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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 ***
+
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+ ROBERT DE TRAZ
+
+ LA PURITAINE
+ ET L’AMOUR
+
+ LIBRAIRIE PAYOT & Cie
+ LAUSANNE PARIS
+ 1, Rue de Bourg Bd Saint-Germain, 106
+
+ 1919
+ Tous droits réservés.
+
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+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+ Au Temps de la Jeunesse Un vol.
+ Vivre Un vol.
+ Les Désirs du Cœur Un vol.
+ L’homme dans le Rang Un vol.
+
+
+
+
+Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour
+tous pays.
+
+Copyright 1917 by Payot et Cie.
+
+
+
+
+A Madame G. H.
+
+Hommage de fidèle amitié.
+
+
+
+
+I
+
+
+--Mais vous, Clarisse, s’écria Desnouettes, vous êtes une puritaine...
+une incontestable puritaine!
+
+La jeune femme lui jeta un coup d’œil interrogateur.
+
+--Moi? Expliquez-vous donc...
+
+Autour d’eux s’élevait le bruit du dîner de famille Bourgueil. La grande
+table, chargée de fleurs, miroitante d’argenteries et de cristaux,
+assemblait une vingtaine de personnes occupées deux à deux à des
+conversations particulières. Desnouettes, nerveux et blême, commença sa
+démonstration:
+
+--Eh bien, d’abord, vous êtes pieuse, pratiquante même...
+
+--Si vous voulez.
+
+--Très charitable...
+
+--Allons donc!
+
+--Comment, allons donc?... Hubert et vous, vous êtes riches mais vous
+vivez sans luxe. Jamais de voyages, pas d’auto. Vous recevez peu. Par
+contre, vous soutenez des familles entières de pauvres gens, vous
+remettez d’aplomb les bonnes œuvres en faillite...
+
+--Mais c’est mon mari qui...
+
+--N’interrompez pas mon raisonnement. Vous êtes bienfaisante, simple
+dans vos habitudes, sincère dans vos paroles. Vous vous habillez sans
+faste. Vous ne lisez pas de vaines littératures. Je ne vous ai jamais
+entendue dire du mal de vos amis, et je n’oserais pas vous tenir des
+propos lestes. Que vous le vouliez on non, je vous appelle une
+puritaine.
+
+Comme il parlait trop vite et sans arrêt, le souffle lui manqua.
+Clarisse en profita pour lui répondre de sa voix raisonnable et douce:
+
+--Vous exagérez, mais je vous pardonne. D’ailleurs, être puritaine, on
+dit que c’est une tradition genevoise.
+
+--Voilà justement ce qui m’intéresse chez vous, reprit Desnouettes avec
+une verve nouvelle. Aujourd’hui, Genève a cessé d’être la «sombre cité
+de Calvin». L’atmosphère y est heureuse, la vie aimable et ornée.
+Toutefois, certains milieux conservent les mœurs abolies. Si je suis
+loin de regretter les lois somptuaires, j’éprouve une vive curiosité
+pour telles personnes bien dressées, rigoristes, de langage convenu,
+susceptibles sous des dehors froids, et qui apportent du raffinement
+dans les cas de conscience. Ailleurs on se permet tout. Ici, il y a des
+choses vraiment défendues. Peut-être les âmes austères, grâce à leurs
+préjugés et leurs scrupules, sont-elles plus complexes que les âmes
+jouisseuses... Or, j’adore la complexité, puisque je suis psychologue!
+
+Il but hâtivement, au risque de s’étrangler, une gorgée de vin, puis
+repartit à toute allure:
+
+--J’étudie de la sorte un certain nombre de caractères des deux sexes,
+revêches, anguleux, d’une franchise quelquefois excessive, riches de
+pensées secrètes, de silences, d’imaginations inavouées, nourrissant au
+fond d’eux-mêmes une ou deux passions--rarement des passions
+amoureuses,--des dévouements très nobles, des manies, des idéalismes
+orgueilleux ou sublimes, enfin un goût amer du sarcasme et de la
+contradiction. Si vous saviez combien je les admire et combien ils me
+rebutent! Leur commerce, pas toujours souriant, prête à d’étonnantes
+observations morales. Les Genevois étaient dignes de Stendhal et de
+Balzac qui sont venus ici et les ont regardés...
+
+Satisfait de cette dernière pointe, Desnouettes arrêta son discours et
+tourna son visage pâle, tiraillé de tics nerveux, vers les autres
+convives.
+
+Au milieu de la table, dominait le père de Clarisse, le vieux
+Jean-Étienne Bourgueil, chef de la branche aînée. En face de lui, et
+contrastant avec sa tête glabre d’historien doctrinaire, sa femme
+dodelinait un visage bienveillant et poupin sur un corps tassé dans de
+la soie noire et des dentelles anciennes. «Courte, mais bonne», l’avait
+surnommée Desnouettes. Plus loin, Amédée Roset, le frère de Mme
+Bourgueil, petit comme elle, portait sur ses traits une expression
+qu’elle n’avait pas, l’expression tendue et mélancolique de l’homme à
+l’oreille dure qui guette de phrase en phrase. A côté de lui, la
+ravissante Fanny Gaillardoz plaisantait son voisin de droite, l’avocat
+Gouvieux, que Desnouettes n’aimait pas parce qu’il lui coupait toujours
+la parole. Plus loin, c’était Mme Henri Bourgueil dont le profil et les
+épaules de statue avaient naguère enchanté les salons romains: son mari,
+frère cadet de Jean-Étienne, après avoir représenté la Suisse en Italie
+pendant une dizaine d’années, avait donné sa démission de ministre, et
+ils étaient rentrés au pays pour se consacrer à l’éducation de leurs
+quatre fils. Desnouettes affectait volontiers de s’attrister sur cette
+Vénus dont la beauté, vouée au seul amour conjugal, disait-il, s’était
+alourdie dans ses maternités. Il la quitta des yeux pour regarder à côté
+d’elle le mari barbu et jovial de Fanny Gaillardoz, ensuite, plus loin,
+Hubert Damien, le mari de Clarisse, à la face ronde et aux prunelles si
+claires qu’elles semblaient toujours sur le point de se dissoudre, de
+s’évanouir dans le sommeil ou dans la mort. Et passant encore en revue
+quelques autres cousins et cousines, Desnouettes ne put s’empêcher
+d’admirer une fois de plus cette _gens_ Bourgueil dont il ne faisait pas
+partie, ce dîner de famille où il n’était invité que comme ami, et qui
+représentait une si respectable valeur sociale.
+
+Ces convives s’unissaient les uns aux autres par une solidarité de fait
+et de volonté. Ils étaient riches presque tous, mais sans ostentation.
+Ils témoignaient de qualités analogues: la probité, la persévérance dans
+le travail, le dévouement à la chose publique, mais c’était par
+tradition plus encore que par vertu. Leur culture d’esprit était réelle,
+toutefois l’histoire, le droit, les sciences y tenaient une place plus
+importante que la poésie. Surtout ils se considéraient, presque
+naïvement, comme une race particulière et choisie par la Providence pour
+donner l’exemple. L’application qu’ils mettaient à remplir leurs devoirs
+leur rendait l’orgueil naturel. Il y avait quelque chose du sentiment
+dynastique dans leur sentiment de famille. Depuis des siècles les
+Bourgueil avaient fourni à la République des savants, des pasteurs, des
+magistrats, dont les parchemins, les portraits, les mobiliers ornaient
+leurs demeures d’aujourd’hui et nourrissaient leur fierté. Ils tenaient
+à leurs souvenirs comme à des droits spirituels, seuls restes de leurs
+privilèges abolis. Sûrs et satisfaits d’eux-mêmes et de leurs
+généalogies, conscients des obligations politiques et morales que leur
+créait leur passé, désireux de jouer un rôle sans que ce fût toujours
+par intérêt personnel, ils se retrouvaient volontiers tous les quinze
+jours à ce repas de famille où ils prenaient une notion exacte de leurs
+ressources, de leur caractère et de leur parenté. D’ailleurs, ils ne
+déméritaient ni par le talent, ni par la fortune. Du haut de son cadre,
+Gaspard Bourgueil, l’ami de Théodore de Bèze, avec sa mine jaune et son
+rabat, comme, du haut de son socle, Bénédict Bourgueil, sculpté par
+Houdon, et qui joua _Zaïre_ sur le théâtre de Voltaire, contemplaient
+avec satisfaction l’assemblée de leurs descendants, et montraient le
+même air volontaire sur leurs visages rasés, le même nez proéminent que
+Jean-Étienne Bourgueil présidant la table et trônant parmi les siens.
+
+Clarisse réveilla Desnouettes de sa méditation:
+
+--Et ma cousine Fanny, est-elle une puritaine?
+
+Il s’empressa de dévisager celle qu’on lui nommait: la jolie Mme
+Gaillardoz riait à pleine gorge. Il voulut s’expliquer, mais les termes
+exacts ne vinrent pas à son esprit. Alors il soupira, car il n’était
+content que lorsqu’il avait condensé sa pensée en une formule:
+
+--Votre cousine... non certes... Elle est si vive... si...
+
+Brusquement, il cessa de bafouiller, et se penchant vers Clarisse:
+
+--Pourquoi me demandez-vous cela? Vous a-t-on raconté quelque chose?
+
+Clarisse s’étonna à son tour. Elle n’était au courant de rien, ayant
+horreur des potins et ne sollicitant jamais les confidences. Les secrets
+des autres ne l’intéressaient pas, ou plutôt elle ne songeait pas que
+les autres eussent des secrets.
+
+Desnouettes reprit son aplomb.
+
+--J’admire beaucoup Mme Gaillardoz. C’est une nature si
+extraordinairement féminine, si contradictoire souvent...
+
+--Mais non, mais non. Elle est comme tout le monde, elle ne pense qu’à
+une chose à la fois.
+
+--Quelle erreur, chère amie. Vous, vous êtes complètement maîtresse de
+vous-même. Mais il existe des natures moins heureuses, plus
+compliquées...
+
+On se levait de table et il dut s’interrompre. On passa au salon.
+C’était une vaste pièce à boiseries grises, tendue de belles tapisseries
+où dominaient les rouges et les verts, et dont les scènes bibliques
+étaient bordées de fleurs et de fruits en guirlandes: elles
+représentaient Déborah après son crime, Esther au festin d’Assuérus,
+entre les lances des gardes, et, sur une autre paroi, le roi David
+venant à la rencontre d’Abigaïl. Des rideaux d’un riche damas pourpre
+étaient tirés sur les fenêtres; la cheminée de marbre noir encadrait un
+feu de bûches. Le café fut servi dans des tasses de vieux Nyon.
+
+Puis les hommes se rendirent en cortège au fumoir. Desnouettes faisait
+profession de ne s’intéresser qu’aux femmes: aussi, renfermé dans un
+silence qui lui était, d’ailleurs, pénible à soutenir, affecta-t-il de
+regarder, dans l’importante bibliothèque, le dos des livres. Au milieu
+d’une rangée, reliés de sombre avec leurs titres en or, se présentaient
+les ouvrages du maître de maison, et notamment sa grande _Histoire de la
+Liberté_ qui l’avait rendu célèbre en Europe. Tome Ier: _Athènes_; tome
+II: _Florence_; tome III: _La Réforme_; tome IV... Tout en lisant,
+Desnouettes ne pouvait s’empêcher d’entendre, derrière lui, l’auteur, le
+vieux Bourgueil qui, à propos d’un incident de la politique quotidienne,
+se livrait à son éloquence habituelle:
+
+--Le monde, quoi qu’on dise, reviendra aux éternelles idées directrices;
+il ne peut compromettre pour une aventure, le salut de son avenir.
+
+Son frère le diplomate, flattant sa jolie barbe blanche bien assortie à
+son visage d’un rose soigné, lui rétorqua:
+
+--Des idées directrices? Il n’y en a pas; il n’y a que du va-et-vient;
+et les hommes, comme des bouchons de liège, dansent malgré eux dans les
+remous...
+
+--Je crois à l’intervention de l’homme dans les événements et je crois
+qu’elle se multiplie en raison du progrès. A l’origine, les sociétés ont
+besoin d’un chef unique. Mais, à mesure qu’elles se civilisent, le
+maître devient moins utile, et l’enfant commence à marcher seul. Le sens
+de l’évolution humaine, c’est l’apprentissage de la liberté. Ceux qui se
+laissent diriger s’aperçoivent qu’ils peuvent à leur tour agir sur les
+choses et sur eux-mêmes; ils prennent ainsi l’ambition de marquer le
+monde à leur ressemblance... Il y a du César dans le fond de toute
+âme...
+
+M. Henri Bourgueil n’avait pas du tout l’âpreté enthousiaste de son
+frère. Il pensait mettre de la profondeur à paraître léger, et
+s’imaginait railler par tradition diplomatique et scepticisme mondain,
+alors qu’en réalité il obéissait à une timidité naturelle et à une peur
+de la critique, qui l’empêchaient d’affirmer. Son amour des belles
+relations lui venait du besoin de se rassurer sur lui-même. Désireux
+d’observer toutes les convenances, la solitude, la nudité, la sincérité
+lui eussent causé une égale confusion. Il admirait son frère, mais ne le
+jalousait point, car il préférait n’être pas célèbre. Il lui répondit
+avec une malice apprêtée:
+
+--Tu es un historien et je ne connais que le présent. La pratique des
+affaires enseigne à ne compter que sur le hasard. Un souverain, un
+général, un ministre font des gestes et donnent des signatures, mais ils
+obéissent à un nombre considérable de faits extérieurs, d’influences
+anonymes, et d’irrémédiables nécessités...
+
+La tradition des dîners de famille exigeait ainsi que les deux frères, à
+propos des questions du jour, opposassent leurs points de vue en un
+dialogue toujours recommencé. Ils discutaient volontiers, l’un avec un
+mélange de solennité et de violence, l’autre disert et méticuleux,
+n’étant pas toujours si différents qu’ils le pensaient, mais prenant
+bien garde de ne pas s’accorder, car ils aimaient leurs éternelles
+controverses.
+
+--A propos, fit l’avocat Gouvieux, qui est-ce qui a été à l’assemblée
+générale d’Ain-Bessem?
+
+La Société d’Ain-Bessem avait été fondée par des banquiers genevois pour
+exploiter un domaine agricole au Maroc. Depuis trois ans, elle donnait
+de beaux bénéfices.
+
+--Moi, répondit Hubert Damien d’un ton bourru.
+
+--Est-il vrai que le dividende a été fixé à huit pour cent?
+
+--Oui. Ils ont tort.
+
+--Pourquoi donc? fit Gouvieux, inquiet. Il avait «en portefeuille»,
+comme il disait, un certain nombre de ces valeurs qu’il jugeait
+«intéressantes».
+
+--Eh bien, répondit Hubert, parce qu’ils devraient augmenter leurs
+réserves dans de beaucoup plus fortes proportions. Leurs titres y
+gagneraient de la stabilité.
+
+--Puisque vous parlez d’affaires, dit M. Henri Bourgueil à son neveu, me
+conseillez-vous de vendre mes Uritanys? Ces valeurs brésiliennes ne me
+plaisent pas.
+
+--A combien sont-elles cotées? demanda Gouvieux.
+
+--Au pair, je crois.
+
+--On prétend qu’elles vont baisser quand on connaîtra le résultat du
+dernier exercice.
+
+Amédée Roset, la main en cornet sur l’oreille, avait saisi en partie les
+aphorismes de son beau-frère Jean-Étienne, mais cette conversation
+financière lui parut trop dure à suivre. D’ailleurs, elle ne le
+regardait pas. Serré dans une petite jaquette démodée et pas très
+propre, l’air modeste, il n’avait rien du capitaliste; et il aurait
+frémi à l’idée de déplacer les quelques obligations de villes et de
+cantons qui formaient son maigre revenu. Sans faire de bruit, il gagna
+un autre groupe où il tâcha de comprendre. Justement Gaillardoz
+racontait une anecdote; l’oncle Amédée n’en savoura guère les détails,
+tendu qu’il était dans son appréhension de manquer le mot de la fin. Et
+il le manqua en effet, mais il se mit à rire comme les autres.
+
+Hubert s’approcha de son beau-père, Jean-Étienne Bourgueil.
+
+--J’ai entendu parler aujourd’hui d’un de vos anciens amis.
+
+--Lequel?
+
+--Richard Fabre-Gilles, de Nîmes.
+
+--Comment, qui vous a parlé de lui?
+
+--Son petit-fils.
+
+Hubert expliqua que M. Georges Fabre-Gilles, banquier à Nîmes, avec qui
+il était en relations d’affaires, lui avait demandé de prendre son fils
+Laurent dans ses bureaux pendant quelques mois. Rien n’était plus
+simple: la maison Damien & Cie avait l’habitude d’accueillir chaque
+année des volontaires allemands, italiens ou français, attirés par la
+réputation de la finance genevoise. Le jeune homme, tout nouvellement
+arrivé, était venu dans l’après-midi rendre visite à son futur patron,
+et il avait parlé de son grand-père Richard.
+
+Le vieux Bourgueil releva vers le plafond son nez lamartinien:
+
+--Quel souvenir! Nous nous sommes rencontrés à Athènes, lors de mon
+premier voyage en Grèce. Plus tard, je l’ai revu chez lui, nous avons
+échangé une longue correspondance. Mais il y avait bien quinze ans que
+nous ne nous étions plus donné signe de vie quand il est mort.
+
+--Faisait-il des affaires?
+
+--Non, de l’archéologie. Comment est son petit-fils?
+
+--Oh, insignifiant...
+
+--Fabre-Gilles? N’y a-t-il pas eu une alliance de ce nom-là avec les de
+Végabre, la famille de notre mère? demanda M. Henri Bourgueil.
+
+--Attends. Il y a deux branches de Végabre: l’une qui est allée
+s’établir en Angleterre au commencement du XVIIIme siècle, et dont un
+membre en effet s’est marié à Nîmes et y est mort. L’autre branche s’est
+éteinte, faute d’héritier mâle, lors du mariage de notre mère, en mil
+huit cent trente-neuf...
+
+--... Trente-huit.
+
+--Permets. Je tiens aux dates précises. Nos parents se sont épousés en
+avril mil huit cent trente-neuf. Notre père, qui était de mil huit cent
+dix, avait vingt-neuf ans. Notre mère était de mil huit cent dix-huit.
+
+--Tu as raison. Mais tu oublies une autre alliance. Notre grand-oncle
+Antoine Mérienne avait également épousé, vers mil sept cent
+soixante-quinze, une Végabre. Ceux-là étaient d’Aubonne, où ils
+possédaient un château. C’était une bonne famille de la Côte.
+
+--Comment, fit Gaillardoz, vous êtes parents des Mérienne. Est-ce la
+même famille que Théodore Mérienne, mon camarade?
+
+--Sans doute. Nous cousinons encore.
+
+«Parler d’argent, ensuite de généalogies, pensa Desnouettes, ce sont les
+thèmes habituels. Mais ce sont des thèmes ennuyeux.» Il préféra songer à
+Fanny Gaillardoz. Il l’avait définie: une coquette. Fort de cette
+définition, il avait commencé à lui faire une cour selon les principes.
+Pour séduire, il n’agissait pas au hasard, mais suivait une tactique.
+Dans le cas présent, les résultats n’avaient pas été fameux.
+«Assurément, c’est une coquette, ajouta-t-il avec le souci de ne pas
+renoncer à une formule, mais une coquette d’une espèce particulière.»
+Alors, il chercha à dresser un autre plan de campagne, et maudit cette
+interminable conversation de fumoir.
+
+Enfin l’on revint au salon. Fanny, debout près du piano, feuilletait de
+la musique. Desnouettes se précipita. Jusque-là il avait affecté auprès
+d’elle une courtoisie de bon ton; il se mit, par contraste et à
+l’improviste, à lui débiter des galanteries presque libertines.
+
+Fanny le regarda d’un œil arrondi sous son beau sourcil noir, puis elle
+recommença à tourner les pages. Comme elle venait de s’accouder, le
+jeune homme dominait son épaule blanche, sa poitrine décolletée sur
+laquelle se baissait son profil mince, sa bouche en cerise qui faisait
+une moue de moquerie. Enfin elle n’y tint plus et murmura:
+
+--Mais c’est scandaleux, ce que vous me dites... Et ici, en plein dîner
+de famille...
+
+Desnouettes se sentit encouragé. «C’est bien cela, pensa-t-il, elle
+cache son jeu, mais elle a des intentions.» Fanny ajouta, avec un
+demi-sourire de côté qui lui était habituel:
+
+--Regardez donc...
+
+De nouveau, Desnouettes jeta un coup d’œil circulaire. Le vieux
+Bourgueil, droit devant la cheminée, glabre et emphatique, la main
+passée dans son gilet, continuait à paraphraser des idées générales; son
+frère l’écoutait, calé dans un fauteuil et aplatissant entre ses deux
+mains comme pour la repasser, sa barbe d’argent. Autour de la grande
+table, sous la lampe, des femmes travaillaient à des ouvrages. Un peu en
+retrait, Clarisse penchait sur une broderie sa tête bien coiffée. Trois
+jeunes filles sur un sofa se racontaient des histoires puériles avec de
+fous rires impossibles à réprimer. L’avocat Gouvieux persistait à
+demander des conseils financiers à Hubert Damien qui avalait ses
+bâillements: on voyait ses yeux se plisser et sa gorge se contracter
+sous l’effort. Amédée Roset, résigné au silence, assis sur une chaise
+basse, attendait.
+
+--Vous êtes indigne, murmura Fanny en raillant, de troubler cette
+atmosphère.
+
+--Avouez que cela vous amuse.
+
+--Croyez-vous que je m’amuse de si peu? fit-elle avec brusquerie et lui
+tournant le dos.
+
+Mme Bourgueil avait une faiblesse: elle aimait porter le soir de nobles
+toilettes, ce qu’elle appelait des «robes de style». Elle rapprocha son
+fauteuil de sa fille.
+
+--Clarisse, je ne suis pas contente de ma couturière, elle perd la
+tradition, elle veut me pousser à des extravagances. J’ai bien envie de
+l’abandonner. Que me conseilles-tu?
+
+Clarisse continua sa broderie. Elle était habituée à ce que sa mère la
+consultât sur toutes ses démarches. Elle demanda de sa voix paisible:
+
+--Avez-vous quelqu’un d’autre en vue?
+
+Mme Bourgueil soupira et regarda ses magnifiques dentelles: l’idée de
+trahir la couturière qui l’habillait depuis trente ans lui parut soudain
+monstrueuse.
+
+--Ah, si tu pouvais m’accompagner chez elle, tu l’obligerais à faire ce
+que je veux. Tu as tellement plus d’autorité que moi...
+
+Et comme Clarisse souriait, elle ajouta:
+
+--Mais si, mais si. Personne ne te résiste.
+
+Mme Henri Bourgueil se leva. Elle ne semblait jamais se rendre compte
+combien, quoique un peu lourde, elle était classiquement belle; ses
+attitudes étaient sculpturales à son insu. Elle traversa le salon d’un
+pas de déesse, vint s’asseoir à son tour près de Clarisse, et la chaise
+cria sous sa majesté.
+
+--Renseigne-moi, dit-elle. On m’a beaucoup vanté l’École nouvelle de
+Céligny, et j’ai l’idée d’y mettre François. Qu’en penses-tu?
+
+Comme sa belle-sœur, comme toute la famille, Mme Henri Bourgueil tenait
+à l’opinion de Clarisse, et son adhésion à un projet le faisait paraître
+légitime et raisonnable.
+
+--François, ajouta-t-elle, est un peu diable, il a besoin d’être
+surveillé. J’irai parler au directeur. De tous mes enfants, c’est
+Nicolas qui me préoccupe le moins. Il est si travailleur, si
+consciencieux.
+
+Et elle entama l’éloge de Nicolas. L’éducation de ses quatre garçons
+était son souci principal. Sa beauté de matrone s’animait dès qu’elle
+parlait de ses fils.
+
+L’oncle Amédée dit tout à coup:
+
+--J’ai été ce matin au sermon de M. Lachault, à Saint-Pierre.
+
+--Sur quoi a-t-il prêché, mon oncle? demanda Clarisse, en articulant
+avec soin pour se faire mieux saisir.
+
+--J’étais près de la chaire, répondit-il, j’ai très bien entendu.
+
+La bonne Mme Bourgueil déclara qu’elle ne tenait plus à l’écouter: elle
+le trouvait trop sévère, et n’allait pas à l’église pour qu’on la
+décourageât. Le pasteur Lachault était un homme d’une âpre éloquence, un
+prophète de l’Ancien Testament. Il ne prêchait pas, il dénonçait. Il
+requérait à la face de Dieu, comme un procureur, contre les péchés
+innombrables de l’humanité.
+
+--J’ai longtemps hésité à lui confier l’instruction religieuse de
+Nicolas, dit Mme Henri Bourgueil.
+
+Son mari, s’étant approché, déclara d’un air fin:
+
+--Sa sévérité bien connue n’éloigne personne, tant on a besoin qu’un
+pasteur ou un médecin prenne au sérieux les fautes ou les maux qu’on
+vient leur confier. M. Lachault peut à peine suffire aux entretiens, aux
+conseils qu’on réclame de lui. Il est très couru!
+
+--C’est, paraît-il, un théologien remarquable, fit l’oncle Amédée.
+
+--Mais surtout un connaisseur de l’âme humaine. Ses yeux sont perçants
+et sa conscience inflexible. Dès qu’on se trouve devant lui, il vous
+devine, il met le doigt sur votre plaie, et il vous oblige à guérir.
+
+--Eh bien, je trouve cela indiscret, s’écria la bonne Mme Bourgueil.
+
+Clarisse dit, d’une voix lente qui fit taire les autres:
+
+--C’est un grand chrétien.
+
+Tout de suite, chacun oubliant son avis particulier, se rallia à ce
+jugement: il parut être, parce que Clarisse l’avait prononcé, la juste
+expression d’une vérité incontestable.
+
+Là-dessus, dans le silence, à travers les fenêtres fermées, résonna le
+carillon de la cathédrale qui annonça la demie de dix heures: la pendule
+du salon lui fit écho tout de suite, car dans la famille on avait le
+goût de l’exactitude et l’on réglait les pendules. Alors chacun se leva
+et prit congé. Plusieurs autos, qui attendaient à la porte, emmenèrent
+les principaux couples, mettant pour quelques minutes dans ce quartier
+déjà endormi de la haute ville et tout blême d’une neige récente, une
+animation imprévue.
+
+Les Damien, qui habitaient à deux pas, rentrèrent à pied. Hubert raconta
+en bâillant à sa femme que son père se souvenait très bien de Richard
+Fabre-Gilles. La bise, soufflant fort, l’interrompit un instant au coin
+du Bourg-de-Four, et ils se hâtèrent vers la rue de l’Hôtel de Ville où
+était leur maison.
+
+Clarisse demanda:
+
+--Quand mon père l’a-t-il connu?
+
+--En Grèce, autrefois...
+
+Ils arrivèrent devant leur porte, une haute porte cochère qui grinça
+lorsque Hubert l’ouvrit. Ils traversèrent la cour, montèrent l’escalier.
+Mais comme, selon son habitude, le concierge avait tout éteint de bonne
+heure, ils durent gravir l’escalier à tâtons, dans le noir.
+
+--Sapristi, s’écria Hubert, j’oublie toujours mes allumettes...
+
+Clarisse songeait aux dernières paroles de son mari et revoyait ce petit
+Fabre-Gilles qui était venu leur rendre visite dans l’après-midi: un
+jeune garçon très intimidé, qui n’était resté qu’un instant et n’avait
+prononcé que peu de paroles. Tandis qu’elle montait ainsi, dans
+l’obscurité, sa pensée ranimait son image, et elle croyait le voir
+encore et l’entendre.
+
+--Comment, nous voilà déjà en haut? fit-elle en atteignant leur palier.
+
+
+
+
+II
+
+
+La maison des Hubert Damien fait partie de cette rangée de belles
+demeures, bâties pour la plupart au XVIIIme siècle dans le goût
+français, qui couronnent au midi la cité. D’un côté, elles donnent sur
+l’étroite rue des Granges, inégale et pavée, ou sur la rue, à peine plus
+large, de l’Hôtel de Ville; de l’autre, s’élevant sur de hautes
+terrasses, elles dominent l’ancien rempart et les frondaisons de la
+Treille. En contrebas s’étendent le vaste jardin des Bastions, des
+quartiers entiers dont les toits fument et miroitent, puis, au delà, des
+collines chargées de bois et de maisons, enfin la campagne, bordée à
+gauche par les falaises rayées du Salève, à droite par le Jura qui
+s’éloigne. Au-dessus de ce large paysage, le ciel paraît immense.
+
+Clarisse avait souvent remarqué l’étonnement des personnes qui lui
+rendaient visite pour la première fois: elles venaient de suivre la rue
+resserrée, de traverser la cour humide, de gravir l’escalier sombre,
+puis, entrant dans le salon, elles recevaient tout à coup cette lumière
+dans les yeux, et, attirées par l’espace, ne pouvaient se retenir
+d’aller aux fenêtres. Desnouettes prétendait que beaucoup d’habitants de
+ces maisons étaient à leur image: ils offraient au passant un visage
+sérieux ou maussade, mais leur intimité révélait des surprises et
+s’ouvrait sur des horizons. Clarisse, plus pondérée, lui reprochait
+d’être paradoxal.
+
+C’est qu’elle avait admis, une fois pour toutes, la beauté de sa demeure
+dont la façade claire semblait, au sommet du coteau, arrêtée en plein
+vol, et qu’elle ne croyait pas devoir s’extasier hors de propos. Elle
+n’aimait pas les exubérances, qu’elle estimait toujours peu sincères, ni
+les interjections, qu’elle trouvait bruyantes. Elle n’aimait pas non
+plus à remettre en question, fût-ce pour s’en réjouir à nouveau, ce
+qu’il y avait de définitif dans son existence. Tout étalage la choquait.
+Elle était l’exacte contraire d’une parvenue. Son sens délicat de la
+mesure, de ce qui convient, son tact un peu prude la faisaient parfois
+juger insensible. Certaines personnes, tout en l’admirant, en l’enviant
+en secret, la disaient froide. Elle vivait sans hésitations ni rêveries
+inutiles. Où aurait-elle trouvé l’occasion d’une plainte ou d’un regret?
+Depuis son enfance, puis au cours de sa première jeunesse, et ensuite
+durant ses huit années de mariage, chaque chose lui était venue à son
+heure. Elle était trop raisonnable pour inventer de l’inédit, de
+l’impossible ou de l’étrange.
+
+Ce qui achevait de satisfaire Clarisse, c’est qu’elle se sentait
+entourée d’affection et de respect. On lui était reconnaissant de se
+montrer bonne et sage, et de donner ainsi, sans ostentation ni effort,
+et tout naturellement, l’exemple. Desnouettes, que sa perfection
+irritait, lui avait dit un jour qu’elle était conservatrice de vertus
+traditionnelles: sur quoi elle avait haussé les épaules. Elle ne se
+croyait pas meilleure que les autres. Par une chance extraordinaire elle
+n’avait jamais été victime de l’envie, et elle se trouvait en accord
+avec son monde qui ne l’empêchait pas de jouer le rôle qu’elle
+préférait. Et enfin, de même qu’elle était en harmonie avec les hommes,
+elle l’était avec Dieu. Sa piété était normale. Elle n’éprouvait aucune
+peine à croire, ayant accepté la religion comme le reste. Rien en elle
+n’était répréhensible ou douloureux: pourquoi aurait-elle fui la
+Providence, pourquoi l’aurait-elle contestée? Au contraire, Dieu
+apparaissait comme la confirmation suprême, la justification de Clarisse
+Damien et de la tâche qu’elle remplissait dans une société en ordre. Ses
+croyances augmentaient sa sécurité.
+
+Ne professait-elle pas, d’ailleurs, que seules les personnes inactives
+se tourmentent? Elle disait, d’une façon simpliste, que la mélancolie
+est le résultat de l’oisiveté. Étant bien portante et pratique, elle
+agissait. Par devoir aussi bien que par habitude, elle tenait son ménage
+avec grand soin, économe, sachant le prix des choses, soucieuse de ne
+pas être trompée, mais jamais avare, ni mesquine. Elle rendait
+fréquemment visite à ses parents, aux membres de sa famille, à ses
+amies. Elle sortait avec son mari: peu de théâtre, mais quelques dîners
+où participaient toujours les mêmes personnes, des conférences, des
+concerts;--ils croyaient tous deux aimer la musique parce qu’elle ne les
+ennuyait pas, et, ayant choisi cet art pour s’y intéresser, ils ne
+s’occupaient pas des autres. Au printemps, ils allaient s’installer à la
+Cômerie, une propriété de famille qu’ils possédaient dans les environs
+de Genève. A l’automne ils revenaient rue de l’Hôtel de Ville. Et le
+cycle recommençait, un cycle aux obligations réglées d’avance, aux
+divertissements prévus.
+
+Mais surtout Clarisse avait ses charités. Elle était trop Bourgueil pour
+ne pas rechercher les responsabilités et pour ne pas se plaire au
+commandement. Présidente de deux comités de bienfaisance, trésorière
+d’un asile pour filles repenties et d’un dispensaire, elle organisait
+trois fois par an des comptoirs à des ventes, et s’occupait activement
+de la paroisse. Elle mettait dans son dévouement un certain
+autoritarisme qui éclaircissait les questions et tranchait les
+difficultés, mais elle exprimait sa volonté avec une voix douce et
+enjouée. Elle ramenait d’un mot juste les discussions qui s’égaraient
+entre femmes bavardes, peu pressées de conclure et qui n’observaient
+jamais leur tour de parole. Même quand son jugement était trop sommaire,
+elle emportait l’adhésion grâce à sa certitude d’avoir raison, qu’elle
+tenait de son père, mais qui était chez elle plus innocente et plus
+gentille... Cependant, aux réunions où il fallait discuter et voter,
+Clarisse préférait les charités plus personnelles, plus discrètes.
+Combien d’êtres malheureux et souffrants la voyaient entrer dans leur
+chambre, leur apporter un cadeau ou une bonne parole! Elle aimait
+s’occuper d’eux, les influencer et les diriger.
+
+Ainsi, rue du Soleil-Levant, dans une triste mansarde sur la cour, il y
+avait un petit garçon malade, enveloppé de draps sales, et qui ne
+cessait de gémir que lorsqu’elle lui tenait la main. Dans la Cité,
+c’étaient trois sœurs qui avaient connu un meilleur sort avant d’être
+complètement ruinées, et dont elle devait écouter chaque fois l’éternel
+défilé de souvenirs. A la Pélisserie, elle montait cinq étages d’un
+escalier noir et visqueux pour rendre visite à un vieillard, Pigueret,
+ancien batelier du lac, presque aussi sourd que l’oncle Roset, et qui
+réclamait d’elle des lectures pieuses: il lui fallait hurler des
+passages de l’Écriture, et souvent les voisins de palier venaient rire
+derrière la porte. Mais sa préférée, c’était, rue des Belles-Filles, la
+vieille Winiger, qui était un peu folle.
+
+Là, on se trouvait dans une pièce basse de plafond et prenant jour d’une
+fenêtre à guillotine. Le lit disparaissait sous un énorme édredon rouge
+et blanc. Aux murs étaient épinglées des gravures de modes périmées:
+jeunes dames à petit chapeau rond et la taille rehaussée d’une tournure,
+messieurs à favoris. Dans un fauteuil se pelotonnait, ramassée sur
+elle-même comme pour se défendre, avec un air de vieille fée qui n’a pas
+encore jeté tous ses sorts, Mme Winiger.
+
+Comme d’habitude, elle accueillit ce jour-là Clarisse avec mille cris
+puérils et des questions dont elle n’attendait pas la réponse. Mais tout
+le temps de ses phrases sans suite, ses yeux égarés s’attachaient au
+paquet que tenait la visiteuse.
+
+--Je vous apporte votre châle, dit Clarisse.
+
+La vieille se jeta dessus, défit en tremblant la ficelle, tira le châle
+de laine et essaya de s’en envelopper. Clarisse l’aida et, comme elle
+regardait la nuque ridée, les mèches blanches,--tout à coup, sans même
+qu’elle l’eût sollicitée, sa mémoire lui présenta l’image très nette de
+Laurent Fabre-Gilles entrant dans son salon, l’autre dimanche, les yeux
+baissés, silencieux...
+
+Mme Winiger riait de plaisir dans son châle. Clarisse s’approcha du lit,
+tapa les oreillers, tendit les couvertures.
+
+--Je vous ai fait porter du bouillon. Était-il à votre goût?
+
+Ah, le bouillon lui avait fait du bien. Seulement il lui aurait fallu
+autre chose...
+
+--Quoi donc?
+
+La vieille recommença à s’agiter. Elle prit Dieu à témoin, et les
+hommes, qu’elle ne demandait rien, qu’on était bien bon pour elle,
+qu’elle était si reconnaissante...
+
+--Mais que voulez-vous?
+
+Elle regarda Clarisse avec une expression qui devenait joviale: «Voilà,
+le médecin m’avait conseillé de...» Elle ferma un œil pour avertir
+qu’elle allait dire une bonne farce, ensuite, d’une voix flûtée:
+
+--... de boire du champagne!... Oui, chaque soir, avant de me coucher.
+
+Puis elle affecta une mine pudique, à demi choquée, comme s’il
+s’agissait d’une indécence, et elle guetta. Clarisse, qui était de bonne
+humeur, promit de lui en faire porter une bouteille.
+
+--Mais vous n’en boirez pas trop à la fois, recommanda-t-elle avec
+inquiétude.
+
+--Peuh, je sais bien ce que c’est que le champagne. J’en ai bu quand
+j’étais jeune... Une cuillerée, c’est la dose.
+
+Elle reprit son bavardage, ses miaulements et ses éternuements de chat.
+Mais Clarisse s’en alla.
+
+Dehors, les vieilles rues étouffaient sous le brouillard. Clarisse
+marcha vite pour échapper à l’humidité. Elle aimait d’ailleurs cette
+atmosphère épaissie qui avait de la saveur, où les passants
+disparaissaient comme des ombres. Son pas était réglé, allongé. Elle
+sentait tout son être en ordre et bien portant. Et, par un retour de
+scrupule, elle se reprocha un instant cette satisfaction sans cause
+évidente: «Quelle complaisance facile parce que je viens de me donner
+l’occasion d’être charitable!» Mais cet optimisme était si agréable
+qu’elle s’y laissa aller sans chercher davantage.
+
+Elle n’avait à aucun degré l’habitude de s’analyser. Sa vie extérieure
+était fort remplie, mais sa vie intérieure était très simple. Elle
+n’observait pas les moindres variations de son humeur, et ne s’imaginait
+pas qu’il y eût des obscurités ou des mystères en elle; elle se
+considérait comme une personne ordinaire. L’idée ne lui serait jamais
+venue de tenir un journal, d’entretenir une correspondance sentimentale.
+Elle n’avait pas d’amie intime et n’éprouvait pas le besoin d’en avoir.
+Elle n’aurait pas admis qu’on fût indiscret. On ne s’y risquait pas
+d’ailleurs, car, malgré sa bonne grâce, elle avait parfois une
+expression un peu distante, son «air Bourgueil», comme elle disait
+elle-même, et qui l’affligeait dès qu’elle s’en rendait compte. Seul,
+Desnouettes finissait par être assez familier. Elle était indulgente à
+sa faconde où elle trouvait un contraste à sa propre douceur. Et puis
+elle se plaisait à lui faire la leçon.
+
+Il vint la trouver vers la fin de l’après-midi, toujours fébrile:
+
+--Il y a des siècles que je ne vous ai vue!
+
+--Nous avons dîné ensemble la semaine dernière,--remarqua-t-elle autant
+par désir d’exactitude que par malice.
+
+--Vous m’avez beaucoup manqué. J’ai énormément de plaisir à causer avec
+une femme aussi intelligente que vous.
+
+Clarisse n’était pas gênée par les compliments, mais elle les trouvait
+inutiles. En général, son attitude décourageait les hommes de lui en
+faire, sauf Desnouettes l’aveugle. Comme elle se taisait, il dit:
+
+--Voilà, j’ai un service à vous demander.
+
+Et il raconta qu’il était extrêmement inquiet de l’opinion que Mme
+Gaillardoz se faisait de lui. Il l’avait rencontrée l’autre jour chez
+des amis, et ils avaient bavardé tête à tête. Très gaiement. Peut-être
+avait-il été un peu loin dans ses propos. Depuis ce jour, quand il la
+rencontrait, elle répondait avec froideur à son salut.
+
+--Vous l’avez rencontrée souvent?
+
+--Une fois.
+
+--Eh bien, que voulez-vous que je fasse?
+
+--Demandez à votre cousine ce qu’elle pense de moi.
+
+Clarisse lui fit remarquer qu’il pourrait le demander lui-même.
+Desnouettes, agacé, se dit que cette bonne amie était un peu candide.
+Alors il recommença ses explications, en phrases pressées, et finit par
+obtenir qu’elle «tâterait» Fanny.
+
+Ensuite, quoique rassuré, le jeune homme ne voulut pas s’en aller tout
+de suite. Il prit un air avantageux et déclara:
+
+--Vous vous étonnez sans doute de mes manières. C’est que j’observe un
+plan général soigneusement élaboré. A chaque être humain correspond une
+méthode qu’il suffit d’employer avec adresse pour le maîtriser ou le
+séduire. J’obtiens ainsi des résultats extraordinaires, que la
+discrétion malheureusement, et aussi la modestie, m’interdisent de
+citer. Ne jugez donc pas mes subtilités trop absurdes.
+
+--Je ne vous trouve pas absurde.
+
+--Si, si, je vois bien que vous ne me comprenez pas tout à fait... Je
+perçois très vite ces infimes désapprobations... Comment dirai-je? Je
+possède comme des antennes morales.
+
+Satisfait de sa formule, il répéta, avec préciosité:
+
+--Des antennes morales...
+
+Clarisse sourit, il continua:
+
+--Je suis sûr qu’en ce moment vous êtes un peu, un tout petit peu fâchée
+contre moi.
+
+--Mais non.
+
+--Mais si. Je vous devine... Savez-vous que je vous devine beaucoup plus
+que vous ne le croyez?
+
+Clarisse n’avait rien de caché, mais elle n’aimait pas qu’on la devinât.
+Il s’agissait là d’une question de convenance. Son âme, c’était comme sa
+chambre à coucher: un lieu non pas mystérieux, mais réservé à elle et à
+son mari.
+
+--Mon bonheur, ajouta Desnouettes avec pédanterie, c’est d’observer les
+gens à leur insu, de percer leurs secrets. Chacun de nous cache quelque
+chose. Comment le découvrir? Voilà mon étude favorite...
+
+--Voulez-vous, dit Clarisse, me passer une bûche. Le feu va s’éteindre.
+
+Desnouettes passa la bûche, puis, sautant à une autre idée:
+
+--Penchée sur le feu, Clarisse, et l’entretenant pour tous, vous
+m’apparaissez comme une Vestale!
+
+--Non, une maîtresse de maison.
+
+Hubert entra au moment où Desnouettes s’en allait. Il était fatigué,
+avec de grands cernes sous ses yeux pâles. Il se jeta dans un fauteuil
+et gémit:
+
+--Ce soir, je me coucherai de bonne heure.
+
+Clarisse, qui regardait toujours les flammes, vit nettement surgir
+d’entre elles le jeune Fabre-Gilles. Encore une fois, l’image la frappa
+par sa scrupuleuse exactitude. Il se tenait un peu penché en avant, et
+son visage régulier, imberbe, bruni, avait quelque chose de méditatif.
+Dans le même instant, elle entendit son mari qui disait:
+
+--J’ai mis ce matin le petit Fabre-Gilles à la correspondance.
+
+--Tiens, c’est curieux, je pensais justement à lui, s’écria-t-elle.
+
+--Dis donc, Gaillardoz est venu me voir. Nous dînons chez eux le quinze,
+paraît-il...
+
+--Sans doute, répondit Clarisse, qui n’oubliait jamais un rendez-vous.
+
+--Cela m’était sorti de la tête. J’espère que ce n’est pas un grand
+dîner...
+
+Clarisse fit un geste involontaire, comme pour chasser une pensée
+inutile.
+
+
+
+
+III
+
+
+Clarisse se demanda comment elle occuperait son après-midi. Hubert
+venait de partir pour le bureau. Elle commença par s’asseoir à sa table
+et pendant une heure elle mit ses comptes à jour, mais son esprit était
+distrait. Alors elle appela sa cuisinière et lui commanda les repas du
+lendemain. Après quoi, la cuisinière rentra dans sa cuisine, et Clarisse
+retomba à sa solitude.
+
+Irait-elle payer une note chez son fourreur? En général, elle tenait à
+régler ses dettes le plus tôt possible. Mais elle écarta ce projet avec
+une sorte d’impatience... Irait-elle voir sa mère? Mais, son habitude
+était de rendre visite à Mme Bourgueil le matin, ou bien le jeudi qui
+était son jour. Peut-être sa mère serait-elle sortie. Eh bien, elle
+demanderait son père! M. Bourgueil, il est vrai, s’étonnerait d’être
+ainsi dérangé à l’improviste. N’importe!
+
+Dès qu’elle fut déterminée, elle se sentit d’excellente humeur. Elle
+retrouvait son équilibre en recommençant à agir. Elle mit son chapeau et
+sortit. Comme elle tenait à ne pas arriver trop tôt, elle passa chez son
+confiseur afin de commander des petits fours. C’était le confiseur
+patenté de la famille qui se servait déjà chez son père et son
+grand-père. Sa boutique était étroite, mais son mérite reconnu.
+Justement une cliente qu’on servait avant Clarisse était en train de
+féliciter le patron:
+
+--Alors, vous êtes heureux?
+
+--Ils sont énormes,--répondit l’homme au tablier blanc, avec une vanité
+joviale peinte sur sa face bien nourrie.
+
+--Juliette n’a pas trop souffert? Il faut qu’elle prenne garde...
+
+--Énormes tous les trois, à ne pas savoir lequel est le plus gros!
+
+Il accompagna la dame jusqu’à la porte et revint, toujours hilare, vers
+Clarisse.
+
+--Je voudrais... fit-elle.
+
+--D’abord je ne voulais pas le croire, et puis quand je les ai vus...
+
+--Mais quoi donc?
+
+--Mes fils, madame. Depuis ce matin je suis père de trois jumeaux!
+
+Il était si glorieux que Clarisse ne put s’empêcher de se réjouir aussi.
+Elle mêla ses félicitations à la commande. Et l’autre inscrivait et
+répétait: «Des tartelettes à la crème, oui, madame, pour ce soir...
+C’est un cas très rare, m’a dit le médecin... Une douzaine de cerises à
+l’eau-de-vie, je les soignerai.» Il s’embrouillait un peu, dans l’excès
+de sa joie, mais il se montrait très désireux de bien faire, et
+d’étonner sa clientèle, maintenant que la Providence lui avait donné une
+marque, à ce point éclatante, de sa faveur particulière.
+
+Clarisse en l’écoutant ne fit aucun retour sur elle-même. Elle n’avait
+pas d’enfant, mais sur ce point, comme sur les autres, elle ne
+souhaitait pas ce dont elle était privée. Son existence était trop
+occupée pour qu’elle en pût remarquer les vides. Jamais elle n’avait eu
+besoin de plus d’affection qu’elle n’en possédait. Elle n’imaginait pas
+les ressources dont son cœur eût peut-être été capable, si elle avait eu
+un enfant...
+
+En arrivant au Bourg-de-Four elle demanda:
+
+--Madame est là?
+
+Tout de suite elle fut rassurée. Mme Bourgueil, tenant sur ses genoux
+son petit chien familier, était dans le salon aux tapisseries bibliques,
+entre David, Assuérus et Déborah. Une vieille amie, Mme de Griffeuilhe,
+lui faisait ses confidences.
+
+Mme de Griffeuilhe était redoutée à juste titre. Ses deux filles
+s’étaient enfuies de chez elle pour aller se marier à l’étranger. Son
+mari était mort de ses taquineries. Elle occupait activement sa
+vieillesse à colporter des histoires que son ingéniosité savait rendre
+dangereuses. Papelarde, roulant de gros yeux engageants, la langue
+embarrassée comme si elle suçait un éternel bonbon, elle mentait avec
+bonhomie et insinuait sans en avoir l’air. Elle avait trop besoin des
+autres pour être ostensiblement méchante. Mais elle ressemblait, sous
+ses voiles de veuve, à une araignée dans sa toile, en deuil de ses
+victimes.
+
+Elle fit un accueil câlin à Clarisse, et lui posa quelques questions sur
+ses amies--sa maxime étant qu’il n’est jamais inutile de s’informer,
+surtout quand il s’agit de la «jeune génération». D’ailleurs, elle
+préférait suspendre, devant ce témoin, les récits extraordinaires
+qu’elle faisait à la bonne Mme Bourgueil. Celle-ci excusait sa
+visiteuse, et trouvait très naturel de ne la jamais croire qu’à moitié.
+
+Comme la conversation ralentissait, Clarisse, pour dire quelque chose,
+parla des trois jumeaux.
+
+--Trois jumeaux? fit Mme de Griffeuilhe, brusquement intéressée. Où
+cela?
+
+Clarisse raconta l’histoire. L’autre ramena ses voiles afin de
+dissimuler sa curiosité terrible.
+
+--Trois jumeaux! répéta-t-elle. J’y vais.
+
+Et elle disparut. Jimmy, brusquement réveillé, sauta sur le tapis et
+l’accompagna jusqu’à la porte de ses aboiements minuscules. Pour le
+faire cesser, Mme Bourgueil agita un fouet d’enfant qu’elle tenait à
+portée de sa main débonnaire. La petite bête, observant ses distances,
+ne se tut qu’à son gré.
+
+--Papa est-il là?
+
+--Oui, il travaille. Il viendra tout à l’heure. Je ne t’attendais pas
+avant demain.
+
+--Mon après-midi était libre, murmura Clarisse.
+
+--Eh bien, puisque te voilà, je vais te raconter tout de suite ce qu’on
+attend de toi.
+
+--De moi?
+
+Mme Alexandre Gaillardoz, la belle-mère de Fanny, était venue récemment
+trouver Mme Bourgueil pour se plaindre des allures de sa belle-fille.
+Fanny ne poussait-elle pas l’originalité jusqu’à se peindre les lèvres?
+Naturellement, elle n’avait rien osé lui dire! Mais elle en avait touché
+deux mots à son fils, qui s’était rebiffé et avait défendu sa femme. Son
+fils était absurde, prétendait Mme Alexandre Gaillardoz, et Fanny se
+faisait du tort. Alors elle avait pensé que, peut-être, Clarisse, qui
+était l’amie de Fanny, pourrait...
+
+--Mais, maman, interrompit Clarisse, ce n’est pas possible; jamais Fanny
+ne m’écoutera...
+
+--J’oubliais de te dire que Mme Gaillardoz t’a naturellement couverte
+d’éloges que j’ai trouvés très raisonnables.
+
+Clarisse haussa les épaules et s’écria:
+
+--Est-il bien vrai que Fanny se peigne les lèvres? Et si c’est vrai,
+n’est-elle pas libre de le faire?
+
+Mme Bourgueil, toujours prête à suivre l’avis de sa fille, déclara--ce
+qui n’était pas tout à fait exact--qu’elle avait fait les mêmes
+objections, mais qu’on avait insisté.
+
+--Il paraît bien, ajouta-t-elle, que Fanny prend un genre impossible.
+Mme de Griffeuilhe me disait tout à l’heure...
+
+--Oh, Mme de Griffeuilhe!
+
+--Elle n’est pas la seule! Je t’avoue que dans la famille on commence à
+trouver...
+
+--Comment?
+
+--Mais oui, la famille s’étonne... L’autre soir encore, à dîner...
+
+--Ah!... dans la famille, on s’étonne...
+
+Clarisse hésita. La question changeait d’aspect. Autant elle trouvait
+légitime la liberté individuelle de Fanny, autant elle jugeait
+inconvenant d’associer certaines excentricités au dogme Bourgueil. Sa
+mère, que son désir d’être toujours d’accord avec elle rendait
+perspicace, devina cette hésitation et voulut l’aider à modifier son
+avis.
+
+--Oui, je t’assure, on en parle... On ne comprend pas que toi, tu ne
+dises rien...
+
+Clarisse se sentit dominée par la famille, et cessa de résister: la
+Famille faisait partie de ce qu’elle ne discutait jamais. Quand elle vit
+Clarisse décidée, sa mère se rallia comme elle, et sans réserve, au
+projet.
+
+--Je suis bien contente. Ce que tu diras fera beaucoup d’effet à Fanny.
+Elle t’admire tellement. Mais oui, je t’assure. Le fait est que tout le
+monde a pensé à toi pour cette... ambassade. D’ailleurs, vous dînez
+bientôt chez eux, n’est-ce pas?
+
+Mme Bourgueil, qui n’était devant la vie qu’une ignorante débordant
+d’indulgence, avait la certitude que sa fille viendrait toujours à bout
+de toutes les difficultés. Les compliments qu’on lui faisait sur
+Clarisse--car son faible était connu--lui causaient du plaisir, certes,
+mais lui paraissaient bien anodins comparés à ce qu’elle pensait
+elle-même.
+
+--Voyons, Jimmy, dit-elle, ne nous ennuie pas...
+
+Le griffon, qui avait longuement frotté contre le fauteuil de sa
+maîtresse son petit corps aux poils emmêlés, voulait attirer maintenant
+l’attention du public en faisant le beau et en tournant sur ses deux
+pattes de derrière: la gueule ouverte, recourbant entre ses dents aiguës
+une langue de jambon, il semblait rire. Mais il disparut instantanément
+sous le fauteuil au bruit de la porte, et devinant le nouveau venu.
+
+C’était M. Bourgueil. Il était enveloppé d’une vaste robe de chambre qui
+le drapait comme une toge. Tout en lui prenait un caractère oratoire.
+
+--Je ne trouve pas ton père bien portant, ces jours-ci, fit Mme
+Bourgueil. Nous conseilles-tu de faire venir le docteur?
+
+--Ma chère, déclara le héros vieilli penchant son profil de médaille,
+laissez-moi le soin de ma santé. Vous savez que je ne crois pas aux
+médecins.
+
+--Mais enfin, Clarisse, qu’en penses-tu?
+
+Clarisse se taisait, cherchant en elle-même comment diriger la
+conversation. Elle avait besoin de son père: elle se rangea de son côté.
+
+--Papa a raison. A quoi bon se droguer?... Tenez, mettez-vous près du
+feu, étendez vos jambes sur ce tabouret.
+
+Elle écarta une lampe dont la lumière le gênait et l’installa en
+souriant. Sa mère n’osait pas la contredire. Néanmoins, s’adressant à
+Jimmy qui sous la table la considérait de ses noires prunelles, elle
+murmura:
+
+--Moi, je suis pour appeler le médecin quand on est malade.
+
+Ensuite elle soupira. Elle obéissait à son mari comme à sa fille. M.
+Bourgueil n’était pas un méchant homme, mais il était dédaigneux et
+autoritaire, et pendant quarante ans n’avait jamais admis que sa femme
+eût une autre opinion que la sienne. Comme elle s’était pliée à cette
+tyrannie, c’était un très bon ménage.
+
+--Hubert va bien?
+
+--Oui, il est fort occupé en ce moment. Je me demande s’il n’entreprend
+pas trop de choses. Vous savez que son associé vient de partir pour le
+Midi. Peut-être n’est-il pas assez secondé. Ses employés...
+
+--Bah! fit M. Bourgueil, on travaille mieux quand on est seul. Est-ce
+que le journal est arrivé?
+
+--Non, pas encore, répondit sa femme. Il est chaque jour plus en retard.
+
+Clarisse s’empressa de revenir à la piste qu’on venait de croiser.
+
+--Je vous assure... il devrait avoir plus d’employés, et peut-être plus
+de jeunes gens en stage...
+
+--Au fait, est-il content du petit Fabre-Gilles?
+
+Elle murmura d’un air indifférent:
+
+--Je ne sais pas... je crois que oui...
+
+Au dehors, on entendit le carillon de la cathédrale, très pur dans l’air
+gelé, tout de suite imité par la pendule sur la cheminée de marbre noir.
+Clarisse se sentit satisfaite, comme si de tout l’après-midi, elle
+n’avait visé que cette minute. Elle demanda:
+
+--Vous avez beaucoup connu son grand-père, n’est-ce pas?
+
+--Oui, autrefois.
+
+--Comment vous êtes-vous rencontrés en Grèce?
+
+--J’ai toujours pensé que sa famille l’avait envoyé là-bas pour le
+consoler...
+
+--Le consoler?
+
+--Oh! il ne m’a pas fait de confidences, et je ne trahis aucun secret.
+Je n’ai jamais vu quelqu’un de plus réservé. Tout cela, d’ailleurs, est
+si vieux! J’avais cru deviner un chagrin chez lui. Plus tard, à Nîmes,
+on m’a raconté qu’il avait été fiancé à une jeune fille, qui en avait
+épousé un autre...
+
+--Ah!
+
+Il y eut un silence, puis Clarisse questionna de nouveau:
+
+--C’est une vieille famille de Nîmes, les Fabre-Gilles?
+
+Elle se plaisait à prononcer ce nom auquel elle trouvait une sonorité
+particulière, et comme une signification. Étant Bourgueil, elle se
+sentait solidaire de cette autre lignée citadine et rapprochée d’elle
+par leur commune antiquité. Son père reprit:
+
+--Tu sais qu’on me demande d’être un des rapporteurs au prochain congrès
+de philosophie, à Bologne?
+
+Clarisse voulait savoir encore. Elle demanda:
+
+--Dites, les Fabre-Gilles...
+
+--J’hésite encore à accepter. Cependant il y a longtemps que je veux
+aller passer trois mois en Italie.
+
+--Mais, objecta sa femme, vos travaux, vos livres?
+
+--Hé, j’en trouverai là-bas. Tiens, Clarisse, je vérifierai à Florence
+ou à Sienne, comme dans cette Grèce dont nous venons de parler, que la
+civilisation réellement humaine ne fleurit que dans les petits États.
+C’est une de mes conceptions favorites. Je découvrirai là-bas des
+documents pour l’appuyer. Et il faut bien l’époque bassement utilitaire
+que nous vivons, et où ne comptent que la quantité, le poids, l’argent,
+la matière et le nombre, pour l’avoir méconnue. L’avenir de l’Europe
+serait dans le rétablissement des anciennes républiques et principautés,
+aux dépens des grandes puissances matérialistes.
+
+Il se leva, fit quelques pas, saisi par son idée; c’était un
+improvisateur autoritaire qui se lançait volontiers dans des théories
+générales qu’il ornait de façon heureuse, grâce à son admirable culture,
+plus qu’il ne les fondait solidement. Il puisait dans sa sincérité la
+certitude qu’il avait raison, et affirmait avec une force qui intimidait
+beaucoup de monde. Il croyait discuter lorsqu’il ne faisait que
+proclamer. Les réalisations pratiques ne l’occupaient pas. Il aimait à
+semer, et abandonnait le souci des moissons à ceux qu’il appelait--avec
+sa hauteur magnifique d’un homme comblé par l’existence--les «gens
+intéressés»...
+
+Il s’arrêta dans sa marche, tournant vers le plafond son visage
+anguleux, et, imposant de la main silence aux deux femmes, il continua:
+
+--Savonarole, Machiavel, grandes figures! J’irai les interroger...
+
+Mais Clarisse reprit, obstinée:
+
+--Papa, il y a longtemps que vous ne les avez revus, les Fabre-Gilles?
+
+--Richard, mon ami, est mort il y a trente ans. Et tiens, puisque tu me
+parles de lui, je le revois tout à coup: un beau garçon, du type
+classique, avec des traits réguliers brunis par le soleil de Provence.
+Il demeurait volontiers silencieux et, de nous deux, c’était moi qui
+paraissais le Méridional. Très fier, il savait se dominer et ne m’a
+jamais trahi cette déception dont je te parle. Je ne crois pas que son
+mariage lui ait apporté l’oubli. Il a dû mourir silencieux et inconsolé.
+
+--Ah!...
+
+--Sa femme, reprit M. Bourgueil en cédant à son besoin perpétuel
+d’affirmer, a écoulé près de lui son existence sans pressentir, j’en
+suis sûr, cette douleur, et la générosité de son compagnon. Les femmes
+sont parfois bien coupables...
+
+--Coupables de quoi, mon ami? demanda innocemment Mme Bourgueil.
+
+Le vieux Jean-Étienne laissa tomber sur elle son regard qui s’était
+perdu au loin. Lui aussi était une grande intelligence, lui aussi
+n’avait pas toujours été compris par sa femme, si excellente qu’elle
+fût. Aurait-elle pu partager ses ardeurs cérébrales, la foi qui l’avait
+réchauffé durant des années dans son cabinet de travail, lorsqu’il
+surexcitait ses thèses, enfiévrait, pour mieux les solliciter, ses
+paperasses et ses notes! Il se tourna vers Clarisse:
+
+--Vois-tu, mon enfant, chaque année élargit autour de nous le cercle de
+l’isolement. Les amis nous quittent les uns après les autres. Nous
+devons, par l’enrichissement progressif de notre âme, préparer notre
+heure dernière qui sera celle de l’absolue et définitive solitude.
+
+Clarisse, recueillie en elle-même, se recula dans l’ombre, au pied de la
+tapisserie où le roi David s’avançait, galant et cuirassé, parmi les
+verdures. Maintenant, elle était renseignée. Et comme le silence du
+salon n’était plus interrompu que par le crépitement du feu dans la
+cheminée, elle dit adieu et s’en alla.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Les jours qui suivirent, Clarisse mena ses comités d’œuvres plus
+rondement que de coutume. Desnouettes, qui la rencontra dans la rue,
+s’étonna de la trouver plus jolie qu’il ne pensait, en dépit d’une robe
+qu’il n’aimait pas. C’est que la figure de Clarisse valait surtout par
+l’expression de ses traits légers. Son teint n’était pas éclatant, mais
+pur, frais, d’une délicatesse morale, semblait-il, aussi bien que
+physique. Son cou un peu long faisait souvent pencher sa tête, dans une
+pose attentive. Elle n’avait pas tant de beauté que de physionomie.
+Aussi risquait-elle de paraître insignifiante aux personnes pressées, ou
+d’attirer par contre et retenir, selon le reflet qui montait de son âme
+à son visage.
+
+Son mari éprouva les effets de cette humeur aimable, et il y eut entre
+eux un renouveau de bonne entente. Huit années auparavant, ils s’étaient
+épousés, sans grand élan, il est vrai, mais avec bienveillance et bonne
+foi. Ils se connaissaient depuis toujours. Entre eux, pas de mensonges,
+ni de surprises. Ils appartenaient au même monde, leurs familles
+traitaient d’égale à égale. Quand Hubert, après deux ans passés dans les
+affaires à Londres et à New-York, revint à Genève pour prendre sa place
+dans la maison de banque paternelle, il ne demandait qu’à se marier,
+afin de s’installer définitivement. Il revit Clarisse, il la trouva
+«changée en bien», et elle lui plut beaucoup. Clarisse venait de refuser
+l’un après l’autre deux jeunes hommes: le premier parce qu’il n’était
+pas de son rang, le second parce que, de notoriété publique, il était un
+viveur, et tous deux parce qu’elle ne les aimait pas. Elle fut sensible
+aux attentions que lui témoigna Hubert, elle redouta de refuser un
+troisième parti en si peu de temps: ils s’épousèrent. On vit là un beau
+mariage, l’union de deux anciennes familles, parmi une nombreuse parenté
+accourue de partout.
+
+Hubert, en dépit de quelques aventures, avait au fond toujours dédaigné
+les femmes. Jamais il n’avait souffert par elles; il ne leur avait
+jamais rien sacrifié. Il sut gré à Clarisse d’être une épouse sans
+coquetterie, parfaitement simple et loyale. Il aurait cru indigne
+d’elle, et inutile aussi bien qu’ennuyeux, de lui dire des flatteries ou
+de se montrer sentimental.
+
+L’amour physique n’avait pas transformé moralement Clarisse. Elle s’y
+était soumise puisque c’était la volonté légitime de son mari, mais ni
+l’un ni l’autre n’étaient des voluptueux. Parfois cependant, à cause
+d’un souvenir, d’une comparaison, par l’effet naturel de la saison ou de
+la jeunesse, l’un des deux sentait un recommencement d’amour: l’autre
+s’y prêtait de bonne grâce et ils pouvaient se croire épris de nouveau.
+Bien rarement ils se trouvaient ensemble dans le même état de la chair.
+Aussi ces flambées soudaines, qu’ils ne savaient entretenir,
+s’éteignaient-elles assez vite. Ils assistaient sans trop de regret à ce
+déclin, et retournaient à la régularité habituelle de leurs relations
+conjugales.
+
+Le grand intérêt d’Hubert, c’était sa banque. Ce garçon d’apparence
+endormie avait accepté comme un destin naturel d’être bien portant, bien
+marié, bien pourvu de rentes, de parents et d’amis, et il ne demandait
+rien d’autre à la vie, à celle du moins qu’on lui connaissait. Dans son
+bureau par contre, il se réveillait de son indifférence superficielle.
+Laissant à ses fondés de pouvoir les besognes courantes dont la longue
+et honorable pratique avait fait la prospérité de la maison, il
+spéculait. Du fonds de son tempérament paresseux montait alors une
+excitation délicieuse qu’il n’avait jamais connue ailleurs, et dont il
+réclamait impérieusement le retour. Telle était la raison de son
+assiduité au bureau et à la Bourse: il lui fallait le bonheur anxieux du
+risque. La seule fièvre dont il était capable lui venait du jeu, et non
+pas n’importe lequel--il n’avait jamais tenu une carte--mais celui de la
+finance. Il ne cherchait pas à gagner de l’argent, car il n’était ni
+intéressé, ni avare: il poursuivait des sensations fortes. Il croyait
+exercer un métier, et il ignorait qu’il satisfaisait une passion. Ce
+n’était pas dans un musée, dans un théâtre, dans une salle de tribunal
+ou de délibérations politiques, dans un cabaret, dans un laboratoire,
+dans une chambre de femme, qu’il avait savouré les plus puissantes
+émotions de son existence: c’était entre les quatre murs tristes de son
+cabinet de travail, parmi les cotes, les dépêches et aux appels
+stridents du téléphone.
+
+Dès qu’il quittait son bureau pour rentrer chez lui ou pour aller chez
+ses amis, Hubert redevenait apathique ou maussade. Il cherchait ainsi à
+protéger le travail de sa pensée spéculative qui ne s’arrêtait pas. Huit
+années de mariage l’avaient engraissé. Son visage, jadis agréable,
+s’était bouffi; de grosses paupières couvraient ses yeux trop pâles où
+rien ne semblait se passer. Il demeurait volontiers assis, bâillait,
+n’écoutait jamais les conversations où il n’était pas pris directement à
+partie. Sans doute aurait-il été jugé ennuyeux si la plupart des
+interlocuteurs qu’il rencontrait dans son monde ne l’avaient été
+davantage. Et il était certainement peu poli: mais le genre
+caractéristique des Damien consistait, depuis des générations, à manquer
+d’urbanité. Hubert, quand il ne répondait pas aux saluts, pensait suivre
+une tradition de famille et prouver par un sans-gêne de manant qu’il
+était aristocrate.
+
+Clarisse s’approcha pour l’embrasser.
+
+--Oui, ma chérie, dit-il avec un accent de contrariété.
+
+Elle sentit sa froideur, s’assit sur le bras de son fauteuil et demanda:
+
+--Fatigué?
+
+--Non, non. Tout va bien.
+
+Tout n’allait pas bien au contraire, et il était préoccupé de la baisse
+à New-York. Mais il ne parlait jamais de la banque dans son ménage. Il
+avait horreur qu’on s’occupât de ses affaires personnelles.
+
+--Qu’as-tu fait aujourd’hui? demanda-t-il pour détourner les questions.
+
+--J’ai été voir ma tante Henriette.
+
+--Que dit-elle de ses quatre fils?
+
+--Ils vont aller passer quelques jours à la montagne. Faire du ski...
+
+Hubert haussa les épaules. Il n’aimait pas les sports. Il raconta qu’on
+lui avait parlé à la Bourse d’un accident récent survenu à
+Saint-Cergues. D’ailleurs les hôtels étaient mal chauffés et on y
+attrapait des fluxions de poitrine.
+
+Clarisse voulut lui dire qu’elle avait rencontré le petit
+Fabre-Gilles... Elle revenait de chez sa tante, au crépuscule. Elle
+longeait la promenade du Pin, elle avait regardé les arbres qui se
+détachaient sur le ciel encore clair et doré: il lui semblait les voir
+toujours. Et soudain, comme elle ramenait les yeux sur le trottoir, elle
+avait croisé le jeune homme. Il avait passé près d’elle sans la
+reconnaître. Il était vêtu de noir. Elle aurait dû l’arrêter, lui
+adresser la parole... Depuis cette minute, elle ressentait une sorte
+d’étonnement, et elle conservait dans sa mémoire, sans pouvoir s’en
+défaire, le souvenir précis de cet étranger sombre, marchant vite, sous
+un ciel étrange. Elle s’impatientait du retour périodique de ces images
+détaillées à la fois et mystérieuses, indépendantes de sa volonté et
+comme chargées d’une signification qu’elle ne comprenait pas.
+
+Ne pouvant se retenir plus longtemps, elle s’adressa à son mari qui,
+replongé dans le journal, n’avait pas remarqué son silence:
+
+--J’ai rencontré le petit Fabre-Gilles.
+
+--Ah?
+
+Il plia son journal, et dit, sans se presser:
+
+--Son père m’a écrit une nouvelle lettre.
+
+--Une lettre? Montre donc.
+
+Hubert haussa les épaules.
+
+--Voilà des parents qui se font bien du souci! Qu’ils laissent donc ce
+garçon se débrouiller tout seul. Quand j’étais en Amérique...
+
+Clarisse, sans l’écouter, lisait la lettre. M. Fabre-Gilles y parlait de
+son fils avec un autoritarisme anxieux. On devinait qu’il craignait pour
+lui les hasards d’une existence inconnue. Ses phrases trahissaient de
+l’inquiétude, de l’austérité, presque de la jalousie. Il demandait à
+Hubert de s’intéresser à Laurent, de lui ouvrir sa maison, afin qu’il ne
+fût pas seul et exposé aux tentations du dehors. «C’est une nature un
+peu sauvage, écrivait-il, et que je ne connais pas bien moi-même.
+Jusqu’à présent, il ne m’a guère donné d’ennuis, mais voici les années
+décisives! On voudrait être l’ami de ses enfants, et parfois ils vous
+témoignent une froideur, presque une méfiance qui désespèrent. N’hésitez
+pas à le surveiller, à l’interroger au besoin, et même à le punir s’il
+le faut: je vous délègue ma sévérité paternelle.»
+
+Clarisse laissa retomber la main qui tenait la lettre, en proie à des
+impressions d’une vivacité extraordinaire. D’abord elle était touchée
+par cette appréhension mélancolique, cette susceptibilité sincère et
+peut-être maladroite. Elle s’empressa de partager une telle sollicitude
+pour un jeune être désarmé, dont il est juste de protéger l’innocence et
+la faiblesse. Puis elle connaissait trop bien le plaisir d’ordonner pour
+ne pas sympathiser avec cet homme dominateur auquel le monde allait
+disputer la possession de son fils. Le vague portrait que traçait M.
+Fabre-Gilles ne s’opposait pas à ce qu’elle pensait du jeune homme, de
+ce passant mélancolique qu’elle venait de rencontrer au crépuscule.
+Enfin surtout cette lettre--et elle la relisait encore--lui proposait un
+devoir à remplir. A travers les termes employés, elle reconnaissait son
+propre style, son propre désir d’être honnête, d’être sérieuse, d’être
+pure. Elle n’aurait pas parlé d’autre manière pour son enfant. Tout ce
+qu’elle avait de meilleur répondait à la requête, non dépourvue de
+grandeur et de gravité, de ce père chrétien. Sa conscience
+s’ébranlait...
+
+--Hubert, fit-elle d’une voix lente. M. Fabre-Gilles a raison, nous
+devons nous occuper de son fils.
+
+Hubert haussa les épaules. Elle reprit:
+
+--Nous avons vis-à-vis de ce jeune homme une responsabilité.
+
+--Mais que veux-tu qu’il lui arrive?
+
+--Je l’imagine assez facilement, répondit Clarisse un peu agacée.
+
+«Il est vrai, songea-t-elle, que Hubert est très pris! Peut-être
+vaudrait-il mieux me charger moi-même d’une tâche si maternelle». Elle
+ne se déroberait pas à ce devoir puisqu’elle en avait reconnu
+l’exigence. Elle l’expliqua à son mari.
+
+--Occupe-toi de ce garçon, dit-il d’un ton rasséréné puisqu’il ne
+s’agissait plus de se déranger lui-même... Après tout, tu as raison,
+nous avons charge d’âme. Et puis, j’aime mieux être en bons termes avec
+la maison Fabre-Gilles, qui est une excellente banque de province...
+Tiens, je te l’enverrai un de ces jours prendre le thé avec toi.
+
+Clarisse ne dit rien. Toute activité nouvelle lui plaisait, mais
+celle-ci plus particulièrement. Une fois de plus, elle aurait la
+satisfaction d’exercer une influence. Elle n’hésita pas à reconnaître
+l’intérêt que lui inspirait Laurent Fabre-Gilles puisqu’elle
+s’intéressait à lui pour son bien. Et elle se sentit impatiente de se
+mettre à l’œuvre.
+
+Hubert fut frappé de l’expression de sa femme, et il eut brusquement
+envie de l’embrasser. Mais elle lui échappa. Alors, tout à coup
+réveillé, il la rattrapa et la prit dans ses bras. Elle ne se déroba
+plus à son baiser, et il la sentit abandonnée dans son étreinte.
+
+--Tu me plais, ce soir, fit-il.
+
+Elle regarda son mari avec plaisir. Il la câlina contre lui, l’embrassa
+encore, lui murmura quelque chose à l’oreille, et elle, baissant la tête
+et heureuse, accepta.
+
+ * * * * *
+
+D’une fenêtre de son salon, Clarisse regardait au dehors la fin du jour.
+Le ciel était d’argent, reluisant par places de reflets qui allaient
+mourir. Au pied de la Treille, le jardin des Bastions, assombri déjà,
+emmêlait ses ramures noires. Les premiers réverbères commençaient à
+s’allumer. Clarisse contemplait tantôt le vide glacé d’en haut, les
+nuages annonciateurs de neiges prochaines, et tantôt, en bas, le
+scintillement des lumières qui se multipliaient pour combattre la nuit
+tombante, le flamboiement des magasins au ras des rues, les feux mobiles
+des autos et des tramways. Mais elle ne rêvait pas devant ce double
+spectacle: sa pensée précise combinait ses visites du lendemain.
+
+Tout à coup elle eut l’impression qu’on entrait derrière elle dans la
+pièce: elle se retourna et vit Laurent Fabre-Gilles.
+
+Il paraissait très intimidé. Il expliqua maladroitement:
+
+--Monsieur Damien m’a envoyé vous voir...
+
+Clarisse voulait qu’il se montrât à son avantage. Elle coupa sa phrase
+et répliqua:
+
+--Oui, je vous vaux quelques heures de congé!
+
+Et elle le regarda avec attention, sans s’occuper de son silence
+interdit. Ses cheveux étaient noirs; son visage régulier, allongé, avec
+des sourcils épais au-dessus de ses paupières baissées; sa bouche
+étroite à peine ombrée d’un commencement de moustache. Il paraissait si
+peu dégagé de l’enfance, ou du moins de l’adolescence, qu’elle se sentit
+en face de lui très «grande personne».
+
+Elle lui demanda:
+
+--Êtes-vous déjà venu à Genève?
+
+Il répondit qu’il n’y était jamais venu auparavant. Sa voix grave
+contrastait avec son air d’extrême jeunesse.
+
+--Connaissez-vous quelques personnes?
+
+Non, il ne connaissait personne.
+
+--Où habitez-vous?
+
+Il expliqua qu’il s’était installé dans une pension pour étrangers,
+boulevard de la Cluse, numéro 180.
+
+Gêné par le mutisme où il retombait après chaque parole, il leva un
+instant les yeux vers Clarisse, montrant des prunelles sombres; ensuite
+il les baissa de nouveau. Mais elle ne dit rien, exprès, afin
+d’augmenter un peu sa gêne, se plaisant ainsi à être la plus forte. Elle
+le tenait à sa disposition, et il ne lui échapperait pas comme l’autre
+jour, quand il l’avait croisée sans la reconnaître.
+
+--Vous êtes né à Nîmes, n’est-ce pas?
+
+--Oui, madame.
+
+--Avez-vous voyagé?
+
+Il avait été deux fois à Marseille, voilà tout.
+
+--Seulement? Que de découvertes vous avez à faire!
+
+Il rit, d’un petit rire nerveux qu’elle entendit là pour la première
+fois et qu’elle trouva un peu bête. Alors elle reprit, d’une manière
+engageante:
+
+--En attendant, il faut travailler. Vous intéressez-vous aux affaires?
+
+Il récita:
+
+--Je suis très content d’avoir commencé la pratique.
+
+--Vous verrez, vous apprendrez beaucoup de choses dans la banque de mon
+mari. Vous allez passer ici quelques mois?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et après?
+
+Après il irait à Londres.
+
+--Et après?
+
+--Je ne sais pas...
+
+Peut-être commençait-il à se méfier d’un interrogatoire si précis. Une
+seconde, son regard se fit attentif, curieux à son tour, puis il reprit
+son expression de petit jeune homme bien élevé.
+
+--Avez-vous des frères et des sœurs? demanda Clarisse.
+
+Là, il s’anima un peu, comme s’il ne risquait plus de se trahir. Il
+avait deux sœurs mariées, l’une à un avocat, l’autre à un propriétaire
+campagnard: elles avaient toutes deux des enfants. Son frère aîné était
+à Paris, où il faisait de la littérature. Mais ce frère, qui avait
+trente-cinq ans, revenait peu à la maison. Clarisse songea que Laurent
+avait dû être élevé en rejeton tardif, à l’écart, entre des parents
+âgés, et sans compagnon.
+
+--Et votre grand-père, reprit-elle, l’avez-vous connu?
+
+--Très peu. Il m’aimait beaucoup. On dit chez moi que je lui
+ressemble...
+
+Clarisse se rappela soudain ce que M. Bourgueil avait raconté de son ami
+d’autrefois. Et il se fit alors dans son esprit un étrange et brusque
+travail de substitution. Elle cessa d’écouter son interlocuteur, mais
+elle s’occupa de lui bien davantage qu’en l’écoutant. Elle venait enfin
+de rencontrer ce qu’elle réclamait sans le savoir depuis le début de
+l’entretien: l’occasion de s’intéresser à son sujet. Elle fit à
+l’improviste bénéficier le jeune Fabre-Gilles de ce qu’elle avait appris
+sur l’ancien, et elle interpréta son attitude et ses paroles à la
+ressemblance de son grand-père. S’il était réservé, c’est qu’il était
+méditatif, peut-être fier; s’il était taciturne, c’est qu’il était
+mélancolique, peut-être malheureux. Comme l’autre jadis, il était loin
+des siens, seul, exilé...
+
+--N’oubliez pas, s’écria-t-elle, que notre maison vous est ouverte.
+Considérez M. Damien comme un ami.
+
+Il remercia avec une politesse appliquée. Mais Clarisse, entrant
+toujours plus dans son hypothèse, ne se contenta plus de se renseigner
+et voulut encore intervenir:
+
+--Si vous vous sentez trop isolé; rapprochez-vous de nous... Peut-être
+pourriez-vous changer de pension?
+
+D’un air indifférent, et sans s’apercevoir du ton plus vif que prenait
+toujours Clarisse quand elle se mettait à commander, il dit qu’il ne
+voulait pas changer. Elle insista, retrouvant sa pente naturelle qui
+n’était pas d’analyser mais d’agir. Alors il murmura:
+
+--Je tiens à rester où je suis. J’y ai rencontré des personnes très
+agréables...
+
+Ce dernier mot l’inquiéta. Elle le jugeait depuis quelques minutes si
+délicat, si fin, qu’elle craignit tout de suite qu’il fût menacé.
+
+--Quelles personnes?
+
+--Un Hongrois, qui joue très bien du violon.
+
+Elle fut soulagée. Elle ne voulait pas qu’il démentît l’idée qu’elle se
+formait de lui. Désormais, elle avait sur lui un parti pris autoritaire.
+Jusque là elle ne connaissait qu’une image de Laurent, qui était venue
+plusieurs fois s’imposer à sa mémoire: derrière l’image s’évoquait
+maintenant une personne morale, un certain type dont elle fixait les
+grandes lignes et qui lui plaisait.
+
+Cependant il s’était levé et s’embrouillait dans une formule de départ.
+Clarisse, désireuse de trouver chez lui d’autres points de repère,
+l’obligea à se rasseoir.
+
+--Faites-vous de la musique?
+
+Non, il se bornait à écouter son Hongrois... Sur quoi l’interroger
+encore? Ses questions étaient banales, mais il fallait les essayer avant
+de trouver une piste qui menât plus loin. Pour le joindre de plus près,
+alors elle demanda:
+
+--Quel âge avez-vous?
+
+--Dix-huit ans.
+
+Tout de suite, elle estima que cet âge était conforme à ce qu’elle
+attendait de lui. Elle le considéra avec un sourire et dit, autant pour
+lui faire sentir sa propre prépondérance que pour le complimenter:
+
+--Comme vous êtes jeune...
+
+Mais il ne paraissait pas goûter les remarques trop personnelles. Il se
+leva, et cette fois avec un élan qui témoignait d’un ferme propos de
+partir--et il s’en aperçut, sans doute, car, pour compenser, il se mit à
+être cérémonieux. Elle dut le mener jusqu’à la porte pour l’aider à s’en
+aller.
+
+
+
+
+V
+
+
+Les Gaillardoz continuaient de scandaliser la famille. Mais ils ne s’en
+troublaient pas. Lui, Gaillardoz, s’apercevait bien de cette réprobation
+tacite, mais il y opposait une malice très fine dissimulée sous ses
+dehors robustes de Jupiter tonnant, aux sourcils touffus. La famille,
+qui n’osait pas l’aborder de front, estimait qu’il était aveuglé sur le
+compte de sa femme, la ravissante Fanny, à laquelle il passait tous ses
+caprices. La famille trouvait qu’ils dépensaient trop. La famille
+jugeait qu’ils voyaient des gens qui n’étaient pas de leur monde... Et
+Fanny, jolie, élégante, méchante parfois, énigmatique surtout, choquait
+à journée faite la famille.
+
+Le soir où elle dîna chez eux, Clarisse se sentit chargée d’une
+responsabilité bien lourde. Les deux hommes étaient allés fumer; elle se
+trouva tête à tête avec sa cousine, sans trop savoir comment s’acquitter
+de ses deux commissions, celle de sa mère et celle de Desnouettes.
+Suivant le pli de son éducation, elle débuta par la plus difficile:
+
+--Fanny, vous allez me trouver très indiscrète...
+
+Le teint de Fanny, ce soir, était parfaitement clair. Mais elle avait
+promis. Elle continua, en réponse à l’air étonné de la jeune femme:
+
+--Je ne suis qu’une intermédiaire... Je vous transmets une
+observation...
+
+--Laquelle, dites vite?
+
+--Eh bien, voilà: on estime que peut-être...
+
+Fanny se mit à rire en s’écriant qu’elle devinait tout. Clarisse ne
+l’espérait guère, mais l’autre insista:
+
+--Si, si. On se plaint de moi dans la famille. Alors ce dernier
+reproche...
+
+Elle affecta une mine contrite. Clarisse sourit à son tour:
+
+--Eh bien, on vous reproche de vous peindre le visage... C’est absurde,
+car si vous avez un joli teint, il n’est que naturel, et je le constate
+ce soir encore.
+
+Fanny haussa les épaules:
+
+--Vous vous trompez, chère amie.
+
+Elle ouvrit un petit sac qu’elle avait à portée de la main, en tira un
+bâton de fard, et, se dévisageant dans une glace de poche, elle se
+rougit les lèvres. Puis elle ajouta, avec beaucoup de calme:
+
+--Les sourcils, je les ai faits avant dîner.
+
+Elle se rejeta au fond du canapé et murmura, avec une moue de sa bouche
+en cerise:
+
+--Oh, comme ces gens-là m’agacent! Clarisse, je vous en prie, ne prenez
+pas cet air scandalisé!
+
+Clarisse n’était pas scandalisée, mais elle trouvait que sa cousine
+avait tort. Elle lui dit:
+
+--Ne croyez-vous pas qu’à votre âge, il est inutile...
+
+--A mon âge, je suis libre de me colorier la figure en jaune, si je le
+veux... Et si l’on prétend m’en empêcher...
+
+--Voyons, Fanny, vous n’agissez que par contradiction. Cela vous
+amuse-t-il vraiment?
+
+Un peu agacée, et cédant à cet esprit de contradiction qu’elle
+reprochait à son interlocutrice, Clarisse vanta la simplicité, blâma le
+mensonge. Sûre d’avoir raison, sa parole devint plus sèche, plus
+autoritaire, comme si elle parlait à un enfant qui ne veut pas obéir...
+L’autre finit par l’interrompre:
+
+--Voilà de beaux conseils. Mais qui vous a chargé de me les transmettre?
+
+Clarisse hésita, Fanny insista:
+
+--Ma pauvre amie, vous n’êtes pas assez rouée: c’est la mère de mon
+mari.
+
+--Écoutez, Fanny...
+
+--Ah vous n’allez pas dissimuler à votre tour, «farder» la vérité!
+
+Elle se mit devant la glace de la cheminée, prit dans son sac un crayon
+de khôl et s’allongea les yeux.
+
+--Tenez, fit-elle, voilà pour ma belle-mère!
+
+Puis elle revint vers Clarisse, se pencha en souriant de côté:
+
+--Je ne vous en veux pas, vous savez... Ni à elle non plus... Et
+maintenant, abordons d’autres sujets!
+
+Clarisse, vexée, se sentait légèrement ridicule. Fanny, qui avait l’air
+de deviner toutes ses pensées, lui dit:
+
+--Racontez-moi quelque chose. Avez-vous vu Desnouettes?
+
+Pressentant qu’un moyen de rabattre l’assurance de sa cousine serait
+peut-être de débiner le jeune homme, Clarisse s’écria:
+
+--Ah, par exemple, qu’il est donc absurde, qu’il est donc ridicule!
+
+--Pourquoi?
+
+--Il est persuadé que vous lui en voulez.
+
+--Moi? s’exclama Fanny d’un air ravi.
+
+--Oui. Je lui ai affirmé qu’il n’en était rien, et que vous ne lui
+accordiez pas la moindre attention. Mais il s’imagine qu’il vous fait la
+cour.
+
+--Il est bête de le dire.
+
+--Aussi l’ai-je bien découragé. Il m’avait chargé de vous demander si
+vous aviez un parti pris contre lui. Je vais lui dire que non, qu’il
+vous est aussi indifférent que possible, et, soyez tranquille, il
+n’insistera plus.
+
+--Ah mais pardon, s’écria Fanny avec un rire un peu forcé, ne le
+découragez pas trop. Ne m’enlevez pas mes adorateurs. Ce pauvre
+Desnouettes! Il se tuerait--ou ne viendrait plus me voir.
+
+--Lui? Il ne se tuera jamais pour personne.
+
+--Prenez garde de ne pas le défier!
+
+--En tout cas, pas pour vous...
+
+Clarisse s’arrêta net, surprise de l’âpreté qu’elle mettait dans ses
+paroles, et un peu confuse. Elle était fâchée que ce bref dialogue l’eût
+remuée à ce point; elle était en train de rougir sous le regard de sa
+cousine devenue silencieuse. Il y eut un silence. Puis, s’efforçant
+d’avoir l’air de ne pas attacher d’importance à toutes ces choses, elle
+demanda à Fanny:
+
+--Eh bien, votre dernier mot?
+
+--Dites à Desnouettes qu’il est absurde en effet, et ridicule, de vous
+faire faire ses commissions. S’il a des scrupules, qu’il vienne me
+trouver.
+
+Gênée, Clarisse murmura:
+
+--Fanny, ne soyez pas imprudente.
+
+Fanny se leva, affecta son demi-sourire de côté, plein d’une fausse
+innocence, puis prenant son amie par le bras:
+
+--Je sais l’affection que vous avez pour moi, et je compte sur elle.
+Mais ne vous effrayez pas. Et allons rejoindre nos maris.
+
+Elles gagnèrent le fumoir. C’était une pièce confortable qu’éclairait
+avec douceur la lumière voilée d’une lampe. Les sièges larges et
+profonds, recouverts de cuir, étaient flanqués de petites tables où l’on
+pouvait atteindre, sans presque allonger le bras, des cigarettes, une
+tasse de café ou un livre. Gaillardoz accueillit les deux jeunes femmes
+avec l’empressement joyeux qu’il manifestait toujours.
+
+--Comme c’est aimable de venir nous trouver dans cette caverne remplie
+de fumée. Clarisse, un petit verre d’eau-de-vie? Non? Bien sûr? C’est
+dommage, car elle est bonne. Dois-je jeter mon cigare?
+
+--Naturellement, dit Fanny.
+
+Il tira encore une bouffée, regarda avec regret son long Corona à moitié
+fumé, puis, malgré les protestations de Clarisse, le jeta dans le feu.
+
+--Fanny, vous êtes sans pitié, remarqua Hubert en continuant à fumer le
+sien.
+
+Il était à demi vautré sur un divan et essayait de dissimuler des
+bâillements de plus en plus nombreux. Dès neuf heures et demie, il avait
+envie d’aller se coucher. On voyait passer dans ses prunelles décolorées
+comme des ondes de sommeil.
+
+Clarisse, cherchant une conversation de tout repos, dit:
+
+--Vous savez que notre oncle Henri va avec ses quatre fils à
+Saint-Cergues.
+
+Gaillardoz poussa un cri:
+
+--Quelle bonne idée! Si nous allions les rejoindre, Fanny? Hein, un
+premier janvier dans la neige, là-haut!
+
+--J’aimerais mieux Villars: il paraît qu’on s’y amuse beaucoup plus.
+
+--Nous irons à Villars. Tu danseras tous les soirs, et tu remporteras
+tous les succès!
+
+Sa femme se plaignit de ses clameurs. Alors il se redressa, le sourire
+aux lèvres, et cambra son large torse. Son attitude était celle d’un
+lutteur forain, mais une expression narquoise courait sur sa face
+puissante.
+
+--Est-il beau, mon énorme mari! s’écria Fanny presque malgré elle.
+
+--Certes, répondit Gaillardoz, il est magnifique.
+
+Il affecta de faire valoir ses muscles, avec des gestes d’athlète, puis,
+se retournant:
+
+--Et vous, les Damien, viendrez-vous à Villars?
+
+Hubert s’effara. Il avait horreur de se déplacer. Il répéta ce qu’il
+disait toujours: les hôtels étaient mal chauffés. Sa préoccupation
+profonde, qu’il n’avouait pas, était de ne pas s’éloigner de son bureau.
+
+Pour changer de thème, Fanny demanda:
+
+--Que faites-vous ces temps-ci?
+
+--J’ai après-demain un arbre de Noël pour de petites orphelines.
+
+--Charitable Clarisse, s’écria Gaillardoz, voilà une distraction que je
+ne vous envie pas.
+
+--Voyons, dit sa femme, tu ne vas pas te moquer de ces enfants?
+
+Il protesta et offrit même ses services.
+
+--Je vous prends au mot, répondit sa cousine; envoyez-nous des jouets;
+nous avons si peu de chose à leur donner à ces pauvres petites, et cela
+leur fait tant de plaisir!
+
+--Vous verrez qu’il oubliera, dit Fanny.
+
+ * * * * *
+
+Gaillardoz n’oublia pas, au contraire, et Clarisse ne put s’empêcher de
+sourire devant l’amoncellement de ses paquets. Il avait dû se ruiner.
+Tout en coupant les ficelles, elle songea que, là encore, la famille
+l’accuserait de dilapider son patrimoine.
+
+Clarisse se trouvait dans une vaste salle, au pied d’un arbre auréolé de
+lumières et qui sentait bon la forêt. Les petites filles entrèrent.
+Elles avaient des robes pareilles et leurs figures se ressemblaient, à
+cause du sentiment unique qui se peignait sur toutes. Elles se tenaient
+immobiles, la bouche ouverte, sans très bien comprendre, et leurs yeux
+reflétaient les bougies. Clarisse vint à elles, les engagea à se
+rapprocher. Elles la regardèrent d’abord avec inquiétude, sans la
+reconnaître tout à fait, et craignant qu’on ne les arrachât à ce
+spectacle extraordinaire. Plus près du sapin, elles sentirent mieux la
+chaleur égale, elles virent les noix dorées, les fils d’argent. Et
+plusieurs, soudain, la tête renversée en arrière, découvrirent l’étoile
+plantée sur la dernière branche. Alors, comme si on les délivrait de
+leur timidité, ce fut une explosion de joie et, toutes, elles tendirent
+les bras vers l’arbre, dans leur désir de posséder ces choses
+brillantes.
+
+Clarisse, au milieu d’elles, et s’occupant de chacune, trouva poignant
+ce désir puéril, d’une violence si naïve et si pure. Quand on est une
+grande personne, pensa-t-elle, on n’éprouve plus ces minutes d’extase.
+Et elle devint mélancolique à l’idée que ces petites filles, plus tard,
+lors de ces mêmes anniversaires, seraient seules, et qu’elles
+écouteraient, sans y prendre part, la joie des autres. Elle plaignit
+ceux dont personne ne s’occupe, qui sont silencieux et timides... Puis
+elle s’aperçut qu’elle ne pensait plus aux orphelines, qu’elle pensait à
+Laurent Fabre-Gilles, éloigné des siens durant les fêtes de Noël. Il lui
+parut un orphelin aussi, en tout cas un exilé. Elle le revit, taciturne,
+et de nouveau elle le crut en proie à un chagrin qu’elle ne connaissait
+pas.
+
+Mais comme son visage de jeune Arabe mélancolique s’imposait à sa
+mémoire avec trop d’évidence, elle voulut chasser cette image qui
+l’engourdissait. Elle se rapprocha des orphelines: maintenant
+rassemblées, elles chantaient en chœur. Une seule, à l’écart se taisait.
+Elle était toute petite, et portait de grosses lunettes noires qui
+couvraient la moitié de sa face. Elle semblait encore plus abandonnée
+que les autres. Clarisse la prit brusquement dans ses bras. L’enfant,
+d’abord effrayée, sentit que cette dame l’aimait et tourna vers elle sa
+figure aveuglée par les deux ronds noirs. Clarisse alors l’embrassa:
+elle avait un besoin poignant en cette minute de consoler les
+malheureux, de leur témoigner sa pitié. Son cœur, tout à l’heure inquiet
+et incertain, se fondit en une vaste aspiration à la charité. Et tandis
+qu’elle serrait cette petite, des larmes mouillaient ses paupières.
+
+
+
+
+VI
+
+
+L’époque de Noël et du jour de l’An était pour la famille l’occasion de
+rencontres solennelles. On renouvelait dans ces réunions la notion si
+confortable d’appartenir à un même clan. On se plaisait aux cadeaux, aux
+compliments et aux dindes truffées.
+
+Ces journées importantes étaient réglées selon un protocole traditionnel
+auquel chacun se pliait. Le 31 décembre on dînait chez les Henri
+Bourgueil dans leur hôtel de Saint-Antoine: c’était luxueux et correct.
+Les fils de la maison, assistés de quelques cousins, jouaient après
+dîner une comédie de paravent qui attendrissait l’auditoire. Ensuite, à
+l’issue de la soirée, sauf les personnes âgées--et les Gaillardoz qui
+allaient au restaurant réveillonner avec des amis--on ne manquait pas de
+se rendre devant la cathédrale. Clarisse aimait particulièrement
+entendre à minuit s’ébranler les cloches qui saluaient la nouvelle
+année, mais elle ne s’attristait pas sur la fuite du temps.
+
+Le lendemain, il y avait un grand déjeuner chez Jean-Étienne Bourgueil.
+Il avait droit au 1er janvier, étant le chef de la branche aînée. A ce
+repas était conviée une parenté considérable. On voyait là des cousins
+éloignés, de vieilles tantes qui ne sortaient plus guère qu’à cette
+occasion, des célibataires revenus de l’étranger pour quelques jours, et
+même des gens qui, par la faute de leur mariage, avaient perdu quelque
+peu de leur titre originel mais dont on consentait, une fois par an, à
+reconnaître la consanguinité. Chacun s’enorgueillissait d’assister à une
+pareille agape, et ne manquait pas, lors des visites qu’il faisait dans
+l’après-midi, de laisser entendre, avec une négligence affectée, qu’il
+arrivait du «déjeuner Bourgueil».
+
+La grande table de la salle à manger ne suffisant pas à cette foule, de
+nombreuses petites tables étaient dressées dans tout le bel appartement.
+Plusieurs étaient pour la jeune génération qui apprenait là le bonheur
+d’appartenir à une race choisie. La domesticité même portait sur son
+visage la fierté de participer à cette cérémonie si pleine de
+significations. Chaque année le repas se déroulait selon un menu
+invariable. Vers deux heures on parvenait au dessert, et le champagne
+était versé à la ronde. Alors un grand silence se faisait, comme dans
+une église. Personne, même les enfants, ne se permettait plus un rire ou
+une plaisanterie. C’est que Jean-Étienne Bourgueil se levait pour son
+discours. Beaucoup de convives ne le voyaient pas; ils l’entendaient à
+peine par les portes ouvertes, à travers l’enfilade des pièces. Mais
+tous allongeaient l’oreille. Régulièrement le vieillard commençait par
+une revue des événements politiques de l’année; puis il passait aux
+événements privés et récapitulait les deuils, naissances, mariages,
+nominations, succès, épisodes de toutes sortes qui avaient marqué pour
+la famille ces douze mois écoulés. Enfin il terminait en formulant ses
+vœux pour l’avenir, en remerciant ses convives d’être venus dans sa
+maison et en appelant sur eux la bénédiction du Seigneur. Cette harangue
+était toujours préparée avec grand soin par l’orateur, qui variait à
+chaque anniversaire ses formules, mais se tenait au plan traditionnel;
+il la prononçait d’une voix majestueuse, et levant vers le plafond sa
+tête osseuse, glabre et sèche. Lorsqu’il avait fini, on retenait encore
+son souffle, puis tous les visages se tournaient vers la pièce d’où la
+voix était venue et l’on applaudissait furieusement, avec satisfaction,
+avec optimisme, avec émotion aussi: n’avait-on pas vu, une fois, un
+vieux valet de chambre depuis trente ans dans la famille, éclater en
+sanglots au discours de son maître? Ensuite les conversations
+reprenaient de partout, plus bruyantes après ces instants solennels.
+
+Cependant, en ce premier janvier 1913, Clarisse fut distraite. C’est
+qu’elle songea--et cette idée lui venait du Noël de l’orphelinat--à ceux
+qui sont seuls tandis que d’autres se groupent, à ceux qui ne sont pas
+soutenus et encadrés comme elle l’était, à ceux qui ne reçoivent rien
+alors qu’elle était comblée. Jusque-là, quelque vive que fût sa charité,
+elle admettait comme une chose naturelle qu’il y eût des riches et des
+pauvres, des heureux et des malheureux; c’était grâce à cet ordre réglé
+que les premiers avaient le devoir de secourir les seconds. Or, une idée
+nouvelle se faisait jour dans sa conscience: l’idée qu’il ne fallait pas
+se résigner à l’injustice comme à une nécessité. La pauvreté et la
+souffrance ne lui parurent plus simplement des occasions de faire le
+bien par tradition, par convenance: elle pensa qu’il fallait témoigner à
+ceux qu’on secourait une pitié personnelle. La charité, ce ne devait pas
+être l’exercice d’une vertu égoïste, mais un élan d’amour--d’amour
+chrétien.
+
+Cette pensée poursuivit Clarisse au cours des visites qu’elle fit à ses
+amis modestes; la vieille Winiger dont les fêtes attristaient la folie,
+Pigueret, très jovial au contraire et qui réclama une lecture
+appropriée, d’autres encore auxquels elle apporta des paquets choisis
+avec soin et dont elle avait noué elle-même les faveurs bleu pâle. Et
+elle se répéta les mêmes choses, mais avec plus de force, en songeant à
+ses orphelines ou au petit Fabre-Gilles. Assurément ce dernier n’était
+la victime d’aucun malheur. Mais Clarisse, pour mieux s’occuper de lui,
+le rangea parmi ses autres protégés. Il bénéficia de cet accès généreux
+qui ne pouvait se maintenir dans les généralités anonymes.
+
+Pourtant Clarisse n’osa pas le faire inviter aux grandes réunions de la
+famille, car il n’était pas admis qu’on y amenât des étrangers, et elle
+s’exagérait elle-même les lois de la tribu. Elle ne tenait pas non plus
+à le livrer à la curiosité de tant de personnes. Elle mettait un point
+d’honneur à réaliser à l’insu des autres une œuvre dont, seule, elle
+concevait l’importance morale. Son amour-propre et sa conscience
+collaboraient ainsi à la tâche entreprise.
+
+Sitôt le premier janvier passé, et obéissant à cette recrudescence de
+charité active, Clarisse expliqua à Hubert qu’elle voulait améliorer la
+situation matérielle de ses orphelines. Hubert sortit de son
+portefeuille une liasse de billets de banque.
+
+--Tiens, fit-il.
+
+Clarisse, reconnaissante de sa générosité, essaya de mieux dire sa
+pensée, car elle savait mal exprimer ses délicatesses, et il ne l’avait
+peut-être pas comprise.
+
+--Inutile... Tu sais mieux que moi ce qui est nécessaire. Je ne te
+refuse pas l’argent, je te laisse l’exécution.
+
+Et il partit pour son bureau, retrouver ses jouissances habituelles. Sa
+conscience, à lui, était satisfaite dès qu’il avait largement versé.
+Clarisse fut déçue: elle aurait voulu faire saisir à son mari l’intérêt
+nouveau que lui inspiraient les malheureux.
+
+Elle se rendit à l’orphelinat et expliqua à la directrice les réformes
+qu’elle comptait introduire. Elle passa à travers un dortoir, s’enquit
+d’une petite qui était malade, donna des ordres. Ensuite, ayant réglé
+cette question, elle voulut s’occuper de l’autre, c’est-à-dire de
+Laurent Fabre-Gilles, puisqu’elle l’avait fait rentrer dans son plan
+général de bienfaisance. Mais pour cela il fallait le rejoindre, et lui
+faire sentir son autorité.
+
+Elle manquait de renseignements sur lui. Elle lui prêtait un certain
+état d’esprit, qui correspondait à ce qu’elle souhaitait, mais elle ne
+pouvait le situer, ni se représenter les détails matériels de son
+existence. Elle pensa qu’elle le garderait mieux sous sa dépendance
+quand elle saurait où il habitait, où il fréquentait, ce qu’il faisait.
+Aussi résolut-elle d’aller constater quel air avait sa pension. Elle
+n’entrerait pas, elle regarderait simplement du dehors.
+
+S’étant arrangée pour passer boulevard de la Cluse à une heure où elle
+savait le jeune homme au bureau, Clarisse s’arrêta sur le trottoir d’en
+face et considéra l’immeuble où il vivait. C’était une maison grise et
+sale. Au second étage, des lettres dorées, fixées au balcon, annonçaient
+l’endroit. Clarisse suivit des yeux la rangée de fenêtres aux rideaux
+blancs: laquelle était la sienne? Attirée, elle traversa la rue. Une
+vieille concierge, qui sortait avec un balai et un seau plein d’une eau
+dégoûtante, crut que Clarisse voulait entrer et s’effaça contre le mur.
+Alors Clarisse entra.
+
+--Il faut que je sache, se disait-elle en montant l’escalier. Il s’est
+logé ici au hasard, il peut très bien être tombé sur des gens
+impossibles. Beaucoup de pensions abritent des étrangers suspects.
+
+Au second palier, elle se demanda comment expliquer sa démarche. Bah!
+elle ferait semblant de prendre des renseignements pour une amie. Elle
+avait l’habitude, par ses visites de paroisse, d’aller questionner ainsi
+dans toutes sortes de maisons.
+
+Elle sonna. Une dame âgée, aux cheveux blancs tirés avec soin jusqu’à un
+chignon tortillé, les épaules couvertes d’un petit châle de tricot, vint
+ouvrir:
+
+--Vous désirez?
+
+--Je viens voir si vous avez une chambre libre pour une personne à
+laquelle je m’intéresse, une amie.
+
+La dame fit entrer Clarisse dans un vestibule sombre où l’air était
+chargé d’une odeur de cuisine. D’une chambre voisine venaient les cris
+aigus d’un violon: on eût dit que le musicien invisible suppliciait son
+malheureux instrument. Les deux femmes pénétrèrent dans un petit salon
+encombré de meubles en peluche, de poussiéreuses plantes vertes et
+d’innombrables photographies. La dame, accompagnée par les gémissements
+du violon, expliqua à Clarisse les prix, le régime de la pension, puis
+elle proposa:
+
+--Si vous voulez voir une chambre pour vous rendre compte?
+
+--Oui, certes.
+
+Elles suivirent un corridor étroit où s’affirmait l’odeur de soupe qui
+remplissait tout l’appartement. Clarisse pensa qu’on allait peut-être
+lui montrer la chambre de Laurent Fabre-Gilles. Elle en éprouva, sur le
+moment, presque un remords: n’était-ce pas de l’espionnage? Mais sa
+curiosité s’excitait et l’entraînait à être indiscrète.
+
+La dame ouvrit une porte. Clarisse vit un lit de fer aux draps en
+désordre, une table de nuit chargée de journaux et de brochures, au
+milieu du tapis des bottines crottées, et, dans un coin, un petit
+squelette.
+
+--Nous avons ici un étudiant en médecine...
+
+Suspendant sa torture, le musicien s’était arrêté de jouer. Il sortit
+dans le couloir. «Le Hongrois», pensa Clarisse. Et elle se sentit
+confuse, redouta l’arrivée inopinée de Laurent, voulut s’en aller.
+
+--Madame me donne-t-elle son nom?
+
+--Je vous écrirai.
+
+Clarisse prit son air le plus Bourgueil pour passer sous les yeux du
+méchant violoniste, et partit.
+
+Dans la rue, elle décida avec force que le jeune Fabre-Gilles devait
+déménager. Cette pension ne lui plaisait pas du tout: c’était sale,
+c’était triste, c’était vulgaire. Et comme il était retenu tout le jour
+au bureau et qu’il ne connaissait personne à Genève, c’était à elle,
+évidemment, de lui trouver autre chose. Elle se souvint que sa mère lui
+avait recommandé à Florissant deux demoiselles sans fortune qui
+prenaient des pensionnaires. Elle se dirigea tout de suite vers
+l’adresse indiquée.
+
+Les demoiselles Moeuffre habitaient une petite maison à balcon de bois
+au bout d’un jardin très bien tenu. Elles-mêmes étaient aussi soignées
+que leur pelouse. L’une portait des lunettes d’acier, ce qui aidait à
+les reconnaître, car elles se ressemblaient étonnamment. Elles
+croisaient de façon identique leurs bras pointus sur des blouses de
+flanelle. Leurs visages jumeaux exprimaient la même timidité
+effarouchée; on eût dit deux perruches pareilles, rapprochées sur le
+même barreau.
+
+La chambre qu’elles louaient était libre, leur dernière pensionnaire,
+une Anglaise, étant partie la semaine précédente.
+
+--Une dame si charmante, dit la Moeuffre à lunettes, qui a beaucoup
+voyagé, et qui raconte si bien ses voyages.
+
+Clarisse leur demanda leurs conditions. Elles répondirent vite, puis
+l’autre Moeuffre recommença la louange frémissante de l’Anglaise.
+
+--C’est la veuve d’un officier des Indes. Elle appartient à une
+excellente famille de Sussex. Elle a été présentée à la cour.
+
+La Moeuffre à lunettes joignait les mains en écoutant sa sœur. Toutes
+deux s’attendrissaient au souvenir de la disparue, et n’accordaient pas
+la moindre importance à qui la remplacerait. Un peu impatientée par ce
+verbiage, Clarisse déclara que leurs conditions conviendraient à M.
+Fabre-Gilles. Toutes deux poussèrent un cri:
+
+--Comment, il s’agit d’un monsieur?
+
+--Oui, un jeune homme.
+
+--Un jeune homme!
+
+Une agitation naïve se peignit sur leurs figures pareilles sans qu’elles
+prissent soin de la dissimuler. Jamais elles n’avaient eu de
+pensionnaire mâle. «Ce n’est pas possible, pas possible», dirent-elles
+ensemble. Clarisse essaya de discuter, mais elles ne l’écoutèrent pas.
+Elles ne suspendirent leurs pépiements qu’en l’entendant:
+
+--Ma mère, Mme Bourgueil, m’avait cependant affirmé que...
+
+Aussitôt elles changèrent d’avis. Madame était la fille de Mme
+Jean-Étienne Bourgueil? Si elles avaient su! Elles se dévisagèrent,
+elles battirent des paupières, par assentiment, enfin celle qui portait
+des lunettes, plus hardie, déclara qu’elles acceptaient.
+
+--Voulez-vous voir la chambre?
+
+Clarisse monta un petit escalier bien ciré et pénétra dans une vaste
+pièce qui donnait sur le jardin, et d’où l’on découvrait le Salève, rose
+dans le jour finissant. Un lit de cuivre s’avançait dans la chambre; les
+murs étaient couverts d’un papier jaune pâle semé de marguerites, et aux
+fenêtres pendaient des rideaux de toile brodée; le lavabo était en laqué
+blanc. Clarisse pensa que, cette fois, c’était un peu trop «jeune file!»
+N’importe. Sans écouter les demoiselles Moeuffre, elle s’efforça de
+retenir l’aspect de ces lieux: Laurent dormirait ici, s’assiérait là,
+regarderait par la fenêtre, entre ces arbres noirs, cette montagne de
+rocher rose.
+
+Dès qu’elle fut rentrée, elle expliqua à Hubert la nécessité de ce
+changement de domicile. Hubert l’approuva.
+
+--Tu as raison. Et puis il l’écrira à sa famille, et nous aurons l’air
+de nous occuper de lui.
+
+Restait à décider l’intéressé principal. La cage était prête: il n’y
+avait plus qu’à le pousser dedans. C’est alors que Clarisse se demanda
+si elle n’avait pas été trop vite en besogne. Elle avait cédé à son goût
+de décider, et elle avait pris tant de plaisir à régler son sort qu’elle
+s’était persuadée d’avoir raison. Mais, si peu apte qu’elle fût à
+imaginer les pensées des autres, elle se douta qu’il serait surpris.
+
+Elle conseilla à Hubert de l’inviter à dîner. Il vint et comme elle le
+guettait avec une attention minutieuse, elle s’aperçut vite qu’il était
+moins réservé qu’à sa visite précédente. Elle s’en félicita, pensant
+qu’elle commençait à l’apprivoiser. Il fit des frais, et, à plusieurs
+reprises, de brusques sourires animèrent sa bouche étroite.
+
+Cédant aux questions de Clarisse, il parla de Nîmes, de la vie qu’on y
+menait; il décrivit sa famille qui ressemblait par bien des côtés à la
+famille Bourgueil. Ce jeune étranger avait été élevé comme Clarisse, il
+se rapprochait d’elle, devenait plus normal, bientôt plus familier. Elle
+n’éprouvait pas en général l’attrait de ce qui est exotique ou
+mystérieux. Fidèle dans ses idées et ses sentiments à toutes ses
+traditions héréditaires, totalement dépourvue de scepticisme, elle
+préférait retrouver chez les autres ce qu’elle possédait déjà. Elle
+aurait eu horreur de se dépayser ou de se déclasser. Elle était contente
+que Laurent fût de sa race.
+
+Elle l’interrogea sur son frère aîné qui faisait de la littérature. Il
+répondit qu’on ne le voyait guère à la maison, sauf parfois en été, où
+son retour provoquait des orages. Il laissa deviner qu’il ne donnait pas
+une entière satisfaction à ses parents... Clarisse se hâta de changer
+d’entretien, autant par discrétion que pour ne pas attarder la pensée de
+Laurent sur ce fâcheux exemple. Il la suivit docilement à travers tous
+les sujets de conversation qu’elle choisit. Si bien que, rassurée par
+cette politesse qui le dissimulait cependant mieux encore que son
+silence, elle n’hésita pas, après dîner, à lui dire avec un air de ne
+pas y toucher:
+
+--Vous savez, j’ai eu de mauvais renseignements sur votre pension.
+
+--Cela ne m’étonne pas, fit-il avec bonne humeur, le service y est bien
+mal fait.
+
+Aussi, l’engageait-elle à déménager. Et même, pour lui rendre service,
+elle s’était chargée de lui trouver un autre logis...
+
+--Je crois, dit-elle, que c’est la solution préférable. N’est-ce pas,
+Hubert?
+
+--Assurément.
+
+Laurent perdit sa bonne humeur. Il baissa les yeux, reprit son
+expression d’éternelle méfiance. Puis il voulut ajouter quelque chose,
+mais il vit que Hubert le regardait. Hubert, c’était le «patron», de la
+même espèce que son père et ses professeurs: il n’osa pas le contrarier.
+Alors, avec une intonation indifférente, il répondit:
+
+--Vous êtes bien aimable, madame...
+
+Clarisse respira. Très vite, elle décrivit les demoiselles Mœuffre, leur
+intérieur confortable, leur bonne grâce. Mais comme Laurent, sans
+répondre, considérait avec obstination le tapis, elle finit par adresser
+son discours à Hubert, puis--celui-ci paraissant se désintéresser à son
+tour de la question--elle se tourna vers le feu et acheva ses dernières
+phrases en regardant les flammes.
+
+Il y eut un silence. Clarisse, agacée, affecta de rire:
+
+--Monsieur Fabre-Gilles, vous avez l’air de regretter ce que j’ai fait?
+
+--Pas du tout.
+
+Cependant il gardait son air insensible. Clarisse s’arrêta de rire,
+fâchée contre elle-même. Elle devina qu’il pliait devant une volonté
+plus forte, mais qu’il conserverait un fond de rancune. Son succès, qui
+l’avait réjouie auparavant, lui parut trop facile, trop dangereux aussi.
+Alors elle dit:
+
+--J’ai agi dans votre intérêt.
+
+Il releva les yeux, étonné de cet accent plus doux, presque modeste, et
+puis, soudain, il prit congé.
+
+Bien des fois déjà, Clarisse s’était mêlée de l’existence des autres.
+Pourquoi éprouvait-elle un scrupule tardif d’avoir agi de même dans le
+cas présent? Et tout à coup elle trouva une raison: c’est que le jeune
+homme était plus délicat, plus susceptible que les autres. Sous son
+apparence très juvénile se cachait bien sûr une âme ombrageuse et
+méditative. Elle se promit de mieux respecter dorénavant sa
+personnalité. Et, revoyant comme il était parti, elle eut le cœur serré
+à l’idée que peut-être, par sa faute à elle, il ne reviendrait plus.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Clarisse, marchant d’un bon pas selon son habitude, s’entendit
+rejoindre. C’était Desnouettes qui lui demanda où elle allait; comme
+elle lui disait qu’elle faisait des courses, il la supplia d’y renoncer.
+
+--Clarisse, j’ai besoin de vous...
+
+Elle devina de quoi il s’agissait; elle avait décidé qu’elle ne se
+mêlerait plus de cette affaire, et elle secoua la tête. Mais il insista,
+très vite:
+
+--Non, non, ce n’est pas un service que j’ai à vous demander,
+aujourd’hui... C’est un conseil, une grave consultation morale...
+
+Il l’entraîna, ils traversèrent la rue et pénétrèrent dans le Jardin
+anglais, presque vide en cette fin d’après-midi. Les pelouses étaient
+sèches comme le sol des allées. Contre le ciel gris, les arbres se
+découpaient, minces, nus et fragiles, sauf quelques pins et quelques
+cèdres dont la fourrure noire rendait par contraste les autres branches
+plus frileuses. Mais Desnouettes ne voyait rien de cette délicatesse
+frissonnante. Il exultait:
+
+--Ma chère amie, j’aime... Oui, j’aime. Enfin!
+
+--Encore, voulez-vous dire.
+
+--Ne plaisantez pas, je vous prie. Souvent j’ai cru aimer, ce n’était
+que les tâtonnements d’un cœur aveugle. C’est cela: les tâtonnements
+d’un cœur aveugle. Aujourd’hui...
