèverait courbaturée. Mais, si lasse de s’être débattue, elle +consentait à tout. Depuis des mois, c’était vers cette minute qu’elle +tendait; c’était à cause de cette minute qu’elle avait souffert et +pleuré. Et déjà cette minute suprême de l’acceptation s’était écoulée. +Tout était accompli pour son cœur comme tout allait s’accomplir pour son +corps. Désormais c’était fini des duperies, des manœuvres, des fausses +innocences et des mensonges. Maintenant régnait la vérité simple et +cynique. Elle n’avait plus qu’à obéir à cet amour devenu si puissant en +demeurant ignoré. + +Rouvrant les yeux, elle vit le jeune Arabe; elle sentit sa bouche se +coller délicieusement à ses lèvres; puis elle appuya sa tête contre son +épaule avec des soupirs qui ressemblaient à des soupirs de mélancolie; +elle se serra contre lui pour s’abriter, pour se reposer enfin... Et +lui, flatté, la regardait s’émouvoir et se promettait du plaisir. + +La nuit était venue, ils se levèrent. Clarisse murmura, tant son esprit +était perdu: + +--Où sommes-nous? + +Puis reprenant un peu conscience, et fascinée par la volupté prochaine: + +--Laurent, qu’allez-vous penser de moi? + +Il ne répondit pas, l’entraîna vers la maison. Alors tout en marchant, +elle lui demanda à voix basse: + +--Êtes-vous content? + +Il lui dit que oui. Elle aurait voulu lui expliquer ce qu’elle +ressentait d’infini. Mais comment s’exprimer? Sûre de n’y pas parvenir, +elle se consacra à l’émotion grave, qui descendait jusqu’au fond de sa +chair, d’être la femme qui va donner par amour, sans rémission, son +corps et son âme. Elle renonça à elle-même pour satisfaire Laurent. Il +lui aurait demandé sa vie qu’elle l’aurait offerte tout de suite et dans +le même silence. + +Quand la soirée fut assez avancée et que le calme régna dans la maison, +ils remontèrent au premier étage. Clarisse, de nouveau, franchit le +seuil de la chambre rouge. Elle revit la table avec le Maupassant, le +secrétaire où elle avait fouillé, et le lit--mais préparé cette fois. +Elle respira l’odeur légère de tabac et de lavande. Chambre où elle +était venue par curiosité, par désir, par pressentiment! Alors elle prit +dans ses bras Laurent encore surpris de sa bonne fortune, et elle +murmura: + +--Mon petit... + + + + +XVIII + + +Le lendemain matin, il fallut bien, pour sauver les apparences, que +Laurent allât au bureau: ses collègues se seraient étonnés de son +absence. Clarisse, qui était rentrée dans sa chambre vers la fin de la +nuit, s’éveilla pour le voir partir. Comme au premier matin de son +séjour, elle courut à la bibliothèque, le guetter par la fenêtre +entre-bâillée. Elle regretta de ne pas l’avoir prévenu: elle aurait tant +voulu revoir son visage. Mais la voiture partit sans qu’il se fût +retourné. + +Elle revint se coucher et somnola, abandonnée à un engourdissement de +bonheur. Grâce à Laurent elle avait éprouvé un transport dont elle ne se +croyait pas capable. Jamais elle n’avait connu un tel ravissement de +l’être total. L’amour l’avait menée au désir,--un désir naïf, nouveau, +auquel le jeune homme avait si bien répondu qu’elle éprouvait pour lui +une immense gratitude. + +La journée entière elle demeura dans cet état, très inédit pour elle, de +sensualité satisfaite. Étendue en plein air, immobile, elle se sentit en +accord avec la nature qui respirait au soleil, et visitée par tous les +souffles, tous les rayons du jardin. Elle n’était plus renfermée, +secrète, maîtresse d’elle-même, mais épanouie, prête à vibrer et à +comprendre, gorgée comme les roses de la terrasse, ouvertes et chaudes +de parfum et de lumière. Elle ne se raidissait plus dans une attitude +d’action et de conquête: elle gisait sans mouvement et conquise. Le +voluptueux bien-être de son corps ralentit ses pensées. Son esprit ne +s’occupa que de deux choses: le souvenir de la nuit précédente, et +l’espoir que revînt bientôt celui qui l’avait ainsi terrassée. + +Dans les lettres du courrier d’onze heures, il s’en trouva une de sa +tante, Mme Henri Bourgueil. Clarisse y jeta un coup d’œil indifférent. +Mme Bourgueil voulait envoyer son fils Nicolas passer l’été à Penzance, +en Cornouailles. On lui avait indiqué le nom d’un professeur, là-bas, +qui prenait des pensionnaires. Elle pensait que sa nièce pourrait la +renseigner à ce sujet. «Pourquoi?» murmura Clarisse. Alors elle se +remémora vaguement qu’elle était la personne raisonnable à laquelle on +s’adressait toujours. + +Puis, elle se remit à penser à Laurent. Si longtemps il lui avait paru +un étranger! Si longtemps elle avait constaté entre elle et lui une zone +de froideur et de silence! Alors elle avait essayé de le joindre par ses +conseils, affectueux ou sévères, par ses exhortations, mais il s’était +toujours échappé. Elle sourit de cette curiosité opiniâtre qui, dès le +début de leurs relations, et sans qu’elle pût deviner où elle la +mènerait, l’avait attachée au jeune homme. Mais un être n’appartient +jamais complètement à un autre être, sinon par l’amour. Il avait fallu, +de toute nécessité, qu’elle se donnât pour le posséder. Elle se rappela +un mot de la Bible qui l’avait intriguée comme jeune fille, et dont elle +comprenait le symbolisme maintenant qu’elle «connaissait» Laurent au +sens de l’Écriture. + +Cependant si leurs relations étaient devenues très étroites, leur +intimité n’était encore que physique. Ils avaient accordé leurs corps, +mais non leurs pensées. Ce qui tentait Clarisse, à présent qu’elle avait +tous les droits d’enquête et d’interrogatoire, c’était de pénétrer son +âme, d’atteindre à son mystère le plus secret. Elle était insatiable de +Laurent tout entier. Elle aurait voulu l’accompagner à toutes les +minutes de son existence; elle souhaita ne rien ignorer de ses +occupations, des gens qu’il rencontrait, des choses qu’il lisait. Près +de lui, elle se dit certaine d’être heureuse. De son regard, de sa voix, +de ses caresses, naissait pour elle une joie grave et sans mélange +qu’elle ne rencontrerait nulle part ailleurs. Et elle jouissait de +n’être plus jalouse, maintenant qu’elle était comblée. Car Laurent lui +avait si bien témoigné son amour qu’elle ne se croyait plus de rivales. +Comment aurait-elle douté de lui lorsqu’elle évoquait à son gré, contre +le voile pourpre de ses paupières fermées, les étreintes dont elle avait +gémi? + +Ces récents souvenirs la renseignèrent sur un point: Laurent n’était +plus pour elle l’«enfant». Naguère, afin de mieux oser le conduire, elle +avait exagéré sa puérilité. Comme il se laissait faire, sans autre +protestation que de baisser les yeux, elle ne l’avait jamais traité en +grande personne. Et l’innocence qu’elle avait prêtée à Laurent avait +causé sa perte. Il était trop tard pour résister lorsqu’elle avait +découvert chez lui des appétits virils. Elle se rappela encore son +étonnement--le dernier qu’elle devait éprouver à ce sujet--lorsqu’il +l’avait saisie dans ses bras: au milieu de son trouble, elle avait +senti, chez ce jeune garçon, la vigueur masculine de bras musclés. Le +«petit» qui, lors de sa première visite, ne répondait que par +monosyllabes, dont elle avait méconnu la puissance sinon la beauté, ce +«petit» l’avait prise. + +Vers six heures on apporta une dépêche. C’était d’Hubert, qui annonçait +que, retenu par ses affaires, il reviendrait le lendemain seulement. Ce +bout de papier commença à dissiper l’ivresse lourde qui stupéfiait +Clarisse. Il lui fit comprendre qu’au delà de son amour le monde +continuait comme auparavant. Elle n’avait pas transformé sa vie, elle +n’y avait fait qu’une exception. L’extase ne durerait pas toujours. + +Laurent rentra, elle lui tendit la dépêche. Son visage prit une +expression vaniteuse. Ils gagnaient ainsi une nouvelle nuit de liberté. +Clarisse, dans son désarroi, n’y avait pas pensé. + + * * * * * + +Le soir, dans la chambre de Laurent où elle était retournée, elle ne put +s’empêcher, ensuite, comme ils reposaient, de murmurer: + +--Qu’allons-nous faire? + +--Comment? + +--Oui, dès demain nous serons trois ici. De quelle façon arranger... Je +ne sais... + +Laurent, qui était satisfait, répondit en se moquant. Mais elle l’arrêta +et, d’un ton grave, le pria d’être sérieux. + +--Je pourrais peut-être, dit-elle, prétexter une cure à faire afin de +m’éloigner d’ici. Où pourrions-nous nous rejoindre? Non ce n’est pas +possible... Cependant quand il sera ici, je ne pourrai... Et puis, vous +allez partir bientôt. + +Laurent haussa les épaules comme un enfant qu’on veut priver d’un +plaisir. + +--N’y pensons pas, fit-il, les choses s’arrangeront. + +Clarisse soupira. L’idée du lendemain ne l’avait pas arrêtée, parce que +sa passion, puissante et libérée, lui faisait vivre uniquement la minute +présente,--mais le lendemain pourtant allait naître. Elle avait cédé à +un entraînement, et elle voyait qu’il lui faudrait calculer. Pour +protéger son amour si sincère et si naïf, elle devrait suivre une +politique, pratiquer des ménagements et mentir. + +Son compagnon grogna: + +--Il m’ennuie, cet homme! + +--Laurent! + +--Mais oui, je ne l’aime pas, ton mari, et j’ai des raisons +personnelles. Si tu savais ce qu’il me fait enrager. Tout le temps sur +mon dos, à me faire recommencer mon travail... L’autre jour, tiens, il +m’a attrapé devant les employés, avec une brutalité et une sécheresse... +Je ne sais pas pourquoi il m’en veut. + +Soudain Laurent se calma en regardant la femme étendue près de lui, et +il pensa qu’il était au moins vengé. Il n’osa pas le dire à haute voix. +Néanmoins, en poursuivant ses réflexions, il reconnut que cette pensée +de revanche n’avait pas été étrangère à son désir de séduire Clarisse. +Outre sa fierté virile d’avoir réussi si vite son entreprise, c’était +bien cette pensée qui lui enlevait tout remords de tromper son hôte: il +avait l’impression d’avoir joué un bon tour au patron. Lorsqu’on +«l’attraperait» encore, il n’aurait qu’à se représenter la scène qu’il +avait maintenant sous les yeux... Il ajouta: + +--Je suis très étonné de voir comme il est différent au bureau ou chez +lui... Ici il est ralenti, endormi, bonhomme parfois. Mais là-bas! + +--Là-bas? + +--On ne le reconnaîtrait pas. Autant il a l’air ici paresseux, autant +là-bas il est rapide et actif. + +--Vraiment? + +--Très dur en affaires, très âpre. Et puis, très roublard. Il paraît +qu’à la Bourse on le redoute énormément, on cherche à être dans ses +combinaisons parce qu’elles sont toujours avantageuses. C’est un malin. +Son voyage à Zurich, s’il réussit, va lui rapporter la grosse somme. + +--Je ne croyais pas... + +--S’il est resté un jour de plus, c’est qu’il double son bénéfice... +Mais, heureux en affaires, malheureux en amour! + +Laurent ricana et voulut embrasser Clarisse. Elle l’écarta, perplexe. +Elle ne reconnaissait pas ce portrait de son compagnon d’existence! Elle +questionna Laurent: à travers ses réponses, elle vit, avec stupeur, +apparaître un mari inconnu. C’était peut-être dans l’exercice de sa +profession que Hubert déployait au mieux ses facultés et ses ressources. +Voilà pourquoi il était si fort attaché à son bureau. Elle n’aurait donc +eu de lui qu’un faux visage et le reste de ce qu’il donnait à autrui... +Laurent, qui apercevait son trouble, céda au plaisir de la tourmenter +encore. Et il pensa qu’il était fort intime dans le ménage puisqu’il +renseignait la femme sur le mari, et qu’il pourrait aussi, maintenant, +renseigner le mari sur la femme. + +Minuit sonna à la pendule. Ici commençait la journée qui terminerait +leur tête-à-tête. Clarisse frissonna. Comme les heures avaient passé +vite! Et cependant, il lui semblait avoir vécu des mois depuis +l’avant-veille. Ces instants hallucinés avaient suffi pour bouleverser +son existence, pour faire qu’elle ne serait plus jamais, éternellement, +ce qu’elle avait été. Elle se rapprocha du jeune homme, et à voix basse: + +--M’aimez-vous, Laurent? + +--Mais oui. Et toi? + +Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de répondre, et que son sacrifice +parlait assez haut. Elle détourna les yeux du visage sans scrupules que +dorait la lumière de la lampe, et elle regarda dans la chambre comme +pour y chercher l’avenir. Elle distingua le bureau ouvert: alors, +reprise sans s’en apercevoir par ses préoccupations habituelles, elle +observa: + +--N’oubliez pas que vous m’avez promis d’écrire à vos parents. + +Il se mit à rire: + +--On vous obéira, madame! + +Et même, bondissant vers la table, il prit une feuille de papier et +s’écria: + +--Dicte-moi, je commence... Dois-je tout dire? + +Elle le gronda, l’air peiné. Il revint vers elle, et reprit avec +amertume: + +--Je leur écrirais plus volontiers s’ils m’envoyaient l’argent que je +leur demande. Mais ils sont si rats! + +Elle lui reprocha de parler de sa famille en ces termes. Elle ne pouvait +s’empêcher de lui faire toujours un peu la leçon, seulement elle la +faisait désormais sans assurance. Trop longtemps elle avait été une +femme vertueuse: son amour coupable était obligé de prendre toutes les +formes de la vertu. + +--Ah! reprit-il, ma famille, si tu savais ce qu’elle m’a tyrannisé! Je +garde de mon enfance et de Nîmes un mauvais souvenir. J’ai été élevé +dans un milieu affreusement sévère. Mon père ne m’a jamais consulté sur +mes goûts, ne m’a jamais manifesté la moindre indulgence. Son plus grand +intérêt était de surveiller mes pensées et mes actes. Sous mes +apparences obéissantes, ce que j’ai dissimulé de révoltes! Mais je +n’osais pas les exprimer parce que j’avais peur, peur des menaces, des +punitions. J’ai fini par être bien malheureux. + +Clarisse lui tendit les bras. De telles paroles l’excusaient d’avoir +voulu le consoler. Il continua: + +--Dès que je suis arrivé à Genève, avec quelle joie j’ai pensé que +j’étais libre. Cependant, j’avais pris l’habitude de la méfiance. Chez +toi, je me suis parfois effrayé de retrouver la sollicitude terrible que +je détestais... + +--Pardonnez-moi, mais ma sollicitude et mes blâmes, c’est encore des +preuves que je vous aime. + +Il se mit à rire: + +--Tu ne ressembles pas aux autres femmes que j’ai connues. + +Ce contraste l’amusait, maintenant qu’il était sûr d’être le vainqueur. +Sa méfiance et ses calculs, de même que sa susceptibilité, avaient +disparu. Dans cette intimité où il régnait en maître, et puisqu’il avait +obtenu ce qu’il voulait, il redevenait gamin. + +--Dire, reprit-il, que nos relations auraient pu se borner à mes visites +embarrassées! Mais ces relations si convenables m’ont toujours paru +avoir un caractère étrange de froideur à la fois et de complicité. Nous +avions parfois l’air de penser à autre chose qu’à nos paroles. Et c’est +pour cela que, petit à petit, j’ai envisagé le projet de te faire la +cour. + +--Comment? + +--Oui, bien sûr, avant-hier, j’ai un peu arrangé les choses, j’ai +exagéré le côté sentimental. Qu’est-ce que cela te fait puisque je +t’aime? Eh bien! il était très vague, mon projet, et je me moquais de +moi-même, mais je me disais que peut-être... Ai-je eu si tort? + +Il la prit dans ses bras et continua, faisant l’apprentissage du mépris +des femmes, nécessaire au séducteur: + +--Ah! madame Hubert Damien, née Bourgueil, l’irréprochable, la noble, la +hautaine madame Damien... + +--Hautaine? interrompit Clarisse avec précipitation. + +--Oui, je pense à cette expression que tu prends parfois comme pour +t’élever au-dessus des autres, afin de mieux les dédaigner. Elle +m’excitait au jeu, cette expression. Tu ne l’as pas eue ce soir! + +Il sourit d’être si perspicace dans ses commentaires. Clarisse murmura: + +--On me croit hautaine, c’est de la timidité. Et je ne suis qu’une +fausse «puritaine»... + +--Non, ne diminue pas ton orgueil. Tu es une femme austère, ne le nie +pas: tu nierais mon amour. J’ai reçu tes aveux. Je tiens dans mes bras +une personne universellement et justement respectée. Quelle revanche! +Pour un garçon de mon âge c’est un beau succès. Gens moraux et mômiers, +voilà votre œuvre! + +--Laurent, vous avez tort de parler ainsi... + +Il s’arrêta, vit tout à coup la figure attristée de Clarisse, et il +s’aperçut qu’elle était pâle et confuse entre ses cheveux +dénoués,--figure pudique et raisonnable qu’avait meurtrie la volupté. Il +s’empressa de dire, sur un ton plus grave: + +--Oui, je suis fier d’avoir mérité ton amour... + +Puis il reprit: + +--Mais je voudrais qu’ils le sachent, là-bas, à Nîmes... + +Il se leva d’un bond léger, s’avança vers la fenêtre et poussa les +volets. Clarisse éteignit la lampe, se réfugia au fond du lit. Le clair +de lune était aussi pur que les nuits précédentes. Il entra largement +dans la chambre qu’il baigna d’un jour bleu. Du dehors vint le +frémissement des branches que froissait un air doux; il s’y ajouta, dans +le grand calme où tout s’entendait, le bruit monotone et paisible du jet +d’eau sur la terrasse... Clarisse contempla la silhouette mince du jeune +homme penchée sur le vide nocturne, éclairée par la lueur laiteuse. Puis +elle appela tout bas: + +--Laurent... + +Quelques heures plus tard, elle se réveilla. La maison était +silencieuse. Mais dehors, par la fenêtre aux volets restés ouverts, elle +vit l’aube qui naissait. Un oiseau se mit à chanter, tout seul, et +s’arrêta. La paix de la nature ensuite sembla plus profonde encore: +recueillement, attente du beau jour. Clarisse se tourna vers son +compagnon, il dormait. Elle se leva sans bruit, hésita, le baisa sur la +joue comme la première fois. Il ne bougea pas, sa poitrine montait et +descendait, au rythme d’une respiration tranquille... Cependant le +soleil, ayant dépassé l’horizon, pénétra soudain dans la pièce et vint +s’étendre jusqu’au bien-aimé. Alors Clarisse comprit qu’elle devait s’en +aller devant cette aurore. Et elle s’enfuit de la chambre qui +s’emplissait maintenant de clartés, et où le soleil, plus brûlant à +chaque seconde, frappait le jeune homme endormi d’un long rayon d’or. + + + + +XIX + + +Clarisse dévisagea Hubert à son retour comme on revoit un ancien +camarade des années de pauvreté quand on a soi-même fait fortune. +D’avance, elle avait appréhendé cette minute, mais tout se passa avec +beaucoup de naturel. Elle se sentait différente de lui, désormais, et +c’est ce qui l’empêchait de se considérer comme absolument +coupable,--différente mais non hostile et encore attachée à lui. +Certains souvenirs leur demeuraient communs: si beau que fût son +présent, il y avait entre son mari et elle une solidarité qu’elle ne +pouvait renier, qu’elle n’avait aucune envie de renier d’ailleurs et sur +laquelle elle se serait peut-être attendrie. + +Hubert commença par se plaindre de son voyage. Beaucoup de monde dans +les trains, une chaleur intolérable. + +--Il a dû faire de l’orage ici, n’est-ce pas? + +--Mais non, répondit Clarisse avec simplicité, je ne m’en suis pas +aperçue... + +Elle lui demanda s’il était fatigué, s’il ne voulait pas prendre quelque +chose. En s’occupant de ces détails elle évitait de considérer le +principal, et elle se trompait elle-même par cette sollicitude. Lui, +allongé dans un fauteuil sur la terrasse, se reposait à l’ombre fraîche +des arbres qui lui appartenaient, et, après les tracas de ces deux +jours, promenait autour de lui le regard confiant de ses gros yeux +pâles. Quant à Laurent, il avait tout de suite disparu dans sa chambre +pour écrire des lettres. Clarisse, n’étant pas gênée par ce témoin, +reprit sans peine les manières et l’attitude qu’elle avait toujours eues +avec Hubert: + +--Enfin, dit-elle, es-tu content de ton voyage? + +L’expression satisfaite d’Hubert disparut. Il s’éleva avec véhémence +contre ses collègues zurichois. Pour la première fois Clarisse remarqua +la passion qui animait son visage. Elle comprit pourquoi Laurent lui +signalait un Hubert tout différent au bureau de ce qu’il était à la +maison. Cette énergie dans la voix, cette intelligence dans les yeux lui +plurent. Curieuse, elle demanda, pour l’entraîner à se révéler +davantage: + +--As-tu obtenu de conclure l’arrangement que tu voulais? + +Il la regarda, étonné qu’elle sût le but précis de son voyage, il pensa +qu’il le lui avait dit par mégarde, alors prudemment il éteignit son +visage, et, avec une indifférence affectée: + +--Oui, à peu près... + +--De quoi s’agissait-il au juste? insista Clarisse. + +--Oh! tu ne comprendrais pas. + +--Mais si, explique-moi. Tes soucis m’intéresseraient si tu voulais m’en +faire part... + +Il la considéra affectueusement, lui caressa la main, et, reconnaissant +de cette attention conjugale, il lui dit: + +--Ma bonne Clarisse... + +Ensuite il alluma un cigare avec soin et se mit à le fumer en reprenant +son air engourdi. Ainsi, pensa-t-elle, le voilà redevenu l’homme +paisible et indolent d’apparence. Cette excitation qu’elle avait cru +deviner à l’instant, il ne lui donnait cours que loin d’elle. Passionné +en affaires, mais pas en amour. Quel dommage! + +Laurent revint vers eux. Malgré son aplomb, il avait éprouvé quelque +inquiétude au retour de M. Damien, et il avait disparu moins par tact +que par gêne. Puis, se gourmandant, et désireux toujours d’agir «en +homme», il s’était enhardi jusqu’à les rejoindre. + +--Eh bien, fit Hubert, avez-vous écrit vos lettres? + +--Mais oui, les voilà. + +Il y eut un silence, Laurent, agacé de retrouver le mari et la femme si +confortablement installés l’un près de l’autre, voulut rappeler à +Clarisse sa présence. + +--Madame, fit-il, je vous ai obéi: je viens d’écrire à Nîmes. + +Elle ne répondit pas, alors il s’adressa à Hubert: + +--C’est hier que madame Damien m’a donné ces bons conseils. + +--Elle a bien fait, répondit Hubert; c’est le devoir d’un fils envers +ses parents... + +Il se tourna vers le jeune homme, le vit hésitant et gauche, alors, +d’une voix brusque: + +--Allez donc les mettre au vestibule, vos lettres, le facteur les +prendra. + +Et Laurent, dépité mais obéissant, fit demi-tour. + +Clarisse avait beaucoup redouté cette mise en face des deux hommes. Elle +avait craint de ne pouvoir supporter les poignées de mains, les +conversations, et les allusions involontaires. Elle avait fait appel +d’avance à tout son sang-froid... Et voici que là encore, les choses +s’arrangeaient. Hubert avait repris son ton boudeur vis-à-vis de +Laurent, et Laurent s’était trouvé, devant lui, beaucoup plus petit +jeune homme que la veille, lorsqu’il n’était que devant Clarisse. Entre +Hubert grognon et Laurent nerveux, elle se sentit la plus lucide et, en +quelque sorte, la plus raisonnable des trois. + +Elle conservait dans toute cette aventure une espèce d’innocence morale. +Elle n’avait jamais imaginé à l’avance, même pour le condamner, ce +qu’elle vivait depuis deux jours. Elle avait commis sa faute sans +préjugés. Dans une sorte d’hallucination, elle s’était livrée à un autre +homme que son mari, elle avait trahi la foi conjugale,--et elle +demeurait surtout éblouie, stupéfaite; elle n’avait pas encore eu le +temps de relier son cas personnel à une catégorie générale, à des +précédents qu’elle blâmait très sincèrement chez autrui. Elle apercevait +bien la différence, elle n’apercevait pas encore la contradiction qu’il +y avait entre son mari avec ce qu’il représentait de légal, de moral, +d’habituel, de certain, et Laurent, être extraordinaire. Il lui fallut +découvrir petit à petit les conséquences de sa faute. + +Laurent commença de s’en charger. C’était la première fois qu’une femme +se montrait aussi éprise de lui. Il entendait bien poursuivre son +avantage. Il se rassura sur le compte d’Hubert qui, se dit-il, ne +verrait rien. Son extrême jeunesse de caractère et son égoïsme lui +enlevaient le sentiment de sa responsabilité, ou plutôt--car il n’était +pas foncièrement mauvais, mais trop vite gâté par l’amour--empêchaient +ce sentiment de se développer. + +Il voulut donc rappeler à Clarisse sa domination sur elle et il fut +étonné de rencontrer sa résistance. Après dîner il lui proposa de faire +quelques pas dans le parc: elle refusa. Plus tard, quand ils montèrent +tous les trois, il essaya de prolonger son baiser habituel sur sa main, +mais elle la retira et lui dit d’une voix paisible: + +--Bonsoir, monsieur. + +Puis elle gagna sa chambre avec son mari. Laurent se crut la victime +d’une coquette. Il n’avait pas du tout compris l’honnêteté, la candeur +qu’elle apportait jusque dans sa faute. Il oublia les preuves +passionnées qu’elle lui avait données de son amour, et il se demanda +s’il n’avait pas eu affaire à une dévergondée qui avait profité de +l’absence de son mari et qui, une fois le mari revenu, affecterait de ne +se souvenir de rien. Sa conduite lui sembla tout à coup très immorale et +même suspecte. «En somme, se dit-il, elle m’a cédé bien vite.» Il +repassa les deux jours qu’il venait de vivre pour découvrir dans +l’attitude et les paroles de Clarisse de quoi justifier ses soupçons +injurieux. Très inexpérimenté, il crut à de la duplicité et du mensonge +là où il n’y avait qu’une inexpérience pareille à la sienne. Mais plus +on est naïf, moins on reconnaît la naïveté des autres. Laurent aurait +voulu que Clarisse lui témoignât, sous les yeux même de son mari, +qu’elle l’aimait. Il ne savait pas estimer à leur valeur son brusque +silence, sa dérobée... Peut-être, pensa-t-il, prodiguait-elle à Hubert +en ce moment les mêmes caresses qu’à lui-même la veille. Errant dans sa +chambre sans pouvoir dormir, il s’irrita, comme un jeune mâle exigeant, +que sa proie lui fût si vite arrachée. Son désir se surexcita et à ce +désir s’ajoutèrent le ressentiment de son amour-propre et l’antipathie +qu’il avait pour Hubert. + +Pendant ce temps, Clarisse, dans sa chambre, se gardait pour lui. Elle +n’avait témoigné cette réserve à Laurent que par pudeur, par tendresse, +et se refusait à manifester en supercheries hasardeuses ce qui lui +remplissait le cœur. Elle tenait tant à son amour qu’elle évitait de +l’exposer aux yeux de celui qui aurait le droit de le condamner. Sans +chercher de solution à la situation qui les rassemblait tous les trois, +elle pressentait bien qu’un pareil état de choses devrait se dénouer une +fois ou l’autre: mais elle préférait le préserver le plus longtemps +possible. + +Le lendemain était un dimanche. Hubert descendit déjeuner le matin, +affectant un grand soulagement d’être débarrassé de tout souci +d’affaires. Comme il buvait son thé, il s’écria: + +--Ce n’est pas la peine de faire atteler, n’est-ce pas? Nous irons à +pied à l’église. + +Aller à l’église! Clarisse frémit. Bien sûr, il faudrait aller à +l’église comme tous les dimanches... Elle murmura: + +--Je ne sais si je t’accompagnerai... + +--Comment? Pourquoi? + +--Je me sens un peu lasse. + +--Lasse, à cette heure-ci! Mais tu as fort bien dormi. Même je suis +frappé, depuis mon retour, de ta bonne mine. Qu’as-tu donc? + +--Rien, je t’assure. Seulement... + +--Non, non, il faut venir. Ici, tu sais quelle importance a l’exemple +qu’on donne. + +Il menaça sa femme du doigt, et, en riant: + +--C’est très mal d’être paresseuse! + +Elle s’obligea à sourire comme lui. Mais elle évoquait l’église blanche +où elle s’était rendue si souvent, sans pensées secrètes, où elle avait +écouté les paroles sacrées avec la paix de l’âme, et il lui sembla +impossible d’y apporter un cœur fiévreux de passion et un corps rendu de +volupté. Comment expliquer une défection? Des projets fous traversèrent +son esprit: simuler un évanouissement, tout raconter à Hubert. Mais il +se levait, disant: + +--Puisque nous allons à pied, ne tardons pas. + +--Écoute, dit-elle, je ne sais quand même si je t’accompagnerai... + +Hubert était à la porte. Il se retourna, revint vers elle, les sourcils +froncés, et d’une voix brève--la voix qu’il avait au bureau--il +commanda: + +--Qu’est-ce qu’il y a? Réponds! + +--Notre pasteur est si ennuyeux, fit-elle au bout d’un instant. + +--Comment, c’est toi qui dis cela, toi qui soutiens qu’un sermon, même +médiocre, fait toujours du bien? J’exige que tu viennes. + +Sous le ton sec, elle crut deviner une menace. Elle dit: + +--Tu as raison, j’irai. + +L’église de la Cômerie est au bout d’un chemin ombreux, bordé de haies +vives. Les Damien y arrivèrent comme les cloches cessaient de sonner. La +petite nef, crépie à la chaux, avec ses versets bibliques inscrits en +lettres noires, ses vitraux anciens, se trouvait déjà remplie de +paysans. Clarisse eut comme voisin un vieux bonhomme bronzé qui sentait +le savon, le linge frais, et qui chantait d’une voix tremblante en +suivant du doigt sur son psautier. + +Le pasteur était un grand jeune homme blond et enthousiaste, très goûté +par les personnes sensibles du village, et dont l’éloquence fleurissait +comme un verger au printemps. Après le cantique il se leva ainsi que +toute l’assemblée, et, selon l’usage, il lut la confession des péchés. + +Que de fois, depuis sa petite jeunesse, Clarisse avait entendu ces +paroles liturgiques. Elles lui avaient paru souvent un peu +excessives dans leur rigueur ancienne. Néanmoins chaque dimanche, +consciencieusement, elle avait reconnu devant Dieu qu’elle était une +pécheresse, et elle avait recueilli les moindres de ses fautes pour s’en +affliger. Cet aveu lui permettait de constater qu’elle n’était pas très +criminelle. Alors elle s’accusait d’autant plus qu’elle ne pouvait +offrir à Dieu le sujet de bien sérieuses repentances. + +Ce dimanche, toutefois, elle dut reconnaître avec horreur que les termes +de la confession des péchés étaient tout juste assez graves pour +qualifier son cas. L’espèce de tournoiement qui la grisait depuis +quelques jours s’arrêta pour laisser voir la réalité. Au cours de la +semaine, elle avait cédé à ses désirs, et ce flot longtemps contenu, +devenu brusquement trop fort, l’avait emportée sans lui laisser le temps +de réfléchir, de juger,--mais aujourd’hui c’était dimanche, un dimanche +de lumière. Aujourd’hui, elle était dans une église, le lieu où sa +conscience s’était si souvent interrogée. De nouveau, il fallait lui +répondre. Comment la satisfaire? Devant les hommes, à haute voix, elle +pouvait dissimuler, mentir; elle pouvait se cacher de son mari, de son +pasteur. Mais dans le silence de son âme enfin éclairée, comment ne pas +être franche?... Pourtant elle voulut retarder encore, échapper à ses +objurgations intérieures: elle leva la tête, la détourna, et tout à coup +elle aperçut à quelque distance, entre les personnes debout, Laurent. +Que faisait-il là? + +Alors, en présence de son amant, elle ne put discuter ni reculer +davantage. Sa conscience l’accusa sans détour: elle était une femme +adultère... L’acte était accompli, le péché ineffaçable, et chacun avait +le droit de lui dire, en la montrant au doigt: «Adultère!... Et voilà +l’homme dont tu as reçu les caresses. Il a connu le plus intime de toi, +ton abandon dans ses bras, et ta jouissance impure.» Un lien d’iniquité +unissait cet adolescent et cette épouse. «Tu as souillé ta vie et +souillé ton honneur. L’homme dont tu portes le nom et la bague, tu l’as +trahi. Tu as trompé la confiance que les tiens avaient en toi, tu as +perdu le trésor précieux de ta réputation et de ta dignité; tu t’es +retiré la permission de reprocher quoi que ce soit à quiconque, puisque +tu es coupable, profondément coupable, ayant commis ton péché au sein +même de la vertu. Et ce crime, pourquoi l’as-tu commis? Pour une +éternité de délices?--non, pour une minute de folie bestiale.» Alors, +entre le vieillard à sa droite, si pieux et si loyal, et son mari à sa +gauche qu’elle avait trompé, elle se mit à trembler de tous ses membres. +En nage, rouge de honte et d’angoisse, elle s’attendit presque à ce que +Dieu, Dieu qui les voyait tous les trois et qui savait toutes choses, +intervînt pour la dénoncer, et annonçât à la foule qui la respectait +encore: «Regardez, cette femme est adultère.» + +Du haut de la chaire, ignorant ce qu’il déchaînait dans un cœur, le +pasteur continuait de lire le texte sacramentel: «Mais, Seigneur, nous +avons une vive douleur de t’avoir offensé. Nous nous condamnons, nous et +nos vices avec une sérieuse repentance, recourant humblement à ta +grâce...»--«Oui, se disait Clarisse, je suis une femme perdue, je +l’avoue et je me condamne, je mérite tous les reproches, toutes les +injures, tous les châtiments. J’ai mal agi, j’ai trahi mes devoirs... +Mais pourquoi l’ai-je rencontré? Pourquoi ai-je en moi cette âme qui n’a +besoin que de lui?» + +Maintenant le pasteur priait. Il s’adressait à Dieu, il établissait par +ses paroles pleines de conviction, une avenue vers le ciel. On sentait +la voûte ouverte, et le regard de l’Éternel reposant sur l’assistance. +Alors, mise en contact plus direct avec Celui qu’elle nommait son juge, +Clarisse, encouragée par la prière du prédicateur, se mit à prier pour +elle-même: «Seigneur, je suis coupable d’avoir enfreint tes lois divines +aussi bien que les lois humaines, mais toi qui sais tout, tu vois +combien je l’aime. Pourquoi m’as-tu permis de le rencontrer et de me +plaire à sa personne? Est-ce mal, d’éprouver si profondément l’amour, +même si ce n’est pas celui que tu nous recommandes? Il n’y a qu’un seul +amour: pourquoi est-il permis ou défendu selon les cas? Mon sentiment +n’est pas égoïste, ni capricieux, c’est l’humble offrande de mon cœur +qui est à ton image et de mon corps que tu as formé...» + +A la dérobée, elle regarda Laurent, qui se tenait la tête baissée, dans +une attitude immobile. Et tout à coup une terreur la bouleversa. Si +Laurent était venu à l’église, c’était peut-être pour obéir à des +remords, pour demander, comme elle, pardon à Dieu de ce qu’il avait +fait. Serait-il là de son propre gré sinon pour s’accuser et se +repentir? Mais alors il renoncerait à elle! Tout serait fini entre +eux... Elle leva les yeux vers le pasteur avec épouvante. Pourquoi +continuait-il, de sa voix persuasive, à exhorter à la vertu ses +auditeurs? «Saura-t-il le convaincre de ne plus m’aimer?» se demanda +Clarisse. Et, chassant bien loin les scrupules, elle voulut murmurer, +persuasive à son tour, deux mots de prière anxieuse: + +--Taisez-vous... + +Elle retomba sur son banc en prononçant: Amen. Il y eut un léger +remue-ménage dans l’église; des gens toussèrent, se mouchèrent. On +s’installa pour mieux écouter le sermon. + +Clarisse ne l’entendit guère. Le pasteur parla des bienfaits de la +Providence avec son enthousiasme habituel et un lyrisme facile. Il +prêchait la reconnaissance et la joie. Clarisse observa son visage blond +aux yeux purs qui semblaient ignorer les bassesses humaines. Comme elle +s’était éloignée de sa croyance sincère et forte! Elle eut la conviction +qu’il ne la comprendrait pas, qu’il la plaindrait peut-être plutôt que +de la condamner, mais qu’il n’entrerait pas dans ses motifs. Alors sa +pensée vagabonda lourdement, tourmentée d’inquiétudes, incapable +pourtant de renonciation. Par un vitrail ouvert venait du soleil et l’on +entendait un chant d’oiseau. Clarisse n’eut plus qu’une envie: quitter +cette église où elle était prisonnière, et aller au dehors, pour être +libre... Parfois elle se détournait vers Laurent: impassible, il +écoutait. Alors elle se demandait avec une angoisse renouvelée s’il +était convaincu par ces affreuses paroles de repentance. + +A la sortie, elle se hâta vers le seuil, tandis que son mari restait à +causer avec des paysans. Elle suivit le chemin creux, bordé de haies +vives, certaine d’être rejointe par le jeune homme. En effet, elle +entendit bientôt son pas et son souffle. Et tout de suite, âprement: + +--Pourquoi êtes-vous venu? + +Mais sans lui répondre, il s’exclama: + +--Qu’il est donc ennuyeux votre ministre de village! + +Si vite rassurée, Clarisse s’arrêta une minute comme éblouie par le +soleil malgré son ombrelle ouverte. Puis dès qu’elle eut compris que +Laurent n’avait pas changé de sentiments, elle se remit en défense. +L’instant d’avant, elle était prête à le solliciter, maintenant elle +voulut se protéger contre lui. Elle recommença: + +--Pourquoi êtes-vous venu? + +Il se rapprocha d’elle et l’interrogea à son tour: + +--M’aimes-tu? + +--Répondez-moi. + +--Pas avant ta réponse. + +Des groupes les dépassaient sur le chemin, des hommes endimanchés, des +filles habillées de robes claires, qui sortaient de l’église, qui les +saluaient, et qui pouvaient les entendre. Clarisse frissonnait de honte +et de frayeur. + +--Eh bien oui, murmura-t-elle, je vous aime. + +Alors d’une voix basse, il dit: + +--Je suis venu pour vous rejoindre jusque dans votre église, pour vous +faire sentir ma présence même là où vous prétendez m’oublier... + +Elle fit un geste de protestation, mais élevant le ton, il se plaignit +avec véhémence d’être, depuis le retour d’Hubert, tenu à l’écart. Il +déclara qu’il ne le supporterait pas plus longtemps, il menaça... +Clarisse essayait en vain de le calmer; elle le suppliait de parler +moins fort, elle se retournait pour voir si Hubert ne les rejoignait +pas. Enfin elle expliqua, en s’embrouillant: + +--Écoutez-moi, Laurent: j’ai commis une grande faute quand je me suis +donnée à vous... Je prends tous les torts sur moi et je n’accuse +personne... Mon mari est revenu; je ne puis pas devant lui trahir mes +sentiments, sentiments que je condamne, je le répète... Nous nous +verrons ailleurs, plus tard... + +--Soit! + +--Qu’allez-vous faire? + +--M’en aller, répondit brutalement Laurent. Vous ne pensez pas que je +vais rester plus longtemps à contempler votre bonheur conjugal. + +--Mais que voulez-vous? + +--Viens ce soir dans ma chambre... + +Clarisse poussa un faible cri, et protesta que c’était impossible. Il +répondit en ricanant qu’il était alors prêt à la rejoindre dans la +sienne. + +Ils arrivèrent à la grille. Dans la cour une auto était arrêtée. C’était +celle des Gaillardoz. Ils entrèrent et trouvèrent le ménage qui les +attendait au salon. + +--Ma chère, s’écria Fanny en bondissant, nous sommes très indiscrets: +nous venons vous demander à déjeuner. + +Ils achevaient un voyage en automobile et arrivaient du Dauphiné. Ils +avaient décidé de s’arrêter à la Cômerie, dernière étape avant +d’atteindre leur propriété aux environs de Nyon. Clarisse les félicita +de leur idée, et Hubert, survenu, se joignit à elle. + +Très animée, Fanny fit mille récits amusants de voyage. Son mari, bruni +par le grand air, corpulent dans son vêtement de grosse laine, tentait +parfois lui aussi, de raconter quelque chose. Mais Fanny coupait avec +impatience son histoire et la terminait à sa barbe. Alors il avait un +sourire heureux, comme pour prendre des autres à témoin de la +gentillesse et de l’éloquence irrésistibles de sa femme. + +A déjeuner, Fanny continua d’être intarissable. Elle n’accorda aucune +attention à Laurent. Celui-ci s’enferma dans un silence complet dont +personne, sauf Clarisse, ne s’aperçut. Mais au sortir de table, lors du +café que l’on prit au salon à cause de la trop grande chaleur, il +parvint à isoler sa maîtresse. + +--Ces gens sont assommants, dit-il, et bavards. Quand s’en vont-ils? + +--Je ne sais pas. + +--Quant à nous, ce soir... + +--Taisez-vous, Laurent, c’est impossible. Plus tard... + +La sentir palpiter à la fois d’inquiétude, de honte et de chagrin le +divertissait. Mais il eut le tort de la pousser à bout. Si on allait les +entendre, pensait Clarisse, remarquer l’accent de leur dialogue, +l’expression inattendue de Laurent! Alors, s’adressant aux Gaillardoz, +elle leur proposa de rester à la Cômerie jusqu’au lendemain. Ils avaient +leur bagage avec eux, il suffisait d’annoncer à Nyon qu’ils retardaient +leur arrivée. Fanny, sans consulter son mari, accepta tout de suite. + +Clarisse n’osa pas regarder Laurent. Elle avait peur de ce qu’elle avait +fait. Mais elle s’était protégée: plus la maison serait pleine, mieux +elle pourrait objecter au jeune homme l’impossibilité de le satisfaire. +Cette mesure lui donnait du répit, mettait du monde entre elle, Hubert +et Laurent. + + + + +XX + + +Laurent avait commencé par frémir de colère. A ses yeux, Clarisse, par +sa décision de mettre des tiers entre eux, lui mentait encore. Mais si +le succès lui était monté à la tête, la déception imprévue le dégrisa. +Il comprit qu’il ne réussirait pas par la brutalité et il décida de +recourir à la ruse. Au delà du plaisir, il pressentit ce que la +complication des âmes, le scrupule, le remords ajoutaient à l’amour. +L’on jouissait non seulement de rendre une femme heureuse mais aussi de +la faire souffrir. Clarisse se dérobait, soit: il tâcherait de la +rejoindre moins par des procédés impératifs que par des moyens subtils +et plus cruels. + +Il alla trouver Hubert et lui demanda l’autorisation de manquer le +bureau le lendemain. + +--Un jour de congé? Je n’aime pas beaucoup cela. Mais enfin, soit. + +Lorsqu’il l’eut obtenu, Laurent ajouta: + +--Je compte rester ici, auprès de ces dames. + +Hubert le regarda avec étonnement. Quelle drôle d’idée d’utiliser ainsi +sa journée de vacance! Puis il pensa que le jeune homme était un des +nombreux flirts de Fanny. Il prit un air fâché, mais sa sévérité visait +Fanny et non Laurent qu’il estimait sans importance. + +Dans le courant de la soirée, il fit part de son impression à sa femme. +Celle-ci haussa les épaules: + +--Mais non, il ne fait pas la cour à Fanny. Ils ne se sont pas adressé +la parole... Il veut simplement un congé par flânerie. + +--Oui, c’est un paresseux... Enfin, quand même, surveille-les. + +Clarisse songea avec appréhension que Laurent restait pour elle, et elle +s’effraya à l’avance de tout ce que Fanny allait deviner. + +Cependant, le lendemain matin, elle dut rendre cette justice au jeune +homme qu’il se tenait parfaitement à sa place. Il se borna à affecter un +certain empressement discret auprès de Fanny comme si, étant l’hôte +régulier de la Cômerie, il devait aider à recevoir les hôtes de passage. +Soulagée, Clarisse se prit à penser qu’il serait agréable d’avoir +Laurent près d’elle en commensal, d’oublier leurs relations charnelles +au profit d’une bonne amitié, tout en continuant à vouer à son mari le +même sentiment paisible que naguère. L’idée du partage, sous le même +toit, lui faisait horreur. Mais elle aurait admis un ménage à trois +platonique. + +Seulement elle ne savait par quels moyens donner ce caractère à leurs +relations. Elle demeura hésitante. Naguère, elle aurait commencé tout de +suite d’agir. Mais elle avait tellement changé! C’est que naguère, elle +se plaisait à imposer au jeune homme sa volonté. Maintenant elle n’osait +pas le traiter avec un tel sans-gêne. Laurent avait revêtu le rôle +d’initiateur en lui enseignant le plaisir: c’était au tour de Clarisse +d’être soumise et d’apprendre. Il avait gagné de l’assurance dans leur +liaison et le sentiment d’un pouvoir mystérieux, tandis qu’elle y avait +pris une humble docilité, une sorte d’appréhension générale, la crainte +de se trahir ou de le fâcher. + +Fanny ne répondit à l’amabilité de Laurent qu’avec une certaine +négligence. Et Clarisse s’étonna, comme la veille, qu’on fît si peu +d’attention à lui. On lui coupait la parole, on l’écoutait à peine, il +passait le dernier dans les portes et se servait après tout le monde. Si +les autres savaient pourtant de quoi il était capable! Mais, par +extraordinaire, lui-même ne se formalisait pas. Avec Clarisse, il +faisait l’important: en public, il reprenait la place et le ton d’un +petit jeune homme. Clarisse, un peu vexée, jugea étrange qu’il fût si +considérable à ses yeux et si peu de chose pour sa cousine. + +Comme il était allé chercher un sécateur parce qu’elles voulaient +cueillir des roses, elle dit à Fanny: + +--Est-ce que cela vous ennuie que Laurent Fabre-Gilles soit resté? + +--Ce petit? Mais non. Il n’a pas l’air méchant d’ailleurs. + +Clarisse baissa la tête sans répondre. Et quand Laurent revint, les deux +femmes le regardèrent. Il ne se départit pas de sa courtoisie pleine de +sérieux quoiqu’il devinât qu’on l’observait. Mais, à partir de cette +minute, Clarisse retrouva chez lui les yeux baissés, la voix +volontairement tenue dans le registre grave, tout le masque qu’il +affectait au début de leurs relations. Elle aurait pu dénoncer son jeu +au fur et à mesure qu’il le jouait,--car c’était bien un jeu, une +tactique qu’il pratiquait sans le moindre embarras. Elle s’en indigna +d’autant plus qu’il réussit. Fanny en effet sembla intriguée à son tour +par cette mélancolie impénétrable. Il lui répondait avec froideur puis, +tout à coup, relevant ses paupières, l’enveloppait d’un magnifique +regard, aussitôt retombé. Fanny s’amusa à provoquer cette éloquence +muette jusqu’au moment où elle finit par en être un peu +gênée,--reconnaissant, sous l’apparence juvénile de Laurent, cette +ardeur physique que les femmes devinent par instinct chez certains +mâles. + +Alors elle se retourna vers Clarisse: + +--Eh bien! dit-elle, voilà votre solitude peuplée... Avec trois invités +à dîner ce soir, vous serez obligée de mettre une belle robe. + +Puis, affectant une fausse admiration: + +--Il faut vous dire, monsieur Fabre-Gilles, que ma cousine prend ici les +allures les plus simples. L’hiver, c’est la personne d’apparat, qui +tient son rang. Et les Damien-Bourgueil sont parmi ce qu’il y a de mieux +à Genève. L’été, elle s’ensevelit dans la verdure; on ne la voit plus, +tellement elle est occupée de son jardin et de son village... Une vraie +fermière! + +Clarisse protesta. Elle ne voulait pas être dépréciée. Fanny continua, +en souriant à demi de côté: + +--Il est vrai qu’elle est faite pour le plein air, tant elle est +naturelle et sincère. N’est-ce pas, Clarisse, que vous préférez vos +plates-bandes à tous les salons de la rue de l’Hôtel de Ville? + +--Et vous, madame? demanda Laurent à Fanny. + +--Moi, monsieur, je suis une personne artificielle. Ma cousine est +franche, je suis hypocrite; elle est honnête, je suis dépravée; elle +plaît à tous, et j’irrite... + +Clarisse tenta d’arrêter cette comparaison en parlant des plaisirs de la +campagne. Sans vouloir l’entendre, Fanny persista à interpeller le jeune +homme. + +--Mais, j’y songe, je n’ai pas à vous la décrire. Vous appréciez aussi +bien que moi le charme de Mme Damien. Vous êtes ici depuis plusieurs +jours, n’est-ce pas? + +Laurent ne répondit pas. Clarisse non plus. Fanny se mit à rire: + +--Je serais curieuse de voir vos soirées. Hubert s’endort-il sur son +cigare? Ma cousine, j’en suis sûre, vous dit de ces choses sensées et un +peu ennuyeuses qu’il faut toujours dire aux jeunes gens. + +--Croyez-vous? fit Laurent d’un ton glacé. + +--Comment, il doute de vous, Clarisse? mais ma cousine a l’habitude de +remplir tous ses devoirs! Elle doit vous donner d’excellents conseils, +et compléter une éducation qui me paraît soignée. Il faudrait toutefois +y ajouter un soupçon de fantaisie, qui est de votre âge, je vous assure. + +Clarisse, à qui cette conversation commençait à devenir odieuse, vit +s’approcher le domestique: il annonça l’arrivée du boucher et demanda +des ordres. Contente de s’échapper, elle fut néanmoins agacée d’une +raison aussi prosaïque. + +--Le boucher et le boulanger, expliqua-t-elle, nous viennent du village +voisin... ici c’est trop petit... + +--Allez, lui dit Fanny, nous commander des côtelettes. + +Lorsque Clarisse revint, elle eut de la peine à rejoindre ses +compagnons. Elle finit par les trouver assis sur un banc dans l’ombre +d’une treille. A son arrivée, Laurent affecta de se taire brusquement. + +--Savez-vous, dit Fanny, ce que je conseille à monsieur? + +--Jamais je n’oserai, murmura Laurent. + +--De vous faire la cour! + +--Excusez-moi, madame, dit le jeune homme en s’adressant à Clarisse. + +--Mais non, interrompit Fanny, il serait très bon d’apprendre, auprès +d’une personne telle que ma cousine, comment faire une cour discrète. +C’est un art qui se perd, et tous vos contemporains, monsieur, sont +insensibles ou bien brutaux. + +Elle semblait enchantée de son interlocuteur. Vive, hardie, elle +raffolait de quiconque savait lui donner la réplique. L’attitude d’abord +réticente de Laurent l’avait piquée au jeu, elle l’avait aguiché et +maintenant il essayait de lui tenir tête. + +Clarisse trouva que leur intimité avait grandi bien vite. Elle se vit +réduite elle-même au rôle de personnage muet. Sa ruse n’avait que trop +réussi puisque le jeune homme non seulement ne la tourmentait plus mais +s’occupait d’une autre. Elle chercha à les questionner pour rentrer dans +leur dialogue, mais ses questions ne les intéressaient pas. Fanny lui +répondait en deux mots et reprenait ensuite sa conversation principale; +quant à Laurent, son visage si animé vis-à-vis de Fanny, devenait +immobile quand il se tournait vers Clarisse. + +Sur ces entrefaites, Fanny, parlant de leur voyage, vanta Aix-les-Bains. + +--Connaissez-vous Aix? demanda-t-elle. + +--Non, je n’y jamais été. + +--Cependant... fit involontairement Clarisse qui se rappela la lettre au +photographe qu’elle avait lue dans la chambre rouge. + +Ils la regardèrent, et attendirent son explication, mais elle ne sut +comment continuer, et Laurent lui dit, avec un soupçon de raillerie: + +--Je vous assure, madame, que je ne connais pas cet endroit... + +Pourquoi mentait-il? Pourquoi vis-à-vis d’elle, cette attitude distante, +presque malhonnête? Elle y retrouva le ton qu’il avait lors de son +arrivée à la Cômerie. Voulait-il la rendre jalouse, en se montrant +empressé auprès de Fanny? Elle ne put croire à un tel calcul. Mais +alors, s’il était sincère? Était-il rassasié d’elle et enclin à +l’abandonner? + +Tous deux contemplèrent Fanny: lui avec une admiration +complaisante,--elle avec une sourde inquiétude. Fine, moqueuse, Fanny +penchait son joli visage aux sourcils bien marqués, et tout éclairé par +son demi-sourire. Clarisse se reprocha avec angoisse de s’être montrée +si dure avec Laurent: Fanny était peut-être une dangereuse rivale. Elle +aurait dû le retenir, le leurrer, lui faire croire qu’elle céderait +encore--et lui céder, s’il le fallait. Elle s’était reprise, parce +qu’elle avait eu honte. Mais on n’efface pas le passé, on ne se +recompose pas une vertu. Puisqu’elle aimait Laurent, et que +l’irréparable était accompli, n’était-ce pas un zèle absurde que de se +priver de Laurent? + +A l’heure du déjeuner, et tandis que Fanny était remontée dans sa +chambre, Clarisse emmena le jeune homme au salon. La porte fermée, elle +lui demanda: + +--Pourquoi la laissez-vous se jeter à votre tête de cette façon? + +--Eh! que dites-vous là? + +Laurent, qui commençait à comprendre les plaisirs de la duplicité, fit +l’innocent. Il protesta qu’il n’y avait pas de sa faute. Clarisse revit +sur son visage son air étonné, sérieux de naguère, et, remuée par ce +souvenir, elle murmura: + +--Prenez garde, c’est une coquette. + +Il ne bougea pas. Alors elle s’imagina que son silence préparait la +trahison. Elle voulut le ramener à elle en noircissant sa rivale et, +soucieuse là encore de le préserver, mais à son profit, elle dit, +tremblante d’avancer une pareille accusation: + +--Vous savez, elle a des amants... + +Laurent fronça les sourcils: cette idée ne lui déplaisait pas. Il se +borna à faire deux pas vers la porte, sans répondre, et comme hésitant +entre les deux femmes. Clarisse, pâle de son mensonge, répéta: + +--Une femme comme elle n’est pas faite pour vous... Vous ne seriez qu’un +caprice. + +Il fit un geste d’indifférence, voulut s’en aller, alors, tout éperdue, +elle s’écria: + +--Mais enfin, qu’attendez-vous de moi? + +Il se retourna, la saisit dans ses bras, moins par amour que par besoin +de la contraindre, ou pour lui faire comprendre le bonheur de s’y +trouver. Il vit sa figure délicate rougir, redevenir pâle de nouveau, et +il sentit son corps se coller au sien. Avec une expression têtue, il +dit: + +--Viens chez moi ce soir... + +Ensuite, il la lâcha. Clarisse jeta un coup d’œil affolé autour d’elle +pour s’assurer que personne ne les avait entendus. Le vieux salon +familial était là, avec ses meubles accoutumés, les bouquets qu’elle +avait faits, le portrait de son beau-père; elle respira l’odeur d’étoffe +et de fruit, elle entendit quelqu’un marcher à l’étage supérieur, et la +cloche du repas sonner. Tous ces détails familiers, réguliers, +quotidiens, lui prouvèrent l’impossibilité de céder au jeune homme. Ce +portrait de son beau-père, surtout, avec ses moustaches tombantes, et +son air de reproche maussade! Se tournant vers Laurent, elle murmura +d’une voix douloureuse qui disait si bien son amour sans qu’il voulut +l’entendre. + +--Vous êtes injuste. Je ne peux pas ici, ce soir... Plus tard, ailleurs, +je vous le promets. + +Mais, sans écouter davantage, il s’en alla. + +L’après-midi, ce fut pire. Laurent jeta le masque et entoura Fanny +d’aussi près que possible. Délaissant son genre correct, il se montra +plein d’audace. Elle lui plaisait, il la croyait facile, et cette +intrigue nouvelle n’empêcherait pas la réussite de l’autre: il +s’estimait de taille à les poursuivre toutes les deux. Aux phrases les +plus vives, Fanny, enchantée, essayait de le faire taire en disant: + +--Pas devant Clarisse, voyons! + +Puis, dès qu’il semblait s’interrompre, elle le provoquait. Elle le +jugeait tout haut, avec impertinence: + +--Mais c’est un garçon plein d’esprit, disait-elle. Et vous le teniez +ici, à l’écart? C’est trop fort. Il doit y avoir quelque chose +là-dessous. La Cômerie n’est pas le théâtre qu’il lui faut. Je vous +invite, monsieur Fabre-Gilles, à passer huit jours chez moi. Vous verrez +l’existence que je mène: des courses sur le lac, des pique-niques, des +bals. Vous vous rencontrerez avec des femmes charmantes; vous aurez +beaucoup de succès... Car je ne suis pas égoïste, moi, comme ma +cousine... + +Sombre, Clarisse souffrait en silence. Elle aurait voulu interrompre ces +phrases légères par des paroles graves et dire: «Laissez-le, Fanny, ne +vous prêtez pas à son manège cruel. Vous voyez qu’il m’a menti ou qu’il +vous ment. Il vous fera souffrir à votre tour. Laissez-le, il est à moi. +Il vous plaît peut-être, mais je l’aime.» Quel effet aurait un pareil +aveu? Ne valait-il pas la peine de se livrer afin de reprendre Laurent? +Elle se maudit d’avoir retenu Fanny deux jours. La supposition d’Hubert +revint à sa mémoire. Alors elle, Clarisse, n’aurait été qu’un intermède +et Fanny lui succéderait peut-être. Ou bien qui sait s’ils ne se +jouaient pas d’elle tous les deux, et si Laurent ne faisait pas depuis +longtemps la cour à Fanny? + +Dans le va-et-vient éperdu de ses pensées, une idée surgit tout à coup. +Elle punirait Laurent comme il avait voulu la punir... Sous prétexte de +faire servir le thé, elle se rendit dans la maison et téléphona à +Desnouettes: + +--Desnouettes, je vais être bonne. Je vous invite à dîner ce soir avec +les Gaillardoz. + +Elle entendit dans l’appareil Desnouettes qui s’étranglait de +reconnaissance. Comme tous ces gens étaient absurdes! Elle ne croyait +pas à la profondeur de leurs sentiments; elle était possédée par le sien +qui, seul, existait à ses yeux. Et elle n’hésitait plus sur les moyens. +Puisqu’on avait voulu lui faire mal, elle ferait mal à son tour. Fanny +cherchait à séduire Laurent et Laurent semblait la trouver à son goût, +eh bien, elle appelait Desnouettes pour le mettre entre eux deux. Cette +intrigue qu’elle avait blâmée naguère, elle l’encouragerait pour s’en +servir. Et Gaillardoz? Tant pis pour lui, il n’avait qu’à se défendre +aussi bien qu’elle. Ainsi, sous l’empire de sa passion blessée, elle ne +voyait plus le monde d’après la convention optimiste et morale qui lui +était coutumière; elle acceptait qu’il fût le champ des égoïsmes aux +prises, et, sous les apparences de la politesse, un lieu de sauvagerie +et de sensualité. + +Revenue près de Fanny et de Laurent, elle les trouva toujours dédaigneux +d’elle. Mais elle ne se choqua plus du sans-gêne avec lequel ils +semblaient se manifester leur goût réciproque: tel était le jeu, et elle +allait profiter à son tour des facilités qu’il offrait. Elle consentait +désormais à la liberté des mœurs puisqu’elle était la condition +indispensable de son amour. + +Seulement, tout en les écoutant, elle les détesta. Fanny, d’abord, à +cause de son aisance et de sa grâce auxquelles elle-même n’atteindrait +jamais. Et puis, et surtout, Laurent. Elle lui en voulut d’être, avec sa +cousine, plus empressé qu’il ne l’avait jamais été avec elle. Elle +souffrit de sa suffisance, alors qu’elle était déchirée d’hésitations et +de scrupules. Pourquoi ne connaissait-il de l’amour que les +satisfactions? Sa jalousie se tourna, à un moment donné, en un accès de +haine. Il venait de se lever, elle se dit qu’il avait des jambes courtes +et des pieds en dedans; comment ne s’en était-elle jamais aperçue? Elle +se félicita de le voir enfin dans sa réalité, sans illusions, de +constater qu’il se révélait calculateur et égoïste, et à coup sûr ni +passionné, ni sentimental. Et, dans le même instant de cette pensée +méchante, elle s’avoua qu’elle voudrait se jeter à terre, là, tandis +qu’il était debout près de Fanny, lui serrer les genoux dans ses deux +bras, et, la tête levée, lui crier son désir. C’est en vain qu’elle +souhaitait l’humilier: avec quel bonheur elle s’humilierait devant lui! +Mais il ne lui dirait qu’une seule chose, et qu’elle ne voulait pas lui +accorder. Alors elle se remit à le haïr: elle rêva de lui faire mal dans +sa chair, de le frapper, de le blesser avec des mains féroces jusqu’au +sang, et puis, ce trop beau visage--qui souriait à Fanny sans se douter +d’une pareille menace,--de le voir pâli par la douleur, enfin vaincu, et +de le couvrir de baisers. + +Vers le soir, ils regagnèrent la maison afin de s’habiller pour le +dîner. Clarisse accompagna sa cousine à sa chambre pour voir si elle ne +manquait de rien. Loin de Laurent, Fanny redevint d’un coup simple et +affectueuse. + +--C’est chez vous, dit-elle, que je me retrouve avec le plus de +plaisir... Votre maison paraît si calme, tellement en ordre. + +Clarisse ne répondit pas. Fanny continua, avec un grand accent de +sincérité, et cet imprévu, cette souplesse d’esprit qui la rendaient si +séduisante: + +--Votre existence, Clarisse, vous fait valoir. Vous avez dans le regard +quelque chose que je ne vous connaissais pas. + +--Je me porte très bien et n’ai aucun souci. + +--Et puis, ma chère, vous êtes une femme droite et intelligente. C’est +l’essentiel... Oui, intelligente. Vous seriez capable, j’en suis sûre, +de comprendre même ce qui ne vous ressemble pas. + +Fanny s’étendit sur une chaise longue et, les yeux languissamment +tournés vers le parc qui se dorait au soleil couchant, elle s’écria: + +--Ah! si j’avais quelque chose à me faire pardonner, je vous demanderais +conseil... + +--Pourquoi dites-vous cela? + +--Pour rien du tout. Mais j’en veux aux gens rancuniers et bêtes. On m’a +rapporté dernièrement des potins que madame de Griffeuilhe répand sur +mon compte, et qui sont absurdes. Pourquoi cette femme est-elle si +méchante? + +--Si jamais je l’entends parler ainsi, interrompit Clarisse, je la +remettrai à sa place. + +Fanny lui fit un petit sourire de remerciement, puis, avec une brusque +gaieté: + +--Le plus drôle, c’est de songer à ce qu’elle a fait elle-même, dans le +temps! + +--Quoi, madame de Griffeuilhe? + +--Oui, cette veuve inconsolable a largement trompé son mari... Mais +c’est historique, ma chère. + +Comme Clarisse restait interdite, Fanny bondit vers elle et, l’entourant +de ses bras: + +--Je suis sûre que cette idée vous choque parce que vous ne pouvez +croire qu’une femme de notre monde se conduise mal. N’est-ce pas? + +--J’avoue en effet, que... Vous m’étonnez tellement, Fanny. + +--Ah! vous ne savez pas le dessous des choses, et Hubert est un mari à +ne rien raconter... Mais jusque dans notre famille, Clarisse, cette +famille si vertueuse et si fière, on trouve de petits scandales, +d’ailleurs étouffés avec soin. Cette chronique secrète mérite d’être +connue, au moins par nous. + +--Fanny! + +--Mon mari m’a tout raconté; demandez à Hubert... Tels de nos plus +austères censeurs, avant d’être ermites, ont été quelque peu diables. +Maintenant ils--ou elles--sont rangés, moraux, et grisonnent. On +voudrait que leur passé leur inspirât un peu d’indulgence... + +Fanny s’empara d’une photographie dans son sac de voyage: c’était celle +de son mari. Elle l’embrassa en s’écriant: + +--N’est-ce pas, mon gros, mon cher gros... + +On entendit la voiture qui arrivait. Clarisse murmura: + +--Vous savez que Desnouettes vient dîner? + +--Tiens, quelle chance! Maintenant laissez-moi m’habiller, car je vais +être terriblement en retard. + + + + +XXI + + +Hubert attira sa femme dans un coin du salon. + +--Eh bien, comment s’est passée la journée? + +--Mais... fort bien... + +--Fanny ne s’est pas jetée à la tête du petit Fabre-Gilles? + +--Non. + +--D’ailleurs, il vient de m’informer qu’il nous quittait demain. Ma foi, +je ne l’ai pas retenu. J’en ai assez de ce garçon... pour certaines +raisons. + +--Comment? + +--Nous en recauserons. + +Clarisse s’en alla vers ses invités. Elle eut peur, tout à coup, que +Hubert voulût signifier quelque chose. Mais quoi? Elle regarda son mari +de loin. Il lui fut impossible de savoir ce qu’il pensait, et si, sous +ses paroles banales et ses gestes habituels, il dissimulait peut-être le +projet d’une condamnation, d’une vengeance, d’une rupture. Hubert, avec +son visage bouffi aux yeux flottants qu’elle connaissait si bien, son +apparence familière, à la fois lasse et ennuyée, lui parut tout à coup +mystérieux. + +On annonça le dîner. La table était chargée d’argenterie et de fleurs. +Par les portes grandes ouvertes venait l’air rafraîchi du soir et le +bruit doux du jet d’eau sur la terrasse. + +Desnouettes n’arrêta pas de parler... Surpris tout d’abord par la +brusque invitation de Clarisse, il avait presque regretté cet épisode +imprévu qui ne rentrait pas dans son plan général de séduction préparé +pour l’été. Ensuite, il s’était décidé à se tenir sur la réserve: il +craignait un piège. Un de ses principes était de ne s’engager que +lorsqu’on a reconnu le terrain. Toutefois, en présence de Fanny, le +principe avait disparu et la tactique s’était évanouie: il n’avait pu +résister au plaisir du bavardage. + +De son côté, Fanny, abandonnant Laurent, s’était mise tout de suite à +tourmenter Desnouettes. + +--Vous avez maigri, mon cher. + +--N’est-ce pas? On le remarque beaucoup. C’est que je fais énormément de +culture physique. J’ai entrepris l’éducation de mes réflexes. + +Il tourna vers Clarisse son visage agité et répéta: + +--L’éducation de mes réflexes. + +--Alors, vous allez devenir un athlète? demanda Fanny. + +--Pourquoi pas? Nous négligeons trop la beauté de notre corps... + +--Mais non, fit-elle. + +--Permettez. J’entends les hommes. Or il existe un canon de la beauté +virile. Parfaitement, un canon de la beauté virile, auquel nous pouvons +tous prétendre. Mon but principal est de me dépouiller de ma graisse +inutile. Nous sommes des engorgés. Si nous faisions disparaître le +surplus, nous gagnerions de la souplesse, de la ligne, du style. + +--J’ai envie de vous imiter, s’écria Gaillardoz avec un rire sonore. + +--Ah, mais non, interrompit sa femme, je tiens à ton genre. Tu es un +colosse, reste-le. Desnouettes peut s’amuser à se dégonfler. Toi, je te +préfère énorme. + +--Permettez, fit Desnouettes, il n’y a pas là qu’une question physique, +il y a le côté psychologique. Si vous augmentez votre tonicité +musculaire... + +--Tonicité musculaire! + +Clarisse se taisait. Puisque Fanny semblait délaisser Laurent, allait-il +lui revenir? Cet absurde Desnouettes lui rendait donc sans le savoir son +bonheur. Elle souhaita entendre la voix du jeune homme, anxieuse qu’elle +était de deviner le succès de sa ruse. Pauvre ruse, elle le sentit +elle-même, mélange d’innocence et de calcul, d’enfantillage et de +rouerie. Tout à coup Laurent redemanda du pain; ces mots brefs lui +donnèrent un espoir fou. Elle ne fit plus que guetter ce qu’il dirait +encore. + +Ce fut un instant plus tard. On parlait voyages, et il s’écria qu’il +aimerait s’en aller vers des pays lointains, de l’autre côté de la +terre... Par-dessus une corbeille de pois de senteur roses et mauves +dont l’odeur était pénétrante, elle le vit si jeune, si attrayant, et +elle éprouva une telle intensité d’admiration qu’il la sentit venir à +lui avec le parfum de la corbeille, et qu’il s’arrêta, interdit. Tout le +monde s’était tourné vers lui et le dévisageait. On était comme étonné +de le découvrir. + +--Quand on s’en va très loin, dit Gaillardoz, il faut partir pour des +années, et faire son deuil de ses amis. + +Laurent reprit courage, et, avec son petit rire brusque à l’adresse de +Clarisse: + +--Justement, moi je ne m’attache guère... + +--Feriez-vous de la banque là-bas? demanda Hubert avec dédain. + +--Oh! je n’y tiendrais pas. La banque n’est pas mon idéal. + +--Bravo, s’écria Desnouettes qui n’hésitait jamais à commettre une +gaffe. + +Ensuite tout le monde se remit à parler sans s’occuper plus longtemps de +ce petit jeune homme. + +Clarisse songea qu’en attendant ce grand départ hypothétique il allait +quitter la Cômerie. Et il ne l’avait pas prévenue. De tristes +pressentiments l’agitèrent: une fois qu’il serait parti, quand le +reverrait-elle? Durant l’été, où le rencontrer? Si même elle parvenait à +le voir, elle n’aurait avec lui qu’une conversation rapide, devant des +témoins. Mais il ne pouvait s’en aller ainsi, sur ce malentendu, dans un +accès de méchanceté. «Il faut que nous ayons ce soir une explication», +pensa-t-elle. + +Après dîner, ils s’installèrent tous sur la terrasse. Fanny, qui +dédaignait Laurent maintenant qu’elle avait retrouvé son interlocuteur +habituel, attaqua Desnouettes sur ses matches de Saint-Moritz. Il y +avait été honteusement battu. + +--Alors, fit-elle, il vous a trahi, ce système si bien étudié? + +Il détourna la conversation: + +--Le tennis, dit-il, n’était qu’un prétexte à mon voyage. Je ne +connaissais pas Saint-Moritz. Or j’ai toujours eu la curiosité de ces +milieux cosmopolites, où se coudoient des espèces humaines très +différentes. La nationalité provoque des variations des espèces sans +abolir leurs caractères essentiels. Un _palace_ me cause le même plaisir +qu’un jardin zoologique bien entretenu. + +--Alors, reprit Fanny, vous donniez du pain à travers les barreaux à des +Italiennes aux yeux d’antilopes, ou à des juifs de Francfort pareils à +d’affreux cacatoès? + +--Ne plaisantez pas, le sujet est tragique. Dans un hôtel, les espèces +dont je parle sont libérées et se mêlent sans se douter toujours +qu’elles sont étrangères. Parce qu’il n’y a pas de grille, on voit là se +nouer des amitiés ou des liaisons entre des êtres hostiles à leur insu, +irréductibles l’un à l’autre... Irréductibles! + +Clarisse chercha Laurent. Il était derrière elle. Elle le pria d’aller +lui prendre son écharpe au vestibule. Pour s’éloigner des autres, elle +le suivit jusqu’à la porte du salon. Quand il revint, tenant l’écharpe, +elle lui dit, avec un faible sourire afin de lui montrer qu’elle offrait +la réconciliation: + +--Il est amusant, mais bavard, cet excellent Desnouettes. + +--Certes. + +--Il accapare un peu ma cousine, ne trouvez-vous pas? + +--Ce n’est pas à vous de le regretter. + +Que veut-il dire? pensa Clarisse redevenue inquiète. Puis elle se +rassura en croyant lui voir une expression plus amène. Il alluma une +cigarette et demanda: + +--Desnouettes m’a raconté que vous l’aviez invité aujourd’hui même à +dîner pour ce soir. Est-ce exact? + +--Oui. + +--Il pense que vous avez voulu le rapprocher de madame Gaillardoz. Je +lui ai fait comprendre l’inconvenance d’une pareille supposition. Madame +Damien, se conduire de la sorte! Et pourquoi? + +--Pour vous avoir à moi toute seule, Laurent. + +--Vous avez cru que cela suffirait? + +Laurent haussa les épaules. Puis, trahissant son amour-propre vexé, il +fit: + +--Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que vous invitiez Desnouettes? + +Clarisse riposta: + +--Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue que vous partiez demain? + +--Je l’ai dit à votre mari. + +--Cessez vos ironies, Laurent. Êtes-vous vraiment décidé à partir? + +--Je craindrais, en restant, d’abuser de votre hospitalité. + +Clarisse respira avec un peu d’effort, puis, au bout d’un instant: + +--Vous verra-t-on quelquefois? + +--Certainement. D’abord je verrai M. Damien tous les matins au bureau. +Et puis je viendrai vous rendre visite, à votre jour. + +--Ah! ne prenez donc pas cette peine. La Cômerie est trop loin. Vous +risqueriez de me manquer, ou de me trouver seule... + +Elle se mordit les lèvres d’avoir laissé voir son amertume. Alors elle +se redressa, prit son air Bourgueil et dit, comme si elle s’adressait à +un domestique: + +--Donnez-moi mon écharpe, je vous prie. + +Il ne la remit pas dans ses mains, il la disposa sur ses épaules. Quand +elle le sentit derrière elle, tout près, la frôlant, elle eut la +tentation terrible de se laisser tomber sans ses bras. Elle fit quelques +pas, elle l’entendit sur le gravier qui s’éloignait, alors elle se +retourna, l’appela, avec un accent qui dissimulait mal sa tristesse: + +--Monsieur Fabre-Gilles! + +--Madame? + +Il revint, elle tint de nouveau tout près d’elle celui qu’elle aimait: + +--Puisque vous partez demain, et de très bonne heure, ayons ce soir une +dernière conversation. Ne nous quittons pas comme des ennemis. Je ne +vous ai demandé que d’attendre, Laurent, et vous me traitez comme si +nous avions rompu. + +--Puisque vous persistez dans votre refus, je n’ai rien à dire. + +--Mais ne comprenez-vous pas mes angoisses et mes incertitudes? J’ai +commis une faute, Laurent, dont vous n’êtes pas responsable. Je +souhaiterais renoncer à ma faute, sans renoncer à mon amour. Vous me +dites que c’est impossible, vous exigez. Vous avez le droit d’exiger +bien sûr: je vous ai accordé tous les droits sur moi. Je ne vous demande +qu’un délai. Ma faute serait plus grave si je la commettais ici, sous ce +toit... + +--Pourtant, il y a trois jours..., fit Laurent agacé par ces +explications confuses. + +--Oui, je sais. J’étais bouleversée, menée au hasard. Maintenant, j’ai +repris quelque sang-froid. J’essaie de raisonner, mais vous ne m’aidez +pas à voir clair. Même avec vous je me sens tellement seule... Ah, +Laurent, si vous admettiez entre nous un amour sentimental: je me +rachèterais ainsi sans vous quitter. Nous serions unis l’un à l’autre +par ce que nous avons de meilleur. Nous pourrions reconquérir l’estime +de nous-mêmes, et oublier peut-être que nous avons été coupables. Vous +m’offrez la rupture ou l’obéissance à vos ordres. Ayez pitié de moi, +Laurent. Je vous propose de nous aimer simplement et tendrement. Oui, +j’ai besoin de vous, mais ne triomphez pas de ma faiblesse, de ma +misère... Vous êtes plus jeune que moi, vous ne pouvez pas comprendre +tout ce que j’éprouve. Je vous pardonne ce que vous me faites souffrir. +Mais alors pardonnez-moi mon refus de ce soir... + +Tout le temps de ce plaidoyer oppressé, Laurent regardait les yeux qui +suppliaient de la hautaine Mme Damien, ses lèvres dont il connaissait le +goût, et il se sentait repris d’une frénésie sensuelle, d’un besoin de +plier cette femme sous sa force. Et il était stimulé par sa déception +auprès de Fanny, car, manifestement, elle ne lui accordait plus la +moindre attention; Clarisse, en faisant demeurer sa cousine et venir +Desnouettes, avait ainsi travaillé à sa propre perte. Il ne fit que +répondre: + +--Tu n’as pas toujours tenu ce langage... + +Et, en quelques mots rapides, il évoqua des souvenirs précis. Mais il +mit dans sa voix un tel ton de désir, d’orgueil et de colère, que +Clarisse ne put s’empêcher de s’envelopper de son écharpe et de le +quitter une seconde fois, offensée dans sa pudeur et son amour. +Toutefois ces paroles violentes demeurèrent dans son esprit pour la +troubler davantage. Elle s’approcha du bassin où Gaillardoz la +rejoignit: + +--Qu’avez-vous, Clarisse? + +--Rien du tout. + +--Êtes-vous souffrante? + +Entendre quelqu’un s’intéresser à elle lui donna envie de pleurer. Elle +répondit: + +--Oh! quelque migraine en ce moment... + +Les mains dans ses poches, le teint coloré, il se mit à sourire. Elle +s’irrita qu’il fût ravi quand elle était malheureuse. Elle dit: + +--C’est Fanny, par exemple, qui est étonnante d’entrain. Elle a toujours +vingt ans. + +Le sourire de Gaillardoz s’accentua. Clarisse, d’une voix qui tremblait +un peu, reprit: + +--Regardez-la donc avec Desnouettes. Comme ils ont l’air de s’amuser. +Qu’ont-ils à se dire? + +--Oh! vous savez, Desnouettes est amoureux d’elle. + +--Vous ne craignez pas cette cour qu’il lui fait? + +--Desnouettes est un grand étourdi. + +--Je vous félicite de cette belle confiance. + +--Je vous remercie. + +De nouveau les larmes vinrent aux yeux de Clarisse, mais de dépit. Elle +se reprocha ces sous-entendus méchants dont son interlocuteur avait +parfaitement saisi l’intention. Plus bas, comme pour s’excuser elle +murmura: + +--C’est vrai que je ne me sens pas très bien... + +L’ombre venait peu à peu. On voyait sous les arbres la robe blanche de +Fanny qui se promenait avec Desnouettes, et l’on entendait les rires +légers de l’une, les éclats de l’autre. Hubert, qui fumait, et Laurent +étaient assis dans des fauteuils de paille: peut-être parlaient-ils +d’affaires. Gaillardoz et Clarisse firent à petits pas le tour de la +pièce d’eau; Clarisse se sentait en repos auprès de cet honnête homme, +trop aveugle peut-être, mais si bon... Elle s’enhardit, et lui demanda: + +--Est-ce bien exact ce que prétend votre femme sur le passé de Mme de +Griffeuilhe... + +Gaillardoz l’interrompit d’un air amusé: + +--Ah! Fanny vous a raconté? Décidément, elle est impitoyable pour cette +vieille dame. Mais l’excuse de Mme de Griffeuilhe c’est que son mari +était très ennuyeux et qu’elle avait besoin de distraction. Maintenant +qu’il est mort et qu’elle est hors d’âge, c’est toujours pour se +distraire qu’elle dit du mal des autres... + +Gaillardoz s’arrêta, leva un doigt en l’air, et sentencieusement: + +--Nulle part elle n’a rencontré l’amour, et voilà pourquoi son existence +est fébrile et mauvaise! L’amour, Clarisse! Vous rendez-vous compte que +nous sommes exceptionnels, nous qui sommes comblés? Tant d’êtres sont +méchants parce qu’ils sont seuls. Il faut leur pardonner. C’est ce +qu’oublient trop les bons ménages--le vôtre, et le mien. + +Clarisse soupira et le félicita de son indulgence. Il reprit, d’un ton +moins solennel: + +--D’ailleurs Fanny a eu tort de vous parler du passé de cette dame. + +--Pourquoi? + +--Parce que vous vivez si éloignée de ces choses, vous êtes si +différente! + +Une fois de plus on lui faisait sentir qu’elle était à l’écart de la vie +réelle et exempte de passions. Les autres se conduisaient à leur guise, +mais Clarisse Damien devait demeurer fidèle. Peut-être servait-elle à +atténuer leurs remords, et lorsqu’ils avaient commis quelque faute, +songeaient-ils: «Clarisse est là», comme si sa seule présence suffisait +à compenser leurs péchés. Ils n’imaginaient pas d’ailleurs que la vertu +lui fût pénible, ni difficile son obéissance à une loi qu’ils révéraient +sans l’accomplir. Que diraient-ils s’ils savaient que cette Clarisse +avait trahi sa foi et la leur, sous le toit conjugal? Elle se demanda si +elle n’aurait pas le courage de leur crier: «Eh bien non! je ne suis pas +sacrifiée jusqu’au bout. J’ai méconnu vos conventions morales. Moi +aussi, j’ai un cœur et des sens...» + +Hubert les rejoignit. + +--J’ai passé chez ton père, dit-il à sa femme. Il n’est pas très bien, +il a recommencé à avoir des étouffements. Tes parents ont remis leur +départ pour la Lenk. + +--Tiens! ils allaient à la Lenk, fit Gaillardoz. J’ai un ami qui s’en +est assez mal trouvé pour ses enfants. Il est vrai qu’il y avait été +trop tard dans la saison, à cause de ses vacances. + +--Naturellement, fit Hubert reprenant une de ses idées favorites, les +hôtels de montagne sont toujours mal chauffés. On s’enrhume, et ensuite +on rapporte chez soi des grippes à n’en plus finir. Croyez-moi, les +meilleures vacances sont les plus courtes. + +--Parlez pour vous, répondit Gaillardoz, vous n’êtes heureux qu’à la +Bourse. + +Les cures, les enfants, les vacances, tout ce qui est réglé, normal, +ordinaire! Clarisse leva la tête vers les étoiles: il y en avait +beaucoup, qui palpitaient doucement, plus éloignées que d’habitude, +pensa-t-elle, et qui semblaient faire signe, mais qui étaient +inaccessibles. Elle se rappela le beau ciel étoilé qu’elle voyait de la +chambre de Laurent. Toute sa vie, elle garderait le souvenir de ce +gouffre nocturne, le souvenir de ces heures brûlantes et mystérieuses, +qui ne reviendraient peut-être jamais. «Peut-être.» Cela dépendait de +son consentement. Entre elle et ce bonheur, il n’y avait plus que sa +volonté. Et tandis que les deux hommes à ses côtés s’entretenaient de +choses sérieuses, elle frémit à l’appel des joies possibles. Et c’était +la dernière nuit que Laurent passerait à la Cômerie. + +Puis vint l’heure de se séparer et l’on gagna la maison. Hubert toujours +fatigué, se hissa le long de l’escalier en s’aidant de la rampe. Sur le +palier, Laurent baisa avec froideur les mains des deux femmes et +disparut. Desnouettes l’imita. Les Gaillardoz restèrent un instant +encore à causer avec les Damien. Fanny s’appuyait sur les bras de son +mari; de temps en temps elle lui tirait la barbe et l’embrassait +malicieusement. Ensuite les deux couples se séparèrent à leur tour. + +Rentrés dans leur chambre, Hubert et Clarisse échangèrent quelques mots +sur le dîner, sur Desnouettes, puis ils se dirent bonsoir. Clarisse se +coucha et, immobile, attendit. Elle attendit deux heures. Quand elle +jugea qu’il n’y avait plus de risque d’éveiller Hubert, elle se leva à +tâtons et gagna le corridor sans bruit. Tout reposait. Elle alla jusqu’à +la chambre rouge et y pénétra sans hésiter. A la vue de son amant un +âcre flot de passion la traversa. Elle se jeta sur lui, l’étreignit +contre elle pour lui communiquer sa fièvre, et répétant à mi-voix, déjà +gémissante, déjà soumise, mais avec un accent de honte et de rage: + +--Je te déteste, je te déteste, je te déteste... + + + + +XXII + + +Les jours suivants, la vieille maison de la Cômerie redevint +silencieuse. Les Gaillardoz, Desnouettes, le petit Fabre-Gilles +disparus, le ménage Damien reprit ses habitudes. Hubert partait le +matin, revenait le soir, et bâillait dès huit heures. Clarisse demeurait +seule tout le jour. + +Grâce à cette solitude, elle put réfléchir et comprendre ce qui lui +était arrivé. N’ayant plus à solliciter Laurent et à le repousser tour à +tour, n’étant plus bouleversée par sa présence, elle vit clair dans son +amour et dans sa tristesse, dans ses complaisances et ses refus. Certes +sa faute était lourde, elle la qualifia sévèrement--mais elle se sentit +incapable d’y renoncer. Tous les reproches dont elle s’accabla étaient +des mots: elle reconnaissait leur sens, mais ils n’avaient pas de prise +sur elle. En vain essaya-t-elle de se faire horreur en envisageant les +conséquences de sa trahison: dès qu’elle devinait que ses remords, +grandissant, l’entraîneraient peut-être loin du bien-aimé,--aussitôt, +effrayée, elle les apaisait. Elle se condamna, mais ne parvint pas à se +repentir. Elle jugea sa passion, mais elle demeura son esclave. + +Que de chemin parcouru en quelques jours! Longtemps, jusqu’au bord même +de l’abîme, elle était demeurée innocente. Ses préparatifs et ses +calculs, elle avait ignoré leur raison profonde, elle s’était crue +toujours sincère. Maintenant cette involontaire hypocrisie par laquelle, +tout en péchant, elle ne cessait de penser à la vertu, s’était dissipée. +Elle connaissait, dans une clarté crue, le besoin qu’elle avait d’un +certain corps humain. La droiture qui formait le fond de son caractère +et qui l’avait menée à de si naïves compromissions l’obligea à ne plus +colorer son ardeur avec des prétextes. Cet amour, dont elle aurait pu +raconter à tous l’aurore et la pureté, était devenu inavouable. Il avait +déchaîné en elle de terribles désirs, plus forts à présent que l’amour +lui-même. + +Naguère, quand elle se faisait encore illusion, elle croyait qu’elle +voulait le bien de Laurent, qu’elle l’aimait pour sa générosité, pour +son intelligence, pour sa délicatesse, et aussi pour ce voile de +mélancolie mystérieuse qui semblait l’envelopper. A présent, elle +reconnaissait qu’il n’était ni délicat, ni généreux, et il lui importait +peu qu’il fût bête ou vil. Cette mélancolie n’était qu’un malentendu, et +tout mystère s’était évanoui. Qui sait même si elle ne tenait pas +davantage à lui, désormais, parce qu’elle le voyait dans la vérité de sa +nature? Leurs premières relations, à l’époque où Clarisse les dirigeait, +avaient été candides et presque romanesques: il s’était laissé faire. +Maintenant il avait pris la conduite de leur liaison, et lui avait +imprimé un caractère âpre et cynique. Il y avait entre eux des +marchandages, des mensonges, des capitulations. Elle devinait que son +amour, si bas et douloureux fût-il, mais qui était du moins un aveu +total de ses secrets profonds, ne rencontrait chez Laurent qu’un +sentiment vif, mais limité, et mélangé d’autres sentiments accessoires. +Elle pressentait qu’ils ne se trouvaient pas d’accord dans leur +intensité, qu’ils étaient inégaux, dissemblables, et peut-être injustes +l’un pour l’autre. Cette différence de ton avait donné à leurs dernières +caresses un accent fiévreux. Laurent n’avait pas pu ne pas voir chez +elle une appréhension, un désespoir même jusque dans l’extase où il la +plongeait à son gré. Il s’était effrayé de sa propre puissance sur cette +femme plus âgée que lui, qu’il connaissait si mal, et que, dans des +circonstances différentes, il aurait certainement respectée. Pour la +première fois, il avait ressenti quelque remords, ou du moins quelque +regret de ce qu’il avait fait. A considérer l’angoisse de cette âme, il +s’étonnait d’avoir osé la tourmenter; il s’inquiétait de découvrir, chez +autrui sinon chez lui-même, les violences de la passion, et, si ces +violences gâtaient sur l’instant un plaisir qu’il aurait voulu tout +simple, il entrevoyait qu’elles l’augmenteraient peut-être s’il +apprenait à s’en servir. + +Il avait demandé à Clarisse pourquoi elle se montrait changée, +taciturne. Elle lui avait répondu en l’étreignant: + +--Je songe à l’époque où je ne serai plus même un souvenir pour vous. + +Il n’avait pas protesté qu’il l’aimerait toujours, car ce mensonge ne +lui était pas venu à l’esprit. Mais il lui avait assuré qu’il se +souviendrait toujours d’elle. Clarisse cependant ne s’illusionnait pas +sur l’avenir. Dix années les séparaient. Ils ne pouvaient vivre ensemble +la même existence ni s’unir complètement. Il avait sa carrière à faire, +elle avait sa situation, sa famille. Peut-être aurait-elle examiné le +projet de tout sacrifier au jeune homme, et de s’en aller avec lui, si +elle n’avait pas redouté à l’avance le silence surpris avec lequel +Laurent aurait écouté cette proposition. Il était bien loin d’une +pareille idée. + +D’ailleurs cet avenir n’était pas immédiat. Laurent n’avait pas fini son +stage de banque et elle le verrait encore pendant de longs mois. Il +n’était pas temps de prendre une décision irrévocable. Clarisse +préférait demeurer dans l’incertitude, reculer le plus possible +l’instant d’un sacrifice, car elle avait trop bien compris le jeune +homme pour ne pas craindre qu’il ne sacrifiât leur amour. Cependant, +tout n’était pas dit. Durant les dernières heures qu’ils avaient passées +ensemble, elle avait remarqué son étonnement devant sa fièvre, et elle +pressentait qu’elle commençait à n’être pas sans pouvoir sur lui. Le +détachement cruel que Laurent avait affecté toute la journée, avait cédé +à une émotion contre laquelle il s’était mal défendu. Clarisse se +promettait de la susciter à nouveau. Elle s’était donnée à Laurent avec +une ferveur inhabile: elle apprendrait à son contact comment le +retenir... Ainsi ils s’enseignaient l’un l’autre. Inexpérimentés tous +deux, embarrassés, elle de scrupules et lui d’amour-propre, ils se +perfectionnaient cependant, gagnaient en ressources, en connaissances et +en corruption. + +Dans la paix revenue de la Cômerie, Hubert se rapprocha de sa femme. +Autant il était de mauvaise humeur quand, par la faute d’invités, il +n’était pas absolument libre chez lui, autant il reprenait sa bonhomie +apparente sitôt qu’il était sûr de son indépendance et de ses aises. +Cette bonhomie le dissimulait mieux encore, d’ailleurs, que sa morosité. +Il semblait alors s’ouvrir, comme une châtaigne, mais en réalité, il +n’avouait rien de son égoïsme et de sa sécheresse. Sa familiarité de +surface déguisait une réserve obstinée: personne, nul parent, nul ami, +nulle maîtresse, et pas même sa femme, n’avait dépassé une certaine +barrière qu’il avait mise autour de son être intime. En aurait-il eu le +désir, qu’il aurait été incapable lui-même d’exprimer son tréfonds. Sa +seule passion n’était pas d’espèce communicative. + +Clarisse, au départ de tous ses invités, lui parut tout à coup très +agréable. Elle ne chercha pas à se soustraire. Seulement, elle +l’accueillit avec une froideur qu’il mit, comme d’habitude, sur le +compte de son tempérament. Elle céda, mais ne consentit à rien dans +l’intimité dans son cœur. Son mari ne se douta pas de ses refus +intérieurs, de sa résignation hostile, et qu’ainsi, dans la limite du +possible, elle demeurait fidèle à Laurent. + +Pourtant ce divorce mental était illusoire, et Clarisse dut constater la +vanité de sa tentative. C’était à une heure tardive de la nuit. Hubert +s’approchant de la fenêtre, poussa les volets pour laisser entrer l’air +nocturne, et s’accouda au rebord... Clarisse crut revoir Laurent. Le +même geste, la même heure, et pourtant il s’agissait d’un autre. Lequel +des deux venait-elle donc de tromper? Jamais l’idée de son adultère ne +lui apparut avec plus d’évidence qu’en cette minute, et avec son mari... +Elle ne put que lui murmurer de refermer les volets, afin d’interdire +cette chambre aux reproches silencieux du clair de lune. + + * * * * * + +Un soir qu’ils se tenaient sur la terrasse, Clarisse dit tout à coup à +Hubert: + +--Ne trouves-tu pas que ce grand sapin, au milieu de la pelouse, gâte la +vue? Et puis il fait du tort aux chênes. + +Hubert lui répondit exactement ce qu’elle avait répondu à Laurent: + +--Ce sapin est très beau. D’ailleurs c’est un mélèze, un mélèze argenté. + +--Je te propose de le couper. + +--Couper le mélèze! Mais je l’ai toujours vu là. + +--Qu’importe. Coupons-le. + +--A quoi penses-tu, Clarisse? C’est mon père qui l’a planté. Jamais je +ne toucherai à ce que mon père a fait ici. + +--Pourquoi donc? Sommes-nous liés par les actes de nos parents? + +--Certainement, répondit Hubert d’un ton bourru. Je considérerais comme +une inconvenance de couper ce mélèze. D’ailleurs, c’est bien simple, je +ne le couperai pas. Je ne le couperai pas. + +--Il est fort laid, pourtant. + +--Qu’est-ce que cela me fait? repartit Hubert avec innocence. + +Un peu dépitée de ne pouvoir obéir à Laurent, Clarisse voulut le +défendre sur un autre terrain. Après un silence, elle demanda: + +--De quoi voulais-tu me parler l’autre soir, à propos du petit +Fabre-Gilles? Tu m’as dit que nous en recauserions. + +--Oui, parlons-en. Je t’ai déjà dit combien me déplaît sa façon de +travailler. Il semble ne s’intéresser en rien à ses occupations. Si l’on +veut réussir dans les affaires, il faut s’y consacrer avec sérieux. +Elles exigent une sorte de vocation... + +--Eh bien, fit Clarisse interrompant son mari, il n’a pas la vocation, +voilà tout. Toi tu l’as, tu te transformes à ton bureau, tu y vis plus +complètement qu’à ton foyer même, alors n’est-ce pas... + +Elle s’arrêta, inquiète d’apporter dans ses phrases le reflet direct des +paroles du jeune homme. Hubert demanda en grognant: + +--Pourquoi me parles-tu de moi? + +--Je voulais dire que ce petit n’ayant pas le goût des affaires ne peut +pas s’y intéresser autant que toi, qui es chef de maison. + +--Comment sais-tu qu’il ne l’a pas? + +--Il me l’a dit. + +Clarisse, tout à son projet de rendre justice au jeune homme, triompha. +Hubert poursuivit: + +--Je souhaite qu’il ne t’ait pas informé également de ses diverses +«vocations». + +--Je ne comprends pas. + +--Ma chère Clarisse, ton indulgence et ton honnêteté t’aveuglent +parfois. Tu t’es occupée avec beaucoup de zèle de Fabre-Gilles, je me +plais à le reconnaître, mais je t’avertis que c’est un vaurien... + +--Quoi? + +--Tu penses bien que j’ai voulu savoir pourquoi il manquait si souvent +le bureau. Je l’ai fait surveiller. + +--Ce n’est pas très délicat. + +--Pardon, son père m’en avait chargé, et toi-même tu m’as fait +comprendre que nous étions responsables. Quand j’ai su ce que je voulais +savoir... + +--De quoi s’agissait-il? + +--Oh! de rien qu’on puisse raconter à une honnête femme... Quand j’ai su +ce que je voulais savoir, j’ai fait venir l’intéressé dans mon cabinet, +et je l’ai secoué d’importance. + +--Il ne me l’a pas dit. + +--Il ne te dit pas tout... J’avais ainsi rempli mon devoir. A lui +désormais de prendre garde. Mais depuis j’ai découvert quelque chose de +plus grave. + +--Quoi donc? + +--Je reste toujours dans les bureaux après le départ des employés. Hier, +en traversant la salle où travaille Fabre-Gilles, je vois sous sa chaise +une lettre; je la ramasse, elle lui était adressée. Ma foi, j’y ai jeté +un coup d’œil. + +--Comment, Hubert, tu as fait cela? Mais c’est très mal. + +--Oui, je sais bien, c’est très mal. Je me le suis dit après. Mais ce +garçon m’est profondément antipathique. La lettre était de son frère qui +lui conseillait de pousser à fond une intrigue dans laquelle +Fabre-Gilles est engagé avec une femme mariée. Une femme mariée! A son +âge! N’est-ce pas un peu fort? Ses fredaines, je les lui passais, mais +une femme mariée... ce n’est plus de la polissonnerie. Tiens, voilà la +lettre. + +--Quelle est cette femme? demanda Clarisse anxieusement. + +--Je ne sais, il ne dit pas son nom... Mais ce doit être une femme comme +il faut... + +Clarisse se leva, gagna le salon et lut la lettre à la lumière. Le frère +de Laurent le félicitait de son aventure. Il ne nommait pas la complice, +mais par certaines allusions où elle se devina, Clarisse reconnut que +Laurent l’avait exactement décrite. Elle lut, le cœur serré d’angoisse +et de tristesse. Comment avait-il pu révéler ces choses? Et quel danger +il lui faisait courir. + +--Eh bien? demanda Hubert qui l’avait rejointe. + +--Tu as raison, répondit-elle. + +--N’est-ce pas? Reconnais-tu la femme? + +Clarisse leva les yeux vers son mari, prise d’une soudaine terreur. Il +se tenait tout près d’elle et la dévisageait. Comme elle n’osait +répondre, il insista: + +--Relis la lettre, tu devineras peut-être... + +Elle recommença sa lecture: le papier tremblait entre ses doigts, les +phrases lui parurent transparentes. Elle s’assit, se sentit pâlir comme +une accusée. + +--Mais je ne sais... + +--J’ai bien peur de comprendre, fit-il. + +Cette fois elle était perdue. Elle redressa la tête et, sur un ton bref, +lui dit de s’expliquer sans réticences. Il se pencha vers elle, lui +saisit le bras et murmura: + +--Fanny... + +Clarisse avait eu trop peur. Brusquement rassurée, elle se sentit toute +molle, avec une envie de pleurer. Un mot de plus, dans cette lettre +fatale, une allusion plus directe, auraient peut-être suffi à mettre son +mari sur la piste. Et alors! Pour la première fois de son existence, +elle connut l’horreur d’être découverte, compromise, condamnée. Aucune +excuse, aucune explication n’attendriraient Hubert. Cet homme qui +n’admettait pas qu’on coupât un arbre puisqu’il avait été planté par son +père, n’admettrait jamais la suprême dérogation à la loi de famille que +Clarisse avait commise. Elle le regarda, il lui parut un ennemi et un +juge, qui la frapperait sans rémission s’il connaissait la vérité. + +--Fanny ou une autre, tu n’as pas le droit de savoir qui est cette +femme, répondit-elle. + +Ensuite, avant qu’il pût intervenir, elle déchira la lettre en petits +morceaux. + +--Que fais-tu? s’écria Hubert. Cette lettre ne t’appartient pas... Je +comptais la remettre à sa place. + +Clarisse ne put s’empêcher de hausser les épaules. + +Plus tard, Hubert revint sur la question. Il se solidarisait avec ce +mari outragé qu’il ne connaissait pas. Il était offensé dans sa dignité, +dans son besoin d’ordre et de décence. + +--Ce qui me tracasse, grommela-t-il, c’est l’idée de Gaillardoz. Mais je +ne puis en parler à Fabre-Gilles: je ne veux pas avouer à ce gamin, à ce +polisson, que j’ai lu une lettre qui ne m’était pas destinée... Une +femme mariée! A son âge! + +Clarisse conserva le souvenir de son angoisse affreuse. La possibilité +de la catastrophe l’avait effleurée et elle avait entrevu, tout à coup, +des conséquences que le seul raisonnement ne lui avait pas rendues aussi +sensibles. La perspective du mal qu’elle aurait ainsi causé à son mari, +aux siens, de la honte qui l’aurait salie à jamais, et peut-être du +scandale public, cette perspective l’engagea à ensevelir sa faute au +plus profond. Le mensonge ne l’effraya plus: c’était sa seule ressource. +Il fallait mentir pour protéger son amour, pour protéger son nom qui ne +pouvait être mêlé à une aventure. L’idée d’un aveu afin d’obtenir son +pardon, ne lui vint jamais. Ce qu’elle voulut, de toutes ses forces, ce +fut le secret, un secret total comme la tombe, qui enveloppât son amour +d’un silence absolu et d’un mystère indéchiffrable. + +Aussi se mit-elle à se surveiller davantage. Jusque-là sa bonne foi lui +avait fait courir bien des risques. Elle apprit à calculer sa +conversation, à dissimuler ses pensées. Chaque soir elle guettait le +visage de son mari et ses moindres phrases pour savoir s’il rapportait +d’autres révélations sur Laurent. Certains jours, elle croyait découvrir +chez lui des allusions qui la bouleversaient. Elle ne reparla plus du +tout du jeune homme, sinon en passant, mais sans s’attarder, et avec la +crainte obsédante de se trahir. Et sa passion s’exalta à se sentir +menacée. + + * * * * * + +Clarisse commença de grandes promenades à pied dans la campagne, pour +calmer l’inquiétude qui ne l’abandonnait plus et qui lui faisait +redouter une imprudence de Laurent, ou une brusque illumination de +Hubert. Au retour d’une de ces marches, et comme elle approchait de la +Cômerie, elle rencontra sa tante Henri Bourgueil avec son fils Nicolas. +C’était à une croisée de routes et Clarisse les vit s’approcher: la +mère, un peu lourde, mais toujours belle, s’avançant noblement,--le +fils, très droit, tête nue et les cheveux en désordre, plus vif, allant +d’un pas élastique, puis revenant à sa mère et se tournant sans cesse +vers elle pour la consulter. + +--Nous arrivons par les bois, dit Mme Bourgueil. Une longue course, je +t’assure. J’avais promis ma journée à Nicolas, et je voulais tenir +parole avant son départ. + +--Son départ? + +--N’as-tu pas reçu mon mot? + +Clarisse se souvint alors que sa tante lui avait écrit quelques jours +auparavant, au sujet de son fils. + +--Je te demandais, continua Mme Bourgueil, si tu pouvais me donner des +renseignements sur Penzance, en Cornouailles, où nous allons l’envoyer. +Nous en avons reçu d’un autre côté, et il partira dans huit jours. + +--Êtes-vous content de ce voyage? fit Clarisse au jeune homme. + +Ses yeux brillèrent de joie dans son visage rougi par le soleil, criblé +de taches de rousseur. + +Toujours sereine et reprenant sa marche aux côtés de Clarisse, Mme +Bourgueil raconta de quelle manière ses trois autres fils emploieraient +leurs vacances. François avait loué avec deux de ses amis un petit +bateau à voiles et ils comptaient vivre sur le lac, en navigateurs et en +robinsons. Le troisième, Jean-Pierre, irait faire des courses de +montagne. Le quatrième, Michel, qui avait dix ans, resterait à la +maison; il était féru d’histoire naturelle et collectionnait des +pierres, des papillons et des fleurs. + +--Ils grandissent, fit cette mère heureuse, ils prennent des forces, ils +sont joyeux tous les quatre. + +--Et, dit Clarisse que cette conversation ennuyait un peu, ils +travaillent à votre entière satisfaction, n’est-ce pas? + +--Oh, le travail, tant pis. A quoi bon se fourrer trop de choses dans la +tête. L’essentiel est qu’ils se portent bien. N’est-ce pas ton avis? + +Clarisse acquiesça de la tête et l’autre reprit, dans sa triomphante +certitude maternelle: + +--Ils ont toujours vécu le plus possible en plein air. Je sais que dans +la famille on les trouve sauvages. Mais ce sont des garçons endurants, +qui savent se tirer d’affaire tout seuls, et surtout qui ne mentent +jamais. Je voudrais qu’ils deviennent des hommes, c’est-à-dire qu’ils +soient braves et loyaux. + +Nicolas marchait devant les deux femmes de son pas souple, sans écouter +leurs paroles, et guettant au ciel le vol d’un ramier. + +Clarisse le regarda, songea qu’il avait juste l’âge de Laurent, et les +compara. Ainsi, elle s’était éprise d’un contemporain de ce garçon +dégingandé, bien ignorant des troubles et des duplicités de l’amour... +Et pourtant, qui sait? Peut-être dissimulait-il, comme l’autre, sa +nature véritable; peut-être avait-il, comme l’autre, une maîtresse! Elle +le souhaita, tout à coup, par dépit des éloges que lui décernait sa +mère. Puis elle renonça à cette hypothèse absurde: Nicolas revenant vers +les deux femmes afin de leur montrer un caillou de couleur qu’il avait +ramassé pour Michel, Clarisse dut reconnaître l’expression puérile de +son visage. + +Lorsqu’il fut reparti en avant, Mme Bourgueil reprit, baissant la voix: + +--Ce n’est pas sans appréhension, pourtant, que je le vois nous quitter. +J’ai d’excellents renseignements sur les personnes qui le prendront en +pension. Mais qui va-t-il rencontrer là-bas? Crois-tu qu’il faille s’en +inquiéter? + +--Mais non. + +--On me dit que les jeunes filles anglaises sont fort lancées. Et s’il +allait tomber sur une aventurière! + +--Il est bien jeune. + +--Ah! ma pauvre amie, c’est justement ce qui me trouble. Le moindre +prétexte peut servir à ces femmes. Elles pourraient acquérir de +l’influence sur Nicolas, et lui faire bien du mal. Il est si +inexpérimenté! + +--Voilà une lacune de l’éducation qu’il a reçue, dit Clarisse avec une +ironie mauvaise. + +--Crois-tu? demanda Mme Bourgueil très sérieusement. Ah! celles qui nous +prennent nos fils sont nos pires ennemies. + +--Pourtant, reprit Clarisse décidément agacée par sa tante, il arrive +une heure dans la vie de tout homme où l’amour filial doit céder la +première place à l’autre amour, qui est le vrai. + +Mme Bourgueil, sans lui répondre, songea: «Elle n’a pas d’enfants.» + +Et Clarisse se représenta que Nicolas rencontrerait en Angleterre une +femme comme elle, et qu’elle l’aimerait comme elle aimait Laurent, +qu’ils connaîtraient ensemble, comme eux, d’ardentes délices, et qu’il +reviendrait, au bout de ses deux mois de vacantes, pareil à Laurent. Et +sa mère, sa mère orgueilleuse de sa royauté, ne saurait pas que son fils +ne lui appartiendrait plus. Il garderait dans son cœur un poignant +souvenir que tous les baisers maternels ne pourraient effacer... Puis, +comme sa tante continuait de parler, Clarisse se sentit gênée: Mme +Bourgueil lui confiait ses appréhensions et ses projets, et elle ne se +doutait pas que sa nièce avait passé à l’ennemi. + +La visite de Mme Bourgueil laissa à Clarisse une sorte de rancœur. +L’honnêteté familiale, le bonheur maternel qui transparaissaient dans +les propos de sa tante, rendit douloureux le retour qu’elle fit sur +elle-même. Elle reconnut combien elle était devenue étrangère à ceux qui +lui touchaient de plus près. Ils n’avaient plus de langage commun. +Comment aurait-elle pu faire comprendre à son interlocutrice l’univers +de sentiments nouveaux où elle avait pénétré? Là encore, il fallait se +taire, dissimuler le plus soigneusement possible ce qu’elle ne pouvait +faire partager. Par minutes, une vraie nostalgie de sa vie ancienne la +tourmentait: jadis, elle avait une âme de cristal. Et puis elle se +reprocha ces regards jetés en arrière, alors que son choix était +définitif. Il fallait maintenant jouer courageusement la partie jusqu’au +bout. Laurent l’avait fait renoncer à bien des joies simples, à sa +franchise, mais il lui avait apporté des plaisirs dont elle n’était pas +encore rassasiée. Et le souvenir du jeune homme revint brûler son sang. +Ses hésitations, ses regrets se dissipèrent. Elle eut envie de se +rapprocher de lui, puisqu’il était sa justification, de l’évoquer, dans +cette Cômerie retombée au calme des après-midi d’été, et qui semblait +oublier l’amour dont elle avait reçu, trois nuits durant, la confidence. + +Ce fut dans ces sentiments qu’un matin, vers onze heures, Clarisse vit +arriver le vieil Amédée Roset. + +--Je viens vous demander à déjeuner, expliqua-t-il en s’avançant à +petits pas sur la terrasse. + +--Quelle bonne idée, s’écria Clarisse. + +Elle aimait ce vieillard modeste qui lui montrait toujours une attentive +courtoisie. Et lui se trouvait ragaillardi auprès de cette nièce qui +représentait à ses yeux l’image du bonheur. Il s’éventa avec son chapeau +de paille, un chapeau de forme démodée, bordé d’un galon d’étoffe, et +qu’il traînait depuis des années avec lui. Il contempla la pièce d’eau, +la pelouse, les chênes, et soupira d’aise. + +--Ah le bel endroit, murmura-t-il... La dernière fois que j’y suis venu, +c’était au printemps, avec vous et M. Fabre-Gilles. Vous vous en +souvenez? + +--Mais oui. + +--C’était une des premières journées tièdes de la saison. La maison +était encore froide, mais elle se réchauffait au soleil. Vous avez fait +allumer le poêle de la salle à manger... + +--Oui, murmura Clarisse. + +Il se carra dans son fauteuil d’osier, étala avec soin la cravate +flottante à pois qu’il avait mise pour la circonstance, et reprit: + +--Je ne l’ai pas revu, M. Fabre-Gilles. Il m’avait fait une très bonne +impression. C’est un jeune homme bien élevé. Au retour, dans la +victoria, il me remettait tout le temps la couverture sur les genoux. + +Clarisse fut reconnaissante à son oncle d’appeler Laurent «monsieur». Et +ses paroles réveillèrent dans sa mémoire cette journée si précieuse à +son cœur. Elle voulut en entendre encore parler. + +--Vous rappelez-vous, dit-elle avec un sourire, votre indignation au +sujet des mansardes? + +--Quoi? demanda-t-il en penchant l’oreille. + +--Les mansardes, répondit-elle tandis qu’elle tendait la main vers la +maison. + +--Ah, fit-il en croyant saisir, la chambre rouge où nous sommes +entrés... Oui, je me souviens. Vous vous êtes accoudée à la fenêtre avec +M. Fabre-Gilles et vous avez causé. Je ne pouvais pas vous entendre. + +Il parlait sans malice, et Clarisse, qui le savait, jouissait de +l’écouter. Elle lui dit que c’était dans cette chambre même qu’avait +logé dernièrement le jeune homme. Il dodelina de la tête avec intérêt; +il accordait de l’importance aux moindres détails de la vie des autres, +et il les recueillait afin d’en enrichir son existence pauvre. Clarisse +lui raconta le séjour de Laurent, pour le plaisir de prononcer tout haut +son nom et de ne rien craindre, soulagée d’exprimer son secret sans +pourtant le trahir, et trouvant le confident idéal dans ce vieux sourd +respectueux qui ne comprenait pas la moitié de ce qu’elle disait. + +Sur ces entrefaites, sa mère appela Clarisse au téléphone. + +--Ton père n’est pas bien, dit-elle, cela m’inquiète. + +--Oui, Hubert m’a raconté. Mais ce n’est rien, n’est-ce pas? + +Sa mère lui donna quelques détails et Clarisse se reprocha de ne pas +avoir accordé d’importance à cette indisposition. Elle écouta avec plus +d’intérêt encore quand sa mère ajouta: + +--Viens donc nous faire visite. Il y a des siècles que je ne t’ai vue. + +--J’irai demain, s’écria Clarisse. + +Le soir, elle communiqua son projet à Hubert. + +--Tu as raison, dit-il. Il me semble que tu as négligé tes parents ces +dernières semaines. + +Elle décida de prendre le train de deux heures; elle monterait tout de +suite au Bourg-de-Four; Hubert viendrait la chercher pour rentrer. Et +tous ces préparatifs lui étaient dictés par l’envie grandissante de se +rapprocher de Laurent. En allant à Genève, elle risquait de le +rencontrer, elle était sûre même qu’elle le rencontrerait... Le revoir! +Comment avait-elle attendu jusque-là? + +Elle ne put s’empêcher de trahir son agitation. Hubert, qui l’observait, +mit cette nervosité sur le compte des chaleurs. + + + + +XXIII + + +Quoiqu’elle eût dit qu’elle prendrait le train de deux heures, Clarisse, +le lendemain, et sitôt Hubert parti, pensa qu’il serait bien long +d’attendre toute la matinée, et elle prit celui de dix heures. Enfin, +elle quittait sa solitude! Les rues de la ville, écrasées de soleil, lui +parurent plus délicieuses que des chemins de forêt. C’était là que +vivait Laurent. A chaque tournant de rue, elle pensa le rencontrer. Elle +s’arrangea pour passer devant le bureau, elle lut la plaque de cuivre +scellée à la porte: _Damien et Cie_. Qui sait? Laurent allait peut-être +sortir, juste à cette minute... Elle souriait d’aise en se rappelant sa +silhouette et sa voix. Elle se réjouissait de lui reparler, de renouer +leurs existences à leur dernier entretien et de combler ainsi le vide +des heures qu’ils avaient vécues loin l’un de l’autre. Aussi +arriva-t-elle chez ses parents pleine de bonne humeur. Mais là elle +trouva tout le monde consterné. + +--Le médecin sort d’ici, expliqua Mme Bourgueil, il demande une +consultation pour demain. + +--Comment, c’est donc grave? + +--Oui, ma pauvre enfant, c’est grave... + +Sa mère essuya une larme. Clarisse dut s’asseoir: le salon aux +tapisseries bibliques tournait autour d’elle. Ainsi, tandis qu’elle +n’avait songé qu’à elle-même, son père... + +--Mais enfin, s’écria-t-elle avec irritation, pourquoi ne m’a-t-on pas +prévenue? + +--C’est ton père lui-même qui s’y est opposé. Tu sais comme il est +autoritaire. Il prétend que ce n’est rien, et il répète tout le temps: +je ne veux pas qu’on ennuie Clarisse... + +--Mais il fallait me prévenir sans lui le dire... + +--Je n’ai pas osé tout de suite. Hier, je me suis décidée à te +téléphoner, mais je ne voulais pas t’inquiéter non plus. + +Elle se tourna vers Jimmy qui, la gueule ouverte, riait au milieu de +cette tristesse, et elle le caressa pour se consoler elle-même. Alors il +redoubla de gaieté. Clarisse demanda ce qu’avait dit le docteur. Les +explications embrouillées de sa mère la rassurèrent beaucoup. + +--D’ailleurs, ajouta-t-elle, votre médecin est toujours très noir. En +somme, ce n’est qu’une bronchite. + +--Oui, mais la consultation! + +Mme Bourgueil donnait au terme plus qu’à la chose elle-même une +importance considérable. Il l’impressionnait sans qu’elle en comprît +toute la portée. + +--La consultation n’est qu’une mesure de précaution, répliqua sa fille. +Je vous assure, vous exagérez vos inquiétudes. + +--Mais le mal a si vite empiré. Depuis hier! + +--Vous connaissez la résistance de papa. Il est très solide. Il a déjà +eu souvent des bronchites. + +--Il n’a jamais eu autant de fièvre, Clarisse! + +--A son âge, on a plus facilement de la fièvre. Cela ne signifie rien. + +Clarisse ne cédait pas uniquement à l’instinct de contredire. Mais +depuis le matin, elle était portée par un élan d’optimisme et elle +voulait demeurer dans cet état d’esprit. Résolue à ne pas se frapper, +elle était certaine que les choses s’arrangeraient. + +Elle pénétra chez son père. Elle le trouva respirant avec peine, maigre +dans sa chemise, et comme perdu au fond d’un vaste lit solennel qui +remplaçait le lit de camp où il couchait d’habitude. Son grand nez, un +peu pincé, pointait vers le plafond. Ses cheveux gris, d’ordinaire +ramenés en coup de vent de chaque côté de la tête, étaient emmêlés et +sans éclat. On l’eût dit plus rapproché de la moyenne humaine, plus +familier, à l’instar d’un orateur descendu de la tribune ou d’un acteur +sorti de scène. + +--Eh bien! fit-il avec un faible sourire, me voilà couché. + +Elle lui prit la main, il se redressa pour mieux marquer son affirmation +et dit: + +--Ce n’est rien du tout... Tu sais comme est ta mère... Tout de suite +inquiète... Elle a voulu un second docteur! + +Clarisse l’embrassa sur le front. Elle éprouva pour son père, en cet +instant, une immense tendresse. Lui qu’elle avait toujours considéré +debout, elle s’affligea de le voir couché, atteint. Mais elle ne pouvait +admettre que M. Bourgueil, qui était un des personnages principaux de sa +vie, fût menacé. + +--Comment vous sentez-vous? + +--Pas mal du tout, je t’assure. + +Elle ne demandait qu’à le croire. Elle voulut trouver une raison encore +de se réconforter, et l’interrogea: + +--Avez-vous faim? + +--Guère... + +Alors elle conclut: + +--Après tout, il vaut mieux que vous ne vous chargiez pas l’estomac. + +Et comme il sourit de nouveau, elle sourit à son tour. + +--Eh bien? fit Mme Bourgueil quand Clarisse sortit de la chambre. + +--Eh bien!... il ne m’a pas fait mauvaise impression... Mais c’est vous, +m’a-t-il dit, qui avez réclamé la consultation... + +--Du tout. Nous le lui avons fait croire afin de ne pas le frapper. En +réalité, c’est le docteur lui-même qui la réclame, et au plus vite. + +--Ah!... + +Mais de nouveau Clarisse voulut écarter l’idée que son père était +gravement malade. Et, sans preuve cette fois, elle déclara: + +--Je vous assure que vous voyez beaucoup trop en noir. + +Les deux femmes déjeunèrent tête à tête. Ensuite, elles ne se tinrent +pas dans la chambre du malade, afin de ne pas le fatiguer, mais dans le +salon. Il avait une sonnette à portée de sa main pour le cas où il +aurait besoin de quelque chose. Mieux valait le laisser sommeiller +tranquillement. + +Mme Bourgueil travailla à un ouvrage afin de s’occuper. Clarisse prit +une tapisserie et s’assit près d’une fenêtre ouverte. Elle était +toujours persuadée qu’elle verrait Laurent. Elle comptait sur le hasard. +Peut-être Hubert dirait-il au jeune homme qu’elle passait la journée à +Genève, et alors il ne manquerait pas de venir rôder devant la maison. +De temps en temps elle jetait un coup d’œil sur le Bourg-de-Four et +surveillait le va-et-vient des promeneurs. Un fiacre tourna le coin, +puis vint une automobile qui remplit de son vacarme important le +quartier fatigué par la chaleur. Des enfants sortirent d’une école et +traînèrent leurs souliers sur le trottoir. + +Tout à coup Clarisse déclara à sa mère qu’elle viendrait le lendemain +s’installer dans l’appartement pour quelques jours. + +--Vous me mettrez dans n’importe quelle chambre, dit-elle. Je vous +aiderai, je vous réconforterai et nous guérirons papa ensemble. + +Et tandis que sa mère la remerciait avec effusion, Clarisse songea +qu’ainsi elle aurait plus certainement l’occasion de rencontrer Laurent. + +--Tu es bien bonne, ma chère enfant, ajouta Mme Bourgueil qui s’était +arrêtée de coudre, car, vois-tu, je suis très inquiète. + +Clarisse s’efforça de la remonter. + +--Oh! toi, je sais bien, reprit sa mère, tu as une nature raisonnable, +tu ne t’affoles pas. Depuis que tu es ici, je me sens mieux. Et quand tu +me dis que tu as confiance, je devrais te croire... + +--Je vous jure, répondit Clarisse, que j’ai confiance. + +Elle ne voulait pas admettre le pire. Et Jimmy non plus. Sans l’ombre +d’hypocrisie, il manifesta sa belle humeur par des jappements, des jeux +excités avec des pelotons de laine, ou en sautant d’un bond sur les +genoux de sa maîtresse, qui vacillaient. Clarisse demanda comment son +père avait pris froid. + +--C’est l’autre soir. Il est demeuré à travailler très tard, avec ses +deux fenêtres ouvertes. A minuit ou une heure, la nuit a fraîchi. Ton +père m’a dit s’en être aperçu, mais il est resté pour regarder le clair +de lune. Le clair de lune a été très beau la semaine dernière. + +--Oui, fit Clarisse. + +Vers trois heures, Jimmy aboya de toutes ses forces: c’était Hubert. + +--Je viens aux nouvelles. + +On le mit au courant. Il posa quelques questions, ne fit rien paraître +de son opinion sur son visage bouffi, hocha la tête, laissa s’établir de +longs silences... Ensuite, ranimé par l’idée de retourner à son bureau, +il partit en disant qu’il reviendrait chercher Clarisse à la fin de +l’après-midi. + +--Tu as vu, s’écria Mme Bourgueil dès qu’il eut disparu, il avait l’air +préoccupé... + +--Mais non, Hubert est toujours comme cela. C’est la banque qui le +préoccupe... + +Plus tard, survint Mme de Griffeuilhe. Elle avait appris--elle ne dit +pas comment--l’aggravation de la maladie. Débordante de condoléances, +affectant une expression et des phrases de deuil, elle mit les deux +femmes mal à l’aise. Elle serra les mains de Mme Bourgueil comme si elle +était déjà veuve. Puis, changeant de ton, et la mine aiguisée par la +curiosité, elle demanda: + +--Puis-je voir le cher malade? + +Attendrie à l’évocation d’un grand malheur possible, et pleurant, Mme +Bourgueil lui dit qu’il dormait. Alors la vieille se leva, pressée de +porter à d’autres les mauvaises nouvelles qu’on venait de lui confirmer. + +--C’est une bonne amie, s’écria Mme Bourgueil en se tamponnant les +yeux,--et toujours prête à partager vos inquiétudes. Ne trouves-tu pas? + +Clarisse ne répondit rien. Penchée à la fenêtre, elle guettait un jeune +homme qui montait la place. Maintenant il était caché par la fontaine. +Mais quand il apparut, elle vit que ce n’était pas Laurent. + +Le jour s’écoula peu à peu. Les oiseaux se réveillèrent dans les arbres +et se mirent à se disputer. Des boutiquiers s’installèrent sur le seuil +de leurs portes. Vers cinq heures on sonna. Clarisse s’élança dans le +vestibule, en proie à un vague pressentiment. C’était le docteur. + +--Ah, c’est vous, docteur! fit-elle avec une légère déception. + +Elle revint au salon et dit à sa mère qu’elle n’aimait pas ce docteur, +qu’il était vieux jeu, qu’il manquait de diagnostic. Elle commençait à +penser qu’elle ne verrait pas Laurent ce jour-là. D’ailleurs, comment +avait-elle pu croire qu’ils se rencontreraient. Il aurait fallu un trop +grand hasard. Elle devait maintenant ne plus compter sur les +circonstances mais servir son amour effectivement, avec les forces de sa +raison et de sa volonté. Et puis, elle ne pouvait se contenter d’une +brève rencontre, de quelques mots échangés. Parce qu’elle avait un +véritable besoin de Laurent, son impatience de le revoir devint de plus +en plus douloureuse à mesure que les heures passaient. Elle avait trop +de choses à lui dire pour ne pas désirer un long tête-à-tête. Et le +souvenir de ses baisers faisait palpiter délicieusement son cœur. + +Le docteur sortit de la chambre du malade avec Mme Bourgueil. + +--Eh bien? demanda Clarisse. + +--Le fièvre a un peu remonté, mais elle remonte toujours vers le soir. +Ce qui m’ennuie, ce sont les complications cardiaques. Cependant M. +Bourgueil est si robuste... + +Il acheva ses explications dans le vestibule où les deux femmes le +raccompagnèrent. Elles revinrent au salon. + +--On dirait, dit Mme Bourgueil en soupirant, qu’il ne veut pas se +compromettre. + +--Je vous en prie, s’écria vivement Clarisse, n’interprétez pas ses +paroles, prenez-les comme il les a dites. + +Cependant, l’inquiétude de sa mère commençait à la gagner et elle s’en +irrita. Elle voulait juger raisonnablement l’état de son père, sans se +laisser affoler. D’un autre côté, elle sentait qu’au cas où les +circonstances s’aggraveraient, elle devrait se consacrer tout entière à +son rôle de garde-malade. Or elle était beaucoup trop occupée de son +amour pour ne pas souhaiter, au fond d’elle-même, ne pas en être +distraite. + +Elle revint à son observatoire. Après la grande chaleur du jour, l’air +était doux, apaisé, sous un ciel immuablement pur. Clarisse souffrit de +ce calme qui correspondait si mal à ses sentiments. Déçue d’avoir si +fort espéré Laurent, elle pensa lui écrire. Mais où pourraient-ils se +voir? Dans son inexpérience, elle inventa toutes sortes de projets, et +elle les écarta les uns après les autres, comme irréalisables ou trop +imprudents. Cependant sa volonté de lui fixer un rendez-vous était +maintenant arrêtée. + +Elle aperçut Hubert qui traversait la place. Elle l’envia d’avoir passé +la journée avec le jeune homme. Si elle osait interroger son mari, il +pourrait lui donner de ses nouvelles. Mais saurait-il lui dire ce qui +l’intéresserait? N’importe. Elle résolut de lui poser, sous une forme ou +sous une autre, une question sur Laurent... Toutefois la première parole +fut dite par Hubert. + +--Comment va ton père? + +Elle se rappela la maladie, soupira de l’avoir oubliée un instant, et +répondit avec une mauvaise humeur qu’il attribua à ses appréhensions: + +--Toujours la même chose... + +--Eh bien alors! filons prendre notre train... + +Dans le hall de la gare, tout à coup elle vit Laurent en compagnie de +Desnouettes. Tandis que Hubert achetait des journaux, elle l’attira à +l’écart. Sa mauvaise humeur avait complètement disparu. + +--Figurez-vous, dit-elle, que j’ai passé la journée en ville. J’espérais +vous rencontrer peut-être... + +--Ah! quel dommage... + +--Mais j’y reviens demain, pour quelques jours. + +Laurent enveloppa Clarisse de son regard séduisant et velouté. Il +conservait de leur dernière entrevue à la Cômerie une image ardente. La +passion de cette femme avait éveillé en lui des vibrations inconnues, et +il en était demeuré surpris, ému. Son désir puisa des forces nouvelles +dans ce souvenir. + +--Oui, fit-il de sa voix grave qui contrastait avec sa jeunesse, je veux +vous revoir... + +--Quand? + +--Demain. + +Clarisse ressentit un immense bonheur. Ce n’était plus le Laurent cruel +dont elle avait souffert. Il dit: + +--J’irai chez vous... + +--Mais mon appartement est fermé: j’habiterai... + +--Raison de plus, nous y serons en sûreté. + +--Laurent, je ne sais... + +--Ne refusez pas, c’est entendu. J’irai chez vous, j’attendrai sur le +palier que vous veniez me rejoindre. Vous m’ouvrirez... Seulement, +l’ennui, c’est que ma présence au bureau est surveillée par le patron... +Comment faire? Eh bien! à onze heures, il va à la Bourse, je pourrai +m’échapper... + +Elle regardait sans rien dire l’étroite bouche amoureuse qui prononçait +ces paroles et réglait en quelques mots son destin. Puisqu’il voulait +arranger les choses de la sorte, elle ne demandait qu’à obéir. Lui se +rengorgea. Il dit encore: + +--Et par quelle heureuse chance venez-vous en ville? + +--Mon père est souffrant, bredouilla-t-elle. + +Hubert et Desnouettes les rejoignirent, puis, après quelques mots +échangés, ils se séparèrent. Le mari et la femme gagnèrent leur train +tandis que les deux jeunes gens en prenaient un autre. Dans le wagon, +Hubert murmura, pour lui-même: + +--Je me demande où ils allaient tous les deux. + +Il déplia son journal et ajouta, toujours bourru: + +--Encore une aventure, probablement... + +Le journal était déplié: il ne vit pas le regard de haine que lui jeta +Clarisse. + + + + +XXIV + + +Lorsque Clarisse arriva au Bourg-de-Four le lendemain, on lui apprit que +le malade avait passé une mauvaise nuit. Le médecin diagnostiquait une +pneumonie. Elle voulut voir son père: elle fut frappée de l’aggravation +de ses traits. Calé dans son lit avec des oreillers, il s’occupait à +respirer, à soulever ce poids invisible qui pesait sur sa poitrine. Il +était très congestionné, et, de temps en temps, une toux profonde le +secouait comme un orage secoue le vieil arbre qu’il veut abattre. + +Quand elle sortit de la pièce où veillait désormais une garde, Clarisse +ne put dissimuler son trouble à sa mère. Pourtant elle voulut se +maîtriser et fit: + +--Attendons la consultation. + +Elle alla ranger ses affaires dans la chambre qu’on lui avait préparée. +Pour la première fois, elle admit que peut-être la maladie de son père +serait fatale. Son cœur se serra à l’idée de la douleur future. Et elle +songea également que si elle était en grand deuil, il lui deviendrait +bien difficile de rencontrer Laurent. Mais sitôt cette pensée formulée, +elle la chassa avec horreur. Et puis elle se répéta que son père n’en +était pas là, qu’elle était impressionnée par son aspect, mais qu’il +était assez robuste... Cependant comme elle accrochait une robe dans +l’armoire, elle se surprit à se demander: «Laurent trouvera-t-il que le +noir me va bien?» Alors, pour échapper à cette obsession sacrilège, elle +retourna auprès de sa mère. Mme Bourgueil larmoyait tant que, par +contradiction, Clarisse vit tout à coup les choses sous un angle plus +favorable. + +Elle pensa à son père qu’elle avait toujours connu si dominateur. Il lui +sembla impossible qu’il ne pût dominer aussi la vie. Jusque-là il avait +mené les événements à sa guise: pourquoi ne continuerait-il pas de même? +Elle avait de la peine à se représenter qu’une maladie aveugle fût plus +forte que l’autorité paternelle. Et puis elle n’avait jamais eu de +deuils rapprochés: elle ne considérait pas qu’elle put être frappée à +son tour. Elle oubliait l’âge de ses parents: ou plutôt, à ses yeux, ils +avaient toujours un âge vague, le même depuis qu’elle était toute +petite. Elle ne se disait pas que son père était un vieillard parce que +le fait d’être son père était plus important que tout le reste. + +«Papa... mourir...» L’hypothèse d’un désordre aussi inimaginable la +frappait d’une grande crainte, comme si elle découvrait pour la première +fois l’application d’un principe jusque-là théorique. Un pareil drame, +semblait-il, ne pourrait demeurer isolé, mais en entraînerait d’autres, +provoquerait le renversement des choses naturelles. Ce ne serait pas une +disparition, mais un écroulement. Que devenir au milieu de ces +ruines?... Jimmy vint se frotter contre elle. Dans la frayeur +instinctive qui l’envahissait devant une catastrophe qu’on ne pouvait +mesurer, elle se sentit un peu rassurée que l’instinct de la bête ne fût +pas ému, et que le chien affectât la même humeur satisfaite que la +veille. Il bâilla en s’étirant, comme si rien ne menaçait. Elle se +raccrocha à ce symptôme. + +Et puis, Clarisse ne voulait pas qu’il arrivât quoi que ce soit avant de +revoir Laurent. Elle n’admettait pas que le sort lui arrachât sa proie +juste au moment d’en jouir. Séparée du bonheur par peu d’heures +seulement, il fallait y atteindre. Au fond, consentait-elle peut-être au +pire s’il était vraiment inéluctable, mais il ne devait survenir +qu’après. Sans qu’elle s’en doutât clairement, elle engagea avec la +destinée une sorte de débat, de marchandage où elle posait ses +conditions. Et elle tremblait qu’au dernier moment, une circonstance +imprévue surgît qui l’empêchât de rejoindre le jeune homme. C’était à +onze heures qu’il lui avait fixé son rendez-vous. + +--Maman, quand est la consultation? + +--Ces messieurs viennent un peu avant onze heures. + +Voilà la circonstance imprévue! Clarisse n’avait pas songé à cette +coïncidence. Il lui était impossible d’aller au rendez-vous tandis que +les deux médecins, ici, discuteraient du sort de son père. Assurément, +elle n’assisterait pas à leur discussion. Mais il fallait qu’elle fût +là, auprès de sa mère pour la soutenir durant l’attente et pour +accueillir avec elle le résultat de l’examen. Comment la veille, à la +gare, n’avait-elle pas pensé que sa présence serait indispensable au +Bourg-de-Four? C’est que, dès qu’elle avait aperçu Laurent, tout le +reste avait disparu de son esprit. Il avait choisi l’heure et le lieu de +rendez-vous, et elle les avait acceptés, obéissante et heureuse. + +Mais elle n’irait pas. Laurent l’attendrait en vain. Sans doute +penserait-il d’abord qu’elle était en retard, et puis ensuite qu’elle +avait oublié. Il la croirait menteuse, infidèle, peut-être. Il la +maudirait... Et quand donc pourrait-elle expliquer te motif de son +absence? Si elle n’allait pas le rejoindre ce matin, ils seraient +séparés pour longtemps. Et elle ne se trouvait qu’à quelques pas du +bonheur! Le visage aux yeux de velours qu’elle aimait remonta du fond de +sa mémoire avec une expression de reproche mélancolique... + +Mme Bourgueil revint précipitamment au salon. + +--Comment va-t-il? fit Clarisse d’une façon presque machinale. + +Mme Bourgueil se jeta au cou de sa fille et éclata en sanglots. Une +pensée affreuse traversa l’esprit de Clarisse. + +--Est-ce que... + +Mais sa mère, se mouchant et se remouchant, dit: + +--C’est ce souffle, ce souffle rauque qui me cause tant de peine! + +Alors Clarisse se fit honte à elle-même. Comment osait-elle songer à son +amour au milieu de telles anxiétés? Elle maudit sincèrement ce qu’elle +appela sans hésitation son impiété filiale. Son père, elle l’aimait de +tout son cœur. Elle l’admirait, elle le vénérait. Elle donnerait sa +propre main droite à couper pour sauver sa précieuse existence. Cela, +elle en était sûre... Dix heures sonnèrent à la pendule et elle songea +qu’une heure plus tard... Mais elle n’irait pas. Non. + +--Tu es pâle, fit Mme Bourgueil. C’est l’émotion. Et puis, il fait déjà +si chaud ce matin. Tu devrais sortir. + +Clarisse secoua la tête pour refuser. + +--Je ne dis pas tout de suite, ajouta sa mère, mais plus tard, quand ces +messieurs seront là. Cela ne sert à rien d’attendre pendant qu’ils +examinent. Mieux vaut pour toi faire quelques pas, prendre de +l’exercice. Je resterai. + +Clarisse secoua de nouveau la tête pour refuser... Mme Bourgueil +songeait à «ces messieurs» avec un espoir sans limites. Il lui semblait +maintenant que cette consultation arrangerait tout, guérirait son mari, +le rajeunirait de dix ans. D’avance elle parlait avec les formes les +plus respectueuses des médecins qui allaient accomplir ce miracle. Dans +son horreur instinctive des complications, des incertitudes et des +grandes douleurs, un tel miracle lui paraissait la plus simple des +solutions. + +Desnouettes arriva demander des nouvelles. On vit se dérouler, sur ses +traits mobiles, l’intérêt, la compassion, l’espérance et un léger ennui. +Lorsqu’enfin il fut renseigné, il entraîna Clarisse dans un coin du +salon: + +--Avez-vous revu Mme Gaillardoz? + +--Non. + +--Vous a-t-elle raconté quelque chose? + +--Je ne l’ai pas revue, vous dis-je. + +--Alors, ma chère amie, vous ne savez rien? Mon plan s’est écroulé, +figurez-vous... + +--Quel plan? + +--Ce serait trop long à vous expliquer ici. Qu’il vous suffise +d’apprendre qu’il était basé sur une erreur psychologique. Je l’avoue, +j’ai commis là une erreur psychologique. + +--Que voulez-vous dire? + +--Je renonce à Fanny, pardon à Mme Gaillardoz. Et vous doutez-vous +pourquoi? + +On sonna. C’était le docteur accompagné de celui de ses collègues qui +devait l’assister. Tous deux avaient des mines solennelles, rébarbatives +même. Ils serraient les lèvres, ou répondaient par monosyllabes, +préoccupés de ne pas commettre d’indiscrétions avant de s’être mis +d’accord sur le cas qui leur était proposé. Personne d’ailleurs ne +songeait encore à solliciter leur verdict. Mme Bourgueil, très agitée, +fit entrer «ces messieurs» dans le cabinet de travail de son mari, en +attendant de les faire pénétrer dans sa chambre. Clarisse revint au +salon. + +Desnouettes avait supporté avec impatience cette interruption. Sitôt +remis en présence de son interlocutrice, il sourit et demanda: + +--Savez-vous pourquoi? + +--Quoi donc? + +--Pourquoi je renonce à Mme Gaillardoz? + +Clarisse fit un geste d’indifférence lassée. Il ne le comprit pas car il +avait complètement perdu de vue ce qui se passait dans cet appartement. +Scandant ses mots pour les faire ressortir l’un après l’autre, amusé +déjà de l’effet considérable qu’il allait produire, il déclara: + +--Parce qu’il n’y a rien à faire. Fanny est la plus honnête des +femmes... + +--En avez-vous jamais douté? répondit Clarisse d’un air abattu. + +Tout à coup elle sursauta: onze heures sonnaient. Elle se leva sans +faire attention au dépit de Desnouettes, elle mit son chapeau et se +disposa à sortir. Desnouettes voulut l’accompagner. + +--Vous ne tenez pas à revoir maman? + +--Non. Je craindrais d’être indiscret, répliqua-t-il. Je sors avec vous. + +--Je vais faire quelques pas sur la Treille. + +Elle espérait qu’il la quitterait en arrivant dans la rue. Mais il ne +l’abandonna pas, et elle dut aller vers la Treille comme elle l’avait +dit. Il lui tint des discours avantageux qu’elle n’entendit pas. Pensant +à un autre, elle se répétait: «Il m’attend.» Et puis, l’heure passant, +elle commença à détester Desnouettes, sa prétention et son bavardage. +Enfin elle ne put supporter davantage de perdre un temps si précieux. +Elle l’interrompit au milieu d’une phrase, lui tendit la main et le +planta là en disant: + +--Pardonnez-moi de vous quitter, mais j’ai une course pressée... + +Elle était déjà partie qu’il balbutiait: + +--Mais je ne veux pas vous retenir, chère amie. + +Elle se hâta jusqu’à la rue de l’Hôtel de Ville. Elle franchit la porte +cochère de sa maison: justement le concierge n’était pas là. Elle gravit +l’escalier aussi vite que possible. Sur le palier, Laurent l’attendait. +Elle ne lui dit rien, mais elle ouvrit la porte d’une main tremblante +qui fit sonner la clef dans la serrure, elle entraîna le jeune homme, et +referma le battant derrière lui. Enfin, ils étaient seuls, libres, et +rien n’existait plus au monde qu’eux-mêmes. + +--Suivez-moi, dit-elle. + +Ils gagnèrent le salon où tous les meubles étaient recouverts de +housses. Instinctivement ils marchaient sur la pointe des pieds pour +éviter les craquements du parquet sans tapis. Dans la pénombre +flottaient des rayons de clarté, horizontaux, dardés du dehors. Comme +Laurent traversait une de ces zones étroites de lumière, Clarisse +l’arrêta pour mieux revoir, inondé de soleil, ce visage dont elle ne +pouvait se passer. Elle murmura: + +--Il est venu. Il m’a dit qu’il viendrait, et il est venu... + +Le jeune homme se tenait debout, ébloui et docile. Qui donc +s’interposerait entre eux? Personne. Nul événement ne viendrait les +séparer. Il était à sa disposition et sous sa loi. + +--Te rappelles-tu, s’écria-t-elle avec une gaieté fébrile, le salon de +la Cômerie, la première fois où je t’y ai mené? Nous étions déjà parmi +des meubles recouverts de housses... + +Il rit comme elle, mais de son petit rire brusque qui n’exprimait pas la +gaieté, puis s’approcha. + +--Allons dans ta chambre... + +--Attends. + +Pourquoi se hâter? Le temps était aboli. Il fallait savourer le bonheur +d’être ensemble. Elle reprit, d’une voix sérieuse cette fois: + +--Et te rappelles-tu le jour où tu es venu ici me rendre visite, le jour +où nous avons eu notre premier tête-à-tête. Comment pouvais-je savoir +que cet enfant intimidé deviendrait celui qui... + +Elle arrêta sa périphrase et dit, d’un mot net: + +--... mon amant. + +Il l’entoura de ses bras, elle devina sa prière, mais elle ne voulut pas +l’exaucer tout de suite. + +--Ainsi, reprit-elle, tu reviens en maître dans cette maison, je t’ouvre +la porte, je te livre ce que je possède, tout ce qui est moi-même. Je ne +veux rien retenir, rien te cacher. Règne sur ma vie, elle +t’appartient... + +Assise sur un canapé, elle fit asseoir Laurent à ses pieds. Elle mit ses +deux mains sur sa tête adolescente, les doigts passés dans ses cheveux +noirs, comme pour l’attacher à elle. Elle continua, sur un ton impudique +à la fois et raisonnable: + +--J’ai été folle de me priver de toi. Je ne veux plus. Je ne chercherai +pas de bonheur autre part qu’en toi. Je n’aurai plus avec toi ni +scrupules, ni réticences. Dès que tu le voudras, j’accourrai, je me +mettrai à ta disposition, je serai comme une chose obéissante entre tes +mains, comme tes gants, tiens, que tu reprends ou que tu jettes, et trop +heureuse d’être choisie par toi. Tout, de toi, m’est nécessaire, ton +être physique dont je connais la beauté, et ton âme qui a été si cruelle +mais sans le vouloir peut-être, et dont je raffole jusque dans ses +injustices, parce que ces injustices, c’est encore toi. Pardonne si je +te parle avec maladresse: je ne sais pas encore bien dire combien je +t’aime, mais je sais profondément que je t’aime. + +Ces paroles, Clarisse les prononçait délibérément, pour les affirmer +dans cette pièce où elle avait vécu de si longues années et où elle +avait été si différente. Il lui sembla renoncer plus complètement à son +ancienne personnalité en la désavouant ici-même. Son passé, elle s’en +défaisait ainsi que d’un vêtement trop lourd et trop laid. Elle +n’ignorait pas l’étendue de sa trahison, elle ne méconnaissait pas +qu’elle mentait à tout le monde, sauf à Laurent. Mais elle était +entraînée par la logique charnelle de sa passion. Elle jeta un défi aux +meubles, aux rideaux, aux murs. Oui, elle avait admis le jeune homme en +ce lieu qui aurait dû lui être sacré, au cœur même de son existence, et +elle le conduirait plus loin encore. + +Parce que rien d’autre ne valait à ses yeux que lui. Le reste, son mari, +sa famille, sa dignité personnelle, la considération dont elle +bénéficiait--le reste se décolorait, s’évanouissait dès qu’il était là, +et il demeurait seul éclairé, comme tout à l’heure lorsqu’il était +debout dans le rayon de soleil. Nul raisonnement, nul prêche, nulle +menace ne l’aurait ébranlée: pour elle, un être unique était tout le +réel. Personne au monde ne lui avait jamais procuré ce saisissement de +bonheur que lui communiquait Laurent par sa seule présence. Et cet être, +qu’elle adorait, elle l’avait à ses pieds, ardent mais soumis, et elle +allait se donner à lui. Naguère il avait échappé à sa sollicitude, il +l’avait rendue malheureuse, et puis, tout à coup, elle l’avait capturé. +Il n’était plus rétif, dédaigneux ou inconstant. Elle s’émerveilla +d’atteindre enfin à cette minute où leurs deux désirs s’accordaient, se +mariaient dans une pareille intensité. Alors, toute la joie humaine qui +fût possible l’envahit comme une fête. Elle se pencha vers Laurent qui +levait vers elle sa bouche humide, et elle lui dit: + +--Viens... + + * * * * * + +Laurent s’accouda près d’elle et, d’une voix changée, d’une voix +redevenue habituelle et normale, murmura: + +--Te rappelles-tu la lettre que tu m’as fait écrire à mes parents? J’ai +reçu ce matin la réponse de mon père... Il me rappelle à Nîmes. + +Engourdie, le cerveau vague, elle ne saisit pas ce qu’il disait. Il +répéta sa phrase. + +--Eh bien, demanda-t-elle, qu’allez-vous faire? + +Il hésita, baissa les yeux, détourna la tête. Alors elle comprit, ses +idées se précisèrent, et au bout d’un long moment, elle dit, pour +elle-même: + +--Je savais bien qu’il s’en irait. + +Il était vraiment irrésolu. Quel dommage de quitter cette femme au +moment même où elle lui plaisait le mieux! D’un autre côté, la lettre de +Nîmes lui avait porté l’accent impératif de son père, auquel il n’avait +jamais résisté. De quel prétexte oserait-il colorer un refus? +D’ailleurs, la question se posait-elle? Son père avait écrit en même +temps à M. Damien, et celui-ci n’aurait aucune raison de le garder dans +sa banque. Rester seul à Genève? Ce serait bien suspect. Et son père +renouvellerait son ordre bien vite, n’hésiterait pas à lui couper les +vivres, ou viendrait lui-même le chercher. + +Ces réflexions de Laurent, Clarisse les refit pour son compte. Elle vit +combien il serait difficile d’éluder les injonctions de M. Fabre-Gilles. + +--Pourquoi exige-t-il votre retour? + +Laurent fut surpris, vexé même du calme apparent de Clarisse. Il avait +redouté une crise de larmes, mais il lui en voulut de trouver son départ +tout naturel. De nouveau son éternelle défiance, née d’une sécheresse de +cœur qui augmentait dès que son ardeur sensuelle était satisfaite, +l’inclina à soupçonner la sincérité de Clarisse. + +--Il veut que j’assiste au mariage d’une de mes cousines, répondit-il... +Et puis, il croit que je ne travaille pas beaucoup ici... Il se plaint +de ne pas recevoir assez de mes nouvelles... + +--Pourtant, mon mari l’a toujours renseigné... + +--Justement. Dieu sait ce qu’il lui aura raconté. + +Désireux d’inquiéter Clarisse, il ajouta, l’observant par en dessous: + +--Ton mari se doute peut-être de quelque chose... + +--Peut-être, fit Clarisse, le cœur serré d’une mortelle angoisse. + +Elle lui dit l’histoire de la lettre ramassée à sa place. Il s’emporta +contre l’indiscrétion d’Hubert, mais dut avouer que son indiscrétion, en +mettant son frère au courant, avait été pire encore. Envisageant les +conséquences que pourrait avoir sa «bêtise», il eut peur. Une sueur +froide lui vint à l’idée d’être chassé, ou provoqué, ou sévèrement +puni--il ne savait au juste. Sans rien dire, il rumina ces réflexions +tardives. + +--Vous le voyez, reprit Clarisse du même ton égal qui dissimulait son +anxiété, mon honneur, ou plutôt l’idée que les autres se font de mon +honneur est entre vos mains, ainsi que la dignité de mon mari, le repos +de toute une famille, le respect dû à mon nom. Je veux conserver notre +amour secret. Promettez-moi le silence sur tout ce qui s’est passé entre +nous... + +--Je n’aurais jamais osé lever les yeux sur toi, j’en suis certain. +C’est toi-même qui m’as attiré... + +--Taisez-vous, fit-elle brusquement, et promettez. Je sais bien que je +suis la seule responsable. Vous n’êtes qu’un enfant. + +--Oui, répondit-il, je te le promets. + +Et il parut soulagé par cet engagement qu’ils prenaient tous les deux. +Il entoura Clarisse de ses bras, et, plus vivement: + +--Et puis, j’ai oublié de te dire encore ceci: mon père me parle de son +associé qui va faire un voyage d’affaires au Japon, et il me laisse +entendre que je l’accompagnerais peut-être comme secrétaire... + +L’idée de ce grand voyage le consolait un peu. Clarisse le félicita, et +il fut de nouveau agacé par sa résignation. Il s’écria: + +--Mais je n’ai pas encore décidé de partir. Je puis rester ici, demeurer +avec toi. + +Elle porta la main à son cœur qui la faisait souffrir. Elle savait bien +qu’il partirait, et cette protestation inutile soulignait le caractère +irrémédiable de leur séparation. Ils n’avaient plus que quelques +semaines, ou que deux semaines, ou qu’une semaine peut-être, à vivre +dans le même endroit de la terre. Laurent vit sur sa figure tirée +qu’elle avait mal, et il se rasséréna. Il voulut l’embrasser, en +récompense, mais elle l’écarta: + +--Quand vous faudrait-il quitter Genève? + +--Je dois être à Nîmes dans cinq jours déjà, à cause du mariage. + +Elle se leva, fit quelques pas, s’arrêta, considéra devant elle son +grand malheur. Tout à coup elle se retourna: + +--Depuis quand le savez-vous? + +--Depuis lundi. + +--Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt? + +--Hier, je n’ai pas eu le temps. Aujourd’hui je n’ai pensé qu’à toi... +Ce n’est qu’après que j’ai songé à cette mauvaise nouvelle... Et puis, +je ne voulais pas gâter notre amour. + +--Vous avez bien fait. + +Elle souffrait tant qu’il lui fallut s’asseoir. Laurent comprit enfin +qu’elle n’était pas insensible et que son apparente résignation n’était +due qu’à un effort courageux pour ne pas se laisser abattre. + +--Comme tu es pâle..., fit-il avec une légère inquiétude. + +--Croyez-vous que je vous aime? demanda-t-elle. + +--Mais oui, j’en suis certain. Et moi, je t’adore... + +Il pensa qu’elle allait s’évanouir. Sa figure, cette figure si douce, si +raisonnable d’expression, était toute blanche et torturée. Il réfléchit +qu’ils étaient seuls dans l’appartement des Damien: s’il arrivait +quelque chose à Clarisse, il devrait chercher de l’aide, et ce serait +tout trahir, le scandale éclaterait. Quelle imprudence, pensa-t-il, +d’être venus dans cet appartement! Il entrevit la rage de M. Damien, la +colère terrible de son père. Alors, d’une voix haletante, il cria: + +--Clarisse! + +Elle rouvrit les yeux, et parvint à dominer sa souffrance. Elle lui dit: + +--Allez me chercher un peu d’eau... Les verres sont dans l’armoire de la +salle à manger. Le robinet est à la cuisine. + +Il s’empressa, tourmenté par l’idée d’un malheur et des conséquences +qu’il aurait pour lui. Elle but le verre d’eau et parut mieux. + +--Vous rappelez-vous, dit-elle avec un cruel sourire, je vous ai prévenu +à la Cômerie que vous m’oublieriez. + +Son sourire disparut et d’un air dur elle ajouta: + +--Voici le moment. + +Il voulut protester, elle l’interrompit: + +--Ou si vous gardez mon souvenir, vous le confondrez bien vite avec +d’autres. + +Elle considéra Laurent et songea qu’elle, du moins, ne l’oublierait +jamais. Elle fixa dans sa mémoire tous les détails de sa personne, afin +de les conserver le plus longtemps possible. Dès qu’ils seraient +séparés, elle ne posséderait plus que cette image, destinée à pâlir. +Lui, cependant, sans s’apercevoir qu’il révélait sa fatuité égoïste, +expliqua: + +--Je serai toujours fidèle à ton souvenir, parce que, comprends-tu, si +j’ai connu avant toi d’autres femmes, tu es la première qui m’ait +inspiré quelque chose que j’ignorais. Je ne connaissais que le plaisir, +tu m’as raffiné, comment dire? tu m’as fait sentir certaines +complications. Tu n’es pas la première venue, tu es une honnête femme +qui t’es donnée à moi. Tu as fait des sacrifices pour moi. Pour moi!... +Eh bien, tout cela est considérable, c’est une date dans ma vie. +Désormais... + +Il s’arrêta, il vit bien qu’il allait la blesser en évoquant l’avenir, +l’avenir où elle ne serait plus. + +--Je ne sais si je vous ai appris quoi ce soit, Laurent. Ou bien alors +ce fut involontaire. Mais je vous ai aimé. Voilà qui est exceptionnel. + +Il fit un geste, pour protester qu’il rencontrerait encore beaucoup +d’autres passions. Elle devina ses pensées et ajouta: + +--Pas une ne vous aimera comme moi. Peut-être le verrez-vous un jour... + +Il l’écoutait mal, le regard perdu au loin. Clarisse pressentit que leur +liaison avait éveillé chez le jeune homme la curiosité inextinguible de +l’amour, un besoin de liaisons nouvelles, et ce que Desnouettes +appelait, d’un mot pédant qui la choquait, l’instinct polygamique. Alors +que sa passion, à elle, la consacrait à un seul être, la sienne le +précipitait vers tous les autres. A peine avait-il joui d’un sentiment +qu’il l’abandonnait, qu’il aspirait à des émotions nouvelles, agité par +l’ardeur au gaspillage de sa prodigue jeunesse. Clarisse avait espéré le +posséder pour toujours, mais elle n’avait fait que le préparer; son +chagrin annonçait le bonheur de celles qui lui succéderaient. Pour +Laurent, elle n’était qu’une heure, intense et brève, et il était pour +elle toute sa vie. A l’instant même où ils s’étaient enfin accordés, le +destin les séparait, la rejetait en arrière, et lui en avant. + +Elle l’attira, elle l’embrassa avec une longue et tendre insistance. +Elle se dit que ces yeux de velours seraient baisés, après elle, par +tant d’autres femmes qu’elle ignorait; que ces lèvres étroites diraient +encore des mensonges et des promesses, mais qu’elle ne les entendrait +plus; et que le bien-aimé vivrait d’innombrables nuits d’amour où elle +ne serait pas. + +--Dire, s’écria Laurent, que je t’ai crue sévère et prude! + +--Moi, je vous croyais timide et romanesque. + +--Nous nous sommes donc trompés l’un l’autre. + +--Oui, nous nous sommes aimés en nous jugeant différents. C’est +maintenant que nous nous reconnaissons. + +--Austère, toi? Mais tu es une maîtresse délicieuse... + +Elle lui mit la main sur la bouche. Alors il voulut l’étreindre, +réveiller son désir. Mais Clarisse lui échappa. + +--Ne me retirez pas ma force. + +Il la pressa de lui accorder de nouveaux rendez-vous avant son départ. + +--Certes, s’écria-t-elle avec une expression poignante. Ce ne sont pas +encore nos adieux... Retrouvons-nous ici bientôt, demain... + +--C’est cela. Nous passerons l’après-midi ensemble? + +--Oui, une longue après-midi... Mais quittons-nous. Je vous écrirai ce +soir pour vous le confirmer. + +Elle l’accompagna sur le palier. A l’instant de partir, il eut un +remords obscur. Il lui dit: + +--N’oublie pas de m’écrire; je veux une lettre d’amour de toi... Et +puis, tu sais, je reviendrai de Nîmes, je te retrouverai. Nous vivrons +encore beaucoup d’heures dans les bras l’un de l’autre. + +--Bien sûr, fit-elle. + +Elle l’écouta qui descendait l’escalier, qui passait sous la voûte. Le +bruit de ses pas s’éteignit. Elle rentra mettre de l’ordre dans +l’appartement. Puis elle descendit à son tour. + +Dans la rue, qui lui parut étrangement vide, elle regarda sa montre: une +heure et demie. Alors elle se souvint brusquement de son père qui était +malade, de son mari, de sa mère, de Desnouettes, du petit chien de sa +mère, de sa vie enfin, et elle se hâta, en proie à une stupéfaction et à +une angoisse inexprimables. + + + + +XXV + + +--D’où viens-tu? s’écria sa mère quand elle la vit paraître. + +--J’ai été faire quelques pas, comme vous me l’aviez conseillé, et puis, +je ne sais... je me suis trouvée indisposée. Oui, j’ai dû entrer chez un +pharmacien... je vous expliquerai. + +--Comme tu es pâle, dit Hubert qui était survenu au coup de sonnette. + +--Mais oui, tu es défaite, gémit Mme Bourgueil. + +--Ce n’est rien, cela passera. La consultation? + +Mme Bourgueil secoua la tête et d’une voix basse: + +--Ton père est très mal. + +--Mon Dieu... + +--Oui, la pneumonie s’est aggravée. La garde a fait des piqûres de +caféine. Par moments il délire. + +--Je veux le voir. + +--Prends garde, mon enfant, les médecins ont recommandé le repos le plus +absolu. Il ne faut pas lui parler trop longtemps ni lui donner la +moindre secousse. + +Clarisse s’écarta de son mari et de sa mère sans répondre et entra chez +M. Bourgueil. Quand elle fut dans cette chambre où planait peut-être la +mort, quand elle vit son père si manifestement épuisé, elle ne sut +résister davantage à ses émotions. Elle avait été forte tant qu’elle +avait pu, mais maintenant elle cessait de pouvoir. Elle tomba sur un +fauteuil, les yeux dilatés. + +Elle ne distinguait pas ce qui la faisait le plus souffrir. Quoi, son +père allait disparaître? Et Laurent s’en aller? Celui qu’elle vénérait +depuis sa petite enfance vivait peut-être ses dernières heures. Quant à +l’autre... Ils la quitteraient tous deux pour toujours. Elle revit +soudain son père à Chamonix, vingt ans auparavant. Il l’avait menée à la +Mer de glace. Il n’aimait pas la nature alpestre, et il avait passé tout +le trajet à lui faire remarquer ce qu’il appelait les laideurs du +paysage. Mais elle avait été surtout frappée de son pantalon à carreaux +de couleur, si différent des vêtements noirs sous lesquels elle le +voyait toujours... Jusqu’à dix-huit ans, elle n’était que bien rarement +entrée dans sa bibliothèque: quand elle venait l’y trouver, il ne +répondait pas tout de suite et continuait à écrire, puis il levait un +regard courroucé derrière les lunettes d’écaille qu’il mettait pour +travailler. Une même appréhension, quoique bien atténuée, l’accompagnait +encore maintenant quand elle pénétrait dans la pièce redoutable, où les +livres superposés lui faisaient, comme autrefois, l’effet de murailles +et de retranchements... Le jour de son mariage au retour de l’église, +son père l’avait entraînée à l’écart, et avait parlé avec une douceur +inaccoutumée: il lui avait si affectueusement exprimé son regret de la +voir quitter la maison, qu’elle en avait eu les larmes aux yeux... +Aujourd’hui, c’était lui qui partait. + +--Papa..., murmura-t-elle. + +Mais tandis que les docteurs délibéraient sur lui, elle avait été +rejoindre son amant. S’il avait expiré durant son absence! Malheureuse, +qui déserte son devoir filial... Quand il ne serait plus là, qui donc le +remplacerait? Ce n’était pas avec son mari qu’elle pourrait dorénavant +s’entendre. Sa mère était trop bonne, trop faible pour la comprendre et +l’assister. Son père, si impitoyable qu’il semblât, l’aurait mieux +comprise. Pourquoi n’avait-elle pas forcé son attention, réclamé son +secours. Maintenant, il était trop tard, et elle était toute seule... Et +puis, l’idée revenait la déchirer qu’elle avait abandonné son poste pour +suivre sa passion. + +--Papa, dit-elle. + +Tout ce qu’elle avait, depuis trois heures, éprouvé de doux, de +poignant, d’amer, de honteux, d’atroce, tournait dans sa poitrine, et +elle aurait voulu s’en débarrasser avec ses doigts, avec ses ongles, et +livrer au jour le lamentable bonheur de son existence. + +--Papa... + +M. Bourgueil ouvrit les yeux, la découvrit. Il parut heureux qu’elle fût +là, puis, d’une voix faible mais qui gardait son accent décisif: + +--Ne le dis pas à ta mère... je suis perdu. + +--Ce n’est pas vrai, s’écria Clarisse. Vous vivrez. Que ferais-je sans +vous? Tenez, il faut que je vous raconte... Écoutez-moi... + +Il poussa vers elle une main maigre dont elle s’empara, et il répondit: + +--Tu as toujours été une bonne fille, Clarisse. + +Elle pleurait, rompue d’émotion. Il ajouta avec un peu d’impatience: + +--Je suis très fatigué, laisse-moi dormir. + +--Pardonnez-moi, pardonnez-moi, répéta Clarisse en sanglotant. + +Il avait fermé les yeux et son visage aveuglé revêtait une expression +mystérieuse, impassible, d’une sublime indifférence, comme s’il +renonçait désormais au droit de prendre parti entre les hommes et de les +juger. Lui qui, tout le long de sa vie, avait recherché ce qui était +juste et dénoncé le crime avec une violence qu’on n’attendait pas d’un +historien, il s’abstenait au moment où la cause intéressait sa famille. +La chair de sa chair criait vers lui pour s’accuser et il ne l’entendait +pas. + +--Papa! + +Il ne bougea pas; son souffle soulevait difficilement sa poitrine +amaigrie. Clarisse ne serait ni absoute, ni condamnée. Elle se leva, +céda la place à la garde-malade qui apportait une boisson chaude, et +elle gagna le salon. «Je reviendrai», pensa-t-elle. + +--Hubert est retourné au bureau, fit Mme Bourgueil. Il sera ici dans +deux heures. + +Jimmy sortit de dessous un meuble où le confinait l’hostilité générale. +Il reconnaissait Clarisse dont il avait flairé la veille l’optimisme +analogue au sien. Il s’avança vers elle et sauta en jappant pour lui +lécher les mains. Clarisse le repoussa. Il revint à la charge, sans +comprendre. Alors elle le prit par le collier et lui donna une tape sur +la tête, brutalement. Le chien se sauva en geignant à son tour. + +--Ton père, fit Mme Bourgueil, m’a longuement parlé de toi, cette nuit, +durant son insomnie... + +--Qu’a-t-il dit? + +--Il t’aime beaucoup, tu le sais. Il se faisait des reproches de ne pas +t’avoir assez témoigné cette affection. Sous des dehors autoritaires, il +est très scrupuleux. Si tu l’avais vu se tourmenter à mon sujet, au +tien. C’est en vain que je voulais le rassurer, il continuait. Ah! +vois-tu, ce besoin de se mettre en règle avec nous, j’ai compris que +c’était un adieu... Depuis il est plus calme... + +--J’aurais voulu lui parler encore, lui demander conseil, m’accuser à +mon tour et combien plus légitimement! + +--Ne trouble pas sa sérénité. Les médecins ne veulent aucune agitation +autour de lui. + +«Je suis une fille indigne», songea Clarisse. Mentir aux autres, à sa +mère, à Hubert, à Desnouettes, elle s’y résignait parce qu’elle devinait +que c’était l’obscure et cruelle nécessité de la vie en commun. Mais +mentir à celui qui était sur le seuil de la mort! Dissimuler à ce père +loyal, au moment suprême, la réalité de son cœur! Ainsi, il emporterait +d’elle une image inexacte. Et lorsqu’il entrerait dans la grande vérité, +il saurait qu’elle l’avait trompé. C’eût été plus respectueux de lui +raconter son rendez-vous. + +Ces idées troublèrent par leurs exagérations son cerveau fatigué. Elle +se leva pour retourner chez son père et tout lui dire. Mais elle retomba +assise, songeant aux recommandations de Mme Bourgueil. Elle n’avait pas +le droit d’interrompre sa paix par le récit de sa propre misère. Il +était trop tard. Le malade n’était déjà plus accessible, mais retiré, +suspendu au-dessus de l’existence courante, et les rumeurs des hommes ne +lui parvenaient que de loin. + +Gaillardoz vint prendre des nouvelles. Clarisse fut réconfortée par sa +présence. Sa confiance pour ce gros honnête homme redoubla. Elle lui +dit: + +--Quand un être qu’on aime est très mal, on voudrait qu’il n’y ait entre +lui et vous aucun secret, aucun remords. Mais souvent il est trop tard +pour s’expliquer... + +Gaillardoz la regarda sans comprendre. Mais il vit ses yeux agrandis, +ses lèvres tremblantes. + +--Vous êtes malheureuse, Clarisse? + +--Très malheureuse. + +--Vous vous faites des reproches que vous exagérez, j’en suis sûr... + +--Non, je ne les exagère pas. Les reproches que je m’adresse sont +fondés. + +--Nous sommes tous pécheurs. + +--Ah! fit-elle d’une voix ardente, le pire, c’est d’être coupable... + +Il lui prit la main avec une extrême bonté. Il était le seul à avoir +deviné, une ou deux fois déjà, que sa cousine n’était peut-être pas si +simple qu’on le croyait communément. Il ignorait ce qu’elle dissimulait, +mais il pressentait qu’elle dissimulait quelque chose. Sous ce chagrin +filial, il sentit une douleur d’un autre ordre. + +--Vous souffrez, Clarisse, et lorsqu’on souffre on mérite toujours +d’être pardonné. + +Elle haussa les épaules et s’essuya les yeux avec colère. Lorsqu’ils se +furent quittés, ils songèrent tous deux que jamais ils ne s’étaient +parlé si sincèrement. + +--Ne veux-tu pas manger quelque chose? vint dire Mme Bourgueil. Tu sais +que tu n’as pas déjeuné. Il ne faut pas te rendre malade. + +Clarisse écarta cette offre sans la discuter, et demanda des détails sur +la consultation. Elle voulait tout savoir, de façon à combler dans son +esprit le vide qu’y avait laissé son absence au moment essentiel. + +--Ce qui a frappé ces messieurs, ajouta Mme Bourgueil, c’est la rapidité +du mal. + +Ainsi, pensa Clarisse, un coup si cruel peut être porté brusquement. +Quelle injustice! Et soudain elle crut en voir la raison. Si son père +était tombé malade, n’était-ce pas à cause de la faute qu’elle avait +commise? S’il allait peut-être mourir, était-ce parce qu’elle était +adultère? Elle s’efforça de chasser cette idée, en la qualifiant +d’absurde, mais elle revint hanter comme une obsession son esprit +tourmenté. Gaillardoz lui avait parlé de pardon. Ce n’était pas la seule +hypothèse possible: il y avait celle du châtiment. Du fond de son +éducation austère monta l’écho de la colère divine qui se répercute et +frappe de côté et d’autre. Elle se rappela ce dimanche matin, à la +Cômerie, où la liturgie lui était apparue avec toutes ses +significations, et où elle avait frémi à l’antique sévérité du +Décalogue... Elle avait pensé se protéger contre les hommes en +dissimulant son amour. Mais elle avait oublié Dieu, auquel on ne peut +mentir, qui voit tout, et qui punit. Il serait donc possible que, pour +avoir transgressé la loi, elle fût atteinte dans la personne de son +père? Ainsi sa tendresse filiale souffrirait à cause de l’autre +tendresse. Non, non, ce serait trop injuste et Gaillardoz avait raison: +quand on est malheureux, on est pardonné. + +--J’ai oublié de te dire, fit Mme Bourgueil, que le pasteur Lachault est +venu pendant ton absence. + +--Ah? Qu’a-t-il dit? + +--Il a longtemps causé avec ton père. Après il est venu me trouver. +Malgré son intention visible de me réconforter, ses yeux, sa voix +demeuraient impitoyables. Même sa compassion me glaça. Il a terminé en +me répétant: «Que la volonté du Seigneur soit faite...» Bien sûr, je +m’incline. Tu me connais, Clarisse, je ne suis pas une révoltée. Mais il +est permis d’espérer que cette volonté divine nous épargnera un grand +malheur. + +Toutefois la Providence équilibrait peut-être le mal et le bien dans les +destinées, pour racheter l’une par l’autre. L’hypothèse s’imposa de +nouveau à Clarisse, dans sa rigueur biblique: ainsi, pensa-t-elle, elle +aurait déchaîné elle-même ce malheur qui épouvantait sa mère. Elle se +débattit contre une conclusion si inhumaine. Depuis plusieurs heures, +elle était poursuivie de sentiments contradictoires, hantée d’émotions +violentes. Les événements dont elle était responsable et ceux qui +étaient plus forts que sa volonté s’entrechoquaient autour d’elle, se +mêlaient et, d’un instant à l’autre, changeaient d’aspect, de couleur, +de signification. L’horreur d’avoir été infidèle et parjure revint +l’envahir tout entière. Comment, elle avait livré son être, et toute sa +chair chrétienne à des caresses étrangères, et elle y avait pris un +immonde plaisir! Comment, dissimulant son impudeur sous de vertueuses +paroles, elle avait entraîné dans le crime un adolescent qu’on lui avait +confié, et qui était souillé maintenant, souillé par elle et les sales +délices qu’elle lui avait prodiguées... + +--Mais non! s’écria Clarisse tout haut. + +--Hélas! fit Mme Bourgueil qui ne cessait de penser à son mari, +peut-être... + +Clarisse se couvrit la figure de ses mains. «Mon Dieu, pria-t-elle, si +tu veux me punir, ne me punis pas sur un autre, mais sur moi.» + +On sonna. Mme Bourgueil, que l’inquiétude poussait au mouvement, ne put +s’empêcher d’aller dans l’antichambre recevoir les nouveaux arrivants. +C’étaient les Henri Bourgueil. Clarisse entendit un dialogue confus, +puis au bout de quelques minutes, cette phrase de sa tante: + +--Oui, il a remis son départ à la fin du mois. + +Elle dressa l’oreille. S’agissait-il de Laurent? Non, mais de Nicolas +qui accompagnait ses parents. Tout le monde entra dans le salon. + +--Ma chère Clarisse! fit Mme Henri Bourgueil avec une majestueuse +compassion. + +Le départ de Laurent... Dans cinq jours elle ne le verrait plus. Son +existence, qu’il avait embellie si peu de temps, hélas! serait vidée de +sa chère présence. Elle n’entendrait plus sa voix grave, son rire +brusque, ce rire presque étouffé qui n’appartenait qu’à lui. Il +partirait, et tout rentrerait dans l’ordre. Et il ne reviendrait pas, et +elle demeurerait sans lui toujours malheureuse, en proie à des remords +qui grandiraient d’année en année pour empoisonner jusqu’au souvenir +même de ce triste amour. C’était un arrachement, une amputation que ce +départ. Tout ce qui s’en allait d’elle-même avec lui, comment +l’exprimer? Quel affreux sacrifice! Laurent, Laurent! Le cœur brisé, +elle éclata en sanglots. + +--Ma chère Clarisse, répéta Mme Henri Bourgueil, ne vous découragez pas. +Votre père peut parfaitement surmonter cette crise. Tout n’est pas +perdu. + +Personne n’avait jamais vu pleurer Clarisse. Ce brusque bouleversement, +si différent de sa maîtrise habituelle, remua les assistants qui +mesurèrent là sa douleur filiale. + +Le vieux Bourgueil, dans sa chambre aux volets tirés pour le garantir du +soleil, secoué par des toux atroces, râlant parfois, anxieux de sentir +l’air nécessaire se refuser de plus en plus à ses poumons, eut un désir: +il voulut voir Nicolas Bourgueil, et son père l’accompagna au chevet du +malade. L’entretien ne dura que quelques minutes. Mais quand les deux +hommes revinrent, M. Henri Bourgueil dit, la gorge serrée: + +--Mon pauvre frère... + +Il ne détourna pas la tête devant l’évidence. Et même, tandis que les +autres se concentraient sur la minute présente, il envisagea l’avenir, +il ne put s’empêcher de voir dans ce même salon aux tapisseries +bibliques, le prochain service funèbre. Esther au festin d’Assuérus, +Abigaïl et Déborah mèneraient un deuil pompeux au-dessus de la foule +recueillie. Sa pensée alla si vite qu’il ne s’aperçut pas qu’elle +anticipait d’une manière inconvenante. «Qui présidera le service? se +demanda-t-il. M. Lachault, sans doute... La disparition de mon frère +fera beaucoup de bruit. Il y aura certainement un article de fond dans +le _Journal de Genève_, des dépêches de tous les coins de l’Europe, des +orateurs officiels au cimetière.» Et, quoique profondément affligé, sa +vanité de mondain attaché aux cérémonies, à l’apparat, son souci +protocolaire de remplir dignement son rôle, lui firent conclure: «Ce +sera un grand enterrement.» + +Nicolas se tenait droit et sérieux. Cette visite au moribond qui +disputait sa noblesse et sa fierté aux affres de l’étouffement, l’avait +ému sur lui-même aussi bien que sur son oncle. C’était lui qui était +destiné à devenir le chef de la famille. A l’heure où le seul mâle de la +branche aînée allait disparaître, il gagnait une importance +disproportionnée à sa personne. On avait voulu l’associer à ces instants +solennels, et il s’efforçait de porter dignement le poids de sa +fonction. Un jour, il serait le maître du nom, un jour viendrait donc se +grouper derrière lui, avec son esprit de corps, ses armoiries, ses +traditions, ses vertus, ses richesses,--la famille. Il se composa une +expression d’héritier présomptif, imprégnée de majesté simple, où l’on +reconnaissait la ressemblance de sa mère. + +Tout le monde s’était réuni autour de Clarisse, laissant Mme Bourgueil à +son larmoiement. Les voix se faisaient graves, les visages soucieux. +Clarisse avait essuyé ses larmes, et répondit avec netteté aux +questions. + +--Quand revient le docteur? + +--A quatre heures. + +--La fièvre? + +--Elle a baissé. + +--Souffre-t-il beaucoup? + +--Oui. On attend des ballons d’oxygène qui le soulageront. + +L’oncle Amédée survint, l’air atterré: + +--Je ne savais pas, balbutia-t-il, je ne savais pas... + +Il ne demanda rien, il vit bien aux figures qu’on était très anxieux. Il +s’assit près de Clarisse et la regarda en attendant ce qu’elle +déciderait. Être à ses côtés, c’était le meilleur réconfort. M. Henri +Bourgueil aussi rapprocha sa chaise et le cercle d’inquiétude fut plus +étroit. Clarisse sentit avec angoisse que tous ces gens venaient, comme +à l’ordinaire, lui demander instinctivement un appui. Ils attendaient +d’elle une direction morale, une parole de vérité et de raison, une +attitude qui serait l’attitude juste et qu’ils pourraient copier. Or ce +rôle qu’elle avait joué toute sa vie, d’être l’inspiratrice et le guide, +elle devenait incapable de le tenir au moment suprême. Ils ne savaient +pas qu’elle était toute faible, désorientée, victime d’un débat cruel. +Avec un grand effort, elle essaya de cacher le contre-coup violent de +son amour et de sa douleur. Elle ne put le dissimuler tout à fait. Mais +ils prirent pour le témoignage d’une émotion légitime les marques sur +son visage du désespoir et de la honte. Et ils continuèrent à trouver en +elle les forces dont ils avaient besoin. + +Hubert entra dans le salon. Il venait de chez son beau-père. A +l’interrogation muette de tous les assistants retournés vers lui, il +répondit par un signe de tête découragé et en écartant les bras de son +corps, comme s’il renonçait à l’espoir. Alors Clarisse se leva. Elle +imagina qu’un dernier sacrifice offert au Maître tout-puissant de la vie +et de la mort, pourrait sauver son père. S’adressant à ceux qui +comptaient sur elle, elle dit, d’une voix claire, presque sa voix +paisible et heureuse d’autrefois: + +--J’ai un mot à écrire. + +Elle prit sur le bureau de Mme Bourgueil une feuille de papier et +écrivit: «Mon père est mourant, partez sans jamais me revoir. +Oubliez-moi comme je vous oublie.» Elle rédigea l’adresse: «Monsieur +Laurent Fabre-Gilles, chez Mademoiselle Moeuffre, route de Florissant.» +Puis elle colla un timbre et sortit prier le domestique de porter la +lettre à la boîte. + +Du vestibule elle gagna la salle à manger. Elle avait des faiblesses +dans les jambes, et par instants la tête lui tournait. «Il faut que je +prenne quelque chose», dit-elle tout haut. Justement, sur un dressoir, +il y avait une assiette de gâteaux. Elle s’assit et se mit à les manger. + +Hubert vint la rejoindre, et d’un air maussade: + +--Le docteur est arrivé... Ta mère se tient chez ton père... Bien +entendu je resterai en ville ce soir. Je ne puis coucher à +l’appartement, n’est-ce pas? Non. J’irai à l’hôtel... Je repasserai au +bureau avant dîner... Ah! j’oubliais: le petit Fabre-Gilles nous quitte, +il est rappelé à Nîmes. Il partira dans quatre ou cinq jours. + +Clarisse mangeait toujours les gâteaux. Elle eut un frisson. + +--Il fait froid ici, dit-elle. + +--Froid..., fit Hubert d’un air prodigieusement étonné. + +Il s’arrêta brusquement tandis qu’un bruit de paroles confuses arrivait +du salon. Clarisse se leva. Ils restèrent un instant à se dévisager sans +se voir, puis se retournèrent vers la porte. Nicolas venait d’apparaître +sur le seuil. Il était grave et intimidé. Il ne dit rien. C’était +inutile: ils avaient compris. + + +(1914-1916.) + + +LAUSANNE--IMPRIMERIES RÉUNIES + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 *** diff --git a/75433-h/75433-h.htm b/75433-h/75433-h.htm new file mode 100644 index 0000000..193bcc9 --- /dev/null +++ b/75433-h/75433-h.htm @@ -0,0 +1,13545 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>La puritaine et l’amour | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .1em; } + +.i { font-style: italic; } +.sc { font-variant: small-caps; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } + +span.box9 { display: inline-block; text-align: center; width: 9em; + text-indent: 0; padding: 0 .3em; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.w4 { width: 4em; } + +a { text-decoration: none; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 ***</div> +<p class="c top2em large">ROBERT DE TRAZ</p> + +<h1>LA PURITAINE<br> +ET L’AMOUR</h1> + +<hr> +<p class="c gap"><span class="large">LIBRAIRIE PAYOT & C<sup>ie</sup></span></p> + +<p class="c"><span class="box9">LAUSANNE<br> +<span class="small">1, Rue de Bourg</span></span> +<span class="box9">PARIS<br> +<span class="small">Bd Saint-Germain, 106</span></span></p> + +<p class="c">1919<br> +<span class="small">Tous droits réservés.</span></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap sc">Au Temps de la Jeunesse</td> +<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Vivre</td> +<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Les Désirs du Cœur</td> +<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">L’homme dans le Rang</td> +<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation +réservés pour tous pays.</p> + +<p class="c sc"><span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1917 by</span> Payot et C<sup>ie</sup>.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c top4em i large">A Madame G. H.<br> +Hommage de fidèle amitié.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">I</h2> + + +<p>— Mais vous, Clarisse, s’écria Desnouettes, vous +êtes une puritaine… une incontestable puritaine !</p> + +<p>La jeune femme lui jeta un coup d’œil interrogateur.</p> + +<p>— Moi ? Expliquez-vous donc…</p> + +<p>Autour d’eux s’élevait le bruit du dîner de famille +Bourgueil. La grande table, chargée de fleurs, miroitante +d’argenteries et de cristaux, assemblait une +vingtaine de personnes occupées deux à deux à des +conversations particulières. Desnouettes, nerveux et +blême, commença sa démonstration :</p> + +<p>— Eh bien, d’abord, vous êtes pieuse, pratiquante +même…</p> + +<p>— Si vous voulez.</p> + +<p>— Très charitable…</p> + +<p>— Allons donc !</p> + +<p>— Comment, allons donc ?… Hubert et vous, vous +êtes riches mais vous vivez sans luxe. Jamais de +voyages, pas d’auto. Vous recevez peu. Par contre, +vous soutenez des familles entières de pauvres gens, +vous remettez d’aplomb les bonnes œuvres en faillite…</p> + +<p>— Mais c’est mon mari qui…</p> + +<p>— N’interrompez pas mon raisonnement. Vous +êtes bienfaisante, simple dans vos habitudes, sincère +dans vos paroles. Vous vous habillez sans faste. +Vous ne lisez pas de vaines littératures. Je ne vous +ai jamais entendue dire du mal de vos amis, et je +n’oserais pas vous tenir des propos lestes. Que vous +le vouliez on non, je vous appelle une puritaine.</p> + +<p>Comme il parlait trop vite et sans arrêt, le souffle +lui manqua. Clarisse en profita pour lui répondre de +sa voix raisonnable et douce :</p> + +<p>— Vous exagérez, mais je vous pardonne. D’ailleurs, +être puritaine, on dit que c’est une tradition +genevoise.</p> + +<p>— Voilà justement ce qui m’intéresse chez vous, +reprit Desnouettes avec une verve nouvelle. Aujourd’hui, +Genève a cessé d’être la « sombre cité de +Calvin ». L’atmosphère y est heureuse, la vie aimable +et ornée. Toutefois, certains milieux conservent les +mœurs abolies. Si je suis loin de regretter les lois +somptuaires, j’éprouve une vive curiosité pour telles +personnes bien dressées, rigoristes, de langage convenu, +susceptibles sous des dehors froids, et qui +apportent du raffinement dans les cas de conscience. +Ailleurs on se permet tout. Ici, il y a des choses +vraiment défendues. Peut-être les âmes austères, +grâce à leurs préjugés et leurs scrupules, sont-elles +plus complexes que les âmes jouisseuses… Or, j’adore +la complexité, puisque je suis psychologue !</p> + +<p>Il but hâtivement, au risque de s’étrangler, une +gorgée de vin, puis repartit à toute allure :</p> + +<p>— J’étudie de la sorte un certain nombre de +caractères des deux sexes, revêches, anguleux, d’une +franchise quelquefois excessive, riches de pensées +secrètes, de silences, d’imaginations inavouées, nourrissant +au fond d’eux-mêmes une ou deux passions — rarement +des passions amoureuses, — des +dévouements très nobles, des manies, des idéalismes +orgueilleux ou sublimes, enfin un goût +amer du sarcasme et de la contradiction. Si vous +saviez combien je les admire et combien ils me +rebutent ! Leur commerce, pas toujours souriant, +prête à d’étonnantes observations morales. Les Genevois +étaient dignes de Stendhal et de Balzac qui sont +venus ici et les ont regardés…</p> + +<p>Satisfait de cette dernière pointe, Desnouettes +arrêta son discours et tourna son visage pâle, tiraillé +de tics nerveux, vers les autres convives.</p> + +<p>Au milieu de la table, dominait le père de Clarisse, +le vieux Jean-Étienne Bourgueil, chef de la branche +aînée. En face de lui, et contrastant avec sa tête +glabre d’historien doctrinaire, sa femme dodelinait un +visage bienveillant et poupin sur un corps tassé dans +de la soie noire et des dentelles anciennes. « Courte, +mais bonne », l’avait surnommée Desnouettes. Plus +loin, Amédée Roset, le frère de M<sup>me</sup> Bourgueil, petit +comme elle, portait sur ses traits une expression +qu’elle n’avait pas, l’expression tendue et mélancolique +de l’homme à l’oreille dure qui guette de +phrase en phrase. A côté de lui, la ravissante Fanny +Gaillardoz plaisantait son voisin de droite, l’avocat +Gouvieux, que Desnouettes n’aimait pas parce qu’il +lui coupait toujours la parole. Plus loin, c’était +M<sup>me</sup> Henri Bourgueil dont le profil et les épaules de +statue avaient naguère enchanté les salons romains : +son mari, frère cadet de Jean-Étienne, après avoir +représenté la Suisse en Italie pendant une dizaine +d’années, avait donné sa démission de ministre, et +ils étaient rentrés au pays pour se consacrer à l’éducation +de leurs quatre fils. Desnouettes affectait +volontiers de s’attrister sur cette Vénus dont la +beauté, vouée au seul amour conjugal, disait-il, +s’était alourdie dans ses maternités. Il la quitta des +yeux pour regarder à côté d’elle le mari barbu et +jovial de Fanny Gaillardoz, ensuite, plus loin, +Hubert Damien, le mari de Clarisse, à la face ronde +et aux prunelles si claires qu’elles semblaient toujours +sur le point de se dissoudre, de s’évanouir +dans le sommeil ou dans la mort. Et passant encore +en revue quelques autres cousins et cousines, Desnouettes +ne put s’empêcher d’admirer une fois de +plus cette <i>gens</i> Bourgueil dont il ne faisait pas +partie, ce dîner de famille où il n’était invité que +comme ami, et qui représentait une si respectable +valeur sociale.</p> + +<p>Ces convives s’unissaient les uns aux autres par +une solidarité de fait et de volonté. Ils étaient riches +presque tous, mais sans ostentation. Ils témoignaient +de qualités analogues : la probité, la persévérance +dans le travail, le dévouement à la chose publique, +mais c’était par tradition plus encore que par vertu. +Leur culture d’esprit était réelle, toutefois l’histoire, +le droit, les sciences y tenaient une place plus importante +que la poésie. Surtout ils se considéraient, +presque naïvement, comme une race particulière et +choisie par la Providence pour donner l’exemple. +L’application qu’ils mettaient à remplir leurs devoirs +leur rendait l’orgueil naturel. Il y avait quelque +chose du sentiment dynastique dans leur sentiment +de famille. Depuis des siècles les Bourgueil avaient +fourni à la République des savants, des pasteurs, +des magistrats, dont les parchemins, les portraits, +les mobiliers ornaient leurs demeures d’aujourd’hui +et nourrissaient leur fierté. Ils tenaient à leurs souvenirs +comme à des droits spirituels, seuls restes de +leurs privilèges abolis. Sûrs et satisfaits d’eux-mêmes +et de leurs généalogies, conscients des obligations +politiques et morales que leur créait leur +passé, désireux de jouer un rôle sans que ce fût toujours +par intérêt personnel, ils se retrouvaient +volontiers tous les quinze jours à ce repas de famille +où ils prenaient une notion exacte de leurs ressources, +de leur caractère et de leur parenté. D’ailleurs, ils +ne déméritaient ni par le talent, ni par la fortune. +Du haut de son cadre, Gaspard Bourgueil, l’ami de +Théodore de Bèze, avec sa mine jaune et son rabat, +comme, du haut de son socle, Bénédict Bourgueil, +sculpté par Houdon, et qui joua <i>Zaïre</i> sur le théâtre +de Voltaire, contemplaient avec satisfaction l’assemblée +de leurs descendants, et montraient le même +air volontaire sur leurs visages rasés, le même nez +proéminent que Jean-Étienne Bourgueil présidant +la table et trônant parmi les siens.</p> + +<p>Clarisse réveilla Desnouettes de sa méditation :</p> + +<p>— Et ma cousine Fanny, est-elle une puritaine ?</p> + +<p>Il s’empressa de dévisager celle qu’on lui nommait : +la jolie M<sup>me</sup> Gaillardoz riait à pleine gorge. Il voulut +s’expliquer, mais les termes exacts ne vinrent pas à +son esprit. Alors il soupira, car il n’était content que +lorsqu’il avait condensé sa pensée en une formule :</p> + +<p>— Votre cousine… non certes… Elle est si vive… +si…</p> + +<p>Brusquement, il cessa de bafouiller, et se penchant +vers Clarisse :</p> + +<p>— Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous a-t-on +raconté quelque chose ?</p> + +<p>Clarisse s’étonna à son tour. Elle n’était au courant +de rien, ayant horreur des potins et ne sollicitant +jamais les confidences. Les secrets des autres ne l’intéressaient +pas, ou plutôt elle ne songeait pas que +les autres eussent des secrets.</p> + +<p>Desnouettes reprit son aplomb.</p> + +<p>— J’admire beaucoup M<sup>me</sup> Gaillardoz. C’est une +nature si extraordinairement féminine, si contradictoire +souvent…</p> + +<p>— Mais non, mais non. Elle est comme tout le +monde, elle ne pense qu’à une chose à la fois.</p> + +<p>— Quelle erreur, chère amie. Vous, vous êtes complètement +maîtresse de vous-même. Mais il existe +des natures moins heureuses, plus compliquées…</p> + +<p>On se levait de table et il dut s’interrompre. On +passa au salon. C’était une vaste pièce à boiseries +grises, tendue de belles tapisseries où dominaient +les rouges et les verts, et dont les scènes bibliques +étaient bordées de fleurs et de fruits en guirlandes : +elles représentaient Déborah après son crime, Esther +au festin d’Assuérus, entre les lances des gardes, et, +sur une autre paroi, le roi David venant à la rencontre +d’Abigaïl. Des rideaux d’un riche damas +pourpre étaient tirés sur les fenêtres ; la cheminée +de marbre noir encadrait un feu de bûches. Le café +fut servi dans des tasses de vieux Nyon.</p> + +<p>Puis les hommes se rendirent en cortège au fumoir. +Desnouettes faisait profession de ne s’intéresser +qu’aux femmes : aussi, renfermé dans un silence qui +lui était, d’ailleurs, pénible à soutenir, affecta-t-il +de regarder, dans l’importante bibliothèque, le dos +des livres. Au milieu d’une rangée, reliés de sombre +avec leurs titres en or, se présentaient les ouvrages +du maître de maison, et notamment sa grande +<i>Histoire de la Liberté</i> qui l’avait rendu célèbre en +Europe. Tome I<sup>er</sup> : <i>Athènes</i> ; tome II : <i>Florence</i> ; +tome III : <i>La Réforme</i> ; tome IV… Tout en lisant, +Desnouettes ne pouvait s’empêcher d’entendre, derrière +lui, l’auteur, le vieux Bourgueil qui, à propos +d’un incident de la politique quotidienne, se livrait +à son éloquence habituelle :</p> + +<p>— Le monde, quoi qu’on dise, reviendra aux éternelles +idées directrices ; il ne peut compromettre pour +une aventure, le salut de son avenir.