+
+Il poussa du pied un caillou solitaire; il étendit les bras comme pour
+s’étirer.
+
+--Amoureux de qui? demanda Clarisse.
+
+--Mais d’Elle, naturellement.
+
+Ils arrivèrent au lac. L’eau était d’un vert pâle qui donnait froid. Une
+bande de mouettes criaient ensemble leur plainte mécanique. Des canards
+ramaient de leurs petites pattes contre le courant, et leur énergie
+désespérée ne suffisait qu’à les maintenir sans les faire avancer. Au
+ciel de grands nuages tristes gonflaient d’énormes joues blanches,
+lourdes de neiges prochaines. Mais Desnouettes ne sentait rien de toute
+cette mélancolie glacée: sa joie lui réchauffait le sang. Clarisse
+l’interrogea:
+
+--Voulez-vous parler de Mme Gaillardoz?
+
+--Sans doute, il n’y a qu’elle au monde.
+
+--Eh bien, dispensez-moi de vos confidences, car je ne veux rien savoir
+de votre intrigue.
+
+--Mais ce n’est pas une intrigue, s’écria Desnouettes. C’est l’amour, le
+vrai amour!
+
+Clarisse trouva qu’il dépassait la mesure. Elle voulut le ramener à des
+expressions plus convenables:
+
+--Savez-vous ce qu’elle pense de vous?
+
+--Je ne lui ai encore rien dit.
+
+--C’est prudent: je crois qu’à vous avancer trop, vous risqueriez d’être
+déçu.
+
+Elle avait le ton sec de qui veut donner une leçon. Mais il n’y prit pas
+garde. Ses tics nerveux tiraillèrent sa face dans tous les sens, et il
+ajouta:
+
+--Attendez... si je ne lui ai rien dit encore, je lui ai fait
+comprendre... Et du moment qu’elle ne me témoigne aucune désapprobation,
+c’est que... Non, non, je connais les femmes.
+
+--En êtes-vous bien sûr? Croyez-vous donc qu’elles sont toujours
+pareilles, et qu’aucune n’aura de secret pour vous?
+
+Il essaya de répondre, mais Clarisse, qui ne tenait pas à en entendre
+davantage, lui coupa la parole:
+
+--Vous vouliez me demander un conseil. Lequel?
+
+Il retint son chapeau qu’un souffle froid faisait s’envoler et,
+entraînant sa compagne le long de la promenade, il avoua:
+
+--Ce n’était qu’un subterfuge pour que vous m’écoutiez. Ah, Clarisse, il
+faut que je parle d’elle, et à qui d’autre qu’à vous qui saurez vous
+taire. Si vous me repoussez, j’irai tout dire au premier venu!
+
+Clarisse baissa la tête. Malgré elle, une sorte de curiosité l’attachait
+à ce bavardage. Desnouettes reprit, avec un mélange de pédanterie et
+d’excitation:
+
+--Je l’ai vue hier dans une soirée. Ravissante! Cette bouche rouge et
+petite comme une cerise, cet air perpétuel de se moquer. Et une
+délicieuse robe noire et blanche, drôlement ajustée: elle seule
+s’habille avec une telle hardiesse ironique. Est-elle une «fausse
+coquette», comme il y a de fausses maigres? Je ne sais.
+
+Le portrait parut à Clarisse flatté, mais ressemblant. On existe donc
+d’une manière particulière aux yeux de celui qui vous recherche,
+pensa-t-elle. Tout, dans votre personne, lui est un motif à vous goûter
+davantage... Cependant Desnouettes, sans prendre le temps de respirer,
+conta les détails de la soirée. «Assurément, il se vante, comme
+toujours, mais peut-être moins que d’habitude. Serait-il aimé? Lui,
+Desnouettes? Pourquoi et qu’a-t-il fait pour le mériter?...» Clarisse
+voulut s’informer:
+
+--Que lui avez-vous dit?
+
+Il recommença ses récits enthousiastes, puis tout à coup s’arrêta et, la
+regardant d’un air soupçonneux:
+
+--Ah, mais vous irez la chapitrer, je le devine... Vous me questionnez,
+mais c’est pour mieux intervenir entre nous...
+
+Clarisse se mordit les lèvres et d’un ton catégorique:
+
+--Mon cher, si j’avais pris un instant au sérieux vos confidences,
+croyez-vous que je vous aurais permis de continuer?
+
+Desnouettes, stupéfait, murmura:
+
+--Il n’y a pas à dire, quand vous voulez remettre les gens à leur place,
+cela ne traîne pas.
+
+--Vous imaginez-vous que ma cousine prêterait sincèrement l’oreille aux
+compliments d’un autre que son mari? Mais elle devrait prendre garde de
+ne pas donner prise à la médisance, ni encourager de vaines illusions.
+
+--Vous me comprenez mal...
+
+--Non, je vous comprends très bien, et c’est pourquoi je vous avertis.
+
+Ils étaient parvenus au quai des Eaux-Vives et ils regardèrent le port
+dans son autre sens. Un bac arriva, vira au ponton en chassant des
+vagues et des canards balancés. Quelques personnes débarquèrent,
+passèrent hâtivement. Plus loin, un chaland était amarré: il n’avait de
+vivant qu’une fumée mince qui sortait par une cheminée de l’entrepont.
+Desnouettes parut enfin frappé par cette désolation de l’hiver. Il
+frissonna. Clarisse de son côté regretta sa trop brusque réponse. Si
+elle voulait un jour ou l’autre empêcher Desnouettes de commettre
+l’irréparable, il fallait demeurer son amie et conserver sa confiance.
+Elle l’interpella, en souriant un peu.
+
+--Parlez-moi plutôt de vos précédentes conquêtes. Et ne me dites pas les
+noms...
+
+Ranimé, quoique encore un peu vexé de ses remontrances, il fit
+l’important et se défendit de ne rien trahir. La jeune femme allait
+changer de sujet lorsque tout à coup il commença:
+
+--C’était une petite fleuriste...
+
+On le reconnaissait en entier dans ses histoires, avec ce qu’il avait de
+léger, de sincère, de prétentieux, d’ardent. Parfois il s’arrêtait sur
+une formule, il la répétait avec satisfaction. Ou bien, cédant à sa
+manie de psychologie, il émettait des observations générales... Par
+contraste, Clarisse songea que le petit Fabre-Gilles ne lui ressemblait
+guère. Il n’avait pas cette vanité trop voyante. On le devinait plus
+concentré, plus riche de sensibilité neuve et pas gaspillée. Elle
+continua le parallèle, et chaque chose que disait Desnouettes, elle en
+fit profiter l’autre. Desnouettes se livrait à toutes ses impulsions;
+lui, il était réservé; Desnouettes prêtait à la raillerie, même
+lorsqu’il était ému; lui, il était grave. Desnouettes devenait vite
+familier, lui ne quittait jamais un air de noblesse hautaine. Malgré ses
+aventures, Desnouettes ignorait assurément ce qu’était l’amour, il
+manquait trop de sérieux, de force d’âme, de conviction profonde.
+Laurent Fabre-Gilles, lui, n’avait sans doute jamais aimé. Il était trop
+jeune. Mais quand son heure viendrait...
+
+--Si nous retournions sur nos pas, proposa Desnouettes qui avait épuisé
+ses histoires.
+
+Elle y consentit. C’était à son tour de ne plus entendre la plainte
+maussade des canots amarrés, tirant sur leur chaîne et claquant l’eau;
+de ne plus voir s’ouvrir sur sa tête l’immensité triste du ciel. Elle
+avait dans le cœur un sentiment qui lui tenait chaud. Et elle demeurait
+insensible au paysage inquiet et neigeux.
+
+Le soir, Hubert se plaignit du jeune homme.
+
+--Pourquoi?
+
+--Il ne s’intéresse pas à son travail. Il commet des erreurs à chaque
+instant.
+
+Sans rien dire, Clarisse tourna ce grief en éloge: Laurent Fabre-Gilles
+valait mieux que sa besogne. Pourtant elle avait été habituée à
+considérer avec respect la banque Damien & Cie. Mais elle décida ce
+soir-là que les affaires n’avaient pas le prestige que son ignorance
+leur avait longtemps prêté. Ce «bureau» qu’elle entendait citer tous les
+jours, perdit à ses yeux son caractère absolu.
+
+Hubert continua d’ennuyer sa femme en lui parlant de politique. Une loi,
+pour laquelle il avait voté, venait d’être repoussée par le peuple, et
+il s’en indignait. Il émettait son opinion de manière tranchante, comme
+pour signifier qu’il n’entrerait à aucun prix dans les raisons d’un
+contradicteur, d’ailleurs inexistant. Réfugiée au fond d’une bergère,
+sans penser à rien, Clarisse se tenait tranquille.
+
+Hubert arrêta net ses récriminations, s’approcha d’elle et voulut
+l’embrasser. Elle se retira.
+
+--Hé bien? fit-il.
+
+Son ardeur politique bouillonna en lui, se transforma en désir. Battu
+sur un terrain, il voulut triompher sur un autre, et tout de suite.
+
+--Non, Hubert, laisse-moi.
+
+--Mais pourquoi donc?
+
+Elle se dégagea des bras qui voulaient la saisir. C’est qu’elle venait
+de revoir le jardin glacé par l’hiver--et d’éprouver dans son cœur le
+sentiment chaleureux. Elle balbutia:
+
+--Je suis souffrante.
+
+--Qu’est-ce que tu as?
+
+--La migraine...
+
+Et elle obtint sa liberté.
+
+ * * * * *
+
+Quelques jours plus tard, Fanny vint chercher sa cousine. Clarisse, un
+peu étonnée de cette démarche, y consentit volontiers et toutes deux
+s’en allèrent chez Mme de Griffeuilhe. Celle-ci les reçut au fond d’un
+salon obscur qu’on eût dit rempli de pièges cachés. Elle fit l’aimable
+avec les deux jeunes femmes, leur adressa quelques compliments, mais ne
+put s’empêcher, à la fin, de leur dire:
+
+--Je suis heureuse de vous voir ensemble, mes chères petites. On m’avait
+prétendu que vous étiez en froid.
+
+--Quelle idée, madame?
+
+--C’est que vous êtes si différentes: l’une, très mondaine, l’autre
+sérieuse, l’une...
+
+Fanny l’interrompit:
+
+--Ma cousine a pour moi beaucoup d’affection. Vous le voyez, nous ne
+nous quittons guère! C’est qu’elle me juge telle que je suis, sans
+croire les interprétations fâcheuses...
+
+Dehors, dès l’escalier, Fanny éclata de rire:
+
+--Est-elle mauvaise, cette vieille! Je savais qu’elle disait pis que
+pendre de moi et prétendait que nous étions brouillées. J’ai tenu à me
+montrer chez elle avec vous, sous votre égide. Voilà pourquoi je suis
+venue vous chercher.
+
+Clarisse sourit de cette combinaison et protesta qu’elle n’avait guère
+d’autorité sur Mme de Griffeuilhe.
+
+--Allons donc! Vous seule trouvez grâce à ses yeux. Elle vous considère
+comme une femme modèle. Au fond, elle se sert de vous pour mieux
+vilipender les autres. Alors vous comprenez combien c’est excellent pour
+moi d’être garantie par vous.
+
+--Écoutez, Fanny...
+
+--Non, non, ne me grondez pas. Ne vous plaignez pas de me rendre
+service. Pour moi, je n’aime que les gens qui me sont utiles.
+
+Elle était, comme le voyait très bien Mme de Griffeuilhe, le contraire
+de son interlocutrice: moqueuse, imprévue dans ses paroles, et câline.
+Clarisse se sentait toujours un peu choquée par elle, mais croyait
+devoir lutter contre cette impression. Fanny reprit:
+
+--Avez-vous grande envie de continuer ces visites? Je meurs de soif.
+Allons goûter quelque part. Tenez, à la Métropole.
+
+De son premier mouvement, Clarisse allait refuser. Et puis, toujours
+pour se vaincre, elle accepta.
+
+Comme elles entraient dans le hall de l’hôtel, au son de musiques
+faciles, un homme se leva d’une table et vint à leur rencontre. C’était
+Desnouettes.
+
+--Chère amie, je commençais à être d’une impatience...
+
+Fanny regarda Clarisse avec son demi-sourire de côté, et dit:
+
+--Cela aussi, c’était combiné. Asseyons-nous.
+
+Clarisse s’assit, vexée. Quel rôle lui faisait-on jouer là? Très droite
+sur sa chaise, évitant de regarder sa cousine, elle considéra
+Desnouettes. Il était selon son habitude, nerveux et essoufflé. Il
+entourait les deux femmes d’un tourbillon incessant de paroles. On eût
+dit un jongleur faisant bondir dans l’air des boules brillantes et
+toujours relancées.
+
+Sans l’interrompre, Fanny beurrait son pain grillé et le dévorait.
+Clarisse se demanda comment elle pouvait se contenter d’un pareil
+bavardage. Un homme qui ne sait pas se taire, songea-t-elle, n’est pas
+un homme séduisant. Mais Fanny saurait-elle deviner chez quelqu’un sa
+vie intérieure? Et alors, cessant de blâmer ce rendez-vous,
+l’empressement du jeune homme, la complaisance de la jeune femme,
+Clarisse se borna à les écouter avec une grave ironie. Elle éprouva le
+sentiment agréable d’être supérieure à sa cousine, d’être meilleure
+qu’elle, et, quoique moins jolie, moins élégante et moins spirituelle,
+plus apte à comprendre les finesses morales.
+
+--Vous rappelez-vous, dit Desnouettes, notre promenade au bord de
+l’Arve, quand vous vous êtes tellement mouillé les pieds...
+
+--Prenez garde, s’écria Fanny, Mme Damien ignore le secret de nos
+rencontres. Vous évoquerez plus tard ce souvenir.
+
+Soudain Clarisse vit Desnouettes s’interrompre d’un air piteux, comme le
+jongleur lorsqu’il laisse tomber ses boules. Fanny dit, paisiblement:
+
+--Voici mon mari.
+
+Et comme Clarisse se retournait, elle ajouta:
+
+--Je lui ai dit de venir nous rejoindre ici dès qu’il serait libre.
+
+Décidément, Clarisse n’y comprenait plus rien. Avec lequel de ces deux
+hommes Fanny était-elle sincère? Lequel voulait-elle rendre jaloux?
+Gaillardoz s’avança entre les tables, dit bonjour sans la moindre
+surprise et s’installa avec la préoccupation de confort qu’il apportait
+dans toutes les circonstances.
+
+Clarisse s’irrita contre lui, contre ses épaules carrées, son corps bien
+nourri, sa voix sonore. Ne voyait-il pas que Desnouettes faisait la cour
+à sa femme? Et s’il le voyait, pourquoi conservait-il sur sa face pleine
+un sourire d’homme épris et rassuré? Ce colosse aurait renversé son
+fébrile rival du revers de la main; pourquoi, avec tous les attributs de
+la force, n’usait-il pas de son autorité? Les gens qui l’entouraient,
+qui bavardaient aux tables voisines, cette musique de violons, ce
+va-et-vient, parurent à Clarisse d’une médiocrité affreuse. La salle
+était vide. Il y manquait quelque chose,--ou quelqu’un,--pour redonner
+la vie à cette foule sans âme, un sens élevé à ces paroles vaines.
+
+Desnouettes, qui avait passé par l’étonnement, la gêne, la colère,
+recommença de parler. De nouveau ses boules de jongleur dessinèrent dans
+l’air des figures fugaces. Fanny montra à la foule un visage innocent.
+«Pourtant, se dit Clarisse, elle est peut-être coupable!» Mais aussitôt
+elle repoussa cette idée en se reprochant de l’avoir formulée. Elle la
+repoussa par honnêteté native, par solidarité de famille, et aussi faute
+d’imagination pour la développer. Elle n’ignorait pas l’existence du
+mal, certes, mais elle ne l’avait jamais constaté dans son entourage.
+Elle ne lui prêtait aucun attrait. Elle y pensait comme à une chose
+triste et étrangère. Ce désir, qui ne la quittait pas, d’être
+bienveillante et loyale, l’avait toujours empêchée d’observer utilement
+autour d’elle. Le sentiment de son propre devoir à accomplir détourne
+d’autrui.
+
+Alors elle se morigéna, elle s’obligea à être aimable, à quitter son
+«air Bourgueil». Gaillardoz lui répondit avec cordialité. Sous ses gros
+sourcils, touffus comme des moustaches, il avait des yeux plus ironiques
+qu’on ne le pensait d’abord. Sa bonne humeur, son sang-froid suffirent à
+dissiper le malaise provoqué par son apparition. Et grâce à lui, il n’y
+eut plus rien que de régulier et de légitime autour de cette table.
+
+ * * * * *
+
+On avait indiqué à Clarisse, qui avait besoin de dentelles, une
+marchande «en chambre» chez laquelle on trouvait des «occasions»
+extraordinaires. C’était à la Servette. Clarisse ne connaissait guère ce
+quartier de jardins étroits, de villas démodées parmi lesquelles se
+dresse, de loin en loin, une vaniteuse maison à cinq étages, toute
+neuve. Elle suivit des rues solitaires qui se coupaient au hasard,
+s’égara, et, comme elle cherchait auprès de qui se renseigner, elle
+n’entendit que le sifflement d’un merle. Par-dessus la haie, elle le
+regarda qui sautillait sur le sable d’une allée, tournait son bec jaune
+vers elle, et recommençait éperdument à dire sa joie.
+
+Continuant sa marche, plus lente, Clarisse s’étonna de prendre plaisir à
+flâner. C’était une de ces journées de printemps hâtif, promesse
+soudaine que la saison ne tient pas toujours, mais qui suffit à
+attendrir. Clarisse qui, d’habitude, préférait l’air vif ou même la bise
+d’hiver, savoura cette tiédeur, et songea avec complaisance au prochain
+renouveau, comme si elle en espérait quelque chose.
+
+Elle finit par trouver le rez-de-chaussée, au fond d’un enclos déjà
+rempli de primevères, où Mme Grandchamp, la dentellière, tenait son
+commerce. Elle fit quelques achats à cette forte femme, de ton
+énergique, à la poitrine rebondie, puis, comme elle s’en allait, elle
+croisa presque sur le seuil son oncle, Amédée Roset. Il parut surpris,
+inquiet même de la voir:
+
+--Que faites-vous donc ici, Clarisse? Vous connaissez Mme Grandchamp?
+
+Cependant, rebroussant chemin, il entraîna la jeune femme dans l’avenue.
+Elle expliqua:
+
+--C’est une très brave femme qu’on m’a recommandée. Elle vit seule et a
+besoin de gagner.
+
+Il soupira. Clarisse, croyant qu’il n’avait pas entendu, reprit d’une
+voix plus haute:
+
+--Je ne connaissais pas ce quartier. Je le trouve charmant, retiré,
+silencieux...
+
+Ils marchaient sur un trottoir de terre battue où ils étaient les seuls
+promeneurs. A gauche et à droite, de petits pavillons essayaient de se
+dissimuler derrière des bosquets sans feuilles. Elle ajouta:
+
+--Je ne pensais pas vous y rencontrer.
+
+Cette fois l’oncle Amédée toussa, la dévisagea avec ce regard triste qui
+lui donnait l’air d’un pauvre honteux. Il releva le col du paletot
+verdâtre qu’il portait toujours, puis désignant de sa canne une bâtisse
+entourée d’échafaudages:
+
+--Tenez, fit-il, ils achèvent le toit.
+
+Des longues années qu’il avait passées chez un architecte--toute son
+existence de petit employé,--il avait conservé un goût très vif pour la
+construction; l’intérêt de son vieil âge était de suivre le progrès des
+travaux publics. Il partait pour des après-midi entières et allait,
+comme à des rendez-vous, surveiller aux quatre coins de la ville des
+édifices nouveaux qui s’élevaient vers le ciel. L’érection d’un monument
+le passionnait pendant des mois, et rien n’égalait la curiosité qu’il
+promenait parmi les démolitions de quartiers insalubres.
+
+--D’ici dix ans, murmura-t-il avec orgueil, il y aura ici des rangées
+d’immeubles.
+
+Rassuré comme chaque fois qu’il menait la conversation et n’appréhendait
+pas d’être interrogé, il déclara:
+
+--Hubert m’a parlé de vos réparations à la Cômerie. J’irai voir cela un
+de ces jours.
+
+Clarisse cherchait toujours à faire plaisir; elle lui proposa:
+
+--Hubert doit y aller bientôt: vous devriez l’accompagner.
+
+Il la comprit, et ses yeux brillèrent de confiance. Clarisse ne
+l’intimidait pas comme les autres personnes, parce qu’elle le laissait
+parler et ne lui posait jamais de questions. Il l’aimait bien. Il
+admirait sans rancune son existence heureuse et régulière, son esprit de
+décision, et ce qu’il appelait sa chance. Car l’humanité pour lui se
+partageait en veinards et en déveinards. Il se rangeait sans hésiter,
+avec résignation, parmi les derniers, tandis que sa nièce resplendissait
+loin de lui, dans le paradis de la bonne fortune. Et comme il était
+superstitieux, il lui était reconnaissant de ses moindres attentions
+qu’il prenait pour des fétiches.
+
+Il lui saisit la main, la serra dans ses doigts maigres aux ongles trop
+longs.
+
+--C’est entendu, ma chère enfant. Hubert m’écrira le jour et l’heure,
+n’est-ce pas?
+
+Il fit mine de s’en aller tout à coup, fuyant, selon son habitude,
+l’adieu qu’il n’aurait point entendu, mais il s’arrêta, et d’une voix
+changée:
+
+--Je connais Mme Grandchamp. C’est une vieille amie. Vous avez raison,
+elle est femme de mérite, et elle travaille... Que voulez-vous? Elle n’a
+pas eu de chance.
+
+Puis, craignant d’en avoir trop dit, il s’échappa de son petit pas
+pressé.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+--Hubert, iras-tu bientôt voir les travaux de la Cômerie?
+
+Hubert leva les épaules avec incertitude. Une révolution venait
+d’éclater au Mexique, et justement il était engagé à fond dans des
+affaires mexicaines. Depuis une semaine, la lecture des dépêches et des
+cotes donnait à cet homme d’apparence ennuyée des émotions délicieuses.
+A vrai dire, le côté réel de la crise le touchait peu: les massacres,
+les incendies, les crimes qui se succédaient là-bas ne constituaient pas
+à ses yeux des faits, mais des signes. Les entreprises qu’exprimaient
+les titres menacés--chemins de fer, ports, compagnies d’eaux et
+d’éclairage,--il ne se les représentait guère, n’étant pas ingénieur,
+mais banquier. Sa spéculation, semblable sur ce point à la spéculation
+métaphysique des philosophes, était abstraite, désintéressée des choses,
+pure même de toute avidité pécuniaire. Il n’avait pas peur de se ruiner.
+Devant le risque, il éprouvait une clairvoyance extraordinaire, à peine
+fiévreuse. Sa jouissance, comme il arrive chez les grands voluptueux,
+était lucide. Mais c’était une jouissance chaste et une volupté toute
+cérébrale, faite de calcul et d’hypothèse. Que lui importait la Cômerie!
+
+Il pria donc Clarisse, sans lui donner d’explications, d’y aller à sa
+place et d’emmener l’oncle Roset comme il avait été convenu.
+
+--Mais quel jour choisir?
+
+Clarisse allait répondre au hasard, puis elle se reprit:
+
+--Demain, dit-elle, je ne peux pas. Jeudi, c’est le jour de maman.
+Vendredi... je ne peux pas non plus... Reste samedi.
+
+--Eh bien, samedi, c’est entendu.
+
+--Mais, j’y songe, samedi le bureau ferme à midi. Si je proposais au
+petit Fabre-Gilles de venir avec nous. Il y a bien longtemps que nous
+n’avons rien fait pour lui. Qu’en penses-tu?
+
+--Comme tu voudras...
+
+--Eh bien, je lui écrirai. Tu es bien d’accord?
+
+Hubert, préoccupé du Mexique, acquiesça. Clarisse écrivit à l’oncle
+Roset. Puis il fallut prévenir Laurent. Elle ne l’avait pas revu depuis
+qu’elle lui avait imposé de déménager. Or dans l’intérêt même de la
+tâche qu’elle avait assumée, il ne fallait pas qu’il eût d’elle une
+opinion défavorable. Elle devait acquérir sur lui une influence utile.
+Cette promenade à la Cômerie lui permettrait de le revoir et de lui
+faire comprendre que sa sollicitude n’était dictée que par une sincère
+sympathie.
+
+Le samedi, vers deux heures, l’oncle Amédée et le petit Fabre-Gilles se
+trouvèrent à la gare. Clarisse les présenta l’un à l’autre, rapidement,
+puis elle les emmena vers le train. Dans le wagon, elle fut obligée de
+parler toute seule, car ils se taisaient tous deux, pour des raisons
+différentes. Ensuite, ayant fait les efforts qu’elle jugeait
+convenables, elle se mit à regarder par la portière. Hors de ville, dans
+la banlieue, c’était un paysage gris et brun de premier printemps. Le
+long des haies, les bourgeons commençaient à rougir. Aux jardins de
+maraîchers, aux villas minuscules succédèrent des prés bordés d’arbres,
+de vrais chemins de campagne.
+
+A la station où ils descendirent, ils étaient attendus par un cocher à
+grosses moustaches, à casquette plate, qui menait une victoria fatiguée.
+Clarisse expliqua à Laurent que la Cômerie appartenait depuis cent vingt
+ans à la famille de son mari. Il l’écoutait avec une politesse
+déférente, et se félicitait de ne pas être au bureau.
+
+--Vous verrez, ajouta-t-elle pendant le trajet de la station au village,
+on se croirait ici dans un pays perdu. Nous avons des chênes
+magnifiques, des bois, un vieux hameau groupé autour de sa fontaine. Sur
+la place s’ouvre la grille de notre cour; on entre, d’un côté il y a la
+ferme basse et noire, et, vis-à-vis, la maison dont les autres faces
+donnent sur un parc à moitié abandonné.
+
+Le parc n’était pas si abandonné que le disait Clarisse. Mais elle
+cédait à l’envie de rendre sa maison plus séduisante, de peindre le fond
+de son propre portrait. Pourtant elle suspendit des descriptions plus
+intéressées que des éloges, et demanda à son oncle:
+
+--Vous n’avez pas froid?
+
+Il fit signe que non et elle lui sourit. Elle voulait qu’il fût content,
+et qu’il eût entre eux trois une entente de bonne camaraderie.
+
+Comme ils approchaient du village, ils dépassèrent le facteur et
+Clarisse fit arrêter la voiture:
+
+--Bonjour, Monney, comment vont vos rhumatismes?
+
+Le facteur les rejoignit en traînant la jambe, et souleva sa casquette.
+
+--Bonjour, madame Damien, merci, ça va.
+
+Clarisse lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle n’était pas encore
+accouchée? Savait-on quelque chose du dernier fils qui était à la
+caserne? Elle posait ces questions d’une voix nette, en personne qui
+veut se tenir au courant. Laurent, pensa-t-elle, la connaîtrait mieux
+après cette après-midi passée ensemble: il sentirait qu’elle était
+décidée, pratique, et qu’il n’avait, comme les autres, qu’à se remettre
+à elle pour se laisser conduire.
+
+Ils arrivèrent au hameau, passèrent la grille, et descendirent de
+voiture dans la cour.
+
+--Regardez, mon oncle, voici les premiers travaux. On a refait le
+portail qui vraiment menaçait ruine. Et puis on a pratiqué des mansardes
+dans le toit.
+
+L’oncle Roset déclara:
+
+--Le portail, c’était nécessaire. Mais ces mansardes! Comment avez-vous
+pu faire ces mansardes? Elles rompent toute l’harmonie de la façade...
+
+--Hubert tenait à avoir des chambres nouvelles.
+
+Le vieil homme fronça les sourcils, fit la moue, en personnage compétent
+auquel on demande une expertise.
+
+--Il aurait fallu respecter les proportions. Elle est jolie, votre
+façade, les proportions du toit n’y sont plus.
+
+Il se recula, dessina dans l’air avec des gestes la silhouette de la
+maison. Clarisse se rapprocha de Laurent qui, éloigné de quelques pas,
+releva sur elle avec une soudaine confiance ses paupières toujours
+baissées. Alors, elle fut certaine qu’il n’avait aucun ressentiment et,
+rassurée, lui dit à mi-voix:
+
+--Voilà mon oncle qui s’indigne!
+
+Laurent sourit. Son visage, rajeuni encore par cette gaieté, parut celui
+d’un gamin. Elle ne voulut pas laisser voir combien il lui plaisait et,
+se retournant:
+
+--Ah, voilà Mme Lecerf!
+
+Mme Lecerf, la fermière, était une personne importante et malade,
+hautaine et pâle. Lorsque Clarisse s’informa de sa santé, elle prit une
+expression aigrement ironique et répondit qu’elle avait craché du sang
+tout l’hiver. Ensuite elle ajouta que les ouvriers lui avaient donné
+bien du tracas.
+
+--Des malhonnêtes gens, madame. Et puis qui salissent partout.
+
+--Mais c’est fini maintenant, dit Clarisse.
+
+Mme Lecerf en convint avec amertume. Poussant une série de soupirs, elle
+sortit des clefs de son tablier pour ouvrir les portes. Clarisse proposa
+aux deux hommes, pendant ce temps, de faire le tour de la maison.
+
+De l’autre côté, devant le perron sur lequel donnaient des
+portes-fenêtres, s’étendait une terrasse sablée où foisonnaient les
+mauvaises herbes, puis une pièce d’eau dont la bordure de pierre était
+rongée de mousses jaunes; plus loin s’étendait une vaste pelouse. A
+gauche, se dressait un noyer, puis des chênes dont les silhouettes
+dépouillées frémissaient. Au bout du pré, s’allongeait transversalement,
+bordée de haies, la route où il ne passait presque jamais personne.
+Après, les champs et les arbres reprenaient. Clarisse expliqua à
+Laurent:
+
+--C’est ici que nous nous tenons le soir, dans la belle saison. Même
+durant les plus grandes chaleurs, il y a toujours de l’air.
+
+Elle voulait que Laurent considérât cette maison, ce jardin comme des
+lieux où il était bon de vivre. L’oncle Amédée partageait cet avis. Sans
+jalousie, d’un ton sentencieux où il faisait tenir sa philosophie
+simpliste de l’existence, il dit:
+
+--Ah, vous avez de la chance de vivre ici!
+
+--Ou bien, continua Clarisse, nous nous installons sous le noyer. Le
+bassin de pierre est presque vide aujourd’hui, mais quand nous sommes là
+on le remplit et on fait marcher le jet d’eau... Et puis, regardez mes
+rosiers.
+
+Contre la façade grise aux volets bleus montaient des treillages où se
+suspendaient des ramures sèches. Mais l’intensité de persuasion de la
+jeune femme était telle que Laurent crut entendre retomber l’eau dans le
+bassin et crut voir fleurir les roses.
+
+Mme Lecerf vint leur dire que la maison était ouverte. Ils retournèrent.
+Comme l’atmosphère du vestibule était froide, l’oncle Amédée alla
+chercher son foulard qui était resté dans la voiture. La fermière monta
+au premier étage et Clarisse emmena Laurent.
+
+--Venez avec moi, dit-elle. Je vais vous montrer le salon.
+
+Profitant du demi-jour qui régnait dans le vestibule, ils suivirent un
+corridor qu’imprégnait une odeur de prune et de moisi, puis entrèrent à
+tâtons dans une pièce complètement obscure mais qu’on devinait vaste à
+cause de sa sonorité.
+
+--Je ne voudrais pas me cogner aux meubles, dit Clarisse. Avez-vous des
+allumettes?
+
+Il avait une boîte, il frotta. La petite flamme laissa entrevoir des
+fauteuils et des chaises drapés de housses et assemblés sous un lustre.
+Puis l’allumette s’éteignit et ils se retrouvèrent dans l’obscurité.
+
+--Recommencez, fit Clarisse, je ne m’y reconnais plus.
+
+Laurent alluma encore, et ils avancèrent. Cette fois ils étaient devant
+une grande glace verdâtre qui renvoya bizarrement leurs vagues images.
+Ils ne dirent rien, et, au bout d’un instant, l’allumette s’éteignit.
+Impatientée, Clarisse avança de quelques pas pour gagner une fenêtre,
+mais elle heurta un meuble et s’arrêta, désorientée. Son optimisme avait
+disparu. Elle souhaita que le jour se fît, car elle éprouvait une
+angoisse puérile à être dans le noir. Il lui sembla que cette
+invisibilité lui conférait une liberté étrange, comme si l’ombre
+supprimait sa personnalité et la rendait pareille à n’importe qui: elle
+ne possédait plus ni visage ni nom. Pendant une seconde, elle eut
+l’indéfinissable impression d’être au bord de tout le possible, de tout
+l’improbable... Laurent fit entendre son petit rire bref:
+
+--Mes allumettes ne prennent pas!
+
+Alors Clarisse s’aperçut au son de sa voix qu’il s’était éloigné d’elle.
+Elle l’avait cru tout près, à portée de la main, mais il était à l’autre
+bout de la pièce. Elle s’avança, trouva une fenêtre, l’ouvrit, poussa
+énergiquement les volets: le soleil entra d’un coup et l’auréola d’une
+lumière dorée.
+
+--Aidez-moi.
+
+Il se mit à ouvrir les volets avec entrain. Quand ils eurent fini, ils
+se retournèrent. Toutes les ombres avaient disparu, l’odeur de prune se
+dissipait: dans la vaste pièce sans mystère, les choses et les gens se
+trouvaient à leur place.
+
+--Je vous oblige à travailler, dit Clarisse.
+
+Elle vit se lever vers elle le regard de ses prunelles marron, chargé
+cette fois d’une expression inédite de bonne amitié. Et elle éprouva de
+nouveau le besoin de s’expliquer.
+
+--Vous savez, je n’ai jamais aimé les paresseux. Moi-même, je m’occupe
+beaucoup, j’agis de mille manières. On me plaisante là-dessus dans ma
+famille. On me dit que...
+
+Bien qu’il ne lui eût rien demandé, elle s’efforça de le renseigner sur
+elle. Elle ne se contenait plus de lui faire connaître le décor de son
+existence, elle voulait qu’il la connût elle-même. En prenant les
+devants, elle ne lui permettrait pas de la juger de façon indépendante.
+Elle alla jusqu’à dire du mal de sa personne, en se moquant: elle avoua
+qu’elle était autoritaire, exigeante, susceptible. Raconter ses défauts,
+c’est encore parler de soi, mais elle prenait garde de ne pas les
+montrer sous un jour antipathique. Avec quelqu’un d’autre, elle se
+serait peut-être méfiée, mais vis-à-vis de ce tout jeune homme, qui ne
+témoignait d’aucune ironie, elle se laissait aller à sa propre duperie.
+Le principal c’était d’intéresser Laurent.
+
+L’oncle Amédée vint les rejoindre.
+
+--Et ici?
+
+--Le plafond a été remis en état.
+
+Ils levèrent les yeux tous les trois, mais l’oncle Amédée seul fut
+sincère.
+
+--Bon, fit-il en connaisseur, ça va bien.
+
+Laurent voulut dire quelque chose à son tour et demanda qui était le
+portrait accroché en face d’eux: un homme maigre, d’une cinquantaine
+d’années, aux moustaches tombantes, à l’expression ennuyeuse et
+découragée.
+
+--C’est mon beau-père. Il est mort il y a dix ans.
+
+--Je l’ai pas mal connu autrefois, s’écria l’oncle Amédée. Nous lui
+avons bâti un petit hôtel aux Tranchées, dans un style trop riche.
+Pauvre homme! Il a perdu sa femme à la naissance d’Hubert. Il a cherché
+à faire une carrière politique, il n’a récolté que des insuccès. Il
+était malade du cœur. Il est mort dans un accident d’ascenseur.
+
+Il s’approcha du portrait qui le regardait d’un air amer et dégoûté, et
+il l’interpella, avec défi:
+
+--Un déveinard!
+
+Puis il se tourna vers Laurent:
+
+--Et vous, jeune homme, avez-vous de la chance?
+
+Laurent parut interdit, ensuite il se mit à rire:
+
+--Oui, dit-il.
+
+Son interlocuteur l’observa d’un œil soupçonneux afin de savoir comment
+se manifestait pour lui la Fortune. Il était jeune, charmant de sa
+personne, avec, sous sa politesse et sa réserve, une ardeur qu’il
+devina. Alors le bonhomme eut un soupir.
+
+Ils montèrent au premier. Sur les marches usées et basses de l’escalier,
+traînaient des feuilles mortes de l’automne précédent. Contre le papier
+du mur apparaissaient des taches d’humidité: traces froides de l’hiver.
+Ils entrèrent dans une chambre, tendue d’andrinople rouge, et le
+plancher endormi craqua sous leurs pas comme s’il s’éveillait. Des
+plaques de suie étaient tombées dans l’âtre. Ici, cela sentait le bois
+frais et la cretonne. Longtemps fermée, la maison conservait dans
+chacune de ses pièces une odeur particulière.
+
+Clarisse ouvrit une armoire qui résista, grinça pour se plaindre: au
+fond, elle retrouva une ombrelle qu’elle avait oubliée et qui
+l’attendait. Ce fut une petite secousse donnée à sa mémoire d’où
+montèrent de vagues rappels, des réminiscences qu’elle n’aurait pu
+préciser mais qui l’émurent. Elle eut, l’espace d’une minute, la notion
+aiguë, désespérante, du temps qui s’en va et qui ne reviendra jamais et
+qu’on n’a peut-être pas employé comme il aurait fallu. Avec une soudaine
+mélancolie, elle songea à tous les étés qu’elle avait déjà vécus dans
+cette maison, aux innombrables journées de lumière, aux innombrables
+nuits d’étoiles qui avaient déjà passé sur ce vieux toit de tuiles.
+
+Elle marcha à la fenêtre et s’y accouda. La différence était bizarre à
+sentir, entre l’air tiède du dehors et l’air refroidi du dedans. Mais
+celui du dehors pénétrait de plus en plus, circulait d’une chambre à
+l’autre grâce aux portes restées ouvertes. Cela faisait un léger courant
+d’air réchauffé, un flottement tiède. L’atmosphère devenait de plus en
+plus agréable à goûter: on en sentait la caresse sur le visage. Et ce
+souffle moite comme une haleine faisait éclore la maison, les meubles,
+les rideaux, les souvenirs, qui étaient restés engourdis pendant de
+longs mois. Étreinte par le soleil de mars, la Cômerie s’animait,
+souriait comme une femme entre les bras de celui qu’elle aime.
+
+A côté de Clarisse, et subissant comme elle l’influence de cet éveil
+mystérieux, se tenait Laurent. Tournant le dos à la pénombre humide de
+la maison, ils se penchèrent vers la terrasse, les prés, l’œil glauque
+de la pièce d’eau, et respirèrent la douceur de ce jeune paysage
+verdoyant par places de petites feuilles et de nouvelles pousses. Un
+jour, cette terre à peine vêtue, ces arbres presque dépouillés encore se
+réjouiraient de feuillages complets, d’herbes hautes et de floraisons.
+Ce serait au bout d’un lent travail dont la jeune femme et son compagnon
+pressentaient, sans bien les concevoir, les débuts, les tâtonnements, la
+persévérance... Soudain, interrompant leur contemplation paresseuse,
+quelque part, un coq chanta. Et très vite, après un premier éclat de
+voix, il recommença ses appels, il les lança dans toutes les directions,
+il les affirma comme s’il eût craint de n’être pas compris.
+
+Alors Clarisse se détourna vers Laurent. Rapprochés par l’étroitesse de
+la fenêtre à laquelle ils s’appuyaient, elle voyait de près son visage
+allongé, ses yeux attentifs, sa bouche étroite et sérieuse. Elle le
+dévisagea, le dominant de sa personne. Elle devina qu’il n’était pas
+insensible à cette tiède après-midi; elle le sentit prêt à lui obéir
+comme un docile enfant auquel elle dicterait ses devoirs.
+
+Mme Lecerf cria d’en bas que le goûter était préparé dans la salle à
+manger. Ils y descendirent et furent rejoints par l’oncle Amédée qui
+revenait de la nouvelle salle de bains. La fermière avait allumé un feu
+de bois dans le poêle de faïence ancienne, qui ronflait comme un orgue.
+Sur la table elle avait préparé du thé, des confitures, un gros pain de
+ménage.
+
+--Mon oncle, s’écria Clarisse, laissez-moi vous servir!
+
+Le bonhomme retira son foulard et regarda autour de lui avec
+satisfaction. Les proportions de cette pièce à boiseries lui avaient
+toujours plu. Et puis l’amitié qu’il portait à sa nièce s’attendrissait
+devant les tartines qu’elle lui préparait d’une main sûre, sans faire de
+miettes inutiles. Et il murmura avec un air de confidence:
+
+--Vous savez, Clarisse, vous auriez pu faire votre salle de bains dans
+l’autre aile. J’ai pris des mesures.
+
+Il sortit son carnet où il avait inscrit des chiffres et il exposa
+complaisamment son idée, avec la certitude facile des personnes qui
+n’entendent jamais les objections. Puis, penché sur sa tasse fumante,
+les yeux à mi-clos de plaisir et suçant sa tartine, il interpella
+Laurent:
+
+--Eh bien, jeune homme, vous plaisez-vous dans la banque?
+
+Enhardi, il posait cette question parce qu’il était sûr de la réponse.
+Mais Laurent, répliquant à côté, dit qu’il avait beaucoup travaillé
+durant la semaine et M. Roset redevint soucieux, mit sa main en cornet.
+Clarisse s’empressa d’intervenir:
+
+--Vrai? Vous avez travaillé tant que cela?
+
+--Certainement, madame. Hier c’était la fin du mois: j’ai dû rester au
+bureau jusqu’à deux heures du matin...
+
+--C’est juste, mon mari est rentré tard. Mais alors vous devez être très
+fatigué...
+
+Déjà elle le plaignait. Lui se rengorgea, puis, avec son petit rire
+bref, nerveux comme un sanglot, il ajouta:
+
+--Et ce matin, j’y étais de nouveau à huit heures...
+
+--Voulez-vous que je demande à mon mari de vous dispenser...
+
+Il l’interrompit, protesta. Clarisse lui dit:
+
+--Racontez-moi pourquoi vous avez été retenu si tard.
+
+Laurent, satisfait de révéler à des ignorants des choses qu’il ne
+connaissait lui-même que depuis peu, expliqua son travail. Il parla du
+bureau comme un écolier parle de sa classe. Il décrivit ses chefs, ses
+camarades, leurs relations réciproques, il cita quelques-unes de leurs
+plaisanteries favorites, de leurs surnoms. Clarisse s’étonna qu’il fût
+devenu si bavard: dans sa voix passait même quelque accent du midi. Ce
+qu’il disait lui sembla un peu mesquin, mais en l’écoutant elle le
+regardait, et elle trouva dans sa personne l’intérêt que n’offrait pas
+son discours.
+
+Mme Lecerf revint sur ces entrefaites et pria aigrement Clarisse de
+visiter le poulailler. Elle n’en avait guère envie, pourtant elle crut
+devoir y aller et dit aux deux hommes:
+
+--Attendez-moi, je reviens dans quelques minutes.
+
+La fermière la mena à travers la cour et lui montra d’abord le grand
+marronnier dont la maîtresse branche, en janvier, s’était brisée sous le
+poids de la neige. Les deux petites filles de Mme Lecerf les
+rejoignirent. Leur mère les obligea à dire bonjour, et ce fut long, car
+elles commencèrent d’abord par pleurer. On put enfin obtenir d’elles un
+marmottement confus derrière des coudes levés qui fut jugé suffisant.
+
+Le poulailler avait été rebâti en briques. Mme Lecerf en fit valoir d’un
+air pincé le mérite:
+
+--Voilà les poules mieux logées que bien des malheureux... Petites,
+petites, petites.
+
+Claire dut assister à une distribution de grains. La fermière les
+répandait avec hauteur, mais elle n’égalait pas la superbe du coq, verni
+de rouge et de jaune, qui affectait de ne rien voir et marchait avec
+précaution le long du grillage. «Est-ce lui, songea Clarisse qui
+chantait si fort tout à l’heure?» Elle revécut en un éclair l’impression
+si nouvelle qu’elle avait eue à écouter ce cri redoublé d’espérance
+lorsqu’elle était penchée au-dessus du jardin à côté du petit
+Fabre-Gilles et serrée contre lui. Inattentive désormais à Mme Lecerf,
+elle retourna vers la maison.
+
+Comme elle approchait de la salle à manger, elle fut surprise du silence
+qui y régnait, puis, une fois entrée, elle se mit à sourire. L’oncle
+Amédée avait disparu. Et Laurent, confortablement installé à côté du
+poêle, dormait... Sans doute, seul dans cette pièce chauffée, n’avait-il
+pu résister au sommeil en retard de la nuit précédente. Il dormait, les
+bras allongés, la bouche un peu ouverte. Clarisse s’attendrit en le
+contemplant: il avait l’air si juvénile. Et si désarmé: il reposait,
+étendu sur le canapé comme sur un lit. Tous deux étaient ensemble, et
+personne ne les observait. Ainsi que dans le salon obscur, Clarisse se
+sentit étrangement libérée. Et il lui parut très beau, ce visage d’Arabe
+un peu pâli par la fatigue où passait le reflet de rêves inconnus, très
+belle cette bouche offerte qui laissait luire les dents...
+
+Cependant il fallait le réveiller. Clarisse s’approcha pour le toucher à
+l’épaule. Mais comme elle était à côté de lui, tout à coup, sans y
+réfléchir et sans même le vouloir, invinciblement séduite, elle se
+pencha et posa ses lèvres sur sa joue tiède...
+
+Ensuite elle se redressa, écarlate: il n’avait pas bougé. Elle sortit en
+hâte, gagna la terrasse. Qu’avait-elle fait? Elle tourna le coin de la
+maison, trouva l’oncle Amédée qui dessinait le profil du portail sur le
+revers d’une enveloppe.
+
+--Nous partons, cria-t-elle. Allez dire au cocher d’avancer.
+
+Puis elle revint sur ses pas. Laurent parut sur le perron.
+
+--Il faut partir?
+
+--Oui, fit-elle sans le regarder.
+
+Il n’avoua pas qu’il avait dormi. Tous trois montèrent dans la voiture.
+Au jour tombant l’air se refroidissait et ils ne dirent pas grand’chose
+jusqu’à la station. Le train les emmena à travers un crépuscule
+infiniment triste. Sur le quai de Genève, Clarisse jeta son adieu à ses
+compagnons, avec une brusquerie qu’ils ne s’expliquèrent pas. Et elle
+s’en alla le long des rues éclairées et bruyantes, écartant violemment
+de son esprit toute réflexion.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Clarisse n’avait jamais connu des autres et d’elle-même que des
+apparences logiques et naturelles. Née dans ce qu’on appelle la bonne
+société, habituée au confort moral, aux mœurs régulières, de tempérament
+calme, sans nostalgies ni désirs impossibles, elle ignorait tout
+imprévu.
+
+Aussi était-elle prodigieusement étonnée de ce qui s’était passé à la
+Cômerie... Comment, on lui avait recommandé un jeune homme; elle s’était
+intéressée à lui comme à n’importe quel autre de ses protégés, Mme
+Winiger ou le vieux Pigueret; elle avait admis chez lui, chemin faisant,
+une qualité d’âme qui rendait ses soins plus légitimes encore--et tout
+cela finissait par un irrésistible baiser!... Elle n’avait pas dissimulé
+la curiosité et la sympathie qu’elle éprouvait à son égard; elle avait
+parlé de lui à son mari, à sa famille; personne, bien entendu, n’y avait
+trouvé à redire, et pourtant, si on l’avait vue en cette minute
+qu’aurait-on pensé?
+
+Malgré les reproches théoriques qu’elle s’infligeait, elle ne parvenait
+pas à se rendre responsable de ce geste furtif, puisqu’elle était pure
+de toute volonté coupable. Elle n’avait pas succombé puisqu’il n’y avait
+pas eu combat. Elle regretta le fait, elle le blâma, elle décida
+d’exercer un contrôle plus serré sur sa conduite, mais elle n’eut pas
+l’idée de faire, au dedans d’elle-même, une enquête. Son sérieux natif,
+son application honnête à vivre, l’empêchèrent de se considérer
+elle-même avec ironie. Elle subsistait avec ses convictions, ses
+jugements, ses habitudes--intacte, sauf qu’elle avait embrassé un jeune
+homme. Mais ce baiser demeurait extérieur à sa vie.
+
+Hubert lui demanda comment s’était passée la journée, et elle n’hésita
+pas à lui répondre qu’elle s’était passée fort bien. Elle donna son avis
+sur les réparations et décrivit l’aspect de la compagne. Elle n’omit pas
+de mentionner l’oncle Amédée et Laurent... Et tandis qu’elle parlait,
+l’idée même qu’elle se faisait de Laurent la rassurait sur son acte
+irréfléchi. Il représentait à ses yeux un ensemble de sentiments
+honorables qui, en principe, contredisait toute interprétation fâcheuse.
+Clarisse ne pensait pas souvent à la tentation, sinon d’une manière
+abstraite et pour autrui; elle n’y avait jamais rêvé, et pour elle-même,
+sous les espèces d’un jeune garçon. Un instant, peut-être, à constater
+le plaisir qu’elle avait éprouvé à poser ses lèvres sur sa joue
+aurait-elle pu comprendre... Et alors elle se serait révoltée. Mais cet
+instant avait été trop court, et maintenant les nuées l’entouraient à
+nouveau. Elle ignorait complètement les surprises des sens. Elle ne
+lisait pas de livres qui l’auraient renseignée. Hubert ne s’était pas
+soucié de l’instruire, suivant une politique de mari prudent, désireux
+de ne pas compromettre chez elle un équilibre sentimental qui lui
+suffisait. Les choses de la chair, Clarisse les connaissait d’une façon
+méthodique en quelque sorte, à leur heure, et sous la forme d’une
+habitude. Émotions permises mais secrètes, auxquelles elle ne faisait
+jamais allusion, et qu’elle ne devait jamais à personne d’autre, bien
+entendu, que son mari. Or ce qu’elle éprouvait pour Laurent était bien
+loin de ressembler à ce qu’elle éprouvait pour Hubert, si bien qu’elle
+n’avait pas même l’idée d’établir la comparaison. C’était à la fois plus
+et moins--mais elle ne s’apercevait que de ce qui était en moins.
+
+Cependant, puisqu’elle reconnaissait avoir commis une imprudence
+involontaire, Clarisse était trop portée à l’action pour ne pas chercher
+à prendre une mesure pratique. Elle chassa le reste de gêne qui, malgré
+tout, la poursuivait, en décidant de ne plus voir pendant quelque temps
+le jeune homme. Elle ne reprendrait leurs relations que plus tard, avec
+plus de sang-froid et quand se seraient dissipés cette légère
+excitation, cet excès de zèle qui l’avaient entraînée et qui étaient si
+contraires à ses habitudes de raison.
+
+C’était un sacrifice, et elle le fit d’autant plus volontiers qu’il ne
+portait que sur un détail. Comme beaucoup de personnes disciplinée, elle
+acquérait un sentiment de bonne conscience à s’obliger, quelle que fût
+la nature de l’obligation. Et elle se persuada d’autant plus de faire
+son devoir qu’il s’accompagna d’une certaine tristesse: il lui était
+pénible de s’interdire Laurent.
+
+Pour rien au monde, elle ne l’aurait mis au courant de ce qu’elle avait
+décidé. Son geste irréfléchi devait demeurer inconnu à tous, mais
+surtout à lui. Elle l’aurait plus facilement avoué à Hubert. Ce qu’elle
+souhaitait connaître de Laurent, ce qu’elle souhaitait qu’il connût
+d’elle, c’était ce qu’ils avaient de meilleur. Elle ne réclamait de lui
+qu’une âme généreuse et pure. L’image d’elle-même qu’elle voulait
+imposer à Laurent devait n’avoir nul besoin de commentaire ou d’excuse.
+Le respect cérémonieux qu’il lui témoignait lui plaisait comme un
+hommage et comme une soumission. Elle ne voulait à aucun prix qu’il eût
+le droit d’être moins docile ou plus familier...
+
+Mais un jour, à l’improviste, il vint la voir. Elle était seule. Dès les
+premières paroles, elle fut déçue par la banalité des phrases qu’il
+prononça. Il ne se doutait pas des scrupules qu’elle avait dû combattre
+ni de la décision qu’elle avait prise. Il se tenait assis dans le même
+fauteuil qu’à sa première visite. Toutefois il avait remplacé son
+embarras de naguère par une sorte d’affectation qui lui allait très mal.
+Dans ce visage satisfait, Clarisse ne retrouvait pas le visage
+abandonné, endormi, dont elle avait senti contre le sien la douceur
+chaude.
+
+Après un silence, et comme prenant un parti, Laurent s’écria:
+
+--Je venais vous remercier, madame, pour la journée de samedi.
+
+--N’est-ce pas que la Cômerie est une jolie maison?
+
+--Je veux dire pour votre accueil. Vous m’avez fait oublier ma solitude,
+et d’une manière si agréable!
+
+Clarisse se sentit un peu rougir. Ces mots, que Laurent avait prononcés
+avec application, l’auraient réjouie la semaine précédente. Mais elle y
+vit une allusion involontaire. Elle répondit qu’elle avait été heureuse
+de l’emmener là-bas, et qu’il était tout naturel qu’elle s’intéressât à
+lui... Elle s’arrêta, songeant que ces phrases si simples pouvaient être
+interprétées, et elle acheva, afin de se rendre justice:
+
+--D’ailleurs, j’ai fait très peu pour vous jusqu’à présent... Nous
+avions promis davantage à votre père...
+
+--Je vous remercie de ce que vous ferez d’autre. Je sais que vous êtes
+très indulgente pour moi.
+
+Clarisse s’irrita d’être si peu maîtresse d’elle-même parce qu’elle se
+croyait soupçonnée. Alors, elle prit son grand «air Bourgueil».
+
+--Hélas, cher monsieur, je regrette que, d’ici quelque temps, nous ne
+puissions plus vous voir. Je vais probablement m’absenter. Mon mari
+désire aller à la montagne.
+
+Le mensonge la servit mieux que la sincérité. Laurent perdit du coup son
+air d’assurance, redevint très «petit jeune homme» et se leva pour
+partir.
+
+Alors elle crut qu’il s’en allait en même temps de sa vie. Elle se
+sentit transportée par le sentiment exaltant mais amer qu’en l’écartant
+elle accomplissait son devoir. Rien de vil n’était entre eux: tout se
+passait sur les sommets.
+
+--Je pense parfois, fit-elle avec lenteur, que vous devez vous attrister
+d’être seul et loin des vôtres. Dites-vous que vous n’êtes pas ici pour
+faire seulement un stage dans une banque, mais aussi l’apprentissage de
+l’existence. Nous sommes très souvent isolés les uns et les autres, mais
+c’est une bonne école. Soyez courageux...
+
+Il la considéra, étonné de ce prêche qu’elle débitait presque
+doctoralement, et ne saisissant pas qu’elle voulait dire: «Soyez digne
+de moi.» Puis elle continua, avec une gaucherie qui donnait de la
+sécheresse à ses paroles:
+
+--Nous ne nous verrons pas pendant quelque temps. Mais l’absence ne
+signifie pas l’oubli. J’aurai de vos nouvelles. Travaillez, continuez
+dans la voie que vous avez choisie.
+
+Gêné par son accent, où il retrouvait l’écho solennel de son père, ne
+sachant comment répondre, il s’inclina pour partir. Elle lui tendit la
+main, l’enveloppa d’un regard d’adieu, plein d’une fierté noble. Mais
+comme il était encore incliné, elle vit tout à coup sur la peau de sa
+nuque un signe, un grain de beauté. Et longtemps après le départ du
+jeune homme, cette découverte lui laissa une sorte de malaise...
+
+Par sa décision d’éloigner Laurent, Clarisse dissipa l’humiliation
+première que lui avait inspirée son inconséquence. Elle goûta l’orgueil
+d’avoir tranché dans le sens le plus digne une question de conscience.
+Son amour-propre, elle le mettait à être impeccable comme d’autres
+femmes le mettent à être élégantes ou courtisées. Elle éprouvait du
+plaisir à ne pas commettre de fautes. Il est vrai qu’il lui était
+presque plus facile de s’abstenir que de pécher: manque d’occasions. La
+vie ne l’ayant menacée ou atteinte encore en aucune manière, elle
+ignorait tout compromis, toute concession à l’inévitable. Quels que
+fussent ses scrupules, l’épisode de la Cômerie était impuissant à
+ébranler sa certitude d’elle-même. Bien mieux: il la renforçait
+maintenant qu’il était résolu.
+
+Et elle fut heureuse aussi d’associer Laurent à sa bonne conduite. Elle
+le fit délibérément participer à cette orgueilleuse sagesse, et
+l’embellit de sa propre vertu. Si elle s’obligea à ne plus le
+rencontrer, rien ne l’empêcha de penser à lui. Au contraire, elle
+s’attacha d’autant plus à son souvenir qu’elle se privait de sa
+présence. Elle le fit aussi fier, aussi intact qu’elle-même. Ainsi
+s’établit, dans sa pensée, un rapport entre ce qu’ils avaient de pareil
+et de mieux. Elle pressentit même, pour plus tard, une sorte
+d’enrichissement moral l’un par l’autre, une compréhension réciproque,
+bref, une amitié exceptionnelle, où elle jouerait le rôle séduisant de
+directrice de conscience, de grande amie sérieuse à la fois et enjouée.
+
+Cependant, à mesure que les jours passèrent, le souvenir qu’elle
+entretenait avec tant de zèle commença de lui échapper. Non seulement
+les mots qu’il avait prononcés, mais aussi la personne physique de
+Laurent perdirent à certaines minutes leur netteté. Par exemple, elle
+découvrit qu’elle ne se rappelait plus la forme de ses mains. Elle ne
+les avait pas remarquées, et ce détail méconnu lui parut très important.
+Dans son ensemble elle conservait du jeune homme une image qui tantôt
+demeurait vague, et qui tantôt se ranimait avec exactitude, mais à
+l’improviste. Parfois elle contemplait devant elle sa silhouette, elle
+entendait sa voix dont telles intonations profondes contrastaient avec
+son extrême jeunesse, et son rire brusque et comme confus--puis tout
+s’évanouissait dans l’oubli. Elle était incapable de le ressusciter à
+son gré. C’était comme une ombre qui vous précède, qu’on croit
+rattraper, et qui disparaît au moment d’être saisie. Cette chasse à
+l’image, cette anxiété de la perdre quand elle était apparue, rendit
+plus intense l’obsession de Laurent. Laurent n’était pas quelqu’un que
+Clarisse pouvait susciter selon son humeur. Elle était obligée de
+demeurer sur le qui-vive pour accueillir son fantôme.
+
+Suivant donc une loi secrète qu’elle ne savait reconnaître, parfois elle
+revoyait la Cômerie, la pièce silencieuse aux parquets luisants, la
+table chargée de faïence, le canapé, et le jeune homme endormi qui
+l’avait tentée. L’évocation était si forte qu’il lui semblait revivre
+cet instant, le continuer encore. Étendant les bras, elle était tout à
+coup surprise de ne rencontrer personne à côté d’elle.
+
+ * * * * *
+
+Gaillardoz vint un jour s’inviter à déjeuner chez les Damien, prétextant
+qu’il était célibataire.
+
+--Que devient donc votre femme? lui demanda Hubert d’un ton boudeur.
+
+Fanny, dit-il, avait été se promener en bateau avec des amis. Il était
+enchanté que la journée fût si belle et la promenade de sa femme ainsi
+mieux réussie. Hubert ne répondit rien.
+
+--Avez-vous lu, demanda Gaillardoz à Clarisse, la brochure que votre
+père vient de publier?
+
+--Une brochure? Non. Vous savez que mon père ne raconte rien de ses
+projets à l’avance.
+
+--Eh bien, lisez-la. M. Bourgueil propose de considérer la cathédrale de
+Saint-Pierre, toutes proportions gardées, comme le Panthéon ou
+Westminster, et d’y ériger des monuments à ceux, philosophes, savants,
+soldats ou magistrats, qui illustrèrent la République. Je ne sais quel
+accueil sera fait à cette idée, mais je la trouve intéressante.
+
+--Je m’imagine que ce projet sera vivement combattu.
+
+--Oui, fit Gaillardoz, nos concitoyens vivent du principe de
+contradiction.
+
+--L’un de ces contradicteurs, ajouta Clarisse avec un sourire,--l’un des
+plus dangereux, je le prévois déjà: ce sera M. Lachault.
+
+--Le pasteur Lachault? Mais pour quelle raison?
+
+--Il est un homme du Décalogue et de l’Église primitive: toute image
+taillée lui sera en horreur.
+
+L’évocation du terrible prédicateur les rendit silencieux. Lorsqu’on
+parlait de cet homme si discuté, chacun se demandait à nouveau que
+penser de lui. Gaillardoz s’écria avec un accent de raillerie:
+
+--En somme, il est plutôt inconfortable!
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je dis qu’on ne doit pas perpétuellement se mettre en travers de son
+siècle et qu’à se montrer toujours acariâtre, toujours hostile, toujours
+impitoyable, on finit par dégoûter le monde et perdre toute influence.
+
+--Attendez, fit Clarisse agacée par le ton léger de son
+interlocuteur,--vous jugez trop vite. M. Lachault n’est pas acariâtre,
+il est convaincu; il n’est pas impitoyable, il est sévère. Ce qu’il
+estime vrai, il l’affirme; ce qu’il juge mauvais, il le condamne. Je
+vous assure qu’il mérite le respect.
+
+--Certes, mais il pousse au noir cette pauvre humanité qu’il vaut mieux
+prendre par ses bons côtés. Il flaire partout le pécheur et le criminel.
+Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut dénoncer.
+
+--Ah voilà ce qu’on ne lui pardonne pas, s’écria Clarisse en
+s’échauffant. Il est lucide! Vous êtes donc de ceux qui préfèrent se
+boucher les yeux devant le mal? J’avoue que je ne partage pas cette
+indulgence générale. Nous devons être assez courageux pour nous voir
+tels que nous sommes: c’est le seul moyen de nous améliorer.
+
+--Voulez-vous une cigarette, Gaillardoz? fit Hubert.
+
+--Volontiers. Merci.
+
+Gaillardoz était surpris du ton de la jeune femme. Il se reprocha
+d’avoir provoqué sa mauvaise humeur, et il reprit, plus doucement:
+
+--Croyez-vous qu’il nous soit possible de nous voir nous-mêmes tels que
+nous sommes?
+
+--Certes. Je n’ai guère d’illusions sur moi, et je vous assure que je me
+connais.
+
+--Personne se connaît-il jamais? Savons-nous de quoi nous sommes
+capables, avant l’occasion qui nous le révèle? Et croyez-vous qu’après
+nous être connus nous puissions nous corriger?
+
+Clarisse répliqua avec une vivacité nouvelle:
+
+--Comment pouvez-vous poser une pareille question? Il est évident que si
+je constate en moi un défaut, je tâcherai de le contraindre, si je
+commets une faute je m’efforcerai de la réparer. N’essayons-nous pas
+tous de faire le bien?
+
+Gaillardoz se leva, baisa la main de sa cousine étonnée et, avec un bon
+sourire:
+
+--J’ai tort de discuter. Vous avez mille fois raison.
+
+--Mon ami, reprit-elle, c’est vous qui avez tort de faire le sceptique.
+Il existe des êtres qui cherchent leur propre perfection, qui
+s’efforcent vers plus de noblesse, de foi, de vaillance... Nous devons
+tâcher de leur ressembler, vous et moi...
+
+--Et moi, fit Hubert en consultant sa montre.
+
+--... et ne pas céder sur les principes sous prétexte que personne ne
+les observe. M. Lachault est intransigeant, parce qu’il voit clair, le
+bien comme le mal, qui tous deux existent côte à côte. Et parce qu’il
+est lucide, il peut vous rendre le précieux service de vous renseigner
+sur vous-même. Si vous alliez le trouver, il vous analyserait avec une
+clairvoyance extraordinaire; il vous dirait: faites ceci, renoncez à
+cela, voici ce qui est bon en vous et digne d’être fortifié, voilà qui
+doit être condamné. Je sais qu’il a remis bien des gens sur le droit
+chemin de cette façon.
+
+--Oui, fit Gaillardoz qui cherchait la conciliation, c’est un admirable
+chirurgien, mais il opère sans endormir.
+
+--Il a raison: la douleur morale est un enseignement.
+
+--Clarisse, vous êtes une femme heureuse! Je ne vous en veux pas
+d’ailleurs. Mais je reproche à M. Lachault d’être impeccable. Ses
+fautes, s’il en avait commises, lui auraient enseigné l’indulgence.
+Quant à moi, je me connais trop bien, hélas, pour ne pas excuser les
+autres!
+
+Ils sourirent tous les trois. Puis, l’heure s’avançant, les deux hommes
+partirent pour leurs affaires. Restée seule, Clarisse se reprocha
+d’avoir eu dans cet entretien si simple un ton brusque et cassant. Mais
+elle avait voulu affirmer ses principes! Elle ne se contentait pas,
+comme Gaillardoz, de la réalité moyenne, elle réclamait un haut idéal.
+Si tout le monde, pensait-elle, professait une philosophie accommodante
+qui veut que tout s’arrange et que rien ne soit tragique, que
+deviendraient les partis pris généreux, l’esprit de sacrifice? Elle
+avait protesté contre ses paroles parce qu’elles dépréciaient par
+contre-coup M. Lachault, et elle-même, et Laurent--Laurent dont elle
+affirmait les sentiments élevés. Elle ne voulait pas que son souvenir du
+jeune homme fût terni au hasard d’une conversation. Elle se montrait
+digne de lui comme d’elle-même en défendant leurs croyances communes,
+celles du moins qu’elle lui supposait.
+
+ * * * * *
+
+Les jours passèrent, le printemps s’installa de plus en plus. Immobile
+devant la fenêtre ouverte, Clarisse regardait la belle journée
+transparente. Soudain elle sursauta parce que Hubert, qui venait
+d’entrer, avait tapé la porte derrière lui. Alors, sans presque le
+vouloir, elle exprima tout haut le désir qui lui tenait compagnie:
+
+--La campagne doit être délicieuse. Quand irons-nous à la Cômerie?
+
+--Nous avons bien le temps. Pourquoi y aller plus tôt que d’habitude?
+fit Hubert, jetant des journaux en désordre sur la table.
+
+--C’est vrai.
+
+Évidemment, leur sort était fixé pour toujours. Prisonniers de leurs
+mœurs régulières, ils ne partiraient pour la campagne qu’à la date
+accoutumée. Clarisse n’était libre que de faire tous les ans la même
+chose. Elle soupira. «Hé quoi, pensa-t-elle, surprise par ce soupir, ne
+suis-je pas heureuse ainsi?» Elle se répondit qu’elle était heureuse.
+Mais ce bonheur avait un caractère trop définitif. Peut-être serait-il
+sage de déposer quelque temps cette chaîne d’obligations dont elle
+sentait tout à coup le poids... Et puis elle songeait qu’elle avait
+parlé à Laurent d’un voyage, et ce mensonge la tourmentait.
+
+--Hubert...
+
+--Quoi encore!
+
+Elle s’aperçut alors, au ton sec de son mari, que depuis son entrée il
+donnait des signes d’impatience. Elle le questionna, mais il répondit
+par des faux-fuyants. Il avait des soucis d’affaires, des choses qu’elle
+ne pouvait pas comprendre. Comme toujours, par méfiance, par égoïsme,
+par jalousie, il l’écartait de ce qui lui tenait le plus au cœur. Mais
+elle vit dans sa mauvaise humeur l’occasion d’obtenir ce qu’elle
+voulait.
+
+--Hubert, tu te surmènes, cela ne vaut rien.
+
+--Ah! je me sens éreinté. Au bureau personne ne me seconde...
+
+--Si tu prenais du repos?
+
+Hubert fit quelques pas sans répondre. Pour la première fois il avait
+envie de quitter ses affaires, en proie au dégoût du passionné qui se
+lasse brusquement, et comme un joueur quand il ne sent plus la veine.
+Clarisse, le devinant tenté, insista:
+
+--Depuis notre mariage, nous n’avons pas bougé d’ici. Si nous faisions
+une absence?
+
+Pressée par une brusque envie de fuite, de changement, elle continua:
+
+--Que dirais-tu d’un voyage?
+
+Il se taisait toujours, et elle comprit combien ses paroles devaient lui
+paraître imprévues. Elle-même si casanière, s’étonnait de les prononcer.
+Pour mieux s’expliquer, elle ajouta:
+
+--Je voudrais ne plus voir toujours les mêmes figures. J’aimerais être
+une étrangère quelque part.
+
+Hubert s’arrêta net dans sa marche et s’écria avec force:
+
+--Tu as raison. Allons-nous-en...
+
+--Tu veux bien?
+
+--Oui, mais pour un grand voyage, un très grand voyage. Je lâche tout.
+Qu’ils se débrouillent! Quand je ne serai plus là ils verront si...
+
+Il s’interrompit encore, pour ne pas livrer ses secrets, ni le motif
+particulier de son exaspération, puis, sur un ton plus calme:
+
+--Je ne te propose pas l’Amérique, c’est un peu loin. Lorsque j’étais à
+San-Francisco...
+
+Clarisse lui coupa la parole.
+
+--Mais oui, c’est trop loin. Constantinople, peut-être...
+
+--D’accord. Constantinople me plairait. J’ai un ancien camarade de
+collège qui a une belle situation dans la Banque Ottomane. Nous irions
+le voir... Ah, mais nous ferions le voyage par l’Orient Express, parce
+que, tu sais, je n’aime pas du tout les traversées. C’est pour cette
+raison que j’exclus tout de suite l’Égypte, ou les Indes...
+
+--L’Égypte! Les Indes!
+
+Ils firent silence, un peu surpris du tour rapide que prenait leur
+conversation, et presque intimidés, eux qui n’avaient jamais bougé de
+chez eux, d’articuler les noms de ces contrées lointaines, dans leur
+salon tranquille. Quel dépaysement! Hubert ne savait du monde immense où
+travaillaient ses capitaux qu’une algèbre financière. Quant à Clarisse,
+elle n’avait jamais rêvé.
+
+Elle ne voulut pas le laisser refroidir et reprit avec décision:
+
+--Quand partons-nous?
+
+--Je ne sais pas. Pas avant huit jours en tous cas, puisque dimanche
+c’est le dîner de famille.
+
+--Bien sûr, il ne peut être question de le manquer.
+
+--Nous pourrons en profiter pour annoncer notre départ. Si nous nous
+absentons deux ou trois mois, il faudra prévenir tout le monde, faire
+des visites d’adieux.
+
+--Sans doute, fit Clarisse. Mais il ne s’agit pas d’une absence si
+longue.
+
+Elle pensait que son projet de voyage aurait plus de chance de réussir
+s’il n’était pas trop ambitieux. Et puis elle ne tenait pas à
+disparaître complètement pendant des semaines et des semaines et risquer
+d’être oubliée. Elle ne voulait être que regrettée.
+
+--Je me demande ce que la famille va dire de notre départ? fit Hubert.
+Que de questions! Ce sera bien ennuyeux.
+
+Clarisse ouvrit son agenda qu’elle tenait avec beaucoup d’ordre, et
+chercha quelles étaient ses prochaines occupations afin de s’en libérer.
+
+--Le 19, dit-elle, j’ai mon comité de l’orphelinat; j’écrirai pour
+m’excuser. Le 21, un essayage, tant pis; le 22, je devais aller à une
+vente à Coppet, j’y renonce; le 23, conférence au Lyceum; le 24, réunion
+de paroisse; le 26, concert de cette jeune Polonaise qu’on m’a
+recommandée et qui soutient sa mère: j’enverrai vingt francs. Ah! mais,
+par exemple, le 27, nous avons le mariage du frère de Fanny. Il ne
+serait pas convenable de nous en aller juste avant.
+
+--Diable, fit Hubert.
+
+Clarisse se sentit mélancolique: la chaîne était lourde à soulever.
+Quant à son mari, elle voyait son premier emportement diminuer déjà.
+Comme elle n’ajoutait rien, il murmura:
+
+--Si nous attendions jusqu’au 27, je resterais ici pour la fin du mois.
+
+L’idée de la liquidation adoucissait son humeur. Mais pour légitimer sa
+dérobade, il proposa:
+
+--Nous avons envie de faire un voyage, faisons-le. Partons le lendemain
+du dîner de famille et revenons pour le mariage.
+
+--Ce serait bien court.
+
+--Ou bien, supprimons le mariage, mais revenons alors pour la
+liquidation.
+
+--Constantinople est trop loin pour si peu de temps.
+
+--Tu crois? C’est dommage. Constantinople me tentait. Et pourquoi pas
+l’Italie?
+
+--Allons en Italie, soit.
+
+--Mais quelles villes voudrais-tu visiter? Moi, cela m’est complètement
+égal... Dis ce que tu préfères, choisis toi-même...
+
+--Venise?
+
+--Peuh, bien «voyage de noce», fit Hubert avec dédain.
+
+--Rome?
+
+--Ton oncle nous couvrirait de lettres de recommandations, ce serait
+assommant. Naples? Il paraît qu’il y a une épidémie de fièvre typhoïde.
+
+--Alors, quoi?
+
+Ils se regardèrent, inquiets et incertains. Chacun, de son côté, aimait
+à se décider, mais pour les choses de son ressort; ce voyage était si
+inattendu que chacun voulait rendre l’autre responsable d’une pareille
+originalité. Et puis ils n’avaient pas l’habitude de faire des projets
+ensemble. Ils se croyaient d’accord sur des sentiments et des jugements
+qu’ils ne remettaient jamais en question, mais ils n’arrivaient pas à
+s’entendre quand il s’agissait de choisir à nouveau. L’imprévu faisait
+apparaître leur dissemblance. Cependant ils se refusaient à l’avouer,
+même à le voir, et jusque dans la simple discussion d’un voyage, ils se
+cachaient les vrais motifs qui les faisaient agir.
+
+--Nous pourrions chercher en Suisse, fit Clarisse avec douceur.
+
+--Après tout, pourquoi pas? Ce serait plus raisonnable. Allons passer
+trois jours à Montreux.
+
+Mais Clarisse fut plus raisonnable encore. Elle dit:
+
+--Est-ce bien la peine pour trois jours d’abandonner ton bureau?
+
+Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, s’étira, affecta son air
+habituel de paresse, comme pour mieux écarter l’idée d’un déplacement
+quelconque. Il n’osait reconnaître tout haut que les affaires, après son
+accès d’impatience et de dépit, recommençaient à le séduire. Comment
+prendre du plaisir loin de ses émotions favorites? Il trouva un prétexte
+pour masquer l’exigence de sa passion:
+
+--En somme, nous venons de faire de gros frais à la Cômerie. Ce n’est
+pas le moment de trop dépenser...
+
+La Cômerie, vieille maison indulgente... Clarisse tourna vers elle ses
+pensées avec une vague gratitude. Existait-il au monde un lieu qui valût
+celui-là? Plus elle y songeait, plus elle se persuadait qu’elle y serait
+heureuse. Là-bas, le bonheur lui faisait signe. Elle répondit à Hubert:
+
+--Comme tu le voudras...
+
+ * * * * *
+
+Chez un libraire où elle était allée acheter un livre, Clarisse
+attendait que le commis lui remît son paquet, quand la porte s’ouvrit,
+et un jeune homme entra.
+
+Au premier coup d’œil, elle crut voir Laurent, et elle ressentit un
+petit choc intérieur. Mais non, ce n’était pas lui. Quoique plus âgé, le
+nouveau venu lui ressemblait. Il avait le même visage régulier,
+toutefois plus lourd, et vulgaire. Il s’adressa à la caissière et
+Clarisse entendit qu’il parlait mal le français, avec un accent roumain.
+Elle demeura immobile à le considérer sans qu’il s’en doutât. Elle
+cherchait à démêler la parenté entre les deux visages: celui-ci, qui lui
+était inconnu, et l’autre, qu’elle n’avait pas revu depuis bien des
+jours déjà. Elle était contente de raviver au contact de cette réalité
+de hasard l’image qu’elle portait obscurément en elle. Mais, se plaisant
+à l’illusion de cette présence, dans la même seconde elle en voulait à
+cet étranger de ressembler à Laurent et de ne pas être lui. De quel
+droit se permettait-il ces similitudes? Comme il se retournait vers
+elle, elle s’irrita qu’au lieu du sentiment pensif de l’autre il
+montrât, sur des traits analogues, une expression satisfaite, presque
+basse.
+
+--Voici, madame.
+
+Le commis lui tendit son paquet, elle le prit et s’en alla.
+
+Dehors, il pleuvait. Abritée sous son parapluie, hâtant sa démarche
+régulière, Clarisse se disait qu’un être, malgré ses parentés
+d’apparence, est incomparable. Si tel autre a la même bouche, les mêmes
+yeux, ce n’est jamais l’identité, l’identité qui est cause qu’on le
+préfère. Cette rencontre lui fut une occasion de chercher ce qui rendait
+Laurent unique à ses yeux.
+
+Elle l’avait écarté d’elle, mais elle avait la nostalgie de Laurent.
+Leurs relations interrompues, pourquoi ne pas les renouer? En
+définissant le jeune homme, en le séparant de ceux qui lui ressemblaient
+par quelques traits, mais qui n’avaient ni sa jeunesse mélancolique, ni
+ses dehors réservés, elle se disait qu’elle le comprenait, qu’elle était
+peut-être seule à si bien le comprendre. Alors pourquoi laisser
+inachevée l’œuvre qu’elle avait entrevue, cette œuvre d’influence
+morale, d’éducation dont elle n’avait esquissé que les premiers
+éléments? Mais la séparation était nécessaire: c’était une preuve de
+force qu’elle se donnait à elle-même, un témoignage éclatant de son
+honnêteté.
+
+La pluie redoubla, rejaillit sur le trottoir. Elle allait rentrer chez
+elle, mais elle ne trouverait personne car Hubert, repris d’activité, ne
+quittait plus son bureau que très tard. Laurent était-il dehors par ces
+averses qui risquaient de l’enrhumer? Peut-être pensait-il à elle, en
+cette minute exacte, comme à une grande amie raisonnable? Peut-être,
+puisqu’elle regrettait de ne plus le voir, éprouvait-il lui-même un
+regret pareil? Que faisait-il? Elle eut une envie démesurée de connaître
+d’humbles détails pratiques de son existence.
+
+Mais ces réflexions solitaires qu’elle renfermait en elle et qu’elle se
+gardait d’approfondir, lui causèrent une mélancolie désenchantée. Depuis
+quelque temps, les choses tournaient court, avortaient. Elle demeurait
+dans l’incertitude, avec le regret vague de ses désirs mal définis. Il
+lui arrivait de soupirer sans cause. Jamais les journées ne lui avaient
+paru si longues. Elle refusa un dîner chez les Gaillardoz, témoigna par
+moments d’une mauvaise humeur qui l’étonna elle-même tant elle était
+imprévue. Elle s’ennuyait sans oser l’avouer. Et cet ennui qui n’avait
+pas de motifs évidents, l’entourait d’une sorte de voile gris aux nœuds
+toujours plus serrés, l’entortillait sans qu’elle pût faire un mouvement
+pour y échapper. Morne ennui qui pesait sur son existence, découragement
+voisin parfois des larmes...
+
+
+
+
+X
+
+
+On vint en hâte prévenir Clarisse: l’un de ses protégés, le petit garçon
+de la rue du Soleil-Levant, était en train de mourir. Quand elle entra
+dans la pièce étroite où elle lui avait si souvent rendu visite, il
+était mort. Sa mère, une grosse blanchisseuse à la figure rouge, assise
+sur une chaise, se tenait immobile et le regardait fixement. Elle avait
+interrompu sa lessive, elle était accourue. Puis, ayant assisté à sa
+dernière heure, maintenant elle demeurait écrasée, sans comprendre.
+
+Son enfant était devenu très beau. L’expression habituellement
+souffreteuse de ses traits avait disparu. La maladie cessait de le
+tourmenter: il semblait guéri. Deux voisines qui s’étaient poussées
+jusqu’au seuil de la chambre, s’extasiaient à voix basse sur les hasards
+de la vie et le grand calme de la mort. Ce gamin dont elles avaient
+souvent maudit les cris de souffrance, leur apparaissait comme une
+étrange victime, et leurs phrases banales trahissaient d’effroi.
+
+La mère finit par sortir de sa stupeur douloureuse, essuya ses yeux qui
+savaient mal pleurer, et dit à Clarisse:
+
+--Il vous aimait, le petit! Qu’aurait-il fait sans vous, bien des
+fois... Il vous a réclamée avant de... eh mon Dieu!... Voulez-vous
+rester avec lui jusqu’à six heures: il faut que je retourne à mes
+savonnages.
+
+La mort de cet enfant inspira une affreuse tristesse à Clarisse. Elle
+tint à s’occuper elle-même des formalités et de l’enterrement. Le
+service funèbre fut fait par le pasteur Lachault. Elle se rappela avec
+quelle confiance le petit laissait dans sa main sa main fiévreuse. Elle
+regretta amèrement d’être arrivée trop tard à son chevet d’agonie, de
+n’avoir pas revu son sourire hésitant et son regard qui l’implorait.
+«Comme il est lamentable, songea-t-elle, de faire défaut à ceux qui vous
+espèrent jusqu’à la dernière minute. Une affection vraie est si rare
+qu’on ne devrait pas la désillusionner. Faut-il pour témoigner de
+l’intérêt aux autres attendre qu’on vous appelle?» Et puis elle se
+souvenait des paroles de la mère: «Ce petit m’aimait», et cette simple
+pensée lui donnait un grave et profond contentement.
+
+Clarisse n’était pas privée d’affection: liens du sang ou d’une alliance
+légitime, liens d’amitié aussi, liens sociaux qui lui étaient assurés
+publiquement et sans conteste. Mais, par comparaison, ces attachements
+lui parurent monotones et dépourvus de chaleur. Certes, elle se savait
+considérée par beaucoup de personnes, mais qui donc la préférait?
+Clarisse se reprocha bien vite une telle réflexion: n’avait-elle pas son
+mari, ses parents? Toutefois elle ne put s’empêcher de concevoir un
+sentiment spontané, qui ne ressemblerait pas aux autres, qui résulterait
+d’une nécessité particulière, peut-être secrète, et non du consentement
+universel. Elle se disait qu’elle en avait vu la première esquisse chez
+ce petit garçon qui était mort, mais que jamais elle ne le connaîtrait
+plus complètement.
+
+Comme elle ne faisait rien pour la chasser, sa tristesse se généralisa.
+Sous l’impression de cette mort, la vie lui apparut comme une vaste
+étendue désolée, sans chemins et sans abris. Presque toutes les
+destinées étaient malheureuses puisqu’elles s’interrompaient
+brusquement, sans toujours achever leurs désirs. Partout il y avait des
+séparations. Chaque homme, chaque femme étaient en deuil de quelqu’un.
+Sa vue entière de l’humanité tourna au noir. Un tel pessimisme était la
+seule opinion qui pût la satisfaire à cette heure, satisfaire les
+besoins obscurs d’un cœur ignorant de lui-même.
+
+Un soir, Clarisse se mit à son bureau pour rédiger le compte-rendu de
+son orphelinat. C’était un travail qu’elle faisait chaque année en y
+apportant tous ses soins. Il lui valait régulièrement les compliments de
+ses lecteurs, étonnés qu’une femme pût montrer tant d’ordre et de clarté
+dans un rapport et des statistiques.
+
+Hubert, qui avait allumé un cigare, s’étala dans son fauteuil.
+
+--Ah, soupira-t-il, quelle chance de passer une soirée tranquillement
+chez soi.
+
+Comme sa femme, absorbée dans une addition, ne répondait pas, il reprit:
+
+--Tu sais que les Gaillardoz ont acheté une auto? C’est Fanny qui l’a
+exigé. Une trente chevaux avec laquelle ils comptent voyager. Gaillardoz
+a peut-être tort de toujours céder à sa femme: elle deviendra
+insupportable... Insupportable!
+
+Au bout d’un moment, il recommença:
+
+--Tiens, la pendule est encore arrêtée. Il faudra faire venir
+l’horloger, ce petit horloger bossu que tu as découvert. Comment diable
+s’appelle-t-il?... Mais enfin, pourquoi ne dis-tu rien?
+
+Les questions de son mari dérangeaient beaucoup Clarisse. Ce soir elle
+ne parvenait pas à rassembler ses idées et à rédiger ses phrases. Sa
+pensée se dissipait dès qu’elle cherchait à la préciser. Habituée à
+exécuter immédiatement ce qu’elle voulait, elle éprouva une humiliation
+profonde de sentir comme paralysée l’intelligence dont elle était fière.
+
+--Je t’en prie, fit-elle, jette ce cigare. C’est la fumée qui m’entête.
+
+--Mais c’est un très bon cigare. Il m’a été offert au conseil de la
+Banque générale par un collègue qui les fait venir de la Havane.
+
+--Eh bien alors, va le fumer ailleurs... Je te le demande.
+
+Hubert fronça les sourcils, cessa de jouer ce personnage bourgeois,
+bonhomme et ensommeillé qu’il affectait chez lui, par dissimulation, et
+il s’en alla dans son fumoir méditer des opérations de Bourse.
+
+Mais Clarisse, laissée seule n’éprouva pas moins de difficulté dans son
+travail. Véritablement, sa pensée était rebelle. Elle griffonna quelques
+lignes, les recommença, puis, d’impatience, déchira la feuille.
+Qu’avait-elle donc? Pourquoi son cerveau était-il incapable et son cœur
+stérile? Elle s’efforçait de se représenter l’œuvre dont elle devait
+raconter l’exercice écoulé, mais son cher orphelinat la laissait
+indifférente. Les mots ne lui venaient pas, c’est qu’elle ne sentait
+rien. Pourquoi cette impuissance dont le papier raturé était la preuve
+évidente et qu’elle n’arrivait pas à surmonter?
+
+Ces questions lui parurent plus indiscrètes que celles de son mari, tout
+à l’heure. Elle redouta, sans chercher à les préciser, les réponses
+qu’il faudrait faire. Elle eut peur de sa propre curiosité. Et ainsi il
+lui était impossible de dissiper ou de contraindre des inquiétudes
+qu’elle ne voulait même pas définir.
+
+Alors elle reprit son manuscrit et s’appliqua de toutes ses forces. Si
+elle arrivait à terminer son rapport, c’est-à-dire si elle retrouvait,
+comme naguère, le plein exercice de ses facultés intellectuelles, elle
+n’aurait pas besoin de s’interroger davantage. Sous l’empire de cette
+conséquence, les idées lui revinrent, et elle se remit à écrire avec une
+sorte de fièvre, et comme l’ardeur d’une personne poursuivie qui se
+sauve. L’activité renaissante de son intelligence la détourna du mystère
+mélancolique qu’elle portait en elle. Phrase après phrase, il lui sembla
+affirmer son intégrité morale, défier l’inconnu. Quel soulagement d’être
+encore, d’être toujours maîtresse d’elle-même! Son écriture, redevenue
+nette et droite, couvrit les pages les unes après les autres, jusqu’à la
+dernière qu’elle termina d’un grand parafe victorieux.
+
+Minuit sonna. Hubert était couché depuis longtemps. Maintenant que le
+travail était terminé, l’inspiration ne soutenait plus Clarisse qui se
+trouva étrangement seule. Elle frissonna à l’idée de retomber dans
+d’autres incertitudes. Alors pour éviter le retour de ces faiblesses,
+elle se fixa un programme. Dès le lendemain, elle recommencerait ses
+visites de pauvres qu’elle avait négligées depuis trop longtemps.
+Obéissant à son esprit méthodique, elle résolut d’agir afin de rétablir
+son équilibre, et aussi pour éviter de regarder en elle-même.
+
+Le lendemain, Clarisse alla chez Mme Winiger. Elle revit la porte
+étroite, l’escalier de pierre aux marches creuses et, dans son petit
+appartement du quatrième étage, la vieille insensée.
+
+Mme Winiger la considéra en pinçant sa bouche flétrie:
+
+--Ah, vous voilà, vous? Enfin!... M’aviez-vous donc oubliée?
+
+Clarisse s’excusa:
+
+--Je vous apporte...
+
+--Chut!
+
+La vieille femme crispa sur son bras sa main maigre afin de mieux lui
+enjoindre de se taire.
+
+--Prenez garde, fit-elle. On nous écoute peut-être.
+
+--Mais qui donc?
+
+--Baissez la voix, je vous dis...
+
+Clarisse ne comprenait rien à tant de mystère. Et l’autre, avec un grand
+air tragique:
+
+--Je suis entourée d’espions, d’ennemis, de gens qui m’en veulent...
+Mais oui, Ils sont nombreux, Ils cherchent à savoir, Ils veulent me
+nuire... Ah! on ne s’en doute guère, dans le quartier. Silence!...
+
+--Mais je vous assure...
+
+--Soyez tranquille. Je suis résolue à me défendre. Et Ils n’ont encore
+rien obtenu.
+
+Cette menace fictive l’intéressait au point qu’elle reprenait des
+forces. Clarisse l’avait laissée geignante et malade: elle se dressait,
+maintenant, attentive comme une sentinelle. L’oreille tendue, elle se
+glissa de son fauteuil, gagna sans bruit la porte pour mieux écouter ce
+qui se passait au dehors, puis revint vers sa visiteuse. Une excitation
+réelle animait son corps débile. Au déclin de son existence elle avait
+trouvé le moyen de s’amuser.
+
+--Si vous saviez, reprit-elle, toutes les ruses qu’Ils essayent pour me
+surprendre. Mais je suis plus fine qu’eux tous. Et je ne dirai pas mes
+secrets, pas même à vous, vous iriez me trahir... Personne ne les
+connaîtra. Tant pis, messieurs et mesdames!
+
+Elle essaya une révérence, fit une grimace de vieille comédienne, puis,
+changeant soudain de ton, reprit d’un air sévère:
+
+--Ah! vous me laissiez seule ici au milieu des dangers et maintenant
+vous venez me demander pardon.
+
+Clarisse la contempla, un peu attristée, un peu déçue. Son intention
+était de lui lire des passages des Écritures. Fallait-il se risquer et
+mêler la parole biblique à ces divagations?
+
+--Madame Winiger, voulez-vous que je vous lise la parabole...
+
+--Oui, oui, mais pas trop fort: je crois qu’Ils essayent de percer la
+boiserie.
+
+Clarisse se mit à lire. La vieille, très grave, hochait la tête et se
+comportait comme si Clarisse soumettait le récit à son approbation. Elle
+ponctua la lecture de «Pas mal... D’accord... Hé, hé...». Puis, de temps
+à autre, reprise par son obsession, elle se tournait vers la fenêtre ou
+vers la porte, pour ne pas relâcher la surveillance. Clarisse parfois
+levait les yeux, près de s’interrompre, alors la vieille l’encourageait,
+avec le sourire supérieur d’une grande personne indulgente à des
+puérilités.
+
+--Continuez donc...
+
+Et elle avait véritablement l’air d’être celle qui se plie par
+complaisance aux caprices d’une malade. Après un quart d’heure, Clarisse
+n’y tint plus et laissa retomber le livre sur ses genoux. Mme Winiger,
+les yeux perdus, murmura:
+
+--Ah c’est bien joli, bien joli... Moi aussi j’en raconterais des
+paraboles, si je voulais. Mais, motus!
+
+--Avez-vous besoin de quelque chose? demanda Clarisse sans vouloir
+attacher d’importance à ces billevesées.
+
+--J’ai besoin de silence.
+
+--Répondez-moi: qu’est-ce qui vous ferait plaisir? Je puis vous apporter
+des fleurs, ou bien des oranges. Un peu de gelée de poulet, peut-être?
+
+--Leur Chef est un grand homme noir dont j’ai refusé la main.
+
+Découragée, Clarisse se leva et voulut s’en aller. De nouveau la vieille
+Winiger se laissa glisser de son fauteuil pour accompagner sa visiteuse.
+
+--Prenez garde en sortant: Ils se tiennent tous contre la porte. Je la
+fermerai vite derrière vous, sans cela Ils entreraient et se mettraient
+sous mon lit. Ils vous questionneront. Oh! Ils sont malins et cajoleurs
+quand Ils ne sont pas méchants... Allez, vite, sortez. Mais
+dépêchez-vous donc!
+
+Elle tapa la porte, et Clarisse se trouva expulsée sur le palier obscur.
+Descendant lentement l’escalier, elle songea combien vaine était sa
+visite. Mme Winiger ne l’avait point entendue. D’ailleurs, avait-elle
+besoin de consolation? Cette vieille toquée passait ses journées dans le
+bonheur, et Clarisse, loin de l’enseigner, aurait dû écouter sa leçon.
+«Oui, certes, se disait-elle avec un accent de tristesse et de défi, Mme
+Winiger est plus heureuse que moi.»
+
+Obéissant à l’ordre qu’elle s’était donné, elle se dirigea vers la
+Pélisserie et monta les cinq étages de Pigueret, le vieux batelier
+repenti. Du palier où elle reprenait son souffle, elle l’entendit qui
+chantait gaillardement. Elle frappa:
+
+--Entrez, bon sang de bon Dieu! fit une voix joviale.
+
+Elle entra et vit bien qu’à son apparition il cachait sa pipe, la mine
+atterrée, et changeait de ton comme d’attitude.
+
+--Hé, madame, comme vous êtes bonne de venir me voir. Justement
+aujourd’hui, je vais beaucoup mieux.
+
+--Et vos rhumatismes?
+
+--Le remède que vous avez eu la bonté de m’envoyer a beaucoup diminué
+mes douleurs. Grâce à la Providence et à votre charité...
+
+--Laissez donc.
+
+Clarisse fit des yeux le tour de la pièce et rencontra sur la table une
+bouteille avec cette étiquette: Rhum. Le regard de Pigueret avait suivi
+le sien et, en réponse, prit une expression doucereuse:
+
+--C’est un de mes vieux camarades qui m’a apporté ça. Il dit que c’est
+excellent pour les rhumatismes. J’ai voulu essayer, pour ne pas lui
+faire de la peine. On nous dit toujours de ne pas faire de la peine aux
+autres, et on a bien raison. Alors, n’est-ce pas...
+
+--Combien en avez-vous bu?
+
+--Oh, madame, pensez-vous? Je ne bois pas, je me frotte.
+
+Il dit ces mots avec une indignation vertueuse, puis, quand même, il ne
+put s’empêcher de sourire de sa blague que démentait son haleine
+alcoolisée. Cependant comme Clarisse ne manifestait pas cette indulgence
+complice sur laquelle comptent les pochards, il prit un air contrit et,
+avec un soupir:
+
+--Moi et les liqueurs, c’est fini. J’ai bien compris que c’est mal d’en
+boire. Parfois, bien sûr, le besoin me reprend. Dame, la goutte, c’est
+l’habitude de l’homme. Mais je lutte. Et puis, n’est-ce pas, y a pas:
+j’ai signé.
+
+Il tendit la main vers un calendrier édité par la Croix-Bleue et cadeau
+de sa bienfaitrice. Mais il avait oublié depuis un mois d’en enlever les
+feuillets.
+
+Pigueret le remarqua, et alors, avec une intonation attendrie:
+
+--Vous me lirez bien quelque chose, ma bonne dame.
+
+Clarisse s’excusa et dit qu’elle avait mal à la gorge. Puis, surmontant
+son dégoût, elle demanda avec un enjouement forcé:
+
+--Et que devenez-vous? Êtes-vous sorti ces jours derniers?
+
+Oui, il sortait de temps à autre. Il retournait volontiers sur le port,
+se chauffer aux premiers soleils. Il regardait les mouettes, les
+pêcheurs, les barques, il retrouvait des bateliers. Il bavardait.
+Parfois il poussait jusqu’au bout des Eaux-Vives où habitait une de ses
+filles qui était charcutière. Et le dimanche, s’empressa-t-il d’ajouter,
+il allait à l’église...
+
+--Moi, il me faut Saint-Pierre toutes les semaines!
+
+Clarisse écouta ses histoires qu’elle connaissait par cœur. La figure du
+vieil ivrogne, tannée par le vent et la lumière, avait mille petites
+rides qui le trahissaient toujours en lui donnant l’air de rire de ses
+propres paroles. Elle songea qu’il avait dû être autrefois un fier
+sacripant, buvant sec, jurant comme un païen, et tirant des bordées
+terribles. Il était devenu patelin, douillet, sournois. Elle l’aurait
+préféré encore insolent et brutal.
+
+Pourquoi n’avait-elle jamais aperçu chez ce pauvre homme la lâcheté et
+la dissimulation humaines? L’hypocrisie des autres lui fit horreur. Et
+elle haussa les épaules en pensant à la charité «chrétienne», qui la
+menait chez tant de malheureux: elle souhaitait leur faire du bien, mais
+eux n’attendaient d’elle qu’un secours matériel, et mentaient, comme
+Pigueret, pour mieux l’obtenir. Ce n’était pas leur faute, c’était la
+sienne. Pourquoi vouloir leur imposer ce qu’ils ne demandaient pas? Ses
+lectures, ses pieuses exhortations, ses conseils lui parurent ridicules.
+
+Pigueret lui dit, d’un ton papelard:
+
+--M. Lachault est venu me voir...
+
+Par contraste, l’image du grand pasteur fit du bien à Clarisse:
+celui-là, c’était une conscience, une volonté. Elle comprit ses
+exigences, son besoin de proclamer la vérité qui scandalisaient ses
+tranquilles paroissiens. Dans cette mansarde empestée, on sentait mieux
+la nécessité du grand vent pour balayer ce qui est impur.
+
+Pigueret ajouta:
+
+--Il voulait me prêter un peu d’argent pour envoyer à ma petite-fille
+qui est en apprentissage à Neuchâtel, et puis, justement, il avait
+oublié son porte-monnaie. Enfin, je ne discute pas la Providence.
+
+Clarisse vit l’allusion, peut-être le mensonge. Elle se leva, lui donna
+vingt francs comme pour payer sa propre délivrance, puis, coupant court
+aux remerciements excessifs, elle s’enfuit, la bouche pleine d’amertume.
+
+Ces deux visites lui firent beaucoup de mal. Désormais son activité
+quotidienne lui parut sans justification profonde. Elle s’obligea à
+continuer les mêmes gestes, les mêmes démarches--qu’aurait-elle fait
+d’autre?--mais ils prirent un caractère automatique. L’âme manqua. Pour
+les êtres optimistes et sûrs d’eux-mêmes, chaque journée a une saveur
+qui suscite l’appétit d’exister: Clarisse continua ses occupations parce
+qu’il le fallait bien, et comme on se met à table quand on n’a pas faim.
+Elle douta de sa force, de sa certitude, de son orgueil même.
+
+ * * * * *
+
+Assis devant son petit déjeuner, Hubert ouvrait son courrier avec le
+sérieux qu’il apportait toujours à ce geste. Il coupait les enveloppes
+au moyen de son canif et les plaçait à sa gauche; à sa droite il
+empilait les lettres. Une de celles-ci le retint: c’était une demande de
+secours que lui adressait une pauvre femme veuve et chargée d’enfants.
+Sous la maladresse des phrases perçait l’aveu d’une triste misère.
+Hubert leva les yeux pour demander conseil à Clarisse. D’habitude elle
+déjeunait à huit heures tapant, soucieuse d’être prête en même temps que
+lui et de diriger son ménage dès le matin. Mais ce jour-là elle était
+restée au lit en invoquant une grande lassitude.
+
+Il hésita, puis passa dans la chambre de sa femme et lui montra la
+lettre. Il était exact, méticuleux dès qu’il s’agissait d’argent, mais
+il n’était pas avare. Sans jamais en faire étalage, il aimait inscrire
+sur ses livres d’importantes libéralités.
+
+--J’ai envie, dit-il, de faire quelque chose pour cette malheureuse.
+Veux-tu procéder à une enquête? Si elle dit vrai, il faut agir tout de
+suite.
+
+Que de fois ils avaient prononcé de telles paroles! L’exercice de la
+charité était ce qui les unissait le plus. Là étaient leur devoir
+commun, leur satisfaction partagée. Cependant Clarisse ne répondit pas
+tout de suite. La perspective de retourner dans un de ces logis
+populaires, de se créer une nouvelle obligation de bienfaisance, lui
+était pénible. Hubert, déjà pressé, insista:
+
+--Alors, c’est convenu?
+
+Peut-être, si Clarisse avait été à sa place coutumière, et habillée,
+coiffée, et en train de verser à son mari sa tasse de thé, aurait-elle
+obéi à sa discipline habituelle. Mais la chaleur du lit où elle
+s’attardait, déguisant en lassitude sa paresse découragée, la rendit
+lâche: ce changement infime dans ses mœurs lui changea les idées. Elle
+répondit:
+
+--Pourquoi se presser? La lettre exagère peut-être... Ne te laisse pas
+prendre aux apparences.
+
+--Précisément, il faut s’informer, étudier le cas.
+
+Il traitait ces choses-là comme une affaire, avec sa netteté
+professionnelle.
+
+--Iras-tu? Je suis en retard...
+
+--J’irai...
+
+Elle n’y alla pas. Elle envoya sa femme de chambre à l’adresse indiquée,
+avec un billet de banque dans une enveloppe. Pigueret lui avait enseigné
+sans le savoir le moyen de se libérer. Ensuite elle regretta cette
+dérobade; ce qui faisait la valeur de la charité, c’était la visite
+personnelle, la parole affectueuse, et l’argent ne venait qu’ensuite,
+comme remède matériel. Quand Hubert rentra pour déjeuner, elle raconta
+que de violents maux de tête l’avaient retenue chez elle.
+
+--Es-tu malade?
+
+--Non, un peu de fatigue...
+
+Clarisse s’écoutait si peu, en général, qu’il insista pour téléphoner au
+docteur. Elle se défendit, elle lui en voulut de ne pas deviner qu’elle
+se servait d’un prétexte. Voyant sa mine fâchée, et, pour la satisfaire,
+il lui dit:
+
+--Quant à la femme de ce matin, ne t’en préoccupe pas. Après tout c’est
+peut-être une intrigante, une hypocrite. Il y en a tant. En tous cas, je
+ne veux pas qu’on m’exploite.
+
+Il aurait mieux aimé passer à côté d’une douleur vraie qu’être trompé
+par un faux malheur. Jamais personne ne l’avait roulé, ni une femme, ni
+un homme d’affaires. Il en tirait une sorte de vanité astucieuse, un
+dédain profond pour les naïfs, et il devenait de plus en plus méfiant à
+mesure que la vie augmentait les enjeux.
+
+Mais Clarisse s’accabla intérieurement de reproches. Elle n’avait pas
+rempli son devoir, et il lui devenait de plus en plus difficile de le
+remplir. Elle ne trouvait pas dans son existence personnelle les moyens
+de s’arracher à l’inertie mélancolique où elle s’enlisait. Alors elle
+résolut de recourir à autrui, et elle se décida à rendre visite à son
+père qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Et comme elle se sentait
+de plus en plus inquiète, elle y alla le jour même.
+
+
+
+
+XI
+
+
+M. Jean-Étienne Bourgueil était dans sa bibliothèque où un rhume le
+confinait depuis plusieurs jours. Le cou enveloppé d’un foulard blanc,
+sa tête paraissait singulièrement émaciée, avec son grand nez qui
+pointait, ses rares cheveux ramenés en avant et comme emportés par une
+silencieuse bourrasque. Clarisse le questionna.
+
+--Eh bien, répondit-il, je tousse et ta mère me soigne. Naturellement,
+ta mère triomphe. J’ai aussi parfois un peu de peine à respirer.
+Qu’importe! Je ne veux pas faire un sort aux petites misères.
+
+M. Bourgueil avait toujours maté la chair. Depuis des années il dormait
+dans une chambre sans cheminée ni radiateur, sur un lit de camp. A
+table, il ne buvait que de l’eau. Il n’était pas du tout sensuel, ce qui
+expliquait à un certain point son fanatisme doctrinaire. Ni gourmand, ni
+artiste, ni sceptique, ni indulgent, il n’était occupé que d’idées
+générales mais qu’il rendait passionnées. Son intelligence ardente et
+forte, nourrie de philosophie antique et d’humanisme chrétien, aimait à
+grouper les événements de l’histoire en larges perspectives
+d’hypothèses, ou bien à faire combattre entre elles les abstractions
+pour donner ensuite à celle qu’il préférait une magnifique couronne
+d’éloquence. Ses plus belles heures, il les avait passées au travail,
+lisant, annotant, écrivant, méditant, loin du monde et de la nature,
+mais recréant un monde et une nature selon sa pensée et les peuplant de
+nobles chimères. Dans ses yeux, usés par les veilles, le regard prenait
+maintenant une sorte de lassitude.
+
+--Ah! fit-il, je suis quand même fatigué.
+
+--Vous devriez vous soigner, dit Clarisse avec inquiétude.
+
+Elle chérissait son père, mais ce sentiment, dont elle ne se rappelait
+pas la naissance, était plus latent que déclaré. M. Bourgueil n’aurait
+pas admis, d’ailleurs, qu’on lui témoignât de petites attentions, des
+tendresses féminines. Et elle l’admirait encore plus qu’elle ne
+l’aimait. Dès sa petite enfance elle avait subi le prestige de cet homme
+impératif et absorbé, parfois grondeur, et dont elle n’avait jamais
+entendu parler autour d’elle qu’avec beaucoup de respect. Sa famille,
+son monde s’enorgueillissaient de le compter parmi eux. Cependant sa
+pensée audacieuse aurait effrayé plusieurs des siens, s’ils l’avaient
+comprise. Dans le public, on était fier de son talent, de sa réputation
+européenne: on le lisait peu, mais on le louait de continuer, avec
+quelques autres, la grande tradition genevoise de savants et de
+philosophes. Sa notoriété ne devait rien à la mode: par son œuvre aussi
+bien que par sa personne il excluait toute idée de familiarité.
+
+Lorsque Clarisse vit son père mélancolique, elle le jugea plus rapproché
+d’elle, plus apte à la comprendre. Attendrie de commencer une
+confidence, elle murmura:
+
+--Si vous passez de mauvais moments, laissez-moi vous dire que
+moi-même...
+
+Mais comme il n’écoutait jamais très bien les autres, il crut qu’elle
+s’attendrissait sur lui et voulut redresser sa royauté chancelante:
+
+--N’exagère pas mes paroles. Peu m’importe que ma carcasse gémisse.
+Aussi longtemps que je pourrai travailler, je ne me plaindrai pas. Tant
+pis si l’on souffre. L’histoire enseigne que les grandes choses
+s’accompagnent toujours de douleur. Il ne faut pas se dorloter, ni
+déguiser sa paresse sous la maladie.
+
+Clarisse se crut visée quoiqu’il ne cessât de penser à lui.
+
+--Vous ne pensez qu’à des sorts tragiques, répliqua-t-elle sans mesurer
+son audace. Mais il y a des misères plus modestes, des inquiétudes
+quotidiennes dont on ne s’explique pas le sens et qu’il serait bien
+légitime de vouloir guérir. Vous me parlez de l’histoire, je vous parle
+de la vie de tous les jours, de vous, de moi...
+
+--Je ne regrette pas de souffrir, ajouta-t-il sans s’offusquer de cette
+interruption, parce que c’est la rançon de ma vie, et que je ne regrette
+pas ma vie. Mais tu ne peux comprendre les ambitions d’un homme, et sa
+fierté d’avoir accompli sa tâche, sa mission, peut-être.
+
+Il maintenait ses distances, majestueusement. Pour lui, Clarisse était
+toujours la petite fille, l’enfant qui se tient tranquille sur sa chaise
+et qui assiste, sans l’entendre, à la conversation des grandes
+personnes. Elle en fut froissée. Elle répondit:
+
+--Je vous assure que je partage votre idée. Les femmes, il est vrai,
+n’ont pas une œuvre proprement dite à réaliser, mais elles ont leur vie,
+leur cœur qui les préoccupe...
+
+M. Bourgueil ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre et
+daigna réfléchir à ce que disait sa fille.
+
+--Continue, fit-il.
+
+--Les femmes attachent de l’importance à d’autres choses que vous, mais
+celles-ci leur importent grandement. Oh! je ne prétends pas comparer.
+Leur mission, comme vous dites, et quand elles n’ont pas d’enfant, n’est
+pas hors d’elles: elle se confond avec leur existence... Aussi
+sont-elles anxieuses de ne pas la manquer...
+
+Clarisse s’arrêta, ne sachant plus très bien ce qu’elle voulait
+expliquer. Son père vint à elle, et, sans même incliner son profil
+d’oiseau décharné, il tapota sa joue.
+
+--Tu as mille fois raison, dit-il en souriant.
+
+Et ce sourire amical, mais qui refusait la discussion, prouva à Clarisse
+que son père ne supposait même pas qu’elle eût une pensée indépendante.
+Pourtant, elle voulait un conseil ou une consolation. Elle était venue
+pour cela. Et son père devait l’aider, oublier un instant sa propre
+personne et tous les livres dont il était l’auteur, pour tendre les bras
+à sa fille malheureuse... Elle vit les grandes bibliothèques étageant
+leurs reliures, et reprit avec un accent de soumission:
+
+--Papa, vous avez écrit l’_Histoire de la liberté_ et elle vous a rendu
+célèbre. Vous savez combien j’en suis fière? Mais laissez-moi vous
+demander si elle est achevée?
+
+--Que veux-tu dire?
+
+Si peu observateur qu’il fût, il devina chez Clarisse une
+arrière-pensée. Il jeta sur elle un regard surpris, presque mécontent,
+puis il le tourna avec plus de douceur vers les huit volumes,
+pareillement reliés de noir et d’or, qui s’alignaient sur un rayon à
+portée de sa main. Clarisse reprit en hésitant, étonnée elle-même des
+mots qui lui venaient à l’esprit:
+
+--Votre histoire, c’est, comment dirais-je? l’histoire d’un combat...
+
+--Oui, c’est juste, un combat pour la liberté.
+
+--Ne croyez-vous pas qu’il dure encore, et qu’il existe pour tous les
+hommes, humblement? Chaque jour, c’est bien ce problème que nous devons
+résoudre dans nos destinées particulières. Ce serait un chapitre nouveau
+à écrire. Moi-même, en ce qui me concerne...
+
+--Mon œuvre est une œuvre de philosophie politique, s’écria le vieux
+Bourgueil, piqué par le reproche d’avoir été incomplet.--Elle est
+achevée. D’ailleurs je considère les ensembles, je ne m’occupe pas des
+destinées particulières. Je ne m’en occupe pas, tu entends... Qu’est-ce
+qui t’a fourré ces idées dans la tête?
+
+--Personne, je vous assure...
+
+--On m’a reproché d’être trop systématique, je le sais! Je ne pensais
+pas que tu reprendrais cet argument qu’ont développé certains envieux...
+
+Il s’arrêta. Il savait qu’une de ses petitesses était de sentir trop
+vivement les critiques. Il s’efforçait de dissimuler cette mesquinerie,
+et voilà qu’il venait de la trahir. Il pria Clarisse de s’expliquer.
+
+--Eh bien! il me semble que pour être tout à fait libres, nous devons
+nous efforcer de ne pas nous laisser engourdir par la banalité de nos
+habitudes. Est-ce qu’il n’y a pas une lutte pour la sincérité, ou plutôt
+pour la liberté d’être sincère. Nos relations de famille, de société
+nous empêchent parfois d’être véridiques vis-à-vis de nous-mêmes. Les
+autres nous empêchent d’oser... Enfin si je me sens tout à coup
+déprimée, sans courage, entraînée sans que je le veuille vers je ne sais
+quel but, mon indépendance se voit compromise. Me comprenez-vous? C’est
+pour moi que je vous parle.
+
+--Les femmes n’ont jamais su traiter d’idées générales, affirma M.
+Bourgueil sur un ton de dédain, et rassuré par le désordre des arguments
+qu’on lui présentait.
+
+--Mais ce ne sont pas des idées générales, papa! s’écria Clarisse avec
+angoisse.
+
+--Tu commences par me proposer des objections théoriques et tu continues
+par des raisons personnelles. Tu cherches l’application de mes doctrines
+dans ta propre existence. C’est mêler les questions.
+
+Clarisse ne sut que répondre. Elle avait cru ingénieux d’attirer son
+père sur le terrain qu’il préférait, mais elle se trouvait incapable de
+diriger la discussion. Les idées qui lui venaient à l’esprit ne
+s’accordaient pas ensemble et elle était tentée de choisir celles qui
+l’exprimaient elle-même, plutôt que celles qui correspondaient au sujet
+débattu.
+
+Le vieux Bourgueil prit sur son bureau une liasse de feuilles imprimées
+et l’agita:
+
+--Tiens, voilà une coupure de l’_Edinburgh Review_ que j’ai reçue hier.
+Tout un article de la revue est consacré à ton père. L’auteur fait
+quelques réserves de détail--elles sont intéressantes d’ailleurs--mais
+il souscrit à mes conclusions. Il vante la marche générale de l’ouvrage,
+l’ordonnance des parties. Certaines pages sur la Révolution française
+l’ont particulièrement retenu...
+
+--Mais, papa...
+
+--Tu te rappelles, le chapitre où je montre dans la Révolution un
+mouvement religieux qui s’ignore lui-même. Cette thèse a été critiquée à
+gauche et à droite, mais je l’estime vraie, et l’avenir lui rendra
+justice. Tiens, ce chapitre je l’ai écrit au moment de tes fiançailles,
+et tu t’es mariée juste huit jours après qu’il a paru en revue. Tu ne
+pensais qu’à Hubert à cette époque... Et tu voudrais maintenant remettre
+en discussion ce qui m’a pris tant d’années de recherches et de travaux?
+C’est enfantin!
+
+M. Bourgueil, que les remarques de sa fille avaient mécontenté, redevint
+condescendant tellement il se sentit le plus fort. Il reprit:
+
+--Et Hubert, au fait? Comment va-t-il, mon gendre? Sa finance lui
+laisse-t-elle des loisirs? Qu’est-il en train de traiter?
+
+--Oh! répondit Clarisse, je ne saurais vous renseigner car il ne me
+parle jamais de ses affaires: d’ailleurs je ne les comprendrais sans
+doute pas davantage que la philosophie politique...
+
+--Tant mieux, fit naïvement M. Bourgueil, s’il ne t’ennuie pas avec des
+histoires de Bourse et d’assemblées d’actionnaires. La banque m’a
+toujours paru un triste métier. Je me souviens que mon père avait
+l’habitude de dire...
+
+Clarisse ne l’écouta plus. M. Bourgueil la décevait comme l’avaient
+déçue la vieille Winiger ou Pigueret. Elle ne savait pas comment
+s’exprimer et il exigeait d’elle, pour la comprendre, des
+explications systématiques et générales. Elle lui en voulut de son
+autoritarisme,--elle qui était inquiète et troublée... Un bruit de
+porte, qui vint jusqu’à eux, l’arracha à ses pensées. Puisque son père
+ne lui était d’aucun secours, elle irait demander l’appui de sa mère.
+
+--Voilà maman qui rentre, fit-elle. Je vais la rejoindre.
+
+--Va lui tenir compagnie, dit M. Bourgueil. C’est l’heure où je dois
+dormir...
+
+Dans le salon aux tapisseries bibliques, Mme Bourgueil tendit les bras à
+sa fille pour l’embrasser.
+
+--Bonjour, ma chérie, comme je suis contente de te voir!
+
+Mais, tout de suite, elle devina quelque chose que le père n’avait pas
+su discerner.
+
+--Tu es pâle? Qu’as-tu donc?
+
+--J’ai des ennuis.
+
+--Des ennuis? Viens me les dire.
+
+Mme Bourgueil prit la main de sa fille dans ses bonnes mains tièdes,
+l’obligea à s’asseoir près d’elle. Clarisse pensa qu’il serait facile de
+raconter son cœur. Elle commença lentement, s’efforçant d’être sincère,
+de bien traduire ce qu’elle éprouvait d’insolite et d’incompréhensible.
+
+--Eh bien! voilà... Oh! c’est très vague... Je ne saisis pas bien
+moi-même... Il s’agit de moi, de ma vie qui se transforme sans que je le
+veuille.
+
+--Hubert n’est pas gentil avec toi?
+
+--Oh! si.
+
+--Tu lui reproches quelque chose?
+
+--Oh! non.
+
+--Merci, Clarisse, tu me soulages! Ah! je viens d’avoir très peur.
+J’imaginais... je ne sais quoi... Mais tant que vous serez unis, ton
+mari et toi, tout ira bien. Vous n’avez pas d’enfants, il est vrai, et
+c’est un grand chagrin pour moi, je t’assure. Raison de plus pour rester
+étroitement liés... D’ailleurs, vous êtes faits l’un pour l’autre. Vous
+avez les mêmes goûts, les mêmes habitudes. Au fond, Hubert te
+ressemble,--en moins bien, mais il te ressemble!