</p> + +<p>Son frère le diplomate, flattant sa jolie barbe +blanche bien assortie à son visage d’un rose soigné, +lui rétorqua :</p> + +<p>— Des idées directrices ? Il n’y en a pas ; il n’y a +que du va-et-vient ; et les hommes, comme des bouchons +de liège, dansent malgré eux dans les remous…</p> + +<p>— Je crois à l’intervention de l’homme dans les +événements et je crois qu’elle se multiplie en raison +du progrès. A l’origine, les sociétés ont besoin d’un +chef unique. Mais, à mesure qu’elles se civilisent, le +maître devient moins utile, et l’enfant commence à +marcher seul. Le sens de l’évolution humaine, c’est +l’apprentissage de la liberté. Ceux qui se laissent +diriger s’aperçoivent qu’ils peuvent à leur tour agir +sur les choses et sur eux-mêmes ; ils prennent ainsi +l’ambition de marquer le monde à leur ressemblance… +Il y a du César dans le fond de toute âme…</p> + +<p>M. Henri Bourgueil n’avait pas du tout l’âpreté +enthousiaste de son frère. Il pensait mettre de la +profondeur à paraître léger, et s’imaginait railler par +tradition diplomatique et scepticisme mondain, alors +qu’en réalité il obéissait à une timidité naturelle et +à une peur de la critique, qui l’empêchaient d’affirmer. +Son amour des belles relations lui venait du +besoin de se rassurer sur lui-même. Désireux d’observer +toutes les convenances, la solitude, la nudité, +la sincérité lui eussent causé une égale confusion. +Il admirait son frère, mais ne le jalousait point, car +il préférait n’être pas célèbre. Il lui répondit avec +une malice apprêtée :</p> + +<p>— Tu es un historien et je ne connais que le présent. +La pratique des affaires enseigne à ne compter +que sur le hasard. Un souverain, un général, un ministre +font des gestes et donnent des signatures, mais ils +obéissent à un nombre considérable de faits extérieurs, +d’influences anonymes, et d’irrémédiables nécessités…</p> + +<p>La tradition des dîners de famille exigeait ainsi +que les deux frères, à propos des questions du jour, +opposassent leurs points de vue en un dialogue +toujours recommencé. Ils discutaient volontiers, l’un +avec un mélange de solennité et de violence, l’autre +disert et méticuleux, n’étant pas toujours si différents +qu’ils le pensaient, mais prenant bien garde +de ne pas s’accorder, car ils aimaient leurs éternelles +controverses.</p> + +<p>— A propos, fit l’avocat Gouvieux, qui est-ce qui +a été à l’assemblée générale d’Ain-Bessem ?</p> + +<p>La Société d’Ain-Bessem avait été fondée par des +banquiers genevois pour exploiter un domaine agricole +au Maroc. Depuis trois ans, elle donnait de beaux +bénéfices.</p> + +<p>— Moi, répondit Hubert Damien d’un ton bourru.</p> + +<p>— Est-il vrai que le dividende a été fixé à huit pour +cent ?</p> + +<p>— Oui. Ils ont tort.</p> + +<p>— Pourquoi donc ? fit Gouvieux, inquiet. Il avait +« en portefeuille », comme il disait, un certain nombre +de ces valeurs qu’il jugeait « intéressantes ».</p> + +<p>— Eh bien, répondit Hubert, parce qu’ils devraient +augmenter leurs réserves dans de beaucoup plus fortes +proportions. Leurs titres y gagneraient de la stabilité.</p> + +<p>— Puisque vous parlez d’affaires, dit M. Henri +Bourgueil à son neveu, me conseillez-vous de vendre +mes Uritanys ? Ces valeurs brésiliennes ne me plaisent +pas.</p> + +<p>— A combien sont-elles cotées ? demanda Gouvieux.</p> + +<p>— Au pair, je crois.</p> + +<p>— On prétend qu’elles vont baisser quand on +connaîtra le résultat du dernier exercice.</p> + +<p>Amédée Roset, la main en cornet sur l’oreille, avait +saisi en partie les aphorismes de son beau-frère Jean-Étienne, +mais cette conversation financière lui parut +trop dure à suivre. D’ailleurs, elle ne le regardait +pas. Serré dans une petite jaquette démodée et pas +très propre, l’air modeste, il n’avait rien du capitaliste ; +et il aurait frémi à l’idée de déplacer les +quelques obligations de villes et de cantons qui +formaient son maigre revenu. Sans faire de bruit, il +gagna un autre groupe où il tâcha de comprendre. +Justement Gaillardoz racontait une anecdote ; l’oncle +Amédée n’en savoura guère les détails, tendu qu’il +était dans son appréhension de manquer le mot de +la fin. Et il le manqua en effet, mais il se mit à rire +comme les autres.</p> + +<p>Hubert s’approcha de son beau-père, Jean-Étienne +Bourgueil.</p> + +<p>— J’ai entendu parler aujourd’hui d’un de vos +anciens amis.</p> + +<p>— Lequel ?</p> + +<p>— Richard Fabre-Gilles, de Nîmes.</p> + +<p>— Comment, qui vous a parlé de lui ?</p> + +<p>— Son petit-fils.</p> + +<p>Hubert expliqua que M. Georges Fabre-Gilles, +banquier à Nîmes, avec qui il était en relations +d’affaires, lui avait demandé de prendre son fils +Laurent dans ses bureaux pendant quelques mois. +Rien n’était plus simple : la maison Damien & C<sup>ie</sup> +avait l’habitude d’accueillir chaque année des volontaires +allemands, italiens ou français, attirés par la +réputation de la finance genevoise. Le jeune homme, +tout nouvellement arrivé, était venu dans l’après-midi +rendre visite à son futur patron, et il avait +parlé de son grand-père Richard.</p> + +<p>Le vieux Bourgueil releva vers le plafond son nez +lamartinien :</p> + +<p>— Quel souvenir ! Nous nous sommes rencontrés +à Athènes, lors de mon premier voyage en Grèce. +Plus tard, je l’ai revu chez lui, nous avons échangé +une longue correspondance. Mais il y avait bien +quinze ans que nous ne nous étions plus donné signe +de vie quand il est mort.</p> + +<p>— Faisait-il des affaires ?</p> + +<p>— Non, de l’archéologie. Comment est son petit-fils ?</p> + +<p>— Oh, insignifiant…</p> + +<p>— Fabre-Gilles ? N’y a-t-il pas eu une alliance de +ce nom-là avec les de Végabre, la famille de notre +mère ? demanda M. Henri Bourgueil.</p> + +<p>— Attends. Il y a deux branches de Végabre : +l’une qui est allée s’établir en Angleterre au commencement +du XVIII<sup>me</sup> siècle, et dont un membre +en effet s’est marié à Nîmes et y est mort. L’autre +branche s’est éteinte, faute d’héritier mâle, lors du +mariage de notre mère, en mil huit cent trente-neuf…</p> + +<p>— … Trente-huit.</p> + +<p>— Permets. Je tiens aux dates précises. Nos +parents se sont épousés en avril mil huit cent trente-neuf. +Notre père, qui était de mil huit cent dix, avait +vingt-neuf ans. Notre mère était de mil huit cent +dix-huit.</p> + +<p>— Tu as raison. Mais tu oublies une autre alliance. +Notre grand-oncle Antoine Mérienne avait également +épousé, vers mil sept cent soixante-quinze, une +Végabre. Ceux-là étaient d’Aubonne, où ils possédaient +un château. C’était une bonne famille de la Côte.</p> + +<p>— Comment, fit Gaillardoz, vous êtes parents des +Mérienne. Est-ce la même famille que Théodore Mérienne, +mon camarade ?</p> + +<p>— Sans doute. Nous cousinons encore.</p> + +<p>« Parler d’argent, ensuite de généalogies, pensa +Desnouettes, ce sont les thèmes habituels. Mais ce +sont des thèmes ennuyeux. » Il préféra songer à +Fanny Gaillardoz. Il l’avait définie : une coquette. +Fort de cette définition, il avait commencé à lui +faire une cour selon les principes. Pour séduire, il +n’agissait pas au hasard, mais suivait une tactique. +Dans le cas présent, les résultats n’avaient pas été +fameux. « Assurément, c’est une coquette, ajouta-t-il +avec le souci de ne pas renoncer à une formule, mais +une coquette d’une espèce particulière. » Alors, il +chercha à dresser un autre plan de campagne, et +maudit cette interminable conversation de fumoir.</p> + +<p>Enfin l’on revint au salon. Fanny, debout près +du piano, feuilletait de la musique. Desnouettes se +précipita. Jusque-là il avait affecté auprès d’elle une +courtoisie de bon ton ; il se mit, par contraste et à +l’improviste, à lui débiter des galanteries presque +libertines.</p> + +<p>Fanny le regarda d’un œil arrondi sous son beau +sourcil noir, puis elle recommença à tourner les pages. +Comme elle venait de s’accouder, le jeune homme +dominait son épaule blanche, sa poitrine décolletée +sur laquelle se baissait son profil mince, sa bouche +en cerise qui faisait une moue de moquerie. Enfin +elle n’y tint plus et murmura :</p> + +<p>— Mais c’est scandaleux, ce que vous me dites… +Et ici, en plein dîner de famille…</p> + +<p>Desnouettes se sentit encouragé. « C’est bien cela, +pensa-t-il, elle cache son jeu, mais elle a des intentions. » +Fanny ajouta, avec un demi-sourire de côté +qui lui était habituel :</p> + +<p>— Regardez donc…</p> + +<p>De nouveau, Desnouettes jeta un coup d’œil circulaire. +Le vieux Bourgueil, droit devant la cheminée, +glabre et emphatique, la main passée dans son gilet, +continuait à paraphraser des idées générales ; son +frère l’écoutait, calé dans un fauteuil et aplatissant +entre ses deux mains comme pour la repasser, sa +barbe d’argent. Autour de la grande table, sous la +lampe, des femmes travaillaient à des ouvrages. Un +peu en retrait, Clarisse penchait sur une broderie sa +tête bien coiffée. Trois jeunes filles sur un sofa se +racontaient des histoires puériles avec de fous rires +impossibles à réprimer. L’avocat Gouvieux persistait +à demander des conseils financiers à Hubert Damien +qui avalait ses bâillements : on voyait ses yeux se +plisser et sa gorge se contracter sous l’effort. Amédée +Roset, résigné au silence, assis sur une chaise basse, +attendait.</p> + +<p>— Vous êtes indigne, murmura Fanny en raillant, +de troubler cette atmosphère.</p> + +<p>— Avouez que cela vous amuse.</p> + +<p>— Croyez-vous que je m’amuse de si peu ? fit-elle +avec brusquerie et lui tournant le dos.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil avait une faiblesse : elle aimait +porter le soir de nobles toilettes, ce qu’elle appelait +des « robes de style ». Elle rapprocha son fauteuil de +sa fille.</p> + +<p>— Clarisse, je ne suis pas contente de ma couturière, +elle perd la tradition, elle veut me pousser à +des extravagances. J’ai bien envie de l’abandonner. +Que me conseilles-tu ?</p> + +<p>Clarisse continua sa broderie. Elle était habituée +à ce que sa mère la consultât sur toutes ses démarches. +Elle demanda de sa voix paisible :</p> + +<p>— Avez-vous quelqu’un d’autre en vue ?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil soupira et regarda ses magnifiques +dentelles : l’idée de trahir la couturière qui l’habillait +depuis trente ans lui parut soudain monstrueuse.</p> + +<p>— Ah, si tu pouvais m’accompagner chez elle, tu +l’obligerais à faire ce que je veux. Tu as tellement +plus d’autorité que moi…</p> + +<p>Et comme Clarisse souriait, elle ajouta :</p> + +<p>— Mais si, mais si. Personne ne te résiste.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Henri Bourgueil se leva. Elle ne semblait +jamais se rendre compte combien, quoique un peu +lourde, elle était classiquement belle ; ses attitudes +étaient sculpturales à son insu. Elle traversa le salon +d’un pas de déesse, vint s’asseoir à son tour près de +Clarisse, et la chaise cria sous sa majesté.</p> + +<p>— Renseigne-moi, dit-elle. On m’a beaucoup vanté +l’École nouvelle de Céligny, et j’ai l’idée d’y mettre +François. Qu’en penses-tu ?</p> + +<p>Comme sa belle-sœur, comme toute la famille, +M<sup>me</sup> Henri Bourgueil tenait à l’opinion de Clarisse, +et son adhésion à un projet le faisait paraître légitime +et raisonnable.</p> + +<p>— François, ajouta-t-elle, est un peu diable, il a +besoin d’être surveillé. J’irai parler au directeur. De +tous mes enfants, c’est Nicolas qui me préoccupe le +moins. Il est si travailleur, si consciencieux.</p> + +<p>Et elle entama l’éloge de Nicolas. L’éducation de +ses quatre garçons était son souci principal. Sa beauté +de matrone s’animait dès qu’elle parlait de ses fils.</p> + +<p>L’oncle Amédée dit tout à coup :</p> + +<p>— J’ai été ce matin au sermon de M. Lachault, +à Saint-Pierre.</p> + +<p>— Sur quoi a-t-il prêché, mon oncle ? demanda +Clarisse, en articulant avec soin pour se faire mieux +saisir.</p> + +<p>— J’étais près de la chaire, répondit-il, j’ai très +bien entendu.</p> + +<p>La bonne M<sup>me</sup> Bourgueil déclara qu’elle ne tenait +plus à l’écouter : elle le trouvait trop sévère, et +n’allait pas à l’église pour qu’on la décourageât. Le +pasteur Lachault était un homme d’une âpre éloquence, +un prophète de l’Ancien Testament. Il ne +prêchait pas, il dénonçait. Il requérait à la face de +Dieu, comme un procureur, contre les péchés innombrables +de l’humanité.</p> + +<p>— J’ai longtemps hésité à lui confier l’instruction +religieuse de Nicolas, dit M<sup>me</sup> Henri Bourgueil.</p> + +<p>Son mari, s’étant approché, déclara d’un air fin :</p> + +<p>— Sa sévérité bien connue n’éloigne personne, tant +on a besoin qu’un pasteur ou un médecin prenne au +sérieux les fautes ou les maux qu’on vient leur +confier. M. Lachault peut à peine suffire aux entretiens, +aux conseils qu’on réclame de lui. Il est très +couru !</p> + +<p>— C’est, paraît-il, un théologien remarquable, fit +l’oncle Amédée.</p> + +<p>— Mais surtout un connaisseur de l’âme humaine. +Ses yeux sont perçants et sa conscience inflexible. +Dès qu’on se trouve devant lui, il vous devine, il +met le doigt sur votre plaie, et il vous oblige à guérir.</p> + +<p>— Eh bien, je trouve cela indiscret, s’écria la +bonne M<sup>me</sup> Bourgueil.</p> + +<p>Clarisse dit, d’une voix lente qui fit taire les autres :</p> + +<p>— C’est un grand chrétien.</p> + +<p>Tout de suite, chacun oubliant son avis particulier, +se rallia à ce jugement : il parut être, parce que +Clarisse l’avait prononcé, la juste expression d’une +vérité incontestable.</p> + +<p>Là-dessus, dans le silence, à travers les fenêtres +fermées, résonna le carillon de la cathédrale qui +annonça la demie de dix heures : la pendule du salon +lui fit écho tout de suite, car dans la famille on avait +le goût de l’exactitude et l’on réglait les pendules. +Alors chacun se leva et prit congé. Plusieurs autos, +qui attendaient à la porte, emmenèrent les principaux +couples, mettant pour quelques minutes dans ce quartier +déjà endormi de la haute ville et tout blême +d’une neige récente, une animation imprévue.</p> + +<p>Les Damien, qui habitaient à deux pas, rentrèrent +à pied. Hubert raconta en bâillant à sa femme que +son père se souvenait très bien de Richard Fabre-Gilles. +La bise, soufflant fort, l’interrompit un instant +au coin du Bourg-de-Four, et ils se hâtèrent vers la +rue de l’Hôtel de Ville où était leur maison.</p> + +<p>Clarisse demanda :</p> + +<p>— Quand mon père l’a-t-il connu ?</p> + +<p>— En Grèce, autrefois…</p> + +<p>Ils arrivèrent devant leur porte, une haute porte +cochère qui grinça lorsque Hubert l’ouvrit. Ils traversèrent +la cour, montèrent l’escalier. Mais comme, +selon son habitude, le concierge avait tout éteint de +bonne heure, ils durent gravir l’escalier à tâtons, +dans le noir.</p> + +<p>— Sapristi, s’écria Hubert, j’oublie toujours mes +allumettes…</p> + +<p>Clarisse songeait aux dernières paroles de son +mari et revoyait ce petit Fabre-Gilles qui était venu +leur rendre visite dans l’après-midi : un jeune garçon +très intimidé, qui n’était resté qu’un instant et n’avait +prononcé que peu de paroles. Tandis qu’elle montait +ainsi, dans l’obscurité, sa pensée ranimait son image, +et elle croyait le voir encore et l’entendre.</p> + +<p>— Comment, nous voilà déjà en haut ? fit-elle en +atteignant leur palier.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">II</h2> + + +<p>La maison des Hubert Damien fait partie de cette +rangée de belles demeures, bâties pour la plupart au +XVIII<sup>me</sup> siècle dans le goût français, qui couronnent +au midi la cité. D’un côté, elles donnent sur l’étroite +rue des Granges, inégale et pavée, ou sur la rue, à +peine plus large, de l’Hôtel de Ville ; de l’autre, s’élevant +sur de hautes terrasses, elles dominent l’ancien +rempart et les frondaisons de la Treille. En contrebas +s’étendent le vaste jardin des Bastions, des quartiers +entiers dont les toits fument et miroitent, +puis, au delà, des collines chargées de bois et de +maisons, enfin la campagne, bordée à gauche par les +falaises rayées du Salève, à droite par le Jura qui +s’éloigne. Au-dessus de ce large paysage, le ciel +paraît immense.</p> + +<p>Clarisse avait souvent remarqué l’étonnement des +personnes qui lui rendaient visite pour la première +fois : elles venaient de suivre la rue resserrée, de +traverser la cour humide, de gravir l’escalier sombre, +puis, entrant dans le salon, elles recevaient tout à +coup cette lumière dans les yeux, et, attirées par +l’espace, ne pouvaient se retenir d’aller aux fenêtres. +Desnouettes prétendait que beaucoup d’habitants +de ces maisons étaient à leur image : ils offraient au +passant un visage sérieux ou maussade, mais leur +intimité révélait des surprises et s’ouvrait sur des +horizons. Clarisse, plus pondérée, lui reprochait d’être +paradoxal.</p> + +<p>C’est qu’elle avait admis, une fois pour toutes, la +beauté de sa demeure dont la façade claire semblait, +au sommet du coteau, arrêtée en plein vol, et qu’elle +ne croyait pas devoir s’extasier hors de propos. Elle +n’aimait pas les exubérances, qu’elle estimait toujours +peu sincères, ni les interjections, qu’elle trouvait +bruyantes. Elle n’aimait pas non plus à remettre +en question, fût-ce pour s’en réjouir à nouveau, ce +qu’il y avait de définitif dans son existence. Tout +étalage la choquait. Elle était l’exacte contraire +d’une parvenue. Son sens délicat de la mesure, de +ce qui convient, son tact un peu prude la faisaient +parfois juger insensible. Certaines personnes, tout en +l’admirant, en l’enviant en secret, la disaient froide. +Elle vivait sans hésitations ni rêveries inutiles. Où +aurait-elle trouvé l’occasion d’une plainte ou d’un +regret ? Depuis son enfance, puis au cours de sa +première jeunesse, et ensuite durant ses huit années +de mariage, chaque chose lui était venue à son heure. +Elle était trop raisonnable pour inventer de l’inédit, +de l’impossible ou de l’étrange.</p> + +<p>Ce qui achevait de satisfaire Clarisse, c’est qu’elle +se sentait entourée d’affection et de respect. On lui +était reconnaissant de se montrer bonne et sage, et +de donner ainsi, sans ostentation ni effort, et tout +naturellement, l’exemple. Desnouettes, que sa perfection +irritait, lui avait dit un jour qu’elle était +conservatrice de vertus traditionnelles : sur quoi +elle avait haussé les épaules. Elle ne se croyait pas +meilleure que les autres. Par une chance extraordinaire +elle n’avait jamais été victime de l’envie, et +elle se trouvait en accord avec son monde qui ne +l’empêchait pas de jouer le rôle qu’elle préférait. Et +enfin, de même qu’elle était en harmonie avec les +hommes, elle l’était avec Dieu. Sa piété était normale. +Elle n’éprouvait aucune peine à croire, ayant +accepté la religion comme le reste. Rien en elle +n’était répréhensible ou douloureux : pourquoi +aurait-elle fui la Providence, pourquoi l’aurait-elle +contestée ? Au contraire, Dieu apparaissait comme la +confirmation suprême, la justification de Clarisse +Damien et de la tâche qu’elle remplissait dans une +société en ordre. Ses croyances augmentaient sa +sécurité.</p> + +<p>Ne professait-elle pas, d’ailleurs, que seules les +personnes inactives se tourmentent ? Elle disait, +d’une façon simpliste, que la mélancolie est le résultat +de l’oisiveté. Étant bien portante et pratique, elle +agissait. Par devoir aussi bien que par habitude, elle +tenait son ménage avec grand soin, économe, sachant +le prix des choses, soucieuse de ne pas être trompée, +mais jamais avare, ni mesquine. Elle rendait fréquemment +visite à ses parents, aux membres de sa +famille, à ses amies. Elle sortait avec son mari : peu +de théâtre, mais quelques dîners où participaient +toujours les mêmes personnes, des conférences, des +concerts ; — ils croyaient tous deux aimer la musique +parce qu’elle ne les ennuyait pas, et, ayant +choisi cet art pour s’y intéresser, ils ne s’occupaient +pas des autres. Au printemps, ils allaient s’installer +à la Cômerie, une propriété de famille qu’ils possédaient +dans les environs de Genève. A l’automne ils +revenaient rue de l’Hôtel de Ville. Et le cycle recommençait, +un cycle aux obligations réglées d’avance, +aux divertissements prévus.</p> + +<p>Mais surtout Clarisse avait ses charités. Elle était +trop Bourgueil pour ne pas rechercher les responsabilités +et pour ne pas se plaire au commandement. +Présidente de deux comités de bienfaisance, trésorière +d’un asile pour filles repenties et d’un dispensaire, +elle organisait trois fois par an des comptoirs +à des ventes, et s’occupait activement de la paroisse. +Elle mettait dans son dévouement un certain autoritarisme +qui éclaircissait les questions et tranchait +les difficultés, mais elle exprimait sa volonté avec +une voix douce et enjouée. Elle ramenait d’un mot +juste les discussions qui s’égaraient entre femmes +bavardes, peu pressées de conclure et qui n’observaient +jamais leur tour de parole. Même quand son +jugement était trop sommaire, elle emportait l’adhésion +grâce à sa certitude d’avoir raison, qu’elle +tenait de son père, mais qui était chez elle plus innocente +et plus gentille… Cependant, aux réunions où +il fallait discuter et voter, Clarisse préférait les charités +plus personnelles, plus discrètes. Combien d’êtres +malheureux et souffrants la voyaient entrer dans +leur chambre, leur apporter un cadeau ou une bonne +parole ! Elle aimait s’occuper d’eux, les influencer et +les diriger.</p> + +<p>Ainsi, rue du Soleil-Levant, dans une triste mansarde +sur la cour, il y avait un petit garçon malade, +enveloppé de draps sales, et qui ne cessait de gémir +que lorsqu’elle lui tenait la main. Dans la Cité, +c’étaient trois sœurs qui avaient connu un meilleur +sort avant d’être complètement ruinées, et dont elle +devait écouter chaque fois l’éternel défilé de souvenirs. +A la Pélisserie, elle montait cinq étages d’un +escalier noir et visqueux pour rendre visite à un +vieillard, Pigueret, ancien batelier du lac, presque +aussi sourd que l’oncle Roset, et qui réclamait d’elle +des lectures pieuses : il lui fallait hurler des passages +de l’Écriture, et souvent les voisins de palier venaient +rire derrière la porte. Mais sa préférée, c’était, rue +des Belles-Filles, la vieille Winiger, qui était un peu +folle.</p> + +<p>Là, on se trouvait dans une pièce basse de plafond +et prenant jour d’une fenêtre à guillotine. Le lit disparaissait +sous un énorme édredon rouge et blanc. +Aux murs étaient épinglées des gravures de modes +périmées : jeunes dames à petit chapeau rond et +la taille rehaussée d’une tournure, messieurs à favoris. +Dans un fauteuil se pelotonnait, ramassée sur +elle-même comme pour se défendre, avec un air de +vieille fée qui n’a pas encore jeté tous ses sorts, +M<sup>me</sup> Winiger.</p> + +<p>Comme d’habitude, elle accueillit ce jour-là Clarisse +avec mille cris puérils et des questions dont elle +n’attendait pas la réponse. Mais tout le temps de +ses phrases sans suite, ses yeux égarés s’attachaient +au paquet que tenait la visiteuse.</p> + +<p>— Je vous apporte votre châle, dit Clarisse.</p> + +<p>La vieille se jeta dessus, défit en tremblant la +ficelle, tira le châle de laine et essaya de s’en envelopper. +Clarisse l’aida et, comme elle regardait la +nuque ridée, les mèches blanches, — tout à coup, +sans même qu’elle l’eût sollicitée, sa mémoire lui +présenta l’image très nette de Laurent Fabre-Gilles +entrant dans son salon, l’autre dimanche, les yeux +baissés, silencieux…</p> + +<p>M<sup>me</sup> Winiger riait de plaisir dans son châle. Clarisse +s’approcha du lit, tapa les oreillers, tendit les couvertures.</p> + +<p>— Je vous ai fait porter du bouillon. Était-il à +votre goût ?</p> + +<p>Ah, le bouillon lui avait fait du bien. Seulement +il lui aurait fallu autre chose…</p> + +<p>— Quoi donc ?</p> + +<p>La vieille recommença à s’agiter. Elle prit Dieu +à témoin, et les hommes, qu’elle ne demandait rien, +qu’on était bien bon pour elle, qu’elle était si reconnaissante…</p> + +<p>— Mais que voulez-vous ?</p> + +<p>Elle regarda Clarisse avec une expression qui +devenait joviale : « Voilà, le médecin m’avait conseillé +de… » Elle ferma un œil pour avertir qu’elle +allait dire une bonne farce, ensuite, d’une voix flûtée :</p> + +<p>— … de boire du champagne !… Oui, chaque soir, +avant de me coucher.</p> + +<p>Puis elle affecta une mine pudique, à demi choquée, +comme s’il s’agissait d’une indécence, et elle guetta. +Clarisse, qui était de bonne humeur, promit de lui +en faire porter une bouteille.</p> + +<p>— Mais vous n’en boirez pas trop à la fois, recommanda-t-elle +avec inquiétude.</p> + +<p>— Peuh, je sais bien ce que c’est que le champagne. +J’en ai bu quand j’étais jeune… Une cuillerée, c’est +la dose.</p> + +<p>Elle reprit son bavardage, ses miaulements et ses +éternuements de chat. Mais Clarisse s’en alla.</p> + +<p>Dehors, les vieilles rues étouffaient sous le brouillard. +Clarisse marcha vite pour échapper à l’humidité. +Elle aimait d’ailleurs cette atmosphère épaissie +qui avait de la saveur, où les passants disparaissaient +comme des ombres. Son pas était réglé, allongé. Elle +sentait tout son être en ordre et bien portant. Et, +par un retour de scrupule, elle se reprocha un instant +cette satisfaction sans cause évidente : « Quelle complaisance +facile parce que je viens de me donner +l’occasion d’être charitable ! » Mais cet optimisme +était si agréable qu’elle s’y laissa aller sans chercher +davantage.</p> + +<p>Elle n’avait à aucun degré l’habitude de s’analyser. +Sa vie extérieure était fort remplie, mais sa vie +intérieure était très simple. Elle n’observait pas les +moindres variations de son humeur, et ne s’imaginait +pas qu’il y eût des obscurités ou des mystères en +elle ; elle se considérait comme une personne ordinaire. +L’idée ne lui serait jamais venue de tenir un +journal, d’entretenir une correspondance sentimentale. +Elle n’avait pas d’amie intime et n’éprouvait +pas le besoin d’en avoir. Elle n’aurait pas admis +qu’on fût indiscret. On ne s’y risquait pas d’ailleurs, +car, malgré sa bonne grâce, elle avait parfois une +expression un peu distante, son « air Bourgueil », +comme elle disait elle-même, et qui l’affligeait dès +qu’elle s’en rendait compte. Seul, Desnouettes finissait +par être assez familier. Elle était indulgente à +sa faconde où elle trouvait un contraste à sa propre +douceur. Et puis elle se plaisait à lui faire la leçon.</p> + +<p>Il vint la trouver vers la fin de l’après-midi, toujours +fébrile :</p> + +<p>— Il y a des siècles que je ne vous ai vue !</p> + +<p>— Nous avons dîné ensemble la semaine dernière, — remarqua-t-elle +autant par désir d’exactitude +que par malice.</p> + +<p>— Vous m’avez beaucoup manqué. J’ai énormément +de plaisir à causer avec une femme aussi intelligente +que vous.</p> + +<p>Clarisse n’était pas gênée par les compliments, +mais elle les trouvait inutiles. En général, son attitude +décourageait les hommes de lui en faire, sauf +Desnouettes l’aveugle. Comme elle se taisait, il dit :</p> + +<p>— Voilà, j’ai un service à vous demander.</p> + +<p>Et il raconta qu’il était extrêmement inquiet de +l’opinion que M<sup>me</sup> Gaillardoz se faisait de lui. Il +l’avait rencontrée l’autre jour chez des amis, et ils +avaient bavardé tête à tête. Très gaiement. Peut-être +avait-il été un peu loin dans ses propos. Depuis ce +jour, quand il la rencontrait, elle répondait avec +froideur à son salut.</p> + +<p>— Vous l’avez rencontrée souvent ?</p> + +<p>— Une fois.</p> + +<p>— Eh bien, que voulez-vous que je fasse ?</p> + +<p>— Demandez à votre cousine ce qu’elle pense de +moi.</p> + +<p>Clarisse lui fit remarquer qu’il pourrait le demander +lui-même. Desnouettes, agacé, se dit que cette +bonne amie était un peu candide. Alors il recommença +ses explications, en phrases pressées, et finit +par obtenir qu’elle « tâterait » Fanny.</p> + +<p>Ensuite, quoique rassuré, le jeune homme ne voulut +pas s’en aller tout de suite. Il prit un air avantageux +et déclara :</p> + +<p>— Vous vous étonnez sans doute de mes manières. +C’est que j’observe un plan général soigneusement +élaboré. A chaque être humain correspond une +méthode qu’il suffit d’employer avec adresse pour +le maîtriser ou le séduire. J’obtiens ainsi des résultats +extraordinaires, que la discrétion malheureusement, +et aussi la modestie, m’interdisent de citer. +Ne jugez donc pas mes subtilités trop absurdes.</p> + +<p>— Je ne vous trouve pas absurde.</p> + +<p>— Si, si, je vois bien que vous ne me comprenez +pas tout à fait… Je perçois très vite ces infimes +désapprobations… Comment dirai-je ? Je possède +comme des antennes morales.</p> + +<p>Satisfait de sa formule, il répéta, avec préciosité :</p> + +<p>— Des antennes morales…</p> + +<p>Clarisse sourit, il continua :</p> + +<p>— Je suis sûr qu’en ce moment vous êtes un peu, +un tout petit peu fâchée contre moi.</p> + +<p>— Mais non.</p> + +<p>— Mais si. Je vous devine… Savez-vous que je +vous devine beaucoup plus que vous ne le croyez ?</p> + +<p>Clarisse n’avait rien de caché, mais elle n’aimait +pas qu’on la devinât. Il s’agissait là d’une question +de convenance. Son âme, c’était comme sa chambre +à coucher : un lieu non pas mystérieux, mais réservé +à elle et à son mari.</p> + +<p>— Mon bonheur, ajouta Desnouettes avec pédanterie, +c’est d’observer les gens à leur insu, de percer +leurs secrets. Chacun de nous cache quelque chose. +Comment le découvrir ? Voilà mon étude favorite…</p> + +<p>— Voulez-vous, dit Clarisse, me passer une bûche. +Le feu va s’éteindre.</p> + +<p>Desnouettes passa la bûche, puis, sautant à une +autre idée :</p> + +<p>— Penchée sur le feu, Clarisse, et l’entretenant +pour tous, vous m’apparaissez comme une Vestale !</p> + +<p>— Non, une maîtresse de maison.</p> + +<p>Hubert entra au moment où Desnouettes s’en +allait. Il était fatigué, avec de grands cernes sous +ses yeux pâles. Il se jeta dans un fauteuil et gémit :</p> + +<p>— Ce soir, je me coucherai de bonne heure.</p> + +<p>Clarisse, qui regardait toujours les flammes, vit +nettement surgir d’entre elles le jeune Fabre-Gilles. +Encore une fois, l’image la frappa par sa scrupuleuse +exactitude. Il se tenait un peu penché en avant, +et son visage régulier, imberbe, bruni, avait quelque +chose de méditatif. Dans le même instant, elle entendit +son mari qui disait :</p> + +<p>— J’ai mis ce matin le petit Fabre-Gilles à la +correspondance.</p> + +<p>— Tiens, c’est curieux, je pensais justement à +lui, s’écria-t-elle.</p> + +<p>— Dis donc, Gaillardoz est venu me voir. Nous +dînons chez eux le quinze, paraît-il…</p> + +<p>— Sans doute, répondit Clarisse, qui n’oubliait +jamais un rendez-vous.</p> + +<p>— Cela m’était sorti de la tête. J’espère que ce +n’est pas un grand dîner…</p> + +<p>Clarisse fit un geste involontaire, comme pour +chasser une pensée inutile.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">III</h2> + + +<p>Clarisse se demanda comment elle occuperait son +après-midi. Hubert venait de partir pour le bureau. +Elle commença par s’asseoir à sa table et pendant +une heure elle mit ses comptes à jour, mais son +esprit était distrait. Alors elle appela sa cuisinière +et lui commanda les repas du lendemain. Après +quoi, la cuisinière rentra dans sa cuisine, et Clarisse +retomba à sa solitude.</p> + +<p>Irait-elle payer une note chez son fourreur ? En +général, elle tenait à régler ses dettes le plus tôt +possible. Mais elle écarta ce projet avec une sorte +d’impatience… Irait-elle voir sa mère ? Mais, son +habitude était de rendre visite à M<sup>me</sup> Bourgueil le +matin, ou bien le jeudi qui était son jour. Peut-être +sa mère serait-elle sortie. Eh bien, elle demanderait +son père ! M. Bourgueil, il est vrai, s’étonnerait +d’être ainsi dérangé à l’improviste. N’importe !</p> + +<p>Dès qu’elle fut déterminée, elle se sentit d’excellente +humeur. Elle retrouvait son équilibre en recommençant +à agir. Elle mit son chapeau et sortit. +Comme elle tenait à ne pas arriver trop tôt, elle +passa chez son confiseur afin de commander des +petits fours. C’était le confiseur patenté de la famille +qui se servait déjà chez son père et son grand-père. +Sa boutique était étroite, mais son mérite reconnu. +Justement une cliente qu’on servait avant Clarisse +était en train de féliciter le patron :</p> + +<p>— Alors, vous êtes heureux ?</p> + +<p>— Ils sont énormes, — répondit l’homme au +tablier blanc, avec une vanité joviale peinte sur sa +face bien nourrie.</p> + +<p>— Juliette n’a pas trop souffert ? Il faut qu’elle +prenne garde…</p> + +<p>— Énormes tous les trois, à ne pas savoir lequel +est le plus gros !</p> + +<p>Il accompagna la dame jusqu’à la porte et revint, +toujours hilare, vers Clarisse.</p> + +<p>— Je voudrais… fit-elle.</p> + +<p>— D’abord je ne voulais pas le croire, et puis +quand je les ai vus…</p> + +<p>— Mais quoi donc ?</p> + +<p>— Mes fils, madame. Depuis ce matin je suis père +de trois jumeaux !</p> + +<p>Il était si glorieux que Clarisse ne put s’empêcher +de se réjouir aussi. Elle mêla ses félicitations à la +commande. Et l’autre inscrivait et répétait : « Des +tartelettes à la crème, oui, madame, pour ce soir… +C’est un cas très rare, m’a dit le médecin… Une douzaine +de cerises à l’eau-de-vie, je les soignerai. » Il +s’embrouillait un peu, dans l’excès de sa joie, mais +il se montrait très désireux de bien faire, et d’étonner +sa clientèle, maintenant que la Providence lui avait +donné une marque, à ce point éclatante, de sa faveur +particulière.</p> + +<p>Clarisse en l’écoutant ne fit aucun retour sur elle-même. +Elle n’avait pas d’enfant, mais sur ce point, +comme sur les autres, elle ne souhaitait pas ce dont +elle était privée. Son existence était trop occupée +pour qu’elle en pût remarquer les vides. Jamais elle +n’avait eu besoin de plus d’affection qu’elle n’en +possédait. Elle n’imaginait pas les ressources dont +son cœur eût peut-être été capable, si elle avait eu +un enfant…</p> + +<p>En arrivant au Bourg-de-Four elle demanda :</p> + +<p>— Madame est là ?</p> + +<p>Tout de suite elle fut rassurée. M<sup>me</sup> Bourgueil, +tenant sur ses genoux son petit chien familier, était +dans le salon aux tapisseries bibliques, entre David, +Assuérus et Déborah. Une vieille amie, M<sup>me</sup> de +Griffeuilhe, lui faisait ses confidences.</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Griffeuilhe était redoutée à juste titre. +Ses deux filles s’étaient enfuies de chez elle pour +aller se marier à l’étranger. Son mari était mort de +ses taquineries. Elle occupait activement sa vieillesse +à colporter des histoires que son ingéniosité +savait rendre dangereuses. Papelarde, roulant de +gros yeux engageants, la langue embarrassée comme +si elle suçait un éternel bonbon, elle mentait avec +bonhomie et insinuait sans en avoir l’air. Elle avait +trop besoin des autres pour être ostensiblement +méchante. Mais elle ressemblait, sous ses voiles de +veuve, à une araignée dans sa toile, en deuil de ses +victimes.</p> + +<p>Elle fit un accueil câlin à Clarisse, et lui posa +quelques questions sur ses amies — sa maxime étant +qu’il n’est jamais inutile de s’informer, surtout quand +il s’agit de la « jeune génération ». D’ailleurs, elle +préférait suspendre, devant ce témoin, les récits +extraordinaires qu’elle faisait à la bonne M<sup>me</sup> Bourgueil. +Celle-ci excusait sa visiteuse, et trouvait très +naturel de ne la jamais croire qu’à moitié.</p> + +<p>Comme la conversation ralentissait, Clarisse, pour +dire quelque chose, parla des trois jumeaux.</p> + +<p>— Trois jumeaux ? fit M<sup>me</sup> de Griffeuilhe, brusquement +intéressée. Où cela ?</p> + +<p>Clarisse raconta l’histoire. L’autre ramena ses +voiles afin de dissimuler sa curiosité terrible.</p> + +<p>— Trois jumeaux ! répéta-t-elle. J’y vais.</p> + +<p>Et elle disparut. Jimmy, brusquement réveillé, +sauta sur le tapis et l’accompagna jusqu’à la porte +de ses aboiements minuscules. Pour le faire cesser, +M<sup>me</sup> Bourgueil agita un fouet d’enfant qu’elle tenait +à portée de sa main débonnaire. La petite bête, observant +ses distances, ne se tut qu’à son gré.</p> + +<p>— Papa est-il là ?</p> + +<p>— Oui, il travaille. Il viendra tout à l’heure. Je +ne t’attendais pas avant demain.</p> + +<p>— Mon après-midi était libre, murmura Clarisse.</p> + +<p>— Eh bien, puisque te voilà, je vais te raconter +tout de suite ce qu’on attend de toi.</p> + +<p>— De moi ?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Alexandre Gaillardoz, la belle-mère de Fanny, +était venue récemment trouver M<sup>me</sup> Bourgueil pour +se plaindre des allures de sa belle-fille. Fanny ne +poussait-elle pas l’originalité jusqu’à se peindre les +lèvres ? Naturellement, elle n’avait rien osé lui dire ! +Mais elle en avait touché deux mots à son fils, qui +s’était rebiffé et avait défendu sa femme. Son fils +était absurde, prétendait M<sup>me</sup> Alexandre Gaillardoz, +et Fanny se faisait du tort. Alors elle avait pensé que, +peut-être, Clarisse, qui était l’amie de Fanny, pourrait…</p> + +<p>— Mais, maman, interrompit Clarisse, ce n’est pas +possible ; jamais Fanny ne m’écoutera…</p> + +<p>— J’oubliais de te dire que M<sup>me</sup> Gaillardoz t’a +naturellement couverte d’éloges que j’ai trouvés +très raisonnables.</p> + +<p>Clarisse haussa les épaules et s’écria :</p> + +<p>— Est-il bien vrai que Fanny se peigne les lèvres ? +Et si c’est vrai, n’est-elle pas libre de le faire ?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, toujours prête à suivre l’avis de +sa fille, déclara — ce qui n’était pas tout à fait +exact — qu’elle avait fait les mêmes objections, +mais qu’on avait insisté.</p> + +<p>— Il paraît bien, ajouta-t-elle, que Fanny prend +un genre impossible. M<sup>me</sup> de Griffeuilhe me disait +tout à l’heure…</p> + +<p>— Oh, M<sup>me</sup> de Griffeuilhe !</p> + +<p>— Elle n’est pas la seule ! Je t’avoue que dans la +famille on commence à trouver…</p> + +<p>— Comment ?</p> + +<p>— Mais oui, la famille s’étonne… L’autre soir +encore, à dîner…</p> + +<p>— Ah !… dans la famille, on s’étonne…</p> + +<p>Clarisse hésita. La question changeait d’aspect. +Autant elle trouvait légitime la liberté individuelle +de Fanny, autant elle jugeait inconvenant d’associer +certaines excentricités au dogme Bourgueil. Sa +mère, que son désir d’être toujours d’accord avec +elle rendait perspicace, devina cette hésitation et +voulut l’aider à modifier son avis.</p> + +<p>— Oui, je t’assure, on en parle… On ne comprend +pas que toi, tu ne dises rien…</p> + +<p>Clarisse se sentit dominée par la famille, et cessa +de résister : la Famille faisait partie de ce qu’elle +ne discutait jamais. Quand elle vit Clarisse décidée, +sa mère se rallia comme elle, et sans réserve, au +projet.</p> + +<p>— Je suis bien contente. Ce que tu diras fera +beaucoup d’effet à Fanny. Elle t’admire tellement. +Mais oui, je t’assure. Le fait est que tout le monde +a pensé à toi pour cette… ambassade. D’ailleurs, vous +dînez bientôt chez eux, n’est-ce pas ?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, qui n’était devant la vie qu’une +ignorante débordant d’indulgence, avait la certitude +que sa fille viendrait toujours à bout de toutes les +difficultés. Les compliments qu’on lui faisait sur +Clarisse — car son faible était connu — lui causaient +du plaisir, certes, mais lui paraissaient bien anodins +comparés à ce qu’elle pensait elle-même.</p> + +<p>— Voyons, Jimmy, dit-elle, ne nous ennuie pas…</p> + +<p>Le griffon, qui avait longuement frotté contre le +fauteuil de sa maîtresse son petit corps aux poils +emmêlés, voulait attirer maintenant l’attention du +public en faisant le beau et en tournant sur ses deux +pattes de derrière : la gueule ouverte, recourbant +entre ses dents aiguës une langue de jambon, il +semblait rire. Mais il disparut instantanément sous +le fauteuil au bruit de la porte, et devinant le nouveau +venu.</p> + +<p>C’était M. Bourgueil. Il était enveloppé d’une +vaste robe de chambre qui le drapait comme une +toge. Tout en lui prenait un caractère oratoire.</p> + +<p>— Je ne trouve pas ton père bien portant, ces +jours-ci, fit M<sup>me</sup> Bourgueil. Nous conseilles-tu de +faire venir le docteur ?</p> + +<p>— Ma chère, déclara le héros vieilli penchant son +profil de médaille, laissez-moi le soin de ma santé. +Vous savez que je ne crois pas aux médecins.</p> + +<p>— Mais enfin, Clarisse, qu’en penses-tu ?</p> + +<p>Clarisse se taisait, cherchant en elle-même comment +diriger la conversation. Elle avait besoin de +son père : elle se rangea de son côté.</p> + +<p>— Papa a raison. A quoi bon se droguer ?… Tenez, +mettez-vous près du feu, étendez vos jambes sur ce +tabouret.</p> + +<p>Elle écarta une lampe dont la lumière le gênait +et l’installa en souriant. Sa mère n’osait pas la +contredire. Néanmoins, s’adressant à Jimmy qui +sous la table la considérait de ses noires prunelles, +elle murmura :</p> + +<p>— Moi, je suis pour appeler le médecin quand on +est malade.</p> + +<p>Ensuite elle soupira. Elle obéissait à son mari +comme à sa fille. M. Bourgueil n’était pas un méchant +homme, mais il était dédaigneux et autoritaire, et +pendant quarante ans n’avait jamais admis que sa +femme eût une autre opinion que la sienne. Comme +elle s’était pliée à cette tyrannie, c’était un très bon +ménage.</p> + +<p>— Hubert va bien ?</p> + +<p>— Oui, il est fort occupé en ce moment. Je me +demande s’il n’entreprend pas trop de choses. Vous +savez que son associé vient de partir pour le Midi. +Peut-être n’est-il pas assez secondé. Ses employés…</p> + +<p>— Bah ! fit M. Bourgueil, on travaille mieux quand +on est seul. Est-ce que le journal est arrivé ?</p> + +<p>— Non, pas encore, répondit sa femme. Il est +chaque jour plus en retard.</p> + +<p>Clarisse s’empressa de revenir à la piste qu’on +venait de croiser.</p> + +<p>— Je vous assure… il devrait avoir plus d’employés, +et peut-être plus de jeunes gens en stage…</p> + +<p>— Au fait, est-il content du petit Fabre-Gilles ?</p> + +<p>Elle murmura d’un air indifférent :</p> + +<p>— Je ne sais pas… je crois que oui…</p> + +<p>Au dehors, on entendit le carillon de la cathédrale, +très pur dans l’air gelé, tout de suite imité +par la pendule sur la cheminée de marbre noir. +Clarisse se sentit satisfaite, comme si de tout l’après-midi, +elle n’avait visé que cette minute. Elle demanda :</p> + +<p>— Vous avez beaucoup connu son grand-père, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui, autrefois.</p> + +<p>— Comment vous êtes-vous rencontrés en Grèce ?</p> + +<p>— J’ai toujours pensé que sa famille l’avait envoyé +là-bas pour le consoler…</p> + +<p>— Le consoler ?</p> + +<p>— Oh ! il ne m’a pas fait de confidences, et je ne +trahis aucun secret. Je n’ai jamais vu quelqu’un de +plus réservé. Tout cela, d’ailleurs, est si vieux ! +J’avais cru deviner un chagrin chez lui. Plus tard, +à Nîmes, on m’a raconté qu’il avait été fiancé à une +jeune fille, qui en avait épousé un autre…</p> + +<p>— Ah !</p> + +<p>Il y eut un silence, puis Clarisse questionna de +nouveau :</p> + +<p>— C’est une vieille famille de Nîmes, les Fabre-Gilles ?</p> + +<p>Elle se plaisait à prononcer ce nom auquel elle +trouvait une sonorité particulière, et comme une +signification. Étant Bourgueil, elle se sentait solidaire +de cette autre lignée citadine et rapprochée +d’elle par leur commune antiquité. Son père reprit :</p> + +<p>— Tu sais qu’on me demande d’être un des rapporteurs +au prochain congrès de philosophie, à Bologne ?</p> + +<p>Clarisse voulait savoir encore. Elle demanda :</p> + +<p>— Dites, les Fabre-Gilles…</p> + +<p>— J’hésite encore à accepter. Cependant il y a +longtemps que je veux aller passer trois mois en +Italie.</p> + +<p>— Mais, objecta sa femme, vos travaux, vos +livres ?</p> + +<p>— Hé, j’en trouverai là-bas. Tiens, Clarisse, je +vérifierai à Florence ou à Sienne, comme dans cette +Grèce dont nous venons de parler, que la civilisation +réellement humaine ne fleurit que dans les petits +États. C’est une de mes conceptions favorites. Je +découvrirai là-bas des documents pour l’appuyer. Et +il faut bien l’époque bassement utilitaire que nous +vivons, et où ne comptent que la quantité, le poids, +l’argent, la matière et le nombre, pour l’avoir méconnue. +L’avenir de l’Europe serait dans le rétablissement +des anciennes républiques et principautés, +aux dépens des grandes puissances matérialistes.</p> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, saisi par son idée ; +c’était un improvisateur autoritaire qui se lançait +volontiers dans des théories générales qu’il ornait +de façon heureuse, grâce à son admirable culture, +plus qu’il ne les fondait solidement. Il puisait dans +sa sincérité la certitude qu’il avait raison, et affirmait +avec une force qui intimidait beaucoup de +monde. Il croyait discuter lorsqu’il ne faisait que +proclamer. Les réalisations pratiques ne l’occupaient +pas. Il aimait à semer, et abandonnait le souci des +moissons à ceux qu’il appelait — avec sa hauteur +magnifique d’un homme comblé par l’existence — les +« gens intéressés »…</p> + +<p>Il s’arrêta dans sa marche, tournant vers le plafond +son visage anguleux, et, imposant de la main +silence aux deux femmes, il continua :</p> + +<p>— Savonarole, Machiavel, grandes figures ! J’irai +les interroger…</p> + +<p>Mais Clarisse reprit, obstinée :</p> + +<p>— Papa, il y a longtemps que vous ne les avez +revus, les Fabre-Gilles ?</p> + +<p>— Richard, mon ami, est mort il y a trente ans. +Et tiens, puisque tu me parles de lui, je le revois +tout à coup : un beau garçon, du type classique, +avec des traits réguliers brunis par le soleil de Provence. +Il demeurait volontiers silencieux et, de nous +deux, c’était moi qui paraissais le Méridional. Très +fier, il savait se dominer et ne m’a jamais trahi cette +déception dont je te parle. Je ne crois pas que son +mariage lui ait apporté l’oubli. Il a dû mourir silencieux +et inconsolé.</p> + +<p>— Ah !…</p> + +<p>— Sa femme, reprit M. Bourgueil en cédant à son +besoin perpétuel d’affirmer, a écoulé près de lui son +existence sans pressentir, j’en suis sûr, cette douleur, +et la générosité de son compagnon. Les femmes sont +parfois bien coupables…</p> + +<p>— Coupables de quoi, mon ami ? demanda innocemment +M<sup>me</sup> Bourgueil.</p> + +<p>Le vieux Jean-Étienne laissa tomber sur elle son +regard qui s’était perdu au loin. Lui aussi était une +grande intelligence, lui aussi n’avait pas toujours +été compris par sa femme, si excellente qu’elle fût. +Aurait-elle pu partager ses ardeurs cérébrales, la +foi qui l’avait réchauffé durant des années dans son +cabinet de travail, lorsqu’il surexcitait ses thèses, +enfiévrait, pour mieux les solliciter, ses paperasses +et ses notes ! Il se tourna vers Clarisse :</p> + +<p>— Vois-tu, mon enfant, chaque année élargit +autour de nous le cercle de l’isolement. Les amis +nous quittent les uns après les autres. Nous devons, +par l’enrichissement progressif de notre âme, préparer +notre heure dernière qui sera celle de l’absolue +et définitive solitude.</p> + +<p>Clarisse, recueillie en elle-même, se recula dans +l’ombre, au pied de la tapisserie où le roi David +s’avançait, galant et cuirassé, parmi les verdures. +Maintenant, elle était renseignée. Et comme le silence +du salon n’était plus interrompu que par le +crépitement du feu dans la cheminée, elle dit adieu +et s’en alla.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">IV</h2> + + +<p>Les jours qui suivirent, Clarisse mena ses comités +d’œuvres plus rondement que de coutume. Desnouettes, +qui la rencontra dans la rue, s’étonna de +la trouver plus jolie qu’il ne pensait, en dépit d’une +robe qu’il n’aimait pas. C’est que la figure de Clarisse +valait surtout par l’expression de ses traits légers. +Son teint n’était pas éclatant, mais pur, frais, d’une +délicatesse morale, semblait-il, aussi bien que physique. +Son cou un peu long faisait souvent pencher +sa tête, dans une pose attentive. Elle n’avait pas +tant de beauté que de physionomie. Aussi risquait-elle +de paraître insignifiante aux personnes pressées, +ou d’attirer par contre et retenir, selon le reflet qui +montait de son âme à son visage.</p> + +<p>Son mari éprouva les effets de cette humeur +aimable, et il y eut entre eux un renouveau de +bonne entente. Huit années auparavant, ils s’étaient +épousés, sans grand élan, il est vrai, mais avec bienveillance +et bonne foi. Ils se connaissaient depuis +toujours. Entre eux, pas de mensonges, ni de surprises. +Ils appartenaient au même monde, leurs +familles traitaient d’égale à égale. Quand Hubert, +après deux ans passés dans les affaires à Londres +et à New-York, revint à Genève pour prendre sa +place dans la maison de banque paternelle, il ne +demandait qu’à se marier, afin de s’installer définitivement. +Il revit Clarisse, il la trouva « changée en +bien », et elle lui plut beaucoup. Clarisse venait de +refuser l’un après l’autre deux jeunes hommes : le +premier parce qu’il n’était pas de son rang, le second +parce que, de notoriété publique, il était un viveur, +et tous deux parce qu’elle ne les aimait pas. Elle +fut sensible aux attentions que lui témoigna Hubert, +elle redouta de refuser un troisième parti en si peu +de temps : ils s’épousèrent. On vit là un beau mariage, +l’union de deux anciennes familles, parmi une +nombreuse parenté accourue de partout.</p> + +<p>Hubert, en dépit de quelques aventures, avait au +fond toujours dédaigné les femmes. Jamais il n’avait +souffert par elles ; il ne leur avait jamais rien sacrifié. +Il sut gré à Clarisse d’être une épouse sans coquetterie, +parfaitement simple et loyale. Il aurait cru +indigne d’elle, et inutile aussi bien qu’ennuyeux, de +lui dire des flatteries ou de se montrer sentimental.</p> + +<p>L’amour physique n’avait pas transformé moralement +Clarisse. Elle s’y était soumise puisque c’était +la volonté légitime de son mari, mais ni l’un ni l’autre +n’étaient des voluptueux. Parfois cependant, à cause +d’un souvenir, d’une comparaison, par l’effet naturel +de la saison ou de la jeunesse, l’un des deux sentait +un recommencement d’amour : l’autre s’y prêtait de +bonne grâce et ils pouvaient se croire épris de nouveau. +Bien rarement ils se trouvaient ensemble dans +le même état de la chair. Aussi ces flambées soudaines, +qu’ils ne savaient entretenir, s’éteignaient-elles +assez vite. Ils assistaient sans trop de regret +à ce déclin, et retournaient à la régularité habituelle +de leurs relations conjugales.</p> + +<p>Le grand intérêt d’Hubert, c’était sa banque. Ce +garçon d’apparence endormie avait accepté comme +un destin naturel d’être bien portant, bien marié, +bien pourvu de rentes, de parents et d’amis, et il +ne demandait rien d’autre à la vie, à celle du moins +qu’on lui connaissait. Dans son bureau par contre, +il se réveillait de son indifférence superficielle. +Laissant à ses fondés de pouvoir les besognes courantes +dont la longue et honorable pratique avait +fait la prospérité de la maison, il spéculait. Du fonds +de son tempérament paresseux montait alors une excitation +délicieuse qu’il n’avait jamais connue ailleurs, +et dont il réclamait impérieusement le retour. Telle +était la raison de son assiduité au bureau et à la +Bourse : il lui fallait le bonheur anxieux du risque. +La seule fièvre dont il était capable lui venait du +jeu, et non pas n’importe lequel — il n’avait jamais +tenu une carte — mais celui de la finance. Il ne cherchait +pas à gagner de l’argent, car il n’était ni intéressé, +ni avare : il poursuivait des sensations fortes. +Il croyait exercer un métier, et il ignorait qu’il satisfaisait +une passion. Ce n’était pas dans un musée, +dans un théâtre, dans une salle de tribunal ou de +délibérations politiques, dans un cabaret, dans un +laboratoire, dans une chambre de femme, qu’il avait +savouré les plus puissantes émotions de son existence : +c’était entre les quatre murs tristes de son +cabinet de travail, parmi les cotes, les dépêches et +aux appels stridents du téléphone.</p> + +<p>Dès qu’il quittait son bureau pour rentrer chez lui +ou pour aller chez ses amis, Hubert redevenait +apathique ou maussade. Il cherchait ainsi à protéger +le travail de sa pensée spéculative qui ne s’arrêtait +pas. Huit années de mariage l’avaient engraissé. +Son visage, jadis agréable, s’était bouffi ; de grosses +paupières couvraient ses yeux trop pâles où rien +ne semblait se passer. Il demeurait volontiers +assis, bâillait, n’écoutait jamais les conversations +où il n’était pas pris directement à partie. Sans doute +aurait-il été jugé ennuyeux si la plupart des interlocuteurs +qu’il rencontrait dans son monde ne +l’avaient été davantage. Et il était certainement +peu poli : mais le genre caractéristique des Damien +consistait, depuis des générations, à manquer d’urbanité. +Hubert, quand il ne répondait pas aux saluts, +pensait suivre une tradition de famille et prouver +par un sans-gêne de manant qu’il était aristocrate.</p> + +<p>Clarisse s’approcha pour l’embrasser.</p> + +<p>— Oui, ma chérie, dit-il avec un accent de contrariété.</p> + +<p>Elle sentit sa froideur, s’assit sur le bras de son +fauteuil et demanda :</p> + +<p>— Fatigué ?</p> + +<p>— Non, non. Tout va bien.</p> + +<p>Tout n’allait pas bien au contraire, et il était +préoccupé de la baisse à New-York. Mais il ne parlait +jamais de la banque dans son ménage. Il avait +horreur qu’on s’occupât de ses affaires personnelles.</p> + +<p>— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? demanda-t-il pour +détourner les questions.</p> + +<p>— J’ai été voir ma tante Henriette.</p> + +<p>— Que dit-elle de ses quatre fils ?</p> + +<p>— Ils vont aller passer quelques jours à la montagne. +Faire du ski…</p> + +<p>Hubert haussa les épaules. Il n’aimait pas les +sports. Il raconta qu’on lui avait parlé à la Bourse +d’un accident récent survenu à Saint-Cergues. D’ailleurs +les hôtels étaient mal chauffés et on y attrapait +des fluxions de poitrine.</p> + +<p>Clarisse voulut lui dire qu’elle avait rencontré le +petit Fabre-Gilles… Elle revenait de chez sa tante, +au crépuscule. Elle longeait la promenade du Pin, +elle avait regardé les arbres qui se détachaient sur +le ciel encore clair et doré : il lui semblait les voir +toujours. Et soudain, comme elle ramenait les yeux +sur le trottoir, elle avait croisé le jeune homme. +Il avait passé près d’elle sans la reconnaître. Il était +vêtu de noir. Elle aurait dû l’arrêter, lui adresser la +parole… Depuis cette minute, elle ressentait une sorte +d’étonnement, et elle conservait dans sa mémoire, +sans pouvoir s’en défaire, le souvenir précis de cet +étranger sombre, marchant vite, sous un ciel étrange. +Elle s’impatientait du retour périodique de ces +images détaillées à la fois et mystérieuses, indépendantes +de sa volonté et comme chargées d’une +signification qu’elle ne comprenait pas.</p> + +<p>Ne pouvant se retenir plus longtemps, elle s’adressa +à son mari qui, replongé dans le journal, n’avait +pas remarqué son silence :</p> + +<p>— J’ai rencontré le petit Fabre-Gilles.</p> + +<p>— Ah ?</p> + +<p>Il plia son journal, et dit, sans se presser :</p> + +<p>— Son père m’a écrit une nouvelle lettre.</p> + +<p>— Une lettre ? Montre donc.</p> + +<p>Hubert haussa les épaules.</p> + +<p>— Voilà des parents qui se font bien du souci ! +Qu’ils laissent donc ce garçon se débrouiller tout +seul. Quand j’étais en Amérique…</p> + +<p>Clarisse, sans l’écouter, lisait la lettre. M. Fabre-Gilles +y parlait de son fils avec un autoritarisme +anxieux. On devinait qu’il craignait pour lui les +hasards d’une existence inconnue. Ses phrases +trahissaient de l’inquiétude, de l’austérité, presque +de la jalousie. Il demandait à Hubert de s’intéresser +à Laurent, de lui ouvrir sa maison, afin qu’il +ne fût pas seul et exposé aux tentations du dehors. +« C’est une nature un peu sauvage, écrivait-il, et que +je ne connais pas bien moi-même. Jusqu’à présent, +il ne m’a guère donné d’ennuis, mais voici les années +décisives ! On voudrait être l’ami de ses enfants, +et parfois ils vous témoignent une froideur, presque +une méfiance qui désespèrent. N’hésitez pas à le +surveiller, à l’interroger au besoin, et même à le punir +s’il le faut : je vous délègue ma sévérité paternelle. »</p> + +<p>Clarisse laissa retomber la main qui tenait la lettre, +en proie à des impressions d’une vivacité extraordinaire. +D’abord elle était touchée par cette appréhension +mélancolique, cette susceptibilité sincère +et peut-être maladroite. Elle s’empressa de partager +une telle sollicitude pour un jeune être désarmé, dont +il est juste de protéger l’innocence et la faiblesse. +Puis elle connaissait trop bien le plaisir d’ordonner +pour ne pas sympathiser avec cet homme dominateur +auquel le monde allait disputer la possession +de son fils. Le vague portrait que traçait M. Fabre-Gilles +ne s’opposait pas à ce qu’elle pensait du jeune +homme, de ce passant mélancolique qu’elle venait +de rencontrer au crépuscule. Enfin surtout cette +lettre — et elle la relisait encore — lui proposait +un devoir à remplir. A travers les termes employés, +elle reconnaissait son propre style, son propre désir +d’être honnête, d’être sérieuse, d’être pure. Elle +n’aurait pas parlé d’autre manière pour son enfant. +Tout ce qu’elle avait de meilleur répondait à la +requête, non dépourvue de grandeur et de gravité, +de ce père chrétien. Sa conscience s’ébranlait…</p> + +<p>— Hubert, fit-elle d’une voix lente. M. Fabre-Gilles +a raison, nous devons nous occuper de son fils.</p> + +<p>Hubert haussa les épaules. Elle reprit :</p> + +<p>— Nous avons vis-à-vis de ce jeune homme une +responsabilité.</p> + +<p>— Mais que veux-tu qu’il lui arrive ?</p> + +<p>— Je l’imagine assez facilement, répondit Clarisse +un peu agacée.</p> + +<p>« Il est vrai, songea-t-elle, que Hubert est très +pris ! Peut-être vaudrait-il mieux me charger moi-même +d’une tâche si maternelle ». Elle ne se déroberait +pas à ce devoir puisqu’elle en avait reconnu +l’exigence. Elle l’expliqua à son mari.</p> + +<p>— Occupe-toi de ce garçon, dit-il d’un ton rasséréné +puisqu’il ne s’agissait plus de se déranger lui-même… +Après tout, tu as raison, nous avons charge +d’âme. Et puis, j’aime mieux être en bons termes +avec la maison Fabre-Gilles, qui est une excellente +banque de province… Tiens, je te l’enverrai un de +ces jours prendre le thé avec toi.</p> + +<p>Clarisse ne dit rien. Toute activité nouvelle lui +plaisait, mais celle-ci plus particulièrement. Une fois +de plus, elle aurait la satisfaction d’exercer une influence. +Elle n’hésita pas à reconnaître l’intérêt que +lui inspirait Laurent Fabre-Gilles puisqu’elle s’intéressait +à lui pour son bien. Et elle se sentit impatiente +de se mettre à l’œuvre.</p> + +<p>Hubert fut frappé de l’expression de sa femme, et +il eut brusquement envie de l’embrasser. Mais elle +lui échappa. Alors, tout à coup réveillé, il la rattrapa +et la prit dans ses bras. Elle ne se déroba plus à son +baiser, et il la sentit abandonnée dans son étreinte.</p> + +<p>— Tu me plais, ce soir, fit-il.</p> + +<p>Elle regarda son mari avec plaisir. Il la câlina contre +lui, l’embrassa encore, lui murmura quelque chose à +l’oreille, et elle, baissant la tête et heureuse, accepta.</p> + +<hr> + + +<p>D’une fenêtre de son salon, Clarisse regardait au +dehors la fin du jour. Le ciel était d’argent, reluisant +par places de reflets qui allaient mourir. Au pied de +la Treille, le jardin des Bastions, assombri déjà, +emmêlait ses ramures noires. Les premiers réverbères +commençaient à s’allumer. Clarisse contemplait +tantôt le vide glacé d’en haut, les nuages annonciateurs +de neiges prochaines, et tantôt, en bas, le +scintillement des lumières qui se multipliaient pour +combattre la nuit tombante, le flamboiement des +magasins au ras des rues, les feux mobiles des autos +et des tramways. Mais elle ne rêvait pas devant ce +double spectacle : sa pensée précise combinait ses +visites du lendemain.</p> + +<p>Tout à coup elle eut l’impression qu’on entrait +derrière elle dans la pièce : elle se retourna et vit +Laurent Fabre-Gilles.</p> + +<p>Il paraissait très intimidé. Il expliqua maladroitement :</p> + +<p>— Monsieur Damien m’a envoyé vous voir…</p> + +<p>Clarisse voulait qu’il se montrât à son avantage. +Elle coupa sa phrase et répliqua :</p> + +<p>— Oui, je vous vaux quelques heures de congé !</p> + +<p>Et elle le regarda avec attention, sans s’occuper +de son silence interdit. Ses cheveux étaient noirs ; +son visage régulier, allongé, avec des sourcils épais +au-dessus de ses paupières baissées ; sa bouche +étroite à peine ombrée d’un commencement de moustache. +Il paraissait si peu dégagé de l’enfance, ou du +moins de l’adolescence, qu’elle se sentit en face de +lui très « grande personne ».</p> + +<p>Elle lui demanda :</p> + +<p>— Êtes-vous déjà venu à Genève ?</p> + +<p>Il répondit qu’il n’y était jamais venu auparavant. +Sa voix grave contrastait avec son air d’extrême +jeunesse.</p> + +<p>— Connaissez-vous quelques personnes ?</p> + +<p>Non, il ne connaissait personne.</p> + +<p>— Où habitez-vous ?</p> + +<p>Il expliqua qu’il s’était installé dans une pension +pour étrangers, boulevard de la Cluse, numéro 180.</p> + +<p>Gêné par le mutisme où il retombait après chaque +parole, il leva un instant les yeux vers Clarisse, montrant +des prunelles sombres ; ensuite il les baissa +de nouveau. Mais elle ne dit rien, exprès, afin d’augmenter +un peu sa gêne, se plaisant ainsi à être la +plus forte. Elle le tenait à sa disposition, et il ne lui +échapperait pas comme l’autre jour, quand il l’avait +croisée sans la reconnaître.</p> + +<p>— Vous êtes né à Nîmes, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui, madame.</p> + +<p>— Avez-vous voyagé ?</p> + +<p>Il avait été deux fois à Marseille, voilà tout.</p> + +<p>— Seulement ? Que de découvertes vous avez à faire !</p> + +<p>Il rit, d’un petit rire nerveux qu’elle entendit là +pour la première fois et qu’elle trouva un peu bête. +Alors elle reprit, d’une manière engageante :</p> + +<p>— En attendant, il faut travailler. Vous intéressez-vous +aux affaires ?</p> + +<p>Il récita :</p> + +<p>— Je suis très content d’avoir commencé la pratique.</p> + +<p>— Vous verrez, vous apprendrez beaucoup de +choses dans la banque de mon mari. Vous allez +passer ici quelques mois ?</p> + +<p>— Oui, madame.</p> + +<p>— Et après ?</p> + +<p>Après il irait à Londres.</p> + +<p>— Et après ?</p> + +<p>— Je ne sais pas…</p> + +<p>Peut-être commençait-il à se méfier d’un interrogatoire +si précis. Une seconde, son regard se fit +attentif, curieux à son tour, puis il reprit son +expression de petit jeune homme bien élevé.</p> + +<p>— Avez-vous des frères et des sœurs ? demanda +Clarisse.</p> + +<p>Là, il s’anima un peu, comme s’il ne risquait plus +de se trahir. Il avait deux sœurs mariées, l’une à un +avocat, l’autre à un propriétaire campagnard : elles +avaient toutes deux des enfants. Son frère aîné était +à Paris, où il faisait de la littérature. Mais ce frère, +qui avait trente-cinq ans, revenait peu à la maison. +Clarisse songea que Laurent avait dû être élevé en +rejeton tardif, à l’écart, entre des parents âgés, et +sans compagnon.</p> + +<p>— Et votre grand-père, reprit-elle, l’avez-vous +connu ?</p> + +<p>— Très peu. Il m’aimait beaucoup. On dit chez +moi que je lui ressemble…</p> + +<p>Clarisse se rappela soudain ce que M. Bourgueil +avait raconté de son ami d’autrefois. Et il se fit +alors dans son esprit un étrange et brusque travail +de substitution. Elle cessa d’écouter son interlocuteur, +mais elle s’occupa de lui bien davantage qu’en +l’écoutant. Elle venait enfin de rencontrer ce qu’elle +réclamait sans le savoir depuis le début de l’entretien : +l’occasion de s’intéresser à son sujet. Elle fit +à l’improviste bénéficier le jeune Fabre-Gilles +de ce qu’elle avait appris sur l’ancien, et elle interpréta +son attitude et ses paroles à la ressemblance +de son grand-père. S’il était réservé, c’est qu’il +était méditatif, peut-être fier ; s’il était taciturne, +c’est qu’il était mélancolique, peut-être malheureux. +Comme l’autre jadis, il était loin des siens, seul, exilé…</p> + +<p>— N’oubliez pas, s’écria-t-elle, que notre maison +vous est ouverte. Considérez M. Damien comme un +ami.</p> + +<p>Il remercia avec une politesse appliquée. Mais Clarisse, +entrant toujours plus dans son hypothèse, ne +se contenta plus de se renseigner et voulut encore +intervenir :</p> + +<p>— Si vous vous sentez trop isolé ; rapprochez-vous +de nous… Peut-être pourriez-vous changer de +pension ?</p> + +<p>D’un air indifférent, et sans s’apercevoir du ton plus +vif que prenait toujours Clarisse quand elle se mettait +à commander, il dit qu’il ne voulait pas changer. +Elle insista, retrouvant sa pente naturelle qui n’était +pas d’analyser mais d’agir. Alors il murmura :</p> + +<p>— Je tiens à rester où je suis. J’y ai rencontré des +personnes très agréables…</p> + +<p>Ce dernier mot l’inquiéta. Elle le jugeait depuis +quelques minutes si délicat, si fin, qu’elle craignit +tout de suite qu’il fût menacé.</p> + +<p>— Quelles personnes ?</p> + +<p>— Un Hongrois, qui joue très bien du violon.</p> + +<p>Elle fut soulagée. Elle ne voulait pas qu’il démentît +l’idée qu’elle se formait de lui. Désormais, elle avait +sur lui un parti pris autoritaire. Jusque là elle ne +connaissait qu’une image de Laurent, qui était +venue plusieurs fois s’imposer à sa mémoire : derrière +l’image s’évoquait maintenant une personne +morale, un certain type dont elle fixait les grandes +lignes et qui lui plaisait.</p> + +<p>Cependant il s’était levé et s’embrouillait dans une +formule de départ. Clarisse, désireuse de trouver chez +lui d’autres points de repère, l’obligea à se rasseoir.</p> + +<p>— Faites-vous de la musique ?</p> + +<p>Non, il se bornait à écouter son Hongrois… Sur +quoi l’interroger encore ? Ses questions étaient banales, +mais il fallait les essayer avant de trouver +une piste qui menât plus loin. Pour le joindre de plus +près, alors elle demanda :</p> + +<p>— Quel âge avez-vous ?</p> + +<p>— Dix-huit ans.</p> + +<p>Tout de suite, elle estima que cet âge était +conforme à ce qu’elle attendait de lui. Elle le considéra +avec un sourire et dit, autant pour lui faire sentir sa +propre prépondérance que pour le complimenter :</p> + +<p>— Comme vous êtes jeune…</p> + +<p>Mais il ne paraissait pas goûter les remarques trop +personnelles. Il se leva, et cette fois avec un élan qui +témoignait d’un ferme propos de partir — et il s’en +aperçut, sans doute, car, pour compenser, il se mit +à être cérémonieux. Elle dut le mener jusqu’à la +porte pour l’aider à s’en aller.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">V</h2> + + +<p>Les Gaillardoz continuaient de scandaliser la +famille. Mais ils ne s’en troublaient pas. Lui, Gaillardoz, +s’apercevait bien de cette réprobation tacite, +mais il y opposait une malice très fine dissimulée +sous ses dehors robustes de Jupiter tonnant, aux +sourcils touffus. La famille, qui n’osait pas l’aborder +de front, estimait qu’il était aveuglé sur le compte +de sa femme, la ravissante Fanny, à laquelle il +passait tous ses caprices. La famille trouvait qu’ils +dépensaient trop. La famille jugeait qu’ils voyaient +des gens qui n’étaient pas de leur monde… Et +Fanny, jolie, élégante, méchante parfois, énigmatique +surtout, choquait à journée faite la famille.</p> + +<p>Le soir où elle dîna chez eux, Clarisse se sentit +chargée d’une responsabilité bien lourde. Les deux +hommes étaient allés fumer ; elle se trouva tête à +tête avec sa cousine, sans trop savoir comment s’acquitter +de ses deux commissions, celle de sa mère et +celle de Desnouettes. Suivant le pli de son éducation, +elle débuta par la plus difficile :</p> + +<p>— Fanny, vous allez me trouver très indiscrète…</p> + +<p>Le teint de Fanny, ce soir, était parfaitement +clair. Mais elle avait promis. Elle continua, en +réponse à l’air étonné de la jeune femme :</p> + +<p>— Je ne suis qu’une intermédiaire… Je vous +transmets une observation…</p> + +<p>— Laquelle, dites vite ?</p> + +<p>— Eh bien, voilà : on estime que peut-être…</p> + +<p>Fanny se mit à rire en s’écriant qu’elle devinait +tout. Clarisse ne l’espérait guère, mais l’autre insista :</p> + +<p>— Si, si. On se plaint de moi dans la famille. Alors +ce dernier reproche…</p> + +<p>Elle affecta une mine contrite. Clarisse sourit à son +tour :</p> + +<p>— Eh bien, on vous reproche de vous peindre le +visage… C’est absurde, car si vous avez un joli teint, +il n’est que naturel, et je le constate ce soir encore.</p> + +<p>Fanny haussa les épaules :</p> + +<p>— Vous vous trompez, chère amie.</p> + +<p>Elle ouvrit un petit sac qu’elle avait à portée de +la main, en tira un bâton de fard, et, se dévisageant +dans une glace de poche, elle se rougit les lèvres. +Puis elle ajouta, avec beaucoup de calme :</p> + +<p>— Les sourcils, je les ai faits avant dîner.</p> + +<p>Elle se rejeta au fond du canapé et murmura, +avec une moue de sa bouche en cerise :</p> + +<p>— Oh, comme ces gens-là m’agacent ! Clarisse, +je vous en prie, ne prenez pas cet air scandalisé !</p> + +<p>Clarisse n’était pas scandalisée, mais elle trouvait +que sa cousine avait tort. Elle lui dit :</p> + +<p>— Ne croyez-vous pas qu’à votre âge, il est +inutile…</p> + +<p>— A mon âge, je suis libre de me colorier la figure +en jaune, si je le veux… Et si l’on prétend m’en +empêcher…</p> + +<p>— Voyons, Fanny, vous n’agissez que par contradiction. +Cela vous amuse-t-il vraiment ?</p> + +<p>Un peu agacée, et cédant à cet esprit de contradiction +qu’elle reprochait à son interlocutrice, Clarisse +vanta la simplicité, blâma le mensonge. Sûre +d’avoir raison, sa parole devint plus sèche, plus +autoritaire, comme si elle parlait à un enfant qui +ne veut pas obéir… L’autre finit par l’interrompre :</p> + +<p>— Voilà de beaux conseils. Mais qui vous a chargé +de me les transmettre ?</p> + +<p>Clarisse hésita, Fanny insista :</p> + +<p>— Ma pauvre amie, vous n’êtes pas assez rouée : +c’est la mère de mon mari.</p> + +<p>— Écoutez, Fanny…</p> + +<p>— Ah vous n’allez pas dissimuler à votre tour, +« farder » la vérité !</p> + +<p>Elle se mit devant la glace de la cheminée, prit +dans son sac un crayon de khôl et s’allongea les +yeux.</p> + +<p>— Tenez, fit-elle, voilà pour ma belle-mère !</p> + +<p>Puis elle revint vers Clarisse, se pencha en souriant +de côté :</p> + +<p>— Je ne vous en veux pas, vous savez… Ni à elle +non plus… Et maintenant, abordons d’autres sujets !</p> + +<p>Clarisse, vexée, se sentait légèrement ridicule. +Fanny, qui avait l’air de deviner toutes ses pensées, +lui dit :</p> + +<p>— Racontez-moi quelque chose. Avez-vous vu +Desnouettes ?</p> + +<p>Pressentant qu’un moyen de rabattre l’assurance +de sa cousine serait peut-être de débiner le jeune +homme, Clarisse s’écria :</p> + +<p>— Ah, par exemple, qu’il est donc absurde, qu’il +est donc ridicule !</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Il est persuadé que vous lui en voulez.</p> + +<p>— Moi ? s’exclama Fanny d’un air ravi.</p> + +<p>— Oui. Je lui ai affirmé qu’il n’en était rien, et +que vous ne lui accordiez pas la moindre attention. +Mais il s’imagine qu’il vous fait la cour.</p> + +<p>— Il est bête de le dire.</p> + +<p>— Aussi l’ai-je bien découragé. Il m’avait chargé +de vous demander si vous aviez un parti pris contre +lui. Je vais lui dire que non, qu’il vous est aussi indifférent +que possible, et, soyez tranquille, il n’insistera +plus.</p> + +<p>— Ah mais pardon, s’écria Fanny avec un rire +un peu forcé, ne le découragez pas trop. Ne m’enlevez +pas mes adorateurs. Ce pauvre Desnouettes ! +Il se tuerait — ou ne viendrait plus me voir.</p> + +<p>— Lui ? Il ne se tuera jamais pour personne.</p> + +<p>— Prenez garde de ne pas le défier !</p> + +<p>— En tout cas, pas pour vous…</p> + +<p>Clarisse s’arrêta net, surprise de l’âpreté qu’elle +mettait dans ses paroles, et un peu confuse. Elle était +fâchée que ce bref dialogue l’eût remuée à ce point ; +elle était en train de rougir sous le regard de sa +cousine devenue silencieuse. Il y eut un silence. Puis, +s’efforçant d’avoir l’air de ne pas attacher d’importance +à toutes ces choses, elle demanda à Fanny :</p> + +<p>— Eh bien, votre dernier mot ?</p> + +<p>— Dites à Desnouettes qu’il est absurde en effet, +et ridicule, de vous faire faire ses commissions. +S’il a des scrupules, qu’il vienne me trouver.</p> + +<p>Gênée, Clarisse murmura :</p> + +<p>— Fanny, ne soyez pas imprudente.</p> + +<p>Fanny se leva, affecta son demi-sourire de côté, +plein d’une fausse innocence, puis prenant son amie +par le bras :</p> + +<p>— Je sais l’affection que vous avez pour moi, et je +compte sur elle. Mais ne vous effrayez pas. Et allons +rejoindre nos maris.</p> + +<p>Elles gagnèrent le fumoir. C’était une pièce confortable +qu’éclairait avec douceur la lumière voilée +d’une lampe. Les sièges larges et profonds, recouverts +de cuir, étaient flanqués de petites tables où +l’on pouvait atteindre, sans presque allonger le bras, +des cigarettes, une tasse de café ou un livre. Gaillardoz +accueillit les deux jeunes femmes avec l’empressement +joyeux qu’il manifestait toujours.</p> + +<p>— Comme c’est aimable de venir nous trouver +dans cette caverne remplie de fumée. Clarisse, un +petit verre d’eau-de-vie ? Non ? Bien sûr ? C’est +dommage, car elle est bonne. Dois-je jeter mon +cigare ?</p> + +<p>— Naturellement, dit Fanny.</p> + +<p>Il tira encore une bouffée, regarda avec regret son +long Corona à moitié fumé, puis, malgré les protestations +de Clarisse, le jeta dans le feu.</p> + +<p>— Fanny, vous êtes sans pitié, remarqua Hubert +en continuant à fumer le sien.</p> + +<p>Il était à demi vautré sur un divan et essayait de +dissimuler des bâillements de plus en plus nombreux. +Dès neuf heures et demie, il avait envie d’aller +se coucher. On voyait passer dans ses prunelles +décolorées comme des ondes de sommeil.</p> + +<p>Clarisse, cherchant une conversation de tout repos, +dit :</p> + +<p>— Vous savez que notre oncle Henri va avec ses +quatre fils à Saint-Cergues.</p> + +<p>Gaillardoz poussa un cri :</p> + +<p>— Quelle bonne idée ! Si nous allions les rejoindre, +Fanny ? Hein, un premier janvier dans la neige, +là-haut !</p> + +<p>— J’aimerais mieux Villars : il paraît qu’on s’y +amuse beaucoup plus.</p> + +<p>— Nous irons à Villars. Tu danseras tous les soirs, +et tu remporteras tous les succès !</p> + +<p>Sa femme se plaignit de ses clameurs. Alors il se +redressa, le sourire aux lèvres, et cambra son large +torse. Son attitude était celle d’un lutteur forain, mais +une expression narquoise courait sur sa face puissante.</p> + +<p>— Est-il beau, mon énorme mari ! s’écria Fanny +presque malgré elle.</p> + +<p>— Certes, répondit Gaillardoz, il est magnifique.</p> + +<p>Il affecta de faire valoir ses muscles, avec des +gestes d’athlète, puis, se retournant :</p> + +<p>— Et vous, les Damien, viendrez-vous à Villars ?</p> + +<p>Hubert s’effara. Il avait horreur de se déplacer. Il +répéta ce qu’il disait toujours : les hôtels étaient +mal chauffés. Sa préoccupation profonde, qu’il +n’avouait pas, était de ne pas s’éloigner de son bureau.</p> + +<p>Pour changer de thème, Fanny demanda :</p> + +<p>— Que faites-vous ces temps-ci ?</p> + +<p>— J’ai après-demain un arbre de Noël pour de +petites orphelines.</p> + +<p>— Charitable Clarisse, s’écria Gaillardoz, voilà +une distraction que je ne vous envie pas.</p> + +<p>— Voyons, dit sa femme, tu ne vas pas te moquer +de ces enfants ?</p> + +<p>Il protesta et offrit même ses services.</p> + +<p>— Je vous prends au mot, répondit sa cousine ; +envoyez-nous des jouets ; nous avons si peu de chose +à leur donner à ces pauvres petites, et cela leur fait +tant de plaisir !</p> + +<p>— Vous verrez qu’il oubliera, dit Fanny.</p> + +<hr> + + +<p>Gaillardoz n’oublia pas, au contraire, et Clarisse ne +put s’empêcher de sourire devant l’amoncellement +de ses paquets. Il avait dû se ruiner. Tout en coupant +les ficelles, elle songea que, là encore, la famille l’accuserait +de dilapider son patrimoine.</p> + +<p>Clarisse se trouvait dans une vaste salle, au pied +d’un arbre auréolé de lumières et qui sentait bon +la forêt. Les petites filles entrèrent. Elles avaient des +robes pareilles et leurs figures se ressemblaient, +à cause du sentiment unique qui se peignait sur toutes. +Elles se tenaient immobiles, la bouche ouverte, sans +très bien comprendre, et leurs yeux reflétaient les +bougies. Clarisse vint à elles, les engagea à se rapprocher. +Elles la regardèrent d’abord avec inquiétude, +sans la reconnaître tout à fait, et craignant qu’on ne +les arrachât à ce spectacle extraordinaire. Plus près +du sapin, elles sentirent mieux la chaleur égale, elles +virent les noix dorées, les fils d’argent. Et plusieurs, +soudain, la tête renversée en arrière, découvrirent +l’étoile plantée sur la dernière branche. Alors, comme +si on les délivrait de leur timidité, ce fut une explosion +de joie et, toutes, elles tendirent les bras vers l’arbre, +dans leur désir de posséder ces choses brillantes.</p> + +<p>Clarisse, au milieu d’elles, et s’occupant de chacune, +trouva poignant ce désir puéril, d’une violence +si naïve et si pure. Quand on est une grande personne, +pensa-t-elle, on n’éprouve plus ces minutes d’extase. +Et elle devint mélancolique à l’idée que ces petites +filles, plus tard, lors de ces mêmes anniversaires, +seraient seules, et qu’elles écouteraient, sans y prendre +part, la joie des autres. Elle plaignit ceux dont personne +ne s’occupe, qui sont silencieux et timides… +Puis elle s’aperçut qu’elle ne pensait plus aux +orphelines, qu’elle pensait à Laurent Fabre-Gilles, +éloigné des siens durant les fêtes de Noël. Il lui parut +un orphelin aussi, en tout cas un exilé. Elle le revit, +taciturne, et de nouveau elle le crut en proie à un +chagrin qu’elle ne connaissait pas.</p> + +<p>Mais comme son visage de jeune Arabe mélancolique +s’imposait à sa mémoire avec trop d’évidence, +elle voulut chasser cette image qui l’engourdissait. +Elle se rapprocha des orphelines : maintenant rassemblées, +elles chantaient en chœur. Une seule, à +l’écart se taisait. Elle était toute petite, et portait +de grosses lunettes noires qui couvraient la moitié +de sa face. Elle semblait encore plus abandonnée +que les autres. Clarisse la prit brusquement dans ses +bras. L’enfant, d’abord effrayée, sentit que cette +dame l’aimait et tourna vers elle sa figure aveuglée +par les deux ronds noirs. Clarisse alors l’embrassa : +elle avait un besoin poignant en cette minute de +consoler les malheureux, de leur témoigner sa pitié. +Son cœur, tout à l’heure inquiet et incertain, se +fondit en une vaste aspiration à la charité. Et tandis +qu’elle serrait cette petite, des larmes mouillaient +ses paupières.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VI</h2> + + +<p>L’époque de Noël et du jour de l’An était pour la +famille l’occasion de rencontres solennelles. On +renouvelait dans ces réunions la notion si confortable +d’appartenir à un même clan. On se plaisait +aux cadeaux, aux compliments et aux dindes +truffées.</p> + +<p>Ces journées importantes étaient réglées selon +un protocole traditionnel auquel chacun se pliait. +Le 31 décembre on dînait chez les Henri Bourgueil +dans leur hôtel de Saint-Antoine : c’était luxueux et +correct. Les fils de la maison, assistés de quelques +cousins, jouaient après dîner une comédie de paravent +qui attendrissait l’auditoire. Ensuite, à l’issue de la +soirée, sauf les personnes âgées — et les Gaillardoz qui +allaient au restaurant réveillonner avec des amis — on +ne manquait pas de se rendre devant la cathédrale. +Clarisse aimait particulièrement entendre à minuit +s’ébranler les cloches qui saluaient la nouvelle année, +mais elle ne s’attristait pas sur la fuite du temps.</p> + +<p>Le lendemain, il y avait un grand déjeuner chez +Jean-Étienne Bourgueil. Il avait droit au 1<sup>er</sup> janvier, +étant le chef de la branche aînée. A ce repas était +conviée une parenté considérable. On voyait là des +cousins éloignés, de vieilles tantes qui ne sortaient +plus guère qu’à cette occasion, des célibataires +revenus de l’étranger pour quelques jours, et même +des gens qui, par la faute de leur mariage, avaient +perdu quelque peu de leur titre originel mais dont +on consentait, une fois par an, à reconnaître la consanguinité. +Chacun s’enorgueillissait d’assister à une +pareille agape, et ne manquait pas, lors des visites +qu’il faisait dans l’après-midi, de laisser entendre, +avec une négligence affectée, qu’il arrivait du +« déjeuner Bourgueil ».</p> + +<p>La grande table de la salle à manger ne suffisant +pas à cette foule, de nombreuses petites tables +étaient dressées dans tout le bel appartement. Plusieurs +étaient pour la jeune génération qui apprenait +là le bonheur d’appartenir à une race choisie. La domesticité +même portait sur son visage la fierté de +participer à cette cérémonie si pleine de significations. +Chaque année le repas se déroulait selon un menu +invariable. Vers deux heures on parvenait au dessert, +et le champagne était versé à la ronde. Alors un grand +silence se faisait, comme dans une église. Personne, +même les enfants, ne se permettait plus un rire ou une +plaisanterie. C’est que Jean-Étienne Bourgueil se +levait pour son discours. Beaucoup de convives ne le +voyaient pas ; ils l’entendaient à peine par les portes +ouvertes, à travers l’enfilade des pièces. Mais tous +allongeaient l’oreille. Régulièrement le vieillard commençait +par une revue des événements politiques de +l’année ; puis il passait aux événements privés et +récapitulait les deuils, naissances, mariages, nominations, +succès, épisodes de toutes sortes qui avaient +marqué pour la famille ces douze mois écoulés. Enfin +il terminait en formulant ses vœux pour l’avenir, en +remerciant ses convives d’être venus dans sa maison +et en appelant sur eux la bénédiction du Seigneur. +Cette harangue était toujours préparée avec grand +soin par l’orateur, qui variait à chaque anniversaire +ses formules, mais se tenait au plan traditionnel ; il +la prononçait d’une voix majestueuse, et levant vers +le plafond sa tête osseuse, glabre et sèche. Lorsqu’il +avait fini, on retenait encore son souffle, puis tous les +visages se tournaient vers la pièce d’où la voix était +venue et l’on applaudissait furieusement, avec satisfaction, +avec optimisme, avec émotion aussi : n’avait-on +pas vu, une fois, un vieux valet de chambre depuis +trente ans dans la famille, éclater en sanglots au +discours de son maître ? Ensuite les conversations +reprenaient de partout, plus bruyantes après ces +instants solennels.</p> + +<p>Cependant, en ce premier janvier 1913, Clarisse +fut distraite. C’est qu’elle songea — et cette idée lui +venait du Noël de l’orphelinat — à ceux qui sont +seuls tandis que d’autres se groupent, à ceux qui ne +sont pas soutenus et encadrés comme elle l’était, à +ceux qui ne reçoivent rien alors qu’elle était comblée. +Jusque-là, quelque vive que fût sa charité, elle admettait +comme une chose naturelle qu’il y eût des riches +et des pauvres, des heureux et des malheureux ; +c’était grâce à cet ordre réglé que les premiers avaient +le devoir de secourir les seconds. Or, une idée nouvelle +se faisait jour dans sa conscience : l’idée qu’il +ne fallait pas se résigner à l’injustice comme à une +nécessité. La pauvreté et la souffrance ne lui parurent +plus simplement des occasions de faire le bien par +tradition, par convenance : elle pensa qu’il fallait +témoigner à ceux qu’on secourait une pitié personnelle. +La charité, ce ne devait pas être l’exercice d’une +vertu égoïste, mais un élan d’amour — d’amour +chrétien.</p> + +<p>Cette pensée poursuivit Clarisse au cours des +visites qu’elle fit à ses amis modestes ; la vieille +Winiger dont les fêtes attristaient la folie, Pigueret, +très jovial au contraire et qui réclama une lecture +appropriée, d’autres encore auxquels elle apporta +des paquets choisis avec soin et dont elle avait noué +elle-même les faveurs bleu pâle. Et elle se répéta les +mêmes choses, mais avec plus de force, en songeant +à ses orphelines ou au petit Fabre-Gilles. Assurément +ce dernier n’était la victime d’aucun malheur. Mais +Clarisse, pour mieux s’occuper de lui, le rangea parmi +ses autres protégés. Il bénéficia de cet accès généreux +qui ne pouvait se maintenir dans les généralités +anonymes.</p> + +<p>Pourtant Clarisse n’osa pas le faire inviter aux grandes +réunions de la famille, car il n’était pas admis +qu’on y amenât des étrangers, et elle s’exagérait elle-même +les lois de la tribu. Elle ne tenait pas non plus +à le livrer à la curiosité de tant de personnes. Elle +mettait un point d’honneur à réaliser à l’insu des +autres une œuvre dont, seule, elle concevait l’importance +morale. Son amour-propre et sa conscience collaboraient +ainsi à la tâche entreprise.</p> + +<p>Sitôt le premier janvier passé, et obéissant à cette +recrudescence de charité active, Clarisse expliqua à +Hubert qu’elle voulait améliorer la situation matérielle +de ses orphelines. Hubert sortit de son portefeuille +une liasse de billets de banque.</p> + +<p>— Tiens, fit-il.</p> + +<p>Clarisse, reconnaissante de sa générosité, essaya de +mieux dire sa pensée, car elle savait mal exprimer +ses délicatesses, et il ne l’avait peut-être pas comprise.</p> + +<p>— Inutile… Tu sais mieux que moi ce qui est +nécessaire. Je ne te refuse pas l’argent, je te laisse +l’exécution.</p> + +<p>Et il partit pour son bureau, retrouver ses jouissances +habituelles. Sa conscience, à lui, était satisfaite +dès qu’il avait largement versé. Clarisse fut +déçue : elle aurait voulu faire saisir à son mari +l’intérêt nouveau que lui inspiraient les malheureux.</p> + +<p>Elle se rendit à l’orphelinat et expliqua à la directrice +les réformes qu’elle comptait introduire. Elle +passa à travers un dortoir, s’enquit d’une petite qui +était malade, donna des ordres. Ensuite, ayant réglé +cette question, elle voulut s’occuper de l’autre, c’est-à-dire +de Laurent Fabre-Gilles, puisqu’elle l’avait +fait rentrer dans son plan général de bienfaisance. +Mais pour cela il fallait le rejoindre, et lui faire sentir +son autorité.</p> + +<p>Elle manquait de renseignements sur lui. Elle lui +prêtait un certain état d’esprit, qui correspondait à +ce qu’elle souhaitait, mais elle ne pouvait le situer, +ni se représenter les détails matériels de son existence. +Elle pensa qu’elle le garderait mieux sous sa dépendance +quand elle saurait où il habitait, où il fréquentait, +ce qu’il faisait. Aussi résolut-elle d’aller constater +quel air avait sa pension. Elle n’entrerait pas, elle +regarderait simplement du dehors.</p> + +<p>S’étant arrangée pour passer boulevard de la Cluse +à une heure où elle savait le jeune homme au bureau, +Clarisse s’arrêta sur le trottoir d’en face et considéra +l’immeuble où il vivait. C’était une maison grise et +sale. Au second étage, des lettres dorées, fixées au +balcon, annonçaient l’endroit. Clarisse suivit des +yeux la rangée de fenêtres aux rideaux blancs : laquelle +était la sienne ? Attirée, elle traversa la rue. Une +vieille concierge, qui sortait avec un balai et un seau +plein d’une eau dégoûtante, crut que Clarisse voulait +entrer et s’effaça contre le mur. Alors Clarisse entra.</p> + +<p>— Il faut que je sache, se disait-elle en montant +l’escalier. Il s’est logé ici au hasard, il peut très bien +être tombé sur des gens impossibles. Beaucoup de +pensions abritent des étrangers suspects.</p> + +<p>Au second palier, elle se demanda comment expliquer +sa démarche. Bah ! elle ferait semblant de prendre +des renseignements pour une amie. Elle avait +l’habitude, par ses visites de paroisse, d’aller questionner +ainsi dans toutes sortes de maisons.</p> + +<p>Elle sonna. Une dame âgée, aux cheveux blancs +tirés avec soin jusqu’à un chignon tortillé, les épaules +couvertes d’un petit châle de tricot, vint ouvrir :</p> + +<p>— Vous désirez ?</p> + +<p>— Je viens voir si vous avez une chambre libre +pour une personne à laquelle je m’intéresse, une amie.</p> + +<p>La dame fit entrer Clarisse dans un vestibule +sombre où l’air était chargé d’une odeur de cuisine. +D’une chambre voisine venaient les cris aigus d’un +violon : on eût dit que le musicien invisible suppliciait +son malheureux instrument. Les deux femmes +pénétrèrent dans un petit salon encombré de meubles +en peluche, de poussiéreuses plantes vertes et d’innombrables +photographies. La dame, accompagnée +par les gémissements du violon, expliqua à Clarisse +les prix, le régime de la pension, puis elle +proposa :</p> + +<p>— Si vous voulez voir une chambre pour vous +rendre compte ?