+
+Mme Bourgueil exécutait avec innocence cette fausse peinture. Pour
+l’achever, elle ajouta:
+
+--Je ne vous ai jamais entendus vous disputer. N’est-ce pas?
+
+--Vous avez raison.
+
+--Oh! je sais que Hubert pourrait être parfois plus courtois, plus
+aimable... Avec moi, par exemple, il manque un peu d’empressement. Mais
+je ne lui en veux pas: il est très préoccupé de ses affaires. Et dame,
+on ne saurait lui en vouloir puisqu’il gagne de l’argent et te fait une
+existence agréable. Je me résigne à le voir bâiller dès neuf heures,
+quand il vient dîner ici.
+
+--Je vous répète, maman, qu’il ne s’agit pas d’Hubert.
+
+--Et moi je te répète de ne pas laisser la vie relâcher votre affection.
+
+Clarisse regarda la tapisserie qui représentait David et Abigaïl. Et
+elle songea que David n’éprouvait pas de l’affection, lui, mais de
+l’amour: aussi, Abigaïl l’accueillait avec un geste de prière et
+d’invite à la fois... Pourquoi sa mère n’employait-elle pas ce mot
+«amour» au lieu du terme convenable d’«affection»? Ce mot, jamais autour
+d’elle on ne se risquait à l’articuler. Sans doute paraissait-il
+excessif, peut-être impudique. Elle-même, en ce moment, aurait été
+presque gênée de le dire tout haut.
+
+--S’il ne s’agit pas d’Hubert, de quoi te plains-tu donc? demanda Mme
+Bourgueil.
+
+Clarisse reprit courage. Elle se rapprocha, avec, sur son visage doux et
+paisible d’habitude, une expression résolue, et elle vit sa mère
+inquiète, tourmentée avant même de savoir, et toute prête à se rendre
+malheureuse.
+
+--Il n’y a rien, déclara-t-elle, entre Hubert et moi, mais peut-être
+vaudrait-il mieux qu’il y ait quelque chose, un grief que l’on puisse
+formuler et combattre. Tout est calme et habituel dans nos relations. Je
+suis sa femme, et il est mon mari. Cela vous paraît suffisant. Mais
+j’éprouve depuis quelque temps une grande lassitude, et des besoins que
+je ne sais formuler.
+
+--Clarisse!
+
+--Un dégoût, un ennui que je n’ai jamais connus me saisissent tout à
+coup. Qu’est-ce que cela signifie? Ce qui me plaisait, ne m’attire plus.
+Je n’ai plus l’impression de suivre une route droite, et qui me mène
+quelque part. Parfois je me demande si je ne serais pas capable de
+commettre de mauvaises actions. Pourquoi?
+
+--Clarisse!
+
+Mme Bourgueil était douloureusement surprise. Elle dit, sur un ton de
+reproche:
+
+--Tu ne vas pas me raconter que tu souhaites autre chose que ton
+bonheur; que l’existence que nous t’avons faite ne te suffit plus.
+
+--Qui sait?
+
+--Mais ce serait la porte ouverte à des tentations que tu ne soupçonnes
+pas, ma pauvre enfant, mais qui te feraient bien du mal si elles
+venaient à t’effleurer... J’ai moins de sagesse, moins d’intelligence
+même que toi, mais je pressens ce que tu ignores, ce que tu ne peux pas
+connaître...
+
+--Pourquoi me prêter cette ignorance?
+
+--Parce que, pour en venir à dédaigner son bonheur régulier et les
+devoirs que la Providence vous assigne, il faut avoir passé par des
+aventures, des complications... après tout, je ne sais pas très bien
+lesquelles, mais que je devine terribles, et qui sont très éloignées de
+nous, et principalement de toi. Toi si simple, si honnête, si pure...
+Toi qui, toute petite, étais si sage. Ah! c’est impossible. Cela ne te
+ressemble pas.
+
+--Cela ne m’a pas ressemblé assurément, mais cela me ressemblera
+peut-être.
+
+Mme Bourgueil ne voulut pas admettre les hypothèses extravagantes de sa
+fille. Elle entreprit d’écarter ce qui risquait de la contredire ou de
+l’attrister. Lorsque la réalité la gênait elle réussissait à n’en pas
+tenir compte et couvrait ses yeux de ses deux mains.
+
+--Ma pauvre Clarisse, fit-elle, comme un étranger se tromperait sur toi
+en t’écoutant. Tes phrases t’expriment si mal. Je te sais incapable
+d’une pensée qui n’appartienne pas à ton mari, d’une pensée qui ne soit
+pas loyale...
+
+--Vous vous faites des illusions sur moi, murmura Clarisse.
+
+--Pas du tout. Tu ne vas pas m’apprendre ton caractère.
+
+--Pourtant...
+
+Mais Mme Bourgueil voulait empêcher Clarisse de se compromettre. Elle
+l’interrompit avec force:
+
+--Tu es ma fille. Rien de ta vie ne m’est caché. Tu te calomnies en
+imaginant je ne sais quels désirs impossibles. Tu es trop scrupuleuse,
+et ta conscience se forge des fantômes... Ou bien, est-ce Fanny qui t’a
+monté la tête?
+
+--Mais non, maman.
+
+--Non! Alors c’est M. Desnouettes? Je ne comprends guère votre intimité.
+
+Clarisse ne voulut pas que la conversation s’attardât sur les
+personnalités. Pour détourner sa mère de cette piste qu’elle sentait
+dangereuse, elle battit un peu en retraite:
+
+--Peut-être est-ce que j’exagère?
+
+Sa mère tenta tout de suite d’exploiter ce léger avantage:
+
+--Mais j’en suis certaine, moi. Tu n’es pas une rêveuse. Tu es
+raisonnable. Tout le monde le sait. C’est l’éloge qu’on me fait toujours
+de toi.
+
+Clarisse songea combien il est difficile d’échapper à l’opinion des
+autres. Ceux qui nous touchent de près ne se rendent pas compte que nous
+changeons. Ils nous chérissent toujours, mais pour des motifs souvent
+périmés. Nous sommes prisonniers de l’apparence qu’ils voient, et
+obligés par leur logique bien plus que par la nôtre.
+
+Mme Bourgueil, à cause du silence de sa fille, croyait l’avoir
+convaincue. Alors elle s’attendrit.
+
+--Voilà bien ton portrait, dit-elle. Pourquoi serait-il modifié? Cela me
+ferait tant de peine que tu ne sois plus ma petite Clarisse. Et tu ne
+veux pas me faire de la peine, n’est-ce pas?
+
+--Mais non.
+
+--Comprends-tu, ma joie, c’est de vous voir heureux. Si le ménage de ma
+fille n’allait plus, je serais bien tourmentée. Qu’est-ce que je
+deviendrais, moi? C’est que ma vie dépend de la tienne.
+
+Jamais Clarisse n’avait causé de chagrin à personne. A cause de sa mère,
+elle hésita à poursuivre ses plaintes. Il y eut un silence et Mme
+Bourgueil soupira de satisfaction.
+
+--Dire, murmura-t-elle, que c’est moi qui te donne des conseils, à toi
+que j’ai toujours écoutée!
+
+Rassurée maintenant, elle jugea adroit de faire une petite concession,
+et reprit:
+
+--Je sais bien qu’une jeune femme a parfois des tristesses sans cause,
+des chagrins fictifs plus pénibles que des chagrins réels. Mais je t’en
+prie, quitte cet air mélancolique: souris-moi.
+
+Clarisse eut un pâle sourire, plus mélancolique encore. L’autre
+continua, pour montrer qu’elle n’était pas injuste, ni fermée à toute
+compréhension:
+
+--Moi aussi, j’ai connu de ces mauvaises heures...
+
+Alors sa fille se mit à sourire tout à fait. Mme Bourgueil, avec ses
+cheveux blancs soigneusement coiffés, son air noble et naïf, n’avait
+jamais dit une parole défendue, n’avait jamais eu une pensée qu’elle ne
+pût avouer à l’instant même, et avait écoulé une existence parfaitement
+heureuse et résignée. L’idée de ses «mauvaises heures» était comique!
+D’ailleurs Clarisse avait trop de respect envers ses parents pour se les
+représenter autrement que maîtres de leur vie et de leur cœur. Il lui
+était impossible de leur prêter un passé, des hésitations, des
+défaillances. Toute leur expérience ne pouvait donc servir de rien.
+Chaque génération doit résoudre à tour de rôle les mêmes problèmes, et
+les destinées successives s’ajoutent mais ne se corrigent pas l’une par
+l’autre. Clarisse se leva pour partir, comprenant après coup l’inutilité
+de sa visite.
+
+--Écoute, lui dit sa mère afin de prouver encore sa bonne volonté,
+veux-tu que je parle à Hubert?
+
+--Oh! non, répliqua vivement Clarisse.
+
+Elle sortit de chez ses parents sans nul réconfort et plus incertaine
+que jamais. L’un n’avait pas même cherché à la comprendre, et l’autre
+l’avait si mal comprise. Cependant il lui fallait retrouver son
+équilibre. A qui demander l’appui nécessaire? Elle pensa au pasteur
+Lachault. Et tout de suite l’idée de cet homme austère, judicieux,
+singulièrement perspicace la rassura: lui seul saurait découvrir la
+cause de son malaise, et lui indiquer le parti à prendre. Sa déception
+se transforma en espérance, une espérance fiévreuse. D’un pas allongé,
+elle se dirigea vers la rue des Chaudronniers; elle savait qu’il
+recevait ce jour-là. Il lui sembla qu’elle se rendait chez un médecin,
+et qu’il allait la guérir.
+
+Elle arriva à la porte de sa maison et pénétra dans le vestibule. M.
+Lachault habitait au troisième. Déjà le fait de se rapprocher de lui
+aida Clarisse à voir un peu plus clair. Elle se représenta M. Lachault,
+son accueil bref et dépourvu de toute fausse cérémonie, sa voix nette,
+un peu métallique, ses yeux perçants qui avaient fouillé tant d’âmes.
+Elle avait l’impression d’être déjà devant lui, pour cette auscultation
+morale, et elle éprouvait à l’avance la pudeur du malade qu’on fait
+déshabiller afin de mettre à nu sa tare ou son infirmité. Alors, la
+perspective de l’interrogatoire imminent et lucide qu’elle allait subir
+révéla à Clarisse ce qui se passait en elle. Et pendant qu’elle montait
+l’escalier elle sut avec évidence ce que M. Lachault allait amener au
+jour, comme raison profonde de ses troubles. D’un mot, il la
+renseignerait:
+
+--Laurent Fabre-Gilles.
+
+Elle s’arrêta dans sa montée. La seule approche du questionnaire faisait
+donc surgir la réponse! Ce qu’elle allait demander à un autre, elle-même
+le savait sans s’en douter. Une voix intérieure venait de lui dénoncer
+son mal. Si elle ne s’intéressait plus à sa vie coutumière, c’est parce
+qu’elle s’intéressait trop à ce jeune homme; si tout lui semblait vide
+et triste, c’est parce qu’il lui manquait. Elle souffrait d’une absence.
+Était-ce possible? Un regret si puéril suffisait à empoisonner sa vie?
+Oui...
+
+Que dirait donc M. Lachault? Oh! certes, il ne l’accablerait pas. Elle
+était innocente de son propre aveuglement dont elle venait tout juste de
+s’apercevoir. Jusque-là elle avait agi avec naïveté, avec honnêteté. La
+certitude qu’elle n’était pas en faute la réconforta et elle reprit
+courage pour gravir l’escalier, ce sombre escalier de pierre grise dont
+les marches lui semblaient si hautes.
+
+Brusquement sa pensée fit un détour et découvrit une hypothèse nouvelle.
+Certes M. Lachault n’allait pas la maudire. Mais après avoir dévoilé
+cette plaie secrète, il voudrait la fermer. Il lui dirait: «Chassez loin
+de vous cette image trop plaisante. Ce regret vous lancine et vous
+décourage, interdisez-vous d’y penser. Oubliez ce jeune homme.» Voilà ce
+qu’il dirait, ce qu’elle serait obligée d’entendre. Et autant il serait
+indulgent à son aveu, autant il serait implacable pour obtenir son
+renoncement. Ce M. Lachault était un terrible inquisiteur! Elle
+entendait déjà ses objurgations violentes, l’appel irrité à sa
+conscience chrétienne. Elle ne pourrait pas contester ses paroles, elle
+serait traquée, prise. Il exigerait le sacrifice!
+
+--Oublier Laurent Fabre-Gilles!
+
+Elle dut s’arrêter. La même voix intérieure que tout à l’heure venait de
+s’élever. Et elle ajouta ces mots avec une expression si passionnée dans
+son angoisse que Clarisse les crut prononcés tout haut:
+
+--C’est impossible.
+
+Toute la volonté de Clarisse s’écroula. Comme une pierre hissée le long
+d’une pente et qui, n’étant plus retenue, retombe, elle tourna sur
+elle-même et redescendit l’escalier qu’elle venait de monter avec tant
+d’hésitations. En bas seulement, elle retrouva plus de calme.
+
+Là, elle se mit à rougir. «Comme je suis lâche», pensa-t-elle.
+Maintenant qu’elle n’était plus à la minute de franchir le seuil, elle
+se gourmanda. «Je ne me reconnais plus.» Cette remarque augmenta son
+trouble: elle ne retrouvait pas ses points d’appui habituels; le
+mouvement et l’association de ses idées ne s’organisaient plus comme
+auparavant. Tout son être intérieur changeait de plan, et elle ne savait
+comment se décider au milieu de ce désordre.
+
+Après quelques minutes d’incertitude, elle résolut de remonter; son
+amour-propre ne voulait pas rester sous le coup d’une pareille défaite.
+Mais à peine atteignait-elle le premier étage que de nouveau elle
+éprouva une sorte de paralysie. Tout à l’heure elle venait chez le
+pasteur Lachault pour échapper à un ennui et à une inquiétude vagues, et
+pour retrouver, grâce à ses conseils, le bonheur dont elle se sentait
+dépouillée. Maintenant, elle reconnaissait que là-haut elle trouverait
+le chagrin, la privation et une pire tristesse. Pour rassembler ses
+forces, elle fit appel à l’idée de devoir, ce grand balancier de son
+être, mais en vain. Elle ne sut plus par quels moyens résister ou se
+contraindre. Alors elle se résigna à parlementer avec elle-même pour
+obtenir un sursis. Et elle fut entraînée tout de suite à se faire des
+concessions.
+
+«En somme, pensa-t-elle, l’important pour moi, c’était d’être
+renseignée: je le suis. Je connais maintenant la raison de mes troubles.
+Ai-je besoin d’aller voir M. Lachault puisque je sais si bien ce qu’il
+me dira? Je préfère agir par moi-même.» Elle songea encore qu’il
+faudrait attendre longtemps dans un petit salon morose, puis expliquer
+son cas à un auditeur sévère justement surpris d’entendre de telles
+paroles dans sa bouche. Tout à l’heure, il lui était facile d’aller à
+une consultation; il lui était beaucoup plus dur de s’obliger à un aveu,
+un aveu qui étonnerait, qui scandaliserait. Elle profanerait ainsi un
+sentiment--condamnable bien sûr--mais qui n’avait rien de vil, et qui au
+grand jour paraîtrait banal et honteux.
+
+--Cela, jamais.
+
+Clarisse redescendit l’escalier pour la seconde fois. Lorsqu’elle fut
+dans la rue, elle partit au hasard. Il lui fallait le grand air et le
+mouvement, afin de comprendre ce qui se passait en elle et pourquoi
+s’était produit ce brusque arrêt de volonté. Pour la première fois de sa
+vie, il lui avait été impossible d’accomplir une décision régulièrement
+prise. Une force nouvelle, étrangère, était intervenue. Elle pressa son
+allure afin d’obéir au rythme accéléré de ses pensées. Du fond de son
+âme montait comme un remous, ou plutôt une source bouillonnante. Après
+le va-et-vient contradictoire de tout à l’heure, ce flot s’affirmait
+avec plénitude. L’incohérence se dissipait: elle commença d’y voir
+clair.
+
+Son incapacité d’entrer chez M. Lachault, sa fuite loin du seul être qui
+l’aurait privée de Laurent Fabre-Gilles n’étaient pas l’effet du hasard.
+Un tel résultat avait été patiemment préparé, à son insu d’ailleurs.
+Depuis quand subissait-elle cette longue intoxication? Ce jeune homme
+l’avait tout de suite intéressée: elle se rappela, dans les premiers
+temps où elle le connaissait, l’obsession de son image. Bien vite, elle
+s’était persuadée qu’elle avait une responsabilité à son égard, mais son
+but secret était de le rejoindre, de s’occuper de lui, de s’imposer à
+lui. Que de roueries elle avait mis innocemment en œuvre jusqu’au jour
+où, à sa propre stupeur, un geste lui avait échappé qui avait trahi son
+arrière-pensée. Mais là encore, aveuglée par son honnêteté, elle n’avait
+pas aperçu le ressort caché de son acte. Depuis cet épisode de la
+Cômerie, elle avait éloigné Laurent, mais Laurent était demeuré dans sa
+vie, mêlé à toutes ses minutes. Il était la réalité de tous les fantômes
+qui l’avaient troublée: sa tristesse, c’était Laurent; son ennui,
+c’était Laurent; sa lassitude, c’était Laurent.
+
+Depuis plusieurs mois donc, elle agissait comme une somnambule qui ne
+sait pas qu’elle obéit au magnétiseur. Tandis qu’elle menait au grand
+jour son existence habituelle, elle conduisait sans le savoir et
+parallèlement une existence mystérieuse. Des pensées sous-jacentes
+s’étaient enchaînées l’une à l’autre, des désirs secrets avaient fleuri
+à l’ombre; et ainsi s’était constituée dans son âme et dissimulée sous
+des subterfuges, une seconde âme, différente de la vraie. Clarisse
+croyait se connaître et elle ne connaissait pas son double fond. Elle
+logeait dans sa propre personne, une étrangère. Et celle-ci, qui s’était
+fortifiée à ses dépens, maintenant élevait la voix, donnait des ordres.
+C’était elle qui, dans l’escalier du pasteur, avait parlé tout haut...
+Alors Clarisse eut un mouvement de révolte. Son goût natif de
+l’indépendance, son besoin de compréhension et de logique s’irritèrent
+devant tant d’obscurités. Maintenant qu’elle l’avait démasquée, elle
+chasserait l’intruse.
+
+Le hasard de sa course l’avait amenée dans une avenue déserte du
+quartier de Champel. Elle se sentit fatiguée, s’assit sur un banc. Et
+puis tout à coup, elle se releva, elle se remit à marcher, prit un
+chemin qui descendait une côte abrupte entre deux murs. Si cette
+«intruse» n’était pas une étrangère? Si c’était son âme véritable qui,
+longtemps méconnue, engourdie, s’était progressivement réveillée au
+contact d’un sentiment plus chaud que ses sentiments habituels? Loin
+d’être atteinte dans sa personnalité, elle l’affirmerait donc en
+écoutant cette voix mystérieuse. Ce qu’elle avait pris jusqu’à présent
+pour son vrai caractère, ce n’étaient peut-être que des habitudes, des
+répétitions, des imitations--mais sans rien d’original. Elle n’avait
+donc vécu que d’une illusion. Elle s’était crue libre, et elle n’avait
+fait qu’obéir; franche, et elle avait toujours menti. Au fond
+d’elle-même dormait son être réel. Elle aurait pu écouler des années
+entières avant de le savoir, et mourir peut-être sans l’avoir jamais su.
+Or voici que l’être réel sortait de l’indéfini et de l’obscur, et qu’il
+s’imposait dans son évidence.
+
+Clarisse leva les yeux, en proie à une émotion violente. Elle était
+devant l’Hôpital cantonal. Ces longs bâtiments alignaient des rangées de
+fenêtres comme une caserne. Des hommes et des femmes franchissaient les
+grilles pour entrer et pour sortir. Elle les considéra avec l’intérêt
+d’un naturaliste devant une espèce mal étudiée. Suivaient-ils en
+l’ignorant un modèle qu’ils n’avaient pas choisi? Ou bien avaient-ils su
+reconnaître leur réalité, avaient-ils délivré au fond d’eux-mêmes les
+forces latentes?
+
+Elle regarda les fenêtres de l’hôpital, qui brillaient au soleil
+couchant. Derrière ces vitres il y avait de la souffrance et de la mort.
+Elle songea aux misérables qui agonisaient en cette minute, et elle
+éprouva pour eux une indicible pitié--elle qui commençait à vivre.
+
+Elle revint vers la haute ville, les pieds couverts de poussière, et
+brûlée par le soleil de printemps qui ajoutait à sa fièvre. «Lorsque
+nous naissons charnellement, pensa-t-elle, nous n’évaluons pas à son
+prix le don magnifique de l’existence. Mais moi, je le reçois avec ma
+pleine raison.» Elle jeta autour d’elle des regards curieux, s’attendant
+à voir jusqu’aux choses même changer d’aspect et apparaître sous une
+forme imprévue. Le beau crépuscule qui dorait les maisons, l’atmosphère
+recueillie où tous les bruits s’apaisaient, elle les goûta comme pour la
+première fois. Son aube s’associa à cette fin du jour, avec la même
+confiance dans les éternels recommencements. Il lui sembla que son corps
+aussi était comme nouveau, et son visage changé. Quand elle arriva chez
+elle et qu’on vint lui ouvrir la porte, elle se dit qu’on ne la
+reconnaîtrait pas.
+
+Au moment où elle pénétrait dans le salon, une voix l’arrêta:
+
+--Hé bien! comme tu rentres tard...
+
+Hubert. Elle l’avait complètement oublié. Elle avait été chercher
+conseil auprès de son père, de sa mère, elle avait voulu aller chez M.
+Lachault, mais elle n’avait pas eu l’idée de lui demander son avis...
+
+--D’où viens-tu?
+
+--J’ai fait des visites, des courses...
+
+--Et tu n’as pas pensé à la date d’aujourd’hui? Ça, c’est bien la
+première fois.
+
+Hubert souriait, en affectant sa fausse bonhomie.
+
+--Je ne sais ce que tu veux dire, murmura Clarisse.
+
+--Eh! c’est l’anniversaire de notre mariage.
+
+Comme sa femme n’ajoutait rien, il ne voulut pas triompher trop
+bruyamment de son manque de mémoire, et il reprit:
+
+--Bah! ne te frappe pas... Il ne faut pas attacher trop d’importance aux
+dates. Et puis, nous sommes un vieux ménage.
+
+Mais Clarisse, sans l’écouter, se demanda avec gravité ce que son âme
+nouvelle pensait d’Hubert.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Depuis le matin une petite pluie fine tombait, léger brouillard humide
+qui mouillait à peine. Tous les jardins de la ville la recevaient avec
+béatitude. Elle imbibait la terre sans l’inonder, elle fortifiait
+l’herbe, verdissait les feuilles, et, sous sa rosée tiède,
+s’épanouissaient les lilas. Clarisse, en traversant les Bastions,
+respira les parfums de cette douceur fondante. Grâce aux frondaisons
+épaissies régnait un demi-jour silencieux, troublé seulement par la
+chute d’une goutte d’eau sur les branches et par les cris des oiseaux.
+Le long des pelouses, Clarisse regarda les fleurs nouvellement
+installées dans leurs plates-bandes: jamais elle n’avait pris un tel
+intérêt à ce qui sortait de terre, jeune et nouveau.
+
+Elle revint chez elle, à travers la vieille ville, et, à cause de
+l’appel printanier, elle considéra comme pour la première fois ces
+calmes petites rues où elle avait vécu toujours. Des confiseries
+étroites montraient derrière leurs vitres des gâteaux d’un rose ou d’un
+vert précieux; des antiquaires présentaient des porcelaines tendres, des
+verreries et des armes; des bouquinistes alignaient des livres
+vénérables dans leurs reliures fauves; des éventaires de marchands de
+légumes mêlaient à leurs primeurs des bouquets de pivoines. Dans la cour
+d’un hôtel ancien, des musiciens ambulants, suspendant le silence de
+cette matinée humide, jouaient des airs méridionaux, acclimataient
+l’Italie dans Genève. Et la musique, au passage, fit plaisir à Clarisse.
+
+Le jour mouillé s’éclaira. Un peu de soleil vint sur le pavé gras,
+illumina les maisons. Bâties dans la molasse du pays, elles prirent
+chacune sa nuance particulière, mais d’une délicatesse telle qu’il
+fallait la remarquer pour en jouir. L’une était verdâtre, l’autre d’un
+gris fin, celle-ci rose de chair, celle-là d’un jaune doré. Elles se
+tenaient côte à côte, d’âge inégal, mais imprégnées de la même noblesse
+un peu sévère, de la même grâce décente. Toute à ses découvertes--jamais
+elle n’avait si bien regardé que ce matin--Clarisse se reconnut en
+elles, en ce vieux quartier traditionnel, poli, discret, sans éclat
+excessif, et qui cachait, sous un style d’une harmonie sobre, ses
+passions.
+
+Comme elle longeait l’Arsenal et que la pluie recommençait, elle
+s’arrêta un instant sous les arcades pour la voir tomber. Gaillardoz,
+qui passait, vint la rejoindre.
+
+--Bonjour, ma cousine, dit-il de sa voix bruyante et avec le sourire
+heureux d’un Immortel.
+
+Devant ce témoin, Clarisse eut un geste effarouché, inquiète de se
+protéger contre les indiscrétions. Gaillardoz la dévisagea:
+
+--Vous êtes charmante, Clarisse.
+
+Avait-elle trahi au dehors ses transformations morales? Elle rougit un
+peu et s’empressa de répondre:
+
+--Laissez donc à Desnouettes le soin de me faire des compliments, c’est
+mon fournisseur.
+
+L’autre avait parlé sans réfléchir, frappé par une expression
+particulière de Clarisse. Il n’insista pas et entama un autre sujet:
+
+--Vous savez que nous avons maintenant notre auto! Nous formons mille
+projets, Fanny et moi, et nous espérons bien que vous nous accompagnerez
+un jour. Tenez, nous voudrions faire le Dauphiné.
+
+Clarisse le remercia vivement: l’idée du départ, des courses sur les
+routes, la tentait tout à coup. Mais elle s’aperçut que Gaillardoz de
+nouveau la considérait avec attention. Alors elle éteignit son regard et
+dit, d’un ton banal:
+
+--Malheureusement je ne sais si nous pourrons accepter votre aimable
+invitation. Hubert est très occupé.
+
+--Nous le regretterions, mais enfin pourquoi ne pas venir seule?
+
+Clarisse s’excusa, en prétextant que son mari n’aimerait pas la voir
+partir... Pour mieux dépister son interlocuteur elle affecta
+l’expression raisonnable qui lui était auparavant naturelle. Elle
+l’imita si bien que Gaillardoz la jugea peu empressée, pas très cordiale
+même, et il fut déçu, car il avait pour elle de l’amitié. Mais son
+vigoureux optimisme dissipa ce regret, et il se mit à parler d’autre
+chose, de sa voix réjouie qui faisait retourner les passants. Il ne se
+douta pas que sa compagne n’était plus la même, et qu’en réalité il
+causait avec une inconnue.
+
+--Décidément, songea Clarisse, cela ne se voit pas.
+
+Néanmoins, elle se dit qu’elle devait désormais se méfier et dissimuler
+avec grand soin ce qu’elle était devenue. Elle n’était pas femme à
+afficher ses opinions et ses sentiments en public. Ayant horreur du
+bruit, de la singularité, de l’exception, de ce qui pouvait ressembler à
+une faute de tact ou de convenance, un scandale lui paraissait une
+catastrophe. Toujours, elle avait été conduite par l’idée d’un type
+auquel il lui fallait se conformer: type moral, social, religieux. Elle
+ne ressemblait pas à ces femmes mobiles, tout entières dans leurs
+sensations, qui changent sans difficulté de genre d’existence en même
+temps que d’amant. Fixée en un lieu de la terre, en une catégorie
+humaine donnée, elle ne songeait pas à sortir, par un éclat, de ses
+habitudes. Elle continuerait donc à vivre comme naguère, avec les mêmes
+amis, les mêmes mœurs, les mêmes occupations, la même couturière, le
+même ameublement.
+
+Par l’effet de son éducation, Clarisse trouvait naturel d’avoir à se
+contraindre. Elle était foncièrement disciplinée. Loin d’accorder une
+importance excessive à ce qu’elle éprouvait d’inattendu, elle commençait
+par le critiquer. L’orgueil la soutenait dans cette attitude, un orgueil
+qui n’était pas de l’égoïsme aveuglé, mais la certitude de sa dignité
+personnelle. Avant tout elle voulait être maîtresse d’elle-même.
+Peut-être se mêlait-il à ce souci héréditaire une certaine timidité,
+l’appréhension des aventures. Elle n’était plus assez jeune pour être
+imprudente, pour courir le risque d’une humiliation ou d’un ridicule.
+
+Et ce qui l’aurait retenue encore, ce qui suffisait à l’incliner au
+silence, au secret, c’était la crainte des autres. Jusque-là elle
+n’avait recueilli d’eux que des compliments, et cette louange
+perpétuelle lui avait été agréable. Son aveu interromprait peut-être
+l’encens. Elle savait qu’elle représentait aux yeux du monde certaines
+vertus ou, plus simplement, une certaine qualité de femme; fallait-il
+les désobliger en abdiquant? Sa banqueroute égoïste démoraliserait
+beaucoup de gens. Elle vit combien il est cynique parfois d’être
+sincère. Il lui fallait donc obéir à cette image d’elle-même qui, bien
+qu’inexacte, était généralement admise: c’était faire honneur à sa
+signature. Encore une fois, elle se tairait. Elle sacrifierait à une
+vertu plus haute et plus utile les sentiments, les instincts dont elle
+venait de découvrir l’existence--ou du moins elle sacrifierait leur
+expression publique... Du reste, elle ne raisonnait avec tant de sûreté
+que parce qu’elle s’était arrêtée au bord même de la découverte. Elle
+distinguait mal les forces éveillées au fond de son être et qui
+n’avaient pas atteint encore la pleine lumière de l’évidence.
+
+Quelques jours plus tard, en rangeant une armoire, Clarisse trouva un
+paquet d’anciennes photographies, et, parmi elles, son portrait, du
+temps où elle était une petite fille bien sage. On reconnaissait sans
+peine, en puéril, son visage doux, raisonnable, d’expression étonnée. Et
+pourtant! «Pourtant, songea-t-elle, cette enfant paisible dissimulait
+déjà, à l’insu de tous, ce qui allait grandir pour me tourmenter. La
+personne que je suis et que j’ignore presque, existait dans ce corps
+innocent. Je ne savais pas; personne ne savait que la vie, beaucoup plus
+tard, la ferait surgir. Pourquoi n’est-elle pas restée inconnue!»
+
+Elle s’arrêta, en poussant un soupir, et, comme la porte s’ouvrait, elle
+cacha la photographie. C’était sa mère, qui vint l’embrasser. Puis,
+s’asseyant, s’installant, Mme Bourgueil ajouta, le visage un peu
+rubicond:
+
+--Quelle chaleur! Vous devriez aller à la campagne le plus tôt possible.
+
+«Bien sûr», pensa Clarisse. Elle songea que le verger, à la Cômerie,
+devait défleurir et que les pivoines s’épanouissaient autour de la
+maison aux volets bleus. Distraite, elle écouta sa mère qui lui parlait
+encore de Fanny. Décidément, affirmait la bonne dame, elle dépassait la
+mesure. Auparavant, elle n’était qu’excentrique, voilà qu’elle
+s’affichait.
+
+--Mais avec qui? demanda Clarisse.
+
+--Avec M. Desnouettes!
+
+Au fait, Clarisse avait oublié cette intrigue. Elle vit combien elle
+avait dérivé loin de ces choses, loin de ses intérêts de naguère. Elle
+s’obligea à écouter sa mère avec attention:
+
+--J’ai pensé, dit celle-ci, que tu pourrais agir...
+
+--Pardon, interrompit Clarisse, vous m’avez déjà fait parler à Fanny, et
+voilà le résultat.
+
+--Sans doute. Mais si tu intervenais auprès de son mari?
+
+--Triste métier...
+
+--Ou bien auprès de M. Desnouettes? Tu as beaucoup d’influence sur M.
+Desnouettes.
+
+Encore! Vraiment on abusait d’elle! Pourquoi la chargeait-on toujours de
+faire régner la vertu? Clarisse se révolta contre cette perpétuelle
+mission, et pendant une seconde, elle ne considéra plus le désordre
+comme un accident auquel chacun était tenu de porter secours, mais comme
+une sorte d’innovation, un ordre imprévu auquel on devait laisser
+collaborer les intéressés. Cette protestation silencieuse et passagère
+en faveur de Fanny, Clarisse ne pensa pas l’appliquer à sa propre
+situation; elle ne conclut pas qu’elle pourrait tirer profit d’une
+indulgence qui serait universelle. D’ailleurs, reprise par ses
+habitudes, elle finit par accepter d’intervenir auprès de Desnouettes.
+
+Mme Bourgueil considéra dès lors le problème comme résolu. Elle se leva,
+ronde et souriante, rappela à sa fille que le prochain dîner de famille
+aurait lieu chez elle, puis s’en alla, en trottant, heureuse.
+
+Clarisse la regarda partir avec une sorte de rancune. Elle lui en voulut
+de l’avoir faite telle qu’elle était, et de ne pas le savoir. Comme les
+parents sont peu perspicaces! Ils créent des enfants de leur propre
+chair, mais ignorent ce qu’ils leur transmettent. Ensuite ils les
+élèvent, c’est-à-dire qu’ils les obligent à devenir ce qu’ils voudraient
+qu’ils soient. Ces êtres nouveaux doivent ressembler à leurs
+prédécesseurs, qui traitent comme une désobéissance ou une impiété la
+moindre inquiétude, la moindre recherche personnelle... Mais là encore,
+Clarisse se tint dans des généralités pour éviter de décider sur
+elle-même. Son intelligence formula en abstraction ce qui était le désir
+de son cœur.
+
+Pourtant, livrée à la solitude, elle retourna vers son portrait, elle se
+dévisagea de nouveau. Alors, devant ces traits indécis et ce regard qui
+la questionnait, elle cessa de se dérober plus longtemps. Elle vit
+qu’elle ne pourrait pas éternellement se tirer d’affaire à force de
+maximes et de vues d’ensemble. «Que deviendras-tu? murmura-t-elle.
+Vas-tu étouffer ce que tu es, et te contenter jusqu’au bout d’être
+docile et mensongère? Que te procurera cette duplicité que tu n’as point
+choisie, mais que la vie t’impose? Je crains pour toi, quoi que tu
+fasses?» Et elle reposa son image, le cœur serré.
+
+ * * * * *
+
+Dans la pièce aux tapisseries bibliques, sous les yeux d’Esther au repas
+d’Assuérus, et de Déborah debout devant sa tente, une fois encore la
+famille se trouvait réunie. Sauf les Gaillardoz, en voyage pour quelques
+jours,--et eux seuls osaient choisir la date du dîner pour faire une
+absence--tout le monde était là. Abandonnant l’ouvrage auquel elle
+travaillait, Clarisse se laissa aller au ronron des entretiens où elle
+reconnaissait les voix, l’une après l’autre, qui disaient les paroles
+attendues. Naguère, d’un ton simple et enjoué, elle aurait pris part à
+la causerie, heureuse d’être au milieu des siens et de rencontrer
+l’assentiment unanime. Maintenant, elle se tenait sur la réserve. Et
+elle s’étonna qu’on pût accorder tant d’importance à des détails, à des
+questions de personnes. On parlait de fiançailles, on discutait d’une
+élection politique, on vantait un concert récent... Tout cela,
+désormais, n’était plus l’essentiel.
+
+Mais elle ne l’avouerait pas! Jamais elle n’aurait le courage
+d’expliquer aux siens qu’elle était différente de ce qu’ils croyaient.
+Elle n’osa prévoir ce qu’un pareil récit provoquerait de stupeur,
+d’incrédulité et d’indignation. D’ailleurs, ils étaient bien loin de se
+méfier. Leur opinion était faite depuis longtemps, ils ne pensaient plus
+à elle, mais à eux. Chacun s’occupait de son intérêt propre, de sa
+passion égoïste. Car--et Clarisse s’étonna de ne pas l’avoir vu plus
+tôt--ils étaient tous passionnés. Sous des dehors corrects, convenables
+et convenus, affectant de la froideur, ou de l’impolitesse, ou une
+éternelle et lourde raillerie, dissimulés par décence autant que par
+timidité et par faiblesse d’expression, ils avaient tous une manie, une
+fièvre, un souci, un songe, peut-être un idéal...
+
+Clarisse fut interrompue dans ses hypothèses par l’appel de son nom.
+Elle tressaillit. De l’autre côté du salon, un groupe l’invoquait dans
+une controverse. L’oncle Henri, toujours soigné, sa barbe blanche
+tranchant sur son teint d’un rose congestionné par deux verres
+d’eau-de-vie, se leva pour interroger sa nièce.
+
+--N’es-tu pas de mon avis, Clarisse?
+
+--Quoi donc? fit-elle, interloquée et craignant qu’on devinât ses
+réflexions.
+
+Tout le monde s’arrêta de parler pour regarder Clarisse. Certains
+visages étaient attentifs, d’autres souriaient, tous reflétaient un
+mélange de confiance et d’admiration. L’oncle Henri adorait être écouté.
+Ravi de cette occasion de montrer sa finesse, son habitude du monde
+diplomatique, il reprit sur un ton légèrement apprêté:
+
+--Nous discutons la question de savoir si une femme peut épouser un
+homme beaucoup plus jeune qu’elle. Moi, je prétends qu’une pareille
+union est absurde, parce que l’homme doit être le protecteur et le chef.
+Le bonheur n’existe que là où on se conforme aux conditions naturelles.
+Jamais une femme n’aura la considération nécessaire pour...
+
+--Cependant..., fit quelqu’un.
+
+--Attendez, s’écria l’oncle Henri en s’assurant d’un coup d’œil
+circulaire qu’on l’écoutait toujours.--Nous avons pris Clarisse pour
+arbitre: qu’elle décide entre nous.
+
+Il était bien sûr de sa réponse, et il jouissait à l’avance d’entendre
+sa propre opinion confirmée par la personne la plus raisonnable de
+l’assemblée. Clarisse piqua son aiguille dans son ouvrage, mécontente
+d’être l’objet de l’attention unanime.
+
+--On ne peut pas, murmura-t-elle, décider d’une façon générale. Cela
+dépend des personnes...
+
+L’oncle Henri ne se contenta pas de cette défaite. Sûr de lui, il
+s’avança au milieu du salon:
+
+--Clarisse, tu te dérobes. Nous réclamons un oracle, un oui ou un non.
+Faut-il épouser un homme plus jeune que soi, ou bien est-ce une bêtise?
+
+De nouveau, ce silence attentif, et tous les regards convergents.
+Clarisse, pour se débarrasser de l’importun, dit d’une voix froide:
+
+--Hubert a quatre ans de plus que moi.
+
+Des rires approbateurs accueillirent cette réponse. On pensait que
+Clarisse voulait simplement taquiner son oncle. Mais Hubert, qui était
+accoudé à la cheminée, protesta d’un air boudeur:
+
+--Je demande qu’on ne me mêle pas à l’affaire.
+
+L’oncle Henri tourna sur lui-même pour obtenir le silence, et, l’index
+levé, recommença:
+
+--Tu entends, ta réponse n’est pas jugée suffisante. Pas de
+faux-fuyants. Départage-nous.
+
+Alors, d’un élan Clarisse s’écria:
+
+--Je crois qu’on peut aimer, et passionnément, quelqu’un de plus jeune
+que soi... Il n’y a pas d’âge en amour...
+
+L’oncle Henri resta la bouche ouverte, stupéfait d’être contredit par la
+personne «la plus raisonnable de l’assemblée». Sa mine était si drôle
+qu’on lui fit un triomphe, et qu’on admira, une fois de plus, Clarisse
+pour ce qu’on crut être une moquerie. Mme Bourgueil battit des mains
+afin d’approuver sa fille, le vieux Jean-Étienne daigna sourire, Hubert
+haussa les épaules, et, chacun voulant ensuite donner son avis, cela
+provoqua une rumeur générale dans laquelle on n’entendit plus que
+l’avocat Gouvieux qui disait: «Moi, je propose de faire un bridge», et
+l’oncle Amédée, la main en cornet sur l’oreille, qui demandait à Mme
+Henri Bourgueil:
+
+--Qu’est-ce qu’elle a dit? Qu’est-ce qu’elle a dit?
+
+Et la noble matrone, pour se faire entendre, dut crier à tue-tête:
+
+--Elle a dit qu’on pouvait aimer passionnément un jeune homme!
+
+«Ainsi, songea Clarisse, je leur ai affirmé ma pensée, mais personne ne
+l’a comprise! Je leur dirais en face ce que je suis qu’ils ne me
+croiraient pas.» Pour une fois, ils venaient d’entendre une parole
+sincère et ils continuaient d’en rire comme d’une bonne plaisanterie.
+
+Un seul être l’écouterait: Laurent lui-même. Et celui-là ne saurait
+jamais rien. Qu’elle demeurât secrète vis-à-vis des siens, c’était
+possible, c’était facile. Elle ne souffrait pas de se dissimuler à eux.
+Mais demeurer une inconnue pour lui, voilà le sacrifice.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Clarisse savait que Fanny jouait au tennis tous les jours vers cinq
+heures au parc des Eaux-Vives. Certainement elle y rencontrerait
+Desnouettes. Elle aurait ainsi l’occasion de lui faire des remontrances
+puisqu’on persistait à la charger de pareilles commissions. Mais c’était
+une corvée bien ennuyeuse.
+
+Elle s’achemina le long du quai vers les Eaux-Vives. Dans le port
+régnait un vif mouvement de bacs pressés qui croisaient leurs sillages.
+Des pavillons claquaient au mât d’un loueur de canots. Plus loin, des
+baigneurs, debout sur des pontons, poussaient des cris à l’instant de
+plonger. Hors de l’étreinte des jetées, le lac étalait sa nappe bleue,
+élargie, où le soleil traînait des filets d’argent. Et sur la route,
+soulevant une poussière qui n’était pas encore celle de l’été mais une
+poudre délicate, des autos passaient, chargées de personnes satisfaites
+qui, à l’heure du crépuscule, dîneraient sous des tonnelles, au bord de
+l’eau.
+
+Quittant ce paysage lumineux, Clarisse pénétra dans le parc. Là, les
+arbres, des buissons de toute espèce étouffaient le promeneur et l’on ne
+voyait plus que par éclaircies, où à travers des branches retombantes,
+les pelouses d’un vert cru rutiler au soleil. Le long des allées,
+faisant des taches blanches ou roses, jouaient des enfants. Clarisse
+ralentit sa marche pour mieux jouir de cette douceur, de cette
+limpidité.
+
+Elle parvint à l’entrée des tennis et passa la barrière. La première
+personne qu’elle vit fut Fanny qui se leva pour venir à sa rencontre.
+Mais la seconde fut Laurent, debout à quelque distance et qui regardait
+le jeu.
+
+--Vous ici? demanda Fanny à sa cousine.
+
+Clarisse n’eut pas besoin de s’interroger davantage pour être renseignée
+sur elle-même. La simple vue du jeune homme lui causa un brusque
+battement de cœur. Il lui sembla que le soleil s’était rapproché de la
+terre, et que les arbres étaient deux fois plus hauts que d’habitude; le
+chant des oiseaux faisait un vacarme inouï. Pourtant son visage demeura
+immobile, et elle répondit à Fanny avec calme, mais d’une voix qui lui
+parut étrangère:
+
+--Oui, je voulais me promener.
+
+Ensuite elle regarda de nouveau: Laurent était toujours là. Dieu
+permettait qu’il fût toujours là. Et, parce qu’il tournait le dos, il ne
+savait pas qu’elle aussi était là.
+
+Fanny dit qu’elle ne jouait pas encore: il y avait trop de monde. Le
+club était envahi par des Grecs, des Roumains bien encombrants.
+
+--Je n’ai fait qu’une partie avec le petit Fabre-Gilles, qu’on m’a
+présenté hier... Au fait, il m’a parlé de vous.
+
+--Ah!... Pourquoi?
+
+--Il m’a dit qu’il vous connaissait. Venez donc vous asseoir.
+
+Clarisse suivit Fanny, s’assit à ses côtés, prête à lui obéir en toutes
+choses. Mais les fanfares soulevées ne s’éteignaient pas. C’était une
+vaste rumeur de joie, un cri éclatant répété par vingt échos. Elle se
+sentait comme délivrée. Et le monde n’avait plus rien de triste ou de
+maussade. Ce grand parc ombreux où le soleil descendait dans une buée
+d’or, ces hommes et ces femmes vêtus de blanc qui couraient avec
+souplesse et se renvoyaient des balles légères, c’était l’image de
+l’existence elle-même, chaude, odorante et profonde: il n’y avait sur la
+terre qu’une belle lumière apaisée, des rires et la liberté de soi-même.
+
+Desnouettes s’approcha, une raquette sous le bras, avec un excès fébrile
+d’empressement:
+
+--Enfin, je vous vois, ma chère amie. Quel dommage que vous n’ayez pas
+assisté à la partie que j’ai jouée tout à l’heure. Je suis vraiment en
+forme. Mon système--un système qui me rend imbattable--consiste à me
+tenir près du filet, et chaque fois que...
+
+Il fut interrompu car on venait le réclamer pour une autre partie.
+
+--Attendez, fit Clarisse, j’ai quelque chose à vous dire.
+
+Mais alors quelqu’un passa. C’était Laurent. Il tenait les yeux baissés,
+il les releva devant elle, la salua avec cérémonie, hésita comme pour
+s’arrêter, puis continua. Elle reçut ainsi qu’un coup dans la poitrine
+ce regard qu’elle avait si longtemps désiré. Cependant elle lui opposa
+un visage insensible et ne rendit qu’un salut plein de réserve.
+L’extérieur de son être, une fois de plus, ne l’exprima pas.
+
+--Eh bien! que me voulez-vous? demanda Desnouettes.
+
+Clarisse répondit, la gorge serrée:
+
+--C’est trop long, je vous dirai cela plus tard.
+
+--Alors, venez me voir jouer. Je suis sûr que mon système vous
+intéressera.
+
+Elle l’accompagna jusqu’au groupe de ses partenaires, et, restée debout,
+suivit la partie. Elle était seule. Elle se reprocha avec amertume de ne
+pas avoir salué plus aimablement le jeune homme. Peut-être se serait-il
+arrêté... Mais elle avait obéi à une discipline spontanée, elle avait
+recouru à un moyen automatique de défense en prenant son «air
+Bourgueil». Elle se représenta Laurent, sa sveltesse, son cou libre, son
+profil ambré. La blancheur intacte de ses vêtements, son extrême
+jeunesse, sa figure pensive renforcèrent en elle l’idée séduisante qu’il
+était timide, mélancolique et pur... Ah! pourquoi ne l’avait-elle pas
+retenu?
+
+Elle tourna involontairement la tête, en proie à la gêne légère des
+personnes qui se sentent observées. Et, pour la troisième fois, elle
+aperçut celui qui la préoccupait, appuyé un peu plus loin au grillage,
+et la contemplant. Dès qu’il se vit découvert, il baissa les yeux comme
+à son habitude. De son côté, elle se remit tout de suite à suivre le
+jeu, avec une expression attentive, mais sans chercher à juger les
+coups. Les balles qui passaient et repassaient obéissaient à des lois
+inconnues qu’elle ne comprenait pas.
+
+Cependant, bientôt elle devina que Laurent avait recommencé à la
+surveiller: son regard, appesanti sur elle, la réchauffait comme un
+rayon de soleil. Elle ressentit une vanité enfantine en même temps que
+poignante à être l’objet de son attention. Elle ne souhaita rien de plus
+que cet intérêt qu’il lui témoignait de la sorte, sans se douter qu’elle
+le savait. Elle demeura immobile, arrêtant même le cours de ses pensées
+pour ne pas effaroucher cette impression de bonheur.
+
+Des gens circulèrent derrière elle, en causant. Elle redouta qu’ils ne
+vinssent à ses côtés: c’eût été rompre ce mystérieux dialogue, ce lien
+inavoué qui se tissait entre eux deux: elle voulait à tout prix rester
+seule et n’exister que pour celui qui la regardait... Les gens ne
+s’arrêtèrent pas. Et la seconde d’après, tremblante, elle regretta leur
+départ, car elle pressentit que Laurent venait de faire un pas vers
+elle.
+
+Elle glissa un regard de côté. Le jeune homme, d’un air indifférent,
+avec une lenteur calculée, s’avançait le long du grillage. Il s’arrêta,
+parut s’intéresser à un beau coup, puis reprit sa sournoise démarche.
+Allait-il l’aborder? Et que répondrait-elle? Elle se figura brusquement
+qu’elle se trahirait dès les premiers mots, qu’il se passerait quelque
+chose d’irréparable et d’affreux. Elle éprouva au fond de sa chair comme
+une brûlure. Alors, confuse, effrayée, pudique, elle n’eut plus qu’une
+envie: la fuite.
+
+Desnouettes changea de camp. En allant de l’un à l’autre il dit quelques
+mots à deux petites Américaines du Sud, brunes de peau, qui le
+couvrirent de compliments. Clarisse lui jeta:
+
+--Je suis obligée de m’en aller. Venez me voir un de ces jours.
+
+--C’est entendu.
+
+Puis elle s’éloigna, la tête droite, l’air très fier, mais se maudissant
+elle-même. Alarmée par l’idée de trahir son secret, humiliée d’avoir
+entrevu que son âme nouvelle était une âme offerte, une âme prête aux
+concessions comme aux servitudes, elle se sauva de celui qu’elle
+désirait de toutes ses forces et qui ne se douta pas que cette fuite
+était le plus passionné des aveux.
+
+Une fois hors d’atteinte, elle commença de se calmer. Et au moment de
+passer le guichet de la sortie, elle se retourna, elle l’aperçut de
+loin. Il était assis sur un banc entre les deux petites Américaines du
+Sud, et il riait avec elles. Elle discerna ses dents, d’une blancheur
+éclatante dans sa face ambrée. Jamais jusqu’alors elle ne l’avait vu
+rire.
+
+ * * * * *
+
+Clarisse ne put s’empêcher de repenser à ces deux Américaines. Elles
+l’agaçaient. Et elle pensa aussi à ce rire de Laurent qui contredisait
+l’image qu’elle s’était formée de lui. Peut-être, depuis le temps
+qu’elle ne l’avait pas vu, s’était-il apprivoisé, égayé. Mais elle
+préférait sa mine sérieuse, et elle s’irrita de ne pas avoir eu de part
+à cette transformation. Néanmoins autant elle se sentait disposée à être
+réservée, mélancolique à ses côtés quand elle le jugeait tel, autant,
+par contradiction, elle se sentait apte, maintenant, à rire avec lui.
+S’il avait changé, elle était prête à changer aussi son attitude, afin
+de ne pas être concurrencée par d’autres qui le comprendraient mieux.
+
+«D’ailleurs, songea-t-elle, Desnouettes le connaît puisqu’ils se sont
+dit bonjour. Je pourrai l’interroger quand il viendra. Desnouettes est
+si bavard qu’il racontera tout.»
+
+Quelques jours plus tard, Desnouettes arriva, ravi à la fois et agité.
+Sur son visage tiraillé, vingt sentiments se peignaient en une minute.
+Il exprima à Clarisse son plaisir de la voir, son regret de ne pas
+l’avoir vue davantage, son espérance de la revoir bientôt. Bondissant à
+une autre idée, il reprit l’exposé de sa méthode au tennis, et déclara
+qu’il allait concourir dans des matchs, à Saint-Moritz. Clarisse profita
+de cette porte ouverte:
+
+--Partez, mon ami, partez pour Saint-Moritz et sans retard...
+
+Il parut surpris:
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que vous êtes en train de nuire ici à une femme qui ne mérite
+pas de courir une aventure.
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Vous savez de qui je veux parler: je n’en dirai pas davantage sinon
+qu’on commence à bavarder sur votre compte à tous les deux. Je suis
+certaine que vous ne voudrez pas donner plus longtemps crédit à une
+fable que vous êtes le premier à trouver absurde...
+
+Ouf, c’était dit! Clarisse se félicita d’être arrivée sans encombre au
+bout d’une phrase difficile. Desnouettes avait rougi:
+
+--Je ne sais ce que vous voulez dire. Fanny...
+
+Il rougit plus encore d’avoir par étourderie prononcé ce prénom, et,
+furieux contre lui-même, se fâcha:
+
+--Écoutez, je sais me conduire. Votre leçon, si leçon il y a... Mais
+enfin qui diable vous a raconté...
+
+--Vous oubliez la famille, mon cher, qui sait tout et qui surveille.
+
+Elle ne voulut pas l’irriter outre mesure car il lui était nécessaire.
+Puisqu’elle avait accompli la tâche dont on l’avait chargée, elle désira
+l’amener à des récits plus intéressants pour elle. Aussi quand il lui
+demanda d’un air contrit si elle lui en voulait, elle répondit:
+
+--Mais non. Je veux seulement vous mettre en garde.
+
+A son tour, pour se gagner Clarisse, il murmura:
+
+--Ah! vous êtes une amie comme il y en a peu. D’un jugement si pondéré,
+et si juste dans vos conseils! Vous êtes sage comme Minerve. Sage comme
+Minerve, c’est bien le mot.
+
+Clarisse s’inquiéta de ces éloges qu’elle n’était pas sûre de mériter.
+Quand les autres se trompent sur votre compte, on aime mieux que ce soit
+à propos de vos défauts que de vos qualités. Elle voulut l’amadouer
+encore, et, moitié souriant:
+
+--C’est aussi que vous êtes un dangereux séducteur. Et il faut bien,
+puisque je suis votre amie, que je m’occupe un peu de vos imprudences.
+Qu’étaient-ce encore que ces deux oiseaux des îles qui vous regardaient
+jouer au tennis?
+
+--Ah! pour cela il faut demander au petit Fabre-Gilles...
+
+Clarisse se mordit les lèvres, puis, avec quelque nervosité:
+
+--Il les connaît?
+
+--S’il les connaît? Dites plutôt qu’elles ne lui ont rien laissé
+ignorer...
+
+Inconscient de sa cruauté, il revint à ses projets de Saint-Moritz.
+Clarisse l’arrêta avec brusquerie:
+
+--Permettez. Je veux en savoir davantage sur le petit Fabre-Gilles.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Voilà. Il est très jeune. Ses parents nous l’ont beaucoup recommandé,
+à Hubert et à moi. Nous sommes responsables de lui en quelque sorte. Je
+serais--nous serions désolés que... Qu’est-ce que c’est que ces
+Américaines?
+
+Le visage de Desnouettes exprima l’admiration.
+
+--Vous me causez une joie profonde, s’écria-t-il. Je vous retrouve à
+travers toutes les circonstances, fidèle à votre caractère. Ma
+psychologie n’a donc pas été mise à défaut. Puritaine, vous avez même le
+souci de la vertu des autres! Cela est bien. Très bien.
+
+--Ne plaisantez pas, je parle sérieusement.
+
+--Moi aussi. Mais alors que tant d’autres se démentent, vous obéissez à
+votre ligne. Toutefois, j’ai le regret de vous dire que votre protégé...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! il a du succès et il en profite.
+
+Desnouettes, qui prétendait avoir reçu les confidences du jeune homme,
+n’hésita pas à les trahir, notamment à propos des deux Argentines dont
+la réputation était douteuse et auxquelles il faisait une cour assidue.
+Ce n’était pas sa seule aventure: il se jetait dans le plaisir avec une
+ardeur violente et la curiosité de tous les excès. Clarisse ne pouvait
+en croire ses oreilles. Irritée contre Desnouettes, elle lui demanda:
+
+--En êtes-vous sûr?
+
+Il s’empressa de lui donner des détails précis qui la renseignèrent
+complètement. L’irritation de Clarisse se tourna contre Laurent qui
+l’avait trompée, puis contre elle-même parce qu’elle s’était trompée.
+Cependant, pour mieux feindre, elle dit, en ayant l’air de se moquer:
+
+--Eh bien! ma surveillance n’a pas été très efficace!
+
+Desnouettes revint à ce qui l’intéressait:
+
+--Alors, vous ne m’en voulez pas pour l’histoire, le potin qu’on vous a
+raconté sur moi et sur...?
+
+Clarisse fit un geste indifférent. Il répliqua:
+
+--Ah bon! merci. Parce que j’ai besoin de votre indulgence... Et tenez,
+je puis bien vous avouer que, jusqu’à présent, ce n’est qu’un potin. Il
+ne s’est rien passé du tout.
+
+Clarisse semblait si absorbée qu’il ne voulut pas partir sans avoir
+réveillé son attention.
+
+--Mais je vous préviens, déclara-t-il, mes plans sont dressés...
+
+Il fit trois pas vers la porte:
+
+--Et il se passera quelque chose, c’est moi qui le dis!
+
+Puis il s’en alla, comme un héros de théâtre.
+
+ * * * * *
+
+Clarisse venait de découvrir un autre Laurent, un incompréhensible
+Laurent. Elle souffrit à l’extrême de cette découverte imprévue.
+Beaucoup de femmes admirent chez l’homme l’initiateur, le maître
+expérimenté. Clarisse, elle, avait été charmée par un adolescent qu’elle
+croyait généreux et pur. Elle manquait d’imagination pour se représenter
+ce que valent les ressources de l’expérience. Son idéal l’aveuglait sur
+son tempérament. La débauche de Laurent la scandalisa dans son
+puritanisme, dans sa conception étroite et noble des mœurs. N’ayant
+jamais eu de frère, n’ayant jamais questionné son mari sur sa vie de
+garçon, ayant repoussé par sa seule attitude certaines confidences, elle
+était sur ce sujet aussi naïve, aussi intransigeante qu’une jeune fille
+bien élevée.
+
+Les renseignements de Desnouettes furent comme un démenti brutal à ses
+croyances les plus chères. Laurent n’était pas le jeune homme candide,
+farouche, qu’elle avait supposé. Il ne se tenait pas à l’écart des
+autres, préservé par une sorte d’ombre pudique où, seule, elle avait su
+le choisir. Qu’avait-elle désormais de commun avec ce nouveau
+Fabre-Gilles? Il tombait de la région lumineuse et vague où la pensée de
+Clarisse allait le rejoindre, pour se mêler à la foule banale où elle ne
+le retrouvait pas. Et de son côté que pouvait-il éprouver pour Mme
+Hubert Damien, sinon de l’indifférence ou peut-être de l’ironie? Il
+s’éloignait d’elle, elle s’écartait de lui.
+
+Elle reprit dès le début l’histoire de leurs relations. Devant chaque
+silhouette que lui rendit sa mémoire, elle s’arrêta, étonnée. Lorsqu’il
+était assis chez elle, là, sur cette chaise, ou bien dans le jardin de
+la Cômerie; lorsqu’elle lui parlait avec une tendresse moqueuse qui
+s’ignorait encore, et une exigeante autorité, il n’était donc pas un
+enfant timide et secret? Sa duplicité cachait ses désordres. Elle se
+révolta contre cet inconnu qui venait de retirer silencieusement son
+masque; il n’était pas seulement un pécheur mais un traître. Son beau
+visage pensif avait menti... Qu’il est difficile de changer les couleurs
+d’un portrait! Clarisse s’efforçait tristement de modifier une image
+qu’elle aurait préférée intangible, mais toujours, sous l’effigie
+nouvelle qu’elle composait, reparaissait l’effigie ancienne, ainsi
+qu’une chère obsession qu’on n’arrive pas à oublier. Comment désavouer
+ces souvenirs légers, presque impalpables, mais qui étaient ses seuls
+souvenirs romanesques?
+
+Alors, par souci personnel de ne pas s’appauvrir, elle décida qu’il ne
+lui avait pas menti dès le début, mais qu’il avait dû changer, et
+justement depuis qu’elle avait cessé de le voir. Durant ces quelques
+semaines, il avait certainement subi des influences mauvaises et il
+était devenu tel que Desnouettes le décrivait. Grâce à cette
+explication, elle lui rendit un peu de son estime. Heureuse de ne pas
+être obligée de renoncer au Laurent du passé, elle lui pardonna presque
+ce qu’elle considérait comme une infidélité dans le présent.
+
+Ce qui l’inclinait encore à l’excuser, c’était le remords qui la
+tourmentait. Laurent avait déchu, mais parce qu’elle l’avait renvoyé à
+sa solitude. Par orgueil égoïste de se préserver elle-même, pour éviter
+un risque hypothétique, elle avait permis à un plus grand mal de
+s’accomplir. Elle avait manqué à son devoir. Que dirait-elle à M.
+Fabre-Gilles, le père, s’il venait à lui reprocher sa négligence? Elle
+se souvint de sa lettre austère, cette lettre qui l’avait si
+profondément touchée en lui montrant un beau rôle à remplir. De quelle
+façon avait-elle répondu à cet appel? Et que dirait-elle à Laurent s’il
+lui faisait les mêmes reproches,--car elle pensait qu’un jour il se
+repentirait de sa conduite présente. Mais alors il serait trop tard pour
+se repentir, il était déjà trop tard aujourd’hui. Cette âme intacte
+s’était pour toujours corrompue, et elle, Clarisse, était la coupable...
+Ainsi, sa conscience lui fit les mêmes reproches que son cœur, et comme
+elle avait l’habitude d’écouter celle-là mieux que celui-ci, elle fut
+tout à fait convaincue. Aux regrets de s’être trompée sur le jeune homme
+se mêla l’amertume de sa faute. Elle se détesta non seulement d’avoir
+été une dupe, mais d’avoir été une complice, même involontaire.
+
+Et elle se reprocha son aveuglement. Parce qu’elle avait consenti à
+s’occuper de lui, elle avait cru que ce petit Fabre-Gilles lui
+appartenait, et qu’entre eux deux s’était nouée une sorte de sympathie
+qui n’avait pas besoin de s’exprimer. Lorsqu’elle songeait à lui, elle
+n’était pas loin de penser qu’elle le faisait ainsi songer à elle.
+Allons donc! Elle s’apercevait maintenant qu’elle ne le possédait pas,
+qu’il demeurait libre et qu’il avait été porter ailleurs ce qu’elle
+n’avait pas pensé à lui demander. Habituée à diriger ses proches sans
+conteste, elle s’attrista de n’avoir eu aucune action sur celui qu’elle
+mettait à part de tous. Elle ne lui était pas nécessaire pour vivre.
+Elle se sentit atteinte dans sa clairvoyance et dans son autorité par
+l’indépendance et le libertinage de Laurent.
+
+Afin de mieux le comprendre, elle essaya de se représenter ses
+désordres, mais les quelques traits qu’elle rassembla manquèrent au
+début de toute vraisemblance. A la place de scènes animées, c’était un
+vide confus où elle ne distingua rien. Où, quand et comment tout cela se
+passait-il? Quel air prenait alors le jeune homme, quels étaient sa voix
+et ses gestes? Elle ne le savait pas: elle n’avait pas été élevée à
+faire de pareilles suppositions. Et si, parfois, l’anxiété de sa
+recherche évoquait tout à coup une femme, n’importe quelle femme, à ses
+côtés, alors, sans poursuivre, elle ressentait une brusque et naïve
+colère. La chaîne de ses raisonnements s’interrompait, et, pour quelques
+minutes, elle avait mal.
+
+Car sa tristesse n’était pas continue. Elle n’avait pas à se répéter que
+tel événement s’était produit, et garder constamment à l’esprit la
+notion de cet événement, jusqu’à en amortir la pointe. Il s’agissait de
+choses qu’elle n’avait pas vues, et d’une situation qui ne se résumait
+pas en un mot. Elle n’en prenait pleine conscience que par à-coups. Et
+ces projections inattendues, grâce à leur effet de surprise, et aussi à
+leur caractère hypothétique, étaient d’autant plus douloureuses.
+Toutefois elle ne pouvait s’empêcher de les susciter à nouveau. Obligée
+d’inventer les circonstances de son chagrin pour le concevoir, elle en
+était de la sorte le propre artisan, Ainsi, petit à petit, elle se
+perfectionna dans l’art de se tourmenter. Elle qui était si franche, si
+optimiste, elle sut de mieux en mieux comment se faire sournoisement
+mal.
+
+Sa pensée, devenue plus ingénieuse, revint aux petits Argentines de
+l’autre jour. Elle n’avait gardé d’elles qu’un souvenir presque effacé,
+qu’elle compléta hâtivement et injustement. «Petites exotiques
+prétentieuses, songea-t-elle, bêtes et mal élevées. Ah! comme il se
+trompe! Pourquoi se laisse-t-il prendre à ces grâces fardées, à ces
+ruses animales? Il vaut tellement mieux qu’elles!»
+
+Quand même, elles l’emportaient! L’autre jour elles riaient avec lui.
+Que d’intimité dans un rire partagé, dans une parole accueillie avec de
+la joie!... Peut-être étaient-ils rentrés ensemble. L’une, la préférée,
+il l’avait serrée contre lui. Ou bien toutes les deux! Peut-être leurs
+bouches s’étaient jointes. Et là, Clarisse, immobile mais frémissante,
+réussit à compléter des spectacles qu’elle ne se croyait pas capable de
+concevoir. Son imagination s’enhardit à la suite de son cœur, et, de
+tâtonnements en tâtonnements, s’effrayant elle-même mais stimulée par
+l’affreux désir de savoir, finit par rétablir des morceaux entiers de
+réalité. De jour en jour, afin de mieux comprendre, elle devint plus
+audacieuse. Elle s’habitua ainsi peu à peu, et sans s’en douter, à des
+choses qui l’auraient horriblement choquée naguère.
+
+De ces songeries, naquit une haine véritable pour les femmes qui avaient
+eu quelque chose de Laurent et qui, sans le savoir, étaient ses rivales.
+Elle ne pouvait leur pardonner d’avoir obtenu sa préférence et de ne pas
+se douter, peut-être, de leur bonheur. Elle se croyait leur victime,
+comme si elles l’avaient élue exprès, et comme si elles n’avaient agi
+que pour la faire souffrir. Elle aurait voulu les connaître, jouer un
+rôle entre Laurent et ses complices, être trahie enfin plutôt qu’oubliée
+ou méconnue. Elle élargit ainsi sa souffrance jusqu’à son amour-propre,
+et par là se glissa un vague désir de vengeance, un vœu mal défini de
+reprise. Tout son être commença de s’intéresser à une revanche.
+
+Alors elle se demanda par quels moyens les autres femmes--celles qui
+plaisaient à Laurent--avaient séduit sa jeunesse? Clarisse était trop
+peu coquette pour le pressentir avec exactitude. Et d’une manière
+fugitive elle se compara: ne les valait-elle pas? Ou bien n’avait-elle
+pas su se faire valoir? Certes elle n’entendait pas offrir à Laurent
+autant que ces rivales. Mais une sage amitié lui aurait peut-être suffi.
+Il n’aurait pas cherché ailleurs de troubles délices si elle avait
+consenti à lui laisser voir sa sympathie. Ah! le jour de la Cômerie, que
+n’avait-il pu sentir à travers ses paupières fermées l’ardente candeur
+de ce baiser involontaire... L’autre jour encore, peut-être qu’une
+simple parole l’aurait satisfait. Mais elle était partie sans rien dire.
+Toujours et obstinément elle avait mis de la distance entre eux...
+Peut-être croyait-il qu’elle le dédaignait? Et une seconde idée vague
+commença à ramper au fond d’elle-même, l’idée qu’elle avait été injuste
+envers lui, et qu’elle lui devait un dédommagement pour une froideur
+qu’il n’avait pas méritée.
+
+D’ailleurs n’avait-elle pas toute sa vie trop gardé ses distances, à
+cause de cet «air Bourgueil» qui la glaçait aux moments où elle aurait
+dû s’épanouir. Elle ne savait pas faire des avances. C’était la faute
+d’une susceptibilité délicate et d’un sentiment exagéré de sa dignité
+personnelle, mélange de faiblesse et de noblesse... A ce point de ses
+réflexions, Clarisse ne se borna plus à être jalouse des femmes que le
+jeune homme avait choisies, elle devint jalouse de lui. Lorsqu’elle le
+croyait chaste et sincère, elle se reconnaissait en Laurent; mais
+puisqu’il n’était ni chaste, ni sincère, elle en vint presque à
+regretter de l’être, elle, toujours. Elle commença--tellement elle était
+désorientée--à l’envier tout bas de mener cette existence libre qu’elle
+condamnait tout haut. Elle l’admira presque d’obéir à ce qu’elle appela
+ses passions--elle qui ne se jugeait point passionnée. Que de plaisirs
+il connaissait, malgré sa jeunesse, dont elle était demeurée ignorante.
+Tandis qu’elle écoulait une existence monotone, il remplissait la sienne
+de toutes sortes de choses brillantes et mal définies. Ainsi, elle avait
+beau vouloir le blâmer, il lui semblait qu’il avait quand même raison.
+
+Elle repassa si souvent par les mêmes impressions successives et
+contradictoires qu’elle finit par leur ôter toute fraîcheur, comme le
+cheval qui tourne en cercle use un rond d’herbe sous ses sabots. Tantôt
+elle en voulait à Laurent d’être coupable--vis-à-vis de la morale ou
+vis-à-vis d’elle-même, elle ne distinguait plus très bien. Tantôt elle
+subissait son prestige d’être entreprenant et aimé. Ces contrastes
+embrouillaient sa pensée. Pour en sortir, pour s’affirmer à son tour
+elle souhaita de s’imposer à celui qui la délaissait. Mais comment?
+L’aimer, c’était être pareille aux autres, et demeurer son inférieure.
+En aimer un autre? Impossible. Elle n’aurait voulu se venger de Laurent
+que par Laurent lui-même. D’ailleurs elle ne prononçait pas le mot
+amour.
+
+ * * * * *
+
+Modifier l’idée qu’on se fait de quelqu’un entraîne souvent à modifier
+l’idée qu’on se fait de soi-même. Déjà Clarisse--qui jusqu’alors avait
+prétendu régir son jeune ami--commençait à changer, non sous son
+influence puisqu’il était absent, mais sous l’influence de ce qu’elle
+pensait de lui. Elle ne s’étonna pas de cette transformation parce
+qu’elle en pressentit l’inévitable cause. C’était son âme profonde qui
+s’enhardissait à vivre et s’affirmait, à travers ces alarmes
+d’incertitude et de jalousie. Ardente et grave, elle rejetait les
+scrupules et les explications dont on cherchait à l’enlacer. Elle
+devenait plus vigoureuse à mesure qu’elle savait mieux ce qu’elle
+voulait. Et elle était si belle, si résolue déjà dans ses desseins que
+Clarisse finit par céder à la satisfaction obscure de la sentir palpiter
+en elle--comme une mère se réjouit que l’enfant qu’elle porte soit fort.
+
+Pourquoi regretter que Laurent eût changé, et lui en vouloir,
+puisqu’elle-même était différente? Il témoignait par ses actes qu’il
+s’était renouvelé; elle, elle cachait dans son cœur le secret de sa
+renaissance. Mais ils n’étaient plus tels qu’à leur première rencontre.
+Leurs deux êtres de ce jour-là avaient disparu. Ils étaient neufs l’un
+pour l’autre, inconnus, pleins de ressource... Toutefois, Laurent n’en
+savait rien. Clarisse s’attrista de penser qu’il la jugeait sur son
+apparence périmée. Il conservait d’elle une image fausse: que dirait-il
+de l’image véritable? Étaient-ils destinés à se mieux comprendre
+maintenant qu’ils étaient devenus étrangers?
+
+Hélas, ils ne se rencontraient pas. Si elle s’était retrouvée en sa
+présence, Clarisse lui aurait dissimulé ses pensées brûlantes. Mais il
+les ignorait. Tout le monde ignorait son secret. Alors, imprudemment,
+elle ne s’interdit plus d’y penser sans cesse. Elle ne comprit pas
+qu’elle travaillait à ruiner ses protections morales et que, par contre,
+elle encourageait un désir qui n’aurait plus besoin, ensuite, que d’une
+occasion pour se satisfaire. Elle crut avoir fait assez en faisant le
+silence,--mais elle renferma de la sorte l’ennemi chez elle, et il gagna
+de proche en proche, s’installa d’autant mieux qu’il ne communiquait
+plus avec le dehors.
+
+Le meilleur moment de sa vie, après toutes les anxiétés du jour, c’était
+le soir quand elle se couchait. Bien vite, à ses côtés, son mari tombait
+dans le lourd sommeil qui lui était habituel. Mais elle ne pouvait
+dormir. Étendue dans son lit, profitant du calme de la chambre, elle se
+représentait Laurent, Laurent montrant des yeux sombres et tentateurs,
+et les dents blanches de son sourire. Comme il la regardait! Elle
+l’évoquait avec un effort éperdu, acharnée à remplacer ce que son
+souvenir avait d’incomplet, heureuse à la moindre illusion de réalité.
+
+Le temps passait. Parfois Hubert se tournait en soupirant dans
+l’obscurité. Clarisse, les yeux ouverts, continuait à disputer à
+l’inconnu, à l’impossible, à l’absurde celui qui était toujours absent.
+Mais à la longue la fuyante image, trop de fois ressassée,
+s’évanouissait et Clarisse se rendait compte combien son effort était
+stérile. Tandis qu’elle veillait, toute seule, Laurent était ailleurs.
+Mais avec qui, et que faisait-il? Quelle anxiété que de ne pas savoir, à
+une minute exacte, où sont les autres. Elle souhaitait d’être
+omnipotente, comme Dieu, et de regarder l’humanité d’en haut, pour la
+connaître dans tout ce qu’elle cache. Elle enviait Dieu de savoir à
+l’instant même à qui pensait Laurent.
+
+Certes, il ne pensait pas à elle. Durant ces heures de la nuit, il
+cherchait auprès d’une autre son plaisir, et il savait le lui rendre...
+Clarisse souffrait à la mort de ces baisers pressentis. L’ombre avait
+supprimé toute contrainte: sur un lit pareil au sien, elle voyait un
+couple enlacé. Elle ne pouvait distinguer sa compagne, mais elle
+contemplait Laurent, sa chère tête pâlie par la volupté--une volupté à
+laquelle elle demeurait étrangère. Elle ne se doutait pas auparavant à
+quel point une image inventée peut faire mal.
+
+Une nuit, l’angoisse fut trop forte. Elle ne put admettre plus longtemps
+d’être seule. Pour mieux susciter sa personne et sa ressemblance, elle
+eut l’idée de murmurer son nom:
+
+--Laurent...
+
+D’abord à voix basse, à peine articulé. Elle crut qu’elle le disait à
+travers un demi sommeil. Puis elle le répéta un peu plus haut, avec une
+intonation doucement caressante:
+
+--Laurent!...
+
+Ce prénom prononcé était, dans cette chambre silencieuse, quelque chose
+de réel comme une présence. Vraiment le fantôme du jeune homme venait
+d’apparaître. Ce n’était plus la rêverie muette et isolée, mais le
+commencement d’un dialogue, un appel qui sollicitait une réponse...
+L’impression fut si vive que Clarisse, avide d’entendre sa voix qui
+allait répliquer sans doute, oublia sa prudence et redit--tout haut,
+cette fois, avec un accent de certitude:
+
+--Laurent!!...
+
+Mais rien ne répondit à son attente. Personne ne l’avait entendue. Il
+ignorerait toujours qu’elle l’avait appelé si ardemment du fond de sa
+solitude nocturne. Et des larmes lui vinrent aux yeux, un flot de larmes
+chaudes, des larmes désespérées.
+
+ * * * * *
+
+Un matin à déjeuner, Hubert proposa à Clarisse:
+
+--Le temps est beau, la saison est en avance. Si nous allions nous
+installer à la campagne?
+
+D’un éclair, Clarisse, qui rapportait tout à sa préoccupation, vit la
+conséquence: c’était renoncer à tout espoir de rencontrer Laurent. Elle
+dit avec une expression indifférente, mais le cœur bouleversé:
+
+--Déjà, crois-tu?
+
+Hubert, qui avait été chapitré par Mme Bourgueil, inquiète de la mine de
+sa fille, insista:
+
+--Oui, la campagne te fera du bien.
+
+Il se leva, puis, se retournant, ajouta comme une chose sans importance:
+
+--Nous oublions un peu le petit Fabre-Gilles. Je vais l’inviter à passer
+quelques jours à la Cômerie.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Clarisse se réinstalla à la Cômerie selon les rites réguliers de son
+existence. Une fois de plus, elle fit ouvrir la maison, frotter les
+parquets, pendre les rideaux. Elle surveilla ces travaux domestiques
+avec le même calme autoritaire que d’habitude.
+
+Pourtant, elle allait recevoir dans cette maison rouverte un hôte qui ne
+ressemblait guère à ceux des années précédentes. Mais après les regrets,
+les angoisses, les jalousies qu’elle venait de traverser, la campagne la
+fit verser dans une paix étrange et comme stagnante. Elle avait souffert
+de l’absence de celui auquel elle pensait toujours: sur le point de le
+revoir, elle s’immobilisa dans cette attente et ne souffrit plus. Elle
+se prépara à n’être pour le jeune homme qu’une hôtesse attentive. Sûre
+de ne jamais laisser voir ses sentiments, Clarisse savait bien que rien
+ne se passerait entre eux de coupable ou d’imprévu. Cette conviction
+l’enfonça de bonne foi dans sa quiétude. Ce n’était pas que vertu
+apprise et fierté naturelle, mais aussi naïveté, faiblesse d’imagination
+et manque total d’expérience. Les femmes auxquelles une aventure semble
+toujours possible connaissent les risques qu’elles courent et savent se
+défendre. Mais celles qui sont honnêtes ne se méfient ni d’elles-mêmes
+ni des circonstances parce que la certitude de leur honnêteté les
+tranquillise à l’excès.
+
+D’un autre côté, Clarisse était décidée à réparer en quelque mesure le
+mal qu’elle avait laissé commettre. Elle voulait atténuer les reproches
+que lui avait faits sa conscience, et qui continuaient à entretenir en
+elle un remords latent, une confusion humiliée. Elle ne distinguait pas
+encore les moyens qu’elle emploierait pour sermonner le jeune homme.
+Mais son idée, arrêtée en principe, était de le purifier. Ses souillures
+ne le rendaient pas moins intéressant. Au contraire. Ce qu’il avait de
+mystérieux et de réprouvé augmentait ses attraits. Il ne s’agissait plus
+de le préserver, comme un innocent, mais de le faire revenir sur ses
+fautes, de les lui faire avouer pour mieux s’en repentir, et, en le
+ramenant au bien, de le ramener à elle. Elle n’avait jamais haï, ni
+méprisé les pécheurs que les hasards avaient mis en sa présence. Elle
+les avait plaints. Ici encore, et même avec plus de ferveur, elle
+s’apitoya.
+
+Les jours passèrent. Hubert quittait la maison le matin de bonne heure
+pour aller prendre son train. Il déjeunait à Genève. Puis il revenait le
+soir, juste pour dîner. Clarisse écoulait ses heures dans la solitude.
+Une femme romanesque les eût consacrées à la rêverie. Elle, elle
+visitait la ferme, le hameau, donnait des ordres au jardinier, dressait
+un inventaire du linge de table... Cette année les roses étaient
+florissantes et tapissaient la façade grise aux volets bleus: Clarisse
+faisait de gros bouquets dont elle remplissait la maison, mais elle ne
+songeait pas à les respirer longuement. Les crépuscules descendaient
+avec lenteur sur les grands prés qui s’étendaient devant la terrasse, où
+les foins n’étaient pas fauchés encore. Clarisse ne s’attardait pas à
+regarder l’ombre venir, ni les grandes herbes onduler d’un seul
+mouvement, à peine perceptible. Elle n’était pas habile à enrichir son
+cœur de toutes les beautés du monde; sans se préoccuper des
+sollicitations du dehors, elle attendait, elle attendait.
+
+Un soir, son mari fut en retard. Clarisse, au salon, cousait une petite
+robe d’enfant pour une amie qui allait être mère. Soudain elle entendit
+le bruit de la voiture sur le gravier. «Voilà Hubert», se dit-elle, et
+elle continua de coudre. Mais Hubert, au lieu de venir de suite la
+rejoindre, comme d’habitude, s’attarda au vestibule: une autre voix se
+mêla à la sienne. «C’est lui!» songea Clarisse. Elle se leva toute
+droite, et la petite robe tomba à ses pieds. Mais elle s’obligea à se
+rasseoir.
+
+Les voix se rapprochèrent, la porte s’ouvrit.
+
+--Passez donc.
+
+Laurent entra. Dès l’abord Clarisse fut frappée de sa mine pâle. Elle
+comprit qu’il n’était plus le même. Quand elle lui donna la main, elle
+crut s’adresser à un étranger, ou plutôt à un frère aîné et inconnu du
+Laurent de naguère.
+
+D’une voix plus ennuyée que jamais, Hubert expliqua qu’il avait invité
+le jeune homme le matin même et qu’il l’avait décidé à venir
+immédiatement. Inutile d’attendre, n’est-ce pas? Il venait d’ordonner
+qu’on l’installe dans la chambre rouge.
+
+--Dans la chambre rouge...
+
+Et Clarisse se rappela que, lors de leur visite en mars, c’était dans
+cette même pièce tendue d’andrinople que Laurent et elle, penchés à la
+fenêtre, avaient regardé s’épanouir le printemps...
+
+A cause de l’heure tardive, ils se mirent tout de suite à table. Par les
+baies ouvertes venait un jour verdâtre, filtré à travers les arbres
+voisins. Clarisse fit allumer la suspension. Sous la lumière qui le
+colorait, elle se réhabitua à Laurent, ce Laurent si lointain dans ses
+souvenirs, et dont la présence recommençait sur elle sa mystérieuse
+séduction. Elle détournait les yeux vers son mari, vers les fenêtres qui
+s’obscurcissaient, vers un tableau dans son cadre doré, puis elle
+revenait au jeune homme, irrésistiblement, pour l’observer, le
+dévisager, se repaître de lui, et chaque fois qu’elle rencontrait son
+regard, elle sentait un petit choc, une commotion qui descendait par
+degrés dans son être et la rendait heureuse.
+
+Le voilà donc, non plus vague sur un fonds de mémoire, mais réel, avec
+son beau visage régulier, allongé, son teint mat, ses gestes un peu
+convenus de jeune homme bien élevé et qui s’applique. Il s’inclinait
+volontiers en parlant, dans une intention de déférence; il écoutait avec
+grand soin, et scandait les paroles de son interlocuteur de son petit
+rire brusque. Au fait, et ses mains? Clarisse se rappela sa déception de
+ne pouvoir s’en souvenir; elle se donna le plaisir de considérer ses
+doigts, longs et forts, aux ongles bombés. Il lui sembla qu’elle le
+possédait mieux, désormais, puisqu’elle avait complété son image.
+L’essentiel était de l’avoir retrouvé et de le tenir près d’elle: elle
+remit à plus tard de l’exhorter.
+
+Après dîner, ils allèrent, selon l’usage, s’installer sur la terrasse
+devant la maison, dans des fauteuils de paille. Au delà du bassin dont
+le jet d’eau, en retombant, faisait valoir le calme de la soirée, les
+prés s’étendaient, dominés de loin en loin par les chênes magnifiques.
+Dans la maison, la femme de chambre faisait les couvertures, et on
+l’entendait, par les fenêtres ouvertes, qui passait d’une pièce à
+l’autre.
+
+Hubert avait apporté une boîte de cigares.
+
+--Fumez-vous?
+
+Laurent dit qu’il ne fumait pas. Clarisse murmura avec une
+indéfinissable ironie:
+
+--Comme vous êtes sage!
+
+Elle ne le distinguait plus guère, dans l’ombre accrue, mais quel
+plaisir de l’interpeller ainsi directement, de tout près. Qu’elle était
+contente!
+
+--Tiens, fit Hubert, une chauve-souris!
+
+Ils levèrent les yeux et ils virent, contre le ciel demeuré clair, la
+silhouette instable et malheureuse de la bête. Laurent s’écria:
+
+--Ah! je n’aime pas ces animaux-là! Croyez-vous qu’elle vienne sur nous?
+
+De nouveau, sans presque le vouloir, Clarisse lui rétorqua en
+plaisantant:
+
+--Mais vous êtes peureux, monsieur Fabre-Gilles! Craindre une
+chauve-souris, à votre âge!
+
+Il ne répondit pas. Hubert ne dit rien non plus: c’est qu’il tirait sur
+son cigare dont on voyait briller le petit feu rouge. Clarisse se
+demanda pourquoi elle avait employé ce ton de raillerie. L’ombre était
+presque complète à présent, mais elle devina qu’elle l’avait fâché. Il
+était près d’elle, et pourtant elle venait de l’éloigner, de le
+repousser par l’accent involontaire de ses paroles.
+
+Elle voulut lui parler de nouveau, plus gentiment. Elle s’adressa
+d’abord à son mari:
+
+--Quand donc commencera-t-on à faire les foins?
+
+--Demain.
+
+--Déjà? C’est dommage; je préfère quand les prés sont hauts et remplis
+de fleurs...
+
+Elle se tourna dans l’obscurité vers Laurent, et dit:
+
+--Ne trouvez-vous pas?
+
+Il prit un temps, comme pour marquer qu’il voulait bien répondre mais
+sans se presser, et il raconta que, lorsqu’il était enfant, il adorait
+les tas de foin parce qu’il s’y roulait avec son frère et ses sœurs...
+
+Clarisse aima tout de suite ce souvenir et elle se plut à le voir petit
+garçon, courant dans les prairies. Mais, pour la troisième fois, sa voix
+se fit moqueuse, presque dure:
+
+--Si cela vous amuse encore, vous pourrez ici vous rouler sur les
+meules... comme un petit garçon!
+
+Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle l’entendit, sur le gravier,
+qui reculait son fauteuil. Et elle se désola d’exprimer si mal, par
+maladresse, par besoin de le régenter toujours, ce qu’elle éprouvait
+véritablement à son égard. Peut-être avait-elle obéi à un mouvement
+spontané de défense, et sa taquinerie n’était-elle qu’une mise en garde?
+Certainement elle l’avait froissé. S’il allait lui en vouloir? Vexée,
+elle demeura silencieuse. Elle n’avait aucun droit sur lui, il n’avait
+aucun motif de lui pardonner: il leur manquerait les éléments d’une
+réconciliation... Ah, qu’ils étaient donc séparés!
+
+Hubert bâilla, repris par son sommeil habituel.
+
+--Vous savez que nous devons nous lever de bonne heure, dit-il. A la
+campagne, on se couche tôt.
+
+--Mais je ne demande pas mieux que de rejoindre mon lit, répliqua
+Laurent. Et puis j’ai ma valise à défaire.
+
+Clarisse les précéda dans la maison.
+
+--Prenez-vous quelque chose le soir? demanda-t-elle d’une voix qu’elle
+s’efforça de rendre aimable.
+
+--Jamais, madame.
+
+Ils montèrent l’escalier en silence. En haut, au moment de se séparer,
+Laurent porta la main de Clarisse à ses lèvres. Geste banal, mais
+qu’elle ne lui connaissait pas. Déjà, il gagnait sa chambre, sans
+détourner le visage. Elle se dirigea vers la sienne, suivie d’Hubert qui
+ne se donnait plus la peine de dissimuler ses bâillements.
+
+Leur chambre était une vaste pièce, tendue d’une cretonne bleue et
+blanche, meublée de fauteuils recouverts de housses, et de poufs bas et
+capitonnés. Une grosse commode de l’époque Louis-Philippe supportait une
+pendule d’albâtre à cadran doré. Au-dessus du lit, pendait un tableau à
+la façon de Léopold Robert, qui représentait des paysans dans la
+campagne romaine; en face, il y avait des gravures anglaises de chiens
+et de chevaux.
+
+Hubert ronflait déjà. Clarisse, en se déshabillant, s’étonna que la
+soirée se fût si vite écoulée et d’une façon si peu sensationnelle.
+Quoi, après tant de semaines de séparation, ils se retrouvaient
+ensemble, et ils n’échangeaient que des paroles banales!
+
+Le matin, d’habitude, elle ne sortait pas d’un demi-sommeil quand s’en
+allait Hubert. Il l’embrassait et elle retombait à sa somnolence. Mais
+le lendemain elle s’éveilla en même temps que lui, elle le regarda à son
+insu qui allait et venait dans la chambre. Quand il s’approcha pour lui
+dire adieu, elle ferma les paupières et ne bougea pas.
+
+Il partit, elle l’entendit qui descendait l’escalier. Maintenant il
+déjeunait avec Laurent; ensuite ils prendraient la voiture pour aller à
+la station.
+
+Alors Clarisse se leva, mit ses mules, sa robe de chambre, et ouvrit la
+porte: le corridor était vide. Elle se hâta jusqu’à la bibliothèque, qui
+donnait sur la cour, elle écarta un peu le rideau, le battant de la
+fenêtre, et elle aperçut, à l’ombre des marronniers, la voiture
+découverte, le cocher sur le siège, le cheval qui avec sa queue chassait
+les mouches. L’air était encore frais de la nuit.
+
+Hubert et Laurent sortirent de la maison. Clarisse les vit de dos monter
+dans la victoria qui s’était avancée devant le perron. Elle était
+contente d’apercevoir le jeune homme dès le matin, dès le départ, pour
+le protéger en quelque sorte et afin qu’il revînt vers elle sans
+encombre... Le cocher rassembla ses rênes, toucha le cheval: la voiture
+s’ébranla, tourna à l’entrée de la cour où les roues, un instant,
+étincelèrent au soleil,--puis tout disparut.
+
+Pendant la journée le souvenir de Laurent tint compagnie à Clarisse.
+Elle était inquiète de l’avoir froissé. S’il allait montrer au retour un
+visage plus fermé encore que d’habitude!... Ensuite, elle songea qu’elle
+oubliait toujours la différence d’âge qui les séparait. Parce qu’elle
+pensait constamment à lui, elle finissait par le concevoir comme son
+contemporain et son égal. Mais lui n’avait aucune raison d’envisager
+ainsi leurs relations. Au contraire. Elle l’intimidait peut-être, et il
+la respectait assurément. Il la mettait à côté de ses parents, de ses
+maîtres. Elle avait dix ans de plus que lui, et dix ans, pour un tout
+jeune homme, c’est incalculable! Elle était à ses yeux une grande
+personne--de même qu’il lui paraissait un enfant.
+
+Cette situation ne contristait pas Clarisse; elle y voyait le motif
+principal de s’occuper de Laurent. S’il avait eu le même âge qu’elle,
+jamais elle ne l’aurait considéré avec cette tendre familiarité, avec
+cette autorité affectueuse. Jamais elle n’aurait osé lui faire la leçon.
+Or, elle y comptait. Il n’était pas un homme qui agit en connaissance de
+cause, et avec lequel il serait choquant de discuter certains sujets. Il
+était un adolescent qui, mal surveillé, avait commis quelques erreurs.
+Elle trouvait tout naturel de le mettre en garde, et de lui montrer les
+imprudences de sa conduite. Elle se jugeait plus expérimentée que lui et
+apte à ce qu’elle appelait une «tâche de relèvement».
+
+Sans doute n’aurait-elle pas grand’peine à ramener Laurent à des
+sentiments meilleurs. Si vite intimidé, il s’empresserait d’obéir. Et
+maintenant qu’il était revenu près d’elle, Clarisse sentit s’apaiser sa
+jalousie, qu’avaient stimulée l’absence et l’impossibilité de rivaliser
+avec des inconnues. Elle pensa qu’elle reprendrait bien des avantages au
+contraire, puisqu’elle allait, en lui faisant de la morale, le connaître
+davantage et l’influencer. Il serait touché de sa sollicitude; il
+comprendrait combien elle était attentive et bienveillante. Peut-être
+sentirait-il, sans en deviner le foyer, la chaleur de son sentiment...
+Elle le verrait tous les jours, l’écouterait, lui parlerait, le
+tiendrait dans son intimité comme un enfant qu’on tient dans les plis de
+sa jupe.--Clarisse ne demandait rien de plus.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Vers le soir, ils revinrent.
+
+Autour de la maison, les rosiers qui s’étaient appesantis sous la
+chaleur monotone de l’après-midi, semblaient se redresser, s’étirer dans
+l’air plus éventé. Clarisse regarda le jardinier inonder les
+plates-bandes et crut revivre à son tour, comme une rose rafraîchie,
+dans la langueur murmurante et apaisée du jardin.
+
+Laurent parut sur la terrasse et s’avança vers elle. Elle n’était plus
+gênée comme la veille. Peu spontanée, défiante d’elle-même, il lui
+fallait toujours s’habituer aux choses pour les goûter. Maintenant le
+bonheur ne l’effrayait plus, et son plaisir se répandit en elle sans
+contrainte. Quand elle vit le jeune homme à ses côtés, là, vivant, avec
+son regard et son souffle, elle oublia tout ce qui n’était pas lui. Il
+parla, sur le ton de politesse un peu obséquieuse qu’il affectait, et
+elle l’écouta. La tête baissée, elle respira sa présence. Elle fût
+demeurée longtemps ainsi, sans rien demander d’autre.
+
+De la salle à manger, Hubert les héla. Ils dînèrent avec plus d’entrain,
+déjà apprivoisés les uns aux autres. Clarisse, qui n’avait rien à
+raconter de sa journée oisive, questionna les deux hommes. Hubert se
+plaignit de la chaleur qui régnait dans les bureaux, puis il commença
+une ou deux phrases qu’il n’acheva pas, les yeux vagues, et comme
+inquiet de se compromettre. Laurent avait déjeuné avec Desnouettes:
+celui-ci annonçait sa prochaine visite à la Cômerie... Tout de suite,
+Clarisse se demanda si Desnouettes avait parlé d’elle. Mais comment
+savoir les détails de cette conversation? Elle envia les gens que
+rencontrait Laurent, avec lesquels il bavardait à son aise.
+
+--Vous connaissez Desnouettes? demanda Hubert.
+
+--Oui, nous sortons quelquefois ensemble...
+
+Clarisse dressa l’oreille. Si Desnouettes paraissait bien informé sur le
+compte du jeune homme, était-ce parce qu’il l’entraînait dans ses
+aventures? Léger comme toujours, avait-il contribué à le dévoyer? D’un
+ton presque agressif, elle dit:
+
+--Prenez garde, Desnouettes n’est pas bien sérieux!
+
+--Oh! madame, répliqua Laurent, ne soyez pas sévère: il a tant
+d’admiration pour vous.
+
+Il s’arrêta, gêné, comme s’il en avait trop dit. Mais elle abandonna du
+coup son ressentiment et trouva Desnouettes charmant d’avoir fait son
+éloge au jeune homme.
+
+Ils gagnèrent la terrasse. Sous le ciel pur et vaste il faisait clair.
+C’était encore le jour, mais un jour sans soleil et comme condamné. Déjà
+Hubert s’installait, étendait ses jambes. Clarisse songea à la mission
+qu’elle s’était assignée: il fallait l’entreprendre le soir même,
+combiner un tête-à-tête pour s’expliquer avec Laurent. Elle proposa de
+lui montrer le jardin potager qui se trouvait de l’autre côté de la
+route.
+
+--Ma foi, dit Hubert, je vous laisse aller.
+
+Clarisse et Laurent firent le tour de la maison, traversèrent la cour
+aux marronniers. Assis sur un banc devant la ferme, un valet et une
+servante se levèrent pour leur souhaiter bonsoir.
+
+--Bonsoir, répondit Clarisse.
+
+Elle se pencha vers Laurent et murmura:
+
+--Ils sont fiancés.
+
+Ce n’était pas vrai: elle venait de l’inventer pour le lui dire.
+
+La route passée, ils pénétrèrent dans le jardin potager, très ancien et
+entouré de hauts murs comme un jardin de couvent. Le long des allées
+qu’ils suivirent, des poiriers étendaient leurs branches sur des fils de
+fer. Un buis vénérable et touffu entourait les légumes, mêlé par places
+de plants de verveine et d’estragon. Comme la veille, une chauve-souris
+voleta dans l’air, devant eux, mais ils firent semblant de ne pas la
+voir. Ils marchèrent avec lenteur, sans parler, et, dans le jour
+finissant, devinèrent à l’odeur les bordures d’œillets blanc et les
+carrés de fraises.
+
+«Quand nous serons arrivés au puits, se dit Clarisse, je parlerai...»
+
+Au moment d’entamer son sujet, elle éprouvait la crainte sourde de
+commettre une maladresse. Mais elle était certaine d’obéir à son devoir,
+aussi, à la hauteur du puits, elle commença:
+
+--Vous savez, cher monsieur, j’ai des reproches à vous faire.
+
+--Lesquels?
+
+Comme il était difficile de s’exprimer! Les phrases qu’elle avait
+préparées l’abandonnèrent. Cette conversation lui parut soudain d’une
+extrême inconvenance... Il redemanda:
+
+--Quels reproches?
+
+Elle recommença avec lenteur:
+
+--On m’a raconté sur vous des choses... qui m’ont ennuyée; des choses...
+que je n’ai cru qu’à moitié... Néanmoins, je crois devoir...
+
+--Quoi donc?
+
+--Qui sont ces deux Argentines avec qui vous causiez l’autre jour, au
+tennis?
+
+Elle comptait l’interloquer par une question directe, et en prendre
+avantage pour poursuivre. Mais il répondit avec son rire bref:
+
+--Ce sont des personnes de petite vertu!
+
+--Alors, c’est donc vrai?
+
+Et elle répéta naïvement, mais sans le nommer, ce que Desnouettes lui
+avait laissé entrevoir sur Laurent. Celui-ci écouta, puis, avec le même
+ton persifleur:
+
+--On vous a bien renseignée. Tout cela est vrai.
+
+Clarisse eut les larmes aux yeux. Elle avait toujours espéré que
+Desnouettes mentait, ou exagérait; elle avait même pensé que Laurent
+allait protester contre ces accusations, et avec tant de sincérité et de
+noblesse, qu’elle n’aurait plus qu’à lui demander pardon, confuse et
+heureuse... Mais non: Laurent proclamait en quelques mots qu’il n’était
+pas l’être différent des autres qu’elle avait cru. Pourquoi était-ce
+lui, précisément, et non pas n’importe quel jeune homme auquel elle ne
+s’intéressait pas, Nicolas Bourgueil, par exemple, son petit cousin.
+Mais voilà, c’était de Laurent Fabre-Gilles qu’il s’agissait.
+
+Enhardi par l’espèce de trouble où il la voyait, Laurent lui demanda:
+
+--Pourquoi me posez-vous ces questions, madame?
+
+Elle reprit courage et, vite, elle lui expliqua que sur la demande de
+ses parents, elle s’occupait de lui plus qu’il ne le pensait. Elle ne
+voulait pas être indiscrète, bien sûr, mais enfin il était très jeune
+encore et elle souhaitait lui éviter certaines imprudences, certaines
+fautes... Tout en proférant ce petit sermon elle se sentit soutenue par
+sa conviction. Elle s’enthousiasma pour mieux le convertir. La passion
+qu’elle versait dans ses exhortations, et qui venait d’une autre source,
+allait peut-être le toucher! Jamais elle n’avait davantage désiré qu’il
+fût vertueux.
+
+Il attendit qu’elle eût fini, il attendit qu’elle eût recommencé à dire
+plusieurs fois les mêmes choses sous d’autres formes. Puis, quand elle
+ne sut plus qu’ajouter, il lui rétorqua:
+
+--Je vous remercie, madame, de votre sollicitude... Mais vous vous
+mettez en peine pour peu de chose...
+
+--J’emploie ici le langage qu’emploierait votre père ou votre mère.
+S’ils étaient à ma place...
+
+Il l’interrompit, et avec une aisance qu’elle ne lui connaissait pas:
+
+--Laissons ma mère. Ses idées sont pareilles aux vôtres, et quoique je
+n’aie eu, de ma vie, une conversation sérieuse avec elle, je crois que
+nous nous entendrions fort peu... Quant à mon père, eh bien, je suppose
+qu’il s’est conduit à mon âge comme je le fais aujourd’hui.
+
+Sa timidité avait disparu: il parlait avec une netteté agressive et
+semblait traiter d’un sujet qu’il avait médité longtemps. Clarisse
+murmura avec douceur, pour le calmer:
+
+--Ne vous emportez pas à dire, par besoin de contradiction, des choses
+que vous ne pensez pas réellement au fond de vous-même et qui vous
+expriment si mal. Est-ce par modestie que vous redoutez de paraître
+délicat et scrupuleux?
+
+--Mais tout le monde...
+
+--Il ne faut pas que vous soyez comme tout le monde.
+
+Elle souhaitait d’autant plus le convaincre qu’en se dérobant il
+discréditait l’idéal moral auquel elle était fidèle, et ébranlait ainsi
+sa propre fidélité.
+
+--Croyez bien, reprit-elle--car tout en le blâmant elle voulait encore
+le louer--que je vous excuse sur quelques points. Vous êtes jeune, plein
+d’ardeur et vous plaisez. Mais ne serait-il pas beau de résister à ces
+entraînements, d’attendre celle qui serait votre égale, je veux dire la
+jeune fille que vous épouserez?
+
+Cette jeune fille hypothétique, Clarisse, qui ne la craignait pas, la
+para de qualités nombreuses. Mais Laurent ne fit que ricaner. La veille,
+Clarisse l’avait agacé en se moquant de lui, maintenant la situation
+était renversée; il plaisanta et elle finit par se froisser de cette
+raillerie.
+
+--Pourquoi rire? dit-elle. Êtes-vous donc si fier de vous?
+
+--Comment ne le serais-je pas, à voir qu’on étudie avec un tel zèle ma
+vie privée?
+
+--Mais enfin, c’est mon devoir de vous avertir, de vous réprimander
+même.
+
+--Merci bien, fit-il sur un ton presque malhonnête, je n’ai besoin de
+personne pour me conduire.
+
+Et s’adressant à lui-même, le regard en avant, il ajouta:
+
+--Je suis un homme.
+
+Le ton aurait dû la fâcher: elle n’y fit presque pas attention. Ce
+qu’elle retint ce fut son dernier mot. Un homme! Mais non, il n’était
+qu’un enfant. Elle ne voulut pas renoncer au préjugé qui l’autorisait à
+s’occuper de lui.
+
+--Comprenez-moi, dit-elle. Je veux votre bien...
+
+Il ne répondit pas. Alors, d’une voix tendre, avec la hardiesse des
+êtres purs, elle insista:
+
+--J’espère que vous ne doutez pas de l’intérêt que je vous porte.
+
+Il ne répondit pas davantage.
+
+Cette nuit-là, Clarisse fut longue à s’endormir. Pour la première fois,
+un doute était entré dans sa conscience, et elle n’était plus tout à
+fait sûre d’avoir raison. Certes, elle continuait à condamner le
+libertinage, mais elle se demandait s’il ne fallait pas faire une
+exception pour Laurent. Elle se rendait compte que sa sévérité risquait
+de le perdre en l’irritant. Or ce qui l’avait surtout attristée, ce
+n’était pas tant que Laurent fût un débauché mais qu’il lui échappât.
+Elle frémit en se rappelant avec quel mépris il avait fait allusion aux
+idées de sa mère: mieux valait, peut-être, ne pas se solidariser avec
+elle, si l’on ne voulait pas encourir ce mépris-là.
+
+Ces réflexions l’effrayèrent. Voilà donc à quelles compromissions elle
+parvenait! Elle s’interrogea avec inquiétude. Pourquoi ses pensées, ses
+jugements, prenaient-ils un autre cours, l’entraînant vers d’autres
+horizons? Elle espérait purifier Laurent et cette intention si louable
+finissait par la corrompre elle-même. Qu’arrivait-il?
+
+Si sa démarche auprès de Laurent avait réussi, s’il s’était reconnu
+coupable et s’il avait déclaré se repentir--comme dans une morale en
+action--elle n’aurait pas mis en doute la sincérité des mobiles qu’elle
+invoquait. Mais elle les suspecta précisément parce qu’elle avait
+échoué. Le succès aveugle sur soi-même, l’insuccès renseigne. Elle
+s’aperçut pourquoi Laurent était sorti vainqueur de cette première
+conversation. Elle sentit qu’il fallait immédiatement réparer cet échec,
+ne pas permettre au jeune homme d’en prendre avantage.
+
+Aussi finit-elle, durant ces heures d’insomnie, par renoncer à le
+catéchiser, du moins provisoirement. Dans l’intérêt même du jeune homme,
+elle conclut qu’elle ne devait pas se montrer intransigeante, mais
+chercher à sympathiser avec lui et l’attirer ensuite, petit à petit,
+vers un ordre de sentiments qu’il semblait détester. Elle vit qu’il
+était absurde d’espérer un brusque repentir. Même il fallait éviter avec
+grand soin de provoquer chez lui une révolte catégorique. Du moment
+qu’il se refusait à partager ses idées, il était plus habile d’avoir
+l’air--jusqu’à un certain point, naturellement--de partager les siennes:
+l’essentiel étant d’avoir des idées en commun. Dès qu’elle eut fait
+quelques pas dans cette voie, son allure s’accéléra. Tant qu’elle avait
+espéré ramener Laurent, elle n’avait pas demandé mieux que de blâmer sa
+conduite, afin de rendre plus sensible, plus éclatant son retour.
+Puisqu’il se dérobait au remords, mieux valait s’abstenir par politique
+de le juger. Elle ne chercha plus qu’à le connaître. Sa curiosité, que
+ne gênaient plus des considérations de principe, se donna carrière.
+
+Une heure sonna à la pendule d’albâtre. Clarisse ne dormait toujours
+pas. Par les fenêtres ouvertes, mais dont les volets étaient clos, elle
+entendit les roulades d’un rossignol. C’était une suite de petites
+cascades, de trilles, de notes longuement tenues, de pluies de
+perles,--musique argentine que Clarisse trouva d’une insipide
+médiocrité. Elle n’avait aucun romantisme dans l’esprit. Elle ignorait
+beaucoup de choses de la vie, mais elle ne cherchait pas à remplacer ses
+ignorances par des subterfuges. Le rossignol l’agaça par ce qu’il
+déversait dans la nuit de fausse poésie et de prétentieuse banalité. Ce
+qu’elle éprouvait n’était ni «poétique», ni banal: c’étaient des
+émotions puissantes et amères qui montaient en elle comme une marée. Un
+être humain l’intéressait donc si prodigieusement! Elle avait donc
+besoin pour vivre heureuse, non seulement de le tenir à ses côtés, mais
+de connaître l’intérieur de son âme! Or, ses tentatives pour le pénétrer
+échouaient toujours. Il ne se doutait pas de son désir singulier,
+peut-être absurde, et il ne laissait qu’entrevoir par échappées son
+esprit et son existence véritables. Sous le toit de la Cômerie, il
+apparaissait plus étranger que jamais. Sa chambre se trouvait au bout du
+corridor, il dormait à quelques pas de Clarisse; il était si près--mais
+sa pensée si loin.
+
+ * * * * *
+
+Clarisse s’arrêta à l’ombre des marronniers pour dire bonjour à Mme
+Lecerf, la fermière, dont les deux petites filles se dissimulaient
+derrière elle.
+
+--Bonjour, Rosa, bonjour, Caroline, fit Clarisse.
+
+Rosa et Caroline étouffaient de timidité. Leur mère voulut les tirer de
+ses jupes pour les présenter poliment. Chaque fois, c’était le même
+drame: les petites n’osaient jamais. Mais leur mère tenait à ce qu’elles
+s’exécutassent et faisait contribuer ainsi tous ses interlocuteurs à
+l’éducation de ses filles.
+
+--Laissez donc, intervint Clarisse, cela me suffit.
+
+--Non, madame, répondit la fermière irritée, cela ne suffit pas.
+
+Elle empoigna les petites qui se débattaient en se couvrant la figure de
+leurs mains sales, leur infligea une semonce criarde, les poussa devant
+elle:
+
+--Maintenant, dites bonjour convenablement et enlevez vos mains.
+
+On vit apparaître deux figures craintives, dont les bouches tordues se
+préparaient au sanglot. Elles essayèrent d’obéir, mais quand elles
+eurent levé les yeux vers Clarisse, elles s’échappèrent en poussant des
+cris aigus. Leur mère les rattrapa bien vite, les ramena et, les serrant
+par les bras:
+
+--Caroline, dis bonjour.
+
+Caroline, horriblement pincée, balbutia:
+
+--Bonjour, madame.
+
+--Et toi, Rosa!
+
+Rosa pleurait de souffrance, de peur et de honte. Reniflant et bavant
+elle murmura bonjour. Alors satisfaite, leur mère les gifla toutes deux,
+et elles s’en allèrent, en larmes, appuyées l’une sur l’autre.
+
+Clarisse ne put s’empêcher de dire à Mme Lecerf qu’elle la trouvait bien
+sévère.
+
+--Ah! vous croyez, madame? répondit la fermière. Eh bien! j’en ai élevé
+quatre avant ces deux-là, quatre qui ont bien tourné, je vous le
+promets. Pourquoi? parce que je les ai menés raide. Les garçons et les
+filles, allez, c’est plein de mauvais instincts. Ils ne seront braves
+que si vous êtes exigeante... L’indulgence les pousse au mal.
+
+Et elle se redressa, acariâtre et sûre d’elle-même.
+
+Clarisse s’en alla au potager. Oui, pour les enfants Lecerf, le système
+était bon peut-être. Mais il existait des natures plus fines qui
+voulaient moins de rigueur. C’était plus adroit de paraître consentir
+sur certains points, afin de se concilier la confiance, d’accorder par
+moments et puis de réclamer plus tard. Certes, il ne fallait pas
+généraliser, et l’intransigeance demeurait le plus souvent nécessaire.
+En principe, Mme Lecerf avait raison, de même que le pasteur Lachault
+avait raison en principe. Mais il y avait des cas particuliers. Laurent
+Fabre-Gilles était un cas particulier.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Le soir, Hubert arriva tout seul au salon où attendait Clarisse.
+
+--Mettons-nous à table, j’ai grand’faim.
+
+--Et notre hôte?
+
+--Il m’a chargé de l’excuser auprès de toi. Des amis de passage à Genève
+l’ont invité à dîner. Il rentrera par le train de onze heures.
+
+--Ah?... Quels amis?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Mais comment s’appellent-ils?
+
+--Ma foi, je n’ai pas pensé à lui demander.
+
+Clarisse pendant le dîner fut muette et laissa son mari à ses monologues
+interrompus de silences. Au dessert, elle s’éveilla pour questionner:
+
+--Où allait-il dîner?
+
+--Qui ça?
+
+--Laurent Fabre-Gilles.
+
+--Je ne sais pas.
+
+Elle se tut de nouveau. Hubert la regarda avec étonnement:
+
+--Qu’est-ce que tu as?
+
+--Rien.
+
+Elle se demanda s’il ne serait pas bon de mettre Hubert au courant. En
+somme, il avait le droit d’apprendre ce qu’elle savait sur leur hôte. Il
+pourrait peut-être intervenir de façon plus efficace. Un homme connaît
+certaines choses, peut entrer dans certains détails...
+
+Ils avaient passé sur la terrasse. Hubert, qui regardait les roses
+grimpantes sur la maison, s’écria que le petit Fabre-Gilles aurait pu se
+dispenser d’accepter cette invitation.
+
+--Pourquoi?
+
+--Dame, il est ici depuis deux jours et déjà il nous fait faux bond. Oh!
+il n’est pas très poli.
+
+--Tu es injuste, répliqua vivement Clarisse, c’est un garçon bien élevé.
+
+Et elle entama son éloge. Du moment qu’on l’attaquait, d’instinct elle
+se précipitait pour le défendre. Hubert prit un ton morose:
+
+--Avec toi, il est aimable, c’est vrai... Mais c’est au bureau qu’il ne
+me plaît guère.
+
+--Ah?
+
+--Depuis quelques semaines il se néglige. Il répond mal aux observations
+qu’on lui fait. Il vient en retard. Je ne sais pas où il passe ses
+soirées, mais le fait est qu’il arrive tout endormi le matin.
+
+--Ah?
+
+--Je devrais peut-être tâcher de savoir à quoi il s’occupe durant ses
+heures de liberté.
+
+Alors Clarisse, renonçant à trahir Laurent, s’efforça de protéger ses
+secrets:
+
+--Tu t’exagères, dit-elle, quelques retards et quelques inattentions!
+
+--Mais non, je t’assure. C’est comme son dîner de ce soir...
+
+--Eh bien?
+
+--De quels amis s’agit-il? Dieu sait! Il m’en a probablement conté.
+
+--Ah!
+
+--Et tu as raison, j’aurais dû lui demander des détails. D’ailleurs, ce
+n’est pas l’essentiel. J’exige que chez moi on travaille.
+
+--Peut-être, fit Clarisse, la banque l’ennuie-t-elle!
+
+--L’ennuyer, comme tu dis ça! Est-ce qu’elle m’ennuie, moi?
+
+--Il y a des caractères qui ne peuvent pas s’y habituer.
+
+--Quel caractère a-t-il, M. Fabre-Gilles? Je n’en sais rien. Il est d’un
+renfermé. T’en doutes-tu?
+
+Il s’arrêta, regarda les prés où les faucheurs tout le jour avaient
+couché les foins. L’espace en semblait élargi. Il respira l’odeur forte
+de l’herbe qui séchait.
+
+--Ah! fit-il, les foins sont beaux à la Cômerie!
+
+Il s’enorgueillissait de sa possession. Clarisse s’étant rapprochée, il
+passa son bras sous le sien.
+
+--Regarde...
+
+Dans le ciel encore clair, la lune avait paru. Un grand calme pacifiait
+les champs, au soir d’une journée de travail et de chaleur. La terre se
+reposait de la moisson. Les chênes, dont la longue file faisait penser à
+des silhouettes d’immenses bergers, frissonnaient une dernière fois
+avant de s’endormir. Clarisse s’appuya contre son mari: oui, ces champs,
+ces arbres, cette vieille et chère maison étaient à eux; c’étaient leur
+bien, qu’ils tenaient de leurs pères, et qui les unissait l’un à
+l’autre... Et puis soudain elle se redressa: là-bas, au ras du ciel
+nocturne et maintenant assombri, montait un vague reflet doré, le reflet
+de la ville. Son désir anxieux interrogea l’horizon. Tandis qu’elle
+était ici, dans la paix et dans l’ombre, Laurent là-bas, aux lumières...
+Que faisait-il? Avec qui était-il? Et son cœur, qui ne pouvait répondre,
+souffrit de regret, d’envie et d’ignorance.
+
+Quand Hubert monta se coucher, Clarisse prétexta qu’elle voulait
+terminer des comptes. Elle resta dans le salon, les fenêtres ouvertes, à
+vérifier des additions en se trompant chaque fois.
+
+Onze heures sonnèrent. L’air porta sur la campagne le sifflet affaibli
+d’un train. Il fallait vingt minutes à pied de la station. Elle pensa
+que si Laurent la trouvait sur ses cahiers de comptes, il la jugerait
+bien bourgeoise, surtout après la soirée qu’il venait de passer. Elle
+ferma son bureau. Quelle attitude adopter? Elle prit un livre qui
+traînait sur la table. Mais il devinerait alors qu’elle l’avait attendu.
+Alors elle s’approcha du plateau que le domestique préparait tous les
+soirs et elle se versa du sirop: c’est cela, elle dirait qu’elle était
+redescendue pour boire...
+
+Onze heures vingt, onze heures et demie. Il n’arrivait pas. Clarisse
+comprit qu’il était resté en ville et que ce dîner n’était qu’un
+prétexte. L’hypothèse qui l’avait tourmentée toute la soirée se précisa,
+s’imposa: il passait la nuit là-bas tandis qu’elle l’attendait ici. Et
+quelle nuit! Elle se sentit malade de tristesse.
+
+Tout à coup elle poussa un léger cri: dans le cadre de la fenêtre
+ouverte, une tête venait de surgir. Puis elle reconnut Laurent.
+
+--Ah! dit-elle brusquement réjouie, vous m’avez fait peur!
+
+Il s’excusa: ayant vu le rez-de-chaussée éclairé, il s’était dirigé vers
+la lumière.
+
+--Entrez donc, reprit Clarisse, vous prendrez quelque chose.
+
+Il fit le tour par le vestibule et entra dans le salon. Comme il était
+venu par la route, ses pieds étaient blancs de poussière. Il avait
+chaud. «On marche vite la nuit, dit-il. Je suis en nage.» Il s’essuya le
+front. A cause de la lampe après l’obscurité, il battait des paupières.
+
+--Asseyez-vous, vous devez être fatigué. Et voici du sirop.