</p> + +<p>— Oui, certes.</p> + +<p>Elles suivirent un corridor étroit où s’affirmait +l’odeur de soupe qui remplissait tout l’appartement. +Clarisse pensa qu’on allait peut-être lui montrer la +chambre de Laurent Fabre-Gilles. Elle en éprouva, +sur le moment, presque un remords : n’était-ce pas +de l’espionnage ? Mais sa curiosité s’excitait et l’entraînait +à être indiscrète.</p> + +<p>La dame ouvrit une porte. Clarisse vit un lit de fer +aux draps en désordre, une table de nuit chargée de +journaux et de brochures, au milieu du tapis des +bottines crottées, et, dans un coin, un petit squelette.</p> + +<p>— Nous avons ici un étudiant en médecine…</p> + +<p>Suspendant sa torture, le musicien s’était arrêté +de jouer. Il sortit dans le couloir. « Le Hongrois », +pensa Clarisse. Et elle se sentit confuse, redouta +l’arrivée inopinée de Laurent, voulut s’en aller.</p> + +<p>— Madame me donne-t-elle son nom ?</p> + +<p>— Je vous écrirai.</p> + +<p>Clarisse prit son air le plus Bourgueil pour passer +sous les yeux du méchant violoniste, et partit.</p> + +<p>Dans la rue, elle décida avec force que le jeune +Fabre-Gilles devait déménager. Cette pension ne lui +plaisait pas du tout : c’était sale, c’était triste, c’était +vulgaire. Et comme il était retenu tout le jour au +bureau et qu’il ne connaissait personne à Genève, +c’était à elle, évidemment, de lui trouver autre chose. +Elle se souvint que sa mère lui avait recommandé à +Florissant deux demoiselles sans fortune qui prenaient +des pensionnaires. Elle se dirigea tout de suite +vers l’adresse indiquée.</p> + +<p>Les demoiselles Moeuffre habitaient une petite +maison à balcon de bois au bout d’un jardin très +bien tenu. Elles-mêmes étaient aussi soignées que +leur pelouse. L’une portait des lunettes d’acier, ce +qui aidait à les reconnaître, car elles se ressemblaient +étonnamment. Elles croisaient de façon identique +leurs bras pointus sur des blouses de flanelle. Leurs +visages jumeaux exprimaient la même timidité effarouchée ; +on eût dit deux perruches pareilles, rapprochées +sur le même barreau.</p> + +<p>La chambre qu’elles louaient était libre, leur dernière +pensionnaire, une Anglaise, étant partie la +semaine précédente.</p> + +<p>— Une dame si charmante, dit la Moeuffre à lunettes, +qui a beaucoup voyagé, et qui raconte si bien +ses voyages.</p> + +<p>Clarisse leur demanda leurs conditions. Elles répondirent +vite, puis l’autre Moeuffre recommença la +louange frémissante de l’Anglaise.</p> + +<p>— C’est la veuve d’un officier des Indes. Elle +appartient à une excellente famille de Sussex. Elle a +été présentée à la cour.</p> + +<p>La Moeuffre à lunettes joignait les mains en écoutant +sa sœur. Toutes deux s’attendrissaient au +souvenir de la disparue, et n’accordaient pas la +moindre importance à qui la remplacerait. Un peu +impatientée par ce verbiage, Clarisse déclara que +leurs conditions conviendraient à M. Fabre-Gilles. +Toutes deux poussèrent un cri :</p> + +<p>— Comment, il s’agit d’un monsieur ?</p> + +<p>— Oui, un jeune homme.</p> + +<p>— Un jeune homme !</p> + +<p>Une agitation naïve se peignit sur leurs figures +pareilles sans qu’elles prissent soin de la dissimuler. +Jamais elles n’avaient eu de pensionnaire mâle. « Ce +n’est pas possible, pas possible », dirent-elles ensemble. +Clarisse essaya de discuter, mais elles ne l’écoutèrent +pas. Elles ne suspendirent leurs pépiements +qu’en l’entendant :</p> + +<p>— Ma mère, M<sup>me</sup> Bourgueil, m’avait cependant +affirmé que…</p> + +<p>Aussitôt elles changèrent d’avis. Madame était la +fille de M<sup>me</sup> Jean-Étienne Bourgueil ? Si elles avaient +su ! Elles se dévisagèrent, elles battirent des paupières, +par assentiment, enfin celle qui portait des +lunettes, plus hardie, déclara qu’elles acceptaient.</p> + +<p>— Voulez-vous voir la chambre ?</p> + +<p>Clarisse monta un petit escalier bien ciré et pénétra +dans une vaste pièce qui donnait sur le jardin, +et d’où l’on découvrait le Salève, rose dans le jour +finissant. Un lit de cuivre s’avançait dans la chambre ; +les murs étaient couverts d’un papier jaune pâle semé +de marguerites, et aux fenêtres pendaient des rideaux +de toile brodée ; le lavabo était en laqué blanc. Clarisse +pensa que, cette fois, c’était un peu trop « jeune +file ! » N’importe. Sans écouter les demoiselles +Moeuffre, elle s’efforça de retenir l’aspect de ces lieux : +Laurent dormirait ici, s’assiérait là, regarderait par +la fenêtre, entre ces arbres noirs, cette montagne +de rocher rose.</p> + +<p>Dès qu’elle fut rentrée, elle expliqua à Hubert la +nécessité de ce changement de domicile. Hubert +l’approuva.</p> + +<p>— Tu as raison. Et puis il l’écrira à sa famille, et +nous aurons l’air de nous occuper de lui.</p> + +<p>Restait à décider l’intéressé principal. La cage +était prête : il n’y avait plus qu’à le pousser dedans. +C’est alors que Clarisse se demanda si elle n’avait +pas été trop vite en besogne. Elle avait cédé à son +goût de décider, et elle avait pris tant de plaisir à +régler son sort qu’elle s’était persuadée d’avoir raison. +Mais, si peu apte qu’elle fût à imaginer les pensées +des autres, elle se douta qu’il serait surpris.</p> + +<p>Elle conseilla à Hubert de l’inviter à dîner. Il +vint et comme elle le guettait avec une attention +minutieuse, elle s’aperçut vite qu’il était moins +réservé qu’à sa visite précédente. Elle s’en félicita, +pensant qu’elle commençait à l’apprivoiser. Il fit +des frais, et, à plusieurs reprises, de brusques sourires +animèrent sa bouche étroite.</p> + +<p>Cédant aux questions de Clarisse, il parla de +Nîmes, de la vie qu’on y menait ; il décrivit sa famille +qui ressemblait par bien des côtés à la famille +Bourgueil. Ce jeune étranger avait été élevé comme +Clarisse, il se rapprochait d’elle, devenait plus normal, +bientôt plus familier. Elle n’éprouvait pas en général +l’attrait de ce qui est exotique ou mystérieux. Fidèle +dans ses idées et ses sentiments à toutes ses traditions +héréditaires, totalement dépourvue de scepticisme, +elle préférait retrouver chez les autres ce qu’elle +possédait déjà. Elle aurait eu horreur de se dépayser +ou de se déclasser. Elle était contente que Laurent +fût de sa race.</p> + +<p>Elle l’interrogea sur son frère aîné qui faisait de +la littérature. Il répondit qu’on ne le voyait guère +à la maison, sauf parfois en été, où son retour provoquait +des orages. Il laissa deviner qu’il ne donnait +pas une entière satisfaction à ses parents… Clarisse +se hâta de changer d’entretien, autant par discrétion +que pour ne pas attarder la pensée de Laurent +sur ce fâcheux exemple. Il la suivit docilement à +travers tous les sujets de conversation qu’elle choisit. +Si bien que, rassurée par cette politesse qui le dissimulait +cependant mieux encore que son silence, elle +n’hésita pas, après dîner, à lui dire avec un air de +ne pas y toucher :</p> + +<p>— Vous savez, j’ai eu de mauvais renseignements +sur votre pension.</p> + +<p>— Cela ne m’étonne pas, fit-il avec bonne humeur, +le service y est bien mal fait.</p> + +<p>Aussi, l’engageait-elle à déménager. Et même, pour +lui rendre service, elle s’était chargée de lui trouver +un autre logis…</p> + +<p>— Je crois, dit-elle, que c’est la solution préférable. +N’est-ce pas, Hubert ?</p> + +<p>— Assurément.</p> + +<p>Laurent perdit sa bonne humeur. Il baissa les +yeux, reprit son expression d’éternelle méfiance. +Puis il voulut ajouter quelque chose, mais il vit que +Hubert le regardait. Hubert, c’était le « patron », +de la même espèce que son père et ses professeurs : +il n’osa pas le contrarier. Alors, avec une intonation +indifférente, il répondit :</p> + +<p>— Vous êtes bien aimable, madame…</p> + +<p>Clarisse respira. Très vite, elle décrivit les demoiselles +Mœuffre, leur intérieur confortable, leur bonne +grâce. Mais comme Laurent, sans répondre, considérait +avec obstination le tapis, elle finit par adresser +son discours à Hubert, puis — celui-ci paraissant +se désintéresser à son tour de la question — elle se +tourna vers le feu et acheva ses dernières phrases +en regardant les flammes.</p> + +<p>Il y eut un silence. Clarisse, agacée, affecta de rire :</p> + +<p>— Monsieur Fabre-Gilles, vous avez l’air de regretter +ce que j’ai fait ?</p> + +<p>— Pas du tout.</p> + +<p>Cependant il gardait son air insensible. Clarisse +s’arrêta de rire, fâchée contre elle-même. Elle devina +qu’il pliait devant une volonté plus forte, mais qu’il +conserverait un fond de rancune. Son succès, qui +l’avait réjouie auparavant, lui parut trop facile, trop +dangereux aussi. Alors elle dit :</p> + +<p>— J’ai agi dans votre intérêt.</p> + +<p>Il releva les yeux, étonné de cet accent plus doux, +presque modeste, et puis, soudain, il prit congé.</p> + +<p>Bien des fois déjà, Clarisse s’était mêlée de l’existence +des autres. Pourquoi éprouvait-elle un scrupule +tardif d’avoir agi de même dans le cas présent ? Et +tout à coup elle trouva une raison : c’est que le jeune +homme était plus délicat, plus susceptible que les +autres. Sous son apparence très juvénile se cachait +bien sûr une âme ombrageuse et méditative. Elle se +promit de mieux respecter dorénavant sa personnalité. +Et, revoyant comme il était parti, elle eut le +cœur serré à l’idée que peut-être, par sa faute à elle, +il ne reviendrait plus.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VII</h2> + + +<p>Clarisse, marchant d’un bon pas selon son habitude, +s’entendit rejoindre. C’était Desnouettes qui lui demanda +où elle allait ; comme elle lui disait qu’elle +faisait des courses, il la supplia d’y renoncer.</p> + +<p>— Clarisse, j’ai besoin de vous…</p> + +<p>Elle devina de quoi il s’agissait ; elle avait décidé +qu’elle ne se mêlerait plus de cette affaire, et elle +secoua la tête. Mais il insista, très vite :</p> + +<p>— Non, non, ce n’est pas un service que j’ai à +vous demander, aujourd’hui… C’est un conseil, une +grave consultation morale…</p> + +<p>Il l’entraîna, ils traversèrent la rue et pénétrèrent +dans le Jardin anglais, presque vide en cette fin +d’après-midi. Les pelouses étaient sèches comme le +sol des allées. Contre le ciel gris, les arbres se découpaient, +minces, nus et fragiles, sauf quelques pins +et quelques cèdres dont la fourrure noire rendait +par contraste les autres branches plus frileuses. Mais +Desnouettes ne voyait rien de cette délicatesse frissonnante. +Il exultait :</p> + +<p>— Ma chère amie, j’aime… Oui, j’aime. Enfin !</p> + +<p>— Encore, voulez-vous dire.</p> + +<p>— Ne plaisantez pas, je vous prie. Souvent j’ai +cru aimer, ce n’était que les tâtonnements d’un cœur +aveugle. C’est cela : les tâtonnements d’un cœur aveugle. +Aujourd’hui…</p> + +<p>Il poussa du pied un caillou solitaire ; il étendit les +bras comme pour s’étirer.</p> + +<p>— Amoureux de qui ? demanda Clarisse.</p> + +<p>— Mais d’Elle, naturellement.</p> + +<p>Ils arrivèrent au lac. L’eau était d’un vert pâle +qui donnait froid. Une bande de mouettes criaient +ensemble leur plainte mécanique. Des canards ramaient +de leurs petites pattes contre le courant, et +leur énergie désespérée ne suffisait qu’à les maintenir +sans les faire avancer. Au ciel de grands nuages +tristes gonflaient d’énormes joues blanches, lourdes +de neiges prochaines. Mais Desnouettes ne sentait +rien de toute cette mélancolie glacée : sa joie lui +réchauffait le sang. Clarisse l’interrogea :</p> + +<p>— Voulez-vous parler de M<sup>me</sup> Gaillardoz ?</p> + +<p>— Sans doute, il n’y a qu’elle au monde.</p> + +<p>— Eh bien, dispensez-moi de vos confidences, car +je ne veux rien savoir de votre intrigue.</p> + +<p>— Mais ce n’est pas une intrigue, s’écria Desnouettes. +C’est l’amour, le vrai amour !</p> + +<p>Clarisse trouva qu’il dépassait la mesure. Elle +voulut le ramener à des expressions plus convenables :</p> + +<p>— Savez-vous ce qu’elle pense de vous ?</p> + +<p>— Je ne lui ai encore rien dit.</p> + +<p>— C’est prudent : je crois qu’à vous avancer trop, +vous risqueriez d’être déçu.</p> + +<p>Elle avait le ton sec de qui veut donner une leçon. +Mais il n’y prit pas garde. Ses tics nerveux tiraillèrent +sa face dans tous les sens, et il ajouta :</p> + +<p>— Attendez… si je ne lui ai rien dit encore, je lui +ai fait comprendre… Et du moment qu’elle ne me +témoigne aucune désapprobation, c’est que… Non, +non, je connais les femmes.</p> + +<p>— En êtes-vous bien sûr ? Croyez-vous donc +qu’elles sont toujours pareilles, et qu’aucune n’aura +de secret pour vous ?</p> + +<p>Il essaya de répondre, mais Clarisse, qui ne tenait +pas à en entendre davantage, lui coupa la parole :</p> + +<p>— Vous vouliez me demander un conseil. Lequel ?</p> + +<p>Il retint son chapeau qu’un souffle froid faisait +s’envoler et, entraînant sa compagne le long de la +promenade, il avoua :</p> + +<p>— Ce n’était qu’un subterfuge pour que vous +m’écoutiez. Ah, Clarisse, il faut que je parle d’elle, +et à qui d’autre qu’à vous qui saurez vous taire. Si +vous me repoussez, j’irai tout dire au premier venu !</p> + +<p>Clarisse baissa la tête. Malgré elle, une sorte de +curiosité l’attachait à ce bavardage. Desnouettes reprit, +avec un mélange de pédanterie et d’excitation :</p> + +<p>— Je l’ai vue hier dans une soirée. Ravissante ! +Cette bouche rouge et petite comme une cerise, cet +air perpétuel de se moquer. Et une délicieuse robe +noire et blanche, drôlement ajustée : elle seule +s’habille avec une telle hardiesse ironique. Est-elle +une « fausse coquette », comme il y a de fausses +maigres ? Je ne sais.</p> + +<p>Le portrait parut à Clarisse flatté, mais ressemblant. +On existe donc d’une manière particulière +aux yeux de celui qui vous recherche, pensa-t-elle. +Tout, dans votre personne, lui est un motif à vous +goûter davantage… Cependant Desnouettes, sans +prendre le temps de respirer, conta les détails de la +soirée. « Assurément, il se vante, comme toujours, +mais peut-être moins que d’habitude. Serait-il +aimé ? Lui, Desnouettes ? Pourquoi et qu’a-t-il +fait pour le mériter ?… » Clarisse voulut +s’informer :</p> + +<p>— Que lui avez-vous dit ?</p> + +<p>Il recommença ses récits enthousiastes, puis tout +à coup s’arrêta et, la regardant d’un air soupçonneux :</p> + +<p>— Ah, mais vous irez la chapitrer, je le devine… +Vous me questionnez, mais c’est pour mieux intervenir +entre nous…</p> + +<p>Clarisse se mordit les lèvres et d’un ton catégorique :</p> + +<p>— Mon cher, si j’avais pris un instant au sérieux +vos confidences, croyez-vous que je vous aurais +permis de continuer ?</p> + +<p>Desnouettes, stupéfait, murmura :</p> + +<p>— Il n’y a pas à dire, quand vous voulez remettre +les gens à leur place, cela ne traîne pas.</p> + +<p>— Vous imaginez-vous que ma cousine prêterait +sincèrement l’oreille aux compliments d’un autre +que son mari ? Mais elle devrait prendre garde de ne +pas donner prise à la médisance, ni encourager de +vaines illusions.</p> + +<p>— Vous me comprenez mal…</p> + +<p>— Non, je vous comprends très bien, et c’est pourquoi +je vous avertis.</p> + +<p>Ils étaient parvenus au quai des Eaux-Vives et +ils regardèrent le port dans son autre sens. Un bac +arriva, vira au ponton en chassant des vagues et +des canards balancés. Quelques personnes débarquèrent, +passèrent hâtivement. Plus loin, un chaland +était amarré : il n’avait de vivant qu’une fumée +mince qui sortait par une cheminée de l’entrepont. +Desnouettes parut enfin frappé par cette désolation +de l’hiver. Il frissonna. Clarisse de son côté regretta +sa trop brusque réponse. Si elle voulait un jour ou +l’autre empêcher Desnouettes de commettre l’irréparable, +il fallait demeurer son amie et conserver sa +confiance. Elle l’interpella, en souriant un peu.</p> + +<p>— Parlez-moi plutôt de vos précédentes conquêtes. +Et ne me dites pas les noms…</p> + +<p>Ranimé, quoique encore un peu vexé de ses remontrances, +il fit l’important et se défendit de ne +rien trahir. La jeune femme allait changer de sujet +lorsque tout à coup il commença :</p> + +<p>— C’était une petite fleuriste…</p> + +<p>On le reconnaissait en entier dans ses histoires, +avec ce qu’il avait de léger, de sincère, de prétentieux, +d’ardent. Parfois il s’arrêtait sur une formule, +il la répétait avec satisfaction. Ou bien, cédant à sa +manie de psychologie, il émettait des observations +générales… Par contraste, Clarisse songea que le +petit Fabre-Gilles ne lui ressemblait guère. Il n’avait +pas cette vanité trop voyante. On le devinait plus +concentré, plus riche de sensibilité neuve et pas +gaspillée. Elle continua le parallèle, et chaque chose +que disait Desnouettes, elle en fit profiter l’autre. +Desnouettes se livrait à toutes ses impulsions ; lui, il +était réservé ; Desnouettes prêtait à la raillerie, même +lorsqu’il était ému ; lui, il était grave. Desnouettes +devenait vite familier, lui ne quittait jamais un air +de noblesse hautaine. Malgré ses aventures, Desnouettes +ignorait assurément ce qu’était l’amour, il +manquait trop de sérieux, de force d’âme, de conviction +profonde. Laurent Fabre-Gilles, lui, n’avait sans +doute jamais aimé. Il était trop jeune. Mais quand +son heure viendrait…</p> + +<p>— Si nous retournions sur nos pas, proposa Desnouettes +qui avait épuisé ses histoires.</p> + +<p>Elle y consentit. C’était à son tour de ne plus +entendre la plainte maussade des canots amarrés, +tirant sur leur chaîne et claquant l’eau ; de ne plus +voir s’ouvrir sur sa tête l’immensité triste du ciel. +Elle avait dans le cœur un sentiment qui lui tenait +chaud. Et elle demeurait insensible au paysage inquiet +et neigeux.</p> + +<p>Le soir, Hubert se plaignit du jeune homme.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Il ne s’intéresse pas à son travail. Il commet +des erreurs à chaque instant.</p> + +<p>Sans rien dire, Clarisse tourna ce grief en éloge : +Laurent Fabre-Gilles valait mieux que sa besogne. +Pourtant elle avait été habituée à considérer +avec respect la banque Damien & C<sup>ie</sup>. Mais +elle décida ce soir-là que les affaires n’avaient pas +le prestige que son ignorance leur avait longtemps +prêté. Ce « bureau » qu’elle entendait citer tous les +jours, perdit à ses yeux son caractère absolu.</p> + +<p>Hubert continua d’ennuyer sa femme en lui parlant +de politique. Une loi, pour laquelle il avait voté, +venait d’être repoussée par le peuple, et il s’en indignait. +Il émettait son opinion de manière tranchante, +comme pour signifier qu’il n’entrerait à aucun prix +dans les raisons d’un contradicteur, d’ailleurs inexistant. +Réfugiée au fond d’une bergère, sans penser à +rien, Clarisse se tenait tranquille.</p> + +<p>Hubert arrêta net ses récriminations, s’approcha +d’elle et voulut l’embrasser. Elle se retira.</p> + +<p>— Hé bien ? fit-il.</p> + +<p>Son ardeur politique bouillonna en lui, se transforma +en désir. Battu sur un terrain, il voulut triompher +sur un autre, et tout de suite.</p> + +<p>— Non, Hubert, laisse-moi.</p> + +<p>— Mais pourquoi donc ?</p> + +<p>Elle se dégagea des bras qui voulaient la saisir. +C’est qu’elle venait de revoir le jardin glacé par +l’hiver — et d’éprouver dans son cœur le sentiment +chaleureux. Elle balbutia :</p> + +<p>— Je suis souffrante.</p> + +<p>— Qu’est-ce que tu as ?</p> + +<p>— La migraine…</p> + +<p>Et elle obtint sa liberté.</p> + +<hr> + + +<p>Quelques jours plus tard, Fanny vint chercher sa +cousine. Clarisse, un peu étonnée de cette démarche, +y consentit volontiers et toutes deux s’en allèrent +chez M<sup>me</sup> de Griffeuilhe. Celle-ci les reçut au fond +d’un salon obscur qu’on eût dit rempli de pièges +cachés. Elle fit l’aimable avec les deux jeunes +femmes, leur adressa quelques compliments, mais +ne put s’empêcher, à la fin, de leur dire :</p> + +<p>— Je suis heureuse de vous voir ensemble, mes +chères petites. On m’avait prétendu que vous étiez +en froid.</p> + +<p>— Quelle idée, madame ?</p> + +<p>— C’est que vous êtes si différentes : l’une, très +mondaine, l’autre sérieuse, l’une…</p> + +<p>Fanny l’interrompit :</p> + +<p>— Ma cousine a pour moi beaucoup d’affection. +Vous le voyez, nous ne nous quittons guère ! C’est +qu’elle me juge telle que je suis, sans croire les interprétations +fâcheuses…</p> + +<p>Dehors, dès l’escalier, Fanny éclata de rire :</p> + +<p>— Est-elle mauvaise, cette vieille ! Je savais qu’elle +disait pis que pendre de moi et prétendait que nous +étions brouillées. J’ai tenu à me montrer chez elle +avec vous, sous votre égide. Voilà pourquoi je suis +venue vous chercher.</p> + +<p>Clarisse sourit de cette combinaison et protesta +qu’elle n’avait guère d’autorité sur M<sup>me</sup> de Griffeuilhe.</p> + +<p>— Allons donc ! Vous seule trouvez grâce à ses +yeux. Elle vous considère comme une femme modèle. +Au fond, elle se sert de vous pour mieux vilipender +les autres. Alors vous comprenez combien c’est +excellent pour moi d’être garantie par vous.</p> + +<p>— Écoutez, Fanny…</p> + +<p>— Non, non, ne me grondez pas. Ne vous plaignez +pas de me rendre service. Pour moi, je n’aime que +les gens qui me sont utiles.</p> + +<p>Elle était, comme le voyait très bien M<sup>me</sup> de Griffeuilhe, +le contraire de son interlocutrice : moqueuse, +imprévue dans ses paroles, et câline. Clarisse se sentait +toujours un peu choquée par elle, mais croyait +devoir lutter contre cette impression. Fanny reprit :</p> + +<p>— Avez-vous grande envie de continuer ces visites ? +Je meurs de soif. Allons goûter quelque part. Tenez, +à la Métropole.</p> + +<p>De son premier mouvement, Clarisse allait refuser. +Et puis, toujours pour se vaincre, elle accepta.</p> + +<p>Comme elles entraient dans le hall de l’hôtel, au +son de musiques faciles, un homme se leva d’une table +et vint à leur rencontre. C’était Desnouettes.</p> + +<p>— Chère amie, je commençais à être d’une impatience…</p> + +<p>Fanny regarda Clarisse avec son demi-sourire de +côté, et dit :</p> + +<p>— Cela aussi, c’était combiné. Asseyons-nous.</p> + +<p>Clarisse s’assit, vexée. Quel rôle lui faisait-on jouer +là ? Très droite sur sa chaise, évitant de regarder sa +cousine, elle considéra Desnouettes. Il était selon son +habitude, nerveux et essoufflé. Il entourait les deux +femmes d’un tourbillon incessant de paroles. On eût +dit un jongleur faisant bondir dans l’air des boules +brillantes et toujours relancées.</p> + +<p>Sans l’interrompre, Fanny beurrait son pain grillé +et le dévorait. Clarisse se demanda comment elle pouvait +se contenter d’un pareil bavardage. Un homme +qui ne sait pas se taire, songea-t-elle, n’est pas un +homme séduisant. Mais Fanny saurait-elle deviner +chez quelqu’un sa vie intérieure ? Et alors, cessant +de blâmer ce rendez-vous, l’empressement du jeune +homme, la complaisance de la jeune femme, Clarisse +se borna à les écouter avec une grave ironie. Elle +éprouva le sentiment agréable d’être supérieure à sa +cousine, d’être meilleure qu’elle, et, quoique moins +jolie, moins élégante et moins spirituelle, plus apte +à comprendre les finesses morales.</p> + +<p>— Vous rappelez-vous, dit Desnouettes, notre promenade +au bord de l’Arve, quand vous vous êtes +tellement mouillé les pieds…</p> + +<p>— Prenez garde, s’écria Fanny, M<sup>me</sup> Damien +ignore le secret de nos rencontres. Vous évoquerez +plus tard ce souvenir.</p> + +<p>Soudain Clarisse vit Desnouettes s’interrompre +d’un air piteux, comme le jongleur lorsqu’il laisse +tomber ses boules. Fanny dit, paisiblement :</p> + +<p>— Voici mon mari.</p> + +<p>Et comme Clarisse se retournait, elle ajouta :</p> + +<p>— Je lui ai dit de venir nous rejoindre ici dès qu’il +serait libre.</p> + +<p>Décidément, Clarisse n’y comprenait plus rien. +Avec lequel de ces deux hommes Fanny était-elle +sincère ? Lequel voulait-elle rendre jaloux ? Gaillardoz +s’avança entre les tables, dit bonjour sans la moindre +surprise et s’installa avec la préoccupation de confort +qu’il apportait dans toutes les circonstances.</p> + +<p>Clarisse s’irrita contre lui, contre ses épaules carrées, +son corps bien nourri, sa voix sonore. Ne voyait-il +pas que Desnouettes faisait la cour à sa femme ? Et +s’il le voyait, pourquoi conservait-il sur sa face pleine +un sourire d’homme épris et rassuré ? Ce colosse aurait +renversé son fébrile rival du revers de la main ; pourquoi, +avec tous les attributs de la force, n’usait-il pas +de son autorité ? Les gens qui l’entouraient, qui bavardaient +aux tables voisines, cette musique de violons, +ce va-et-vient, parurent à Clarisse d’une médiocrité +affreuse. La salle était vide. Il y manquait +quelque chose, — ou quelqu’un, — pour redonner la +vie à cette foule sans âme, un sens élevé à ces paroles +vaines.</p> + +<p>Desnouettes, qui avait passé par l’étonnement, la +gêne, la colère, recommença de parler. De nouveau +ses boules de jongleur dessinèrent dans l’air des figures +fugaces. Fanny montra à la foule un visage innocent. +« Pourtant, se dit Clarisse, elle est peut-être coupable ! » +Mais aussitôt elle repoussa cette idée en se +reprochant de l’avoir formulée. Elle la repoussa par +honnêteté native, par solidarité de famille, et aussi +faute d’imagination pour la développer. Elle n’ignorait +pas l’existence du mal, certes, mais elle ne l’avait +jamais constaté dans son entourage. Elle ne lui prêtait +aucun attrait. Elle y pensait comme à une chose +triste et étrangère. Ce désir, qui ne la quittait pas, +d’être bienveillante et loyale, l’avait toujours empêchée +d’observer utilement autour d’elle. Le sentiment +de son propre devoir à accomplir détourne d’autrui.</p> + +<p>Alors elle se morigéna, elle s’obligea à être aimable, +à quitter son « air Bourgueil ». Gaillardoz lui répondit +avec cordialité. Sous ses gros sourcils, touffus comme +des moustaches, il avait des yeux plus ironiques qu’on +ne le pensait d’abord. Sa bonne humeur, son sang-froid +suffirent à dissiper le malaise provoqué par son +apparition. Et grâce à lui, il n’y eut plus rien que de +régulier et de légitime autour de cette table.</p> + +<hr> + + +<p>On avait indiqué à Clarisse, qui avait besoin de +dentelles, une marchande « en chambre » chez laquelle +on trouvait des « occasions » extraordinaires. +C’était à la Servette. Clarisse ne connaissait guère +ce quartier de jardins étroits, de villas démodées +parmi lesquelles se dresse, de loin en loin, une vaniteuse +maison à cinq étages, toute neuve. Elle suivit +des rues solitaires qui se coupaient au hasard, s’égara, +et, comme elle cherchait auprès de qui se renseigner, +elle n’entendit que le sifflement d’un merle. Par-dessus +la haie, elle le regarda qui sautillait sur le +sable d’une allée, tournait son bec jaune vers elle, +et recommençait éperdument à dire sa joie.</p> + +<p>Continuant sa marche, plus lente, Clarisse s’étonna +de prendre plaisir à flâner. C’était une de ces journées +de printemps hâtif, promesse soudaine que la +saison ne tient pas toujours, mais qui suffit à attendrir. +Clarisse qui, d’habitude, préférait l’air vif ou +même la bise d’hiver, savoura cette tiédeur, et +songea avec complaisance au prochain renouveau, +comme si elle en espérait quelque chose.</p> + +<p>Elle finit par trouver le rez-de-chaussée, au fond +d’un enclos déjà rempli de primevères, où M<sup>me</sup> Grandchamp, +la dentellière, tenait son commerce. Elle fit +quelques achats à cette forte femme, de ton énergique, +à la poitrine rebondie, puis, comme elle s’en +allait, elle croisa presque sur le seuil son oncle, +Amédée Roset. Il parut surpris, inquiet même de +la voir :</p> + +<p>— Que faites-vous donc ici, Clarisse ? Vous connaissez +M<sup>me</sup> Grandchamp ?</p> + +<p>Cependant, rebroussant chemin, il entraîna la +jeune femme dans l’avenue. Elle expliqua :</p> + +<p>— C’est une très brave femme qu’on m’a recommandée. +Elle vit seule et a besoin de gagner.</p> + +<p>Il soupira. Clarisse, croyant qu’il n’avait pas entendu, +reprit d’une voix plus haute :</p> + +<p>— Je ne connaissais pas ce quartier. Je le trouve +charmant, retiré, silencieux…</p> + +<p>Ils marchaient sur un trottoir de terre battue où +ils étaient les seuls promeneurs. A gauche et à droite, +de petits pavillons essayaient de se dissimuler derrière +des bosquets sans feuilles. Elle ajouta :</p> + +<p>— Je ne pensais pas vous y rencontrer.</p> + +<p>Cette fois l’oncle Amédée toussa, la dévisagea avec +ce regard triste qui lui donnait l’air d’un pauvre honteux. +Il releva le col du paletot verdâtre qu’il portait +toujours, puis désignant de sa canne une bâtisse +entourée d’échafaudages :</p> + +<p>— Tenez, fit-il, ils achèvent le toit.</p> + +<p>Des longues années qu’il avait passées chez un +architecte — toute son existence de petit employé, — il +avait conservé un goût très vif pour la construction ; +l’intérêt de son vieil âge était de suivre le +progrès des travaux publics. Il partait pour des +après-midi entières et allait, comme à des rendez-vous, +surveiller aux quatre coins de la ville des +édifices nouveaux qui s’élevaient vers le ciel. L’érection +d’un monument le passionnait pendant des mois, +et rien n’égalait la curiosité qu’il promenait parmi +les démolitions de quartiers insalubres.</p> + +<p>— D’ici dix ans, murmura-t-il avec orgueil, il y +aura ici des rangées d’immeubles.</p> + +<p>Rassuré comme chaque fois qu’il menait la conversation +et n’appréhendait pas d’être interrogé, il +déclara :</p> + +<p>— Hubert m’a parlé de vos réparations à la +Cômerie. J’irai voir cela un de ces jours.</p> + +<p>Clarisse cherchait toujours à faire plaisir ; elle +lui proposa :</p> + +<p>— Hubert doit y aller bientôt : vous devriez +l’accompagner.</p> + +<p>Il la comprit, et ses yeux brillèrent de confiance. +Clarisse ne l’intimidait pas comme les autres personnes, +parce qu’elle le laissait parler et ne lui +posait jamais de questions. Il l’aimait bien. Il admirait +sans rancune son existence heureuse et régulière, +son esprit de décision, et ce qu’il appelait sa chance. +Car l’humanité pour lui se partageait en veinards +et en déveinards. Il se rangeait sans hésiter, avec +résignation, parmi les derniers, tandis que sa nièce +resplendissait loin de lui, dans le paradis de la +bonne fortune. Et comme il était superstitieux, il lui +était reconnaissant de ses moindres attentions qu’il +prenait pour des fétiches.</p> + +<p>Il lui saisit la main, la serra dans ses doigts maigres +aux ongles trop longs.</p> + +<p>— C’est entendu, ma chère enfant. Hubert m’écrira +le jour et l’heure, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Il fit mine de s’en aller tout à coup, fuyant, selon +son habitude, l’adieu qu’il n’aurait point entendu, +mais il s’arrêta, et d’une voix changée :</p> + +<p>— Je connais M<sup>me</sup> Grandchamp. C’est une vieille +amie. Vous avez raison, elle est femme de mérite, +et elle travaille… Que voulez-vous ? Elle n’a pas eu +de chance.</p> + +<p>Puis, craignant d’en avoir trop dit, il s’échappa +de son petit pas pressé.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VIII</h2> + + +<p>— Hubert, iras-tu bientôt voir les travaux de la +Cômerie ?</p> + +<p>Hubert leva les épaules avec incertitude. Une +révolution venait d’éclater au Mexique, et justement +il était engagé à fond dans des affaires mexicaines. +Depuis une semaine, la lecture des dépêches +et des cotes donnait à cet homme d’apparence ennuyée +des émotions délicieuses. A vrai dire, le côté +réel de la crise le touchait peu : les massacres, les +incendies, les crimes qui se succédaient là-bas ne +constituaient pas à ses yeux des faits, mais des signes. +Les entreprises qu’exprimaient les titres menacés — chemins +de fer, ports, compagnies d’eaux et d’éclairage, — il +ne se les représentait guère, n’étant pas +ingénieur, mais banquier. Sa spéculation, semblable +sur ce point à la spéculation métaphysique des philosophes, +était abstraite, désintéressée des choses, +pure même de toute avidité pécuniaire. Il n’avait +pas peur de se ruiner. Devant le risque, il éprouvait +une clairvoyance extraordinaire, à peine fiévreuse. +Sa jouissance, comme il arrive chez les +grands voluptueux, était lucide. Mais c’était une +jouissance chaste et une volupté toute cérébrale, +faite de calcul et d’hypothèse. Que lui importait la +Cômerie !</p> + +<p>Il pria donc Clarisse, sans lui donner d’explications, +d’y aller à sa place et d’emmener l’oncle Roset +comme il avait été convenu.</p> + +<p>— Mais quel jour choisir ?</p> + +<p>Clarisse allait répondre au hasard, puis elle se +reprit :</p> + +<p>— Demain, dit-elle, je ne peux pas. Jeudi, c’est +le jour de maman. Vendredi… je ne peux pas non +plus… Reste samedi.</p> + +<p>— Eh bien, samedi, c’est entendu.</p> + +<p>— Mais, j’y songe, samedi le bureau ferme à midi. +Si je proposais au petit Fabre-Gilles de venir avec +nous. Il y a bien longtemps que nous n’avons rien +fait pour lui. Qu’en penses-tu ?</p> + +<p>— Comme tu voudras…</p> + +<p>— Eh bien, je lui écrirai. Tu es bien d’accord ?</p> + +<p>Hubert, préoccupé du Mexique, acquiesça. Clarisse +écrivit à l’oncle Roset. Puis il fallut prévenir +Laurent. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle lui +avait imposé de déménager. Or dans l’intérêt même +de la tâche qu’elle avait assumée, il ne fallait pas qu’il +eût d’elle une opinion défavorable. Elle devait acquérir +sur lui une influence utile. Cette promenade à la +Cômerie lui permettrait de le revoir et de lui faire +comprendre que sa sollicitude n’était dictée que par +une sincère sympathie.</p> + +<p>Le samedi, vers deux heures, l’oncle Amédée et +le petit Fabre-Gilles se trouvèrent à la gare. Clarisse +les présenta l’un à l’autre, rapidement, puis elle les +emmena vers le train. Dans le wagon, elle fut obligée +de parler toute seule, car ils se taisaient tous deux, +pour des raisons différentes. Ensuite, ayant fait les +efforts qu’elle jugeait convenables, elle se mit à +regarder par la portière. Hors de ville, dans la banlieue, +c’était un paysage gris et brun de premier +printemps. Le long des haies, les bourgeons commençaient +à rougir. Aux jardins de maraîchers, aux villas +minuscules succédèrent des prés bordés d’arbres, de +vrais chemins de campagne.</p> + +<p>A la station où ils descendirent, ils étaient attendus +par un cocher à grosses moustaches, à casquette +plate, qui menait une victoria fatiguée. Clarisse +expliqua à Laurent que la Cômerie appartenait depuis +cent vingt ans à la famille de son mari. Il l’écoutait +avec une politesse déférente, et se félicitait de ne pas +être au bureau.</p> + +<p>— Vous verrez, ajouta-t-elle pendant le trajet de +la station au village, on se croirait ici dans un pays +perdu. Nous avons des chênes magnifiques, des bois, +un vieux hameau groupé autour de sa fontaine. Sur +la place s’ouvre la grille de notre cour ; on entre, +d’un côté il y a la ferme basse et noire, et, vis-à-vis, +la maison dont les autres faces donnent sur un parc +à moitié abandonné.</p> + +<p>Le parc n’était pas si abandonné que le disait Clarisse. +Mais elle cédait à l’envie de rendre sa maison +plus séduisante, de peindre le fond de son propre +portrait. Pourtant elle suspendit des descriptions plus +intéressées que des éloges, et demanda à son oncle :</p> + +<p>— Vous n’avez pas froid ?</p> + +<p>Il fit signe que non et elle lui sourit. Elle voulait +qu’il fût content, et qu’il eût entre eux trois une +entente de bonne camaraderie.</p> + +<p>Comme ils approchaient du village, ils dépassèrent +le facteur et Clarisse fit arrêter la voiture :</p> + +<p>— Bonjour, Monney, comment vont vos rhumatismes ?</p> + +<p>Le facteur les rejoignit en traînant la jambe, et +souleva sa casquette.</p> + +<p>— Bonjour, madame Damien, merci, ça va.</p> + +<p>Clarisse lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle +n’était pas encore accouchée ? Savait-on quelque +chose du dernier fils qui était à la caserne ? Elle +posait ces questions d’une voix nette, en personne +qui veut se tenir au courant. Laurent, pensa-t-elle, +la connaîtrait mieux après cette après-midi passée +ensemble : il sentirait qu’elle était décidée, pratique, +et qu’il n’avait, comme les autres, qu’à se remettre +à elle pour se laisser conduire.</p> + +<p>Ils arrivèrent au hameau, passèrent la grille, et +descendirent de voiture dans la cour.</p> + +<p>— Regardez, mon oncle, voici les premiers travaux. +On a refait le portail qui vraiment menaçait +ruine. Et puis on a pratiqué des mansardes dans le +toit.</p> + +<p>L’oncle Roset déclara :</p> + +<p>— Le portail, c’était nécessaire. Mais ces mansardes ! +Comment avez-vous pu faire ces mansardes ? +Elles rompent toute l’harmonie de la façade…</p> + +<p>— Hubert tenait à avoir des chambres nouvelles.</p> + +<p>Le vieil homme fronça les sourcils, fit la moue, en +personnage compétent auquel on demande une expertise.</p> + +<p>— Il aurait fallu respecter les proportions. Elle est +jolie, votre façade, les proportions du toit n’y sont +plus.</p> + +<p>Il se recula, dessina dans l’air avec des gestes la +silhouette de la maison. Clarisse se rapprocha de +Laurent qui, éloigné de quelques pas, releva sur elle +avec une soudaine confiance ses paupières toujours +baissées. Alors, elle fut certaine qu’il n’avait aucun +ressentiment et, rassurée, lui dit à mi-voix :</p> + +<p>— Voilà mon oncle qui s’indigne !</p> + +<p>Laurent sourit. Son visage, rajeuni encore par cette +gaieté, parut celui d’un gamin. Elle ne voulut pas +laisser voir combien il lui plaisait et, se retournant :</p> + +<p>— Ah, voilà M<sup>me</sup> Lecerf !</p> + +<p>M<sup>me</sup> Lecerf, la fermière, était une personne importante +et malade, hautaine et pâle. Lorsque Clarisse +s’informa de sa santé, elle prit une expression aigrement +ironique et répondit qu’elle avait craché du +sang tout l’hiver. Ensuite elle ajouta que les ouvriers +lui avaient donné bien du tracas.</p> + +<p>— Des malhonnêtes gens, madame. Et puis qui +salissent partout.</p> + +<p>— Mais c’est fini maintenant, dit Clarisse.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Lecerf en convint avec amertume. Poussant +une série de soupirs, elle sortit des clefs de son tablier +pour ouvrir les portes. Clarisse proposa aux deux +hommes, pendant ce temps, de faire le tour de la +maison.</p> + +<p>De l’autre côté, devant le perron sur lequel donnaient +des portes-fenêtres, s’étendait une terrasse +sablée où foisonnaient les mauvaises herbes, puis +une pièce d’eau dont la bordure de pierre était +rongée de mousses jaunes ; plus loin s’étendait une +vaste pelouse. A gauche, se dressait un noyer, puis +des chênes dont les silhouettes dépouillées frémissaient. +Au bout du pré, s’allongeait transversalement, +bordée de haies, la route où il ne passait presque +jamais personne. Après, les champs et les arbres +reprenaient. Clarisse expliqua à Laurent :</p> + +<p>— C’est ici que nous nous tenons le soir, dans la +belle saison. Même durant les plus grandes chaleurs, +il y a toujours de l’air.</p> + +<p>Elle voulait que Laurent considérât cette maison, +ce jardin comme des lieux où il était bon de vivre. +L’oncle Amédée partageait cet avis. Sans jalousie, +d’un ton sentencieux où il faisait tenir sa philosophie +simpliste de l’existence, il dit :</p> + +<p>— Ah, vous avez de la chance de vivre ici !</p> + +<p>— Ou bien, continua Clarisse, nous nous installons +sous le noyer. Le bassin de pierre est presque +vide aujourd’hui, mais quand nous sommes là on le +remplit et on fait marcher le jet d’eau… Et puis, +regardez mes rosiers.</p> + +<p>Contre la façade grise aux volets bleus montaient +des treillages où se suspendaient des ramures sèches. +Mais l’intensité de persuasion de la jeune femme +était telle que Laurent crut entendre retomber l’eau +dans le bassin et crut voir fleurir les roses.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Lecerf vint leur dire que la maison était +ouverte. Ils retournèrent. Comme l’atmosphère du +vestibule était froide, l’oncle Amédée alla chercher +son foulard qui était resté dans la voiture. La fermière +monta au premier étage et Clarisse emmena +Laurent.</p> + +<p>— Venez avec moi, dit-elle. Je vais vous montrer +le salon.</p> + +<p>Profitant du demi-jour qui régnait dans le vestibule, +ils suivirent un corridor qu’imprégnait une +odeur de prune et de moisi, puis entrèrent à tâtons +dans une pièce complètement obscure mais qu’on +devinait vaste à cause de sa sonorité.</p> + +<p>— Je ne voudrais pas me cogner aux meubles, +dit Clarisse. Avez-vous des allumettes ?</p> + +<p>Il avait une boîte, il frotta. La petite flamme +laissa entrevoir des fauteuils et des chaises drapés +de housses et assemblés sous un lustre. Puis l’allumette +s’éteignit et ils se retrouvèrent dans l’obscurité.</p> + +<p>— Recommencez, fit Clarisse, je ne m’y reconnais +plus.</p> + +<p>Laurent alluma encore, et ils avancèrent. Cette +fois ils étaient devant une grande glace verdâtre qui +renvoya bizarrement leurs vagues images. Ils ne +dirent rien, et, au bout d’un instant, l’allumette +s’éteignit. Impatientée, Clarisse avança de quelques +pas pour gagner une fenêtre, mais elle heurta un meuble +et s’arrêta, désorientée. Son optimisme avait disparu. +Elle souhaita que le jour se fît, car elle éprouvait +une angoisse puérile à être dans le noir. Il lui sembla +que cette invisibilité lui conférait une liberté étrange, +comme si l’ombre supprimait sa personnalité et la +rendait pareille à n’importe qui : elle ne possédait +plus ni visage ni nom. Pendant une seconde, elle eut +l’indéfinissable impression d’être au bord de tout le +possible, de tout l’improbable… Laurent fit entendre +son petit rire bref :</p> + +<p>— Mes allumettes ne prennent pas !</p> + +<p>Alors Clarisse s’aperçut au son de sa voix qu’il +s’était éloigné d’elle. Elle l’avait cru tout près, à +portée de la main, mais il était à l’autre bout de la +pièce. Elle s’avança, trouva une fenêtre, l’ouvrit, +poussa énergiquement les volets : le soleil entra d’un +coup et l’auréola d’une lumière dorée.</p> + +<p>— Aidez-moi.</p> + +<p>Il se mit à ouvrir les volets avec entrain. Quand +ils eurent fini, ils se retournèrent. Toutes les ombres +avaient disparu, l’odeur de prune se dissipait : dans +la vaste pièce sans mystère, les choses et les gens se +trouvaient à leur place.</p> + +<p>— Je vous oblige à travailler, dit Clarisse.</p> + +<p>Elle vit se lever vers elle le regard de ses prunelles +marron, chargé cette fois d’une expression inédite de +bonne amitié. Et elle éprouva de nouveau le besoin +de s’expliquer.</p> + +<p>— Vous savez, je n’ai jamais aimé les paresseux. +Moi-même, je m’occupe beaucoup, j’agis de mille +manières. On me plaisante là-dessus dans ma famille. +On me dit que…</p> + +<p>Bien qu’il ne lui eût rien demandé, elle s’efforça +de le renseigner sur elle. Elle ne se contenait plus de +lui faire connaître le décor de son existence, elle +voulait qu’il la connût elle-même. En prenant les +devants, elle ne lui permettrait pas de la juger de +façon indépendante. Elle alla jusqu’à dire du mal +de sa personne, en se moquant : elle avoua qu’elle +était autoritaire, exigeante, susceptible. Raconter +ses défauts, c’est encore parler de soi, mais elle prenait +garde de ne pas les montrer sous un jour antipathique. +Avec quelqu’un d’autre, elle se serait peut-être +méfiée, mais vis-à-vis de ce tout jeune homme, +qui ne témoignait d’aucune ironie, elle se laissait +aller à sa propre duperie. Le principal c’était d’intéresser +Laurent.</p> + +<p>L’oncle Amédée vint les rejoindre.</p> + +<p>— Et ici ?</p> + +<p>— Le plafond a été remis en état.</p> + +<p>Ils levèrent les yeux tous les trois, mais l’oncle +Amédée seul fut sincère.</p> + +<p>— Bon, fit-il en connaisseur, ça va bien.</p> + +<p>Laurent voulut dire quelque chose à son tour et +demanda qui était le portrait accroché en face d’eux : +un homme maigre, d’une cinquantaine d’années, aux +moustaches tombantes, à l’expression ennuyeuse et +découragée.</p> + +<p>— C’est mon beau-père. Il est mort il y a dix ans.</p> + +<p>— Je l’ai pas mal connu autrefois, s’écria l’oncle +Amédée. Nous lui avons bâti un petit hôtel aux +Tranchées, dans un style trop riche. Pauvre homme ! +Il a perdu sa femme à la naissance d’Hubert. Il a +cherché à faire une carrière politique, il n’a récolté +que des insuccès. Il était malade du cœur. Il est +mort dans un accident d’ascenseur.</p> + +<p>Il s’approcha du portrait qui le regardait d’un air +amer et dégoûté, et il l’interpella, avec défi :</p> + +<p>— Un déveinard !</p> + +<p>Puis il se tourna vers Laurent :</p> + +<p>— Et vous, jeune homme, avez-vous de la chance ?</p> + +<p>Laurent parut interdit, ensuite il se mit à rire :</p> + +<p>— Oui, dit-il.</p> + +<p>Son interlocuteur l’observa d’un œil soupçonneux +afin de savoir comment se manifestait pour lui la +Fortune. Il était jeune, charmant de sa personne, +avec, sous sa politesse et sa réserve, une ardeur +qu’il devina. Alors le bonhomme eut un soupir.</p> + +<p>Ils montèrent au premier. Sur les marches usées +et basses de l’escalier, traînaient des feuilles mortes +de l’automne précédent. Contre le papier du mur +apparaissaient des taches d’humidité : traces froides +de l’hiver. Ils entrèrent dans une chambre, tendue +d’andrinople rouge, et le plancher endormi craqua +sous leurs pas comme s’il s’éveillait. Des plaques de +suie étaient tombées dans l’âtre. Ici, cela sentait le +bois frais et la cretonne. Longtemps fermée, la maison +conservait dans chacune de ses pièces une odeur +particulière.</p> + +<p>Clarisse ouvrit une armoire qui résista, grinça pour +se plaindre : au fond, elle retrouva une ombrelle +qu’elle avait oubliée et qui l’attendait. Ce fut une +petite secousse donnée à sa mémoire d’où montèrent +de vagues rappels, des réminiscences qu’elle n’aurait +pu préciser mais qui l’émurent. Elle eut, l’espace +d’une minute, la notion aiguë, désespérante, du temps +qui s’en va et qui ne reviendra jamais et qu’on n’a +peut-être pas employé comme il aurait fallu. Avec +une soudaine mélancolie, elle songea à tous les étés +qu’elle avait déjà vécus dans cette maison, aux innombrables +journées de lumière, aux innombrables +nuits d’étoiles qui avaient déjà passé sur ce vieux +toit de tuiles.</p> + +<p>Elle marcha à la fenêtre et s’y accouda. La différence +était bizarre à sentir, entre l’air tiède du dehors +et l’air refroidi du dedans. Mais celui du dehors +pénétrait de plus en plus, circulait d’une chambre à +l’autre grâce aux portes restées ouvertes. Cela faisait +un léger courant d’air réchauffé, un flottement tiède. +L’atmosphère devenait de plus en plus agréable à +goûter : on en sentait la caresse sur le visage. Et ce +souffle moite comme une haleine faisait éclore la +maison, les meubles, les rideaux, les souvenirs, qui +étaient restés engourdis pendant de longs mois. +Étreinte par le soleil de mars, la Cômerie s’animait, +souriait comme une femme entre les bras de celui +qu’elle aime.</p> + +<p>A côté de Clarisse, et subissant comme elle l’influence +de cet éveil mystérieux, se tenait Laurent. +Tournant le dos à la pénombre humide de la maison, +ils se penchèrent vers la terrasse, les prés, l’œil +glauque de la pièce d’eau, et respirèrent la douceur +de ce jeune paysage verdoyant par places de petites +feuilles et de nouvelles pousses. Un jour, cette terre +à peine vêtue, ces arbres presque dépouillés encore +se réjouiraient de feuillages complets, d’herbes hautes +et de floraisons. Ce serait au bout d’un lent travail +dont la jeune femme et son compagnon pressentaient, +sans bien les concevoir, les débuts, les tâtonnements, +la persévérance… Soudain, interrompant leur contemplation +paresseuse, quelque part, un coq chanta. +Et très vite, après un premier éclat de voix, il recommença +ses appels, il les lança dans toutes les directions, +il les affirma comme s’il eût craint de n’être +pas compris.</p> + +<p>Alors Clarisse se détourna vers Laurent. Rapprochés +par l’étroitesse de la fenêtre à laquelle ils s’appuyaient, +elle voyait de près son visage allongé, ses +yeux attentifs, sa bouche étroite et sérieuse. Elle +le dévisagea, le dominant de sa personne. Elle devina +qu’il n’était pas insensible à cette tiède après-midi ; +elle le sentit prêt à lui obéir comme un docile +enfant auquel elle dicterait ses devoirs.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Lecerf cria d’en bas que le goûter était préparé +dans la salle à manger. Ils y descendirent et +furent rejoints par l’oncle Amédée qui revenait de +la nouvelle salle de bains. La fermière avait allumé +un feu de bois dans le poêle de faïence ancienne, qui +ronflait comme un orgue. Sur la table elle avait préparé +du thé, des confitures, un gros pain de ménage.</p> + +<p>— Mon oncle, s’écria Clarisse, laissez-moi vous +servir !</p> + +<p>Le bonhomme retira son foulard et regarda autour +de lui avec satisfaction. Les proportions de cette +pièce à boiseries lui avaient toujours plu. Et puis +l’amitié qu’il portait à sa nièce s’attendrissait devant +les tartines qu’elle lui préparait d’une main sûre, +sans faire de miettes inutiles. Et il murmura avec un +air de confidence :</p> + +<p>— Vous savez, Clarisse, vous auriez pu faire votre +salle de bains dans l’autre aile. J’ai pris des mesures.</p> + +<p>Il sortit son carnet où il avait inscrit des chiffres +et il exposa complaisamment son idée, avec la certitude +facile des personnes qui n’entendent jamais les +objections. Puis, penché sur sa tasse fumante, les +yeux à mi-clos de plaisir et suçant sa tartine, il interpella +Laurent :</p> + +<p>— Eh bien, jeune homme, vous plaisez-vous dans +la banque ?</p> + +<p>Enhardi, il posait cette question parce qu’il était +sûr de la réponse. Mais Laurent, répliquant à côté, +dit qu’il avait beaucoup travaillé durant la semaine +et M. Roset redevint soucieux, mit sa main en cornet. +Clarisse s’empressa d’intervenir :</p> + +<p>— Vrai ? Vous avez travaillé tant que cela ?</p> + +<p>— Certainement, madame. Hier c’était la fin du +mois : j’ai dû rester au bureau jusqu’à deux heures +du matin…</p> + +<p>— C’est juste, mon mari est rentré tard. Mais +alors vous devez être très fatigué…</p> + +<p>Déjà elle le plaignait. Lui se rengorgea, puis, avec +son petit rire bref, nerveux comme un sanglot, il +ajouta :</p> + +<p>— Et ce matin, j’y étais de nouveau à huit heures…</p> + +<p>— Voulez-vous que je demande à mon mari de +vous dispenser…</p> + +<p>Il l’interrompit, protesta. Clarisse lui dit :</p> + +<p>— Racontez-moi pourquoi vous avez été retenu +si tard.</p> + +<p>Laurent, satisfait de révéler à des ignorants des +choses qu’il ne connaissait lui-même que depuis peu, +expliqua son travail. Il parla du bureau comme un +écolier parle de sa classe. Il décrivit ses chefs, ses +camarades, leurs relations réciproques, il cita quelques-unes +de leurs plaisanteries favorites, de leurs +surnoms. Clarisse s’étonna qu’il fût devenu si bavard : +dans sa voix passait même quelque accent +du midi. Ce qu’il disait lui sembla un peu mesquin, +mais en l’écoutant elle le regardait, et elle trouva +dans sa personne l’intérêt que n’offrait pas son discours.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Lecerf revint sur ces entrefaites et pria aigrement +Clarisse de visiter le poulailler. Elle n’en avait +guère envie, pourtant elle crut devoir y aller et dit +aux deux hommes :</p> + +<p>— Attendez-moi, je reviens dans quelques minutes.</p> + +<p>La fermière la mena à travers la cour et lui montra +d’abord le grand marronnier dont la maîtresse +branche, en janvier, s’était brisée sous le poids de la +neige. Les deux petites filles de M<sup>me</sup> Lecerf les rejoignirent. +Leur mère les obligea à dire bonjour, +et ce fut long, car elles commencèrent d’abord par +pleurer. On put enfin obtenir d’elles un marmottement +confus derrière des coudes levés qui fut jugé suffisant.</p> + +<p>Le poulailler avait été rebâti en briques. M<sup>me</sup> Lecerf +en fit valoir d’un air pincé le mérite :</p> + +<p>— Voilà les poules mieux logées que bien des malheureux… +Petites, petites, petites.</p> + +<p>Claire dut assister à une distribution de grains. La +fermière les répandait avec hauteur, mais elle n’égalait +pas la superbe du coq, verni de rouge et de jaune, +qui affectait de ne rien voir et marchait avec précaution +le long du grillage. « Est-ce lui, songea Clarisse +qui chantait si fort tout à l’heure ? » Elle revécut en +un éclair l’impression si nouvelle qu’elle avait eue +à écouter ce cri redoublé d’espérance lorsqu’elle était +penchée au-dessus du jardin à côté du petit Fabre-Gilles +et serrée contre lui. Inattentive désormais à +M<sup>me</sup> Lecerf, elle retourna vers la maison.</p> + +<p>Comme elle approchait de la salle à manger, elle +fut surprise du silence qui y régnait, puis, une fois +entrée, elle se mit à sourire. L’oncle Amédée avait +disparu. Et Laurent, confortablement installé à côté +du poêle, dormait… Sans doute, seul dans cette pièce +chauffée, n’avait-il pu résister au sommeil en retard +de la nuit précédente. Il dormait, les bras allongés, +la bouche un peu ouverte. Clarisse s’attendrit en le +contemplant : il avait l’air si juvénile. Et si désarmé : +il reposait, étendu sur le canapé comme sur un lit. +Tous deux étaient ensemble, et personne ne les observait. +Ainsi que dans le salon obscur, Clarisse se sentit +étrangement libérée. Et il lui parut très beau, ce +visage d’Arabe un peu pâli par la fatigue où passait +le reflet de rêves inconnus, très belle cette bouche +offerte qui laissait luire les dents…</p> + +<p>Cependant il fallait le réveiller. Clarisse s’approcha +pour le toucher à l’épaule. Mais comme elle était à +côté de lui, tout à coup, sans y réfléchir et sans +même le vouloir, invinciblement séduite, elle se +pencha et posa ses lèvres sur sa joue tiède…</p> + +<p>Ensuite elle se redressa, écarlate : il n’avait pas +bougé. Elle sortit en hâte, gagna la terrasse. Qu’avait-elle +fait ? Elle tourna le coin de la maison, trouva +l’oncle Amédée qui dessinait le profil du portail sur +le revers d’une enveloppe.</p> + +<p>— Nous partons, cria-t-elle. Allez dire au cocher +d’avancer.</p> + +<p>Puis elle revint sur ses pas. Laurent parut sur le +perron.</p> + +<p>— Il faut partir ?</p> + +<p>— Oui, fit-elle sans le regarder.</p> + +<p>Il n’avoua pas qu’il avait dormi. Tous trois montèrent +dans la voiture. Au jour tombant l’air se refroidissait +et ils ne dirent pas grand’chose jusqu’à +la station. Le train les emmena à travers un crépuscule +infiniment triste. Sur le quai de Genève, +Clarisse jeta son adieu à ses compagnons, avec une +brusquerie qu’ils ne s’expliquèrent pas. Et elle s’en +alla le long des rues éclairées et bruyantes, écartant +violemment de son esprit toute réflexion.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">IX</h2> + + +<p>Clarisse n’avait jamais connu des autres et d’elle-même +que des apparences logiques et naturelles. Née +dans ce qu’on appelle la bonne société, habituée au +confort moral, aux mœurs régulières, de tempérament +calme, sans nostalgies ni désirs impossibles, elle +ignorait tout imprévu.</p> + +<p>Aussi était-elle prodigieusement étonnée de ce qui +s’était passé à la Cômerie… Comment, on lui avait +recommandé un jeune homme ; elle s’était intéressée +à lui comme à n’importe quel autre de ses protégés, +M<sup>me</sup> Winiger ou le vieux Pigueret ; elle avait admis +chez lui, chemin faisant, une qualité d’âme qui rendait +ses soins plus légitimes encore — et tout cela +finissait par un irrésistible baiser !… Elle n’avait pas +dissimulé la curiosité et la sympathie qu’elle éprouvait +à son égard ; elle avait parlé de lui à son mari, +à sa famille ; personne, bien entendu, n’y avait trouvé +à redire, et pourtant, si on l’avait vue en cette minute +qu’aurait-on pensé ?</p> + +<p>Malgré les reproches théoriques qu’elle s’infligeait, +elle ne parvenait pas à se rendre responsable de ce +geste furtif, puisqu’elle était pure de toute volonté +coupable. Elle n’avait pas succombé puisqu’il n’y +avait pas eu combat. Elle regretta le fait, elle le +blâma, elle décida d’exercer un contrôle plus serré +sur sa conduite, mais elle n’eut pas l’idée de faire, +au dedans d’elle-même, une enquête. Son sérieux +natif, son application honnête à vivre, l’empêchèrent +de se considérer elle-même avec ironie. Elle subsistait +avec ses convictions, ses jugements, ses habitudes — intacte, +sauf qu’elle avait embrassé un jeune homme. +Mais ce baiser demeurait extérieur à sa vie.</p> + +<p>Hubert lui demanda comment s’était passée la +journée, et elle n’hésita pas à lui répondre qu’elle +s’était passée fort bien. Elle donna son avis sur les +réparations et décrivit l’aspect de la compagne. Elle +n’omit pas de mentionner l’oncle Amédée et Laurent… +Et tandis qu’elle parlait, l’idée même qu’elle +se faisait de Laurent la rassurait sur son acte irréfléchi. +Il représentait à ses yeux un ensemble de +sentiments honorables qui, en principe, contredisait +toute interprétation fâcheuse. Clarisse ne pensait pas +souvent à la tentation, sinon d’une manière abstraite +et pour autrui ; elle n’y avait jamais rêvé, et pour +elle-même, sous les espèces d’un jeune garçon. Un +instant, peut-être, à constater le plaisir qu’elle +avait éprouvé à poser ses lèvres sur sa joue aurait-elle +pu comprendre… Et alors elle se serait révoltée. Mais +cet instant avait été trop court, et maintenant les +nuées l’entouraient à nouveau. Elle ignorait complètement +les surprises des sens. Elle ne lisait pas de +livres qui l’auraient renseignée. Hubert ne s’était +pas soucié de l’instruire, suivant une politique de +mari prudent, désireux de ne pas compromettre chez +elle un équilibre sentimental qui lui suffisait. Les +choses de la chair, Clarisse les connaissait d’une façon +méthodique en quelque sorte, à leur heure, et sous +la forme d’une habitude. Émotions permises mais +secrètes, auxquelles elle ne faisait jamais allusion, +et qu’elle ne devait jamais à personne d’autre, bien +entendu, que son mari. Or ce qu’elle éprouvait pour +Laurent était bien loin de ressembler à ce qu’elle +éprouvait pour Hubert, si bien qu’elle n’avait pas +même l’idée d’établir la comparaison. C’était à la +fois plus et moins — mais elle ne s’apercevait que +de ce qui était en moins.</p> + +<p>Cependant, puisqu’elle reconnaissait avoir commis +une imprudence involontaire, Clarisse était trop +portée à l’action pour ne pas chercher à prendre une +mesure pratique. Elle chassa le reste de gêne qui, +malgré tout, la poursuivait, en décidant de ne plus +voir pendant quelque temps le jeune homme. Elle ne +reprendrait leurs relations que plus tard, avec plus de +sang-froid et quand se seraient dissipés cette légère +excitation, cet excès de zèle qui l’avaient entraînée +et qui étaient si contraires à ses habitudes de raison.</p> + +<p>C’était un sacrifice, et elle le fit d’autant plus +volontiers qu’il ne portait que sur un détail. Comme +beaucoup de personnes disciplinée, elle acquérait +un sentiment de bonne conscience à s’obliger, quelle +que fût la nature de l’obligation. Et elle se persuada +d’autant plus de faire son devoir qu’il s’accompagna +d’une certaine tristesse : il lui était pénible +de s’interdire Laurent.</p> + +<p>Pour rien au monde, elle ne l’aurait mis au courant +de ce qu’elle avait décidé. Son geste irréfléchi devait +demeurer inconnu à tous, mais surtout à lui. Elle +l’aurait plus facilement avoué à Hubert. Ce qu’elle +souhaitait connaître de Laurent, ce qu’elle souhaitait +qu’il connût d’elle, c’était ce qu’ils avaient de +meilleur. Elle ne réclamait de lui qu’une âme généreuse +et pure. L’image d’elle-même qu’elle voulait +imposer à Laurent devait n’avoir nul besoin de +commentaire ou d’excuse. Le respect cérémonieux +qu’il lui témoignait lui plaisait comme un hommage +et comme une soumission. Elle ne voulait à aucun +prix qu’il eût le droit d’être moins docile ou plus +familier…</p> + +<p>Mais un jour, à l’improviste, il vint la voir. Elle +était seule. Dès les premières paroles, elle fut déçue +par la banalité des phrases qu’il prononça. Il ne se +doutait pas des scrupules qu’elle avait dû combattre +ni de la décision qu’elle avait prise. Il se tenait assis +dans le même fauteuil qu’à sa première visite. Toutefois +il avait remplacé son embarras de naguère par +une sorte d’affectation qui lui allait très mal. Dans +ce visage satisfait, Clarisse ne retrouvait pas le visage +abandonné, endormi, dont elle avait senti contre le +sien la douceur chaude.</p> + +<p>Après un silence, et comme prenant un parti, +Laurent s’écria :</p> + +<p>— Je venais vous remercier, madame, pour la +journée de samedi.</p> + +<p>— N’est-ce pas que la Cômerie est une jolie maison ?</p> + +<p>— Je veux dire pour votre accueil. Vous m’avez +fait oublier ma solitude, et d’une manière si agréable !</p> + +<p>Clarisse se sentit un peu rougir. Ces mots, que +Laurent avait prononcés avec application, l’auraient +réjouie la semaine précédente. Mais elle y vit une +allusion involontaire. Elle répondit qu’elle avait été +heureuse de l’emmener là-bas, et qu’il était tout naturel +qu’elle s’intéressât à lui… Elle s’arrêta, songeant +que ces phrases si simples pouvaient être interprétées, +et elle acheva, afin de se rendre justice :</p> + +<p>— D’ailleurs, j’ai fait très peu pour vous jusqu’à +présent… Nous avions promis davantage à votre +père…</p> + +<p>— Je vous remercie de ce que vous ferez d’autre. +Je sais que vous êtes très indulgente pour moi.</p> + +<p>Clarisse s’irrita d’être si peu maîtresse d’elle-même +parce qu’elle se croyait soupçonnée. Alors, elle prit +son grand « air Bourgueil ».</p> + +<p>— Hélas, cher monsieur, je regrette que, d’ici +quelque temps, nous ne puissions plus vous voir. +Je vais probablement m’absenter. Mon mari désire +aller à la montagne.</p> + +<p>Le mensonge la servit mieux que la sincérité. +Laurent perdit du coup son air d’assurance, redevint +très « petit jeune homme » et se leva pour partir.</p> + +<p>Alors elle crut qu’il s’en allait en même temps de +sa vie. Elle se sentit transportée par le sentiment exaltant +mais amer qu’en l’écartant elle accomplissait son +devoir. Rien de vil n’était entre eux : tout se passait +sur les sommets.</p> + +<p>— Je pense parfois, fit-elle avec lenteur, que vous +devez vous attrister d’être seul et loin des vôtres. +Dites-vous que vous n’êtes pas ici pour faire seulement +un stage dans une banque, mais aussi l’apprentissage +de l’existence. Nous sommes très souvent isolés +les uns et les autres, mais c’est une bonne école. Soyez +courageux…</p> + +<p>Il la considéra, étonné de ce prêche qu’elle débitait +presque doctoralement, et ne saisissant pas qu’elle +voulait dire : « Soyez digne de moi. » Puis elle continua, +avec une gaucherie qui donnait de la sécheresse +à ses paroles :</p> + +<p>— Nous ne nous verrons pas pendant quelque +temps. Mais l’absence ne signifie pas l’oubli. J’aurai +de vos nouvelles. Travaillez, continuez dans la voie +que vous avez choisie.</p> + +<p>Gêné par son accent, où il retrouvait l’écho solennel +de son père, ne sachant comment répondre, +il s’inclina pour partir. Elle lui tendit la main, l’enveloppa +d’un regard d’adieu, plein d’une fierté noble. +Mais comme il était encore incliné, elle vit tout à +coup sur la peau de sa nuque un signe, un grain de +beauté. Et longtemps après le départ du jeune +homme, cette découverte lui laissa une sorte de malaise…</p> + +<p>Par sa décision d’éloigner Laurent, Clarisse dissipa +l’humiliation première que lui avait inspirée +son inconséquence. Elle goûta l’orgueil d’avoir tranché +dans le sens le plus digne une question de conscience. +Son amour-propre, elle le mettait à être +impeccable comme d’autres femmes le mettent à +être élégantes ou courtisées. Elle éprouvait du plaisir +à ne pas commettre de fautes. Il est vrai qu’il lui +était presque plus facile de s’abstenir que de pécher : +manque d’occasions. La vie ne l’ayant menacée ou +atteinte encore en aucune manière, elle ignorait tout +compromis, toute concession à l’inévitable. Quels que +fussent ses scrupules, l’épisode de la Cômerie était +impuissant à ébranler sa certitude d’elle-même. Bien +mieux : il la renforçait maintenant qu’il était résolu.</p> + +<p>Et elle fut heureuse aussi d’associer Laurent à sa +bonne conduite. Elle le fit délibérément participer à +cette orgueilleuse sagesse, et l’embellit de sa propre +vertu. Si elle s’obligea à ne plus le rencontrer, rien +ne l’empêcha de penser à lui. Au contraire, elle s’attacha +d’autant plus à son souvenir qu’elle se privait +de sa présence. Elle le fit aussi fier, aussi intact +qu’elle-même. Ainsi s’établit, dans sa pensée, un +rapport entre ce qu’ils avaient de pareil et de mieux. +Elle pressentit même, pour plus tard, une sorte d’enrichissement +moral l’un par l’autre, une compréhension +réciproque, bref, une amitié exceptionnelle, où +elle jouerait le rôle séduisant de directrice de conscience, +de grande amie sérieuse à la fois et enjouée.</p> + +<p>Cependant, à mesure que les jours passèrent, le +souvenir qu’elle entretenait avec tant de zèle commença +de lui échapper. Non seulement les mots +qu’il avait prononcés, mais aussi la personne physique +de Laurent perdirent à certaines minutes leur +netteté. Par exemple, elle découvrit qu’elle ne se +rappelait plus la forme de ses mains. Elle ne les avait +pas remarquées, et ce détail méconnu lui parut très +important. Dans son ensemble elle conservait du +jeune homme une image qui tantôt demeurait vague, +et qui tantôt se ranimait avec exactitude, mais à +l’improviste. Parfois elle contemplait devant elle sa +silhouette, elle entendait sa voix dont telles intonations +profondes contrastaient avec son extrême jeunesse, +et son rire brusque et comme confus — puis +tout s’évanouissait dans l’oubli. Elle était incapable +de le ressusciter à son gré. C’était comme une ombre +qui vous précède, qu’on croit rattraper, et qui disparaît +au moment d’être saisie. Cette chasse à l’image, +cette anxiété de la perdre quand elle était apparue, +rendit plus intense l’obsession de Laurent. Laurent +n’était pas quelqu’un que Clarisse pouvait susciter +selon son humeur. Elle était obligée de demeurer sur +le qui-vive pour accueillir son fantôme.</p> + +<p>Suivant donc une loi secrète qu’elle ne savait +reconnaître, parfois elle revoyait la Cômerie, la pièce +silencieuse aux parquets luisants, la table chargée de +faïence, le canapé, et le jeune homme endormi qui +l’avait tentée. L’évocation était si forte qu’il lui +semblait revivre cet instant, le continuer encore. +Étendant les bras, elle était tout à coup surprise de +ne rencontrer personne à côté d’elle.</p> + +<hr> + + +<p>Gaillardoz vint un jour s’inviter à déjeuner chez +les Damien, prétextant qu’il était célibataire.</p> + +<p>— Que devient donc votre femme ? lui demanda +Hubert d’un ton boudeur.</p> + +<p>Fanny, dit-il, avait été se promener en bateau +avec des amis. Il était enchanté que la journée fût +si belle et la promenade de sa femme ainsi mieux +réussie. Hubert ne répondit rien.</p> + +<p>— Avez-vous lu, demanda Gaillardoz à Clarisse, +la brochure que votre père vient de publier ?</p> + +<p>— Une brochure ? Non. Vous savez que mon père +ne raconte rien de ses projets à l’avance.</p> + +<p>— Eh bien, lisez-la. M. Bourgueil propose de considérer +la cathédrale de Saint-Pierre, toutes proportions +gardées, comme le Panthéon ou Westminster, et d’y +ériger des monuments à ceux, philosophes, savants, +soldats ou magistrats, qui illustrèrent la République. +Je ne sais quel accueil sera fait à cette idée, mais je +la trouve intéressante.</p> + +<p>— Je m’imagine que ce projet sera vivement +combattu.</p> + +<p>— Oui, fit Gaillardoz, nos concitoyens vivent du +principe de contradiction.</p> + +<p>— L’un de ces contradicteurs, ajouta Clarisse avec +un sourire, — l’un des plus dangereux, je le prévois +déjà : ce sera M. Lachault.</p> + +<p>— Le pasteur Lachault ? Mais pour quelle raison ?</p> + +<p>— Il est un homme du Décalogue et de l’Église +primitive : toute image taillée lui sera en horreur.</p> + +<p>L’évocation du terrible prédicateur les rendit silencieux. +Lorsqu’on parlait de cet homme si discuté, +chacun se demandait à nouveau que penser de lui. +Gaillardoz s’écria avec un accent de raillerie :</p> + +<p>— En somme, il est plutôt inconfortable !</p> + +<p>— Que voulez-vous dire ?</p> + +<p>— Je dis qu’on ne doit pas perpétuellement se +mettre en travers de son siècle et qu’à se montrer +toujours acariâtre, toujours hostile, toujours impitoyable, +on finit par dégoûter le monde et perdre +toute influence.</p> + +<p>— Attendez, fit Clarisse agacée par le ton léger +de son interlocuteur, — vous jugez trop vite. M. Lachault +n’est pas acariâtre, il est convaincu ; il n’est +pas impitoyable, il est sévère. Ce qu’il estime vrai, +il l’affirme ; ce qu’il juge mauvais, il le condamne. +Je vous assure qu’il mérite le respect.</p> + +<p>— Certes, mais il pousse au noir cette pauvre +humanité qu’il vaut mieux prendre par ses bons +côtés. Il flaire partout le pécheur et le criminel. Il +n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut dénoncer.</p> + +<p>— Ah voilà ce qu’on ne lui pardonne pas, s’écria +Clarisse en s’échauffant. Il est lucide ! Vous êtes donc +de ceux qui préfèrent se boucher les yeux devant le +mal ? J’avoue que je ne partage pas cette indulgence +générale. Nous devons être assez courageux pour nous +voir tels que nous sommes : c’est le seul moyen de +nous améliorer.</p> + +<p>— Voulez-vous une cigarette, Gaillardoz ? fit +Hubert.</p> + +<p>— Volontiers. Merci.</p> + +<p>Gaillardoz était surpris du ton de la jeune femme. +Il se reprocha d’avoir provoqué sa mauvaise humeur, +et il reprit, plus doucement :</p> + +<p>— Croyez-vous qu’il nous soit possible de nous +voir nous-mêmes tels que nous sommes ?</p> + +<p>— Certes. Je n’ai guère d’illusions sur moi, et je +vous assure que je me connais.</p> + +<p>— Personne se connaît-il jamais ? Savons-nous +de quoi nous sommes capables, avant l’occasion qui +nous le révèle ? Et croyez-vous qu’après nous être +connus nous puissions nous corriger ?</p> + +<p>Clarisse répliqua avec une vivacité nouvelle :</p> + +<p>— Comment pouvez-vous poser une pareille question ? +Il est évident que si je constate en moi un défaut, +je tâcherai de le contraindre, si je commets +une faute je m’efforcerai de la réparer. N’essayons-nous +pas tous de faire le bien ?</p> + +<p>Gaillardoz se leva, baisa la main de sa cousine +étonnée et, avec un bon sourire :</p> + +<p>— J’ai tort de discuter. Vous avez mille fois raison.</p> + +<p>— Mon ami, reprit-elle, c’est vous qui avez tort +de faire le sceptique. Il existe des êtres qui cherchent +leur propre perfection, qui s’efforcent vers plus de +noblesse, de foi, de vaillance… Nous devons tâcher +de leur ressembler, vous et moi…</p> + +<p>— Et moi, fit Hubert en consultant sa montre.</p> + +<p>— … et ne pas céder sur les principes sous prétexte +que personne ne les observe. M. Lachault est +intransigeant, parce qu’il voit clair, le bien comme +le mal, qui tous deux existent côte à côte. Et parce +qu’il est lucide, il peut vous rendre le précieux service +de vous renseigner sur vous-même. Si vous alliez le +trouver, il vous analyserait avec une clairvoyance +extraordinaire ; il vous dirait : faites ceci, renoncez +à cela, voici ce qui est bon en vous et digne d’être +fortifié, voilà qui doit être condamné. Je sais qu’il a +remis bien des gens sur le droit chemin de cette façon.</p> + +<p>— Oui, fit Gaillardoz qui cherchait la conciliation, +c’est un admirable chirurgien, mais il opère sans +endormir.</p> + +<p>— Il a raison : la douleur morale est un enseignement.</p> + +<p>— Clarisse, vous êtes une femme heureuse ! Je ne +vous en veux pas d’ailleurs. Mais je reproche à +M. Lachault d’être impeccable. Ses fautes, s’il en +avait commises, lui auraient enseigné l’indulgence. +Quant à moi, je me connais trop bien, hélas, pour +ne pas excuser les autres !</p> + +<p>Ils sourirent tous les trois. Puis, l’heure s’avançant, +les deux hommes partirent pour leurs affaires. +Restée seule, Clarisse se reprocha d’avoir eu dans +cet entretien si simple un ton brusque et cassant. +Mais elle avait voulu affirmer ses principes ! Elle ne +se contentait pas, comme Gaillardoz, de la réalité +moyenne, elle réclamait un haut idéal. Si tout le +monde, pensait-elle, professait une philosophie accommodante +qui veut que tout s’arrange et que rien ne +soit tragique, que deviendraient les partis pris généreux, +l’esprit de sacrifice ? Elle avait protesté contre +ses paroles parce qu’elles dépréciaient par contre-coup +M. Lachault, et elle-même, et Laurent — Laurent +dont elle affirmait les sentiments élevés. Elle +ne voulait pas que son souvenir du jeune homme +fût terni au hasard d’une conversation. Elle se montrait +digne de lui comme d’elle-même en défendant +leurs croyances communes, celles du moins qu’elle +lui supposait.</p> + +<hr> + + +<p>Les jours passèrent, le printemps s’installa de +plus en plus. Immobile devant la fenêtre ouverte, +Clarisse regardait la belle journée transparente. Soudain +elle sursauta parce que Hubert, qui venait +d’entrer, avait tapé la porte derrière lui. Alors, +sans presque le vouloir, elle exprima tout haut le +désir qui lui tenait compagnie :</p> + +<p>— La campagne doit être délicieuse. Quand irons-nous +à la Cômerie ?</p> + +<p>— Nous avons bien le temps. Pourquoi y aller +plus tôt que d’habitude ? fit Hubert, jetant des +journaux en désordre sur la table.</p> + +<p>— C’est vrai.</p> + +<p>Évidemment, leur sort était fixé pour toujours. +Prisonniers de leurs mœurs régulières, ils ne partiraient +pour la campagne qu’à la date accoutumée. +Clarisse n’était libre que de faire tous les ans la +même chose. Elle soupira. « Hé quoi, pensa-t-elle, +surprise par ce soupir, ne suis-je pas heureuse ainsi ? » +Elle se répondit qu’elle était heureuse. Mais ce bonheur +avait un caractère trop définitif. Peut-être +serait-il sage de déposer quelque temps cette chaîne +d’obligations dont elle sentait tout à coup le poids… +Et puis elle songeait qu’elle avait parlé à Laurent +d’un voyage, et ce mensonge la tourmentait.</p> + +<p>— Hubert…</p> + +<p>— Quoi encore !</p> + +<p>Elle s’aperçut alors, au ton sec de son mari, que +depuis son entrée il donnait des signes d’impatience. +Elle le questionna, mais il répondit par des faux-fuyants. +Il avait des soucis d’affaires, des choses +qu’elle ne pouvait pas comprendre. Comme toujours, +par méfiance, par égoïsme, par jalousie, il l’écartait +de ce qui lui tenait le plus au cœur. Mais elle vit dans +sa mauvaise humeur l’occasion d’obtenir ce qu’elle +voulait.</p> + +<p>— Hubert, tu te surmènes, cela ne vaut rien.</p> + +<p>— Ah ! je me sens éreinté. Au bureau personne ne +me seconde…</p> + +<p>— Si tu prenais du repos ?</p> + +<p>Hubert fit quelques pas sans répondre. Pour la +première fois il avait envie de quitter ses affaires, +en proie au dégoût du passionné qui se lasse brusquement, +et comme un joueur quand il ne sent plus la +veine. Clarisse, le devinant tenté, insista :</p> + +<p>— Depuis notre mariage, nous n’avons pas bougé +d’ici. Si nous faisions une absence ?</p> + +<p>Pressée par une brusque envie de fuite, de changement, +elle continua :</p> + +<p>— Que dirais-tu d’un voyage ?</p> + +<p>Il se taisait toujours, et elle comprit combien ses +paroles devaient lui paraître imprévues. Elle-même +si casanière, s’étonnait de les prononcer. Pour mieux +s’expliquer, elle ajouta :</p> + +<p>— Je voudrais ne plus voir toujours les mêmes figures. +J’aimerais être une étrangère quelque part.</p> + +<p>Hubert s’arrêta net dans sa marche et s’écria avec +force :</p> + +<p>— Tu as raison. Allons-nous-en…</p> + +<p>— Tu veux bien ?</p> + +<p>— Oui, mais pour un grand voyage, un très grand +voyage. Je lâche tout. Qu’ils se débrouillent ! Quand +je ne serai plus là ils verront si…</p> + +<p>Il s’interrompit encore, pour ne pas livrer ses +secrets, ni le motif particulier de son exaspération, +puis, sur un ton plus calme :</p> + +<p>— Je ne te propose pas l’Amérique, c’est un peu +loin. Lorsque j’étais à San-Francisco…</p> + +<p>Clarisse lui coupa la parole.</p> + +<p>— Mais oui, c’est trop loin. Constantinople, peut-être…</p> + +<p>— D’accord. Constantinople me plairait. J’ai un +ancien camarade de collège qui a une belle situation +dans la Banque Ottomane. Nous irions le voir… Ah, +mais nous ferions le voyage par l’Orient Express, +parce que, tu sais, je n’aime pas du tout les traversées. +C’est pour cette raison que j’exclus tout de suite +l’Égypte, ou les Indes…</p> + +<p>— L’Égypte ! Les Indes !</p> + +<p>Ils firent silence, un peu surpris du tour rapide +que prenait leur conversation, et presque intimidés, +eux qui n’avaient jamais bougé de chez eux, d’articuler +les noms de ces contrées lointaines, dans leur +salon tranquille. Quel dépaysement ! Hubert ne savait +du monde immense où travaillaient ses capitaux +qu’une algèbre financière. Quant à Clarisse, elle +n’avait jamais rêvé.</p> + +<p>Elle ne voulut pas le laisser refroidir et reprit +avec décision :</p> + +<p>— Quand partons-nous ?</p> + +<p>— Je ne sais pas. Pas avant huit jours en tous cas, +puisque dimanche c’est le dîner de famille.</p> + +<p>— Bien sûr, il ne peut être question de le manquer.</p> + +<p>— Nous pourrons en profiter pour annoncer notre +départ. Si nous nous absentons deux ou trois mois, +il faudra prévenir tout le monde, faire des visites +d’adieux.</p> + +<p>— Sans doute, fit Clarisse. Mais il ne s’agit pas +d’une absence si longue.</p> + +<p>Elle pensait que son projet de voyage aurait plus +de chance de réussir s’il n’était pas trop ambitieux. +Et puis elle ne tenait pas à disparaître complètement +pendant des semaines et des semaines et risquer +d’être oubliée. Elle ne voulait être que regrettée.</p> + +<p>— Je me demande ce que la famille va dire de +notre départ ? fit Hubert. Que de questions ! Ce sera +bien ennuyeux.</p> + +<p>Clarisse ouvrit son agenda qu’elle tenait avec +beaucoup d’ordre, et chercha quelles étaient ses +prochaines occupations afin de s’en libérer.</p> + +<p>— Le 19, dit-elle, j’ai mon comité de l’orphelinat ; +j’écrirai pour m’excuser. Le 21, un essayage, +tant pis ; le 22, je devais aller à une vente à Coppet, +j’y renonce ; le 23, conférence au Lyceum ; le +24, réunion de paroisse ; le 26, concert de cette +jeune Polonaise qu’on m’a recommandée et qui +soutient sa mère : j’enverrai vingt francs. Ah ! +mais, par exemple, le 27, nous avons le mariage +du frère de Fanny. Il ne serait pas convenable de +nous en aller juste avant.</p> + +<p>— Diable, fit Hubert.</p> + +<p>Clarisse se sentit mélancolique : la chaîne était +lourde à soulever. Quant à son mari, elle voyait son +premier emportement diminuer déjà. Comme elle +n’ajoutait rien, il murmura :</p> + +<p>— Si nous attendions jusqu’au 27, je resterais ici +pour la fin du mois.</p> + +<p>L’idée de la liquidation adoucissait son humeur. +Mais pour légitimer sa dérobade, il proposa :</p> + +<p>— Nous avons envie de faire un voyage, faisons-le. +Partons le lendemain du dîner de famille et revenons +pour le mariage.</p> + +<p>— Ce serait bien court.</p> + +<p>— Ou bien, supprimons le mariage, mais revenons +alors pour la liquidation.</p> + +<p>— Constantinople est trop loin pour si peu de +temps.</p> + +<p>— Tu crois ? C’est dommage. Constantinople me +tentait. Et pourquoi pas l’Italie ?</p> + +<p>— Allons en Italie, soit.</p> + +<p>— Mais quelles villes voudrais-tu visiter ? Moi, cela +m’est complètement égal… Dis ce que tu préfères, +choisis toi-même…</p> + +<p>— Venise ?</p> + +<p>— Peuh, bien « voyage de noce », fit Hubert avec +dédain.</p> + +<p>— Rome ?</p> + +<p>— Ton oncle nous couvrirait de lettres de recommandations, +ce serait assommant. Naples ? Il paraît +qu’il y a une épidémie de fièvre typhoïde.</p> + +<p>— Alors, quoi ?</p> + +<p>Ils se regardèrent, inquiets et incertains. Chacun, +de son côté, aimait à se décider, mais pour les choses +de son ressort ; ce voyage était si inattendu que chacun +voulait rendre l’autre responsable d’une pareille +originalité. Et puis ils n’avaient pas l’habitude de +faire des projets ensemble. Ils se croyaient d’accord +sur des sentiments et des jugements qu’ils ne remettaient +jamais en question, mais ils n’arrivaient pas +à s’entendre quand il s’agissait de choisir à nouveau. +L’imprévu faisait apparaître leur dissemblance. +Cependant ils se refusaient à l’avouer, même +à le voir, et jusque dans la simple discussion +d’un voyage, ils se cachaient les vrais motifs qui +les faisaient agir.</p> + +<p>— Nous pourrions chercher en Suisse, fit Clarisse +avec douceur.</p> + +<p>— Après tout, pourquoi pas ? Ce serait plus raisonnable. +Allons passer trois jours à Montreux.</p> + +<p>Mais Clarisse fut plus raisonnable encore. Elle dit :</p> + +<p>— Est-ce bien la peine pour trois jours d’abandonner +ton bureau ?</p> + +<p>Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, s’étira, +affecta son air habituel de paresse, comme pour +mieux écarter l’idée d’un déplacement quelconque. +Il n’osait reconnaître tout haut que les affaires, après +son accès d’impatience et de dépit, recommençaient +à le séduire. Comment prendre du plaisir loin de ses +émotions favorites ? Il trouva un prétexte pour +masquer l’exigence de sa passion :</p> + +<p>— En somme, nous venons de faire de gros frais +à la Cômerie. Ce n’est pas le moment de trop dépenser…</p> + +<p>La Cômerie, vieille maison indulgente… Clarisse +tourna vers elle ses pensées avec une vague gratitude. +Existait-il au monde un lieu qui valût celui-là ? +Plus elle y songeait, plus elle se persuadait qu’elle +y serait heureuse. Là-bas, le bonheur lui faisait signe. +Elle répondit à Hubert :</p> + +<p>— Comme tu le voudras…</p> + +<hr> + + +<p>Chez un libraire où elle était allée acheter un livre, +Clarisse attendait que le commis lui remît son paquet, +quand la porte s’ouvrit, et un jeune homme entra.</p> + +<p>Au premier coup d’œil, elle crut voir Laurent, et +elle ressentit un petit choc intérieur. Mais non, ce +n’était pas lui. Quoique plus âgé, le nouveau venu +lui ressemblait. Il avait le même visage régulier, +toutefois plus lourd, et vulgaire. Il s’adressa à la +caissière et Clarisse entendit qu’il parlait mal le +français, avec un accent roumain. Elle demeura +immobile à le considérer sans qu’il s’en doutât. Elle +cherchait à démêler la parenté entre les deux visages : +celui-ci, qui lui était inconnu, et l’autre, qu’elle +n’avait pas revu depuis bien des jours déjà. Elle +était contente de raviver au contact de cette réalité +de hasard l’image qu’elle portait obscurément en +elle. Mais, se plaisant à l’illusion de cette présence, +dans la même seconde elle en voulait à cet étranger +de ressembler à Laurent et de ne pas être lui. De +quel droit se permettait-il ces similitudes ? Comme il +se retournait vers elle, elle s’irrita qu’au lieu du sentiment +pensif de l’autre il montrât, sur des traits +analogues, une expression satisfaite, presque basse.</p> + +<p>— Voici, madame.</p> + +<p>Le commis lui tendit son paquet, elle le prit et +s’en alla.</p> + +<p>Dehors, il pleuvait. Abritée sous son parapluie, +hâtant sa démarche régulière, Clarisse se disait +qu’un être, malgré ses parentés d’apparence, est +incomparable. Si tel autre a la même bouche, les +mêmes yeux, ce n’est jamais l’identité, l’identité +qui est cause qu’on le préfère. Cette rencontre lui fut +une occasion de chercher ce qui rendait Laurent +unique à ses yeux.</p> + +<p>Elle l’avait écarté d’elle, mais elle avait la nostalgie +de Laurent. Leurs relations interrompues, pourquoi +ne pas les renouer ? En définissant le jeune homme, +en le séparant de ceux qui lui ressemblaient par +quelques traits, mais qui n’avaient ni sa jeunesse +mélancolique, ni ses dehors réservés, elle se disait +qu’elle le comprenait, qu’elle était peut-être seule à +si bien le comprendre. Alors pourquoi laisser inachevée +l’œuvre qu’elle avait entrevue, cette œuvre d’influence +morale, d’éducation dont elle n’avait esquissé +que les premiers éléments ? Mais la séparation était +nécessaire : c’était une preuve de force qu’elle se +donnait à elle-même, un témoignage éclatant de son +honnêteté.</p> + +<p>La pluie redoubla, rejaillit sur le trottoir. Elle allait +rentrer chez elle, mais elle ne trouverait personne +car Hubert, repris d’activité, ne quittait plus son +bureau que très tard. Laurent était-il dehors par ces +averses qui risquaient de l’enrhumer ? Peut-être +pensait-il à elle, en cette minute exacte, comme à une +grande amie raisonnable ? Peut-être, puisqu’elle regrettait +de ne plus le voir, éprouvait-il lui-même un +regret pareil ? Que faisait-il ? Elle eut une envie démesurée +de connaître d’humbles détails pratiques de son +existence.</p> + +<p>Mais ces réflexions solitaires qu’elle renfermait en +elle et qu’elle se gardait d’approfondir, lui causèrent +une mélancolie désenchantée. Depuis quelque temps, +les choses tournaient court, avortaient. Elle demeurait +dans l’incertitude, avec le regret vague de ses +désirs mal définis. Il lui arrivait de soupirer sans +cause. Jamais les journées ne lui avaient paru si +longues. Elle refusa un dîner chez les Gaillardoz, +témoigna par moments d’une mauvaise humeur qui +l’étonna elle-même tant elle était imprévue. Elle +s’ennuyait sans oser l’avouer. Et cet ennui qui n’avait +pas de motifs évidents, l’entourait d’une sorte de +voile gris aux nœuds toujours plus serrés, l’entortillait +sans qu’elle pût faire un mouvement pour y +échapper. Morne ennui qui pesait sur son existence, +découragement voisin parfois des larmes…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">X</h2> + + +<p>On vint en hâte prévenir Clarisse : l’un de ses protégés, +le petit garçon de la rue du Soleil-Levant, était +en train de mourir. Quand elle entra dans la pièce +étroite où elle lui avait si souvent rendu visite, il +était mort. Sa mère, une grosse blanchisseuse à la +figure rouge, assise sur une chaise, se tenait immobile +et le regardait fixement. Elle avait interrompu sa +lessive, elle était accourue. Puis, ayant assisté à sa +dernière heure, maintenant elle demeurait écrasée, +sans comprendre.</p> + +<p>Son enfant était devenu très beau. L’expression +habituellement souffreteuse de ses traits avait disparu. +La maladie cessait de le tourmenter : il semblait +guéri. Deux voisines qui s’étaient poussées jusqu’au +seuil de la chambre, s’extasiaient à voix basse sur les +hasards de la vie et le grand calme de la mort. Ce +gamin dont elles avaient souvent maudit les cris de +souffrance, leur apparaissait comme une étrange victime, +et leurs phrases banales trahissaient d’effroi.</p> + +<p>La mère finit par sortir de sa stupeur douloureuse, +essuya ses yeux qui savaient mal pleurer, et dit à +Clarisse :</p> + +<p>— Il vous aimait, le petit ! Qu’aurait-il fait sans +vous, bien des fois… Il vous a réclamée avant de… +eh mon Dieu !… Voulez-vous rester avec lui jusqu’à +six heures : il faut que je retourne à mes savonnages.</p> + +<p>La mort de cet enfant inspira une affreuse tristesse +à Clarisse. Elle tint à s’occuper elle-même des formalités +et de l’enterrement. Le service funèbre fut fait +par le pasteur Lachault. Elle se rappela avec quelle +confiance le petit laissait dans sa main sa main +fiévreuse. Elle regretta amèrement d’être arrivée trop +tard à son chevet d’agonie, de n’avoir pas revu son +sourire hésitant et son regard qui l’implorait. « Comme +il est lamentable, songea-t-elle, de faire défaut à ceux +qui vous espèrent jusqu’à la dernière minute. Une +affection vraie est si rare qu’on ne devrait pas la +désillusionner. Faut-il pour témoigner de l’intérêt +aux autres attendre qu’on vous appelle ? » Et puis +elle se souvenait des paroles de la mère : « Ce petit +m’aimait », et cette simple pensée lui donnait un +grave et profond contentement.</p> + +<p>Clarisse n’était pas privée d’affection : liens du +sang ou d’une alliance légitime, liens d’amitié aussi, +liens sociaux qui lui étaient assurés publiquement +et sans conteste. Mais, par comparaison, ces attachements +lui parurent monotones et dépourvus de +chaleur. Certes, elle se savait considérée par beaucoup +de personnes, mais qui donc la préférait ? Clarisse +se reprocha bien vite une telle réflexion : n’avait-elle +pas son mari, ses parents ? Toutefois elle ne put +s’empêcher de concevoir un sentiment spontané, qui +ne ressemblerait pas aux autres, qui résulterait d’une +nécessité particulière, peut-être secrète, et non du +consentement universel. Elle se disait qu’elle en +avait vu la première esquisse chez ce petit garçon +qui était mort, mais que jamais elle ne le connaîtrait +plus complètement.