+
+Elle l’installa, lui apporta son verre. Elle était contente de le
+servir. Elle aurait voulu sécher la sueur de son visage, effacer la
+poussière de ses souliers. Et puis, elle pensa expliquer sa présence au
+salon, à cette heure tardive, et elle dit ce qu’elle avait préparé. Il
+parut ne pas l’entendre et trouver tout naturel qu’elle fût là.
+Qu’importait à Clarisse! Il était revenu, voilà l’essentiel. Il n’était
+pas resté à Genève, il n’avait pas menti.
+
+--Eh bien, demanda-t-elle, c’était amusant ce dîner?
+
+--Oui...
+
+--Vous étiez avec des amis?
+
+--Oui.
+
+--Des amis de passage. Des Français?
+
+--Oui... Non...
+
+Il reposa son verre, prit un air dur, baissa les yeux. Elle vit qu’elle
+l’importunait, qu’elle ferait mieux de le laisser tranquille. Mais elle
+ne put s’empêcher de continuer, tant elle avait besoin d’être
+renseignée.
+
+--Où était-ce?
+
+--Quoi?
+
+--Votre dîner.
+
+--A Bellerive.
+
+--C’est charmant de dîner au bord du lac. On respire mieux après la
+journée passée en ville... Il y avait du monde dans le restaurant?
+
+--Je n’ai pas remarqué.
+
+Son ton à chaque réponse devenait plus irrité. Clarisse de nouveau
+discerna chez lui un entêtement sournois, de la dissimulation toujours
+mais plus agressive, et quelque chose dans le ton de sardonique et de
+désenchanté. Elle lui posa encore quelques questions, et sous chacune de
+ses phrases brèves, elle découvrit, comme s’il le lui avait dit en face,
+que ce dîner «d’amis» était un prétexte. Cette évidence la meurtrissait,
+mais au lieu de s’en détourner, elle revenait dessus pour souffrir
+davantage.
+
+Il se leva, désireux de rompre l’entretien. Clarisse contempla ce beau
+visage fermé sur son secret et que sa mauvaise humeur lui rendit plus
+séduisant que jamais. Elle songea que, ce soir même d’autres femmes
+l’avaient vu empressé, amoureux peut-être, et alors, maladroite et sans
+fierté, elle reprit en essayant de sourire:
+
+--Brune, blonde? Jolie? Toute jeune?
+
+Il parut choqué d’une indiscrétion si gênante. Il faillit répondre trop
+vite, puis se domina, et d’un ton sec:
+
+--Vous voulez me faire encore de la morale?
+
+--Pourquoi pas?
+
+--Il est bien tard...
+
+Clarisse sentit qu’il était plus fort qu’elle. Il conservait son
+sang-froid tandis qu’elle accumulait les fautes. Pour protéger sa
+retraite, elle murmura:
+
+--Vous êtes injuste... Vous n’avez pas confiance en une amie...
+
+--Si ces petites histoires vous intéressent, je vous les raconterai
+quand vous voudrez.
+
+Elle sentit le dédain, fit un geste pour indiquer que tout cela lui
+était égal, et, voulant reprendre son autorité en terminant elle-même
+l’entretien, elle tendit la main à Laurent.
+
+--Bonsoir.
+
+Il prit sa main et se pencha. Mais comme il était penché, Clarisse revit
+sur son cou le signe brun qu’elle avait découvert un jour par hasard; et
+parce qu’elle vit ce signe, le baiser sur les doigts lui parut
+audacieux, presque impudique, et elle retira sa main de ses lèvres...
+Laurent se redressa, quitta cérémonieusement le salon sans ajouter un
+mot. Quand il fut parti, elle s’approcha de la fenêtre, tourmentée,
+frottant ses doigts baisés comme pour effacer une trace. Dehors, sous la
+lune paisible, les prés s’étendaient mollement; des oiseaux se
+réveillaient dans les feuillages pour écouter le rossignol éperdu de
+tous les soirs. L’air était imprégné de l’odeur sèche et brûlée du
+foin... Clarisse se laissa tomber sur une chaise. Elle avait le
+sentiment d’être coupable sans bien savoir quel était son péché.
+
+ * * * * *
+
+Clarisse le reconnut avec franchise: chaque fois qu’elle s’approchait de
+Laurent pour le conquérir,--par ses remontrances ou par sa
+sollicitude,--chaque fois il lui échappait, avec une souplesse qu’elle
+n’était pas capable de réduire. Et, par ses manières presque insolentes,
+il l’empêchait de se duper elle-même. L’insensibilité de Laurent, son
+cynisme la démasquaient et l’obligeaient à battre en retraite de
+position en position successives. Elle ne pouvait plus entretenir des
+illusions sur elle, pas plus que sur lui. Quand elle lui demandait
+l’emploi d’une soirée, son émotion lui faisait bien comprendre qu’elle
+n’obéissait pas à des motifs désintéressés.
+
+Elle se retrouva donc au point où elle était avant de venir à la
+Cômerie: jalouse et sans espoir. Mais naguère, elle souffrait en silence
+et loin de Laurent. Maintenant il était sous son toit, sa présence
+quotidienne ravivait constamment sa susceptibilité. Sans doute d’ici
+quelques jours, il s’en irait, et elle en aurait quelque répit...
+Cependant cette pensée la bouleversait. Ah! qu’il ne s’en aille pas,
+qu’il demeure! Même si chacun de ses regards était dédaigneux et chacune
+de ses paroles cruelle, elle préférait qu’il fût là. Malgré ses
+tentatives infructueuses pour le joindre et le dominer, elle ne voulait
+pas que tout fût fini entre eux. Et elle chercha déjà par quels moyens
+le retenir, quand il annoncerait son départ.
+
+L’idée ne lui vint pas qu’elle était imprudente. Elle s’attrista de voir
+Laurent occupé d’autres femmes, mais elle n’imagina pas qu’il pût
+s’occuper d’elle. Elle ne pensa pas non plus qu’il pût remarquer son
+trouble et tirer une conclusion de son insistance. Elle se rassurait
+toujours en se disant: «Il n’a pour moi que de l’indifférence.» Mais
+elle eût été heureuse de le sentir doux, gentil, affectueux, sans rien
+réclamer d’autre. Ce qu’elle voulait surtout c’est qu’il n’aimât
+personne.
+
+Qui aimait-il? Cette demande sans cesse lui serrait le cœur. Et elle y
+joignait celle-ci: Qui était-il? Elle avait beau l’interroger, elle ne
+le pénétrait pas. Naguère, il se taisait, maintenant il se mettait à
+railler. Mais il demeurait toujours distant et mystérieux. Elle lui en
+voulait de parer ses questions sans jamais laisser passer un aveu. Par
+ses interrogatoires gauches, ou, loin de lui, par ses calculs naïfs,
+elle s’épuisait à chercher le chemin de son âme.
+
+Méditant encore sur ses incertitudes, elle se dirigea vers la lingerie
+pour donner des ordres, et passa devant la chambre vide du jeune homme.
+La porte était entre-bâillée: Clarisse s’arrêta. Un profond silence
+d’après-midi d’été régnait dans la maison. Rien ne l’empêcherait de
+franchir ce seuil. Peut-être apprendrait-elle ainsi quelque chose sur
+cet énigmatique Laurent... Mais elle se gourmanda d’une telle
+indiscrétion! «Cependant, pensa-t-elle, un simple regard n’est pas
+coupable.» Et le besoin de savoir, sur le point d’être satisfait,
+l’emporta. Elle entra.
+
+La chambre était parfaitement en ordre. A droite, le lit, un lit en
+acajou, avec des cuivres. A gauche, une armoire cirée, le lavabo entre
+les deux fenêtres, puis, près de la cheminée, un petit bureau. Au milieu
+de la pièce, sur la table, des journaux et un livre. C’était là qu’il
+dormait, qu’il s’habillait. Cette chambre où avaient déjà passé tant
+d’amis, de parents, était la sienne pour quelques jours. A l’odeur
+habituelle dégagée par l’andrinople rouge des murs s’ajoutait un parfum
+de lavande et aussi de cigarette: voilà qui venait de lui.
+
+Pour justifier son intrusion Clarisse s’approcha de la table de
+toilette, et vérifia s’il avait du savon, des serviettes. Elle regarda
+ses flacons, ses éponges, ses brosses: c’était des objets familiers,
+dont il se servait tous les jours. Devant l’armoire, elle hésita parce
+qu’elle savait que la porte grinçait. Elle ouvrit: en bas, des
+chaussures, puis des vêtements pendus et, sur le rayon supérieur, du
+linge. Elle jouissait, pour la première fois de sa vie, de commettre une
+mauvaise action: elle conquérait l’intimité--toute matérielle, il est
+vrai--de celui qui se dérobait. Pendu aux patères, elle reconnut le
+vêtement gris qu’il portait l’avant-veille; elle le frôla de la main et
+crut le toucher lui-même...
+
+Les sourcils froncés, certaine qu’elle avait tort, mais anxieuse de le
+joindre encore mieux, elle poursuivit ses recherches. Elle vint au
+bureau. C’était un petit secrétaire Louis XVI, à marqueterie, et dont la
+planchette abaissée laissait voir les tiroirs intérieurs. «Non, pensa
+Clarisse, je ne puis pas regarder là.» Mais elle n’avait encore rien
+appris d’utile: le secret de Laurent flottait autour d’elle comme
+l’odeur de cigarette et de lavande. «Je vais voir s’il a suffisamment de
+papier à lettre... Et dans ce buvard?» Elle ouvrit le buvard. Elle
+trouva une carte postale préparée: _Monsieur Marey photographe,
+Aix-les-Bains, Haute Savoie. Monsieur, je vous prie de m’envoyer au plus
+tôt les photographies que je vous ai fait faire l’autre jour._ «Tiens,
+il a été à Aix?» Et elle fut choquée de ne pas l’avoir su... Elle tourna
+une page du buvard et vit une lettre commencée pour son frère: _Mon cher
+Daniel, je t’écris de la campagne pour te remercier des conseils que tu
+m’as donnés. Je ferai comme tu me le dis si l’occasion s’en présente..._
+La lettre restait en suspens. Quels étaient ces conseils? De quelle
+occasion s’agissait-il? Elle feuilleta les dernières pages du buvard: il
+n’y avait rien.
+
+Sur la table, elle aperçut un livre: _Mademoiselle Fifi_. Clarisse
+n’avait rien lu de Maupassant. La page où Laurent s’était arrêté était
+marquée d’une enveloppe à son adresse. Elle la prit: l’écriture était
+certainement féminine,--de grands jambages sur un papier mauve. Et voilà
+tout. L’enquête était terminée.
+
+Alors, Clarisse se reprocha vivement son indiscrétion. Pourquoi
+était-elle entrée, pourquoi avait-elle fouillé? D’ailleurs, pour
+quelques jours à la Cômerie, Laurent, bien sûr, n’aurait rien apporté
+avec lui de révélateur, un journal, ou des papiers intimes. Rien dans
+cette chambre ne pouvait la renseigner. Rien... mais elle n’avait plus
+la même assurance qu’en y pénétrant. Venue pour espionner, elle se
+sentait guettée à son tour. Tous ces objets inertes, et qui
+appartenaient au jeune homme, la dénonceraient peut-être à son retour.
+Ou plutôt, ils restituaient si bien sa présence, qu’il était là,
+lui-même, à la regarder poursuivre son enquête. Cette odeur de lavande
+et de cigarettes, ces vêtements, cette lettre commencée, ce livre--et
+Laurent paraissait au milieu, moqueur et dissimulant toujours son
+arrière-pensée.
+
+Clarisse n’osait plus s’en aller: l’hôte absent de cette chambre la
+tenait en son pouvoir. Elle se disait coupable envers lui, mais elle
+était coupable plus profondément envers elle-même. Durant le dernier
+quart d’heure elle venait de renoncer à une partie de sa force qui était
+d’être intacte et insoupçonnable. Elle s’était désarmée en franchissant
+ce seuil, elle s’était préparée à des faiblesses futures. Et puisqu’elle
+se laissait maîtriser pareillement par le souvenir du jeune homme,
+puisque ces témoins insensibles qui gardaient l’empreinte et l’odeur de
+Laurent suffisaient à influencer presque physiquement Clarisse, que
+serait-ce quand il reviendrait lui-même? La chambre rouge l’avait prise
+comme dans un piège.
+
+Enfin elle s’arracha à cette hantise, elle quitta la pièce, mais elle
+baissait la tête en se sauvant.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Le soir, quand elle revit Laurent, Clarisse éprouva quelque gêne. Pour
+la dissimuler, elle se dépensa en frais d’amabilité. Mais, appréhendant
+de soutenir du même train la conversation sur la terrasse, elle proposa
+aux deux hommes de faire quelques pas de promenade.
+
+Par un sentier qui serpentait à travers les prés ras, ils gagnèrent un
+petit chemin creux, abrité sous sa double haie. Ils marchèrent à la file
+indienne, à cause des ornières, et ne disant rien. Clarisse, qui était
+en tête, se retourna à deux ou trois reprises, et chaque fois elle
+rencontra le regard de Laurent posé sur elle, avec insistance.
+«Qu’a-t-il donc?... Sait-il que j’ai été dans sa chambre?» L’idée que
+désormais il pouvait lui faire un juste reproche, qu’il avait le droit
+de dédaigner ses conseils et ses réprimandes--cette idée la troubla
+profondément. Il s’agissait maintenant de compenser son indiscrétion,
+d’obtenir l’indulgence du jeune homme en lui faisant plaisir.
+
+--Avez-vous de bonnes nouvelles de Nîmes? demanda-t-elle d’un air
+enjoué.
+
+Le chemin devint plus large: il la rejoignit et dit:
+
+--Ils m’écrivent toujours pour se plaindre qu’ils ne savent rien de moi.
+
+--Eh bien! il faudra ce soir même leur envoyer une belle lettre.
+
+Puis, s’étant aperçue que Hubert, arrêté à quelques pas, ne pouvait les
+entendre, elle ajouta:
+
+--Excusez-moi, j’oubliais que vous n’aimez pas qu’on vous fasse la
+leçon...
+
+Elle sourit un peu, guettant son visage. Il se mit à sourire aussi et
+elle se rasséréna. Elle dit encore, pour qu’il comprît bien qu’elle
+était son alliée:
+
+--Si vous voulez, je vous aiderai...
+
+Il rit tout à fait, comme un gamin ravi d’une bonne farce, et s’écria:
+
+--Vous devez si bien savoir ce qui est convenable de dire à sa famille.
+Je vous avoue que je déteste écrire! Tenez, j’ai une lettre commencée
+pour mon frère, dans ma chambre, et...
+
+Avait-il constaté qu’on avait ouvert son buvard? Vite elle détourna la
+conversation:
+
+--Votre frère est à Paris, n’est-ce pas?
+
+--Oui. Je serais curieux de vous voir en face l’un de l’autre. Vous ne
+vous ressemblez guère.
+
+--Pourquoi?
+
+--Vous le jugeriez sans doute dangereux et coupable. Si vous saviez tout
+ce qu’il m’écrit. Ah! il me donne d’autres conseils que vous.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Il est l’Esprit tentateur, pour prendre les expressions de mon père
+dans nos cultes de famille, un envoyé du Prince des ténèbres! Tandis que
+vous, vous voudriez sauver la brebis égarée...
+
+--Oui, fit Clarisse en regardant en face le jeune homme.
+
+Par extraordinaire, il soutint son regard, mais ils furent tout de suite
+dérangés, car Hubert, les appela:
+
+--Rentrons par les charmilles, voulez-vous?
+
+Il les attendit, mais les précéda pour le retour. Ils allaient l’un
+derrière l’autre dans le sentier quand Laurent s’arrêta au bord de la
+haie.
+
+--Comment s’appelle donc cette fleur?
+
+Clarisse se retourna et lui dit que c’était une sauge. Il la cueillit et
+ils la regardèrent en silence. Puis ils reprirent leur marche. Laurent
+jeta la fleur au bord du chemin, et, dans ce geste, sa main heurta celle
+de Clarisse.
+
+--Pardon, murmura-t-il.
+
+Clarisse pressa le pas pour donner de la place à son voisin. Cependant,
+il s’arrangea pour ne pas perdre sa distance, et leurs mains, une fois
+encore, se frôlèrent. Clarisse se demanda s’il faisait exprès, et
+pourquoi? Et puis elle se dit qu’elle se méprenait, mais l’idée de cet
+attouchement l’inquiéta, et elle demeura les yeux à terre.
+
+Ils parvinrent à une petite porte du parc que Hubert ouvrit avec effort.
+Ensuite ils suivirent tous les trois, silencieux comme des gens qui
+n’ont rien à se dire, une allée qui, revenant vers la maison, passait
+sous une longue et antique charmille. Clarisse se demanda de nouveau
+s’il y avait eu chez le jeune homme la volonté de lui prendre la main,
+par on ne sait quelle familiarité déplacée, quelle folie absurde, ou
+bien au contraire si ce n’était qu’un hasard. En se rapprochant de la
+charmille, elle pensa qu’ils seraient plongés dans une demi-obscurité,
+et que peut-être Laurent réitérerait son geste.
+
+Ils pénétrèrent sous la voûte de feuillage et se trouvèrent en effet
+dissimulés par l’ombre. Toutefois Laurent ne fit aucun mouvement vers sa
+voisine. Clarisse se crut soulagée. Comment d’ailleurs aurait-il osé un
+acte aussi inconsidéré que de porter la main sur elle! Déjà ils
+apercevaient l’issue de la charmille. Ils allaient quitter l’obscurité
+du sous-bois, échapper à l’équivoque. Encore quelques pas... Et Clarisse
+se dit qu’à ses côtés, tout près, marchait et respirait l’être qui était
+unique à ses yeux, mais qu’au bout de cette allée, elle le perdrait.
+Alors ce fut elle qui avança la main pour saisir celle de Laurent. Et il
+répondit tout de suite à cette étreinte muette: ses doigts s’agrippèrent
+aux siens comme pour la faire prisonnière. Clarisse pensa défaillir: un
+brusque contact venait de s’établir entre le sentiment qu’elle étouffait
+au dedans d’elle-même, sous les scrupules et les prétextes--et l’être
+qu’elle avait cru indifférent. Le sang tourbillonna dans son corps, lui
+brûla les oreilles: ses genoux s’amollirent. Elle venait de livrer son
+secret, mais aussi d’apprendre dans le même éblouissement que son
+interlocuteur n’y était pas insensible. Mieux que des mots, cette prise
+physique la renseigna d’un seul coup et sur elle et sur lui. Plus besoin
+de mensonges entre eux: ils savaient. Clarisse éprouva l’impression,
+après une interminable montée, de descendre une pente à toute vitesse,
+de s’enfoncer délicieusement vers l’espace ouvert. Ses scrupules
+n’avaient pas disparu--mais elle les sacrifiait, avec une sorte d’amère
+ivresse, un plaisir de destruction, de souillure, une jouissance toute
+nouvelle, violente aussi, de risque et de brutalité.
+
+Ils abandonnèrent leur étreinte en arrivant au bout de la charmille et
+continuèrent vers la maison. Clarisse était anxieuse de retrouver, au
+jour et sur le visage du jeune homme, la confirmation de leur entente.
+Cependant elle n’osait pas détacher son regard du sol. Laurent parla,
+pour dire n’importe quoi, à propos du temps qui était si beau, et elle
+crut avec emportement à ce qu’il disait, comme à une chose noble et
+vraie. Lorsqu’enfin, au moment de s’asseoir dans un fauteuil de paille
+sur la terrasse, elle dut lever les yeux, elle s’émerveilla de le revoir
+pareil à ce qu’il était avant cette promenade,--avec sa jeune figure
+d’Arabe, sa bouche étroite, ses yeux marrons dont le regard appuyé la
+bouleversa,--pareil, mais tout était changé.
+
+Et dans ce tumulte d’émotion, elle reconnut tout de suite l’enthousiasme
+de l’âme souterraine qu’elle avait voulu mater et qui venait de
+resurgir. Elle se rappela avec quelle surprise inquiète elle avait
+découvert, au fond d’elle-même, ce désir longtemps endormi mais qui
+voulait vivre: il s’était manifesté la première fois pour arrêter
+Clarisse sur le chemin d’un renoncement, d’une abdication préalable, et
+voici qu’aujourd’hui il l’avait poussée vers le jeune homme. C’était lui
+qui avait dirigé son bras, malgré elle. La première fois, Clarisse avait
+constaté avec mélancolie ses ressources ignorées, puisqu’elle comptait
+les contraindre. Aujourd’hui, son âme réelle triomphait de son âme
+fabriquée. Elle avait espéré la maintenir inconnue, mais il avait suffi
+que Laurent lui fît signe pour qu’elle répondît à son appel, et se
+délivrât de ses chaînes. Trop longtemps son cœur s’était consumé sans
+éclat, maintenant il s’épanouissait en flammes.
+
+Clarisse éprouva une sorte d’ivresse devant tant d’abondance. Elle ne
+dit rien, elle laissa les deux hommes parler à ses côtés, elle ne les
+écouta pas. Son bouillonnement intérieur l’intéressait plus que tout.
+Lorsqu’il fallut rentrer, elle se leva, monta l’escalier, la tête
+droite. Sur le palier elle se retourna, et elle revit Laurent. Tout son
+bonheur dépendait désormais de lui, et elle commença de trembler. Elle
+n’était plus autoritaire, ni sûre d’elle-même, ni raisonnable, mais
+puérile comme une esclave, et heureuse de sa servitude. Laurent
+s’approcha d’elle, lui baisa la main avec cérémonie comme tous les
+soirs--la main qui était leur complice--et elle contempla sa tête
+respectueusement penchée. Puis, après avoir salué Hubert, il s’en alla.
+Mais Clarisse ne s’attrista pas, cette fois, de le voir partir. Elle se
+disait avec fierté qu’un lien les unissait désormais qui le ramènerait
+toujours vers elle.
+
+Ce fut en rentrant dans sa chambre qu’elle changea d’humeur. Le lit
+était préparé pour Hubert et pour elle; ses pantoufles l’attendaient
+comme d’habitude, ainsi que, dans leur cadre doré, les _Paysans de la
+campagne romaine_, et la pendule d’albâtre, les poufs capitonnés. Elle
+fut saisie de voir combien les pensées qui l’agitaient depuis une heure
+contredisaient ses pensées ordinaires. Son existence d’habitudes, de
+préjugés, de devoirs attachés les uns aux autres, retomberait toujours
+sur cette âme qui ne s’exaltait que par accès, et la paralyserait. Elle
+sentit d’une façon aiguë, à la manière de certaines douleurs intenses
+qui ne durent que quelques secondes, combien tout la séparait de
+Laurent. Mais les émotions de cette soirée l’avaient si bien rompue
+qu’elle s’endormit à peine couchée. Et, dans son sommeil, son visage
+raisonnable et doux exprimait une poignante espérance.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain après-midi, vers six heures déjà, Laurent arriva à la
+Cômerie. Clarisse l’aperçut tout à coup. Elle ne fut pas étonnée de le
+voir surgir, car sa pensée ne l’avait pas quittée. Elle ne se repentait
+pas de son geste irréfléchi. Elle se disait qu’il inaugurait pour eux
+des relations de tendre amitié, et elle se réjouissait de reprendre
+leurs conversations mais sur un ton maintenant sentimental. Les
+confidences qu’elle avait naguère si maladroitement sollicitées, Laurent
+n’hésiterait plus à les lui faire. Elle pourrait sans scrupule s’occuper
+de lui, non plus par devoir, mais par amitié. Ainsi elle le protégerait
+contre les embûches du mal, mieux qu’au moyen de gronderies et de
+reproches. Sa vertu était désormais affectueuse. Elle crut habile de
+s’être placée sur un terrain où Laurent se trouvait à l’aise, mais ce
+n’était pas l’habileté qui l’y avait conduite.
+
+Laurent voulut expliquer pourquoi il rentrait:
+
+--Il y avait peu de travail aujourd’hui. Alors j’ai pu prendre un train
+plus tôt.
+
+Clarisse répondit:
+
+--Voilà une bonne idée. On a été gentil de vous laisser partir.
+
+--Non, non. J’ai filé sans prévenir personne.
+
+Il affecta un air de collégien pris en faute, comme s’il devinait que
+c’était le meilleur moyen de rassurer Clarisse. Elle dit avec
+enjouement:
+
+--Vous faites donc l’école buissonnière. Mais puisque c’est pour revenir
+ici, je vous excuse.
+
+Il se mit à sourire d’une manière plus franche, heureux d’être
+encouragé. Elle reprit:
+
+--Je suis certaine que vous vous faites une idée fausse de moi. Vous
+vous imaginez que je suis grondeuse, mécontente. Ne le croyez pas.
+
+Elle ajouta rapidement:
+
+--J’ai toujours ressenti pour vous beaucoup d’indulgence.
+
+A vrai dire, Laurent ne comprenait guère Clarisse. Dans sa conduite il
+constatait quelque chose d’indéfinissable, un mélange de chaud et de
+froid, de trop et de trop peu, de la hauteur, un ton peu aimable, et
+aussi une bienveillance bizarre. Il n’avait rencontré jusque-là que des
+femmes beaucoup plus simples. Mme Damien lui en imposait, et il se
+sentait à la fois attiré par elle et repoussé. Il lui en voulait
+sérieusement de ses réprimandes, de ses questions indiscrètes, tout en
+devinant qu’elles avaient peut-être une double signification. Depuis la
+veille, aux incertitudes de son esprit s’était substituée une idée
+nette. Seulement il hésitait devant l’exécution, parce qu’il était
+encore très jeune et que l’hypothèse qu’il avait formée lui paraissait
+extraordinaire, presque insensée.
+
+Avec des mots délicats, sur un ton doux, Clarisse s’efforça de faire
+sentir à Laurent qu’elle n’avait agi jusqu’alors que dans son intérêt.
+Il lui parut de nouveau très innocent, très peu dangereux. Ses réponses
+étaient modestes, sa faconde des jours précédents avait disparu. En
+apparence leur dialogue maladroit, où le désir réciproque hésitait,
+était naïf et pur.
+
+Mais sous ces phrases, Laurent crut reconnaître une obscure
+sollicitation. Il décida de pousser de l’avant, selon la ruse préparée,
+et il dit brusquement qu’il avait pensé à elle durant la nuit entière,
+et qu’il avait très peur qu’elle ne le comprît pas...
+
+--Comment, ne pas vous comprendre?
+
+--Ne pas comprendre ce que vous êtes pour moi, combien je vous admire,
+je vous...
+
+--Taisez-vous, fit-elle.
+
+Mais il insista, à la fois volontaire et emprunté, faux et convaincu:
+
+--Vous m’avez désespéré en ne m’accordant aucune attention. Je sais,
+vous me trouvez trop jeune pour avoir la moindre importance. Mais si
+vous pouviez regarder dans mon cœur! Je ne pense qu’à vous: au bureau on
+me reproche d’être distrait, c’est votre faute. Je vous imagine ici
+tandis que je suis là-bas. Je ne vous vois qu’à peine. Ah! je suis bien
+malheureux...
+
+Il cherchait à se conduire selon ce qu’il avait calculé, et ses paroles,
+trop brèves, sentaient l’anxiété de commettre une maladresse. Il faisait
+un peu la figure d’un élève devant son examinateur, mais Clarisse, qui
+n’avait jamais vu personne à ses pieds, le trouvait charmant jusque dans
+ses hésitations.
+
+--Vous avez chaud, dit-elle avec tendresse. Asseyons-nous.
+
+Ils s’assirent sur le banc à l’abri du noyer, et sans qu’il se
+rapprochât beaucoup d’elle. Mais au bout d’une minute, il poursuivit:
+
+--Il y a si longtemps, madame, que je voulais vous dire ce que je sens
+pour vous.
+
+--Si longtemps?
+
+--Mais oui. Quand je suis arrivé à Genève, j’étais ignorant de toutes
+choses. Je ne savais rien des femmes, mais elles m’inspiraient une
+profonde curiosité. C’est alors que vous m’avez accueilli: j’ai
+immédiatement éprouvé pour vous une admiration fervente.
+
+--Allons donc!... murmura Clarisse en faisant semblant de ne pas le
+croire pour l’obliger à entrer dans des détails.
+
+--Je vous le jure. J’étais très seul. Je songeais à vous
+continuellement.
+
+Il s’arrêta, il ne savait pas de quelle façon développer ce thème. Mais
+elle ne voulait pas qu’il s’interrompît et elle lui demanda:
+
+--Alors, pourquoi ne veniez-vous jamais me voir?
+
+Il parut interloqué. Elle continua:
+
+--Je m’occupais de vous puisque vos parents le désiraient. Mais toujours
+vous affectiez une mine sauvage. A toutes mes invites vous vous
+dérobiez.
+
+Ayant trouvé que répondre, il dit:
+
+--Votre bienveillance me paraissait cruelle parce que j’étais sûr que
+vous ne m’accorderiez rien de plus. Qu’y avait-il de commun entre Mme
+Hubert Damien et ce petit étranger inconnu? Vous vous occupiez de moi,
+oui, comme on fait une aumône. Je connaissais votre réputation de
+dignité, de hauteur,--je vous avais entendu nommer par M. Desnouettes la
+«puritaine».
+
+Les paroles de Laurent étaient injustes, mais Clarisse était satisfaite
+de lui avoir si bien dissimulé son secret. Il continua:
+
+--Et puis, je ne vous ai plus vue pendant des semaines. Quand je vous ai
+rencontrée, vous avez fait semblant de ne plus me connaître. M. Damien
+m’invite ici, et, dès mon arrivée, vous me faites des reproches, vous
+vous moquez de moi...
+
+Clarisse n’aima guère ce rappel, mais elle fut entièrement reconquise
+quand il ajouta, avec une naïve rouerie:
+
+--Si j’ai cherché à me distraire, c’était pour vous oublier.
+
+Elle ferma les yeux, un sentiment de joie lui remplit l’âme. Il vit
+qu’il avait touché juste et il poursuivit son avantage:
+
+--Oui, me distraire... Mais les autres femmes ne vous valent pas. Il n’y
+a que vous. Vous rappelez-vous l’après-midi que nous avons passé ici,
+ensemble, au printemps?
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Ces instants dans cette maison vide, seul avec vous, votre intimité,
+votre confiance m’ont monté la tête. Vous ne vous en êtes pas doutée.
+Cette journée a été pour vous pareille à toutes les autres. Pour moi,
+elle fut le commencement d’une vie nouvelle... Vous étiez inaccessible,
+j’ai tenté ailleurs...
+
+--Et puis?
+
+--Et puis, continua-t-il en improvisant désormais sans la moindre gêne,
+si j’arrivais à vous oublier, ce n’était que momentanément. J’ai fait
+des expériences mélancoliques. Votre image revenait me visiter à la
+minute où j’espérais être le plus heureux. Les folies que je disais à
+des femmes, c’était à vous que je les adressais. Oui, j’ai connu la pire
+débauche à cause de vous.
+
+--Laurent, Laurent, pourquoi avez-vous fait cela?
+
+--Sauvez-moi donc. Sans vous je retomberai plus bas encore. Je me
+perdrai...
+
+Il ajouta, ému sur lui-même par son propre subterfuge:
+
+--Vous m’avez fait beaucoup de mal, faites-moi un peu de bien... Vous
+êtes responsable...
+
+Il s’arrêta, craignant d’avoir peut-être laissé voir qu’il mentait. La
+jeune femme détourna la tête. Il attendit, et se reprocha d’avoir
+compromis en voulant aller trop vite une tentative qui allait réussir.
+Mais ses paroles, au contraire, rejoignaient chez Clarisse des
+sentiments traditionnels et intimes. Elles associaient dans son cœur,
+avec une habileté extrême quoique involontaire, son désir amoureux et
+ses scrupules moraux. Elle se vit coupable non d’aimer, mais de n’avoir
+pas assez aimé. Encore une fois, elle se reprocha d’avoir préservé sa
+propre vertu en écartant le jeune homme, et non la sienne. Il disait
+juste, c’était sa faute à elle. Puisqu’elle lui avait fait du tort, elle
+lui devait une compensation. Il avait besoin d’une influence féminine:
+la lui refuser serait renouveler sa première erreur... On pouvait
+presque tout obtenir d’elle en invoquant sa responsabilité. Laurent
+Fabre-Gilles, qui l’avait deviné, venait de se montrer un profond
+séducteur.
+
+Ainsi donc, tout en l’écoutant, Clarisse se justifia de l’écouter. Ses
+raisonnements rapides, ses réactions de conscience accompagnèrent des
+résolutions plus obscures qui étaient la collaboration de son
+tempérament. Côte à côte, se soutenant les unes les autres quoique nées
+de sources différentes, ses réflexions et ses aspirations charnelles
+l’entraînèrent vers le même but. En même temps qu’elle se découvrait des
+obligations envers ce jeune homme, elle le trouvait de plus en plus
+séduisant.
+
+La cloche du dîner sonna tout à coup et ils sursautèrent:
+
+--Et mon mari? fit Clarisse. Pourquoi n’est-il pas là?
+
+--M. Damien, murmura Laurent, sera peut-être en retard...
+
+Ils se levèrent et gagnèrent la maison. Une femme de chambre parut sur
+la terrasse et prévint Clarisse qu’on l’appelait au téléphone.
+
+--Qu’est-ce qui me demande?
+
+--C’est monsieur.
+
+Clarisse pénétra dans le vestibule et, devant l’appareil, ne put
+s’empêcher de rougir: Hubert était là, invisible. Jusque-là elle avait
+éliminé de son esprit la pensée de son mari. Pourquoi intervenait-il?
+
+--Eh bien, c’est moi, fit-elle.
+
+La voix d’Hubert lui parvint très distincte. Elle disait sur son ton
+bougon:
+
+--Ma chérie, j’ai quelque chose d’ennuyeux à te communiquer...
+
+Clarisse pensa instantanément que, puisque Laurent était avec elle, rien
+ne pouvait l’ennuyer.
+
+--Quoi donc?
+
+--Je suis obligé de partir cette nuit pour Zurich. Réunion d’affaires.
+Je ne rentrerai donc pas à la Cômerie. C’est assommant. Je ne vais pas
+fermer l’œil en wagon.
+
+--Pourquoi ne pas partir demain?
+
+--Impossible. Le rendez-vous est de bonne heure... Je suis sûr de ma
+migraine... Enfin, adieu, à demain. J’arriverai pour dîner comme
+d’habitude.
+
+--Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenue plus tôt que tu ne venais pas
+dîner ce soir?
+
+--Comment? J’avais chargé Fabre-Gilles de t’annoncer que je partirais
+peut-être.
+
+--Ah? Je l’ai vu à peine.
+
+Ce ne fut lorsqu’elle eut raccroché le récepteur que Clarisse comprit
+toute la portée de ce qu’elle venait d’entendre. Son cœur se mit à
+battre, d’un mouvement rapide et douloureux qui ne devait pas
+s’interrompre durant toute la soirée.
+
+--Pourquoi, demanda-t-elle à Laurent qui l’attendait dans la salle à
+manger, ne m’avez-vous pas dit que M. Damien ne rentrerait pas?
+
+Il balbutia. Elle insista:
+
+--Saviez-vous qu’il devait partir pour Zurich?
+
+Elle le dévisagea: il était revenu plus tôt, il l’avait pressée, avec
+l’espoir que le soir même ils allaient se trouver tête à tête. Elle
+s’irrita qu’il laissât voir de tels motifs. Elle lui dit presque
+durement, mais possédée d’une angoisse qui lui montait à la tête, comme
+une ivresse:
+
+--Pourquoi ne pas l’avouer?
+
+Il eut un petit rire satisfait, son rire brusque comme un sanglot.
+Ensuite, à cause du domestique qui les servait, ils n’échangèrent plus
+que des paroles ordinaires. Puis ils allèrent sur la terrasse, et
+continuèrent quelque temps dans le même ton, n’osant plus, ni l’un ni
+l’autre, revenir à leur intimité d’avant dîner.
+
+--Savez-vous, dit Laurent, à votre place je ferais couper ce grand sapin
+triste qui est au milieu de la pelouse. Il porte tort à vos chênes.
+
+--Couper ce sapin? Mais je l’ai toujours vu là...
+
+--Ce n’est pas une raison... Dans ce pays on met partout des conifères.
+Ils jurent avec le paysage et le rendent ennuyeux.
+
+--Ce sapin est très beau. D’ailleurs, c’est un mélèze, un mélèze
+argenté.
+
+Leurs voix, sous la banalité des mots, avaient un accent hostile.
+Laurent se dépita. L’essentiel restait à faire, et l’essentiel lui parut
+compromis. Alors, par amour-propre, il voulut brusquer les choses. Il se
+rapprocha de Clarisse et lui saisit la main. Elle se dégagea.
+
+--Qu’avez-vous donc? demanda-t-il, les sourcils froncés.
+
+Pourquoi lui refuser la main qu’elle lui avait donnée la veille? Mais
+c’était par une soudaine sauvagerie. Autant, avant dîner, elle s’était
+montrée affectueuse, familière, confiante, autant, maintenant, elle
+était inquiète. Sa fièvre grandissante lui embrouillait les idées et lui
+montrait des dangers partout. Et la pire menace n’était-elle pas en
+elle-même, dans cette stupeur qui l’envahissait, désarmait sa volonté,
+la livrait comme une victime? Jamais elle ne s’était sentie plus
+incertaine et plus exposée.
+
+C’est que naguère elle ne se doutait pas des pensées secrètes que
+Laurent cachait sous son silence. La veille, s’il y avait répondu, il
+n’avait rien ajouté à son étreinte taciturne. Tout à l’heure, elle
+l’avait écouté avec complaisance parce que le danger n’était qu’en
+conversation, et qu’elle se savait assez forte pour se défendre.
+Maintenant, les circonstances s’arrangeaient à la pousser vers le jeune
+homme: Hubert l’abandonnait pour une nuit, et Laurent voulait la prendre
+dans ses bras. L’aventure n’avait été jusque-là que sentimentale,
+hypothétique; elle devenait réelle. Quelque chose de matériel allait
+peut-être se passer, à la suite de toutes ces paroles. Bouleversée par
+la peur, mais une peur intense devant ce terme inéluctable, Clarisse se
+leva, partit le long de l’allée. Elle marcha à grands pas, comme
+poursuivie. Et Laurent la poursuivit en effet, et elle pensa à un
+criminel attaché à sa victime. Oui, c’était bien d’un crime qu’il
+s’agissait!
+
+Elle se dit avec horreur qu’elle était sur le bord de deux mondes et que
+si elle quittait celui-ci, elle ne serait plus jamais une femme honnête,
+qu’elle ne retrouverait plus jamais cette intégrité morale qui faisait
+l’essentiel de sa valeur humaine. En s’abandonnant, elle perdrait tout
+droit à être indépendante. Son complice aurait entre les mains, afin
+d’en disposer à sa guise, son orgueil et sa paix. Alors, pour retarder
+l’événement, pour l’éviter à la dernière minute, elle fuyait, l’esprit
+épouvanté. Mais elle se sentit rejointe. Ce fut ce pas obstiné et cruel
+du jeune homme qui lui retira sa dernière force d’âme. Pourtant, Laurent
+était interloqué, prêt à renoncer à une entreprise qu’il jugeait
+maintenant impossible.
+
+Clarisse s’arrêta et se retourna si net qu’il vint buter contre elle.
+Joignant les mains, elle s’écria:
+
+--Je vous en conjure, laissez-moi, laissez-moi...
+
+Il était tout près d’elle, il ne savait que répondre. Le mot le plus
+banal, mais qu’il n’avait pas encore prononcé, lui monta aux lèvres:
+
+--Je vous aime.
+
+On l’avait déjà dit à Clarisse ce mot, mais sans grande chaleur, et pour
+exprimer une chose légitime, qui allait de soi, mot naturel à certaines
+heures prévues, sorte de terme rituel. Cette fois-ci, il s’éleva brutal
+et délectable. Il fut la clef d’un monde de convoitises, le seuil même
+de la tentation. Parole défendue, brûlante, il exerça sur Clarisse un
+empire passionné. Laurent, qui s’aperçut de sa défaillance, répéta:
+
+--Je vous aime, je vous aime.
+
+Elle gémit comme si elle recevait autant de coups de poignard. Alors il
+se décida à élargir la blessure.
+
+--Et vous, dit-il, vous m’aimez.
+
+La tête lui tourna. Péniblement, elle s’obligea à répondre, dans une
+intention de noble franchise, et l’espoir peut-être de trouver son
+salut:
+
+--Oui, je vous aime... Mais à cause de cet amour, respectez-moi.
+
+Elle voyait très près d’elle ses yeux marrons, son charmant visage
+allongé, sa bouche étroite un peu entr’ouverte, et elle sentait grandir
+un besoin torturant d’embrasser ces yeux et cette bouche,--si bien que
+c’était à elle-même surtout qu’elle adressait ses supplications:
+
+--Allez-vous en, allez-vous-en... je vous en supplie. N’attendez rien de
+moi!
+
+Il la crut, il pensa qu’il avait l’air bête, et ce lui fut désagréable.
+Mais comme Clarisse, au comble de l’émotion, fléchissait, il voulut
+l’empêcher de tomber, il tendit les bras et elle s’abattit sur lui,
+incapable de résister davantage. Le visage de Laurent rapproché du sien,
+elle baisa sa joue tiède, sa bouche, et elle murmura, en accordant à ces
+mots de moins en moins de sens:
+
+--Jamais je ne serai à vous.
+
+Réconforté dans son amour-propre, et certain à présent de ce qu’il
+fallait faire, Laurent l’attira sur un banc, la tint contre lui, et lui
+donna des baisers plus nombreux que les siens. Elle était dolente et
+comme ahurie. Elle avait l’impression d’une chute, dont elle se
+relèverait courbaturée. Mais, si lasse de s’être débattue, elle
+consentait à tout. Depuis des mois, c’était vers cette minute qu’elle
+tendait; c’était à cause de cette minute qu’elle avait souffert et
+pleuré. Et déjà cette minute suprême de l’acceptation s’était écoulée.
+Tout était accompli pour son cœur comme tout allait s’accomplir pour son
+corps. Désormais c’était fini des duperies, des manœuvres, des fausses
+innocences et des mensonges. Maintenant régnait la vérité simple et
+cynique. Elle n’avait plus qu’à obéir à cet amour devenu si puissant en
+demeurant ignoré.
+
+Rouvrant les yeux, elle vit le jeune Arabe; elle sentit sa bouche se
+coller délicieusement à ses lèvres; puis elle appuya sa tête contre son
+épaule avec des soupirs qui ressemblaient à des soupirs de mélancolie;
+elle se serra contre lui pour s’abriter, pour se reposer enfin... Et
+lui, flatté, la regardait s’émouvoir et se promettait du plaisir.
+
+La nuit était venue, ils se levèrent. Clarisse murmura, tant son esprit
+était perdu:
+
+--Où sommes-nous?
+
+Puis reprenant un peu conscience, et fascinée par la volupté prochaine:
+
+--Laurent, qu’allez-vous penser de moi?
+
+Il ne répondit pas, l’entraîna vers la maison. Alors tout en marchant,
+elle lui demanda à voix basse:
+
+--Êtes-vous content?
+
+Il lui dit que oui. Elle aurait voulu lui expliquer ce qu’elle
+ressentait d’infini. Mais comment s’exprimer? Sûre de n’y pas parvenir,
+elle se consacra à l’émotion grave, qui descendait jusqu’au fond de sa
+chair, d’être la femme qui va donner par amour, sans rémission, son
+corps et son âme. Elle renonça à elle-même pour satisfaire Laurent. Il
+lui aurait demandé sa vie qu’elle l’aurait offerte tout de suite et dans
+le même silence.
+
+Quand la soirée fut assez avancée et que le calme régna dans la maison,
+ils remontèrent au premier étage. Clarisse, de nouveau, franchit le
+seuil de la chambre rouge. Elle revit la table avec le Maupassant, le
+secrétaire où elle avait fouillé, et le lit--mais préparé cette fois.
+Elle respira l’odeur légère de tabac et de lavande. Chambre où elle
+était venue par curiosité, par désir, par pressentiment! Alors elle prit
+dans ses bras Laurent encore surpris de sa bonne fortune, et elle
+murmura:
+
+--Mon petit...
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Le lendemain matin, il fallut bien, pour sauver les apparences, que
+Laurent allât au bureau: ses collègues se seraient étonnés de son
+absence. Clarisse, qui était rentrée dans sa chambre vers la fin de la
+nuit, s’éveilla pour le voir partir. Comme au premier matin de son
+séjour, elle courut à la bibliothèque, le guetter par la fenêtre
+entre-bâillée. Elle regretta de ne pas l’avoir prévenu: elle aurait tant
+voulu revoir son visage. Mais la voiture partit sans qu’il se fût
+retourné.
+
+Elle revint se coucher et somnola, abandonnée à un engourdissement de
+bonheur. Grâce à Laurent elle avait éprouvé un transport dont elle ne se
+croyait pas capable. Jamais elle n’avait connu un tel ravissement de
+l’être total. L’amour l’avait menée au désir,--un désir naïf, nouveau,
+auquel le jeune homme avait si bien répondu qu’elle éprouvait pour lui
+une immense gratitude.
+
+La journée entière elle demeura dans cet état, très inédit pour elle, de
+sensualité satisfaite. Étendue en plein air, immobile, elle se sentit en
+accord avec la nature qui respirait au soleil, et visitée par tous les
+souffles, tous les rayons du jardin. Elle n’était plus renfermée,
+secrète, maîtresse d’elle-même, mais épanouie, prête à vibrer et à
+comprendre, gorgée comme les roses de la terrasse, ouvertes et chaudes
+de parfum et de lumière. Elle ne se raidissait plus dans une attitude
+d’action et de conquête: elle gisait sans mouvement et conquise. Le
+voluptueux bien-être de son corps ralentit ses pensées. Son esprit ne
+s’occupa que de deux choses: le souvenir de la nuit précédente, et
+l’espoir que revînt bientôt celui qui l’avait ainsi terrassée.
+
+Dans les lettres du courrier d’onze heures, il s’en trouva une de sa
+tante, Mme Henri Bourgueil. Clarisse y jeta un coup d’œil indifférent.
+Mme Bourgueil voulait envoyer son fils Nicolas passer l’été à Penzance,
+en Cornouailles. On lui avait indiqué le nom d’un professeur, là-bas,
+qui prenait des pensionnaires. Elle pensait que sa nièce pourrait la
+renseigner à ce sujet. «Pourquoi?» murmura Clarisse. Alors elle se
+remémora vaguement qu’elle était la personne raisonnable à laquelle on
+s’adressait toujours.
+
+Puis, elle se remit à penser à Laurent. Si longtemps il lui avait paru
+un étranger! Si longtemps elle avait constaté entre elle et lui une zone
+de froideur et de silence! Alors elle avait essayé de le joindre par ses
+conseils, affectueux ou sévères, par ses exhortations, mais il s’était
+toujours échappé. Elle sourit de cette curiosité opiniâtre qui, dès le
+début de leurs relations, et sans qu’elle pût deviner où elle la
+mènerait, l’avait attachée au jeune homme. Mais un être n’appartient
+jamais complètement à un autre être, sinon par l’amour. Il avait fallu,
+de toute nécessité, qu’elle se donnât pour le posséder. Elle se rappela
+un mot de la Bible qui l’avait intriguée comme jeune fille, et dont elle
+comprenait le symbolisme maintenant qu’elle «connaissait» Laurent au
+sens de l’Écriture.
+
+Cependant si leurs relations étaient devenues très étroites, leur
+intimité n’était encore que physique. Ils avaient accordé leurs corps,
+mais non leurs pensées. Ce qui tentait Clarisse, à présent qu’elle avait
+tous les droits d’enquête et d’interrogatoire, c’était de pénétrer son
+âme, d’atteindre à son mystère le plus secret. Elle était insatiable de
+Laurent tout entier. Elle aurait voulu l’accompagner à toutes les
+minutes de son existence; elle souhaita ne rien ignorer de ses
+occupations, des gens qu’il rencontrait, des choses qu’il lisait. Près
+de lui, elle se dit certaine d’être heureuse. De son regard, de sa voix,
+de ses caresses, naissait pour elle une joie grave et sans mélange
+qu’elle ne rencontrerait nulle part ailleurs. Et elle jouissait de
+n’être plus jalouse, maintenant qu’elle était comblée. Car Laurent lui
+avait si bien témoigné son amour qu’elle ne se croyait plus de rivales.
+Comment aurait-elle douté de lui lorsqu’elle évoquait à son gré, contre
+le voile pourpre de ses paupières fermées, les étreintes dont elle avait
+gémi?
+
+Ces récents souvenirs la renseignèrent sur un point: Laurent n’était
+plus pour elle l’«enfant». Naguère, afin de mieux oser le conduire, elle
+avait exagéré sa puérilité. Comme il se laissait faire, sans autre
+protestation que de baisser les yeux, elle ne l’avait jamais traité en
+grande personne. Et l’innocence qu’elle avait prêtée à Laurent avait
+causé sa perte. Il était trop tard pour résister lorsqu’elle avait
+découvert chez lui des appétits virils. Elle se rappela encore son
+étonnement--le dernier qu’elle devait éprouver à ce sujet--lorsqu’il
+l’avait saisie dans ses bras: au milieu de son trouble, elle avait
+senti, chez ce jeune garçon, la vigueur masculine de bras musclés. Le
+«petit» qui, lors de sa première visite, ne répondait que par
+monosyllabes, dont elle avait méconnu la puissance sinon la beauté, ce
+«petit» l’avait prise.
+
+Vers six heures on apporta une dépêche. C’était d’Hubert, qui annonçait
+que, retenu par ses affaires, il reviendrait le lendemain seulement. Ce
+bout de papier commença à dissiper l’ivresse lourde qui stupéfiait
+Clarisse. Il lui fit comprendre qu’au delà de son amour le monde
+continuait comme auparavant. Elle n’avait pas transformé sa vie, elle
+n’y avait fait qu’une exception. L’extase ne durerait pas toujours.
+
+Laurent rentra, elle lui tendit la dépêche. Son visage prit une
+expression vaniteuse. Ils gagnaient ainsi une nouvelle nuit de liberté.
+Clarisse, dans son désarroi, n’y avait pas pensé.
+
+ * * * * *
+
+Le soir, dans la chambre de Laurent où elle était retournée, elle ne put
+s’empêcher, ensuite, comme ils reposaient, de murmurer:
+
+--Qu’allons-nous faire?
+
+--Comment?
+
+--Oui, dès demain nous serons trois ici. De quelle façon arranger... Je
+ne sais...
+
+Laurent, qui était satisfait, répondit en se moquant. Mais elle l’arrêta
+et, d’un ton grave, le pria d’être sérieux.
+
+--Je pourrais peut-être, dit-elle, prétexter une cure à faire afin de
+m’éloigner d’ici. Où pourrions-nous nous rejoindre? Non ce n’est pas
+possible... Cependant quand il sera ici, je ne pourrai... Et puis, vous
+allez partir bientôt.
+
+Laurent haussa les épaules comme un enfant qu’on veut priver d’un
+plaisir.
+
+--N’y pensons pas, fit-il, les choses s’arrangeront.
+
+Clarisse soupira. L’idée du lendemain ne l’avait pas arrêtée, parce que
+sa passion, puissante et libérée, lui faisait vivre uniquement la minute
+présente,--mais le lendemain pourtant allait naître. Elle avait cédé à
+un entraînement, et elle voyait qu’il lui faudrait calculer. Pour
+protéger son amour si sincère et si naïf, elle devrait suivre une
+politique, pratiquer des ménagements et mentir.
+
+Son compagnon grogna:
+
+--Il m’ennuie, cet homme!
+
+--Laurent!
+
+--Mais oui, je ne l’aime pas, ton mari, et j’ai des raisons
+personnelles. Si tu savais ce qu’il me fait enrager. Tout le temps sur
+mon dos, à me faire recommencer mon travail... L’autre jour, tiens, il
+m’a attrapé devant les employés, avec une brutalité et une sécheresse...
+Je ne sais pas pourquoi il m’en veut.
+
+Soudain Laurent se calma en regardant la femme étendue près de lui, et
+il pensa qu’il était au moins vengé. Il n’osa pas le dire à haute voix.
+Néanmoins, en poursuivant ses réflexions, il reconnut que cette pensée
+de revanche n’avait pas été étrangère à son désir de séduire Clarisse.
+Outre sa fierté virile d’avoir réussi si vite son entreprise, c’était
+bien cette pensée qui lui enlevait tout remords de tromper son hôte: il
+avait l’impression d’avoir joué un bon tour au patron. Lorsqu’on
+«l’attraperait» encore, il n’aurait qu’à se représenter la scène qu’il
+avait maintenant sous les yeux... Il ajouta:
+
+--Je suis très étonné de voir comme il est différent au bureau ou chez
+lui... Ici il est ralenti, endormi, bonhomme parfois. Mais là-bas!
+
+--Là-bas?
+
+--On ne le reconnaîtrait pas. Autant il a l’air ici paresseux, autant
+là-bas il est rapide et actif.
+
+--Vraiment?
+
+--Très dur en affaires, très âpre. Et puis, très roublard. Il paraît
+qu’à la Bourse on le redoute énormément, on cherche à être dans ses
+combinaisons parce qu’elles sont toujours avantageuses. C’est un malin.
+Son voyage à Zurich, s’il réussit, va lui rapporter la grosse somme.
+
+--Je ne croyais pas...
+
+--S’il est resté un jour de plus, c’est qu’il double son bénéfice...
+Mais, heureux en affaires, malheureux en amour!
+
+Laurent ricana et voulut embrasser Clarisse. Elle l’écarta, perplexe.
+Elle ne reconnaissait pas ce portrait de son compagnon d’existence! Elle
+questionna Laurent: à travers ses réponses, elle vit, avec stupeur,
+apparaître un mari inconnu. C’était peut-être dans l’exercice de sa
+profession que Hubert déployait au mieux ses facultés et ses ressources.
+Voilà pourquoi il était si fort attaché à son bureau. Elle n’aurait donc
+eu de lui qu’un faux visage et le reste de ce qu’il donnait à autrui...
+Laurent, qui apercevait son trouble, céda au plaisir de la tourmenter
+encore. Et il pensa qu’il était fort intime dans le ménage puisqu’il
+renseignait la femme sur le mari, et qu’il pourrait aussi, maintenant,
+renseigner le mari sur la femme.
+
+Minuit sonna à la pendule. Ici commençait la journée qui terminerait
+leur tête-à-tête. Clarisse frissonna. Comme les heures avaient passé
+vite! Et cependant, il lui semblait avoir vécu des mois depuis
+l’avant-veille. Ces instants hallucinés avaient suffi pour bouleverser
+son existence, pour faire qu’elle ne serait plus jamais, éternellement,
+ce qu’elle avait été. Elle se rapprocha du jeune homme, et à voix basse:
+
+--M’aimez-vous, Laurent?
+
+--Mais oui. Et toi?
+
+Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de répondre, et que son sacrifice
+parlait assez haut. Elle détourna les yeux du visage sans scrupules que
+dorait la lumière de la lampe, et elle regarda dans la chambre comme
+pour y chercher l’avenir. Elle distingua le bureau ouvert: alors,
+reprise sans s’en apercevoir par ses préoccupations habituelles, elle
+observa:
+
+--N’oubliez pas que vous m’avez promis d’écrire à vos parents.
+
+Il se mit à rire:
+
+--On vous obéira, madame!
+
+Et même, bondissant vers la table, il prit une feuille de papier et
+s’écria:
+
+--Dicte-moi, je commence... Dois-je tout dire?
+
+Elle le gronda, l’air peiné. Il revint vers elle, et reprit avec
+amertume:
+
+--Je leur écrirais plus volontiers s’ils m’envoyaient l’argent que je
+leur demande. Mais ils sont si rats!
+
+Elle lui reprocha de parler de sa famille en ces termes. Elle ne pouvait
+s’empêcher de lui faire toujours un peu la leçon, seulement elle la
+faisait désormais sans assurance. Trop longtemps elle avait été une
+femme vertueuse: son amour coupable était obligé de prendre toutes les
+formes de la vertu.
+
+--Ah! reprit-il, ma famille, si tu savais ce qu’elle m’a tyrannisé! Je
+garde de mon enfance et de Nîmes un mauvais souvenir. J’ai été élevé
+dans un milieu affreusement sévère. Mon père ne m’a jamais consulté sur
+mes goûts, ne m’a jamais manifesté la moindre indulgence. Son plus grand
+intérêt était de surveiller mes pensées et mes actes. Sous mes
+apparences obéissantes, ce que j’ai dissimulé de révoltes! Mais je
+n’osais pas les exprimer parce que j’avais peur, peur des menaces, des
+punitions. J’ai fini par être bien malheureux.
+
+Clarisse lui tendit les bras. De telles paroles l’excusaient d’avoir
+voulu le consoler. Il continua:
+
+--Dès que je suis arrivé à Genève, avec quelle joie j’ai pensé que
+j’étais libre. Cependant, j’avais pris l’habitude de la méfiance. Chez
+toi, je me suis parfois effrayé de retrouver la sollicitude terrible que
+je détestais...
+
+--Pardonnez-moi, mais ma sollicitude et mes blâmes, c’est encore des
+preuves que je vous aime.
+
+Il se mit à rire:
+
+--Tu ne ressembles pas aux autres femmes que j’ai connues.
+
+Ce contraste l’amusait, maintenant qu’il était sûr d’être le vainqueur.
+Sa méfiance et ses calculs, de même que sa susceptibilité, avaient
+disparu. Dans cette intimité où il régnait en maître, et puisqu’il avait
+obtenu ce qu’il voulait, il redevenait gamin.
+
+--Dire, reprit-il, que nos relations auraient pu se borner à mes visites
+embarrassées! Mais ces relations si convenables m’ont toujours paru
+avoir un caractère étrange de froideur à la fois et de complicité. Nous
+avions parfois l’air de penser à autre chose qu’à nos paroles. Et c’est
+pour cela que, petit à petit, j’ai envisagé le projet de te faire la
+cour.
+
+--Comment?
+
+--Oui, bien sûr, avant-hier, j’ai un peu arrangé les choses, j’ai
+exagéré le côté sentimental. Qu’est-ce que cela te fait puisque je
+t’aime? Eh bien! il était très vague, mon projet, et je me moquais de
+moi-même, mais je me disais que peut-être... Ai-je eu si tort?
+
+Il la prit dans ses bras et continua, faisant l’apprentissage du mépris
+des femmes, nécessaire au séducteur:
+
+--Ah! madame Hubert Damien, née Bourgueil, l’irréprochable, la noble, la
+hautaine madame Damien...
+
+--Hautaine? interrompit Clarisse avec précipitation.
+
+--Oui, je pense à cette expression que tu prends parfois comme pour
+t’élever au-dessus des autres, afin de mieux les dédaigner. Elle
+m’excitait au jeu, cette expression. Tu ne l’as pas eue ce soir!
+
+Il sourit d’être si perspicace dans ses commentaires. Clarisse murmura:
+
+--On me croit hautaine, c’est de la timidité. Et je ne suis qu’une
+fausse «puritaine»...
+
+--Non, ne diminue pas ton orgueil. Tu es une femme austère, ne le nie
+pas: tu nierais mon amour. J’ai reçu tes aveux. Je tiens dans mes bras
+une personne universellement et justement respectée. Quelle revanche!
+Pour un garçon de mon âge c’est un beau succès. Gens moraux et mômiers,
+voilà votre œuvre!
+
+--Laurent, vous avez tort de parler ainsi...
+
+Il s’arrêta, vit tout à coup la figure attristée de Clarisse, et il
+s’aperçut qu’elle était pâle et confuse entre ses cheveux
+dénoués,--figure pudique et raisonnable qu’avait meurtrie la volupté. Il
+s’empressa de dire, sur un ton plus grave:
+
+--Oui, je suis fier d’avoir mérité ton amour...
+
+Puis il reprit:
+
+--Mais je voudrais qu’ils le sachent, là-bas, à Nîmes...
+
+Il se leva d’un bond léger, s’avança vers la fenêtre et poussa les
+volets. Clarisse éteignit la lampe, se réfugia au fond du lit. Le clair
+de lune était aussi pur que les nuits précédentes. Il entra largement
+dans la chambre qu’il baigna d’un jour bleu. Du dehors vint le
+frémissement des branches que froissait un air doux; il s’y ajouta, dans
+le grand calme où tout s’entendait, le bruit monotone et paisible du jet
+d’eau sur la terrasse... Clarisse contempla la silhouette mince du jeune
+homme penchée sur le vide nocturne, éclairée par la lueur laiteuse. Puis
+elle appela tout bas:
+
+--Laurent...
+
+Quelques heures plus tard, elle se réveilla. La maison était
+silencieuse. Mais dehors, par la fenêtre aux volets restés ouverts, elle
+vit l’aube qui naissait. Un oiseau se mit à chanter, tout seul, et
+s’arrêta. La paix de la nature ensuite sembla plus profonde encore:
+recueillement, attente du beau jour. Clarisse se tourna vers son
+compagnon, il dormait. Elle se leva sans bruit, hésita, le baisa sur la
+joue comme la première fois. Il ne bougea pas, sa poitrine montait et
+descendait, au rythme d’une respiration tranquille... Cependant le
+soleil, ayant dépassé l’horizon, pénétra soudain dans la pièce et vint
+s’étendre jusqu’au bien-aimé. Alors Clarisse comprit qu’elle devait s’en
+aller devant cette aurore. Et elle s’enfuit de la chambre qui
+s’emplissait maintenant de clartés, et où le soleil, plus brûlant à
+chaque seconde, frappait le jeune homme endormi d’un long rayon d’or.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Clarisse dévisagea Hubert à son retour comme on revoit un ancien
+camarade des années de pauvreté quand on a soi-même fait fortune.
+D’avance, elle avait appréhendé cette minute, mais tout se passa avec
+beaucoup de naturel. Elle se sentait différente de lui, désormais, et
+c’est ce qui l’empêchait de se considérer comme absolument
+coupable,--différente mais non hostile et encore attachée à lui.
+Certains souvenirs leur demeuraient communs: si beau que fût son
+présent, il y avait entre son mari et elle une solidarité qu’elle ne
+pouvait renier, qu’elle n’avait aucune envie de renier d’ailleurs et sur
+laquelle elle se serait peut-être attendrie.
+
+Hubert commença par se plaindre de son voyage. Beaucoup de monde dans
+les trains, une chaleur intolérable.
+
+--Il a dû faire de l’orage ici, n’est-ce pas?
+
+--Mais non, répondit Clarisse avec simplicité, je ne m’en suis pas
+aperçue...
+
+Elle lui demanda s’il était fatigué, s’il ne voulait pas prendre quelque
+chose. En s’occupant de ces détails elle évitait de considérer le
+principal, et elle se trompait elle-même par cette sollicitude. Lui,
+allongé dans un fauteuil sur la terrasse, se reposait à l’ombre fraîche
+des arbres qui lui appartenaient, et, après les tracas de ces deux
+jours, promenait autour de lui le regard confiant de ses gros yeux
+pâles. Quant à Laurent, il avait tout de suite disparu dans sa chambre
+pour écrire des lettres. Clarisse, n’étant pas gênée par ce témoin,
+reprit sans peine les manières et l’attitude qu’elle avait toujours eues
+avec Hubert:
+
+--Enfin, dit-elle, es-tu content de ton voyage?
+
+L’expression satisfaite d’Hubert disparut. Il s’éleva avec véhémence
+contre ses collègues zurichois. Pour la première fois Clarisse remarqua
+la passion qui animait son visage. Elle comprit pourquoi Laurent lui
+signalait un Hubert tout différent au bureau de ce qu’il était à la
+maison. Cette énergie dans la voix, cette intelligence dans les yeux lui
+plurent. Curieuse, elle demanda, pour l’entraîner à se révéler
+davantage:
+
+--As-tu obtenu de conclure l’arrangement que tu voulais?
+
+Il la regarda, étonné qu’elle sût le but précis de son voyage, il pensa
+qu’il le lui avait dit par mégarde, alors prudemment il éteignit son
+visage, et, avec une indifférence affectée:
+
+--Oui, à peu près...
+
+--De quoi s’agissait-il au juste? insista Clarisse.
+
+--Oh! tu ne comprendrais pas.
+
+--Mais si, explique-moi. Tes soucis m’intéresseraient si tu voulais m’en
+faire part...
+
+Il la considéra affectueusement, lui caressa la main, et, reconnaissant
+de cette attention conjugale, il lui dit:
+
+--Ma bonne Clarisse...
+
+Ensuite il alluma un cigare avec soin et se mit à le fumer en reprenant
+son air engourdi. Ainsi, pensa-t-elle, le voilà redevenu l’homme
+paisible et indolent d’apparence. Cette excitation qu’elle avait cru
+deviner à l’instant, il ne lui donnait cours que loin d’elle. Passionné
+en affaires, mais pas en amour. Quel dommage!
+
+Laurent revint vers eux. Malgré son aplomb, il avait éprouvé quelque
+inquiétude au retour de M. Damien, et il avait disparu moins par tact
+que par gêne. Puis, se gourmandant, et désireux toujours d’agir «en
+homme», il s’était enhardi jusqu’à les rejoindre.
+
+--Eh bien, fit Hubert, avez-vous écrit vos lettres?
+
+--Mais oui, les voilà.
+
+Il y eut un silence, Laurent, agacé de retrouver le mari et la femme si
+confortablement installés l’un près de l’autre, voulut rappeler à
+Clarisse sa présence.
+
+--Madame, fit-il, je vous ai obéi: je viens d’écrire à Nîmes.
+
+Elle ne répondit pas, alors il s’adressa à Hubert:
+
+--C’est hier que madame Damien m’a donné ces bons conseils.
+
+--Elle a bien fait, répondit Hubert; c’est le devoir d’un fils envers
+ses parents...
+
+Il se tourna vers le jeune homme, le vit hésitant et gauche, alors,
+d’une voix brusque:
+
+--Allez donc les mettre au vestibule, vos lettres, le facteur les
+prendra.
+
+Et Laurent, dépité mais obéissant, fit demi-tour.
+
+Clarisse avait beaucoup redouté cette mise en face des deux hommes. Elle
+avait craint de ne pouvoir supporter les poignées de mains, les
+conversations, et les allusions involontaires. Elle avait fait appel
+d’avance à tout son sang-froid... Et voici que là encore, les choses
+s’arrangeaient. Hubert avait repris son ton boudeur vis-à-vis de
+Laurent, et Laurent s’était trouvé, devant lui, beaucoup plus petit
+jeune homme que la veille, lorsqu’il n’était que devant Clarisse. Entre
+Hubert grognon et Laurent nerveux, elle se sentit la plus lucide et, en
+quelque sorte, la plus raisonnable des trois.
+
+Elle conservait dans toute cette aventure une espèce d’innocence morale.
+Elle n’avait jamais imaginé à l’avance, même pour le condamner, ce
+qu’elle vivait depuis deux jours. Elle avait commis sa faute sans
+préjugés. Dans une sorte d’hallucination, elle s’était livrée à un autre
+homme que son mari, elle avait trahi la foi conjugale,--et elle
+demeurait surtout éblouie, stupéfaite; elle n’avait pas encore eu le
+temps de relier son cas personnel à une catégorie générale, à des
+précédents qu’elle blâmait très sincèrement chez autrui. Elle apercevait
+bien la différence, elle n’apercevait pas encore la contradiction qu’il
+y avait entre son mari avec ce qu’il représentait de légal, de moral,
+d’habituel, de certain, et Laurent, être extraordinaire. Il lui fallut
+découvrir petit à petit les conséquences de sa faute.
+
+Laurent commença de s’en charger. C’était la première fois qu’une femme
+se montrait aussi éprise de lui. Il entendait bien poursuivre son
+avantage. Il se rassura sur le compte d’Hubert qui, se dit-il, ne
+verrait rien. Son extrême jeunesse de caractère et son égoïsme lui
+enlevaient le sentiment de sa responsabilité, ou plutôt--car il n’était
+pas foncièrement mauvais, mais trop vite gâté par l’amour--empêchaient
+ce sentiment de se développer.
+
+Il voulut donc rappeler à Clarisse sa domination sur elle et il fut
+étonné de rencontrer sa résistance. Après dîner il lui proposa de faire
+quelques pas dans le parc: elle refusa. Plus tard, quand ils montèrent
+tous les trois, il essaya de prolonger son baiser habituel sur sa main,
+mais elle la retira et lui dit d’une voix paisible:
+
+--Bonsoir, monsieur.
+
+Puis elle gagna sa chambre avec son mari. Laurent se crut la victime
+d’une coquette. Il n’avait pas du tout compris l’honnêteté, la candeur
+qu’elle apportait jusque dans sa faute. Il oublia les preuves
+passionnées qu’elle lui avait données de son amour, et il se demanda
+s’il n’avait pas eu affaire à une dévergondée qui avait profité de
+l’absence de son mari et qui, une fois le mari revenu, affecterait de ne
+se souvenir de rien. Sa conduite lui sembla tout à coup très immorale et
+même suspecte. «En somme, se dit-il, elle m’a cédé bien vite.» Il
+repassa les deux jours qu’il venait de vivre pour découvrir dans
+l’attitude et les paroles de Clarisse de quoi justifier ses soupçons
+injurieux. Très inexpérimenté, il crut à de la duplicité et du mensonge
+là où il n’y avait qu’une inexpérience pareille à la sienne. Mais plus
+on est naïf, moins on reconnaît la naïveté des autres. Laurent aurait
+voulu que Clarisse lui témoignât, sous les yeux même de son mari,
+qu’elle l’aimait. Il ne savait pas estimer à leur valeur son brusque
+silence, sa dérobée... Peut-être, pensa-t-il, prodiguait-elle à Hubert
+en ce moment les mêmes caresses qu’à lui-même la veille. Errant dans sa
+chambre sans pouvoir dormir, il s’irrita, comme un jeune mâle exigeant,
+que sa proie lui fût si vite arrachée. Son désir se surexcita et à ce
+désir s’ajoutèrent le ressentiment de son amour-propre et l’antipathie
+qu’il avait pour Hubert.
+
+Pendant ce temps, Clarisse, dans sa chambre, se gardait pour lui. Elle
+n’avait témoigné cette réserve à Laurent que par pudeur, par tendresse,
+et se refusait à manifester en supercheries hasardeuses ce qui lui
+remplissait le cœur. Elle tenait tant à son amour qu’elle évitait de
+l’exposer aux yeux de celui qui aurait le droit de le condamner. Sans
+chercher de solution à la situation qui les rassemblait tous les trois,
+elle pressentait bien qu’un pareil état de choses devrait se dénouer une
+fois ou l’autre: mais elle préférait le préserver le plus longtemps
+possible.
+
+Le lendemain était un dimanche. Hubert descendit déjeuner le matin,
+affectant un grand soulagement d’être débarrassé de tout souci
+d’affaires. Comme il buvait son thé, il s’écria:
+
+--Ce n’est pas la peine de faire atteler, n’est-ce pas? Nous irons à
+pied à l’église.
+
+Aller à l’église! Clarisse frémit. Bien sûr, il faudrait aller à
+l’église comme tous les dimanches... Elle murmura:
+
+--Je ne sais si je t’accompagnerai...
+
+--Comment? Pourquoi?
+
+--Je me sens un peu lasse.
+
+--Lasse, à cette heure-ci! Mais tu as fort bien dormi. Même je suis
+frappé, depuis mon retour, de ta bonne mine. Qu’as-tu donc?
+
+--Rien, je t’assure. Seulement...
+
+--Non, non, il faut venir. Ici, tu sais quelle importance a l’exemple
+qu’on donne.
+
+Il menaça sa femme du doigt, et, en riant:
+
+--C’est très mal d’être paresseuse!
+
+Elle s’obligea à sourire comme lui. Mais elle évoquait l’église blanche
+où elle s’était rendue si souvent, sans pensées secrètes, où elle avait
+écouté les paroles sacrées avec la paix de l’âme, et il lui sembla
+impossible d’y apporter un cœur fiévreux de passion et un corps rendu de
+volupté. Comment expliquer une défection? Des projets fous traversèrent
+son esprit: simuler un évanouissement, tout raconter à Hubert. Mais il
+se levait, disant:
+
+--Puisque nous allons à pied, ne tardons pas.
+
+--Écoute, dit-elle, je ne sais quand même si je t’accompagnerai...
+
+Hubert était à la porte. Il se retourna, revint vers elle, les sourcils
+froncés, et d’une voix brève--la voix qu’il avait au bureau--il
+commanda:
+
+--Qu’est-ce qu’il y a? Réponds!
+
+--Notre pasteur est si ennuyeux, fit-elle au bout d’un instant.
+
+--Comment, c’est toi qui dis cela, toi qui soutiens qu’un sermon, même
+médiocre, fait toujours du bien? J’exige que tu viennes.
+
+Sous le ton sec, elle crut deviner une menace. Elle dit:
+
+--Tu as raison, j’irai.
+
+L’église de la Cômerie est au bout d’un chemin ombreux, bordé de haies
+vives. Les Damien y arrivèrent comme les cloches cessaient de sonner. La
+petite nef, crépie à la chaux, avec ses versets bibliques inscrits en
+lettres noires, ses vitraux anciens, se trouvait déjà remplie de
+paysans. Clarisse eut comme voisin un vieux bonhomme bronzé qui sentait
+le savon, le linge frais, et qui chantait d’une voix tremblante en
+suivant du doigt sur son psautier.
+
+Le pasteur était un grand jeune homme blond et enthousiaste, très goûté
+par les personnes sensibles du village, et dont l’éloquence fleurissait
+comme un verger au printemps. Après le cantique il se leva ainsi que
+toute l’assemblée, et, selon l’usage, il lut la confession des péchés.
+
+Que de fois, depuis sa petite jeunesse, Clarisse avait entendu ces
+paroles liturgiques. Elles lui avaient paru souvent un peu
+excessives dans leur rigueur ancienne. Néanmoins chaque dimanche,
+consciencieusement, elle avait reconnu devant Dieu qu’elle était une
+pécheresse, et elle avait recueilli les moindres de ses fautes pour s’en
+affliger. Cet aveu lui permettait de constater qu’elle n’était pas très
+criminelle. Alors elle s’accusait d’autant plus qu’elle ne pouvait
+offrir à Dieu le sujet de bien sérieuses repentances.
+
+Ce dimanche, toutefois, elle dut reconnaître avec horreur que les termes
+de la confession des péchés étaient tout juste assez graves pour
+qualifier son cas. L’espèce de tournoiement qui la grisait depuis
+quelques jours s’arrêta pour laisser voir la réalité. Au cours de la
+semaine, elle avait cédé à ses désirs, et ce flot longtemps contenu,
+devenu brusquement trop fort, l’avait emportée sans lui laisser le temps
+de réfléchir, de juger,--mais aujourd’hui c’était dimanche, un dimanche
+de lumière. Aujourd’hui, elle était dans une église, le lieu où sa
+conscience s’était si souvent interrogée. De nouveau, il fallait lui
+répondre. Comment la satisfaire? Devant les hommes, à haute voix, elle
+pouvait dissimuler, mentir; elle pouvait se cacher de son mari, de son
+pasteur. Mais dans le silence de son âme enfin éclairée, comment ne pas
+être franche?... Pourtant elle voulut retarder encore, échapper à ses
+objurgations intérieures: elle leva la tête, la détourna, et tout à coup
+elle aperçut à quelque distance, entre les personnes debout, Laurent.
+Que faisait-il là?
+
+Alors, en présence de son amant, elle ne put discuter ni reculer
+davantage. Sa conscience l’accusa sans détour: elle était une femme
+adultère... L’acte était accompli, le péché ineffaçable, et chacun avait
+le droit de lui dire, en la montrant au doigt: «Adultère!... Et voilà
+l’homme dont tu as reçu les caresses. Il a connu le plus intime de toi,
+ton abandon dans ses bras, et ta jouissance impure.» Un lien d’iniquité
+unissait cet adolescent et cette épouse. «Tu as souillé ta vie et
+souillé ton honneur. L’homme dont tu portes le nom et la bague, tu l’as
+trahi. Tu as trompé la confiance que les tiens avaient en toi, tu as
+perdu le trésor précieux de ta réputation et de ta dignité; tu t’es
+retiré la permission de reprocher quoi que ce soit à quiconque, puisque
+tu es coupable, profondément coupable, ayant commis ton péché au sein
+même de la vertu. Et ce crime, pourquoi l’as-tu commis? Pour une
+éternité de délices?--non, pour une minute de folie bestiale.» Alors,
+entre le vieillard à sa droite, si pieux et si loyal, et son mari à sa
+gauche qu’elle avait trompé, elle se mit à trembler de tous ses membres.
+En nage, rouge de honte et d’angoisse, elle s’attendit presque à ce que
+Dieu, Dieu qui les voyait tous les trois et qui savait toutes choses,
+intervînt pour la dénoncer, et annonçât à la foule qui la respectait
+encore: «Regardez, cette femme est adultère.»
+
+Du haut de la chaire, ignorant ce qu’il déchaînait dans un cœur, le
+pasteur continuait de lire le texte sacramentel: «Mais, Seigneur, nous
+avons une vive douleur de t’avoir offensé. Nous nous condamnons, nous et
+nos vices avec une sérieuse repentance, recourant humblement à ta
+grâce...»--«Oui, se disait Clarisse, je suis une femme perdue, je
+l’avoue et je me condamne, je mérite tous les reproches, toutes les
+injures, tous les châtiments. J’ai mal agi, j’ai trahi mes devoirs...
+Mais pourquoi l’ai-je rencontré? Pourquoi ai-je en moi cette âme qui n’a
+besoin que de lui?»
+
+Maintenant le pasteur priait. Il s’adressait à Dieu, il établissait par
+ses paroles pleines de conviction, une avenue vers le ciel. On sentait
+la voûte ouverte, et le regard de l’Éternel reposant sur l’assistance.
+Alors, mise en contact plus direct avec Celui qu’elle nommait son juge,
+Clarisse, encouragée par la prière du prédicateur, se mit à prier pour
+elle-même: «Seigneur, je suis coupable d’avoir enfreint tes lois divines
+aussi bien que les lois humaines, mais toi qui sais tout, tu vois
+combien je l’aime. Pourquoi m’as-tu permis de le rencontrer et de me
+plaire à sa personne? Est-ce mal, d’éprouver si profondément l’amour,
+même si ce n’est pas celui que tu nous recommandes? Il n’y a qu’un seul
+amour: pourquoi est-il permis ou défendu selon les cas? Mon sentiment
+n’est pas égoïste, ni capricieux, c’est l’humble offrande de mon cœur
+qui est à ton image et de mon corps que tu as formé...»
+
+A la dérobée, elle regarda Laurent, qui se tenait la tête baissée, dans
+une attitude immobile. Et tout à coup une terreur la bouleversa. Si
+Laurent était venu à l’église, c’était peut-être pour obéir à des
+remords, pour demander, comme elle, pardon à Dieu de ce qu’il avait
+fait. Serait-il là de son propre gré sinon pour s’accuser et se
+repentir? Mais alors il renoncerait à elle! Tout serait fini entre
+eux... Elle leva les yeux vers le pasteur avec épouvante. Pourquoi
+continuait-il, de sa voix persuasive, à exhorter à la vertu ses
+auditeurs? «Saura-t-il le convaincre de ne plus m’aimer?» se demanda
+Clarisse. Et, chassant bien loin les scrupules, elle voulut murmurer,
+persuasive à son tour, deux mots de prière anxieuse:
+
+--Taisez-vous...
+
+Elle retomba sur son banc en prononçant: Amen. Il y eut un léger
+remue-ménage dans l’église; des gens toussèrent, se mouchèrent. On
+s’installa pour mieux écouter le sermon.
+
+Clarisse ne l’entendit guère. Le pasteur parla des bienfaits de la
+Providence avec son enthousiasme habituel et un lyrisme facile. Il
+prêchait la reconnaissance et la joie. Clarisse observa son visage blond
+aux yeux purs qui semblaient ignorer les bassesses humaines. Comme elle
+s’était éloignée de sa croyance sincère et forte! Elle eut la conviction
+qu’il ne la comprendrait pas, qu’il la plaindrait peut-être plutôt que
+de la condamner, mais qu’il n’entrerait pas dans ses motifs. Alors sa
+pensée vagabonda lourdement, tourmentée d’inquiétudes, incapable
+pourtant de renonciation. Par un vitrail ouvert venait du soleil et l’on
+entendait un chant d’oiseau. Clarisse n’eut plus qu’une envie: quitter
+cette église où elle était prisonnière, et aller au dehors, pour être
+libre... Parfois elle se détournait vers Laurent: impassible, il
+écoutait. Alors elle se demandait avec une angoisse renouvelée s’il
+était convaincu par ces affreuses paroles de repentance.
+
+A la sortie, elle se hâta vers le seuil, tandis que son mari restait à
+causer avec des paysans. Elle suivit le chemin creux, bordé de haies
+vives, certaine d’être rejointe par le jeune homme. En effet, elle
+entendit bientôt son pas et son souffle. Et tout de suite, âprement:
+
+--Pourquoi êtes-vous venu?
+
+Mais sans lui répondre, il s’exclama:
+
+--Qu’il est donc ennuyeux votre ministre de village!
+
+Si vite rassurée, Clarisse s’arrêta une minute comme éblouie par le
+soleil malgré son ombrelle ouverte. Puis dès qu’elle eut compris que
+Laurent n’avait pas changé de sentiments, elle se remit en défense.
+L’instant d’avant, elle était prête à le solliciter, maintenant elle
+voulut se protéger contre lui. Elle recommença:
+
+--Pourquoi êtes-vous venu?
+
+Il se rapprocha d’elle et l’interrogea à son tour:
+
+--M’aimes-tu?
+
+--Répondez-moi.
+
+--Pas avant ta réponse.
+
+Des groupes les dépassaient sur le chemin, des hommes endimanchés, des
+filles habillées de robes claires, qui sortaient de l’église, qui les
+saluaient, et qui pouvaient les entendre. Clarisse frissonnait de honte
+et de frayeur.
+
+--Eh bien oui, murmura-t-elle, je vous aime.
+
+Alors d’une voix basse, il dit:
+
+--Je suis venu pour vous rejoindre jusque dans votre église, pour vous
+faire sentir ma présence même là où vous prétendez m’oublier...
+
+Elle fit un geste de protestation, mais élevant le ton, il se plaignit
+avec véhémence d’être, depuis le retour d’Hubert, tenu à l’écart. Il
+déclara qu’il ne le supporterait pas plus longtemps, il menaça...
+Clarisse essayait en vain de le calmer; elle le suppliait de parler
+moins fort, elle se retournait pour voir si Hubert ne les rejoignait
+pas. Enfin elle expliqua, en s’embrouillant:
+
+--Écoutez-moi, Laurent: j’ai commis une grande faute quand je me suis
+donnée à vous... Je prends tous les torts sur moi et je n’accuse
+personne... Mon mari est revenu; je ne puis pas devant lui trahir mes
+sentiments, sentiments que je condamne, je le répète... Nous nous
+verrons ailleurs, plus tard...
+
+--Soit!
+
+--Qu’allez-vous faire?
+
+--M’en aller, répondit brutalement Laurent. Vous ne pensez pas que je
+vais rester plus longtemps à contempler votre bonheur conjugal.
+
+--Mais que voulez-vous?
+
+--Viens ce soir dans ma chambre...
+
+Clarisse poussa un faible cri, et protesta que c’était impossible. Il
+répondit en ricanant qu’il était alors prêt à la rejoindre dans la
+sienne.
+
+Ils arrivèrent à la grille. Dans la cour une auto était arrêtée. C’était
+celle des Gaillardoz. Ils entrèrent et trouvèrent le ménage qui les
+attendait au salon.
+
+--Ma chère, s’écria Fanny en bondissant, nous sommes très indiscrets:
+nous venons vous demander à déjeuner.
+
+Ils achevaient un voyage en automobile et arrivaient du Dauphiné. Ils
+avaient décidé de s’arrêter à la Cômerie, dernière étape avant
+d’atteindre leur propriété aux environs de Nyon. Clarisse les félicita
+de leur idée, et Hubert, survenu, se joignit à elle.
+
+Très animée, Fanny fit mille récits amusants de voyage. Son mari, bruni
+par le grand air, corpulent dans son vêtement de grosse laine, tentait
+parfois lui aussi, de raconter quelque chose. Mais Fanny coupait avec
+impatience son histoire et la terminait à sa barbe. Alors il avait un
+sourire heureux, comme pour prendre des autres à témoin de la
+gentillesse et de l’éloquence irrésistibles de sa femme.
+
+A déjeuner, Fanny continua d’être intarissable. Elle n’accorda aucune
+attention à Laurent. Celui-ci s’enferma dans un silence complet dont
+personne, sauf Clarisse, ne s’aperçut. Mais au sortir de table, lors du
+café que l’on prit au salon à cause de la trop grande chaleur, il
+parvint à isoler sa maîtresse.
+
+--Ces gens sont assommants, dit-il, et bavards. Quand s’en vont-ils?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Quant à nous, ce soir...
+
+--Taisez-vous, Laurent, c’est impossible. Plus tard...
+
+La sentir palpiter à la fois d’inquiétude, de honte et de chagrin le
+divertissait. Mais il eut le tort de la pousser à bout. Si on allait les
+entendre, pensait Clarisse, remarquer l’accent de leur dialogue,
+l’expression inattendue de Laurent! Alors, s’adressant aux Gaillardoz,
+elle leur proposa de rester à la Cômerie jusqu’au lendemain. Ils avaient
+leur bagage avec eux, il suffisait d’annoncer à Nyon qu’ils retardaient
+leur arrivée. Fanny, sans consulter son mari, accepta tout de suite.
+
+Clarisse n’osa pas regarder Laurent. Elle avait peur de ce qu’elle avait
+fait. Mais elle s’était protégée: plus la maison serait pleine, mieux
+elle pourrait objecter au jeune homme l’impossibilité de le satisfaire.
+Cette mesure lui donnait du répit, mettait du monde entre elle, Hubert
+et Laurent.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Laurent avait commencé par frémir de colère. A ses yeux, Clarisse, par
+sa décision de mettre des tiers entre eux, lui mentait encore. Mais si
+le succès lui était monté à la tête, la déception imprévue le dégrisa.
+Il comprit qu’il ne réussirait pas par la brutalité et il décida de
+recourir à la ruse. Au delà du plaisir, il pressentit ce que la
+complication des âmes, le scrupule, le remords ajoutaient à l’amour.
+L’on jouissait non seulement de rendre une femme heureuse mais aussi de
+la faire souffrir. Clarisse se dérobait, soit: il tâcherait de la
+rejoindre moins par des procédés impératifs que par des moyens subtils
+et plus cruels.
+
+Il alla trouver Hubert et lui demanda l’autorisation de manquer le
+bureau le lendemain.
+
+--Un jour de congé? Je n’aime pas beaucoup cela. Mais enfin, soit.
+
+Lorsqu’il l’eut obtenu, Laurent ajouta:
+
+--Je compte rester ici, auprès de ces dames.
+
+Hubert le regarda avec étonnement. Quelle drôle d’idée d’utiliser ainsi
+sa journée de vacance! Puis il pensa que le jeune homme était un des
+nombreux flirts de Fanny. Il prit un air fâché, mais sa sévérité visait
+Fanny et non Laurent qu’il estimait sans importance.
+
+Dans le courant de la soirée, il fit part de son impression à sa femme.
+Celle-ci haussa les épaules:
+
+--Mais non, il ne fait pas la cour à Fanny. Ils ne se sont pas adressé
+la parole... Il veut simplement un congé par flânerie.
+
+--Oui, c’est un paresseux... Enfin, quand même, surveille-les.
+
+Clarisse songea avec appréhension que Laurent restait pour elle, et elle
+s’effraya à l’avance de tout ce que Fanny allait deviner.
+
+Cependant, le lendemain matin, elle dut rendre cette justice au jeune
+homme qu’il se tenait parfaitement à sa place. Il se borna à affecter un
+certain empressement discret auprès de Fanny comme si, étant l’hôte
+régulier de la Cômerie, il devait aider à recevoir les hôtes de passage.
+Soulagée, Clarisse se prit à penser qu’il serait agréable d’avoir
+Laurent près d’elle en commensal, d’oublier leurs relations charnelles
+au profit d’une bonne amitié, tout en continuant à vouer à son mari le
+même sentiment paisible que naguère. L’idée du partage, sous le même
+toit, lui faisait horreur. Mais elle aurait admis un ménage à trois
+platonique.
+
+Seulement elle ne savait par quels moyens donner ce caractère à leurs
+relations. Elle demeura hésitante. Naguère, elle aurait commencé tout de
+suite d’agir. Mais elle avait tellement changé! C’est que naguère, elle
+se plaisait à imposer au jeune homme sa volonté. Maintenant elle n’osait
+pas le traiter avec un tel sans-gêne. Laurent avait revêtu le rôle
+d’initiateur en lui enseignant le plaisir: c’était au tour de Clarisse
+d’être soumise et d’apprendre. Il avait gagné de l’assurance dans leur
+liaison et le sentiment d’un pouvoir mystérieux, tandis qu’elle y avait
+pris une humble docilité, une sorte d’appréhension générale, la crainte
+de se trahir ou de le fâcher.
+
+Fanny ne répondit à l’amabilité de Laurent qu’avec une certaine
+négligence. Et Clarisse s’étonna, comme la veille, qu’on fît si peu
+d’attention à lui. On lui coupait la parole, on l’écoutait à peine, il
+passait le dernier dans les portes et se servait après tout le monde. Si
+les autres savaient pourtant de quoi il était capable! Mais, par
+extraordinaire, lui-même ne se formalisait pas. Avec Clarisse, il
+faisait l’important: en public, il reprenait la place et le ton d’un
+petit jeune homme. Clarisse, un peu vexée, jugea étrange qu’il fût si
+considérable à ses yeux et si peu de chose pour sa cousine.
+
+Comme il était allé chercher un sécateur parce qu’elles voulaient
+cueillir des roses, elle dit à Fanny:
+
+--Est-ce que cela vous ennuie que Laurent Fabre-Gilles soit resté?
+
+--Ce petit? Mais non. Il n’a pas l’air méchant d’ailleurs.
+
+Clarisse baissa la tête sans répondre. Et quand Laurent revint, les deux
+femmes le regardèrent. Il ne se départit pas de sa courtoisie pleine de
+sérieux quoiqu’il devinât qu’on l’observait. Mais, à partir de cette
+minute, Clarisse retrouva chez lui les yeux baissés, la voix
+volontairement tenue dans le registre grave, tout le masque qu’il
+affectait au début de leurs relations. Elle aurait pu dénoncer son jeu
+au fur et à mesure qu’il le jouait,--car c’était bien un jeu, une
+tactique qu’il pratiquait sans le moindre embarras. Elle s’en indigna
+d’autant plus qu’il réussit. Fanny en effet sembla intriguée à son tour
+par cette mélancolie impénétrable. Il lui répondait avec froideur puis,
+tout à coup, relevant ses paupières, l’enveloppait d’un magnifique
+regard, aussitôt retombé. Fanny s’amusa à provoquer cette éloquence
+muette jusqu’au moment où elle finit par en être un peu
+gênée,--reconnaissant, sous l’apparence juvénile de Laurent, cette
+ardeur physique que les femmes devinent par instinct chez certains
+mâles.
+
+Alors elle se retourna vers Clarisse:
+
+--Eh bien! dit-elle, voilà votre solitude peuplée... Avec trois invités
+à dîner ce soir, vous serez obligée de mettre une belle robe.
+
+Puis, affectant une fausse admiration:
+
+--Il faut vous dire, monsieur Fabre-Gilles, que ma cousine prend ici les
+allures les plus simples. L’hiver, c’est la personne d’apparat, qui
+tient son rang. Et les Damien-Bourgueil sont parmi ce qu’il y a de mieux
+à Genève. L’été, elle s’ensevelit dans la verdure; on ne la voit plus,
+tellement elle est occupée de son jardin et de son village... Une vraie
+fermière!
+
+Clarisse protesta. Elle ne voulait pas être dépréciée. Fanny continua,
+en souriant à demi de côté:
+
+--Il est vrai qu’elle est faite pour le plein air, tant elle est
+naturelle et sincère. N’est-ce pas, Clarisse, que vous préférez vos
+plates-bandes à tous les salons de la rue de l’Hôtel de Ville?
+
+--Et vous, madame? demanda Laurent à Fanny.
+
+--Moi, monsieur, je suis une personne artificielle. Ma cousine est
+franche, je suis hypocrite; elle est honnête, je suis dépravée; elle
+plaît à tous, et j’irrite...
+
+Clarisse tenta d’arrêter cette comparaison en parlant des plaisirs de la
+campagne. Sans vouloir l’entendre, Fanny persista à interpeller le jeune
+homme.
+
+--Mais, j’y songe, je n’ai pas à vous la décrire. Vous appréciez aussi
+bien que moi le charme de Mme Damien. Vous êtes ici depuis plusieurs
+jours, n’est-ce pas?
+
+Laurent ne répondit pas. Clarisse non plus. Fanny se mit à rire:
+
+--Je serais curieuse de voir vos soirées. Hubert s’endort-il sur son
+cigare? Ma cousine, j’en suis sûre, vous dit de ces choses sensées et un
+peu ennuyeuses qu’il faut toujours dire aux jeunes gens.
+
+--Croyez-vous? fit Laurent d’un ton glacé.
+
+--Comment, il doute de vous, Clarisse? mais ma cousine a l’habitude de
+remplir tous ses devoirs! Elle doit vous donner d’excellents conseils,
+et compléter une éducation qui me paraît soignée. Il faudrait toutefois
+y ajouter un soupçon de fantaisie, qui est de votre âge, je vous assure.
+
+Clarisse, à qui cette conversation commençait à devenir odieuse, vit
+s’approcher le domestique: il annonça l’arrivée du boucher et demanda
+des ordres. Contente de s’échapper, elle fut néanmoins agacée d’une
+raison aussi prosaïque.
+
+--Le boucher et le boulanger, expliqua-t-elle, nous viennent du village
+voisin... ici c’est trop petit...
+
+--Allez, lui dit Fanny, nous commander des côtelettes.
+
+Lorsque Clarisse revint, elle eut de la peine à rejoindre ses
+compagnons. Elle finit par les trouver assis sur un banc dans l’ombre
+d’une treille. A son arrivée, Laurent affecta de se taire brusquement.
+
+--Savez-vous, dit Fanny, ce que je conseille à monsieur?
+
+--Jamais je n’oserai, murmura Laurent.
+
+--De vous faire la cour!
+
+--Excusez-moi, madame, dit le jeune homme en s’adressant à Clarisse.
+
+--Mais non, interrompit Fanny, il serait très bon d’apprendre, auprès
+d’une personne telle que ma cousine, comment faire une cour discrète.
+C’est un art qui se perd, et tous vos contemporains, monsieur, sont
+insensibles ou bien brutaux.
+
+Elle semblait enchantée de son interlocuteur. Vive, hardie, elle
+raffolait de quiconque savait lui donner la réplique. L’attitude d’abord
+réticente de Laurent l’avait piquée au jeu, elle l’avait aguiché et
+maintenant il essayait de lui tenir tête.
+
+Clarisse trouva que leur intimité avait grandi bien vite. Elle se vit
+réduite elle-même au rôle de personnage muet. Sa ruse n’avait que trop
+réussi puisque le jeune homme non seulement ne la tourmentait plus mais
+s’occupait d’une autre. Elle chercha à les questionner pour rentrer dans
+leur dialogue, mais ses questions ne les intéressaient pas. Fanny lui
+répondait en deux mots et reprenait ensuite sa conversation principale;
+quant à Laurent, son visage si animé vis-à-vis de Fanny, devenait
+immobile quand il se tournait vers Clarisse.
+
+Sur ces entrefaites, Fanny, parlant de leur voyage, vanta Aix-les-Bains.
+
+--Connaissez-vous Aix? demanda-t-elle.
+
+--Non, je n’y jamais été.
+
+--Cependant... fit involontairement Clarisse qui se rappela la lettre au
+photographe qu’elle avait lue dans la chambre rouge.
+
+Ils la regardèrent, et attendirent son explication, mais elle ne sut
+comment continuer, et Laurent lui dit, avec un soupçon de raillerie:
+
+--Je vous assure, madame, que je ne connais pas cet endroit...
+
+Pourquoi mentait-il? Pourquoi vis-à-vis d’elle, cette attitude distante,
+presque malhonnête? Elle y retrouva le ton qu’il avait lors de son
+arrivée à la Cômerie. Voulait-il la rendre jalouse, en se montrant
+empressé auprès de Fanny? Elle ne put croire à un tel calcul. Mais
+alors, s’il était sincère? Était-il rassasié d’elle et enclin à
+l’abandonner?
+
+Tous deux contemplèrent Fanny: lui avec une admiration
+complaisante,--elle avec une sourde inquiétude. Fine, moqueuse, Fanny
+penchait son joli visage aux sourcils bien marqués, et tout éclairé par
+son demi-sourire. Clarisse se reprocha avec angoisse de s’être montrée
+si dure avec Laurent: Fanny était peut-être une dangereuse rivale. Elle
+aurait dû le retenir, le leurrer, lui faire croire qu’elle céderait
+encore--et lui céder, s’il le fallait. Elle s’était reprise, parce
+qu’elle avait eu honte. Mais on n’efface pas le passé, on ne se
+recompose pas une vertu. Puisqu’elle aimait Laurent, et que
+l’irréparable était accompli, n’était-ce pas un zèle absurde que de se
+priver de Laurent?
+
+A l’heure du déjeuner, et tandis que Fanny était remontée dans sa
+chambre, Clarisse emmena le jeune homme au salon. La porte fermée, elle
+lui demanda:
+
+--Pourquoi la laissez-vous se jeter à votre tête de cette façon?
+
+--Eh! que dites-vous là?
+
+Laurent, qui commençait à comprendre les plaisirs de la duplicité, fit
+l’innocent. Il protesta qu’il n’y avait pas de sa faute. Clarisse revit
+sur son visage son air étonné, sérieux de naguère, et, remuée par ce
+souvenir, elle murmura:
+
+--Prenez garde, c’est une coquette.
+
+Il ne bougea pas. Alors elle s’imagina que son silence préparait la
+trahison. Elle voulut le ramener à elle en noircissant sa rivale et,
+soucieuse là encore de le préserver, mais à son profit, elle dit,
+tremblante d’avancer une pareille accusation:
+
+--Vous savez, elle a des amants...
+
+Laurent fronça les sourcils: cette idée ne lui déplaisait pas. Il se
+borna à faire deux pas vers la porte, sans répondre, et comme hésitant
+entre les deux femmes. Clarisse, pâle de son mensonge, répéta:
+
+--Une femme comme elle n’est pas faite pour vous... Vous ne seriez qu’un
+caprice.
+
+Il fit un geste d’indifférence, voulut s’en aller, alors, tout éperdue,
+elle s’écria:
+
+--Mais enfin, qu’attendez-vous de moi?
+
+Il se retourna, la saisit dans ses bras, moins par amour que par besoin
+de la contraindre, ou pour lui faire comprendre le bonheur de s’y
+trouver. Il vit sa figure délicate rougir, redevenir pâle de nouveau, et
+il sentit son corps se coller au sien. Avec une expression têtue, il
+dit:
+
+--Viens chez moi ce soir...
+
+Ensuite, il la lâcha. Clarisse jeta un coup d’œil affolé autour d’elle
+pour s’assurer que personne ne les avait entendus. Le vieux salon
+familial était là, avec ses meubles accoutumés, les bouquets qu’elle
+avait faits, le portrait de son beau-père; elle respira l’odeur d’étoffe
+et de fruit, elle entendit quelqu’un marcher à l’étage supérieur, et la
+cloche du repas sonner. Tous ces détails familiers, réguliers,
+quotidiens, lui prouvèrent l’impossibilité de céder au jeune homme. Ce
+portrait de son beau-père, surtout, avec ses moustaches tombantes, et
+son air de reproche maussade! Se tournant vers Laurent, elle murmura
+d’une voix douloureuse qui disait si bien son amour sans qu’il voulut
+l’entendre.
+
+--Vous êtes injuste. Je ne peux pas ici, ce soir... Plus tard, ailleurs,
+je vous le promets.
+
+Mais, sans écouter davantage, il s’en alla.
+
+L’après-midi, ce fut pire. Laurent jeta le masque et entoura Fanny
+d’aussi près que possible. Délaissant son genre correct, il se montra
+plein d’audace. Elle lui plaisait, il la croyait facile, et cette
+intrigue nouvelle n’empêcherait pas la réussite de l’autre: il
+s’estimait de taille à les poursuivre toutes les deux. Aux phrases les
+plus vives, Fanny, enchantée, essayait de le faire taire en disant:
+
+--Pas devant Clarisse, voyons!
+
+Puis, dès qu’il semblait s’interrompre, elle le provoquait. Elle le
+jugeait tout haut, avec impertinence:
+
+--Mais c’est un garçon plein d’esprit, disait-elle. Et vous le teniez
+ici, à l’écart? C’est trop fort. Il doit y avoir quelque chose
+là-dessous. La Cômerie n’est pas le théâtre qu’il lui faut. Je vous
+invite, monsieur Fabre-Gilles, à passer huit jours chez moi. Vous verrez
+l’existence que je mène: des courses sur le lac, des pique-niques, des
+bals. Vous vous rencontrerez avec des femmes charmantes; vous aurez
+beaucoup de succès... Car je ne suis pas égoïste, moi, comme ma
+cousine...
+
+Sombre, Clarisse souffrait en silence. Elle aurait voulu interrompre ces
+phrases légères par des paroles graves et dire: «Laissez-le, Fanny, ne
+vous prêtez pas à son manège cruel. Vous voyez qu’il m’a menti ou qu’il
+vous ment. Il vous fera souffrir à votre tour. Laissez-le, il est à moi.
+Il vous plaît peut-être, mais je l’aime.» Quel effet aurait un pareil
+aveu? Ne valait-il pas la peine de se livrer afin de reprendre Laurent?
+Elle se maudit d’avoir retenu Fanny deux jours. La supposition d’Hubert
+revint à sa mémoire. Alors elle, Clarisse, n’aurait été qu’un intermède
+et Fanny lui succéderait peut-être. Ou bien qui sait s’ils ne se
+jouaient pas d’elle tous les deux, et si Laurent ne faisait pas depuis
+longtemps la cour à Fanny?
+
+Dans le va-et-vient éperdu de ses pensées, une idée surgit tout à coup.
+Elle punirait Laurent comme il avait voulu la punir... Sous prétexte de
+faire servir le thé, elle se rendit dans la maison et téléphona à
+Desnouettes:
+
+--Desnouettes, je vais être bonne. Je vous invite à dîner ce soir avec
+les Gaillardoz.
+
+Elle entendit dans l’appareil Desnouettes qui s’étranglait de
+reconnaissance. Comme tous ces gens étaient absurdes! Elle ne croyait
+pas à la profondeur de leurs sentiments; elle était possédée par le sien
+qui, seul, existait à ses yeux. Et elle n’hésitait plus sur les moyens.
+Puisqu’on avait voulu lui faire mal, elle ferait mal à son tour. Fanny
+cherchait à séduire Laurent et Laurent semblait la trouver à son goût,
+eh bien, elle appelait Desnouettes pour le mettre entre eux deux. Cette
+intrigue qu’elle avait blâmée naguère, elle l’encouragerait pour s’en
+servir. Et Gaillardoz? Tant pis pour lui, il n’avait qu’à se défendre
+aussi bien qu’elle. Ainsi, sous l’empire de sa passion blessée, elle ne
+voyait plus le monde d’après la convention optimiste et morale qui lui
+était coutumière; elle acceptait qu’il fût le champ des égoïsmes aux
+prises, et, sous les apparences de la politesse, un lieu de sauvagerie
+et de sensualité.
+
+Revenue près de Fanny et de Laurent, elle les trouva toujours dédaigneux
+d’elle. Mais elle ne se choqua plus du sans-gêne avec lequel ils
+semblaient se manifester leur goût réciproque: tel était le jeu, et elle
+allait profiter à son tour des facilités qu’il offrait. Elle consentait
+désormais à la liberté des mœurs puisqu’elle était la condition
+indispensable de son amour.
+
+Seulement, tout en les écoutant, elle les détesta. Fanny, d’abord, à
+cause de son aisance et de sa grâce auxquelles elle-même n’atteindrait
+jamais. Et puis, et surtout, Laurent. Elle lui en voulut d’être, avec sa
+cousine, plus empressé qu’il ne l’avait jamais été avec elle. Elle
+souffrit de sa suffisance, alors qu’elle était déchirée d’hésitations et
+de scrupules. Pourquoi ne connaissait-il de l’amour que les
+satisfactions? Sa jalousie se tourna, à un moment donné, en un accès de
+haine. Il venait de se lever, elle se dit qu’il avait des jambes courtes
+et des pieds en dedans; comment ne s’en était-elle jamais aperçue? Elle
+se félicita de le voir enfin dans sa réalité, sans illusions, de
+constater qu’il se révélait calculateur et égoïste, et à coup sûr ni
+passionné, ni sentimental. Et, dans le même instant de cette pensée
+méchante, elle s’avoua qu’elle voudrait se jeter à terre, là, tandis
+qu’il était debout près de Fanny, lui serrer les genoux dans ses deux
+bras, et, la tête levée, lui crier son désir. C’est en vain qu’elle
+souhaitait l’humilier: avec quel bonheur elle s’humilierait devant lui!
+Mais il ne lui dirait qu’une seule chose, et qu’elle ne voulait pas lui
+accorder. Alors elle se remit à le haïr: elle rêva de lui faire mal dans
+sa chair, de le frapper, de le blesser avec des mains féroces jusqu’au
+sang, et puis, ce trop beau visage--qui souriait à Fanny sans se douter
+d’une pareille menace,--de le voir pâli par la douleur, enfin vaincu, et
+de le couvrir de baisers.
+
+Vers le soir, ils regagnèrent la maison afin de s’habiller pour le
+dîner. Clarisse accompagna sa cousine à sa chambre pour voir si elle ne
+manquait de rien. Loin de Laurent, Fanny redevint d’un coup simple et
+affectueuse.
+
+--C’est chez vous, dit-elle, que je me retrouve avec le plus de
+plaisir... Votre maison paraît si calme, tellement en ordre.
+
+Clarisse ne répondit pas. Fanny continua, avec un grand accent de
+sincérité, et cet imprévu, cette souplesse d’esprit qui la rendaient si
+séduisante:
+
+--Votre existence, Clarisse, vous fait valoir. Vous avez dans le regard
+quelque chose que je ne vous connaissais pas.
+
+--Je me porte très bien et n’ai aucun souci.
+
+--Et puis, ma chère, vous êtes une femme droite et intelligente. C’est
+l’essentiel... Oui, intelligente. Vous seriez capable, j’en suis sûre,
+de comprendre même ce qui ne vous ressemble pas.
+
+Fanny s’étendit sur une chaise longue et, les yeux languissamment
+tournés vers le parc qui se dorait au soleil couchant, elle s’écria:
+
+--Ah! si j’avais quelque chose à me faire pardonner, je vous demanderais
+conseil...
+
+--Pourquoi dites-vous cela?
+
+--Pour rien du tout. Mais j’en veux aux gens rancuniers et bêtes. On m’a
+rapporté dernièrement des potins que madame de Griffeuilhe répand sur
+mon compte, et qui sont absurdes. Pourquoi cette femme est-elle si
+méchante?
+
+--Si jamais je l’entends parler ainsi, interrompit Clarisse, je la
+remettrai à sa place.
+
+Fanny lui fit un petit sourire de remerciement, puis, avec une brusque
+gaieté:
+
+--Le plus drôle, c’est de songer à ce qu’elle a fait elle-même, dans le
+temps!
+
+--Quoi, madame de Griffeuilhe?
+
+--Oui, cette veuve inconsolable a largement trompé son mari... Mais
+c’est historique, ma chère.
+
+Comme Clarisse restait interdite, Fanny bondit vers elle et, l’entourant
+de ses bras:
+
+--Je suis sûre que cette idée vous choque parce que vous ne pouvez
+croire qu’une femme de notre monde se conduise mal. N’est-ce pas?
+
+--J’avoue en effet, que... Vous m’étonnez tellement, Fanny.
+
+--Ah! vous ne savez pas le dessous des choses, et Hubert est un mari à
+ne rien raconter... Mais jusque dans notre famille, Clarisse, cette
+famille si vertueuse et si fière, on trouve de petits scandales,
+d’ailleurs étouffés avec soin. Cette chronique secrète mérite d’être
+connue, au moins par nous.
+
+--Fanny!
+
+--Mon mari m’a tout raconté; demandez à Hubert... Tels de nos plus
+austères censeurs, avant d’être ermites, ont été quelque peu diables.
+Maintenant ils--ou elles--sont rangés, moraux, et grisonnent. On
+voudrait que leur passé leur inspirât un peu d’indulgence...
+
+Fanny s’empara d’une photographie dans son sac de voyage: c’était celle
+de son mari. Elle l’embrassa en s’écriant:
+
+--N’est-ce pas, mon gros, mon cher gros...
+
+On entendit la voiture qui arrivait. Clarisse murmura:
+
+--Vous savez que Desnouettes vient dîner?
+
+--Tiens, quelle chance! Maintenant laissez-moi m’habiller, car je vais
+être terriblement en retard.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Hubert attira sa femme dans un coin du salon.
+
+--Eh bien, comment s’est passée la journée?
+
+--Mais... fort bien...
+
+--Fanny ne s’est pas jetée à la tête du petit Fabre-Gilles?
+
+--Non.
+
+--D’ailleurs, il vient de m’informer qu’il nous quittait demain. Ma foi,
+je ne l’ai pas retenu. J’en ai assez de ce garçon... pour certaines
+raisons.
+
+--Comment?
+
+--Nous en recauserons.
+
+Clarisse s’en alla vers ses invités. Elle eut peur, tout à coup, que
+Hubert voulût signifier quelque chose. Mais quoi? Elle regarda son mari
+de loin. Il lui fut impossible de savoir ce qu’il pensait, et si, sous
+ses paroles banales et ses gestes habituels, il dissimulait peut-être le
+projet d’une condamnation, d’une vengeance, d’une rupture. Hubert, avec
+son visage bouffi aux yeux flottants qu’elle connaissait si bien, son
+apparence familière, à la fois lasse et ennuyée, lui parut tout à coup
+mystérieux.
+
+On annonça le dîner. La table était chargée d’argenterie et de fleurs.
+Par les portes grandes ouvertes venait l’air rafraîchi du soir et le
+bruit doux du jet d’eau sur la terrasse.
+
+Desnouettes n’arrêta pas de parler... Surpris tout d’abord par la
+brusque invitation de Clarisse, il avait presque regretté cet épisode
+imprévu qui ne rentrait pas dans son plan général de séduction préparé
+pour l’été. Ensuite, il s’était décidé à se tenir sur la réserve: il
+craignait un piège. Un de ses principes était de ne s’engager que
+lorsqu’on a reconnu le terrain. Toutefois, en présence de Fanny, le
+principe avait disparu et la tactique s’était évanouie: il n’avait pu
+résister au plaisir du bavardage.
+
+De son côté, Fanny, abandonnant Laurent, s’était mise tout de suite à
+tourmenter Desnouettes.
+
+--Vous avez maigri, mon cher.
+
+--N’est-ce pas? On le remarque beaucoup. C’est que je fais énormément de
+culture physique. J’ai entrepris l’éducation de mes réflexes.
+
+Il tourna vers Clarisse son visage agité et répéta:
+
+--L’éducation de mes réflexes.
+
+--Alors, vous allez devenir un athlète? demanda Fanny.
+
+--Pourquoi pas? Nous négligeons trop la beauté de notre corps...
+
+--Mais non, fit-elle.
+
+--Permettez. J’entends les hommes. Or il existe un canon de la beauté
+virile. Parfaitement, un canon de la beauté virile, auquel nous pouvons
+tous prétendre. Mon but principal est de me dépouiller de ma graisse
+inutile. Nous sommes des engorgés. Si nous faisions disparaître le
+surplus, nous gagnerions de la souplesse, de la ligne, du style.
+
+--J’ai envie de vous imiter, s’écria Gaillardoz avec un rire sonore.
+
+--Ah, mais non, interrompit sa femme, je tiens à ton genre. Tu es un
+colosse, reste-le. Desnouettes peut s’amuser à se dégonfler. Toi, je te
+préfère énorme.
+
+--Permettez, fit Desnouettes, il n’y a pas là qu’une question physique,
+il y a le côté psychologique. Si vous augmentez votre tonicité
+musculaire...
+
+--Tonicité musculaire!
+
+Clarisse se taisait. Puisque Fanny semblait délaisser Laurent, allait-il
+lui revenir? Cet absurde Desnouettes lui rendait donc sans le savoir son
+bonheur. Elle souhaita entendre la voix du jeune homme, anxieuse qu’elle
+était de deviner le succès de sa ruse. Pauvre ruse, elle le sentit
+elle-même, mélange d’innocence et de calcul, d’enfantillage et de
+rouerie. Tout à coup Laurent redemanda du pain; ces mots brefs lui
+donnèrent un espoir fou. Elle ne fit plus que guetter ce qu’il dirait
+encore.
+
+Ce fut un instant plus tard. On parlait voyages, et il s’écria qu’il
+aimerait s’en aller vers des pays lointains, de l’autre côté de la
+terre... Par-dessus une corbeille de pois de senteur roses et mauves
+dont l’odeur était pénétrante, elle le vit si jeune, si attrayant, et
+elle éprouva une telle intensité d’admiration qu’il la sentit venir à
+lui avec le parfum de la corbeille, et qu’il s’arrêta, interdit. Tout le
+monde s’était tourné vers lui et le dévisageait. On était comme étonné
+de le découvrir.
+
+--Quand on s’en va très loin, dit Gaillardoz, il faut partir pour des
+années, et faire son deuil de ses amis.
+
+Laurent reprit courage, et, avec son petit rire brusque à l’adresse de
+Clarisse:
+
+--Justement, moi je ne m’attache guère...
+
+--Feriez-vous de la banque là-bas? demanda Hubert avec dédain.
+
+--Oh! je n’y tiendrais pas. La banque n’est pas mon idéal.
+
+--Bravo, s’écria Desnouettes qui n’hésitait jamais à commettre une
+gaffe.
+
+Ensuite tout le monde se remit à parler sans s’occuper plus longtemps de
+ce petit jeune homme.
+
+Clarisse songea qu’en attendant ce grand départ hypothétique il allait
+quitter la Cômerie. Et il ne l’avait pas prévenue. De tristes
+pressentiments l’agitèrent: une fois qu’il serait parti, quand le
+reverrait-elle? Durant l’été, où le rencontrer? Si même elle parvenait à
+le voir, elle n’aurait avec lui qu’une conversation rapide, devant des
+témoins. Mais il ne pouvait s’en aller ainsi, sur ce malentendu, dans un
+accès de méchanceté. «Il faut que nous ayons ce soir une explication»,
+pensa-t-elle.
+
+Après dîner, ils s’installèrent tous sur la terrasse. Fanny, qui
+dédaignait Laurent maintenant qu’elle avait retrouvé son interlocuteur
+habituel, attaqua Desnouettes sur ses matches de Saint-Moritz. Il y
+avait été honteusement battu.
+
+--Alors, fit-elle, il vous a trahi, ce système si bien étudié?
+
+Il détourna la conversation:
+
+--Le tennis, dit-il, n’était qu’un prétexte à mon voyage. Je ne
+connaissais pas Saint-Moritz. Or j’ai toujours eu la curiosité de ces
+milieux cosmopolites, où se coudoient des espèces humaines très
+différentes. La nationalité provoque des variations des espèces sans
+abolir leurs caractères essentiels. Un _palace_ me cause le même plaisir
+qu’un jardin zoologique bien entretenu.
+
+--Alors, reprit Fanny, vous donniez du pain à travers les barreaux à des
+Italiennes aux yeux d’antilopes, ou à des juifs de Francfort pareils à
+d’affreux cacatoès?
+
+--Ne plaisantez pas, le sujet est tragique. Dans un hôtel, les espèces
+dont je parle sont libérées et se mêlent sans se douter toujours
+qu’elles sont étrangères. Parce qu’il n’y a pas de grille, on voit là se
+nouer des amitiés ou des liaisons entre des êtres hostiles à leur insu,
+irréductibles l’un à l’autre... Irréductibles!
+
+Clarisse chercha Laurent. Il était derrière elle. Elle le pria d’aller
+lui prendre son écharpe au vestibule. Pour s’éloigner des autres, elle
+le suivit jusqu’à la porte du salon. Quand il revint, tenant l’écharpe,
+elle lui dit, avec un faible sourire afin de lui montrer qu’elle offrait
+la réconciliation:
+
+--Il est amusant, mais bavard, cet excellent Desnouettes.