</p> + +<p>Comme elle ne faisait rien pour la chasser, sa tristesse +se généralisa. Sous l’impression de cette mort, +la vie lui apparut comme une vaste étendue désolée, +sans chemins et sans abris. Presque toutes les destinées +étaient malheureuses puisqu’elles s’interrompaient +brusquement, sans toujours achever leurs +désirs. Partout il y avait des séparations. Chaque +homme, chaque femme étaient en deuil de quelqu’un. +Sa vue entière de l’humanité tourna au noir. Un tel +pessimisme était la seule opinion qui pût la satisfaire +à cette heure, satisfaire les besoins obscurs d’un cœur +ignorant de lui-même.</p> + +<p>Un soir, Clarisse se mit à son bureau pour rédiger +le compte-rendu de son orphelinat. C’était un travail +qu’elle faisait chaque année en y apportant tous ses +soins. Il lui valait régulièrement les compliments de +ses lecteurs, étonnés qu’une femme pût montrer tant +d’ordre et de clarté dans un rapport et des statistiques.</p> + +<p>Hubert, qui avait allumé un cigare, s’étala dans +son fauteuil.</p> + +<p>— Ah, soupira-t-il, quelle chance de passer une +soirée tranquillement chez soi.</p> + +<p>Comme sa femme, absorbée dans une addition, ne +répondait pas, il reprit :</p> + +<p>— Tu sais que les Gaillardoz ont acheté une auto ? +C’est Fanny qui l’a exigé. Une trente chevaux avec +laquelle ils comptent voyager. Gaillardoz a peut-être +tort de toujours céder à sa femme : elle deviendra +insupportable… Insupportable !</p> + +<p>Au bout d’un moment, il recommença :</p> + +<p>— Tiens, la pendule est encore arrêtée. Il faudra +faire venir l’horloger, ce petit horloger bossu que +tu as découvert. Comment diable s’appelle-t-il ?… +Mais enfin, pourquoi ne dis-tu rien ?</p> + +<p>Les questions de son mari dérangeaient beaucoup +Clarisse. Ce soir elle ne parvenait pas à rassembler ses +idées et à rédiger ses phrases. Sa pensée se dissipait +dès qu’elle cherchait à la préciser. Habituée à exécuter +immédiatement ce qu’elle voulait, elle éprouva +une humiliation profonde de sentir comme paralysée +l’intelligence dont elle était fière.</p> + +<p>— Je t’en prie, fit-elle, jette ce cigare. C’est la +fumée qui m’entête.</p> + +<p>— Mais c’est un très bon cigare. Il m’a été offert +au conseil de la Banque générale par un collègue qui +les fait venir de la Havane.</p> + +<p>— Eh bien alors, va le fumer ailleurs… Je te le +demande.</p> + +<p>Hubert fronça les sourcils, cessa de jouer ce personnage +bourgeois, bonhomme et ensommeillé qu’il +affectait chez lui, par dissimulation, et il s’en alla +dans son fumoir méditer des opérations de Bourse.</p> + +<p>Mais Clarisse, laissée seule n’éprouva pas moins de +difficulté dans son travail. Véritablement, sa pensée +était rebelle. Elle griffonna quelques lignes, les recommença, +puis, d’impatience, déchira la feuille. Qu’avait-elle +donc ? Pourquoi son cerveau était-il incapable et +son cœur stérile ? Elle s’efforçait de se représenter +l’œuvre dont elle devait raconter l’exercice écoulé, +mais son cher orphelinat la laissait indifférente. Les +mots ne lui venaient pas, c’est qu’elle ne sentait rien. +Pourquoi cette impuissance dont le papier raturé +était la preuve évidente et qu’elle n’arrivait pas à +surmonter ?</p> + +<p>Ces questions lui parurent plus indiscrètes que +celles de son mari, tout à l’heure. Elle redouta, sans +chercher à les préciser, les réponses qu’il faudrait faire. +Elle eut peur de sa propre curiosité. Et ainsi il lui +était impossible de dissiper ou de contraindre des +inquiétudes qu’elle ne voulait même pas définir.</p> + +<p>Alors elle reprit son manuscrit et s’appliqua de +toutes ses forces. Si elle arrivait à terminer son rapport, +c’est-à-dire si elle retrouvait, comme naguère, +le plein exercice de ses facultés intellectuelles, elle +n’aurait pas besoin de s’interroger davantage. Sous +l’empire de cette conséquence, les idées lui revinrent, +et elle se remit à écrire avec une sorte de fièvre, et +comme l’ardeur d’une personne poursuivie qui se +sauve. L’activité renaissante de son intelligence la +détourna du mystère mélancolique qu’elle portait en +elle. Phrase après phrase, il lui sembla affirmer son +intégrité morale, défier l’inconnu. Quel soulagement +d’être encore, d’être toujours maîtresse d’elle-même ! +Son écriture, redevenue nette et droite, couvrit les +pages les unes après les autres, jusqu’à la dernière +qu’elle termina d’un grand parafe victorieux.</p> + +<p>Minuit sonna. Hubert était couché depuis longtemps. +Maintenant que le travail était terminé, l’inspiration +ne soutenait plus Clarisse qui se trouva +étrangement seule. Elle frissonna à l’idée de retomber +dans d’autres incertitudes. Alors pour éviter le retour +de ces faiblesses, elle se fixa un programme. Dès le +lendemain, elle recommencerait ses visites de pauvres +qu’elle avait négligées depuis trop longtemps. +Obéissant à son esprit méthodique, elle résolut d’agir +afin de rétablir son équilibre, et aussi pour éviter +de regarder en elle-même.</p> + +<p>Le lendemain, Clarisse alla chez M<sup>me</sup> Winiger. Elle +revit la porte étroite, l’escalier de pierre aux marches +creuses et, dans son petit appartement du quatrième +étage, la vieille insensée.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Winiger la considéra en pinçant sa bouche +flétrie :</p> + +<p>— Ah, vous voilà, vous ? Enfin !… M’aviez-vous +donc oubliée ?</p> + +<p>Clarisse s’excusa :</p> + +<p>— Je vous apporte…</p> + +<p>— Chut !</p> + +<p>La vieille femme crispa sur son bras sa main maigre +afin de mieux lui enjoindre de se taire.</p> + +<p>— Prenez garde, fit-elle. On nous écoute peut-être.</p> + +<p>— Mais qui donc ?</p> + +<p>— Baissez la voix, je vous dis…</p> + +<p>Clarisse ne comprenait rien à tant de mystère. Et +l’autre, avec un grand air tragique :</p> + +<p>— Je suis entourée d’espions, d’ennemis, de gens +qui m’en veulent… Mais oui, Ils sont nombreux, Ils +cherchent à savoir, Ils veulent me nuire… Ah ! on +ne s’en doute guère, dans le quartier. Silence !…</p> + +<p>— Mais je vous assure…</p> + +<p>— Soyez tranquille. Je suis résolue à me défendre. +Et Ils n’ont encore rien obtenu.</p> + +<p>Cette menace fictive l’intéressait au point qu’elle +reprenait des forces. Clarisse l’avait laissée geignante +et malade : elle se dressait, maintenant, attentive +comme une sentinelle. L’oreille tendue, elle se glissa +de son fauteuil, gagna sans bruit la porte pour +mieux écouter ce qui se passait au dehors, puis revint +vers sa visiteuse. Une excitation réelle animait son +corps débile. Au déclin de son existence elle avait +trouvé le moyen de s’amuser.</p> + +<p>— Si vous saviez, reprit-elle, toutes les ruses qu’Ils +essayent pour me surprendre. Mais je suis plus fine +qu’eux tous. Et je ne dirai pas mes secrets, pas même +à vous, vous iriez me trahir… Personne ne les connaîtra. +Tant pis, messieurs et mesdames !</p> + +<p>Elle essaya une révérence, fit une grimace de vieille +comédienne, puis, changeant soudain de ton, reprit +d’un air sévère :</p> + +<p>— Ah ! vous me laissiez seule ici au milieu des dangers +et maintenant vous venez me demander pardon.</p> + +<p>Clarisse la contempla, un peu attristée, un peu +déçue. Son intention était de lui lire des passages +des Écritures. Fallait-il se risquer et mêler la parole +biblique à ces divagations ?</p> + +<p>— Madame Winiger, voulez-vous que je vous lise +la parabole…</p> + +<p>— Oui, oui, mais pas trop fort : je crois qu’Ils +essayent de percer la boiserie.</p> + +<p>Clarisse se mit à lire. La vieille, très grave, hochait +la tête et se comportait comme si Clarisse soumettait +le récit à son approbation. Elle ponctua la lecture +de « Pas mal… D’accord… Hé, hé… ». Puis, de temps +à autre, reprise par son obsession, elle se tournait +vers la fenêtre ou vers la porte, pour ne pas relâcher +la surveillance. Clarisse parfois levait les yeux, près +de s’interrompre, alors la vieille l’encourageait, avec +le sourire supérieur d’une grande personne indulgente +à des puérilités.</p> + +<p>— Continuez donc…</p> + +<p>Et elle avait véritablement l’air d’être celle qui +se plie par complaisance aux caprices d’une malade. +Après un quart d’heure, Clarisse n’y tint plus et laissa +retomber le livre sur ses genoux. M<sup>me</sup> Winiger, les +yeux perdus, murmura :</p> + +<p>— Ah c’est bien joli, bien joli… Moi aussi j’en +raconterais des paraboles, si je voulais. Mais, motus !</p> + +<p>— Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda +Clarisse sans vouloir attacher d’importance à ces +billevesées.</p> + +<p>— J’ai besoin de silence.</p> + +<p>— Répondez-moi : qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? +Je puis vous apporter des fleurs, ou bien des +oranges. Un peu de gelée de poulet, peut-être ?</p> + +<p>— Leur Chef est un grand homme noir dont j’ai +refusé la main.</p> + +<p>Découragée, Clarisse se leva et voulut s’en aller. +De nouveau la vieille Winiger se laissa glisser de son +fauteuil pour accompagner sa visiteuse.</p> + +<p>— Prenez garde en sortant : Ils se tiennent tous +contre la porte. Je la fermerai vite derrière vous, +sans cela Ils entreraient et se mettraient sous mon +lit. Ils vous questionneront. Oh ! Ils sont malins et +cajoleurs quand Ils ne sont pas méchants… Allez, +vite, sortez. Mais dépêchez-vous donc !</p> + +<p>Elle tapa la porte, et Clarisse se trouva expulsée +sur le palier obscur. Descendant lentement l’escalier, +elle songea combien vaine était sa visite. M<sup>me</sup> Winiger +ne l’avait point entendue. D’ailleurs, avait-elle besoin +de consolation ? Cette vieille toquée passait ses journées +dans le bonheur, et Clarisse, loin de l’enseigner, +aurait dû écouter sa leçon. « Oui, certes, se disait-elle +avec un accent de tristesse et de défi, M<sup>me</sup> Winiger +est plus heureuse que moi. »</p> + +<p>Obéissant à l’ordre qu’elle s’était donné, elle se +dirigea vers la Pélisserie et monta les cinq étages +de Pigueret, le vieux batelier repenti. Du palier +où elle reprenait son souffle, elle l’entendit qui +chantait gaillardement. Elle frappa :</p> + +<p>— Entrez, bon sang de bon Dieu ! fit une voix +joviale.</p> + +<p>Elle entra et vit bien qu’à son apparition il cachait +sa pipe, la mine atterrée, et changeait de ton +comme d’attitude.</p> + +<p>— Hé, madame, comme vous êtes bonne de venir +me voir. Justement aujourd’hui, je vais beaucoup +mieux.</p> + +<p>— Et vos rhumatismes ?</p> + +<p>— Le remède que vous avez eu la bonté de m’envoyer +a beaucoup diminué mes douleurs. Grâce à la +Providence et à votre charité…</p> + +<p>— Laissez donc.</p> + +<p>Clarisse fit des yeux le tour de la pièce et rencontra +sur la table une bouteille avec cette étiquette : Rhum. +Le regard de Pigueret avait suivi le sien et, en réponse, +prit une expression doucereuse :</p> + +<p>— C’est un de mes vieux camarades qui m’a +apporté ça. Il dit que c’est excellent pour les rhumatismes. +J’ai voulu essayer, pour ne pas lui faire de la +peine. On nous dit toujours de ne pas faire de la +peine aux autres, et on a bien raison. Alors, n’est-ce +pas…</p> + +<p>— Combien en avez-vous bu ?</p> + +<p>— Oh, madame, pensez-vous ? Je ne bois pas, je +me frotte.</p> + +<p>Il dit ces mots avec une indignation vertueuse, +puis, quand même, il ne put s’empêcher de sourire +de sa blague que démentait son haleine alcoolisée. +Cependant comme Clarisse ne manifestait pas cette +indulgence complice sur laquelle comptent les pochards, +il prit un air contrit et, avec un soupir :</p> + +<p>— Moi et les liqueurs, c’est fini. J’ai bien compris +que c’est mal d’en boire. Parfois, bien sûr, le besoin +me reprend. Dame, la goutte, c’est l’habitude de +l’homme. Mais je lutte. Et puis, n’est-ce pas, y a pas : +j’ai signé.</p> + +<p>Il tendit la main vers un calendrier édité par la +Croix-Bleue et cadeau de sa bienfaitrice. Mais il +avait oublié depuis un mois d’en enlever les feuillets.</p> + +<p>Pigueret le remarqua, et alors, avec une intonation +attendrie :</p> + +<p>— Vous me lirez bien quelque chose, ma bonne +dame.</p> + +<p>Clarisse s’excusa et dit qu’elle avait mal à la gorge. +Puis, surmontant son dégoût, elle demanda avec un +enjouement forcé :</p> + +<p>— Et que devenez-vous ? Êtes-vous sorti ces jours +derniers ?</p> + +<p>Oui, il sortait de temps à autre. Il retournait volontiers +sur le port, se chauffer aux premiers soleils. Il +regardait les mouettes, les pêcheurs, les barques, il +retrouvait des bateliers. Il bavardait. Parfois il poussait +jusqu’au bout des Eaux-Vives où habitait une de +ses filles qui était charcutière. Et le dimanche, s’empressa-t-il +d’ajouter, il allait à l’église…</p> + +<p>— Moi, il me faut Saint-Pierre toutes les semaines !</p> + +<p>Clarisse écouta ses histoires qu’elle connaissait par +cœur. La figure du vieil ivrogne, tannée par le vent +et la lumière, avait mille petites rides qui le trahissaient +toujours en lui donnant l’air de rire de ses +propres paroles. Elle songea qu’il avait dû être autrefois +un fier sacripant, buvant sec, jurant comme un +païen, et tirant des bordées terribles. Il était devenu +patelin, douillet, sournois. Elle l’aurait préféré encore +insolent et brutal.</p> + +<p>Pourquoi n’avait-elle jamais aperçu chez ce pauvre +homme la lâcheté et la dissimulation humaines ? +L’hypocrisie des autres lui fit horreur. Et elle haussa +les épaules en pensant à la charité « chrétienne », qui +la menait chez tant de malheureux : elle souhaitait +leur faire du bien, mais eux n’attendaient d’elle qu’un +secours matériel, et mentaient, comme Pigueret, pour +mieux l’obtenir. Ce n’était pas leur faute, c’était la +sienne. Pourquoi vouloir leur imposer ce qu’ils ne +demandaient pas ? Ses lectures, ses pieuses exhortations, +ses conseils lui parurent ridicules.</p> + +<p>Pigueret lui dit, d’un ton papelard :</p> + +<p>— M. Lachault est venu me voir…</p> + +<p>Par contraste, l’image du grand pasteur fit du bien +à Clarisse : celui-là, c’était une conscience, une volonté. +Elle comprit ses exigences, son besoin de proclamer +la vérité qui scandalisaient ses tranquilles +paroissiens. Dans cette mansarde empestée, on sentait +mieux la nécessité du grand vent pour balayer ce qui +est impur.</p> + +<p>Pigueret ajouta :</p> + +<p>— Il voulait me prêter un peu d’argent pour +envoyer à ma petite-fille qui est en apprentissage à +Neuchâtel, et puis, justement, il avait oublié son +porte-monnaie. Enfin, je ne discute pas la Providence.</p> + +<p>Clarisse vit l’allusion, peut-être le mensonge. Elle +se leva, lui donna vingt francs comme pour payer +sa propre délivrance, puis, coupant court aux remerciements +excessifs, elle s’enfuit, la bouche pleine +d’amertume.</p> + +<p>Ces deux visites lui firent beaucoup de mal. Désormais +son activité quotidienne lui parut sans justification +profonde. Elle s’obligea à continuer les +mêmes gestes, les mêmes démarches — qu’aurait-elle +fait d’autre ? — mais ils prirent un caractère +automatique. L’âme manqua. Pour les êtres optimistes +et sûrs d’eux-mêmes, chaque journée a une +saveur qui suscite l’appétit d’exister : Clarisse continua +ses occupations parce qu’il le fallait bien, et +comme on se met à table quand on n’a pas faim. Elle +douta de sa force, de sa certitude, de son orgueil même.</p> + +<hr> + + +<p>Assis devant son petit déjeuner, Hubert ouvrait +son courrier avec le sérieux qu’il apportait toujours +à ce geste. Il coupait les enveloppes au moyen de +son canif et les plaçait à sa gauche ; à sa droite il +empilait les lettres. Une de celles-ci le retint : c’était +une demande de secours que lui adressait une pauvre +femme veuve et chargée d’enfants. Sous la maladresse +des phrases perçait l’aveu d’une triste misère. +Hubert leva les yeux pour demander conseil à Clarisse. +D’habitude elle déjeunait à huit heures tapant, +soucieuse d’être prête en même temps que lui et de +diriger son ménage dès le matin. Mais ce jour-là elle +était restée au lit en invoquant une grande lassitude.</p> + +<p>Il hésita, puis passa dans la chambre de sa femme +et lui montra la lettre. Il était exact, méticuleux +dès qu’il s’agissait d’argent, mais il n’était pas avare. +Sans jamais en faire étalage, il aimait inscrire sur +ses livres d’importantes libéralités.</p> + +<p>— J’ai envie, dit-il, de faire quelque chose pour +cette malheureuse. Veux-tu procéder à une enquête ? +Si elle dit vrai, il faut agir tout de suite.</p> + +<p>Que de fois ils avaient prononcé de telles paroles ! +L’exercice de la charité était ce qui les unissait le plus. +Là étaient leur devoir commun, leur satisfaction +partagée. Cependant Clarisse ne répondit pas tout de +suite. La perspective de retourner dans un de ces +logis populaires, de se créer une nouvelle obligation de +bienfaisance, lui était pénible. Hubert, déjà pressé, +insista :</p> + +<p>— Alors, c’est convenu ?</p> + +<p>Peut-être, si Clarisse avait été à sa place coutumière, +et habillée, coiffée, et en train de verser à son +mari sa tasse de thé, aurait-elle obéi à sa discipline +habituelle. Mais la chaleur du lit où elle s’attardait, +déguisant en lassitude sa paresse découragée, la rendit +lâche : ce changement infime dans ses mœurs lui +changea les idées. Elle répondit :</p> + +<p>— Pourquoi se presser ? La lettre exagère peut-être… +Ne te laisse pas prendre aux apparences.</p> + +<p>— Précisément, il faut s’informer, étudier le cas.</p> + +<p>Il traitait ces choses-là comme une affaire, avec +sa netteté professionnelle.</p> + +<p>— Iras-tu ? Je suis en retard…</p> + +<p>— J’irai…</p> + +<p>Elle n’y alla pas. Elle envoya sa femme de chambre +à l’adresse indiquée, avec un billet de banque dans +une enveloppe. Pigueret lui avait enseigné sans le +savoir le moyen de se libérer. Ensuite elle regretta +cette dérobade ; ce qui faisait la valeur de la charité, +c’était la visite personnelle, la parole affectueuse, et +l’argent ne venait qu’ensuite, comme remède matériel. +Quand Hubert rentra pour déjeuner, elle raconta +que de violents maux de tête l’avaient retenue chez +elle.</p> + +<p>— Es-tu malade ?</p> + +<p>— Non, un peu de fatigue…</p> + +<p>Clarisse s’écoutait si peu, en général, qu’il insista +pour téléphoner au docteur. Elle se défendit, elle lui +en voulut de ne pas deviner qu’elle se servait d’un +prétexte. Voyant sa mine fâchée, et, pour la satisfaire, +il lui dit :</p> + +<p>— Quant à la femme de ce matin, ne t’en préoccupe +pas. Après tout c’est peut-être une intrigante, +une hypocrite. Il y en a tant. En tous cas, je ne veux +pas qu’on m’exploite.</p> + +<p>Il aurait mieux aimé passer à côté d’une douleur +vraie qu’être trompé par un faux malheur. Jamais +personne ne l’avait roulé, ni une femme, ni un +homme d’affaires. Il en tirait une sorte de vanité +astucieuse, un dédain profond pour les naïfs, et il +devenait de plus en plus méfiant à mesure que la vie +augmentait les enjeux.</p> + +<p>Mais Clarisse s’accabla intérieurement de reproches. +Elle n’avait pas rempli son devoir, et il lui +devenait de plus en plus difficile de le remplir. Elle +ne trouvait pas dans son existence personnelle les +moyens de s’arracher à l’inertie mélancolique où +elle s’enlisait. Alors elle résolut de recourir à autrui, +et elle se décida à rendre visite à son père qu’elle +n’avait pas vu depuis longtemps. Et comme elle se +sentait de plus en plus inquiète, elle y alla le jour +même.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XI</h2> + + +<p>M. Jean-Étienne Bourgueil était dans sa bibliothèque +où un rhume le confinait depuis plusieurs +jours. Le cou enveloppé d’un foulard blanc, sa tête +paraissait singulièrement émaciée, avec son grand +nez qui pointait, ses rares cheveux ramenés en avant +et comme emportés par une silencieuse bourrasque. +Clarisse le questionna.</p> + +<p>— Eh bien, répondit-il, je tousse et ta mère me +soigne. Naturellement, ta mère triomphe. J’ai aussi +parfois un peu de peine à respirer. Qu’importe ! Je +ne veux pas faire un sort aux petites misères.</p> + +<p>M. Bourgueil avait toujours maté la chair. Depuis +des années il dormait dans une chambre sans cheminée +ni radiateur, sur un lit de camp. A table, il ne +buvait que de l’eau. Il n’était pas du tout sensuel, +ce qui expliquait à un certain point son fanatisme +doctrinaire. Ni gourmand, ni artiste, ni sceptique, +ni indulgent, il n’était occupé que d’idées générales +mais qu’il rendait passionnées. Son intelligence ardente +et forte, nourrie de philosophie antique et +d’humanisme chrétien, aimait à grouper les événements +de l’histoire en larges perspectives d’hypothèses, +ou bien à faire combattre entre elles les +abstractions pour donner ensuite à celle qu’il préférait +une magnifique couronne d’éloquence. Ses plus +belles heures, il les avait passées au travail, lisant, +annotant, écrivant, méditant, loin du monde et de +la nature, mais recréant un monde et une nature +selon sa pensée et les peuplant de nobles chimères. +Dans ses yeux, usés par les veilles, le regard prenait +maintenant une sorte de lassitude.</p> + +<p>— Ah ! fit-il, je suis quand même fatigué.</p> + +<p>— Vous devriez vous soigner, dit Clarisse avec +inquiétude.</p> + +<p>Elle chérissait son père, mais ce sentiment, dont +elle ne se rappelait pas la naissance, était plus latent +que déclaré. M. Bourgueil n’aurait pas admis, d’ailleurs, +qu’on lui témoignât de petites attentions, des +tendresses féminines. Et elle l’admirait encore plus +qu’elle ne l’aimait. Dès sa petite enfance elle avait +subi le prestige de cet homme impératif et absorbé, +parfois grondeur, et dont elle n’avait jamais entendu +parler autour d’elle qu’avec beaucoup de respect. Sa +famille, son monde s’enorgueillissaient de le compter +parmi eux. Cependant sa pensée audacieuse aurait +effrayé plusieurs des siens, s’ils l’avaient comprise. +Dans le public, on était fier de son talent, de sa +réputation européenne : on le lisait peu, mais on le +louait de continuer, avec quelques autres, la grande +tradition genevoise de savants et de philosophes. Sa +notoriété ne devait rien à la mode : par son œuvre +aussi bien que par sa personne il excluait toute idée +de familiarité.</p> + +<p>Lorsque Clarisse vit son père mélancolique, elle le +jugea plus rapproché d’elle, plus apte à la comprendre. +Attendrie de commencer une confidence, elle murmura :</p> + +<p>— Si vous passez de mauvais moments, laissez-moi +vous dire que moi-même…</p> + +<p>Mais comme il n’écoutait jamais très bien les autres, +il crut qu’elle s’attendrissait sur lui et voulut +redresser sa royauté chancelante :</p> + +<p>— N’exagère pas mes paroles. Peu m’importe que +ma carcasse gémisse. Aussi longtemps que je pourrai +travailler, je ne me plaindrai pas. Tant pis si l’on +souffre. L’histoire enseigne que les grandes choses +s’accompagnent toujours de douleur. Il ne faut pas +se dorloter, ni déguiser sa paresse sous la maladie.</p> + +<p>Clarisse se crut visée quoiqu’il ne cessât de penser +à lui.</p> + +<p>— Vous ne pensez qu’à des sorts tragiques, répliqua-t-elle +sans mesurer son audace. Mais il y a des +misères plus modestes, des inquiétudes quotidiennes +dont on ne s’explique pas le sens et qu’il serait bien +légitime de vouloir guérir. Vous me parlez de l’histoire, +je vous parle de la vie de tous les jours, de vous, +de moi…</p> + +<p>— Je ne regrette pas de souffrir, ajouta-t-il sans +s’offusquer de cette interruption, parce que c’est la +rançon de ma vie, et que je ne regrette pas ma vie. +Mais tu ne peux comprendre les ambitions d’un +homme, et sa fierté d’avoir accompli sa tâche, sa +mission, peut-être.</p> + +<p>Il maintenait ses distances, majestueusement. Pour +lui, Clarisse était toujours la petite fille, l’enfant qui +se tient tranquille sur sa chaise et qui assiste, sans +l’entendre, à la conversation des grandes personnes. +Elle en fut froissée. Elle répondit :</p> + +<p>— Je vous assure que je partage votre idée. Les +femmes, il est vrai, n’ont pas une œuvre proprement +dite à réaliser, mais elles ont leur vie, leur cœur qui +les préoccupe…</p> + +<p>M. Bourgueil ramena sur ses genoux les pans de sa +robe de chambre et daigna réfléchir à ce que disait +sa fille.</p> + +<p>— Continue, fit-il.</p> + +<p>— Les femmes attachent de l’importance à d’autres +choses que vous, mais celles-ci leur importent grandement. +Oh ! je ne prétends pas comparer. Leur +mission, comme vous dites, et quand elles n’ont pas +d’enfant, n’est pas hors d’elles : elle se confond avec +leur existence… Aussi sont-elles anxieuses de ne pas +la manquer…</p> + +<p>Clarisse s’arrêta, ne sachant plus très bien ce +qu’elle voulait expliquer. Son père vint à elle, et, +sans même incliner son profil d’oiseau décharné, il +tapota sa joue.</p> + +<p>— Tu as mille fois raison, dit-il en souriant.</p> + +<p>Et ce sourire amical, mais qui refusait la discussion, +prouva à Clarisse que son père ne supposait +même pas qu’elle eût une pensée indépendante. +Pourtant, elle voulait un conseil ou une consolation. +Elle était venue pour cela. Et son père devait l’aider, +oublier un instant sa propre personne et tous les +livres dont il était l’auteur, pour tendre les bras à +sa fille malheureuse… Elle vit les grandes bibliothèques +étageant leurs reliures, et reprit avec un +accent de soumission :</p> + +<p>— Papa, vous avez écrit l’<i>Histoire de la liberté</i> et +elle vous a rendu célèbre. Vous savez combien j’en +suis fière ? Mais laissez-moi vous demander si elle +est achevée ?</p> + +<p>— Que veux-tu dire ?</p> + +<p>Si peu observateur qu’il fût, il devina chez Clarisse +une arrière-pensée. Il jeta sur elle un regard +surpris, presque mécontent, puis il le tourna avec +plus de douceur vers les huit volumes, pareillement +reliés de noir et d’or, qui s’alignaient sur un rayon +à portée de sa main. Clarisse reprit en hésitant, +étonnée elle-même des mots qui lui venaient à l’esprit :</p> + +<p>— Votre histoire, c’est, comment dirais-je ? l’histoire +d’un combat…</p> + +<p>— Oui, c’est juste, un combat pour la liberté.</p> + +<p>— Ne croyez-vous pas qu’il dure encore, et qu’il +existe pour tous les hommes, humblement ? Chaque +jour, c’est bien ce problème que nous devons résoudre +dans nos destinées particulières. Ce serait un chapitre +nouveau à écrire. Moi-même, en ce qui me concerne…</p> + +<p>— Mon œuvre est une œuvre de philosophie politique, +s’écria le vieux Bourgueil, piqué par le reproche +d’avoir été incomplet. — Elle est achevée. D’ailleurs +je considère les ensembles, je ne m’occupe pas des +destinées particulières. Je ne m’en occupe pas, tu +entends… Qu’est-ce qui t’a fourré ces idées dans la +tête ?</p> + +<p>— Personne, je vous assure…</p> + +<p>— On m’a reproché d’être trop systématique, je +le sais ! Je ne pensais pas que tu reprendrais cet +argument qu’ont développé certains envieux…</p> + +<p>Il s’arrêta. Il savait qu’une de ses petitesses était +de sentir trop vivement les critiques. Il s’efforçait +de dissimuler cette mesquinerie, et voilà qu’il venait +de la trahir. Il pria Clarisse de s’expliquer.</p> + +<p>— Eh bien ! il me semble que pour être tout à fait +libres, nous devons nous efforcer de ne pas nous laisser +engourdir par la banalité de nos habitudes. Est-ce +qu’il n’y a pas une lutte pour la sincérité, ou plutôt +pour la liberté d’être sincère. Nos relations de +famille, de société nous empêchent parfois d’être +véridiques vis-à-vis de nous-mêmes. Les autres nous +empêchent d’oser… Enfin si je me sens tout à coup +déprimée, sans courage, entraînée sans que je le +veuille vers je ne sais quel but, mon indépendance +se voit compromise. Me comprenez-vous ? C’est pour +moi que je vous parle.</p> + +<p>— Les femmes n’ont jamais su traiter d’idées +générales, affirma M. Bourgueil sur un ton de dédain, +et rassuré par le désordre des arguments qu’on +lui présentait.</p> + +<p>— Mais ce ne sont pas des idées générales, papa ! +s’écria Clarisse avec angoisse.</p> + +<p>— Tu commences par me proposer des objections +théoriques et tu continues par des raisons personnelles. +Tu cherches l’application de mes doctrines +dans ta propre existence. C’est mêler les questions.</p> + +<p>Clarisse ne sut que répondre. Elle avait cru ingénieux +d’attirer son père sur le terrain qu’il préférait, +mais elle se trouvait incapable de diriger la discussion. +Les idées qui lui venaient à l’esprit ne s’accordaient +pas ensemble et elle était tentée de choisir celles qui +l’exprimaient elle-même, plutôt que celles qui correspondaient +au sujet débattu.</p> + +<p>Le vieux Bourgueil prit sur son bureau une liasse +de feuilles imprimées et l’agita :</p> + +<p>— Tiens, voilà une coupure de l’<i lang="en" xml:lang="en">Edinburgh Review</i> +que j’ai reçue hier. Tout un article de la revue est +consacré à ton père. L’auteur fait quelques réserves +de détail — elles sont intéressantes d’ailleurs — mais +il souscrit à mes conclusions. Il vante la marche +générale de l’ouvrage, l’ordonnance des parties. Certaines +pages sur la Révolution française l’ont particulièrement +retenu…</p> + +<p>— Mais, papa…</p> + +<p>— Tu te rappelles, le chapitre où je montre dans +la Révolution un mouvement religieux qui s’ignore +lui-même. Cette thèse a été critiquée à gauche et à +droite, mais je l’estime vraie, et l’avenir lui rendra +justice. Tiens, ce chapitre je l’ai écrit au moment de +tes fiançailles, et tu t’es mariée juste huit jours après +qu’il a paru en revue. Tu ne pensais qu’à Hubert à +cette époque… Et tu voudrais maintenant remettre +en discussion ce qui m’a pris tant d’années de recherches +et de travaux ? C’est enfantin !</p> + +<p>M. Bourgueil, que les remarques de sa fille avaient +mécontenté, redevint condescendant tellement il se +sentit le plus fort. Il reprit :</p> + +<p>— Et Hubert, au fait ? Comment va-t-il, mon +gendre ? Sa finance lui laisse-t-elle des loisirs ? Qu’est-il +en train de traiter ?</p> + +<p>— Oh ! répondit Clarisse, je ne saurais vous renseigner +car il ne me parle jamais de ses affaires : +d’ailleurs je ne les comprendrais sans doute pas +davantage que la philosophie politique…</p> + +<p>— Tant mieux, fit naïvement M. Bourgueil, s’il +ne t’ennuie pas avec des histoires de Bourse et d’assemblées +d’actionnaires. La banque m’a toujours +paru un triste métier. Je me souviens que mon père +avait l’habitude de dire…</p> + +<p>Clarisse ne l’écouta plus. M. Bourgueil la décevait +comme l’avaient déçue la vieille Winiger ou Pigueret. +Elle ne savait pas comment s’exprimer et il exigeait +d’elle, pour la comprendre, des explications systématiques +et générales. Elle lui en voulut de son +autoritarisme, — elle qui était inquiète et troublée… +Un bruit de porte, qui vint jusqu’à eux, l’arracha +à ses pensées. Puisque son père ne lui était d’aucun +secours, elle irait demander l’appui de sa mère.</p> + +<p>— Voilà maman qui rentre, fit-elle. Je vais la +rejoindre.</p> + +<p>— Va lui tenir compagnie, dit M. Bourgueil. C’est +l’heure où je dois dormir…</p> + +<p>Dans le salon aux tapisseries bibliques, M<sup>me</sup> Bourgueil +tendit les bras à sa fille pour l’embrasser.</p> + +<p>— Bonjour, ma chérie, comme je suis contente +de te voir !</p> + +<p>Mais, tout de suite, elle devina quelque chose que +le père n’avait pas su discerner.</p> + +<p>— Tu es pâle ? Qu’as-tu donc ?</p> + +<p>— J’ai des ennuis.</p> + +<p>— Des ennuis ? Viens me les dire.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil prit la main de sa fille dans ses +bonnes mains tièdes, l’obligea à s’asseoir près d’elle. +Clarisse pensa qu’il serait facile de raconter son cœur. +Elle commença lentement, s’efforçant d’être sincère, +de bien traduire ce qu’elle éprouvait d’insolite et +d’incompréhensible.</p> + +<p>— Eh bien ! voilà… Oh ! c’est très vague… Je +ne saisis pas bien moi-même… Il s’agit de moi, +de ma vie qui se transforme sans que je le veuille.</p> + +<p>— Hubert n’est pas gentil avec toi ?</p> + +<p>— Oh ! si.</p> + +<p>— Tu lui reproches quelque chose ?</p> + +<p>— Oh ! non.</p> + +<p>— Merci, Clarisse, tu me soulages ! Ah ! je viens +d’avoir très peur. J’imaginais… je ne sais quoi… +Mais tant que vous serez unis, ton mari et toi, tout +ira bien. Vous n’avez pas d’enfants, il est vrai, et +c’est un grand chagrin pour moi, je t’assure. Raison +de plus pour rester étroitement liés… D’ailleurs, vous +êtes faits l’un pour l’autre. Vous avez les mêmes +goûts, les mêmes habitudes. Au fond, Hubert te +ressemble, — en moins bien, mais il te ressemble !</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil exécutait avec innocence cette +fausse peinture. Pour l’achever, elle ajouta :</p> + +<p>— Je ne vous ai jamais entendus vous disputer. +N’est-ce pas ?</p> + +<p>— Vous avez raison.</p> + +<p>— Oh ! je sais que Hubert pourrait être parfois +plus courtois, plus aimable… Avec moi, par exemple, +il manque un peu d’empressement. Mais je ne lui en +veux pas : il est très préoccupé de ses affaires. Et +dame, on ne saurait lui en vouloir puisqu’il gagne +de l’argent et te fait une existence agréable. Je me +résigne à le voir bâiller dès neuf heures, quand il +vient dîner ici.</p> + +<p>— Je vous répète, maman, qu’il ne s’agit pas +d’Hubert.</p> + +<p>— Et moi je te répète de ne pas laisser la vie +relâcher votre affection.</p> + +<p>Clarisse regarda la tapisserie qui représentait David +et Abigaïl. Et elle songea que David n’éprouvait +pas de l’affection, lui, mais de l’amour : aussi, Abigaïl +l’accueillait avec un geste de prière et d’invite à la +fois… Pourquoi sa mère n’employait-elle pas ce mot +« amour » au lieu du terme convenable d’« affection » ? +Ce mot, jamais autour d’elle on ne se risquait à l’articuler. +Sans doute paraissait-il excessif, peut-être +impudique. Elle-même, en ce moment, aurait été +presque gênée de le dire tout haut.</p> + +<p>— S’il ne s’agit pas d’Hubert, de quoi te plains-tu +donc ? demanda M<sup>me</sup> Bourgueil.</p> + +<p>Clarisse reprit courage. Elle se rapprocha, avec, sur +son visage doux et paisible d’habitude, une expression +résolue, et elle vit sa mère inquiète, tourmentée +avant même de savoir, et toute prête à se rendre +malheureuse.</p> + +<p>— Il n’y a rien, déclara-t-elle, entre Hubert et +moi, mais peut-être vaudrait-il mieux qu’il y ait +quelque chose, un grief que l’on puisse formuler et +combattre. Tout est calme et habituel dans nos relations. +Je suis sa femme, et il est mon mari. Cela vous +paraît suffisant. Mais j’éprouve depuis quelque temps +une grande lassitude, et des besoins que je ne sais +formuler.</p> + +<p>— Clarisse !</p> + +<p>— Un dégoût, un ennui que je n’ai jamais connus +me saisissent tout à coup. Qu’est-ce que cela signifie ? +Ce qui me plaisait, ne m’attire plus. Je n’ai plus +l’impression de suivre une route droite, et qui me +mène quelque part. Parfois je me demande si je ne +serais pas capable de commettre de mauvaises +actions. Pourquoi ?</p> + +<p>— Clarisse !</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil était douloureusement surprise. Elle +dit, sur un ton de reproche :</p> + +<p>— Tu ne vas pas me raconter que tu souhaites +autre chose que ton bonheur ; que l’existence que +nous t’avons faite ne te suffit plus.</p> + +<p>— Qui sait ?</p> + +<p>— Mais ce serait la porte ouverte à des tentations +que tu ne soupçonnes pas, ma pauvre enfant, mais +qui te feraient bien du mal si elles venaient à t’effleurer… +J’ai moins de sagesse, moins d’intelligence +même que toi, mais je pressens ce que tu ignores, ce +que tu ne peux pas connaître…</p> + +<p>— Pourquoi me prêter cette ignorance ?</p> + +<p>— Parce que, pour en venir à dédaigner son bonheur +régulier et les devoirs que la Providence vous +assigne, il faut avoir passé par des aventures, des +complications… après tout, je ne sais pas très bien +lesquelles, mais que je devine terribles, et qui sont +très éloignées de nous, et principalement de toi. Toi +si simple, si honnête, si pure… Toi qui, toute petite, +étais si sage. Ah ! c’est impossible. Cela ne te ressemble +pas.</p> + +<p>— Cela ne m’a pas ressemblé assurément, mais +cela me ressemblera peut-être.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil ne voulut pas admettre les hypothèses +extravagantes de sa fille. Elle entreprit d’écarter +ce qui risquait de la contredire ou de l’attrister. +Lorsque la réalité la gênait elle réussissait à n’en pas +tenir compte et couvrait ses yeux de ses deux mains.</p> + +<p>— Ma pauvre Clarisse, fit-elle, comme un étranger +se tromperait sur toi en t’écoutant. Tes phrases +t’expriment si mal. Je te sais incapable d’une pensée +qui n’appartienne pas à ton mari, d’une pensée qui +ne soit pas loyale…</p> + +<p>— Vous vous faites des illusions sur moi, murmura +Clarisse.</p> + +<p>— Pas du tout. Tu ne vas pas m’apprendre ton +caractère.</p> + +<p>— Pourtant…</p> + +<p>Mais M<sup>me</sup> Bourgueil voulait empêcher Clarisse de +se compromettre. Elle l’interrompit avec force :</p> + +<p>— Tu es ma fille. Rien de ta vie ne m’est caché. +Tu te calomnies en imaginant je ne sais quels désirs +impossibles. Tu es trop scrupuleuse, et ta conscience +se forge des fantômes… Ou bien, est-ce Fanny qui +t’a monté la tête ?</p> + +<p>— Mais non, maman.</p> + +<p>— Non ! Alors c’est M. Desnouettes ? Je ne comprends +guère votre intimité.</p> + +<p>Clarisse ne voulut pas que la conversation s’attardât +sur les personnalités. Pour détourner sa mère de +cette piste qu’elle sentait dangereuse, elle battit un +peu en retraite :</p> + +<p>— Peut-être est-ce que j’exagère ?</p> + +<p>Sa mère tenta tout de suite d’exploiter ce léger +avantage :</p> + +<p>— Mais j’en suis certaine, moi. Tu n’es pas une +rêveuse. Tu es raisonnable. Tout le monde le sait. +C’est l’éloge qu’on me fait toujours de toi.</p> + +<p>Clarisse songea combien il est difficile d’échapper +à l’opinion des autres. Ceux qui nous touchent de +près ne se rendent pas compte que nous changeons. +Ils nous chérissent toujours, mais pour des motifs +souvent périmés. Nous sommes prisonniers de l’apparence +qu’ils voient, et obligés par leur logique bien +plus que par la nôtre.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, à cause du silence de sa fille, croyait +l’avoir convaincue. Alors elle s’attendrit.</p> + +<p>— Voilà bien ton portrait, dit-elle. Pourquoi serait-il +modifié ? Cela me ferait tant de peine que tu ne sois +plus ma petite Clarisse. Et tu ne veux pas me faire +de la peine, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Mais non.</p> + +<p>— Comprends-tu, ma joie, c’est de vous voir heureux. +Si le ménage de ma fille n’allait plus, je serais +bien tourmentée. Qu’est-ce que je deviendrais, moi ? +C’est que ma vie dépend de la tienne.</p> + +<p>Jamais Clarisse n’avait causé de chagrin à personne. +A cause de sa mère, elle hésita à poursuivre ses plaintes. +Il y eut un silence et M<sup>me</sup> Bourgueil soupira de +satisfaction.</p> + +<p>— Dire, murmura-t-elle, que c’est moi qui te donne +des conseils, à toi que j’ai toujours écoutée !</p> + +<p>Rassurée maintenant, elle jugea adroit de faire une +petite concession, et reprit :</p> + +<p>— Je sais bien qu’une jeune femme a parfois des +tristesses sans cause, des chagrins fictifs plus pénibles +que des chagrins réels. Mais je t’en prie, quitte +cet air mélancolique : souris-moi.</p> + +<p>Clarisse eut un pâle sourire, plus mélancolique +encore. L’autre continua, pour montrer qu’elle n’était +pas injuste, ni fermée à toute compréhension :</p> + +<p>— Moi aussi, j’ai connu de ces mauvaises heures…</p> + +<p>Alors sa fille se mit à sourire tout à fait. M<sup>me</sup> Bourgueil, +avec ses cheveux blancs soigneusement coiffés, +son air noble et naïf, n’avait jamais dit une parole +défendue, n’avait jamais eu une pensée qu’elle ne +pût avouer à l’instant même, et avait écoulé une +existence parfaitement heureuse et résignée. L’idée +de ses « mauvaises heures » était comique ! D’ailleurs +Clarisse avait trop de respect envers ses parents pour +se les représenter autrement que maîtres de leur vie +et de leur cœur. Il lui était impossible de leur prêter +un passé, des hésitations, des défaillances. Toute leur +expérience ne pouvait donc servir de rien. Chaque +génération doit résoudre à tour de rôle les mêmes +problèmes, et les destinées successives s’ajoutent +mais ne se corrigent pas l’une par l’autre. Clarisse +se leva pour partir, comprenant après coup l’inutilité +de sa visite.</p> + +<p>— Écoute, lui dit sa mère afin de prouver encore +sa bonne volonté, veux-tu que je parle à Hubert ?</p> + +<p>— Oh ! non, répliqua vivement Clarisse.</p> + +<p>Elle sortit de chez ses parents sans nul réconfort +et plus incertaine que jamais. L’un n’avait pas même +cherché à la comprendre, et l’autre l’avait si mal +comprise. Cependant il lui fallait retrouver son équilibre. +A qui demander l’appui nécessaire ? Elle pensa +au pasteur Lachault. Et tout de suite l’idée de cet +homme austère, judicieux, singulièrement perspicace +la rassura : lui seul saurait découvrir la cause de son +malaise, et lui indiquer le parti à prendre. Sa déception +se transforma en espérance, une espérance fiévreuse. +D’un pas allongé, elle se dirigea vers la rue +des Chaudronniers ; elle savait qu’il recevait ce jour-là. +Il lui sembla qu’elle se rendait chez un médecin, +et qu’il allait la guérir.</p> + +<p>Elle arriva à la porte de sa maison et pénétra dans +le vestibule. M. Lachault habitait au troisième. Déjà +le fait de se rapprocher de lui aida Clarisse à voir un +peu plus clair. Elle se représenta M. Lachault, son +accueil bref et dépourvu de toute fausse cérémonie, +sa voix nette, un peu métallique, ses yeux perçants +qui avaient fouillé tant d’âmes. Elle avait l’impression +d’être déjà devant lui, pour cette auscultation +morale, et elle éprouvait à l’avance la pudeur du +malade qu’on fait déshabiller afin de mettre à nu sa +tare ou son infirmité. Alors, la perspective de l’interrogatoire +imminent et lucide qu’elle allait subir révéla +à Clarisse ce qui se passait en elle. Et pendant qu’elle +montait l’escalier elle sut avec évidence ce que +M. Lachault allait amener au jour, comme raison +profonde de ses troubles. D’un mot, il la renseignerait :</p> + +<p>— Laurent Fabre-Gilles.</p> + +<p>Elle s’arrêta dans sa montée. La seule approche du +questionnaire faisait donc surgir la réponse ! Ce +qu’elle allait demander à un autre, elle-même le +savait sans s’en douter. Une voix intérieure venait +de lui dénoncer son mal. Si elle ne s’intéressait plus +à sa vie coutumière, c’est parce qu’elle s’intéressait +trop à ce jeune homme ; si tout lui semblait vide et +triste, c’est parce qu’il lui manquait. Elle souffrait +d’une absence. Était-ce possible ? Un regret si puéril +suffisait à empoisonner sa vie ? Oui…</p> + +<p>Que dirait donc M. Lachault ? Oh ! certes, il ne +l’accablerait pas. Elle était innocente de son propre +aveuglement dont elle venait tout juste de s’apercevoir. +Jusque-là elle avait agi avec naïveté, avec +honnêteté. La certitude qu’elle n’était pas en faute +la réconforta et elle reprit courage pour gravir l’escalier, +ce sombre escalier de pierre grise dont les +marches lui semblaient si hautes.</p> + +<p>Brusquement sa pensée fit un détour et découvrit +une hypothèse nouvelle. Certes M. Lachault n’allait +pas la maudire. Mais après avoir dévoilé cette plaie +secrète, il voudrait la fermer. Il lui dirait : « Chassez +loin de vous cette image trop plaisante. Ce regret +vous lancine et vous décourage, interdisez-vous d’y +penser. Oubliez ce jeune homme. » Voilà ce qu’il +dirait, ce qu’elle serait obligée d’entendre. Et autant +il serait indulgent à son aveu, autant il serait implacable +pour obtenir son renoncement. Ce M. Lachault +était un terrible inquisiteur ! Elle entendait déjà ses +objurgations violentes, l’appel irrité à sa conscience +chrétienne. Elle ne pourrait pas contester ses paroles, +elle serait traquée, prise. Il exigerait le sacrifice !</p> + +<p>— Oublier Laurent Fabre-Gilles !</p> + +<p>Elle dut s’arrêter. La même voix intérieure que +tout à l’heure venait de s’élever. Et elle ajouta ces +mots avec une expression si passionnée dans son +angoisse que Clarisse les crut prononcés tout haut :</p> + +<p>— C’est impossible.</p> + +<p>Toute la volonté de Clarisse s’écroula. Comme une +pierre hissée le long d’une pente et qui, n’étant plus +retenue, retombe, elle tourna sur elle-même et redescendit +l’escalier qu’elle venait de monter avec tant +d’hésitations. En bas seulement, elle retrouva plus +de calme.</p> + +<p>Là, elle se mit à rougir. « Comme je suis lâche », +pensa-t-elle. Maintenant qu’elle n’était plus à la +minute de franchir le seuil, elle se gourmanda. « Je +ne me reconnais plus. » Cette remarque augmenta +son trouble : elle ne retrouvait pas ses points d’appui +habituels ; le mouvement et l’association de ses idées +ne s’organisaient plus comme auparavant. Tout son +être intérieur changeait de plan, et elle ne savait +comment se décider au milieu de ce désordre.</p> + +<p>Après quelques minutes d’incertitude, elle résolut +de remonter ; son amour-propre ne voulait pas rester +sous le coup d’une pareille défaite. Mais à peine atteignait-elle +le premier étage que de nouveau elle +éprouva une sorte de paralysie. Tout à l’heure elle +venait chez le pasteur Lachault pour échapper à un +ennui et à une inquiétude vagues, et pour retrouver, +grâce à ses conseils, le bonheur dont elle se sentait +dépouillée. Maintenant, elle reconnaissait que là-haut +elle trouverait le chagrin, la privation et une pire +tristesse. Pour rassembler ses forces, elle fit appel à +l’idée de devoir, ce grand balancier de son être, mais +en vain. Elle ne sut plus par quels moyens résister +ou se contraindre. Alors elle se résigna à parlementer +avec elle-même pour obtenir un sursis. Et elle fut +entraînée tout de suite à se faire des concessions.</p> + +<p>« En somme, pensa-t-elle, l’important pour moi, +c’était d’être renseignée : je le suis. Je connais maintenant +la raison de mes troubles. Ai-je besoin d’aller +voir M. Lachault puisque je sais si bien ce qu’il me +dira ? Je préfère agir par moi-même. » Elle songea +encore qu’il faudrait attendre longtemps dans un +petit salon morose, puis expliquer son cas à un auditeur +sévère justement surpris d’entendre de telles +paroles dans sa bouche. Tout à l’heure, il lui était +facile d’aller à une consultation ; il lui était beaucoup +plus dur de s’obliger à un aveu, un aveu qui étonnerait, +qui scandaliserait. Elle profanerait ainsi un sentiment — condamnable +bien sûr — mais qui n’avait +rien de vil, et qui au grand jour paraîtrait banal et +honteux.</p> + +<p>— Cela, jamais.</p> + +<p>Clarisse redescendit l’escalier pour la seconde fois. +Lorsqu’elle fut dans la rue, elle partit au hasard. +Il lui fallait le grand air et le mouvement, afin de +comprendre ce qui se passait en elle et pourquoi +s’était produit ce brusque arrêt de volonté. Pour la +première fois de sa vie, il lui avait été impossible +d’accomplir une décision régulièrement prise. Une +force nouvelle, étrangère, était intervenue. Elle +pressa son allure afin d’obéir au rythme accéléré de +ses pensées. Du fond de son âme montait comme un +remous, ou plutôt une source bouillonnante. Après +le va-et-vient contradictoire de tout à l’heure, ce +flot s’affirmait avec plénitude. L’incohérence se dissipait : +elle commença d’y voir clair.</p> + +<p>Son incapacité d’entrer chez M. Lachault, sa fuite +loin du seul être qui l’aurait privée de Laurent Fabre-Gilles +n’étaient pas l’effet du hasard. Un tel résultat +avait été patiemment préparé, à son insu d’ailleurs. +Depuis quand subissait-elle cette longue intoxication ? +Ce jeune homme l’avait tout de suite intéressée : +elle se rappela, dans les premiers temps où +elle le connaissait, l’obsession de son image. Bien +vite, elle s’était persuadée qu’elle avait une responsabilité +à son égard, mais son but secret était de le +rejoindre, de s’occuper de lui, de s’imposer à lui. +Que de roueries elle avait mis innocemment en œuvre +jusqu’au jour où, à sa propre stupeur, un geste lui +avait échappé qui avait trahi son arrière-pensée. +Mais là encore, aveuglée par son honnêteté, elle +n’avait pas aperçu le ressort caché de son acte. +Depuis cet épisode de la Cômerie, elle avait éloigné +Laurent, mais Laurent était demeuré dans sa vie, +mêlé à toutes ses minutes. Il était la réalité de tous +les fantômes qui l’avaient troublée : sa tristesse, +c’était Laurent ; son ennui, c’était Laurent ; sa lassitude, +c’était Laurent.</p> + +<p>Depuis plusieurs mois donc, elle agissait comme +une somnambule qui ne sait pas qu’elle obéit au +magnétiseur. Tandis qu’elle menait au grand jour +son existence habituelle, elle conduisait sans le savoir +et parallèlement une existence mystérieuse. Des +pensées sous-jacentes s’étaient enchaînées l’une à +l’autre, des désirs secrets avaient fleuri à l’ombre ; +et ainsi s’était constituée dans son âme et dissimulée +sous des subterfuges, une seconde âme, différente de +la vraie. Clarisse croyait se connaître et elle ne +connaissait pas son double fond. Elle logeait dans sa +propre personne, une étrangère. Et celle-ci, qui s’était +fortifiée à ses dépens, maintenant élevait la voix, +donnait des ordres. C’était elle qui, dans l’escalier +du pasteur, avait parlé tout haut… Alors Clarisse +eut un mouvement de révolte. Son goût natif de l’indépendance, +son besoin de compréhension et de logique +s’irritèrent devant tant d’obscurités. Maintenant +qu’elle l’avait démasquée, elle chasserait l’intruse.</p> + +<p>Le hasard de sa course l’avait amenée dans une +avenue déserte du quartier de Champel. Elle se +sentit fatiguée, s’assit sur un banc. Et puis tout à +coup, elle se releva, elle se remit à marcher, prit un +chemin qui descendait une côte abrupte entre deux +murs. Si cette « intruse » n’était pas une étrangère ? +Si c’était son âme véritable qui, longtemps méconnue, +engourdie, s’était progressivement réveillée au +contact d’un sentiment plus chaud que ses sentiments +habituels ? Loin d’être atteinte dans sa personnalité, +elle l’affirmerait donc en écoutant cette voix mystérieuse. +Ce qu’elle avait pris jusqu’à présent pour son +vrai caractère, ce n’étaient peut-être que des habitudes, +des répétitions, des imitations — mais sans +rien d’original. Elle n’avait donc vécu que d’une +illusion. Elle s’était crue libre, et elle n’avait fait +qu’obéir ; franche, et elle avait toujours menti. Au +fond d’elle-même dormait son être réel. Elle aurait +pu écouler des années entières avant de le savoir, +et mourir peut-être sans l’avoir jamais su. Or voici +que l’être réel sortait de l’indéfini et de l’obscur, +et qu’il s’imposait dans son évidence.</p> + +<p>Clarisse leva les yeux, en proie à une émotion +violente. Elle était devant l’Hôpital cantonal. Ces +longs bâtiments alignaient des rangées de fenêtres +comme une caserne. Des hommes et des femmes +franchissaient les grilles pour entrer et pour sortir. +Elle les considéra avec l’intérêt d’un naturaliste +devant une espèce mal étudiée. Suivaient-ils en +l’ignorant un modèle qu’ils n’avaient pas choisi ? +Ou bien avaient-ils su reconnaître leur réalité, +avaient-ils délivré au fond d’eux-mêmes les forces +latentes ?</p> + +<p>Elle regarda les fenêtres de l’hôpital, qui brillaient +au soleil couchant. Derrière ces vitres il y avait de +la souffrance et de la mort. Elle songea aux misérables +qui agonisaient en cette minute, et elle éprouva +pour eux une indicible pitié — elle qui commençait +à vivre.</p> + +<p>Elle revint vers la haute ville, les pieds couverts +de poussière, et brûlée par le soleil de printemps qui +ajoutait à sa fièvre. « Lorsque nous naissons charnellement, +pensa-t-elle, nous n’évaluons pas à son prix +le don magnifique de l’existence. Mais moi, je le +reçois avec ma pleine raison. » Elle jeta autour d’elle +des regards curieux, s’attendant à voir jusqu’aux +choses même changer d’aspect et apparaître sous une +forme imprévue. Le beau crépuscule qui dorait les +maisons, l’atmosphère recueillie où tous les bruits +s’apaisaient, elle les goûta comme pour la première +fois. Son aube s’associa à cette fin du jour, avec la +même confiance dans les éternels recommencements. +Il lui sembla que son corps aussi était comme nouveau, +et son visage changé. Quand elle arriva chez +elle et qu’on vint lui ouvrir la porte, elle se dit qu’on +ne la reconnaîtrait pas.</p> + +<p>Au moment où elle pénétrait dans le salon, une +voix l’arrêta :</p> + +<p>— Hé bien ! comme tu rentres tard…</p> + +<p>Hubert. Elle l’avait complètement oublié. Elle +avait été chercher conseil auprès de son père, de sa +mère, elle avait voulu aller chez M. Lachault, mais +elle n’avait pas eu l’idée de lui demander son avis…</p> + +<p>— D’où viens-tu ?</p> + +<p>— J’ai fait des visites, des courses…</p> + +<p>— Et tu n’as pas pensé à la date d’aujourd’hui ? +Ça, c’est bien la première fois.</p> + +<p>Hubert souriait, en affectant sa fausse bonhomie.</p> + +<p>— Je ne sais ce que tu veux dire, murmura Clarisse.</p> + +<p>— Eh ! c’est l’anniversaire de notre mariage.</p> + +<p>Comme sa femme n’ajoutait rien, il ne voulut pas +triompher trop bruyamment de son manque de mémoire, +et il reprit :</p> + +<p>— Bah ! ne te frappe pas… Il ne faut pas attacher +trop d’importance aux dates. Et puis, nous sommes +un vieux ménage.</p> + +<p>Mais Clarisse, sans l’écouter, se demanda avec gravité +ce que son âme nouvelle pensait d’Hubert.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XII</h2> + + +<p>Depuis le matin une petite pluie fine tombait, +léger brouillard humide qui mouillait à peine. Tous +les jardins de la ville la recevaient avec béatitude. +Elle imbibait la terre sans l’inonder, elle fortifiait +l’herbe, verdissait les feuilles, et, sous sa rosée tiède, +s’épanouissaient les lilas. Clarisse, en traversant les +Bastions, respira les parfums de cette douceur fondante. +Grâce aux frondaisons épaissies régnait un +demi-jour silencieux, troublé seulement par la chute +d’une goutte d’eau sur les branches et par les cris des +oiseaux. Le long des pelouses, Clarisse regarda les +fleurs nouvellement installées dans leurs plates-bandes : +jamais elle n’avait pris un tel intérêt à ce +qui sortait de terre, jeune et nouveau.</p> + +<p>Elle revint chez elle, à travers la vieille ville, et, +à cause de l’appel printanier, elle considéra comme +pour la première fois ces calmes petites rues où elle +avait vécu toujours. Des confiseries étroites montraient +derrière leurs vitres des gâteaux d’un rose +ou d’un vert précieux ; des antiquaires présentaient +des porcelaines tendres, des verreries et des armes ; +des bouquinistes alignaient des livres vénérables dans +leurs reliures fauves ; des éventaires de marchands +de légumes mêlaient à leurs primeurs des bouquets +de pivoines. Dans la cour d’un hôtel ancien, des +musiciens ambulants, suspendant le silence de cette +matinée humide, jouaient des airs méridionaux, acclimataient +l’Italie dans Genève. Et la musique, au +passage, fit plaisir à Clarisse.</p> + +<p>Le jour mouillé s’éclaira. Un peu de soleil vint sur +le pavé gras, illumina les maisons. Bâties dans la +molasse du pays, elles prirent chacune sa nuance +particulière, mais d’une délicatesse telle qu’il fallait +la remarquer pour en jouir. L’une était verdâtre, +l’autre d’un gris fin, celle-ci rose de chair, celle-là +d’un jaune doré. Elles se tenaient côte à côte, d’âge +inégal, mais imprégnées de la même noblesse un peu +sévère, de la même grâce décente. Toute à ses découvertes — jamais +elle n’avait si bien regardé que ce +matin — Clarisse se reconnut en elles, en ce vieux +quartier traditionnel, poli, discret, sans éclat excessif, +et qui cachait, sous un style d’une harmonie sobre, +ses passions.</p> + +<p>Comme elle longeait l’Arsenal et que la pluie recommençait, +elle s’arrêta un instant sous les arcades +pour la voir tomber. Gaillardoz, qui passait, vint la +rejoindre.</p> + +<p>— Bonjour, ma cousine, dit-il de sa voix bruyante +et avec le sourire heureux d’un Immortel.</p> + +<p>Devant ce témoin, Clarisse eut un geste effarouché, +inquiète de se protéger contre les indiscrétions. Gaillardoz +la dévisagea :</p> + +<p>— Vous êtes charmante, Clarisse.</p> + +<p>Avait-elle trahi au dehors ses transformations morales ? +Elle rougit un peu et s’empressa de répondre :</p> + +<p>— Laissez donc à Desnouettes le soin de me faire +des compliments, c’est mon fournisseur.</p> + +<p>L’autre avait parlé sans réfléchir, frappé par une +expression particulière de Clarisse. Il n’insista pas +et entama un autre sujet :</p> + +<p>— Vous savez que nous avons maintenant notre +auto ! Nous formons mille projets, Fanny et moi, et +nous espérons bien que vous nous accompagnerez +un jour. Tenez, nous voudrions faire le Dauphiné.</p> + +<p>Clarisse le remercia vivement : l’idée du départ, +des courses sur les routes, la tentait tout à coup. +Mais elle s’aperçut que Gaillardoz de nouveau la +considérait avec attention. Alors elle éteignit son +regard et dit, d’un ton banal :</p> + +<p>— Malheureusement je ne sais si nous pourrons +accepter votre aimable invitation. Hubert est très +occupé.</p> + +<p>— Nous le regretterions, mais enfin pourquoi ne +pas venir seule ?</p> + +<p>Clarisse s’excusa, en prétextant que son mari +n’aimerait pas la voir partir… Pour mieux dépister +son interlocuteur elle affecta l’expression raisonnable +qui lui était auparavant naturelle. Elle l’imita si bien +que Gaillardoz la jugea peu empressée, pas très cordiale +même, et il fut déçu, car il avait pour elle de +l’amitié. Mais son vigoureux optimisme dissipa ce +regret, et il se mit à parler d’autre chose, de sa voix +réjouie qui faisait retourner les passants. Il ne se +douta pas que sa compagne n’était plus la même, +et qu’en réalité il causait avec une inconnue.</p> + +<p>— Décidément, songea Clarisse, cela ne se voit +pas.</p> + +<p>Néanmoins, elle se dit qu’elle devait désormais se +méfier et dissimuler avec grand soin ce qu’elle était +devenue. Elle n’était pas femme à afficher ses opinions +et ses sentiments en public. Ayant horreur du +bruit, de la singularité, de l’exception, de ce qui +pouvait ressembler à une faute de tact ou de convenance, +un scandale lui paraissait une catastrophe. +Toujours, elle avait été conduite par l’idée d’un type +auquel il lui fallait se conformer : type moral, social, +religieux. Elle ne ressemblait pas à ces femmes mobiles, +tout entières dans leurs sensations, qui changent +sans difficulté de genre d’existence en même temps +que d’amant. Fixée en un lieu de la terre, en une +catégorie humaine donnée, elle ne songeait pas à +sortir, par un éclat, de ses habitudes. Elle continuerait +donc à vivre comme naguère, avec les mêmes amis, les +mêmes mœurs, les mêmes occupations, la même +couturière, le même ameublement.</p> + +<p>Par l’effet de son éducation, Clarisse trouvait naturel +d’avoir à se contraindre. Elle était foncièrement +disciplinée. Loin d’accorder une importance excessive +à ce qu’elle éprouvait d’inattendu, elle commençait +par le critiquer. L’orgueil la soutenait dans cette attitude, +un orgueil qui n’était pas de l’égoïsme aveuglé, +mais la certitude de sa dignité personnelle. Avant tout +elle voulait être maîtresse d’elle-même. Peut-être se +mêlait-il à ce souci héréditaire une certaine timidité, +l’appréhension des aventures. Elle n’était plus assez +jeune pour être imprudente, pour courir le risque +d’une humiliation ou d’un ridicule.</p> + +<p>Et ce qui l’aurait retenue encore, ce qui suffisait +à l’incliner au silence, au secret, c’était la crainte des +autres. Jusque-là elle n’avait recueilli d’eux que des +compliments, et cette louange perpétuelle lui avait +été agréable. Son aveu interromprait peut-être l’encens. +Elle savait qu’elle représentait aux yeux du +monde certaines vertus ou, plus simplement, une +certaine qualité de femme ; fallait-il les désobliger +en abdiquant ? Sa banqueroute égoïste démoraliserait +beaucoup de gens. Elle vit combien il est cynique +parfois d’être sincère. Il lui fallait donc obéir à cette +image d’elle-même qui, bien qu’inexacte, était généralement +admise : c’était faire honneur à sa signature. +Encore une fois, elle se tairait. Elle sacrifierait à +une vertu plus haute et plus utile les sentiments, les +instincts dont elle venait de découvrir l’existence — ou +du moins elle sacrifierait leur expression publique… +Du reste, elle ne raisonnait avec tant de +sûreté que parce qu’elle s’était arrêtée au bord même +de la découverte. Elle distinguait mal les forces +éveillées au fond de son être et qui n’avaient pas +atteint encore la pleine lumière de l’évidence.</p> + +<p>Quelques jours plus tard, en rangeant une armoire, +Clarisse trouva un paquet d’anciennes photographies, +et, parmi elles, son portrait, du temps où elle était +une petite fille bien sage. On reconnaissait sans peine, +en puéril, son visage doux, raisonnable, d’expression +étonnée. Et pourtant ! « Pourtant, songea-t-elle, cette +enfant paisible dissimulait déjà, à l’insu de tous, ce +qui allait grandir pour me tourmenter. La personne +que je suis et que j’ignore presque, existait dans ce +corps innocent. Je ne savais pas ; personne ne savait +que la vie, beaucoup plus tard, la ferait surgir. +Pourquoi n’est-elle pas restée inconnue ! »</p> + +<p>Elle s’arrêta, en poussant un soupir, et, comme la +porte s’ouvrait, elle cacha la photographie. C’était sa +mère, qui vint l’embrasser. Puis, s’asseyant, s’installant, +M<sup>me</sup> Bourgueil ajouta, le visage un peu rubicond :</p> + +<p>— Quelle chaleur ! Vous devriez aller à la campagne +le plus tôt possible.</p> + +<p>« Bien sûr », pensa Clarisse. Elle songea que le +verger, à la Cômerie, devait défleurir et que les +pivoines s’épanouissaient autour de la maison aux +volets bleus. Distraite, elle écouta sa mère qui lui +parlait encore de Fanny. Décidément, affirmait la +bonne dame, elle dépassait la mesure. Auparavant, +elle n’était qu’excentrique, voilà qu’elle s’affichait.</p> + +<p>— Mais avec qui ? demanda Clarisse.</p> + +<p>— Avec M. Desnouettes !</p> + +<p>Au fait, Clarisse avait oublié cette intrigue. Elle +vit combien elle avait dérivé loin de ces choses, loin +de ses intérêts de naguère. Elle s’obligea à écouter +sa mère avec attention :</p> + +<p>— J’ai pensé, dit celle-ci, que tu pourrais agir…</p> + +<p>— Pardon, interrompit Clarisse, vous m’avez déjà +fait parler à Fanny, et voilà le résultat.</p> + +<p>— Sans doute. Mais si tu intervenais auprès de +son mari ?</p> + +<p>— Triste métier…</p> + +<p>— Ou bien auprès de M. Desnouettes ? Tu as +beaucoup d’influence sur M. Desnouettes.</p> + +<p>Encore ! Vraiment on abusait d’elle ! Pourquoi la +chargeait-on toujours de faire régner la vertu ? Clarisse +se révolta contre cette perpétuelle mission, et +pendant une seconde, elle ne considéra plus le désordre +comme un accident auquel chacun était tenu +de porter secours, mais comme une sorte d’innovation, +un ordre imprévu auquel on devait laisser collaborer +les intéressés. Cette protestation silencieuse +et passagère en faveur de Fanny, Clarisse ne pensa +pas l’appliquer à sa propre situation ; elle ne conclut +pas qu’elle pourrait tirer profit d’une indulgence qui +serait universelle. D’ailleurs, reprise par ses habitudes, +elle finit par accepter d’intervenir auprès de +Desnouettes.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil considéra dès lors le problème +comme résolu. Elle se leva, ronde et souriante, rappela +à sa fille que le prochain dîner de famille aurait +lieu chez elle, puis s’en alla, en trottant, heureuse.</p> + +<p>Clarisse la regarda partir avec une sorte de rancune. +Elle lui en voulut de l’avoir faite telle qu’elle +était, et de ne pas le savoir. Comme les parents sont +peu perspicaces ! Ils créent des enfants de leur +propre chair, mais ignorent ce qu’ils leur transmettent. +Ensuite ils les élèvent, c’est-à-dire qu’ils +les obligent à devenir ce qu’ils voudraient qu’ils +soient. Ces êtres nouveaux doivent ressembler à +leurs prédécesseurs, qui traitent comme une désobéissance +ou une impiété la moindre inquiétude, la +moindre recherche personnelle… Mais là encore, +Clarisse se tint dans des généralités pour éviter de +décider sur elle-même. Son intelligence formula en +abstraction ce qui était le désir de son cœur.</p> + +<p>Pourtant, livrée à la solitude, elle retourna vers +son portrait, elle se dévisagea de nouveau. Alors, +devant ces traits indécis et ce regard qui la questionnait, +elle cessa de se dérober plus longtemps. Elle +vit qu’elle ne pourrait pas éternellement se tirer +d’affaire à force de maximes et de vues d’ensemble. +« Que deviendras-tu ? murmura-t-elle. Vas-tu étouffer +ce que tu es, et te contenter jusqu’au bout d’être +docile et mensongère ? Que te procurera cette duplicité +que tu n’as point choisie, mais que la vie t’impose ? +Je crains pour toi, quoi que tu fasses ? » Et +elle reposa son image, le cœur serré.</p> + +<hr> + + +<p>Dans la pièce aux tapisseries bibliques, sous les +yeux d’Esther au repas d’Assuérus, et de Déborah +debout devant sa tente, une fois encore la famille +se trouvait réunie. Sauf les Gaillardoz, en voyage +pour quelques jours, — et eux seuls osaient choisir +la date du dîner pour faire une absence — tout le +monde était là. Abandonnant l’ouvrage auquel elle +travaillait, Clarisse se laissa aller au ronron des +entretiens où elle reconnaissait les voix, l’une après +l’autre, qui disaient les paroles attendues. Naguère, +d’un ton simple et enjoué, elle aurait pris part à la +causerie, heureuse d’être au milieu des siens et de +rencontrer l’assentiment unanime. Maintenant, elle +se tenait sur la réserve. Et elle s’étonna qu’on pût +accorder tant d’importance à des détails, à des +questions de personnes. On parlait de fiançailles, on +discutait d’une élection politique, on vantait un +concert récent… Tout cela, désormais, n’était plus +l’essentiel.</p> + +<p>Mais elle ne l’avouerait pas ! Jamais elle n’aurait +le courage d’expliquer aux siens qu’elle était différente +de ce qu’ils croyaient. Elle n’osa prévoir ce +qu’un pareil récit provoquerait de stupeur, d’incrédulité +et d’indignation. D’ailleurs, ils étaient bien +loin de se méfier. Leur opinion était faite depuis +longtemps, ils ne pensaient plus à elle, mais à eux. +Chacun s’occupait de son intérêt propre, de sa passion +égoïste. Car — et Clarisse s’étonna de ne pas +l’avoir vu plus tôt — ils étaient tous passionnés. +Sous des dehors corrects, convenables et convenus, +affectant de la froideur, ou de l’impolitesse, ou une +éternelle et lourde raillerie, dissimulés par décence +autant que par timidité et par faiblesse d’expression, +ils avaient tous une manie, une fièvre, un souci, un +songe, peut-être un idéal…</p> + +<p>Clarisse fut interrompue dans ses hypothèses par +l’appel de son nom. Elle tressaillit. De l’autre côté +du salon, un groupe l’invoquait dans une controverse. +L’oncle Henri, toujours soigné, sa barbe blanche +tranchant sur son teint d’un rose congestionné +par deux verres d’eau-de-vie, se leva pour interroger +sa nièce.</p> + +<p>— N’es-tu pas de mon avis, Clarisse ?</p> + +<p>— Quoi donc ? fit-elle, interloquée et craignant +qu’on devinât ses réflexions.</p> + +<p>Tout le monde s’arrêta de parler pour regarder +Clarisse. Certains visages étaient attentifs, d’autres +souriaient, tous reflétaient un mélange de confiance +et d’admiration. L’oncle Henri adorait être écouté. +Ravi de cette occasion de montrer sa finesse, son +habitude du monde diplomatique, il reprit sur un +ton légèrement apprêté :</p> + +<p>— Nous discutons la question de savoir si une +femme peut épouser un homme beaucoup plus jeune +qu’elle. Moi, je prétends qu’une pareille union est +absurde, parce que l’homme doit être le protecteur +et le chef. Le bonheur n’existe que là où on se conforme +aux conditions naturelles. Jamais une femme +n’aura la considération nécessaire pour…</p> + +<p>— Cependant…, fit quelqu’un.</p> + +<p>— Attendez, s’écria l’oncle Henri en s’assurant +d’un coup d’œil circulaire qu’on l’écoutait toujours. — Nous +avons pris Clarisse pour arbitre : qu’elle +décide entre nous.</p> + +<p>Il était bien sûr de sa réponse, et il jouissait à +l’avance d’entendre sa propre opinion confirmée par +la personne la plus raisonnable de l’assemblée. Clarisse +piqua son aiguille dans son ouvrage, mécontente +d’être l’objet de l’attention unanime.</p> + +<p>— On ne peut pas, murmura-t-elle, décider d’une +façon générale. Cela dépend des personnes…</p> + +<p>L’oncle Henri ne se contenta pas de cette défaite. +Sûr de lui, il s’avança au milieu du salon :</p> + +<p>— Clarisse, tu te dérobes. Nous réclamons un +oracle, un oui ou un non. Faut-il épouser un homme +plus jeune que soi, ou bien est-ce une bêtise ?</p> + +<p>De nouveau, ce silence attentif, et tous les regards +convergents. Clarisse, pour se débarrasser de l’importun, +dit d’une voix froide :</p> + +<p>— Hubert a quatre ans de plus que moi.</p> + +<p>Des rires approbateurs accueillirent cette réponse. +On pensait que Clarisse voulait simplement taquiner +son oncle. Mais Hubert, qui était accoudé à la cheminée, +protesta d’un air boudeur :</p> + +<p>— Je demande qu’on ne me mêle pas à l’affaire.</p> + +<p>L’oncle Henri tourna sur lui-même pour obtenir +le silence, et, l’index levé, recommença :</p> + +<p>— Tu entends, ta réponse n’est pas jugée suffisante. +Pas de faux-fuyants. Départage-nous.</p> + +<p>Alors, d’un élan Clarisse s’écria :</p> + +<p>— Je crois qu’on peut aimer, et passionnément, +quelqu’un de plus jeune que soi… Il n’y a pas d’âge +en amour…</p> + +<p>L’oncle Henri resta la bouche ouverte, stupéfait +d’être contredit par la personne « la plus raisonnable +de l’assemblée ». Sa mine était si drôle qu’on +lui fit un triomphe, et qu’on admira, une fois de +plus, Clarisse pour ce qu’on crut être une moquerie. +M<sup>me</sup> Bourgueil battit des mains afin d’approuver sa +fille, le vieux Jean-Étienne daigna sourire, Hubert +haussa les épaules, et, chacun voulant ensuite donner +son avis, cela provoqua une rumeur générale dans +laquelle on n’entendit plus que l’avocat Gouvieux +qui disait : « Moi, je propose de faire un bridge », +et l’oncle Amédée, la main en cornet sur l’oreille, +qui demandait à M<sup>me</sup> Henri Bourgueil :</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?</p> + +<p>Et la noble matrone, pour se faire entendre, dut +crier à tue-tête :</p> + +<p>— Elle a dit qu’on pouvait aimer passionnément +un jeune homme !</p> + +<p>« Ainsi, songea Clarisse, je leur ai affirmé ma +pensée, mais personne ne l’a comprise ! Je leur dirais +en face ce que je suis qu’ils ne me croiraient pas. » +Pour une fois, ils venaient d’entendre une parole +sincère et ils continuaient d’en rire comme d’une +bonne plaisanterie.</p> + +<p>Un seul être l’écouterait : Laurent lui-même. Et +celui-là ne saurait jamais rien. Qu’elle demeurât +secrète vis-à-vis des siens, c’était possible, c’était +facile. Elle ne souffrait pas de se dissimuler à eux. +Mais demeurer une inconnue pour lui, voilà le sacrifice.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XIII</h2> + + +<p>Clarisse savait que Fanny jouait au tennis tous +les jours vers cinq heures au parc des Eaux-Vives. +Certainement elle y rencontrerait Desnouettes. Elle +aurait ainsi l’occasion de lui faire des remontrances +puisqu’on persistait à la charger de pareilles commissions. +Mais c’était une corvée bien ennuyeuse.</p> + +<p>Elle s’achemina le long du quai vers les Eaux-Vives. +Dans le port régnait un vif mouvement de bacs +pressés qui croisaient leurs sillages. Des pavillons +claquaient au mât d’un loueur de canots. Plus +loin, des baigneurs, debout sur des pontons, poussaient +des cris à l’instant de plonger. Hors de l’étreinte +des jetées, le lac étalait sa nappe bleue, élargie, où le +soleil traînait des filets d’argent. Et sur la route, soulevant +une poussière qui n’était pas encore celle de +l’été mais une poudre délicate, des autos passaient, +chargées de personnes satisfaites qui, à l’heure du +crépuscule, dîneraient sous des tonnelles, au bord de +l’eau.</p> + +<p>Quittant ce paysage lumineux, Clarisse pénétra +dans le parc. Là, les arbres, des buissons de toute +espèce étouffaient le promeneur et l’on ne voyait +plus que par éclaircies, où à travers des branches +retombantes, les pelouses d’un vert cru rutiler au +soleil. Le long des allées, faisant des taches blanches +ou roses, jouaient des enfants. Clarisse ralentit sa +marche pour mieux jouir de cette douceur, de cette +limpidité.</p> + +<p>Elle parvint à l’entrée des tennis et passa la barrière. +La première personne qu’elle vit fut Fanny qui +se leva pour venir à sa rencontre. Mais la seconde fut +Laurent, debout à quelque distance et qui regardait +le jeu.</p> + +<p>— Vous ici ? demanda Fanny à sa cousine.</p> + +<p>Clarisse n’eut pas besoin de s’interroger davantage +pour être renseignée sur elle-même. La simple vue +du jeune homme lui causa un brusque battement +de cœur. Il lui sembla que le soleil s’était rapproché +de la terre, et que les arbres étaient deux fois plus +hauts que d’habitude ; le chant des oiseaux faisait +un vacarme inouï. Pourtant son visage demeura +immobile, et elle répondit à Fanny avec calme, mais +d’une voix qui lui parut étrangère :</p> + +<p>— Oui, je voulais me promener.</p> + +<p>Ensuite elle regarda de nouveau : Laurent était +toujours là. Dieu permettait qu’il fût toujours là. Et, +parce qu’il tournait le dos, il ne savait pas qu’elle +aussi était là.</p> + +<p>Fanny dit qu’elle ne jouait pas encore : il y avait +trop de monde. Le club était envahi par des Grecs, +des Roumains bien encombrants.</p> + +<p>— Je n’ai fait qu’une partie avec le petit Fabre-Gilles, +qu’on m’a présenté hier… Au fait, il m’a +parlé de vous.</p> + +<p>— Ah !… Pourquoi ?</p> + +<p>— Il m’a dit qu’il vous connaissait. Venez donc +vous asseoir.</p> + +<p>Clarisse suivit Fanny, s’assit à ses côtés, prête à lui +obéir en toutes choses. Mais les fanfares soulevées ne +s’éteignaient pas. C’était une vaste rumeur de joie, +un cri éclatant répété par vingt échos. Elle se sentait +comme délivrée. Et le monde n’avait plus rien de +triste ou de maussade. Ce grand parc ombreux où le +soleil descendait dans une buée d’or, ces hommes et +ces femmes vêtus de blanc qui couraient avec souplesse +et se renvoyaient des balles légères, c’était +l’image de l’existence elle-même, chaude, odorante +et profonde : il n’y avait sur la terre qu’une belle +lumière apaisée, des rires et la liberté de soi-même.</p> + +<p>Desnouettes s’approcha, une raquette sous le bras, +avec un excès fébrile d’empressement :</p> + +<p>— Enfin, je vous vois, ma chère amie. Quel dommage +que vous n’ayez pas assisté à la partie que j’ai +jouée tout à l’heure. Je suis vraiment en forme. Mon +système — un système qui me rend imbattable — consiste +à me tenir près du filet, et chaque fois que…</p> + +<p>Il fut interrompu car on venait le réclamer pour +une autre partie.</p> + +<p>— Attendez, fit Clarisse, j’ai quelque chose à vous +dire.</p> + +<p>Mais alors quelqu’un passa. C’était Laurent. Il +tenait les yeux baissés, il les releva devant elle, la +salua avec cérémonie, hésita comme pour s’arrêter, +puis continua. Elle reçut ainsi qu’un coup dans la +poitrine ce regard qu’elle avait si longtemps désiré. +Cependant elle lui opposa un visage insensible et ne +rendit qu’un salut plein de réserve. L’extérieur de +son être, une fois de plus, ne l’exprima pas.</p> + +<p>— Eh bien ! que me voulez-vous ? demanda Desnouettes.</p> + +<p>Clarisse répondit, la gorge serrée :</p> + +<p>— C’est trop long, je vous dirai cela plus tard.</p> + +<p>— Alors, venez me voir jouer. Je suis sûr que +mon système vous intéressera.</p> + +<p>Elle l’accompagna jusqu’au groupe de ses partenaires, +et, restée debout, suivit la partie. Elle +était seule. Elle se reprocha avec amertume de ne pas +avoir salué plus aimablement le jeune homme. Peut-être +se serait-il arrêté… Mais elle avait obéi à une +discipline spontanée, elle avait recouru à un moyen +automatique de défense en prenant son « air Bourgueil ». +Elle se représenta Laurent, sa sveltesse, son +cou libre, son profil ambré. La blancheur intacte de +ses vêtements, son extrême jeunesse, sa figure pensive +renforcèrent en elle l’idée séduisante qu’il était timide, +mélancolique et pur… Ah ! pourquoi ne l’avait-elle +pas retenu ?</p> + +<p>Elle tourna involontairement la tête, en proie à +la gêne légère des personnes qui se sentent observées. +Et, pour la troisième fois, elle aperçut celui qui +la préoccupait, appuyé un peu plus loin au grillage, +et la contemplant. Dès qu’il se vit découvert, il baissa +les yeux comme à son habitude. De son côté, elle se +remit tout de suite à suivre le jeu, avec une expression +attentive, mais sans chercher à juger les coups. +Les balles qui passaient et repassaient obéissaient +à des lois inconnues qu’elle ne comprenait pas.</p> + +<p>Cependant, bientôt elle devina que Laurent avait +recommencé à la surveiller : son regard, appesanti sur +elle, la réchauffait comme un rayon de soleil. Elle +ressentit une vanité enfantine en même temps que +poignante à être l’objet de son attention. Elle ne souhaita +rien de plus que cet intérêt qu’il lui témoignait +de la sorte, sans se douter qu’elle le savait. +Elle demeura immobile, arrêtant même le cours +de ses pensées pour ne pas effaroucher cette impression +de bonheur.</p> + +<p>Des gens circulèrent derrière elle, en causant. Elle +redouta qu’ils ne vinssent à ses côtés : c’eût été rompre +ce mystérieux dialogue, ce lien inavoué qui se +tissait entre eux deux : elle voulait à tout prix rester +seule et n’exister que pour celui qui la regardait… Les +gens ne s’arrêtèrent pas. Et la seconde d’après, +tremblante, elle regretta leur départ, car elle pressentit +que Laurent venait de faire un pas vers elle.</p> + +<p>Elle glissa un regard de côté. Le jeune homme, d’un +air indifférent, avec une lenteur calculée, s’avançait +le long du grillage. Il s’arrêta, parut s’intéresser à un +beau coup, puis reprit sa sournoise démarche. Allait-il +l’aborder ? Et que répondrait-elle ? Elle se figura +brusquement qu’elle se trahirait dès les premiers +mots, qu’il se passerait quelque chose d’irréparable +et d’affreux. Elle éprouva au fond de sa chair comme +une brûlure. Alors, confuse, effrayée, pudique, elle +n’eut plus qu’une envie : la fuite.</p> + +<p>Desnouettes changea de camp. En allant de l’un +à l’autre il dit quelques mots à deux petites Américaines +du Sud, brunes de peau, qui le couvrirent de +compliments. Clarisse lui jeta :</p> + +<p>— Je suis obligée de m’en aller. Venez me voir +un de ces jours.</p> + +<p>— C’est entendu.</p> + +<p>Puis elle s’éloigna, la tête droite, l’air très fier, +mais se maudissant elle-même. Alarmée par l’idée +de trahir son secret, humiliée d’avoir entrevu que +son âme nouvelle était une âme offerte, une âme +prête aux concessions comme aux servitudes, elle se +sauva de celui qu’elle désirait de toutes ses forces et +qui ne se douta pas que cette fuite était le plus +passionné des aveux.</p> + +<p>Une fois hors d’atteinte, elle commença de se calmer. +Et au moment de passer le guichet de la sortie, +elle se retourna, elle l’aperçut de loin. Il était assis +sur un banc entre les deux petites Américaines du +Sud, et il riait avec elles. Elle discerna ses dents, +d’une blancheur éclatante dans sa face ambrée. Jamais +jusqu’alors elle ne l’avait vu rire.</p> + +<hr> + + +<p>Clarisse ne put s’empêcher de repenser à ces deux +Américaines. Elles l’agaçaient. Et elle pensa aussi à +ce rire de Laurent qui contredisait l’image qu’elle +s’était formée de lui. Peut-être, depuis le temps qu’elle +ne l’avait pas vu, s’était-il apprivoisé, égayé. Mais elle +préférait sa mine sérieuse, et elle s’irrita de ne pas +avoir eu de part à cette transformation. Néanmoins +autant elle se sentait disposée à être réservée, mélancolique +à ses côtés quand elle le jugeait tel, autant, +par contradiction, elle se sentait apte, maintenant, à +rire avec lui. S’il avait changé, elle était prête à changer +aussi son attitude, afin de ne pas être concurrencée +par d’autres qui le comprendraient mieux.</p> + +<p>« D’ailleurs, songea-t-elle, Desnouettes le connaît +puisqu’ils se sont dit bonjour. Je pourrai l’interroger +quand il viendra. Desnouettes est si bavard qu’il +racontera tout. »</p> + +<p>Quelques jours plus tard, Desnouettes arriva, ravi +à la fois et agité. Sur son visage tiraillé, vingt sentiments +se peignaient en une minute. Il exprima à Clarisse +son plaisir de la voir, son regret de ne pas l’avoir +vue davantage, son espérance de la revoir bientôt. +Bondissant à une autre idée, il reprit l’exposé de sa +méthode au tennis, et déclara qu’il allait concourir +dans des matchs, à Saint-Moritz. Clarisse profita de +cette porte ouverte :</p> + +<p>— Partez, mon ami, partez pour Saint-Moritz et +sans retard…</p> + +<p>Il parut surpris :</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Parce que vous êtes en train de nuire ici à une +femme qui ne mérite pas de courir une aventure.</p> + +<p>— Je ne comprends pas.</p> + +<p>— Vous savez de qui je veux parler : je n’en dirai +pas davantage sinon qu’on commence à bavarder +sur votre compte à tous les deux. Je suis certaine +que vous ne voudrez pas donner plus longtemps +crédit à une fable que vous êtes le premier à trouver +absurde…</p> + +<p>Ouf, c’était dit ! Clarisse se félicita d’être arrivée +sans encombre au bout d’une phrase difficile. Desnouettes +avait rougi :</p> + +<p>— Je ne sais ce que vous voulez dire. Fanny…</p> + +<p>Il rougit plus encore d’avoir par étourderie prononcé +ce prénom, et, furieux contre lui-même, se +fâcha :</p> + +<p>— Écoutez, je sais me conduire. Votre leçon, si +leçon il y a… Mais enfin qui diable vous a raconté…</p> + +<p>— Vous oubliez la famille, mon cher, qui sait tout +et qui surveille.</p> + +<p>Elle ne voulut pas l’irriter outre mesure car il lui +était nécessaire. Puisqu’elle avait accompli la tâche +dont on l’avait chargée, elle désira l’amener à des récits +plus intéressants pour elle. Aussi quand il lui demanda +d’un air contrit si elle lui en voulait, elle répondit :</p> + +<p>— Mais non. Je veux seulement vous mettre en +garde.</p> + +<p>A son tour, pour se gagner Clarisse, il murmura :</p> + +<p>— Ah ! vous êtes une amie comme il y en a peu. +D’un jugement si pondéré, et si juste dans vos conseils ! +Vous êtes sage comme Minerve. Sage comme +Minerve, c’est bien le mot.</p> + +<p>Clarisse s’inquiéta de ces éloges qu’elle n’était pas +sûre de mériter. Quand les autres se trompent sur +votre compte, on aime mieux que ce soit à propos +de vos défauts que de vos qualités. Elle voulut +l’amadouer encore, et, moitié souriant :</p> + +<p>— C’est aussi que vous êtes un dangereux séducteur. +Et il faut bien, puisque je suis votre amie, que +je m’occupe un peu de vos imprudences. Qu’étaient-ce +encore que ces deux oiseaux des îles qui vous regardaient +jouer au tennis ?</p> + +<p>— Ah ! pour cela il faut demander au petit Fabre-Gilles…</p> + +<p>Clarisse se mordit les lèvres, puis, avec quelque +nervosité :</p> + +<p>— Il les connaît ?</p> + +<p>— S’il les connaît ? Dites plutôt qu’elles ne lui ont +rien laissé ignorer…</p> + +<p>Inconscient de sa cruauté, il revint à ses projets +de Saint-Moritz. Clarisse l’arrêta avec brusquerie :</p> + +<p>— Permettez. Je veux en savoir davantage sur le +petit Fabre-Gilles.</p> + +<p>— Pourquoi donc ?</p> + +<p>— Voilà. Il est très jeune. Ses parents nous l’ont +beaucoup recommandé, à Hubert et à moi. Nous +sommes responsables de lui en quelque sorte. Je +serais — nous serions désolés que… Qu’est-ce que +c’est que ces Américaines ?</p> + +<p>Le visage de Desnouettes exprima l’admiration.</p> + +<p>— Vous me causez une joie profonde, s’écria-t-il. +Je vous retrouve à travers toutes les circonstances, +fidèle à votre caractère. Ma psychologie n’a donc pas +été mise à défaut. Puritaine, vous avez même le souci +de la vertu des autres ! Cela est bien. Très bien.</p> + +<p>— Ne plaisantez pas, je parle sérieusement.</p> + +<p>— Moi aussi. Mais alors que tant d’autres se démentent, +vous obéissez à votre ligne. Toutefois, +j’ai le regret de vous dire que votre protégé…</p> + +<p>— Eh bien ?</p> + +<p>— Eh bien ! il a du succès et il en profite.</p> + +<p>Desnouettes, qui prétendait avoir reçu les confidences +du jeune homme, n’hésita pas à les trahir, +notamment à propos des deux Argentines dont la +réputation était douteuse et auxquelles il faisait +une cour assidue. Ce n’était pas sa seule aventure : +il se jetait dans le plaisir avec une ardeur violente +et la curiosité de tous les excès. Clarisse ne pouvait +en croire ses oreilles. Irritée contre Desnouettes, +elle lui demanda :</p> + +<p>— En êtes-vous sûr ?</p> + +<p>Il s’empressa de lui donner des détails précis qui +la renseignèrent complètement. L’irritation de Clarisse +se tourna contre Laurent qui l’avait trompée, +puis contre elle-même parce qu’elle s’était trompée. +Cependant, pour mieux feindre, elle dit, en ayant +l’air de se moquer :</p> + +<p>— Eh bien ! ma surveillance n’a pas été très efficace !</p> + +<p>Desnouettes revint à ce qui l’intéressait :</p> + +<p>— Alors, vous ne m’en voulez pas pour l’histoire, +le potin qu’on vous a raconté sur moi et sur…?</p> + +<p>Clarisse fit un geste indifférent. Il répliqua :</p> + +<p>— Ah bon ! merci. Parce que j’ai besoin de votre +indulgence… Et tenez, je puis bien vous avouer que, +jusqu’à présent, ce n’est qu’un potin. Il ne s’est rien +passé du tout.</p> + +<p>Clarisse semblait si absorbée qu’il ne voulut pas +partir sans avoir réveillé son attention.</p> + +<p>— Mais je vous préviens, déclara-t-il, mes plans +sont dressés…</p> + +<p>Il fit trois pas vers la porte :</p> + +<p>— Et il se passera quelque chose, c’est moi qui +le dis !</p> + +<p>Puis il s’en alla, comme un héros de théâtre.</p> + +<hr> + + +<p>Clarisse venait de découvrir un autre Laurent, un +incompréhensible Laurent. Elle souffrit à l’extrême +de cette découverte imprévue. Beaucoup de femmes +admirent chez l’homme l’initiateur, le maître expérimenté. +Clarisse, elle, avait été charmée par un adolescent +qu’elle croyait généreux et pur. Elle manquait +d’imagination pour se représenter ce que valent +les ressources de l’expérience. Son idéal l’aveuglait +sur son tempérament. La débauche de Laurent la +scandalisa dans son puritanisme, dans sa conception +étroite et noble des mœurs. N’ayant jamais eu de +frère, n’ayant jamais questionné son mari sur sa vie +de garçon, ayant repoussé par sa seule attitude +certaines confidences, elle était sur ce sujet aussi +naïve, aussi intransigeante qu’une jeune fille bien +élevée.</p> + +<p>Les renseignements de Desnouettes furent comme +un démenti brutal à ses croyances les plus chères. +Laurent n’était pas le jeune homme candide, farouche, +qu’elle avait supposé. Il ne se tenait pas à l’écart +des autres, préservé par une sorte d’ombre pudique +où, seule, elle avait su le choisir. Qu’avait-elle désormais +de commun avec ce nouveau Fabre-Gilles ? Il +tombait de la région lumineuse et vague où la pensée +de Clarisse allait le rejoindre, pour se mêler à la foule +banale où elle ne le retrouvait pas. Et de son côté que +pouvait-il éprouver pour M<sup>me</sup> Hubert Damien, sinon +de l’indifférence ou peut-être de l’ironie ? Il s’éloignait +d’elle, elle s’écartait de lui.</p> + +<p>Elle reprit dès le début l’histoire de leurs relations. +Devant chaque silhouette que lui rendit sa mémoire, +elle s’arrêta, étonnée. Lorsqu’il était assis chez elle, +là, sur cette chaise, ou bien dans le jardin de la Cômerie ; +lorsqu’elle lui parlait avec une tendresse moqueuse +qui s’ignorait encore, et une exigeante autorité, +il n’était donc pas un enfant timide et secret ? +Sa duplicité cachait ses désordres. Elle se révolta +contre cet inconnu qui venait de retirer silencieusement +son masque ; il n’était pas seulement un pécheur +mais un traître. Son beau visage pensif avait menti… +Qu’il est difficile de changer les couleurs d’un portrait ! +Clarisse s’efforçait tristement de modifier une +image qu’elle aurait préférée intangible, mais toujours, +sous l’effigie nouvelle qu’elle composait, reparaissait +l’effigie ancienne, ainsi qu’une chère obsession qu’on +n’arrive pas à oublier. Comment désavouer ces souvenirs +légers, presque impalpables, mais qui étaient +ses seuls souvenirs romanesques ?