+
+--Certes.
+
+--Il accapare un peu ma cousine, ne trouvez-vous pas?
+
+--Ce n’est pas à vous de le regretter.
+
+Que veut-il dire? pensa Clarisse redevenue inquiète. Puis elle se
+rassura en croyant lui voir une expression plus amène. Il alluma une
+cigarette et demanda:
+
+--Desnouettes m’a raconté que vous l’aviez invité aujourd’hui même à
+dîner pour ce soir. Est-ce exact?
+
+--Oui.
+
+--Il pense que vous avez voulu le rapprocher de madame Gaillardoz. Je
+lui ai fait comprendre l’inconvenance d’une pareille supposition. Madame
+Damien, se conduire de la sorte! Et pourquoi?
+
+--Pour vous avoir à moi toute seule, Laurent.
+
+--Vous avez cru que cela suffirait?
+
+Laurent haussa les épaules. Puis, trahissant son amour-propre vexé, il
+fit:
+
+--Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que vous invitiez Desnouettes?
+
+Clarisse riposta:
+
+--Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue que vous partiez demain?
+
+--Je l’ai dit à votre mari.
+
+--Cessez vos ironies, Laurent. Êtes-vous vraiment décidé à partir?
+
+--Je craindrais, en restant, d’abuser de votre hospitalité.
+
+Clarisse respira avec un peu d’effort, puis, au bout d’un instant:
+
+--Vous verra-t-on quelquefois?
+
+--Certainement. D’abord je verrai M. Damien tous les matins au bureau.
+Et puis je viendrai vous rendre visite, à votre jour.
+
+--Ah! ne prenez donc pas cette peine. La Cômerie est trop loin. Vous
+risqueriez de me manquer, ou de me trouver seule...
+
+Elle se mordit les lèvres d’avoir laissé voir son amertume. Alors elle
+se redressa, prit son air Bourgueil et dit, comme si elle s’adressait à
+un domestique:
+
+--Donnez-moi mon écharpe, je vous prie.
+
+Il ne la remit pas dans ses mains, il la disposa sur ses épaules. Quand
+elle le sentit derrière elle, tout près, la frôlant, elle eut la
+tentation terrible de se laisser tomber sans ses bras. Elle fit quelques
+pas, elle l’entendit sur le gravier qui s’éloignait, alors elle se
+retourna, l’appela, avec un accent qui dissimulait mal sa tristesse:
+
+--Monsieur Fabre-Gilles!
+
+--Madame?
+
+Il revint, elle tint de nouveau tout près d’elle celui qu’elle aimait:
+
+--Puisque vous partez demain, et de très bonne heure, ayons ce soir une
+dernière conversation. Ne nous quittons pas comme des ennemis. Je ne
+vous ai demandé que d’attendre, Laurent, et vous me traitez comme si
+nous avions rompu.
+
+--Puisque vous persistez dans votre refus, je n’ai rien à dire.
+
+--Mais ne comprenez-vous pas mes angoisses et mes incertitudes? J’ai
+commis une faute, Laurent, dont vous n’êtes pas responsable. Je
+souhaiterais renoncer à ma faute, sans renoncer à mon amour. Vous me
+dites que c’est impossible, vous exigez. Vous avez le droit d’exiger
+bien sûr: je vous ai accordé tous les droits sur moi. Je ne vous demande
+qu’un délai. Ma faute serait plus grave si je la commettais ici, sous ce
+toit...
+
+--Pourtant, il y a trois jours..., fit Laurent agacé par ces
+explications confuses.
+
+--Oui, je sais. J’étais bouleversée, menée au hasard. Maintenant, j’ai
+repris quelque sang-froid. J’essaie de raisonner, mais vous ne m’aidez
+pas à voir clair. Même avec vous je me sens tellement seule... Ah,
+Laurent, si vous admettiez entre nous un amour sentimental: je me
+rachèterais ainsi sans vous quitter. Nous serions unis l’un à l’autre
+par ce que nous avons de meilleur. Nous pourrions reconquérir l’estime
+de nous-mêmes, et oublier peut-être que nous avons été coupables. Vous
+m’offrez la rupture ou l’obéissance à vos ordres. Ayez pitié de moi,
+Laurent. Je vous propose de nous aimer simplement et tendrement. Oui,
+j’ai besoin de vous, mais ne triomphez pas de ma faiblesse, de ma
+misère... Vous êtes plus jeune que moi, vous ne pouvez pas comprendre
+tout ce que j’éprouve. Je vous pardonne ce que vous me faites souffrir.
+Mais alors pardonnez-moi mon refus de ce soir...
+
+Tout le temps de ce plaidoyer oppressé, Laurent regardait les yeux qui
+suppliaient de la hautaine Mme Damien, ses lèvres dont il connaissait le
+goût, et il se sentait repris d’une frénésie sensuelle, d’un besoin de
+plier cette femme sous sa force. Et il était stimulé par sa déception
+auprès de Fanny, car, manifestement, elle ne lui accordait plus la
+moindre attention; Clarisse, en faisant demeurer sa cousine et venir
+Desnouettes, avait ainsi travaillé à sa propre perte. Il ne fit que
+répondre:
+
+--Tu n’as pas toujours tenu ce langage...
+
+Et, en quelques mots rapides, il évoqua des souvenirs précis. Mais il
+mit dans sa voix un tel ton de désir, d’orgueil et de colère, que
+Clarisse ne put s’empêcher de s’envelopper de son écharpe et de le
+quitter une seconde fois, offensée dans sa pudeur et son amour.
+Toutefois ces paroles violentes demeurèrent dans son esprit pour la
+troubler davantage. Elle s’approcha du bassin où Gaillardoz la
+rejoignit:
+
+--Qu’avez-vous, Clarisse?
+
+--Rien du tout.
+
+--Êtes-vous souffrante?
+
+Entendre quelqu’un s’intéresser à elle lui donna envie de pleurer. Elle
+répondit:
+
+--Oh! quelque migraine en ce moment...
+
+Les mains dans ses poches, le teint coloré, il se mit à sourire. Elle
+s’irrita qu’il fût ravi quand elle était malheureuse. Elle dit:
+
+--C’est Fanny, par exemple, qui est étonnante d’entrain. Elle a toujours
+vingt ans.
+
+Le sourire de Gaillardoz s’accentua. Clarisse, d’une voix qui tremblait
+un peu, reprit:
+
+--Regardez-la donc avec Desnouettes. Comme ils ont l’air de s’amuser.
+Qu’ont-ils à se dire?
+
+--Oh! vous savez, Desnouettes est amoureux d’elle.
+
+--Vous ne craignez pas cette cour qu’il lui fait?
+
+--Desnouettes est un grand étourdi.
+
+--Je vous félicite de cette belle confiance.
+
+--Je vous remercie.
+
+De nouveau les larmes vinrent aux yeux de Clarisse, mais de dépit. Elle
+se reprocha ces sous-entendus méchants dont son interlocuteur avait
+parfaitement saisi l’intention. Plus bas, comme pour s’excuser elle
+murmura:
+
+--C’est vrai que je ne me sens pas très bien...
+
+L’ombre venait peu à peu. On voyait sous les arbres la robe blanche de
+Fanny qui se promenait avec Desnouettes, et l’on entendait les rires
+légers de l’une, les éclats de l’autre. Hubert, qui fumait, et Laurent
+étaient assis dans des fauteuils de paille: peut-être parlaient-ils
+d’affaires. Gaillardoz et Clarisse firent à petits pas le tour de la
+pièce d’eau; Clarisse se sentait en repos auprès de cet honnête homme,
+trop aveugle peut-être, mais si bon... Elle s’enhardit, et lui demanda:
+
+--Est-ce bien exact ce que prétend votre femme sur le passé de Mme de
+Griffeuilhe...
+
+Gaillardoz l’interrompit d’un air amusé:
+
+--Ah! Fanny vous a raconté? Décidément, elle est impitoyable pour cette
+vieille dame. Mais l’excuse de Mme de Griffeuilhe c’est que son mari
+était très ennuyeux et qu’elle avait besoin de distraction. Maintenant
+qu’il est mort et qu’elle est hors d’âge, c’est toujours pour se
+distraire qu’elle dit du mal des autres...
+
+Gaillardoz s’arrêta, leva un doigt en l’air, et sentencieusement:
+
+--Nulle part elle n’a rencontré l’amour, et voilà pourquoi son existence
+est fébrile et mauvaise! L’amour, Clarisse! Vous rendez-vous compte que
+nous sommes exceptionnels, nous qui sommes comblés? Tant d’êtres sont
+méchants parce qu’ils sont seuls. Il faut leur pardonner. C’est ce
+qu’oublient trop les bons ménages--le vôtre, et le mien.
+
+Clarisse soupira et le félicita de son indulgence. Il reprit, d’un ton
+moins solennel:
+
+--D’ailleurs Fanny a eu tort de vous parler du passé de cette dame.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que vous vivez si éloignée de ces choses, vous êtes si
+différente!
+
+Une fois de plus on lui faisait sentir qu’elle était à l’écart de la vie
+réelle et exempte de passions. Les autres se conduisaient à leur guise,
+mais Clarisse Damien devait demeurer fidèle. Peut-être servait-elle à
+atténuer leurs remords, et lorsqu’ils avaient commis quelque faute,
+songeaient-ils: «Clarisse est là», comme si sa seule présence suffisait
+à compenser leurs péchés. Ils n’imaginaient pas d’ailleurs que la vertu
+lui fût pénible, ni difficile son obéissance à une loi qu’ils révéraient
+sans l’accomplir. Que diraient-ils s’ils savaient que cette Clarisse
+avait trahi sa foi et la leur, sous le toit conjugal? Elle se demanda si
+elle n’aurait pas le courage de leur crier: «Eh bien non! je ne suis pas
+sacrifiée jusqu’au bout. J’ai méconnu vos conventions morales. Moi
+aussi, j’ai un cœur et des sens...»
+
+Hubert les rejoignit.
+
+--J’ai passé chez ton père, dit-il à sa femme. Il n’est pas très bien,
+il a recommencé à avoir des étouffements. Tes parents ont remis leur
+départ pour la Lenk.
+
+--Tiens! ils allaient à la Lenk, fit Gaillardoz. J’ai un ami qui s’en
+est assez mal trouvé pour ses enfants. Il est vrai qu’il y avait été
+trop tard dans la saison, à cause de ses vacances.
+
+--Naturellement, fit Hubert reprenant une de ses idées favorites, les
+hôtels de montagne sont toujours mal chauffés. On s’enrhume, et ensuite
+on rapporte chez soi des grippes à n’en plus finir. Croyez-moi, les
+meilleures vacances sont les plus courtes.
+
+--Parlez pour vous, répondit Gaillardoz, vous n’êtes heureux qu’à la
+Bourse.
+
+Les cures, les enfants, les vacances, tout ce qui est réglé, normal,
+ordinaire! Clarisse leva la tête vers les étoiles: il y en avait
+beaucoup, qui palpitaient doucement, plus éloignées que d’habitude,
+pensa-t-elle, et qui semblaient faire signe, mais qui étaient
+inaccessibles. Elle se rappela le beau ciel étoilé qu’elle voyait de la
+chambre de Laurent. Toute sa vie, elle garderait le souvenir de ce
+gouffre nocturne, le souvenir de ces heures brûlantes et mystérieuses,
+qui ne reviendraient peut-être jamais. «Peut-être.» Cela dépendait de
+son consentement. Entre elle et ce bonheur, il n’y avait plus que sa
+volonté. Et tandis que les deux hommes à ses côtés s’entretenaient de
+choses sérieuses, elle frémit à l’appel des joies possibles. Et c’était
+la dernière nuit que Laurent passerait à la Cômerie.
+
+Puis vint l’heure de se séparer et l’on gagna la maison. Hubert toujours
+fatigué, se hissa le long de l’escalier en s’aidant de la rampe. Sur le
+palier, Laurent baisa avec froideur les mains des deux femmes et
+disparut. Desnouettes l’imita. Les Gaillardoz restèrent un instant
+encore à causer avec les Damien. Fanny s’appuyait sur les bras de son
+mari; de temps en temps elle lui tirait la barbe et l’embrassait
+malicieusement. Ensuite les deux couples se séparèrent à leur tour.
+
+Rentrés dans leur chambre, Hubert et Clarisse échangèrent quelques mots
+sur le dîner, sur Desnouettes, puis ils se dirent bonsoir. Clarisse se
+coucha et, immobile, attendit. Elle attendit deux heures. Quand elle
+jugea qu’il n’y avait plus de risque d’éveiller Hubert, elle se leva à
+tâtons et gagna le corridor sans bruit. Tout reposait. Elle alla jusqu’à
+la chambre rouge et y pénétra sans hésiter. A la vue de son amant un
+âcre flot de passion la traversa. Elle se jeta sur lui, l’étreignit
+contre elle pour lui communiquer sa fièvre, et répétant à mi-voix, déjà
+gémissante, déjà soumise, mais avec un accent de honte et de rage:
+
+--Je te déteste, je te déteste, je te déteste...
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Les jours suivants, la vieille maison de la Cômerie redevint
+silencieuse. Les Gaillardoz, Desnouettes, le petit Fabre-Gilles
+disparus, le ménage Damien reprit ses habitudes. Hubert partait le
+matin, revenait le soir, et bâillait dès huit heures. Clarisse demeurait
+seule tout le jour.
+
+Grâce à cette solitude, elle put réfléchir et comprendre ce qui lui
+était arrivé. N’ayant plus à solliciter Laurent et à le repousser tour à
+tour, n’étant plus bouleversée par sa présence, elle vit clair dans son
+amour et dans sa tristesse, dans ses complaisances et ses refus. Certes
+sa faute était lourde, elle la qualifia sévèrement--mais elle se sentit
+incapable d’y renoncer. Tous les reproches dont elle s’accabla étaient
+des mots: elle reconnaissait leur sens, mais ils n’avaient pas de prise
+sur elle. En vain essaya-t-elle de se faire horreur en envisageant les
+conséquences de sa trahison: dès qu’elle devinait que ses remords,
+grandissant, l’entraîneraient peut-être loin du bien-aimé,--aussitôt,
+effrayée, elle les apaisait. Elle se condamna, mais ne parvint pas à se
+repentir. Elle jugea sa passion, mais elle demeura son esclave.
+
+Que de chemin parcouru en quelques jours! Longtemps, jusqu’au bord même
+de l’abîme, elle était demeurée innocente. Ses préparatifs et ses
+calculs, elle avait ignoré leur raison profonde, elle s’était crue
+toujours sincère. Maintenant cette involontaire hypocrisie par laquelle,
+tout en péchant, elle ne cessait de penser à la vertu, s’était dissipée.
+Elle connaissait, dans une clarté crue, le besoin qu’elle avait d’un
+certain corps humain. La droiture qui formait le fond de son caractère
+et qui l’avait menée à de si naïves compromissions l’obligea à ne plus
+colorer son ardeur avec des prétextes. Cet amour, dont elle aurait pu
+raconter à tous l’aurore et la pureté, était devenu inavouable. Il avait
+déchaîné en elle de terribles désirs, plus forts à présent que l’amour
+lui-même.
+
+Naguère, quand elle se faisait encore illusion, elle croyait qu’elle
+voulait le bien de Laurent, qu’elle l’aimait pour sa générosité, pour
+son intelligence, pour sa délicatesse, et aussi pour ce voile de
+mélancolie mystérieuse qui semblait l’envelopper. A présent, elle
+reconnaissait qu’il n’était ni délicat, ni généreux, et il lui importait
+peu qu’il fût bête ou vil. Cette mélancolie n’était qu’un malentendu, et
+tout mystère s’était évanoui. Qui sait même si elle ne tenait pas
+davantage à lui, désormais, parce qu’elle le voyait dans la vérité de sa
+nature? Leurs premières relations, à l’époque où Clarisse les dirigeait,
+avaient été candides et presque romanesques: il s’était laissé faire.
+Maintenant il avait pris la conduite de leur liaison, et lui avait
+imprimé un caractère âpre et cynique. Il y avait entre eux des
+marchandages, des mensonges, des capitulations. Elle devinait que son
+amour, si bas et douloureux fût-il, mais qui était du moins un aveu
+total de ses secrets profonds, ne rencontrait chez Laurent qu’un
+sentiment vif, mais limité, et mélangé d’autres sentiments accessoires.
+Elle pressentait qu’ils ne se trouvaient pas d’accord dans leur
+intensité, qu’ils étaient inégaux, dissemblables, et peut-être injustes
+l’un pour l’autre. Cette différence de ton avait donné à leurs dernières
+caresses un accent fiévreux. Laurent n’avait pas pu ne pas voir chez
+elle une appréhension, un désespoir même jusque dans l’extase où il la
+plongeait à son gré. Il s’était effrayé de sa propre puissance sur cette
+femme plus âgée que lui, qu’il connaissait si mal, et que, dans des
+circonstances différentes, il aurait certainement respectée. Pour la
+première fois, il avait ressenti quelque remords, ou du moins quelque
+regret de ce qu’il avait fait. A considérer l’angoisse de cette âme, il
+s’étonnait d’avoir osé la tourmenter; il s’inquiétait de découvrir, chez
+autrui sinon chez lui-même, les violences de la passion, et, si ces
+violences gâtaient sur l’instant un plaisir qu’il aurait voulu tout
+simple, il entrevoyait qu’elles l’augmenteraient peut-être s’il
+apprenait à s’en servir.
+
+Il avait demandé à Clarisse pourquoi elle se montrait changée,
+taciturne. Elle lui avait répondu en l’étreignant:
+
+--Je songe à l’époque où je ne serai plus même un souvenir pour vous.
+
+Il n’avait pas protesté qu’il l’aimerait toujours, car ce mensonge ne
+lui était pas venu à l’esprit. Mais il lui avait assuré qu’il se
+souviendrait toujours d’elle. Clarisse cependant ne s’illusionnait pas
+sur l’avenir. Dix années les séparaient. Ils ne pouvaient vivre ensemble
+la même existence ni s’unir complètement. Il avait sa carrière à faire,
+elle avait sa situation, sa famille. Peut-être aurait-elle examiné le
+projet de tout sacrifier au jeune homme, et de s’en aller avec lui, si
+elle n’avait pas redouté à l’avance le silence surpris avec lequel
+Laurent aurait écouté cette proposition. Il était bien loin d’une
+pareille idée.
+
+D’ailleurs cet avenir n’était pas immédiat. Laurent n’avait pas fini son
+stage de banque et elle le verrait encore pendant de longs mois. Il
+n’était pas temps de prendre une décision irrévocable. Clarisse
+préférait demeurer dans l’incertitude, reculer le plus possible
+l’instant d’un sacrifice, car elle avait trop bien compris le jeune
+homme pour ne pas craindre qu’il ne sacrifiât leur amour. Cependant,
+tout n’était pas dit. Durant les dernières heures qu’ils avaient passées
+ensemble, elle avait remarqué son étonnement devant sa fièvre, et elle
+pressentait qu’elle commençait à n’être pas sans pouvoir sur lui. Le
+détachement cruel que Laurent avait affecté toute la journée, avait cédé
+à une émotion contre laquelle il s’était mal défendu. Clarisse se
+promettait de la susciter à nouveau. Elle s’était donnée à Laurent avec
+une ferveur inhabile: elle apprendrait à son contact comment le
+retenir... Ainsi ils s’enseignaient l’un l’autre. Inexpérimentés tous
+deux, embarrassés, elle de scrupules et lui d’amour-propre, ils se
+perfectionnaient cependant, gagnaient en ressources, en connaissances et
+en corruption.
+
+Dans la paix revenue de la Cômerie, Hubert se rapprocha de sa femme.
+Autant il était de mauvaise humeur quand, par la faute d’invités, il
+n’était pas absolument libre chez lui, autant il reprenait sa bonhomie
+apparente sitôt qu’il était sûr de son indépendance et de ses aises.
+Cette bonhomie le dissimulait mieux encore, d’ailleurs, que sa morosité.
+Il semblait alors s’ouvrir, comme une châtaigne, mais en réalité, il
+n’avouait rien de son égoïsme et de sa sécheresse. Sa familiarité de
+surface déguisait une réserve obstinée: personne, nul parent, nul ami,
+nulle maîtresse, et pas même sa femme, n’avait dépassé une certaine
+barrière qu’il avait mise autour de son être intime. En aurait-il eu le
+désir, qu’il aurait été incapable lui-même d’exprimer son tréfonds. Sa
+seule passion n’était pas d’espèce communicative.
+
+Clarisse, au départ de tous ses invités, lui parut tout à coup très
+agréable. Elle ne chercha pas à se soustraire. Seulement, elle
+l’accueillit avec une froideur qu’il mit, comme d’habitude, sur le
+compte de son tempérament. Elle céda, mais ne consentit à rien dans
+l’intimité dans son cœur. Son mari ne se douta pas de ses refus
+intérieurs, de sa résignation hostile, et qu’ainsi, dans la limite du
+possible, elle demeurait fidèle à Laurent.
+
+Pourtant ce divorce mental était illusoire, et Clarisse dut constater la
+vanité de sa tentative. C’était à une heure tardive de la nuit. Hubert
+s’approchant de la fenêtre, poussa les volets pour laisser entrer l’air
+nocturne, et s’accouda au rebord... Clarisse crut revoir Laurent. Le
+même geste, la même heure, et pourtant il s’agissait d’un autre. Lequel
+des deux venait-elle donc de tromper? Jamais l’idée de son adultère ne
+lui apparut avec plus d’évidence qu’en cette minute, et avec son mari...
+Elle ne put que lui murmurer de refermer les volets, afin d’interdire
+cette chambre aux reproches silencieux du clair de lune.
+
+ * * * * *
+
+Un soir qu’ils se tenaient sur la terrasse, Clarisse dit tout à coup à
+Hubert:
+
+--Ne trouves-tu pas que ce grand sapin, au milieu de la pelouse, gâte la
+vue? Et puis il fait du tort aux chênes.
+
+Hubert lui répondit exactement ce qu’elle avait répondu à Laurent:
+
+--Ce sapin est très beau. D’ailleurs c’est un mélèze, un mélèze argenté.
+
+--Je te propose de le couper.
+
+--Couper le mélèze! Mais je l’ai toujours vu là.
+
+--Qu’importe. Coupons-le.
+
+--A quoi penses-tu, Clarisse? C’est mon père qui l’a planté. Jamais je
+ne toucherai à ce que mon père a fait ici.
+
+--Pourquoi donc? Sommes-nous liés par les actes de nos parents?
+
+--Certainement, répondit Hubert d’un ton bourru. Je considérerais comme
+une inconvenance de couper ce mélèze. D’ailleurs, c’est bien simple, je
+ne le couperai pas. Je ne le couperai pas.
+
+--Il est fort laid, pourtant.
+
+--Qu’est-ce que cela me fait? repartit Hubert avec innocence.
+
+Un peu dépitée de ne pouvoir obéir à Laurent, Clarisse voulut le
+défendre sur un autre terrain. Après un silence, elle demanda:
+
+--De quoi voulais-tu me parler l’autre soir, à propos du petit
+Fabre-Gilles? Tu m’as dit que nous en recauserions.
+
+--Oui, parlons-en. Je t’ai déjà dit combien me déplaît sa façon de
+travailler. Il semble ne s’intéresser en rien à ses occupations. Si l’on
+veut réussir dans les affaires, il faut s’y consacrer avec sérieux.
+Elles exigent une sorte de vocation...
+
+--Eh bien, fit Clarisse interrompant son mari, il n’a pas la vocation,
+voilà tout. Toi tu l’as, tu te transformes à ton bureau, tu y vis plus
+complètement qu’à ton foyer même, alors n’est-ce pas...
+
+Elle s’arrêta, inquiète d’apporter dans ses phrases le reflet direct des
+paroles du jeune homme. Hubert demanda en grognant:
+
+--Pourquoi me parles-tu de moi?
+
+--Je voulais dire que ce petit n’ayant pas le goût des affaires ne peut
+pas s’y intéresser autant que toi, qui es chef de maison.
+
+--Comment sais-tu qu’il ne l’a pas?
+
+--Il me l’a dit.
+
+Clarisse, tout à son projet de rendre justice au jeune homme, triompha.
+Hubert poursuivit:
+
+--Je souhaite qu’il ne t’ait pas informé également de ses diverses
+«vocations».
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Ma chère Clarisse, ton indulgence et ton honnêteté t’aveuglent
+parfois. Tu t’es occupée avec beaucoup de zèle de Fabre-Gilles, je me
+plais à le reconnaître, mais je t’avertis que c’est un vaurien...
+
+--Quoi?
+
+--Tu penses bien que j’ai voulu savoir pourquoi il manquait si souvent
+le bureau. Je l’ai fait surveiller.
+
+--Ce n’est pas très délicat.
+
+--Pardon, son père m’en avait chargé, et toi-même tu m’as fait
+comprendre que nous étions responsables. Quand j’ai su ce que je voulais
+savoir...
+
+--De quoi s’agissait-il?
+
+--Oh! de rien qu’on puisse raconter à une honnête femme... Quand j’ai su
+ce que je voulais savoir, j’ai fait venir l’intéressé dans mon cabinet,
+et je l’ai secoué d’importance.
+
+--Il ne me l’a pas dit.
+
+--Il ne te dit pas tout... J’avais ainsi rempli mon devoir. A lui
+désormais de prendre garde. Mais depuis j’ai découvert quelque chose de
+plus grave.
+
+--Quoi donc?
+
+--Je reste toujours dans les bureaux après le départ des employés. Hier,
+en traversant la salle où travaille Fabre-Gilles, je vois sous sa chaise
+une lettre; je la ramasse, elle lui était adressée. Ma foi, j’y ai jeté
+un coup d’œil.
+
+--Comment, Hubert, tu as fait cela? Mais c’est très mal.
+
+--Oui, je sais bien, c’est très mal. Je me le suis dit après. Mais ce
+garçon m’est profondément antipathique. La lettre était de son frère qui
+lui conseillait de pousser à fond une intrigue dans laquelle
+Fabre-Gilles est engagé avec une femme mariée. Une femme mariée! A son
+âge! N’est-ce pas un peu fort? Ses fredaines, je les lui passais, mais
+une femme mariée... ce n’est plus de la polissonnerie. Tiens, voilà la
+lettre.
+
+--Quelle est cette femme? demanda Clarisse anxieusement.
+
+--Je ne sais, il ne dit pas son nom... Mais ce doit être une femme comme
+il faut...
+
+Clarisse se leva, gagna le salon et lut la lettre à la lumière. Le frère
+de Laurent le félicitait de son aventure. Il ne nommait pas la complice,
+mais par certaines allusions où elle se devina, Clarisse reconnut que
+Laurent l’avait exactement décrite. Elle lut, le cœur serré d’angoisse
+et de tristesse. Comment avait-il pu révéler ces choses? Et quel danger
+il lui faisait courir.
+
+--Eh bien? demanda Hubert qui l’avait rejointe.
+
+--Tu as raison, répondit-elle.
+
+--N’est-ce pas? Reconnais-tu la femme?
+
+Clarisse leva les yeux vers son mari, prise d’une soudaine terreur. Il
+se tenait tout près d’elle et la dévisageait. Comme elle n’osait
+répondre, il insista:
+
+--Relis la lettre, tu devineras peut-être...
+
+Elle recommença sa lecture: le papier tremblait entre ses doigts, les
+phrases lui parurent transparentes. Elle s’assit, se sentit pâlir comme
+une accusée.
+
+--Mais je ne sais...
+
+--J’ai bien peur de comprendre, fit-il.
+
+Cette fois elle était perdue. Elle redressa la tête et, sur un ton bref,
+lui dit de s’expliquer sans réticences. Il se pencha vers elle, lui
+saisit le bras et murmura:
+
+--Fanny...
+
+Clarisse avait eu trop peur. Brusquement rassurée, elle se sentit toute
+molle, avec une envie de pleurer. Un mot de plus, dans cette lettre
+fatale, une allusion plus directe, auraient peut-être suffi à mettre son
+mari sur la piste. Et alors! Pour la première fois de son existence,
+elle connut l’horreur d’être découverte, compromise, condamnée. Aucune
+excuse, aucune explication n’attendriraient Hubert. Cet homme qui
+n’admettait pas qu’on coupât un arbre puisqu’il avait été planté par son
+père, n’admettrait jamais la suprême dérogation à la loi de famille que
+Clarisse avait commise. Elle le regarda, il lui parut un ennemi et un
+juge, qui la frapperait sans rémission s’il connaissait la vérité.
+
+--Fanny ou une autre, tu n’as pas le droit de savoir qui est cette
+femme, répondit-elle.
+
+Ensuite, avant qu’il pût intervenir, elle déchira la lettre en petits
+morceaux.
+
+--Que fais-tu? s’écria Hubert. Cette lettre ne t’appartient pas... Je
+comptais la remettre à sa place.
+
+Clarisse ne put s’empêcher de hausser les épaules.
+
+Plus tard, Hubert revint sur la question. Il se solidarisait avec ce
+mari outragé qu’il ne connaissait pas. Il était offensé dans sa dignité,
+dans son besoin d’ordre et de décence.
+
+--Ce qui me tracasse, grommela-t-il, c’est l’idée de Gaillardoz. Mais je
+ne puis en parler à Fabre-Gilles: je ne veux pas avouer à ce gamin, à ce
+polisson, que j’ai lu une lettre qui ne m’était pas destinée... Une
+femme mariée! A son âge!
+
+Clarisse conserva le souvenir de son angoisse affreuse. La possibilité
+de la catastrophe l’avait effleurée et elle avait entrevu, tout à coup,
+des conséquences que le seul raisonnement ne lui avait pas rendues aussi
+sensibles. La perspective du mal qu’elle aurait ainsi causé à son mari,
+aux siens, de la honte qui l’aurait salie à jamais, et peut-être du
+scandale public, cette perspective l’engagea à ensevelir sa faute au
+plus profond. Le mensonge ne l’effraya plus: c’était sa seule ressource.
+Il fallait mentir pour protéger son amour, pour protéger son nom qui ne
+pouvait être mêlé à une aventure. L’idée d’un aveu afin d’obtenir son
+pardon, ne lui vint jamais. Ce qu’elle voulut, de toutes ses forces, ce
+fut le secret, un secret total comme la tombe, qui enveloppât son amour
+d’un silence absolu et d’un mystère indéchiffrable.
+
+Aussi se mit-elle à se surveiller davantage. Jusque-là sa bonne foi lui
+avait fait courir bien des risques. Elle apprit à calculer sa
+conversation, à dissimuler ses pensées. Chaque soir elle guettait le
+visage de son mari et ses moindres phrases pour savoir s’il rapportait
+d’autres révélations sur Laurent. Certains jours, elle croyait découvrir
+chez lui des allusions qui la bouleversaient. Elle ne reparla plus du
+tout du jeune homme, sinon en passant, mais sans s’attarder, et avec la
+crainte obsédante de se trahir. Et sa passion s’exalta à se sentir
+menacée.
+
+ * * * * *
+
+Clarisse commença de grandes promenades à pied dans la campagne, pour
+calmer l’inquiétude qui ne l’abandonnait plus et qui lui faisait
+redouter une imprudence de Laurent, ou une brusque illumination de
+Hubert. Au retour d’une de ces marches, et comme elle approchait de la
+Cômerie, elle rencontra sa tante Henri Bourgueil avec son fils Nicolas.
+C’était à une croisée de routes et Clarisse les vit s’approcher: la
+mère, un peu lourde, mais toujours belle, s’avançant noblement,--le
+fils, très droit, tête nue et les cheveux en désordre, plus vif, allant
+d’un pas élastique, puis revenant à sa mère et se tournant sans cesse
+vers elle pour la consulter.
+
+--Nous arrivons par les bois, dit Mme Bourgueil. Une longue course, je
+t’assure. J’avais promis ma journée à Nicolas, et je voulais tenir
+parole avant son départ.
+
+--Son départ?
+
+--N’as-tu pas reçu mon mot?
+
+Clarisse se souvint alors que sa tante lui avait écrit quelques jours
+auparavant, au sujet de son fils.
+
+--Je te demandais, continua Mme Bourgueil, si tu pouvais me donner des
+renseignements sur Penzance, en Cornouailles, où nous allons l’envoyer.
+Nous en avons reçu d’un autre côté, et il partira dans huit jours.
+
+--Êtes-vous content de ce voyage? fit Clarisse au jeune homme.
+
+Ses yeux brillèrent de joie dans son visage rougi par le soleil, criblé
+de taches de rousseur.
+
+Toujours sereine et reprenant sa marche aux côtés de Clarisse, Mme
+Bourgueil raconta de quelle manière ses trois autres fils emploieraient
+leurs vacances. François avait loué avec deux de ses amis un petit
+bateau à voiles et ils comptaient vivre sur le lac, en navigateurs et en
+robinsons. Le troisième, Jean-Pierre, irait faire des courses de
+montagne. Le quatrième, Michel, qui avait dix ans, resterait à la
+maison; il était féru d’histoire naturelle et collectionnait des
+pierres, des papillons et des fleurs.
+
+--Ils grandissent, fit cette mère heureuse, ils prennent des forces, ils
+sont joyeux tous les quatre.
+
+--Et, dit Clarisse que cette conversation ennuyait un peu, ils
+travaillent à votre entière satisfaction, n’est-ce pas?
+
+--Oh, le travail, tant pis. A quoi bon se fourrer trop de choses dans la
+tête. L’essentiel est qu’ils se portent bien. N’est-ce pas ton avis?
+
+Clarisse acquiesça de la tête et l’autre reprit, dans sa triomphante
+certitude maternelle:
+
+--Ils ont toujours vécu le plus possible en plein air. Je sais que dans
+la famille on les trouve sauvages. Mais ce sont des garçons endurants,
+qui savent se tirer d’affaire tout seuls, et surtout qui ne mentent
+jamais. Je voudrais qu’ils deviennent des hommes, c’est-à-dire qu’ils
+soient braves et loyaux.
+
+Nicolas marchait devant les deux femmes de son pas souple, sans écouter
+leurs paroles, et guettant au ciel le vol d’un ramier.
+
+Clarisse le regarda, songea qu’il avait juste l’âge de Laurent, et les
+compara. Ainsi, elle s’était éprise d’un contemporain de ce garçon
+dégingandé, bien ignorant des troubles et des duplicités de l’amour...
+Et pourtant, qui sait? Peut-être dissimulait-il, comme l’autre, sa
+nature véritable; peut-être avait-il, comme l’autre, une maîtresse! Elle
+le souhaita, tout à coup, par dépit des éloges que lui décernait sa
+mère. Puis elle renonça à cette hypothèse absurde: Nicolas revenant vers
+les deux femmes afin de leur montrer un caillou de couleur qu’il avait
+ramassé pour Michel, Clarisse dut reconnaître l’expression puérile de
+son visage.
+
+Lorsqu’il fut reparti en avant, Mme Bourgueil reprit, baissant la voix:
+
+--Ce n’est pas sans appréhension, pourtant, que je le vois nous quitter.
+J’ai d’excellents renseignements sur les personnes qui le prendront en
+pension. Mais qui va-t-il rencontrer là-bas? Crois-tu qu’il faille s’en
+inquiéter?
+
+--Mais non.
+
+--On me dit que les jeunes filles anglaises sont fort lancées. Et s’il
+allait tomber sur une aventurière!
+
+--Il est bien jeune.
+
+--Ah! ma pauvre amie, c’est justement ce qui me trouble. Le moindre
+prétexte peut servir à ces femmes. Elles pourraient acquérir de
+l’influence sur Nicolas, et lui faire bien du mal. Il est si
+inexpérimenté!
+
+--Voilà une lacune de l’éducation qu’il a reçue, dit Clarisse avec une
+ironie mauvaise.
+
+--Crois-tu? demanda Mme Bourgueil très sérieusement. Ah! celles qui nous
+prennent nos fils sont nos pires ennemies.
+
+--Pourtant, reprit Clarisse décidément agacée par sa tante, il arrive
+une heure dans la vie de tout homme où l’amour filial doit céder la
+première place à l’autre amour, qui est le vrai.
+
+Mme Bourgueil, sans lui répondre, songea: «Elle n’a pas d’enfants.»
+
+Et Clarisse se représenta que Nicolas rencontrerait en Angleterre une
+femme comme elle, et qu’elle l’aimerait comme elle aimait Laurent,
+qu’ils connaîtraient ensemble, comme eux, d’ardentes délices, et qu’il
+reviendrait, au bout de ses deux mois de vacantes, pareil à Laurent. Et
+sa mère, sa mère orgueilleuse de sa royauté, ne saurait pas que son fils
+ne lui appartiendrait plus. Il garderait dans son cœur un poignant
+souvenir que tous les baisers maternels ne pourraient effacer... Puis,
+comme sa tante continuait de parler, Clarisse se sentit gênée: Mme
+Bourgueil lui confiait ses appréhensions et ses projets, et elle ne se
+doutait pas que sa nièce avait passé à l’ennemi.
+
+La visite de Mme Bourgueil laissa à Clarisse une sorte de rancœur.
+L’honnêteté familiale, le bonheur maternel qui transparaissaient dans
+les propos de sa tante, rendit douloureux le retour qu’elle fit sur
+elle-même. Elle reconnut combien elle était devenue étrangère à ceux qui
+lui touchaient de plus près. Ils n’avaient plus de langage commun.
+Comment aurait-elle pu faire comprendre à son interlocutrice l’univers
+de sentiments nouveaux où elle avait pénétré? Là encore, il fallait se
+taire, dissimuler le plus soigneusement possible ce qu’elle ne pouvait
+faire partager. Par minutes, une vraie nostalgie de sa vie ancienne la
+tourmentait: jadis, elle avait une âme de cristal. Et puis elle se
+reprocha ces regards jetés en arrière, alors que son choix était
+définitif. Il fallait maintenant jouer courageusement la partie jusqu’au
+bout. Laurent l’avait fait renoncer à bien des joies simples, à sa
+franchise, mais il lui avait apporté des plaisirs dont elle n’était pas
+encore rassasiée. Et le souvenir du jeune homme revint brûler son sang.
+Ses hésitations, ses regrets se dissipèrent. Elle eut envie de se
+rapprocher de lui, puisqu’il était sa justification, de l’évoquer, dans
+cette Cômerie retombée au calme des après-midi d’été, et qui semblait
+oublier l’amour dont elle avait reçu, trois nuits durant, la confidence.
+
+Ce fut dans ces sentiments qu’un matin, vers onze heures, Clarisse vit
+arriver le vieil Amédée Roset.
+
+--Je viens vous demander à déjeuner, expliqua-t-il en s’avançant à
+petits pas sur la terrasse.
+
+--Quelle bonne idée, s’écria Clarisse.
+
+Elle aimait ce vieillard modeste qui lui montrait toujours une attentive
+courtoisie. Et lui se trouvait ragaillardi auprès de cette nièce qui
+représentait à ses yeux l’image du bonheur. Il s’éventa avec son chapeau
+de paille, un chapeau de forme démodée, bordé d’un galon d’étoffe, et
+qu’il traînait depuis des années avec lui. Il contempla la pièce d’eau,
+la pelouse, les chênes, et soupira d’aise.
+
+--Ah le bel endroit, murmura-t-il... La dernière fois que j’y suis venu,
+c’était au printemps, avec vous et M. Fabre-Gilles. Vous vous en
+souvenez?
+
+--Mais oui.
+
+--C’était une des premières journées tièdes de la saison. La maison
+était encore froide, mais elle se réchauffait au soleil. Vous avez fait
+allumer le poêle de la salle à manger...
+
+--Oui, murmura Clarisse.
+
+Il se carra dans son fauteuil d’osier, étala avec soin la cravate
+flottante à pois qu’il avait mise pour la circonstance, et reprit:
+
+--Je ne l’ai pas revu, M. Fabre-Gilles. Il m’avait fait une très bonne
+impression. C’est un jeune homme bien élevé. Au retour, dans la
+victoria, il me remettait tout le temps la couverture sur les genoux.
+
+Clarisse fut reconnaissante à son oncle d’appeler Laurent «monsieur». Et
+ses paroles réveillèrent dans sa mémoire cette journée si précieuse à
+son cœur. Elle voulut en entendre encore parler.
+
+--Vous rappelez-vous, dit-elle avec un sourire, votre indignation au
+sujet des mansardes?
+
+--Quoi? demanda-t-il en penchant l’oreille.
+
+--Les mansardes, répondit-elle tandis qu’elle tendait la main vers la
+maison.
+
+--Ah, fit-il en croyant saisir, la chambre rouge où nous sommes
+entrés... Oui, je me souviens. Vous vous êtes accoudée à la fenêtre avec
+M. Fabre-Gilles et vous avez causé. Je ne pouvais pas vous entendre.
+
+Il parlait sans malice, et Clarisse, qui le savait, jouissait de
+l’écouter. Elle lui dit que c’était dans cette chambre même qu’avait
+logé dernièrement le jeune homme. Il dodelina de la tête avec intérêt;
+il accordait de l’importance aux moindres détails de la vie des autres,
+et il les recueillait afin d’en enrichir son existence pauvre. Clarisse
+lui raconta le séjour de Laurent, pour le plaisir de prononcer tout haut
+son nom et de ne rien craindre, soulagée d’exprimer son secret sans
+pourtant le trahir, et trouvant le confident idéal dans ce vieux sourd
+respectueux qui ne comprenait pas la moitié de ce qu’elle disait.
+
+Sur ces entrefaites, sa mère appela Clarisse au téléphone.
+
+--Ton père n’est pas bien, dit-elle, cela m’inquiète.
+
+--Oui, Hubert m’a raconté. Mais ce n’est rien, n’est-ce pas?
+
+Sa mère lui donna quelques détails et Clarisse se reprocha de ne pas
+avoir accordé d’importance à cette indisposition. Elle écouta avec plus
+d’intérêt encore quand sa mère ajouta:
+
+--Viens donc nous faire visite. Il y a des siècles que je ne t’ai vue.
+
+--J’irai demain, s’écria Clarisse.
+
+Le soir, elle communiqua son projet à Hubert.
+
+--Tu as raison, dit-il. Il me semble que tu as négligé tes parents ces
+dernières semaines.
+
+Elle décida de prendre le train de deux heures; elle monterait tout de
+suite au Bourg-de-Four; Hubert viendrait la chercher pour rentrer. Et
+tous ces préparatifs lui étaient dictés par l’envie grandissante de se
+rapprocher de Laurent. En allant à Genève, elle risquait de le
+rencontrer, elle était sûre même qu’elle le rencontrerait... Le revoir!
+Comment avait-elle attendu jusque-là?
+
+Elle ne put s’empêcher de trahir son agitation. Hubert, qui l’observait,
+mit cette nervosité sur le compte des chaleurs.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Quoiqu’elle eût dit qu’elle prendrait le train de deux heures, Clarisse,
+le lendemain, et sitôt Hubert parti, pensa qu’il serait bien long
+d’attendre toute la matinée, et elle prit celui de dix heures. Enfin,
+elle quittait sa solitude! Les rues de la ville, écrasées de soleil, lui
+parurent plus délicieuses que des chemins de forêt. C’était là que
+vivait Laurent. A chaque tournant de rue, elle pensa le rencontrer. Elle
+s’arrangea pour passer devant le bureau, elle lut la plaque de cuivre
+scellée à la porte: _Damien et Cie_. Qui sait? Laurent allait peut-être
+sortir, juste à cette minute... Elle souriait d’aise en se rappelant sa
+silhouette et sa voix. Elle se réjouissait de lui reparler, de renouer
+leurs existences à leur dernier entretien et de combler ainsi le vide
+des heures qu’ils avaient vécues loin l’un de l’autre. Aussi
+arriva-t-elle chez ses parents pleine de bonne humeur. Mais là elle
+trouva tout le monde consterné.
+
+--Le médecin sort d’ici, expliqua Mme Bourgueil, il demande une
+consultation pour demain.
+
+--Comment, c’est donc grave?
+
+--Oui, ma pauvre enfant, c’est grave...
+
+Sa mère essuya une larme. Clarisse dut s’asseoir: le salon aux
+tapisseries bibliques tournait autour d’elle. Ainsi, tandis qu’elle
+n’avait songé qu’à elle-même, son père...
+
+--Mais enfin, s’écria-t-elle avec irritation, pourquoi ne m’a-t-on pas
+prévenue?
+
+--C’est ton père lui-même qui s’y est opposé. Tu sais comme il est
+autoritaire. Il prétend que ce n’est rien, et il répète tout le temps:
+je ne veux pas qu’on ennuie Clarisse...
+
+--Mais il fallait me prévenir sans lui le dire...
+
+--Je n’ai pas osé tout de suite. Hier, je me suis décidée à te
+téléphoner, mais je ne voulais pas t’inquiéter non plus.
+
+Elle se tourna vers Jimmy qui, la gueule ouverte, riait au milieu de
+cette tristesse, et elle le caressa pour se consoler elle-même. Alors il
+redoubla de gaieté. Clarisse demanda ce qu’avait dit le docteur. Les
+explications embrouillées de sa mère la rassurèrent beaucoup.
+
+--D’ailleurs, ajouta-t-elle, votre médecin est toujours très noir. En
+somme, ce n’est qu’une bronchite.
+
+--Oui, mais la consultation!
+
+Mme Bourgueil donnait au terme plus qu’à la chose elle-même une
+importance considérable. Il l’impressionnait sans qu’elle en comprît
+toute la portée.
+
+--La consultation n’est qu’une mesure de précaution, répliqua sa fille.
+Je vous assure, vous exagérez vos inquiétudes.
+
+--Mais le mal a si vite empiré. Depuis hier!
+
+--Vous connaissez la résistance de papa. Il est très solide. Il a déjà
+eu souvent des bronchites.
+
+--Il n’a jamais eu autant de fièvre, Clarisse!
+
+--A son âge, on a plus facilement de la fièvre. Cela ne signifie rien.
+
+Clarisse ne cédait pas uniquement à l’instinct de contredire. Mais
+depuis le matin, elle était portée par un élan d’optimisme et elle
+voulait demeurer dans cet état d’esprit. Résolue à ne pas se frapper,
+elle était certaine que les choses s’arrangeraient.
+
+Elle pénétra chez son père. Elle le trouva respirant avec peine, maigre
+dans sa chemise, et comme perdu au fond d’un vaste lit solennel qui
+remplaçait le lit de camp où il couchait d’habitude. Son grand nez, un
+peu pincé, pointait vers le plafond. Ses cheveux gris, d’ordinaire
+ramenés en coup de vent de chaque côté de la tête, étaient emmêlés et
+sans éclat. On l’eût dit plus rapproché de la moyenne humaine, plus
+familier, à l’instar d’un orateur descendu de la tribune ou d’un acteur
+sorti de scène.
+
+--Eh bien! fit-il avec un faible sourire, me voilà couché.
+
+Elle lui prit la main, il se redressa pour mieux marquer son affirmation
+et dit:
+
+--Ce n’est rien du tout... Tu sais comme est ta mère... Tout de suite
+inquiète... Elle a voulu un second docteur!
+
+Clarisse l’embrassa sur le front. Elle éprouva pour son père, en cet
+instant, une immense tendresse. Lui qu’elle avait toujours considéré
+debout, elle s’affligea de le voir couché, atteint. Mais elle ne pouvait
+admettre que M. Bourgueil, qui était un des personnages principaux de sa
+vie, fût menacé.
+
+--Comment vous sentez-vous?
+
+--Pas mal du tout, je t’assure.
+
+Elle ne demandait qu’à le croire. Elle voulut trouver une raison encore
+de se réconforter, et l’interrogea:
+
+--Avez-vous faim?
+
+--Guère...
+
+Alors elle conclut:
+
+--Après tout, il vaut mieux que vous ne vous chargiez pas l’estomac.
+
+Et comme il sourit de nouveau, elle sourit à son tour.
+
+--Eh bien? fit Mme Bourgueil quand Clarisse sortit de la chambre.
+
+--Eh bien!... il ne m’a pas fait mauvaise impression... Mais c’est vous,
+m’a-t-il dit, qui avez réclamé la consultation...
+
+--Du tout. Nous le lui avons fait croire afin de ne pas le frapper. En
+réalité, c’est le docteur lui-même qui la réclame, et au plus vite.
+
+--Ah!...
+
+Mais de nouveau Clarisse voulut écarter l’idée que son père était
+gravement malade. Et, sans preuve cette fois, elle déclara:
+
+--Je vous assure que vous voyez beaucoup trop en noir.
+
+Les deux femmes déjeunèrent tête à tête. Ensuite, elles ne se tinrent
+pas dans la chambre du malade, afin de ne pas le fatiguer, mais dans le
+salon. Il avait une sonnette à portée de sa main pour le cas où il
+aurait besoin de quelque chose. Mieux valait le laisser sommeiller
+tranquillement.
+
+Mme Bourgueil travailla à un ouvrage afin de s’occuper. Clarisse prit
+une tapisserie et s’assit près d’une fenêtre ouverte. Elle était
+toujours persuadée qu’elle verrait Laurent. Elle comptait sur le hasard.
+Peut-être Hubert dirait-il au jeune homme qu’elle passait la journée à
+Genève, et alors il ne manquerait pas de venir rôder devant la maison.
+De temps en temps elle jetait un coup d’œil sur le Bourg-de-Four et
+surveillait le va-et-vient des promeneurs. Un fiacre tourna le coin,
+puis vint une automobile qui remplit de son vacarme important le
+quartier fatigué par la chaleur. Des enfants sortirent d’une école et
+traînèrent leurs souliers sur le trottoir.
+
+Tout à coup Clarisse déclara à sa mère qu’elle viendrait le lendemain
+s’installer dans l’appartement pour quelques jours.
+
+--Vous me mettrez dans n’importe quelle chambre, dit-elle. Je vous
+aiderai, je vous réconforterai et nous guérirons papa ensemble.
+
+Et tandis que sa mère la remerciait avec effusion, Clarisse songea
+qu’ainsi elle aurait plus certainement l’occasion de rencontrer Laurent.
+
+--Tu es bien bonne, ma chère enfant, ajouta Mme Bourgueil qui s’était
+arrêtée de coudre, car, vois-tu, je suis très inquiète.
+
+Clarisse s’efforça de la remonter.
+
+--Oh! toi, je sais bien, reprit sa mère, tu as une nature raisonnable,
+tu ne t’affoles pas. Depuis que tu es ici, je me sens mieux. Et quand tu
+me dis que tu as confiance, je devrais te croire...
+
+--Je vous jure, répondit Clarisse, que j’ai confiance.
+
+Elle ne voulait pas admettre le pire. Et Jimmy non plus. Sans l’ombre
+d’hypocrisie, il manifesta sa belle humeur par des jappements, des jeux
+excités avec des pelotons de laine, ou en sautant d’un bond sur les
+genoux de sa maîtresse, qui vacillaient. Clarisse demanda comment son
+père avait pris froid.
+
+--C’est l’autre soir. Il est demeuré à travailler très tard, avec ses
+deux fenêtres ouvertes. A minuit ou une heure, la nuit a fraîchi. Ton
+père m’a dit s’en être aperçu, mais il est resté pour regarder le clair
+de lune. Le clair de lune a été très beau la semaine dernière.
+
+--Oui, fit Clarisse.
+
+Vers trois heures, Jimmy aboya de toutes ses forces: c’était Hubert.
+
+--Je viens aux nouvelles.
+
+On le mit au courant. Il posa quelques questions, ne fit rien paraître
+de son opinion sur son visage bouffi, hocha la tête, laissa s’établir de
+longs silences... Ensuite, ranimé par l’idée de retourner à son bureau,
+il partit en disant qu’il reviendrait chercher Clarisse à la fin de
+l’après-midi.
+
+--Tu as vu, s’écria Mme Bourgueil dès qu’il eut disparu, il avait l’air
+préoccupé...
+
+--Mais non, Hubert est toujours comme cela. C’est la banque qui le
+préoccupe...
+
+Plus tard, survint Mme de Griffeuilhe. Elle avait appris--elle ne dit
+pas comment--l’aggravation de la maladie. Débordante de condoléances,
+affectant une expression et des phrases de deuil, elle mit les deux
+femmes mal à l’aise. Elle serra les mains de Mme Bourgueil comme si elle
+était déjà veuve. Puis, changeant de ton, et la mine aiguisée par la
+curiosité, elle demanda:
+
+--Puis-je voir le cher malade?
+
+Attendrie à l’évocation d’un grand malheur possible, et pleurant, Mme
+Bourgueil lui dit qu’il dormait. Alors la vieille se leva, pressée de
+porter à d’autres les mauvaises nouvelles qu’on venait de lui confirmer.
+
+--C’est une bonne amie, s’écria Mme Bourgueil en se tamponnant les
+yeux,--et toujours prête à partager vos inquiétudes. Ne trouves-tu pas?
+
+Clarisse ne répondit rien. Penchée à la fenêtre, elle guettait un jeune
+homme qui montait la place. Maintenant il était caché par la fontaine.
+Mais quand il apparut, elle vit que ce n’était pas Laurent.
+
+Le jour s’écoula peu à peu. Les oiseaux se réveillèrent dans les arbres
+et se mirent à se disputer. Des boutiquiers s’installèrent sur le seuil
+de leurs portes. Vers cinq heures on sonna. Clarisse s’élança dans le
+vestibule, en proie à un vague pressentiment. C’était le docteur.
+
+--Ah, c’est vous, docteur! fit-elle avec une légère déception.
+
+Elle revint au salon et dit à sa mère qu’elle n’aimait pas ce docteur,
+qu’il était vieux jeu, qu’il manquait de diagnostic. Elle commençait à
+penser qu’elle ne verrait pas Laurent ce jour-là. D’ailleurs, comment
+avait-elle pu croire qu’ils se rencontreraient. Il aurait fallu un trop
+grand hasard. Elle devait maintenant ne plus compter sur les
+circonstances mais servir son amour effectivement, avec les forces de sa
+raison et de sa volonté. Et puis, elle ne pouvait se contenter d’une
+brève rencontre, de quelques mots échangés. Parce qu’elle avait un
+véritable besoin de Laurent, son impatience de le revoir devint de plus
+en plus douloureuse à mesure que les heures passaient. Elle avait trop
+de choses à lui dire pour ne pas désirer un long tête-à-tête. Et le
+souvenir de ses baisers faisait palpiter délicieusement son cœur.
+
+Le docteur sortit de la chambre du malade avec Mme Bourgueil.
+
+--Eh bien? demanda Clarisse.
+
+--Le fièvre a un peu remonté, mais elle remonte toujours vers le soir.
+Ce qui m’ennuie, ce sont les complications cardiaques. Cependant M.
+Bourgueil est si robuste...
+
+Il acheva ses explications dans le vestibule où les deux femmes le
+raccompagnèrent. Elles revinrent au salon.
+
+--On dirait, dit Mme Bourgueil en soupirant, qu’il ne veut pas se
+compromettre.
+
+--Je vous en prie, s’écria vivement Clarisse, n’interprétez pas ses
+paroles, prenez-les comme il les a dites.
+
+Cependant, l’inquiétude de sa mère commençait à la gagner et elle s’en
+irrita. Elle voulait juger raisonnablement l’état de son père, sans se
+laisser affoler. D’un autre côté, elle sentait qu’au cas où les
+circonstances s’aggraveraient, elle devrait se consacrer tout entière à
+son rôle de garde-malade. Or elle était beaucoup trop occupée de son
+amour pour ne pas souhaiter, au fond d’elle-même, ne pas en être
+distraite.
+
+Elle revint à son observatoire. Après la grande chaleur du jour, l’air
+était doux, apaisé, sous un ciel immuablement pur. Clarisse souffrit de
+ce calme qui correspondait si mal à ses sentiments. Déçue d’avoir si
+fort espéré Laurent, elle pensa lui écrire. Mais où pourraient-ils se
+voir? Dans son inexpérience, elle inventa toutes sortes de projets, et
+elle les écarta les uns après les autres, comme irréalisables ou trop
+imprudents. Cependant sa volonté de lui fixer un rendez-vous était
+maintenant arrêtée.
+
+Elle aperçut Hubert qui traversait la place. Elle l’envia d’avoir passé
+la journée avec le jeune homme. Si elle osait interroger son mari, il
+pourrait lui donner de ses nouvelles. Mais saurait-il lui dire ce qui
+l’intéresserait? N’importe. Elle résolut de lui poser, sous une forme ou
+sous une autre, une question sur Laurent... Toutefois la première parole
+fut dite par Hubert.
+
+--Comment va ton père?
+
+Elle se rappela la maladie, soupira de l’avoir oubliée un instant, et
+répondit avec une mauvaise humeur qu’il attribua à ses appréhensions:
+
+--Toujours la même chose...
+
+--Eh bien alors! filons prendre notre train...
+
+Dans le hall de la gare, tout à coup elle vit Laurent en compagnie de
+Desnouettes. Tandis que Hubert achetait des journaux, elle l’attira à
+l’écart. Sa mauvaise humeur avait complètement disparu.
+
+--Figurez-vous, dit-elle, que j’ai passé la journée en ville. J’espérais
+vous rencontrer peut-être...
+
+--Ah! quel dommage...
+
+--Mais j’y reviens demain, pour quelques jours.
+
+Laurent enveloppa Clarisse de son regard séduisant et velouté. Il
+conservait de leur dernière entrevue à la Cômerie une image ardente. La
+passion de cette femme avait éveillé en lui des vibrations inconnues, et
+il en était demeuré surpris, ému. Son désir puisa des forces nouvelles
+dans ce souvenir.
+
+--Oui, fit-il de sa voix grave qui contrastait avec sa jeunesse, je veux
+vous revoir...
+
+--Quand?
+
+--Demain.
+
+Clarisse ressentit un immense bonheur. Ce n’était plus le Laurent cruel
+dont elle avait souffert. Il dit:
+
+--J’irai chez vous...
+
+--Mais mon appartement est fermé: j’habiterai...
+
+--Raison de plus, nous y serons en sûreté.
+
+--Laurent, je ne sais...
+
+--Ne refusez pas, c’est entendu. J’irai chez vous, j’attendrai sur le
+palier que vous veniez me rejoindre. Vous m’ouvrirez... Seulement,
+l’ennui, c’est que ma présence au bureau est surveillée par le patron...
+Comment faire? Eh bien! à onze heures, il va à la Bourse, je pourrai
+m’échapper...
+
+Elle regardait sans rien dire l’étroite bouche amoureuse qui prononçait
+ces paroles et réglait en quelques mots son destin. Puisqu’il voulait
+arranger les choses de la sorte, elle ne demandait qu’à obéir. Lui se
+rengorgea. Il dit encore:
+
+--Et par quelle heureuse chance venez-vous en ville?
+
+--Mon père est souffrant, bredouilla-t-elle.
+
+Hubert et Desnouettes les rejoignirent, puis, après quelques mots
+échangés, ils se séparèrent. Le mari et la femme gagnèrent leur train
+tandis que les deux jeunes gens en prenaient un autre. Dans le wagon,
+Hubert murmura, pour lui-même:
+
+--Je me demande où ils allaient tous les deux.
+
+Il déplia son journal et ajouta, toujours bourru:
+
+--Encore une aventure, probablement...
+
+Le journal était déplié: il ne vit pas le regard de haine que lui jeta
+Clarisse.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+Lorsque Clarisse arriva au Bourg-de-Four le lendemain, on lui apprit que
+le malade avait passé une mauvaise nuit. Le médecin diagnostiquait une
+pneumonie. Elle voulut voir son père: elle fut frappée de l’aggravation
+de ses traits. Calé dans son lit avec des oreillers, il s’occupait à
+respirer, à soulever ce poids invisible qui pesait sur sa poitrine. Il
+était très congestionné, et, de temps en temps, une toux profonde le
+secouait comme un orage secoue le vieil arbre qu’il veut abattre.
+
+Quand elle sortit de la pièce où veillait désormais une garde, Clarisse
+ne put dissimuler son trouble à sa mère. Pourtant elle voulut se
+maîtriser et fit:
+
+--Attendons la consultation.
+
+Elle alla ranger ses affaires dans la chambre qu’on lui avait préparée.
+Pour la première fois, elle admit que peut-être la maladie de son père
+serait fatale. Son cœur se serra à l’idée de la douleur future. Et elle
+songea également que si elle était en grand deuil, il lui deviendrait
+bien difficile de rencontrer Laurent. Mais sitôt cette pensée formulée,
+elle la chassa avec horreur. Et puis elle se répéta que son père n’en
+était pas là, qu’elle était impressionnée par son aspect, mais qu’il
+était assez robuste... Cependant comme elle accrochait une robe dans
+l’armoire, elle se surprit à se demander: «Laurent trouvera-t-il que le
+noir me va bien?» Alors, pour échapper à cette obsession sacrilège, elle
+retourna auprès de sa mère. Mme Bourgueil larmoyait tant que, par
+contradiction, Clarisse vit tout à coup les choses sous un angle plus
+favorable.
+
+Elle pensa à son père qu’elle avait toujours connu si dominateur. Il lui
+sembla impossible qu’il ne pût dominer aussi la vie. Jusque-là il avait
+mené les événements à sa guise: pourquoi ne continuerait-il pas de même?
+Elle avait de la peine à se représenter qu’une maladie aveugle fût plus
+forte que l’autorité paternelle. Et puis elle n’avait jamais eu de
+deuils rapprochés: elle ne considérait pas qu’elle put être frappée à
+son tour. Elle oubliait l’âge de ses parents: ou plutôt, à ses yeux, ils
+avaient toujours un âge vague, le même depuis qu’elle était toute
+petite. Elle ne se disait pas que son père était un vieillard parce que
+le fait d’être son père était plus important que tout le reste.
+
+«Papa... mourir...» L’hypothèse d’un désordre aussi inimaginable la
+frappait d’une grande crainte, comme si elle découvrait pour la première
+fois l’application d’un principe jusque-là théorique. Un pareil drame,
+semblait-il, ne pourrait demeurer isolé, mais en entraînerait d’autres,
+provoquerait le renversement des choses naturelles. Ce ne serait pas une
+disparition, mais un écroulement. Que devenir au milieu de ces
+ruines?... Jimmy vint se frotter contre elle. Dans la frayeur
+instinctive qui l’envahissait devant une catastrophe qu’on ne pouvait
+mesurer, elle se sentit un peu rassurée que l’instinct de la bête ne fût
+pas ému, et que le chien affectât la même humeur satisfaite que la
+veille. Il bâilla en s’étirant, comme si rien ne menaçait. Elle se
+raccrocha à ce symptôme.
+
+Et puis, Clarisse ne voulait pas qu’il arrivât quoi que ce soit avant de
+revoir Laurent. Elle n’admettait pas que le sort lui arrachât sa proie
+juste au moment d’en jouir. Séparée du bonheur par peu d’heures
+seulement, il fallait y atteindre. Au fond, consentait-elle peut-être au
+pire s’il était vraiment inéluctable, mais il ne devait survenir
+qu’après. Sans qu’elle s’en doutât clairement, elle engagea avec la
+destinée une sorte de débat, de marchandage où elle posait ses
+conditions. Et elle tremblait qu’au dernier moment, une circonstance
+imprévue surgît qui l’empêchât de rejoindre le jeune homme. C’était à
+onze heures qu’il lui avait fixé son rendez-vous.
+
+--Maman, quand est la consultation?
+
+--Ces messieurs viennent un peu avant onze heures.
+
+Voilà la circonstance imprévue! Clarisse n’avait pas songé à cette
+coïncidence. Il lui était impossible d’aller au rendez-vous tandis que
+les deux médecins, ici, discuteraient du sort de son père. Assurément,
+elle n’assisterait pas à leur discussion. Mais il fallait qu’elle fût
+là, auprès de sa mère pour la soutenir durant l’attente et pour
+accueillir avec elle le résultat de l’examen. Comment la veille, à la
+gare, n’avait-elle pas pensé que sa présence serait indispensable au
+Bourg-de-Four? C’est que, dès qu’elle avait aperçu Laurent, tout le
+reste avait disparu de son esprit. Il avait choisi l’heure et le lieu de
+rendez-vous, et elle les avait acceptés, obéissante et heureuse.
+
+Mais elle n’irait pas. Laurent l’attendrait en vain. Sans doute
+penserait-il d’abord qu’elle était en retard, et puis ensuite qu’elle
+avait oublié. Il la croirait menteuse, infidèle, peut-être. Il la
+maudirait... Et quand donc pourrait-elle expliquer te motif de son
+absence? Si elle n’allait pas le rejoindre ce matin, ils seraient
+séparés pour longtemps. Et elle ne se trouvait qu’à quelques pas du
+bonheur! Le visage aux yeux de velours qu’elle aimait remonta du fond de
+sa mémoire avec une expression de reproche mélancolique...
+
+Mme Bourgueil revint précipitamment au salon.
+
+--Comment va-t-il? fit Clarisse d’une façon presque machinale.
+
+Mme Bourgueil se jeta au cou de sa fille et éclata en sanglots. Une
+pensée affreuse traversa l’esprit de Clarisse.
+
+--Est-ce que...
+
+Mais sa mère, se mouchant et se remouchant, dit:
+
+--C’est ce souffle, ce souffle rauque qui me cause tant de peine!
+
+Alors Clarisse se fit honte à elle-même. Comment osait-elle songer à son
+amour au milieu de telles anxiétés? Elle maudit sincèrement ce qu’elle
+appela sans hésitation son impiété filiale. Son père, elle l’aimait de
+tout son cœur. Elle l’admirait, elle le vénérait. Elle donnerait sa
+propre main droite à couper pour sauver sa précieuse existence. Cela,
+elle en était sûre... Dix heures sonnèrent à la pendule et elle songea
+qu’une heure plus tard... Mais elle n’irait pas. Non.
+
+--Tu es pâle, fit Mme Bourgueil. C’est l’émotion. Et puis, il fait déjà
+si chaud ce matin. Tu devrais sortir.
+
+Clarisse secoua la tête pour refuser.
+
+--Je ne dis pas tout de suite, ajouta sa mère, mais plus tard, quand ces
+messieurs seront là. Cela ne sert à rien d’attendre pendant qu’ils
+examinent. Mieux vaut pour toi faire quelques pas, prendre de
+l’exercice. Je resterai.
+
+Clarisse secoua de nouveau la tête pour refuser... Mme Bourgueil
+songeait à «ces messieurs» avec un espoir sans limites. Il lui semblait
+maintenant que cette consultation arrangerait tout, guérirait son mari,
+le rajeunirait de dix ans. D’avance elle parlait avec les formes les
+plus respectueuses des médecins qui allaient accomplir ce miracle. Dans
+son horreur instinctive des complications, des incertitudes et des
+grandes douleurs, un tel miracle lui paraissait la plus simple des
+solutions.
+
+Desnouettes arriva demander des nouvelles. On vit se dérouler, sur ses
+traits mobiles, l’intérêt, la compassion, l’espérance et un léger ennui.
+Lorsqu’enfin il fut renseigné, il entraîna Clarisse dans un coin du
+salon:
+
+--Avez-vous revu Mme Gaillardoz?
+
+--Non.
+
+--Vous a-t-elle raconté quelque chose?
+
+--Je ne l’ai pas revue, vous dis-je.
+
+--Alors, ma chère amie, vous ne savez rien? Mon plan s’est écroulé,
+figurez-vous...
+
+--Quel plan?
+
+--Ce serait trop long à vous expliquer ici. Qu’il vous suffise
+d’apprendre qu’il était basé sur une erreur psychologique. Je l’avoue,
+j’ai commis là une erreur psychologique.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je renonce à Fanny, pardon à Mme Gaillardoz. Et vous doutez-vous
+pourquoi?
+
+On sonna. C’était le docteur accompagné de celui de ses collègues qui
+devait l’assister. Tous deux avaient des mines solennelles, rébarbatives
+même. Ils serraient les lèvres, ou répondaient par monosyllabes,
+préoccupés de ne pas commettre d’indiscrétions avant de s’être mis
+d’accord sur le cas qui leur était proposé. Personne d’ailleurs ne
+songeait encore à solliciter leur verdict. Mme Bourgueil, très agitée,
+fit entrer «ces messieurs» dans le cabinet de travail de son mari, en
+attendant de les faire pénétrer dans sa chambre. Clarisse revint au
+salon.
+
+Desnouettes avait supporté avec impatience cette interruption. Sitôt
+remis en présence de son interlocutrice, il sourit et demanda:
+
+--Savez-vous pourquoi?
+
+--Quoi donc?
+
+--Pourquoi je renonce à Mme Gaillardoz?
+
+Clarisse fit un geste d’indifférence lassée. Il ne le comprit pas car il
+avait complètement perdu de vue ce qui se passait dans cet appartement.
+Scandant ses mots pour les faire ressortir l’un après l’autre, amusé
+déjà de l’effet considérable qu’il allait produire, il déclara:
+
+--Parce qu’il n’y a rien à faire. Fanny est la plus honnête des
+femmes...
+
+--En avez-vous jamais douté? répondit Clarisse d’un air abattu.
+
+Tout à coup elle sursauta: onze heures sonnaient. Elle se leva sans
+faire attention au dépit de Desnouettes, elle mit son chapeau et se
+disposa à sortir. Desnouettes voulut l’accompagner.
+
+--Vous ne tenez pas à revoir maman?
+
+--Non. Je craindrais d’être indiscret, répliqua-t-il. Je sors avec vous.
+
+--Je vais faire quelques pas sur la Treille.
+
+Elle espérait qu’il la quitterait en arrivant dans la rue. Mais il ne
+l’abandonna pas, et elle dut aller vers la Treille comme elle l’avait
+dit. Il lui tint des discours avantageux qu’elle n’entendit pas. Pensant
+à un autre, elle se répétait: «Il m’attend.» Et puis, l’heure passant,
+elle commença à détester Desnouettes, sa prétention et son bavardage.
+Enfin elle ne put supporter davantage de perdre un temps si précieux.
+Elle l’interrompit au milieu d’une phrase, lui tendit la main et le
+planta là en disant:
+
+--Pardonnez-moi de vous quitter, mais j’ai une course pressée...
+
+Elle était déjà partie qu’il balbutiait:
+
+--Mais je ne veux pas vous retenir, chère amie.
+
+Elle se hâta jusqu’à la rue de l’Hôtel de Ville. Elle franchit la porte
+cochère de sa maison: justement le concierge n’était pas là. Elle gravit
+l’escalier aussi vite que possible. Sur le palier, Laurent l’attendait.
+Elle ne lui dit rien, mais elle ouvrit la porte d’une main tremblante
+qui fit sonner la clef dans la serrure, elle entraîna le jeune homme, et
+referma le battant derrière lui. Enfin, ils étaient seuls, libres, et
+rien n’existait plus au monde qu’eux-mêmes.
+
+--Suivez-moi, dit-elle.
+
+Ils gagnèrent le salon où tous les meubles étaient recouverts de
+housses. Instinctivement ils marchaient sur la pointe des pieds pour
+éviter les craquements du parquet sans tapis. Dans la pénombre
+flottaient des rayons de clarté, horizontaux, dardés du dehors. Comme
+Laurent traversait une de ces zones étroites de lumière, Clarisse
+l’arrêta pour mieux revoir, inondé de soleil, ce visage dont elle ne
+pouvait se passer. Elle murmura:
+
+--Il est venu. Il m’a dit qu’il viendrait, et il est venu...
+
+Le jeune homme se tenait debout, ébloui et docile. Qui donc
+s’interposerait entre eux? Personne. Nul événement ne viendrait les
+séparer. Il était à sa disposition et sous sa loi.
+
+--Te rappelles-tu, s’écria-t-elle avec une gaieté fébrile, le salon de
+la Cômerie, la première fois où je t’y ai mené? Nous étions déjà parmi
+des meubles recouverts de housses...
+
+Il rit comme elle, mais de son petit rire brusque qui n’exprimait pas la
+gaieté, puis s’approcha.
+
+--Allons dans ta chambre...
+
+--Attends.
+
+Pourquoi se hâter? Le temps était aboli. Il fallait savourer le bonheur
+d’être ensemble. Elle reprit, d’une voix sérieuse cette fois:
+
+--Et te rappelles-tu le jour où tu es venu ici me rendre visite, le jour
+où nous avons eu notre premier tête-à-tête. Comment pouvais-je savoir
+que cet enfant intimidé deviendrait celui qui...
+
+Elle arrêta sa périphrase et dit, d’un mot net:
+
+--... mon amant.
+
+Il l’entoura de ses bras, elle devina sa prière, mais elle ne voulut pas
+l’exaucer tout de suite.
+
+--Ainsi, reprit-elle, tu reviens en maître dans cette maison, je t’ouvre
+la porte, je te livre ce que je possède, tout ce qui est moi-même. Je ne
+veux rien retenir, rien te cacher. Règne sur ma vie, elle
+t’appartient...
+
+Assise sur un canapé, elle fit asseoir Laurent à ses pieds. Elle mit ses
+deux mains sur sa tête adolescente, les doigts passés dans ses cheveux
+noirs, comme pour l’attacher à elle. Elle continua, sur un ton impudique
+à la fois et raisonnable:
+
+--J’ai été folle de me priver de toi. Je ne veux plus. Je ne chercherai
+pas de bonheur autre part qu’en toi. Je n’aurai plus avec toi ni
+scrupules, ni réticences. Dès que tu le voudras, j’accourrai, je me
+mettrai à ta disposition, je serai comme une chose obéissante entre tes
+mains, comme tes gants, tiens, que tu reprends ou que tu jettes, et trop
+heureuse d’être choisie par toi. Tout, de toi, m’est nécessaire, ton
+être physique dont je connais la beauté, et ton âme qui a été si cruelle
+mais sans le vouloir peut-être, et dont je raffole jusque dans ses
+injustices, parce que ces injustices, c’est encore toi. Pardonne si je
+te parle avec maladresse: je ne sais pas encore bien dire combien je
+t’aime, mais je sais profondément que je t’aime.
+
+Ces paroles, Clarisse les prononçait délibérément, pour les affirmer
+dans cette pièce où elle avait vécu de si longues années et où elle
+avait été si différente. Il lui sembla renoncer plus complètement à son
+ancienne personnalité en la désavouant ici-même. Son passé, elle s’en
+défaisait ainsi que d’un vêtement trop lourd et trop laid. Elle
+n’ignorait pas l’étendue de sa trahison, elle ne méconnaissait pas
+qu’elle mentait à tout le monde, sauf à Laurent. Mais elle était
+entraînée par la logique charnelle de sa passion. Elle jeta un défi aux
+meubles, aux rideaux, aux murs. Oui, elle avait admis le jeune homme en
+ce lieu qui aurait dû lui être sacré, au cœur même de son existence, et
+elle le conduirait plus loin encore.
+
+Parce que rien d’autre ne valait à ses yeux que lui. Le reste, son mari,
+sa famille, sa dignité personnelle, la considération dont elle
+bénéficiait--le reste se décolorait, s’évanouissait dès qu’il était là,
+et il demeurait seul éclairé, comme tout à l’heure lorsqu’il était
+debout dans le rayon de soleil. Nul raisonnement, nul prêche, nulle
+menace ne l’aurait ébranlée: pour elle, un être unique était tout le
+réel. Personne au monde ne lui avait jamais procuré ce saisissement de
+bonheur que lui communiquait Laurent par sa seule présence. Et cet être,
+qu’elle adorait, elle l’avait à ses pieds, ardent mais soumis, et elle
+allait se donner à lui. Naguère il avait échappé à sa sollicitude, il
+l’avait rendue malheureuse, et puis, tout à coup, elle l’avait capturé.
+Il n’était plus rétif, dédaigneux ou inconstant. Elle s’émerveilla
+d’atteindre enfin à cette minute où leurs deux désirs s’accordaient, se
+mariaient dans une pareille intensité. Alors, toute la joie humaine qui
+fût possible l’envahit comme une fête. Elle se pencha vers Laurent qui
+levait vers elle sa bouche humide, et elle lui dit:
+
+--Viens...
+
+ * * * * *
+
+Laurent s’accouda près d’elle et, d’une voix changée, d’une voix
+redevenue habituelle et normale, murmura:
+
+--Te rappelles-tu la lettre que tu m’as fait écrire à mes parents? J’ai
+reçu ce matin la réponse de mon père... Il me rappelle à Nîmes.
+
+Engourdie, le cerveau vague, elle ne saisit pas ce qu’il disait. Il
+répéta sa phrase.
+
+--Eh bien, demanda-t-elle, qu’allez-vous faire?
+
+Il hésita, baissa les yeux, détourna la tête. Alors elle comprit, ses
+idées se précisèrent, et au bout d’un long moment, elle dit, pour
+elle-même:
+
+--Je savais bien qu’il s’en irait.
+
+Il était vraiment irrésolu. Quel dommage de quitter cette femme au
+moment même où elle lui plaisait le mieux! D’un autre côté, la lettre de
+Nîmes lui avait porté l’accent impératif de son père, auquel il n’avait
+jamais résisté. De quel prétexte oserait-il colorer un refus?
+D’ailleurs, la question se posait-elle? Son père avait écrit en même
+temps à M. Damien, et celui-ci n’aurait aucune raison de le garder dans
+sa banque. Rester seul à Genève? Ce serait bien suspect. Et son père
+renouvellerait son ordre bien vite, n’hésiterait pas à lui couper les
+vivres, ou viendrait lui-même le chercher.
+
+Ces réflexions de Laurent, Clarisse les refit pour son compte. Elle vit
+combien il serait difficile d’éluder les injonctions de M. Fabre-Gilles.
+
+--Pourquoi exige-t-il votre retour?
+
+Laurent fut surpris, vexé même du calme apparent de Clarisse. Il avait
+redouté une crise de larmes, mais il lui en voulut de trouver son départ
+tout naturel. De nouveau son éternelle défiance, née d’une sécheresse de
+cœur qui augmentait dès que son ardeur sensuelle était satisfaite,
+l’inclina à soupçonner la sincérité de Clarisse.
+
+--Il veut que j’assiste au mariage d’une de mes cousines, répondit-il...
+Et puis, il croit que je ne travaille pas beaucoup ici... Il se plaint
+de ne pas recevoir assez de mes nouvelles...
+
+--Pourtant, mon mari l’a toujours renseigné...
+
+--Justement. Dieu sait ce qu’il lui aura raconté.
+
+Désireux d’inquiéter Clarisse, il ajouta, l’observant par en dessous:
+
+--Ton mari se doute peut-être de quelque chose...
+
+--Peut-être, fit Clarisse, le cœur serré d’une mortelle angoisse.
+
+Elle lui dit l’histoire de la lettre ramassée à sa place. Il s’emporta
+contre l’indiscrétion d’Hubert, mais dut avouer que son indiscrétion, en
+mettant son frère au courant, avait été pire encore. Envisageant les
+conséquences que pourrait avoir sa «bêtise», il eut peur. Une sueur
+froide lui vint à l’idée d’être chassé, ou provoqué, ou sévèrement
+puni--il ne savait au juste. Sans rien dire, il rumina ces réflexions
+tardives.
+
+--Vous le voyez, reprit Clarisse du même ton égal qui dissimulait son
+anxiété, mon honneur, ou plutôt l’idée que les autres se font de mon
+honneur est entre vos mains, ainsi que la dignité de mon mari, le repos
+de toute une famille, le respect dû à mon nom. Je veux conserver notre
+amour secret. Promettez-moi le silence sur tout ce qui s’est passé entre
+nous...
+
+--Je n’aurais jamais osé lever les yeux sur toi, j’en suis certain.
+C’est toi-même qui m’as attiré...
+
+--Taisez-vous, fit-elle brusquement, et promettez. Je sais bien que je
+suis la seule responsable. Vous n’êtes qu’un enfant.
+
+--Oui, répondit-il, je te le promets.
+
+Et il parut soulagé par cet engagement qu’ils prenaient tous les deux.
+Il entoura Clarisse de ses bras, et, plus vivement:
+
+--Et puis, j’ai oublié de te dire encore ceci: mon père me parle de son
+associé qui va faire un voyage d’affaires au Japon, et il me laisse
+entendre que je l’accompagnerais peut-être comme secrétaire...
+
+L’idée de ce grand voyage le consolait un peu. Clarisse le félicita, et
+il fut de nouveau agacé par sa résignation. Il s’écria:
+
+--Mais je n’ai pas encore décidé de partir. Je puis rester ici, demeurer
+avec toi.
+
+Elle porta la main à son cœur qui la faisait souffrir. Elle savait bien
+qu’il partirait, et cette protestation inutile soulignait le caractère
+irrémédiable de leur séparation. Ils n’avaient plus que quelques
+semaines, ou que deux semaines, ou qu’une semaine peut-être, à vivre
+dans le même endroit de la terre. Laurent vit sur sa figure tirée
+qu’elle avait mal, et il se rasséréna. Il voulut l’embrasser, en
+récompense, mais elle l’écarta:
+
+--Quand vous faudrait-il quitter Genève?
+
+--Je dois être à Nîmes dans cinq jours déjà, à cause du mariage.
+
+Elle se leva, fit quelques pas, s’arrêta, considéra devant elle son
+grand malheur. Tout à coup elle se retourna:
+
+--Depuis quand le savez-vous?
+
+--Depuis lundi.
+
+--Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt?
+
+--Hier, je n’ai pas eu le temps. Aujourd’hui je n’ai pensé qu’à toi...
+Ce n’est qu’après que j’ai songé à cette mauvaise nouvelle... Et puis,
+je ne voulais pas gâter notre amour.
+
+--Vous avez bien fait.
+
+Elle souffrait tant qu’il lui fallut s’asseoir. Laurent comprit enfin
+qu’elle n’était pas insensible et que son apparente résignation n’était
+due qu’à un effort courageux pour ne pas se laisser abattre.
+
+--Comme tu es pâle..., fit-il avec une légère inquiétude.
+
+--Croyez-vous que je vous aime? demanda-t-elle.
+
+--Mais oui, j’en suis certain. Et moi, je t’adore...
+
+Il pensa qu’elle allait s’évanouir. Sa figure, cette figure si douce, si
+raisonnable d’expression, était toute blanche et torturée. Il réfléchit
+qu’ils étaient seuls dans l’appartement des Damien: s’il arrivait
+quelque chose à Clarisse, il devrait chercher de l’aide, et ce serait
+tout trahir, le scandale éclaterait. Quelle imprudence, pensa-t-il,
+d’être venus dans cet appartement! Il entrevit la rage de M. Damien, la
+colère terrible de son père. Alors, d’une voix haletante, il cria:
+
+--Clarisse!
+
+Elle rouvrit les yeux, et parvint à dominer sa souffrance. Elle lui dit:
+
+--Allez me chercher un peu d’eau... Les verres sont dans l’armoire de la
+salle à manger. Le robinet est à la cuisine.
+
+Il s’empressa, tourmenté par l’idée d’un malheur et des conséquences
+qu’il aurait pour lui. Elle but le verre d’eau et parut mieux.
+
+--Vous rappelez-vous, dit-elle avec un cruel sourire, je vous ai prévenu
+à la Cômerie que vous m’oublieriez.
+
+Son sourire disparut et d’un air dur elle ajouta:
+
+--Voici le moment.
+
+Il voulut protester, elle l’interrompit:
+
+--Ou si vous gardez mon souvenir, vous le confondrez bien vite avec
+d’autres.
+
+Elle considéra Laurent et songea qu’elle, du moins, ne l’oublierait
+jamais. Elle fixa dans sa mémoire tous les détails de sa personne, afin
+de les conserver le plus longtemps possible. Dès qu’ils seraient
+séparés, elle ne posséderait plus que cette image, destinée à pâlir.
+Lui, cependant, sans s’apercevoir qu’il révélait sa fatuité égoïste,
+expliqua:
+
+--Je serai toujours fidèle à ton souvenir, parce que, comprends-tu, si
+j’ai connu avant toi d’autres femmes, tu es la première qui m’ait
+inspiré quelque chose que j’ignorais. Je ne connaissais que le plaisir,
+tu m’as raffiné, comment dire? tu m’as fait sentir certaines
+complications. Tu n’es pas la première venue, tu es une honnête femme
+qui t’es donnée à moi. Tu as fait des sacrifices pour moi. Pour moi!...
+Eh bien, tout cela est considérable, c’est une date dans ma vie.
+Désormais...
+
+Il s’arrêta, il vit bien qu’il allait la blesser en évoquant l’avenir,
+l’avenir où elle ne serait plus.
+
+--Je ne sais si je vous ai appris quoi ce soit, Laurent. Ou bien alors
+ce fut involontaire. Mais je vous ai aimé. Voilà qui est exceptionnel.
+
+Il fit un geste, pour protester qu’il rencontrerait encore beaucoup
+d’autres passions. Elle devina ses pensées et ajouta:
+
+--Pas une ne vous aimera comme moi. Peut-être le verrez-vous un jour...
+
+Il l’écoutait mal, le regard perdu au loin. Clarisse pressentit que leur
+liaison avait éveillé chez le jeune homme la curiosité inextinguible de
+l’amour, un besoin de liaisons nouvelles, et ce que Desnouettes
+appelait, d’un mot pédant qui la choquait, l’instinct polygamique. Alors
+que sa passion, à elle, la consacrait à un seul être, la sienne le
+précipitait vers tous les autres. A peine avait-il joui d’un sentiment
+qu’il l’abandonnait, qu’il aspirait à des émotions nouvelles, agité par
+l’ardeur au gaspillage de sa prodigue jeunesse. Clarisse avait espéré le
+posséder pour toujours, mais elle n’avait fait que le préparer; son
+chagrin annonçait le bonheur de celles qui lui succéderaient. Pour
+Laurent, elle n’était qu’une heure, intense et brève, et il était pour
+elle toute sa vie. A l’instant même où ils s’étaient enfin accordés, le
+destin les séparait, la rejetait en arrière, et lui en avant.
+
+Elle l’attira, elle l’embrassa avec une longue et tendre insistance.
+Elle se dit que ces yeux de velours seraient baisés, après elle, par
+tant d’autres femmes qu’elle ignorait; que ces lèvres étroites diraient
+encore des mensonges et des promesses, mais qu’elle ne les entendrait
+plus; et que le bien-aimé vivrait d’innombrables nuits d’amour où elle
+ne serait pas.
+
+--Dire, s’écria Laurent, que je t’ai crue sévère et prude!
+
+--Moi, je vous croyais timide et romanesque.
+
+--Nous nous sommes donc trompés l’un l’autre.
+
+--Oui, nous nous sommes aimés en nous jugeant différents. C’est
+maintenant que nous nous reconnaissons.
+
+--Austère, toi? Mais tu es une maîtresse délicieuse...
+
+Elle lui mit la main sur la bouche. Alors il voulut l’étreindre,
+réveiller son désir. Mais Clarisse lui échappa.
+
+--Ne me retirez pas ma force.
+
+Il la pressa de lui accorder de nouveaux rendez-vous avant son départ.
+
+--Certes, s’écria-t-elle avec une expression poignante. Ce ne sont pas
+encore nos adieux... Retrouvons-nous ici bientôt, demain...
+
+--C’est cela. Nous passerons l’après-midi ensemble?
+
+--Oui, une longue après-midi... Mais quittons-nous. Je vous écrirai ce
+soir pour vous le confirmer.
+
+Elle l’accompagna sur le palier. A l’instant de partir, il eut un
+remords obscur. Il lui dit:
+
+--N’oublie pas de m’écrire; je veux une lettre d’amour de toi... Et
+puis, tu sais, je reviendrai de Nîmes, je te retrouverai. Nous vivrons
+encore beaucoup d’heures dans les bras l’un de l’autre.
+
+--Bien sûr, fit-elle.
+
+Elle l’écouta qui descendait l’escalier, qui passait sous la voûte. Le
+bruit de ses pas s’éteignit. Elle rentra mettre de l’ordre dans
+l’appartement. Puis elle descendit à son tour.
+
+Dans la rue, qui lui parut étrangement vide, elle regarda sa montre: une
+heure et demie. Alors elle se souvint brusquement de son père qui était
+malade, de son mari, de sa mère, de Desnouettes, du petit chien de sa
+mère, de sa vie enfin, et elle se hâta, en proie à une stupéfaction et à
+une angoisse inexprimables.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+--D’où viens-tu? s’écria sa mère quand elle la vit paraître.
+
+--J’ai été faire quelques pas, comme vous me l’aviez conseillé, et puis,
+je ne sais... je me suis trouvée indisposée. Oui, j’ai dû entrer chez un
+pharmacien... je vous expliquerai.
+
+--Comme tu es pâle, dit Hubert qui était survenu au coup de sonnette.
+
+--Mais oui, tu es défaite, gémit Mme Bourgueil.
+
+--Ce n’est rien, cela passera. La consultation?
+
+Mme Bourgueil secoua la tête et d’une voix basse:
+
+--Ton père est très mal.
+
+--Mon Dieu...
+
+--Oui, la pneumonie s’est aggravée. La garde a fait des piqûres de
+caféine. Par moments il délire.
+
+--Je veux le voir.
+
+--Prends garde, mon enfant, les médecins ont recommandé le repos le plus
+absolu. Il ne faut pas lui parler trop longtemps ni lui donner la
+moindre secousse.
+
+Clarisse s’écarta de son mari et de sa mère sans répondre et entra chez
+M. Bourgueil. Quand elle fut dans cette chambre où planait peut-être la
+mort, quand elle vit son père si manifestement épuisé, elle ne sut
+résister davantage à ses émotions. Elle avait été forte tant qu’elle
+avait pu, mais maintenant elle cessait de pouvoir. Elle tomba sur un
+fauteuil, les yeux dilatés.
+
+Elle ne distinguait pas ce qui la faisait le plus souffrir. Quoi, son
+père allait disparaître? Et Laurent s’en aller? Celui qu’elle vénérait
+depuis sa petite enfance vivait peut-être ses dernières heures. Quant à
+l’autre... Ils la quitteraient tous deux pour toujours. Elle revit
+soudain son père à Chamonix, vingt ans auparavant. Il l’avait menée à la
+Mer de glace. Il n’aimait pas la nature alpestre, et il avait passé tout
+le trajet à lui faire remarquer ce qu’il appelait les laideurs du
+paysage. Mais elle avait été surtout frappée de son pantalon à carreaux
+de couleur, si différent des vêtements noirs sous lesquels elle le
+voyait toujours... Jusqu’à dix-huit ans, elle n’était que bien rarement
+entrée dans sa bibliothèque: quand elle venait l’y trouver, il ne
+répondait pas tout de suite et continuait à écrire, puis il levait un
+regard courroucé derrière les lunettes d’écaille qu’il mettait pour
+travailler. Une même appréhension, quoique bien atténuée, l’accompagnait
+encore maintenant quand elle pénétrait dans la pièce redoutable, où les
+livres superposés lui faisaient, comme autrefois, l’effet de murailles
+et de retranchements... Le jour de son mariage au retour de l’église,
+son père l’avait entraînée à l’écart, et avait parlé avec une douceur
+inaccoutumée: il lui avait si affectueusement exprimé son regret de la
+voir quitter la maison, qu’elle en avait eu les larmes aux yeux...
+Aujourd’hui, c’était lui qui partait.
+
+--Papa..., murmura-t-elle.
+
+Mais tandis que les docteurs délibéraient sur lui, elle avait été
+rejoindre son amant. S’il avait expiré durant son absence! Malheureuse,
+qui déserte son devoir filial... Quand il ne serait plus là, qui donc le
+remplacerait? Ce n’était pas avec son mari qu’elle pourrait dorénavant
+s’entendre. Sa mère était trop bonne, trop faible pour la comprendre et
+l’assister. Son père, si impitoyable qu’il semblât, l’aurait mieux
+comprise. Pourquoi n’avait-elle pas forcé son attention, réclamé son
+secours. Maintenant, il était trop tard, et elle était toute seule... Et
+puis, l’idée revenait la déchirer qu’elle avait abandonné son poste pour
+suivre sa passion.
+
+--Papa, dit-elle.
+
+Tout ce qu’elle avait, depuis trois heures, éprouvé de doux, de
+poignant, d’amer, de honteux, d’atroce, tournait dans sa poitrine, et
+elle aurait voulu s’en débarrasser avec ses doigts, avec ses ongles, et
+livrer au jour le lamentable bonheur de son existence.
+
+--Papa...
+
+M. Bourgueil ouvrit les yeux, la découvrit. Il parut heureux qu’elle fût
+là, puis, d’une voix faible mais qui gardait son accent décisif:
+
+--Ne le dis pas à ta mère... je suis perdu.
+
+--Ce n’est pas vrai, s’écria Clarisse. Vous vivrez. Que ferais-je sans
+vous? Tenez, il faut que je vous raconte... Écoutez-moi...
+
+Il poussa vers elle une main maigre dont elle s’empara, et il répondit:
+
+--Tu as toujours été une bonne fille, Clarisse.
+
+Elle pleurait, rompue d’émotion. Il ajouta avec un peu d’impatience:
+
+--Je suis très fatigué, laisse-moi dormir.
+
+--Pardonnez-moi, pardonnez-moi, répéta Clarisse en sanglotant.
+
+Il avait fermé les yeux et son visage aveuglé revêtait une expression
+mystérieuse, impassible, d’une sublime indifférence, comme s’il
+renonçait désormais au droit de prendre parti entre les hommes et de les
+juger. Lui qui, tout le long de sa vie, avait recherché ce qui était
+juste et dénoncé le crime avec une violence qu’on n’attendait pas d’un
+historien, il s’abstenait au moment où la cause intéressait sa famille.
+La chair de sa chair criait vers lui pour s’accuser et il ne l’entendait
+pas.
+
+--Papa!
+
+Il ne bougea pas; son souffle soulevait difficilement sa poitrine
+amaigrie. Clarisse ne serait ni absoute, ni condamnée. Elle se leva,
+céda la place à la garde-malade qui apportait une boisson chaude, et
+elle gagna le salon. «Je reviendrai», pensa-t-elle.
+
+--Hubert est retourné au bureau, fit Mme Bourgueil. Il sera ici dans
+deux heures.
+
+Jimmy sortit de dessous un meuble où le confinait l’hostilité générale.
+Il reconnaissait Clarisse dont il avait flairé la veille l’optimisme
+analogue au sien. Il s’avança vers elle et sauta en jappant pour lui
+lécher les mains. Clarisse le repoussa. Il revint à la charge, sans
+comprendre. Alors elle le prit par le collier et lui donna une tape sur
+la tête, brutalement. Le chien se sauva en geignant à son tour.
+
+--Ton père, fit Mme Bourgueil, m’a longuement parlé de toi, cette nuit,
+durant son insomnie...
+
+--Qu’a-t-il dit?
+
+--Il t’aime beaucoup, tu le sais. Il se faisait des reproches de ne pas
+t’avoir assez témoigné cette affection. Sous des dehors autoritaires, il
+est très scrupuleux. Si tu l’avais vu se tourmenter à mon sujet, au
+tien. C’est en vain que je voulais le rassurer, il continuait. Ah!
+vois-tu, ce besoin de se mettre en règle avec nous, j’ai compris que
+c’était un adieu... Depuis il est plus calme...
+
+--J’aurais voulu lui parler encore, lui demander conseil, m’accuser à
+mon tour et combien plus légitimement!
+
+--Ne trouble pas sa sérénité. Les médecins ne veulent aucune agitation
+autour de lui.
+
+«Je suis une fille indigne», songea Clarisse. Mentir aux autres, à sa
+mère, à Hubert, à Desnouettes, elle s’y résignait parce qu’elle devinait
+que c’était l’obscure et cruelle nécessité de la vie en commun. Mais
+mentir à celui qui était sur le seuil de la mort! Dissimuler à ce père
+loyal, au moment suprême, la réalité de son cœur! Ainsi, il emporterait
+d’elle une image inexacte. Et lorsqu’il entrerait dans la grande vérité,
+il saurait qu’elle l’avait trompé. C’eût été plus respectueux de lui
+raconter son rendez-vous.
+
+Ces idées troublèrent par leurs exagérations son cerveau fatigué. Elle
+se leva pour retourner chez son père et tout lui dire. Mais elle retomba
+assise, songeant aux recommandations de Mme Bourgueil. Elle n’avait pas
+le droit d’interrompre sa paix par le récit de sa propre misère. Il
+était trop tard. Le malade n’était déjà plus accessible, mais retiré,
+suspendu au-dessus de l’existence courante, et les rumeurs des hommes ne
+lui parvenaient que de loin.
+
+Gaillardoz vint prendre des nouvelles. Clarisse fut réconfortée par sa
+présence. Sa confiance pour ce gros honnête homme redoubla. Elle lui
+dit:
+
+--Quand un être qu’on aime est très mal, on voudrait qu’il n’y ait entre
+lui et vous aucun secret, aucun remords. Mais souvent il est trop tard
+pour s’expliquer...
+
+Gaillardoz la regarda sans comprendre. Mais il vit ses yeux agrandis,
+ses lèvres tremblantes.
+
+--Vous êtes malheureuse, Clarisse?
+
+--Très malheureuse.
+
+--Vous vous faites des reproches que vous exagérez, j’en suis sûr...
+
+--Non, je ne les exagère pas. Les reproches que je m’adresse sont
+fondés.
+
+--Nous sommes tous pécheurs.
+
+--Ah! fit-elle d’une voix ardente, le pire, c’est d’être coupable...
+
+Il lui prit la main avec une extrême bonté. Il était le seul à avoir
+deviné, une ou deux fois déjà, que sa cousine n’était peut-être pas si
+simple qu’on le croyait communément. Il ignorait ce qu’elle dissimulait,
+mais il pressentait qu’elle dissimulait quelque chose. Sous ce chagrin
+filial, il sentit une douleur d’un autre ordre.
+
+--Vous souffrez, Clarisse, et lorsqu’on souffre on mérite toujours
+d’être pardonné.
+
+Elle haussa les épaules et s’essuya les yeux avec colère. Lorsqu’ils se
+furent quittés, ils songèrent tous deux que jamais ils ne s’étaient
+parlé si sincèrement.
+
+--Ne veux-tu pas manger quelque chose? vint dire Mme Bourgueil. Tu sais
+que tu n’as pas déjeuné. Il ne faut pas te rendre malade.
+
+Clarisse écarta cette offre sans la discuter, et demanda des détails sur
+la consultation. Elle voulait tout savoir, de façon à combler dans son
+esprit le vide qu’y avait laissé son absence au moment essentiel.
+
+--Ce qui a frappé ces messieurs, ajouta Mme Bourgueil, c’est la rapidité
+du mal.
+
+Ainsi, pensa Clarisse, un coup si cruel peut être porté brusquement.
+Quelle injustice! Et soudain elle crut en voir la raison. Si son père
+était tombé malade, n’était-ce pas à cause de la faute qu’elle avait
+commise? S’il allait peut-être mourir, était-ce parce qu’elle était
+adultère? Elle s’efforça de chasser cette idée, en la qualifiant
+d’absurde, mais elle revint hanter comme une obsession son esprit
+tourmenté. Gaillardoz lui avait parlé de pardon. Ce n’était pas la seule
+hypothèse possible: il y avait celle du châtiment. Du fond de son
+éducation austère monta l’écho de la colère divine qui se répercute et
+frappe de côté et d’autre. Elle se rappela ce dimanche matin, à la
+Cômerie, où la liturgie lui était apparue avec toutes ses
+significations, et où elle avait frémi à l’antique sévérité du
+Décalogue... Elle avait pensé se protéger contre les hommes en
+dissimulant son amour. Mais elle avait oublié Dieu, auquel on ne peut
+mentir, qui voit tout, et qui punit. Il serait donc possible que, pour
+avoir transgressé la loi, elle fût atteinte dans la personne de son
+père? Ainsi sa tendresse filiale souffrirait à cause de l’autre
+tendresse. Non, non, ce serait trop injuste et Gaillardoz avait raison:
+quand on est malheureux, on est pardonné.
+
+--J’ai oublié de te dire, fit Mme Bourgueil, que le pasteur Lachault est
+venu pendant ton absence.
+
+--Ah? Qu’a-t-il dit?
+
+--Il a longtemps causé avec ton père. Après il est venu me trouver.
+Malgré son intention visible de me réconforter, ses yeux, sa voix
+demeuraient impitoyables. Même sa compassion me glaça. Il a terminé en
+me répétant: «Que la volonté du Seigneur soit faite...» Bien sûr, je
+m’incline. Tu me connais, Clarisse, je ne suis pas une révoltée. Mais il
+est permis d’espérer que cette volonté divine nous épargnera un grand
+malheur.
+
+Toutefois la Providence équilibrait peut-être le mal et le bien dans les
+destinées, pour racheter l’une par l’autre. L’hypothèse s’imposa de
+nouveau à Clarisse, dans sa rigueur biblique: ainsi, pensa-t-elle, elle
+aurait déchaîné elle-même ce malheur qui épouvantait sa mère. Elle se
+débattit contre une conclusion si inhumaine. Depuis plusieurs heures,
+elle était poursuivie de sentiments contradictoires, hantée d’émotions
+violentes. Les événements dont elle était responsable et ceux qui
+étaient plus forts que sa volonté s’entrechoquaient autour d’elle, se
+mêlaient et, d’un instant à l’autre, changeaient d’aspect, de couleur,
+de signification. L’horreur d’avoir été infidèle et parjure revint
+l’envahir tout entière. Comment, elle avait livré son être, et toute sa
+chair chrétienne à des caresses étrangères, et elle y avait pris un
+immonde plaisir! Comment, dissimulant son impudeur sous de vertueuses
+paroles, elle avait entraîné dans le crime un adolescent qu’on lui avait
+confié, et qui était souillé maintenant, souillé par elle et les sales
+délices qu’elle lui avait prodiguées...
+
+--Mais non! s’écria Clarisse tout haut.
+
+--Hélas! fit Mme Bourgueil qui ne cessait de penser à son mari,
+peut-être...
+
+Clarisse se couvrit la figure de ses mains. «Mon Dieu, pria-t-elle, si
+tu veux me punir, ne me punis pas sur un autre, mais sur moi.»
+
+On sonna. Mme Bourgueil, que l’inquiétude poussait au mouvement, ne put
+s’empêcher d’aller dans l’antichambre recevoir les nouveaux arrivants.
+C’étaient les Henri Bourgueil. Clarisse entendit un dialogue confus,
+puis au bout de quelques minutes, cette phrase de sa tante:
+
+--Oui, il a remis son départ à la fin du mois.
+
+Elle dressa l’oreille. S’agissait-il de Laurent? Non, mais de Nicolas
+qui accompagnait ses parents. Tout le monde entra dans le salon.
+
+--Ma chère Clarisse! fit Mme Henri Bourgueil avec une majestueuse
+compassion.
+
+Le départ de Laurent... Dans cinq jours elle ne le verrait plus. Son
+existence, qu’il avait embellie si peu de temps, hélas! serait vidée de
+sa chère présence. Elle n’entendrait plus sa voix grave, son rire
+brusque, ce rire presque étouffé qui n’appartenait qu’à lui. Il
+partirait, et tout rentrerait dans l’ordre. Et il ne reviendrait pas, et
+elle demeurerait sans lui toujours malheureuse, en proie à des remords
+qui grandiraient d’année en année pour empoisonner jusqu’au souvenir
+même de ce triste amour. C’était un arrachement, une amputation que ce
+départ. Tout ce qui s’en allait d’elle-même avec lui, comment
+l’exprimer? Quel affreux sacrifice! Laurent, Laurent! Le cœur brisé,
+elle éclata en sanglots.
+
+--Ma chère Clarisse, répéta Mme Henri Bourgueil, ne vous découragez pas.
+Votre père peut parfaitement surmonter cette crise. Tout n’est pas
+perdu.
+
+Personne n’avait jamais vu pleurer Clarisse. Ce brusque bouleversement,
+si différent de sa maîtrise habituelle, remua les assistants qui
+mesurèrent là sa douleur filiale.
+
+Le vieux Bourgueil, dans sa chambre aux volets tirés pour le garantir du
+soleil, secoué par des toux atroces, râlant parfois, anxieux de sentir
+l’air nécessaire se refuser de plus en plus à ses poumons, eut un désir:
+il voulut voir Nicolas Bourgueil, et son père l’accompagna au chevet du
+malade. L’entretien ne dura que quelques minutes. Mais quand les deux
+hommes revinrent, M. Henri Bourgueil dit, la gorge serrée:
+
+--Mon pauvre frère...
+
+Il ne détourna pas la tête devant l’évidence. Et même, tandis que les
+autres se concentraient sur la minute présente, il envisagea l’avenir,
+il ne put s’empêcher de voir dans ce même salon aux tapisseries
+bibliques, le prochain service funèbre. Esther au festin d’Assuérus,
+Abigaïl et Déborah mèneraient un deuil pompeux au-dessus de la foule
+recueillie. Sa pensée alla si vite qu’il ne s’aperçut pas qu’elle
+anticipait d’une manière inconvenante. «Qui présidera le service? se
+demanda-t-il. M. Lachault, sans doute... La disparition de mon frère
+fera beaucoup de bruit. Il y aura certainement un article de fond dans
+le _Journal de Genève_, des dépêches de tous les coins de l’Europe, des
+orateurs officiels au cimetière.» Et, quoique profondément affligé, sa
+vanité de mondain attaché aux cérémonies, à l’apparat, son souci
+protocolaire de remplir dignement son rôle, lui firent conclure: «Ce
+sera un grand enterrement.»
+
+Nicolas se tenait droit et sérieux. Cette visite au moribond qui
+disputait sa noblesse et sa fierté aux affres de l’étouffement, l’avait
+ému sur lui-même aussi bien que sur son oncle. C’était lui qui était
+destiné à devenir le chef de la famille. A l’heure où le seul mâle de la
+branche aînée allait disparaître, il gagnait une importance
+disproportionnée à sa personne. On avait voulu l’associer à ces instants
+solennels, et il s’efforçait de porter dignement le poids de sa
+fonction. Un jour, il serait le maître du nom, un jour viendrait donc se
+grouper derrière lui, avec son esprit de corps, ses armoiries, ses
+traditions, ses vertus, ses richesses,--la famille. Il se composa une
+expression d’héritier présomptif, imprégnée de majesté simple, où l’on
+reconnaissait la ressemblance de sa mère.
+
+Tout le monde s’était réuni autour de Clarisse, laissant Mme Bourgueil à
+son larmoiement. Les voix se faisaient graves, les visages soucieux.
+Clarisse avait essuyé ses larmes, et répondit avec netteté aux
+questions.
+
+--Quand revient le docteur?
+
+--A quatre heures.
+
+--La fièvre?
+
+--Elle a baissé.
+
+--Souffre-t-il beaucoup?
+
+--Oui. On attend des ballons d’oxygène qui le soulageront.
+
+L’oncle Amédée survint, l’air atterré:
+
+--Je ne savais pas, balbutia-t-il, je ne savais pas...
+
+Il ne demanda rien, il vit bien aux figures qu’on était très anxieux. Il
+s’assit près de Clarisse et la regarda en attendant ce qu’elle
+déciderait. Être à ses côtés, c’était le meilleur réconfort. M. Henri
+Bourgueil aussi rapprocha sa chaise et le cercle d’inquiétude fut plus
+étroit. Clarisse sentit avec angoisse que tous ces gens venaient, comme
+à l’ordinaire, lui demander instinctivement un appui. Ils attendaient
+d’elle une direction morale, une parole de vérité et de raison, une
+attitude qui serait l’attitude juste et qu’ils pourraient copier. Or ce
+rôle qu’elle avait joué toute sa vie, d’être l’inspiratrice et le guide,
+elle devenait incapable de le tenir au moment suprême. Ils ne savaient
+pas qu’elle était toute faible, désorientée, victime d’un débat cruel.
+Avec un grand effort, elle essaya de cacher le contre-coup violent de
+son amour et de sa douleur. Elle ne put le dissimuler tout à fait. Mais
+ils prirent pour le témoignage d’une émotion légitime les marques sur
+son visage du désespoir et de la honte. Et ils continuèrent à trouver en
+elle les forces dont ils avaient besoin.
+
+Hubert entra dans le salon. Il venait de chez son beau-père. A
+l’interrogation muette de tous les assistants retournés vers lui, il
+répondit par un signe de tête découragé et en écartant les bras de son
+corps, comme s’il renonçait à l’espoir. Alors Clarisse se leva. Elle
+imagina qu’un dernier sacrifice offert au Maître tout-puissant de la vie
+et de la mort, pourrait sauver son père. S’adressant à ceux qui
+comptaient sur elle, elle dit, d’une voix claire, presque sa voix
+paisible et heureuse d’autrefois:
+
+--J’ai un mot à écrire.
+
+Elle prit sur le bureau de Mme Bourgueil une feuille de papier et
+écrivit: «Mon père est mourant, partez sans jamais me revoir.
+Oubliez-moi comme je vous oublie.» Elle rédigea l’adresse: «Monsieur
+Laurent Fabre-Gilles, chez Mademoiselle Moeuffre, route de Florissant.»
+Puis elle colla un timbre et sortit prier le domestique de porter la
+lettre à la boîte.
+
+Du vestibule elle gagna la salle à manger. Elle avait des faiblesses
+dans les jambes, et par instants la tête lui tournait. «Il faut que je
+prenne quelque chose», dit-elle tout haut. Justement, sur un dressoir,
+il y avait une assiette de gâteaux. Elle s’assit et se mit à les manger.
+
+Hubert vint la rejoindre, et d’un air maussade:
+
+--Le docteur est arrivé... Ta mère se tient chez ton père... Bien
+entendu je resterai en ville ce soir. Je ne puis coucher à
+l’appartement, n’est-ce pas? Non. J’irai à l’hôtel... Je repasserai au
+bureau avant dîner... Ah! j’oubliais: le petit Fabre-Gilles nous quitte,
+il est rappelé à Nîmes. Il partira dans quatre ou cinq jours.
+
+Clarisse mangeait toujours les gâteaux. Elle eut un frisson.
+
+--Il fait froid ici, dit-elle.
+
+--Froid..., fit Hubert d’un air prodigieusement étonné.
+
+Il s’arrêta brusquement tandis qu’un bruit de paroles confuses arrivait
+du salon. Clarisse se leva. Ils restèrent un instant à se dévisager sans
+se voir, puis se retournèrent vers la porte. Nicolas venait d’apparaître
+sur le seuil. Il était grave et intimidé. Il ne dit rien. C’était
+inutile: ils avaient compris.
+
+
+(1914-1916.)
+
+
+LAUSANNE--IMPRIMERIES RÉUNIES
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 ***
diff --git a/75433-h/75433-h.htm b/75433-h/75433-h.htm
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+ <title>La puritaine et l’amour | Project Gutenberg</title>
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 ***</div>
+<p class="c top2em large">ROBERT DE TRAZ</p>
+
+<h1>LA PURITAINE<br>
+ET L’AMOUR</h1>
+
+<hr>
+<p class="c gap"><span class="large">LIBRAIRIE PAYOT &amp; C<sup>ie</sup></span></p>
+
+<p class="c"><span class="box9">LAUSANNE<br>
+<span class="small">1, Rue de Bourg</span></span>
+<span class="box9">PARIS<br>
+<span class="small">Bd Saint-Germain, 106</span></span></p>
+
+<p class="c">1919<br>
+<span class="small">Tous droits réservés.</span></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap sc">Au Temps de la Jeunesse</td>
+<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Vivre</td>
+<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Les Désirs du Cœur</td>
+<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">L’homme dans le Rang</td>
+<td class="r bot w4"><div>Un vol.</div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
+réservés pour tous pays.</p>
+
+<p class="c sc"><span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1917 by</span> Payot et C<sup>ie</sup>.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c top4em i large">A Madame G. H.<br>
+Hommage de fidèle amitié.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">I</h2>
+
+
+<p>— Mais vous, Clarisse, s’écria Desnouettes, vous
+êtes une puritaine… une incontestable puritaine !</p>
+
+<p>La jeune femme lui jeta un coup d’œil interrogateur.</p>
+
+<p>— Moi ? Expliquez-vous donc…</p>
+
+<p>Autour d’eux s’élevait le bruit du dîner de famille
+Bourgueil. La grande table, chargée de fleurs, miroitante
+d’argenteries et de cristaux, assemblait une
+vingtaine de personnes occupées deux à deux à des
+conversations particulières. Desnouettes, nerveux et
+blême, commença sa démonstration :</p>
+
+<p>— Eh bien, d’abord, vous êtes pieuse, pratiquante
+même…</p>
+
+<p>— Si vous voulez.</p>
+
+<p>— Très charitable…</p>
+
+<p>— Allons donc !</p>
+
+<p>— Comment, allons donc ?… Hubert et vous, vous
+êtes riches mais vous vivez sans luxe. Jamais de
+voyages, pas d’auto. Vous recevez peu. Par contre,
+vous soutenez des familles entières de pauvres gens,
+vous remettez d’aplomb les bonnes œuvres en faillite…</p>
+
+<p>— Mais c’est mon mari qui…</p>
+
+<p>— N’interrompez pas mon raisonnement. Vous
+êtes bienfaisante, simple dans vos habitudes, sincère
+dans vos paroles. Vous vous habillez sans faste.
+Vous ne lisez pas de vaines littératures. Je ne vous
+ai jamais entendue dire du mal de vos amis, et je
+n’oserais pas vous tenir des propos lestes. Que vous
+le vouliez on non, je vous appelle une puritaine.</p>
+
+<p>Comme il parlait trop vite et sans arrêt, le souffle
+lui manqua. Clarisse en profita pour lui répondre de
+sa voix raisonnable et douce :</p>
+
+<p>— Vous exagérez, mais je vous pardonne. D’ailleurs,
+être puritaine, on dit que c’est une tradition
+genevoise.</p>
+
+<p>— Voilà justement ce qui m’intéresse chez vous,
+reprit Desnouettes avec une verve nouvelle. Aujourd’hui,
+Genève a cessé d’être la « sombre cité de
+Calvin ». L’atmosphère y est heureuse, la vie aimable
+et ornée. Toutefois, certains milieux conservent les
+mœurs abolies. Si je suis loin de regretter les lois
+somptuaires, j’éprouve une vive curiosité pour telles
+personnes bien dressées, rigoristes, de langage convenu,
+susceptibles sous des dehors froids, et qui
+apportent du raffinement dans les cas de conscience.
+Ailleurs on se permet tout. Ici, il y a des choses
+vraiment défendues. Peut-être les âmes austères,
+grâce à leurs préjugés et leurs scrupules, sont-elles
+plus complexes que les âmes jouisseuses… Or, j’adore
+la complexité, puisque je suis psychologue !</p>
+
+<p>Il but hâtivement, au risque de s’étrangler, une
+gorgée de vin, puis repartit à toute allure :</p>
+
+<p>— J’étudie de la sorte un certain nombre de
+caractères des deux sexes, revêches, anguleux, d’une
+franchise quelquefois excessive, riches de pensées
+secrètes, de silences, d’imaginations inavouées, nourrissant
+au fond d’eux-mêmes une ou deux passions — rarement
+des passions amoureuses, — des
+dévouements très nobles, des manies, des idéalismes
+orgueilleux ou sublimes, enfin un goût
+amer du sarcasme et de la contradiction. Si vous
+saviez combien je les admire et combien ils me
+rebutent ! Leur commerce, pas toujours souriant,
+prête à d’étonnantes observations morales. Les Genevois
+étaient dignes de Stendhal et de Balzac qui sont
+venus ici et les ont regardés…</p>
+
+<p>Satisfait de cette dernière pointe, Desnouettes
+arrêta son discours et tourna son visage pâle, tiraillé
+de tics nerveux, vers les autres convives.</p>
+
+<p>Au milieu de la table, dominait le père de Clarisse,
+le vieux Jean-Étienne Bourgueil, chef de la branche
+aînée. En face de lui, et contrastant avec sa tête
+glabre d’historien doctrinaire, sa femme dodelinait un
+visage bienveillant et poupin sur un corps tassé dans
+de la soie noire et des dentelles anciennes. « Courte,
+mais bonne », l’avait surnommée Desnouettes. Plus
+loin, Amédée Roset, le frère de M<sup>me</sup> Bourgueil, petit
+comme elle, portait sur ses traits une expression
+qu’elle n’avait pas, l’expression tendue et mélancolique
+de l’homme à l’oreille dure qui guette de
+phrase en phrase. A côté de lui, la ravissante Fanny
+Gaillardoz plaisantait son voisin de droite, l’avocat
+Gouvieux, que Desnouettes n’aimait pas parce qu’il
+lui coupait toujours la parole. Plus loin, c’était
+M<sup>me</sup> Henri Bourgueil dont le profil et les épaules de
+statue avaient naguère enchanté les salons romains :
+son mari, frère cadet de Jean-Étienne, après avoir
+représenté la Suisse en Italie pendant une dizaine
+d’années, avait donné sa démission de ministre, et
+ils étaient rentrés au pays pour se consacrer à l’éducation
+de leurs quatre fils. Desnouettes affectait
+volontiers de s’attrister sur cette Vénus dont la
+beauté, vouée au seul amour conjugal, disait-il,
+s’était alourdie dans ses maternités. Il la quitta des
+yeux pour regarder à côté d’elle le mari barbu et
+jovial de Fanny Gaillardoz, ensuite, plus loin,
+Hubert Damien, le mari de Clarisse, à la face ronde
+et aux prunelles si claires qu’elles semblaient toujours
+sur le point de se dissoudre, de s’évanouir
+dans le sommeil ou dans la mort. Et passant encore
+en revue quelques autres cousins et cousines, Desnouettes
+ne put s’empêcher d’admirer une fois de
+plus cette <i>gens</i> Bourgueil dont il ne faisait pas
+partie, ce dîner de famille où il n’était invité que
+comme ami, et qui représentait une si respectable
+valeur sociale.</p>
+
+<p>Ces convives s’unissaient les uns aux autres par
+une solidarité de fait et de volonté. Ils étaient riches
+presque tous, mais sans ostentation. Ils témoignaient
+de qualités analogues : la probité, la persévérance
+dans le travail, le dévouement à la chose publique,
+mais c’était par tradition plus encore que par vertu.