</p> + +<p>Alors, par souci personnel de ne pas s’appauvrir, elle +décida qu’il ne lui avait pas menti dès le début, mais +qu’il avait dû changer, et justement depuis qu’elle +avait cessé de le voir. Durant ces quelques semaines, +il avait certainement subi des influences mauvaises +et il était devenu tel que Desnouettes le décrivait. +Grâce à cette explication, elle lui rendit un peu de +son estime. Heureuse de ne pas être obligée de renoncer +au Laurent du passé, elle lui pardonna presque +ce qu’elle considérait comme une infidélité dans le +présent.</p> + +<p>Ce qui l’inclinait encore à l’excuser, c’était le remords +qui la tourmentait. Laurent avait déchu, mais +parce qu’elle l’avait renvoyé à sa solitude. Par orgueil +égoïste de se préserver elle-même, pour éviter un +risque hypothétique, elle avait permis à un plus grand +mal de s’accomplir. Elle avait manqué à son devoir. +Que dirait-elle à M. Fabre-Gilles, le père, s’il venait à +lui reprocher sa négligence ? Elle se souvint de sa lettre +austère, cette lettre qui l’avait si profondément touchée +en lui montrant un beau rôle à remplir. De +quelle façon avait-elle répondu à cet appel ? Et que +dirait-elle à Laurent s’il lui faisait les mêmes reproches, — car +elle pensait qu’un jour il se repentirait +de sa conduite présente. Mais alors il serait trop tard +pour se repentir, il était déjà trop tard aujourd’hui. +Cette âme intacte s’était pour toujours corrompue, et +elle, Clarisse, était la coupable… Ainsi, sa conscience +lui fit les mêmes reproches que son cœur, et comme +elle avait l’habitude d’écouter celle-là mieux que +celui-ci, elle fut tout à fait convaincue. Aux regrets +de s’être trompée sur le jeune homme se mêla l’amertume +de sa faute. Elle se détesta non seulement d’avoir +été une dupe, mais d’avoir été une complice, même +involontaire.</p> + +<p>Et elle se reprocha son aveuglement. Parce qu’elle +avait consenti à s’occuper de lui, elle avait cru que +ce petit Fabre-Gilles lui appartenait, et qu’entre eux +deux s’était nouée une sorte de sympathie qui n’avait +pas besoin de s’exprimer. Lorsqu’elle songeait à lui, +elle n’était pas loin de penser qu’elle le faisait ainsi +songer à elle. Allons donc ! Elle s’apercevait maintenant +qu’elle ne le possédait pas, qu’il demeurait libre +et qu’il avait été porter ailleurs ce qu’elle n’avait pas +pensé à lui demander. Habituée à diriger ses proches +sans conteste, elle s’attrista de n’avoir eu aucune +action sur celui qu’elle mettait à part de tous. Elle ne +lui était pas nécessaire pour vivre. Elle se sentit +atteinte dans sa clairvoyance et dans son autorité par +l’indépendance et le libertinage de Laurent.</p> + +<p>Afin de mieux le comprendre, elle essaya de se +représenter ses désordres, mais les quelques traits +qu’elle rassembla manquèrent au début de toute +vraisemblance. A la place de scènes animées, c’était +un vide confus où elle ne distingua rien. Où, quand +et comment tout cela se passait-il ? Quel air prenait +alors le jeune homme, quels étaient sa voix et ses +gestes ? Elle ne le savait pas : elle n’avait pas été +élevée à faire de pareilles suppositions. Et si, parfois, +l’anxiété de sa recherche évoquait tout à coup +une femme, n’importe quelle femme, à ses côtés, +alors, sans poursuivre, elle ressentait une brusque +et naïve colère. La chaîne de ses raisonnements s’interrompait, +et, pour quelques minutes, elle avait +mal.</p> + +<p>Car sa tristesse n’était pas continue. Elle n’avait +pas à se répéter que tel événement s’était produit, +et garder constamment à l’esprit la notion de cet +événement, jusqu’à en amortir la pointe. Il s’agissait +de choses qu’elle n’avait pas vues, et d’une +situation qui ne se résumait pas en un mot. Elle +n’en prenait pleine conscience que par à-coups. Et +ces projections inattendues, grâce à leur effet de +surprise, et aussi à leur caractère hypothétique, +étaient d’autant plus douloureuses. Toutefois elle +ne pouvait s’empêcher de les susciter à nouveau. +Obligée d’inventer les circonstances de son chagrin +pour le concevoir, elle en était de la sorte le propre +artisan, Ainsi, petit à petit, elle se perfectionna dans +l’art de se tourmenter. Elle qui était si franche, si +optimiste, elle sut de mieux en mieux comment +se faire sournoisement mal.</p> + +<p>Sa pensée, devenue plus ingénieuse, revint aux +petits Argentines de l’autre jour. Elle n’avait gardé +d’elles qu’un souvenir presque effacé, qu’elle compléta +hâtivement et injustement. « Petites exotiques prétentieuses, +songea-t-elle, bêtes et mal élevées. Ah ! +comme il se trompe ! Pourquoi se laisse-t-il prendre +à ces grâces fardées, à ces ruses animales ? Il vaut +tellement mieux qu’elles ! »</p> + +<p>Quand même, elles l’emportaient ! L’autre jour +elles riaient avec lui. Que d’intimité dans un rire +partagé, dans une parole accueillie avec de la joie !… +Peut-être étaient-ils rentrés ensemble. L’une, la préférée, +il l’avait serrée contre lui. Ou bien toutes les +deux ! Peut-être leurs bouches s’étaient jointes. Et +là, Clarisse, immobile mais frémissante, réussit à +compléter des spectacles qu’elle ne se croyait pas +capable de concevoir. Son imagination s’enhardit à +la suite de son cœur, et, de tâtonnements en tâtonnements, +s’effrayant elle-même mais stimulée par +l’affreux désir de savoir, finit par rétablir des morceaux +entiers de réalité. De jour en jour, afin de +mieux comprendre, elle devint plus audacieuse. Elle +s’habitua ainsi peu à peu, et sans s’en douter, à des +choses qui l’auraient horriblement choquée naguère.</p> + +<p>De ces songeries, naquit une haine véritable pour +les femmes qui avaient eu quelque chose de Laurent +et qui, sans le savoir, étaient ses rivales. Elle ne +pouvait leur pardonner d’avoir obtenu sa préférence +et de ne pas se douter, peut-être, de leur bonheur. +Elle se croyait leur victime, comme si elles l’avaient +élue exprès, et comme si elles n’avaient agi que +pour la faire souffrir. Elle aurait voulu les connaître, +jouer un rôle entre Laurent et ses complices, être +trahie enfin plutôt qu’oubliée ou méconnue. Elle +élargit ainsi sa souffrance jusqu’à son amour-propre, +et par là se glissa un vague désir de vengeance, +un vœu mal défini de reprise. Tout son être commença +de s’intéresser à une revanche.</p> + +<p>Alors elle se demanda par quels moyens les autres +femmes — celles qui plaisaient à Laurent — avaient +séduit sa jeunesse ? Clarisse était trop peu coquette +pour le pressentir avec exactitude. Et d’une manière +fugitive elle se compara : ne les valait-elle pas ? Ou +bien n’avait-elle pas su se faire valoir ? Certes elle +n’entendait pas offrir à Laurent autant que ces rivales. +Mais une sage amitié lui aurait peut-être suffi. +Il n’aurait pas cherché ailleurs de troubles délices si +elle avait consenti à lui laisser voir sa sympathie. +Ah ! le jour de la Cômerie, que n’avait-il pu sentir à +travers ses paupières fermées l’ardente candeur de +ce baiser involontaire… L’autre jour encore, peut-être +qu’une simple parole l’aurait satisfait. Mais +elle était partie sans rien dire. Toujours et obstinément +elle avait mis de la distance entre eux… +Peut-être croyait-il qu’elle le dédaignait ? Et une +seconde idée vague commença à ramper au fond +d’elle-même, l’idée qu’elle avait été injuste envers +lui, et qu’elle lui devait un dédommagement pour +une froideur qu’il n’avait pas méritée.</p> + +<p>D’ailleurs n’avait-elle pas toute sa vie trop gardé +ses distances, à cause de cet « air Bourgueil » qui la +glaçait aux moments où elle aurait dû s’épanouir. +Elle ne savait pas faire des avances. C’était la faute +d’une susceptibilité délicate et d’un sentiment exagéré +de sa dignité personnelle, mélange de faiblesse et de +noblesse… A ce point de ses réflexions, Clarisse ne +se borna plus à être jalouse des femmes que le jeune +homme avait choisies, elle devint jalouse de lui. +Lorsqu’elle le croyait chaste et sincère, elle se reconnaissait +en Laurent ; mais puisqu’il n’était ni chaste, +ni sincère, elle en vint presque à regretter de l’être, +elle, toujours. Elle commença — tellement elle était +désorientée — à l’envier tout bas de mener cette +existence libre qu’elle condamnait tout haut. Elle +l’admira presque d’obéir à ce qu’elle appela ses passions — elle +qui ne se jugeait point passionnée. Que +de plaisirs il connaissait, malgré sa jeunesse, dont elle +était demeurée ignorante. Tandis qu’elle écoulait une +existence monotone, il remplissait la sienne de toutes +sortes de choses brillantes et mal définies. Ainsi, elle +avait beau vouloir le blâmer, il lui semblait qu’il +avait quand même raison.</p> + +<p>Elle repassa si souvent par les mêmes impressions +successives et contradictoires qu’elle finit par leur +ôter toute fraîcheur, comme le cheval qui tourne en +cercle use un rond d’herbe sous ses sabots. Tantôt +elle en voulait à Laurent d’être coupable — vis-à-vis +de la morale ou vis-à-vis d’elle-même, elle ne distinguait +plus très bien. Tantôt elle subissait son prestige +d’être entreprenant et aimé. Ces contrastes embrouillaient +sa pensée. Pour en sortir, pour s’affirmer +à son tour elle souhaita de s’imposer à celui qui la +délaissait. Mais comment ? L’aimer, c’était être pareille +aux autres, et demeurer son inférieure. En +aimer un autre ? Impossible. Elle n’aurait voulu se +venger de Laurent que par Laurent lui-même. D’ailleurs +elle ne prononçait pas le mot amour.</p> + +<hr> + + +<p>Modifier l’idée qu’on se fait de quelqu’un entraîne +souvent à modifier l’idée qu’on se fait de soi-même. +Déjà Clarisse — qui jusqu’alors avait prétendu régir +son jeune ami — commençait à changer, non sous son +influence puisqu’il était absent, mais sous l’influence +de ce qu’elle pensait de lui. Elle ne s’étonna pas de +cette transformation parce qu’elle en pressentit l’inévitable +cause. C’était son âme profonde qui s’enhardissait +à vivre et s’affirmait, à travers ces alarmes +d’incertitude et de jalousie. Ardente et grave, elle +rejetait les scrupules et les explications dont on cherchait +à l’enlacer. Elle devenait plus vigoureuse à mesure +qu’elle savait mieux ce qu’elle voulait. Et elle +était si belle, si résolue déjà dans ses desseins que +Clarisse finit par céder à la satisfaction obscure de +la sentir palpiter en elle — comme une mère se réjouit +que l’enfant qu’elle porte soit fort.</p> + +<p>Pourquoi regretter que Laurent eût changé, et lui +en vouloir, puisqu’elle-même était différente ? Il +témoignait par ses actes qu’il s’était renouvelé ; elle, +elle cachait dans son cœur le secret de sa renaissance. +Mais ils n’étaient plus tels qu’à leur première +rencontre. Leurs deux êtres de ce jour-là avaient +disparu. Ils étaient neufs l’un pour l’autre, inconnus, +pleins de ressource… Toutefois, Laurent n’en +savait rien. Clarisse s’attrista de penser qu’il la +jugeait sur son apparence périmée. Il conservait +d’elle une image fausse : que dirait-il de l’image +véritable ? Étaient-ils destinés à se mieux comprendre +maintenant qu’ils étaient devenus étrangers ?</p> + +<p>Hélas, ils ne se rencontraient pas. Si elle s’était +retrouvée en sa présence, Clarisse lui aurait dissimulé +ses pensées brûlantes. Mais il les ignorait. Tout le +monde ignorait son secret. Alors, imprudemment, +elle ne s’interdit plus d’y penser sans cesse. Elle ne +comprit pas qu’elle travaillait à ruiner ses protections +morales et que, par contre, elle encourageait +un désir qui n’aurait plus besoin, ensuite, que +d’une occasion pour se satisfaire. Elle crut avoir fait +assez en faisant le silence, — mais elle renferma de la +sorte l’ennemi chez elle, et il gagna de proche en +proche, s’installa d’autant mieux qu’il ne communiquait +plus avec le dehors.</p> + +<p>Le meilleur moment de sa vie, après toutes les +anxiétés du jour, c’était le soir quand elle se couchait. +Bien vite, à ses côtés, son mari tombait dans le lourd +sommeil qui lui était habituel. Mais elle ne pouvait +dormir. Étendue dans son lit, profitant du calme +de la chambre, elle se représentait Laurent, Laurent +montrant des yeux sombres et tentateurs, et les dents +blanches de son sourire. Comme il la regardait ! Elle +l’évoquait avec un effort éperdu, acharnée à remplacer +ce que son souvenir avait d’incomplet, heureuse à la +moindre illusion de réalité.</p> + +<p>Le temps passait. Parfois Hubert se tournait en +soupirant dans l’obscurité. Clarisse, les yeux ouverts, +continuait à disputer à l’inconnu, à l’impossible, à +l’absurde celui qui était toujours absent. Mais à la +longue la fuyante image, trop de fois ressassée, s’évanouissait +et Clarisse se rendait compte combien son +effort était stérile. Tandis qu’elle veillait, toute seule, +Laurent était ailleurs. Mais avec qui, et que faisait-il ? +Quelle anxiété que de ne pas savoir, à une minute +exacte, où sont les autres. Elle souhaitait d’être +omnipotente, comme Dieu, et de regarder l’humanité +d’en haut, pour la connaître dans tout ce qu’elle +cache. Elle enviait Dieu de savoir à l’instant même +à qui pensait Laurent.</p> + +<p>Certes, il ne pensait pas à elle. Durant ces heures +de la nuit, il cherchait auprès d’une autre son plaisir, +et il savait le lui rendre… Clarisse souffrait à la mort +de ces baisers pressentis. L’ombre avait supprimé +toute contrainte : sur un lit pareil au sien, elle voyait +un couple enlacé. Elle ne pouvait distinguer sa compagne, +mais elle contemplait Laurent, sa chère tête +pâlie par la volupté — une volupté à laquelle elle +demeurait étrangère. Elle ne se doutait pas auparavant +à quel point une image inventée peut faire mal.</p> + +<p>Une nuit, l’angoisse fut trop forte. Elle ne put +admettre plus longtemps d’être seule. Pour mieux +susciter sa personne et sa ressemblance, elle eut l’idée +de murmurer son nom :</p> + +<p>— Laurent…</p> + +<p>D’abord à voix basse, à peine articulé. Elle crut +qu’elle le disait à travers un demi sommeil. Puis elle +le répéta un peu plus haut, avec une intonation doucement +caressante :</p> + +<p>— Laurent !…</p> + +<p>Ce prénom prononcé était, dans cette chambre +silencieuse, quelque chose de réel comme une présence. +Vraiment le fantôme du jeune homme venait +d’apparaître. Ce n’était plus la rêverie muette et +isolée, mais le commencement d’un dialogue, un +appel qui sollicitait une réponse… L’impression fut +si vive que Clarisse, avide d’entendre sa voix qui +allait répliquer sans doute, oublia sa prudence et +redit — tout haut, cette fois, avec un accent de +certitude :</p> + +<p>— Laurent !!…</p> + +<p>Mais rien ne répondit à son attente. Personne ne +l’avait entendue. Il ignorerait toujours qu’elle l’avait +appelé si ardemment du fond de sa solitude nocturne. +Et des larmes lui vinrent aux yeux, un flot +de larmes chaudes, des larmes désespérées.</p> + +<hr> + + +<p>Un matin à déjeuner, Hubert proposa à Clarisse :</p> + +<p>— Le temps est beau, la saison est en avance. +Si nous allions nous installer à la campagne ?</p> + +<p>D’un éclair, Clarisse, qui rapportait tout à sa +préoccupation, vit la conséquence : c’était renoncer +à tout espoir de rencontrer Laurent. Elle dit avec +une expression indifférente, mais le cœur bouleversé :</p> + +<p>— Déjà, crois-tu ?</p> + +<p>Hubert, qui avait été chapitré par M<sup>me</sup> Bourgueil, +inquiète de la mine de sa fille, insista :</p> + +<p>— Oui, la campagne te fera du bien.</p> + +<p>Il se leva, puis, se retournant, ajouta comme une +chose sans importance :</p> + +<p>— Nous oublions un peu le petit Fabre-Gilles. Je +vais l’inviter à passer quelques jours à la Cômerie.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XIV</h2> + + +<p>Clarisse se réinstalla à la Cômerie selon les rites +réguliers de son existence. Une fois de plus, elle fit +ouvrir la maison, frotter les parquets, pendre les +rideaux. Elle surveilla ces travaux domestiques avec +le même calme autoritaire que d’habitude.</p> + +<p>Pourtant, elle allait recevoir dans cette maison +rouverte un hôte qui ne ressemblait guère à ceux des +années précédentes. Mais après les regrets, les angoisses, +les jalousies qu’elle venait de traverser, la +campagne la fit verser dans une paix étrange et +comme stagnante. Elle avait souffert de l’absence de +celui auquel elle pensait toujours : sur le point de le +revoir, elle s’immobilisa dans cette attente et ne +souffrit plus. Elle se prépara à n’être pour le jeune +homme qu’une hôtesse attentive. Sûre de ne jamais +laisser voir ses sentiments, Clarisse savait bien +que rien ne se passerait entre eux de coupable ou +d’imprévu. Cette conviction l’enfonça de bonne foi +dans sa quiétude. Ce n’était pas que vertu apprise et +fierté naturelle, mais aussi naïveté, faiblesse d’imagination +et manque total d’expérience. Les femmes +auxquelles une aventure semble toujours possible +connaissent les risques qu’elles courent et savent se +défendre. Mais celles qui sont honnêtes ne se méfient +ni d’elles-mêmes ni des circonstances parce que la +certitude de leur honnêteté les tranquillise à l’excès.</p> + +<p>D’un autre côté, Clarisse était décidée à réparer +en quelque mesure le mal qu’elle avait laissé commettre. +Elle voulait atténuer les reproches que +lui avait faits sa conscience, et qui continuaient +à entretenir en elle un remords latent, une confusion +humiliée. Elle ne distinguait pas encore les moyens +qu’elle emploierait pour sermonner le jeune homme. +Mais son idée, arrêtée en principe, était de le purifier. +Ses souillures ne le rendaient pas moins intéressant. +Au contraire. Ce qu’il avait de mystérieux et de réprouvé +augmentait ses attraits. Il ne s’agissait plus +de le préserver, comme un innocent, mais de le faire +revenir sur ses fautes, de les lui faire avouer pour +mieux s’en repentir, et, en le ramenant au bien, de le +ramener à elle. Elle n’avait jamais haï, ni méprisé les +pécheurs que les hasards avaient mis en sa présence. +Elle les avait plaints. Ici encore, et même avec plus +de ferveur, elle s’apitoya.</p> + +<p>Les jours passèrent. Hubert quittait la maison le +matin de bonne heure pour aller prendre son train. +Il déjeunait à Genève. Puis il revenait le soir, juste +pour dîner. Clarisse écoulait ses heures dans la solitude. +Une femme romanesque les eût consacrées à la +rêverie. Elle, elle visitait la ferme, le hameau, donnait +des ordres au jardinier, dressait un inventaire +du linge de table… Cette année les roses étaient florissantes +et tapissaient la façade grise aux volets +bleus : Clarisse faisait de gros bouquets dont elle +remplissait la maison, mais elle ne songeait pas à les +respirer longuement. Les crépuscules descendaient +avec lenteur sur les grands prés qui s’étendaient devant +la terrasse, où les foins n’étaient pas fauchés +encore. Clarisse ne s’attardait pas à regarder l’ombre +venir, ni les grandes herbes onduler d’un seul mouvement, +à peine perceptible. Elle n’était pas habile à +enrichir son cœur de toutes les beautés du monde ; +sans se préoccuper des sollicitations du dehors, elle +attendait, elle attendait.</p> + +<p>Un soir, son mari fut en retard. Clarisse, au +salon, cousait une petite robe d’enfant pour une +amie qui allait être mère. Soudain elle entendit le +bruit de la voiture sur le gravier. « Voilà Hubert », se +dit-elle, et elle continua de coudre. Mais Hubert, au +lieu de venir de suite la rejoindre, comme d’habitude, +s’attarda au vestibule : une autre voix se +mêla à la sienne. « C’est lui ! » songea Clarisse. Elle se +leva toute droite, et la petite robe tomba à ses pieds. +Mais elle s’obligea à se rasseoir.</p> + +<p>Les voix se rapprochèrent, la porte s’ouvrit.</p> + +<p>— Passez donc.</p> + +<p>Laurent entra. Dès l’abord Clarisse fut frappée de +sa mine pâle. Elle comprit qu’il n’était plus le +même. Quand elle lui donna la main, elle crut s’adresser +à un étranger, ou plutôt à un frère aîné et inconnu +du Laurent de naguère.</p> + +<p>D’une voix plus ennuyée que jamais, Hubert expliqua +qu’il avait invité le jeune homme le matin même +et qu’il l’avait décidé à venir immédiatement. Inutile +d’attendre, n’est-ce pas ? Il venait d’ordonner +qu’on l’installe dans la chambre rouge.</p> + +<p>— Dans la chambre rouge…</p> + +<p>Et Clarisse se rappela que, lors de leur visite +en mars, c’était dans cette même pièce tendue +d’andrinople que Laurent et elle, penchés à la +fenêtre, avaient regardé s’épanouir le printemps…</p> + +<p>A cause de l’heure tardive, ils se mirent tout de +suite à table. Par les baies ouvertes venait un jour +verdâtre, filtré à travers les arbres voisins. Clarisse +fit allumer la suspension. Sous la lumière qui le colorait, +elle se réhabitua à Laurent, ce Laurent si +lointain dans ses souvenirs, et dont la présence +recommençait sur elle sa mystérieuse séduction. +Elle détournait les yeux vers son mari, vers les fenêtres +qui s’obscurcissaient, vers un tableau dans +son cadre doré, puis elle revenait au jeune homme, +irrésistiblement, pour l’observer, le dévisager, se +repaître de lui, et chaque fois qu’elle rencontrait +son regard, elle sentait un petit choc, une commotion +qui descendait par degrés dans son être et la +rendait heureuse.</p> + +<p>Le voilà donc, non plus vague sur un fonds de mémoire, +mais réel, avec son beau visage régulier, +allongé, son teint mat, ses gestes un peu convenus +de jeune homme bien élevé et qui s’applique. Il s’inclinait +volontiers en parlant, dans une intention de +déférence ; il écoutait avec grand soin, et scandait +les paroles de son interlocuteur de son petit rire +brusque. Au fait, et ses mains ? Clarisse se rappela +sa déception de ne pouvoir s’en souvenir ; elle se +donna le plaisir de considérer ses doigts, longs et +forts, aux ongles bombés. Il lui sembla qu’elle le possédait +mieux, désormais, puisqu’elle avait complété +son image. L’essentiel était de l’avoir retrouvé et +de le tenir près d’elle : elle remit à plus tard de l’exhorter.</p> + +<p>Après dîner, ils allèrent, selon l’usage, s’installer +sur la terrasse devant la maison, dans des fauteuils +de paille. Au delà du bassin dont le jet d’eau, en +retombant, faisait valoir le calme de la soirée, les +prés s’étendaient, dominés de loin en loin par les +chênes magnifiques. Dans la maison, la femme de +chambre faisait les couvertures, et on l’entendait, +par les fenêtres ouvertes, qui passait d’une pièce à +l’autre.</p> + +<p>Hubert avait apporté une boîte de cigares.</p> + +<p>— Fumez-vous ?</p> + +<p>Laurent dit qu’il ne fumait pas. Clarisse murmura +avec une indéfinissable ironie :</p> + +<p>— Comme vous êtes sage !</p> + +<p>Elle ne le distinguait plus guère, dans l’ombre +accrue, mais quel plaisir de l’interpeller ainsi directement, +de tout près. Qu’elle était contente !</p> + +<p>— Tiens, fit Hubert, une chauve-souris !</p> + +<p>Ils levèrent les yeux et ils virent, contre le ciel +demeuré clair, la silhouette instable et malheureuse +de la bête. Laurent s’écria :</p> + +<p>— Ah ! je n’aime pas ces animaux-là ! Croyez-vous +qu’elle vienne sur nous ?</p> + +<p>De nouveau, sans presque le vouloir, Clarisse lui +rétorqua en plaisantant :</p> + +<p>— Mais vous êtes peureux, monsieur Fabre-Gilles ! +Craindre une chauve-souris, à votre âge !</p> + +<p>Il ne répondit pas. Hubert ne dit rien non plus : +c’est qu’il tirait sur son cigare dont on voyait briller +le petit feu rouge. Clarisse se demanda pourquoi elle +avait employé ce ton de raillerie. L’ombre était +presque complète à présent, mais elle devina qu’elle +l’avait fâché. Il était près d’elle, et pourtant elle +venait de l’éloigner, de le repousser par l’accent +involontaire de ses paroles.</p> + +<p>Elle voulut lui parler de nouveau, plus gentiment. +Elle s’adressa d’abord à son mari :</p> + +<p>— Quand donc commencera-t-on à faire les foins ?</p> + +<p>— Demain.</p> + +<p>— Déjà ? C’est dommage ; je préfère quand les +prés sont hauts et remplis de fleurs…</p> + +<p>Elle se tourna dans l’obscurité vers Laurent, et dit :</p> + +<p>— Ne trouvez-vous pas ?</p> + +<p>Il prit un temps, comme pour marquer qu’il voulait +bien répondre mais sans se presser, et il raconta +que, lorsqu’il était enfant, il adorait les tas de foin +parce qu’il s’y roulait avec son frère et ses sœurs…</p> + +<p>Clarisse aima tout de suite ce souvenir et elle se +plut à le voir petit garçon, courant dans les prairies. +Mais, pour la troisième fois, sa voix se fit moqueuse, +presque dure :</p> + +<p>— Si cela vous amuse encore, vous pourrez ici +vous rouler sur les meules… comme un petit garçon !</p> + +<p>Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle l’entendit, +sur le gravier, qui reculait son fauteuil. Et elle se désola +d’exprimer si mal, par maladresse, par besoin +de le régenter toujours, ce qu’elle éprouvait véritablement +à son égard. Peut-être avait-elle obéi +à un mouvement spontané de défense, et sa taquinerie +n’était-elle qu’une mise en garde ? Certainement +elle l’avait froissé. S’il allait lui en vouloir ? Vexée, elle +demeura silencieuse. Elle n’avait aucun droit sur lui, +il n’avait aucun motif de lui pardonner : il leur +manquerait les éléments d’une réconciliation… Ah, +qu’ils étaient donc séparés !</p> + +<p>Hubert bâilla, repris par son sommeil habituel.</p> + +<p>— Vous savez que nous devons nous lever de +bonne heure, dit-il. A la campagne, on se couche tôt.</p> + +<p>— Mais je ne demande pas mieux que de rejoindre +mon lit, répliqua Laurent. Et puis j’ai ma valise à +défaire.</p> + +<p>Clarisse les précéda dans la maison.</p> + +<p>— Prenez-vous quelque chose le soir ? demanda-t-elle +d’une voix qu’elle s’efforça de rendre aimable.</p> + +<p>— Jamais, madame.</p> + +<p>Ils montèrent l’escalier en silence. En haut, au +moment de se séparer, Laurent porta la main de +Clarisse à ses lèvres. Geste banal, mais qu’elle ne +lui connaissait pas. Déjà, il gagnait sa chambre, +sans détourner le visage. Elle se dirigea vers la +sienne, suivie d’Hubert qui ne se donnait plus la +peine de dissimuler ses bâillements.</p> + +<p>Leur chambre était une vaste pièce, tendue d’une +cretonne bleue et blanche, meublée de fauteuils recouverts +de housses, et de poufs bas et capitonnés. +Une grosse commode de l’époque Louis-Philippe supportait +une pendule d’albâtre à cadran doré. Au-dessus +du lit, pendait un tableau à la façon de Léopold +Robert, qui représentait des paysans dans la +campagne romaine ; en face, il y avait des gravures +anglaises de chiens et de chevaux.</p> + +<p>Hubert ronflait déjà. Clarisse, en se déshabillant, +s’étonna que la soirée se fût si vite écoulée et d’une +façon si peu sensationnelle. Quoi, après tant de semaines +de séparation, ils se retrouvaient ensemble, +et ils n’échangeaient que des paroles banales !</p> + +<p>Le matin, d’habitude, elle ne sortait pas d’un +demi-sommeil quand s’en allait Hubert. Il l’embrassait +et elle retombait à sa somnolence. Mais +le lendemain elle s’éveilla en même temps que lui, +elle le regarda à son insu qui allait et venait dans la +chambre. Quand il s’approcha pour lui dire adieu, +elle ferma les paupières et ne bougea pas.</p> + +<p>Il partit, elle l’entendit qui descendait l’escalier. +Maintenant il déjeunait avec Laurent ; ensuite ils +prendraient la voiture pour aller à la station.</p> + +<p>Alors Clarisse se leva, mit ses mules, sa robe de +chambre, et ouvrit la porte : le corridor était vide. +Elle se hâta jusqu’à la bibliothèque, qui donnait sur la +cour, elle écarta un peu le rideau, le battant de la +fenêtre, et elle aperçut, à l’ombre des marronniers, la +voiture découverte, le cocher sur le siège, le cheval +qui avec sa queue chassait les mouches. L’air était +encore frais de la nuit.</p> + +<p>Hubert et Laurent sortirent de la maison. Clarisse +les vit de dos monter dans la victoria qui s’était +avancée devant le perron. Elle était contente d’apercevoir +le jeune homme dès le matin, dès le départ, +pour le protéger en quelque sorte et afin qu’il revînt +vers elle sans encombre… Le cocher rassembla ses +rênes, toucha le cheval : la voiture s’ébranla, tourna +à l’entrée de la cour où les roues, un instant, étincelèrent +au soleil, — puis tout disparut.</p> + +<p>Pendant la journée le souvenir de Laurent tint +compagnie à Clarisse. Elle était inquiète de l’avoir +froissé. S’il allait montrer au retour un visage plus +fermé encore que d’habitude !… Ensuite, elle songea +qu’elle oubliait toujours la différence d’âge qui les +séparait. Parce qu’elle pensait constamment à lui, +elle finissait par le concevoir comme son contemporain +et son égal. Mais lui n’avait aucune raison d’envisager +ainsi leurs relations. Au contraire. Elle l’intimidait +peut-être, et il la respectait assurément. Il la mettait +à côté de ses parents, de ses maîtres. Elle avait +dix ans de plus que lui, et dix ans, pour un tout jeune +homme, c’est incalculable ! Elle était à ses yeux +une grande personne — de même qu’il lui paraissait +un enfant.</p> + +<p>Cette situation ne contristait pas Clarisse ; elle y +voyait le motif principal de s’occuper de Laurent. +S’il avait eu le même âge qu’elle, jamais elle ne l’aurait +considéré avec cette tendre familiarité, avec cette +autorité affectueuse. Jamais elle n’aurait osé lui faire +la leçon. Or, elle y comptait. Il n’était pas un homme +qui agit en connaissance de cause, et avec lequel +il serait choquant de discuter certains sujets. Il +était un adolescent qui, mal surveillé, avait commis +quelques erreurs. Elle trouvait tout naturel de le +mettre en garde, et de lui montrer les imprudences de +sa conduite. Elle se jugeait plus expérimentée que lui et +apte à ce qu’elle appelait une « tâche de relèvement ».</p> + +<p>Sans doute n’aurait-elle pas grand’peine à ramener +Laurent à des sentiments meilleurs. Si vite +intimidé, il s’empresserait d’obéir. Et maintenant +qu’il était revenu près d’elle, Clarisse sentit s’apaiser +sa jalousie, qu’avaient stimulée l’absence et l’impossibilité +de rivaliser avec des inconnues. Elle pensa +qu’elle reprendrait bien des avantages au contraire, +puisqu’elle allait, en lui faisant de la morale, le connaître +davantage et l’influencer. Il serait touché de +sa sollicitude ; il comprendrait combien elle était +attentive et bienveillante. Peut-être sentirait-il, sans +en deviner le foyer, la chaleur de son sentiment… +Elle le verrait tous les jours, l’écouterait, lui parlerait, +le tiendrait dans son intimité comme un enfant qu’on +tient dans les plis de sa jupe. — Clarisse ne demandait +rien de plus.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XV</h2> + + +<p>Vers le soir, ils revinrent.</p> + +<p>Autour de la maison, les rosiers qui s’étaient appesantis +sous la chaleur monotone de l’après-midi, semblaient +se redresser, s’étirer dans l’air plus éventé. +Clarisse regarda le jardinier inonder les plates-bandes +et crut revivre à son tour, comme une rose rafraîchie, +dans la langueur murmurante et apaisée du jardin.</p> + +<p>Laurent parut sur la terrasse et s’avança vers elle. +Elle n’était plus gênée comme la veille. Peu spontanée, +défiante d’elle-même, il lui fallait toujours s’habituer +aux choses pour les goûter. Maintenant le +bonheur ne l’effrayait plus, et son plaisir se répandit +en elle sans contrainte. Quand elle vit le jeune homme +à ses côtés, là, vivant, avec son regard et son souffle, +elle oublia tout ce qui n’était pas lui. Il parla, sur le +ton de politesse un peu obséquieuse qu’il affectait, et +elle l’écouta. La tête baissée, elle respira sa présence. +Elle fût demeurée longtemps ainsi, sans rien demander +d’autre.</p> + +<p>De la salle à manger, Hubert les héla. Ils dînèrent +avec plus d’entrain, déjà apprivoisés les uns aux +autres. Clarisse, qui n’avait rien à raconter de sa +journée oisive, questionna les deux hommes. Hubert +se plaignit de la chaleur qui régnait dans les bureaux, +puis il commença une ou deux phrases qu’il n’acheva +pas, les yeux vagues, et comme inquiet de se compromettre. +Laurent avait déjeuné avec Desnouettes : +celui-ci annonçait sa prochaine visite à la Cômerie… +Tout de suite, Clarisse se demanda si Desnouettes +avait parlé d’elle. Mais comment savoir les détails +de cette conversation ? Elle envia les gens que rencontrait +Laurent, avec lesquels il bavardait à son aise.</p> + +<p>— Vous connaissez Desnouettes ? demanda Hubert.</p> + +<p>— Oui, nous sortons quelquefois ensemble…</p> + +<p>Clarisse dressa l’oreille. Si Desnouettes paraissait +bien informé sur le compte du jeune homme, était-ce +parce qu’il l’entraînait dans ses aventures ? Léger +comme toujours, avait-il contribué à le dévoyer ? +D’un ton presque agressif, elle dit :</p> + +<p>— Prenez garde, Desnouettes n’est pas bien +sérieux !</p> + +<p>— Oh ! madame, répliqua Laurent, ne soyez pas +sévère : il a tant d’admiration pour vous.</p> + +<p>Il s’arrêta, gêné, comme s’il en avait trop dit. Mais +elle abandonna du coup son ressentiment et trouva +Desnouettes charmant d’avoir fait son éloge au jeune +homme.</p> + +<p>Ils gagnèrent la terrasse. Sous le ciel pur et vaste +il faisait clair. C’était encore le jour, mais un jour +sans soleil et comme condamné. Déjà Hubert +s’installait, étendait ses jambes. Clarisse songea à la +mission qu’elle s’était assignée : il fallait l’entreprendre +le soir même, combiner un tête-à-tête pour +s’expliquer avec Laurent. Elle proposa de lui montrer +le jardin potager qui se trouvait de l’autre côté de la +route.</p> + +<p>— Ma foi, dit Hubert, je vous laisse aller.</p> + +<p>Clarisse et Laurent firent le tour de la maison, traversèrent +la cour aux marronniers. Assis sur un banc +devant la ferme, un valet et une servante se levèrent +pour leur souhaiter bonsoir.</p> + +<p>— Bonsoir, répondit Clarisse.</p> + +<p>Elle se pencha vers Laurent et murmura :</p> + +<p>— Ils sont fiancés.</p> + +<p>Ce n’était pas vrai : elle venait de l’inventer pour +le lui dire.</p> + +<p>La route passée, ils pénétrèrent dans le jardin +potager, très ancien et entouré de hauts murs comme +un jardin de couvent. Le long des allées qu’ils suivirent, +des poiriers étendaient leurs branches sur des +fils de fer. Un buis vénérable et touffu entourait les +légumes, mêlé par places de plants de verveine et +d’estragon. Comme la veille, une chauve-souris voleta +dans l’air, devant eux, mais ils firent semblant de ne +pas la voir. Ils marchèrent avec lenteur, sans parler, +et, dans le jour finissant, devinèrent à l’odeur les +bordures d’œillets blanc et les carrés de fraises.</p> + +<p>« Quand nous serons arrivés au puits, se dit Clarisse, +je parlerai… »</p> + +<p>Au moment d’entamer son sujet, elle éprouvait la +crainte sourde de commettre une maladresse. Mais +elle était certaine d’obéir à son devoir, aussi, à la +hauteur du puits, elle commença :</p> + +<p>— Vous savez, cher monsieur, j’ai des reproches +à vous faire.</p> + +<p>— Lesquels ?</p> + +<p>Comme il était difficile de s’exprimer ! Les phrases +qu’elle avait préparées l’abandonnèrent. Cette conversation +lui parut soudain d’une extrême inconvenance… +Il redemanda :</p> + +<p>— Quels reproches ?</p> + +<p>Elle recommença avec lenteur :</p> + +<p>— On m’a raconté sur vous des choses… qui +m’ont ennuyée ; des choses… que je n’ai cru qu’à +moitié… Néanmoins, je crois devoir…</p> + +<p>— Quoi donc ?</p> + +<p>— Qui sont ces deux Argentines avec qui vous +causiez l’autre jour, au tennis ?</p> + +<p>Elle comptait l’interloquer par une question +directe, et en prendre avantage pour poursuivre. +Mais il répondit avec son rire bref :</p> + +<p>— Ce sont des personnes de petite vertu !</p> + +<p>— Alors, c’est donc vrai ?</p> + +<p>Et elle répéta naïvement, mais sans le nommer, ce +que Desnouettes lui avait laissé entrevoir sur Laurent. +Celui-ci écouta, puis, avec le même ton persifleur :</p> + +<p>— On vous a bien renseignée. Tout cela est vrai.</p> + +<p>Clarisse eut les larmes aux yeux. Elle avait toujours +espéré que Desnouettes mentait, ou exagérait ; +elle avait même pensé que Laurent allait protester +contre ces accusations, et avec tant de sincérité +et de noblesse, qu’elle n’aurait plus qu’à lui demander +pardon, confuse et heureuse… Mais non : Laurent +proclamait en quelques mots qu’il n’était pas l’être +différent des autres qu’elle avait cru. Pourquoi était-ce +lui, précisément, et non pas n’importe quel jeune +homme auquel elle ne s’intéressait pas, Nicolas Bourgueil, +par exemple, son petit cousin. Mais voilà, c’était +de Laurent Fabre-Gilles qu’il s’agissait.</p> + +<p>Enhardi par l’espèce de trouble où il la voyait, +Laurent lui demanda :</p> + +<p>— Pourquoi me posez-vous ces questions, madame ?</p> + +<p>Elle reprit courage et, vite, elle lui expliqua que +sur la demande de ses parents, elle s’occupait de lui +plus qu’il ne le pensait. Elle ne voulait pas être indiscrète, +bien sûr, mais enfin il était très jeune encore +et elle souhaitait lui éviter certaines imprudences, +certaines fautes… Tout en proférant ce petit sermon +elle se sentit soutenue par sa conviction. Elle s’enthousiasma +pour mieux le convertir. La passion +qu’elle versait dans ses exhortations, et qui venait +d’une autre source, allait peut-être le toucher ! Jamais +elle n’avait davantage désiré qu’il fût vertueux.</p> + +<p>Il attendit qu’elle eût fini, il attendit qu’elle eût +recommencé à dire plusieurs fois les mêmes choses +sous d’autres formes. Puis, quand elle ne sut plus +qu’ajouter, il lui rétorqua :</p> + +<p>— Je vous remercie, madame, de votre sollicitude… +Mais vous vous mettez en peine pour peu +de chose…</p> + +<p>— J’emploie ici le langage qu’emploierait votre +père ou votre mère. S’ils étaient à ma place…</p> + +<p>Il l’interrompit, et avec une aisance qu’elle ne lui +connaissait pas :</p> + +<p>— Laissons ma mère. Ses idées sont pareilles aux +vôtres, et quoique je n’aie eu, de ma vie, une conversation +sérieuse avec elle, je crois que nous nous entendrions +fort peu… Quant à mon père, eh bien, +je suppose qu’il s’est conduit à mon âge comme je le +fais aujourd’hui.</p> + +<p>Sa timidité avait disparu : il parlait avec une netteté +agressive et semblait traiter d’un sujet qu’il +avait médité longtemps. Clarisse murmura avec douceur, +pour le calmer :</p> + +<p>— Ne vous emportez pas à dire, par besoin de +contradiction, des choses que vous ne pensez pas +réellement au fond de vous-même et qui vous expriment +si mal. Est-ce par modestie que vous redoutez +de paraître délicat et scrupuleux ?</p> + +<p>— Mais tout le monde…</p> + +<p>— Il ne faut pas que vous soyez comme tout le +monde.</p> + +<p>Elle souhaitait d’autant plus le convaincre qu’en +se dérobant il discréditait l’idéal moral auquel elle +était fidèle, et ébranlait ainsi sa propre fidélité.</p> + +<p>— Croyez bien, reprit-elle — car tout en le blâmant +elle voulait encore le louer — que je vous +excuse sur quelques points. Vous êtes jeune, plein +d’ardeur et vous plaisez. Mais ne serait-il pas beau +de résister à ces entraînements, d’attendre celle qui +serait votre égale, je veux dire la jeune fille que +vous épouserez ?</p> + +<p>Cette jeune fille hypothétique, Clarisse, qui ne la +craignait pas, la para de qualités nombreuses. Mais +Laurent ne fit que ricaner. La veille, Clarisse l’avait +agacé en se moquant de lui, maintenant la situation +était renversée ; il plaisanta et elle finit par se froisser +de cette raillerie.</p> + +<p>— Pourquoi rire ? dit-elle. Êtes-vous donc si fier +de vous ?</p> + +<p>— Comment ne le serais-je pas, à voir qu’on +étudie avec un tel zèle ma vie privée ?</p> + +<p>— Mais enfin, c’est mon devoir de vous avertir, +de vous réprimander même.</p> + +<p>— Merci bien, fit-il sur un ton presque malhonnête, +je n’ai besoin de personne pour me conduire.</p> + +<p>Et s’adressant à lui-même, le regard en avant, il +ajouta :</p> + +<p>— Je suis un homme.</p> + +<p>Le ton aurait dû la fâcher : elle n’y fit presque pas +attention. Ce qu’elle retint ce fut son dernier mot. +Un homme ! Mais non, il n’était qu’un enfant. Elle +ne voulut pas renoncer au préjugé qui l’autorisait à +s’occuper de lui.</p> + +<p>— Comprenez-moi, dit-elle. Je veux votre bien…</p> + +<p>Il ne répondit pas. Alors, d’une voix tendre, avec +la hardiesse des êtres purs, elle insista :</p> + +<p>— J’espère que vous ne doutez pas de l’intérêt +que je vous porte.</p> + +<p>Il ne répondit pas davantage.</p> + +<p>Cette nuit-là, Clarisse fut longue à s’endormir. +Pour la première fois, un doute était entré dans sa +conscience, et elle n’était plus tout à fait sûre d’avoir +raison. Certes, elle continuait à condamner le libertinage, +mais elle se demandait s’il ne fallait pas +faire une exception pour Laurent. Elle se rendait +compte que sa sévérité risquait de le perdre en l’irritant. +Or ce qui l’avait surtout attristée, ce n’était pas +tant que Laurent fût un débauché mais qu’il lui +échappât. Elle frémit en se rappelant avec quel +mépris il avait fait allusion aux idées de sa mère : +mieux valait, peut-être, ne pas se solidariser avec +elle, si l’on ne voulait pas encourir ce mépris-là.</p> + +<p>Ces réflexions l’effrayèrent. Voilà donc à quelles +compromissions elle parvenait ! Elle s’interrogea avec +inquiétude. Pourquoi ses pensées, ses jugements, prenaient-ils +un autre cours, l’entraînant vers d’autres +horizons ? Elle espérait purifier Laurent et cette +intention si louable finissait par la corrompre elle-même. +Qu’arrivait-il ?</p> + +<p>Si sa démarche auprès de Laurent avait réussi, s’il +s’était reconnu coupable et s’il avait déclaré se repentir — comme +dans une morale en action — elle +n’aurait pas mis en doute la sincérité des mobiles +qu’elle invoquait. Mais elle les suspecta précisément +parce qu’elle avait échoué. Le succès aveugle sur soi-même, +l’insuccès renseigne. Elle s’aperçut pourquoi +Laurent était sorti vainqueur de cette première conversation. +Elle sentit qu’il fallait immédiatement +réparer cet échec, ne pas permettre au jeune homme +d’en prendre avantage.</p> + +<p>Aussi finit-elle, durant ces heures d’insomnie, par +renoncer à le catéchiser, du moins provisoirement. +Dans l’intérêt même du jeune homme, elle conclut +qu’elle ne devait pas se montrer intransigeante, mais +chercher à sympathiser avec lui et l’attirer ensuite, +petit à petit, vers un ordre de sentiments qu’il semblait +détester. Elle vit qu’il était absurde d’espérer +un brusque repentir. Même il fallait éviter avec grand +soin de provoquer chez lui une révolte catégorique. +Du moment qu’il se refusait à partager ses idées, il +était plus habile d’avoir l’air — jusqu’à un certain +point, naturellement — de partager les siennes : +l’essentiel étant d’avoir des idées en commun. Dès +qu’elle eut fait quelques pas dans cette voie, son allure +s’accéléra. Tant qu’elle avait espéré ramener Laurent, +elle n’avait pas demandé mieux que de blâmer sa +conduite, afin de rendre plus sensible, plus éclatant +son retour. Puisqu’il se dérobait au remords, mieux +valait s’abstenir par politique de le juger. Elle ne +chercha plus qu’à le connaître. Sa curiosité, que ne +gênaient plus des considérations de principe, se +donna carrière.</p> + +<p>Une heure sonna à la pendule d’albâtre. Clarisse ne +dormait toujours pas. Par les fenêtres ouvertes, mais +dont les volets étaient clos, elle entendit les roulades +d’un rossignol. C’était une suite de petites cascades, +de trilles, de notes longuement tenues, de pluies de +perles, — musique argentine que Clarisse trouva d’une +insipide médiocrité. Elle n’avait aucun romantisme +dans l’esprit. Elle ignorait beaucoup de choses de la +vie, mais elle ne cherchait pas à remplacer ses ignorances +par des subterfuges. Le rossignol l’agaça par +ce qu’il déversait dans la nuit de fausse poésie et de +prétentieuse banalité. Ce qu’elle éprouvait n’était ni +« poétique », ni banal : c’étaient des émotions puissantes +et amères qui montaient en elle comme une marée. +Un être humain l’intéressait donc si prodigieusement ! +Elle avait donc besoin pour vivre heureuse, +non seulement de le tenir à ses côtés, mais de connaître +l’intérieur de son âme ! Or, ses tentatives +pour le pénétrer échouaient toujours. Il ne se doutait +pas de son désir singulier, peut-être absurde, et il ne +laissait qu’entrevoir par échappées son esprit et son +existence véritables. Sous le toit de la Cômerie, il +apparaissait plus étranger que jamais. Sa chambre +se trouvait au bout du corridor, il dormait à quelques +pas de Clarisse ; il était si près — mais sa pensée +si loin.</p> + +<hr> + + +<p>Clarisse s’arrêta à l’ombre des marronniers pour +dire bonjour à M<sup>me</sup> Lecerf, la fermière, dont les deux +petites filles se dissimulaient derrière elle.</p> + +<p>— Bonjour, Rosa, bonjour, Caroline, fit Clarisse.</p> + +<p>Rosa et Caroline étouffaient de timidité. Leur +mère voulut les tirer de ses jupes pour les présenter +poliment. Chaque fois, c’était le même drame : +les petites n’osaient jamais. Mais leur mère tenait +à ce qu’elles s’exécutassent et faisait contribuer +ainsi tous ses interlocuteurs à l’éducation de ses +filles.</p> + +<p>— Laissez donc, intervint Clarisse, cela me suffit.</p> + +<p>— Non, madame, répondit la fermière irritée, cela +ne suffit pas.</p> + +<p>Elle empoigna les petites qui se débattaient en se +couvrant la figure de leurs mains sales, leur infligea +une semonce criarde, les poussa devant elle :</p> + +<p>— Maintenant, dites bonjour convenablement et +enlevez vos mains.</p> + +<p>On vit apparaître deux figures craintives, dont les +bouches tordues se préparaient au sanglot. Elles +essayèrent d’obéir, mais quand elles eurent levé les +yeux vers Clarisse, elles s’échappèrent en poussant +des cris aigus. Leur mère les rattrapa bien vite, les +ramena et, les serrant par les bras :</p> + +<p>— Caroline, dis bonjour.</p> + +<p>Caroline, horriblement pincée, balbutia :</p> + +<p>— Bonjour, madame.</p> + +<p>— Et toi, Rosa !</p> + +<p>Rosa pleurait de souffrance, de peur et de honte. +Reniflant et bavant elle murmura bonjour. Alors +satisfaite, leur mère les gifla toutes deux, et elles +s’en allèrent, en larmes, appuyées l’une sur l’autre.</p> + +<p>Clarisse ne put s’empêcher de dire à M<sup>me</sup> Lecerf +qu’elle la trouvait bien sévère.</p> + +<p>— Ah ! vous croyez, madame ? répondit la fermière. +Eh bien ! j’en ai élevé quatre avant ces deux-là, +quatre qui ont bien tourné, je vous le promets. +Pourquoi ? parce que je les ai menés raide. Les garçons +et les filles, allez, c’est plein de mauvais instincts. +Ils ne seront braves que si vous êtes exigeante… +L’indulgence les pousse au mal.</p> + +<p>Et elle se redressa, acariâtre et sûre d’elle-même.</p> + +<p>Clarisse s’en alla au potager. Oui, pour les enfants +Lecerf, le système était bon peut-être. Mais il +existait des natures plus fines qui voulaient moins +de rigueur. C’était plus adroit de paraître consentir +sur certains points, afin de se concilier la confiance, +d’accorder par moments et puis de réclamer plus +tard. Certes, il ne fallait pas généraliser, et l’intransigeance +demeurait le plus souvent nécessaire. En +principe, M<sup>me</sup> Lecerf avait raison, de même que le +pasteur Lachault avait raison en principe. Mais il y +avait des cas particuliers. Laurent Fabre-Gilles était +un cas particulier.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XVI</h2> + + +<p>Le soir, Hubert arriva tout seul au salon où attendait +Clarisse.</p> + +<p>— Mettons-nous à table, j’ai grand’faim.</p> + +<p>— Et notre hôte ?</p> + +<p>— Il m’a chargé de l’excuser auprès de toi. Des +amis de passage à Genève l’ont invité à dîner. Il rentrera +par le train de onze heures.</p> + +<p>— Ah ?… Quels amis ?</p> + +<p>— Je ne sais pas.</p> + +<p>— Mais comment s’appellent-ils ?</p> + +<p>— Ma foi, je n’ai pas pensé à lui demander.</p> + +<p>Clarisse pendant le dîner fut muette et laissa son +mari à ses monologues interrompus de silences. +Au dessert, elle s’éveilla pour questionner :</p> + +<p>— Où allait-il dîner ?</p> + +<p>— Qui ça ?</p> + +<p>— Laurent Fabre-Gilles.</p> + +<p>— Je ne sais pas.</p> + +<p>Elle se tut de nouveau. Hubert la regarda avec +étonnement :</p> + +<p>— Qu’est-ce que tu as ?</p> + +<p>— Rien.</p> + +<p>Elle se demanda s’il ne serait pas bon de mettre +Hubert au courant. En somme, il avait le droit +d’apprendre ce qu’elle savait sur leur hôte. Il pourrait +peut-être intervenir de façon plus efficace. Un homme +connaît certaines choses, peut entrer dans certains +détails…</p> + +<p>Ils avaient passé sur la terrasse. Hubert, qui regardait +les roses grimpantes sur la maison, s’écria +que le petit Fabre-Gilles aurait pu se dispenser d’accepter +cette invitation.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Dame, il est ici depuis deux jours et déjà il nous +fait faux bond. Oh ! il n’est pas très poli.</p> + +<p>— Tu es injuste, répliqua vivement Clarisse, c’est +un garçon bien élevé.</p> + +<p>Et elle entama son éloge. Du moment qu’on l’attaquait, +d’instinct elle se précipitait pour le défendre. +Hubert prit un ton morose :</p> + +<p>— Avec toi, il est aimable, c’est vrai… Mais +c’est au bureau qu’il ne me plaît guère.</p> + +<p>— Ah ?</p> + +<p>— Depuis quelques semaines il se néglige. Il répond +mal aux observations qu’on lui fait. Il vient en +retard. Je ne sais pas où il passe ses soirées, mais le +fait est qu’il arrive tout endormi le matin.</p> + +<p>— Ah ?</p> + +<p>— Je devrais peut-être tâcher de savoir à quoi il +s’occupe durant ses heures de liberté.</p> + +<p>Alors Clarisse, renonçant à trahir Laurent, s’efforça +de protéger ses secrets :</p> + +<p>— Tu t’exagères, dit-elle, quelques retards et +quelques inattentions !</p> + +<p>— Mais non, je t’assure. C’est comme son dîner de +ce soir…</p> + +<p>— Eh bien ?</p> + +<p>— De quels amis s’agit-il ? Dieu sait ! Il m’en a +probablement conté.</p> + +<p>— Ah !</p> + +<p>— Et tu as raison, j’aurais dû lui demander des +détails. D’ailleurs, ce n’est pas l’essentiel. J’exige que +chez moi on travaille.</p> + +<p>— Peut-être, fit Clarisse, la banque l’ennuie-t-elle !</p> + +<p>— L’ennuyer, comme tu dis ça ! Est-ce qu’elle +m’ennuie, moi ?</p> + +<p>— Il y a des caractères qui ne peuvent pas s’y +habituer.</p> + +<p>— Quel caractère a-t-il, M. Fabre-Gilles ? Je n’en +sais rien. Il est d’un renfermé. T’en doutes-tu ?</p> + +<p>Il s’arrêta, regarda les prés où les faucheurs tout +le jour avaient couché les foins. L’espace en semblait +élargi. Il respira l’odeur forte de l’herbe qui séchait.</p> + +<p>— Ah ! fit-il, les foins sont beaux à la Cômerie !</p> + +<p>Il s’enorgueillissait de sa possession. Clarisse s’étant +rapprochée, il passa son bras sous le sien.</p> + +<p>— Regarde…</p> + +<p>Dans le ciel encore clair, la lune avait paru. Un +grand calme pacifiait les champs, au soir d’une journée +de travail et de chaleur. La terre se reposait de +la moisson. Les chênes, dont la longue file faisait +penser à des silhouettes d’immenses bergers, frissonnaient +une dernière fois avant de s’endormir. Clarisse +s’appuya contre son mari : oui, ces champs, ces arbres, +cette vieille et chère maison étaient à eux ; c’étaient +leur bien, qu’ils tenaient de leurs pères, et qui les +unissait l’un à l’autre… Et puis soudain elle se redressa : +là-bas, au ras du ciel nocturne et maintenant +assombri, montait un vague reflet doré, le reflet de la +ville. Son désir anxieux interrogea l’horizon. Tandis +qu’elle était ici, dans la paix et dans l’ombre, Laurent +là-bas, aux lumières… Que faisait-il ? Avec qui était-il ? +Et son cœur, qui ne pouvait répondre, souffrit de +regret, d’envie et d’ignorance.</p> + +<p>Quand Hubert monta se coucher, Clarisse prétexta +qu’elle voulait terminer des comptes. Elle resta dans +le salon, les fenêtres ouvertes, à vérifier des additions +en se trompant chaque fois.</p> + +<p>Onze heures sonnèrent. L’air porta sur la campagne +le sifflet affaibli d’un train. Il fallait vingt +minutes à pied de la station. Elle pensa que si Laurent +la trouvait sur ses cahiers de comptes, il la jugerait +bien bourgeoise, surtout après la soirée qu’il +venait de passer. Elle ferma son bureau. Quelle attitude +adopter ? Elle prit un livre qui traînait sur la +table. Mais il devinerait alors qu’elle l’avait attendu. +Alors elle s’approcha du plateau que le domestique +préparait tous les soirs et elle se versa du sirop : c’est +cela, elle dirait qu’elle était redescendue pour boire…</p> + +<p>Onze heures vingt, onze heures et demie. Il n’arrivait +pas. Clarisse comprit qu’il était resté en ville et +que ce dîner n’était qu’un prétexte. L’hypothèse qui +l’avait tourmentée toute la soirée se précisa, s’imposa : +il passait la nuit là-bas tandis qu’elle l’attendait +ici. Et quelle nuit ! Elle se sentit malade de +tristesse.</p> + +<p>Tout à coup elle poussa un léger cri : dans le cadre +de la fenêtre ouverte, une tête venait de surgir. Puis +elle reconnut Laurent.</p> + +<p>— Ah ! dit-elle brusquement réjouie, vous m’avez +fait peur !</p> + +<p>Il s’excusa : ayant vu le rez-de-chaussée éclairé, il +s’était dirigé vers la lumière.</p> + +<p>— Entrez donc, reprit Clarisse, vous prendrez +quelque chose.</p> + +<p>Il fit le tour par le vestibule et entra dans le salon. +Comme il était venu par la route, ses pieds étaient +blancs de poussière. Il avait chaud. « On marche vite +la nuit, dit-il. Je suis en nage. » Il s’essuya le front. +A cause de la lampe après l’obscurité, il battait des +paupières.</p> + +<p>— Asseyez-vous, vous devez être fatigué. Et voici +du sirop.</p> + +<p>Elle l’installa, lui apporta son verre. Elle était contente +de le servir. Elle aurait voulu sécher la sueur de +son visage, effacer la poussière de ses souliers. Et +puis, elle pensa expliquer sa présence au salon, +à cette heure tardive, et elle dit ce qu’elle avait +préparé. Il parut ne pas l’entendre et trouver tout +naturel qu’elle fût là. Qu’importait à Clarisse ! Il +était revenu, voilà l’essentiel. Il n’était pas resté +à Genève, il n’avait pas menti.</p> + +<p>— Eh bien, demanda-t-elle, c’était amusant ce +dîner ?</p> + +<p>— Oui…</p> + +<p>— Vous étiez avec des amis ?</p> + +<p>— Oui.</p> + +<p>— Des amis de passage. Des Français ?</p> + +<p>— Oui… Non…</p> + +<p>Il reposa son verre, prit un air dur, baissa les yeux. +Elle vit qu’elle l’importunait, qu’elle ferait mieux de +le laisser tranquille. Mais elle ne put s’empêcher de +continuer, tant elle avait besoin d’être renseignée.</p> + +<p>— Où était-ce ?</p> + +<p>— Quoi ?</p> + +<p>— Votre dîner.</p> + +<p>— A Bellerive.</p> + +<p>— C’est charmant de dîner au bord du lac. On +respire mieux après la journée passée en ville… Il y +avait du monde dans le restaurant ?</p> + +<p>— Je n’ai pas remarqué.</p> + +<p>Son ton à chaque réponse devenait plus irrité. +Clarisse de nouveau discerna chez lui un entêtement +sournois, de la dissimulation toujours mais plus +agressive, et quelque chose dans le ton de sardonique +et de désenchanté. Elle lui posa encore quelques +questions, et sous chacune de ses phrases brèves, +elle découvrit, comme s’il le lui avait dit en face, que +ce dîner « d’amis » était un prétexte. Cette évidence +la meurtrissait, mais au lieu de s’en détourner, elle +revenait dessus pour souffrir davantage.</p> + +<p>Il se leva, désireux de rompre l’entretien. Clarisse +contempla ce beau visage fermé sur son secret et que +sa mauvaise humeur lui rendit plus séduisant que +jamais. Elle songea que, ce soir même d’autres +femmes l’avaient vu empressé, amoureux peut-être, +et alors, maladroite et sans fierté, elle reprit en essayant +de sourire :</p> + +<p>— Brune, blonde ? Jolie ? Toute jeune ?</p> + +<p>Il parut choqué d’une indiscrétion si gênante. Il +faillit répondre trop vite, puis se domina, et d’un ton +sec :</p> + +<p>— Vous voulez me faire encore de la morale ?</p> + +<p>— Pourquoi pas ?</p> + +<p>— Il est bien tard…</p> + +<p>Clarisse sentit qu’il était plus fort qu’elle. Il conservait +son sang-froid tandis qu’elle accumulait +les fautes. Pour protéger sa retraite, elle murmura :</p> + +<p>— Vous êtes injuste… Vous n’avez pas confiance +en une amie…</p> + +<p>— Si ces petites histoires vous intéressent, je vous +les raconterai quand vous voudrez.</p> + +<p>Elle sentit le dédain, fit un geste pour indiquer que +tout cela lui était égal, et, voulant reprendre son +autorité en terminant elle-même l’entretien, elle tendit +la main à Laurent.</p> + +<p>— Bonsoir.</p> + +<p>Il prit sa main et se pencha. Mais comme il était +penché, Clarisse revit sur son cou le signe brun qu’elle +avait découvert un jour par hasard ; et parce qu’elle +vit ce signe, le baiser sur les doigts lui parut audacieux, +presque impudique, et elle retira sa main de ses +lèvres… Laurent se redressa, quitta cérémonieusement +le salon sans ajouter un mot. Quand il fut parti, +elle s’approcha de la fenêtre, tourmentée, frottant +ses doigts baisés comme pour effacer une trace. Dehors, +sous la lune paisible, les prés s’étendaient mollement ; +des oiseaux se réveillaient dans les feuillages +pour écouter le rossignol éperdu de tous les +soirs. L’air était imprégné de l’odeur sèche et brûlée +du foin… Clarisse se laissa tomber sur une chaise. +Elle avait le sentiment d’être coupable sans bien +savoir quel était son péché.</p> + +<hr> + + +<p>Clarisse le reconnut avec franchise : chaque fois +qu’elle s’approchait de Laurent pour le conquérir, — par +ses remontrances ou par sa sollicitude, — chaque +fois il lui échappait, avec une souplesse qu’elle n’était +pas capable de réduire. Et, par ses manières presque +insolentes, il l’empêchait de se duper elle-même. +L’insensibilité de Laurent, son cynisme la démasquaient +et l’obligeaient à battre en retraite de +position en position successives. Elle ne pouvait plus +entretenir des illusions sur elle, pas plus que sur lui. +Quand elle lui demandait l’emploi d’une soirée, son +émotion lui faisait bien comprendre qu’elle n’obéissait +pas à des motifs désintéressés.</p> + +<p>Elle se retrouva donc au point où elle était avant +de venir à la Cômerie : jalouse et sans espoir. Mais +naguère, elle souffrait en silence et loin de Laurent. +Maintenant il était sous son toit, sa présence quotidienne +ravivait constamment sa susceptibilité. Sans +doute d’ici quelques jours, il s’en irait, et elle en +aurait quelque répit… Cependant cette pensée la +bouleversait. Ah ! qu’il ne s’en aille pas, qu’il demeure ! +Même si chacun de ses regards était dédaigneux +et chacune de ses paroles cruelle, elle préférait +qu’il fût là. Malgré ses tentatives infructueuses +pour le joindre et le dominer, elle ne voulait pas que +tout fût fini entre eux. Et elle chercha déjà par quels +moyens le retenir, quand il annoncerait son départ.</p> + +<p>L’idée ne lui vint pas qu’elle était imprudente. +Elle s’attrista de voir Laurent occupé d’autres femmes, +mais elle n’imagina pas qu’il pût s’occuper +d’elle. Elle ne pensa pas non plus qu’il pût remarquer +son trouble et tirer une conclusion de son insistance. +Elle se rassurait toujours en se disant : « Il +n’a pour moi que de l’indifférence. » Mais elle eût été +heureuse de le sentir doux, gentil, affectueux, sans +rien réclamer d’autre. Ce qu’elle voulait surtout c’est +qu’il n’aimât personne.</p> + +<p>Qui aimait-il ? Cette demande sans cesse lui serrait +le cœur. Et elle y joignait celle-ci : Qui était-il ? +Elle avait beau l’interroger, elle ne le pénétrait pas. +Naguère, il se taisait, maintenant il se mettait à +railler. Mais il demeurait toujours distant et mystérieux. +Elle lui en voulait de parer ses questions +sans jamais laisser passer un aveu. Par ses interrogatoires +gauches, ou, loin de lui, par ses calculs naïfs, +elle s’épuisait à chercher le chemin de son âme.</p> + +<p>Méditant encore sur ses incertitudes, elle se dirigea +vers la lingerie pour donner des ordres, et passa +devant la chambre vide du jeune homme. La porte +était entre-bâillée : Clarisse s’arrêta. Un profond +silence d’après-midi d’été régnait dans la maison. +Rien ne l’empêcherait de franchir ce seuil. Peut-être +apprendrait-elle ainsi quelque chose sur cet énigmatique +Laurent… Mais elle se gourmanda d’une +telle indiscrétion ! « Cependant, pensa-t-elle, un +simple regard n’est pas coupable. » Et le besoin de savoir, +sur le point d’être satisfait, l’emporta. Elle entra.</p> + +<p>La chambre était parfaitement en ordre. A droite, +le lit, un lit en acajou, avec des cuivres. A gauche, +une armoire cirée, le lavabo entre les deux fenêtres, +puis, près de la cheminée, un petit bureau. Au milieu +de la pièce, sur la table, des journaux et un livre. +C’était là qu’il dormait, qu’il s’habillait. Cette chambre +où avaient déjà passé tant d’amis, de parents, +était la sienne pour quelques jours. A l’odeur habituelle +dégagée par l’andrinople rouge des murs s’ajoutait +un parfum de lavande et aussi de cigarette : voilà +qui venait de lui.</p> + +<p>Pour justifier son intrusion Clarisse s’approcha de +la table de toilette, et vérifia s’il avait du savon, +des serviettes. Elle regarda ses flacons, ses éponges, +ses brosses : c’était des objets familiers, dont il se servait +tous les jours. Devant l’armoire, elle hésita parce +qu’elle savait que la porte grinçait. Elle ouvrit : +en bas, des chaussures, puis des vêtements pendus +et, sur le rayon supérieur, du linge. Elle jouissait, +pour la première fois de sa vie, de commettre une +mauvaise action : elle conquérait l’intimité — toute +matérielle, il est vrai — de celui qui se dérobait. +Pendu aux patères, elle reconnut le vêtement gris +qu’il portait l’avant-veille ; elle le frôla de la main et +crut le toucher lui-même…</p> + +<p>Les sourcils froncés, certaine qu’elle avait tort, +mais anxieuse de le joindre encore mieux, elle poursuivit +ses recherches. Elle vint au bureau. C’était +un petit secrétaire Louis XVI, à marqueterie, et +dont la planchette abaissée laissait voir les tiroirs +intérieurs. « Non, pensa Clarisse, je ne puis pas regarder +là. » Mais elle n’avait encore rien appris +d’utile : le secret de Laurent flottait autour d’elle +comme l’odeur de cigarette et de lavande. « Je +vais voir s’il a suffisamment de papier à lettre… +Et dans ce buvard ? » Elle ouvrit le buvard. Elle +trouva une carte postale préparée : <i>Monsieur Marey +photographe, Aix-les-Bains, Haute Savoie. Monsieur, +je vous prie de m’envoyer au plus tôt les photographies +que je vous ai fait faire l’autre jour.</i> « Tiens, il a été +à Aix ? » Et elle fut choquée de ne pas l’avoir su… +Elle tourna une page du buvard et vit une lettre +commencée pour son frère : <i>Mon cher Daniel, je +t’écris de la campagne pour te remercier des conseils +que tu m’as donnés. Je ferai comme tu me le dis +si l’occasion s’en présente…</i> La lettre restait en suspens. +Quels étaient ces conseils ? De quelle occasion +s’agissait-il ? Elle feuilleta les dernières pages du +buvard : il n’y avait rien.</p> + +<p>Sur la table, elle aperçut un livre : <i>Mademoiselle +Fifi</i>. Clarisse n’avait rien lu de Maupassant. La page +où Laurent s’était arrêté était marquée d’une enveloppe +à son adresse. Elle la prit : l’écriture était +certainement féminine, — de grands jambages sur un +papier mauve. Et voilà tout. L’enquête était terminée.</p> + +<p>Alors, Clarisse se reprocha vivement son indiscrétion. +Pourquoi était-elle entrée, pourquoi avait-elle +fouillé ? D’ailleurs, pour quelques jours à la +Cômerie, Laurent, bien sûr, n’aurait rien apporté +avec lui de révélateur, un journal, ou des papiers +intimes. Rien dans cette chambre ne pouvait la renseigner. +Rien… mais elle n’avait plus la même +assurance qu’en y pénétrant. Venue pour espionner, +elle se sentait guettée à son tour. Tous ces objets +inertes, et qui appartenaient au jeune homme, la dénonceraient +peut-être à son retour. Ou plutôt, ils restituaient +si bien sa présence, qu’il était là, lui-même, à +la regarder poursuivre son enquête. Cette odeur de +lavande et de cigarettes, ces vêtements, cette lettre +commencée, ce livre — et Laurent paraissait au +milieu, moqueur et dissimulant toujours son arrière-pensée.</p> + +<p>Clarisse n’osait plus s’en aller : l’hôte absent de +cette chambre la tenait en son pouvoir. Elle se disait +coupable envers lui, mais elle était coupable plus +profondément envers elle-même. Durant le dernier +quart d’heure elle venait de renoncer à une partie de +sa force qui était d’être intacte et insoupçonnable. Elle +s’était désarmée en franchissant ce seuil, elle s’était +préparée à des faiblesses futures. Et puisqu’elle se +laissait maîtriser pareillement par le souvenir du +jeune homme, puisque ces témoins insensibles qui +gardaient l’empreinte et l’odeur de Laurent suffisaient +à influencer presque physiquement Clarisse, +que serait-ce quand il reviendrait lui-même ? La +chambre rouge l’avait prise comme dans un piège.</p> + +<p>Enfin elle s’arracha à cette hantise, elle quitta la +pièce, mais elle baissait la tête en se sauvant.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XVII</h2> + + +<p>Le soir, quand elle revit Laurent, Clarisse éprouva +quelque gêne. Pour la dissimuler, elle se dépensa en +frais d’amabilité. Mais, appréhendant de soutenir +du même train la conversation sur la terrasse, elle +proposa aux deux hommes de faire quelques pas +de promenade.</p> + +<p>Par un sentier qui serpentait à travers les prés ras, +ils gagnèrent un petit chemin creux, abrité sous sa +double haie. Ils marchèrent à la file indienne, à cause +des ornières, et ne disant rien. Clarisse, qui était en +tête, se retourna à deux ou trois reprises, et chaque +fois elle rencontra le regard de Laurent posé sur elle, +avec insistance. « Qu’a-t-il donc ?… Sait-il que j’ai +été dans sa chambre ? » L’idée que désormais il +pouvait lui faire un juste reproche, qu’il avait le +droit de dédaigner ses conseils et ses réprimandes — cette +idée la troubla profondément. Il s’agissait +maintenant de compenser son indiscrétion, d’obtenir +l’indulgence du jeune homme en lui faisant +plaisir.</p> + +<p>— Avez-vous de bonnes nouvelles de Nîmes ? +demanda-t-elle d’un air enjoué.</p> + +<p>Le chemin devint plus large : il la rejoignit et dit :</p> + +<p>— Ils m’écrivent toujours pour se plaindre qu’ils +ne savent rien de moi.</p> + +<p>— Eh bien ! il faudra ce soir même leur envoyer +une belle lettre.</p> + +<p>Puis, s’étant aperçue que Hubert, arrêté à quelques +pas, ne pouvait les entendre, elle ajouta :</p> + +<p>— Excusez-moi, j’oubliais que vous n’aimez pas +qu’on vous fasse la leçon…</p> + +<p>Elle sourit un peu, guettant son visage. Il se mit +à sourire aussi et elle se rasséréna. Elle dit encore, +pour qu’il comprît bien qu’elle était son alliée :</p> + +<p>— Si vous voulez, je vous aiderai…</p> + +<p>Il rit tout à fait, comme un gamin ravi d’une +bonne farce, et s’écria :</p> + +<p>— Vous devez si bien savoir ce qui est convenable +de dire à sa famille. Je vous avoue que je +déteste écrire ! Tenez, j’ai une lettre commencée +pour mon frère, dans ma chambre, et…</p> + +<p>Avait-il constaté qu’on avait ouvert son buvard ? +Vite elle détourna la conversation :</p> + +<p>— Votre frère est à Paris, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui. Je serais curieux de vous voir en face +l’un de l’autre. Vous ne vous ressemblez guère.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Vous le jugeriez sans doute dangereux et coupable. +Si vous saviez tout ce qu’il m’écrit. Ah ! il +me donne d’autres conseils que vous.</p> + +<p>— Que voulez-vous dire ?</p> + +<p>— Il est l’Esprit tentateur, pour prendre les expressions +de mon père dans nos cultes de famille, un +envoyé du Prince des ténèbres ! Tandis que vous, +vous voudriez sauver la brebis égarée…</p> + +<p>— Oui, fit Clarisse en regardant en face le jeune +homme.</p> + +<p>Par extraordinaire, il soutint son regard, mais ils +furent tout de suite dérangés, car Hubert, les +appela :</p> + +<p>— Rentrons par les charmilles, voulez-vous ?</p> + +<p>Il les attendit, mais les précéda pour le retour. +Ils allaient l’un derrière l’autre dans le sentier +quand Laurent s’arrêta au bord de la haie.</p> + +<p>— Comment s’appelle donc cette fleur ?</p> + +<p>Clarisse se retourna et lui dit que c’était une sauge. +Il la cueillit et ils la regardèrent en silence. Puis ils +reprirent leur marche. Laurent jeta la fleur au bord +du chemin, et, dans ce geste, sa main heurta celle +de Clarisse.</p> + +<p>— Pardon, murmura-t-il.</p> + +<p>Clarisse pressa le pas pour donner de la place à son +voisin. Cependant, il s’arrangea pour ne pas perdre +sa distance, et leurs mains, une fois encore, se frôlèrent. +Clarisse se demanda s’il faisait exprès, et pourquoi ? +Et puis elle se dit qu’elle se méprenait, mais +l’idée de cet attouchement l’inquiéta, et elle demeura +les yeux à terre.</p> + +<p>Ils parvinrent à une petite porte du parc que Hubert +ouvrit avec effort. Ensuite ils suivirent tous les +trois, silencieux comme des gens qui n’ont rien à se +dire, une allée qui, revenant vers la maison, passait +sous une longue et antique charmille. Clarisse +se demanda de nouveau s’il y avait eu chez le jeune +homme la volonté de lui prendre la main, par on ne +sait quelle familiarité déplacée, quelle folie absurde, +ou bien au contraire si ce n’était qu’un hasard. En +se rapprochant de la charmille, elle pensa qu’ils +seraient plongés dans une demi-obscurité, et que +peut-être Laurent réitérerait son geste.</p> + +<p>Ils pénétrèrent sous la voûte de feuillage et se +trouvèrent en effet dissimulés par l’ombre. Toutefois +Laurent ne fit aucun mouvement vers sa voisine. +Clarisse se crut soulagée. Comment d’ailleurs aurait-il +osé un acte aussi inconsidéré que de porter la main +sur elle ! Déjà ils apercevaient l’issue de la charmille. +Ils allaient quitter l’obscurité du sous-bois, +échapper à l’équivoque. Encore quelques pas… Et +Clarisse se dit qu’à ses côtés, tout près, marchait et +respirait l’être qui était unique à ses yeux, mais +qu’au bout de cette allée, elle le perdrait. Alors ce +fut elle qui avança la main pour saisir celle de Laurent. +Et il répondit tout de suite à cette étreinte muette : +ses doigts s’agrippèrent aux siens comme pour +la faire prisonnière. Clarisse pensa défaillir : un +brusque contact venait de s’établir entre le sentiment +qu’elle étouffait au dedans d’elle-même, sous les +scrupules et les prétextes — et l’être qu’elle avait +cru indifférent. Le sang tourbillonna dans son corps, +lui brûla les oreilles : ses genoux s’amollirent. Elle +venait de livrer son secret, mais aussi d’apprendre +dans le même éblouissement que son interlocuteur +n’y était pas insensible. Mieux que des mots, cette +prise physique la renseigna d’un seul coup et sur +elle et sur lui. Plus besoin de mensonges entre +eux : ils savaient. Clarisse éprouva l’impression, après +une interminable montée, de descendre une pente +à toute vitesse, de s’enfoncer délicieusement vers +l’espace ouvert. Ses scrupules n’avaient pas disparu — mais +elle les sacrifiait, avec une sorte d’amère +ivresse, un plaisir de destruction, de souillure, une +jouissance toute nouvelle, violente aussi, de risque et +de brutalité.</p> + +<p>Ils abandonnèrent leur étreinte en arrivant au +bout de la charmille et continuèrent vers la maison. +Clarisse était anxieuse de retrouver, au jour et sur le +visage du jeune homme, la confirmation de leur entente. +Cependant elle n’osait pas détacher son regard +du sol. Laurent parla, pour dire n’importe quoi, à propos +du temps qui était si beau, et elle crut avec emportement +à ce qu’il disait, comme à une chose noble +et vraie. Lorsqu’enfin, au moment de s’asseoir dans +un fauteuil de paille sur la terrasse, elle dut lever +les yeux, elle s’émerveilla de le revoir pareil à ce +qu’il était avant cette promenade, — avec sa jeune +figure d’Arabe, sa bouche étroite, ses yeux marrons +dont le regard appuyé la bouleversa, — pareil, +mais tout était changé.</p> + +<p>Et dans ce tumulte d’émotion, elle reconnut tout +de suite l’enthousiasme de l’âme souterraine qu’elle +avait voulu mater et qui venait de resurgir. Elle se +rappela avec quelle surprise inquiète elle avait découvert, +au fond d’elle-même, ce désir longtemps +endormi mais qui voulait vivre : il s’était manifesté +la première fois pour arrêter Clarisse sur le chemin +d’un renoncement, d’une abdication préalable, et +voici qu’aujourd’hui il l’avait poussée vers le jeune +homme. C’était lui qui avait dirigé son bras, malgré +elle. La première fois, Clarisse avait constaté avec +mélancolie ses ressources ignorées, puisqu’elle comptait +les contraindre. Aujourd’hui, son âme réelle +triomphait de son âme fabriquée. Elle avait espéré la +maintenir inconnue, mais il avait suffi que Laurent +lui fît signe pour qu’elle répondît à son appel, et se +délivrât de ses chaînes. Trop longtemps son cœur +s’était consumé sans éclat, maintenant il s’épanouissait +en flammes.</p> + +<p>Clarisse éprouva une sorte d’ivresse devant tant +d’abondance. Elle ne dit rien, elle laissa les deux +hommes parler à ses côtés, elle ne les écouta pas. Son +bouillonnement intérieur l’intéressait plus que tout. +Lorsqu’il fallut rentrer, elle se leva, monta l’escalier, +la tête droite. Sur le palier elle se retourna, et elle +revit Laurent. Tout son bonheur dépendait désormais +de lui, et elle commença de trembler. Elle n’était +plus autoritaire, ni sûre d’elle-même, ni raisonnable, +mais puérile comme une esclave, et heureuse de sa +servitude. Laurent s’approcha d’elle, lui baisa la +main avec cérémonie comme tous les soirs — la main +qui était leur complice — et elle contempla sa tête +respectueusement penchée. Puis, après avoir salué +Hubert, il s’en alla. Mais Clarisse ne s’attrista +pas, cette fois, de le voir partir. Elle se disait avec +fierté qu’un lien les unissait désormais qui le ramènerait +toujours vers elle.</p> + +<p>Ce fut en rentrant dans sa chambre qu’elle changea +d’humeur. Le lit était préparé pour Hubert et pour +elle ; ses pantoufles l’attendaient comme d’habitude, +ainsi que, dans leur cadre doré, les <i>Paysans de +la campagne romaine</i>, et la pendule d’albâtre, les poufs +capitonnés. Elle fut saisie de voir combien les pensées +qui l’agitaient depuis une heure contredisaient +ses pensées ordinaires. Son existence d’habitudes, +de préjugés, de devoirs attachés les uns aux autres, +retomberait toujours sur cette âme qui ne s’exaltait +que par accès, et la paralyserait. Elle sentit d’une +façon aiguë, à la manière de certaines douleurs +intenses qui ne durent que quelques secondes, combien +tout la séparait de Laurent. Mais les émotions +de cette soirée l’avaient si bien rompue qu’elle s’endormit +à peine couchée. Et, dans son sommeil, son +visage raisonnable et doux exprimait une poignante +espérance.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain après-midi, vers six heures déjà, +Laurent arriva à la Cômerie. Clarisse l’aperçut tout +à coup. Elle ne fut pas étonnée de le voir surgir, car +sa pensée ne l’avait pas quittée. Elle ne se repentait +pas de son geste irréfléchi. Elle se disait qu’il inaugurait +pour eux des relations de tendre amitié, et elle se +réjouissait de reprendre leurs conversations mais sur +un ton maintenant sentimental. Les confidences +qu’elle avait naguère si maladroitement sollicitées, +Laurent n’hésiterait plus à les lui faire. Elle pourrait +sans scrupule s’occuper de lui, non plus par devoir, +mais par amitié. Ainsi elle le protégerait contre les +embûches du mal, mieux qu’au moyen de gronderies +et de reproches. Sa vertu était désormais +affectueuse. Elle crut habile de s’être placée sur +un terrain où Laurent se trouvait à l’aise, mais +ce n’était pas l’habileté qui l’y avait conduite.</p> + +<p>Laurent voulut expliquer pourquoi il rentrait :</p> + +<p>— Il y avait peu de travail aujourd’hui. Alors j’ai +pu prendre un train plus tôt.</p> + +<p>Clarisse répondit :</p> + +<p>— Voilà une bonne idée. On a été gentil de vous +laisser partir.</p> + +<p>— Non, non. J’ai filé sans prévenir personne.</p> + +<p>Il affecta un air de collégien pris en faute, comme +s’il devinait que c’était le meilleur moyen de rassurer +Clarisse. Elle dit avec enjouement :</p> + +<p>— Vous faites donc l’école buissonnière. Mais +puisque c’est pour revenir ici, je vous excuse.</p> + +<p>Il se mit à sourire d’une manière plus franche, heureux +d’être encouragé. Elle reprit :</p> + +<p>— Je suis certaine que vous vous faites une idée +fausse de moi. Vous vous imaginez que je suis grondeuse, +mécontente. Ne le croyez pas.</p> + +<p>Elle ajouta rapidement :</p> + +<p>— J’ai toujours ressenti pour vous beaucoup d’indulgence.</p> + +<p>A vrai dire, Laurent ne comprenait guère Clarisse. +Dans sa conduite il constatait quelque chose +d’indéfinissable, un mélange de chaud et de froid, +de trop et de trop peu, de la hauteur, un ton peu +aimable, et aussi une bienveillance bizarre. Il n’avait +rencontré jusque-là que des femmes beaucoup +plus simples. M<sup>me</sup> Damien lui en imposait, et il se +sentait à la fois attiré par elle et repoussé. Il lui en +voulait sérieusement de ses réprimandes, de ses +questions indiscrètes, tout en devinant qu’elles +avaient peut-être une double signification. Depuis la +veille, aux incertitudes de son esprit s’était substituée +une idée nette. Seulement il hésitait devant +l’exécution, parce qu’il était encore très jeune et que +l’hypothèse qu’il avait formée lui paraissait extraordinaire, +presque insensée.</p> + +<p>Avec des mots délicats, sur un ton doux, Clarisse +s’efforça de faire sentir à Laurent qu’elle n’avait agi +jusqu’alors que dans son intérêt. Il lui parut de nouveau +très innocent, très peu dangereux. Ses réponses +étaient modestes, sa faconde des jours précédents +avait disparu. En apparence leur dialogue maladroit, +où le désir réciproque hésitait, était naïf et pur.</p> + +<p>Mais sous ces phrases, Laurent crut reconnaître +une obscure sollicitation. Il décida de pousser de +l’avant, selon la ruse préparée, et il dit brusquement +qu’il avait pensé à elle durant la nuit entière, et qu’il +avait très peur qu’elle ne le comprît pas…</p> + +<p>— Comment, ne pas vous comprendre ?</p> + +<p>— Ne pas comprendre ce que vous êtes pour moi, +combien je vous admire, je vous…</p> + +<p>— Taisez-vous, fit-elle.</p> + +<p>Mais il insista, à la fois volontaire et emprunté, faux +et convaincu :</p> + +<p>— Vous m’avez désespéré en ne m’accordant aucune +attention. Je sais, vous me trouvez trop jeune +pour avoir la moindre importance. Mais si vous pouviez +regarder dans mon cœur ! Je ne pense qu’à vous : +au bureau on me reproche d’être distrait, c’est votre +faute. Je vous imagine ici tandis que je suis là-bas. +Je ne vous vois qu’à peine. Ah ! je suis bien malheureux…</p> + +<p>Il cherchait à se conduire selon ce qu’il avait +calculé, et ses paroles, trop brèves, sentaient l’anxiété +de commettre une maladresse. Il faisait un peu la +figure d’un élève devant son examinateur, mais +Clarisse, qui n’avait jamais vu personne à ses pieds, +le trouvait charmant jusque dans ses hésitations.</p> + +<p>— Vous avez chaud, dit-elle avec tendresse. Asseyons-nous.</p> + +<p>Ils s’assirent sur le banc à l’abri du noyer, et sans +qu’il se rapprochât beaucoup d’elle. Mais au bout +d’une minute, il poursuivit :</p> + +<p>— Il y a si longtemps, madame, que je voulais +vous dire ce que je sens pour vous.</p> + +<p>— Si longtemps ?</p> + +<p>— Mais oui. Quand je suis arrivé à Genève, j’étais +ignorant de toutes choses. Je ne savais rien des +femmes, mais elles m’inspiraient une profonde curiosité. +C’est alors que vous m’avez accueilli : j’ai immédiatement +éprouvé pour vous une admiration fervente.</p> + +<p>— Allons donc !… murmura Clarisse en faisant +semblant de ne pas le croire pour l’obliger à entrer +dans des détails.</p> + +<p>— Je vous le jure. J’étais très seul. Je songeais à +vous continuellement.</p> + +<p>Il s’arrêta, il ne savait pas de quelle façon développer +ce thème. Mais elle ne voulait pas qu’il s’interrompît +et elle lui demanda :</p> + +<p>— Alors, pourquoi ne veniez-vous jamais me voir ?</p> + +<p>Il parut interloqué. Elle continua :</p> + +<p>— Je m’occupais de vous puisque vos parents le +désiraient. Mais toujours vous affectiez une mine +sauvage. A toutes mes invites vous vous dérobiez.</p> + +<p>Ayant trouvé que répondre, il dit :</p> + +<p>— Votre bienveillance me paraissait cruelle parce +que j’étais sûr que vous ne m’accorderiez rien de +plus. Qu’y avait-il de commun entre M<sup>me</sup> Hubert +Damien et ce petit étranger inconnu ? Vous vous +occupiez de moi, oui, comme on fait une aumône. +Je connaissais votre réputation de dignité, de hauteur, — je +vous avais entendu nommer par M. Desnouettes +la « puritaine ».</p> + +<p>Les paroles de Laurent étaient injustes, mais +Clarisse était satisfaite de lui avoir si bien dissimulé +son secret. Il continua :</p> + +<p>— Et puis, je ne vous ai plus vue pendant des +semaines. Quand je vous ai rencontrée, vous avez +fait semblant de ne plus me connaître. M. Damien +m’invite ici, et, dès mon arrivée, vous me faites des +reproches, vous vous moquez de moi…</p> + +<p>Clarisse n’aima guère ce rappel, mais elle fut +entièrement reconquise quand il ajouta, avec une +naïve rouerie :</p> + +<p>— Si j’ai cherché à me distraire, c’était pour +vous oublier.</p> + +<p>Elle ferma les yeux, un sentiment de joie lui remplit +l’âme. Il vit qu’il avait touché juste et il poursuivit +son avantage :</p> + +<p>— Oui, me distraire… Mais les autres femmes +ne vous valent pas. Il n’y a que vous. Vous rappelez-vous +l’après-midi que nous avons passé ici, +ensemble, au printemps ?</p> + +<p>— Que voulez-vous dire ?</p> + +<p>— Ces instants dans cette maison vide, seul avec +vous, votre intimité, votre confiance m’ont monté la +tête. Vous ne vous en êtes pas doutée. Cette journée +a été pour vous pareille à toutes les autres. Pour moi, +elle fut le commencement d’une vie nouvelle… +Vous étiez inaccessible, j’ai tenté ailleurs…</p> + +<p>— Et puis ?</p> + +<p>— Et puis, continua-t-il en improvisant désormais +sans la moindre gêne, si j’arrivais à vous oublier, ce +n’était que momentanément. J’ai fait des expériences +mélancoliques. Votre image revenait me visiter +à la minute où j’espérais être le plus heureux. +Les folies que je disais à des femmes, c’était à vous +que je les adressais. Oui, j’ai connu la pire débauche +à cause de vous.</p> + +<p>— Laurent, Laurent, pourquoi avez-vous fait cela ?</p> + +<p>— Sauvez-moi donc. Sans vous je retomberai plus +bas encore. Je me perdrai…</p> + +<p>Il ajouta, ému sur lui-même par son propre subterfuge :</p> + +<p>— Vous m’avez fait beaucoup de mal, faites-moi +un peu de bien… Vous êtes responsable…</p> + +<p>Il s’arrêta, craignant d’avoir peut-être laissé voir +qu’il mentait. La jeune femme détourna la tête. +Il attendit, et se reprocha d’avoir compromis en +voulant aller trop vite une tentative qui allait réussir. +Mais ses paroles, au contraire, rejoignaient chez +Clarisse des sentiments traditionnels et intimes. +Elles associaient dans son cœur, avec une habileté +extrême quoique involontaire, son désir amoureux +et ses scrupules moraux. Elle se vit coupable non +d’aimer, mais de n’avoir pas assez aimé. Encore une +fois, elle se reprocha d’avoir préservé sa propre vertu +en écartant le jeune homme, et non la sienne. Il +disait juste, c’était sa faute à elle. Puisqu’elle lui +avait fait du tort, elle lui devait une compensation. +Il avait besoin d’une influence féminine : la lui refuser +serait renouveler sa première erreur… On pouvait +presque tout obtenir d’elle en invoquant sa responsabilité. +Laurent Fabre-Gilles, qui l’avait deviné, +venait de se montrer un profond séducteur.</p> + +<p>Ainsi donc, tout en l’écoutant, Clarisse se justifia +de l’écouter. Ses raisonnements rapides, ses réactions +de conscience accompagnèrent des résolutions plus +obscures qui étaient la collaboration de son tempérament. +Côte à côte, se soutenant les unes les autres +quoique nées de sources différentes, ses réflexions et +ses aspirations charnelles l’entraînèrent vers le même +but. En même temps qu’elle se découvrait des obligations +envers ce jeune homme, elle le trouvait de +plus en plus séduisant.</p> + +<p>La cloche du dîner sonna tout à coup et ils sursautèrent :</p> + +<p>— Et mon mari ? fit Clarisse. Pourquoi n’est-il pas là ?</p> + +<p>— M. Damien, murmura Laurent, sera peut-être +en retard…</p> + +<p>Ils se levèrent et gagnèrent la maison. Une femme +de chambre parut sur la terrasse et prévint Clarisse +qu’on l’appelait au téléphone.</p> + +<p>— Qu’est-ce qui me demande ?</p> + +<p>— C’est monsieur.</p> + +<p>Clarisse pénétra dans le vestibule et, devant l’appareil, +ne put s’empêcher de rougir : Hubert était là, +invisible. Jusque-là elle avait éliminé de son esprit +la pensée de son mari. Pourquoi intervenait-il ?</p> + +<p>— Eh bien, c’est moi, fit-elle.</p> + +<p>La voix d’Hubert lui parvint très distincte. Elle +disait sur son ton bougon :</p> + +<p>— Ma chérie, j’ai quelque chose d’ennuyeux à te +communiquer…</p> + +<p>Clarisse pensa instantanément que, puisque Laurent +était avec elle, rien ne pouvait l’ennuyer.</p> + +<p>— Quoi donc ?</p> + +<p>— Je suis obligé de partir cette nuit pour Zurich. +Réunion d’affaires. Je ne rentrerai donc pas à la +Cômerie. C’est assommant. Je ne vais pas fermer +l’œil en wagon.</p> + +<p>— Pourquoi ne pas partir demain ?</p> + +<p>— Impossible. Le rendez-vous est de bonne heure… +Je suis sûr de ma migraine… Enfin, adieu, à demain. +J’arriverai pour dîner comme d’habitude.</p> + +<p>— Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenue plus +tôt que tu ne venais pas dîner ce soir ?</p> + +<p>— Comment ? J’avais chargé Fabre-Gilles de +t’annoncer que je partirais peut-être.</p> + +<p>— Ah ? Je l’ai vu à peine.</p> + +<p>Ce ne fut lorsqu’elle eut raccroché le récepteur +que Clarisse comprit toute la portée de ce qu’elle +venait d’entendre. Son cœur se mit à battre, d’un +mouvement rapide et douloureux qui ne devait pas +s’interrompre durant toute la soirée.</p> + +<p>— Pourquoi, demanda-t-elle à Laurent qui l’attendait +dans la salle à manger, ne m’avez-vous pas +dit que M. Damien ne rentrerait pas ?</p> + +<p>Il balbutia. Elle insista :</p> + +<p>— Saviez-vous qu’il devait partir pour Zurich ?</p> + +<p>Elle le dévisagea : il était revenu plus tôt, il l’avait +pressée, avec l’espoir que le soir même ils allaient se +trouver tête à tête. Elle s’irrita qu’il laissât voir +de tels motifs. Elle lui dit presque durement, mais +possédée d’une angoisse qui lui montait à la tête, +comme une ivresse :</p> + +<p>— Pourquoi ne pas l’avouer ?</p> + +<p>Il eut un petit rire satisfait, son rire brusque comme +un sanglot. Ensuite, à cause du domestique qui les +servait, ils n’échangèrent plus que des paroles ordinaires. +Puis ils allèrent sur la terrasse, et continuèrent +quelque temps dans le même ton, n’osant plus, ni l’un +ni l’autre, revenir à leur intimité d’avant dîner.</p> + +<p>— Savez-vous, dit Laurent, à votre place je ferais +couper ce grand sapin triste qui est au milieu de la +pelouse. Il porte tort à vos chênes.</p> + +<p>— Couper ce sapin ? Mais je l’ai toujours vu là…</p> + +<p>— Ce n’est pas une raison… Dans ce pays on +met partout des conifères. Ils jurent avec le paysage +et le rendent ennuyeux.</p> + +<p>— Ce sapin est très beau. D’ailleurs, c’est un +mélèze, un mélèze argenté.</p> + +<p>Leurs voix, sous la banalité des mots, avaient un +accent hostile. Laurent se dépita. L’essentiel restait +à faire, et l’essentiel lui parut compromis. Alors, +par amour-propre, il voulut brusquer les choses. +Il se rapprocha de Clarisse et lui saisit la main. Elle +se dégagea.</p> + +<p>— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il, les sourcils +froncés.</p> + +<p>Pourquoi lui refuser la main qu’elle lui avait donnée +la veille ? Mais c’était par une soudaine sauvagerie. +Autant, avant dîner, elle s’était montrée +affectueuse, familière, confiante, autant, maintenant, +elle était inquiète. Sa fièvre grandissante +lui embrouillait les idées et lui montrait des dangers +partout. Et la pire menace n’était-elle pas en elle-même, +dans cette stupeur qui l’envahissait, désarmait +sa volonté, la livrait comme une victime ? +Jamais elle ne s’était sentie plus incertaine et plus +exposée.</p> + +<p>C’est que naguère elle ne se doutait pas des pensées +secrètes que Laurent cachait sous son silence. La +veille, s’il y avait répondu, il n’avait rien ajouté à son +étreinte taciturne. Tout à l’heure, elle l’avait écouté +avec complaisance parce que le danger n’était qu’en +conversation, et qu’elle se savait assez forte pour se +défendre. Maintenant, les circonstances s’arrangeaient +à la pousser vers le jeune homme : Hubert l’abandonnait +pour une nuit, et Laurent voulait la prendre +dans ses bras. L’aventure n’avait été jusque-là que +sentimentale, hypothétique ; elle devenait réelle. +Quelque chose de matériel allait peut-être se passer, +à la suite de toutes ces paroles. Bouleversée par la +peur, mais une peur intense devant ce terme inéluctable, +Clarisse se leva, partit le long de l’allée. +Elle marcha à grands pas, comme poursuivie. Et +Laurent la poursuivit en effet, et elle pensa à un criminel +attaché à sa victime. Oui, c’était bien d’un +crime qu’il s’agissait !</p> + +<p>Elle se dit avec horreur qu’elle était sur le bord de +deux mondes et que si elle quittait celui-ci, elle +ne serait plus jamais une femme honnête, qu’elle +ne retrouverait plus jamais cette intégrité morale +qui faisait l’essentiel de sa valeur humaine. En +s’abandonnant, elle perdrait tout droit à être indépendante. +Son complice aurait entre les mains, +afin d’en disposer à sa guise, son orgueil et sa paix. +Alors, pour retarder l’événement, pour l’éviter à la +dernière minute, elle fuyait, l’esprit épouvanté. Mais +elle se sentit rejointe. Ce fut ce pas obstiné et cruel du +jeune homme qui lui retira sa dernière force d’âme. +Pourtant, Laurent était interloqué, prêt à renoncer +à une entreprise qu’il jugeait maintenant impossible.</p> + +<p>Clarisse s’arrêta et se retourna si net qu’il vint +buter contre elle. Joignant les mains, elle s’écria :</p> + +<p>— Je vous en conjure, laissez-moi, laissez-moi…</p> + +<p>Il était tout près d’elle, il ne savait que répondre. +Le mot le plus banal, mais qu’il n’avait pas encore +prononcé, lui monta aux lèvres :</p> + +<p>— Je vous aime.</p> + +<p>On l’avait déjà dit à Clarisse ce mot, mais sans +grande chaleur, et pour exprimer une chose légitime, +qui allait de soi, mot naturel à certaines heures +prévues, sorte de terme rituel. Cette fois-ci, il s’éleva +brutal et délectable. Il fut la clef d’un monde de +convoitises, le seuil même de la tentation. Parole +défendue, brûlante, il exerça sur Clarisse un empire +passionné. Laurent, qui s’aperçut de sa défaillance, +répéta :</p> + +<p>— Je vous aime, je vous aime.</p> + +<p>Elle gémit comme si elle recevait autant de coups +de poignard. Alors il se décida à élargir la blessure.</p> + +<p>— Et vous, dit-il, vous m’aimez.</p> + +<p>La tête lui tourna. Péniblement, elle s’obligea à +répondre, dans une intention de noble franchise, +et l’espoir peut-être de trouver son salut :</p> + +<p>— Oui, je vous aime… Mais à cause de cet amour, +respectez-moi.</p> + +<p>Elle voyait très près d’elle ses yeux marrons, son +charmant visage allongé, sa bouche étroite un peu +entr’ouverte, et elle sentait grandir un besoin torturant +d’embrasser ces yeux et cette bouche, — si bien +que c’était à elle-même surtout qu’elle adressait ses +supplications :</p> + +<p>— Allez-vous en, allez-vous-en… je vous en supplie. +N’attendez rien de moi !</p> + +<p>Il la crut, il pensa qu’il avait l’air bête, et ce lui +fut désagréable. Mais comme Clarisse, au comble +de l’émotion, fléchissait, il voulut l’empêcher de tomber, +il tendit les bras et elle s’abattit sur lui, incapable +de résister davantage. Le visage de Laurent rapproché +du sien, elle baisa sa joue tiède, sa bouche, +et elle murmura, en accordant à ces mots de moins +en moins de sens :</p> + +<p>— Jamais je ne serai à vous.</p> + +<p>Réconforté dans son amour-propre, et certain à +présent de ce qu’il fallait faire, Laurent l’attira sur +un banc, la tint contre lui, et lui donna des baisers +plus nombreux que les siens. Elle était dolente et +comme ahurie. Elle avait l’impression d’une chute, +dont elle se relèverait courbaturée. Mais, si lasse de +s’être débattue, elle consentait à tout. Depuis des +mois, c’était vers cette minute qu’elle tendait ; c’était +à cause de cette minute qu’elle avait souffert et pleuré. +Et déjà cette minute suprême de l’acceptation s’était +écoulée. Tout était accompli pour son cœur comme +tout allait s’accomplir pour son corps. Désormais +c’était fini des duperies, des manœuvres, des fausses +innocences et des mensonges. Maintenant régnait la +vérité simple et cynique. Elle n’avait plus qu’à obéir +à cet amour devenu si puissant en demeurant ignoré.</p> + +<p>Rouvrant les yeux, elle vit le jeune Arabe ; elle +sentit sa bouche se coller délicieusement à ses lèvres ; +puis elle appuya sa tête contre son épaule avec des +soupirs qui ressemblaient à des soupirs de mélancolie ; +elle se serra contre lui pour s’abriter, pour se +reposer enfin… Et lui, flatté, la regardait s’émouvoir +et se promettait du plaisir.</p> + +<p>La nuit était venue, ils se levèrent. Clarisse murmura, +tant son esprit était perdu :</p> + +<p>— Où sommes-nous ?</p> + +<p>Puis reprenant un peu conscience, et fascinée par +la volupté prochaine :</p> + +<p>— Laurent, qu’allez-vous penser de moi ?</p> + +<p>Il ne répondit pas, l’entraîna vers la maison. Alors +tout en marchant, elle lui demanda à voix basse :</p> + +<p>— Êtes-vous content ?</p> + +<p>Il lui dit que oui. Elle aurait voulu lui expliquer +ce qu’elle ressentait d’infini. Mais comment s’exprimer ? +Sûre de n’y pas parvenir, elle se consacra à +l’émotion grave, qui descendait jusqu’au fond de sa +chair, d’être la femme qui va donner par amour, +sans rémission, son corps et son âme. Elle renonça à +elle-même pour satisfaire Laurent. Il lui aurait +demandé sa vie qu’elle l’aurait offerte tout de suite +et dans le même silence.</p> + +<p>Quand la soirée fut assez avancée et que le calme +régna dans la maison, ils remontèrent au premier +étage. Clarisse, de nouveau, franchit le seuil de la +chambre rouge. Elle revit la table avec le Maupassant, +le secrétaire où elle avait fouillé, et le lit — mais +préparé cette fois. Elle respira l’odeur légère de +tabac et de lavande. Chambre où elle était venue par +curiosité, par désir, par pressentiment ! Alors elle prit +dans ses bras Laurent encore surpris de sa bonne +fortune, et elle murmura :</p> + +<p>— Mon petit…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XVIII</h2> + + +<p>Le lendemain matin, il fallut bien, pour sauver les +apparences, que Laurent allât au bureau : ses collègues +se seraient étonnés de son absence. Clarisse, qui +était rentrée dans sa chambre vers la fin de la nuit, +s’éveilla pour le voir partir. Comme au premier matin +de son séjour, elle courut à la bibliothèque, le guetter +par la fenêtre entre-bâillée. Elle regretta de ne pas +l’avoir prévenu : elle aurait tant voulu revoir son +visage. Mais la voiture partit sans qu’il se fût retourné.</p> + +<p>Elle revint se coucher et somnola, abandonnée à +un engourdissement de bonheur. Grâce à Laurent +elle avait éprouvé un transport dont elle ne se croyait +pas capable. Jamais elle n’avait connu un tel ravissement +de l’être total. L’amour l’avait menée au désir, — un +désir naïf, nouveau, auquel le jeune homme +avait si bien répondu qu’elle éprouvait pour lui une +immense gratitude.</p> + +<p>La journée entière elle demeura dans cet état, très +inédit pour elle, de sensualité satisfaite. Étendue en +plein air, immobile, elle se sentit en accord avec la +nature qui respirait au soleil, et visitée par tous les +souffles, tous les rayons du jardin. Elle n’était plus +renfermée, secrète, maîtresse d’elle-même, mais épanouie, +prête à vibrer et à comprendre, gorgée comme +les roses de la terrasse, ouvertes et chaudes de parfum +et de lumière. Elle ne se raidissait plus dans une +attitude d’action et de conquête : elle gisait sans mouvement +et conquise. Le voluptueux bien-être de son +corps ralentit ses pensées. Son esprit ne s’occupa que +de deux choses : le souvenir de la nuit précédente, et +l’espoir que revînt bientôt celui qui l’avait ainsi +terrassée.</p> + +<p>Dans les lettres du courrier d’onze heures, il s’en +trouva une de sa tante, M<sup>me</sup> Henri Bourgueil. Clarisse +y jeta un coup d’œil indifférent. M<sup>me</sup> Bourgueil +voulait envoyer son fils Nicolas passer l’été à Penzance, +en Cornouailles. On lui avait indiqué le nom +d’un professeur, là-bas, qui prenait des pensionnaires. +Elle pensait que sa nièce pourrait la renseigner +à ce sujet. « Pourquoi ? » murmura Clarisse. Alors +elle se remémora vaguement qu’elle était la personne +raisonnable à laquelle on s’adressait toujours.</p> + +<p>Puis, elle se remit à penser à Laurent. Si longtemps +il lui avait paru un étranger ! Si longtemps elle +avait constaté entre elle et lui une zone de froideur +et de silence ! Alors elle avait essayé de le +joindre par ses conseils, affectueux ou sévères, par +ses exhortations, mais il s’était toujours échappé. +Elle sourit de cette curiosité opiniâtre qui, dès le +début de leurs relations, et sans qu’elle pût deviner +où elle la mènerait, l’avait attachée au jeune +homme. Mais un être n’appartient jamais complètement +à un autre être, sinon par l’amour. Il avait +fallu, de toute nécessité, qu’elle se donnât pour le +posséder. Elle se rappela un mot de la Bible qui l’avait +intriguée comme jeune fille, et dont elle comprenait +le symbolisme maintenant qu’elle « connaissait » +Laurent au sens de l’Écriture.</p> + +<p>Cependant si leurs relations étaient devenues très +étroites, leur intimité n’était encore que physique. +Ils avaient accordé leurs corps, mais non leurs pensées. +Ce qui tentait Clarisse, à présent qu’elle avait +tous les droits d’enquête et d’interrogatoire, c’était +de pénétrer son âme, d’atteindre à son mystère +le plus secret. Elle était insatiable de Laurent +tout entier. Elle aurait voulu l’accompagner à toutes +les minutes de son existence ; elle souhaita ne rien +ignorer de ses occupations, des gens qu’il rencontrait, +des choses qu’il lisait. Près de lui, elle se dit certaine +d’être heureuse. De son regard, de sa voix, de ses +caresses, naissait pour elle une joie grave et sans +mélange qu’elle ne rencontrerait nulle part ailleurs. +Et elle jouissait de n’être plus jalouse, maintenant +qu’elle était comblée. Car Laurent lui avait si bien +témoigné son amour qu’elle ne se croyait plus de +rivales. Comment aurait-elle douté de lui lorsqu’elle +évoquait à son gré, contre le voile pourpre de ses +paupières fermées, les étreintes dont elle avait gémi ?</p> + +<p>Ces récents souvenirs la renseignèrent sur un point : +Laurent n’était plus pour elle l’« enfant ». Naguère, +afin de mieux oser le conduire, elle avait exagéré sa +puérilité. Comme il se laissait faire, sans autre protestation +que de baisser les yeux, elle ne l’avait jamais +traité en grande personne. Et l’innocence qu’elle +avait prêtée à Laurent avait causé sa perte. Il était +trop tard pour résister lorsqu’elle avait découvert +chez lui des appétits virils. Elle se rappela encore +son étonnement — le dernier qu’elle devait éprouver +à ce sujet — lorsqu’il l’avait saisie dans ses bras : au +milieu de son trouble, elle avait senti, chez ce jeune +garçon, la vigueur masculine de bras musclés. Le +« petit » qui, lors de sa première visite, ne répondait +que par monosyllabes, dont elle avait méconnu la +puissance sinon la beauté, ce « petit » l’avait prise.</p> + +<p>Vers six heures on apporta une dépêche. C’était +d’Hubert, qui annonçait que, retenu par ses affaires, +il reviendrait le lendemain seulement. Ce bout de +papier commença à dissiper l’ivresse lourde qui +stupéfiait Clarisse. Il lui fit comprendre qu’au delà +de son amour le monde continuait comme auparavant. +Elle n’avait pas transformé sa vie, elle n’y +avait fait qu’une exception. L’extase ne durerait +pas toujours.</p> + +<p>Laurent rentra, elle lui tendit la dépêche. Son +visage prit une expression vaniteuse. Ils gagnaient +ainsi une nouvelle nuit de liberté. Clarisse, dans son +désarroi, n’y avait pas pensé.</p> + +<hr> + + +<p>Le soir, dans la chambre de Laurent où elle était +retournée, elle ne put s’empêcher, ensuite, comme +ils reposaient, de murmurer :</p> + +<p>— Qu’allons-nous faire ?</p> + +<p>— Comment ?</p> + +<p>— Oui, dès demain nous serons trois ici. De quelle +façon arranger… Je ne sais…</p> + +<p>Laurent, qui était satisfait, répondit en se moquant. +Mais elle l’arrêta et, d’un ton grave, le pria +d’être sérieux.</p> + +<p>— Je pourrais peut-être, dit-elle, prétexter une +cure à faire afin de m’éloigner d’ici. Où pourrions-nous +nous rejoindre ? Non ce n’est pas possible… +Cependant quand il sera ici, je ne pourrai… Et puis, +vous allez partir bientôt.</p> + +<p>Laurent haussa les épaules comme un enfant +qu’on veut priver d’un plaisir.</p> + +<p>— N’y pensons pas, fit-il, les choses s’arrangeront.</p> + +<p>Clarisse soupira. L’idée du lendemain ne l’avait +pas arrêtée, parce que sa passion, puissante et libérée, +lui faisait vivre uniquement la minute présente, — mais +le lendemain pourtant allait naître. Elle +avait cédé à un entraînement, et elle voyait qu’il lui +faudrait calculer. Pour protéger son amour si sincère +et si naïf, elle devrait suivre une politique, pratiquer +des ménagements et mentir.</p> + +<p>Son compagnon grogna :</p> + +<p>— Il m’ennuie, cet homme !</p> + +<p>— Laurent !</p> + +<p>— Mais oui, je ne l’aime pas, ton mari, et j’ai des +raisons personnelles. Si tu savais ce qu’il me fait +enrager. Tout le temps sur mon dos, à me faire recommencer +mon travail… L’autre jour, tiens, il m’a +attrapé devant les employés, avec une brutalité +et une sécheresse… Je ne sais pas pourquoi il m’en +veut.</p> + +<p>Soudain Laurent se calma en regardant la femme +étendue près de lui, et il pensa qu’il était au moins +vengé. Il n’osa pas le dire à haute voix. Néanmoins, +en poursuivant ses réflexions, il reconnut que cette +pensée de revanche n’avait pas été étrangère à son +désir de séduire Clarisse. Outre sa fierté virile d’avoir +réussi si vite son entreprise, c’était bien cette pensée +qui lui enlevait tout remords de tromper son hôte : +il avait l’impression d’avoir joué un bon tour au +patron. Lorsqu’on « l’attraperait » encore, il n’aurait +qu’à se représenter la scène qu’il avait maintenant +sous les yeux… Il ajouta :</p> + +<p>— Je suis très étonné de voir comme il est différent +au bureau ou chez lui… Ici il est ralenti, endormi, +bonhomme parfois. Mais là-bas !</p> + +<p>— Là-bas ?</p> + +<p>— On ne le reconnaîtrait pas. Autant il a l’air ici +paresseux, autant là-bas il est rapide et actif.</p> + +<p>— Vraiment ?</p> + +<p>— Très dur en affaires, très âpre. Et puis, très +roublard. Il paraît qu’à la Bourse on le redoute énormément, +on cherche à être dans ses combinaisons +parce qu’elles sont toujours avantageuses. C’est un +malin. Son voyage à Zurich, s’il réussit, va lui rapporter +la grosse somme.</p> + +<p>— Je ne croyais pas…</p> + +<p>— S’il est resté un jour de plus, c’est qu’il double +son bénéfice… Mais, heureux en affaires, malheureux +en amour !</p> + +<p>Laurent ricana et voulut embrasser Clarisse. Elle +l’écarta, perplexe. Elle ne reconnaissait pas ce portrait +de son compagnon d’existence ! Elle questionna +Laurent : à travers ses réponses, elle vit, avec stupeur, +apparaître un mari inconnu. C’était peut-être +dans l’exercice de sa profession que Hubert déployait +au mieux ses facultés et ses ressources. Voilà pourquoi +il était si fort attaché à son bureau. Elle n’aurait +donc eu de lui qu’un faux visage et le reste de ce qu’il +donnait à autrui… Laurent, qui apercevait son trouble, +céda au plaisir de la tourmenter encore. Et il pensa +qu’il était fort intime dans le ménage puisqu’il +renseignait la femme sur le mari, et qu’il pourrait +aussi, maintenant, renseigner le mari sur la femme.</p> + +<p>Minuit sonna à la pendule. Ici commençait la +journée qui terminerait leur tête-à-tête. Clarisse +frissonna. Comme les heures avaient passé vite ! +Et cependant, il lui semblait avoir vécu des mois +depuis l’avant-veille. Ces instants hallucinés avaient +suffi pour bouleverser son existence, pour faire qu’elle +ne serait plus jamais, éternellement, ce qu’elle avait +été. Elle se rapprocha du jeune homme, et à voix basse :</p> + +<p>— M’aimez-vous, Laurent ?</p> + +<p>— Mais oui. Et toi ?</p> + +<p>Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de répondre, +et que son sacrifice parlait assez haut. Elle détourna +les yeux du visage sans scrupules que dorait +la lumière de la lampe, et elle regarda dans la chambre +comme pour y chercher l’avenir. Elle distingua le +bureau ouvert : alors, reprise sans s’en apercevoir par +ses préoccupations habituelles, elle observa :</p> + +<p>— N’oubliez pas que vous m’avez promis d’écrire +à vos parents.</p> + +<p>Il se mit à rire :</p> + +<p>— On vous obéira, madame !</p> + +<p>Et même, bondissant vers la table, il prit une +feuille de papier et s’écria :</p> + +<p>— Dicte-moi, je commence… Dois-je tout dire ?</p> + +<p>Elle le gronda, l’air peiné. Il revint vers elle, et +reprit avec amertume :</p> + +<p>— Je leur écrirais plus volontiers s’ils m’envoyaient +l’argent que je leur demande. Mais ils sont si rats !</p> + +<p>Elle lui reprocha de parler de sa famille en ces +termes. Elle ne pouvait s’empêcher de lui faire toujours +un peu la leçon, seulement elle la faisait désormais +sans assurance. Trop longtemps elle avait été +une femme vertueuse : son amour coupable était +obligé de prendre toutes les formes de la vertu.</p> + +<p>— Ah ! reprit-il, ma famille, si tu savais ce qu’elle +m’a tyrannisé ! Je garde de mon enfance et de Nîmes +un mauvais souvenir. J’ai été élevé dans un milieu +affreusement sévère. Mon père ne m’a jamais consulté +sur mes goûts, ne m’a jamais manifesté la +moindre indulgence. Son plus grand intérêt était de +surveiller mes pensées et mes actes. Sous mes apparences +obéissantes, ce que j’ai dissimulé de révoltes ! +Mais je n’osais pas les exprimer parce que j’avais +peur, peur des menaces, des punitions. J’ai fini par +être bien malheureux.</p> + +<p>Clarisse lui tendit les bras. De telles paroles l’excusaient +d’avoir voulu le consoler. Il continua :</p> + +<p>— Dès que je suis arrivé à Genève, avec quelle +joie j’ai pensé que j’étais libre. Cependant, j’avais +pris l’habitude de la méfiance. Chez toi, je me suis +parfois effrayé de retrouver la sollicitude terrible que +je détestais…</p> + +<p>— Pardonnez-moi, mais ma sollicitude et mes +blâmes, c’est encore des preuves que je vous aime.</p> + +<p>Il se mit à rire :</p> + +<p>— Tu ne ressembles pas aux autres femmes que +j’ai connues.</p> + +<p>Ce contraste l’amusait, maintenant qu’il était sûr +d’être le vainqueur. Sa méfiance et ses calculs, de +même que sa susceptibilité, avaient disparu. Dans +cette intimité où il régnait en maître, et puisqu’il +avait obtenu ce qu’il voulait, il redevenait gamin.</p> + +<p>— Dire, reprit-il, que nos relations auraient pu +se borner à mes visites embarrassées ! Mais ces relations +si convenables m’ont toujours paru avoir un +caractère étrange de froideur à la fois et de complicité. +Nous avions parfois l’air de penser à autre +chose qu’à nos paroles. Et c’est pour cela que, petit à +petit, j’ai envisagé le projet de te faire la cour.</p> + +<p>— Comment ?</p> + +<p>— Oui, bien sûr, avant-hier, j’ai un peu arrangé les +choses, j’ai exagéré le côté sentimental. Qu’est-ce que +cela te fait puisque je t’aime ? Eh bien ! il était très +vague, mon projet, et je me moquais de moi-même, +mais je me disais que peut-être… Ai-je eu si tort ?</p> + +<p>Il la prit dans ses bras et continua, faisant l’apprentissage +du mépris des femmes, nécessaire au séducteur :</p> + +<p>— Ah ! madame Hubert Damien, née Bourgueil, l’irréprochable, +la noble, la hautaine madame Damien…</p> + +<p>— Hautaine ? interrompit Clarisse avec précipitation.</p> + +<p>— Oui, je pense à cette expression que tu prends +parfois comme pour t’élever au-dessus des autres, +afin de mieux les dédaigner. Elle m’excitait au jeu, +cette expression. Tu ne l’as pas eue ce soir !</p> + +<p>Il sourit d’être si perspicace dans ses commentaires. +Clarisse murmura :</p> + +<p>— On me croit hautaine, c’est de la timidité. Et je +ne suis qu’une fausse « puritaine »…</p> + +<p>— Non, ne diminue pas ton orgueil. Tu es une +femme austère, ne le nie pas : tu nierais mon amour. +J’ai reçu tes aveux. Je tiens dans mes bras une personne +universellement et justement respectée. Quelle +revanche ! Pour un garçon de mon âge c’est un beau +succès. Gens moraux et mômiers, voilà votre œuvre !</p> + +<p>— Laurent, vous avez tort de parler ainsi…</p> + +<p>Il s’arrêta, vit tout à coup la figure attristée de +Clarisse, et il s’aperçut qu’elle était pâle et confuse +entre ses cheveux dénoués, — figure pudique et raisonnable +qu’avait meurtrie la volupté. Il s’empressa +de dire, sur un ton plus grave :</p> + +<p>— Oui, je suis fier d’avoir mérité ton amour…</p> + +<p>Puis il reprit :</p> + +<p>— Mais je voudrais qu’ils le sachent, là-bas, à Nîmes…</p> + +<p>Il se leva d’un bond léger, s’avança vers la fenêtre +et poussa les volets. Clarisse éteignit la lampe, se +réfugia au fond du lit. Le clair de lune était aussi +pur que les nuits précédentes. Il entra largement dans +la chambre qu’il baigna d’un jour bleu. Du dehors vint +le frémissement des branches que froissait un air +doux ; il s’y ajouta, dans le grand calme où tout s’entendait, +le bruit monotone et paisible du jet d’eau sur +la terrasse… Clarisse contempla la silhouette mince du +jeune homme penchée sur le vide nocturne, éclairée +par la lueur laiteuse. Puis elle appela tout bas :</p> + +<p>— Laurent…</p> + +<p>Quelques heures plus tard, elle se réveilla. La maison +était silencieuse. Mais dehors, par la fenêtre aux +volets restés ouverts, elle vit l’aube qui naissait. Un +oiseau se mit à chanter, tout seul, et s’arrêta. La paix +de la nature ensuite sembla plus profonde encore : +recueillement, attente du beau jour. Clarisse se +tourna vers son compagnon, il dormait. Elle se leva +sans bruit, hésita, le baisa sur la joue comme la +première fois. Il ne bougea pas, sa poitrine montait +et descendait, au rythme d’une respiration tranquille… +Cependant le soleil, ayant dépassé l’horizon, +pénétra soudain dans la pièce et vint s’étendre jusqu’au +bien-aimé. Alors Clarisse comprit qu’elle +devait s’en aller devant cette aurore. Et elle s’enfuit +de la chambre qui s’emplissait maintenant de clartés, +et où le soleil, plus brûlant à chaque seconde, frappait +le jeune homme endormi d’un long rayon d’or.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XIX</h2> + + +<p>Clarisse dévisagea Hubert à son retour comme on +revoit un ancien camarade des années de pauvreté +quand on a soi-même fait fortune. D’avance, elle +avait appréhendé cette minute, mais tout se passa +avec beaucoup de naturel. Elle se sentait différente +de lui, désormais, et c’est ce qui l’empêchait de se +considérer comme absolument coupable, — différente +mais non hostile et encore attachée à lui. Certains +souvenirs leur demeuraient communs : si +beau que fût son présent, il y avait entre son mari et +elle une solidarité qu’elle ne pouvait renier, qu’elle +n’avait aucune envie de renier d’ailleurs et sur +laquelle elle se serait peut-être attendrie.</p> + +<p>Hubert commença par se plaindre de son voyage. +Beaucoup de monde dans les trains, une chaleur +intolérable.</p> + +<p>— Il a dû faire de l’orage ici, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Mais non, répondit Clarisse avec simplicité, +je ne m’en suis pas aperçue…</p> + +<p>Elle lui demanda s’il était fatigué, s’il ne voulait +pas prendre quelque chose. En s’occupant de ces +détails elle évitait de considérer le principal, et elle +se trompait elle-même par cette sollicitude. Lui, +allongé dans un fauteuil sur la terrasse, se reposait +à l’ombre fraîche des arbres qui lui appartenaient, et, +après les tracas de ces deux jours, promenait autour +de lui le regard confiant de ses gros yeux pâles. Quant +à Laurent, il avait tout de suite disparu dans sa +chambre pour écrire des lettres. Clarisse, n’étant pas +gênée par ce témoin, reprit sans peine les manières +et l’attitude qu’elle avait toujours eues avec Hubert :</p> + +<p>— Enfin, dit-elle, es-tu content de ton voyage ?</p> + +<p>L’expression satisfaite d’Hubert disparut. Il s’éleva +avec véhémence contre ses collègues zurichois. Pour +la première fois Clarisse remarqua la passion qui +animait son visage. Elle comprit pourquoi Laurent +lui signalait un Hubert tout différent au bureau de +ce qu’il était à la maison. Cette énergie dans la voix, +cette intelligence dans les yeux lui plurent. Curieuse, +elle demanda, pour l’entraîner à se révéler davantage :</p> + +<p>— As-tu obtenu de conclure l’arrangement que tu +voulais ?</p> + +<p>Il la regarda, étonné qu’elle sût le but précis de son +voyage, il pensa qu’il le lui avait dit par mégarde, +alors prudemment il éteignit son visage, et, avec une +indifférence affectée :</p> + +<p>— Oui, à peu près…</p> + +<p>— De quoi s’agissait-il au juste ? insista Clarisse.</p> + +<p>— Oh ! tu ne comprendrais pas.</p> + +<p>— Mais si, explique-moi. Tes soucis m’intéresseraient +si tu voulais m’en faire part…</p> + +<p>Il la considéra affectueusement, lui caressa la +main, et, reconnaissant de cette attention conjugale, +il lui dit :</p> + +<p>— Ma bonne Clarisse…</p> + +<p>Ensuite il alluma un cigare avec soin et se mit +à le fumer en reprenant son air engourdi. Ainsi, +pensa-t-elle, le voilà redevenu l’homme paisible et +indolent d’apparence. Cette excitation qu’elle avait +cru deviner à l’instant, il ne lui donnait cours que +loin d’elle. Passionné en affaires, mais pas en amour. +Quel dommage !</p> + +<p>Laurent revint vers eux. Malgré son aplomb, il +avait éprouvé quelque inquiétude au retour de +M. Damien, et il avait disparu moins par tact que par +gêne. Puis, se gourmandant, et désireux toujours +d’agir « en homme », il s’était enhardi jusqu’à les +rejoindre.</p> + +<p>— Eh bien, fit Hubert, avez-vous écrit vos lettres ?</p> + +<p>— Mais oui, les voilà.</p> + +<p>Il y eut un silence, Laurent, agacé de retrouver le +mari et la femme si confortablement installés l’un +près de l’autre, voulut rappeler à Clarisse sa présence.</p> + +<p>— Madame, fit-il, je vous ai obéi : je viens d’écrire +à Nîmes.</p> + +<p>Elle ne répondit pas, alors il s’adressa à Hubert :</p> + +<p>— C’est hier que madame Damien m’a donné ces +bons conseils.</p> + +<p>— Elle a bien fait, répondit Hubert ; c’est le +devoir d’un fils envers ses parents…</p> + +<p>Il se tourna vers le jeune homme, le vit hésitant +et gauche, alors, d’une voix brusque :</p> + +<p>— Allez donc les mettre au vestibule, vos lettres, +le facteur les prendra.</p> + +<p>Et Laurent, dépité mais obéissant, fit demi-tour.</p> + +<p>Clarisse avait beaucoup redouté cette mise en +face des deux hommes. Elle avait craint de ne +pouvoir supporter les poignées de mains, les conversations, +et les allusions involontaires. Elle avait +fait appel d’avance à tout son sang-froid… Et voici +que là encore, les choses s’arrangeaient. Hubert +avait repris son ton boudeur vis-à-vis de Laurent, et +Laurent s’était trouvé, devant lui, beaucoup plus +petit jeune homme que la veille, lorsqu’il n’était que +devant Clarisse. Entre Hubert grognon et Laurent +nerveux, elle se sentit la plus lucide et, en quelque +sorte, la plus raisonnable des trois.</p> + +<p>Elle conservait dans toute cette aventure une +espèce d’innocence morale. Elle n’avait jamais +imaginé à l’avance, même pour le condamner, ce +qu’elle vivait depuis deux jours. Elle avait commis +sa faute sans préjugés. Dans une sorte d’hallucination, +elle s’était livrée à un autre homme que son mari, elle +avait trahi la foi conjugale, — et elle demeurait +surtout éblouie, stupéfaite ; elle n’avait pas encore +eu le temps de relier son cas personnel à une catégorie +générale, à des précédents qu’elle blâmait très sincèrement +chez autrui. Elle apercevait bien la différence, +elle n’apercevait pas encore la contradiction qu’il y +avait entre son mari avec ce qu’il représentait de légal, +de moral, d’habituel, de certain, et Laurent, être +extraordinaire. Il lui fallut découvrir petit à petit les +conséquences de sa faute.</p> + +<p>Laurent commença de s’en charger. C’était la première +fois qu’une femme se montrait aussi éprise de +lui. Il entendait bien poursuivre son avantage. Il se +rassura sur le compte d’Hubert qui, se dit-il, ne +verrait rien. Son extrême jeunesse de caractère et +son égoïsme lui enlevaient le sentiment de sa responsabilité, +ou plutôt — car il n’était pas foncièrement +mauvais, mais trop vite gâté par l’amour — empêchaient +ce sentiment de se développer.</p> + +<p>Il voulut donc rappeler à Clarisse sa domination +sur elle et il fut étonné de rencontrer sa résistance. +Après dîner il lui proposa de faire quelques pas dans +le parc : elle refusa. Plus tard, quand ils montèrent +tous les trois, il essaya de prolonger son baiser habituel +sur sa main, mais elle la retira et lui dit d’une +voix paisible :</p> + +<p>— Bonsoir, monsieur.</p> + +<p>Puis elle gagna sa chambre avec son mari. +Laurent se crut la victime d’une coquette. Il n’avait +pas du tout compris l’honnêteté, la candeur qu’elle +apportait jusque dans sa faute. Il oublia les preuves +passionnées qu’elle lui avait données de son amour, +et il se demanda s’il n’avait pas eu affaire à une dévergondée +qui avait profité de l’absence de son mari et +qui, une fois le mari revenu, affecterait de ne se +souvenir de rien. Sa conduite lui sembla tout à coup +très immorale et même suspecte. « En somme, se dit-il, +elle m’a cédé bien vite. » Il repassa les deux jours +qu’il venait de vivre pour découvrir dans l’attitude +et les paroles de Clarisse de quoi justifier ses soupçons +injurieux. Très inexpérimenté, il crut à de la duplicité +et du mensonge là où il n’y avait qu’une inexpérience +pareille à la sienne. Mais plus on est naïf, moins on +reconnaît la naïveté des autres. Laurent aurait voulu +que Clarisse lui témoignât, sous les yeux même de son +mari, qu’elle l’aimait. Il ne savait pas estimer à leur +valeur son brusque silence, sa dérobée… Peut-être, +pensa-t-il, prodiguait-elle à Hubert en ce moment +les mêmes caresses qu’à lui-même la veille. Errant +dans sa chambre sans pouvoir dormir, il s’irrita, +comme un jeune mâle exigeant, que sa proie lui fût +si vite arrachée. Son désir se surexcita et à ce désir +s’ajoutèrent le ressentiment de son amour-propre et +l’antipathie qu’il avait pour Hubert.</p> + +<p>Pendant ce temps, Clarisse, dans sa chambre, se +gardait pour lui. Elle n’avait témoigné cette réserve +à Laurent que par pudeur, par tendresse, et se refusait +à manifester en supercheries hasardeuses ce qui +lui remplissait le cœur. Elle tenait tant à son amour +qu’elle évitait de l’exposer aux yeux de celui qui +aurait le droit de le condamner. Sans chercher de +solution à la situation qui les rassemblait tous les +trois, elle pressentait bien qu’un pareil état de +choses devrait se dénouer une fois ou l’autre : +mais elle préférait le préserver le plus longtemps +possible.</p> + +<p>Le lendemain était un dimanche. Hubert descendit +déjeuner le matin, affectant un grand soulagement +d’être débarrassé de tout souci d’affaires. Comme il +buvait son thé, il s’écria :</p> + +<p>— Ce n’est pas la peine de faire atteler, n’est-ce +pas ? Nous irons à pied à l’église.</p> + +<p>Aller à l’église ! Clarisse frémit. Bien sûr, il faudrait +aller à l’église comme tous les dimanches… Elle murmura :</p> + +<p>— Je ne sais si je t’accompagnerai…</p> + +<p>— Comment ? Pourquoi ?</p> + +<p>— Je me sens un peu lasse.</p> + +<p>— Lasse, à cette heure-ci ! Mais tu as fort bien +dormi. Même je suis frappé, depuis mon retour, de ta +bonne mine. Qu’as-tu donc ?</p> + +<p>— Rien, je t’assure. Seulement…</p> + +<p>— Non, non, il faut venir. Ici, tu sais quelle importance +a l’exemple qu’on donne.</p> + +<p>Il menaça sa femme du doigt, et, en riant :</p> + +<p>— C’est très mal d’être paresseuse !</p> + +<p>Elle s’obligea à sourire comme lui. Mais elle évoquait +l’église blanche où elle s’était rendue si souvent, +sans pensées secrètes, où elle avait écouté les paroles +sacrées avec la paix de l’âme, et il lui sembla impossible +d’y apporter un cœur fiévreux de passion +et un corps rendu de volupté. Comment expliquer +une défection ? Des projets fous traversèrent son esprit : +simuler un évanouissement, tout raconter +à Hubert. Mais il se levait, disant :</p> + +<p>— Puisque nous allons à pied, ne tardons pas.</p> + +<p>— Écoute, dit-elle, je ne sais quand même si je +t’accompagnerai…</p> + +<p>Hubert était à la porte. Il se retourna, revint +vers elle, les sourcils froncés, et d’une voix +brève — la voix qu’il avait au bureau — il commanda :</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’il y a ? Réponds !</p> + +<p>— Notre pasteur est si ennuyeux, fit-elle au bout +d’un instant.</p> + +<p>— Comment, c’est toi qui dis cela, toi qui soutiens +qu’un sermon, même médiocre, fait toujours du bien ? +J’exige que tu viennes.</p> + +<p>Sous le ton sec, elle crut deviner une menace. +Elle dit :</p> + +<p>— Tu as raison, j’irai.</p> + +<p>L’église de la Cômerie est au bout d’un chemin +ombreux, bordé de haies vives. Les Damien y arrivèrent +comme les cloches cessaient de sonner. La +petite nef, crépie à la chaux, avec ses versets bibliques +inscrits en lettres noires, ses vitraux anciens, se +trouvait déjà remplie de paysans. Clarisse eut comme +voisin un vieux bonhomme bronzé qui sentait le +savon, le linge frais, et qui chantait d’une voix +tremblante en suivant du doigt sur son psautier.</p> + +<p>Le pasteur était un grand jeune homme blond et +enthousiaste, très goûté par les personnes sensibles +du village, et dont l’éloquence fleurissait comme un +verger au printemps. Après le cantique il se leva ainsi +que toute l’assemblée, et, selon l’usage, il lut la +confession des péchés.</p> + +<p>Que de fois, depuis sa petite jeunesse, Clarisse +avait entendu ces paroles liturgiques. Elles lui avaient +paru souvent un peu excessives dans leur rigueur +ancienne. Néanmoins chaque dimanche, consciencieusement, +elle avait reconnu devant Dieu qu’elle +était une pécheresse, et elle avait recueilli les moindres +de ses fautes pour s’en affliger. Cet aveu lui permettait +de constater qu’elle n’était pas très criminelle. +Alors elle s’accusait d’autant plus qu’elle ne +pouvait offrir à Dieu le sujet de bien sérieuses repentances.</p> + +<p>Ce dimanche, toutefois, elle dut reconnaître avec +horreur que les termes de la confession des péchés +étaient tout juste assez graves pour qualifier son cas. +L’espèce de tournoiement qui la grisait depuis +quelques jours s’arrêta pour laisser voir la réalité. +Au cours de la semaine, elle avait cédé à ses désirs, +et ce flot longtemps contenu, devenu brusquement +trop fort, l’avait emportée sans lui laisser le temps +de réfléchir, de juger, — mais aujourd’hui c’était +dimanche, un dimanche de lumière. Aujourd’hui, elle +était dans une église, le lieu où sa conscience s’était +si souvent interrogée. De nouveau, il fallait lui répondre. +Comment la satisfaire ? Devant les hommes, +à haute voix, elle pouvait dissimuler, mentir ; elle +pouvait se cacher de son mari, de son pasteur. Mais +dans le silence de son âme enfin éclairée, comment ne +pas être franche ?… Pourtant elle voulut retarder +encore, échapper à ses objurgations intérieures : elle +leva la tête, la détourna, et tout à coup elle aperçut à +quelque distance, entre les personnes debout, Laurent. +Que faisait-il là ?</p> + +<p>Alors, en présence de son amant, elle ne put discuter +ni reculer davantage. Sa conscience l’accusa +sans détour : elle était une femme adultère… L’acte +était accompli, le péché ineffaçable, et chacun avait le +droit de lui dire, en la montrant au doigt : « Adultère !… +Et voilà l’homme dont tu as reçu les caresses. +Il a connu le plus intime de toi, ton abandon dans ses +bras, et ta jouissance impure. » Un lien d’iniquité +unissait cet adolescent et cette épouse. « Tu as +souillé ta vie et souillé ton honneur. L’homme +dont tu portes le nom et la bague, tu l’as trahi. Tu +as trompé la confiance que les tiens avaient en toi, +tu as perdu le trésor précieux de ta réputation et de +ta dignité ; tu t’es retiré la permission de reprocher +quoi que ce soit à quiconque, puisque tu es coupable, +profondément coupable, ayant commis ton péché +au sein même de la vertu. Et ce crime, pourquoi +l’as-tu commis ? Pour une éternité de délices ? — non, +pour une minute de folie bestiale. » Alors, +entre le vieillard à sa droite, si pieux et si loyal, et son +mari à sa gauche qu’elle avait trompé, elle se mit +à trembler de tous ses membres. En nage, rouge de +honte et d’angoisse, elle s’attendit presque à ce que +Dieu, Dieu qui les voyait tous les trois et qui savait +toutes choses, intervînt pour la dénoncer, et annonçât +à la foule qui la respectait encore : « Regardez, cette +femme est adultère. »</p> + +<p>Du haut de la chaire, ignorant ce qu’il déchaînait +dans un cœur, le pasteur continuait de lire le texte +sacramentel : « Mais, Seigneur, nous avons une vive +douleur de t’avoir offensé. Nous nous condamnons, +nous et nos vices avec une sérieuse repentance, +recourant humblement à ta grâce… » — « Oui, se +disait Clarisse, je suis une femme perdue, je l’avoue +et je me condamne, je mérite tous les reproches, +toutes les injures, tous les châtiments. J’ai mal agi, +j’ai trahi mes devoirs… Mais pourquoi l’ai-je rencontré ? +Pourquoi ai-je en moi cette âme qui n’a +besoin que de lui ? »</p> + +<p>Maintenant le pasteur priait. Il s’adressait à Dieu, +il établissait par ses paroles pleines de conviction, une +avenue vers le ciel. On sentait la voûte ouverte, et +le regard de l’Éternel reposant sur l’assistance. Alors, +mise en contact plus direct avec Celui qu’elle nommait +son juge, Clarisse, encouragée par la prière du +prédicateur, se mit à prier pour elle-même : « Seigneur, +je suis coupable d’avoir enfreint tes lois divines +aussi bien que les lois humaines, mais toi qui sais +tout, tu vois combien je l’aime. Pourquoi m’as-tu +permis de le rencontrer et de me plaire à sa personne ? +Est-ce mal, d’éprouver si profondément l’amour, +même si ce n’est pas celui que tu nous recommandes ? +Il n’y a qu’un seul amour : pourquoi est-il permis ou +défendu selon les cas ? Mon sentiment n’est pas +égoïste, ni capricieux, c’est l’humble offrande de mon +cœur qui est à ton image et de mon corps que tu as +formé… »</p> + +<p>A la dérobée, elle regarda Laurent, qui se tenait +la tête baissée, dans une attitude immobile. Et tout +à coup une terreur la bouleversa. Si Laurent était +venu à l’église, c’était peut-être pour obéir à des +remords, pour demander, comme elle, pardon à Dieu +de ce qu’il avait fait. Serait-il là de son propre gré +sinon pour s’accuser et se repentir ? Mais alors il +renoncerait à elle ! Tout serait fini entre eux… Elle +leva les yeux vers le pasteur avec épouvante. Pourquoi +continuait-il, de sa voix persuasive, à exhorter +à la vertu ses auditeurs ? « Saura-t-il le convaincre de +ne plus m’aimer ? » se demanda Clarisse. Et, chassant +bien loin les scrupules, elle voulut murmurer, persuasive +à son tour, deux mots de prière anxieuse :</p> + +<p>— Taisez-vous…</p> + +<p>Elle retomba sur son banc en prononçant : Amen. +Il y eut un léger remue-ménage dans l’église ; des +gens toussèrent, se mouchèrent. On s’installa pour +mieux écouter le sermon.</p> + +<p>Clarisse ne l’entendit guère. Le pasteur parla des +bienfaits de la Providence avec son enthousiasme +habituel et un lyrisme facile. Il prêchait la reconnaissance +et la joie. Clarisse observa son visage blond +aux yeux purs qui semblaient ignorer les bassesses +humaines. Comme elle s’était éloignée de sa croyance +sincère et forte ! Elle eut la conviction qu’il ne la +comprendrait pas, qu’il la plaindrait peut-être plutôt +que de la condamner, mais qu’il n’entrerait pas dans +ses motifs. Alors sa pensée vagabonda lourdement, +tourmentée d’inquiétudes, incapable pourtant de +renonciation. Par un vitrail ouvert venait du soleil +et l’on entendait un chant d’oiseau. Clarisse n’eut plus +qu’une envie : quitter cette église où elle était prisonnière, +et aller au dehors, pour être libre… Parfois +elle se détournait vers Laurent : impassible, il écoutait. +Alors elle se demandait avec une angoisse renouvelée +s’il était convaincu par ces affreuses paroles de repentance.</p> + +<p>A la sortie, elle se hâta vers le seuil, tandis que son +mari restait à causer avec des paysans. Elle suivit le +chemin creux, bordé de haies vives, certaine d’être +rejointe par le jeune homme. En effet, elle entendit +bientôt son pas et son souffle. Et tout de suite, âprement :</p> + +<p>— Pourquoi êtes-vous venu ?</p> + +<p>Mais sans lui répondre, il s’exclama :</p> + +<p>— Qu’il est donc ennuyeux votre ministre de village !</p> + +<p>Si vite rassurée, Clarisse s’arrêta une minute comme +éblouie par le soleil malgré son ombrelle ouverte. Puis +dès qu’elle eut compris que Laurent n’avait pas changé +de sentiments, elle se remit en défense. L’instant +d’avant, elle était prête à le solliciter, maintenant +elle voulut se protéger contre lui. Elle recommença :</p> + +<p>— Pourquoi êtes-vous venu ?</p> + +<p>Il se rapprocha d’elle et l’interrogea à son tour :</p> + +<p>— M’aimes-tu ?</p> + +<p>— Répondez-moi.</p> + +<p>— Pas avant ta réponse.</p> + +<p>Des groupes les dépassaient sur le chemin, des +hommes endimanchés, des filles habillées de robes +claires, qui sortaient de l’église, qui les saluaient, et +qui pouvaient les entendre. Clarisse frissonnait de +honte et de frayeur.</p> + +<p>— Eh bien oui, murmura-t-elle, je vous aime.</p> + +<p>Alors d’une voix basse, il dit :</p> + +<p>— Je suis venu pour vous rejoindre jusque dans +votre église, pour vous faire sentir ma présence même +là où vous prétendez m’oublier…</p> + +<p>Elle fit un geste de protestation, mais élevant le +ton, il se plaignit avec véhémence d’être, depuis le +retour d’Hubert, tenu à l’écart. Il déclara qu’il +ne le supporterait pas plus longtemps, il menaça… +Clarisse essayait en vain de le calmer ; elle le suppliait +de parler moins fort, elle se retournait pour voir si +Hubert ne les rejoignait pas. Enfin elle expliqua, en +s’embrouillant :</p> + +<p>— Écoutez-moi, Laurent : j’ai commis une grande +faute quand je me suis donnée à vous… Je prends +tous les torts sur moi et je n’accuse personne… Mon +mari est revenu ; je ne puis pas devant lui trahir +mes sentiments, sentiments que je condamne, je le +répète… Nous nous verrons ailleurs, plus tard…</p> + +<p>— Soit !</p> + +<p>— Qu’allez-vous faire ?</p> + +<p>— M’en aller, répondit brutalement Laurent. Vous +ne pensez pas que je vais rester plus longtemps à contempler +votre bonheur conjugal.</p> + +<p>— Mais que voulez-vous ?</p> + +<p>— Viens ce soir dans ma chambre…</p> + +<p>Clarisse poussa un faible cri, et protesta que c’était +impossible. Il répondit en ricanant qu’il était alors +prêt à la rejoindre dans la sienne.</p> + +<p>Ils arrivèrent à la grille. Dans la cour une auto +était arrêtée. C’était celle des Gaillardoz. Ils entrèrent +et trouvèrent le ménage qui les attendait au +salon.</p> + +<p>— Ma chère, s’écria Fanny en bondissant, nous +sommes très indiscrets : nous venons vous demander +à déjeuner.</p> + +<p>Ils achevaient un voyage en automobile et arrivaient +du Dauphiné. Ils avaient décidé de s’arrêter +à la Cômerie, dernière étape avant d’atteindre leur +propriété aux environs de Nyon. Clarisse les félicita +de leur idée, et Hubert, survenu, se joignit à elle.</p> + +<p>Très animée, Fanny fit mille récits amusants +de voyage. Son mari, bruni par le grand air, corpulent +dans son vêtement de grosse laine, tentait +parfois lui aussi, de raconter quelque chose. Mais +Fanny coupait avec impatience son histoire et la +terminait à sa barbe. Alors il avait un sourire heureux, +comme pour prendre des autres à témoin de la +gentillesse et de l’éloquence irrésistibles de sa femme.</p> + +<p>A déjeuner, Fanny continua d’être intarissable. +Elle n’accorda aucune attention à Laurent. Celui-ci +s’enferma dans un silence complet dont personne, +sauf Clarisse, ne s’aperçut. Mais au sortir de table, +lors du café que l’on prit au salon à cause de la trop +grande chaleur, il parvint à isoler sa maîtresse.</p> + +<p>— Ces gens sont assommants, dit-il, et bavards. +Quand s’en vont-ils ?</p> + +<p>— Je ne sais pas.</p> + +<p>— Quant à nous, ce soir…</p> + +<p>— Taisez-vous, Laurent, c’est impossible. Plus +tard…</p> + +<p>La sentir palpiter à la fois d’inquiétude, de honte +et de chagrin le divertissait. Mais il eut le tort de la +pousser à bout. Si on allait les entendre, pensait +Clarisse, remarquer l’accent de leur dialogue, l’expression +inattendue de Laurent ! Alors, s’adressant aux +Gaillardoz, elle leur proposa de rester à la Cômerie +jusqu’au lendemain. Ils avaient leur bagage avec eux, +il suffisait d’annoncer à Nyon qu’ils retardaient leur +arrivée. Fanny, sans consulter son mari, accepta tout +de suite.</p> + +<p>Clarisse n’osa pas regarder Laurent. Elle avait +peur de ce qu’elle avait fait. Mais elle s’était protégée : +plus la maison serait pleine, mieux elle pourrait +objecter au jeune homme l’impossibilité de le +satisfaire. Cette mesure lui donnait du répit, mettait +du monde entre elle, Hubert et Laurent.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XX</h2> + + +<p>Laurent avait commencé par frémir de colère. A +ses yeux, Clarisse, par sa décision de mettre des +tiers entre eux, lui mentait encore. Mais si le succès +lui était monté à la tête, la déception imprévue le +dégrisa. Il comprit qu’il ne réussirait pas par la brutalité +et il décida de recourir à la ruse. Au delà du +plaisir, il pressentit ce que la complication des âmes, +le scrupule, le remords ajoutaient à l’amour. L’on +jouissait non seulement de rendre une femme heureuse +mais aussi de la faire souffrir. Clarisse se dérobait, soit : +il tâcherait de la rejoindre moins par des procédés +impératifs que par des moyens subtils et plus cruels.</p> + +<p>Il alla trouver Hubert et lui demanda l’autorisation +de manquer le bureau le lendemain.</p> + +<p>— Un jour de congé ? Je n’aime pas beaucoup +cela. Mais enfin, soit.</p> + +<p>Lorsqu’il l’eut obtenu, Laurent ajouta :</p> + +<p>— Je compte rester ici, auprès de ces dames.</p> + +<p>Hubert le regarda avec étonnement. Quelle drôle +d’idée d’utiliser ainsi sa journée de vacance ! Puis il +pensa que le jeune homme était un des nombreux +flirts de Fanny. Il prit un air fâché, mais sa sévérité +visait Fanny et non Laurent qu’il estimait sans importance.</p> + +<p>Dans le courant de la soirée, il fit part de son impression +à sa femme. Celle-ci haussa les épaules :</p> + +<p>— Mais non, il ne fait pas la cour à Fanny. Ils ne +se sont pas adressé la parole… Il veut simplement +un congé par flânerie.</p> + +<p>— Oui, c’est un paresseux… Enfin, quand même, +surveille-les.</p> + +<p>Clarisse songea avec appréhension que Laurent +restait pour elle, et elle s’effraya à l’avance de tout +ce que Fanny allait deviner.</p> + +<p>Cependant, le lendemain matin, elle dut rendre +cette justice au jeune homme qu’il se tenait parfaitement +à sa place. Il se borna à affecter un certain +empressement discret auprès de Fanny comme si, +étant l’hôte régulier de la Cômerie, il devait aider +à recevoir les hôtes de passage. Soulagée, Clarisse +se prit à penser qu’il serait agréable d’avoir +Laurent près d’elle en commensal, d’oublier leurs +relations charnelles au profit d’une bonne amitié, +tout en continuant à vouer à son mari le même sentiment +paisible que naguère. L’idée du partage, sous +le même toit, lui faisait horreur. Mais elle aurait +admis un ménage à trois platonique.</p> + +<p>Seulement elle ne savait par quels moyens donner +ce caractère à leurs relations. Elle demeura hésitante. +Naguère, elle aurait commencé tout de suite d’agir. +Mais elle avait tellement changé ! C’est que naguère, +elle se plaisait à imposer au jeune homme sa volonté. +Maintenant elle n’osait pas le traiter avec un tel sans-gêne. +Laurent avait revêtu le rôle d’initiateur en lui +enseignant le plaisir : c’était au tour de Clarisse +d’être soumise et d’apprendre. Il avait gagné de +l’assurance dans leur liaison et le sentiment d’un +pouvoir mystérieux, tandis qu’elle y avait pris une +humble docilité, une sorte d’appréhension générale, +la crainte de se trahir ou de le fâcher.</p> + +<p>Fanny ne répondit à l’amabilité de Laurent qu’avec +une certaine négligence. Et Clarisse s’étonna, comme +la veille, qu’on fît si peu d’attention à lui. On lui coupait +la parole, on l’écoutait à peine, il passait le dernier +dans les portes et se servait après tout le monde. +Si les autres savaient pourtant de quoi il était +capable ! Mais, par extraordinaire, lui-même ne se +formalisait pas. Avec Clarisse, il faisait l’important : +en public, il reprenait la place et le ton +d’un petit jeune homme. Clarisse, un peu vexée, +jugea étrange qu’il fût si considérable à ses yeux et +si peu de chose pour sa cousine.</p> + +<p>Comme il était allé chercher un sécateur parce +qu’elles voulaient cueillir des roses, elle dit à +Fanny :</p> + +<p>— Est-ce que cela vous ennuie que Laurent Fabre-Gilles +soit resté ?</p> + +<p>— Ce petit ? Mais non. Il n’a pas l’air méchant +d’ailleurs.</p> + +<p>Clarisse baissa la tête sans répondre. Et quand +Laurent revint, les deux femmes le regardèrent. Il +ne se départit pas de sa courtoisie pleine de sérieux +quoiqu’il devinât qu’on l’observait. Mais, à partir +de cette minute, Clarisse retrouva chez lui +les yeux baissés, la voix volontairement tenue +dans le registre grave, tout le masque qu’il affectait +au début de leurs relations. Elle aurait pu +dénoncer son jeu au fur et à mesure qu’il le jouait, — car +c’était bien un jeu, une tactique qu’il pratiquait +sans le moindre embarras. Elle s’en indigna +d’autant plus qu’il réussit. Fanny en effet sembla +intriguée à son tour par cette mélancolie impénétrable. +Il lui répondait avec froideur puis, tout à coup, +relevant ses paupières, l’enveloppait d’un magnifique +regard, aussitôt retombé. Fanny s’amusa à +provoquer cette éloquence muette jusqu’au moment +où elle finit par en être un peu gênée, — reconnaissant, +sous l’apparence juvénile de Laurent, cette +ardeur physique que les femmes devinent par instinct +chez certains mâles.</p> + +<p>Alors elle se retourna vers Clarisse :</p> + +<p>— Eh bien ! dit-elle, voilà votre solitude peuplée… +Avec trois invités à dîner ce soir, vous serez obligée +de mettre une belle robe.</p> + +<p>Puis, affectant une fausse admiration :</p> + +<p>— Il faut vous dire, monsieur Fabre-Gilles, que +ma cousine prend ici les allures les plus simples. +L’hiver, c’est la personne d’apparat, qui tient son +rang. Et les Damien-Bourgueil sont parmi ce qu’il +y a de mieux à Genève. L’été, elle s’ensevelit dans la +verdure ; on ne la voit plus, tellement elle est occupée +de son jardin et de son village… Une vraie fermière !</p> + +<p>Clarisse protesta. Elle ne voulait pas être dépréciée. +Fanny continua, en souriant à demi de côté :</p> + +<p>— Il est vrai qu’elle est faite pour le plein air, tant +elle est naturelle et sincère. N’est-ce pas, Clarisse, que +vous préférez vos plates-bandes à tous les salons de +la rue de l’Hôtel de Ville ?</p> + +<p>— Et vous, madame ? demanda Laurent à Fanny.</p> + +<p>— Moi, monsieur, je suis une personne artificielle. +Ma cousine est franche, je suis hypocrite ; elle est +honnête, je suis dépravée ; elle plaît à tous, et j’irrite…</p> + +<p>Clarisse tenta d’arrêter cette comparaison en +parlant des plaisirs de la campagne. Sans vouloir +l’entendre, Fanny persista à interpeller le jeune +homme.</p> + +<p>— Mais, j’y songe, je n’ai pas à vous la décrire. +Vous appréciez aussi bien que moi le charme de +M<sup>me</sup> Damien. Vous êtes ici depuis plusieurs jours, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>Laurent ne répondit pas. Clarisse non plus. Fanny +se mit à rire :</p> + +<p>— Je serais curieuse de voir vos soirées. Hubert +s’endort-il sur son cigare ? Ma cousine, j’en suis sûre, +vous dit de ces choses sensées et un peu ennuyeuses +qu’il faut toujours dire aux jeunes gens.</p> + +<p>— Croyez-vous ? fit Laurent d’un ton glacé.</p> + +<p>— Comment, il doute de vous, Clarisse ? mais ma +cousine a l’habitude de remplir tous ses devoirs ! +Elle doit vous donner d’excellents conseils, et compléter +une éducation qui me paraît soignée. Il faudrait +toutefois y ajouter un soupçon de fantaisie, qui +est de votre âge, je vous assure.</p> + +<p>Clarisse, à qui cette conversation commençait à +devenir odieuse, vit s’approcher le domestique : il +annonça l’arrivée du boucher et demanda des ordres. +Contente de s’échapper, elle fut néanmoins agacée +d’une raison aussi prosaïque.</p> + +<p>— Le boucher et le boulanger, expliqua-t-elle, +nous viennent du village voisin… ici c’est trop petit…</p> + +<p>— Allez, lui dit Fanny, nous commander des côtelettes.</p> + +<p>Lorsque Clarisse revint, elle eut de la peine à rejoindre +ses compagnons. Elle finit par les trouver +assis sur un banc dans l’ombre d’une treille. A son +arrivée, Laurent affecta de se taire brusquement.</p> + +<p>— Savez-vous, dit Fanny, ce que je conseille à +monsieur ?</p> + +<p>— Jamais je n’oserai, murmura Laurent.</p> + +<p>— De vous faire la cour !</p> + +<p>— Excusez-moi, madame, dit le jeune homme en +s’adressant à Clarisse.</p> + +<p>— Mais non, interrompit Fanny, il serait très bon +d’apprendre, auprès d’une personne telle que ma +cousine, comment faire une cour discrète. C’est un +art qui se perd, et tous vos contemporains, monsieur, +sont insensibles ou bien brutaux.</p> + +<p>Elle semblait enchantée de son interlocuteur. Vive, +hardie, elle raffolait de quiconque savait lui donner +la réplique. L’attitude d’abord réticente de Laurent +l’avait piquée au jeu, elle l’avait aguiché et maintenant +il essayait de lui tenir tête.</p> + +<p>Clarisse trouva que leur intimité avait grandi bien +vite. Elle se vit réduite elle-même au rôle de personnage +muet. Sa ruse n’avait que trop réussi puisque +le jeune homme non seulement ne la tourmentait plus +mais s’occupait d’une autre. Elle chercha à les questionner +pour rentrer dans leur dialogue, mais ses questions +ne les intéressaient pas. Fanny lui répondait en +deux mots et reprenait ensuite sa conversation principale ; +quant à Laurent, son visage si animé vis-à-vis +de Fanny, devenait immobile quand il se tournait +vers Clarisse.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, Fanny, parlant de leur voyage, +vanta Aix-les-Bains.</p> + +<p>— Connaissez-vous Aix ? demanda-t-elle.</p> + +<p>— Non, je n’y jamais été.</p> + +<p>— Cependant… fit involontairement Clarisse qui +se rappela la lettre au photographe qu’elle avait +lue dans la chambre rouge.</p> + +<p>Ils la regardèrent, et attendirent son explication, +mais elle ne sut comment continuer, et Laurent lui +dit, avec un soupçon de raillerie :</p> + +<p>— Je vous assure, madame, que je ne connais pas +cet endroit…</p> + +<p>Pourquoi mentait-il ? Pourquoi vis-à-vis d’elle, +cette attitude distante, presque malhonnête ? Elle y +retrouva le ton qu’il avait lors de son arrivée à la +Cômerie. Voulait-il la rendre jalouse, en se montrant +empressé auprès de Fanny ? Elle ne put croire à un +tel calcul. Mais alors, s’il était sincère ? Était-il rassasié +d’elle et enclin à l’abandonner ?</p> + +<p>Tous deux contemplèrent Fanny : lui avec une +admiration complaisante, — elle avec une sourde +inquiétude. Fine, moqueuse, Fanny penchait son joli +visage aux sourcils bien marqués, et tout éclairé par +son demi-sourire. Clarisse se reprocha avec angoisse de +s’être montrée si dure avec Laurent : Fanny était +peut-être une dangereuse rivale. Elle aurait dû le +retenir, le leurrer, lui faire croire qu’elle céderait encore — et +lui céder, s’il le fallait. Elle s’était reprise, +parce qu’elle avait eu honte. Mais on n’efface pas le +passé, on ne se recompose pas une vertu. Puisqu’elle +aimait Laurent, et que l’irréparable était accompli, +n’était-ce pas un zèle absurde que de se priver de +Laurent ?</p> + +<p>A l’heure du déjeuner, et tandis que Fanny était +remontée dans sa chambre, Clarisse emmena le jeune +homme au salon. La porte fermée, elle lui demanda :</p> + +<p>— Pourquoi la laissez-vous se jeter à votre tête +de cette façon ?</p> + +<p>— Eh ! que dites-vous là ?</p> + +<p>Laurent, qui commençait à comprendre les plaisirs +de la duplicité, fit l’innocent. Il protesta qu’il n’y +avait pas de sa faute. Clarisse revit sur son visage +son air étonné, sérieux de naguère, et, remuée par +ce souvenir, elle murmura :</p> + +<p>— Prenez garde, c’est une coquette.</p> + +<p>Il ne bougea pas. Alors elle s’imagina que son +silence préparait la trahison. Elle voulut le ramener +à elle en noircissant sa rivale et, soucieuse là encore +de le préserver, mais à son profit, elle dit, tremblante +d’avancer une pareille accusation :</p> + +<p>— Vous savez, elle a des amants…</p> + +<p>Laurent fronça les sourcils : cette idée ne lui déplaisait +pas. Il se borna à faire deux pas vers la porte, +sans répondre, et comme hésitant entre les deux +femmes. Clarisse, pâle de son mensonge, répéta :</p> + +<p>— Une femme comme elle n’est pas faite pour +vous… Vous ne seriez qu’un caprice.</p> + +<p>Il fit un geste d’indifférence, voulut s’en aller, +alors, tout éperdue, elle s’écria :</p> + +<p>— Mais enfin, qu’attendez-vous de moi ?</p> + +<p>Il se retourna, la saisit dans ses bras, moins par +amour que par besoin de la contraindre, ou pour +lui faire comprendre le bonheur de s’y trouver. Il +vit sa figure délicate rougir, redevenir pâle de nouveau, +et il sentit son corps se coller au sien. Avec +une expression têtue, il dit :</p> + +<p>— Viens chez moi ce soir…</p> + +<p>Ensuite, il la lâcha. Clarisse jeta un coup d’œil +affolé autour d’elle pour s’assurer que personne ne +les avait entendus. Le vieux salon familial était là, +avec ses meubles accoutumés, les bouquets qu’elle +avait faits, le portrait de son beau-père ; elle respira +l’odeur d’étoffe et de fruit, elle entendit quelqu’un +marcher à l’étage supérieur, et la cloche du repas +sonner. Tous ces détails familiers, réguliers, quotidiens, +lui prouvèrent l’impossibilité de céder au jeune +homme. Ce portrait de son beau-père, surtout, avec +ses moustaches tombantes, et son air de reproche +maussade ! Se tournant vers Laurent, elle murmura +d’une voix douloureuse qui disait si bien son amour +sans qu’il voulut l’entendre.</p> + +<p>— Vous êtes injuste. Je ne peux pas ici, ce soir… +Plus tard, ailleurs, je vous le promets.</p> + +<p>Mais, sans écouter davantage, il s’en alla.</p> + +<p>L’après-midi, ce fut pire. Laurent jeta le masque +et entoura Fanny d’aussi près que possible. Délaissant +son genre correct, il se montra plein d’audace. +Elle lui plaisait, il la croyait facile, et cette intrigue +nouvelle n’empêcherait pas la réussite de l’autre : il +s’estimait de taille à les poursuivre toutes les deux. +Aux phrases les plus vives, Fanny, enchantée, essayait +de le faire taire en disant :</p> + +<p>— Pas devant Clarisse, voyons !</p> + +<p>Puis, dès qu’il semblait s’interrompre, elle le provoquait. +Elle le jugeait tout haut, avec impertinence :</p> + +<p>— Mais c’est un garçon plein d’esprit, disait-elle. +Et vous le teniez ici, à l’écart ? C’est trop fort. Il +doit y avoir quelque chose là-dessous. La Cômerie +n’est pas le théâtre qu’il lui faut. Je vous invite, +monsieur Fabre-Gilles, à passer huit jours chez moi. +Vous verrez l’existence que je mène : des courses sur +le lac, des pique-niques, des bals. Vous vous rencontrerez +avec des femmes charmantes ; vous aurez beaucoup +de succès… Car je ne suis pas égoïste, moi, +comme ma cousine…</p> + +<p>Sombre, Clarisse souffrait en silence. Elle aurait +voulu interrompre ces phrases légères par des paroles +graves et dire : « Laissez-le, Fanny, ne vous prêtez +pas à son manège cruel. Vous voyez qu’il m’a menti +ou qu’il vous ment. Il vous fera souffrir à votre tour. +Laissez-le, il est à moi. Il vous plaît peut-être, mais +je l’aime. » Quel effet aurait un pareil aveu ? Ne +valait-il pas la peine de se livrer afin de reprendre +Laurent ? Elle se maudit d’avoir retenu Fanny deux +jours. La supposition d’Hubert revint à sa mémoire. +Alors elle, Clarisse, n’aurait été qu’un intermède +et Fanny lui succéderait peut-être. Ou bien +qui sait s’ils ne se jouaient pas d’elle tous les deux, +et si Laurent ne faisait pas depuis longtemps la cour +à Fanny ?</p> + +<p>Dans le va-et-vient éperdu de ses pensées, une idée +surgit tout à coup. Elle punirait Laurent comme il +avait voulu la punir… Sous prétexte de faire servir +le thé, elle se rendit dans la maison et téléphona +à Desnouettes :</p> + +<p>— Desnouettes, je vais être bonne. Je vous invite +à dîner ce soir avec les Gaillardoz.</p> + +<p>Elle entendit dans l’appareil Desnouettes qui +s’étranglait de reconnaissance. Comme tous ces gens +étaient absurdes ! Elle ne croyait pas à la profondeur +de leurs sentiments ; elle était possédée par le sien +qui, seul, existait à ses yeux. Et elle n’hésitait plus +sur les moyens. Puisqu’on avait voulu lui faire +mal, elle ferait mal à son tour. Fanny cherchait à +séduire Laurent et Laurent semblait la trouver à +son goût, eh bien, elle appelait Desnouettes pour le +mettre entre eux deux. Cette intrigue qu’elle avait +blâmée naguère, elle l’encouragerait pour s’en servir. +Et Gaillardoz ? Tant pis pour lui, il n’avait qu’à +se défendre aussi bien qu’elle. Ainsi, sous l’empire +de sa passion blessée, elle ne voyait plus le monde +d’après la convention optimiste et morale qui lui +était coutumière ; elle acceptait qu’il fût le champ des +égoïsmes aux prises, et, sous les apparences de la +politesse, un lieu de sauvagerie et de sensualité.</p> + +<p>Revenue près de Fanny et de Laurent, elle les +trouva toujours dédaigneux d’elle. Mais elle ne se +choqua plus du sans-gêne avec lequel ils semblaient +se manifester leur goût réciproque : tel était le jeu, +et elle allait profiter à son tour des facilités qu’il +offrait. Elle consentait désormais à la liberté des +mœurs puisqu’elle était la condition indispensable +de son amour.</p> + +<p>Seulement, tout en les écoutant, elle les détesta. +Fanny, d’abord, à cause de son aisance et de sa +grâce auxquelles elle-même n’atteindrait jamais. +Et puis, et surtout, Laurent. Elle lui en voulut +d’être, avec sa cousine, plus empressé qu’il ne l’avait +jamais été avec elle. Elle souffrit de sa suffisance, +alors qu’elle était déchirée d’hésitations et de scrupules. +Pourquoi ne connaissait-il de l’amour que +les satisfactions ? Sa jalousie se tourna, à un moment +donné, en un accès de haine. Il venait de se lever, elle +se dit qu’il avait des jambes courtes et des pieds en +dedans ; comment ne s’en était-elle jamais aperçue ? +Elle se félicita de le voir enfin dans sa réalité, sans +illusions, de constater qu’il se révélait calculateur et +égoïste, et à coup sûr ni passionné, ni sentimental. Et, +dans le même instant de cette pensée méchante, elle +s’avoua qu’elle voudrait se jeter à terre, là, tandis +qu’il était debout près de Fanny, lui serrer les genoux +dans ses deux bras, et, la tête levée, lui crier son désir. +C’est en vain qu’elle souhaitait l’humilier : avec quel +bonheur elle s’humilierait devant lui ! Mais il ne +lui dirait qu’une seule chose, et qu’elle ne voulait pas +lui accorder. Alors elle se remit à le haïr : elle rêva +de lui faire mal dans sa chair, de le frapper, de le +blesser avec des mains féroces jusqu’au sang, et puis, +ce trop beau visage — qui souriait à Fanny sans se +douter d’une pareille menace, — de le voir pâli par +la douleur, enfin vaincu, et de le couvrir de baisers.</p> + +<p>Vers le soir, ils regagnèrent la maison afin de s’habiller +pour le dîner. Clarisse accompagna sa cousine +à sa chambre pour voir si elle ne manquait de rien. +Loin de Laurent, Fanny redevint d’un coup simple +et affectueuse.</p> + +<p>— C’est chez vous, dit-elle, que je me retrouve +avec le plus de plaisir… Votre maison paraît si calme, +tellement en ordre.</p> + +<p>Clarisse ne répondit pas. Fanny continua, avec un +grand accent de sincérité, et cet imprévu, cette +souplesse d’esprit qui la rendaient si séduisante :</p> + +<p>— Votre existence, Clarisse, vous fait valoir. Vous +avez dans le regard quelque chose que je ne vous +connaissais pas.</p> + +<p>— Je me porte très bien et n’ai aucun souci.</p> + +<p>— Et puis, ma chère, vous êtes une femme droite +et intelligente. C’est l’essentiel… Oui, intelligente. +Vous seriez capable, j’en suis sûre, de comprendre +même ce qui ne vous ressemble pas.</p> + +<p>Fanny s’étendit sur une chaise longue et, les yeux +languissamment tournés vers le parc qui se dorait +au soleil couchant, elle s’écria :</p> + +<p>— Ah ! si j’avais quelque chose à me faire pardonner, +je vous demanderais conseil…</p> + +<p>— Pourquoi dites-vous cela ?</p> + +<p>— Pour rien du tout. Mais j’en veux aux gens +rancuniers et bêtes. On m’a rapporté dernièrement +des potins que madame de Griffeuilhe répand sur mon +compte, et qui sont absurdes. Pourquoi cette femme +est-elle si méchante ?</p> + +<p>— Si jamais je l’entends parler ainsi, interrompit +Clarisse, je la remettrai à sa place.</p> + +<p>Fanny lui fit un petit sourire de remerciement, puis, +avec une brusque gaieté :</p> + +<p>— Le plus drôle, c’est de songer à ce qu’elle a fait +elle-même, dans le temps !</p> + +<p>— Quoi, madame de Griffeuilhe ?</p> + +<p>— Oui, cette veuve inconsolable a largement +trompé son mari… Mais c’est historique, ma chère.</p> + +<p>Comme Clarisse restait interdite, Fanny bondit +vers elle et, l’entourant de ses bras :</p> + +<p>— Je suis sûre que cette idée vous choque parce +que vous ne pouvez croire qu’une femme de notre +monde se conduise mal. N’est-ce pas ?</p> + +<p>— J’avoue en effet, que… Vous m’étonnez tellement, +Fanny.</p> + +<p>— Ah ! vous ne savez pas le dessous des choses, et +Hubert est un mari à ne rien raconter… Mais jusque +dans notre famille, Clarisse, cette famille si vertueuse +et si fière, on trouve de petits scandales, +d’ailleurs étouffés avec soin. Cette chronique secrète +mérite d’être connue, au moins par nous.</p> + +<p>— Fanny !</p> + +<p>— Mon mari m’a tout raconté ; demandez à +Hubert… Tels de nos plus austères censeurs, avant +d’être ermites, ont été quelque peu diables. Maintenant +ils — ou elles — sont rangés, moraux, et grisonnent. +On voudrait que leur passé leur inspirât +un peu d’indulgence…</p> + +<p>Fanny s’empara d’une photographie dans son sac +de voyage : c’était celle de son mari. Elle l’embrassa +en s’écriant :</p> + +<p>— N’est-ce pas, mon gros, mon cher gros…</p> + +<p>On entendit la voiture qui arrivait. Clarisse murmura :</p> + +<p>— Vous savez que Desnouettes vient dîner ?</p> + +<p>— Tiens, quelle chance ! Maintenant laissez-moi +m’habiller, car je vais être terriblement en retard.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXI</h2> + + +<p>Hubert attira sa femme dans un coin du salon.</p> + +<p>— Eh bien, comment s’est passée la journée ?</p> + +<p>— Mais… fort bien…</p> + +<p>— Fanny ne s’est pas jetée à la tête du petit +Fabre-Gilles ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— D’ailleurs, il vient de m’informer qu’il nous +quittait demain. Ma foi, je ne l’ai pas retenu. J’en ai +assez de ce garçon… pour certaines raisons.</p> + +<p>— Comment ?</p> + +<p>— Nous en recauserons.</p> + +<p>Clarisse s’en alla vers ses invités. Elle eut peur, +tout à coup, que Hubert voulût signifier quelque +chose. Mais quoi ? Elle regarda son mari de loin. Il +lui fut impossible de savoir ce qu’il pensait, et si, sous +ses paroles banales et ses gestes habituels, il dissimulait +peut-être le projet d’une condamnation, d’une +vengeance, d’une rupture. Hubert, avec son visage +bouffi aux yeux flottants qu’elle connaissait si bien, +son apparence familière, à la fois lasse et ennuyée, +lui parut tout à coup mystérieux.</p> + +<p>On annonça le dîner. La table était chargée d’argenterie +et de fleurs. Par les portes grandes ouvertes +venait l’air rafraîchi du soir et le bruit doux du jet +d’eau sur la terrasse.</p> + +<p>Desnouettes n’arrêta pas de parler… Surpris tout +d’abord par la brusque invitation de Clarisse, il avait +presque regretté cet épisode imprévu qui ne rentrait +pas dans son plan général de séduction préparé pour +l’été. Ensuite, il s’était décidé à se tenir sur la réserve : +il craignait un piège. Un de ses principes était de ne +s’engager que lorsqu’on a reconnu le terrain. Toutefois, +en présence de Fanny, le principe avait disparu +et la tactique s’était évanouie : il n’avait pu résister +au plaisir du bavardage.</p> + +<p>De son côté, Fanny, abandonnant Laurent, s’était +mise tout de suite à tourmenter Desnouettes.</p> + +<p>— Vous avez maigri, mon cher.</p> + +<p>— N’est-ce pas ? On le remarque beaucoup. C’est +que je fais énormément de culture physique. J’ai +entrepris l’éducation de mes réflexes.</p> + +<p>Il tourna vers Clarisse son visage agité et répéta :</p> + +<p>— L’éducation de mes réflexes.</p> + +<p>— Alors, vous allez devenir un athlète ? demanda +Fanny.</p> + +<p>— Pourquoi pas ? Nous négligeons trop la beauté +de notre corps…</p> + +<p>— Mais non, fit-elle.</p> + +<p>— Permettez. J’entends les hommes. Or il existe +un canon de la beauté virile. Parfaitement, un canon +de la beauté virile, auquel nous pouvons tous prétendre. +Mon but principal est de me dépouiller +de ma graisse inutile. Nous sommes des engorgés. +Si nous faisions disparaître le surplus, nous gagnerions +de la souplesse, de la ligne, du style.</p> + +<p>— J’ai envie de vous imiter, s’écria Gaillardoz +avec un rire sonore.</p> + +<p>— Ah, mais non, interrompit sa femme, je tiens +à ton genre. Tu es un colosse, reste-le. Desnouettes +peut s’amuser à se dégonfler. Toi, je te préfère énorme.</p> + +<p>— Permettez, fit Desnouettes, il n’y a pas là qu’une +question physique, il y a le côté psychologique. Si +vous augmentez votre tonicité musculaire…</p> + +<p>— Tonicité musculaire !</p> + +<p>Clarisse se taisait. Puisque Fanny semblait délaisser +Laurent, allait-il lui revenir ? Cet absurde +Desnouettes lui rendait donc sans le savoir son +bonheur. Elle souhaita entendre la voix du jeune +homme, anxieuse qu’elle était de deviner le succès +de sa ruse. Pauvre ruse, elle le sentit elle-même, +mélange d’innocence et de calcul, d’enfantillage +et de rouerie. Tout à coup Laurent redemanda +du pain ; ces mots brefs lui donnèrent un espoir fou. +Elle ne fit plus que guetter ce qu’il dirait encore.</p> + +<p>Ce fut un instant plus tard. On parlait voyages, et +il s’écria qu’il aimerait s’en aller vers des pays +lointains, de l’autre côté de la terre… Par-dessus +une corbeille de pois de senteur roses et mauves +dont l’odeur était pénétrante, elle le vit si jeune, si +attrayant, et elle éprouva une telle intensité d’admiration +qu’il la sentit venir à lui avec le parfum de +la corbeille, et qu’il s’arrêta, interdit. Tout le monde +s’était tourné vers lui et le dévisageait. On était +comme étonné de le découvrir.</p> + +<p>— Quand on s’en va très loin, dit Gaillardoz, il faut +partir pour des années, et faire son deuil de ses amis.</p> + +<p>Laurent reprit courage, et, avec son petit rire brusque +à l’adresse de Clarisse :</p> + +<p>— Justement, moi je ne m’attache guère…</p> + +<p>— Feriez-vous de la banque là-bas ? demanda +Hubert avec dédain.</p> + +<p>— Oh ! je n’y tiendrais pas. La banque n’est pas +mon idéal.</p> + +<p>— Bravo, s’écria Desnouettes qui n’hésitait jamais +à commettre une gaffe.</p> + +<p>Ensuite tout le monde se remit à parler sans s’occuper +plus longtemps de ce petit jeune homme.</p> + +<p>Clarisse songea qu’en attendant ce grand départ +hypothétique il allait quitter la Cômerie. Et il ne +l’avait pas prévenue. De tristes pressentiments +l’agitèrent : une fois qu’il serait parti, quand le +reverrait-elle ? Durant l’été, où le rencontrer ? Si +même elle parvenait à le voir, elle n’aurait avec lui +qu’une conversation rapide, devant des témoins. +Mais il ne pouvait s’en aller ainsi, sur ce malentendu, +dans un accès de méchanceté. « Il faut que nous +ayons ce soir une explication », pensa-t-elle.</p> + +<p>Après dîner, ils s’installèrent tous sur la terrasse. +Fanny, qui dédaignait Laurent maintenant qu’elle +avait retrouvé son interlocuteur habituel, attaqua +Desnouettes sur ses matches de Saint-Moritz. Il y +avait été honteusement battu.</p> + +<p>— Alors, fit-elle, il vous a trahi, ce système si bien +étudié ?</p> + +<p>Il détourna la conversation :</p> + +<p>— Le tennis, dit-il, n’était qu’un prétexte à mon +voyage. Je ne connaissais pas Saint-Moritz. Or j’ai +toujours eu la curiosité de ces milieux cosmopolites, +où se coudoient des espèces humaines très +différentes. La nationalité provoque des variations +des espèces sans abolir leurs caractères essentiels. +Un <i>palace</i> me cause le même plaisir qu’un jardin +zoologique bien entretenu.</p> + +<p>— Alors, reprit Fanny, vous donniez du pain à +travers les barreaux à des Italiennes aux yeux d’antilopes, +ou à des juifs de Francfort pareils à d’affreux +cacatoès ?</p> + +<p>— Ne plaisantez pas, le sujet est tragique. Dans +un hôtel, les espèces dont je parle sont libérées et se +mêlent sans se douter toujours qu’elles sont étrangères. +Parce qu’il n’y a pas de grille, on voit là se +nouer des amitiés ou des liaisons entre des êtres +hostiles à leur insu, irréductibles l’un à l’autre… Irréductibles !</p> + +<p>Clarisse chercha Laurent. Il était derrière elle. Elle +le pria d’aller lui prendre son écharpe au vestibule. +Pour s’éloigner des autres, elle le suivit jusqu’à +la porte du salon. Quand il revint, tenant l’écharpe, +elle lui dit, avec un faible sourire afin de lui montrer +qu’elle offrait la réconciliation :</p> + +<p>— Il est amusant, mais bavard, cet excellent +Desnouettes.</p> + +<p>— Certes.</p> + +<p>— Il accapare un peu ma cousine, ne trouvez-vous +pas ?</p> + +<p>— Ce n’est pas à vous de le regretter.</p> + +<p>Que veut-il dire ? pensa Clarisse redevenue inquiète. +Puis elle se rassura en croyant lui voir une expression +plus amène. Il alluma une cigarette et demanda :</p> + +<p>— Desnouettes m’a raconté que vous l’aviez +invité aujourd’hui même à dîner pour ce soir. Est-ce +exact ?</p> + +<p>— Oui.</p> + +<p>— Il pense que vous avez voulu le rapprocher +de madame Gaillardoz. Je lui ai fait comprendre +l’inconvenance d’une pareille supposition. Madame +Damien, se conduire de la sorte ! Et pourquoi ?</p> + +<p>— Pour vous avoir à moi toute seule, Laurent.</p> + +<p>— Vous avez cru que cela suffirait ?</p> + +<p>Laurent haussa les épaules. Puis, trahissant son +amour-propre vexé, il fit :</p> + +<p>— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que vous +invitiez Desnouettes ?</p> + +<p>Clarisse riposta :</p> + +<p>— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue que +vous partiez demain ?</p> + +<p>— Je l’ai dit à votre mari.</p> + +<p>— Cessez vos ironies, Laurent. Êtes-vous vraiment +décidé à partir ?</p> + +<p>— Je craindrais, en restant, d’abuser de votre +hospitalité.</p> + +<p>Clarisse respira avec un peu d’effort, puis, au bout +d’un instant :</p> + +<p>— Vous verra-t-on quelquefois ?</p> + +<p>— Certainement. D’abord je verrai M. Damien +tous les matins au bureau. Et puis je viendrai vous +rendre visite, à votre jour.</p> + +<p>— Ah ! ne prenez donc pas cette peine. La Cômerie +est trop loin. Vous risqueriez de me manquer, ou de +me trouver seule…</p> + +<p>Elle se mordit les lèvres d’avoir laissé voir son +amertume. Alors elle se redressa, prit son air Bourgueil +et dit, comme si elle s’adressait à un domestique :</p> + +<p>— Donnez-moi mon écharpe, je vous prie.</p> + +<p>Il ne la remit pas dans ses mains, il la disposa +sur ses épaules. Quand elle le sentit derrière elle, +tout près, la frôlant, elle eut la tentation terrible de se +laisser tomber sans ses bras. Elle fit quelques pas, +elle l’entendit sur le gravier qui s’éloignait, alors elle +se retourna, l’appela, avec un accent qui dissimulait +mal sa tristesse :</p> + +<p>— Monsieur Fabre-Gilles !</p> + +<p>— Madame ?</p> + +<p>Il revint, elle tint de nouveau tout près d’elle +celui qu’elle aimait :</p> + +<p>— Puisque vous partez demain, et de très bonne +heure, ayons ce soir une dernière conversation. Ne +nous quittons pas comme des ennemis. Je ne vous ai +demandé que d’attendre, Laurent, et vous me traitez +comme si nous avions rompu.</p> + +<p>— Puisque vous persistez dans votre refus, je +n’ai rien à dire.</p> + +<p>— Mais ne comprenez-vous pas mes angoisses et +mes incertitudes ? J’ai commis une faute, Laurent, +dont vous n’êtes pas responsable. Je souhaiterais +renoncer à ma faute, sans renoncer à mon amour. +Vous me dites que c’est impossible, vous exigez. Vous +avez le droit d’exiger bien sûr : je vous ai accordé tous +les droits sur moi. Je ne vous demande qu’un délai. +Ma faute serait plus grave si je la commettais ici, +sous ce toit…</p> + +<p>— Pourtant, il y a trois jours…, fit Laurent agacé +par ces explications confuses.</p> + +<p>— Oui, je sais. J’étais bouleversée, menée au +hasard. Maintenant, j’ai repris quelque sang-froid. +J’essaie de raisonner, mais vous ne m’aidez pas +à voir clair. Même avec vous je me sens tellement +seule… Ah, Laurent, si vous admettiez entre nous +un amour sentimental : je me rachèterais ainsi sans +vous quitter. Nous serions unis l’un à l’autre par ce +que nous avons de meilleur. Nous pourrions reconquérir +l’estime de nous-mêmes, et oublier peut-être +que nous avons été coupables. Vous m’offrez la rupture +ou l’obéissance à vos ordres. Ayez pitié de moi, +Laurent. Je vous propose de nous aimer simplement +et tendrement. Oui, j’ai besoin de vous, mais ne triomphez +pas de ma faiblesse, de ma misère… Vous êtes +plus jeune que moi, vous ne pouvez pas comprendre +tout ce que j’éprouve. Je vous pardonne ce que vous +me faites souffrir. Mais alors pardonnez-moi mon +refus de ce soir…</p> + +<p>Tout le temps de ce plaidoyer oppressé, Laurent +regardait les yeux qui suppliaient de la hautaine +M<sup>me</sup> Damien, ses lèvres dont il connaissait le goût, +et il se sentait repris d’une frénésie sensuelle, d’un +besoin de plier cette femme sous sa force. Et il était +stimulé par sa déception auprès de Fanny, car, manifestement, +elle ne lui accordait plus la moindre attention ; +Clarisse, en faisant demeurer sa cousine et +venir Desnouettes, avait ainsi travaillé à sa propre +perte. Il ne fit que répondre :</p> + +<p>— Tu n’as pas toujours tenu ce langage…</p> + +<p>Et, en quelques mots rapides, il évoqua des souvenirs +précis. Mais il mit dans sa voix un tel ton +de désir, d’orgueil et de colère, que Clarisse ne put +s’empêcher de s’envelopper de son écharpe et de le +quitter une seconde fois, offensée dans sa pudeur et +son amour. Toutefois ces paroles violentes demeurèrent +dans son esprit pour la troubler davantage. +Elle s’approcha du bassin où Gaillardoz la rejoignit :</p> + +<p>— Qu’avez-vous, Clarisse ?</p> + +<p>— Rien du tout.</p> + +<p>— Êtes-vous souffrante ?</p> + +<p>Entendre quelqu’un s’intéresser à elle lui donna +envie de pleurer. Elle répondit :</p> + +<p>— Oh ! quelque migraine en ce moment…</p> + +<p>Les mains dans ses poches, le teint coloré, il se mit +à sourire. Elle s’irrita qu’il fût ravi quand elle était +malheureuse. Elle dit :</p> + +<p>— C’est Fanny, par exemple, qui est étonnante +d’entrain. Elle a toujours vingt ans.</p> + +<p>Le sourire de Gaillardoz s’accentua. Clarisse, d’une +voix qui tremblait un peu, reprit :</p> + +<p>— Regardez-la donc avec Desnouettes. Comme +ils ont l’air de s’amuser. Qu’ont-ils à se dire ?</p> + +<p>— Oh ! vous savez, Desnouettes est amoureux +d’elle.</p> + +<p>— Vous ne craignez pas cette cour qu’il lui fait ?</p> + +<p>— Desnouettes est un grand étourdi.</p> + +<p>— Je vous félicite de cette belle confiance.</p> + +<p>— Je vous remercie.</p> + +<p>De nouveau les larmes vinrent aux yeux de Clarisse, +mais de dépit. Elle se reprocha ces sous-entendus +méchants dont son interlocuteur avait parfaitement +saisi l’intention. Plus bas, comme pour s’excuser +elle murmura :</p> + +<p>— C’est vrai que je ne me sens pas très bien…</p> + +<p>L’ombre venait peu à peu. On voyait sous les +arbres la robe blanche de Fanny qui se promenait +avec Desnouettes, et l’on entendait les rires légers +de l’une, les éclats de l’autre. Hubert, qui fumait, et +Laurent étaient assis dans des fauteuils de paille : +peut-être parlaient-ils d’affaires. Gaillardoz et Clarisse +firent à petits pas le tour de la pièce d’eau ; Clarisse +se sentait en repos auprès de cet honnête homme, +trop aveugle peut-être, mais si bon… Elle s’enhardit, +et lui demanda :</p> + +<p>— Est-ce bien exact ce que prétend votre femme +sur le passé de M<sup>me</sup> de Griffeuilhe…</p> + +<p>Gaillardoz l’interrompit d’un air amusé :</p> + +<p>— Ah ! Fanny vous a raconté ? Décidément, elle +est impitoyable pour cette vieille dame. Mais l’excuse +de M<sup>me</sup> de Griffeuilhe c’est que son mari était très +ennuyeux et qu’elle avait besoin de distraction. +Maintenant qu’il est mort et qu’elle est hors d’âge, +c’est toujours pour se distraire qu’elle dit du mal des +autres…</p> + +<p>Gaillardoz s’arrêta, leva un doigt en l’air, et sentencieusement :</p> + +<p>— Nulle part elle n’a rencontré l’amour, et voilà +pourquoi son existence est fébrile et mauvaise ! +L’amour, Clarisse ! Vous rendez-vous compte que +nous sommes exceptionnels, nous qui sommes comblés ? +Tant d’êtres sont méchants parce qu’ils sont +seuls. Il faut leur pardonner. C’est ce qu’oublient +trop les bons ménages — le vôtre, et le mien.</p> + +<p>Clarisse soupira et le félicita de son indulgence. +Il reprit, d’un ton moins solennel :</p> + +<p>— D’ailleurs Fanny a eu tort de vous parler du +passé de cette dame.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Parce que vous vivez si éloignée de ces choses, +vous êtes si différente !</p> + +<p>Une fois de plus on lui faisait sentir qu’elle était +à l’écart de la vie réelle et exempte de passions. +Les autres se conduisaient à leur guise, mais Clarisse +Damien devait demeurer fidèle. Peut-être servait-elle +à atténuer leurs remords, et lorsqu’ils avaient +commis quelque faute, songeaient-ils : « Clarisse +est là », comme si sa seule présence suffisait à compenser +leurs péchés. Ils n’imaginaient pas d’ailleurs +que la vertu lui fût pénible, ni difficile son obéissance +à une loi qu’ils révéraient sans l’accomplir. Que +diraient-ils s’ils savaient que cette Clarisse avait +trahi sa foi et la leur, sous le toit conjugal ? Elle se +demanda si elle n’aurait pas le courage de leur crier : +« Eh bien non ! je ne suis pas sacrifiée jusqu’au bout. +J’ai méconnu vos conventions morales. Moi aussi, +j’ai un cœur et des sens… »</p> + +<p>Hubert les rejoignit.</p> + +<p>— J’ai passé chez ton père, dit-il à sa femme. Il +n’est pas très bien, il a recommencé à avoir des étouffements. +Tes parents ont remis leur départ pour la +Lenk.</p> + +<p>— Tiens ! ils allaient à la Lenk, fit Gaillardoz. J’ai +un ami qui s’en est assez mal trouvé pour ses enfants. +Il est vrai qu’il y avait été trop tard dans la saison, +à cause de ses vacances.</p> + +<p>— Naturellement, fit Hubert reprenant une de +ses idées favorites, les hôtels de montagne sont toujours +mal chauffés. On s’enrhume, et ensuite on +rapporte chez soi des grippes à n’en plus finir. +Croyez-moi, les meilleures vacances sont les plus +courtes.</p> + +<p>— Parlez pour vous, répondit Gaillardoz, vous +n’êtes heureux qu’à la Bourse.</p> + +<p>Les cures, les enfants, les vacances, tout ce qui est +réglé, normal, ordinaire ! Clarisse leva la tête vers les +étoiles : il y en avait beaucoup, qui palpitaient doucement, +plus éloignées que d’habitude, pensa-t-elle, +et qui semblaient faire signe, mais qui étaient inaccessibles. +Elle se rappela le beau ciel étoilé qu’elle +voyait de la chambre de Laurent. Toute sa vie, elle +garderait le souvenir de ce gouffre nocturne, le souvenir +de ces heures brûlantes et mystérieuses, +qui ne reviendraient peut-être jamais. « Peut-être. » +Cela dépendait de son consentement. Entre elle +et ce bonheur, il n’y avait plus que sa volonté. Et +tandis que les deux hommes à ses côtés s’entretenaient +de choses sérieuses, elle frémit à l’appel des joies +possibles. Et c’était la dernière nuit que Laurent +passerait à la Cômerie.</p> + +<p>Puis vint l’heure de se séparer et l’on gagna la +maison. Hubert toujours fatigué, se hissa le long de +l’escalier en s’aidant de la rampe. Sur le palier, Laurent +baisa avec froideur les mains des deux femmes +et disparut. Desnouettes l’imita. Les Gaillardoz restèrent +un instant encore à causer avec les Damien. +Fanny s’appuyait sur les bras de son mari ; de temps +en temps elle lui tirait la barbe et l’embrassait malicieusement. +Ensuite les deux couples se séparèrent +à leur tour.</p> + +<p>Rentrés dans leur chambre, Hubert et Clarisse +échangèrent quelques mots sur le dîner, sur Desnouettes, +puis ils se dirent bonsoir. Clarisse se coucha +et, immobile, attendit. Elle attendit deux heures. +Quand elle jugea qu’il n’y avait plus de risque +d’éveiller Hubert, elle se leva à tâtons et gagna le +corridor sans bruit. Tout reposait. Elle alla jusqu’à +la chambre rouge et y pénétra sans hésiter. A la +vue de son amant un âcre flot de passion la traversa. +Elle se jeta sur lui, l’étreignit contre elle pour lui +communiquer sa fièvre, et répétant à mi-voix, déjà +gémissante, déjà soumise, mais avec un accent de +honte et de rage :</p> + +<p>— Je te déteste, je te déteste, je te déteste…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXII</h2> + + +<p>Les jours suivants, la vieille maison de la Cômerie +redevint silencieuse. Les Gaillardoz, Desnouettes, le +petit Fabre-Gilles disparus, le ménage Damien reprit +ses habitudes. Hubert partait le matin, revenait le +soir, et bâillait dès huit heures. Clarisse demeurait +seule tout le jour.</p> + +<p>Grâce à cette solitude, elle put réfléchir et comprendre +ce qui lui était arrivé. N’ayant plus à solliciter +Laurent et à le repousser tour à tour, n’étant +plus bouleversée par sa présence, elle vit clair dans son +amour et dans sa tristesse, dans ses complaisances et +ses refus. Certes sa faute était lourde, elle la qualifia +sévèrement — mais elle se sentit incapable d’y renoncer. +Tous les reproches dont elle s’accabla étaient +des mots : elle reconnaissait leur sens, mais ils n’avaient +pas de prise sur elle. En vain essaya-t-elle +de se faire horreur en envisageant les conséquences +de sa trahison : dès qu’elle devinait que ses remords, +grandissant, l’entraîneraient peut-être loin du bien-aimé, — aussitôt, +effrayée, elle les apaisait. Elle se +condamna, mais ne parvint pas à se repentir. Elle +jugea sa passion, mais elle demeura son esclave.</p> + +<p>Que de chemin parcouru en quelques jours ! +Longtemps, jusqu’au bord même de l’abîme, elle +était demeurée innocente. Ses préparatifs et ses +calculs, elle avait ignoré leur raison profonde, elle +s’était crue toujours sincère. Maintenant cette involontaire +hypocrisie par laquelle, tout en péchant, elle +ne cessait de penser à la vertu, s’était dissipée. Elle +connaissait, dans une clarté crue, le besoin qu’elle +avait d’un certain corps humain. La droiture qui +formait le fond de son caractère et qui l’avait menée +à de si naïves compromissions l’obligea à ne plus +colorer son ardeur avec des prétextes. Cet amour, dont +elle aurait pu raconter à tous l’aurore et la pureté, +était devenu inavouable. Il avait déchaîné en elle de +terribles désirs, plus forts à présent que l’amour lui-même.