+Leur culture d’esprit était réelle, toutefois l’histoire,
+le droit, les sciences y tenaient une place plus importante
+que la poésie. Surtout ils se considéraient,
+presque naïvement, comme une race particulière et
+choisie par la Providence pour donner l’exemple.
+L’application qu’ils mettaient à remplir leurs devoirs
+leur rendait l’orgueil naturel. Il y avait quelque
+chose du sentiment dynastique dans leur sentiment
+de famille. Depuis des siècles les Bourgueil avaient
+fourni à la République des savants, des pasteurs,
+des magistrats, dont les parchemins, les portraits,
+les mobiliers ornaient leurs demeures d’aujourd’hui
+et nourrissaient leur fierté. Ils tenaient à leurs souvenirs
+comme à des droits spirituels, seuls restes de
+leurs privilèges abolis. Sûrs et satisfaits d’eux-mêmes
+et de leurs généalogies, conscients des obligations
+politiques et morales que leur créait leur
+passé, désireux de jouer un rôle sans que ce fût toujours
+par intérêt personnel, ils se retrouvaient
+volontiers tous les quinze jours à ce repas de famille
+où ils prenaient une notion exacte de leurs ressources,
+de leur caractère et de leur parenté. D’ailleurs, ils
+ne déméritaient ni par le talent, ni par la fortune.
+Du haut de son cadre, Gaspard Bourgueil, l’ami de
+Théodore de Bèze, avec sa mine jaune et son rabat,
+comme, du haut de son socle, Bénédict Bourgueil,
+sculpté par Houdon, et qui joua <i>Zaïre</i> sur le théâtre
+de Voltaire, contemplaient avec satisfaction l’assemblée
+de leurs descendants, et montraient le même
+air volontaire sur leurs visages rasés, le même nez
+proéminent que Jean-Étienne Bourgueil présidant
+la table et trônant parmi les siens.</p>
+
+<p>Clarisse réveilla Desnouettes de sa méditation :</p>
+
+<p>— Et ma cousine Fanny, est-elle une puritaine ?</p>
+
+<p>Il s’empressa de dévisager celle qu’on lui nommait :
+la jolie M<sup>me</sup> Gaillardoz riait à pleine gorge. Il voulut
+s’expliquer, mais les termes exacts ne vinrent pas à
+son esprit. Alors il soupira, car il n’était content que
+lorsqu’il avait condensé sa pensée en une formule :</p>
+
+<p>— Votre cousine… non certes… Elle est si vive…
+si…</p>
+
+<p>Brusquement, il cessa de bafouiller, et se penchant
+vers Clarisse :</p>
+
+<p>— Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous a-t-on
+raconté quelque chose ?</p>
+
+<p>Clarisse s’étonna à son tour. Elle n’était au courant
+de rien, ayant horreur des potins et ne sollicitant
+jamais les confidences. Les secrets des autres ne l’intéressaient
+pas, ou plutôt elle ne songeait pas que
+les autres eussent des secrets.</p>
+
+<p>Desnouettes reprit son aplomb.</p>
+
+<p>— J’admire beaucoup M<sup>me</sup> Gaillardoz. C’est une
+nature si extraordinairement féminine, si contradictoire
+souvent…</p>
+
+<p>— Mais non, mais non. Elle est comme tout le
+monde, elle ne pense qu’à une chose à la fois.</p>
+
+<p>— Quelle erreur, chère amie. Vous, vous êtes complètement
+maîtresse de vous-même. Mais il existe
+des natures moins heureuses, plus compliquées…</p>
+
+<p>On se levait de table et il dut s’interrompre. On
+passa au salon. C’était une vaste pièce à boiseries
+grises, tendue de belles tapisseries où dominaient
+les rouges et les verts, et dont les scènes bibliques
+étaient bordées de fleurs et de fruits en guirlandes :
+elles représentaient Déborah après son crime, Esther
+au festin d’Assuérus, entre les lances des gardes, et,
+sur une autre paroi, le roi David venant à la rencontre
+d’Abigaïl. Des rideaux d’un riche damas
+pourpre étaient tirés sur les fenêtres ; la cheminée
+de marbre noir encadrait un feu de bûches. Le café
+fut servi dans des tasses de vieux Nyon.</p>
+
+<p>Puis les hommes se rendirent en cortège au fumoir.
+Desnouettes faisait profession de ne s’intéresser
+qu’aux femmes : aussi, renfermé dans un silence qui
+lui était, d’ailleurs, pénible à soutenir, affecta-t-il
+de regarder, dans l’importante bibliothèque, le dos
+des livres. Au milieu d’une rangée, reliés de sombre
+avec leurs titres en or, se présentaient les ouvrages
+du maître de maison, et notamment sa grande
+<i>Histoire de la Liberté</i> qui l’avait rendu célèbre en
+Europe. Tome I<sup>er</sup> : <i>Athènes</i> ; tome II : <i>Florence</i> ;
+tome III : <i>La Réforme</i> ; tome IV… Tout en lisant,
+Desnouettes ne pouvait s’empêcher d’entendre, derrière
+lui, l’auteur, le vieux Bourgueil qui, à propos
+d’un incident de la politique quotidienne, se livrait
+à son éloquence habituelle :</p>
+
+<p>— Le monde, quoi qu’on dise, reviendra aux éternelles
+idées directrices ; il ne peut compromettre pour
+une aventure, le salut de son avenir.</p>
+
+<p>Son frère le diplomate, flattant sa jolie barbe
+blanche bien assortie à son visage d’un rose soigné,
+lui rétorqua :</p>
+
+<p>— Des idées directrices ? Il n’y en a pas ; il n’y a
+que du va-et-vient ; et les hommes, comme des bouchons
+de liège, dansent malgré eux dans les remous…</p>
+
+<p>— Je crois à l’intervention de l’homme dans les
+événements et je crois qu’elle se multiplie en raison
+du progrès. A l’origine, les sociétés ont besoin d’un
+chef unique. Mais, à mesure qu’elles se civilisent, le
+maître devient moins utile, et l’enfant commence à
+marcher seul. Le sens de l’évolution humaine, c’est
+l’apprentissage de la liberté. Ceux qui se laissent
+diriger s’aperçoivent qu’ils peuvent à leur tour agir
+sur les choses et sur eux-mêmes ; ils prennent ainsi
+l’ambition de marquer le monde à leur ressemblance…
+Il y a du César dans le fond de toute âme…</p>
+
+<p>M. Henri Bourgueil n’avait pas du tout l’âpreté
+enthousiaste de son frère. Il pensait mettre de la
+profondeur à paraître léger, et s’imaginait railler par
+tradition diplomatique et scepticisme mondain, alors
+qu’en réalité il obéissait à une timidité naturelle et
+à une peur de la critique, qui l’empêchaient d’affirmer.
+Son amour des belles relations lui venait du
+besoin de se rassurer sur lui-même. Désireux d’observer
+toutes les convenances, la solitude, la nudité,
+la sincérité lui eussent causé une égale confusion.
+Il admirait son frère, mais ne le jalousait point, car
+il préférait n’être pas célèbre. Il lui répondit avec
+une malice apprêtée :</p>
+
+<p>— Tu es un historien et je ne connais que le présent.
+La pratique des affaires enseigne à ne compter
+que sur le hasard. Un souverain, un général, un ministre
+font des gestes et donnent des signatures, mais ils
+obéissent à un nombre considérable de faits extérieurs,
+d’influences anonymes, et d’irrémédiables nécessités…</p>
+
+<p>La tradition des dîners de famille exigeait ainsi
+que les deux frères, à propos des questions du jour,
+opposassent leurs points de vue en un dialogue
+toujours recommencé. Ils discutaient volontiers, l’un
+avec un mélange de solennité et de violence, l’autre
+disert et méticuleux, n’étant pas toujours si différents
+qu’ils le pensaient, mais prenant bien garde
+de ne pas s’accorder, car ils aimaient leurs éternelles
+controverses.</p>
+
+<p>— A propos, fit l’avocat Gouvieux, qui est-ce qui
+a été à l’assemblée générale d’Ain-Bessem ?</p>
+
+<p>La Société d’Ain-Bessem avait été fondée par des
+banquiers genevois pour exploiter un domaine agricole
+au Maroc. Depuis trois ans, elle donnait de beaux
+bénéfices.</p>
+
+<p>— Moi, répondit Hubert Damien d’un ton bourru.</p>
+
+<p>— Est-il vrai que le dividende a été fixé à huit pour
+cent ?</p>
+
+<p>— Oui. Ils ont tort.</p>
+
+<p>— Pourquoi donc ? fit Gouvieux, inquiet. Il avait
+« en portefeuille », comme il disait, un certain nombre
+de ces valeurs qu’il jugeait « intéressantes ».</p>
+
+<p>— Eh bien, répondit Hubert, parce qu’ils devraient
+augmenter leurs réserves dans de beaucoup plus fortes
+proportions. Leurs titres y gagneraient de la stabilité.</p>
+
+<p>— Puisque vous parlez d’affaires, dit M. Henri
+Bourgueil à son neveu, me conseillez-vous de vendre
+mes Uritanys ? Ces valeurs brésiliennes ne me plaisent
+pas.</p>
+
+<p>— A combien sont-elles cotées ? demanda Gouvieux.</p>
+
+<p>— Au pair, je crois.</p>
+
+<p>— On prétend qu’elles vont baisser quand on
+connaîtra le résultat du dernier exercice.</p>
+
+<p>Amédée Roset, la main en cornet sur l’oreille, avait
+saisi en partie les aphorismes de son beau-frère Jean-Étienne,
+mais cette conversation financière lui parut
+trop dure à suivre. D’ailleurs, elle ne le regardait
+pas. Serré dans une petite jaquette démodée et pas
+très propre, l’air modeste, il n’avait rien du capitaliste ;
+et il aurait frémi à l’idée de déplacer les
+quelques obligations de villes et de cantons qui
+formaient son maigre revenu. Sans faire de bruit, il
+gagna un autre groupe où il tâcha de comprendre.
+Justement Gaillardoz racontait une anecdote ; l’oncle
+Amédée n’en savoura guère les détails, tendu qu’il
+était dans son appréhension de manquer le mot de
+la fin. Et il le manqua en effet, mais il se mit à rire
+comme les autres.</p>
+
+<p>Hubert s’approcha de son beau-père, Jean-Étienne
+Bourgueil.</p>
+
+<p>— J’ai entendu parler aujourd’hui d’un de vos
+anciens amis.</p>
+
+<p>— Lequel ?</p>
+
+<p>— Richard Fabre-Gilles, de Nîmes.</p>
+
+<p>— Comment, qui vous a parlé de lui ?</p>
+
+<p>— Son petit-fils.</p>
+
+<p>Hubert expliqua que M. Georges Fabre-Gilles,
+banquier à Nîmes, avec qui il était en relations
+d’affaires, lui avait demandé de prendre son fils
+Laurent dans ses bureaux pendant quelques mois.
+Rien n’était plus simple : la maison Damien &amp; C<sup>ie</sup>
+avait l’habitude d’accueillir chaque année des volontaires
+allemands, italiens ou français, attirés par la
+réputation de la finance genevoise. Le jeune homme,
+tout nouvellement arrivé, était venu dans l’après-midi
+rendre visite à son futur patron, et il avait
+parlé de son grand-père Richard.</p>
+
+<p>Le vieux Bourgueil releva vers le plafond son nez
+lamartinien :</p>
+
+<p>— Quel souvenir ! Nous nous sommes rencontrés
+à Athènes, lors de mon premier voyage en Grèce.
+Plus tard, je l’ai revu chez lui, nous avons échangé
+une longue correspondance. Mais il y avait bien
+quinze ans que nous ne nous étions plus donné signe
+de vie quand il est mort.</p>
+
+<p>— Faisait-il des affaires ?</p>
+
+<p>— Non, de l’archéologie. Comment est son petit-fils ?</p>
+
+<p>— Oh, insignifiant…</p>
+
+<p>— Fabre-Gilles ? N’y a-t-il pas eu une alliance de
+ce nom-là avec les de Végabre, la famille de notre
+mère ? demanda M. Henri Bourgueil.</p>
+
+<p>— Attends. Il y a deux branches de Végabre :
+l’une qui est allée s’établir en Angleterre au commencement
+du XVIII<sup>me</sup> siècle, et dont un membre
+en effet s’est marié à Nîmes et y est mort. L’autre
+branche s’est éteinte, faute d’héritier mâle, lors du
+mariage de notre mère, en mil huit cent trente-neuf…</p>
+
+<p>— … Trente-huit.</p>
+
+<p>— Permets. Je tiens aux dates précises. Nos
+parents se sont épousés en avril mil huit cent trente-neuf.
+Notre père, qui était de mil huit cent dix, avait
+vingt-neuf ans. Notre mère était de mil huit cent
+dix-huit.</p>
+
+<p>— Tu as raison. Mais tu oublies une autre alliance.
+Notre grand-oncle Antoine Mérienne avait également
+épousé, vers mil sept cent soixante-quinze, une
+Végabre. Ceux-là étaient d’Aubonne, où ils possédaient
+un château. C’était une bonne famille de la Côte.</p>
+
+<p>— Comment, fit Gaillardoz, vous êtes parents des
+Mérienne. Est-ce la même famille que Théodore Mérienne,
+mon camarade ?</p>
+
+<p>— Sans doute. Nous cousinons encore.</p>
+
+<p>« Parler d’argent, ensuite de généalogies, pensa
+Desnouettes, ce sont les thèmes habituels. Mais ce
+sont des thèmes ennuyeux. » Il préféra songer à
+Fanny Gaillardoz. Il l’avait définie : une coquette.
+Fort de cette définition, il avait commencé à lui
+faire une cour selon les principes. Pour séduire, il
+n’agissait pas au hasard, mais suivait une tactique.
+Dans le cas présent, les résultats n’avaient pas été
+fameux. « Assurément, c’est une coquette, ajouta-t-il
+avec le souci de ne pas renoncer à une formule, mais
+une coquette d’une espèce particulière. » Alors, il
+chercha à dresser un autre plan de campagne, et
+maudit cette interminable conversation de fumoir.</p>
+
+<p>Enfin l’on revint au salon. Fanny, debout près
+du piano, feuilletait de la musique. Desnouettes se
+précipita. Jusque-là il avait affecté auprès d’elle une
+courtoisie de bon ton ; il se mit, par contraste et à
+l’improviste, à lui débiter des galanteries presque
+libertines.</p>
+
+<p>Fanny le regarda d’un œil arrondi sous son beau
+sourcil noir, puis elle recommença à tourner les pages.
+Comme elle venait de s’accouder, le jeune homme
+dominait son épaule blanche, sa poitrine décolletée
+sur laquelle se baissait son profil mince, sa bouche
+en cerise qui faisait une moue de moquerie. Enfin
+elle n’y tint plus et murmura :</p>
+
+<p>— Mais c’est scandaleux, ce que vous me dites…
+Et ici, en plein dîner de famille…</p>
+
+<p>Desnouettes se sentit encouragé. « C’est bien cela,
+pensa-t-il, elle cache son jeu, mais elle a des intentions. »
+Fanny ajouta, avec un demi-sourire de côté
+qui lui était habituel :</p>
+
+<p>— Regardez donc…</p>
+
+<p>De nouveau, Desnouettes jeta un coup d’œil circulaire.
+Le vieux Bourgueil, droit devant la cheminée,
+glabre et emphatique, la main passée dans son gilet,
+continuait à paraphraser des idées générales ; son
+frère l’écoutait, calé dans un fauteuil et aplatissant
+entre ses deux mains comme pour la repasser, sa
+barbe d’argent. Autour de la grande table, sous la
+lampe, des femmes travaillaient à des ouvrages. Un
+peu en retrait, Clarisse penchait sur une broderie sa
+tête bien coiffée. Trois jeunes filles sur un sofa se
+racontaient des histoires puériles avec de fous rires
+impossibles à réprimer. L’avocat Gouvieux persistait
+à demander des conseils financiers à Hubert Damien
+qui avalait ses bâillements : on voyait ses yeux se
+plisser et sa gorge se contracter sous l’effort. Amédée
+Roset, résigné au silence, assis sur une chaise basse,
+attendait.</p>
+
+<p>— Vous êtes indigne, murmura Fanny en raillant,
+de troubler cette atmosphère.</p>
+
+<p>— Avouez que cela vous amuse.</p>
+
+<p>— Croyez-vous que je m’amuse de si peu ? fit-elle
+avec brusquerie et lui tournant le dos.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil avait une faiblesse : elle aimait
+porter le soir de nobles toilettes, ce qu’elle appelait
+des « robes de style ». Elle rapprocha son fauteuil de
+sa fille.</p>
+
+<p>— Clarisse, je ne suis pas contente de ma couturière,
+elle perd la tradition, elle veut me pousser à
+des extravagances. J’ai bien envie de l’abandonner.
+Que me conseilles-tu ?</p>
+
+<p>Clarisse continua sa broderie. Elle était habituée
+à ce que sa mère la consultât sur toutes ses démarches.
+Elle demanda de sa voix paisible :</p>
+
+<p>— Avez-vous quelqu’un d’autre en vue ?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil soupira et regarda ses magnifiques
+dentelles : l’idée de trahir la couturière qui l’habillait
+depuis trente ans lui parut soudain monstrueuse.</p>
+
+<p>— Ah, si tu pouvais m’accompagner chez elle, tu
+l’obligerais à faire ce que je veux. Tu as tellement
+plus d’autorité que moi…</p>
+
+<p>Et comme Clarisse souriait, elle ajouta :</p>
+
+<p>— Mais si, mais si. Personne ne te résiste.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Henri Bourgueil se leva. Elle ne semblait
+jamais se rendre compte combien, quoique un peu
+lourde, elle était classiquement belle ; ses attitudes
+étaient sculpturales à son insu. Elle traversa le salon
+d’un pas de déesse, vint s’asseoir à son tour près de
+Clarisse, et la chaise cria sous sa majesté.</p>
+
+<p>— Renseigne-moi, dit-elle. On m’a beaucoup vanté
+l’École nouvelle de Céligny, et j’ai l’idée d’y mettre
+François. Qu’en penses-tu ?</p>
+
+<p>Comme sa belle-sœur, comme toute la famille,
+M<sup>me</sup> Henri Bourgueil tenait à l’opinion de Clarisse,
+et son adhésion à un projet le faisait paraître légitime
+et raisonnable.</p>
+
+<p>— François, ajouta-t-elle, est un peu diable, il a
+besoin d’être surveillé. J’irai parler au directeur. De
+tous mes enfants, c’est Nicolas qui me préoccupe le
+moins. Il est si travailleur, si consciencieux.</p>
+
+<p>Et elle entama l’éloge de Nicolas. L’éducation de
+ses quatre garçons était son souci principal. Sa beauté
+de matrone s’animait dès qu’elle parlait de ses fils.</p>
+
+<p>L’oncle Amédée dit tout à coup :</p>
+
+<p>— J’ai été ce matin au sermon de M. Lachault,
+à Saint-Pierre.</p>
+
+<p>— Sur quoi a-t-il prêché, mon oncle ? demanda
+Clarisse, en articulant avec soin pour se faire mieux
+saisir.</p>
+
+<p>— J’étais près de la chaire, répondit-il, j’ai très
+bien entendu.</p>
+
+<p>La bonne M<sup>me</sup> Bourgueil déclara qu’elle ne tenait
+plus à l’écouter : elle le trouvait trop sévère, et
+n’allait pas à l’église pour qu’on la décourageât. Le
+pasteur Lachault était un homme d’une âpre éloquence,
+un prophète de l’Ancien Testament. Il ne
+prêchait pas, il dénonçait. Il requérait à la face de
+Dieu, comme un procureur, contre les péchés innombrables
+de l’humanité.</p>
+
+<p>— J’ai longtemps hésité à lui confier l’instruction
+religieuse de Nicolas, dit M<sup>me</sup> Henri Bourgueil.</p>
+
+<p>Son mari, s’étant approché, déclara d’un air fin :</p>
+
+<p>— Sa sévérité bien connue n’éloigne personne, tant
+on a besoin qu’un pasteur ou un médecin prenne au
+sérieux les fautes ou les maux qu’on vient leur
+confier. M. Lachault peut à peine suffire aux entretiens,
+aux conseils qu’on réclame de lui. Il est très
+couru !</p>
+
+<p>— C’est, paraît-il, un théologien remarquable, fit
+l’oncle Amédée.</p>
+
+<p>— Mais surtout un connaisseur de l’âme humaine.
+Ses yeux sont perçants et sa conscience inflexible.
+Dès qu’on se trouve devant lui, il vous devine, il
+met le doigt sur votre plaie, et il vous oblige à guérir.</p>
+
+<p>— Eh bien, je trouve cela indiscret, s’écria la
+bonne M<sup>me</sup> Bourgueil.</p>
+
+<p>Clarisse dit, d’une voix lente qui fit taire les autres :</p>
+
+<p>— C’est un grand chrétien.</p>
+
+<p>Tout de suite, chacun oubliant son avis particulier,
+se rallia à ce jugement : il parut être, parce que
+Clarisse l’avait prononcé, la juste expression d’une
+vérité incontestable.</p>
+
+<p>Là-dessus, dans le silence, à travers les fenêtres
+fermées, résonna le carillon de la cathédrale qui
+annonça la demie de dix heures : la pendule du salon
+lui fit écho tout de suite, car dans la famille on avait
+le goût de l’exactitude et l’on réglait les pendules.
+Alors chacun se leva et prit congé. Plusieurs autos,
+qui attendaient à la porte, emmenèrent les principaux
+couples, mettant pour quelques minutes dans ce quartier
+déjà endormi de la haute ville et tout blême
+d’une neige récente, une animation imprévue.</p>
+
+<p>Les Damien, qui habitaient à deux pas, rentrèrent
+à pied. Hubert raconta en bâillant à sa femme que
+son père se souvenait très bien de Richard Fabre-Gilles.
+La bise, soufflant fort, l’interrompit un instant
+au coin du Bourg-de-Four, et ils se hâtèrent vers la
+rue de l’Hôtel de Ville où était leur maison.</p>
+
+<p>Clarisse demanda :</p>
+
+<p>— Quand mon père l’a-t-il connu ?</p>
+
+<p>— En Grèce, autrefois…</p>
+
+<p>Ils arrivèrent devant leur porte, une haute porte
+cochère qui grinça lorsque Hubert l’ouvrit. Ils traversèrent
+la cour, montèrent l’escalier. Mais comme,
+selon son habitude, le concierge avait tout éteint de
+bonne heure, ils durent gravir l’escalier à tâtons,
+dans le noir.</p>
+
+<p>— Sapristi, s’écria Hubert, j’oublie toujours mes
+allumettes…</p>
+
+<p>Clarisse songeait aux dernières paroles de son
+mari et revoyait ce petit Fabre-Gilles qui était venu
+leur rendre visite dans l’après-midi : un jeune garçon
+très intimidé, qui n’était resté qu’un instant et n’avait
+prononcé que peu de paroles. Tandis qu’elle montait
+ainsi, dans l’obscurité, sa pensée ranimait son image,
+et elle croyait le voir encore et l’entendre.</p>
+
+<p>— Comment, nous voilà déjà en haut ? fit-elle en
+atteignant leur palier.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">II</h2>
+
+
+<p>La maison des Hubert Damien fait partie de cette
+rangée de belles demeures, bâties pour la plupart au
+XVIII<sup>me</sup> siècle dans le goût français, qui couronnent
+au midi la cité. D’un côté, elles donnent sur l’étroite
+rue des Granges, inégale et pavée, ou sur la rue, à
+peine plus large, de l’Hôtel de Ville ; de l’autre, s’élevant
+sur de hautes terrasses, elles dominent l’ancien
+rempart et les frondaisons de la Treille. En contrebas
+s’étendent le vaste jardin des Bastions, des quartiers
+entiers dont les toits fument et miroitent,
+puis, au delà, des collines chargées de bois et de
+maisons, enfin la campagne, bordée à gauche par les
+falaises rayées du Salève, à droite par le Jura qui
+s’éloigne. Au-dessus de ce large paysage, le ciel
+paraît immense.</p>
+
+<p>Clarisse avait souvent remarqué l’étonnement des
+personnes qui lui rendaient visite pour la première
+fois : elles venaient de suivre la rue resserrée, de
+traverser la cour humide, de gravir l’escalier sombre,
+puis, entrant dans le salon, elles recevaient tout à
+coup cette lumière dans les yeux, et, attirées par
+l’espace, ne pouvaient se retenir d’aller aux fenêtres.
+Desnouettes prétendait que beaucoup d’habitants
+de ces maisons étaient à leur image : ils offraient au
+passant un visage sérieux ou maussade, mais leur
+intimité révélait des surprises et s’ouvrait sur des
+horizons. Clarisse, plus pondérée, lui reprochait d’être
+paradoxal.</p>
+
+<p>C’est qu’elle avait admis, une fois pour toutes, la
+beauté de sa demeure dont la façade claire semblait,
+au sommet du coteau, arrêtée en plein vol, et qu’elle
+ne croyait pas devoir s’extasier hors de propos. Elle
+n’aimait pas les exubérances, qu’elle estimait toujours
+peu sincères, ni les interjections, qu’elle trouvait
+bruyantes. Elle n’aimait pas non plus à remettre
+en question, fût-ce pour s’en réjouir à nouveau, ce
+qu’il y avait de définitif dans son existence. Tout
+étalage la choquait. Elle était l’exacte contraire
+d’une parvenue. Son sens délicat de la mesure, de
+ce qui convient, son tact un peu prude la faisaient
+parfois juger insensible. Certaines personnes, tout en
+l’admirant, en l’enviant en secret, la disaient froide.
+Elle vivait sans hésitations ni rêveries inutiles. Où
+aurait-elle trouvé l’occasion d’une plainte ou d’un
+regret ? Depuis son enfance, puis au cours de sa
+première jeunesse, et ensuite durant ses huit années
+de mariage, chaque chose lui était venue à son heure.
+Elle était trop raisonnable pour inventer de l’inédit,
+de l’impossible ou de l’étrange.</p>
+
+<p>Ce qui achevait de satisfaire Clarisse, c’est qu’elle
+se sentait entourée d’affection et de respect. On lui
+était reconnaissant de se montrer bonne et sage, et
+de donner ainsi, sans ostentation ni effort, et tout
+naturellement, l’exemple. Desnouettes, que sa perfection
+irritait, lui avait dit un jour qu’elle était
+conservatrice de vertus traditionnelles : sur quoi
+elle avait haussé les épaules. Elle ne se croyait pas
+meilleure que les autres. Par une chance extraordinaire
+elle n’avait jamais été victime de l’envie, et
+elle se trouvait en accord avec son monde qui ne
+l’empêchait pas de jouer le rôle qu’elle préférait. Et
+enfin, de même qu’elle était en harmonie avec les
+hommes, elle l’était avec Dieu. Sa piété était normale.
+Elle n’éprouvait aucune peine à croire, ayant
+accepté la religion comme le reste. Rien en elle
+n’était répréhensible ou douloureux : pourquoi
+aurait-elle fui la Providence, pourquoi l’aurait-elle
+contestée ? Au contraire, Dieu apparaissait comme la
+confirmation suprême, la justification de Clarisse
+Damien et de la tâche qu’elle remplissait dans une
+société en ordre. Ses croyances augmentaient sa
+sécurité.</p>
+
+<p>Ne professait-elle pas, d’ailleurs, que seules les
+personnes inactives se tourmentent ? Elle disait,
+d’une façon simpliste, que la mélancolie est le résultat
+de l’oisiveté. Étant bien portante et pratique, elle
+agissait. Par devoir aussi bien que par habitude, elle
+tenait son ménage avec grand soin, économe, sachant
+le prix des choses, soucieuse de ne pas être trompée,
+mais jamais avare, ni mesquine. Elle rendait fréquemment
+visite à ses parents, aux membres de sa
+famille, à ses amies. Elle sortait avec son mari : peu
+de théâtre, mais quelques dîners où participaient
+toujours les mêmes personnes, des conférences, des
+concerts ; — ils croyaient tous deux aimer la musique
+parce qu’elle ne les ennuyait pas, et, ayant
+choisi cet art pour s’y intéresser, ils ne s’occupaient
+pas des autres. Au printemps, ils allaient s’installer
+à la Cômerie, une propriété de famille qu’ils possédaient
+dans les environs de Genève. A l’automne ils
+revenaient rue de l’Hôtel de Ville. Et le cycle recommençait,
+un cycle aux obligations réglées d’avance,
+aux divertissements prévus.</p>
+
+<p>Mais surtout Clarisse avait ses charités. Elle était
+trop Bourgueil pour ne pas rechercher les responsabilités
+et pour ne pas se plaire au commandement.
+Présidente de deux comités de bienfaisance, trésorière
+d’un asile pour filles repenties et d’un dispensaire,
+elle organisait trois fois par an des comptoirs
+à des ventes, et s’occupait activement de la paroisse.
+Elle mettait dans son dévouement un certain autoritarisme
+qui éclaircissait les questions et tranchait
+les difficultés, mais elle exprimait sa volonté avec
+une voix douce et enjouée. Elle ramenait d’un mot
+juste les discussions qui s’égaraient entre femmes
+bavardes, peu pressées de conclure et qui n’observaient
+jamais leur tour de parole. Même quand son
+jugement était trop sommaire, elle emportait l’adhésion
+grâce à sa certitude d’avoir raison, qu’elle
+tenait de son père, mais qui était chez elle plus innocente
+et plus gentille… Cependant, aux réunions où
+il fallait discuter et voter, Clarisse préférait les charités
+plus personnelles, plus discrètes. Combien d’êtres
+malheureux et souffrants la voyaient entrer dans
+leur chambre, leur apporter un cadeau ou une bonne
+parole ! Elle aimait s’occuper d’eux, les influencer et
+les diriger.</p>
+
+<p>Ainsi, rue du Soleil-Levant, dans une triste mansarde
+sur la cour, il y avait un petit garçon malade,
+enveloppé de draps sales, et qui ne cessait de gémir
+que lorsqu’elle lui tenait la main. Dans la Cité,
+c’étaient trois sœurs qui avaient connu un meilleur
+sort avant d’être complètement ruinées, et dont elle
+devait écouter chaque fois l’éternel défilé de souvenirs.
+A la Pélisserie, elle montait cinq étages d’un
+escalier noir et visqueux pour rendre visite à un
+vieillard, Pigueret, ancien batelier du lac, presque
+aussi sourd que l’oncle Roset, et qui réclamait d’elle
+des lectures pieuses : il lui fallait hurler des passages
+de l’Écriture, et souvent les voisins de palier venaient
+rire derrière la porte. Mais sa préférée, c’était, rue
+des Belles-Filles, la vieille Winiger, qui était un peu
+folle.</p>
+
+<p>Là, on se trouvait dans une pièce basse de plafond
+et prenant jour d’une fenêtre à guillotine. Le lit disparaissait
+sous un énorme édredon rouge et blanc.
+Aux murs étaient épinglées des gravures de modes
+périmées : jeunes dames à petit chapeau rond et
+la taille rehaussée d’une tournure, messieurs à favoris.
+Dans un fauteuil se pelotonnait, ramassée sur
+elle-même comme pour se défendre, avec un air de
+vieille fée qui n’a pas encore jeté tous ses sorts,
+M<sup>me</sup> Winiger.</p>
+
+<p>Comme d’habitude, elle accueillit ce jour-là Clarisse
+avec mille cris puérils et des questions dont elle
+n’attendait pas la réponse. Mais tout le temps de
+ses phrases sans suite, ses yeux égarés s’attachaient
+au paquet que tenait la visiteuse.</p>
+
+<p>— Je vous apporte votre châle, dit Clarisse.</p>
+
+<p>La vieille se jeta dessus, défit en tremblant la
+ficelle, tira le châle de laine et essaya de s’en envelopper.
+Clarisse l’aida et, comme elle regardait la
+nuque ridée, les mèches blanches, — tout à coup,
+sans même qu’elle l’eût sollicitée, sa mémoire lui
+présenta l’image très nette de Laurent Fabre-Gilles
+entrant dans son salon, l’autre dimanche, les yeux
+baissés, silencieux…</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Winiger riait de plaisir dans son châle. Clarisse
+s’approcha du lit, tapa les oreillers, tendit les couvertures.</p>
+
+<p>— Je vous ai fait porter du bouillon. Était-il à
+votre goût ?</p>
+
+<p>Ah, le bouillon lui avait fait du bien. Seulement
+il lui aurait fallu autre chose…</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>La vieille recommença à s’agiter. Elle prit Dieu
+à témoin, et les hommes, qu’elle ne demandait rien,
+qu’on était bien bon pour elle, qu’elle était si reconnaissante…</p>
+
+<p>— Mais que voulez-vous ?</p>
+
+<p>Elle regarda Clarisse avec une expression qui
+devenait joviale : « Voilà, le médecin m’avait conseillé
+de… » Elle ferma un œil pour avertir qu’elle
+allait dire une bonne farce, ensuite, d’une voix flûtée :</p>
+
+<p>— … de boire du champagne !… Oui, chaque soir,
+avant de me coucher.</p>
+
+<p>Puis elle affecta une mine pudique, à demi choquée,
+comme s’il s’agissait d’une indécence, et elle guetta.
+Clarisse, qui était de bonne humeur, promit de lui
+en faire porter une bouteille.</p>
+
+<p>— Mais vous n’en boirez pas trop à la fois, recommanda-t-elle
+avec inquiétude.</p>
+
+<p>— Peuh, je sais bien ce que c’est que le champagne.
+J’en ai bu quand j’étais jeune… Une cuillerée, c’est
+la dose.</p>
+
+<p>Elle reprit son bavardage, ses miaulements et ses
+éternuements de chat. Mais Clarisse s’en alla.</p>
+
+<p>Dehors, les vieilles rues étouffaient sous le brouillard.
+Clarisse marcha vite pour échapper à l’humidité.
+Elle aimait d’ailleurs cette atmosphère épaissie
+qui avait de la saveur, où les passants disparaissaient
+comme des ombres. Son pas était réglé, allongé. Elle
+sentait tout son être en ordre et bien portant. Et,
+par un retour de scrupule, elle se reprocha un instant
+cette satisfaction sans cause évidente : « Quelle complaisance
+facile parce que je viens de me donner
+l’occasion d’être charitable ! » Mais cet optimisme
+était si agréable qu’elle s’y laissa aller sans chercher
+davantage.</p>
+
+<p>Elle n’avait à aucun degré l’habitude de s’analyser.
+Sa vie extérieure était fort remplie, mais sa vie
+intérieure était très simple. Elle n’observait pas les
+moindres variations de son humeur, et ne s’imaginait
+pas qu’il y eût des obscurités ou des mystères en
+elle ; elle se considérait comme une personne ordinaire.
+L’idée ne lui serait jamais venue de tenir un
+journal, d’entretenir une correspondance sentimentale.
+Elle n’avait pas d’amie intime et n’éprouvait
+pas le besoin d’en avoir. Elle n’aurait pas admis
+qu’on fût indiscret. On ne s’y risquait pas d’ailleurs,
+car, malgré sa bonne grâce, elle avait parfois une
+expression un peu distante, son « air Bourgueil »,
+comme elle disait elle-même, et qui l’affligeait dès
+qu’elle s’en rendait compte. Seul, Desnouettes finissait
+par être assez familier. Elle était indulgente à
+sa faconde où elle trouvait un contraste à sa propre
+douceur. Et puis elle se plaisait à lui faire la leçon.</p>
+
+<p>Il vint la trouver vers la fin de l’après-midi, toujours
+fébrile :</p>
+
+<p>— Il y a des siècles que je ne vous ai vue !</p>
+
+<p>— Nous avons dîné ensemble la semaine dernière, — remarqua-t-elle
+autant par désir d’exactitude
+que par malice.</p>
+
+<p>— Vous m’avez beaucoup manqué. J’ai énormément
+de plaisir à causer avec une femme aussi intelligente
+que vous.</p>
+
+<p>Clarisse n’était pas gênée par les compliments,
+mais elle les trouvait inutiles. En général, son attitude
+décourageait les hommes de lui en faire, sauf
+Desnouettes l’aveugle. Comme elle se taisait, il dit :</p>
+
+<p>— Voilà, j’ai un service à vous demander.</p>
+
+<p>Et il raconta qu’il était extrêmement inquiet de
+l’opinion que M<sup>me</sup> Gaillardoz se faisait de lui. Il
+l’avait rencontrée l’autre jour chez des amis, et ils
+avaient bavardé tête à tête. Très gaiement. Peut-être
+avait-il été un peu loin dans ses propos. Depuis ce
+jour, quand il la rencontrait, elle répondait avec
+froideur à son salut.</p>
+
+<p>— Vous l’avez rencontrée souvent ?</p>
+
+<p>— Une fois.</p>
+
+<p>— Eh bien, que voulez-vous que je fasse ?</p>
+
+<p>— Demandez à votre cousine ce qu’elle pense de
+moi.</p>
+
+<p>Clarisse lui fit remarquer qu’il pourrait le demander
+lui-même. Desnouettes, agacé, se dit que cette
+bonne amie était un peu candide. Alors il recommença
+ses explications, en phrases pressées, et finit
+par obtenir qu’elle « tâterait » Fanny.</p>
+
+<p>Ensuite, quoique rassuré, le jeune homme ne voulut
+pas s’en aller tout de suite. Il prit un air avantageux
+et déclara :</p>
+
+<p>— Vous vous étonnez sans doute de mes manières.
+C’est que j’observe un plan général soigneusement
+élaboré. A chaque être humain correspond une
+méthode qu’il suffit d’employer avec adresse pour
+le maîtriser ou le séduire. J’obtiens ainsi des résultats
+extraordinaires, que la discrétion malheureusement,
+et aussi la modestie, m’interdisent de citer.
+Ne jugez donc pas mes subtilités trop absurdes.</p>
+
+<p>— Je ne vous trouve pas absurde.</p>
+
+<p>— Si, si, je vois bien que vous ne me comprenez
+pas tout à fait… Je perçois très vite ces infimes
+désapprobations… Comment dirai-je ? Je possède
+comme des antennes morales.</p>
+
+<p>Satisfait de sa formule, il répéta, avec préciosité :</p>
+
+<p>— Des antennes morales…</p>
+
+<p>Clarisse sourit, il continua :</p>
+
+<p>— Je suis sûr qu’en ce moment vous êtes un peu,
+un tout petit peu fâchée contre moi.</p>
+
+<p>— Mais non.</p>
+
+<p>— Mais si. Je vous devine… Savez-vous que je
+vous devine beaucoup plus que vous ne le croyez ?</p>
+
+<p>Clarisse n’avait rien de caché, mais elle n’aimait
+pas qu’on la devinât. Il s’agissait là d’une question
+de convenance. Son âme, c’était comme sa chambre
+à coucher : un lieu non pas mystérieux, mais réservé
+à elle et à son mari.</p>
+
+<p>— Mon bonheur, ajouta Desnouettes avec pédanterie,
+c’est d’observer les gens à leur insu, de percer
+leurs secrets. Chacun de nous cache quelque chose.
+Comment le découvrir ? Voilà mon étude favorite…</p>
+
+<p>— Voulez-vous, dit Clarisse, me passer une bûche.
+Le feu va s’éteindre.</p>
+
+<p>Desnouettes passa la bûche, puis, sautant à une
+autre idée :</p>
+
+<p>— Penchée sur le feu, Clarisse, et l’entretenant
+pour tous, vous m’apparaissez comme une Vestale !</p>
+
+<p>— Non, une maîtresse de maison.</p>
+
+<p>Hubert entra au moment où Desnouettes s’en
+allait. Il était fatigué, avec de grands cernes sous
+ses yeux pâles. Il se jeta dans un fauteuil et gémit :</p>
+
+<p>— Ce soir, je me coucherai de bonne heure.</p>
+
+<p>Clarisse, qui regardait toujours les flammes, vit
+nettement surgir d’entre elles le jeune Fabre-Gilles.
+Encore une fois, l’image la frappa par sa scrupuleuse
+exactitude. Il se tenait un peu penché en avant,
+et son visage régulier, imberbe, bruni, avait quelque
+chose de méditatif. Dans le même instant, elle entendit
+son mari qui disait :</p>
+
+<p>— J’ai mis ce matin le petit Fabre-Gilles à la
+correspondance.</p>
+
+<p>— Tiens, c’est curieux, je pensais justement à
+lui, s’écria-t-elle.</p>
+
+<p>— Dis donc, Gaillardoz est venu me voir. Nous
+dînons chez eux le quinze, paraît-il…</p>
+
+<p>— Sans doute, répondit Clarisse, qui n’oubliait
+jamais un rendez-vous.</p>
+
+<p>— Cela m’était sorti de la tête. J’espère que ce
+n’est pas un grand dîner…</p>
+
+<p>Clarisse fit un geste involontaire, comme pour
+chasser une pensée inutile.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">III</h2>
+
+
+<p>Clarisse se demanda comment elle occuperait son
+après-midi. Hubert venait de partir pour le bureau.
+Elle commença par s’asseoir à sa table et pendant
+une heure elle mit ses comptes à jour, mais son
+esprit était distrait. Alors elle appela sa cuisinière
+et lui commanda les repas du lendemain. Après
+quoi, la cuisinière rentra dans sa cuisine, et Clarisse
+retomba à sa solitude.</p>
+
+<p>Irait-elle payer une note chez son fourreur ? En
+général, elle tenait à régler ses dettes le plus tôt
+possible. Mais elle écarta ce projet avec une sorte
+d’impatience… Irait-elle voir sa mère ? Mais, son
+habitude était de rendre visite à M<sup>me</sup> Bourgueil le
+matin, ou bien le jeudi qui était son jour. Peut-être
+sa mère serait-elle sortie. Eh bien, elle demanderait
+son père ! M. Bourgueil, il est vrai, s’étonnerait
+d’être ainsi dérangé à l’improviste. N’importe !</p>
+
+<p>Dès qu’elle fut déterminée, elle se sentit d’excellente
+humeur. Elle retrouvait son équilibre en recommençant
+à agir. Elle mit son chapeau et sortit.
+Comme elle tenait à ne pas arriver trop tôt, elle
+passa chez son confiseur afin de commander des
+petits fours. C’était le confiseur patenté de la famille
+qui se servait déjà chez son père et son grand-père.
+Sa boutique était étroite, mais son mérite reconnu.
+Justement une cliente qu’on servait avant Clarisse
+était en train de féliciter le patron :</p>
+
+<p>— Alors, vous êtes heureux ?</p>
+
+<p>— Ils sont énormes, — répondit l’homme au
+tablier blanc, avec une vanité joviale peinte sur sa
+face bien nourrie.</p>
+
+<p>— Juliette n’a pas trop souffert ? Il faut qu’elle
+prenne garde…</p>
+
+<p>— Énormes tous les trois, à ne pas savoir lequel
+est le plus gros !</p>
+
+<p>Il accompagna la dame jusqu’à la porte et revint,
+toujours hilare, vers Clarisse.</p>
+
+<p>— Je voudrais… fit-elle.</p>
+
+<p>— D’abord je ne voulais pas le croire, et puis
+quand je les ai vus…</p>
+
+<p>— Mais quoi donc ?</p>
+
+<p>— Mes fils, madame. Depuis ce matin je suis père
+de trois jumeaux !</p>
+
+<p>Il était si glorieux que Clarisse ne put s’empêcher
+de se réjouir aussi. Elle mêla ses félicitations à la
+commande. Et l’autre inscrivait et répétait : « Des
+tartelettes à la crème, oui, madame, pour ce soir…
+C’est un cas très rare, m’a dit le médecin… Une douzaine
+de cerises à l’eau-de-vie, je les soignerai. » Il
+s’embrouillait un peu, dans l’excès de sa joie, mais
+il se montrait très désireux de bien faire, et d’étonner
+sa clientèle, maintenant que la Providence lui avait
+donné une marque, à ce point éclatante, de sa faveur
+particulière.</p>
+
+<p>Clarisse en l’écoutant ne fit aucun retour sur elle-même.
+Elle n’avait pas d’enfant, mais sur ce point,
+comme sur les autres, elle ne souhaitait pas ce dont
+elle était privée. Son existence était trop occupée
+pour qu’elle en pût remarquer les vides. Jamais elle
+n’avait eu besoin de plus d’affection qu’elle n’en
+possédait. Elle n’imaginait pas les ressources dont
+son cœur eût peut-être été capable, si elle avait eu
+un enfant…</p>
+
+<p>En arrivant au Bourg-de-Four elle demanda :</p>
+
+<p>— Madame est là ?</p>
+
+<p>Tout de suite elle fut rassurée. M<sup>me</sup> Bourgueil,
+tenant sur ses genoux son petit chien familier, était
+dans le salon aux tapisseries bibliques, entre David,
+Assuérus et Déborah. Une vieille amie, M<sup>me</sup> de
+Griffeuilhe, lui faisait ses confidences.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Griffeuilhe était redoutée à juste titre.
+Ses deux filles s’étaient enfuies de chez elle pour
+aller se marier à l’étranger. Son mari était mort de
+ses taquineries. Elle occupait activement sa vieillesse
+à colporter des histoires que son ingéniosité
+savait rendre dangereuses. Papelarde, roulant de
+gros yeux engageants, la langue embarrassée comme
+si elle suçait un éternel bonbon, elle mentait avec
+bonhomie et insinuait sans en avoir l’air. Elle avait
+trop besoin des autres pour être ostensiblement
+méchante. Mais elle ressemblait, sous ses voiles de
+veuve, à une araignée dans sa toile, en deuil de ses
+victimes.</p>
+
+<p>Elle fit un accueil câlin à Clarisse, et lui posa
+quelques questions sur ses amies — sa maxime étant
+qu’il n’est jamais inutile de s’informer, surtout quand
+il s’agit de la « jeune génération ». D’ailleurs, elle
+préférait suspendre, devant ce témoin, les récits
+extraordinaires qu’elle faisait à la bonne M<sup>me</sup> Bourgueil.
+Celle-ci excusait sa visiteuse, et trouvait très
+naturel de ne la jamais croire qu’à moitié.</p>
+
+<p>Comme la conversation ralentissait, Clarisse, pour
+dire quelque chose, parla des trois jumeaux.</p>
+
+<p>— Trois jumeaux ? fit M<sup>me</sup> de Griffeuilhe, brusquement
+intéressée. Où cela ?</p>
+
+<p>Clarisse raconta l’histoire. L’autre ramena ses
+voiles afin de dissimuler sa curiosité terrible.</p>
+
+<p>— Trois jumeaux ! répéta-t-elle. J’y vais.</p>
+
+<p>Et elle disparut. Jimmy, brusquement réveillé,
+sauta sur le tapis et l’accompagna jusqu’à la porte
+de ses aboiements minuscules. Pour le faire cesser,
+M<sup>me</sup> Bourgueil agita un fouet d’enfant qu’elle tenait
+à portée de sa main débonnaire. La petite bête, observant
+ses distances, ne se tut qu’à son gré.</p>
+
+<p>— Papa est-il là ?</p>
+
+<p>— Oui, il travaille. Il viendra tout à l’heure. Je
+ne t’attendais pas avant demain.</p>
+
+<p>— Mon après-midi était libre, murmura Clarisse.</p>
+
+<p>— Eh bien, puisque te voilà, je vais te raconter
+tout de suite ce qu’on attend de toi.</p>
+
+<p>— De moi ?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Alexandre Gaillardoz, la belle-mère de Fanny,
+était venue récemment trouver M<sup>me</sup> Bourgueil pour
+se plaindre des allures de sa belle-fille. Fanny ne
+poussait-elle pas l’originalité jusqu’à se peindre les
+lèvres ? Naturellement, elle n’avait rien osé lui dire !
+Mais elle en avait touché deux mots à son fils, qui
+s’était rebiffé et avait défendu sa femme. Son fils
+était absurde, prétendait M<sup>me</sup> Alexandre Gaillardoz,
+et Fanny se faisait du tort. Alors elle avait pensé que,
+peut-être, Clarisse, qui était l’amie de Fanny, pourrait…</p>
+
+<p>— Mais, maman, interrompit Clarisse, ce n’est pas
+possible ; jamais Fanny ne m’écoutera…</p>
+
+<p>— J’oubliais de te dire que M<sup>me</sup> Gaillardoz t’a
+naturellement couverte d’éloges que j’ai trouvés
+très raisonnables.</p>
+
+<p>Clarisse haussa les épaules et s’écria :</p>
+
+<p>— Est-il bien vrai que Fanny se peigne les lèvres ?
+Et si c’est vrai, n’est-elle pas libre de le faire ?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, toujours prête à suivre l’avis de
+sa fille, déclara — ce qui n’était pas tout à fait
+exact — qu’elle avait fait les mêmes objections,
+mais qu’on avait insisté.</p>
+
+<p>— Il paraît bien, ajouta-t-elle, que Fanny prend
+un genre impossible. M<sup>me</sup> de Griffeuilhe me disait
+tout à l’heure…</p>
+
+<p>— Oh, M<sup>me</sup> de Griffeuilhe !</p>
+
+<p>— Elle n’est pas la seule ! Je t’avoue que dans la
+famille on commence à trouver…</p>
+
+<p>— Comment ?</p>
+
+<p>— Mais oui, la famille s’étonne… L’autre soir
+encore, à dîner…</p>
+
+<p>— Ah !… dans la famille, on s’étonne…</p>
+
+<p>Clarisse hésita. La question changeait d’aspect.
+Autant elle trouvait légitime la liberté individuelle
+de Fanny, autant elle jugeait inconvenant d’associer
+certaines excentricités au dogme Bourgueil. Sa
+mère, que son désir d’être toujours d’accord avec
+elle rendait perspicace, devina cette hésitation et
+voulut l’aider à modifier son avis.</p>
+
+<p>— Oui, je t’assure, on en parle… On ne comprend
+pas que toi, tu ne dises rien…</p>
+
+<p>Clarisse se sentit dominée par la famille, et cessa
+de résister : la Famille faisait partie de ce qu’elle
+ne discutait jamais. Quand elle vit Clarisse décidée,
+sa mère se rallia comme elle, et sans réserve, au
+projet.</p>
+
+<p>— Je suis bien contente. Ce que tu diras fera
+beaucoup d’effet à Fanny. Elle t’admire tellement.
+Mais oui, je t’assure. Le fait est que tout le monde
+a pensé à toi pour cette… ambassade. D’ailleurs, vous
+dînez bientôt chez eux, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, qui n’était devant la vie qu’une
+ignorante débordant d’indulgence, avait la certitude
+que sa fille viendrait toujours à bout de toutes les
+difficultés. Les compliments qu’on lui faisait sur
+Clarisse — car son faible était connu — lui causaient
+du plaisir, certes, mais lui paraissaient bien anodins
+comparés à ce qu’elle pensait elle-même.</p>
+
+<p>— Voyons, Jimmy, dit-elle, ne nous ennuie pas…</p>
+
+<p>Le griffon, qui avait longuement frotté contre le
+fauteuil de sa maîtresse son petit corps aux poils
+emmêlés, voulait attirer maintenant l’attention du
+public en faisant le beau et en tournant sur ses deux
+pattes de derrière : la gueule ouverte, recourbant
+entre ses dents aiguës une langue de jambon, il
+semblait rire. Mais il disparut instantanément sous
+le fauteuil au bruit de la porte, et devinant le nouveau
+venu.</p>
+
+<p>C’était M. Bourgueil. Il était enveloppé d’une
+vaste robe de chambre qui le drapait comme une
+toge. Tout en lui prenait un caractère oratoire.</p>
+
+<p>— Je ne trouve pas ton père bien portant, ces
+jours-ci, fit M<sup>me</sup> Bourgueil. Nous conseilles-tu de
+faire venir le docteur ?</p>
+
+<p>— Ma chère, déclara le héros vieilli penchant son
+profil de médaille, laissez-moi le soin de ma santé.
+Vous savez que je ne crois pas aux médecins.</p>
+
+<p>— Mais enfin, Clarisse, qu’en penses-tu ?</p>
+
+<p>Clarisse se taisait, cherchant en elle-même comment
+diriger la conversation. Elle avait besoin de
+son père : elle se rangea de son côté.</p>
+
+<p>— Papa a raison. A quoi bon se droguer ?… Tenez,
+mettez-vous près du feu, étendez vos jambes sur ce
+tabouret.</p>
+
+<p>Elle écarta une lampe dont la lumière le gênait
+et l’installa en souriant. Sa mère n’osait pas la
+contredire. Néanmoins, s’adressant à Jimmy qui
+sous la table la considérait de ses noires prunelles,
+elle murmura :</p>
+
+<p>— Moi, je suis pour appeler le médecin quand on
+est malade.</p>
+
+<p>Ensuite elle soupira. Elle obéissait à son mari
+comme à sa fille. M. Bourgueil n’était pas un méchant
+homme, mais il était dédaigneux et autoritaire, et
+pendant quarante ans n’avait jamais admis que sa
+femme eût une autre opinion que la sienne. Comme
+elle s’était pliée à cette tyrannie, c’était un très bon
+ménage.</p>
+
+<p>— Hubert va bien ?</p>
+
+<p>— Oui, il est fort occupé en ce moment. Je me
+demande s’il n’entreprend pas trop de choses. Vous
+savez que son associé vient de partir pour le Midi.
+Peut-être n’est-il pas assez secondé. Ses employés…</p>
+
+<p>— Bah ! fit M. Bourgueil, on travaille mieux quand
+on est seul. Est-ce que le journal est arrivé ?</p>
+
+<p>— Non, pas encore, répondit sa femme. Il est
+chaque jour plus en retard.</p>
+
+<p>Clarisse s’empressa de revenir à la piste qu’on
+venait de croiser.</p>
+
+<p>— Je vous assure… il devrait avoir plus d’employés,
+et peut-être plus de jeunes gens en stage…</p>
+
+<p>— Au fait, est-il content du petit Fabre-Gilles ?</p>
+
+<p>Elle murmura d’un air indifférent :</p>
+
+<p>— Je ne sais pas… je crois que oui…</p>
+
+<p>Au dehors, on entendit le carillon de la cathédrale,
+très pur dans l’air gelé, tout de suite imité
+par la pendule sur la cheminée de marbre noir.
+Clarisse se sentit satisfaite, comme si de tout l’après-midi,
+elle n’avait visé que cette minute. Elle demanda :</p>
+
+<p>— Vous avez beaucoup connu son grand-père,
+n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oui, autrefois.</p>
+
+<p>— Comment vous êtes-vous rencontrés en Grèce ?</p>
+
+<p>— J’ai toujours pensé que sa famille l’avait envoyé
+là-bas pour le consoler…</p>
+
+<p>— Le consoler ?</p>
+
+<p>— Oh ! il ne m’a pas fait de confidences, et je ne
+trahis aucun secret. Je n’ai jamais vu quelqu’un de
+plus réservé. Tout cela, d’ailleurs, est si vieux !
+J’avais cru deviner un chagrin chez lui. Plus tard,
+à Nîmes, on m’a raconté qu’il avait été fiancé à une
+jeune fille, qui en avait épousé un autre…</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>Il y eut un silence, puis Clarisse questionna de
+nouveau :</p>
+
+<p>— C’est une vieille famille de Nîmes, les Fabre-Gilles ?</p>
+
+<p>Elle se plaisait à prononcer ce nom auquel elle
+trouvait une sonorité particulière, et comme une
+signification. Étant Bourgueil, elle se sentait solidaire
+de cette autre lignée citadine et rapprochée
+d’elle par leur commune antiquité. Son père reprit :</p>
+
+<p>— Tu sais qu’on me demande d’être un des rapporteurs
+au prochain congrès de philosophie, à Bologne ?</p>
+
+<p>Clarisse voulait savoir encore. Elle demanda :</p>
+
+<p>— Dites, les Fabre-Gilles…</p>
+
+<p>— J’hésite encore à accepter. Cependant il y a
+longtemps que je veux aller passer trois mois en
+Italie.</p>
+
+<p>— Mais, objecta sa femme, vos travaux, vos
+livres ?</p>
+
+<p>— Hé, j’en trouverai là-bas. Tiens, Clarisse, je
+vérifierai à Florence ou à Sienne, comme dans cette
+Grèce dont nous venons de parler, que la civilisation
+réellement humaine ne fleurit que dans les petits
+États. C’est une de mes conceptions favorites. Je
+découvrirai là-bas des documents pour l’appuyer. Et
+il faut bien l’époque bassement utilitaire que nous
+vivons, et où ne comptent que la quantité, le poids,
+l’argent, la matière et le nombre, pour l’avoir méconnue.
+L’avenir de l’Europe serait dans le rétablissement
+des anciennes républiques et principautés,
+aux dépens des grandes puissances matérialistes.</p>
+
+<p>Il se leva, fit quelques pas, saisi par son idée ;
+c’était un improvisateur autoritaire qui se lançait
+volontiers dans des théories générales qu’il ornait
+de façon heureuse, grâce à son admirable culture,
+plus qu’il ne les fondait solidement. Il puisait dans
+sa sincérité la certitude qu’il avait raison, et affirmait
+avec une force qui intimidait beaucoup de
+monde. Il croyait discuter lorsqu’il ne faisait que
+proclamer. Les réalisations pratiques ne l’occupaient
+pas. Il aimait à semer, et abandonnait le souci des
+moissons à ceux qu’il appelait — avec sa hauteur
+magnifique d’un homme comblé par l’existence — les
+« gens intéressés »…</p>
+
+<p>Il s’arrêta dans sa marche, tournant vers le plafond
+son visage anguleux, et, imposant de la main
+silence aux deux femmes, il continua :</p>
+
+<p>— Savonarole, Machiavel, grandes figures ! J’irai
+les interroger…</p>
+
+<p>Mais Clarisse reprit, obstinée :</p>
+
+<p>— Papa, il y a longtemps que vous ne les avez
+revus, les Fabre-Gilles ?</p>
+
+<p>— Richard, mon ami, est mort il y a trente ans.
+Et tiens, puisque tu me parles de lui, je le revois
+tout à coup : un beau garçon, du type classique,
+avec des traits réguliers brunis par le soleil de Provence.
+Il demeurait volontiers silencieux et, de nous
+deux, c’était moi qui paraissais le Méridional. Très
+fier, il savait se dominer et ne m’a jamais trahi cette
+déception dont je te parle. Je ne crois pas que son
+mariage lui ait apporté l’oubli. Il a dû mourir silencieux
+et inconsolé.</p>
+
+<p>— Ah !…</p>
+
+<p>— Sa femme, reprit M. Bourgueil en cédant à son
+besoin perpétuel d’affirmer, a écoulé près de lui son
+existence sans pressentir, j’en suis sûr, cette douleur,
+et la générosité de son compagnon. Les femmes sont
+parfois bien coupables…</p>
+
+<p>— Coupables de quoi, mon ami ? demanda innocemment
+M<sup>me</sup> Bourgueil.</p>
+
+<p>Le vieux Jean-Étienne laissa tomber sur elle son
+regard qui s’était perdu au loin. Lui aussi était une
+grande intelligence, lui aussi n’avait pas toujours
+été compris par sa femme, si excellente qu’elle fût.
+Aurait-elle pu partager ses ardeurs cérébrales, la
+foi qui l’avait réchauffé durant des années dans son
+cabinet de travail, lorsqu’il surexcitait ses thèses,
+enfiévrait, pour mieux les solliciter, ses paperasses
+et ses notes ! Il se tourna vers Clarisse :</p>
+
+<p>— Vois-tu, mon enfant, chaque année élargit
+autour de nous le cercle de l’isolement. Les amis
+nous quittent les uns après les autres. Nous devons,
+par l’enrichissement progressif de notre âme, préparer
+notre heure dernière qui sera celle de l’absolue
+et définitive solitude.</p>
+
+<p>Clarisse, recueillie en elle-même, se recula dans
+l’ombre, au pied de la tapisserie où le roi David
+s’avançait, galant et cuirassé, parmi les verdures.
+Maintenant, elle était renseignée. Et comme le silence
+du salon n’était plus interrompu que par le
+crépitement du feu dans la cheminée, elle dit adieu
+et s’en alla.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">IV</h2>
+
+
+<p>Les jours qui suivirent, Clarisse mena ses comités
+d’œuvres plus rondement que de coutume. Desnouettes,
+qui la rencontra dans la rue, s’étonna de
+la trouver plus jolie qu’il ne pensait, en dépit d’une
+robe qu’il n’aimait pas. C’est que la figure de Clarisse
+valait surtout par l’expression de ses traits légers.
+Son teint n’était pas éclatant, mais pur, frais, d’une
+délicatesse morale, semblait-il, aussi bien que physique.
+Son cou un peu long faisait souvent pencher
+sa tête, dans une pose attentive. Elle n’avait pas
+tant de beauté que de physionomie. Aussi risquait-elle
+de paraître insignifiante aux personnes pressées,
+ou d’attirer par contre et retenir, selon le reflet qui
+montait de son âme à son visage.</p>
+
+<p>Son mari éprouva les effets de cette humeur
+aimable, et il y eut entre eux un renouveau de
+bonne entente. Huit années auparavant, ils s’étaient
+épousés, sans grand élan, il est vrai, mais avec bienveillance
+et bonne foi. Ils se connaissaient depuis
+toujours. Entre eux, pas de mensonges, ni de surprises.
+Ils appartenaient au même monde, leurs
+familles traitaient d’égale à égale. Quand Hubert,
+après deux ans passés dans les affaires à Londres
+et à New-York, revint à Genève pour prendre sa
+place dans la maison de banque paternelle, il ne
+demandait qu’à se marier, afin de s’installer définitivement.
+Il revit Clarisse, il la trouva « changée en
+bien », et elle lui plut beaucoup. Clarisse venait de
+refuser l’un après l’autre deux jeunes hommes : le
+premier parce qu’il n’était pas de son rang, le second
+parce que, de notoriété publique, il était un viveur,
+et tous deux parce qu’elle ne les aimait pas. Elle
+fut sensible aux attentions que lui témoigna Hubert,
+elle redouta de refuser un troisième parti en si peu
+de temps : ils s’épousèrent. On vit là un beau mariage,
+l’union de deux anciennes familles, parmi une
+nombreuse parenté accourue de partout.</p>
+
+<p>Hubert, en dépit de quelques aventures, avait au
+fond toujours dédaigné les femmes. Jamais il n’avait
+souffert par elles ; il ne leur avait jamais rien sacrifié.
+Il sut gré à Clarisse d’être une épouse sans coquetterie,
+parfaitement simple et loyale. Il aurait cru
+indigne d’elle, et inutile aussi bien qu’ennuyeux, de
+lui dire des flatteries ou de se montrer sentimental.</p>
+
+<p>L’amour physique n’avait pas transformé moralement
+Clarisse. Elle s’y était soumise puisque c’était
+la volonté légitime de son mari, mais ni l’un ni l’autre
+n’étaient des voluptueux. Parfois cependant, à cause
+d’un souvenir, d’une comparaison, par l’effet naturel
+de la saison ou de la jeunesse, l’un des deux sentait
+un recommencement d’amour : l’autre s’y prêtait de
+bonne grâce et ils pouvaient se croire épris de nouveau.
+Bien rarement ils se trouvaient ensemble dans
+le même état de la chair. Aussi ces flambées soudaines,
+qu’ils ne savaient entretenir, s’éteignaient-elles
+assez vite. Ils assistaient sans trop de regret
+à ce déclin, et retournaient à la régularité habituelle
+de leurs relations conjugales.</p>
+
+<p>Le grand intérêt d’Hubert, c’était sa banque. Ce
+garçon d’apparence endormie avait accepté comme
+un destin naturel d’être bien portant, bien marié,
+bien pourvu de rentes, de parents et d’amis, et il
+ne demandait rien d’autre à la vie, à celle du moins
+qu’on lui connaissait. Dans son bureau par contre,
+il se réveillait de son indifférence superficielle.
+Laissant à ses fondés de pouvoir les besognes courantes
+dont la longue et honorable pratique avait
+fait la prospérité de la maison, il spéculait. Du fonds
+de son tempérament paresseux montait alors une excitation
+délicieuse qu’il n’avait jamais connue ailleurs,
+et dont il réclamait impérieusement le retour. Telle
+était la raison de son assiduité au bureau et à la
+Bourse : il lui fallait le bonheur anxieux du risque.
+La seule fièvre dont il était capable lui venait du
+jeu, et non pas n’importe lequel — il n’avait jamais
+tenu une carte — mais celui de la finance. Il ne cherchait
+pas à gagner de l’argent, car il n’était ni intéressé,
+ni avare : il poursuivait des sensations fortes.
+Il croyait exercer un métier, et il ignorait qu’il satisfaisait
+une passion. Ce n’était pas dans un musée,
+dans un théâtre, dans une salle de tribunal ou de
+délibérations politiques, dans un cabaret, dans un
+laboratoire, dans une chambre de femme, qu’il avait
+savouré les plus puissantes émotions de son existence :
+c’était entre les quatre murs tristes de son
+cabinet de travail, parmi les cotes, les dépêches et
+aux appels stridents du téléphone.</p>
+
+<p>Dès qu’il quittait son bureau pour rentrer chez lui
+ou pour aller chez ses amis, Hubert redevenait
+apathique ou maussade. Il cherchait ainsi à protéger
+le travail de sa pensée spéculative qui ne s’arrêtait
+pas. Huit années de mariage l’avaient engraissé.
+Son visage, jadis agréable, s’était bouffi ; de grosses
+paupières couvraient ses yeux trop pâles où rien
+ne semblait se passer. Il demeurait volontiers
+assis, bâillait, n’écoutait jamais les conversations
+où il n’était pas pris directement à partie. Sans doute
+aurait-il été jugé ennuyeux si la plupart des interlocuteurs
+qu’il rencontrait dans son monde ne
+l’avaient été davantage. Et il était certainement
+peu poli : mais le genre caractéristique des Damien
+consistait, depuis des générations, à manquer d’urbanité.
+Hubert, quand il ne répondait pas aux saluts,
+pensait suivre une tradition de famille et prouver
+par un sans-gêne de manant qu’il était aristocrate.</p>
+
+<p>Clarisse s’approcha pour l’embrasser.</p>
+
+<p>— Oui, ma chérie, dit-il avec un accent de contrariété.</p>
+
+<p>Elle sentit sa froideur, s’assit sur le bras de son
+fauteuil et demanda :</p>
+
+<p>— Fatigué ?</p>
+
+<p>— Non, non. Tout va bien.</p>
+
+<p>Tout n’allait pas bien au contraire, et il était
+préoccupé de la baisse à New-York. Mais il ne parlait
+jamais de la banque dans son ménage. Il avait
+horreur qu’on s’occupât de ses affaires personnelles.</p>
+
+<p>— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? demanda-t-il pour
+détourner les questions.</p>
+
+<p>— J’ai été voir ma tante Henriette.</p>
+
+<p>— Que dit-elle de ses quatre fils ?</p>
+
+<p>— Ils vont aller passer quelques jours à la montagne.
+Faire du ski…</p>
+
+<p>Hubert haussa les épaules. Il n’aimait pas les
+sports. Il raconta qu’on lui avait parlé à la Bourse
+d’un accident récent survenu à Saint-Cergues. D’ailleurs
+les hôtels étaient mal chauffés et on y attrapait
+des fluxions de poitrine.</p>
+
+<p>Clarisse voulut lui dire qu’elle avait rencontré le
+petit Fabre-Gilles… Elle revenait de chez sa tante,
+au crépuscule. Elle longeait la promenade du Pin,
+elle avait regardé les arbres qui se détachaient sur
+le ciel encore clair et doré : il lui semblait les voir
+toujours. Et soudain, comme elle ramenait les yeux
+sur le trottoir, elle avait croisé le jeune homme.
+Il avait passé près d’elle sans la reconnaître. Il était
+vêtu de noir. Elle aurait dû l’arrêter, lui adresser la
+parole… Depuis cette minute, elle ressentait une sorte
+d’étonnement, et elle conservait dans sa mémoire,
+sans pouvoir s’en défaire, le souvenir précis de cet
+étranger sombre, marchant vite, sous un ciel étrange.
+Elle s’impatientait du retour périodique de ces
+images détaillées à la fois et mystérieuses, indépendantes
+de sa volonté et comme chargées d’une
+signification qu’elle ne comprenait pas.</p>
+
+<p>Ne pouvant se retenir plus longtemps, elle s’adressa
+à son mari qui, replongé dans le journal, n’avait
+pas remarqué son silence :</p>
+
+<p>— J’ai rencontré le petit Fabre-Gilles.</p>
+
+<p>— Ah ?</p>
+
+<p>Il plia son journal, et dit, sans se presser :</p>
+
+<p>— Son père m’a écrit une nouvelle lettre.</p>
+
+<p>— Une lettre ? Montre donc.</p>
+
+<p>Hubert haussa les épaules.</p>
+
+<p>— Voilà des parents qui se font bien du souci !
+Qu’ils laissent donc ce garçon se débrouiller tout
+seul. Quand j’étais en Amérique…</p>
+
+<p>Clarisse, sans l’écouter, lisait la lettre. M. Fabre-Gilles
+y parlait de son fils avec un autoritarisme
+anxieux. On devinait qu’il craignait pour lui les
+hasards d’une existence inconnue. Ses phrases
+trahissaient de l’inquiétude, de l’austérité, presque
+de la jalousie. Il demandait à Hubert de s’intéresser
+à Laurent, de lui ouvrir sa maison, afin qu’il
+ne fût pas seul et exposé aux tentations du dehors.
+« C’est une nature un peu sauvage, écrivait-il, et que
+je ne connais pas bien moi-même. Jusqu’à présent,
+il ne m’a guère donné d’ennuis, mais voici les années
+décisives ! On voudrait être l’ami de ses enfants,
+et parfois ils vous témoignent une froideur, presque
+une méfiance qui désespèrent. N’hésitez pas à le
+surveiller, à l’interroger au besoin, et même à le punir
+s’il le faut : je vous délègue ma sévérité paternelle. »</p>
+
+<p>Clarisse laissa retomber la main qui tenait la lettre,
+en proie à des impressions d’une vivacité extraordinaire.
+D’abord elle était touchée par cette appréhension
+mélancolique, cette susceptibilité sincère
+et peut-être maladroite. Elle s’empressa de partager
+une telle sollicitude pour un jeune être désarmé, dont
+il est juste de protéger l’innocence et la faiblesse.
+Puis elle connaissait trop bien le plaisir d’ordonner
+pour ne pas sympathiser avec cet homme dominateur
+auquel le monde allait disputer la possession
+de son fils. Le vague portrait que traçait M. Fabre-Gilles
+ne s’opposait pas à ce qu’elle pensait du jeune
+homme, de ce passant mélancolique qu’elle venait
+de rencontrer au crépuscule. Enfin surtout cette
+lettre — et elle la relisait encore — lui proposait
+un devoir à remplir. A travers les termes employés,
+elle reconnaissait son propre style, son propre désir
+d’être honnête, d’être sérieuse, d’être pure. Elle
+n’aurait pas parlé d’autre manière pour son enfant.
+Tout ce qu’elle avait de meilleur répondait à la
+requête, non dépourvue de grandeur et de gravité,
+de ce père chrétien. Sa conscience s’ébranlait…</p>
+
+<p>— Hubert, fit-elle d’une voix lente. M. Fabre-Gilles
+a raison, nous devons nous occuper de son fils.</p>
+
+<p>Hubert haussa les épaules. Elle reprit :</p>
+
+<p>— Nous avons vis-à-vis de ce jeune homme une
+responsabilité.</p>
+
+<p>— Mais que veux-tu qu’il lui arrive ?</p>
+
+<p>— Je l’imagine assez facilement, répondit Clarisse
+un peu agacée.</p>
+
+<p>« Il est vrai, songea-t-elle, que Hubert est très
+pris ! Peut-être vaudrait-il mieux me charger moi-même
+d’une tâche si maternelle ». Elle ne se déroberait
+pas à ce devoir puisqu’elle en avait reconnu
+l’exigence. Elle l’expliqua à son mari.</p>
+
+<p>— Occupe-toi de ce garçon, dit-il d’un ton rasséréné
+puisqu’il ne s’agissait plus de se déranger lui-même…
+Après tout, tu as raison, nous avons charge
+d’âme. Et puis, j’aime mieux être en bons termes
+avec la maison Fabre-Gilles, qui est une excellente
+banque de province… Tiens, je te l’enverrai un de
+ces jours prendre le thé avec toi.</p>
+
+<p>Clarisse ne dit rien. Toute activité nouvelle lui
+plaisait, mais celle-ci plus particulièrement. Une fois
+de plus, elle aurait la satisfaction d’exercer une influence.
+Elle n’hésita pas à reconnaître l’intérêt que
+lui inspirait Laurent Fabre-Gilles puisqu’elle s’intéressait
+à lui pour son bien. Et elle se sentit impatiente
+de se mettre à l’œuvre.</p>
+
+<p>Hubert fut frappé de l’expression de sa femme, et
+il eut brusquement envie de l’embrasser. Mais elle
+lui échappa. Alors, tout à coup réveillé, il la rattrapa
+et la prit dans ses bras. Elle ne se déroba plus à son
+baiser, et il la sentit abandonnée dans son étreinte.</p>
+
+<p>— Tu me plais, ce soir, fit-il.</p>
+
+<p>Elle regarda son mari avec plaisir. Il la câlina contre
+lui, l’embrassa encore, lui murmura quelque chose à
+l’oreille, et elle, baissant la tête et heureuse, accepta.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>D’une fenêtre de son salon, Clarisse regardait au
+dehors la fin du jour. Le ciel était d’argent, reluisant
+par places de reflets qui allaient mourir. Au pied de
+la Treille, le jardin des Bastions, assombri déjà,
+emmêlait ses ramures noires. Les premiers réverbères
+commençaient à s’allumer. Clarisse contemplait
+tantôt le vide glacé d’en haut, les nuages annonciateurs
+de neiges prochaines, et tantôt, en bas, le
+scintillement des lumières qui se multipliaient pour
+combattre la nuit tombante, le flamboiement des
+magasins au ras des rues, les feux mobiles des autos
+et des tramways. Mais elle ne rêvait pas devant ce
+double spectacle : sa pensée précise combinait ses
+visites du lendemain.</p>
+
+<p>Tout à coup elle eut l’impression qu’on entrait
+derrière elle dans la pièce : elle se retourna et vit
+Laurent Fabre-Gilles.</p>
+
+<p>Il paraissait très intimidé. Il expliqua maladroitement :</p>
+
+<p>— Monsieur Damien m’a envoyé vous voir…</p>
+
+<p>Clarisse voulait qu’il se montrât à son avantage.
+Elle coupa sa phrase et répliqua :</p>
+
+<p>— Oui, je vous vaux quelques heures de congé !</p>
+
+<p>Et elle le regarda avec attention, sans s’occuper
+de son silence interdit. Ses cheveux étaient noirs ;
+son visage régulier, allongé, avec des sourcils épais
+au-dessus de ses paupières baissées ; sa bouche
+étroite à peine ombrée d’un commencement de moustache.
+Il paraissait si peu dégagé de l’enfance, ou du
+moins de l’adolescence, qu’elle se sentit en face de
+lui très « grande personne ».</p>
+
+<p>Elle lui demanda :</p>
+
+<p>— Êtes-vous déjà venu à Genève ?</p>
+
+<p>Il répondit qu’il n’y était jamais venu auparavant.
+Sa voix grave contrastait avec son air d’extrême
+jeunesse.</p>
+
+<p>— Connaissez-vous quelques personnes ?</p>
+
+<p>Non, il ne connaissait personne.</p>
+
+<p>— Où habitez-vous ?</p>
+
+<p>Il expliqua qu’il s’était installé dans une pension
+pour étrangers, boulevard de la Cluse, numéro 180.</p>
+
+<p>Gêné par le mutisme où il retombait après chaque
+parole, il leva un instant les yeux vers Clarisse, montrant
+des prunelles sombres ; ensuite il les baissa
+de nouveau. Mais elle ne dit rien, exprès, afin d’augmenter
+un peu sa gêne, se plaisant ainsi à être la
+plus forte. Elle le tenait à sa disposition, et il ne lui
+échapperait pas comme l’autre jour, quand il l’avait
+croisée sans la reconnaître.</p>
+
+<p>— Vous êtes né à Nîmes, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oui, madame.</p>
+
+<p>— Avez-vous voyagé ?</p>
+
+<p>Il avait été deux fois à Marseille, voilà tout.</p>
+
+<p>— Seulement ? Que de découvertes vous avez à faire !</p>
+
+<p>Il rit, d’un petit rire nerveux qu’elle entendit là
+pour la première fois et qu’elle trouva un peu bête.
+Alors elle reprit, d’une manière engageante :</p>
+
+<p>— En attendant, il faut travailler. Vous intéressez-vous
+aux affaires ?</p>
+
+<p>Il récita :</p>
+
+<p>— Je suis très content d’avoir commencé la pratique.</p>
+
+<p>— Vous verrez, vous apprendrez beaucoup de
+choses dans la banque de mon mari. Vous allez
+passer ici quelques mois ?</p>
+
+<p>— Oui, madame.</p>
+
+<p>— Et après ?</p>
+
+<p>Après il irait à Londres.</p>
+
+<p>— Et après ?</p>
+
+<p>— Je ne sais pas…</p>
+
+<p>Peut-être commençait-il à se méfier d’un interrogatoire
+si précis. Une seconde, son regard se fit
+attentif, curieux à son tour, puis il reprit son
+expression de petit jeune homme bien élevé.</p>
+
+<p>— Avez-vous des frères et des sœurs ? demanda
+Clarisse.</p>
+
+<p>Là, il s’anima un peu, comme s’il ne risquait plus
+de se trahir. Il avait deux sœurs mariées, l’une à un
+avocat, l’autre à un propriétaire campagnard : elles
+avaient toutes deux des enfants. Son frère aîné était
+à Paris, où il faisait de la littérature. Mais ce frère,
+qui avait trente-cinq ans, revenait peu à la maison.
+Clarisse songea que Laurent avait dû être élevé en
+rejeton tardif, à l’écart, entre des parents âgés, et
+sans compagnon.</p>
+
+<p>— Et votre grand-père, reprit-elle, l’avez-vous
+connu ?</p>
+
+<p>— Très peu. Il m’aimait beaucoup. On dit chez
+moi que je lui ressemble…</p>
+
+<p>Clarisse se rappela soudain ce que M. Bourgueil
+avait raconté de son ami d’autrefois. Et il se fit
+alors dans son esprit un étrange et brusque travail
+de substitution. Elle cessa d’écouter son interlocuteur,
+mais elle s’occupa de lui bien davantage qu’en
+l’écoutant. Elle venait enfin de rencontrer ce qu’elle
+réclamait sans le savoir depuis le début de l’entretien :
+l’occasion de s’intéresser à son sujet. Elle fit
+à l’improviste bénéficier le jeune Fabre-Gilles
+de ce qu’elle avait appris sur l’ancien, et elle interpréta
+son attitude et ses paroles à la ressemblance
+de son grand-père. S’il était réservé, c’est qu’il
+était méditatif, peut-être fier ; s’il était taciturne,
+c’est qu’il était mélancolique, peut-être malheureux.
+Comme l’autre jadis, il était loin des siens, seul, exilé…</p>
+
+<p>— N’oubliez pas, s’écria-t-elle, que notre maison
+vous est ouverte. Considérez M. Damien comme un
+ami.</p>
+
+<p>Il remercia avec une politesse appliquée. Mais Clarisse,
+entrant toujours plus dans son hypothèse, ne
+se contenta plus de se renseigner et voulut encore
+intervenir :</p>
+
+<p>— Si vous vous sentez trop isolé ; rapprochez-vous
+de nous… Peut-être pourriez-vous changer de
+pension ?</p>
+
+<p>D’un air indifférent, et sans s’apercevoir du ton plus
+vif que prenait toujours Clarisse quand elle se mettait
+à commander, il dit qu’il ne voulait pas changer.
+Elle insista, retrouvant sa pente naturelle qui n’était
+pas d’analyser mais d’agir. Alors il murmura :</p>
+
+<p>— Je tiens à rester où je suis. J’y ai rencontré des
+personnes très agréables…</p>
+
+<p>Ce dernier mot l’inquiéta. Elle le jugeait depuis
+quelques minutes si délicat, si fin, qu’elle craignit
+tout de suite qu’il fût menacé.</p>
+
+<p>— Quelles personnes ?</p>
+
+<p>— Un Hongrois, qui joue très bien du violon.</p>
+
+<p>Elle fut soulagée. Elle ne voulait pas qu’il démentît
+l’idée qu’elle se formait de lui. Désormais, elle avait
+sur lui un parti pris autoritaire. Jusque là elle ne
+connaissait qu’une image de Laurent, qui était
+venue plusieurs fois s’imposer à sa mémoire : derrière
+l’image s’évoquait maintenant une personne
+morale, un certain type dont elle fixait les grandes
+lignes et qui lui plaisait.</p>
+
+<p>Cependant il s’était levé et s’embrouillait dans une
+formule de départ. Clarisse, désireuse de trouver chez
+lui d’autres points de repère, l’obligea à se rasseoir.</p>
+
+<p>— Faites-vous de la musique ?</p>
+
+<p>Non, il se bornait à écouter son Hongrois… Sur
+quoi l’interroger encore ? Ses questions étaient banales,
+mais il fallait les essayer avant de trouver
+une piste qui menât plus loin. Pour le joindre de plus
+près, alors elle demanda :</p>
+
+<p>— Quel âge avez-vous ?</p>
+
+<p>— Dix-huit ans.</p>
+
+<p>Tout de suite, elle estima que cet âge était
+conforme à ce qu’elle attendait de lui. Elle le considéra
+avec un sourire et dit, autant pour lui faire sentir sa
+propre prépondérance que pour le complimenter :</p>
+
+<p>— Comme vous êtes jeune…</p>
+
+<p>Mais il ne paraissait pas goûter les remarques trop
+personnelles. Il se leva, et cette fois avec un élan qui
+témoignait d’un ferme propos de partir — et il s’en
+aperçut, sans doute, car, pour compenser, il se mit
+à être cérémonieux. Elle dut le mener jusqu’à la
+porte pour l’aider à s’en aller.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">V</h2>
+
+
+<p>Les Gaillardoz continuaient de scandaliser la
+famille. Mais ils ne s’en troublaient pas. Lui, Gaillardoz,
+s’apercevait bien de cette réprobation tacite,
+mais il y opposait une malice très fine dissimulée
+sous ses dehors robustes de Jupiter tonnant, aux
+sourcils touffus. La famille, qui n’osait pas l’aborder
+de front, estimait qu’il était aveuglé sur le compte
+de sa femme, la ravissante Fanny, à laquelle il
+passait tous ses caprices. La famille trouvait qu’ils
+dépensaient trop. La famille jugeait qu’ils voyaient
+des gens qui n’étaient pas de leur monde… Et
+Fanny, jolie, élégante, méchante parfois, énigmatique
+surtout, choquait à journée faite la famille.</p>
+
+<p>Le soir où elle dîna chez eux, Clarisse se sentit
+chargée d’une responsabilité bien lourde. Les deux
+hommes étaient allés fumer ; elle se trouva tête à
+tête avec sa cousine, sans trop savoir comment s’acquitter
+de ses deux commissions, celle de sa mère et
+celle de Desnouettes. Suivant le pli de son éducation,
+elle débuta par la plus difficile :</p>
+
+<p>— Fanny, vous allez me trouver très indiscrète…</p>
+
+<p>Le teint de Fanny, ce soir, était parfaitement
+clair. Mais elle avait promis. Elle continua, en
+réponse à l’air étonné de la jeune femme :</p>
+
+<p>— Je ne suis qu’une intermédiaire… Je vous
+transmets une observation…</p>
+
+<p>— Laquelle, dites vite ?</p>
+
+<p>— Eh bien, voilà : on estime que peut-être…</p>
+
+<p>Fanny se mit à rire en s’écriant qu’elle devinait
+tout. Clarisse ne l’espérait guère, mais l’autre insista :</p>
+
+<p>— Si, si. On se plaint de moi dans la famille. Alors
+ce dernier reproche…</p>
+
+<p>Elle affecta une mine contrite. Clarisse sourit à son
+tour :</p>
+
+<p>— Eh bien, on vous reproche de vous peindre le
+visage… C’est absurde, car si vous avez un joli teint,
+il n’est que naturel, et je le constate ce soir encore.</p>
+
+<p>Fanny haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Vous vous trompez, chère amie.</p>
+
+<p>Elle ouvrit un petit sac qu’elle avait à portée de
+la main, en tira un bâton de fard, et, se dévisageant
+dans une glace de poche, elle se rougit les lèvres.
+Puis elle ajouta, avec beaucoup de calme :</p>
+
+<p>— Les sourcils, je les ai faits avant dîner.</p>
+
+<p>Elle se rejeta au fond du canapé et murmura,
+avec une moue de sa bouche en cerise :</p>
+
+<p>— Oh, comme ces gens-là m’agacent ! Clarisse,
+je vous en prie, ne prenez pas cet air scandalisé !</p>
+
+<p>Clarisse n’était pas scandalisée, mais elle trouvait
+que sa cousine avait tort. Elle lui dit :</p>
+
+<p>— Ne croyez-vous pas qu’à votre âge, il est
+inutile…</p>
+
+<p>— A mon âge, je suis libre de me colorier la figure
+en jaune, si je le veux… Et si l’on prétend m’en
+empêcher…</p>
+
+<p>— Voyons, Fanny, vous n’agissez que par contradiction.
+Cela vous amuse-t-il vraiment ?</p>
+
+<p>Un peu agacée, et cédant à cet esprit de contradiction
+qu’elle reprochait à son interlocutrice, Clarisse
+vanta la simplicité, blâma le mensonge. Sûre
+d’avoir raison, sa parole devint plus sèche, plus
+autoritaire, comme si elle parlait à un enfant qui
+ne veut pas obéir… L’autre finit par l’interrompre :</p>
+
+<p>— Voilà de beaux conseils. Mais qui vous a chargé
+de me les transmettre ?</p>
+
+<p>Clarisse hésita, Fanny insista :</p>
+
+<p>— Ma pauvre amie, vous n’êtes pas assez rouée :
+c’est la mère de mon mari.</p>
+
+<p>— Écoutez, Fanny…</p>
+
+<p>— Ah vous n’allez pas dissimuler à votre tour,
+« farder » la vérité !</p>
+
+<p>Elle se mit devant la glace de la cheminée, prit
+dans son sac un crayon de khôl et s’allongea les
+yeux.</p>
+
+<p>— Tenez, fit-elle, voilà pour ma belle-mère !</p>
+
+<p>Puis elle revint vers Clarisse, se pencha en souriant
+de côté :</p>
+
+<p>— Je ne vous en veux pas, vous savez… Ni à elle
+non plus… Et maintenant, abordons d’autres sujets !</p>
+
+<p>Clarisse, vexée, se sentait légèrement ridicule.
+Fanny, qui avait l’air de deviner toutes ses pensées,
+lui dit :</p>
+
+<p>— Racontez-moi quelque chose. Avez-vous vu
+Desnouettes ?</p>
+
+<p>Pressentant qu’un moyen de rabattre l’assurance
+de sa cousine serait peut-être de débiner le jeune
+homme, Clarisse s’écria :</p>
+
+<p>— Ah, par exemple, qu’il est donc absurde, qu’il
+est donc ridicule !</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Il est persuadé que vous lui en voulez.</p>
+
+<p>— Moi ? s’exclama Fanny d’un air ravi.</p>
+
+<p>— Oui. Je lui ai affirmé qu’il n’en était rien, et
+que vous ne lui accordiez pas la moindre attention.
+Mais il s’imagine qu’il vous fait la cour.</p>
+
+<p>— Il est bête de le dire.</p>
+
+<p>— Aussi l’ai-je bien découragé. Il m’avait chargé
+de vous demander si vous aviez un parti pris contre
+lui. Je vais lui dire que non, qu’il vous est aussi indifférent
+que possible, et, soyez tranquille, il n’insistera
+plus.</p>
+
+<p>— Ah mais pardon, s’écria Fanny avec un rire
+un peu forcé, ne le découragez pas trop. Ne m’enlevez
+pas mes adorateurs. Ce pauvre Desnouettes !
+Il se tuerait — ou ne viendrait plus me voir.</p>
+
+<p>— Lui ? Il ne se tuera jamais pour personne.</p>
+
+<p>— Prenez garde de ne pas le défier !</p>
+
+<p>— En tout cas, pas pour vous…</p>
+
+<p>Clarisse s’arrêta net, surprise de l’âpreté qu’elle
+mettait dans ses paroles, et un peu confuse. Elle était
+fâchée que ce bref dialogue l’eût remuée à ce point ;
+elle était en train de rougir sous le regard de sa
+cousine devenue silencieuse. Il y eut un silence. Puis,
+s’efforçant d’avoir l’air de ne pas attacher d’importance
+à toutes ces choses, elle demanda à Fanny :</p>
+
+<p>— Eh bien, votre dernier mot ?</p>
+
+<p>— Dites à Desnouettes qu’il est absurde en effet,
+et ridicule, de vous faire faire ses commissions.
+S’il a des scrupules, qu’il vienne me trouver.</p>
+
+<p>Gênée, Clarisse murmura :</p>
+
+<p>— Fanny, ne soyez pas imprudente.</p>
+
+<p>Fanny se leva, affecta son demi-sourire de côté,
+plein d’une fausse innocence, puis prenant son amie
+par le bras :</p>
+
+<p>— Je sais l’affection que vous avez pour moi, et je
+compte sur elle. Mais ne vous effrayez pas. Et allons
+rejoindre nos maris.</p>
+
+<p>Elles gagnèrent le fumoir. C’était une pièce confortable
+qu’éclairait avec douceur la lumière voilée
+d’une lampe. Les sièges larges et profonds, recouverts
+de cuir, étaient flanqués de petites tables où
+l’on pouvait atteindre, sans presque allonger le bras,
+des cigarettes, une tasse de café ou un livre. Gaillardoz
+accueillit les deux jeunes femmes avec l’empressement
+joyeux qu’il manifestait toujours.</p>
+
+<p>— Comme c’est aimable de venir nous trouver
+dans cette caverne remplie de fumée. Clarisse, un
+petit verre d’eau-de-vie ? Non ? Bien sûr ? C’est
+dommage, car elle est bonne. Dois-je jeter mon
+cigare ?</p>
+
+<p>— Naturellement, dit Fanny.</p>
+
+<p>Il tira encore une bouffée, regarda avec regret son
+long Corona à moitié fumé, puis, malgré les protestations
+de Clarisse, le jeta dans le feu.</p>
+
+<p>— Fanny, vous êtes sans pitié, remarqua Hubert
+en continuant à fumer le sien.</p>
+
+<p>Il était à demi vautré sur un divan et essayait de
+dissimuler des bâillements de plus en plus nombreux.
+Dès neuf heures et demie, il avait envie d’aller
+se coucher. On voyait passer dans ses prunelles
+décolorées comme des ondes de sommeil.</p>
+
+<p>Clarisse, cherchant une conversation de tout repos,
+dit :</p>
+
+<p>— Vous savez que notre oncle Henri va avec ses
+quatre fils à Saint-Cergues.</p>
+
+<p>Gaillardoz poussa un cri :</p>
+
+<p>— Quelle bonne idée ! Si nous allions les rejoindre,
+Fanny ? Hein, un premier janvier dans la neige,
+là-haut !</p>
+
+<p>— J’aimerais mieux Villars : il paraît qu’on s’y
+amuse beaucoup plus.</p>
+
+<p>— Nous irons à Villars. Tu danseras tous les soirs,
+et tu remporteras tous les succès !</p>
+
+<p>Sa femme se plaignit de ses clameurs. Alors il se
+redressa, le sourire aux lèvres, et cambra son large
+torse. Son attitude était celle d’un lutteur forain, mais
+une expression narquoise courait sur sa face puissante.</p>
+
+<p>— Est-il beau, mon énorme mari ! s’écria Fanny
+presque malgré elle.</p>
+
+<p>— Certes, répondit Gaillardoz, il est magnifique.</p>
+
+<p>Il affecta de faire valoir ses muscles, avec des
+gestes d’athlète, puis, se retournant :</p>
+
+<p>— Et vous, les Damien, viendrez-vous à Villars ?</p>
+
+<p>Hubert s’effara. Il avait horreur de se déplacer. Il
+répéta ce qu’il disait toujours : les hôtels étaient
+mal chauffés. Sa préoccupation profonde, qu’il
+n’avouait pas, était de ne pas s’éloigner de son bureau.</p>
+
+<p>Pour changer de thème, Fanny demanda :</p>
+
+<p>— Que faites-vous ces temps-ci ?</p>
+
+<p>— J’ai après-demain un arbre de Noël pour de
+petites orphelines.</p>
+
+<p>— Charitable Clarisse, s’écria Gaillardoz, voilà
+une distraction que je ne vous envie pas.</p>
+
+<p>— Voyons, dit sa femme, tu ne vas pas te moquer
+de ces enfants ?</p>
+
+<p>Il protesta et offrit même ses services.</p>
+
+<p>— Je vous prends au mot, répondit sa cousine ;
+envoyez-nous des jouets ; nous avons si peu de chose
+à leur donner à ces pauvres petites, et cela leur fait
+tant de plaisir !</p>
+
+<p>— Vous verrez qu’il oubliera, dit Fanny.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Gaillardoz n’oublia pas, au contraire, et Clarisse ne
+put s’empêcher de sourire devant l’amoncellement
+de ses paquets. Il avait dû se ruiner. Tout en coupant
+les ficelles, elle songea que, là encore, la famille l’accuserait
+de dilapider son patrimoine.</p>
+
+<p>Clarisse se trouvait dans une vaste salle, au pied
+d’un arbre auréolé de lumières et qui sentait bon
+la forêt. Les petites filles entrèrent. Elles avaient des
+robes pareilles et leurs figures se ressemblaient,
+à cause du sentiment unique qui se peignait sur toutes.
+Elles se tenaient immobiles, la bouche ouverte, sans
+très bien comprendre, et leurs yeux reflétaient les
+bougies. Clarisse vint à elles, les engagea à se rapprocher.
+Elles la regardèrent d’abord avec inquiétude,
+sans la reconnaître tout à fait, et craignant qu’on ne
+les arrachât à ce spectacle extraordinaire. Plus près
+du sapin, elles sentirent mieux la chaleur égale, elles
+virent les noix dorées, les fils d’argent. Et plusieurs,
+soudain, la tête renversée en arrière, découvrirent
+l’étoile plantée sur la dernière branche. Alors, comme
+si on les délivrait de leur timidité, ce fut une explosion
+de joie et, toutes, elles tendirent les bras vers l’arbre,
+dans leur désir de posséder ces choses brillantes.</p>
+
+<p>Clarisse, au milieu d’elles, et s’occupant de chacune,
+trouva poignant ce désir puéril, d’une violence
+si naïve et si pure. Quand on est une grande personne,
+pensa-t-elle, on n’éprouve plus ces minutes d’extase.
+Et elle devint mélancolique à l’idée que ces petites
+filles, plus tard, lors de ces mêmes anniversaires,
+seraient seules, et qu’elles écouteraient, sans y prendre
+part, la joie des autres. Elle plaignit ceux dont personne
+ne s’occupe, qui sont silencieux et timides…
+Puis elle s’aperçut qu’elle ne pensait plus aux
+orphelines, qu’elle pensait à Laurent Fabre-Gilles,
+éloigné des siens durant les fêtes de Noël. Il lui parut
+un orphelin aussi, en tout cas un exilé. Elle le revit,
+taciturne, et de nouveau elle le crut en proie à un
+chagrin qu’elle ne connaissait pas.</p>
+
+<p>Mais comme son visage de jeune Arabe mélancolique
+s’imposait à sa mémoire avec trop d’évidence,
+elle voulut chasser cette image qui l’engourdissait.
+Elle se rapprocha des orphelines : maintenant rassemblées,
+elles chantaient en chœur. Une seule, à
+l’écart se taisait. Elle était toute petite, et portait
+de grosses lunettes noires qui couvraient la moitié
+de sa face. Elle semblait encore plus abandonnée
+que les autres. Clarisse la prit brusquement dans ses
+bras. L’enfant, d’abord effrayée, sentit que cette
+dame l’aimait et tourna vers elle sa figure aveuglée
+par les deux ronds noirs. Clarisse alors l’embrassa :
+elle avait un besoin poignant en cette minute de
+consoler les malheureux, de leur témoigner sa pitié.
+Son cœur, tout à l’heure inquiet et incertain, se
+fondit en une vaste aspiration à la charité. Et tandis
+qu’elle serrait cette petite, des larmes mouillaient
+ses paupières.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VI</h2>
+
+
+<p>L’époque de Noël et du jour de l’An était pour la
+famille l’occasion de rencontres solennelles. On
+renouvelait dans ces réunions la notion si confortable
+d’appartenir à un même clan. On se plaisait
+aux cadeaux, aux compliments et aux dindes
+truffées.</p>
+
+<p>Ces journées importantes étaient réglées selon
+un protocole traditionnel auquel chacun se pliait.
+Le 31 décembre on dînait chez les Henri Bourgueil
+dans leur hôtel de Saint-Antoine : c’était luxueux et
+correct. Les fils de la maison, assistés de quelques
+cousins, jouaient après dîner une comédie de paravent
+qui attendrissait l’auditoire. Ensuite, à l’issue de la
+soirée, sauf les personnes âgées — et les Gaillardoz qui
+allaient au restaurant réveillonner avec des amis — on
+ne manquait pas de se rendre devant la cathédrale.
+Clarisse aimait particulièrement entendre à minuit
+s’ébranler les cloches qui saluaient la nouvelle année,
+mais elle ne s’attristait pas sur la fuite du temps.</p>
+
+<p>Le lendemain, il y avait un grand déjeuner chez
+Jean-Étienne Bourgueil. Il avait droit au 1<sup>er</sup> janvier,
+étant le chef de la branche aînée. A ce repas était
+conviée une parenté considérable. On voyait là des
+cousins éloignés, de vieilles tantes qui ne sortaient
+plus guère qu’à cette occasion, des célibataires
+revenus de l’étranger pour quelques jours, et même
+des gens qui, par la faute de leur mariage, avaient
+perdu quelque peu de leur titre originel mais dont
+on consentait, une fois par an, à reconnaître la consanguinité.
+Chacun s’enorgueillissait d’assister à une
+pareille agape, et ne manquait pas, lors des visites
+qu’il faisait dans l’après-midi, de laisser entendre,
+avec une négligence affectée, qu’il arrivait du
+« déjeuner Bourgueil ».</p>
+
+<p>La grande table de la salle à manger ne suffisant
+pas à cette foule, de nombreuses petites tables
+étaient dressées dans tout le bel appartement. Plusieurs
+étaient pour la jeune génération qui apprenait
+là le bonheur d’appartenir à une race choisie. La domesticité
+même portait sur son visage la fierté de
+participer à cette cérémonie si pleine de significations.
+Chaque année le repas se déroulait selon un menu
+invariable. Vers deux heures on parvenait au dessert,
+et le champagne était versé à la ronde. Alors un grand
+silence se faisait, comme dans une église. Personne,
+même les enfants, ne se permettait plus un rire ou une
+plaisanterie. C’est que Jean-Étienne Bourgueil se
+levait pour son discours. Beaucoup de convives ne le
+voyaient pas ; ils l’entendaient à peine par les portes
+ouvertes, à travers l’enfilade des pièces. Mais tous
+allongeaient l’oreille. Régulièrement le vieillard commençait
+par une revue des événements politiques de
+l’année ; puis il passait aux événements privés et
+récapitulait les deuils, naissances, mariages, nominations,
+succès, épisodes de toutes sortes qui avaient
+marqué pour la famille ces douze mois écoulés. Enfin
+il terminait en formulant ses vœux pour l’avenir, en
+remerciant ses convives d’être venus dans sa maison
+et en appelant sur eux la bénédiction du Seigneur.
+Cette harangue était toujours préparée avec grand
+soin par l’orateur, qui variait à chaque anniversaire
+ses formules, mais se tenait au plan traditionnel ; il
+la prononçait d’une voix majestueuse, et levant vers
+le plafond sa tête osseuse, glabre et sèche. Lorsqu’il
+avait fini, on retenait encore son souffle, puis tous les
+visages se tournaient vers la pièce d’où la voix était
+venue et l’on applaudissait furieusement, avec satisfaction,
+avec optimisme, avec émotion aussi : n’avait-on
+pas vu, une fois, un vieux valet de chambre depuis
+trente ans dans la famille, éclater en sanglots au
+discours de son maître ? Ensuite les conversations
+reprenaient de partout, plus bruyantes après ces
+instants solennels.</p>
+
+<p>Cependant, en ce premier janvier 1913, Clarisse
+fut distraite. C’est qu’elle songea — et cette idée lui
+venait du Noël de l’orphelinat — à ceux qui sont
+seuls tandis que d’autres se groupent, à ceux qui ne
+sont pas soutenus et encadrés comme elle l’était, à
+ceux qui ne reçoivent rien alors qu’elle était comblée.
+Jusque-là, quelque vive que fût sa charité, elle admettait
+comme une chose naturelle qu’il y eût des riches
+et des pauvres, des heureux et des malheureux ;
+c’était grâce à cet ordre réglé que les premiers avaient
+le devoir de secourir les seconds. Or, une idée nouvelle
+se faisait jour dans sa conscience : l’idée qu’il
+ne fallait pas se résigner à l’injustice comme à une
+nécessité. La pauvreté et la souffrance ne lui parurent
+plus simplement des occasions de faire le bien par
+tradition, par convenance : elle pensa qu’il fallait
+témoigner à ceux qu’on secourait une pitié personnelle.
+La charité, ce ne devait pas être l’exercice d’une
+vertu égoïste, mais un élan d’amour — d’amour
+chrétien.</p>
+
+<p>Cette pensée poursuivit Clarisse au cours des
+visites qu’elle fit à ses amis modestes ; la vieille
+Winiger dont les fêtes attristaient la folie, Pigueret,
+très jovial au contraire et qui réclama une lecture
+appropriée, d’autres encore auxquels elle apporta
+des paquets choisis avec soin et dont elle avait noué
+elle-même les faveurs bleu pâle. Et elle se répéta les
+mêmes choses, mais avec plus de force, en songeant
+à ses orphelines ou au petit Fabre-Gilles. Assurément
+ce dernier n’était la victime d’aucun malheur. Mais
+Clarisse, pour mieux s’occuper de lui, le rangea parmi
+ses autres protégés. Il bénéficia de cet accès généreux
+qui ne pouvait se maintenir dans les généralités
+anonymes.</p>
+
+<p>Pourtant Clarisse n’osa pas le faire inviter aux grandes
+réunions de la famille, car il n’était pas admis
+qu’on y amenât des étrangers, et elle s’exagérait elle-même
+les lois de la tribu. Elle ne tenait pas non plus
+à le livrer à la curiosité de tant de personnes. Elle
+mettait un point d’honneur à réaliser à l’insu des
+autres une œuvre dont, seule, elle concevait l’importance
+morale. Son amour-propre et sa conscience collaboraient
+ainsi à la tâche entreprise.</p>
+
+<p>Sitôt le premier janvier passé, et obéissant à cette
+recrudescence de charité active, Clarisse expliqua à
+Hubert qu’elle voulait améliorer la situation matérielle
+de ses orphelines. Hubert sortit de son portefeuille
+une liasse de billets de banque.</p>
+
+<p>— Tiens, fit-il.</p>
+
+<p>Clarisse, reconnaissante de sa générosité, essaya de
+mieux dire sa pensée, car elle savait mal exprimer
+ses délicatesses, et il ne l’avait peut-être pas comprise.</p>
+
+<p>— Inutile… Tu sais mieux que moi ce qui est
+nécessaire. Je ne te refuse pas l’argent, je te laisse
+l’exécution.</p>
+
+<p>Et il partit pour son bureau, retrouver ses jouissances
+habituelles. Sa conscience, à lui, était satisfaite
+dès qu’il avait largement versé. Clarisse fut
+déçue : elle aurait voulu faire saisir à son mari
+l’intérêt nouveau que lui inspiraient les malheureux.</p>
+
+<p>Elle se rendit à l’orphelinat et expliqua à la directrice
+les réformes qu’elle comptait introduire. Elle
+passa à travers un dortoir, s’enquit d’une petite qui
+était malade, donna des ordres. Ensuite, ayant réglé
+cette question, elle voulut s’occuper de l’autre, c’est-à-dire
+de Laurent Fabre-Gilles, puisqu’elle l’avait
+fait rentrer dans son plan général de bienfaisance.
+Mais pour cela il fallait le rejoindre, et lui faire sentir
+son autorité.</p>
+
+<p>Elle manquait de renseignements sur lui. Elle lui
+prêtait un certain état d’esprit, qui correspondait à
+ce qu’elle souhaitait, mais elle ne pouvait le situer,
+ni se représenter les détails matériels de son existence.
+Elle pensa qu’elle le garderait mieux sous sa dépendance
+quand elle saurait où il habitait, où il fréquentait,
+ce qu’il faisait. Aussi résolut-elle d’aller constater
+quel air avait sa pension. Elle n’entrerait pas, elle
+regarderait simplement du dehors.</p>
+
+<p>S’étant arrangée pour passer boulevard de la Cluse
+à une heure où elle savait le jeune homme au bureau,
+Clarisse s’arrêta sur le trottoir d’en face et considéra
+l’immeuble où il vivait. C’était une maison grise et
+sale. Au second étage, des lettres dorées, fixées au
+balcon, annonçaient l’endroit. Clarisse suivit des
+yeux la rangée de fenêtres aux rideaux blancs : laquelle
+était la sienne ? Attirée, elle traversa la rue. Une
+vieille concierge, qui sortait avec un balai et un seau
+plein d’une eau dégoûtante, crut que Clarisse voulait
+entrer et s’effaça contre le mur. Alors Clarisse entra.</p>
+
+<p>— Il faut que je sache, se disait-elle en montant
+l’escalier. Il s’est logé ici au hasard, il peut très bien
+être tombé sur des gens impossibles. Beaucoup de
+pensions abritent des étrangers suspects.</p>
+
+<p>Au second palier, elle se demanda comment expliquer
+sa démarche. Bah ! elle ferait semblant de prendre
+des renseignements pour une amie. Elle avait
+l’habitude, par ses visites de paroisse, d’aller questionner
+ainsi dans toutes sortes de maisons.</p>
+
+<p>Elle sonna. Une dame âgée, aux cheveux blancs
+tirés avec soin jusqu’à un chignon tortillé, les épaules
+couvertes d’un petit châle de tricot, vint ouvrir :</p>
+
+<p>— Vous désirez ?</p>
+
+<p>— Je viens voir si vous avez une chambre libre
+pour une personne à laquelle je m’intéresse, une amie.</p>
+
+<p>La dame fit entrer Clarisse dans un vestibule
+sombre où l’air était chargé d’une odeur de cuisine.
+D’une chambre voisine venaient les cris aigus d’un
+violon : on eût dit que le musicien invisible suppliciait
+son malheureux instrument. Les deux femmes
+pénétrèrent dans un petit salon encombré de meubles
+en peluche, de poussiéreuses plantes vertes et d’innombrables
+photographies. La dame, accompagnée
+par les gémissements du violon, expliqua à Clarisse
+les prix, le régime de la pension, puis elle
+proposa :</p>
+
+<p>— Si vous voulez voir une chambre pour vous
+rendre compte ?</p>
+
+<p>— Oui, certes.</p>
+
+<p>Elles suivirent un corridor étroit où s’affirmait
+l’odeur de soupe qui remplissait tout l’appartement.
+Clarisse pensa qu’on allait peut-être lui montrer la
+chambre de Laurent Fabre-Gilles. Elle en éprouva,
+sur le moment, presque un remords : n’était-ce pas
+de l’espionnage ? Mais sa curiosité s’excitait et l’entraînait
+à être indiscrète.</p>
+
+<p>La dame ouvrit une porte. Clarisse vit un lit de fer
+aux draps en désordre, une table de nuit chargée de
+journaux et de brochures, au milieu du tapis des
+bottines crottées, et, dans un coin, un petit squelette.</p>
+
+<p>— Nous avons ici un étudiant en médecine…</p>
+
+<p>Suspendant sa torture, le musicien s’était arrêté
+de jouer. Il sortit dans le couloir. « Le Hongrois »,
+pensa Clarisse. Et elle se sentit confuse, redouta
+l’arrivée inopinée de Laurent, voulut s’en aller.</p>
+
+<p>— Madame me donne-t-elle son nom ?</p>
+
+<p>— Je vous écrirai.</p>
+
+<p>Clarisse prit son air le plus Bourgueil pour passer
+sous les yeux du méchant violoniste, et partit.</p>
+
+<p>Dans la rue, elle décida avec force que le jeune
+Fabre-Gilles devait déménager. Cette pension ne lui
+plaisait pas du tout : c’était sale, c’était triste, c’était
+vulgaire. Et comme il était retenu tout le jour au
+bureau et qu’il ne connaissait personne à Genève,
+c’était à elle, évidemment, de lui trouver autre chose.
+Elle se souvint que sa mère lui avait recommandé à
+Florissant deux demoiselles sans fortune qui prenaient
+des pensionnaires. Elle se dirigea tout de suite
+vers l’adresse indiquée.</p>
+
+<p>Les demoiselles Moeuffre habitaient une petite
+maison à balcon de bois au bout d’un jardin très
+bien tenu. Elles-mêmes étaient aussi soignées que
+leur pelouse. L’une portait des lunettes d’acier, ce
+qui aidait à les reconnaître, car elles se ressemblaient
+étonnamment. Elles croisaient de façon identique
+leurs bras pointus sur des blouses de flanelle. Leurs
+visages jumeaux exprimaient la même timidité effarouchée ;
+on eût dit deux perruches pareilles, rapprochées
+sur le même barreau.</p>
+
+<p>La chambre qu’elles louaient était libre, leur dernière
+pensionnaire, une Anglaise, étant partie la
+semaine précédente.</p>
+
+<p>— Une dame si charmante, dit la Moeuffre à lunettes,
+qui a beaucoup voyagé, et qui raconte si bien
+ses voyages.</p>
+
+<p>Clarisse leur demanda leurs conditions. Elles répondirent
+vite, puis l’autre Moeuffre recommença la
+louange frémissante de l’Anglaise.</p>
+
+<p>— C’est la veuve d’un officier des Indes. Elle
+appartient à une excellente famille de Sussex. Elle a
+été présentée à la cour.</p>
+
+<p>La Moeuffre à lunettes joignait les mains en écoutant
+sa sœur. Toutes deux s’attendrissaient au
+souvenir de la disparue, et n’accordaient pas la
+moindre importance à qui la remplacerait. Un peu
+impatientée par ce verbiage, Clarisse déclara que
+leurs conditions conviendraient à M. Fabre-Gilles.
+Toutes deux poussèrent un cri :</p>
+
+<p>— Comment, il s’agit d’un monsieur ?</p>
+
+<p>— Oui, un jeune homme.</p>
+
+<p>— Un jeune homme !</p>
+
+<p>Une agitation naïve se peignit sur leurs figures
+pareilles sans qu’elles prissent soin de la dissimuler.
+Jamais elles n’avaient eu de pensionnaire mâle. « Ce
+n’est pas possible, pas possible », dirent-elles ensemble.
+Clarisse essaya de discuter, mais elles ne l’écoutèrent
+pas. Elles ne suspendirent leurs pépiements
+qu’en l’entendant :</p>
+
+<p>— Ma mère, M<sup>me</sup> Bourgueil, m’avait cependant
+affirmé que…</p>
+
+<p>Aussitôt elles changèrent d’avis. Madame était la
+fille de M<sup>me</sup> Jean-Étienne Bourgueil ? Si elles avaient
+su ! Elles se dévisagèrent, elles battirent des paupières,
+par assentiment, enfin celle qui portait des
+lunettes, plus hardie, déclara qu’elles acceptaient.</p>
+
+<p>— Voulez-vous voir la chambre ?</p>
+
+<p>Clarisse monta un petit escalier bien ciré et pénétra
+dans une vaste pièce qui donnait sur le jardin,
+et d’où l’on découvrait le Salève, rose dans le jour
+finissant. Un lit de cuivre s’avançait dans la chambre ;
+les murs étaient couverts d’un papier jaune pâle semé
+de marguerites, et aux fenêtres pendaient des rideaux
+de toile brodée ; le lavabo était en laqué blanc. Clarisse
+pensa que, cette fois, c’était un peu trop « jeune
+file ! » N’importe. Sans écouter les demoiselles
+Moeuffre, elle s’efforça de retenir l’aspect de ces lieux :
+Laurent dormirait ici, s’assiérait là, regarderait par
+la fenêtre, entre ces arbres noirs, cette montagne
+de rocher rose.</p>
+
+<p>Dès qu’elle fut rentrée, elle expliqua à Hubert la
+nécessité de ce changement de domicile. Hubert
+l’approuva.</p>
+
+<p>— Tu as raison. Et puis il l’écrira à sa famille, et
+nous aurons l’air de nous occuper de lui.</p>
+
+<p>Restait à décider l’intéressé principal. La cage
+était prête : il n’y avait plus qu’à le pousser dedans.
+C’est alors que Clarisse se demanda si elle n’avait
+pas été trop vite en besogne. Elle avait cédé à son
+goût de décider, et elle avait pris tant de plaisir à
+régler son sort qu’elle s’était persuadée d’avoir raison.
+Mais, si peu apte qu’elle fût à imaginer les pensées
+des autres, elle se douta qu’il serait surpris.</p>
+
+<p>Elle conseilla à Hubert de l’inviter à dîner. Il
+vint et comme elle le guettait avec une attention
+minutieuse, elle s’aperçut vite qu’il était moins
+réservé qu’à sa visite précédente. Elle s’en félicita,
+pensant qu’elle commençait à l’apprivoiser. Il fit
+des frais, et, à plusieurs reprises, de brusques sourires
+animèrent sa bouche étroite.</p>
+
+<p>Cédant aux questions de Clarisse, il parla de
+Nîmes, de la vie qu’on y menait ; il décrivit sa famille
+qui ressemblait par bien des côtés à la famille
+Bourgueil. Ce jeune étranger avait été élevé comme
+Clarisse, il se rapprochait d’elle, devenait plus normal,
+bientôt plus familier. Elle n’éprouvait pas en général
+l’attrait de ce qui est exotique ou mystérieux. Fidèle
+dans ses idées et ses sentiments à toutes ses traditions
+héréditaires, totalement dépourvue de scepticisme,
+elle préférait retrouver chez les autres ce qu’elle
+possédait déjà. Elle aurait eu horreur de se dépayser
+ou de se déclasser. Elle était contente que Laurent
+fût de sa race.</p>
+
+<p>Elle l’interrogea sur son frère aîné qui faisait de
+la littérature. Il répondit qu’on ne le voyait guère
+à la maison, sauf parfois en été, où son retour provoquait
+des orages. Il laissa deviner qu’il ne donnait
+pas une entière satisfaction à ses parents… Clarisse
+se hâta de changer d’entretien, autant par discrétion
+que pour ne pas attarder la pensée de Laurent
+sur ce fâcheux exemple. Il la suivit docilement à
+travers tous les sujets de conversation qu’elle choisit.
+Si bien que, rassurée par cette politesse qui le dissimulait
+cependant mieux encore que son silence, elle
+n’hésita pas, après dîner, à lui dire avec un air de
+ne pas y toucher :</p>
+
+<p>— Vous savez, j’ai eu de mauvais renseignements
+sur votre pension.</p>
+
+<p>— Cela ne m’étonne pas, fit-il avec bonne humeur,
+le service y est bien mal fait.</p>
+
+<p>Aussi, l’engageait-elle à déménager. Et même, pour
+lui rendre service, elle s’était chargée de lui trouver
+un autre logis…</p>
+
+<p>— Je crois, dit-elle, que c’est la solution préférable.