</p> + +<p>Naguère, quand elle se faisait encore illusion, elle +croyait qu’elle voulait le bien de Laurent, qu’elle l’aimait +pour sa générosité, pour son intelligence, pour +sa délicatesse, et aussi pour ce voile de mélancolie +mystérieuse qui semblait l’envelopper. A présent, elle +reconnaissait qu’il n’était ni délicat, ni généreux, et +il lui importait peu qu’il fût bête ou vil. Cette mélancolie +n’était qu’un malentendu, et tout mystère s’était +évanoui. Qui sait même si elle ne tenait pas davantage +à lui, désormais, parce qu’elle le voyait dans la +vérité de sa nature ? Leurs premières relations, à l’époque +où Clarisse les dirigeait, avaient été candides et +presque romanesques : il s’était laissé faire. Maintenant +il avait pris la conduite de leur liaison, et +lui avait imprimé un caractère âpre et cynique. Il +y avait entre eux des marchandages, des mensonges, +des capitulations. Elle devinait que son amour, si +bas et douloureux fût-il, mais qui était du moins +un aveu total de ses secrets profonds, ne rencontrait +chez Laurent qu’un sentiment vif, mais limité, et +mélangé d’autres sentiments accessoires. Elle pressentait +qu’ils ne se trouvaient pas d’accord dans leur +intensité, qu’ils étaient inégaux, dissemblables, et +peut-être injustes l’un pour l’autre. Cette différence +de ton avait donné à leurs dernières caresses un accent +fiévreux. Laurent n’avait pas pu ne pas voir +chez elle une appréhension, un désespoir même jusque +dans l’extase où il la plongeait à son gré. Il s’était +effrayé de sa propre puissance sur cette femme plus +âgée que lui, qu’il connaissait si mal, et que, dans +des circonstances différentes, il aurait certainement +respectée. Pour la première fois, il avait ressenti quelque +remords, ou du moins quelque regret de ce qu’il +avait fait. A considérer l’angoisse de cette âme, il +s’étonnait d’avoir osé la tourmenter ; il s’inquiétait +de découvrir, chez autrui sinon chez lui-même, les +violences de la passion, et, si ces violences gâtaient +sur l’instant un plaisir qu’il aurait voulu tout simple, +il entrevoyait qu’elles l’augmenteraient peut-être s’il +apprenait à s’en servir.</p> + +<p>Il avait demandé à Clarisse pourquoi elle se montrait +changée, taciturne. Elle lui avait répondu en +l’étreignant :</p> + +<p>— Je songe à l’époque où je ne serai plus même un +souvenir pour vous.</p> + +<p>Il n’avait pas protesté qu’il l’aimerait toujours, +car ce mensonge ne lui était pas venu à l’esprit. +Mais il lui avait assuré qu’il se souviendrait toujours +d’elle. Clarisse cependant ne s’illusionnait pas sur +l’avenir. Dix années les séparaient. Ils ne pouvaient +vivre ensemble la même existence ni s’unir complètement. +Il avait sa carrière à faire, elle avait sa situation, +sa famille. Peut-être aurait-elle examiné le projet +de tout sacrifier au jeune homme, et de s’en aller +avec lui, si elle n’avait pas redouté à l’avance le +silence surpris avec lequel Laurent aurait écouté cette +proposition. Il était bien loin d’une pareille idée.</p> + +<p>D’ailleurs cet avenir n’était pas immédiat. Laurent +n’avait pas fini son stage de banque et elle +le verrait encore pendant de longs mois. Il n’était +pas temps de prendre une décision irrévocable. +Clarisse préférait demeurer dans l’incertitude, reculer +le plus possible l’instant d’un sacrifice, car elle +avait trop bien compris le jeune homme pour ne pas +craindre qu’il ne sacrifiât leur amour. Cependant, +tout n’était pas dit. Durant les dernières heures +qu’ils avaient passées ensemble, elle avait remarqué +son étonnement devant sa fièvre, et elle pressentait +qu’elle commençait à n’être pas sans pouvoir sur lui. +Le détachement cruel que Laurent avait affecté toute +la journée, avait cédé à une émotion contre laquelle +il s’était mal défendu. Clarisse se promettait de +la susciter à nouveau. Elle s’était donnée à Laurent +avec une ferveur inhabile : elle apprendrait à +son contact comment le retenir… Ainsi ils s’enseignaient +l’un l’autre. Inexpérimentés tous deux, embarrassés, +elle de scrupules et lui d’amour-propre, ils +se perfectionnaient cependant, gagnaient en ressources, +en connaissances et en corruption.</p> + +<p>Dans la paix revenue de la Cômerie, Hubert se +rapprocha de sa femme. Autant il était de mauvaise +humeur quand, par la faute d’invités, il n’était pas +absolument libre chez lui, autant il reprenait sa bonhomie +apparente sitôt qu’il était sûr de son indépendance +et de ses aises. Cette bonhomie le dissimulait +mieux encore, d’ailleurs, que sa morosité. Il semblait +alors s’ouvrir, comme une châtaigne, mais en +réalité, il n’avouait rien de son égoïsme et de sa +sécheresse. Sa familiarité de surface déguisait une +réserve obstinée : personne, nul parent, nul ami, +nulle maîtresse, et pas même sa femme, n’avait dépassé +une certaine barrière qu’il avait mise autour de +son être intime. En aurait-il eu le désir, qu’il aurait +été incapable lui-même d’exprimer son tréfonds. Sa +seule passion n’était pas d’espèce communicative.</p> + +<p>Clarisse, au départ de tous ses invités, lui parut +tout à coup très agréable. Elle ne chercha pas à se +soustraire. Seulement, elle l’accueillit avec une froideur +qu’il mit, comme d’habitude, sur le compte de +son tempérament. Elle céda, mais ne consentit à rien +dans l’intimité dans son cœur. Son mari ne se douta +pas de ses refus intérieurs, de sa résignation hostile, +et qu’ainsi, dans la limite du possible, elle demeurait +fidèle à Laurent.</p> + +<p>Pourtant ce divorce mental était illusoire, et Clarisse +dut constater la vanité de sa tentative. C’était +à une heure tardive de la nuit. Hubert s’approchant +de la fenêtre, poussa les volets pour laisser entrer l’air +nocturne, et s’accouda au rebord… Clarisse crut +revoir Laurent. Le même geste, la même heure, et +pourtant il s’agissait d’un autre. Lequel des deux +venait-elle donc de tromper ? Jamais l’idée de son +adultère ne lui apparut avec plus d’évidence qu’en +cette minute, et avec son mari… Elle ne put que +lui murmurer de refermer les volets, afin d’interdire +cette chambre aux reproches silencieux du clair de +lune.</p> + +<hr> + + +<p>Un soir qu’ils se tenaient sur la terrasse, Clarisse +dit tout à coup à Hubert :</p> + +<p>— Ne trouves-tu pas que ce grand sapin, au milieu +de la pelouse, gâte la vue ? Et puis il fait du tort +aux chênes.</p> + +<p>Hubert lui répondit exactement ce qu’elle avait +répondu à Laurent :</p> + +<p>— Ce sapin est très beau. D’ailleurs c’est un mélèze, +un mélèze argenté.</p> + +<p>— Je te propose de le couper.</p> + +<p>— Couper le mélèze ! Mais je l’ai toujours vu là.</p> + +<p>— Qu’importe. Coupons-le.</p> + +<p>— A quoi penses-tu, Clarisse ? C’est mon père qui +l’a planté. Jamais je ne toucherai à ce que mon père +a fait ici.</p> + +<p>— Pourquoi donc ? Sommes-nous liés par les actes +de nos parents ?</p> + +<p>— Certainement, répondit Hubert d’un ton bourru. +Je considérerais comme une inconvenance de couper +ce mélèze. D’ailleurs, c’est bien simple, je ne le couperai +pas. Je ne le couperai pas.</p> + +<p>— Il est fort laid, pourtant.</p> + +<p>— Qu’est-ce que cela me fait ? repartit Hubert +avec innocence.</p> + +<p>Un peu dépitée de ne pouvoir obéir à Laurent, +Clarisse voulut le défendre sur un autre terrain. +Après un silence, elle demanda :</p> + +<p>— De quoi voulais-tu me parler l’autre soir, à +propos du petit Fabre-Gilles ? Tu m’as dit que nous +en recauserions.</p> + +<p>— Oui, parlons-en. Je t’ai déjà dit combien me +déplaît sa façon de travailler. Il semble ne s’intéresser +en rien à ses occupations. Si l’on veut réussir +dans les affaires, il faut s’y consacrer avec sérieux. +Elles exigent une sorte de vocation…</p> + +<p>— Eh bien, fit Clarisse interrompant son mari, +il n’a pas la vocation, voilà tout. Toi tu l’as, tu te +transformes à ton bureau, tu y vis plus complètement +qu’à ton foyer même, alors n’est-ce pas…</p> + +<p>Elle s’arrêta, inquiète d’apporter dans ses phrases +le reflet direct des paroles du jeune homme. Hubert +demanda en grognant :</p> + +<p>— Pourquoi me parles-tu de moi ?</p> + +<p>— Je voulais dire que ce petit n’ayant pas le goût +des affaires ne peut pas s’y intéresser autant que toi, +qui es chef de maison.</p> + +<p>— Comment sais-tu qu’il ne l’a pas ?</p> + +<p>— Il me l’a dit.</p> + +<p>Clarisse, tout à son projet de rendre justice au +jeune homme, triompha. Hubert poursuivit :</p> + +<p>— Je souhaite qu’il ne t’ait pas informé également +de ses diverses « vocations ».</p> + +<p>— Je ne comprends pas.</p> + +<p>— Ma chère Clarisse, ton indulgence et ton honnêteté +t’aveuglent parfois. Tu t’es occupée avec +beaucoup de zèle de Fabre-Gilles, je me plais à le +reconnaître, mais je t’avertis que c’est un vaurien…</p> + +<p>— Quoi ?</p> + +<p>— Tu penses bien que j’ai voulu savoir pourquoi +il manquait si souvent le bureau. Je l’ai fait surveiller.</p> + +<p>— Ce n’est pas très délicat.</p> + +<p>— Pardon, son père m’en avait chargé, et toi-même +tu m’as fait comprendre que nous étions responsables. +Quand j’ai su ce que je voulais savoir…</p> + +<p>— De quoi s’agissait-il ?</p> + +<p>— Oh ! de rien qu’on puisse raconter à une honnête +femme… Quand j’ai su ce que je voulais savoir, +j’ai fait venir l’intéressé dans mon cabinet, et je l’ai +secoué d’importance.</p> + +<p>— Il ne me l’a pas dit.</p> + +<p>— Il ne te dit pas tout… J’avais ainsi rempli mon +devoir. A lui désormais de prendre garde. Mais depuis +j’ai découvert quelque chose de plus grave.</p> + +<p>— Quoi donc ?</p> + +<p>— Je reste toujours dans les bureaux après le départ +des employés. Hier, en traversant la salle où +travaille Fabre-Gilles, je vois sous sa chaise une +lettre ; je la ramasse, elle lui était adressée. Ma foi, +j’y ai jeté un coup d’œil.</p> + +<p>— Comment, Hubert, tu as fait cela ? Mais c’est +très mal.</p> + +<p>— Oui, je sais bien, c’est très mal. Je me le suis +dit après. Mais ce garçon m’est profondément +antipathique. La lettre était de son frère qui lui conseillait +de pousser à fond une intrigue dans laquelle +Fabre-Gilles est engagé avec une femme mariée. Une +femme mariée ! A son âge ! N’est-ce pas un peu fort ? +Ses fredaines, je les lui passais, mais une femme mariée… +ce n’est plus de la polissonnerie. Tiens, voilà +la lettre.</p> + +<p>— Quelle est cette femme ? demanda Clarisse +anxieusement.</p> + +<p>— Je ne sais, il ne dit pas son nom… Mais ce doit +être une femme comme il faut…</p> + +<p>Clarisse se leva, gagna le salon et lut la lettre à la +lumière. Le frère de Laurent le félicitait de son aventure. +Il ne nommait pas la complice, mais par certaines +allusions où elle se devina, Clarisse reconnut +que Laurent l’avait exactement décrite. Elle lut, le +cœur serré d’angoisse et de tristesse. Comment avait-il +pu révéler ces choses ? Et quel danger il lui faisait +courir.</p> + +<p>— Eh bien ? demanda Hubert qui l’avait rejointe.</p> + +<p>— Tu as raison, répondit-elle.</p> + +<p>— N’est-ce pas ? Reconnais-tu la femme ?</p> + +<p>Clarisse leva les yeux vers son mari, prise d’une +soudaine terreur. Il se tenait tout près d’elle et la +dévisageait. Comme elle n’osait répondre, il insista :</p> + +<p>— Relis la lettre, tu devineras peut-être…</p> + +<p>Elle recommença sa lecture : le papier tremblait +entre ses doigts, les phrases lui parurent transparentes. +Elle s’assit, se sentit pâlir comme une accusée.</p> + +<p>— Mais je ne sais…</p> + +<p>— J’ai bien peur de comprendre, fit-il.</p> + +<p>Cette fois elle était perdue. Elle redressa la tête et, +sur un ton bref, lui dit de s’expliquer sans réticences. +Il se pencha vers elle, lui saisit le bras et murmura :</p> + +<p>— Fanny…</p> + +<p>Clarisse avait eu trop peur. Brusquement rassurée, +elle se sentit toute molle, avec une envie de pleurer. +Un mot de plus, dans cette lettre fatale, une allusion +plus directe, auraient peut-être suffi à mettre son +mari sur la piste. Et alors ! Pour la première fois +de son existence, elle connut l’horreur d’être découverte, +compromise, condamnée. Aucune excuse, +aucune explication n’attendriraient Hubert. Cet +homme qui n’admettait pas qu’on coupât un arbre +puisqu’il avait été planté par son père, n’admettrait +jamais la suprême dérogation à la loi de famille que +Clarisse avait commise. Elle le regarda, il lui parut +un ennemi et un juge, qui la frapperait sans rémission +s’il connaissait la vérité.</p> + +<p>— Fanny ou une autre, tu n’as pas le droit de +savoir qui est cette femme, répondit-elle.</p> + +<p>Ensuite, avant qu’il pût intervenir, elle déchira la +lettre en petits morceaux.</p> + +<p>— Que fais-tu ? s’écria Hubert. Cette lettre ne +t’appartient pas… Je comptais la remettre à sa place.</p> + +<p>Clarisse ne put s’empêcher de hausser les épaules.</p> + +<p>Plus tard, Hubert revint sur la question. Il se solidarisait +avec ce mari outragé qu’il ne connaissait pas. +Il était offensé dans sa dignité, dans son besoin d’ordre +et de décence.</p> + +<p>— Ce qui me tracasse, grommela-t-il, c’est l’idée +de Gaillardoz. Mais je ne puis en parler à Fabre-Gilles : +je ne veux pas avouer à ce gamin, à ce polisson, +que j’ai lu une lettre qui ne m’était pas destinée… +Une femme mariée ! A son âge !</p> + +<p>Clarisse conserva le souvenir de son angoisse +affreuse. La possibilité de la catastrophe l’avait +effleurée et elle avait entrevu, tout à coup, des +conséquences que le seul raisonnement ne lui avait +pas rendues aussi sensibles. La perspective du mal +qu’elle aurait ainsi causé à son mari, aux siens, de la +honte qui l’aurait salie à jamais, et peut-être du +scandale public, cette perspective l’engagea à ensevelir +sa faute au plus profond. Le mensonge ne l’effraya +plus : c’était sa seule ressource. Il fallait mentir +pour protéger son amour, pour protéger son nom +qui ne pouvait être mêlé à une aventure. L’idée +d’un aveu afin d’obtenir son pardon, ne lui vint +jamais. Ce qu’elle voulut, de toutes ses forces, ce fut +le secret, un secret total comme la tombe, qui enveloppât +son amour d’un silence absolu et d’un mystère +indéchiffrable.</p> + +<p>Aussi se mit-elle à se surveiller davantage. Jusque-là +sa bonne foi lui avait fait courir bien des +risques. Elle apprit à calculer sa conversation, à dissimuler +ses pensées. Chaque soir elle guettait le visage +de son mari et ses moindres phrases pour savoir s’il +rapportait d’autres révélations sur Laurent. Certains +jours, elle croyait découvrir chez lui des allusions qui +la bouleversaient. Elle ne reparla plus du tout du +jeune homme, sinon en passant, mais sans s’attarder, +et avec la crainte obsédante de se trahir. Et sa +passion s’exalta à se sentir menacée.</p> + +<hr> + + +<p>Clarisse commença de grandes promenades à pied +dans la campagne, pour calmer l’inquiétude qui ne +l’abandonnait plus et qui lui faisait redouter une +imprudence de Laurent, ou une brusque illumination +de Hubert. Au retour d’une de ces marches, et comme +elle approchait de la Cômerie, elle rencontra sa tante +Henri Bourgueil avec son fils Nicolas. C’était à une +croisée de routes et Clarisse les vit s’approcher : la +mère, un peu lourde, mais toujours belle, s’avançant +noblement, — le fils, très droit, tête nue et les cheveux +en désordre, plus vif, allant d’un pas élastique, +puis revenant à sa mère et se tournant sans cesse vers +elle pour la consulter.</p> + +<p>— Nous arrivons par les bois, dit M<sup>me</sup> Bourgueil. +Une longue course, je t’assure. J’avais promis +ma journée à Nicolas, et je voulais tenir parole avant +son départ.</p> + +<p>— Son départ ?</p> + +<p>— N’as-tu pas reçu mon mot ?</p> + +<p>Clarisse se souvint alors que sa tante lui avait écrit +quelques jours auparavant, au sujet de son fils.</p> + +<p>— Je te demandais, continua M<sup>me</sup> Bourgueil, si +tu pouvais me donner des renseignements sur Penzance, +en Cornouailles, où nous allons l’envoyer. +Nous en avons reçu d’un autre côté, et il partira dans +huit jours.</p> + +<p>— Êtes-vous content de ce voyage ? fit Clarisse +au jeune homme.</p> + +<p>Ses yeux brillèrent de joie dans son visage rougi +par le soleil, criblé de taches de rousseur.</p> + +<p>Toujours sereine et reprenant sa marche aux côtés +de Clarisse, M<sup>me</sup> Bourgueil raconta de quelle manière +ses trois autres fils emploieraient leurs vacances. +François avait loué avec deux de ses amis un petit +bateau à voiles et ils comptaient vivre sur le lac, en +navigateurs et en robinsons. Le troisième, Jean-Pierre, +irait faire des courses de montagne. Le quatrième, +Michel, qui avait dix ans, resterait à la maison ; +il était féru d’histoire naturelle et collectionnait +des pierres, des papillons et des fleurs.</p> + +<p>— Ils grandissent, fit cette mère heureuse, ils +prennent des forces, ils sont joyeux tous les quatre.</p> + +<p>— Et, dit Clarisse que cette conversation ennuyait +un peu, ils travaillent à votre entière satisfaction, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oh, le travail, tant pis. A quoi bon se fourrer +trop de choses dans la tête. L’essentiel est qu’ils +se portent bien. N’est-ce pas ton avis ?</p> + +<p>Clarisse acquiesça de la tête et l’autre reprit, +dans sa triomphante certitude maternelle :</p> + +<p>— Ils ont toujours vécu le plus possible en plein +air. Je sais que dans la famille on les trouve sauvages. +Mais ce sont des garçons endurants, qui savent se +tirer d’affaire tout seuls, et surtout qui ne mentent +jamais. Je voudrais qu’ils deviennent des hommes, +c’est-à-dire qu’ils soient braves et loyaux.</p> + +<p>Nicolas marchait devant les deux femmes de son +pas souple, sans écouter leurs paroles, et guettant au +ciel le vol d’un ramier.</p> + +<p>Clarisse le regarda, songea qu’il avait juste l’âge +de Laurent, et les compara. Ainsi, elle s’était éprise +d’un contemporain de ce garçon dégingandé, +bien ignorant des troubles et des duplicités de +l’amour… Et pourtant, qui sait ? Peut-être dissimulait-il, +comme l’autre, sa nature véritable ; peut-être +avait-il, comme l’autre, une maîtresse ! Elle le +souhaita, tout à coup, par dépit des éloges que lui +décernait sa mère. Puis elle renonça à cette hypothèse +absurde : Nicolas revenant vers les deux femmes +afin de leur montrer un caillou de couleur qu’il avait +ramassé pour Michel, Clarisse dut reconnaître l’expression +puérile de son visage.</p> + +<p>Lorsqu’il fut reparti en avant, M<sup>me</sup> Bourgueil +reprit, baissant la voix :</p> + +<p>— Ce n’est pas sans appréhension, pourtant, que +je le vois nous quitter. J’ai d’excellents renseignements +sur les personnes qui le prendront en pension. +Mais qui va-t-il rencontrer là-bas ? Crois-tu qu’il +faille s’en inquiéter ?</p> + +<p>— Mais non.</p> + +<p>— On me dit que les jeunes filles anglaises sont +fort lancées. Et s’il allait tomber sur une aventurière !</p> + +<p>— Il est bien jeune.</p> + +<p>— Ah ! ma pauvre amie, c’est justement ce qui me +trouble. Le moindre prétexte peut servir à ces femmes. +Elles pourraient acquérir de l’influence sur Nicolas, +et lui faire bien du mal. Il est si inexpérimenté !</p> + +<p>— Voilà une lacune de l’éducation qu’il a reçue, +dit Clarisse avec une ironie mauvaise.</p> + +<p>— Crois-tu ? demanda M<sup>me</sup> Bourgueil très sérieusement. +Ah ! celles qui nous prennent nos fils sont nos +pires ennemies.</p> + +<p>— Pourtant, reprit Clarisse décidément agacée par +sa tante, il arrive une heure dans la vie de tout +homme où l’amour filial doit céder la première place +à l’autre amour, qui est le vrai.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, sans lui répondre, songea : « Elle +n’a pas d’enfants. »</p> + +<p>Et Clarisse se représenta que Nicolas rencontrerait +en Angleterre une femme comme elle, et qu’elle +l’aimerait comme elle aimait Laurent, qu’ils connaîtraient +ensemble, comme eux, d’ardentes délices, +et qu’il reviendrait, au bout de ses deux mois de +vacantes, pareil à Laurent. Et sa mère, sa mère +orgueilleuse de sa royauté, ne saurait pas que son fils +ne lui appartiendrait plus. Il garderait dans son cœur +un poignant souvenir que tous les baisers maternels +ne pourraient effacer… Puis, comme sa tante +continuait de parler, Clarisse se sentit gênée : M<sup>me</sup> +Bourgueil lui confiait ses appréhensions et ses projets, +et elle ne se doutait pas que sa nièce avait +passé à l’ennemi.</p> + +<p>La visite de M<sup>me</sup> Bourgueil laissa à Clarisse une +sorte de rancœur. L’honnêteté familiale, le bonheur +maternel qui transparaissaient dans les propos de sa +tante, rendit douloureux le retour qu’elle fit sur elle-même. +Elle reconnut combien elle était devenue +étrangère à ceux qui lui touchaient de plus près. +Ils n’avaient plus de langage commun. Comment aurait-elle +pu faire comprendre à son interlocutrice +l’univers de sentiments nouveaux où elle avait pénétré ? +Là encore, il fallait se taire, dissimuler le plus soigneusement +possible ce qu’elle ne pouvait faire partager. +Par minutes, une vraie nostalgie de sa vie +ancienne la tourmentait : jadis, elle avait une âme de +cristal. Et puis elle se reprocha ces regards jetés +en arrière, alors que son choix était définitif. Il +fallait maintenant jouer courageusement la partie +jusqu’au bout. Laurent l’avait fait renoncer à bien des +joies simples, à sa franchise, mais il lui avait apporté +des plaisirs dont elle n’était pas encore rassasiée. +Et le souvenir du jeune homme revint brûler son +sang. Ses hésitations, ses regrets se dissipèrent. +Elle eut envie de se rapprocher de lui, puisqu’il +était sa justification, de l’évoquer, dans cette Cômerie +retombée au calme des après-midi d’été, et qui +semblait oublier l’amour dont elle avait reçu, trois +nuits durant, la confidence.</p> + +<p>Ce fut dans ces sentiments qu’un matin, vers +onze heures, Clarisse vit arriver le vieil Amédée +Roset.</p> + +<p>— Je viens vous demander à déjeuner, expliqua-t-il +en s’avançant à petits pas sur la terrasse.</p> + +<p>— Quelle bonne idée, s’écria Clarisse.</p> + +<p>Elle aimait ce vieillard modeste qui lui montrait +toujours une attentive courtoisie. Et lui se trouvait +ragaillardi auprès de cette nièce qui représentait +à ses yeux l’image du bonheur. Il s’éventa avec son +chapeau de paille, un chapeau de forme démodée, +bordé d’un galon d’étoffe, et qu’il traînait depuis des +années avec lui. Il contempla la pièce d’eau, la pelouse, +les chênes, et soupira d’aise.</p> + +<p>— Ah le bel endroit, murmura-t-il… La dernière +fois que j’y suis venu, c’était au printemps, avec vous +et M. Fabre-Gilles. Vous vous en souvenez ?</p> + +<p>— Mais oui.</p> + +<p>— C’était une des premières journées tièdes de la +saison. La maison était encore froide, mais elle se +réchauffait au soleil. Vous avez fait allumer le poêle +de la salle à manger…</p> + +<p>— Oui, murmura Clarisse.</p> + +<p>Il se carra dans son fauteuil d’osier, étala avec soin +la cravate flottante à pois qu’il avait mise pour la +circonstance, et reprit :</p> + +<p>— Je ne l’ai pas revu, M. Fabre-Gilles. Il m’avait +fait une très bonne impression. C’est un jeune homme +bien élevé. Au retour, dans la victoria, il me remettait +tout le temps la couverture sur les genoux.</p> + +<p>Clarisse fut reconnaissante à son oncle d’appeler +Laurent « monsieur ». Et ses paroles réveillèrent dans +sa mémoire cette journée si précieuse à son cœur. Elle +voulut en entendre encore parler.</p> + +<p>— Vous rappelez-vous, dit-elle avec un sourire, +votre indignation au sujet des mansardes ?</p> + +<p>— Quoi ? demanda-t-il en penchant l’oreille.</p> + +<p>— Les mansardes, répondit-elle tandis qu’elle +tendait la main vers la maison.</p> + +<p>— Ah, fit-il en croyant saisir, la chambre rouge +où nous sommes entrés… Oui, je me souviens. Vous +vous êtes accoudée à la fenêtre avec M. Fabre-Gilles +et vous avez causé. Je ne pouvais pas vous entendre.</p> + +<p>Il parlait sans malice, et Clarisse, qui le savait, +jouissait de l’écouter. Elle lui dit que c’était dans cette +chambre même qu’avait logé dernièrement le jeune +homme. Il dodelina de la tête avec intérêt ; il accordait +de l’importance aux moindres détails de la +vie des autres, et il les recueillait afin d’en enrichir +son existence pauvre. Clarisse lui raconta le séjour +de Laurent, pour le plaisir de prononcer tout haut +son nom et de ne rien craindre, soulagée d’exprimer +son secret sans pourtant le trahir, et trouvant le +confident idéal dans ce vieux sourd respectueux qui +ne comprenait pas la moitié de ce qu’elle disait.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, sa mère appela Clarisse au +téléphone.</p> + +<p>— Ton père n’est pas bien, dit-elle, cela m’inquiète.</p> + +<p>— Oui, Hubert m’a raconté. Mais ce n’est rien, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>Sa mère lui donna quelques détails et Clarisse se +reprocha de ne pas avoir accordé d’importance +à cette indisposition. Elle écouta avec plus d’intérêt +encore quand sa mère ajouta :</p> + +<p>— Viens donc nous faire visite. Il y a des siècles +que je ne t’ai vue.</p> + +<p>— J’irai demain, s’écria Clarisse.</p> + +<p>Le soir, elle communiqua son projet à Hubert.</p> + +<p>— Tu as raison, dit-il. Il me semble que tu as négligé +tes parents ces dernières semaines.</p> + +<p>Elle décida de prendre le train de deux heures ; elle +monterait tout de suite au Bourg-de-Four ; Hubert +viendrait la chercher pour rentrer. Et tous ces préparatifs +lui étaient dictés par l’envie grandissante +de se rapprocher de Laurent. En allant à Genève, +elle risquait de le rencontrer, elle était sûre même +qu’elle le rencontrerait… Le revoir ! Comment +avait-elle attendu jusque-là ?</p> + +<p>Elle ne put s’empêcher de trahir son agitation. +Hubert, qui l’observait, mit cette nervosité sur le +compte des chaleurs.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXIII</h2> + + +<p>Quoiqu’elle eût dit qu’elle prendrait le train de +deux heures, Clarisse, le lendemain, et sitôt Hubert +parti, pensa qu’il serait bien long d’attendre toute +la matinée, et elle prit celui de dix heures. Enfin, elle +quittait sa solitude ! Les rues de la ville, écrasées de +soleil, lui parurent plus délicieuses que des chemins +de forêt. C’était là que vivait Laurent. A chaque +tournant de rue, elle pensa le rencontrer. Elle s’arrangea +pour passer devant le bureau, elle lut la plaque +de cuivre scellée à la porte : <i>Damien et C<sup>ie</sup></i>. Qui sait ? +Laurent allait peut-être sortir, juste à cette minute… +Elle souriait d’aise en se rappelant sa silhouette +et sa voix. Elle se réjouissait de lui reparler, +de renouer leurs existences à leur dernier entretien +et de combler ainsi le vide des heures qu’ils avaient +vécues loin l’un de l’autre. Aussi arriva-t-elle chez ses +parents pleine de bonne humeur. Mais là elle trouva +tout le monde consterné.</p> + +<p>— Le médecin sort d’ici, expliqua M<sup>me</sup> Bourgueil, +il demande une consultation pour demain.</p> + +<p>— Comment, c’est donc grave ?</p> + +<p>— Oui, ma pauvre enfant, c’est grave…</p> + +<p>Sa mère essuya une larme. Clarisse dut s’asseoir : +le salon aux tapisseries bibliques tournait autour +d’elle. Ainsi, tandis qu’elle n’avait songé qu’à elle-même, +son père…</p> + +<p>— Mais enfin, s’écria-t-elle avec irritation, pourquoi +ne m’a-t-on pas prévenue ?</p> + +<p>— C’est ton père lui-même qui s’y est opposé. Tu +sais comme il est autoritaire. Il prétend que ce n’est +rien, et il répète tout le temps : je ne veux pas qu’on +ennuie Clarisse…</p> + +<p>— Mais il fallait me prévenir sans lui le dire…</p> + +<p>— Je n’ai pas osé tout de suite. Hier, je me suis +décidée à te téléphoner, mais je ne voulais pas +t’inquiéter non plus.</p> + +<p>Elle se tourna vers Jimmy qui, la gueule ouverte, +riait au milieu de cette tristesse, et elle le caressa pour +se consoler elle-même. Alors il redoubla de gaieté. +Clarisse demanda ce qu’avait dit le docteur. Les +explications embrouillées de sa mère la rassurèrent +beaucoup.</p> + +<p>— D’ailleurs, ajouta-t-elle, votre médecin est toujours +très noir. En somme, ce n’est qu’une bronchite.</p> + +<p>— Oui, mais la consultation !</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil donnait au terme plus qu’à la chose +elle-même une importance considérable. Il l’impressionnait +sans qu’elle en comprît toute la portée.</p> + +<p>— La consultation n’est qu’une mesure de précaution, +répliqua sa fille. Je vous assure, vous exagérez +vos inquiétudes.</p> + +<p>— Mais le mal a si vite empiré. Depuis hier !</p> + +<p>— Vous connaissez la résistance de papa. Il est +très solide. Il a déjà eu souvent des bronchites.</p> + +<p>— Il n’a jamais eu autant de fièvre, Clarisse !</p> + +<p>— A son âge, on a plus facilement de la fièvre. +Cela ne signifie rien.</p> + +<p>Clarisse ne cédait pas uniquement à l’instinct de +contredire. Mais depuis le matin, elle était portée par +un élan d’optimisme et elle voulait demeurer dans +cet état d’esprit. Résolue à ne pas se frapper, elle +était certaine que les choses s’arrangeraient.</p> + +<p>Elle pénétra chez son père. Elle le trouva respirant +avec peine, maigre dans sa chemise, et comme +perdu au fond d’un vaste lit solennel qui remplaçait +le lit de camp où il couchait d’habitude. Son grand +nez, un peu pincé, pointait vers le plafond. Ses cheveux +gris, d’ordinaire ramenés en coup de vent de +chaque côté de la tête, étaient emmêlés et sans éclat. +On l’eût dit plus rapproché de la moyenne humaine, +plus familier, à l’instar d’un orateur descendu de la +tribune ou d’un acteur sorti de scène.</p> + +<p>— Eh bien ! fit-il avec un faible sourire, me voilà +couché.</p> + +<p>Elle lui prit la main, il se redressa pour mieux marquer +son affirmation et dit :</p> + +<p>— Ce n’est rien du tout… Tu sais comme est ta +mère… Tout de suite inquiète… Elle a voulu un +second docteur !</p> + +<p>Clarisse l’embrassa sur le front. Elle éprouva pour +son père, en cet instant, une immense tendresse. Lui +qu’elle avait toujours considéré debout, elle s’affligea +de le voir couché, atteint. Mais elle ne pouvait admettre +que M. Bourgueil, qui était un des personnages +principaux de sa vie, fût menacé.</p> + +<p>— Comment vous sentez-vous ?</p> + +<p>— Pas mal du tout, je t’assure.</p> + +<p>Elle ne demandait qu’à le croire. Elle voulut trouver +une raison encore de se réconforter, et l’interrogea :</p> + +<p>— Avez-vous faim ?</p> + +<p>— Guère…</p> + +<p>Alors elle conclut :</p> + +<p>— Après tout, il vaut mieux que vous ne vous +chargiez pas l’estomac.</p> + +<p>Et comme il sourit de nouveau, elle sourit à son +tour.</p> + +<p>— Eh bien ? fit M<sup>me</sup> Bourgueil quand Clarisse +sortit de la chambre.</p> + +<p>— Eh bien !… il ne m’a pas fait mauvaise impression… +Mais c’est vous, m’a-t-il dit, qui avez +réclamé la consultation…</p> + +<p>— Du tout. Nous le lui avons fait croire afin de +ne pas le frapper. En réalité, c’est le docteur lui-même +qui la réclame, et au plus vite.</p> + +<p>— Ah !…</p> + +<p>Mais de nouveau Clarisse voulut écarter l’idée que +son père était gravement malade. Et, sans preuve +cette fois, elle déclara :</p> + +<p>— Je vous assure que vous voyez beaucoup trop +en noir.</p> + +<p>Les deux femmes déjeunèrent tête à tête. Ensuite, +elles ne se tinrent pas dans la chambre du malade, +afin de ne pas le fatiguer, mais dans le salon. Il avait +une sonnette à portée de sa main pour le cas où il +aurait besoin de quelque chose. Mieux valait le laisser +sommeiller tranquillement.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil travailla à un ouvrage afin de s’occuper. +Clarisse prit une tapisserie et s’assit près d’une +fenêtre ouverte. Elle était toujours persuadée qu’elle +verrait Laurent. Elle comptait sur le hasard. Peut-être +Hubert dirait-il au jeune homme qu’elle passait +la journée à Genève, et alors il ne manquerait +pas de venir rôder devant la maison. De temps en +temps elle jetait un coup d’œil sur le Bourg-de-Four +et surveillait le va-et-vient des promeneurs. Un +fiacre tourna le coin, puis vint une automobile qui +remplit de son vacarme important le quartier fatigué +par la chaleur. Des enfants sortirent d’une école et +traînèrent leurs souliers sur le trottoir.</p> + +<p>Tout à coup Clarisse déclara à sa mère qu’elle viendrait +le lendemain s’installer dans l’appartement pour +quelques jours.</p> + +<p>— Vous me mettrez dans n’importe quelle chambre, +dit-elle. Je vous aiderai, je vous réconforterai et +nous guérirons papa ensemble.</p> + +<p>Et tandis que sa mère la remerciait avec effusion, +Clarisse songea qu’ainsi elle aurait plus certainement +l’occasion de rencontrer Laurent.</p> + +<p>— Tu es bien bonne, ma chère enfant, ajouta +M<sup>me</sup> Bourgueil qui s’était arrêtée de coudre, car, +vois-tu, je suis très inquiète.</p> + +<p>Clarisse s’efforça de la remonter.</p> + +<p>— Oh ! toi, je sais bien, reprit sa mère, tu as une +nature raisonnable, tu ne t’affoles pas. Depuis que +tu es ici, je me sens mieux. Et quand tu me dis que +tu as confiance, je devrais te croire…</p> + +<p>— Je vous jure, répondit Clarisse, que j’ai confiance.</p> + +<p>Elle ne voulait pas admettre le pire. Et Jimmy non +plus. Sans l’ombre d’hypocrisie, il manifesta sa belle +humeur par des jappements, des jeux excités avec +des pelotons de laine, ou en sautant d’un bond sur +les genoux de sa maîtresse, qui vacillaient. Clarisse +demanda comment son père avait pris froid.</p> + +<p>— C’est l’autre soir. Il est demeuré à travailler +très tard, avec ses deux fenêtres ouvertes. A minuit +ou une heure, la nuit a fraîchi. Ton père m’a dit +s’en être aperçu, mais il est resté pour regarder +le clair de lune. Le clair de lune a été très beau la +semaine dernière.</p> + +<p>— Oui, fit Clarisse.</p> + +<p>Vers trois heures, Jimmy aboya de toutes ses forces : +c’était Hubert.</p> + +<p>— Je viens aux nouvelles.</p> + +<p>On le mit au courant. Il posa quelques questions, +ne fit rien paraître de son opinion sur son visage +bouffi, hocha la tête, laissa s’établir de longs silences… +Ensuite, ranimé par l’idée de retourner à son +bureau, il partit en disant qu’il reviendrait chercher +Clarisse à la fin de l’après-midi.</p> + +<p>— Tu as vu, s’écria M<sup>me</sup> Bourgueil dès qu’il eut +disparu, il avait l’air préoccupé…</p> + +<p>— Mais non, Hubert est toujours comme cela. +C’est la banque qui le préoccupe…</p> + +<p>Plus tard, survint M<sup>me</sup> de Griffeuilhe. Elle avait +appris — elle ne dit pas comment — l’aggravation +de la maladie. Débordante de condoléances, affectant +une expression et des phrases de deuil, elle mit +les deux femmes mal à l’aise. Elle serra les mains de +M<sup>me</sup> Bourgueil comme si elle était déjà veuve. Puis, +changeant de ton, et la mine aiguisée par la curiosité, +elle demanda :</p> + +<p>— Puis-je voir le cher malade ?</p> + +<p>Attendrie à l’évocation d’un grand malheur possible, +et pleurant, M<sup>me</sup> Bourgueil lui dit qu’il dormait. +Alors la vieille se leva, pressée de porter à d’autres +les mauvaises nouvelles qu’on venait de lui confirmer.</p> + +<p>— C’est une bonne amie, s’écria M<sup>me</sup> Bourgueil +en se tamponnant les yeux, — et toujours prête à +partager vos inquiétudes. Ne trouves-tu pas ?</p> + +<p>Clarisse ne répondit rien. Penchée à la fenêtre, elle +guettait un jeune homme qui montait la place. Maintenant +il était caché par la fontaine. Mais quand il +apparut, elle vit que ce n’était pas Laurent.</p> + +<p>Le jour s’écoula peu à peu. Les oiseaux se réveillèrent +dans les arbres et se mirent à se disputer. Des +boutiquiers s’installèrent sur le seuil de leurs portes. +Vers cinq heures on sonna. Clarisse s’élança dans le +vestibule, en proie à un vague pressentiment. C’était +le docteur.</p> + +<p>— Ah, c’est vous, docteur ! fit-elle avec une légère +déception.</p> + +<p>Elle revint au salon et dit à sa mère qu’elle n’aimait +pas ce docteur, qu’il était vieux jeu, qu’il manquait +de diagnostic. Elle commençait à penser qu’elle +ne verrait pas Laurent ce jour-là. D’ailleurs, comment +avait-elle pu croire qu’ils se rencontreraient. Il +aurait fallu un trop grand hasard. Elle devait maintenant +ne plus compter sur les circonstances mais +servir son amour effectivement, avec les forces de sa +raison et de sa volonté. Et puis, elle ne pouvait se +contenter d’une brève rencontre, de quelques mots +échangés. Parce qu’elle avait un véritable besoin de +Laurent, son impatience de le revoir devint de plus en +plus douloureuse à mesure que les heures passaient. +Elle avait trop de choses à lui dire pour ne pas désirer +un long tête-à-tête. Et le souvenir de ses baisers faisait +palpiter délicieusement son cœur.</p> + +<p>Le docteur sortit de la chambre du malade avec +M<sup>me</sup> Bourgueil.</p> + +<p>— Eh bien ? demanda Clarisse.</p> + +<p>— Le fièvre a un peu remonté, mais elle remonte +toujours vers le soir. Ce qui m’ennuie, ce sont les +complications cardiaques. Cependant M. Bourgueil +est si robuste…</p> + +<p>Il acheva ses explications dans le vestibule où les +deux femmes le raccompagnèrent. Elles revinrent au +salon.</p> + +<p>— On dirait, dit M<sup>me</sup> Bourgueil en soupirant, qu’il +ne veut pas se compromettre.</p> + +<p>— Je vous en prie, s’écria vivement Clarisse, n’interprétez +pas ses paroles, prenez-les comme il les a +dites.</p> + +<p>Cependant, l’inquiétude de sa mère commençait à +la gagner et elle s’en irrita. Elle voulait juger raisonnablement +l’état de son père, sans se laisser affoler. +D’un autre côté, elle sentait qu’au cas où les circonstances +s’aggraveraient, elle devrait se consacrer tout +entière à son rôle de garde-malade. Or elle était +beaucoup trop occupée de son amour pour ne +pas souhaiter, au fond d’elle-même, ne pas en être +distraite.</p> + +<p>Elle revint à son observatoire. Après la grande chaleur +du jour, l’air était doux, apaisé, sous un ciel immuablement +pur. Clarisse souffrit de ce calme qui +correspondait si mal à ses sentiments. Déçue d’avoir +si fort espéré Laurent, elle pensa lui écrire. Mais où +pourraient-ils se voir ? Dans son inexpérience, elle +inventa toutes sortes de projets, et elle les écarta les +uns après les autres, comme irréalisables ou trop +imprudents. Cependant sa volonté de lui fixer un rendez-vous +était maintenant arrêtée.</p> + +<p>Elle aperçut Hubert qui traversait la place. Elle +l’envia d’avoir passé la journée avec le jeune homme. +Si elle osait interroger son mari, il pourrait lui donner +de ses nouvelles. Mais saurait-il lui dire ce qui +l’intéresserait ? N’importe. Elle résolut de lui poser, +sous une forme ou sous une autre, une question sur +Laurent… Toutefois la première parole fut dite par +Hubert.</p> + +<p>— Comment va ton père ?</p> + +<p>Elle se rappela la maladie, soupira de l’avoir oubliée +un instant, et répondit avec une mauvaise humeur +qu’il attribua à ses appréhensions :</p> + +<p>— Toujours la même chose…</p> + +<p>— Eh bien alors ! filons prendre notre train…</p> + +<p>Dans le hall de la gare, tout à coup elle vit Laurent +en compagnie de Desnouettes. Tandis que Hubert +achetait des journaux, elle l’attira à l’écart. Sa mauvaise +humeur avait complètement disparu.</p> + +<p>— Figurez-vous, dit-elle, que j’ai passé la journée +en ville. J’espérais vous rencontrer peut-être…</p> + +<p>— Ah ! quel dommage…</p> + +<p>— Mais j’y reviens demain, pour quelques jours.</p> + +<p>Laurent enveloppa Clarisse de son regard séduisant +et velouté. Il conservait de leur dernière entrevue +à la Cômerie une image ardente. La passion +de cette femme avait éveillé en lui des vibrations inconnues, +et il en était demeuré surpris, ému. Son désir +puisa des forces nouvelles dans ce souvenir.</p> + +<p>— Oui, fit-il de sa voix grave qui contrastait avec +sa jeunesse, je veux vous revoir…</p> + +<p>— Quand ?</p> + +<p>— Demain.</p> + +<p>Clarisse ressentit un immense bonheur. Ce n’était +plus le Laurent cruel dont elle avait souffert. Il dit :</p> + +<p>— J’irai chez vous…</p> + +<p>— Mais mon appartement est fermé : j’habiterai…</p> + +<p>— Raison de plus, nous y serons en sûreté.</p> + +<p>— Laurent, je ne sais…</p> + +<p>— Ne refusez pas, c’est entendu. J’irai chez vous, +j’attendrai sur le palier que vous veniez me rejoindre. +Vous m’ouvrirez… Seulement, l’ennui, c’est que ma +présence au bureau est surveillée par le patron… +Comment faire ? Eh bien ! à onze heures, il va à la +Bourse, je pourrai m’échapper…</p> + +<p>Elle regardait sans rien dire l’étroite bouche amoureuse +qui prononçait ces paroles et réglait en quelques +mots son destin. Puisqu’il voulait arranger les +choses de la sorte, elle ne demandait qu’à obéir. Lui +se rengorgea. Il dit encore :</p> + +<p>— Et par quelle heureuse chance venez-vous en +ville ?</p> + +<p>— Mon père est souffrant, bredouilla-t-elle.</p> + +<p>Hubert et Desnouettes les rejoignirent, puis, après +quelques mots échangés, ils se séparèrent. Le mari et +la femme gagnèrent leur train tandis que les deux +jeunes gens en prenaient un autre. Dans le wagon, +Hubert murmura, pour lui-même :</p> + +<p>— Je me demande où ils allaient tous les deux.</p> + +<p>Il déplia son journal et ajouta, toujours bourru :</p> + +<p>— Encore une aventure, probablement…</p> + +<p>Le journal était déplié : il ne vit pas le regard de +haine que lui jeta Clarisse.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXIV</h2> + + +<p>Lorsque Clarisse arriva au Bourg-de-Four le lendemain, +on lui apprit que le malade avait passé une +mauvaise nuit. Le médecin diagnostiquait une pneumonie. +Elle voulut voir son père : elle fut frappée de +l’aggravation de ses traits. Calé dans son lit avec des +oreillers, il s’occupait à respirer, à soulever ce poids +invisible qui pesait sur sa poitrine. Il était très congestionné, +et, de temps en temps, une toux profonde +le secouait comme un orage secoue le vieil arbre qu’il +veut abattre.</p> + +<p>Quand elle sortit de la pièce où veillait désormais +une garde, Clarisse ne put dissimuler son trouble à +sa mère. Pourtant elle voulut se maîtriser et fit :</p> + +<p>— Attendons la consultation.</p> + +<p>Elle alla ranger ses affaires dans la chambre qu’on +lui avait préparée. Pour la première fois, elle admit +que peut-être la maladie de son père serait fatale. +Son cœur se serra à l’idée de la douleur future. Et +elle songea également que si elle était en grand deuil, +il lui deviendrait bien difficile de rencontrer Laurent. +Mais sitôt cette pensée formulée, elle la chassa +avec horreur. Et puis elle se répéta que son père n’en +était pas là, qu’elle était impressionnée par son aspect, +mais qu’il était assez robuste… Cependant comme +elle accrochait une robe dans l’armoire, elle se surprit +à se demander : « Laurent trouvera-t-il que le noir +me va bien ? » Alors, pour échapper à cette obsession +sacrilège, elle retourna auprès de sa mère. M<sup>me</sup> Bourgueil +larmoyait tant que, par contradiction, Clarisse +vit tout à coup les choses sous un angle plus favorable.</p> + +<p>Elle pensa à son père qu’elle avait toujours connu +si dominateur. Il lui sembla impossible qu’il ne pût +dominer aussi la vie. Jusque-là il avait mené les +événements à sa guise : pourquoi ne continuerait-il +pas de même ? Elle avait de la peine à se représenter +qu’une maladie aveugle fût plus forte que l’autorité +paternelle. Et puis elle n’avait jamais eu de deuils +rapprochés : elle ne considérait pas qu’elle put être +frappée à son tour. Elle oubliait l’âge de ses parents : +ou plutôt, à ses yeux, ils avaient toujours un âge +vague, le même depuis qu’elle était toute petite. Elle +ne se disait pas que son père était un vieillard parce +que le fait d’être son père était plus important que +tout le reste.</p> + +<p>« Papa… mourir… » L’hypothèse d’un désordre +aussi inimaginable la frappait d’une grande crainte, +comme si elle découvrait pour la première fois l’application +d’un principe jusque-là théorique. Un +pareil drame, semblait-il, ne pourrait demeurer isolé, +mais en entraînerait d’autres, provoquerait le renversement +des choses naturelles. Ce ne serait pas une +disparition, mais un écroulement. Que devenir au +milieu de ces ruines ?… Jimmy vint se frotter contre +elle. Dans la frayeur instinctive qui l’envahissait +devant une catastrophe qu’on ne pouvait mesurer, +elle se sentit un peu rassurée que l’instinct de la bête +ne fût pas ému, et que le chien affectât la même +humeur satisfaite que la veille. Il bâilla en s’étirant, +comme si rien ne menaçait. Elle se raccrocha à ce +symptôme.</p> + +<p>Et puis, Clarisse ne voulait pas qu’il arrivât quoi +que ce soit avant de revoir Laurent. Elle n’admettait +pas que le sort lui arrachât sa proie juste +au moment d’en jouir. Séparée du bonheur par +peu d’heures seulement, il fallait y atteindre. Au +fond, consentait-elle peut-être au pire s’il était +vraiment inéluctable, mais il ne devait survenir +qu’après. Sans qu’elle s’en doutât clairement, elle +engagea avec la destinée une sorte de débat, de marchandage +où elle posait ses conditions. Et elle tremblait +qu’au dernier moment, une circonstance imprévue +surgît qui l’empêchât de rejoindre le jeune +homme. C’était à onze heures qu’il lui avait fixé son +rendez-vous.</p> + +<p>— Maman, quand est la consultation ?</p> + +<p>— Ces messieurs viennent un peu avant onze +heures.</p> + +<p>Voilà la circonstance imprévue ! Clarisse n’avait +pas songé à cette coïncidence. Il lui était impossible +d’aller au rendez-vous tandis que les deux médecins, +ici, discuteraient du sort de son père. Assurément, +elle n’assisterait pas à leur discussion. Mais il +fallait qu’elle fût là, auprès de sa mère pour la soutenir +durant l’attente et pour accueillir avec elle le +résultat de l’examen. Comment la veille, à la gare, +n’avait-elle pas pensé que sa présence serait indispensable +au Bourg-de-Four ? C’est que, dès qu’elle avait +aperçu Laurent, tout le reste avait disparu de son +esprit. Il avait choisi l’heure et le lieu de rendez-vous, +et elle les avait acceptés, obéissante et heureuse.</p> + +<p>Mais elle n’irait pas. Laurent l’attendrait en vain. +Sans doute penserait-il d’abord qu’elle était en retard, +et puis ensuite qu’elle avait oublié. Il la croirait +menteuse, infidèle, peut-être. Il la maudirait… +Et quand donc pourrait-elle expliquer te motif de +son absence ? Si elle n’allait pas le rejoindre ce +matin, ils seraient séparés pour longtemps. Et elle +ne se trouvait qu’à quelques pas du bonheur ! Le +visage aux yeux de velours qu’elle aimait remonta +du fond de sa mémoire avec une expression de reproche +mélancolique…</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil revint précipitamment au salon.</p> + +<p>— Comment va-t-il ? fit Clarisse d’une façon presque +machinale.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil se jeta au cou de sa fille et éclata +en sanglots. Une pensée affreuse traversa l’esprit de +Clarisse.</p> + +<p>— Est-ce que…</p> + +<p>Mais sa mère, se mouchant et se remouchant, +dit :</p> + +<p>— C’est ce souffle, ce souffle rauque qui me cause +tant de peine !</p> + +<p>Alors Clarisse se fit honte à elle-même. Comment +osait-elle songer à son amour au milieu de telles anxiétés ? +Elle maudit sincèrement ce qu’elle appela +sans hésitation son impiété filiale. Son père, elle l’aimait +de tout son cœur. Elle l’admirait, elle le vénérait. +Elle donnerait sa propre main droite à couper +pour sauver sa précieuse existence. Cela, elle en était +sûre… Dix heures sonnèrent à la pendule et elle +songea qu’une heure plus tard… Mais elle n’irait pas. +Non.</p> + +<p>— Tu es pâle, fit M<sup>me</sup> Bourgueil. C’est l’émotion. +Et puis, il fait déjà si chaud ce matin. Tu devrais +sortir.</p> + +<p>Clarisse secoua la tête pour refuser.</p> + +<p>— Je ne dis pas tout de suite, ajouta sa mère, mais +plus tard, quand ces messieurs seront là. Cela ne +sert à rien d’attendre pendant qu’ils examinent. +Mieux vaut pour toi faire quelques pas, prendre de +l’exercice. Je resterai.</p> + +<p>Clarisse secoua de nouveau la tête pour refuser… +M<sup>me</sup> Bourgueil songeait à « ces messieurs » avec un +espoir sans limites. Il lui semblait maintenant que +cette consultation arrangerait tout, guérirait son +mari, le rajeunirait de dix ans. D’avance elle parlait +avec les formes les plus respectueuses des médecins +qui allaient accomplir ce miracle. Dans son horreur +instinctive des complications, des incertitudes et des +grandes douleurs, un tel miracle lui paraissait la plus +simple des solutions.</p> + +<p>Desnouettes arriva demander des nouvelles. On +vit se dérouler, sur ses traits mobiles, l’intérêt, la +compassion, l’espérance et un léger ennui. Lorsqu’enfin +il fut renseigné, il entraîna Clarisse dans +un coin du salon :</p> + +<p>— Avez-vous revu M<sup>me</sup> Gaillardoz ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Vous a-t-elle raconté quelque chose ?</p> + +<p>— Je ne l’ai pas revue, vous dis-je.</p> + +<p>— Alors, ma chère amie, vous ne savez rien ? Mon +plan s’est écroulé, figurez-vous…</p> + +<p>— Quel plan ?</p> + +<p>— Ce serait trop long à vous expliquer ici. Qu’il +vous suffise d’apprendre qu’il était basé sur une +erreur psychologique. Je l’avoue, j’ai commis là une +erreur psychologique.</p> + +<p>— Que voulez-vous dire ?</p> + +<p>— Je renonce à Fanny, pardon à M<sup>me</sup> Gaillardoz. +Et vous doutez-vous pourquoi ?</p> + +<p>On sonna. C’était le docteur accompagné de celui de +ses collègues qui devait l’assister. Tous deux avaient +des mines solennelles, rébarbatives même. Ils serraient +les lèvres, ou répondaient par monosyllabes, +préoccupés de ne pas commettre d’indiscrétions avant +de s’être mis d’accord sur le cas qui leur était proposé. +Personne d’ailleurs ne songeait encore à solliciter leur +verdict. M<sup>me</sup> Bourgueil, très agitée, fit entrer « ces +messieurs » dans le cabinet de travail de son mari, en +attendant de les faire pénétrer dans sa chambre. Clarisse +revint au salon.</p> + +<p>Desnouettes avait supporté avec impatience cette +interruption. Sitôt remis en présence de son interlocutrice, +il sourit et demanda :</p> + +<p>— Savez-vous pourquoi ?</p> + +<p>— Quoi donc ?</p> + +<p>— Pourquoi je renonce à M<sup>me</sup> Gaillardoz ?</p> + +<p>Clarisse fit un geste d’indifférence lassée. Il ne le +comprit pas car il avait complètement perdu de vue +ce qui se passait dans cet appartement. Scandant ses +mots pour les faire ressortir l’un après l’autre, amusé +déjà de l’effet considérable qu’il allait produire, il +déclara :</p> + +<p>— Parce qu’il n’y a rien à faire. Fanny est la plus +honnête des femmes…</p> + +<p>— En avez-vous jamais douté ? répondit Clarisse +d’un air abattu.</p> + +<p>Tout à coup elle sursauta : onze heures sonnaient. +Elle se leva sans faire attention au dépit de Desnouettes, +elle mit son chapeau et se disposa à sortir. +Desnouettes voulut l’accompagner.</p> + +<p>— Vous ne tenez pas à revoir maman ?</p> + +<p>— Non. Je craindrais d’être indiscret, répliqua-t-il. +Je sors avec vous.</p> + +<p>— Je vais faire quelques pas sur la Treille.</p> + +<p>Elle espérait qu’il la quitterait en arrivant dans la +rue. Mais il ne l’abandonna pas, et elle dut aller vers la +Treille comme elle l’avait dit. Il lui tint des discours +avantageux qu’elle n’entendit pas. Pensant à un +autre, elle se répétait : « Il m’attend. » Et puis, l’heure +passant, elle commença à détester Desnouettes, sa +prétention et son bavardage. Enfin elle ne put supporter +davantage de perdre un temps si précieux. Elle +l’interrompit au milieu d’une phrase, lui tendit la +main et le planta là en disant :</p> + +<p>— Pardonnez-moi de vous quitter, mais j’ai une +course pressée…</p> + +<p>Elle était déjà partie qu’il balbutiait :</p> + +<p>— Mais je ne veux pas vous retenir, chère amie.</p> + +<p>Elle se hâta jusqu’à la rue de l’Hôtel de Ville. Elle +franchit la porte cochère de sa maison : justement +le concierge n’était pas là. Elle gravit l’escalier aussi +vite que possible. Sur le palier, Laurent l’attendait. +Elle ne lui dit rien, mais elle ouvrit la porte d’une main +tremblante qui fit sonner la clef dans la serrure, elle +entraîna le jeune homme, et referma le battant derrière +lui. Enfin, ils étaient seuls, libres, et rien +n’existait plus au monde qu’eux-mêmes.</p> + +<p>— Suivez-moi, dit-elle.</p> + +<p>Ils gagnèrent le salon où tous les meubles étaient +recouverts de housses. Instinctivement ils marchaient +sur la pointe des pieds pour éviter les craquements +du parquet sans tapis. Dans la pénombre +flottaient des rayons de clarté, horizontaux, dardés +du dehors. Comme Laurent traversait une de ces +zones étroites de lumière, Clarisse l’arrêta pour mieux +revoir, inondé de soleil, ce visage dont elle ne pouvait +se passer. Elle murmura :</p> + +<p>— Il est venu. Il m’a dit qu’il viendrait, et il est +venu…</p> + +<p>Le jeune homme se tenait debout, ébloui et +docile. Qui donc s’interposerait entre eux ? Personne. +Nul événement ne viendrait les séparer. Il +était à sa disposition et sous sa loi.</p> + +<p>— Te rappelles-tu, s’écria-t-elle avec une gaieté +fébrile, le salon de la Cômerie, la première fois où +je t’y ai mené ? Nous étions déjà parmi des meubles +recouverts de housses…</p> + +<p>Il rit comme elle, mais de son petit rire brusque qui +n’exprimait pas la gaieté, puis s’approcha.</p> + +<p>— Allons dans ta chambre…</p> + +<p>— Attends.</p> + +<p>Pourquoi se hâter ? Le temps était aboli. Il fallait +savourer le bonheur d’être ensemble. Elle reprit, +d’une voix sérieuse cette fois :</p> + +<p>— Et te rappelles-tu le jour où tu es venu ici me +rendre visite, le jour où nous avons eu notre premier +tête-à-tête. Comment pouvais-je savoir que cet enfant +intimidé deviendrait celui qui…</p> + +<p>Elle arrêta sa périphrase et dit, d’un mot net :</p> + +<p>— … mon amant.</p> + +<p>Il l’entoura de ses bras, elle devina sa prière, mais +elle ne voulut pas l’exaucer tout de suite.</p> + +<p>— Ainsi, reprit-elle, tu reviens en maître dans cette +maison, je t’ouvre la porte, je te livre ce que je +possède, tout ce qui est moi-même. Je ne veux rien +retenir, rien te cacher. Règne sur ma vie, elle t’appartient…</p> + +<p>Assise sur un canapé, elle fit asseoir Laurent à ses +pieds. Elle mit ses deux mains sur sa tête adolescente, +les doigts passés dans ses cheveux noirs, comme pour +l’attacher à elle. Elle continua, sur un ton impudique +à la fois et raisonnable :</p> + +<p>— J’ai été folle de me priver de toi. Je ne veux plus. +Je ne chercherai pas de bonheur autre part qu’en toi. +Je n’aurai plus avec toi ni scrupules, ni réticences. +Dès que tu le voudras, j’accourrai, je me mettrai +à ta disposition, je serai comme une chose obéissante +entre tes mains, comme tes gants, tiens, que tu +reprends ou que tu jettes, et trop heureuse d’être +choisie par toi. Tout, de toi, m’est nécessaire, ton +être physique dont je connais la beauté, et ton âme +qui a été si cruelle mais sans le vouloir peut-être, et +dont je raffole jusque dans ses injustices, parce que +ces injustices, c’est encore toi. Pardonne si je te parle +avec maladresse : je ne sais pas encore bien dire +combien je t’aime, mais je sais profondément que +je t’aime.</p> + +<p>Ces paroles, Clarisse les prononçait délibérément, +pour les affirmer dans cette pièce où elle avait vécu +de si longues années et où elle avait été si différente. +Il lui sembla renoncer plus complètement à son ancienne +personnalité en la désavouant ici-même. Son +passé, elle s’en défaisait ainsi que d’un vêtement trop +lourd et trop laid. Elle n’ignorait pas l’étendue de sa +trahison, elle ne méconnaissait pas qu’elle mentait +à tout le monde, sauf à Laurent. Mais elle était +entraînée par la logique charnelle de sa passion. Elle +jeta un défi aux meubles, aux rideaux, aux murs. +Oui, elle avait admis le jeune homme en ce lieu qui +aurait dû lui être sacré, au cœur même de son existence, +et elle le conduirait plus loin encore.</p> + +<p>Parce que rien d’autre ne valait à ses yeux que lui. +Le reste, son mari, sa famille, sa dignité personnelle, +la considération dont elle bénéficiait — le reste se +décolorait, s’évanouissait dès qu’il était là, et il +demeurait seul éclairé, comme tout à l’heure lorsqu’il +était debout dans le rayon de soleil. Nul raisonnement, +nul prêche, nulle menace ne l’aurait ébranlée : +pour elle, un être unique était tout le réel. Personne +au monde ne lui avait jamais procuré ce saisissement +de bonheur que lui communiquait Laurent +par sa seule présence. Et cet être, qu’elle adorait, elle +l’avait à ses pieds, ardent mais soumis, et elle allait +se donner à lui. Naguère il avait échappé à sa sollicitude, +il l’avait rendue malheureuse, et puis, tout +à coup, elle l’avait capturé. Il n’était plus rétif, dédaigneux +ou inconstant. Elle s’émerveilla d’atteindre +enfin à cette minute où leurs deux désirs s’accordaient, +se mariaient dans une pareille intensité. Alors, toute +la joie humaine qui fût possible l’envahit comme une +fête. Elle se pencha vers Laurent qui levait vers elle +sa bouche humide, et elle lui dit :</p> + +<p>— Viens…</p> + +<hr> + + +<p>Laurent s’accouda près d’elle et, d’une voix +changée, d’une voix redevenue habituelle et normale, +murmura :</p> + +<p>— Te rappelles-tu la lettre que tu m’as fait écrire +à mes parents ? J’ai reçu ce matin la réponse de mon +père… Il me rappelle à Nîmes.</p> + +<p>Engourdie, le cerveau vague, elle ne saisit pas ce +qu’il disait. Il répéta sa phrase.</p> + +<p>— Eh bien, demanda-t-elle, qu’allez-vous faire ?</p> + +<p>Il hésita, baissa les yeux, détourna la tête. Alors +elle comprit, ses idées se précisèrent, et au bout d’un +long moment, elle dit, pour elle-même :</p> + +<p>— Je savais bien qu’il s’en irait.</p> + +<p>Il était vraiment irrésolu. Quel dommage de quitter +cette femme au moment même où elle lui plaisait le +mieux ! D’un autre côté, la lettre de Nîmes lui avait +porté l’accent impératif de son père, auquel il n’avait +jamais résisté. De quel prétexte oserait-il colorer un +refus ? D’ailleurs, la question se posait-elle ? Son +père avait écrit en même temps à M. Damien, et +celui-ci n’aurait aucune raison de le garder dans sa +banque. Rester seul à Genève ? Ce serait bien suspect. +Et son père renouvellerait son ordre bien vite, +n’hésiterait pas à lui couper les vivres, ou viendrait +lui-même le chercher.</p> + +<p>Ces réflexions de Laurent, Clarisse les refit pour +son compte. Elle vit combien il serait difficile d’éluder +les injonctions de M. Fabre-Gilles.</p> + +<p>— Pourquoi exige-t-il votre retour ?</p> + +<p>Laurent fut surpris, vexé même du calme apparent +de Clarisse. Il avait redouté une crise de larmes, mais +il lui en voulut de trouver son départ tout naturel. +De nouveau son éternelle défiance, née d’une sécheresse +de cœur qui augmentait dès que son ardeur +sensuelle était satisfaite, l’inclina à soupçonner la +sincérité de Clarisse.</p> + +<p>— Il veut que j’assiste au mariage d’une de mes +cousines, répondit-il… Et puis, il croit que je ne +travaille pas beaucoup ici… Il se plaint de ne pas +recevoir assez de mes nouvelles…</p> + +<p>— Pourtant, mon mari l’a toujours renseigné…</p> + +<p>— Justement. Dieu sait ce qu’il lui aura raconté.</p> + +<p>Désireux d’inquiéter Clarisse, il ajouta, l’observant +par en dessous :</p> + +<p>— Ton mari se doute peut-être de quelque chose…</p> + +<p>— Peut-être, fit Clarisse, le cœur serré d’une +mortelle angoisse.</p> + +<p>Elle lui dit l’histoire de la lettre ramassée à sa place. +Il s’emporta contre l’indiscrétion d’Hubert, mais dut +avouer que son indiscrétion, en mettant son frère +au courant, avait été pire encore. Envisageant les +conséquences que pourrait avoir sa « bêtise », il eut +peur. Une sueur froide lui vint à l’idée d’être chassé, +ou provoqué, ou sévèrement puni — il ne savait au +juste. Sans rien dire, il rumina ces réflexions tardives.</p> + +<p>— Vous le voyez, reprit Clarisse du même ton +égal qui dissimulait son anxiété, mon honneur, ou +plutôt l’idée que les autres se font de mon honneur +est entre vos mains, ainsi que la dignité de mon mari, +le repos de toute une famille, le respect dû à mon +nom. Je veux conserver notre amour secret. Promettez-moi +le silence sur tout ce qui s’est passé entre +nous…</p> + +<p>— Je n’aurais jamais osé lever les yeux sur toi, +j’en suis certain. C’est toi-même qui m’as attiré…</p> + +<p>— Taisez-vous, fit-elle brusquement, et promettez. +Je sais bien que je suis la seule responsable. Vous +n’êtes qu’un enfant.</p> + +<p>— Oui, répondit-il, je te le promets.</p> + +<p>Et il parut soulagé par cet engagement qu’ils +prenaient tous les deux. Il entoura Clarisse de ses +bras, et, plus vivement :</p> + +<p>— Et puis, j’ai oublié de te dire encore ceci : mon +père me parle de son associé qui va faire un voyage +d’affaires au Japon, et il me laisse entendre que je +l’accompagnerais peut-être comme secrétaire…</p> + +<p>L’idée de ce grand voyage le consolait un peu. +Clarisse le félicita, et il fut de nouveau agacé par sa +résignation. Il s’écria :</p> + +<p>— Mais je n’ai pas encore décidé de partir. Je puis +rester ici, demeurer avec toi.</p> + +<p>Elle porta la main à son cœur qui la faisait souffrir. +Elle savait bien qu’il partirait, et cette protestation +inutile soulignait le caractère irrémédiable de leur +séparation. Ils n’avaient plus que quelques semaines, +ou que deux semaines, ou qu’une semaine peut-être, +à vivre dans le même endroit de la terre. Laurent +vit sur sa figure tirée qu’elle avait mal, et il se rasséréna. +Il voulut l’embrasser, en récompense, mais +elle l’écarta :</p> + +<p>— Quand vous faudrait-il quitter Genève ?</p> + +<p>— Je dois être à Nîmes dans cinq jours déjà, à +cause du mariage.</p> + +<p>Elle se leva, fit quelques pas, s’arrêta, considéra +devant elle son grand malheur. Tout à coup elle se +retourna :</p> + +<p>— Depuis quand le savez-vous ?</p> + +<p>— Depuis lundi.</p> + +<p>— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?</p> + +<p>— Hier, je n’ai pas eu le temps. Aujourd’hui +je n’ai pensé qu’à toi… Ce n’est qu’après que j’ai +songé à cette mauvaise nouvelle… Et puis, je ne +voulais pas gâter notre amour.</p> + +<p>— Vous avez bien fait.</p> + +<p>Elle souffrait tant qu’il lui fallut s’asseoir. Laurent +comprit enfin qu’elle n’était pas insensible et que son +apparente résignation n’était due qu’à un effort +courageux pour ne pas se laisser abattre.</p> + +<p>— Comme tu es pâle…, fit-il avec une légère +inquiétude.</p> + +<p>— Croyez-vous que je vous aime ? demanda-t-elle.</p> + +<p>— Mais oui, j’en suis certain. Et moi, je t’adore…</p> + +<p>Il pensa qu’elle allait s’évanouir. Sa figure, cette +figure si douce, si raisonnable d’expression, était +toute blanche et torturée. Il réfléchit qu’ils étaient +seuls dans l’appartement des Damien : s’il arrivait +quelque chose à Clarisse, il devrait chercher de l’aide, +et ce serait tout trahir, le scandale éclaterait. Quelle +imprudence, pensa-t-il, d’être venus dans cet appartement ! +Il entrevit la rage de M. Damien, la colère +terrible de son père. Alors, d’une voix haletante, +il cria :</p> + +<p>— Clarisse !</p> + +<p>Elle rouvrit les yeux, et parvint à dominer sa +souffrance. Elle lui dit :</p> + +<p>— Allez me chercher un peu d’eau… Les verres +sont dans l’armoire de la salle à manger. Le robinet +est à la cuisine.</p> + +<p>Il s’empressa, tourmenté par l’idée d’un malheur +et des conséquences qu’il aurait pour lui. Elle but le +verre d’eau et parut mieux.</p> + +<p>— Vous rappelez-vous, dit-elle avec un cruel sourire, +je vous ai prévenu à la Cômerie que vous +m’oublieriez.</p> + +<p>Son sourire disparut et d’un air dur elle ajouta :</p> + +<p>— Voici le moment.</p> + +<p>Il voulut protester, elle l’interrompit :</p> + +<p>— Ou si vous gardez mon souvenir, vous le confondrez +bien vite avec d’autres.</p> + +<p>Elle considéra Laurent et songea qu’elle, du moins, +ne l’oublierait jamais. Elle fixa dans sa mémoire tous +les détails de sa personne, afin de les conserver le plus +longtemps possible. Dès qu’ils seraient séparés, elle +ne posséderait plus que cette image, destinée à pâlir. +Lui, cependant, sans s’apercevoir qu’il révélait sa +fatuité égoïste, expliqua :</p> + +<p>— Je serai toujours fidèle à ton souvenir, parce que, +comprends-tu, si j’ai connu avant toi d’autres +femmes, tu es la première qui m’ait inspiré quelque +chose que j’ignorais. Je ne connaissais que le plaisir, +tu m’as raffiné, comment dire ? tu m’as fait sentir +certaines complications. Tu n’es pas la première +venue, tu es une honnête femme qui t’es donnée à +moi. Tu as fait des sacrifices pour moi. Pour moi !… +Eh bien, tout cela est considérable, c’est une date dans +ma vie. Désormais…</p> + +<p>Il s’arrêta, il vit bien qu’il allait la blesser en +évoquant l’avenir, l’avenir où elle ne serait plus.</p> + +<p>— Je ne sais si je vous ai appris quoi ce soit, +Laurent. Ou bien alors ce fut involontaire. Mais je +vous ai aimé. Voilà qui est exceptionnel.</p> + +<p>Il fit un geste, pour protester qu’il rencontrerait +encore beaucoup d’autres passions. Elle devina ses +pensées et ajouta :</p> + +<p>— Pas une ne vous aimera comme moi. Peut-être +le verrez-vous un jour…</p> + +<p>Il l’écoutait mal, le regard perdu au loin. Clarisse +pressentit que leur liaison avait éveillé chez +le jeune homme la curiosité inextinguible de l’amour, +un besoin de liaisons nouvelles, et ce que Desnouettes +appelait, d’un mot pédant qui la choquait, +l’instinct polygamique. Alors que sa passion, +à elle, la consacrait à un seul être, la sienne le +précipitait vers tous les autres. A peine avait-il joui +d’un sentiment qu’il l’abandonnait, qu’il aspirait à +des émotions nouvelles, agité par l’ardeur au gaspillage +de sa prodigue jeunesse. Clarisse avait espéré +le posséder pour toujours, mais elle n’avait fait que +le préparer ; son chagrin annonçait le bonheur de +celles qui lui succéderaient. Pour Laurent, elle n’était +qu’une heure, intense et brève, et il était pour elle +toute sa vie. A l’instant même où ils s’étaient enfin +accordés, le destin les séparait, la rejetait en arrière, +et lui en avant.</p> + +<p>Elle l’attira, elle l’embrassa avec une longue et +tendre insistance. Elle se dit que ces yeux de velours +seraient baisés, après elle, par tant d’autres femmes +qu’elle ignorait ; que ces lèvres étroites diraient encore +des mensonges et des promesses, mais qu’elle ne +les entendrait plus ; et que le bien-aimé vivrait d’innombrables +nuits d’amour où elle ne serait pas.</p> + +<p>— Dire, s’écria Laurent, que je t’ai crue sévère et +prude !</p> + +<p>— Moi, je vous croyais timide et romanesque.</p> + +<p>— Nous nous sommes donc trompés l’un l’autre.</p> + +<p>— Oui, nous nous sommes aimés en nous jugeant +différents. C’est maintenant que nous nous reconnaissons.</p> + +<p>— Austère, toi ? Mais tu es une maîtresse délicieuse…</p> + +<p>Elle lui mit la main sur la bouche. Alors il voulut +l’étreindre, réveiller son désir. Mais Clarisse lui +échappa.</p> + +<p>— Ne me retirez pas ma force.</p> + +<p>Il la pressa de lui accorder de nouveaux rendez-vous +avant son départ.</p> + +<p>— Certes, s’écria-t-elle avec une expression poignante. +Ce ne sont pas encore nos adieux… Retrouvons-nous +ici bientôt, demain…</p> + +<p>— C’est cela. Nous passerons l’après-midi ensemble ?</p> + +<p>— Oui, une longue après-midi… Mais quittons-nous. +Je vous écrirai ce soir pour vous le confirmer.</p> + +<p>Elle l’accompagna sur le palier. A l’instant de partir, +il eut un remords obscur. Il lui dit :</p> + +<p>— N’oublie pas de m’écrire ; je veux une lettre +d’amour de toi… Et puis, tu sais, je reviendrai de +Nîmes, je te retrouverai. Nous vivrons encore beaucoup +d’heures dans les bras l’un de l’autre.</p> + +<p>— Bien sûr, fit-elle.</p> + +<p>Elle l’écouta qui descendait l’escalier, qui passait +sous la voûte. Le bruit de ses pas s’éteignit. Elle +rentra mettre de l’ordre dans l’appartement. Puis +elle descendit à son tour.</p> + +<p>Dans la rue, qui lui parut étrangement vide, elle +regarda sa montre : une heure et demie. Alors +elle se souvint brusquement de son père qui était +malade, de son mari, de sa mère, de Desnouettes, du +petit chien de sa mère, de sa vie enfin, et elle se hâta, +en proie à une stupéfaction et à une angoisse inexprimables.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXV</h2> + + +<p>— D’où viens-tu ? s’écria sa mère quand elle la +vit paraître.</p> + +<p>— J’ai été faire quelques pas, comme vous me +l’aviez conseillé, et puis, je ne sais… je me suis +trouvée indisposée. Oui, j’ai dû entrer chez un pharmacien… +je vous expliquerai.</p> + +<p>— Comme tu es pâle, dit Hubert qui était survenu +au coup de sonnette.</p> + +<p>— Mais oui, tu es défaite, gémit M<sup>me</sup> Bourgueil.</p> + +<p>— Ce n’est rien, cela passera. La consultation ?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bourgueil secoua la tête et d’une voix basse :</p> + +<p>— Ton père est très mal.</p> + +<p>— Mon Dieu…</p> + +<p>— Oui, la pneumonie s’est aggravée. La garde a +fait des piqûres de caféine. Par moments il délire.</p> + +<p>— Je veux le voir.</p> + +<p>— Prends garde, mon enfant, les médecins ont recommandé +le repos le plus absolu. Il ne faut pas lui +parler trop longtemps ni lui donner la moindre +secousse.</p> + +<p>Clarisse s’écarta de son mari et de sa mère sans +répondre et entra chez M. Bourgueil. Quand elle +fut dans cette chambre où planait peut-être la mort, +quand elle vit son père si manifestement épuisé, elle +ne sut résister davantage à ses émotions. Elle +avait été forte tant qu’elle avait pu, mais maintenant +elle cessait de pouvoir. Elle tomba sur un fauteuil, +les yeux dilatés.</p> + +<p>Elle ne distinguait pas ce qui la faisait le plus +souffrir. Quoi, son père allait disparaître ? Et Laurent +s’en aller ? Celui qu’elle vénérait depuis sa petite +enfance vivait peut-être ses dernières heures. Quant +à l’autre… Ils la quitteraient tous deux pour toujours. +Elle revit soudain son père à Chamonix, +vingt ans auparavant. Il l’avait menée à la Mer +de glace. Il n’aimait pas la nature alpestre, et +il avait passé tout le trajet à lui faire remarquer +ce qu’il appelait les laideurs du paysage. Mais +elle avait été surtout frappée de son pantalon +à carreaux de couleur, si différent des vêtements +noirs sous lesquels elle le voyait toujours… Jusqu’à +dix-huit ans, elle n’était que bien rarement +entrée dans sa bibliothèque : quand elle venait l’y +trouver, il ne répondait pas tout de suite et continuait +à écrire, puis il levait un regard courroucé derrière +les lunettes d’écaille qu’il mettait pour travailler. +Une même appréhension, quoique bien atténuée, +l’accompagnait encore maintenant quand elle pénétrait +dans la pièce redoutable, où les livres superposés +lui faisaient, comme autrefois, l’effet de murailles +et de retranchements… Le jour de son mariage +au retour de l’église, son père l’avait entraînée à +l’écart, et avait parlé avec une douceur inaccoutumée : +il lui avait si affectueusement exprimé son regret +de la voir quitter la maison, qu’elle en avait eu les +larmes aux yeux… Aujourd’hui, c’était lui qui partait.</p> + +<p>— Papa…, murmura-t-elle.</p> + +<p>Mais tandis que les docteurs délibéraient sur lui, +elle avait été rejoindre son amant. S’il avait expiré +durant son absence ! Malheureuse, qui déserte son +devoir filial… Quand il ne serait plus là, qui donc +le remplacerait ? Ce n’était pas avec son mari qu’elle +pourrait dorénavant s’entendre. Sa mère était trop +bonne, trop faible pour la comprendre et l’assister. +Son père, si impitoyable qu’il semblât, l’aurait mieux +comprise. Pourquoi n’avait-elle pas forcé son attention, +réclamé son secours. Maintenant, il était trop +tard, et elle était toute seule… Et puis, l’idée revenait +la déchirer qu’elle avait abandonné son poste +pour suivre sa passion.</p> + +<p>— Papa, dit-elle.</p> + +<p>Tout ce qu’elle avait, depuis trois heures, éprouvé +de doux, de poignant, d’amer, de honteux, d’atroce, +tournait dans sa poitrine, et elle aurait voulu s’en +débarrasser avec ses doigts, avec ses ongles, et livrer +au jour le lamentable bonheur de son existence.</p> + +<p>— Papa…</p> + +<p>M. Bourgueil ouvrit les yeux, la découvrit. Il parut +heureux qu’elle fût là, puis, d’une voix faible mais +qui gardait son accent décisif :</p> + +<p>— Ne le dis pas à ta mère… je suis perdu.</p> + +<p>— Ce n’est pas vrai, s’écria Clarisse. Vous vivrez. +Que ferais-je sans vous ? Tenez, il faut que je vous +raconte… Écoutez-moi…</p> + +<p>Il poussa vers elle une main maigre dont elle s’empara, +et il répondit :</p> + +<p>— Tu as toujours été une bonne fille, Clarisse.</p> + +<p>Elle pleurait, rompue d’émotion. Il ajouta avec +un peu d’impatience :</p> + +<p>— Je suis très fatigué, laisse-moi dormir.</p> + +<p>— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, répéta Clarisse +en sanglotant.</p> + +<p>Il avait fermé les yeux et son visage aveuglé revêtait +une expression mystérieuse, impassible, d’une +sublime indifférence, comme s’il renonçait désormais +au droit de prendre parti entre les hommes et de les +juger. Lui qui, tout le long de sa vie, avait recherché +ce qui était juste et dénoncé le crime avec une violence +qu’on n’attendait pas d’un historien, il s’abstenait +au moment où la cause intéressait sa famille. +La chair de sa chair criait vers lui pour s’accuser et +il ne l’entendait pas.</p> + +<p>— Papa !</p> + +<p>Il ne bougea pas ; son souffle soulevait difficilement +sa poitrine amaigrie. Clarisse ne serait ni absoute, +ni condamnée. Elle se leva, céda la place à la +garde-malade qui apportait une boisson chaude, et +elle gagna le salon. « Je reviendrai », pensa-t-elle.</p> + +<p>— Hubert est retourné au bureau, fit M<sup>me</sup> Bourgueil. +Il sera ici dans deux heures.</p> + +<p>Jimmy sortit de dessous un meuble où le confinait +l’hostilité générale. Il reconnaissait Clarisse dont il +avait flairé la veille l’optimisme analogue au sien. Il +s’avança vers elle et sauta en jappant pour lui lécher +les mains. Clarisse le repoussa. Il revint à la charge, +sans comprendre. Alors elle le prit par le collier et lui +donna une tape sur la tête, brutalement. Le chien +se sauva en geignant à son tour.</p> + +<p>— Ton père, fit M<sup>me</sup> Bourgueil, m’a longuement +parlé de toi, cette nuit, durant son insomnie…</p> + +<p>— Qu’a-t-il dit ?</p> + +<p>— Il t’aime beaucoup, tu le sais. Il se faisait des +reproches de ne pas t’avoir assez témoigné cette affection. +Sous des dehors autoritaires, il est très scrupuleux. +Si tu l’avais vu se tourmenter à mon sujet, au +tien. C’est en vain que je voulais le rassurer, il continuait. +Ah ! vois-tu, ce besoin de se mettre en règle +avec nous, j’ai compris que c’était un adieu… Depuis +il est plus calme…</p> + +<p>— J’aurais voulu lui parler encore, lui demander +conseil, m’accuser à mon tour et combien plus légitimement !</p> + +<p>— Ne trouble pas sa sérénité. Les médecins ne +veulent aucune agitation autour de lui.</p> + +<p>« Je suis une fille indigne », songea Clarisse. Mentir +aux autres, à sa mère, à Hubert, à Desnouettes, +elle s’y résignait parce qu’elle devinait que c’était +l’obscure et cruelle nécessité de la vie en commun. +Mais mentir à celui qui était sur le seuil de la mort ! +Dissimuler à ce père loyal, au moment suprême, la +réalité de son cœur ! Ainsi, il emporterait d’elle une +image inexacte. Et lorsqu’il entrerait dans la grande +vérité, il saurait qu’elle l’avait trompé. C’eût été +plus respectueux de lui raconter son rendez-vous.</p> + +<p>Ces idées troublèrent par leurs exagérations son +cerveau fatigué. Elle se leva pour retourner chez son +père et tout lui dire. Mais elle retomba assise, songeant +aux recommandations de M<sup>me</sup> Bourgueil. Elle +n’avait pas le droit d’interrompre sa paix par le récit +de sa propre misère. Il était trop tard. Le malade +n’était déjà plus accessible, mais retiré, suspendu au-dessus +de l’existence courante, et les rumeurs des +hommes ne lui parvenaient que de loin.</p> + +<p>Gaillardoz vint prendre des nouvelles. Clarisse fut +réconfortée par sa présence. Sa confiance pour ce gros +honnête homme redoubla. Elle lui dit :</p> + +<p>— Quand un être qu’on aime est très mal, on voudrait +qu’il n’y ait entre lui et vous aucun secret, aucun +remords. Mais souvent il est trop tard pour s’expliquer…</p> + +<p>Gaillardoz la regarda sans comprendre. Mais il vit +ses yeux agrandis, ses lèvres tremblantes.</p> + +<p>— Vous êtes malheureuse, Clarisse ?</p> + +<p>— Très malheureuse.</p> + +<p>— Vous vous faites des reproches que vous exagérez, +j’en suis sûr…</p> + +<p>— Non, je ne les exagère pas. Les reproches que +je m’adresse sont fondés.</p> + +<p>— Nous sommes tous pécheurs.</p> + +<p>— Ah ! fit-elle d’une voix ardente, le pire, c’est +d’être coupable…</p> + +<p>Il lui prit la main avec une extrême bonté. Il était +le seul à avoir deviné, une ou deux fois déjà, que sa +cousine n’était peut-être pas si simple qu’on le croyait +communément. Il ignorait ce qu’elle dissimulait, +mais il pressentait qu’elle dissimulait quelque chose. +Sous ce chagrin filial, il sentit une douleur d’un autre +ordre.</p> + +<p>— Vous souffrez, Clarisse, et lorsqu’on souffre on +mérite toujours d’être pardonné.</p> + +<p>Elle haussa les épaules et s’essuya les yeux avec +colère. Lorsqu’ils se furent quittés, ils songèrent tous +deux que jamais ils ne s’étaient parlé si sincèrement.</p> + +<p>— Ne veux-tu pas manger quelque chose ? vint +dire M<sup>me</sup> Bourgueil. Tu sais que tu n’as pas déjeuné. +Il ne faut pas te rendre malade.</p> + +<p>Clarisse écarta cette offre sans la discuter, et demanda +des détails sur la consultation. Elle voulait +tout savoir, de façon à combler dans son esprit le +vide qu’y avait laissé son absence au moment essentiel.</p> + +<p>— Ce qui a frappé ces messieurs, ajouta M<sup>me</sup> Bourgueil, +c’est la rapidité du mal.</p> + +<p>Ainsi, pensa Clarisse, un coup si cruel peut être +porté brusquement. Quelle injustice ! Et soudain elle +crut en voir la raison. Si son père était tombé malade, +n’était-ce pas à cause de la faute qu’elle avait +commise ? S’il allait peut-être mourir, était-ce parce +qu’elle était adultère ? Elle s’efforça de chasser cette +idée, en la qualifiant d’absurde, mais elle revint hanter +comme une obsession son esprit tourmenté. Gaillardoz +lui avait parlé de pardon. Ce n’était pas la +seule hypothèse possible : il y avait celle du châtiment. +Du fond de son éducation austère monta l’écho +de la colère divine qui se répercute et frappe de +côté et d’autre. Elle se rappela ce dimanche matin, à +la Cômerie, où la liturgie lui était apparue avec +toutes ses significations, et où elle avait frémi à l’antique +sévérité du Décalogue… Elle avait pensé se +protéger contre les hommes en dissimulant son amour. +Mais elle avait oublié Dieu, auquel on ne peut mentir, +qui voit tout, et qui punit. Il serait donc possible +que, pour avoir transgressé la loi, elle fût atteinte +dans la personne de son père ? Ainsi sa tendresse +filiale souffrirait à cause de l’autre tendresse. Non, +non, ce serait trop injuste et Gaillardoz avait raison : +quand on est malheureux, on est pardonné.</p> + +<p>— J’ai oublié de te dire, fit M<sup>me</sup> Bourgueil, que le +pasteur Lachault est venu pendant ton absence.</p> + +<p>— Ah ? Qu’a-t-il dit ?</p> + +<p>— Il a longtemps causé avec ton père. Après il +est venu me trouver. Malgré son intention visible de +me réconforter, ses yeux, sa voix demeuraient impitoyables. +Même sa compassion me glaça. Il a terminé +en me répétant : « Que la volonté du Seigneur soit +faite… » Bien sûr, je m’incline. Tu me connais, Clarisse, +je ne suis pas une révoltée. Mais il est permis +d’espérer que cette volonté divine nous épargnera +un grand malheur.</p> + +<p>Toutefois la Providence équilibrait peut-être le mal +et le bien dans les destinées, pour racheter l’une par +l’autre. L’hypothèse s’imposa de nouveau à Clarisse, +dans sa rigueur biblique : ainsi, pensa-t-elle, elle aurait +déchaîné elle-même ce malheur qui épouvantait +sa mère. Elle se débattit contre une conclusion si +inhumaine. Depuis plusieurs heures, elle était +poursuivie de sentiments contradictoires, hantée +d’émotions violentes. Les événements dont elle était +responsable et ceux qui étaient plus forts que sa +volonté s’entrechoquaient autour d’elle, se mêlaient +et, d’un instant à l’autre, changeaient d’aspect, de +couleur, de signification. L’horreur d’avoir été infidèle +et parjure revint l’envahir tout entière. Comment, +elle avait livré son être, et toute sa chair chrétienne +à des caresses étrangères, et elle y avait pris un immonde +plaisir ! Comment, dissimulant son impudeur +sous de vertueuses paroles, elle avait entraîné dans +le crime un adolescent qu’on lui avait confié, et qui +était souillé maintenant, souillé par elle et les sales +délices qu’elle lui avait prodiguées…</p> + +<p>— Mais non ! s’écria Clarisse tout haut.</p> + +<p>— Hélas ! fit M<sup>me</sup> Bourgueil qui ne cessait de penser +à son mari, peut-être…</p> + +<p>Clarisse se couvrit la figure de ses mains. « Mon +Dieu, pria-t-elle, si tu veux me punir, ne me punis +pas sur un autre, mais sur moi. »</p> + +<p>On sonna. M<sup>me</sup> Bourgueil, que l’inquiétude poussait +au mouvement, ne put s’empêcher d’aller dans +l’antichambre recevoir les nouveaux arrivants. C’étaient +les Henri Bourgueil. Clarisse entendit un +dialogue confus, puis au bout de quelques minutes, +cette phrase de sa tante :</p> + +<p>— Oui, il a remis son départ à la fin du mois.</p> + +<p>Elle dressa l’oreille. S’agissait-il de Laurent ? Non, +mais de Nicolas qui accompagnait ses parents. Tout +le monde entra dans le salon.</p> + +<p>— Ma chère Clarisse ! fit M<sup>me</sup> Henri Bourgueil +avec une majestueuse compassion.</p> + +<p>Le départ de Laurent… Dans cinq jours elle ne le +verrait plus. Son existence, qu’il avait embellie si +peu de temps, hélas ! serait vidée de sa chère présence. +Elle n’entendrait plus sa voix grave, son rire +brusque, ce rire presque étouffé qui n’appartenait +qu’à lui. Il partirait, et tout rentrerait dans l’ordre. +Et il ne reviendrait pas, et elle demeurerait sans +lui toujours malheureuse, en proie à des remords qui +grandiraient d’année en année pour empoisonner +jusqu’au souvenir même de ce triste amour. C’était +un arrachement, une amputation que ce départ. +Tout ce qui s’en allait d’elle-même avec lui, comment +l’exprimer ? Quel affreux sacrifice ! Laurent, +Laurent ! Le cœur brisé, elle éclata en sanglots.</p> + +<p>— Ma chère Clarisse, répéta M<sup>me</sup> Henri Bourgueil, +ne vous découragez pas. Votre père peut parfaitement +surmonter cette crise. Tout n’est pas perdu.</p> + +<p>Personne n’avait jamais vu pleurer Clarisse. Ce +brusque bouleversement, si différent de sa maîtrise +habituelle, remua les assistants qui mesurèrent là sa +douleur filiale.</p> + +<p>Le vieux Bourgueil, dans sa chambre aux volets +tirés pour le garantir du soleil, secoué par des toux +atroces, râlant parfois, anxieux de sentir l’air nécessaire +se refuser de plus en plus à ses poumons, +eut un désir : il voulut voir Nicolas Bourgueil, et +son père l’accompagna au chevet du malade. L’entretien +ne dura que quelques minutes. Mais quand +les deux hommes revinrent, M. Henri Bourgueil dit, +la gorge serrée :</p> + +<p>— Mon pauvre frère…</p> + +<p>Il ne détourna pas la tête devant l’évidence. Et +même, tandis que les autres se concentraient sur la +minute présente, il envisagea l’avenir, il ne put +s’empêcher de voir dans ce même salon aux tapisseries +bibliques, le prochain service funèbre. Esther +au festin d’Assuérus, Abigaïl et Déborah mèneraient +un deuil pompeux au-dessus de la foule recueillie. +Sa pensée alla si vite qu’il ne s’aperçut pas qu’elle +anticipait d’une manière inconvenante. « Qui présidera +le service ? se demanda-t-il. M. Lachault, sans +doute… La disparition de mon frère fera beaucoup +de bruit. Il y aura certainement un article de fond +dans le <i>Journal de Genève</i>, des dépêches de tous +les coins de l’Europe, des orateurs officiels au cimetière. » +Et, quoique profondément affligé, sa vanité +de mondain attaché aux cérémonies, à l’apparat, +son souci protocolaire de remplir dignement son rôle, +lui firent conclure : « Ce sera un grand enterrement. »</p> + +<p>Nicolas se tenait droit et sérieux. Cette visite au +moribond qui disputait sa noblesse et sa fierté aux +affres de l’étouffement, l’avait ému sur lui-même +aussi bien que sur son oncle. C’était lui qui était destiné +à devenir le chef de la famille. A l’heure où le +seul mâle de la branche aînée allait disparaître, il +gagnait une importance disproportionnée à sa personne. +On avait voulu l’associer à ces instants solennels, +et il s’efforçait de porter dignement le poids de sa +fonction. Un jour, il serait le maître du nom, un jour +viendrait donc se grouper derrière lui, avec son esprit +de corps, ses armoiries, ses traditions, ses vertus, +ses richesses, — la famille. Il se composa une expression +d’héritier présomptif, imprégnée de majesté +simple, où l’on reconnaissait la ressemblance de sa +mère.</p> + +<p>Tout le monde s’était réuni autour de Clarisse, +laissant M<sup>me</sup> Bourgueil à son larmoiement. Les voix +se faisaient graves, les visages soucieux. Clarisse +avait essuyé ses larmes, et répondit avec netteté +aux questions.</p> + +<p>— Quand revient le docteur ?</p> + +<p>— A quatre heures.</p> + +<p>— La fièvre ?</p> + +<p>— Elle a baissé.</p> + +<p>— Souffre-t-il beaucoup ?</p> + +<p>— Oui. On attend des ballons d’oxygène qui le +soulageront.</p> + +<p>L’oncle Amédée survint, l’air atterré :</p> + +<p>— Je ne savais pas, balbutia-t-il, je ne savais +pas…</p> + +<p>Il ne demanda rien, il vit bien aux figures qu’on +était très anxieux. Il s’assit près de Clarisse et la +regarda en attendant ce qu’elle déciderait. Être à ses +côtés, c’était le meilleur réconfort. M. Henri Bourgueil +aussi rapprocha sa chaise et le cercle d’inquiétude +fut plus étroit. Clarisse sentit avec angoisse +que tous ces gens venaient, comme à l’ordinaire, lui +demander instinctivement un appui. Ils attendaient +d’elle une direction morale, une parole de vérité et +de raison, une attitude qui serait l’attitude juste et +qu’ils pourraient copier. Or ce rôle qu’elle avait joué +toute sa vie, d’être l’inspiratrice et le guide, elle +devenait incapable de le tenir au moment suprême. +Ils ne savaient pas qu’elle était toute faible, désorientée, +victime d’un débat cruel. Avec un grand +effort, elle essaya de cacher le contre-coup violent +de son amour et de sa douleur. Elle ne put le dissimuler +tout à fait. Mais ils prirent pour le témoignage +d’une émotion légitime les marques sur son visage +du désespoir et de la honte. Et ils continuèrent à +trouver en elle les forces dont ils avaient besoin.</p> + +<p>Hubert entra dans le salon. Il venait de chez son +beau-père. A l’interrogation muette de tous les assistants +retournés vers lui, il répondit par un signe de +tête découragé et en écartant les bras de son corps, +comme s’il renonçait à l’espoir. Alors Clarisse se leva. +Elle imagina qu’un dernier sacrifice offert au Maître +tout-puissant de la vie et de la mort, pourrait sauver +son père. S’adressant à ceux qui comptaient sur +elle, elle dit, d’une voix claire, presque sa voix paisible +et heureuse d’autrefois :</p> + +<p>— J’ai un mot à écrire.</p> + +<p>Elle prit sur le bureau de M<sup>me</sup> Bourgueil une feuille +de papier et écrivit : « Mon père est mourant, partez +sans jamais me revoir. Oubliez-moi comme je vous +oublie. » Elle rédigea l’adresse : « Monsieur Laurent +Fabre-Gilles, chez Mademoiselle Moeuffre, route +de Florissant. » Puis elle colla un timbre et sortit +prier le domestique de porter la lettre à la boîte.</p> + +<p>Du vestibule elle gagna la salle à manger. Elle +avait des faiblesses dans les jambes, et par instants +la tête lui tournait. « Il faut que je prenne quelque +chose », dit-elle tout haut. Justement, sur un dressoir, +il y avait une assiette de gâteaux. Elle s’assit +et se mit à les manger.</p> + +<p>Hubert vint la rejoindre, et d’un air maussade :</p> + +<p>— Le docteur est arrivé… Ta mère se tient chez +ton père… Bien entendu je resterai en ville ce soir. +Je ne puis coucher à l’appartement, n’est-ce pas ? +Non. J’irai à l’hôtel… Je repasserai au bureau +avant dîner… Ah ! j’oubliais : le petit Fabre-Gilles +nous quitte, il est rappelé à Nîmes. Il partira dans +quatre ou cinq jours.</p> + +<p>Clarisse mangeait toujours les gâteaux. Elle eut +un frisson.</p> + +<p>— Il fait froid ici, dit-elle.</p> + +<p>— Froid…, fit Hubert d’un air prodigieusement +étonné.</p> + +<p>Il s’arrêta brusquement tandis qu’un bruit de +paroles confuses arrivait du salon. Clarisse se leva. +Ils restèrent un instant à se dévisager sans se voir, +puis se retournèrent vers la porte. Nicolas venait +d’apparaître sur le seuil. Il était grave et +intimidé. Il ne dit rien. C’était inutile : ils avaient +compris.</p> + + +<p class="gap">(1914-1916.)</p> + + +<p class="c gap xsmall">LAUSANNE — IMPRIMERIES RÉUNIES</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75433-h/images/cover.jpg b/75433-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9683f60 --- /dev/null +++ b/75433-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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