+N’est-ce pas, Hubert ?</p>
+
+<p>— Assurément.</p>
+
+<p>Laurent perdit sa bonne humeur. Il baissa les
+yeux, reprit son expression d’éternelle méfiance.
+Puis il voulut ajouter quelque chose, mais il vit que
+Hubert le regardait. Hubert, c’était le « patron »,
+de la même espèce que son père et ses professeurs :
+il n’osa pas le contrarier. Alors, avec une intonation
+indifférente, il répondit :</p>
+
+<p>— Vous êtes bien aimable, madame…</p>
+
+<p>Clarisse respira. Très vite, elle décrivit les demoiselles
+Mœuffre, leur intérieur confortable, leur bonne
+grâce. Mais comme Laurent, sans répondre, considérait
+avec obstination le tapis, elle finit par adresser
+son discours à Hubert, puis — celui-ci paraissant
+se désintéresser à son tour de la question — elle se
+tourna vers le feu et acheva ses dernières phrases
+en regardant les flammes.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Clarisse, agacée, affecta de rire :</p>
+
+<p>— Monsieur Fabre-Gilles, vous avez l’air de regretter
+ce que j’ai fait ?</p>
+
+<p>— Pas du tout.</p>
+
+<p>Cependant il gardait son air insensible. Clarisse
+s’arrêta de rire, fâchée contre elle-même. Elle devina
+qu’il pliait devant une volonté plus forte, mais qu’il
+conserverait un fond de rancune. Son succès, qui
+l’avait réjouie auparavant, lui parut trop facile, trop
+dangereux aussi. Alors elle dit :</p>
+
+<p>— J’ai agi dans votre intérêt.</p>
+
+<p>Il releva les yeux, étonné de cet accent plus doux,
+presque modeste, et puis, soudain, il prit congé.</p>
+
+<p>Bien des fois déjà, Clarisse s’était mêlée de l’existence
+des autres. Pourquoi éprouvait-elle un scrupule
+tardif d’avoir agi de même dans le cas présent ? Et
+tout à coup elle trouva une raison : c’est que le jeune
+homme était plus délicat, plus susceptible que les
+autres. Sous son apparence très juvénile se cachait
+bien sûr une âme ombrageuse et méditative. Elle se
+promit de mieux respecter dorénavant sa personnalité.
+Et, revoyant comme il était parti, elle eut le
+cœur serré à l’idée que peut-être, par sa faute à elle,
+il ne reviendrait plus.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VII</h2>
+
+
+<p>Clarisse, marchant d’un bon pas selon son habitude,
+s’entendit rejoindre. C’était Desnouettes qui lui demanda
+où elle allait ; comme elle lui disait qu’elle
+faisait des courses, il la supplia d’y renoncer.</p>
+
+<p>— Clarisse, j’ai besoin de vous…</p>
+
+<p>Elle devina de quoi il s’agissait ; elle avait décidé
+qu’elle ne se mêlerait plus de cette affaire, et elle
+secoua la tête. Mais il insista, très vite :</p>
+
+<p>— Non, non, ce n’est pas un service que j’ai à
+vous demander, aujourd’hui… C’est un conseil, une
+grave consultation morale…</p>
+
+<p>Il l’entraîna, ils traversèrent la rue et pénétrèrent
+dans le Jardin anglais, presque vide en cette fin
+d’après-midi. Les pelouses étaient sèches comme le
+sol des allées. Contre le ciel gris, les arbres se découpaient,
+minces, nus et fragiles, sauf quelques pins
+et quelques cèdres dont la fourrure noire rendait
+par contraste les autres branches plus frileuses. Mais
+Desnouettes ne voyait rien de cette délicatesse frissonnante.
+Il exultait :</p>
+
+<p>— Ma chère amie, j’aime… Oui, j’aime. Enfin !</p>
+
+<p>— Encore, voulez-vous dire.</p>
+
+<p>— Ne plaisantez pas, je vous prie. Souvent j’ai
+cru aimer, ce n’était que les tâtonnements d’un cœur
+aveugle. C’est cela : les tâtonnements d’un cœur aveugle.
+Aujourd’hui…</p>
+
+<p>Il poussa du pied un caillou solitaire ; il étendit les
+bras comme pour s’étirer.</p>
+
+<p>— Amoureux de qui ? demanda Clarisse.</p>
+
+<p>— Mais d’Elle, naturellement.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent au lac. L’eau était d’un vert pâle
+qui donnait froid. Une bande de mouettes criaient
+ensemble leur plainte mécanique. Des canards ramaient
+de leurs petites pattes contre le courant, et
+leur énergie désespérée ne suffisait qu’à les maintenir
+sans les faire avancer. Au ciel de grands nuages
+tristes gonflaient d’énormes joues blanches, lourdes
+de neiges prochaines. Mais Desnouettes ne sentait
+rien de toute cette mélancolie glacée : sa joie lui
+réchauffait le sang. Clarisse l’interrogea :</p>
+
+<p>— Voulez-vous parler de M<sup>me</sup> Gaillardoz ?</p>
+
+<p>— Sans doute, il n’y a qu’elle au monde.</p>
+
+<p>— Eh bien, dispensez-moi de vos confidences, car
+je ne veux rien savoir de votre intrigue.</p>
+
+<p>— Mais ce n’est pas une intrigue, s’écria Desnouettes.
+C’est l’amour, le vrai amour !</p>
+
+<p>Clarisse trouva qu’il dépassait la mesure. Elle
+voulut le ramener à des expressions plus convenables :</p>
+
+<p>— Savez-vous ce qu’elle pense de vous ?</p>
+
+<p>— Je ne lui ai encore rien dit.</p>
+
+<p>— C’est prudent : je crois qu’à vous avancer trop,
+vous risqueriez d’être déçu.</p>
+
+<p>Elle avait le ton sec de qui veut donner une leçon.
+Mais il n’y prit pas garde. Ses tics nerveux tiraillèrent
+sa face dans tous les sens, et il ajouta :</p>
+
+<p>— Attendez… si je ne lui ai rien dit encore, je lui
+ai fait comprendre… Et du moment qu’elle ne me
+témoigne aucune désapprobation, c’est que… Non,
+non, je connais les femmes.</p>
+
+<p>— En êtes-vous bien sûr ? Croyez-vous donc
+qu’elles sont toujours pareilles, et qu’aucune n’aura
+de secret pour vous ?</p>
+
+<p>Il essaya de répondre, mais Clarisse, qui ne tenait
+pas à en entendre davantage, lui coupa la parole :</p>
+
+<p>— Vous vouliez me demander un conseil. Lequel ?</p>
+
+<p>Il retint son chapeau qu’un souffle froid faisait
+s’envoler et, entraînant sa compagne le long de la
+promenade, il avoua :</p>
+
+<p>— Ce n’était qu’un subterfuge pour que vous
+m’écoutiez. Ah, Clarisse, il faut que je parle d’elle,
+et à qui d’autre qu’à vous qui saurez vous taire. Si
+vous me repoussez, j’irai tout dire au premier venu !</p>
+
+<p>Clarisse baissa la tête. Malgré elle, une sorte de
+curiosité l’attachait à ce bavardage. Desnouettes reprit,
+avec un mélange de pédanterie et d’excitation :</p>
+
+<p>— Je l’ai vue hier dans une soirée. Ravissante !
+Cette bouche rouge et petite comme une cerise, cet
+air perpétuel de se moquer. Et une délicieuse robe
+noire et blanche, drôlement ajustée : elle seule
+s’habille avec une telle hardiesse ironique. Est-elle
+une « fausse coquette », comme il y a de fausses
+maigres ? Je ne sais.</p>
+
+<p>Le portrait parut à Clarisse flatté, mais ressemblant.
+On existe donc d’une manière particulière
+aux yeux de celui qui vous recherche, pensa-t-elle.
+Tout, dans votre personne, lui est un motif à vous
+goûter davantage… Cependant Desnouettes, sans
+prendre le temps de respirer, conta les détails de la
+soirée. « Assurément, il se vante, comme toujours,
+mais peut-être moins que d’habitude. Serait-il
+aimé ? Lui, Desnouettes ? Pourquoi et qu’a-t-il
+fait pour le mériter ?… » Clarisse voulut
+s’informer :</p>
+
+<p>— Que lui avez-vous dit ?</p>
+
+<p>Il recommença ses récits enthousiastes, puis tout
+à coup s’arrêta et, la regardant d’un air soupçonneux :</p>
+
+<p>— Ah, mais vous irez la chapitrer, je le devine…
+Vous me questionnez, mais c’est pour mieux intervenir
+entre nous…</p>
+
+<p>Clarisse se mordit les lèvres et d’un ton catégorique :</p>
+
+<p>— Mon cher, si j’avais pris un instant au sérieux
+vos confidences, croyez-vous que je vous aurais
+permis de continuer ?</p>
+
+<p>Desnouettes, stupéfait, murmura :</p>
+
+<p>— Il n’y a pas à dire, quand vous voulez remettre
+les gens à leur place, cela ne traîne pas.</p>
+
+<p>— Vous imaginez-vous que ma cousine prêterait
+sincèrement l’oreille aux compliments d’un autre
+que son mari ? Mais elle devrait prendre garde de ne
+pas donner prise à la médisance, ni encourager de
+vaines illusions.</p>
+
+<p>— Vous me comprenez mal…</p>
+
+<p>— Non, je vous comprends très bien, et c’est pourquoi
+je vous avertis.</p>
+
+<p>Ils étaient parvenus au quai des Eaux-Vives et
+ils regardèrent le port dans son autre sens. Un bac
+arriva, vira au ponton en chassant des vagues et
+des canards balancés. Quelques personnes débarquèrent,
+passèrent hâtivement. Plus loin, un chaland
+était amarré : il n’avait de vivant qu’une fumée
+mince qui sortait par une cheminée de l’entrepont.
+Desnouettes parut enfin frappé par cette désolation
+de l’hiver. Il frissonna. Clarisse de son côté regretta
+sa trop brusque réponse. Si elle voulait un jour ou
+l’autre empêcher Desnouettes de commettre l’irréparable,
+il fallait demeurer son amie et conserver sa
+confiance. Elle l’interpella, en souriant un peu.</p>
+
+<p>— Parlez-moi plutôt de vos précédentes conquêtes.
+Et ne me dites pas les noms…</p>
+
+<p>Ranimé, quoique encore un peu vexé de ses remontrances,
+il fit l’important et se défendit de ne
+rien trahir. La jeune femme allait changer de sujet
+lorsque tout à coup il commença :</p>
+
+<p>— C’était une petite fleuriste…</p>
+
+<p>On le reconnaissait en entier dans ses histoires,
+avec ce qu’il avait de léger, de sincère, de prétentieux,
+d’ardent. Parfois il s’arrêtait sur une formule,
+il la répétait avec satisfaction. Ou bien, cédant à sa
+manie de psychologie, il émettait des observations
+générales… Par contraste, Clarisse songea que le
+petit Fabre-Gilles ne lui ressemblait guère. Il n’avait
+pas cette vanité trop voyante. On le devinait plus
+concentré, plus riche de sensibilité neuve et pas
+gaspillée. Elle continua le parallèle, et chaque chose
+que disait Desnouettes, elle en fit profiter l’autre.
+Desnouettes se livrait à toutes ses impulsions ; lui, il
+était réservé ; Desnouettes prêtait à la raillerie, même
+lorsqu’il était ému ; lui, il était grave. Desnouettes
+devenait vite familier, lui ne quittait jamais un air
+de noblesse hautaine. Malgré ses aventures, Desnouettes
+ignorait assurément ce qu’était l’amour, il
+manquait trop de sérieux, de force d’âme, de conviction
+profonde. Laurent Fabre-Gilles, lui, n’avait sans
+doute jamais aimé. Il était trop jeune. Mais quand
+son heure viendrait…</p>
+
+<p>— Si nous retournions sur nos pas, proposa Desnouettes
+qui avait épuisé ses histoires.</p>
+
+<p>Elle y consentit. C’était à son tour de ne plus
+entendre la plainte maussade des canots amarrés,
+tirant sur leur chaîne et claquant l’eau ; de ne plus
+voir s’ouvrir sur sa tête l’immensité triste du ciel.
+Elle avait dans le cœur un sentiment qui lui tenait
+chaud. Et elle demeurait insensible au paysage inquiet
+et neigeux.</p>
+
+<p>Le soir, Hubert se plaignit du jeune homme.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Il ne s’intéresse pas à son travail. Il commet
+des erreurs à chaque instant.</p>
+
+<p>Sans rien dire, Clarisse tourna ce grief en éloge :
+Laurent Fabre-Gilles valait mieux que sa besogne.
+Pourtant elle avait été habituée à considérer
+avec respect la banque Damien &amp; C<sup>ie</sup>. Mais
+elle décida ce soir-là que les affaires n’avaient pas
+le prestige que son ignorance leur avait longtemps
+prêté. Ce « bureau » qu’elle entendait citer tous les
+jours, perdit à ses yeux son caractère absolu.</p>
+
+<p>Hubert continua d’ennuyer sa femme en lui parlant
+de politique. Une loi, pour laquelle il avait voté,
+venait d’être repoussée par le peuple, et il s’en indignait.
+Il émettait son opinion de manière tranchante,
+comme pour signifier qu’il n’entrerait à aucun prix
+dans les raisons d’un contradicteur, d’ailleurs inexistant.
+Réfugiée au fond d’une bergère, sans penser à
+rien, Clarisse se tenait tranquille.</p>
+
+<p>Hubert arrêta net ses récriminations, s’approcha
+d’elle et voulut l’embrasser. Elle se retira.</p>
+
+<p>— Hé bien ? fit-il.</p>
+
+<p>Son ardeur politique bouillonna en lui, se transforma
+en désir. Battu sur un terrain, il voulut triompher
+sur un autre, et tout de suite.</p>
+
+<p>— Non, Hubert, laisse-moi.</p>
+
+<p>— Mais pourquoi donc ?</p>
+
+<p>Elle se dégagea des bras qui voulaient la saisir.
+C’est qu’elle venait de revoir le jardin glacé par
+l’hiver — et d’éprouver dans son cœur le sentiment
+chaleureux. Elle balbutia :</p>
+
+<p>— Je suis souffrante.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que tu as ?</p>
+
+<p>— La migraine…</p>
+
+<p>Et elle obtint sa liberté.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Quelques jours plus tard, Fanny vint chercher sa
+cousine. Clarisse, un peu étonnée de cette démarche,
+y consentit volontiers et toutes deux s’en allèrent
+chez M<sup>me</sup> de Griffeuilhe. Celle-ci les reçut au fond
+d’un salon obscur qu’on eût dit rempli de pièges
+cachés. Elle fit l’aimable avec les deux jeunes
+femmes, leur adressa quelques compliments, mais
+ne put s’empêcher, à la fin, de leur dire :</p>
+
+<p>— Je suis heureuse de vous voir ensemble, mes
+chères petites. On m’avait prétendu que vous étiez
+en froid.</p>
+
+<p>— Quelle idée, madame ?</p>
+
+<p>— C’est que vous êtes si différentes : l’une, très
+mondaine, l’autre sérieuse, l’une…</p>
+
+<p>Fanny l’interrompit :</p>
+
+<p>— Ma cousine a pour moi beaucoup d’affection.
+Vous le voyez, nous ne nous quittons guère ! C’est
+qu’elle me juge telle que je suis, sans croire les interprétations
+fâcheuses…</p>
+
+<p>Dehors, dès l’escalier, Fanny éclata de rire :</p>
+
+<p>— Est-elle mauvaise, cette vieille ! Je savais qu’elle
+disait pis que pendre de moi et prétendait que nous
+étions brouillées. J’ai tenu à me montrer chez elle
+avec vous, sous votre égide. Voilà pourquoi je suis
+venue vous chercher.</p>
+
+<p>Clarisse sourit de cette combinaison et protesta
+qu’elle n’avait guère d’autorité sur M<sup>me</sup> de Griffeuilhe.</p>
+
+<p>— Allons donc ! Vous seule trouvez grâce à ses
+yeux. Elle vous considère comme une femme modèle.
+Au fond, elle se sert de vous pour mieux vilipender
+les autres. Alors vous comprenez combien c’est
+excellent pour moi d’être garantie par vous.</p>
+
+<p>— Écoutez, Fanny…</p>
+
+<p>— Non, non, ne me grondez pas. Ne vous plaignez
+pas de me rendre service. Pour moi, je n’aime que
+les gens qui me sont utiles.</p>
+
+<p>Elle était, comme le voyait très bien M<sup>me</sup> de Griffeuilhe,
+le contraire de son interlocutrice : moqueuse,
+imprévue dans ses paroles, et câline. Clarisse se sentait
+toujours un peu choquée par elle, mais croyait
+devoir lutter contre cette impression. Fanny reprit :</p>
+
+<p>— Avez-vous grande envie de continuer ces visites ?
+Je meurs de soif. Allons goûter quelque part. Tenez,
+à la Métropole.</p>
+
+<p>De son premier mouvement, Clarisse allait refuser.
+Et puis, toujours pour se vaincre, elle accepta.</p>
+
+<p>Comme elles entraient dans le hall de l’hôtel, au
+son de musiques faciles, un homme se leva d’une table
+et vint à leur rencontre. C’était Desnouettes.</p>
+
+<p>— Chère amie, je commençais à être d’une impatience…</p>
+
+<p>Fanny regarda Clarisse avec son demi-sourire de
+côté, et dit :</p>
+
+<p>— Cela aussi, c’était combiné. Asseyons-nous.</p>
+
+<p>Clarisse s’assit, vexée. Quel rôle lui faisait-on jouer
+là ? Très droite sur sa chaise, évitant de regarder sa
+cousine, elle considéra Desnouettes. Il était selon son
+habitude, nerveux et essoufflé. Il entourait les deux
+femmes d’un tourbillon incessant de paroles. On eût
+dit un jongleur faisant bondir dans l’air des boules
+brillantes et toujours relancées.</p>
+
+<p>Sans l’interrompre, Fanny beurrait son pain grillé
+et le dévorait. Clarisse se demanda comment elle pouvait
+se contenter d’un pareil bavardage. Un homme
+qui ne sait pas se taire, songea-t-elle, n’est pas un
+homme séduisant. Mais Fanny saurait-elle deviner
+chez quelqu’un sa vie intérieure ? Et alors, cessant
+de blâmer ce rendez-vous, l’empressement du jeune
+homme, la complaisance de la jeune femme, Clarisse
+se borna à les écouter avec une grave ironie. Elle
+éprouva le sentiment agréable d’être supérieure à sa
+cousine, d’être meilleure qu’elle, et, quoique moins
+jolie, moins élégante et moins spirituelle, plus apte
+à comprendre les finesses morales.</p>
+
+<p>— Vous rappelez-vous, dit Desnouettes, notre promenade
+au bord de l’Arve, quand vous vous êtes
+tellement mouillé les pieds…</p>
+
+<p>— Prenez garde, s’écria Fanny, M<sup>me</sup> Damien
+ignore le secret de nos rencontres. Vous évoquerez
+plus tard ce souvenir.</p>
+
+<p>Soudain Clarisse vit Desnouettes s’interrompre
+d’un air piteux, comme le jongleur lorsqu’il laisse
+tomber ses boules. Fanny dit, paisiblement :</p>
+
+<p>— Voici mon mari.</p>
+
+<p>Et comme Clarisse se retournait, elle ajouta :</p>
+
+<p>— Je lui ai dit de venir nous rejoindre ici dès qu’il
+serait libre.</p>
+
+<p>Décidément, Clarisse n’y comprenait plus rien.
+Avec lequel de ces deux hommes Fanny était-elle
+sincère ? Lequel voulait-elle rendre jaloux ? Gaillardoz
+s’avança entre les tables, dit bonjour sans la moindre
+surprise et s’installa avec la préoccupation de confort
+qu’il apportait dans toutes les circonstances.</p>
+
+<p>Clarisse s’irrita contre lui, contre ses épaules carrées,
+son corps bien nourri, sa voix sonore. Ne voyait-il
+pas que Desnouettes faisait la cour à sa femme ? Et
+s’il le voyait, pourquoi conservait-il sur sa face pleine
+un sourire d’homme épris et rassuré ? Ce colosse aurait
+renversé son fébrile rival du revers de la main ; pourquoi,
+avec tous les attributs de la force, n’usait-il pas
+de son autorité ? Les gens qui l’entouraient, qui bavardaient
+aux tables voisines, cette musique de violons,
+ce va-et-vient, parurent à Clarisse d’une médiocrité
+affreuse. La salle était vide. Il y manquait
+quelque chose, — ou quelqu’un, — pour redonner la
+vie à cette foule sans âme, un sens élevé à ces paroles
+vaines.</p>
+
+<p>Desnouettes, qui avait passé par l’étonnement, la
+gêne, la colère, recommença de parler. De nouveau
+ses boules de jongleur dessinèrent dans l’air des figures
+fugaces. Fanny montra à la foule un visage innocent.
+« Pourtant, se dit Clarisse, elle est peut-être coupable ! »
+Mais aussitôt elle repoussa cette idée en se
+reprochant de l’avoir formulée. Elle la repoussa par
+honnêteté native, par solidarité de famille, et aussi
+faute d’imagination pour la développer. Elle n’ignorait
+pas l’existence du mal, certes, mais elle ne l’avait
+jamais constaté dans son entourage. Elle ne lui prêtait
+aucun attrait. Elle y pensait comme à une chose
+triste et étrangère. Ce désir, qui ne la quittait pas,
+d’être bienveillante et loyale, l’avait toujours empêchée
+d’observer utilement autour d’elle. Le sentiment
+de son propre devoir à accomplir détourne d’autrui.</p>
+
+<p>Alors elle se morigéna, elle s’obligea à être aimable,
+à quitter son « air Bourgueil ». Gaillardoz lui répondit
+avec cordialité. Sous ses gros sourcils, touffus comme
+des moustaches, il avait des yeux plus ironiques qu’on
+ne le pensait d’abord. Sa bonne humeur, son sang-froid
+suffirent à dissiper le malaise provoqué par son
+apparition. Et grâce à lui, il n’y eut plus rien que de
+régulier et de légitime autour de cette table.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On avait indiqué à Clarisse, qui avait besoin de
+dentelles, une marchande « en chambre » chez laquelle
+on trouvait des « occasions » extraordinaires.
+C’était à la Servette. Clarisse ne connaissait guère
+ce quartier de jardins étroits, de villas démodées
+parmi lesquelles se dresse, de loin en loin, une vaniteuse
+maison à cinq étages, toute neuve. Elle suivit
+des rues solitaires qui se coupaient au hasard, s’égara,
+et, comme elle cherchait auprès de qui se renseigner,
+elle n’entendit que le sifflement d’un merle. Par-dessus
+la haie, elle le regarda qui sautillait sur le
+sable d’une allée, tournait son bec jaune vers elle,
+et recommençait éperdument à dire sa joie.</p>
+
+<p>Continuant sa marche, plus lente, Clarisse s’étonna
+de prendre plaisir à flâner. C’était une de ces journées
+de printemps hâtif, promesse soudaine que la
+saison ne tient pas toujours, mais qui suffit à attendrir.
+Clarisse qui, d’habitude, préférait l’air vif ou
+même la bise d’hiver, savoura cette tiédeur, et
+songea avec complaisance au prochain renouveau,
+comme si elle en espérait quelque chose.</p>
+
+<p>Elle finit par trouver le rez-de-chaussée, au fond
+d’un enclos déjà rempli de primevères, où M<sup>me</sup> Grandchamp,
+la dentellière, tenait son commerce. Elle fit
+quelques achats à cette forte femme, de ton énergique,
+à la poitrine rebondie, puis, comme elle s’en
+allait, elle croisa presque sur le seuil son oncle,
+Amédée Roset. Il parut surpris, inquiet même de
+la voir :</p>
+
+<p>— Que faites-vous donc ici, Clarisse ? Vous connaissez
+M<sup>me</sup> Grandchamp ?</p>
+
+<p>Cependant, rebroussant chemin, il entraîna la
+jeune femme dans l’avenue. Elle expliqua :</p>
+
+<p>— C’est une très brave femme qu’on m’a recommandée.
+Elle vit seule et a besoin de gagner.</p>
+
+<p>Il soupira. Clarisse, croyant qu’il n’avait pas entendu,
+reprit d’une voix plus haute :</p>
+
+<p>— Je ne connaissais pas ce quartier. Je le trouve
+charmant, retiré, silencieux…</p>
+
+<p>Ils marchaient sur un trottoir de terre battue où
+ils étaient les seuls promeneurs. A gauche et à droite,
+de petits pavillons essayaient de se dissimuler derrière
+des bosquets sans feuilles. Elle ajouta :</p>
+
+<p>— Je ne pensais pas vous y rencontrer.</p>
+
+<p>Cette fois l’oncle Amédée toussa, la dévisagea avec
+ce regard triste qui lui donnait l’air d’un pauvre honteux.
+Il releva le col du paletot verdâtre qu’il portait
+toujours, puis désignant de sa canne une bâtisse
+entourée d’échafaudages :</p>
+
+<p>— Tenez, fit-il, ils achèvent le toit.</p>
+
+<p>Des longues années qu’il avait passées chez un
+architecte — toute son existence de petit employé, — il
+avait conservé un goût très vif pour la construction ;
+l’intérêt de son vieil âge était de suivre le
+progrès des travaux publics. Il partait pour des
+après-midi entières et allait, comme à des rendez-vous,
+surveiller aux quatre coins de la ville des
+édifices nouveaux qui s’élevaient vers le ciel. L’érection
+d’un monument le passionnait pendant des mois,
+et rien n’égalait la curiosité qu’il promenait parmi
+les démolitions de quartiers insalubres.</p>
+
+<p>— D’ici dix ans, murmura-t-il avec orgueil, il y
+aura ici des rangées d’immeubles.</p>
+
+<p>Rassuré comme chaque fois qu’il menait la conversation
+et n’appréhendait pas d’être interrogé, il
+déclara :</p>
+
+<p>— Hubert m’a parlé de vos réparations à la
+Cômerie. J’irai voir cela un de ces jours.</p>
+
+<p>Clarisse cherchait toujours à faire plaisir ; elle
+lui proposa :</p>
+
+<p>— Hubert doit y aller bientôt : vous devriez
+l’accompagner.</p>
+
+<p>Il la comprit, et ses yeux brillèrent de confiance.
+Clarisse ne l’intimidait pas comme les autres personnes,
+parce qu’elle le laissait parler et ne lui
+posait jamais de questions. Il l’aimait bien. Il admirait
+sans rancune son existence heureuse et régulière,
+son esprit de décision, et ce qu’il appelait sa chance.
+Car l’humanité pour lui se partageait en veinards
+et en déveinards. Il se rangeait sans hésiter, avec
+résignation, parmi les derniers, tandis que sa nièce
+resplendissait loin de lui, dans le paradis de la
+bonne fortune. Et comme il était superstitieux, il lui
+était reconnaissant de ses moindres attentions qu’il
+prenait pour des fétiches.</p>
+
+<p>Il lui saisit la main, la serra dans ses doigts maigres
+aux ongles trop longs.</p>
+
+<p>— C’est entendu, ma chère enfant. Hubert m’écrira
+le jour et l’heure, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Il fit mine de s’en aller tout à coup, fuyant, selon
+son habitude, l’adieu qu’il n’aurait point entendu,
+mais il s’arrêta, et d’une voix changée :</p>
+
+<p>— Je connais M<sup>me</sup> Grandchamp. C’est une vieille
+amie. Vous avez raison, elle est femme de mérite,
+et elle travaille… Que voulez-vous ? Elle n’a pas eu
+de chance.</p>
+
+<p>Puis, craignant d’en avoir trop dit, il s’échappa
+de son petit pas pressé.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VIII</h2>
+
+
+<p>— Hubert, iras-tu bientôt voir les travaux de la
+Cômerie ?</p>
+
+<p>Hubert leva les épaules avec incertitude. Une
+révolution venait d’éclater au Mexique, et justement
+il était engagé à fond dans des affaires mexicaines.
+Depuis une semaine, la lecture des dépêches
+et des cotes donnait à cet homme d’apparence ennuyée
+des émotions délicieuses. A vrai dire, le côté
+réel de la crise le touchait peu : les massacres, les
+incendies, les crimes qui se succédaient là-bas ne
+constituaient pas à ses yeux des faits, mais des signes.
+Les entreprises qu’exprimaient les titres menacés — chemins
+de fer, ports, compagnies d’eaux et d’éclairage, — il
+ne se les représentait guère, n’étant pas
+ingénieur, mais banquier. Sa spéculation, semblable
+sur ce point à la spéculation métaphysique des philosophes,
+était abstraite, désintéressée des choses,
+pure même de toute avidité pécuniaire. Il n’avait
+pas peur de se ruiner. Devant le risque, il éprouvait
+une clairvoyance extraordinaire, à peine fiévreuse.
+Sa jouissance, comme il arrive chez les
+grands voluptueux, était lucide. Mais c’était une
+jouissance chaste et une volupté toute cérébrale,
+faite de calcul et d’hypothèse. Que lui importait la
+Cômerie !</p>
+
+<p>Il pria donc Clarisse, sans lui donner d’explications,
+d’y aller à sa place et d’emmener l’oncle Roset
+comme il avait été convenu.</p>
+
+<p>— Mais quel jour choisir ?</p>
+
+<p>Clarisse allait répondre au hasard, puis elle se
+reprit :</p>
+
+<p>— Demain, dit-elle, je ne peux pas. Jeudi, c’est
+le jour de maman. Vendredi… je ne peux pas non
+plus… Reste samedi.</p>
+
+<p>— Eh bien, samedi, c’est entendu.</p>
+
+<p>— Mais, j’y songe, samedi le bureau ferme à midi.
+Si je proposais au petit Fabre-Gilles de venir avec
+nous. Il y a bien longtemps que nous n’avons rien
+fait pour lui. Qu’en penses-tu ?</p>
+
+<p>— Comme tu voudras…</p>
+
+<p>— Eh bien, je lui écrirai. Tu es bien d’accord ?</p>
+
+<p>Hubert, préoccupé du Mexique, acquiesça. Clarisse
+écrivit à l’oncle Roset. Puis il fallut prévenir
+Laurent. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle lui
+avait imposé de déménager. Or dans l’intérêt même
+de la tâche qu’elle avait assumée, il ne fallait pas qu’il
+eût d’elle une opinion défavorable. Elle devait acquérir
+sur lui une influence utile. Cette promenade à la
+Cômerie lui permettrait de le revoir et de lui faire
+comprendre que sa sollicitude n’était dictée que par
+une sincère sympathie.</p>
+
+<p>Le samedi, vers deux heures, l’oncle Amédée et
+le petit Fabre-Gilles se trouvèrent à la gare. Clarisse
+les présenta l’un à l’autre, rapidement, puis elle les
+emmena vers le train. Dans le wagon, elle fut obligée
+de parler toute seule, car ils se taisaient tous deux,
+pour des raisons différentes. Ensuite, ayant fait les
+efforts qu’elle jugeait convenables, elle se mit à
+regarder par la portière. Hors de ville, dans la banlieue,
+c’était un paysage gris et brun de premier
+printemps. Le long des haies, les bourgeons commençaient
+à rougir. Aux jardins de maraîchers, aux villas
+minuscules succédèrent des prés bordés d’arbres, de
+vrais chemins de campagne.</p>
+
+<p>A la station où ils descendirent, ils étaient attendus
+par un cocher à grosses moustaches, à casquette
+plate, qui menait une victoria fatiguée. Clarisse
+expliqua à Laurent que la Cômerie appartenait depuis
+cent vingt ans à la famille de son mari. Il l’écoutait
+avec une politesse déférente, et se félicitait de ne pas
+être au bureau.</p>
+
+<p>— Vous verrez, ajouta-t-elle pendant le trajet de
+la station au village, on se croirait ici dans un pays
+perdu. Nous avons des chênes magnifiques, des bois,
+un vieux hameau groupé autour de sa fontaine. Sur
+la place s’ouvre la grille de notre cour ; on entre,
+d’un côté il y a la ferme basse et noire, et, vis-à-vis,
+la maison dont les autres faces donnent sur un parc
+à moitié abandonné.</p>
+
+<p>Le parc n’était pas si abandonné que le disait Clarisse.
+Mais elle cédait à l’envie de rendre sa maison
+plus séduisante, de peindre le fond de son propre
+portrait. Pourtant elle suspendit des descriptions plus
+intéressées que des éloges, et demanda à son oncle :</p>
+
+<p>— Vous n’avez pas froid ?</p>
+
+<p>Il fit signe que non et elle lui sourit. Elle voulait
+qu’il fût content, et qu’il eût entre eux trois une
+entente de bonne camaraderie.</p>
+
+<p>Comme ils approchaient du village, ils dépassèrent
+le facteur et Clarisse fit arrêter la voiture :</p>
+
+<p>— Bonjour, Monney, comment vont vos rhumatismes ?</p>
+
+<p>Le facteur les rejoignit en traînant la jambe, et
+souleva sa casquette.</p>
+
+<p>— Bonjour, madame Damien, merci, ça va.</p>
+
+<p>Clarisse lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle
+n’était pas encore accouchée ? Savait-on quelque
+chose du dernier fils qui était à la caserne ? Elle
+posait ces questions d’une voix nette, en personne
+qui veut se tenir au courant. Laurent, pensa-t-elle,
+la connaîtrait mieux après cette après-midi passée
+ensemble : il sentirait qu’elle était décidée, pratique,
+et qu’il n’avait, comme les autres, qu’à se remettre
+à elle pour se laisser conduire.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent au hameau, passèrent la grille, et
+descendirent de voiture dans la cour.</p>
+
+<p>— Regardez, mon oncle, voici les premiers travaux.
+On a refait le portail qui vraiment menaçait
+ruine. Et puis on a pratiqué des mansardes dans le
+toit.</p>
+
+<p>L’oncle Roset déclara :</p>
+
+<p>— Le portail, c’était nécessaire. Mais ces mansardes !
+Comment avez-vous pu faire ces mansardes ?
+Elles rompent toute l’harmonie de la façade…</p>
+
+<p>— Hubert tenait à avoir des chambres nouvelles.</p>
+
+<p>Le vieil homme fronça les sourcils, fit la moue, en
+personnage compétent auquel on demande une expertise.</p>
+
+<p>— Il aurait fallu respecter les proportions. Elle est
+jolie, votre façade, les proportions du toit n’y sont
+plus.</p>
+
+<p>Il se recula, dessina dans l’air avec des gestes la
+silhouette de la maison. Clarisse se rapprocha de
+Laurent qui, éloigné de quelques pas, releva sur elle
+avec une soudaine confiance ses paupières toujours
+baissées. Alors, elle fut certaine qu’il n’avait aucun
+ressentiment et, rassurée, lui dit à mi-voix :</p>
+
+<p>— Voilà mon oncle qui s’indigne !</p>
+
+<p>Laurent sourit. Son visage, rajeuni encore par cette
+gaieté, parut celui d’un gamin. Elle ne voulut pas
+laisser voir combien il lui plaisait et, se retournant :</p>
+
+<p>— Ah, voilà M<sup>me</sup> Lecerf !</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Lecerf, la fermière, était une personne importante
+et malade, hautaine et pâle. Lorsque Clarisse
+s’informa de sa santé, elle prit une expression aigrement
+ironique et répondit qu’elle avait craché du
+sang tout l’hiver. Ensuite elle ajouta que les ouvriers
+lui avaient donné bien du tracas.</p>
+
+<p>— Des malhonnêtes gens, madame. Et puis qui
+salissent partout.</p>
+
+<p>— Mais c’est fini maintenant, dit Clarisse.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Lecerf en convint avec amertume. Poussant
+une série de soupirs, elle sortit des clefs de son tablier
+pour ouvrir les portes. Clarisse proposa aux deux
+hommes, pendant ce temps, de faire le tour de la
+maison.</p>
+
+<p>De l’autre côté, devant le perron sur lequel donnaient
+des portes-fenêtres, s’étendait une terrasse
+sablée où foisonnaient les mauvaises herbes, puis
+une pièce d’eau dont la bordure de pierre était
+rongée de mousses jaunes ; plus loin s’étendait une
+vaste pelouse. A gauche, se dressait un noyer, puis
+des chênes dont les silhouettes dépouillées frémissaient.
+Au bout du pré, s’allongeait transversalement,
+bordée de haies, la route où il ne passait presque
+jamais personne. Après, les champs et les arbres
+reprenaient. Clarisse expliqua à Laurent :</p>
+
+<p>— C’est ici que nous nous tenons le soir, dans la
+belle saison. Même durant les plus grandes chaleurs,
+il y a toujours de l’air.</p>
+
+<p>Elle voulait que Laurent considérât cette maison,
+ce jardin comme des lieux où il était bon de vivre.
+L’oncle Amédée partageait cet avis. Sans jalousie,
+d’un ton sentencieux où il faisait tenir sa philosophie
+simpliste de l’existence, il dit :</p>
+
+<p>— Ah, vous avez de la chance de vivre ici !</p>
+
+<p>— Ou bien, continua Clarisse, nous nous installons
+sous le noyer. Le bassin de pierre est presque
+vide aujourd’hui, mais quand nous sommes là on le
+remplit et on fait marcher le jet d’eau… Et puis,
+regardez mes rosiers.</p>
+
+<p>Contre la façade grise aux volets bleus montaient
+des treillages où se suspendaient des ramures sèches.
+Mais l’intensité de persuasion de la jeune femme
+était telle que Laurent crut entendre retomber l’eau
+dans le bassin et crut voir fleurir les roses.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Lecerf vint leur dire que la maison était
+ouverte. Ils retournèrent. Comme l’atmosphère du
+vestibule était froide, l’oncle Amédée alla chercher
+son foulard qui était resté dans la voiture. La fermière
+monta au premier étage et Clarisse emmena
+Laurent.</p>
+
+<p>— Venez avec moi, dit-elle. Je vais vous montrer
+le salon.</p>
+
+<p>Profitant du demi-jour qui régnait dans le vestibule,
+ils suivirent un corridor qu’imprégnait une
+odeur de prune et de moisi, puis entrèrent à tâtons
+dans une pièce complètement obscure mais qu’on
+devinait vaste à cause de sa sonorité.</p>
+
+<p>— Je ne voudrais pas me cogner aux meubles,
+dit Clarisse. Avez-vous des allumettes ?</p>
+
+<p>Il avait une boîte, il frotta. La petite flamme
+laissa entrevoir des fauteuils et des chaises drapés
+de housses et assemblés sous un lustre. Puis l’allumette
+s’éteignit et ils se retrouvèrent dans l’obscurité.</p>
+
+<p>— Recommencez, fit Clarisse, je ne m’y reconnais
+plus.</p>
+
+<p>Laurent alluma encore, et ils avancèrent. Cette
+fois ils étaient devant une grande glace verdâtre qui
+renvoya bizarrement leurs vagues images. Ils ne
+dirent rien, et, au bout d’un instant, l’allumette
+s’éteignit. Impatientée, Clarisse avança de quelques
+pas pour gagner une fenêtre, mais elle heurta un meuble
+et s’arrêta, désorientée. Son optimisme avait disparu.
+Elle souhaita que le jour se fît, car elle éprouvait
+une angoisse puérile à être dans le noir. Il lui sembla
+que cette invisibilité lui conférait une liberté étrange,
+comme si l’ombre supprimait sa personnalité et la
+rendait pareille à n’importe qui : elle ne possédait
+plus ni visage ni nom. Pendant une seconde, elle eut
+l’indéfinissable impression d’être au bord de tout le
+possible, de tout l’improbable… Laurent fit entendre
+son petit rire bref :</p>
+
+<p>— Mes allumettes ne prennent pas !</p>
+
+<p>Alors Clarisse s’aperçut au son de sa voix qu’il
+s’était éloigné d’elle. Elle l’avait cru tout près, à
+portée de la main, mais il était à l’autre bout de la
+pièce. Elle s’avança, trouva une fenêtre, l’ouvrit,
+poussa énergiquement les volets : le soleil entra d’un
+coup et l’auréola d’une lumière dorée.</p>
+
+<p>— Aidez-moi.</p>
+
+<p>Il se mit à ouvrir les volets avec entrain. Quand
+ils eurent fini, ils se retournèrent. Toutes les ombres
+avaient disparu, l’odeur de prune se dissipait : dans
+la vaste pièce sans mystère, les choses et les gens se
+trouvaient à leur place.</p>
+
+<p>— Je vous oblige à travailler, dit Clarisse.</p>
+
+<p>Elle vit se lever vers elle le regard de ses prunelles
+marron, chargé cette fois d’une expression inédite de
+bonne amitié. Et elle éprouva de nouveau le besoin
+de s’expliquer.</p>
+
+<p>— Vous savez, je n’ai jamais aimé les paresseux.
+Moi-même, je m’occupe beaucoup, j’agis de mille
+manières. On me plaisante là-dessus dans ma famille.
+On me dit que…</p>
+
+<p>Bien qu’il ne lui eût rien demandé, elle s’efforça
+de le renseigner sur elle. Elle ne se contenait plus de
+lui faire connaître le décor de son existence, elle
+voulait qu’il la connût elle-même. En prenant les
+devants, elle ne lui permettrait pas de la juger de
+façon indépendante. Elle alla jusqu’à dire du mal
+de sa personne, en se moquant : elle avoua qu’elle
+était autoritaire, exigeante, susceptible. Raconter
+ses défauts, c’est encore parler de soi, mais elle prenait
+garde de ne pas les montrer sous un jour antipathique.
+Avec quelqu’un d’autre, elle se serait peut-être
+méfiée, mais vis-à-vis de ce tout jeune homme,
+qui ne témoignait d’aucune ironie, elle se laissait
+aller à sa propre duperie. Le principal c’était d’intéresser
+Laurent.</p>
+
+<p>L’oncle Amédée vint les rejoindre.</p>
+
+<p>— Et ici ?</p>
+
+<p>— Le plafond a été remis en état.</p>
+
+<p>Ils levèrent les yeux tous les trois, mais l’oncle
+Amédée seul fut sincère.</p>
+
+<p>— Bon, fit-il en connaisseur, ça va bien.</p>
+
+<p>Laurent voulut dire quelque chose à son tour et
+demanda qui était le portrait accroché en face d’eux :
+un homme maigre, d’une cinquantaine d’années, aux
+moustaches tombantes, à l’expression ennuyeuse et
+découragée.</p>
+
+<p>— C’est mon beau-père. Il est mort il y a dix ans.</p>
+
+<p>— Je l’ai pas mal connu autrefois, s’écria l’oncle
+Amédée. Nous lui avons bâti un petit hôtel aux
+Tranchées, dans un style trop riche. Pauvre homme !
+Il a perdu sa femme à la naissance d’Hubert. Il a
+cherché à faire une carrière politique, il n’a récolté
+que des insuccès. Il était malade du cœur. Il est
+mort dans un accident d’ascenseur.</p>
+
+<p>Il s’approcha du portrait qui le regardait d’un air
+amer et dégoûté, et il l’interpella, avec défi :</p>
+
+<p>— Un déveinard !</p>
+
+<p>Puis il se tourna vers Laurent :</p>
+
+<p>— Et vous, jeune homme, avez-vous de la chance ?</p>
+
+<p>Laurent parut interdit, ensuite il se mit à rire :</p>
+
+<p>— Oui, dit-il.</p>
+
+<p>Son interlocuteur l’observa d’un œil soupçonneux
+afin de savoir comment se manifestait pour lui la
+Fortune. Il était jeune, charmant de sa personne,
+avec, sous sa politesse et sa réserve, une ardeur
+qu’il devina. Alors le bonhomme eut un soupir.</p>
+
+<p>Ils montèrent au premier. Sur les marches usées
+et basses de l’escalier, traînaient des feuilles mortes
+de l’automne précédent. Contre le papier du mur
+apparaissaient des taches d’humidité : traces froides
+de l’hiver. Ils entrèrent dans une chambre, tendue
+d’andrinople rouge, et le plancher endormi craqua
+sous leurs pas comme s’il s’éveillait. Des plaques de
+suie étaient tombées dans l’âtre. Ici, cela sentait le
+bois frais et la cretonne. Longtemps fermée, la maison
+conservait dans chacune de ses pièces une odeur
+particulière.</p>
+
+<p>Clarisse ouvrit une armoire qui résista, grinça pour
+se plaindre : au fond, elle retrouva une ombrelle
+qu’elle avait oubliée et qui l’attendait. Ce fut une
+petite secousse donnée à sa mémoire d’où montèrent
+de vagues rappels, des réminiscences qu’elle n’aurait
+pu préciser mais qui l’émurent. Elle eut, l’espace
+d’une minute, la notion aiguë, désespérante, du temps
+qui s’en va et qui ne reviendra jamais et qu’on n’a
+peut-être pas employé comme il aurait fallu. Avec
+une soudaine mélancolie, elle songea à tous les étés
+qu’elle avait déjà vécus dans cette maison, aux innombrables
+journées de lumière, aux innombrables
+nuits d’étoiles qui avaient déjà passé sur ce vieux
+toit de tuiles.</p>
+
+<p>Elle marcha à la fenêtre et s’y accouda. La différence
+était bizarre à sentir, entre l’air tiède du dehors
+et l’air refroidi du dedans. Mais celui du dehors
+pénétrait de plus en plus, circulait d’une chambre à
+l’autre grâce aux portes restées ouvertes. Cela faisait
+un léger courant d’air réchauffé, un flottement tiède.
+L’atmosphère devenait de plus en plus agréable à
+goûter : on en sentait la caresse sur le visage. Et ce
+souffle moite comme une haleine faisait éclore la
+maison, les meubles, les rideaux, les souvenirs, qui
+étaient restés engourdis pendant de longs mois.
+Étreinte par le soleil de mars, la Cômerie s’animait,
+souriait comme une femme entre les bras de celui
+qu’elle aime.</p>
+
+<p>A côté de Clarisse, et subissant comme elle l’influence
+de cet éveil mystérieux, se tenait Laurent.
+Tournant le dos à la pénombre humide de la maison,
+ils se penchèrent vers la terrasse, les prés, l’œil
+glauque de la pièce d’eau, et respirèrent la douceur
+de ce jeune paysage verdoyant par places de petites
+feuilles et de nouvelles pousses. Un jour, cette terre
+à peine vêtue, ces arbres presque dépouillés encore
+se réjouiraient de feuillages complets, d’herbes hautes
+et de floraisons. Ce serait au bout d’un lent travail
+dont la jeune femme et son compagnon pressentaient,
+sans bien les concevoir, les débuts, les tâtonnements,
+la persévérance… Soudain, interrompant leur contemplation
+paresseuse, quelque part, un coq chanta.
+Et très vite, après un premier éclat de voix, il recommença
+ses appels, il les lança dans toutes les directions,
+il les affirma comme s’il eût craint de n’être
+pas compris.</p>
+
+<p>Alors Clarisse se détourna vers Laurent. Rapprochés
+par l’étroitesse de la fenêtre à laquelle ils s’appuyaient,
+elle voyait de près son visage allongé, ses
+yeux attentifs, sa bouche étroite et sérieuse. Elle
+le dévisagea, le dominant de sa personne. Elle devina
+qu’il n’était pas insensible à cette tiède après-midi ;
+elle le sentit prêt à lui obéir comme un docile
+enfant auquel elle dicterait ses devoirs.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Lecerf cria d’en bas que le goûter était préparé
+dans la salle à manger. Ils y descendirent et
+furent rejoints par l’oncle Amédée qui revenait de
+la nouvelle salle de bains. La fermière avait allumé
+un feu de bois dans le poêle de faïence ancienne, qui
+ronflait comme un orgue. Sur la table elle avait préparé
+du thé, des confitures, un gros pain de ménage.</p>
+
+<p>— Mon oncle, s’écria Clarisse, laissez-moi vous
+servir !</p>
+
+<p>Le bonhomme retira son foulard et regarda autour
+de lui avec satisfaction. Les proportions de cette
+pièce à boiseries lui avaient toujours plu. Et puis
+l’amitié qu’il portait à sa nièce s’attendrissait devant
+les tartines qu’elle lui préparait d’une main sûre,
+sans faire de miettes inutiles. Et il murmura avec un
+air de confidence :</p>
+
+<p>— Vous savez, Clarisse, vous auriez pu faire votre
+salle de bains dans l’autre aile. J’ai pris des mesures.</p>
+
+<p>Il sortit son carnet où il avait inscrit des chiffres
+et il exposa complaisamment son idée, avec la certitude
+facile des personnes qui n’entendent jamais les
+objections. Puis, penché sur sa tasse fumante, les
+yeux à mi-clos de plaisir et suçant sa tartine, il interpella
+Laurent :</p>
+
+<p>— Eh bien, jeune homme, vous plaisez-vous dans
+la banque ?</p>
+
+<p>Enhardi, il posait cette question parce qu’il était
+sûr de la réponse. Mais Laurent, répliquant à côté,
+dit qu’il avait beaucoup travaillé durant la semaine
+et M. Roset redevint soucieux, mit sa main en cornet.
+Clarisse s’empressa d’intervenir :</p>
+
+<p>— Vrai ? Vous avez travaillé tant que cela ?</p>
+
+<p>— Certainement, madame. Hier c’était la fin du
+mois : j’ai dû rester au bureau jusqu’à deux heures
+du matin…</p>
+
+<p>— C’est juste, mon mari est rentré tard. Mais
+alors vous devez être très fatigué…</p>
+
+<p>Déjà elle le plaignait. Lui se rengorgea, puis, avec
+son petit rire bref, nerveux comme un sanglot, il
+ajouta :</p>
+
+<p>— Et ce matin, j’y étais de nouveau à huit heures…</p>
+
+<p>— Voulez-vous que je demande à mon mari de
+vous dispenser…</p>
+
+<p>Il l’interrompit, protesta. Clarisse lui dit :</p>
+
+<p>— Racontez-moi pourquoi vous avez été retenu
+si tard.</p>
+
+<p>Laurent, satisfait de révéler à des ignorants des
+choses qu’il ne connaissait lui-même que depuis peu,
+expliqua son travail. Il parla du bureau comme un
+écolier parle de sa classe. Il décrivit ses chefs, ses
+camarades, leurs relations réciproques, il cita quelques-unes
+de leurs plaisanteries favorites, de leurs
+surnoms. Clarisse s’étonna qu’il fût devenu si bavard :
+dans sa voix passait même quelque accent
+du midi. Ce qu’il disait lui sembla un peu mesquin,
+mais en l’écoutant elle le regardait, et elle trouva
+dans sa personne l’intérêt que n’offrait pas son discours.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Lecerf revint sur ces entrefaites et pria aigrement
+Clarisse de visiter le poulailler. Elle n’en avait
+guère envie, pourtant elle crut devoir y aller et dit
+aux deux hommes :</p>
+
+<p>— Attendez-moi, je reviens dans quelques minutes.</p>
+
+<p>La fermière la mena à travers la cour et lui montra
+d’abord le grand marronnier dont la maîtresse
+branche, en janvier, s’était brisée sous le poids de la
+neige. Les deux petites filles de M<sup>me</sup> Lecerf les rejoignirent.
+Leur mère les obligea à dire bonjour,
+et ce fut long, car elles commencèrent d’abord par
+pleurer. On put enfin obtenir d’elles un marmottement
+confus derrière des coudes levés qui fut jugé suffisant.</p>
+
+<p>Le poulailler avait été rebâti en briques. M<sup>me</sup> Lecerf
+en fit valoir d’un air pincé le mérite :</p>
+
+<p>— Voilà les poules mieux logées que bien des malheureux…
+Petites, petites, petites.</p>
+
+<p>Claire dut assister à une distribution de grains. La
+fermière les répandait avec hauteur, mais elle n’égalait
+pas la superbe du coq, verni de rouge et de jaune,
+qui affectait de ne rien voir et marchait avec précaution
+le long du grillage. « Est-ce lui, songea Clarisse
+qui chantait si fort tout à l’heure ? » Elle revécut en
+un éclair l’impression si nouvelle qu’elle avait eue
+à écouter ce cri redoublé d’espérance lorsqu’elle était
+penchée au-dessus du jardin à côté du petit Fabre-Gilles
+et serrée contre lui. Inattentive désormais à
+M<sup>me</sup> Lecerf, elle retourna vers la maison.</p>
+
+<p>Comme elle approchait de la salle à manger, elle
+fut surprise du silence qui y régnait, puis, une fois
+entrée, elle se mit à sourire. L’oncle Amédée avait
+disparu. Et Laurent, confortablement installé à côté
+du poêle, dormait… Sans doute, seul dans cette pièce
+chauffée, n’avait-il pu résister au sommeil en retard
+de la nuit précédente. Il dormait, les bras allongés,
+la bouche un peu ouverte. Clarisse s’attendrit en le
+contemplant : il avait l’air si juvénile. Et si désarmé :
+il reposait, étendu sur le canapé comme sur un lit.
+Tous deux étaient ensemble, et personne ne les observait.
+Ainsi que dans le salon obscur, Clarisse se sentit
+étrangement libérée. Et il lui parut très beau, ce
+visage d’Arabe un peu pâli par la fatigue où passait
+le reflet de rêves inconnus, très belle cette bouche
+offerte qui laissait luire les dents…</p>
+
+<p>Cependant il fallait le réveiller. Clarisse s’approcha
+pour le toucher à l’épaule. Mais comme elle était à
+côté de lui, tout à coup, sans y réfléchir et sans
+même le vouloir, invinciblement séduite, elle se
+pencha et posa ses lèvres sur sa joue tiède…</p>
+
+<p>Ensuite elle se redressa, écarlate : il n’avait pas
+bougé. Elle sortit en hâte, gagna la terrasse. Qu’avait-elle
+fait ? Elle tourna le coin de la maison, trouva
+l’oncle Amédée qui dessinait le profil du portail sur
+le revers d’une enveloppe.</p>
+
+<p>— Nous partons, cria-t-elle. Allez dire au cocher
+d’avancer.</p>
+
+<p>Puis elle revint sur ses pas. Laurent parut sur le
+perron.</p>
+
+<p>— Il faut partir ?</p>
+
+<p>— Oui, fit-elle sans le regarder.</p>
+
+<p>Il n’avoua pas qu’il avait dormi. Tous trois montèrent
+dans la voiture. Au jour tombant l’air se refroidissait
+et ils ne dirent pas grand’chose jusqu’à
+la station. Le train les emmena à travers un crépuscule
+infiniment triste. Sur le quai de Genève,
+Clarisse jeta son adieu à ses compagnons, avec une
+brusquerie qu’ils ne s’expliquèrent pas. Et elle s’en
+alla le long des rues éclairées et bruyantes, écartant
+violemment de son esprit toute réflexion.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">IX</h2>
+
+
+<p>Clarisse n’avait jamais connu des autres et d’elle-même
+que des apparences logiques et naturelles. Née
+dans ce qu’on appelle la bonne société, habituée au
+confort moral, aux mœurs régulières, de tempérament
+calme, sans nostalgies ni désirs impossibles, elle
+ignorait tout imprévu.</p>
+
+<p>Aussi était-elle prodigieusement étonnée de ce qui
+s’était passé à la Cômerie… Comment, on lui avait
+recommandé un jeune homme ; elle s’était intéressée
+à lui comme à n’importe quel autre de ses protégés,
+M<sup>me</sup> Winiger ou le vieux Pigueret ; elle avait admis
+chez lui, chemin faisant, une qualité d’âme qui rendait
+ses soins plus légitimes encore — et tout cela
+finissait par un irrésistible baiser !… Elle n’avait pas
+dissimulé la curiosité et la sympathie qu’elle éprouvait
+à son égard ; elle avait parlé de lui à son mari,
+à sa famille ; personne, bien entendu, n’y avait trouvé
+à redire, et pourtant, si on l’avait vue en cette minute
+qu’aurait-on pensé ?</p>
+
+<p>Malgré les reproches théoriques qu’elle s’infligeait,
+elle ne parvenait pas à se rendre responsable de ce
+geste furtif, puisqu’elle était pure de toute volonté
+coupable. Elle n’avait pas succombé puisqu’il n’y
+avait pas eu combat. Elle regretta le fait, elle le
+blâma, elle décida d’exercer un contrôle plus serré
+sur sa conduite, mais elle n’eut pas l’idée de faire,
+au dedans d’elle-même, une enquête. Son sérieux
+natif, son application honnête à vivre, l’empêchèrent
+de se considérer elle-même avec ironie. Elle subsistait
+avec ses convictions, ses jugements, ses habitudes — intacte,
+sauf qu’elle avait embrassé un jeune homme.
+Mais ce baiser demeurait extérieur à sa vie.</p>
+
+<p>Hubert lui demanda comment s’était passée la
+journée, et elle n’hésita pas à lui répondre qu’elle
+s’était passée fort bien. Elle donna son avis sur les
+réparations et décrivit l’aspect de la compagne. Elle
+n’omit pas de mentionner l’oncle Amédée et Laurent…
+Et tandis qu’elle parlait, l’idée même qu’elle
+se faisait de Laurent la rassurait sur son acte irréfléchi.
+Il représentait à ses yeux un ensemble de
+sentiments honorables qui, en principe, contredisait
+toute interprétation fâcheuse. Clarisse ne pensait pas
+souvent à la tentation, sinon d’une manière abstraite
+et pour autrui ; elle n’y avait jamais rêvé, et pour
+elle-même, sous les espèces d’un jeune garçon. Un
+instant, peut-être, à constater le plaisir qu’elle
+avait éprouvé à poser ses lèvres sur sa joue aurait-elle
+pu comprendre… Et alors elle se serait révoltée. Mais
+cet instant avait été trop court, et maintenant les
+nuées l’entouraient à nouveau. Elle ignorait complètement
+les surprises des sens. Elle ne lisait pas de
+livres qui l’auraient renseignée. Hubert ne s’était
+pas soucié de l’instruire, suivant une politique de
+mari prudent, désireux de ne pas compromettre chez
+elle un équilibre sentimental qui lui suffisait. Les
+choses de la chair, Clarisse les connaissait d’une façon
+méthodique en quelque sorte, à leur heure, et sous
+la forme d’une habitude. Émotions permises mais
+secrètes, auxquelles elle ne faisait jamais allusion,
+et qu’elle ne devait jamais à personne d’autre, bien
+entendu, que son mari. Or ce qu’elle éprouvait pour
+Laurent était bien loin de ressembler à ce qu’elle
+éprouvait pour Hubert, si bien qu’elle n’avait pas
+même l’idée d’établir la comparaison. C’était à la
+fois plus et moins — mais elle ne s’apercevait que
+de ce qui était en moins.</p>
+
+<p>Cependant, puisqu’elle reconnaissait avoir commis
+une imprudence involontaire, Clarisse était trop
+portée à l’action pour ne pas chercher à prendre une
+mesure pratique. Elle chassa le reste de gêne qui,
+malgré tout, la poursuivait, en décidant de ne plus
+voir pendant quelque temps le jeune homme. Elle ne
+reprendrait leurs relations que plus tard, avec plus de
+sang-froid et quand se seraient dissipés cette légère
+excitation, cet excès de zèle qui l’avaient entraînée
+et qui étaient si contraires à ses habitudes de raison.</p>
+
+<p>C’était un sacrifice, et elle le fit d’autant plus
+volontiers qu’il ne portait que sur un détail. Comme
+beaucoup de personnes disciplinée, elle acquérait
+un sentiment de bonne conscience à s’obliger, quelle
+que fût la nature de l’obligation. Et elle se persuada
+d’autant plus de faire son devoir qu’il s’accompagna
+d’une certaine tristesse : il lui était pénible
+de s’interdire Laurent.</p>
+
+<p>Pour rien au monde, elle ne l’aurait mis au courant
+de ce qu’elle avait décidé. Son geste irréfléchi devait
+demeurer inconnu à tous, mais surtout à lui. Elle
+l’aurait plus facilement avoué à Hubert. Ce qu’elle
+souhaitait connaître de Laurent, ce qu’elle souhaitait
+qu’il connût d’elle, c’était ce qu’ils avaient de
+meilleur. Elle ne réclamait de lui qu’une âme généreuse
+et pure. L’image d’elle-même qu’elle voulait
+imposer à Laurent devait n’avoir nul besoin de
+commentaire ou d’excuse. Le respect cérémonieux
+qu’il lui témoignait lui plaisait comme un hommage
+et comme une soumission. Elle ne voulait à aucun
+prix qu’il eût le droit d’être moins docile ou plus
+familier…</p>
+
+<p>Mais un jour, à l’improviste, il vint la voir. Elle
+était seule. Dès les premières paroles, elle fut déçue
+par la banalité des phrases qu’il prononça. Il ne se
+doutait pas des scrupules qu’elle avait dû combattre
+ni de la décision qu’elle avait prise. Il se tenait assis
+dans le même fauteuil qu’à sa première visite. Toutefois
+il avait remplacé son embarras de naguère par
+une sorte d’affectation qui lui allait très mal. Dans
+ce visage satisfait, Clarisse ne retrouvait pas le visage
+abandonné, endormi, dont elle avait senti contre le
+sien la douceur chaude.</p>
+
+<p>Après un silence, et comme prenant un parti,
+Laurent s’écria :</p>
+
+<p>— Je venais vous remercier, madame, pour la
+journée de samedi.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas que la Cômerie est une jolie maison ?</p>
+
+<p>— Je veux dire pour votre accueil. Vous m’avez
+fait oublier ma solitude, et d’une manière si agréable !</p>
+
+<p>Clarisse se sentit un peu rougir. Ces mots, que
+Laurent avait prononcés avec application, l’auraient
+réjouie la semaine précédente. Mais elle y vit une
+allusion involontaire. Elle répondit qu’elle avait été
+heureuse de l’emmener là-bas, et qu’il était tout naturel
+qu’elle s’intéressât à lui… Elle s’arrêta, songeant
+que ces phrases si simples pouvaient être interprétées,
+et elle acheva, afin de se rendre justice :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, j’ai fait très peu pour vous jusqu’à
+présent… Nous avions promis davantage à votre
+père…</p>
+
+<p>— Je vous remercie de ce que vous ferez d’autre.
+Je sais que vous êtes très indulgente pour moi.</p>
+
+<p>Clarisse s’irrita d’être si peu maîtresse d’elle-même
+parce qu’elle se croyait soupçonnée. Alors, elle prit
+son grand « air Bourgueil ».</p>
+
+<p>— Hélas, cher monsieur, je regrette que, d’ici
+quelque temps, nous ne puissions plus vous voir.
+Je vais probablement m’absenter. Mon mari désire
+aller à la montagne.</p>
+
+<p>Le mensonge la servit mieux que la sincérité.
+Laurent perdit du coup son air d’assurance, redevint
+très « petit jeune homme » et se leva pour partir.</p>
+
+<p>Alors elle crut qu’il s’en allait en même temps de
+sa vie. Elle se sentit transportée par le sentiment exaltant
+mais amer qu’en l’écartant elle accomplissait son
+devoir. Rien de vil n’était entre eux : tout se passait
+sur les sommets.</p>
+
+<p>— Je pense parfois, fit-elle avec lenteur, que vous
+devez vous attrister d’être seul et loin des vôtres.
+Dites-vous que vous n’êtes pas ici pour faire seulement
+un stage dans une banque, mais aussi l’apprentissage
+de l’existence. Nous sommes très souvent isolés
+les uns et les autres, mais c’est une bonne école. Soyez
+courageux…</p>
+
+<p>Il la considéra, étonné de ce prêche qu’elle débitait
+presque doctoralement, et ne saisissant pas qu’elle
+voulait dire : « Soyez digne de moi. » Puis elle continua,
+avec une gaucherie qui donnait de la sécheresse
+à ses paroles :</p>
+
+<p>— Nous ne nous verrons pas pendant quelque
+temps. Mais l’absence ne signifie pas l’oubli. J’aurai
+de vos nouvelles. Travaillez, continuez dans la voie
+que vous avez choisie.</p>
+
+<p>Gêné par son accent, où il retrouvait l’écho solennel
+de son père, ne sachant comment répondre,
+il s’inclina pour partir. Elle lui tendit la main, l’enveloppa
+d’un regard d’adieu, plein d’une fierté noble.
+Mais comme il était encore incliné, elle vit tout à
+coup sur la peau de sa nuque un signe, un grain de
+beauté. Et longtemps après le départ du jeune
+homme, cette découverte lui laissa une sorte de malaise…</p>
+
+<p>Par sa décision d’éloigner Laurent, Clarisse dissipa
+l’humiliation première que lui avait inspirée
+son inconséquence. Elle goûta l’orgueil d’avoir tranché
+dans le sens le plus digne une question de conscience.
+Son amour-propre, elle le mettait à être
+impeccable comme d’autres femmes le mettent à
+être élégantes ou courtisées. Elle éprouvait du plaisir
+à ne pas commettre de fautes. Il est vrai qu’il lui
+était presque plus facile de s’abstenir que de pécher :
+manque d’occasions. La vie ne l’ayant menacée ou
+atteinte encore en aucune manière, elle ignorait tout
+compromis, toute concession à l’inévitable. Quels que
+fussent ses scrupules, l’épisode de la Cômerie était
+impuissant à ébranler sa certitude d’elle-même. Bien
+mieux : il la renforçait maintenant qu’il était résolu.</p>
+
+<p>Et elle fut heureuse aussi d’associer Laurent à sa
+bonne conduite. Elle le fit délibérément participer à
+cette orgueilleuse sagesse, et l’embellit de sa propre
+vertu. Si elle s’obligea à ne plus le rencontrer, rien
+ne l’empêcha de penser à lui. Au contraire, elle s’attacha
+d’autant plus à son souvenir qu’elle se privait
+de sa présence. Elle le fit aussi fier, aussi intact
+qu’elle-même. Ainsi s’établit, dans sa pensée, un
+rapport entre ce qu’ils avaient de pareil et de mieux.
+Elle pressentit même, pour plus tard, une sorte d’enrichissement
+moral l’un par l’autre, une compréhension
+réciproque, bref, une amitié exceptionnelle, où
+elle jouerait le rôle séduisant de directrice de conscience,
+de grande amie sérieuse à la fois et enjouée.</p>
+
+<p>Cependant, à mesure que les jours passèrent, le
+souvenir qu’elle entretenait avec tant de zèle commença
+de lui échapper. Non seulement les mots
+qu’il avait prononcés, mais aussi la personne physique
+de Laurent perdirent à certaines minutes leur
+netteté. Par exemple, elle découvrit qu’elle ne se
+rappelait plus la forme de ses mains. Elle ne les avait
+pas remarquées, et ce détail méconnu lui parut très
+important. Dans son ensemble elle conservait du
+jeune homme une image qui tantôt demeurait vague,
+et qui tantôt se ranimait avec exactitude, mais à
+l’improviste. Parfois elle contemplait devant elle sa
+silhouette, elle entendait sa voix dont telles intonations
+profondes contrastaient avec son extrême jeunesse,
+et son rire brusque et comme confus — puis
+tout s’évanouissait dans l’oubli. Elle était incapable
+de le ressusciter à son gré. C’était comme une ombre
+qui vous précède, qu’on croit rattraper, et qui disparaît
+au moment d’être saisie. Cette chasse à l’image,
+cette anxiété de la perdre quand elle était apparue,
+rendit plus intense l’obsession de Laurent. Laurent
+n’était pas quelqu’un que Clarisse pouvait susciter
+selon son humeur. Elle était obligée de demeurer sur
+le qui-vive pour accueillir son fantôme.</p>
+
+<p>Suivant donc une loi secrète qu’elle ne savait
+reconnaître, parfois elle revoyait la Cômerie, la pièce
+silencieuse aux parquets luisants, la table chargée de
+faïence, le canapé, et le jeune homme endormi qui
+l’avait tentée. L’évocation était si forte qu’il lui
+semblait revivre cet instant, le continuer encore.
+Étendant les bras, elle était tout à coup surprise de
+ne rencontrer personne à côté d’elle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Gaillardoz vint un jour s’inviter à déjeuner chez
+les Damien, prétextant qu’il était célibataire.</p>
+
+<p>— Que devient donc votre femme ? lui demanda
+Hubert d’un ton boudeur.</p>
+
+<p>Fanny, dit-il, avait été se promener en bateau
+avec des amis. Il était enchanté que la journée fût
+si belle et la promenade de sa femme ainsi mieux
+réussie. Hubert ne répondit rien.</p>
+
+<p>— Avez-vous lu, demanda Gaillardoz à Clarisse,
+la brochure que votre père vient de publier ?</p>
+
+<p>— Une brochure ? Non. Vous savez que mon père
+ne raconte rien de ses projets à l’avance.</p>
+
+<p>— Eh bien, lisez-la. M. Bourgueil propose de considérer
+la cathédrale de Saint-Pierre, toutes proportions
+gardées, comme le Panthéon ou Westminster, et d’y
+ériger des monuments à ceux, philosophes, savants,
+soldats ou magistrats, qui illustrèrent la République.
+Je ne sais quel accueil sera fait à cette idée, mais je
+la trouve intéressante.</p>
+
+<p>— Je m’imagine que ce projet sera vivement
+combattu.</p>
+
+<p>— Oui, fit Gaillardoz, nos concitoyens vivent du
+principe de contradiction.</p>
+
+<p>— L’un de ces contradicteurs, ajouta Clarisse avec
+un sourire, — l’un des plus dangereux, je le prévois
+déjà : ce sera M. Lachault.</p>
+
+<p>— Le pasteur Lachault ? Mais pour quelle raison ?</p>
+
+<p>— Il est un homme du Décalogue et de l’Église
+primitive : toute image taillée lui sera en horreur.</p>
+
+<p>L’évocation du terrible prédicateur les rendit silencieux.
+Lorsqu’on parlait de cet homme si discuté,
+chacun se demandait à nouveau que penser de lui.
+Gaillardoz s’écria avec un accent de raillerie :</p>
+
+<p>— En somme, il est plutôt inconfortable !</p>
+
+<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
+
+<p>— Je dis qu’on ne doit pas perpétuellement se
+mettre en travers de son siècle et qu’à se montrer
+toujours acariâtre, toujours hostile, toujours impitoyable,
+on finit par dégoûter le monde et perdre
+toute influence.</p>
+
+<p>— Attendez, fit Clarisse agacée par le ton léger
+de son interlocuteur, — vous jugez trop vite. M. Lachault
+n’est pas acariâtre, il est convaincu ; il n’est
+pas impitoyable, il est sévère. Ce qu’il estime vrai,
+il l’affirme ; ce qu’il juge mauvais, il le condamne.
+Je vous assure qu’il mérite le respect.</p>
+
+<p>— Certes, mais il pousse au noir cette pauvre
+humanité qu’il vaut mieux prendre par ses bons
+côtés. Il flaire partout le pécheur et le criminel. Il
+n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut dénoncer.</p>
+
+<p>— Ah voilà ce qu’on ne lui pardonne pas, s’écria
+Clarisse en s’échauffant. Il est lucide ! Vous êtes donc
+de ceux qui préfèrent se boucher les yeux devant le
+mal ? J’avoue que je ne partage pas cette indulgence
+générale. Nous devons être assez courageux pour nous
+voir tels que nous sommes : c’est le seul moyen de
+nous améliorer.</p>
+
+<p>— Voulez-vous une cigarette, Gaillardoz ? fit
+Hubert.</p>
+
+<p>— Volontiers. Merci.</p>
+
+<p>Gaillardoz était surpris du ton de la jeune femme.
+Il se reprocha d’avoir provoqué sa mauvaise humeur,
+et il reprit, plus doucement :</p>
+
+<p>— Croyez-vous qu’il nous soit possible de nous
+voir nous-mêmes tels que nous sommes ?</p>
+
+<p>— Certes. Je n’ai guère d’illusions sur moi, et je
+vous assure que je me connais.</p>
+
+<p>— Personne se connaît-il jamais ? Savons-nous
+de quoi nous sommes capables, avant l’occasion qui
+nous le révèle ? Et croyez-vous qu’après nous être
+connus nous puissions nous corriger ?</p>
+
+<p>Clarisse répliqua avec une vivacité nouvelle :</p>
+
+<p>— Comment pouvez-vous poser une pareille question ?
+Il est évident que si je constate en moi un défaut,
+je tâcherai de le contraindre, si je commets
+une faute je m’efforcerai de la réparer. N’essayons-nous
+pas tous de faire le bien ?</p>
+
+<p>Gaillardoz se leva, baisa la main de sa cousine
+étonnée et, avec un bon sourire :</p>
+
+<p>— J’ai tort de discuter. Vous avez mille fois raison.</p>
+
+<p>— Mon ami, reprit-elle, c’est vous qui avez tort
+de faire le sceptique. Il existe des êtres qui cherchent
+leur propre perfection, qui s’efforcent vers plus de
+noblesse, de foi, de vaillance… Nous devons tâcher
+de leur ressembler, vous et moi…</p>
+
+<p>— Et moi, fit Hubert en consultant sa montre.</p>
+
+<p>— … et ne pas céder sur les principes sous prétexte
+que personne ne les observe. M. Lachault est
+intransigeant, parce qu’il voit clair, le bien comme
+le mal, qui tous deux existent côte à côte. Et parce
+qu’il est lucide, il peut vous rendre le précieux service
+de vous renseigner sur vous-même. Si vous alliez le
+trouver, il vous analyserait avec une clairvoyance
+extraordinaire ; il vous dirait : faites ceci, renoncez
+à cela, voici ce qui est bon en vous et digne d’être
+fortifié, voilà qui doit être condamné. Je sais qu’il a
+remis bien des gens sur le droit chemin de cette façon.</p>
+
+<p>— Oui, fit Gaillardoz qui cherchait la conciliation,
+c’est un admirable chirurgien, mais il opère sans
+endormir.</p>
+
+<p>— Il a raison : la douleur morale est un enseignement.</p>
+
+<p>— Clarisse, vous êtes une femme heureuse ! Je ne
+vous en veux pas d’ailleurs. Mais je reproche à
+M. Lachault d’être impeccable. Ses fautes, s’il en
+avait commises, lui auraient enseigné l’indulgence.
+Quant à moi, je me connais trop bien, hélas, pour
+ne pas excuser les autres !</p>
+
+<p>Ils sourirent tous les trois. Puis, l’heure s’avançant,
+les deux hommes partirent pour leurs affaires.
+Restée seule, Clarisse se reprocha d’avoir eu dans
+cet entretien si simple un ton brusque et cassant.
+Mais elle avait voulu affirmer ses principes ! Elle ne
+se contentait pas, comme Gaillardoz, de la réalité
+moyenne, elle réclamait un haut idéal. Si tout le
+monde, pensait-elle, professait une philosophie accommodante
+qui veut que tout s’arrange et que rien ne
+soit tragique, que deviendraient les partis pris généreux,
+l’esprit de sacrifice ? Elle avait protesté contre
+ses paroles parce qu’elles dépréciaient par contre-coup
+M. Lachault, et elle-même, et Laurent — Laurent
+dont elle affirmait les sentiments élevés. Elle
+ne voulait pas que son souvenir du jeune homme
+fût terni au hasard d’une conversation. Elle se montrait
+digne de lui comme d’elle-même en défendant
+leurs croyances communes, celles du moins qu’elle
+lui supposait.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les jours passèrent, le printemps s’installa de
+plus en plus. Immobile devant la fenêtre ouverte,
+Clarisse regardait la belle journée transparente. Soudain
+elle sursauta parce que Hubert, qui venait
+d’entrer, avait tapé la porte derrière lui. Alors,
+sans presque le vouloir, elle exprima tout haut le
+désir qui lui tenait compagnie :</p>
+
+<p>— La campagne doit être délicieuse. Quand irons-nous
+à la Cômerie ?</p>
+
+<p>— Nous avons bien le temps. Pourquoi y aller
+plus tôt que d’habitude ? fit Hubert, jetant des
+journaux en désordre sur la table.</p>
+
+<p>— C’est vrai.</p>
+
+<p>Évidemment, leur sort était fixé pour toujours.
+Prisonniers de leurs mœurs régulières, ils ne partiraient
+pour la campagne qu’à la date accoutumée.
+Clarisse n’était libre que de faire tous les ans la
+même chose. Elle soupira. « Hé quoi, pensa-t-elle,
+surprise par ce soupir, ne suis-je pas heureuse ainsi ? »
+Elle se répondit qu’elle était heureuse. Mais ce bonheur
+avait un caractère trop définitif. Peut-être
+serait-il sage de déposer quelque temps cette chaîne
+d’obligations dont elle sentait tout à coup le poids…
+Et puis elle songeait qu’elle avait parlé à Laurent
+d’un voyage, et ce mensonge la tourmentait.</p>
+
+<p>— Hubert…</p>
+
+<p>— Quoi encore !</p>
+
+<p>Elle s’aperçut alors, au ton sec de son mari, que
+depuis son entrée il donnait des signes d’impatience.
+Elle le questionna, mais il répondit par des faux-fuyants.
+Il avait des soucis d’affaires, des choses
+qu’elle ne pouvait pas comprendre. Comme toujours,
+par méfiance, par égoïsme, par jalousie, il l’écartait
+de ce qui lui tenait le plus au cœur. Mais elle vit dans
+sa mauvaise humeur l’occasion d’obtenir ce qu’elle
+voulait.</p>
+
+<p>— Hubert, tu te surmènes, cela ne vaut rien.</p>
+
+<p>— Ah ! je me sens éreinté. Au bureau personne ne
+me seconde…</p>
+
+<p>— Si tu prenais du repos ?</p>
+
+<p>Hubert fit quelques pas sans répondre. Pour la
+première fois il avait envie de quitter ses affaires,
+en proie au dégoût du passionné qui se lasse brusquement,
+et comme un joueur quand il ne sent plus la
+veine. Clarisse, le devinant tenté, insista :</p>
+
+<p>— Depuis notre mariage, nous n’avons pas bougé
+d’ici. Si nous faisions une absence ?</p>
+
+<p>Pressée par une brusque envie de fuite, de changement,
+elle continua :</p>
+
+<p>— Que dirais-tu d’un voyage ?</p>
+
+<p>Il se taisait toujours, et elle comprit combien ses
+paroles devaient lui paraître imprévues. Elle-même
+si casanière, s’étonnait de les prononcer. Pour mieux
+s’expliquer, elle ajouta :</p>
+
+<p>— Je voudrais ne plus voir toujours les mêmes figures.
+J’aimerais être une étrangère quelque part.</p>
+
+<p>Hubert s’arrêta net dans sa marche et s’écria avec
+force :</p>
+
+<p>— Tu as raison. Allons-nous-en…</p>
+
+<p>— Tu veux bien ?</p>
+
+<p>— Oui, mais pour un grand voyage, un très grand
+voyage. Je lâche tout. Qu’ils se débrouillent ! Quand
+je ne serai plus là ils verront si…</p>
+
+<p>Il s’interrompit encore, pour ne pas livrer ses
+secrets, ni le motif particulier de son exaspération,
+puis, sur un ton plus calme :</p>
+
+<p>— Je ne te propose pas l’Amérique, c’est un peu
+loin. Lorsque j’étais à San-Francisco…</p>
+
+<p>Clarisse lui coupa la parole.</p>
+
+<p>— Mais oui, c’est trop loin. Constantinople, peut-être…</p>
+
+<p>— D’accord. Constantinople me plairait. J’ai un
+ancien camarade de collège qui a une belle situation
+dans la Banque Ottomane. Nous irions le voir… Ah,
+mais nous ferions le voyage par l’Orient Express,
+parce que, tu sais, je n’aime pas du tout les traversées.
+C’est pour cette raison que j’exclus tout de suite
+l’Égypte, ou les Indes…</p>
+
+<p>— L’Égypte ! Les Indes !</p>
+
+<p>Ils firent silence, un peu surpris du tour rapide
+que prenait leur conversation, et presque intimidés,
+eux qui n’avaient jamais bougé de chez eux, d’articuler
+les noms de ces contrées lointaines, dans leur
+salon tranquille. Quel dépaysement ! Hubert ne savait
+du monde immense où travaillaient ses capitaux
+qu’une algèbre financière. Quant à Clarisse, elle
+n’avait jamais rêvé.</p>
+
+<p>Elle ne voulut pas le laisser refroidir et reprit
+avec décision :</p>
+
+<p>— Quand partons-nous ?</p>
+
+<p>— Je ne sais pas. Pas avant huit jours en tous cas,
+puisque dimanche c’est le dîner de famille.</p>
+
+<p>— Bien sûr, il ne peut être question de le manquer.</p>
+
+<p>— Nous pourrons en profiter pour annoncer notre
+départ. Si nous nous absentons deux ou trois mois,
+il faudra prévenir tout le monde, faire des visites
+d’adieux.</p>
+
+<p>— Sans doute, fit Clarisse. Mais il ne s’agit pas
+d’une absence si longue.</p>
+
+<p>Elle pensait que son projet de voyage aurait plus
+de chance de réussir s’il n’était pas trop ambitieux.
+Et puis elle ne tenait pas à disparaître complètement
+pendant des semaines et des semaines et risquer
+d’être oubliée. Elle ne voulait être que regrettée.</p>
+
+<p>— Je me demande ce que la famille va dire de
+notre départ ? fit Hubert. Que de questions ! Ce sera
+bien ennuyeux.</p>
+
+<p>Clarisse ouvrit son agenda qu’elle tenait avec
+beaucoup d’ordre, et chercha quelles étaient ses
+prochaines occupations afin de s’en libérer.</p>
+
+<p>— Le 19, dit-elle, j’ai mon comité de l’orphelinat ;
+j’écrirai pour m’excuser. Le 21, un essayage,
+tant pis ; le 22, je devais aller à une vente à Coppet,
+j’y renonce ; le 23, conférence au Lyceum ; le
+24, réunion de paroisse ; le 26, concert de cette
+jeune Polonaise qu’on m’a recommandée et qui
+soutient sa mère : j’enverrai vingt francs. Ah !
+mais, par exemple, le 27, nous avons le mariage
+du frère de Fanny. Il ne serait pas convenable de
+nous en aller juste avant.</p>
+
+<p>— Diable, fit Hubert.</p>
+
+<p>Clarisse se sentit mélancolique : la chaîne était
+lourde à soulever. Quant à son mari, elle voyait son
+premier emportement diminuer déjà. Comme elle
+n’ajoutait rien, il murmura :</p>
+
+<p>— Si nous attendions jusqu’au 27, je resterais ici
+pour la fin du mois.</p>
+
+<p>L’idée de la liquidation adoucissait son humeur.
+Mais pour légitimer sa dérobade, il proposa :</p>
+
+<p>— Nous avons envie de faire un voyage, faisons-le.
+Partons le lendemain du dîner de famille et revenons
+pour le mariage.</p>
+
+<p>— Ce serait bien court.</p>
+
+<p>— Ou bien, supprimons le mariage, mais revenons
+alors pour la liquidation.</p>
+
+<p>— Constantinople est trop loin pour si peu de
+temps.</p>
+
+<p>— Tu crois ? C’est dommage. Constantinople me
+tentait. Et pourquoi pas l’Italie ?</p>
+
+<p>— Allons en Italie, soit.</p>
+
+<p>— Mais quelles villes voudrais-tu visiter ? Moi, cela
+m’est complètement égal… Dis ce que tu préfères,
+choisis toi-même…</p>
+
+<p>— Venise ?</p>
+
+<p>— Peuh, bien « voyage de noce », fit Hubert avec
+dédain.</p>
+
+<p>— Rome ?</p>
+
+<p>— Ton oncle nous couvrirait de lettres de recommandations,
+ce serait assommant. Naples ? Il paraît
+qu’il y a une épidémie de fièvre typhoïde.</p>
+
+<p>— Alors, quoi ?</p>
+
+<p>Ils se regardèrent, inquiets et incertains. Chacun,
+de son côté, aimait à se décider, mais pour les choses
+de son ressort ; ce voyage était si inattendu que chacun
+voulait rendre l’autre responsable d’une pareille
+originalité. Et puis ils n’avaient pas l’habitude de
+faire des projets ensemble. Ils se croyaient d’accord
+sur des sentiments et des jugements qu’ils ne remettaient
+jamais en question, mais ils n’arrivaient pas
+à s’entendre quand il s’agissait de choisir à nouveau.
+L’imprévu faisait apparaître leur dissemblance.
+Cependant ils se refusaient à l’avouer, même
+à le voir, et jusque dans la simple discussion
+d’un voyage, ils se cachaient les vrais motifs qui
+les faisaient agir.</p>
+
+<p>— Nous pourrions chercher en Suisse, fit Clarisse
+avec douceur.</p>
+
+<p>— Après tout, pourquoi pas ? Ce serait plus raisonnable.
+Allons passer trois jours à Montreux.</p>
+
+<p>Mais Clarisse fut plus raisonnable encore. Elle dit :</p>
+
+<p>— Est-ce bien la peine pour trois jours d’abandonner
+ton bureau ?</p>
+
+<p>Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, s’étira,
+affecta son air habituel de paresse, comme pour
+mieux écarter l’idée d’un déplacement quelconque.
+Il n’osait reconnaître tout haut que les affaires, après
+son accès d’impatience et de dépit, recommençaient
+à le séduire. Comment prendre du plaisir loin de ses
+émotions favorites ? Il trouva un prétexte pour
+masquer l’exigence de sa passion :</p>
+
+<p>— En somme, nous venons de faire de gros frais
+à la Cômerie. Ce n’est pas le moment de trop dépenser…</p>
+
+<p>La Cômerie, vieille maison indulgente… Clarisse
+tourna vers elle ses pensées avec une vague gratitude.
+Existait-il au monde un lieu qui valût celui-là ?
+Plus elle y songeait, plus elle se persuadait qu’elle
+y serait heureuse. Là-bas, le bonheur lui faisait signe.
+Elle répondit à Hubert :</p>
+
+<p>— Comme tu le voudras…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Chez un libraire où elle était allée acheter un livre,
+Clarisse attendait que le commis lui remît son paquet,
+quand la porte s’ouvrit, et un jeune homme entra.</p>
+
+<p>Au premier coup d’œil, elle crut voir Laurent, et
+elle ressentit un petit choc intérieur. Mais non, ce
+n’était pas lui. Quoique plus âgé, le nouveau venu
+lui ressemblait. Il avait le même visage régulier,
+toutefois plus lourd, et vulgaire. Il s’adressa à la
+caissière et Clarisse entendit qu’il parlait mal le
+français, avec un accent roumain. Elle demeura
+immobile à le considérer sans qu’il s’en doutât. Elle
+cherchait à démêler la parenté entre les deux visages :
+celui-ci, qui lui était inconnu, et l’autre, qu’elle
+n’avait pas revu depuis bien des jours déjà. Elle
+était contente de raviver au contact de cette réalité
+de hasard l’image qu’elle portait obscurément en
+elle. Mais, se plaisant à l’illusion de cette présence,
+dans la même seconde elle en voulait à cet étranger
+de ressembler à Laurent et de ne pas être lui. De
+quel droit se permettait-il ces similitudes ? Comme il
+se retournait vers elle, elle s’irrita qu’au lieu du sentiment
+pensif de l’autre il montrât, sur des traits
+analogues, une expression satisfaite, presque basse.</p>
+
+<p>— Voici, madame.</p>
+
+<p>Le commis lui tendit son paquet, elle le prit et
+s’en alla.</p>
+
+<p>Dehors, il pleuvait. Abritée sous son parapluie,
+hâtant sa démarche régulière, Clarisse se disait
+qu’un être, malgré ses parentés d’apparence, est
+incomparable. Si tel autre a la même bouche, les
+mêmes yeux, ce n’est jamais l’identité, l’identité
+qui est cause qu’on le préfère. Cette rencontre lui fut
+une occasion de chercher ce qui rendait Laurent
+unique à ses yeux.</p>
+
+<p>Elle l’avait écarté d’elle, mais elle avait la nostalgie
+de Laurent. Leurs relations interrompues, pourquoi
+ne pas les renouer ? En définissant le jeune homme,
+en le séparant de ceux qui lui ressemblaient par
+quelques traits, mais qui n’avaient ni sa jeunesse
+mélancolique, ni ses dehors réservés, elle se disait
+qu’elle le comprenait, qu’elle était peut-être seule à
+si bien le comprendre. Alors pourquoi laisser inachevée
+l’œuvre qu’elle avait entrevue, cette œuvre d’influence
+morale, d’éducation dont elle n’avait esquissé
+que les premiers éléments ? Mais la séparation était
+nécessaire : c’était une preuve de force qu’elle se
+donnait à elle-même, un témoignage éclatant de son
+honnêteté.</p>
+
+<p>La pluie redoubla, rejaillit sur le trottoir. Elle allait
+rentrer chez elle, mais elle ne trouverait personne
+car Hubert, repris d’activité, ne quittait plus son
+bureau que très tard. Laurent était-il dehors par ces
+averses qui risquaient de l’enrhumer ? Peut-être
+pensait-il à elle, en cette minute exacte, comme à une
+grande amie raisonnable ? Peut-être, puisqu’elle regrettait
+de ne plus le voir, éprouvait-il lui-même un
+regret pareil ? Que faisait-il ? Elle eut une envie démesurée
+de connaître d’humbles détails pratiques de son
+existence.</p>
+
+<p>Mais ces réflexions solitaires qu’elle renfermait en
+elle et qu’elle se gardait d’approfondir, lui causèrent
+une mélancolie désenchantée. Depuis quelque temps,
+les choses tournaient court, avortaient. Elle demeurait
+dans l’incertitude, avec le regret vague de ses
+désirs mal définis. Il lui arrivait de soupirer sans
+cause. Jamais les journées ne lui avaient paru si
+longues. Elle refusa un dîner chez les Gaillardoz,
+témoigna par moments d’une mauvaise humeur qui
+l’étonna elle-même tant elle était imprévue. Elle
+s’ennuyait sans oser l’avouer. Et cet ennui qui n’avait
+pas de motifs évidents, l’entourait d’une sorte de
+voile gris aux nœuds toujours plus serrés, l’entortillait
+sans qu’elle pût faire un mouvement pour y
+échapper. Morne ennui qui pesait sur son existence,
+découragement voisin parfois des larmes…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">X</h2>
+
+
+<p>On vint en hâte prévenir Clarisse : l’un de ses protégés,
+le petit garçon de la rue du Soleil-Levant, était
+en train de mourir. Quand elle entra dans la pièce
+étroite où elle lui avait si souvent rendu visite, il
+était mort. Sa mère, une grosse blanchisseuse à la
+figure rouge, assise sur une chaise, se tenait immobile
+et le regardait fixement. Elle avait interrompu sa
+lessive, elle était accourue. Puis, ayant assisté à sa
+dernière heure, maintenant elle demeurait écrasée,
+sans comprendre.</p>
+
+<p>Son enfant était devenu très beau. L’expression
+habituellement souffreteuse de ses traits avait disparu.
+La maladie cessait de le tourmenter : il semblait
+guéri. Deux voisines qui s’étaient poussées jusqu’au
+seuil de la chambre, s’extasiaient à voix basse sur les
+hasards de la vie et le grand calme de la mort. Ce
+gamin dont elles avaient souvent maudit les cris de
+souffrance, leur apparaissait comme une étrange victime,
+et leurs phrases banales trahissaient d’effroi.</p>
+
+<p>La mère finit par sortir de sa stupeur douloureuse,
+essuya ses yeux qui savaient mal pleurer, et dit à
+Clarisse :</p>
+
+<p>— Il vous aimait, le petit ! Qu’aurait-il fait sans
+vous, bien des fois… Il vous a réclamée avant de…
+eh mon Dieu !… Voulez-vous rester avec lui jusqu’à
+six heures : il faut que je retourne à mes savonnages.</p>
+
+<p>La mort de cet enfant inspira une affreuse tristesse
+à Clarisse. Elle tint à s’occuper elle-même des formalités
+et de l’enterrement. Le service funèbre fut fait
+par le pasteur Lachault. Elle se rappela avec quelle
+confiance le petit laissait dans sa main sa main
+fiévreuse. Elle regretta amèrement d’être arrivée trop
+tard à son chevet d’agonie, de n’avoir pas revu son
+sourire hésitant et son regard qui l’implorait. « Comme
+il est lamentable, songea-t-elle, de faire défaut à ceux
+qui vous espèrent jusqu’à la dernière minute. Une
+affection vraie est si rare qu’on ne devrait pas la
+désillusionner. Faut-il pour témoigner de l’intérêt
+aux autres attendre qu’on vous appelle ? » Et puis
+elle se souvenait des paroles de la mère : « Ce petit
+m’aimait », et cette simple pensée lui donnait un
+grave et profond contentement.</p>
+
+<p>Clarisse n’était pas privée d’affection : liens du
+sang ou d’une alliance légitime, liens d’amitié aussi,
+liens sociaux qui lui étaient assurés publiquement
+et sans conteste. Mais, par comparaison, ces attachements
+lui parurent monotones et dépourvus de
+chaleur. Certes, elle se savait considérée par beaucoup
+de personnes, mais qui donc la préférait ? Clarisse
+se reprocha bien vite une telle réflexion : n’avait-elle
+pas son mari, ses parents ? Toutefois elle ne put
+s’empêcher de concevoir un sentiment spontané, qui
+ne ressemblerait pas aux autres, qui résulterait d’une
+nécessité particulière, peut-être secrète, et non du
+consentement universel. Elle se disait qu’elle en
+avait vu la première esquisse chez ce petit garçon
+qui était mort, mais que jamais elle ne le connaîtrait
+plus complètement.</p>
+
+<p>Comme elle ne faisait rien pour la chasser, sa tristesse
+se généralisa. Sous l’impression de cette mort,
+la vie lui apparut comme une vaste étendue désolée,
+sans chemins et sans abris. Presque toutes les destinées
+étaient malheureuses puisqu’elles s’interrompaient
+brusquement, sans toujours achever leurs
+désirs. Partout il y avait des séparations. Chaque
+homme, chaque femme étaient en deuil de quelqu’un.
+Sa vue entière de l’humanité tourna au noir. Un tel
+pessimisme était la seule opinion qui pût la satisfaire
+à cette heure, satisfaire les besoins obscurs d’un cœur
+ignorant de lui-même.</p>
+
+<p>Un soir, Clarisse se mit à son bureau pour rédiger
+le compte-rendu de son orphelinat. C’était un travail
+qu’elle faisait chaque année en y apportant tous ses
+soins. Il lui valait régulièrement les compliments de
+ses lecteurs, étonnés qu’une femme pût montrer tant
+d’ordre et de clarté dans un rapport et des statistiques.</p>
+
+<p>Hubert, qui avait allumé un cigare, s’étala dans
+son fauteuil.</p>
+
+<p>— Ah, soupira-t-il, quelle chance de passer une
+soirée tranquillement chez soi.</p>
+
+<p>Comme sa femme, absorbée dans une addition, ne
+répondait pas, il reprit :</p>
+
+<p>— Tu sais que les Gaillardoz ont acheté une auto ?
+C’est Fanny qui l’a exigé. Une trente chevaux avec
+laquelle ils comptent voyager. Gaillardoz a peut-être
+tort de toujours céder à sa femme : elle deviendra
+insupportable… Insupportable !</p>
+
+<p>Au bout d’un moment, il recommença :</p>
+
+<p>— Tiens, la pendule est encore arrêtée. Il faudra
+faire venir l’horloger, ce petit horloger bossu que
+tu as découvert. Comment diable s’appelle-t-il ?…
+Mais enfin, pourquoi ne dis-tu rien ?</p>
+
+<p>Les questions de son mari dérangeaient beaucoup
+Clarisse. Ce soir elle ne parvenait pas à rassembler ses
+idées et à rédiger ses phrases. Sa pensée se dissipait
+dès qu’elle cherchait à la préciser. Habituée à exécuter
+immédiatement ce qu’elle voulait, elle éprouva
+une humiliation profonde de sentir comme paralysée
+l’intelligence dont elle était fière.</p>
+
+<p>— Je t’en prie, fit-elle, jette ce cigare. C’est la
+fumée qui m’entête.</p>
+
+<p>— Mais c’est un très bon cigare. Il m’a été offert
+au conseil de la Banque générale par un collègue qui
+les fait venir de la Havane.</p>
+
+<p>— Eh bien alors, va le fumer ailleurs… Je te le
+demande.</p>
+
+<p>Hubert fronça les sourcils, cessa de jouer ce personnage
+bourgeois, bonhomme et ensommeillé qu’il
+affectait chez lui, par dissimulation, et il s’en alla
+dans son fumoir méditer des opérations de Bourse.</p>
+
+<p>Mais Clarisse, laissée seule n’éprouva pas moins de
+difficulté dans son travail. Véritablement, sa pensée
+était rebelle. Elle griffonna quelques lignes, les recommença,
+puis, d’impatience, déchira la feuille. Qu’avait-elle
+donc ? Pourquoi son cerveau était-il incapable et
+son cœur stérile ? Elle s’efforçait de se représenter
+l’œuvre dont elle devait raconter l’exercice écoulé,
+mais son cher orphelinat la laissait indifférente. Les
+mots ne lui venaient pas, c’est qu’elle ne sentait rien.
+Pourquoi cette impuissance dont le papier raturé
+était la preuve évidente et qu’elle n’arrivait pas à
+surmonter ?</p>
+
+<p>Ces questions lui parurent plus indiscrètes que
+celles de son mari, tout à l’heure. Elle redouta, sans
+chercher à les préciser, les réponses qu’il faudrait faire.
+Elle eut peur de sa propre curiosité. Et ainsi il lui
+était impossible de dissiper ou de contraindre des
+inquiétudes qu’elle ne voulait même pas définir.</p>
+
+<p>Alors elle reprit son manuscrit et s’appliqua de
+toutes ses forces. Si elle arrivait à terminer son rapport,
+c’est-à-dire si elle retrouvait, comme naguère,
+le plein exercice de ses facultés intellectuelles, elle
+n’aurait pas besoin de s’interroger davantage. Sous
+l’empire de cette conséquence, les idées lui revinrent,
+et elle se remit à écrire avec une sorte de fièvre, et
+comme l’ardeur d’une personne poursuivie qui se
+sauve. L’activité renaissante de son intelligence la
+détourna du mystère mélancolique qu’elle portait en
+elle. Phrase après phrase, il lui sembla affirmer son
+intégrité morale, défier l’inconnu. Quel soulagement
+d’être encore, d’être toujours maîtresse d’elle-même !
+Son écriture, redevenue nette et droite, couvrit les
+pages les unes après les autres, jusqu’à la dernière
+qu’elle termina d’un grand parafe victorieux.</p>
+
+<p>Minuit sonna. Hubert était couché depuis longtemps.
+Maintenant que le travail était terminé, l’inspiration
+ne soutenait plus Clarisse qui se trouva
+étrangement seule. Elle frissonna à l’idée de retomber
+dans d’autres incertitudes. Alors pour éviter le retour
+de ces faiblesses, elle se fixa un programme. Dès le
+lendemain, elle recommencerait ses visites de pauvres
+qu’elle avait négligées depuis trop longtemps.
+Obéissant à son esprit méthodique, elle résolut d’agir
+afin de rétablir son équilibre, et aussi pour éviter
+de regarder en elle-même.</p>
+
+<p>Le lendemain, Clarisse alla chez M<sup>me</sup> Winiger. Elle
+revit la porte étroite, l’escalier de pierre aux marches
+creuses et, dans son petit appartement du quatrième
+étage, la vieille insensée.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Winiger la considéra en pinçant sa bouche
+flétrie :</p>
+
+<p>— Ah, vous voilà, vous ? Enfin !… M’aviez-vous
+donc oubliée ?</p>
+
+<p>Clarisse s’excusa :</p>
+
+<p>— Je vous apporte…</p>
+
+<p>— Chut !</p>
+
+<p>La vieille femme crispa sur son bras sa main maigre
+afin de mieux lui enjoindre de se taire.</p>
+
+<p>— Prenez garde, fit-elle. On nous écoute peut-être.</p>
+
+<p>— Mais qui donc ?</p>
+
+<p>— Baissez la voix, je vous dis…</p>
+
+<p>Clarisse ne comprenait rien à tant de mystère. Et
+l’autre, avec un grand air tragique :</p>
+
+<p>— Je suis entourée d’espions, d’ennemis, de gens
+qui m’en veulent… Mais oui, Ils sont nombreux, Ils
+cherchent à savoir, Ils veulent me nuire… Ah ! on
+ne s’en doute guère, dans le quartier. Silence !…</p>
+
+<p>— Mais je vous assure…</p>
+
+<p>— Soyez tranquille. Je suis résolue à me défendre.
+Et Ils n’ont encore rien obtenu.</p>
+
+<p>Cette menace fictive l’intéressait au point qu’elle
+reprenait des forces. Clarisse l’avait laissée geignante
+et malade : elle se dressait, maintenant, attentive
+comme une sentinelle. L’oreille tendue, elle se glissa
+de son fauteuil, gagna sans bruit la porte pour
+mieux écouter ce qui se passait au dehors, puis revint
+vers sa visiteuse. Une excitation réelle animait son
+corps débile. Au déclin de son existence elle avait
+trouvé le moyen de s’amuser.</p>
+
+<p>— Si vous saviez, reprit-elle, toutes les ruses qu’Ils
+essayent pour me surprendre. Mais je suis plus fine
+qu’eux tous. Et je ne dirai pas mes secrets, pas même
+à vous, vous iriez me trahir… Personne ne les connaîtra.
+Tant pis, messieurs et mesdames !</p>
+
+<p>Elle essaya une révérence, fit une grimace de vieille
+comédienne, puis, changeant soudain de ton, reprit
+d’un air sévère :</p>
+
+<p>— Ah ! vous me laissiez seule ici au milieu des dangers
+et maintenant vous venez me demander pardon.</p>
+
+<p>Clarisse la contempla, un peu attristée, un peu
+déçue. Son intention était de lui lire des passages
+des Écritures. Fallait-il se risquer et mêler la parole
+biblique à ces divagations ?</p>
+
+<p>— Madame Winiger, voulez-vous que je vous lise
+la parabole…</p>
+
+<p>— Oui, oui, mais pas trop fort : je crois qu’Ils
+essayent de percer la boiserie.</p>
+
+<p>Clarisse se mit à lire. La vieille, très grave, hochait
+la tête et se comportait comme si Clarisse soumettait
+le récit à son approbation. Elle ponctua la lecture
+de « Pas mal… D’accord… Hé, hé… ». Puis, de temps
+à autre, reprise par son obsession, elle se tournait
+vers la fenêtre ou vers la porte, pour ne pas relâcher
+la surveillance. Clarisse parfois levait les yeux, près
+de s’interrompre, alors la vieille l’encourageait, avec
+le sourire supérieur d’une grande personne indulgente
+à des puérilités.</p>
+
+<p>— Continuez donc…</p>
+
+<p>Et elle avait véritablement l’air d’être celle qui
+se plie par complaisance aux caprices d’une malade.
+Après un quart d’heure, Clarisse n’y tint plus et laissa
+retomber le livre sur ses genoux. M<sup>me</sup> Winiger, les
+yeux perdus, murmura :</p>
+
+<p>— Ah c’est bien joli, bien joli… Moi aussi j’en
+raconterais des paraboles, si je voulais. Mais, motus !</p>
+
+<p>— Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda
+Clarisse sans vouloir attacher d’importance à ces
+billevesées.</p>
+
+<p>— J’ai besoin de silence.</p>
+
+<p>— Répondez-moi : qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
+Je puis vous apporter des fleurs, ou bien des
+oranges. Un peu de gelée de poulet, peut-être ?</p>
+
+<p>— Leur Chef est un grand homme noir dont j’ai
+refusé la main.</p>
+
+<p>Découragée, Clarisse se leva et voulut s’en aller.
+De nouveau la vieille Winiger se laissa glisser de son
+fauteuil pour accompagner sa visiteuse.</p>
+
+<p>— Prenez garde en sortant : Ils se tiennent tous
+contre la porte. Je la fermerai vite derrière vous,
+sans cela Ils entreraient et se mettraient sous mon
+lit. Ils vous questionneront. Oh ! Ils sont malins et
+cajoleurs quand Ils ne sont pas méchants… Allez,
+vite, sortez. Mais dépêchez-vous donc !</p>
+
+<p>Elle tapa la porte, et Clarisse se trouva expulsée
+sur le palier obscur. Descendant lentement l’escalier,
+elle songea combien vaine était sa visite. M<sup>me</sup> Winiger
+ne l’avait point entendue. D’ailleurs, avait-elle besoin
+de consolation ? Cette vieille toquée passait ses journées
+dans le bonheur, et Clarisse, loin de l’enseigner,
+aurait dû écouter sa leçon. « Oui, certes, se disait-elle
+avec un accent de tristesse et de défi, M<sup>me</sup> Winiger
+est plus heureuse que moi. »</p>
+
+<p>Obéissant à l’ordre qu’elle s’était donné, elle se
+dirigea vers la Pélisserie et monta les cinq étages
+de Pigueret, le vieux batelier repenti. Du palier
+où elle reprenait son souffle, elle l’entendit qui
+chantait gaillardement. Elle frappa :</p>
+
+<p>— Entrez, bon sang de bon Dieu ! fit une voix
+joviale.</p>
+
+<p>Elle entra et vit bien qu’à son apparition il cachait
+sa pipe, la mine atterrée, et changeait de ton
+comme d’attitude.</p>
+
+<p>— Hé, madame, comme vous êtes bonne de venir
+me voir. Justement aujourd’hui, je vais beaucoup
+mieux.</p>
+
+<p>— Et vos rhumatismes ?</p>
+
+<p>— Le remède que vous avez eu la bonté de m’envoyer
+a beaucoup diminué mes douleurs. Grâce à la
+Providence et à votre charité…</p>
+
+<p>— Laissez donc.</p>
+
+<p>Clarisse fit des yeux le tour de la pièce et rencontra
+sur la table une bouteille avec cette étiquette : Rhum.
+Le regard de Pigueret avait suivi le sien et, en réponse,
+prit une expression doucereuse :</p>
+
+<p>— C’est un de mes vieux camarades qui m’a
+apporté ça. Il dit que c’est excellent pour les rhumatismes.
+J’ai voulu essayer, pour ne pas lui faire de la
+peine. On nous dit toujours de ne pas faire de la
+peine aux autres, et on a bien raison. Alors, n’est-ce
+pas…</p>
+
+<p>— Combien en avez-vous bu ?</p>
+
+<p>— Oh, madame, pensez-vous ? Je ne bois pas, je
+me frotte.</p>
+
+<p>Il dit ces mots avec une indignation vertueuse,
+puis, quand même, il ne put s’empêcher de sourire
+de sa blague que démentait son haleine alcoolisée.
+Cependant comme Clarisse ne manifestait pas cette
+indulgence complice sur laquelle comptent les pochards,
+il prit un air contrit et, avec un soupir :</p>
+
+<p>— Moi et les liqueurs, c’est fini. J’ai bien compris
+que c’est mal d’en boire. Parfois, bien sûr, le besoin
+me reprend. Dame, la goutte, c’est l’habitude de
+l’homme. Mais je lutte. Et puis, n’est-ce pas, y a pas :
+j’ai signé.</p>
+
+<p>Il tendit la main vers un calendrier édité par la
+Croix-Bleue et cadeau de sa bienfaitrice. Mais il
+avait oublié depuis un mois d’en enlever les feuillets.</p>
+
+<p>Pigueret le remarqua, et alors, avec une intonation
+attendrie :</p>
+
+<p>— Vous me lirez bien quelque chose, ma bonne
+dame.</p>
+
+<p>Clarisse s’excusa et dit qu’elle avait mal à la gorge.
+Puis, surmontant son dégoût, elle demanda avec un
+enjouement forcé :</p>
+
+<p>— Et que devenez-vous ? Êtes-vous sorti ces jours
+derniers ?</p>
+
+<p>Oui, il sortait de temps à autre. Il retournait volontiers
+sur le port, se chauffer aux premiers soleils. Il
+regardait les mouettes, les pêcheurs, les barques, il
+retrouvait des bateliers. Il bavardait. Parfois il poussait
+jusqu’au bout des Eaux-Vives où habitait une de
+ses filles qui était charcutière. Et le dimanche, s’empressa-t-il
+d’ajouter, il allait à l’église…</p>
+
+<p>— Moi, il me faut Saint-Pierre toutes les semaines !</p>
+
+<p>Clarisse écouta ses histoires qu’elle connaissait par
+cœur. La figure du vieil ivrogne, tannée par le vent
+et la lumière, avait mille petites rides qui le trahissaient
+toujours en lui donnant l’air de rire de ses
+propres paroles. Elle songea qu’il avait dû être autrefois
+un fier sacripant, buvant sec, jurant comme un
+païen, et tirant des bordées terribles. Il était devenu
+patelin, douillet, sournois. Elle l’aurait préféré encore
+insolent et brutal.</p>
+
+<p>Pourquoi n’avait-elle jamais aperçu chez ce pauvre
+homme la lâcheté et la dissimulation humaines ?
+L’hypocrisie des autres lui fit horreur. Et elle haussa
+les épaules en pensant à la charité « chrétienne », qui
+la menait chez tant de malheureux : elle souhaitait
+leur faire du bien, mais eux n’attendaient d’elle qu’un
+secours matériel, et mentaient, comme Pigueret, pour
+mieux l’obtenir. Ce n’était pas leur faute, c’était la
+sienne. Pourquoi vouloir leur imposer ce qu’ils ne
+demandaient pas ? Ses lectures, ses pieuses exhortations,
+ses conseils lui parurent ridicules.</p>
+
+<p>Pigueret lui dit, d’un ton papelard :</p>
+
+<p>— M. Lachault est venu me voir…</p>
+
+<p>Par contraste, l’image du grand pasteur fit du bien
+à Clarisse : celui-là, c’était une conscience, une volonté.
+Elle comprit ses exigences, son besoin de proclamer
+la vérité qui scandalisaient ses tranquilles
+paroissiens. Dans cette mansarde empestée, on sentait
+mieux la nécessité du grand vent pour balayer ce qui
+est impur.</p>
+
+<p>Pigueret ajouta :</p>
+
+<p>— Il voulait me prêter un peu d’argent pour
+envoyer à ma petite-fille qui est en apprentissage à
+Neuchâtel, et puis, justement, il avait oublié son
+porte-monnaie. Enfin, je ne discute pas la Providence.</p>
+
+<p>Clarisse vit l’allusion, peut-être le mensonge. Elle
+se leva, lui donna vingt francs comme pour payer
+sa propre délivrance, puis, coupant court aux remerciements
+excessifs, elle s’enfuit, la bouche pleine
+d’amertume.</p>
+
+<p>Ces deux visites lui firent beaucoup de mal. Désormais
+son activité quotidienne lui parut sans justification
+profonde. Elle s’obligea à continuer les
+mêmes gestes, les mêmes démarches — qu’aurait-elle
+fait d’autre ? — mais ils prirent un caractère
+automatique. L’âme manqua. Pour les êtres optimistes
+et sûrs d’eux-mêmes, chaque journée a une
+saveur qui suscite l’appétit d’exister : Clarisse continua
+ses occupations parce qu’il le fallait bien, et
+comme on se met à table quand on n’a pas faim. Elle
+douta de sa force, de sa certitude, de son orgueil même.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Assis devant son petit déjeuner, Hubert ouvrait
+son courrier avec le sérieux qu’il apportait toujours
+à ce geste. Il coupait les enveloppes au moyen de
+son canif et les plaçait à sa gauche ; à sa droite il
+empilait les lettres. Une de celles-ci le retint : c’était
+une demande de secours que lui adressait une pauvre
+femme veuve et chargée d’enfants. Sous la maladresse
+des phrases perçait l’aveu d’une triste misère.
+Hubert leva les yeux pour demander conseil à Clarisse.
+D’habitude elle déjeunait à huit heures tapant,
+soucieuse d’être prête en même temps que lui et de
+diriger son ménage dès le matin. Mais ce jour-là elle
+était restée au lit en invoquant une grande lassitude.</p>
+
+<p>Il hésita, puis passa dans la chambre de sa femme
+et lui montra la lettre. Il était exact, méticuleux
+dès qu’il s’agissait d’argent, mais il n’était pas avare.
+Sans jamais en faire étalage, il aimait inscrire sur
+ses livres d’importantes libéralités.</p>
+
+<p>— J’ai envie, dit-il, de faire quelque chose pour
+cette malheureuse. Veux-tu procéder à une enquête ?
+Si elle dit vrai, il faut agir tout de suite.</p>
+
+<p>Que de fois ils avaient prononcé de telles paroles !
+L’exercice de la charité était ce qui les unissait le plus.
+Là étaient leur devoir commun, leur satisfaction
+partagée. Cependant Clarisse ne répondit pas tout de
+suite. La perspective de retourner dans un de ces
+logis populaires, de se créer une nouvelle obligation de
+bienfaisance, lui était pénible. Hubert, déjà pressé,
+insista :</p>
+
+<p>— Alors, c’est convenu ?</p>
+
+<p>Peut-être, si Clarisse avait été à sa place coutumière,
+et habillée, coiffée, et en train de verser à son
+mari sa tasse de thé, aurait-elle obéi à sa discipline
+habituelle. Mais la chaleur du lit où elle s’attardait,
+déguisant en lassitude sa paresse découragée, la rendit
+lâche : ce changement infime dans ses mœurs lui
+changea les idées. Elle répondit :</p>
+
+<p>— Pourquoi se presser ? La lettre exagère peut-être…
+Ne te laisse pas prendre aux apparences.</p>
+
+<p>— Précisément, il faut s’informer, étudier le cas.</p>
+
+<p>Il traitait ces choses-là comme une affaire, avec
+sa netteté professionnelle.</p>
+
+<p>— Iras-tu ? Je suis en retard…</p>
+
+<p>— J’irai…</p>
+
+<p>Elle n’y alla pas. Elle envoya sa femme de chambre
+à l’adresse indiquée, avec un billet de banque dans
+une enveloppe. Pigueret lui avait enseigné sans le
+savoir le moyen de se libérer. Ensuite elle regretta
+cette dérobade ; ce qui faisait la valeur de la charité,
+c’était la visite personnelle, la parole affectueuse, et
+l’argent ne venait qu’ensuite, comme remède matériel.
+Quand Hubert rentra pour déjeuner, elle raconta
+que de violents maux de tête l’avaient retenue chez
+elle.</p>
+
+<p>— Es-tu malade ?</p>
+
+<p>— Non, un peu de fatigue…</p>
+
+<p>Clarisse s’écoutait si peu, en général, qu’il insista
+pour téléphoner au docteur. Elle se défendit, elle lui
+en voulut de ne pas deviner qu’elle se servait d’un
+prétexte. Voyant sa mine fâchée, et, pour la satisfaire,
+il lui dit :</p>
+
+<p>— Quant à la femme de ce matin, ne t’en préoccupe
+pas. Après tout c’est peut-être une intrigante,
+une hypocrite. Il y en a tant. En tous cas, je ne veux
+pas qu’on m’exploite.</p>
+
+<p>Il aurait mieux aimé passer à côté d’une douleur
+vraie qu’être trompé par un faux malheur. Jamais
+personne ne l’avait roulé, ni une femme, ni un
+homme d’affaires. Il en tirait une sorte de vanité
+astucieuse, un dédain profond pour les naïfs, et il
+devenait de plus en plus méfiant à mesure que la vie
+augmentait les enjeux.</p>
+
+<p>Mais Clarisse s’accabla intérieurement de reproches.
+Elle n’avait pas rempli son devoir, et il lui
+devenait de plus en plus difficile de le remplir. Elle
+ne trouvait pas dans son existence personnelle les
+moyens de s’arracher à l’inertie mélancolique où
+elle s’enlisait. Alors elle résolut de recourir à autrui,
+et elle se décida à rendre visite à son père qu’elle
+n’avait pas vu depuis longtemps. Et comme elle se
+sentait de plus en plus inquiète, elle y alla le jour
+même.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XI</h2>
+
+
+<p>M. Jean-Étienne Bourgueil était dans sa bibliothèque
+où un rhume le confinait depuis plusieurs
+jours. Le cou enveloppé d’un foulard blanc, sa tête
+paraissait singulièrement émaciée, avec son grand
+nez qui pointait, ses rares cheveux ramenés en avant
+et comme emportés par une silencieuse bourrasque.
+Clarisse le questionna.</p>
+
+<p>— Eh bien, répondit-il, je tousse et ta mère me
+soigne. Naturellement, ta mère triomphe. J’ai aussi
+parfois un peu de peine à respirer. Qu’importe ! Je
+ne veux pas faire un sort aux petites misères.</p>
+
+<p>M. Bourgueil avait toujours maté la chair. Depuis
+des années il dormait dans une chambre sans cheminée
+ni radiateur, sur un lit de camp. A table, il ne
+buvait que de l’eau. Il n’était pas du tout sensuel,
+ce qui expliquait à un certain point son fanatisme
+doctrinaire. Ni gourmand, ni artiste, ni sceptique,
+ni indulgent, il n’était occupé que d’idées générales
+mais qu’il rendait passionnées. Son intelligence ardente
+et forte, nourrie de philosophie antique et
+d’humanisme chrétien, aimait à grouper les événements
+de l’histoire en larges perspectives d’hypothèses,
+ou bien à faire combattre entre elles les
+abstractions pour donner ensuite à celle qu’il préférait
+une magnifique couronne d’éloquence. Ses plus
+belles heures, il les avait passées au travail, lisant,
+annotant, écrivant, méditant, loin du monde et de
+la nature, mais recréant un monde et une nature
+selon sa pensée et les peuplant de nobles chimères.
+Dans ses yeux, usés par les veilles, le regard prenait
+maintenant une sorte de lassitude.</p>
+
+<p>— Ah ! fit-il, je suis quand même fatigué.</p>
+
+<p>— Vous devriez vous soigner, dit Clarisse avec
+inquiétude.</p>
+
+<p>Elle chérissait son père, mais ce sentiment, dont
+elle ne se rappelait pas la naissance, était plus latent
+que déclaré. M. Bourgueil n’aurait pas admis, d’ailleurs,
+qu’on lui témoignât de petites attentions, des
+tendresses féminines. Et elle l’admirait encore plus
+qu’elle ne l’aimait. Dès sa petite enfance elle avait
+subi le prestige de cet homme impératif et absorbé,
+parfois grondeur, et dont elle n’avait jamais entendu
+parler autour d’elle qu’avec beaucoup de respect. Sa
+famille, son monde s’enorgueillissaient de le compter
+parmi eux. Cependant sa pensée audacieuse aurait
+effrayé plusieurs des siens, s’ils l’avaient comprise.
+Dans le public, on était fier de son talent, de sa
+réputation européenne : on le lisait peu, mais on le
+louait de continuer, avec quelques autres, la grande
+tradition genevoise de savants et de philosophes. Sa
+notoriété ne devait rien à la mode : par son œuvre
+aussi bien que par sa personne il excluait toute idée
+de familiarité.</p>
+
+<p>Lorsque Clarisse vit son père mélancolique, elle le
+jugea plus rapproché d’elle, plus apte à la comprendre.
+Attendrie de commencer une confidence, elle murmura :</p>
+
+<p>— Si vous passez de mauvais moments, laissez-moi
+vous dire que moi-même…</p>
+
+<p>Mais comme il n’écoutait jamais très bien les autres,
+il crut qu’elle s’attendrissait sur lui et voulut
+redresser sa royauté chancelante :</p>
+
+<p>— N’exagère pas mes paroles. Peu m’importe que
+ma carcasse gémisse. Aussi longtemps que je pourrai
+travailler, je ne me plaindrai pas. Tant pis si l’on
+souffre. L’histoire enseigne que les grandes choses
+s’accompagnent toujours de douleur. Il ne faut pas
+se dorloter, ni déguiser sa paresse sous la maladie.</p>
+
+<p>Clarisse se crut visée quoiqu’il ne cessât de penser
+à lui.</p>
+
+<p>— Vous ne pensez qu’à des sorts tragiques, répliqua-t-elle
+sans mesurer son audace. Mais il y a des
+misères plus modestes, des inquiétudes quotidiennes
+dont on ne s’explique pas le sens et qu’il serait bien
+légitime de vouloir guérir. Vous me parlez de l’histoire,
+je vous parle de la vie de tous les jours, de vous,
+de moi…</p>
+
+<p>— Je ne regrette pas de souffrir, ajouta-t-il sans
+s’offusquer de cette interruption, parce que c’est la
+rançon de ma vie, et que je ne regrette pas ma vie.
+Mais tu ne peux comprendre les ambitions d’un
+homme, et sa fierté d’avoir accompli sa tâche, sa
+mission, peut-être.</p>
+
+<p>Il maintenait ses distances, majestueusement. Pour
+lui, Clarisse était toujours la petite fille, l’enfant qui
+se tient tranquille sur sa chaise et qui assiste, sans
+l’entendre, à la conversation des grandes personnes.
+Elle en fut froissée. Elle répondit :</p>
+
+<p>— Je vous assure que je partage votre idée. Les
+femmes, il est vrai, n’ont pas une œuvre proprement
+dite à réaliser, mais elles ont leur vie, leur cœur qui
+les préoccupe…</p>
+
+<p>M. Bourgueil ramena sur ses genoux les pans de sa
+robe de chambre et daigna réfléchir à ce que disait
+sa fille.</p>
+
+<p>— Continue, fit-il.</p>
+
+<p>— Les femmes attachent de l’importance à d’autres
+choses que vous, mais celles-ci leur importent grandement.
+Oh ! je ne prétends pas comparer. Leur
+mission, comme vous dites, et quand elles n’ont pas
+d’enfant, n’est pas hors d’elles : elle se confond avec
+leur existence… Aussi sont-elles anxieuses de ne pas
+la manquer…</p>
+
+<p>Clarisse s’arrêta, ne sachant plus très bien ce
+qu’elle voulait expliquer. Son père vint à elle, et,
+sans même incliner son profil d’oiseau décharné, il
+tapota sa joue.</p>
+
+<p>— Tu as mille fois raison, dit-il en souriant.</p>
+
+<p>Et ce sourire amical, mais qui refusait la discussion,
+prouva à Clarisse que son père ne supposait
+même pas qu’elle eût une pensée indépendante.
+Pourtant, elle voulait un conseil ou une consolation.
+Elle était venue pour cela. Et son père devait l’aider,
+oublier un instant sa propre personne et tous les
+livres dont il était l’auteur, pour tendre les bras à
+sa fille malheureuse… Elle vit les grandes bibliothèques
+étageant leurs reliures, et reprit avec un
+accent de soumission :</p>
+
+<p>— Papa, vous avez écrit l’<i>Histoire de la liberté</i> et
+elle vous a rendu célèbre. Vous savez combien j’en
+suis fière ? Mais laissez-moi vous demander si elle
+est achevée ?</p>
+
+<p>— Que veux-tu dire ?</p>
+
+<p>Si peu observateur qu’il fût, il devina chez Clarisse
+une arrière-pensée. Il jeta sur elle un regard
+surpris, presque mécontent, puis il le tourna avec
+plus de douceur vers les huit volumes, pareillement
+reliés de noir et d’or, qui s’alignaient sur un rayon
+à portée de sa main. Clarisse reprit en hésitant,
+étonnée elle-même des mots qui lui venaient à l’esprit :</p>
+
+<p>— Votre histoire, c’est, comment dirais-je ? l’histoire
+d’un combat…</p>
+
+<p>— Oui, c’est juste, un combat pour la liberté.</p>
+
+<p>— Ne croyez-vous pas qu’il dure encore, et qu’il
+existe pour tous les hommes, humblement ? Chaque
+jour, c’est bien ce problème que nous devons résoudre
+dans nos destinées particulières. Ce serait un chapitre
+nouveau à écrire. Moi-même, en ce qui me concerne…</p>
+
+<p>— Mon œuvre est une œuvre de philosophie politique,
+s’écria le vieux Bourgueil, piqué par le reproche
+d’avoir été incomplet. — Elle est achevée. D’ailleurs
+je considère les ensembles, je ne m’occupe pas des
+destinées particulières. Je ne m’en occupe pas, tu
+entends… Qu’est-ce qui t’a fourré ces idées dans la
+tête ?</p>
+
+<p>— Personne, je vous assure…</p>
+
+<p>— On m’a reproché d’être trop systématique, je
+le sais ! Je ne pensais pas que tu reprendrais cet
+argument qu’ont développé certains envieux…</p>
+
+<p>Il s’arrêta. Il savait qu’une de ses petitesses était
+de sentir trop vivement les critiques. Il s’efforçait
+de dissimuler cette mesquinerie, et voilà qu’il venait
+de la trahir. Il pria Clarisse de s’expliquer.</p>
+
+<p>— Eh bien ! il me semble que pour être tout à fait
+libres, nous devons nous efforcer de ne pas nous laisser
+engourdir par la banalité de nos habitudes. Est-ce
+qu’il n’y a pas une lutte pour la sincérité, ou plutôt
+pour la liberté d’être sincère. Nos relations de
+famille, de société nous empêchent parfois d’être
+véridiques vis-à-vis de nous-mêmes. Les autres nous
+empêchent d’oser… Enfin si je me sens tout à coup
+déprimée, sans courage, entraînée sans que je le
+veuille vers je ne sais quel but, mon indépendance
+se voit compromise. Me comprenez-vous ? C’est pour
+moi que je vous parle.</p>
+
+<p>— Les femmes n’ont jamais su traiter d’idées
+générales, affirma M. Bourgueil sur un ton de dédain,
+et rassuré par le désordre des arguments qu’on
+lui présentait.</p>
+
+<p>— Mais ce ne sont pas des idées générales, papa !
+s’écria Clarisse avec angoisse.</p>
+
+<p>— Tu commences par me proposer des objections
+théoriques et tu continues par des raisons personnelles.
+Tu cherches l’application de mes doctrines
+dans ta propre existence. C’est mêler les questions.</p>
+
+<p>Clarisse ne sut que répondre. Elle avait cru ingénieux
+d’attirer son père sur le terrain qu’il préférait,
+mais elle se trouvait incapable de diriger la discussion.
+Les idées qui lui venaient à l’esprit ne s’accordaient
+pas ensemble et elle était tentée de choisir celles qui
+l’exprimaient elle-même, plutôt que celles qui correspondaient
+au sujet débattu.</p>
+
+<p>Le vieux Bourgueil prit sur son bureau une liasse
+de feuilles imprimées et l’agita :</p>
+
+<p>— Tiens, voilà une coupure de l’<i lang="en" xml:lang="en">Edinburgh Review</i>
+que j’ai reçue hier. Tout un article de la revue est
+consacré à ton père. L’auteur fait quelques réserves
+de détail — elles sont intéressantes d’ailleurs — mais
+il souscrit à mes conclusions. Il vante la marche
+générale de l’ouvrage, l’ordonnance des parties. Certaines
+pages sur la Révolution française l’ont particulièrement
+retenu…</p>
+
+<p>— Mais, papa…</p>
+
+<p>— Tu te rappelles, le chapitre où je montre dans
+la Révolution un mouvement religieux qui s’ignore
+lui-même. Cette thèse a été critiquée à gauche et à
+droite, mais je l’estime vraie, et l’avenir lui rendra
+justice. Tiens, ce chapitre je l’ai écrit au moment de
+tes fiançailles, et tu t’es mariée juste huit jours après
+qu’il a paru en revue. Tu ne pensais qu’à Hubert à
+cette époque… Et tu voudrais maintenant remettre
+en discussion ce qui m’a pris tant d’années de recherches
+et de travaux ? C’est enfantin !</p>
+
+<p>M. Bourgueil, que les remarques de sa fille avaient
+mécontenté, redevint condescendant tellement il se
+sentit le plus fort. Il reprit :</p>
+
+<p>— Et Hubert, au fait ? Comment va-t-il, mon
+gendre ? Sa finance lui laisse-t-elle des loisirs ? Qu’est-il
+en train de traiter ?</p>
+
+<p>— Oh ! répondit Clarisse, je ne saurais vous renseigner
+car il ne me parle jamais de ses affaires :
+d’ailleurs je ne les comprendrais sans doute pas
+davantage que la philosophie politique…</p>
+
+<p>— Tant mieux, fit naïvement M. Bourgueil, s’il
+ne t’ennuie pas avec des histoires de Bourse et d’assemblées
+d’actionnaires. La banque m’a toujours
+paru un triste métier. Je me souviens que mon père
+avait l’habitude de dire…</p>
+
+<p>Clarisse ne l’écouta plus. M. Bourgueil la décevait
+comme l’avaient déçue la vieille Winiger ou Pigueret.
+Elle ne savait pas comment s’exprimer et il exigeait
+d’elle, pour la comprendre, des explications systématiques
+et générales. Elle lui en voulut de son
+autoritarisme, — elle qui était inquiète et troublée…
+Un bruit de porte, qui vint jusqu’à eux, l’arracha
+à ses pensées. Puisque son père ne lui était d’aucun
+secours, elle irait demander l’appui de sa mère.</p>
+
+<p>— Voilà maman qui rentre, fit-elle. Je vais la
+rejoindre.</p>
+
+<p>— Va lui tenir compagnie, dit M. Bourgueil. C’est
+l’heure où je dois dormir…</p>
+
+<p>Dans le salon aux tapisseries bibliques, M<sup>me</sup> Bourgueil
+tendit les bras à sa fille pour l’embrasser.</p>
+
+<p>— Bonjour, ma chérie, comme je suis contente
+de te voir !</p>
+
+<p>Mais, tout de suite, elle devina quelque chose que
+le père n’avait pas su discerner.</p>
+
+<p>— Tu es pâle ? Qu’as-tu donc ?</p>
+
+<p>— J’ai des ennuis.</p>
+
+<p>— Des ennuis ? Viens me les dire.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil prit la main de sa fille dans ses
+bonnes mains tièdes, l’obligea à s’asseoir près d’elle.
+Clarisse pensa qu’il serait facile de raconter son cœur.
+Elle commença lentement, s’efforçant d’être sincère,
+de bien traduire ce qu’elle éprouvait d’insolite et
+d’incompréhensible.</p>
+
+<p>— Eh bien ! voilà… Oh ! c’est très vague… Je
+ne saisis pas bien moi-même… Il s’agit de moi,
+de ma vie qui se transforme sans que je le veuille.</p>
+
+<p>— Hubert n’est pas gentil avec toi ?</p>
+
+<p>— Oh ! si.</p>
+
+<p>— Tu lui reproches quelque chose ?</p>
+
+<p>— Oh ! non.</p>
+
+<p>— Merci, Clarisse, tu me soulages ! Ah ! je viens
+d’avoir très peur. J’imaginais… je ne sais quoi…
+Mais tant que vous serez unis, ton mari et toi, tout
+ira bien. Vous n’avez pas d’enfants, il est vrai, et
+c’est un grand chagrin pour moi, je t’assure. Raison
+de plus pour rester étroitement liés… D’ailleurs, vous
+êtes faits l’un pour l’autre. Vous avez les mêmes
+goûts, les mêmes habitudes. Au fond, Hubert te
+ressemble, — en moins bien, mais il te ressemble !</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil exécutait avec innocence cette
+fausse peinture. Pour l’achever, elle ajouta :</p>
+
+<p>— Je ne vous ai jamais entendus vous disputer.
+N’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Vous avez raison.</p>
+
+<p>— Oh ! je sais que Hubert pourrait être parfois
+plus courtois, plus aimable… Avec moi, par exemple,
+il manque un peu d’empressement. Mais je ne lui en
+veux pas : il est très préoccupé de ses affaires. Et
+dame, on ne saurait lui en vouloir puisqu’il gagne
+de l’argent et te fait une existence agréable. Je me
+résigne à le voir bâiller dès neuf heures, quand il
+vient dîner ici.</p>
+
+<p>— Je vous répète, maman, qu’il ne s’agit pas
+d’Hubert.</p>
+
+<p>— Et moi je te répète de ne pas laisser la vie
+relâcher votre affection.</p>
+
+<p>Clarisse regarda la tapisserie qui représentait David
+et Abigaïl. Et elle songea que David n’éprouvait
+pas de l’affection, lui, mais de l’amour : aussi, Abigaïl
+l’accueillait avec un geste de prière et d’invite à la
+fois… Pourquoi sa mère n’employait-elle pas ce mot
+« amour » au lieu du terme convenable d’« affection » ?
+Ce mot, jamais autour d’elle on ne se risquait à l’articuler.
+Sans doute paraissait-il excessif, peut-être
+impudique. Elle-même, en ce moment, aurait été
+presque gênée de le dire tout haut.</p>
+
+<p>— S’il ne s’agit pas d’Hubert, de quoi te plains-tu
+donc ? demanda M<sup>me</sup> Bourgueil.</p>
+
+<p>Clarisse reprit courage. Elle se rapprocha, avec, sur
+son visage doux et paisible d’habitude, une expression
+résolue, et elle vit sa mère inquiète, tourmentée
+avant même de savoir, et toute prête à se rendre
+malheureuse.</p>
+
+<p>— Il n’y a rien, déclara-t-elle, entre Hubert et
+moi, mais peut-être vaudrait-il mieux qu’il y ait
+quelque chose, un grief que l’on puisse formuler et
+combattre. Tout est calme et habituel dans nos relations.
+Je suis sa femme, et il est mon mari. Cela vous
+paraît suffisant. Mais j’éprouve depuis quelque temps
+une grande lassitude, et des besoins que je ne sais
+formuler.</p>
+
+<p>— Clarisse !</p>
+
+<p>— Un dégoût, un ennui que je n’ai jamais connus
+me saisissent tout à coup. Qu’est-ce que cela signifie ?
+Ce qui me plaisait, ne m’attire plus. Je n’ai plus
+l’impression de suivre une route droite, et qui me
+mène quelque part. Parfois je me demande si je ne
+serais pas capable de commettre de mauvaises
+actions. Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Clarisse !</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil était douloureusement surprise. Elle
+dit, sur un ton de reproche :</p>
+
+<p>— Tu ne vas pas me raconter que tu souhaites
+autre chose que ton bonheur ; que l’existence que
+nous t’avons faite ne te suffit plus.</p>
+
+<p>— Qui sait ?</p>
+
+<p>— Mais ce serait la porte ouverte à des tentations
+que tu ne soupçonnes pas, ma pauvre enfant, mais
+qui te feraient bien du mal si elles venaient à t’effleurer…
+J’ai moins de sagesse, moins d’intelligence
+même que toi, mais je pressens ce que tu ignores, ce
+que tu ne peux pas connaître…</p>
+
+<p>— Pourquoi me prêter cette ignorance ?</p>
+
+<p>— Parce que, pour en venir à dédaigner son bonheur
+régulier et les devoirs que la Providence vous
+assigne, il faut avoir passé par des aventures, des
+complications… après tout, je ne sais pas très bien
+lesquelles, mais que je devine terribles, et qui sont
+très éloignées de nous, et principalement de toi. Toi
+si simple, si honnête, si pure… Toi qui, toute petite,
+étais si sage. Ah ! c’est impossible. Cela ne te ressemble
+pas.</p>
+
+<p>— Cela ne m’a pas ressemblé assurément, mais
+cela me ressemblera peut-être.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil ne voulut pas admettre les hypothèses
+extravagantes de sa fille. Elle entreprit d’écarter
+ce qui risquait de la contredire ou de l’attrister.
+Lorsque la réalité la gênait elle réussissait à n’en pas
+tenir compte et couvrait ses yeux de ses deux mains.</p>
+
+<p>— Ma pauvre Clarisse, fit-elle, comme un étranger
+se tromperait sur toi en t’écoutant. Tes phrases
+t’expriment si mal. Je te sais incapable d’une pensée
+qui n’appartienne pas à ton mari, d’une pensée qui
+ne soit pas loyale…</p>
+
+<p>— Vous vous faites des illusions sur moi, murmura
+Clarisse.</p>
+
+<p>— Pas du tout. Tu ne vas pas m’apprendre ton
+caractère.</p>
+
+<p>— Pourtant…</p>
+
+<p>Mais M<sup>me</sup> Bourgueil voulait empêcher Clarisse de
+se compromettre. Elle l’interrompit avec force :</p>
+
+<p>— Tu es ma fille. Rien de ta vie ne m’est caché.
+Tu te calomnies en imaginant je ne sais quels désirs
+impossibles. Tu es trop scrupuleuse, et ta conscience
+se forge des fantômes… Ou bien, est-ce Fanny qui
+t’a monté la tête ?</p>
+
+<p>— Mais non, maman.</p>
+
+<p>— Non ! Alors c’est M. Desnouettes ? Je ne comprends
+guère votre intimité.</p>
+
+<p>Clarisse ne voulut pas que la conversation s’attardât
+sur les personnalités. Pour détourner sa mère de
+cette piste qu’elle sentait dangereuse, elle battit un
+peu en retraite :</p>
+
+<p>— Peut-être est-ce que j’exagère ?</p>
+
+<p>Sa mère tenta tout de suite d’exploiter ce léger
+avantage :</p>
+
+<p>— Mais j’en suis certaine, moi. Tu n’es pas une
+rêveuse. Tu es raisonnable. Tout le monde le sait.
+C’est l’éloge qu’on me fait toujours de toi.</p>
+
+<p>Clarisse songea combien il est difficile d’échapper
+à l’opinion des autres. Ceux qui nous touchent de
+près ne se rendent pas compte que nous changeons.
+Ils nous chérissent toujours, mais pour des motifs
+souvent périmés. Nous sommes prisonniers de l’apparence
+qu’ils voient, et obligés par leur logique bien
+plus que par la nôtre.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, à cause du silence de sa fille, croyait
+l’avoir convaincue. Alors elle s’attendrit.</p>
+
+<p>— Voilà bien ton portrait, dit-elle. Pourquoi serait-il
+modifié ? Cela me ferait tant de peine que tu ne sois
+plus ma petite Clarisse. Et tu ne veux pas me faire
+de la peine, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Mais non.</p>
+
+<p>— Comprends-tu, ma joie, c’est de vous voir heureux.
+Si le ménage de ma fille n’allait plus, je serais
+bien tourmentée. Qu’est-ce que je deviendrais, moi ?
+C’est que ma vie dépend de la tienne.</p>
+
+<p>Jamais Clarisse n’avait causé de chagrin à personne.
+A cause de sa mère, elle hésita à poursuivre ses plaintes.
+Il y eut un silence et M<sup>me</sup> Bourgueil soupira de
+satisfaction.</p>
+
+<p>— Dire, murmura-t-elle, que c’est moi qui te donne
+des conseils, à toi que j’ai toujours écoutée !</p>
+
+<p>Rassurée maintenant, elle jugea adroit de faire une
+petite concession, et reprit :</p>
+
+<p>— Je sais bien qu’une jeune femme a parfois des
+tristesses sans cause, des chagrins fictifs plus pénibles
+que des chagrins réels. Mais je t’en prie, quitte
+cet air mélancolique : souris-moi.</p>
+
+<p>Clarisse eut un pâle sourire, plus mélancolique
+encore. L’autre continua, pour montrer qu’elle n’était
+pas injuste, ni fermée à toute compréhension :</p>
+
+<p>— Moi aussi, j’ai connu de ces mauvaises heures…</p>
+
+<p>Alors sa fille se mit à sourire tout à fait. M<sup>me</sup> Bourgueil,
+avec ses cheveux blancs soigneusement coiffés,
+son air noble et naïf, n’avait jamais dit une parole
+défendue, n’avait jamais eu une pensée qu’elle ne
+pût avouer à l’instant même, et avait écoulé une
+existence parfaitement heureuse et résignée. L’idée
+de ses « mauvaises heures » était comique ! D’ailleurs
+Clarisse avait trop de respect envers ses parents pour
+se les représenter autrement que maîtres de leur vie
+et de leur cœur. Il lui était impossible de leur prêter
+un passé, des hésitations, des défaillances. Toute leur
+expérience ne pouvait donc servir de rien. Chaque
+génération doit résoudre à tour de rôle les mêmes
+problèmes, et les destinées successives s’ajoutent
+mais ne se corrigent pas l’une par l’autre. Clarisse
+se leva pour partir, comprenant après coup l’inutilité
+de sa visite.</p>
+
+<p>— Écoute, lui dit sa mère afin de prouver encore
+sa bonne volonté, veux-tu que je parle à Hubert ?</p>
+
+<p>— Oh ! non, répliqua vivement Clarisse.</p>
+
+<p>Elle sortit de chez ses parents sans nul réconfort
+et plus incertaine que jamais. L’un n’avait pas même
+cherché à la comprendre, et l’autre l’avait si mal
+comprise. Cependant il lui fallait retrouver son équilibre.
+A qui demander l’appui nécessaire ? Elle pensa
+au pasteur Lachault. Et tout de suite l’idée de cet
+homme austère, judicieux, singulièrement perspicace
+la rassura : lui seul saurait découvrir la cause de son
+malaise, et lui indiquer le parti à prendre. Sa déception
+se transforma en espérance, une espérance fiévreuse.
+D’un pas allongé, elle se dirigea vers la rue
+des Chaudronniers ; elle savait qu’il recevait ce jour-là.
+Il lui sembla qu’elle se rendait chez un médecin,
+et qu’il allait la guérir.</p>
+
+<p>Elle arriva à la porte de sa maison et pénétra dans
+le vestibule. M. Lachault habitait au troisième. Déjà
+le fait de se rapprocher de lui aida Clarisse à voir un
+peu plus clair. Elle se représenta M. Lachault, son
+accueil bref et dépourvu de toute fausse cérémonie,
+sa voix nette, un peu métallique, ses yeux perçants
+qui avaient fouillé tant d’âmes. Elle avait l’impression
+d’être déjà devant lui, pour cette auscultation
+morale, et elle éprouvait à l’avance la pudeur du
+malade qu’on fait déshabiller afin de mettre à nu sa
+tare ou son infirmité. Alors, la perspective de l’interrogatoire
+imminent et lucide qu’elle allait subir révéla
+à Clarisse ce qui se passait en elle. Et pendant qu’elle
+montait l’escalier elle sut avec évidence ce que
+M. Lachault allait amener au jour, comme raison
+profonde de ses troubles. D’un mot, il la renseignerait :</p>
+
+<p>— Laurent Fabre-Gilles.</p>
+
+<p>Elle s’arrêta dans sa montée. La seule approche du
+questionnaire faisait donc surgir la réponse ! Ce
+qu’elle allait demander à un autre, elle-même le
+savait sans s’en douter. Une voix intérieure venait
+de lui dénoncer son mal. Si elle ne s’intéressait plus
+à sa vie coutumière, c’est parce qu’elle s’intéressait
+trop à ce jeune homme ; si tout lui semblait vide et
+triste, c’est parce qu’il lui manquait. Elle souffrait
+d’une absence. Était-ce possible ? Un regret si puéril
+suffisait à empoisonner sa vie ? Oui…</p>
+
+<p>Que dirait donc M. Lachault ? Oh ! certes, il ne
+l’accablerait pas. Elle était innocente de son propre
+aveuglement dont elle venait tout juste de s’apercevoir.
+Jusque-là elle avait agi avec naïveté, avec
+honnêteté. La certitude qu’elle n’était pas en faute
+la réconforta et elle reprit courage pour gravir l’escalier,
+ce sombre escalier de pierre grise dont les
+marches lui semblaient si hautes.</p>
+
+<p>Brusquement sa pensée fit un détour et découvrit
+une hypothèse nouvelle. Certes M. Lachault n’allait
+pas la maudire. Mais après avoir dévoilé cette plaie
+secrète, il voudrait la fermer. Il lui dirait : « Chassez
+loin de vous cette image trop plaisante. Ce regret
+vous lancine et vous décourage, interdisez-vous d’y
+penser. Oubliez ce jeune homme. » Voilà ce qu’il
+dirait, ce qu’elle serait obligée d’entendre. Et autant
+il serait indulgent à son aveu, autant il serait implacable
+pour obtenir son renoncement. Ce M. Lachault
+était un terrible inquisiteur ! Elle entendait déjà ses
+objurgations violentes, l’appel irrité à sa conscience
+chrétienne. Elle ne pourrait pas contester ses paroles,
+elle serait traquée, prise. Il exigerait le sacrifice !</p>
+
+<p>— Oublier Laurent Fabre-Gilles !</p>
+
+<p>Elle dut s’arrêter. La même voix intérieure que
+tout à l’heure venait de s’élever. Et elle ajouta ces
+mots avec une expression si passionnée dans son
+angoisse que Clarisse les crut prononcés tout haut :</p>
+
+<p>— C’est impossible.</p>
+
+<p>Toute la volonté de Clarisse s’écroula. Comme une
+pierre hissée le long d’une pente et qui, n’étant plus
+retenue, retombe, elle tourna sur elle-même et redescendit
+l’escalier qu’elle venait de monter avec tant
+d’hésitations. En bas seulement, elle retrouva plus
+de calme.</p>
+
+<p>Là, elle se mit à rougir. « Comme je suis lâche »,
+pensa-t-elle. Maintenant qu’elle n’était plus à la
+minute de franchir le seuil, elle se gourmanda. « Je
+ne me reconnais plus. » Cette remarque augmenta
+son trouble : elle ne retrouvait pas ses points d’appui
+habituels ; le mouvement et l’association de ses idées
+ne s’organisaient plus comme auparavant. Tout son
+être intérieur changeait de plan, et elle ne savait
+comment se décider au milieu de ce désordre.</p>
+
+<p>Après quelques minutes d’incertitude, elle résolut
+de remonter ; son amour-propre ne voulait pas rester
+sous le coup d’une pareille défaite. Mais à peine atteignait-elle
+le premier étage que de nouveau elle
+éprouva une sorte de paralysie. Tout à l’heure elle
+venait chez le pasteur Lachault pour échapper à un
+ennui et à une inquiétude vagues, et pour retrouver,
+grâce à ses conseils, le bonheur dont elle se sentait
+dépouillée. Maintenant, elle reconnaissait que là-haut
+elle trouverait le chagrin, la privation et une pire
+tristesse. Pour rassembler ses forces, elle fit appel à
+l’idée de devoir, ce grand balancier de son être, mais
+en vain. Elle ne sut plus par quels moyens résister
+ou se contraindre. Alors elle se résigna à parlementer
+avec elle-même pour obtenir un sursis. Et elle fut
+entraînée tout de suite à se faire des concessions.</p>
+
+<p>« En somme, pensa-t-elle, l’important pour moi,
+c’était d’être renseignée : je le suis. Je connais maintenant
+la raison de mes troubles. Ai-je besoin d’aller
+voir M. Lachault puisque je sais si bien ce qu’il me
+dira ? Je préfère agir par moi-même. » Elle songea
+encore qu’il faudrait attendre longtemps dans un
+petit salon morose, puis expliquer son cas à un auditeur
+sévère justement surpris d’entendre de telles
+paroles dans sa bouche. Tout à l’heure, il lui était
+facile d’aller à une consultation ; il lui était beaucoup
+plus dur de s’obliger à un aveu, un aveu qui étonnerait,
+qui scandaliserait. Elle profanerait ainsi un sentiment — condamnable
+bien sûr — mais qui n’avait
+rien de vil, et qui au grand jour paraîtrait banal et
+honteux.</p>
+
+<p>— Cela, jamais.</p>
+
+<p>Clarisse redescendit l’escalier pour la seconde fois.
+Lorsqu’elle fut dans la rue, elle partit au hasard.
+Il lui fallait le grand air et le mouvement, afin de
+comprendre ce qui se passait en elle et pourquoi
+s’était produit ce brusque arrêt de volonté. Pour la
+première fois de sa vie, il lui avait été impossible
+d’accomplir une décision régulièrement prise. Une
+force nouvelle, étrangère, était intervenue. Elle
+pressa son allure afin d’obéir au rythme accéléré de
+ses pensées. Du fond de son âme montait comme un
+remous, ou plutôt une source bouillonnante. Après
+le va-et-vient contradictoire de tout à l’heure, ce
+flot s’affirmait avec plénitude. L’incohérence se dissipait :
+elle commença d’y voir clair.</p>
+
+<p>Son incapacité d’entrer chez M. Lachault, sa fuite
+loin du seul être qui l’aurait privée de Laurent Fabre-Gilles
+n’étaient pas l’effet du hasard. Un tel résultat
+avait été patiemment préparé, à son insu d’ailleurs.
+Depuis quand subissait-elle cette longue intoxication ?
+Ce jeune homme l’avait tout de suite intéressée :
+elle se rappela, dans les premiers temps où
+elle le connaissait, l’obsession de son image. Bien
+vite, elle s’était persuadée qu’elle avait une responsabilité
+à son égard, mais son but secret était de le
+rejoindre, de s’occuper de lui, de s’imposer à lui.
+Que de roueries elle avait mis innocemment en œuvre
+jusqu’au jour où, à sa propre stupeur, un geste lui
+avait échappé qui avait trahi son arrière-pensée.
+Mais là encore, aveuglée par son honnêteté, elle
+n’avait pas aperçu le ressort caché de son acte.
+Depuis cet épisode de la Cômerie, elle avait éloigné
+Laurent, mais Laurent était demeuré dans sa vie,
+mêlé à toutes ses minutes. Il était la réalité de tous
+les fantômes qui l’avaient troublée : sa tristesse,
+c’était Laurent ; son ennui, c’était Laurent ; sa lassitude,
+c’était Laurent.</p>
+
+<p>Depuis plusieurs mois donc, elle agissait comme
+une somnambule qui ne sait pas qu’elle obéit au
+magnétiseur. Tandis qu’elle menait au grand jour
+son existence habituelle, elle conduisait sans le savoir
+et parallèlement une existence mystérieuse. Des
+pensées sous-jacentes s’étaient enchaînées l’une à
+l’autre, des désirs secrets avaient fleuri à l’ombre ;
+et ainsi s’était constituée dans son âme et dissimulée
+sous des subterfuges, une seconde âme, différente de
+la vraie. Clarisse croyait se connaître et elle ne
+connaissait pas son double fond. Elle logeait dans sa
+propre personne, une étrangère. Et celle-ci, qui s’était
+fortifiée à ses dépens, maintenant élevait la voix,
+donnait des ordres. C’était elle qui, dans l’escalier
+du pasteur, avait parlé tout haut… Alors Clarisse
+eut un mouvement de révolte. Son goût natif de l’indépendance,
+son besoin de compréhension et de logique
+s’irritèrent devant tant d’obscurités. Maintenant
+qu’elle l’avait démasquée, elle chasserait l’intruse.</p>
+
+<p>Le hasard de sa course l’avait amenée dans une
+avenue déserte du quartier de Champel. Elle se
+sentit fatiguée, s’assit sur un banc. Et puis tout à
+coup, elle se releva, elle se remit à marcher, prit un
+chemin qui descendait une côte abrupte entre deux
+murs. Si cette « intruse » n’était pas une étrangère ?
+Si c’était son âme véritable qui, longtemps méconnue,
+engourdie, s’était progressivement réveillée au
+contact d’un sentiment plus chaud que ses sentiments
+habituels ? Loin d’être atteinte dans sa personnalité,
+elle l’affirmerait donc en écoutant cette voix mystérieuse.
+Ce qu’elle avait pris jusqu’à présent pour son
+vrai caractère, ce n’étaient peut-être que des habitudes,
+des répétitions, des imitations — mais sans
+rien d’original. Elle n’avait donc vécu que d’une
+illusion. Elle s’était crue libre, et elle n’avait fait
+qu’obéir ; franche, et elle avait toujours menti. Au
+fond d’elle-même dormait son être réel. Elle aurait
+pu écouler des années entières avant de le savoir,
+et mourir peut-être sans l’avoir jamais su. Or voici
+que l’être réel sortait de l’indéfini et de l’obscur,
+et qu’il s’imposait dans son évidence.</p>
+
+<p>Clarisse leva les yeux, en proie à une émotion
+violente. Elle était devant l’Hôpital cantonal. Ces
+longs bâtiments alignaient des rangées de fenêtres
+comme une caserne. Des hommes et des femmes
+franchissaient les grilles pour entrer et pour sortir.
+Elle les considéra avec l’intérêt d’un naturaliste
+devant une espèce mal étudiée. Suivaient-ils en
+l’ignorant un modèle qu’ils n’avaient pas choisi ?
+Ou bien avaient-ils su reconnaître leur réalité,
+avaient-ils délivré au fond d’eux-mêmes les forces
+latentes ?</p>
+
+<p>Elle regarda les fenêtres de l’hôpital, qui brillaient
+au soleil couchant. Derrière ces vitres il y avait de
+la souffrance et de la mort. Elle songea aux misérables
+qui agonisaient en cette minute, et elle éprouva
+pour eux une indicible pitié — elle qui commençait
+à vivre.</p>
+
+<p>Elle revint vers la haute ville, les pieds couverts
+de poussière, et brûlée par le soleil de printemps qui
+ajoutait à sa fièvre. « Lorsque nous naissons charnellement,
+pensa-t-elle, nous n’évaluons pas à son prix
+le don magnifique de l’existence. Mais moi, je le
+reçois avec ma pleine raison. » Elle jeta autour d’elle
+des regards curieux, s’attendant à voir jusqu’aux
+choses même changer d’aspect et apparaître sous une
+forme imprévue. Le beau crépuscule qui dorait les
+maisons, l’atmosphère recueillie où tous les bruits
+s’apaisaient, elle les goûta comme pour la première
+fois. Son aube s’associa à cette fin du jour, avec la
+même confiance dans les éternels recommencements.
+Il lui sembla que son corps aussi était comme nouveau,
+et son visage changé. Quand elle arriva chez
+elle et qu’on vint lui ouvrir la porte, elle se dit qu’on
+ne la reconnaîtrait pas.</p>
+
+<p>Au moment où elle pénétrait dans le salon, une
+voix l’arrêta :</p>
+
+<p>— Hé bien ! comme tu rentres tard…</p>
+
+<p>Hubert. Elle l’avait complètement oublié. Elle
+avait été chercher conseil auprès de son père, de sa
+mère, elle avait voulu aller chez M. Lachault, mais
+elle n’avait pas eu l’idée de lui demander son avis…</p>
+
+<p>— D’où viens-tu ?</p>
+
+<p>— J’ai fait des visites, des courses…</p>
+
+<p>— Et tu n’as pas pensé à la date d’aujourd’hui ?
+Ça, c’est bien la première fois.</p>
+
+<p>Hubert souriait, en affectant sa fausse bonhomie.</p>
+
+<p>— Je ne sais ce que tu veux dire, murmura Clarisse.</p>
+
+<p>— Eh ! c’est l’anniversaire de notre mariage.</p>
+
+<p>Comme sa femme n’ajoutait rien, il ne voulut pas
+triompher trop bruyamment de son manque de mémoire,
+et il reprit :</p>
+
+<p>— Bah ! ne te frappe pas… Il ne faut pas attacher
+trop d’importance aux dates. Et puis, nous sommes
+un vieux ménage.</p>
+
+<p>Mais Clarisse, sans l’écouter, se demanda avec gravité
+ce que son âme nouvelle pensait d’Hubert.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XII</h2>
+
+
+<p>Depuis le matin une petite pluie fine tombait,
+léger brouillard humide qui mouillait à peine. Tous
+les jardins de la ville la recevaient avec béatitude.
+Elle imbibait la terre sans l’inonder, elle fortifiait
+l’herbe, verdissait les feuilles, et, sous sa rosée tiède,
+s’épanouissaient les lilas. Clarisse, en traversant les
+Bastions, respira les parfums de cette douceur fondante.
+Grâce aux frondaisons épaissies régnait un
+demi-jour silencieux, troublé seulement par la chute
+d’une goutte d’eau sur les branches et par les cris des
+oiseaux. Le long des pelouses, Clarisse regarda les
+fleurs nouvellement installées dans leurs plates-bandes :
+jamais elle n’avait pris un tel intérêt à ce
+qui sortait de terre, jeune et nouveau.</p>
+
+<p>Elle revint chez elle, à travers la vieille ville, et,
+à cause de l’appel printanier, elle considéra comme
+pour la première fois ces calmes petites rues où elle
+avait vécu toujours. Des confiseries étroites montraient
+derrière leurs vitres des gâteaux d’un rose
+ou d’un vert précieux ; des antiquaires présentaient
+des porcelaines tendres, des verreries et des armes ;
+des bouquinistes alignaient des livres vénérables dans
+leurs reliures fauves ; des éventaires de marchands
+de légumes mêlaient à leurs primeurs des bouquets
+de pivoines. Dans la cour d’un hôtel ancien, des
+musiciens ambulants, suspendant le silence de cette
+matinée humide, jouaient des airs méridionaux, acclimataient
+l’Italie dans Genève. Et la musique, au
+passage, fit plaisir à Clarisse.</p>
+
+<p>Le jour mouillé s’éclaira. Un peu de soleil vint sur
+le pavé gras, illumina les maisons. Bâties dans la
+molasse du pays, elles prirent chacune sa nuance
+particulière, mais d’une délicatesse telle qu’il fallait
+la remarquer pour en jouir. L’une était verdâtre,
+l’autre d’un gris fin, celle-ci rose de chair, celle-là
+d’un jaune doré. Elles se tenaient côte à côte, d’âge
+inégal, mais imprégnées de la même noblesse un peu
+sévère, de la même grâce décente. Toute à ses découvertes — jamais
+elle n’avait si bien regardé que ce
+matin — Clarisse se reconnut en elles, en ce vieux
+quartier traditionnel, poli, discret, sans éclat excessif,
+et qui cachait, sous un style d’une harmonie sobre,
+ses passions.</p>
+
+<p>Comme elle longeait l’Arsenal et que la pluie recommençait,
+elle s’arrêta un instant sous les arcades
+pour la voir tomber. Gaillardoz, qui passait, vint la
+rejoindre.</p>
+
+<p>— Bonjour, ma cousine, dit-il de sa voix bruyante
+et avec le sourire heureux d’un Immortel.</p>
+
+<p>Devant ce témoin, Clarisse eut un geste effarouché,
+inquiète de se protéger contre les indiscrétions. Gaillardoz
+la dévisagea :</p>
+
+<p>— Vous êtes charmante, Clarisse.</p>
+
+<p>Avait-elle trahi au dehors ses transformations morales ?
+Elle rougit un peu et s’empressa de répondre :</p>
+
+<p>— Laissez donc à Desnouettes le soin de me faire
+des compliments, c’est mon fournisseur.</p>
+
+<p>L’autre avait parlé sans réfléchir, frappé par une
+expression particulière de Clarisse. Il n’insista pas
+et entama un autre sujet :</p>
+
+<p>— Vous savez que nous avons maintenant notre
+auto ! Nous formons mille projets, Fanny et moi, et
+nous espérons bien que vous nous accompagnerez
+un jour. Tenez, nous voudrions faire le Dauphiné.</p>
+
+<p>Clarisse le remercia vivement : l’idée du départ,
+des courses sur les routes, la tentait tout à coup.
+Mais elle s’aperçut que Gaillardoz de nouveau la
+considérait avec attention. Alors elle éteignit son
+regard et dit, d’un ton banal :</p>
+
+<p>— Malheureusement je ne sais si nous pourrons
+accepter votre aimable invitation. Hubert est très
+occupé.</p>
+
+<p>— Nous le regretterions, mais enfin pourquoi ne
+pas venir seule ?</p>
+
+<p>Clarisse s’excusa, en prétextant que son mari
+n’aimerait pas la voir partir… Pour mieux dépister
+son interlocuteur elle affecta l’expression raisonnable
+qui lui était auparavant naturelle. Elle l’imita si bien
+que Gaillardoz la jugea peu empressée, pas très cordiale
+même, et il fut déçu, car il avait pour elle de
+l’amitié. Mais son vigoureux optimisme dissipa ce
+regret, et il se mit à parler d’autre chose, de sa voix
+réjouie qui faisait retourner les passants. Il ne se
+douta pas que sa compagne n’était plus la même,
+et qu’en réalité il causait avec une inconnue.</p>
+
+<p>— Décidément, songea Clarisse, cela ne se voit
+pas.</p>
+
+<p>Néanmoins, elle se dit qu’elle devait désormais se
+méfier et dissimuler avec grand soin ce qu’elle était
+devenue. Elle n’était pas femme à afficher ses opinions
+et ses sentiments en public. Ayant horreur du
+bruit, de la singularité, de l’exception, de ce qui
+pouvait ressembler à une faute de tact ou de convenance,
+un scandale lui paraissait une catastrophe.
+Toujours, elle avait été conduite par l’idée d’un type
+auquel il lui fallait se conformer : type moral, social,
+religieux. Elle ne ressemblait pas à ces femmes mobiles,
+tout entières dans leurs sensations, qui changent
+sans difficulté de genre d’existence en même temps
+que d’amant. Fixée en un lieu de la terre, en une
+catégorie humaine donnée, elle ne songeait pas à
+sortir, par un éclat, de ses habitudes. Elle continuerait
+donc à vivre comme naguère, avec les mêmes amis, les
+mêmes mœurs, les mêmes occupations, la même
+couturière, le même ameublement.</p>
+
+<p>Par l’effet de son éducation, Clarisse trouvait naturel
+d’avoir à se contraindre. Elle était foncièrement
+disciplinée. Loin d’accorder une importance excessive
+à ce qu’elle éprouvait d’inattendu, elle commençait
+par le critiquer. L’orgueil la soutenait dans cette attitude,
+un orgueil qui n’était pas de l’égoïsme aveuglé,
+mais la certitude de sa dignité personnelle. Avant tout
+elle voulait être maîtresse d’elle-même. Peut-être se
+mêlait-il à ce souci héréditaire une certaine timidité,
+l’appréhension des aventures. Elle n’était plus assez
+jeune pour être imprudente, pour courir le risque
+d’une humiliation ou d’un ridicule.</p>
+
+<p>Et ce qui l’aurait retenue encore, ce qui suffisait
+à l’incliner au silence, au secret, c’était la crainte des
+autres. Jusque-là elle n’avait recueilli d’eux que des
+compliments, et cette louange perpétuelle lui avait
+été agréable. Son aveu interromprait peut-être l’encens.
+Elle savait qu’elle représentait aux yeux du
+monde certaines vertus ou, plus simplement, une
+certaine qualité de femme ; fallait-il les désobliger
+en abdiquant ? Sa banqueroute égoïste démoraliserait
+beaucoup de gens. Elle vit combien il est cynique
+parfois d’être sincère. Il lui fallait donc obéir à cette
+image d’elle-même qui, bien qu’inexacte, était généralement
+admise : c’était faire honneur à sa signature.
+Encore une fois, elle se tairait. Elle sacrifierait à
+une vertu plus haute et plus utile les sentiments, les
+instincts dont elle venait de découvrir l’existence — ou
+du moins elle sacrifierait leur expression publique…
+Du reste, elle ne raisonnait avec tant de
+sûreté que parce qu’elle s’était arrêtée au bord même
+de la découverte. Elle distinguait mal les forces
+éveillées au fond de son être et qui n’avaient pas
+atteint encore la pleine lumière de l’évidence.</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, en rangeant une armoire,
+Clarisse trouva un paquet d’anciennes photographies,
+et, parmi elles, son portrait, du temps où elle était
+une petite fille bien sage. On reconnaissait sans peine,
+en puéril, son visage doux, raisonnable, d’expression
+étonnée. Et pourtant ! « Pourtant, songea-t-elle, cette
+enfant paisible dissimulait déjà, à l’insu de tous, ce
+qui allait grandir pour me tourmenter. La personne
+que je suis et que j’ignore presque, existait dans ce
+corps innocent. Je ne savais pas ; personne ne savait
+que la vie, beaucoup plus tard, la ferait surgir.
+Pourquoi n’est-elle pas restée inconnue ! »</p>
+
+<p>Elle s’arrêta, en poussant un soupir, et, comme la
+porte s’ouvrait, elle cacha la photographie. C’était sa
+mère, qui vint l’embrasser. Puis, s’asseyant, s’installant,
+M<sup>me</sup> Bourgueil ajouta, le visage un peu rubicond :</p>
+
+<p>— Quelle chaleur ! Vous devriez aller à la campagne
+le plus tôt possible.</p>
+
+<p>« Bien sûr », pensa Clarisse. Elle songea que le
+verger, à la Cômerie, devait défleurir et que les
+pivoines s’épanouissaient autour de la maison aux
+volets bleus. Distraite, elle écouta sa mère qui lui
+parlait encore de Fanny. Décidément, affirmait la
+bonne dame, elle dépassait la mesure. Auparavant,
+elle n’était qu’excentrique, voilà qu’elle s’affichait.</p>
+
+<p>— Mais avec qui ? demanda Clarisse.</p>
+
+<p>— Avec M. Desnouettes !</p>
+
+<p>Au fait, Clarisse avait oublié cette intrigue. Elle
+vit combien elle avait dérivé loin de ces choses, loin
+de ses intérêts de naguère. Elle s’obligea à écouter
+sa mère avec attention :</p>
+
+<p>— J’ai pensé, dit celle-ci, que tu pourrais agir…</p>
+
+<p>— Pardon, interrompit Clarisse, vous m’avez déjà
+fait parler à Fanny, et voilà le résultat.</p>
+
+<p>— Sans doute. Mais si tu intervenais auprès de
+son mari ?</p>
+
+<p>— Triste métier…</p>
+
+<p>— Ou bien auprès de M. Desnouettes ? Tu as
+beaucoup d’influence sur M. Desnouettes.</p>
+
+<p>Encore ! Vraiment on abusait d’elle ! Pourquoi la
+chargeait-on toujours de faire régner la vertu ? Clarisse
+se révolta contre cette perpétuelle mission, et
+pendant une seconde, elle ne considéra plus le désordre
+comme un accident auquel chacun était tenu
+de porter secours, mais comme une sorte d’innovation,
+un ordre imprévu auquel on devait laisser collaborer
+les intéressés. Cette protestation silencieuse
+et passagère en faveur de Fanny, Clarisse ne pensa
+pas l’appliquer à sa propre situation ; elle ne conclut
+pas qu’elle pourrait tirer profit d’une indulgence qui
+serait universelle. D’ailleurs, reprise par ses habitudes,
+elle finit par accepter d’intervenir auprès de
+Desnouettes.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil considéra dès lors le problème
+comme résolu. Elle se leva, ronde et souriante, rappela
+à sa fille que le prochain dîner de famille aurait
+lieu chez elle, puis s’en alla, en trottant, heureuse.</p>
+
+<p>Clarisse la regarda partir avec une sorte de rancune.
+Elle lui en voulut de l’avoir faite telle qu’elle
+était, et de ne pas le savoir. Comme les parents sont
+peu perspicaces ! Ils créent des enfants de leur
+propre chair, mais ignorent ce qu’ils leur transmettent.
+Ensuite ils les élèvent, c’est-à-dire qu’ils
+les obligent à devenir ce qu’ils voudraient qu’ils
+soient. Ces êtres nouveaux doivent ressembler à
+leurs prédécesseurs, qui traitent comme une désobéissance
+ou une impiété la moindre inquiétude, la
+moindre recherche personnelle… Mais là encore,
+Clarisse se tint dans des généralités pour éviter de
+décider sur elle-même. Son intelligence formula en
+abstraction ce qui était le désir de son cœur.</p>
+
+<p>Pourtant, livrée à la solitude, elle retourna vers
+son portrait, elle se dévisagea de nouveau. Alors,
+devant ces traits indécis et ce regard qui la questionnait,
+elle cessa de se dérober plus longtemps. Elle
+vit qu’elle ne pourrait pas éternellement se tirer
+d’affaire à force de maximes et de vues d’ensemble.
+« Que deviendras-tu ? murmura-t-elle. Vas-tu étouffer
+ce que tu es, et te contenter jusqu’au bout d’être
+docile et mensongère ? Que te procurera cette duplicité
+que tu n’as point choisie, mais que la vie t’impose ?
+Je crains pour toi, quoi que tu fasses ? » Et
+elle reposa son image, le cœur serré.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans la pièce aux tapisseries bibliques, sous les
+yeux d’Esther au repas d’Assuérus, et de Déborah
+debout devant sa tente, une fois encore la famille
+se trouvait réunie. Sauf les Gaillardoz, en voyage
+pour quelques jours, — et eux seuls osaient choisir
+la date du dîner pour faire une absence — tout le
+monde était là. Abandonnant l’ouvrage auquel elle
+travaillait, Clarisse se laissa aller au ronron des
+entretiens où elle reconnaissait les voix, l’une après
+l’autre, qui disaient les paroles attendues. Naguère,
+d’un ton simple et enjoué, elle aurait pris part à la
+causerie, heureuse d’être au milieu des siens et de
+rencontrer l’assentiment unanime. Maintenant, elle
+se tenait sur la réserve. Et elle s’étonna qu’on pût
+accorder tant d’importance à des détails, à des
+questions de personnes. On parlait de fiançailles, on
+discutait d’une élection politique, on vantait un
+concert récent… Tout cela, désormais, n’était plus
+l’essentiel.</p>
+
+<p>Mais elle ne l’avouerait pas ! Jamais elle n’aurait
+le courage d’expliquer aux siens qu’elle était différente
+de ce qu’ils croyaient. Elle n’osa prévoir ce
+qu’un pareil récit provoquerait de stupeur, d’incrédulité
+et d’indignation. D’ailleurs, ils étaient bien
+loin de se méfier. Leur opinion était faite depuis
+longtemps, ils ne pensaient plus à elle, mais à eux.
+Chacun s’occupait de son intérêt propre, de sa passion
+égoïste. Car — et Clarisse s’étonna de ne pas
+l’avoir vu plus tôt — ils étaient tous passionnés.
+Sous des dehors corrects, convenables et convenus,
+affectant de la froideur, ou de l’impolitesse, ou une
+éternelle et lourde raillerie, dissimulés par décence
+autant que par timidité et par faiblesse d’expression,
+ils avaient tous une manie, une fièvre, un souci, un
+songe, peut-être un idéal…</p>
+
+<p>Clarisse fut interrompue dans ses hypothèses par
+l’appel de son nom. Elle tressaillit. De l’autre côté
+du salon, un groupe l’invoquait dans une controverse.
+L’oncle Henri, toujours soigné, sa barbe blanche
+tranchant sur son teint d’un rose congestionné
+par deux verres d’eau-de-vie, se leva pour interroger
+sa nièce.</p>
+
+<p>— N’es-tu pas de mon avis, Clarisse ?</p>
+
+<p>— Quoi donc ? fit-elle, interloquée et craignant
+qu’on devinât ses réflexions.</p>
+
+<p>Tout le monde s’arrêta de parler pour regarder
+Clarisse. Certains visages étaient attentifs, d’autres
+souriaient, tous reflétaient un mélange de confiance
+et d’admiration. L’oncle Henri adorait être écouté.
+Ravi de cette occasion de montrer sa finesse, son
+habitude du monde diplomatique, il reprit sur un
+ton légèrement apprêté :</p>
+
+<p>— Nous discutons la question de savoir si une
+femme peut épouser un homme beaucoup plus jeune
+qu’elle. Moi, je prétends qu’une pareille union est
+absurde, parce que l’homme doit être le protecteur
+et le chef. Le bonheur n’existe que là où on se conforme
+aux conditions naturelles. Jamais une femme
+n’aura la considération nécessaire pour…</p>
+
+<p>— Cependant…, fit quelqu’un.</p>
+
+<p>— Attendez, s’écria l’oncle Henri en s’assurant
+d’un coup d’œil circulaire qu’on l’écoutait toujours. — Nous
+avons pris Clarisse pour arbitre : qu’elle
+décide entre nous.</p>
+
+<p>Il était bien sûr de sa réponse, et il jouissait à
+l’avance d’entendre sa propre opinion confirmée par
+la personne la plus raisonnable de l’assemblée. Clarisse
+piqua son aiguille dans son ouvrage, mécontente
+d’être l’objet de l’attention unanime.</p>
+
+<p>— On ne peut pas, murmura-t-elle, décider d’une
+façon générale. Cela dépend des personnes…</p>
+
+<p>L’oncle Henri ne se contenta pas de cette défaite.
+Sûr de lui, il s’avança au milieu du salon :</p>
+
+<p>— Clarisse, tu te dérobes. Nous réclamons un
+oracle, un oui ou un non. Faut-il épouser un homme
+plus jeune que soi, ou bien est-ce une bêtise ?</p>
+
+<p>De nouveau, ce silence attentif, et tous les regards
+convergents. Clarisse, pour se débarrasser de l’importun,
+dit d’une voix froide :</p>
+
+<p>— Hubert a quatre ans de plus que moi.</p>
+
+<p>Des rires approbateurs accueillirent cette réponse.
+On pensait que Clarisse voulait simplement taquiner
+son oncle. Mais Hubert, qui était accoudé à la cheminée,
+protesta d’un air boudeur :</p>
+
+<p>— Je demande qu’on ne me mêle pas à l’affaire.</p>
+
+<p>L’oncle Henri tourna sur lui-même pour obtenir
+le silence, et, l’index levé, recommença :</p>
+
+<p>— Tu entends, ta réponse n’est pas jugée suffisante.
+Pas de faux-fuyants. Départage-nous.</p>
+
+<p>Alors, d’un élan Clarisse s’écria :</p>
+
+<p>— Je crois qu’on peut aimer, et passionnément,
+quelqu’un de plus jeune que soi… Il n’y a pas d’âge
+en amour…</p>
+
+<p>L’oncle Henri resta la bouche ouverte, stupéfait
+d’être contredit par la personne « la plus raisonnable
+de l’assemblée ». Sa mine était si drôle qu’on
+lui fit un triomphe, et qu’on admira, une fois de
+plus, Clarisse pour ce qu’on crut être une moquerie.
+M<sup>me</sup> Bourgueil battit des mains afin d’approuver sa
+fille, le vieux Jean-Étienne daigna sourire, Hubert
+haussa les épaules, et, chacun voulant ensuite donner
+son avis, cela provoqua une rumeur générale dans
+laquelle on n’entendit plus que l’avocat Gouvieux
+qui disait : « Moi, je propose de faire un bridge »,
+et l’oncle Amédée, la main en cornet sur l’oreille,
+qui demandait à M<sup>me</sup> Henri Bourgueil :</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?</p>
+
+<p>Et la noble matrone, pour se faire entendre, dut
+crier à tue-tête :</p>
+
+<p>— Elle a dit qu’on pouvait aimer passionnément
+un jeune homme !</p>
+
+<p>« Ainsi, songea Clarisse, je leur ai affirmé ma
+pensée, mais personne ne l’a comprise ! Je leur dirais
+en face ce que je suis qu’ils ne me croiraient pas. »
+Pour une fois, ils venaient d’entendre une parole
+sincère et ils continuaient d’en rire comme d’une
+bonne plaisanterie.</p>
+
+<p>Un seul être l’écouterait : Laurent lui-même. Et
+celui-là ne saurait jamais rien. Qu’elle demeurât
+secrète vis-à-vis des siens, c’était possible, c’était
+facile. Elle ne souffrait pas de se dissimuler à eux.
+Mais demeurer une inconnue pour lui, voilà le sacrifice.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIII</h2>
+
+
+<p>Clarisse savait que Fanny jouait au tennis tous
+les jours vers cinq heures au parc des Eaux-Vives.
+Certainement elle y rencontrerait Desnouettes. Elle
+aurait ainsi l’occasion de lui faire des remontrances
+puisqu’on persistait à la charger de pareilles commissions.
+Mais c’était une corvée bien ennuyeuse.</p>
+
+<p>Elle s’achemina le long du quai vers les Eaux-Vives.
+Dans le port régnait un vif mouvement de bacs
+pressés qui croisaient leurs sillages. Des pavillons
+claquaient au mât d’un loueur de canots. Plus
+loin, des baigneurs, debout sur des pontons, poussaient
+des cris à l’instant de plonger. Hors de l’étreinte
+des jetées, le lac étalait sa nappe bleue, élargie, où le
+soleil traînait des filets d’argent. Et sur la route, soulevant
+une poussière qui n’était pas encore celle de
+l’été mais une poudre délicate, des autos passaient,
+chargées de personnes satisfaites qui, à l’heure du
+crépuscule, dîneraient sous des tonnelles, au bord de
+l’eau.</p>
+
+<p>Quittant ce paysage lumineux, Clarisse pénétra
+dans le parc. Là, les arbres, des buissons de toute
+espèce étouffaient le promeneur et l’on ne voyait
+plus que par éclaircies, où à travers des branches
+retombantes, les pelouses d’un vert cru rutiler au
+soleil. Le long des allées, faisant des taches blanches
+ou roses, jouaient des enfants. Clarisse ralentit sa
+marche pour mieux jouir de cette douceur, de cette
+limpidité.</p>
+
+<p>Elle parvint à l’entrée des tennis et passa la barrière.
+La première personne qu’elle vit fut Fanny qui
+se leva pour venir à sa rencontre. Mais la seconde fut
+Laurent, debout à quelque distance et qui regardait
+le jeu.</p>
+
+<p>— Vous ici ? demanda Fanny à sa cousine.</p>
+
+<p>Clarisse n’eut pas besoin de s’interroger davantage
+pour être renseignée sur elle-même. La simple vue
+du jeune homme lui causa un brusque battement
+de cœur. Il lui sembla que le soleil s’était rapproché
+de la terre, et que les arbres étaient deux fois plus
+hauts que d’habitude ; le chant des oiseaux faisait
+un vacarme inouï. Pourtant son visage demeura
+immobile, et elle répondit à Fanny avec calme, mais
+d’une voix qui lui parut étrangère :</p>
+
+<p>— Oui, je voulais me promener.</p>
+
+<p>Ensuite elle regarda de nouveau : Laurent était
+toujours là. Dieu permettait qu’il fût toujours là. Et,
+parce qu’il tournait le dos, il ne savait pas qu’elle
+aussi était là.</p>
+
+<p>Fanny dit qu’elle ne jouait pas encore : il y avait
+trop de monde. Le club était envahi par des Grecs,
+des Roumains bien encombrants.</p>
+
+<p>— Je n’ai fait qu’une partie avec le petit Fabre-Gilles,
+qu’on m’a présenté hier… Au fait, il m’a
+parlé de vous.</p>
+
+<p>— Ah !… Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Il m’a dit qu’il vous connaissait. Venez donc
+vous asseoir.</p>
+
+<p>Clarisse suivit Fanny, s’assit à ses côtés, prête à lui
+obéir en toutes choses. Mais les fanfares soulevées ne
+s’éteignaient pas. C’était une vaste rumeur de joie,
+un cri éclatant répété par vingt échos. Elle se sentait
+comme délivrée. Et le monde n’avait plus rien de
+triste ou de maussade. Ce grand parc ombreux où le
+soleil descendait dans une buée d’or, ces hommes et
+ces femmes vêtus de blanc qui couraient avec souplesse
+et se renvoyaient des balles légères, c’était
+l’image de l’existence elle-même, chaude, odorante
+et profonde : il n’y avait sur la terre qu’une belle
+lumière apaisée, des rires et la liberté de soi-même.</p>
+
+<p>Desnouettes s’approcha, une raquette sous le bras,
+avec un excès fébrile d’empressement :</p>
+
+<p>— Enfin, je vous vois, ma chère amie. Quel dommage
+que vous n’ayez pas assisté à la partie que j’ai
+jouée tout à l’heure. Je suis vraiment en forme. Mon
+système — un système qui me rend imbattable — consiste
+à me tenir près du filet, et chaque fois que…</p>
+
+<p>Il fut interrompu car on venait le réclamer pour
+une autre partie.</p>
+
+<p>— Attendez, fit Clarisse, j’ai quelque chose à vous
+dire.</p>
+
+<p>Mais alors quelqu’un passa. C’était Laurent. Il
+tenait les yeux baissés, il les releva devant elle, la
+salua avec cérémonie, hésita comme pour s’arrêter,
+puis continua. Elle reçut ainsi qu’un coup dans la
+poitrine ce regard qu’elle avait si longtemps désiré.
+Cependant elle lui opposa un visage insensible et ne
+rendit qu’un salut plein de réserve. L’extérieur de
+son être, une fois de plus, ne l’exprima pas.</p>
+
+<p>— Eh bien ! que me voulez-vous ? demanda Desnouettes.</p>
+
+<p>Clarisse répondit, la gorge serrée :</p>
+
+<p>— C’est trop long, je vous dirai cela plus tard.</p>
+
+<p>— Alors, venez me voir jouer. Je suis sûr que
+mon système vous intéressera.</p>
+
+<p>Elle l’accompagna jusqu’au groupe de ses partenaires,
+et, restée debout, suivit la partie. Elle
+était seule. Elle se reprocha avec amertume de ne pas
+avoir salué plus aimablement le jeune homme. Peut-être
+se serait-il arrêté… Mais elle avait obéi à une
+discipline spontanée, elle avait recouru à un moyen
+automatique de défense en prenant son « air Bourgueil ».
+Elle se représenta Laurent, sa sveltesse, son
+cou libre, son profil ambré. La blancheur intacte de
+ses vêtements, son extrême jeunesse, sa figure pensive
+renforcèrent en elle l’idée séduisante qu’il était timide,
+mélancolique et pur… Ah ! pourquoi ne l’avait-elle
+pas retenu ?</p>
+
+<p>Elle tourna involontairement la tête, en proie à
+la gêne légère des personnes qui se sentent observées.
+Et, pour la troisième fois, elle aperçut celui qui
+la préoccupait, appuyé un peu plus loin au grillage,
+et la contemplant. Dès qu’il se vit découvert, il baissa
+les yeux comme à son habitude. De son côté, elle se
+remit tout de suite à suivre le jeu, avec une expression
+attentive, mais sans chercher à juger les coups.
+Les balles qui passaient et repassaient obéissaient
+à des lois inconnues qu’elle ne comprenait pas.</p>
+
+<p>Cependant, bientôt elle devina que Laurent avait
+recommencé à la surveiller : son regard, appesanti sur
+elle, la réchauffait comme un rayon de soleil. Elle
+ressentit une vanité enfantine en même temps que
+poignante à être l’objet de son attention. Elle ne souhaita
+rien de plus que cet intérêt qu’il lui témoignait
+de la sorte, sans se douter qu’elle le savait.
+Elle demeura immobile, arrêtant même le cours
+de ses pensées pour ne pas effaroucher cette impression
+de bonheur.</p>
+
+<p>Des gens circulèrent derrière elle, en causant. Elle
+redouta qu’ils ne vinssent à ses côtés : c’eût été rompre
+ce mystérieux dialogue, ce lien inavoué qui se
+tissait entre eux deux : elle voulait à tout prix rester
+seule et n’exister que pour celui qui la regardait… Les
+gens ne s’arrêtèrent pas. Et la seconde d’après,
+tremblante, elle regretta leur départ, car elle pressentit
+que Laurent venait de faire un pas vers elle.</p>
+
+<p>Elle glissa un regard de côté. Le jeune homme, d’un
+air indifférent, avec une lenteur calculée, s’avançait
+le long du grillage. Il s’arrêta, parut s’intéresser à un
+beau coup, puis reprit sa sournoise démarche. Allait-il
+l’aborder ? Et que répondrait-elle ? Elle se figura
+brusquement qu’elle se trahirait dès les premiers
+mots, qu’il se passerait quelque chose d’irréparable
+et d’affreux. Elle éprouva au fond de sa chair comme
+une brûlure. Alors, confuse, effrayée, pudique, elle
+n’eut plus qu’une envie : la fuite.</p>
+
+<p>Desnouettes changea de camp. En allant de l’un
+à l’autre il dit quelques mots à deux petites Américaines
+du Sud, brunes de peau, qui le couvrirent de
+compliments. Clarisse lui jeta :</p>
+
+<p>— Je suis obligée de m’en aller. Venez me voir
+un de ces jours.</p>
+
+<p>— C’est entendu.</p>
+
+<p>Puis elle s’éloigna, la tête droite, l’air très fier,
+mais se maudissant elle-même. Alarmée par l’idée
+de trahir son secret, humiliée d’avoir entrevu que
+son âme nouvelle était une âme offerte, une âme
+prête aux concessions comme aux servitudes, elle se
+sauva de celui qu’elle désirait de toutes ses forces et
+qui ne se douta pas que cette fuite était le plus
+passionné des aveux.</p>
+
+<p>Une fois hors d’atteinte, elle commença de se calmer.
+Et au moment de passer le guichet de la sortie,
+elle se retourna, elle l’aperçut de loin. Il était assis
+sur un banc entre les deux petites Américaines du
+Sud, et il riait avec elles. Elle discerna ses dents,
+d’une blancheur éclatante dans sa face ambrée. Jamais
+jusqu’alors elle ne l’avait vu rire.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Clarisse ne put s’empêcher de repenser à ces deux
+Américaines. Elles l’agaçaient. Et elle pensa aussi à
+ce rire de Laurent qui contredisait l’image qu’elle
+s’était formée de lui. Peut-être, depuis le temps qu’elle
+ne l’avait pas vu, s’était-il apprivoisé, égayé. Mais elle
+préférait sa mine sérieuse, et elle s’irrita de ne pas
+avoir eu de part à cette transformation. Néanmoins
+autant elle se sentait disposée à être réservée, mélancolique
+à ses côtés quand elle le jugeait tel, autant,
+par contradiction, elle se sentait apte, maintenant, à
+rire avec lui. S’il avait changé, elle était prête à changer
+aussi son attitude, afin de ne pas être concurrencée
+par d’autres qui le comprendraient mieux.</p>
+
+<p>« D’ailleurs, songea-t-elle, Desnouettes le connaît
+puisqu’ils se sont dit bonjour. Je pourrai l’interroger
+quand il viendra. Desnouettes est si bavard qu’il
+racontera tout. »</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, Desnouettes arriva, ravi
+à la fois et agité. Sur son visage tiraillé, vingt sentiments
+se peignaient en une minute. Il exprima à Clarisse
+son plaisir de la voir, son regret de ne pas l’avoir
+vue davantage, son espérance de la revoir bientôt.
+Bondissant à une autre idée, il reprit l’exposé de sa
+méthode au tennis, et déclara qu’il allait concourir
+dans des matchs, à Saint-Moritz. Clarisse profita de
+cette porte ouverte :</p>
+
+<p>— Partez, mon ami, partez pour Saint-Moritz et
+sans retard…</p>
+
+<p>Il parut surpris :</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Parce que vous êtes en train de nuire ici à une
+femme qui ne mérite pas de courir une aventure.</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas.</p>
+
+<p>— Vous savez de qui je veux parler : je n’en dirai
+pas davantage sinon qu’on commence à bavarder
+sur votre compte à tous les deux. Je suis certaine
+que vous ne voudrez pas donner plus longtemps
+crédit à une fable que vous êtes le premier à trouver
+absurde…</p>
+
+<p>Ouf, c’était dit ! Clarisse se félicita d’être arrivée
+sans encombre au bout d’une phrase difficile. Desnouettes
+avait rougi :</p>
+
+<p>— Je ne sais ce que vous voulez dire. Fanny…</p>
+
+<p>Il rougit plus encore d’avoir par étourderie prononcé
+ce prénom, et, furieux contre lui-même, se
+fâcha :</p>
+
+<p>— Écoutez, je sais me conduire. Votre leçon, si
+leçon il y a… Mais enfin qui diable vous a raconté…</p>
+
+<p>— Vous oubliez la famille, mon cher, qui sait tout
+et qui surveille.</p>
+
+<p>Elle ne voulut pas l’irriter outre mesure car il lui
+était nécessaire. Puisqu’elle avait accompli la tâche
+dont on l’avait chargée, elle désira l’amener à des récits
+plus intéressants pour elle. Aussi quand il lui demanda
+d’un air contrit si elle lui en voulait, elle répondit :</p>
+
+<p>— Mais non. Je veux seulement vous mettre en
+garde.</p>
+
+<p>A son tour, pour se gagner Clarisse, il murmura :</p>
+
+<p>— Ah ! vous êtes une amie comme il y en a peu.
+D’un jugement si pondéré, et si juste dans vos conseils !
+Vous êtes sage comme Minerve. Sage comme
+Minerve, c’est bien le mot.</p>
+
+<p>Clarisse s’inquiéta de ces éloges qu’elle n’était pas
+sûre de mériter. Quand les autres se trompent sur
+votre compte, on aime mieux que ce soit à propos
+de vos défauts que de vos qualités. Elle voulut
+l’amadouer encore, et, moitié souriant :</p>
+
+<p>— C’est aussi que vous êtes un dangereux séducteur.
+Et il faut bien, puisque je suis votre amie, que
+je m’occupe un peu de vos imprudences. Qu’étaient-ce
+encore que ces deux oiseaux des îles qui vous regardaient
+jouer au tennis ?</p>
+
+<p>— Ah ! pour cela il faut demander au petit Fabre-Gilles…</p>
+
+<p>Clarisse se mordit les lèvres, puis, avec quelque
+nervosité :</p>
+
+<p>— Il les connaît ?</p>
+
+<p>— S’il les connaît ? Dites plutôt qu’elles ne lui ont
+rien laissé ignorer…</p>
+
+<p>Inconscient de sa cruauté, il revint à ses projets
+de Saint-Moritz. Clarisse l’arrêta avec brusquerie :</p>
+
+<p>— Permettez. Je veux en savoir davantage sur le
+petit Fabre-Gilles.</p>
+
+<p>— Pourquoi donc ?</p>
+
+<p>— Voilà. Il est très jeune. Ses parents nous l’ont
+beaucoup recommandé, à Hubert et à moi. Nous
+sommes responsables de lui en quelque sorte. Je
+serais — nous serions désolés que… Qu’est-ce que
+c’est que ces Américaines ?</p>
+
+<p>Le visage de Desnouettes exprima l’admiration.</p>
+
+<p>— Vous me causez une joie profonde, s’écria-t-il.
+Je vous retrouve à travers toutes les circonstances,
+fidèle à votre caractère. Ma psychologie n’a donc pas
+été mise à défaut. Puritaine, vous avez même le souci
+de la vertu des autres ! Cela est bien. Très bien.</p>
+
+<p>— Ne plaisantez pas, je parle sérieusement.</p>
+
+<p>— Moi aussi. Mais alors que tant d’autres se démentent,
+vous obéissez à votre ligne. Toutefois,
+j’ai le regret de vous dire que votre protégé…</p>
+
+<p>— Eh bien ?</p>
+
+<p>— Eh bien ! il a du succès et il en profite.</p>
+
+<p>Desnouettes, qui prétendait avoir reçu les confidences
+du jeune homme, n’hésita pas à les trahir,
+notamment à propos des deux Argentines dont la
+réputation était douteuse et auxquelles il faisait
+une cour assidue. Ce n’était pas sa seule aventure :
+il se jetait dans le plaisir avec une ardeur violente
+et la curiosité de tous les excès. Clarisse ne pouvait
+en croire ses oreilles. Irritée contre Desnouettes,
+elle lui demanda :</p>
+
+<p>— En êtes-vous sûr ?</p>
+
+<p>Il s’empressa de lui donner des détails précis qui
+la renseignèrent complètement. L’irritation de Clarisse
+se tourna contre Laurent qui l’avait trompée,
+puis contre elle-même parce qu’elle s’était trompée.
+Cependant, pour mieux feindre, elle dit, en ayant
+l’air de se moquer :</p>
+
+<p>— Eh bien ! ma surveillance n’a pas été très efficace !</p>
+
+<p>Desnouettes revint à ce qui l’intéressait :</p>
+
+<p>— Alors, vous ne m’en voulez pas pour l’histoire,
+le potin qu’on vous a raconté sur moi et sur…?</p>
+
+<p>Clarisse fit un geste indifférent. Il répliqua :</p>
+
+<p>— Ah bon ! merci. Parce que j’ai besoin de votre
+indulgence… Et tenez, je puis bien vous avouer que,
+jusqu’à présent, ce n’est qu’un potin. Il ne s’est rien
+passé du tout.</p>
+
+<p>Clarisse semblait si absorbée qu’il ne voulut pas
+partir sans avoir réveillé son attention.</p>
+
+<p>— Mais je vous préviens, déclara-t-il, mes plans
+sont dressés…</p>
+
+<p>Il fit trois pas vers la porte :</p>
+
+<p>— Et il se passera quelque chose, c’est moi qui
+le dis !</p>
+
+<p>Puis il s’en alla, comme un héros de théâtre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Clarisse venait de découvrir un autre Laurent, un
+incompréhensible Laurent. Elle souffrit à l’extrême
+de cette découverte imprévue. Beaucoup de femmes
+admirent chez l’homme l’initiateur, le maître expérimenté.
+Clarisse, elle, avait été charmée par un adolescent
+qu’elle croyait généreux et pur. Elle manquait
+d’imagination pour se représenter ce que valent
+les ressources de l’expérience. Son idéal l’aveuglait
+sur son tempérament. La débauche de Laurent la
+scandalisa dans son puritanisme, dans sa conception
+étroite et noble des mœurs. N’ayant jamais eu de
+frère, n’ayant jamais questionné son mari sur sa vie
+de garçon, ayant repoussé par sa seule attitude
+certaines confidences, elle était sur ce sujet aussi
+naïve, aussi intransigeante qu’une jeune fille bien
+élevée.</p>
+
+<p>Les renseignements de Desnouettes furent comme
+un démenti brutal à ses croyances les plus chères.
+Laurent n’était pas le jeune homme candide, farouche,
+qu’elle avait supposé. Il ne se tenait pas à l’écart
+des autres, préservé par une sorte d’ombre pudique
+où, seule, elle avait su le choisir. Qu’avait-elle désormais
+de commun avec ce nouveau Fabre-Gilles ? Il
+tombait de la région lumineuse et vague où la pensée
+de Clarisse allait le rejoindre, pour se mêler à la foule
+banale où elle ne le retrouvait pas. Et de son côté que
+pouvait-il éprouver pour M<sup>me</sup> Hubert Damien, sinon
+de l’indifférence ou peut-être de l’ironie ? Il s’éloignait
+d’elle, elle s’écartait de lui.</p>
+
+<p>Elle reprit dès le début l’histoire de leurs relations.
+Devant chaque silhouette que lui rendit sa mémoire,
+elle s’arrêta, étonnée. Lorsqu’il était assis chez elle,
+là, sur cette chaise, ou bien dans le jardin de la Cômerie ;
+lorsqu’elle lui parlait avec une tendresse moqueuse
+qui s’ignorait encore, et une exigeante autorité,
+il n’était donc pas un enfant timide et secret ?
+Sa duplicité cachait ses désordres. Elle se révolta
+contre cet inconnu qui venait de retirer silencieusement
+son masque ; il n’était pas seulement un pécheur
+mais un traître. Son beau visage pensif avait menti…
+Qu’il est difficile de changer les couleurs d’un portrait !
+Clarisse s’efforçait tristement de modifier une
+image qu’elle aurait préférée intangible, mais toujours,
+sous l’effigie nouvelle qu’elle composait, reparaissait
+l’effigie ancienne, ainsi qu’une chère obsession qu’on
+n’arrive pas à oublier. Comment désavouer ces souvenirs
+légers, presque impalpables, mais qui étaient
+ses seuls souvenirs romanesques ?</p>
+
+<p>Alors, par souci personnel de ne pas s’appauvrir, elle
+décida qu’il ne lui avait pas menti dès le début, mais
+qu’il avait dû changer, et justement depuis qu’elle
+avait cessé de le voir. Durant ces quelques semaines,
+il avait certainement subi des influences mauvaises
+et il était devenu tel que Desnouettes le décrivait.
+Grâce à cette explication, elle lui rendit un peu de
+son estime. Heureuse de ne pas être obligée de renoncer
+au Laurent du passé, elle lui pardonna presque
+ce qu’elle considérait comme une infidélité dans le
+présent.</p>
+
+<p>Ce qui l’inclinait encore à l’excuser, c’était le remords
+qui la tourmentait. Laurent avait déchu, mais
+parce qu’elle l’avait renvoyé à sa solitude. Par orgueil
+égoïste de se préserver elle-même, pour éviter un
+risque hypothétique, elle avait permis à un plus grand
+mal de s’accomplir. Elle avait manqué à son devoir.
+Que dirait-elle à M. Fabre-Gilles, le père, s’il venait à
+lui reprocher sa négligence ? Elle se souvint de sa lettre
+austère, cette lettre qui l’avait si profondément touchée
+en lui montrant un beau rôle à remplir. De
+quelle façon avait-elle répondu à cet appel ? Et que
+dirait-elle à Laurent s’il lui faisait les mêmes reproches, — car
+elle pensait qu’un jour il se repentirait
+de sa conduite présente. Mais alors il serait trop tard
+pour se repentir, il était déjà trop tard aujourd’hui.
+Cette âme intacte s’était pour toujours corrompue, et
+elle, Clarisse, était la coupable… Ainsi, sa conscience
+lui fit les mêmes reproches que son cœur, et comme
+elle avait l’habitude d’écouter celle-là mieux que
+celui-ci, elle fut tout à fait convaincue. Aux regrets
+de s’être trompée sur le jeune homme se mêla l’amertume
+de sa faute. Elle se détesta non seulement d’avoir
+été une dupe, mais d’avoir été une complice, même
+involontaire.</p>
+
+<p>Et elle se reprocha son aveuglement. Parce qu’elle
+avait consenti à s’occuper de lui, elle avait cru que
+ce petit Fabre-Gilles lui appartenait, et qu’entre eux
+deux s’était nouée une sorte de sympathie qui n’avait
+pas besoin de s’exprimer. Lorsqu’elle songeait à lui,
+elle n’était pas loin de penser qu’elle le faisait ainsi
+songer à elle. Allons donc ! Elle s’apercevait maintenant
+qu’elle ne le possédait pas, qu’il demeurait libre
+et qu’il avait été porter ailleurs ce qu’elle n’avait pas
+pensé à lui demander. Habituée à diriger ses proches
+sans conteste, elle s’attrista de n’avoir eu aucune
+action sur celui qu’elle mettait à part de tous. Elle ne
+lui était pas nécessaire pour vivre. Elle se sentit
+atteinte dans sa clairvoyance et dans son autorité par
+l’indépendance et le libertinage de Laurent.</p>
+
+<p>Afin de mieux le comprendre, elle essaya de se
+représenter ses désordres, mais les quelques traits
+qu’elle rassembla manquèrent au début de toute
+vraisemblance. A la place de scènes animées, c’était
+un vide confus où elle ne distingua rien. Où, quand
+et comment tout cela se passait-il ? Quel air prenait
+alors le jeune homme, quels étaient sa voix et ses
+gestes ? Elle ne le savait pas : elle n’avait pas été
+élevée à faire de pareilles suppositions. Et si, parfois,
+l’anxiété de sa recherche évoquait tout à coup
+une femme, n’importe quelle femme, à ses côtés,
+alors, sans poursuivre, elle ressentait une brusque
+et naïve colère. La chaîne de ses raisonnements s’interrompait,
+et, pour quelques minutes, elle avait
+mal.</p>
+
+<p>Car sa tristesse n’était pas continue. Elle n’avait
+pas à se répéter que tel événement s’était produit,
+et garder constamment à l’esprit la notion de cet
+événement, jusqu’à en amortir la pointe. Il s’agissait
+de choses qu’elle n’avait pas vues, et d’une
+situation qui ne se résumait pas en un mot. Elle
+n’en prenait pleine conscience que par à-coups. Et
+ces projections inattendues, grâce à leur effet de
+surprise, et aussi à leur caractère hypothétique,
+étaient d’autant plus douloureuses. Toutefois elle
+ne pouvait s’empêcher de les susciter à nouveau.
+Obligée d’inventer les circonstances de son chagrin
+pour le concevoir, elle en était de la sorte le propre
+artisan, Ainsi, petit à petit, elle se perfectionna dans
+l’art de se tourmenter. Elle qui était si franche, si
+optimiste, elle sut de mieux en mieux comment
+se faire sournoisement mal.</p>
+
+<p>Sa pensée, devenue plus ingénieuse, revint aux
+petits Argentines de l’autre jour. Elle n’avait gardé
+d’elles qu’un souvenir presque effacé, qu’elle compléta
+hâtivement et injustement. « Petites exotiques prétentieuses,
+songea-t-elle, bêtes et mal élevées. Ah !
+comme il se trompe ! Pourquoi se laisse-t-il prendre
+à ces grâces fardées, à ces ruses animales ? Il vaut
+tellement mieux qu’elles ! »</p>
+
+<p>Quand même, elles l’emportaient ! L’autre jour
+elles riaient avec lui. Que d’intimité dans un rire
+partagé, dans une parole accueillie avec de la joie !…
+Peut-être étaient-ils rentrés ensemble. L’une, la préférée,
+il l’avait serrée contre lui. Ou bien toutes les
+deux ! Peut-être leurs bouches s’étaient jointes. Et
+là, Clarisse, immobile mais frémissante, réussit à
+compléter des spectacles qu’elle ne se croyait pas
+capable de concevoir. Son imagination s’enhardit à
+la suite de son cœur, et, de tâtonnements en tâtonnements,
+s’effrayant elle-même mais stimulée par
+l’affreux désir de savoir, finit par rétablir des morceaux
+entiers de réalité. De jour en jour, afin de
+mieux comprendre, elle devint plus audacieuse. Elle
+s’habitua ainsi peu à peu, et sans s’en douter, à des
+choses qui l’auraient horriblement choquée naguère.</p>
+
+<p>De ces songeries, naquit une haine véritable pour
+les femmes qui avaient eu quelque chose de Laurent
+et qui, sans le savoir, étaient ses rivales. Elle ne
+pouvait leur pardonner d’avoir obtenu sa préférence
+et de ne pas se douter, peut-être, de leur bonheur.
+Elle se croyait leur victime, comme si elles l’avaient
+élue exprès, et comme si elles n’avaient agi que
+pour la faire souffrir. Elle aurait voulu les connaître,
+jouer un rôle entre Laurent et ses complices, être
+trahie enfin plutôt qu’oubliée ou méconnue. Elle
+élargit ainsi sa souffrance jusqu’à son amour-propre,
+et par là se glissa un vague désir de vengeance,
+un vœu mal défini de reprise. Tout son être commença
+de s’intéresser à une revanche.</p>
+
+<p>Alors elle se demanda par quels moyens les autres
+femmes — celles qui plaisaient à Laurent — avaient
+séduit sa jeunesse ? Clarisse était trop peu coquette
+pour le pressentir avec exactitude. Et d’une manière
+fugitive elle se compara : ne les valait-elle pas ? Ou
+bien n’avait-elle pas su se faire valoir ? Certes elle
+n’entendait pas offrir à Laurent autant que ces rivales.
+Mais une sage amitié lui aurait peut-être suffi.
+Il n’aurait pas cherché ailleurs de troubles délices si
+elle avait consenti à lui laisser voir sa sympathie.
+Ah ! le jour de la Cômerie, que n’avait-il pu sentir à
+travers ses paupières fermées l’ardente candeur de
+ce baiser involontaire… L’autre jour encore, peut-être
+qu’une simple parole l’aurait satisfait. Mais
+elle était partie sans rien dire. Toujours et obstinément
+elle avait mis de la distance entre eux…
+Peut-être croyait-il qu’elle le dédaignait ? Et une
+seconde idée vague commença à ramper au fond
+d’elle-même, l’idée qu’elle avait été injuste envers
+lui, et qu’elle lui devait un dédommagement pour
+une froideur qu’il n’avait pas méritée.</p>
+
+<p>D’ailleurs n’avait-elle pas toute sa vie trop gardé
+ses distances, à cause de cet « air Bourgueil » qui la
+glaçait aux moments où elle aurait dû s’épanouir.
+Elle ne savait pas faire des avances. C’était la faute
+d’une susceptibilité délicate et d’un sentiment exagéré
+de sa dignité personnelle, mélange de faiblesse et de
+noblesse… A ce point de ses réflexions, Clarisse ne
+se borna plus à être jalouse des femmes que le jeune
+homme avait choisies, elle devint jalouse de lui.
+Lorsqu’elle le croyait chaste et sincère, elle se reconnaissait
+en Laurent ; mais puisqu’il n’était ni chaste,
+ni sincère, elle en vint presque à regretter de l’être,
+elle, toujours. Elle commença — tellement elle était
+désorientée — à l’envier tout bas de mener cette
+existence libre qu’elle condamnait tout haut. Elle
+l’admira presque d’obéir à ce qu’elle appela ses passions — elle
+qui ne se jugeait point passionnée. Que
+de plaisirs il connaissait, malgré sa jeunesse, dont elle
+était demeurée ignorante. Tandis qu’elle écoulait une
+existence monotone, il remplissait la sienne de toutes
+sortes de choses brillantes et mal définies. Ainsi, elle
+avait beau vouloir le blâmer, il lui semblait qu’il
+avait quand même raison.</p>
+
+<p>Elle repassa si souvent par les mêmes impressions
+successives et contradictoires qu’elle finit par leur
+ôter toute fraîcheur, comme le cheval qui tourne en
+cercle use un rond d’herbe sous ses sabots. Tantôt
+elle en voulait à Laurent d’être coupable — vis-à-vis
+de la morale ou vis-à-vis d’elle-même, elle ne distinguait
+plus très bien. Tantôt elle subissait son prestige
+d’être entreprenant et aimé. Ces contrastes embrouillaient
+sa pensée. Pour en sortir, pour s’affirmer
+à son tour elle souhaita de s’imposer à celui qui la
+délaissait. Mais comment ? L’aimer, c’était être pareille
+aux autres, et demeurer son inférieure. En
+aimer un autre ? Impossible. Elle n’aurait voulu se
+venger de Laurent que par Laurent lui-même. D’ailleurs
+elle ne prononçait pas le mot amour.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Modifier l’idée qu’on se fait de quelqu’un entraîne
+souvent à modifier l’idée qu’on se fait de soi-même.
+Déjà Clarisse — qui jusqu’alors avait prétendu régir
+son jeune ami — commençait à changer, non sous son
+influence puisqu’il était absent, mais sous l’influence
+de ce qu’elle pensait de lui. Elle ne s’étonna pas de
+cette transformation parce qu’elle en pressentit l’inévitable
+cause. C’était son âme profonde qui s’enhardissait
+à vivre et s’affirmait, à travers ces alarmes
+d’incertitude et de jalousie. Ardente et grave, elle
+rejetait les scrupules et les explications dont on cherchait
+à l’enlacer. Elle devenait plus vigoureuse à mesure
+qu’elle savait mieux ce qu’elle voulait. Et elle
+était si belle, si résolue déjà dans ses desseins que
+Clarisse finit par céder à la satisfaction obscure de
+la sentir palpiter en elle — comme une mère se réjouit
+que l’enfant qu’elle porte soit fort.</p>
+
+<p>Pourquoi regretter que Laurent eût changé, et lui
+en vouloir, puisqu’elle-même était différente ? Il
+témoignait par ses actes qu’il s’était renouvelé ; elle,
+elle cachait dans son cœur le secret de sa renaissance.
+Mais ils n’étaient plus tels qu’à leur première
+rencontre. Leurs deux êtres de ce jour-là avaient
+disparu. Ils étaient neufs l’un pour l’autre, inconnus,
+pleins de ressource… Toutefois, Laurent n’en
+savait rien. Clarisse s’attrista de penser qu’il la
+jugeait sur son apparence périmée. Il conservait
+d’elle une image fausse : que dirait-il de l’image
+véritable ? Étaient-ils destinés à se mieux comprendre
+maintenant qu’ils étaient devenus étrangers ?</p>
+
+<p>Hélas, ils ne se rencontraient pas. Si elle s’était
+retrouvée en sa présence, Clarisse lui aurait dissimulé
+ses pensées brûlantes. Mais il les ignorait. Tout le
+monde ignorait son secret. Alors, imprudemment,
+elle ne s’interdit plus d’y penser sans cesse. Elle ne
+comprit pas qu’elle travaillait à ruiner ses protections
+morales et que, par contre, elle encourageait
+un désir qui n’aurait plus besoin, ensuite, que
+d’une occasion pour se satisfaire. Elle crut avoir fait
+assez en faisant le silence, — mais elle renferma de la
+sorte l’ennemi chez elle, et il gagna de proche en
+proche, s’installa d’autant mieux qu’il ne communiquait
+plus avec le dehors.</p>
+
+<p>Le meilleur moment de sa vie, après toutes les
+anxiétés du jour, c’était le soir quand elle se couchait.
+Bien vite, à ses côtés, son mari tombait dans le lourd
+sommeil qui lui était habituel. Mais elle ne pouvait
+dormir. Étendue dans son lit, profitant du calme
+de la chambre, elle se représentait Laurent, Laurent
+montrant des yeux sombres et tentateurs, et les dents
+blanches de son sourire. Comme il la regardait ! Elle
+l’évoquait avec un effort éperdu, acharnée à remplacer
+ce que son souvenir avait d’incomplet, heureuse à la
+moindre illusion de réalité.</p>
+
+<p>Le temps passait. Parfois Hubert se tournait en
+soupirant dans l’obscurité. Clarisse, les yeux ouverts,
+continuait à disputer à l’inconnu, à l’impossible, à
+l’absurde celui qui était toujours absent. Mais à la
+longue la fuyante image, trop de fois ressassée, s’évanouissait
+et Clarisse se rendait compte combien son
+effort était stérile. Tandis qu’elle veillait, toute seule,
+Laurent était ailleurs. Mais avec qui, et que faisait-il ?
+Quelle anxiété que de ne pas savoir, à une minute
+exacte, où sont les autres. Elle souhaitait d’être
+omnipotente, comme Dieu, et de regarder l’humanité
+d’en haut, pour la connaître dans tout ce qu’elle
+cache. Elle enviait Dieu de savoir à l’instant même
+à qui pensait Laurent.</p>
+
+<p>Certes, il ne pensait pas à elle. Durant ces heures
+de la nuit, il cherchait auprès d’une autre son plaisir,
+et il savait le lui rendre… Clarisse souffrait à la mort
+de ces baisers pressentis. L’ombre avait supprimé
+toute contrainte : sur un lit pareil au sien, elle voyait
+un couple enlacé. Elle ne pouvait distinguer sa compagne,
+mais elle contemplait Laurent, sa chère tête
+pâlie par la volupté — une volupté à laquelle elle
+demeurait étrangère. Elle ne se doutait pas auparavant
+à quel point une image inventée peut faire mal.</p>
+
+<p>Une nuit, l’angoisse fut trop forte. Elle ne put
+admettre plus longtemps d’être seule. Pour mieux
+susciter sa personne et sa ressemblance, elle eut l’idée
+de murmurer son nom :</p>
+
+<p>— Laurent…</p>
+
+<p>D’abord à voix basse, à peine articulé. Elle crut
+qu’elle le disait à travers un demi sommeil. Puis elle
+le répéta un peu plus haut, avec une intonation doucement
+caressante :</p>
+
+<p>— Laurent !…</p>
+
+<p>Ce prénom prononcé était, dans cette chambre
+silencieuse, quelque chose de réel comme une présence.
+Vraiment le fantôme du jeune homme venait
+d’apparaître. Ce n’était plus la rêverie muette et
+isolée, mais le commencement d’un dialogue, un
+appel qui sollicitait une réponse… L’impression fut
+si vive que Clarisse, avide d’entendre sa voix qui
+allait répliquer sans doute, oublia sa prudence et
+redit — tout haut, cette fois, avec un accent de
+certitude :</p>
+
+<p>— Laurent !!…</p>
+
+<p>Mais rien ne répondit à son attente. Personne ne
+l’avait entendue. Il ignorerait toujours qu’elle l’avait
+appelé si ardemment du fond de sa solitude nocturne.
+Et des larmes lui vinrent aux yeux, un flot
+de larmes chaudes, des larmes désespérées.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un matin à déjeuner, Hubert proposa à Clarisse :</p>
+
+<p>— Le temps est beau, la saison est en avance.
+Si nous allions nous installer à la campagne ?</p>
+
+<p>D’un éclair, Clarisse, qui rapportait tout à sa
+préoccupation, vit la conséquence : c’était renoncer
+à tout espoir de rencontrer Laurent. Elle dit avec
+une expression indifférente, mais le cœur bouleversé :</p>
+
+<p>— Déjà, crois-tu ?</p>
+
+<p>Hubert, qui avait été chapitré par M<sup>me</sup> Bourgueil,
+inquiète de la mine de sa fille, insista :</p>
+
+<p>— Oui, la campagne te fera du bien.</p>
+
+<p>Il se leva, puis, se retournant, ajouta comme une
+chose sans importance :</p>
+
+<p>— Nous oublions un peu le petit Fabre-Gilles. Je
+vais l’inviter à passer quelques jours à la Cômerie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIV</h2>
+
+
+<p>Clarisse se réinstalla à la Cômerie selon les rites
+réguliers de son existence. Une fois de plus, elle fit
+ouvrir la maison, frotter les parquets, pendre les
+rideaux. Elle surveilla ces travaux domestiques avec
+le même calme autoritaire que d’habitude.</p>
+
+<p>Pourtant, elle allait recevoir dans cette maison
+rouverte un hôte qui ne ressemblait guère à ceux des
+années précédentes. Mais après les regrets, les angoisses,
+les jalousies qu’elle venait de traverser, la
+campagne la fit verser dans une paix étrange et
+comme stagnante. Elle avait souffert de l’absence de
+celui auquel elle pensait toujours : sur le point de le
+revoir, elle s’immobilisa dans cette attente et ne
+souffrit plus. Elle se prépara à n’être pour le jeune
+homme qu’une hôtesse attentive. Sûre de ne jamais
+laisser voir ses sentiments, Clarisse savait bien
+que rien ne se passerait entre eux de coupable ou
+d’imprévu. Cette conviction l’enfonça de bonne foi
+dans sa quiétude. Ce n’était pas que vertu apprise et
+fierté naturelle, mais aussi naïveté, faiblesse d’imagination
+et manque total d’expérience. Les femmes
+auxquelles une aventure semble toujours possible
+connaissent les risques qu’elles courent et savent se
+défendre. Mais celles qui sont honnêtes ne se méfient
+ni d’elles-mêmes ni des circonstances parce que la
+certitude de leur honnêteté les tranquillise à l’excès.</p>
+
+<p>D’un autre côté, Clarisse était décidée à réparer
+en quelque mesure le mal qu’elle avait laissé commettre.
+Elle voulait atténuer les reproches que
+lui avait faits sa conscience, et qui continuaient
+à entretenir en elle un remords latent, une confusion
+humiliée. Elle ne distinguait pas encore les moyens
+qu’elle emploierait pour sermonner le jeune homme.
+Mais son idée, arrêtée en principe, était de le purifier.
+Ses souillures ne le rendaient pas moins intéressant.
+Au contraire. Ce qu’il avait de mystérieux et de réprouvé
+augmentait ses attraits. Il ne s’agissait plus
+de le préserver, comme un innocent, mais de le faire
+revenir sur ses fautes, de les lui faire avouer pour
+mieux s’en repentir, et, en le ramenant au bien, de le
+ramener à elle. Elle n’avait jamais haï, ni méprisé les
+pécheurs que les hasards avaient mis en sa présence.
+Elle les avait plaints. Ici encore, et même avec plus
+de ferveur, elle s’apitoya.</p>
+
+<p>Les jours passèrent. Hubert quittait la maison le
+matin de bonne heure pour aller prendre son train.
+Il déjeunait à Genève. Puis il revenait le soir, juste
+pour dîner. Clarisse écoulait ses heures dans la solitude.
+Une femme romanesque les eût consacrées à la
+rêverie. Elle, elle visitait la ferme, le hameau, donnait
+des ordres au jardinier, dressait un inventaire
+du linge de table… Cette année les roses étaient florissantes
+et tapissaient la façade grise aux volets
+bleus : Clarisse faisait de gros bouquets dont elle
+remplissait la maison, mais elle ne songeait pas à les
+respirer longuement. Les crépuscules descendaient
+avec lenteur sur les grands prés qui s’étendaient devant
+la terrasse, où les foins n’étaient pas fauchés
+encore. Clarisse ne s’attardait pas à regarder l’ombre
+venir, ni les grandes herbes onduler d’un seul mouvement,
+à peine perceptible. Elle n’était pas habile à
+enrichir son cœur de toutes les beautés du monde ;
+sans se préoccuper des sollicitations du dehors, elle
+attendait, elle attendait.</p>
+
+<p>Un soir, son mari fut en retard. Clarisse, au
+salon, cousait une petite robe d’enfant pour une
+amie qui allait être mère. Soudain elle entendit le
+bruit de la voiture sur le gravier. « Voilà Hubert », se
+dit-elle, et elle continua de coudre. Mais Hubert, au
+lieu de venir de suite la rejoindre, comme d’habitude,
+s’attarda au vestibule : une autre voix se
+mêla à la sienne. « C’est lui ! » songea Clarisse. Elle se
+leva toute droite, et la petite robe tomba à ses pieds.
+Mais elle s’obligea à se rasseoir.</p>
+
+<p>Les voix se rapprochèrent, la porte s’ouvrit.</p>
+
+<p>— Passez donc.</p>
+
+<p>Laurent entra. Dès l’abord Clarisse fut frappée de
+sa mine pâle. Elle comprit qu’il n’était plus le
+même. Quand elle lui donna la main, elle crut s’adresser
+à un étranger, ou plutôt à un frère aîné et inconnu
+du Laurent de naguère.</p>
+
+<p>D’une voix plus ennuyée que jamais, Hubert expliqua
+qu’il avait invité le jeune homme le matin même
+et qu’il l’avait décidé à venir immédiatement. Inutile
+d’attendre, n’est-ce pas ? Il venait d’ordonner
+qu’on l’installe dans la chambre rouge.</p>
+
+<p>— Dans la chambre rouge…</p>
+
+<p>Et Clarisse se rappela que, lors de leur visite
+en mars, c’était dans cette même pièce tendue
+d’andrinople que Laurent et elle, penchés à la
+fenêtre, avaient regardé s’épanouir le printemps…</p>
+
+<p>A cause de l’heure tardive, ils se mirent tout de
+suite à table. Par les baies ouvertes venait un jour
+verdâtre, filtré à travers les arbres voisins. Clarisse
+fit allumer la suspension. Sous la lumière qui le colorait,
+elle se réhabitua à Laurent, ce Laurent si
+lointain dans ses souvenirs, et dont la présence
+recommençait sur elle sa mystérieuse séduction.
+Elle détournait les yeux vers son mari, vers les fenêtres
+qui s’obscurcissaient, vers un tableau dans
+son cadre doré, puis elle revenait au jeune homme,
+irrésistiblement, pour l’observer, le dévisager, se
+repaître de lui, et chaque fois qu’elle rencontrait
+son regard, elle sentait un petit choc, une commotion
+qui descendait par degrés dans son être et la
+rendait heureuse.</p>
+
+<p>Le voilà donc, non plus vague sur un fonds de mémoire,
+mais réel, avec son beau visage régulier,
+allongé, son teint mat, ses gestes un peu convenus
+de jeune homme bien élevé et qui s’applique. Il s’inclinait
+volontiers en parlant, dans une intention de
+déférence ; il écoutait avec grand soin, et scandait
+les paroles de son interlocuteur de son petit rire
+brusque. Au fait, et ses mains ? Clarisse se rappela
+sa déception de ne pouvoir s’en souvenir ; elle se
+donna le plaisir de considérer ses doigts, longs et
+forts, aux ongles bombés. Il lui sembla qu’elle le possédait
+mieux, désormais, puisqu’elle avait complété
+son image. L’essentiel était de l’avoir retrouvé et
+de le tenir près d’elle : elle remit à plus tard de l’exhorter.</p>
+
+<p>Après dîner, ils allèrent, selon l’usage, s’installer
+sur la terrasse devant la maison, dans des fauteuils
+de paille. Au delà du bassin dont le jet d’eau, en
+retombant, faisait valoir le calme de la soirée, les
+prés s’étendaient, dominés de loin en loin par les
+chênes magnifiques. Dans la maison, la femme de
+chambre faisait les couvertures, et on l’entendait,
+par les fenêtres ouvertes, qui passait d’une pièce à
+l’autre.</p>
+
+<p>Hubert avait apporté une boîte de cigares.</p>
+
+<p>— Fumez-vous ?</p>
+
+<p>Laurent dit qu’il ne fumait pas. Clarisse murmura
+avec une indéfinissable ironie :</p>
+
+<p>— Comme vous êtes sage !</p>
+
+<p>Elle ne le distinguait plus guère, dans l’ombre
+accrue, mais quel plaisir de l’interpeller ainsi directement,
+de tout près. Qu’elle était contente !</p>
+
+<p>— Tiens, fit Hubert, une chauve-souris !</p>
+
+<p>Ils levèrent les yeux et ils virent, contre le ciel
+demeuré clair, la silhouette instable et malheureuse
+de la bête. Laurent s’écria :</p>
+
+<p>— Ah ! je n’aime pas ces animaux-là ! Croyez-vous
+qu’elle vienne sur nous ?</p>
+
+<p>De nouveau, sans presque le vouloir, Clarisse lui
+rétorqua en plaisantant :</p>
+
+<p>— Mais vous êtes peureux, monsieur Fabre-Gilles !
+Craindre une chauve-souris, à votre âge !</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Hubert ne dit rien non plus :
+c’est qu’il tirait sur son cigare dont on voyait briller
+le petit feu rouge. Clarisse se demanda pourquoi elle
+avait employé ce ton de raillerie. L’ombre était
+presque complète à présent, mais elle devina qu’elle
+l’avait fâché. Il était près d’elle, et pourtant elle
+venait de l’éloigner, de le repousser par l’accent
+involontaire de ses paroles.</p>
+
+<p>Elle voulut lui parler de nouveau, plus gentiment.
+Elle s’adressa d’abord à son mari :</p>
+
+<p>— Quand donc commencera-t-on à faire les foins ?</p>
+
+<p>— Demain.</p>
+
+<p>— Déjà ? C’est dommage ; je préfère quand les
+prés sont hauts et remplis de fleurs…</p>
+
+<p>Elle se tourna dans l’obscurité vers Laurent, et dit :</p>
+
+<p>— Ne trouvez-vous pas ?</p>
+
+<p>Il prit un temps, comme pour marquer qu’il voulait
+bien répondre mais sans se presser, et il raconta
+que, lorsqu’il était enfant, il adorait les tas de foin
+parce qu’il s’y roulait avec son frère et ses sœurs…</p>
+
+<p>Clarisse aima tout de suite ce souvenir et elle se
+plut à le voir petit garçon, courant dans les prairies.
+Mais, pour la troisième fois, sa voix se fit moqueuse,
+presque dure :</p>
+
+<p>— Si cela vous amuse encore, vous pourrez ici
+vous rouler sur les meules… comme un petit garçon !</p>
+
+<p>Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle l’entendit,
+sur le gravier, qui reculait son fauteuil. Et elle se désola
+d’exprimer si mal, par maladresse, par besoin
+de le régenter toujours, ce qu’elle éprouvait véritablement
+à son égard. Peut-être avait-elle obéi
+à un mouvement spontané de défense, et sa taquinerie
+n’était-elle qu’une mise en garde ? Certainement
+elle l’avait froissé. S’il allait lui en vouloir ? Vexée, elle
+demeura silencieuse. Elle n’avait aucun droit sur lui,
+il n’avait aucun motif de lui pardonner : il leur
+manquerait les éléments d’une réconciliation… Ah,
+qu’ils étaient donc séparés !</p>
+
+<p>Hubert bâilla, repris par son sommeil habituel.</p>
+
+<p>— Vous savez que nous devons nous lever de
+bonne heure, dit-il. A la campagne, on se couche tôt.</p>
+
+<p>— Mais je ne demande pas mieux que de rejoindre
+mon lit, répliqua Laurent. Et puis j’ai ma valise à
+défaire.</p>
+
+<p>Clarisse les précéda dans la maison.</p>
+
+<p>— Prenez-vous quelque chose le soir ? demanda-t-elle
+d’une voix qu’elle s’efforça de rendre aimable.</p>
+
+<p>— Jamais, madame.</p>
+
+<p>Ils montèrent l’escalier en silence. En haut, au
+moment de se séparer, Laurent porta la main de
+Clarisse à ses lèvres. Geste banal, mais qu’elle ne
+lui connaissait pas. Déjà, il gagnait sa chambre,
+sans détourner le visage. Elle se dirigea vers la
+sienne, suivie d’Hubert qui ne se donnait plus la
+peine de dissimuler ses bâillements.</p>
+
+<p>Leur chambre était une vaste pièce, tendue d’une
+cretonne bleue et blanche, meublée de fauteuils recouverts
+de housses, et de poufs bas et capitonnés.
+Une grosse commode de l’époque Louis-Philippe supportait
+une pendule d’albâtre à cadran doré. Au-dessus
+du lit, pendait un tableau à la façon de Léopold
+Robert, qui représentait des paysans dans la
+campagne romaine ; en face, il y avait des gravures
+anglaises de chiens et de chevaux.</p>
+
+<p>Hubert ronflait déjà. Clarisse, en se déshabillant,
+s’étonna que la soirée se fût si vite écoulée et d’une
+façon si peu sensationnelle. Quoi, après tant de semaines
+de séparation, ils se retrouvaient ensemble,
+et ils n’échangeaient que des paroles banales !</p>
+
+<p>Le matin, d’habitude, elle ne sortait pas d’un
+demi-sommeil quand s’en allait Hubert. Il l’embrassait
+et elle retombait à sa somnolence. Mais
+le lendemain elle s’éveilla en même temps que lui,
+elle le regarda à son insu qui allait et venait dans la
+chambre. Quand il s’approcha pour lui dire adieu,
+elle ferma les paupières et ne bougea pas.</p>
+
+<p>Il partit, elle l’entendit qui descendait l’escalier.
+Maintenant il déjeunait avec Laurent ; ensuite ils
+prendraient la voiture pour aller à la station.</p>
+
+<p>Alors Clarisse se leva, mit ses mules, sa robe de
+chambre, et ouvrit la porte : le corridor était vide.
+Elle se hâta jusqu’à la bibliothèque, qui donnait sur la
+cour, elle écarta un peu le rideau, le battant de la
+fenêtre, et elle aperçut, à l’ombre des marronniers, la
+voiture découverte, le cocher sur le siège, le cheval
+qui avec sa queue chassait les mouches. L’air était
+encore frais de la nuit.</p>
+
+<p>Hubert et Laurent sortirent de la maison. Clarisse
+les vit de dos monter dans la victoria qui s’était
+avancée devant le perron. Elle était contente d’apercevoir
+le jeune homme dès le matin, dès le départ,
+pour le protéger en quelque sorte et afin qu’il revînt
+vers elle sans encombre… Le cocher rassembla ses
+rênes, toucha le cheval : la voiture s’ébranla, tourna
+à l’entrée de la cour où les roues, un instant, étincelèrent
+au soleil, — puis tout disparut.</p>
+
+<p>Pendant la journée le souvenir de Laurent tint
+compagnie à Clarisse. Elle était inquiète de l’avoir
+froissé. S’il allait montrer au retour un visage plus
+fermé encore que d’habitude !… Ensuite, elle songea
+qu’elle oubliait toujours la différence d’âge qui les
+séparait. Parce qu’elle pensait constamment à lui,
+elle finissait par le concevoir comme son contemporain
+et son égal. Mais lui n’avait aucune raison d’envisager
+ainsi leurs relations. Au contraire. Elle l’intimidait
+peut-être, et il la respectait assurément. Il la mettait
+à côté de ses parents, de ses maîtres. Elle avait
+dix ans de plus que lui, et dix ans, pour un tout jeune
+homme, c’est incalculable ! Elle était à ses yeux
+une grande personne — de même qu’il lui paraissait
+un enfant.</p>
+
+<p>Cette situation ne contristait pas Clarisse ; elle y
+voyait le motif principal de s’occuper de Laurent.
+S’il avait eu le même âge qu’elle, jamais elle ne l’aurait
+considéré avec cette tendre familiarité, avec cette
+autorité affectueuse. Jamais elle n’aurait osé lui faire
+la leçon. Or, elle y comptait. Il n’était pas un homme
+qui agit en connaissance de cause, et avec lequel
+il serait choquant de discuter certains sujets. Il
+était un adolescent qui, mal surveillé, avait commis
+quelques erreurs. Elle trouvait tout naturel de le
+mettre en garde, et de lui montrer les imprudences de
+sa conduite. Elle se jugeait plus expérimentée que lui et
+apte à ce qu’elle appelait une « tâche de relèvement ».</p>
+
+<p>Sans doute n’aurait-elle pas grand’peine à ramener
+Laurent à des sentiments meilleurs. Si vite
+intimidé, il s’empresserait d’obéir. Et maintenant
+qu’il était revenu près d’elle, Clarisse sentit s’apaiser
+sa jalousie, qu’avaient stimulée l’absence et l’impossibilité
+de rivaliser avec des inconnues. Elle pensa
+qu’elle reprendrait bien des avantages au contraire,
+puisqu’elle allait, en lui faisant de la morale, le connaître
+davantage et l’influencer. Il serait touché de
+sa sollicitude ; il comprendrait combien elle était
+attentive et bienveillante. Peut-être sentirait-il, sans
+en deviner le foyer, la chaleur de son sentiment…
+Elle le verrait tous les jours, l’écouterait, lui parlerait,
+le tiendrait dans son intimité comme un enfant qu’on
+tient dans les plis de sa jupe. — Clarisse ne demandait
+rien de plus.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XV</h2>
+
+
+<p>Vers le soir, ils revinrent.</p>
+
+<p>Autour de la maison, les rosiers qui s’étaient appesantis
+sous la chaleur monotone de l’après-midi, semblaient
+se redresser, s’étirer dans l’air plus éventé.
+Clarisse regarda le jardinier inonder les plates-bandes
+et crut revivre à son tour, comme une rose rafraîchie,
+dans la langueur murmurante et apaisée du jardin.</p>
+
+<p>Laurent parut sur la terrasse et s’avança vers elle.
+Elle n’était plus gênée comme la veille. Peu spontanée,
+défiante d’elle-même, il lui fallait toujours s’habituer
+aux choses pour les goûter. Maintenant le
+bonheur ne l’effrayait plus, et son plaisir se répandit
+en elle sans contrainte. Quand elle vit le jeune homme
+à ses côtés, là, vivant, avec son regard et son souffle,
+elle oublia tout ce qui n’était pas lui. Il parla, sur le
+ton de politesse un peu obséquieuse qu’il affectait, et
+elle l’écouta. La tête baissée, elle respira sa présence.
+Elle fût demeurée longtemps ainsi, sans rien demander
+d’autre.</p>
+
+<p>De la salle à manger, Hubert les héla. Ils dînèrent
+avec plus d’entrain, déjà apprivoisés les uns aux
+autres. Clarisse, qui n’avait rien à raconter de sa
+journée oisive, questionna les deux hommes. Hubert
+se plaignit de la chaleur qui régnait dans les bureaux,
+puis il commença une ou deux phrases qu’il n’acheva
+pas, les yeux vagues, et comme inquiet de se compromettre.
+Laurent avait déjeuné avec Desnouettes :
+celui-ci annonçait sa prochaine visite à la Cômerie…
+Tout de suite, Clarisse se demanda si Desnouettes
+avait parlé d’elle. Mais comment savoir les détails
+de cette conversation ? Elle envia les gens que rencontrait
+Laurent, avec lesquels il bavardait à son aise.</p>
+
+<p>— Vous connaissez Desnouettes ? demanda Hubert.</p>
+
+<p>— Oui, nous sortons quelquefois ensemble…</p>
+
+<p>Clarisse dressa l’oreille. Si Desnouettes paraissait
+bien informé sur le compte du jeune homme, était-ce
+parce qu’il l’entraînait dans ses aventures ? Léger
+comme toujours, avait-il contribué à le dévoyer ?
+D’un ton presque agressif, elle dit :</p>
+
+<p>— Prenez garde, Desnouettes n’est pas bien
+sérieux !</p>
+
+<p>— Oh ! madame, répliqua Laurent, ne soyez pas
+sévère : il a tant d’admiration pour vous.</p>
+
+<p>Il s’arrêta, gêné, comme s’il en avait trop dit. Mais
+elle abandonna du coup son ressentiment et trouva
+Desnouettes charmant d’avoir fait son éloge au jeune
+homme.</p>
+
+<p>Ils gagnèrent la terrasse. Sous le ciel pur et vaste
+il faisait clair. C’était encore le jour, mais un jour
+sans soleil et comme condamné. Déjà Hubert
+s’installait, étendait ses jambes. Clarisse songea à la
+mission qu’elle s’était assignée : il fallait l’entreprendre
+le soir même, combiner un tête-à-tête pour
+s’expliquer avec Laurent. Elle proposa de lui montrer
+le jardin potager qui se trouvait de l’autre côté de la
+route.</p>
+
+<p>— Ma foi, dit Hubert, je vous laisse aller.</p>
+
+<p>Clarisse et Laurent firent le tour de la maison, traversèrent
+la cour aux marronniers. Assis sur un banc
+devant la ferme, un valet et une servante se levèrent
+pour leur souhaiter bonsoir.</p>
+
+<p>— Bonsoir, répondit Clarisse.</p>
+
+<p>Elle se pencha vers Laurent et murmura :</p>
+
+<p>— Ils sont fiancés.</p>
+
+<p>Ce n’était pas vrai : elle venait de l’inventer pour
+le lui dire.</p>
+
+<p>La route passée, ils pénétrèrent dans le jardin
+potager, très ancien et entouré de hauts murs comme
+un jardin de couvent. Le long des allées qu’ils suivirent,
+des poiriers étendaient leurs branches sur des
+fils de fer. Un buis vénérable et touffu entourait les
+légumes, mêlé par places de plants de verveine et
+d’estragon. Comme la veille, une chauve-souris voleta
+dans l’air, devant eux, mais ils firent semblant de ne
+pas la voir. Ils marchèrent avec lenteur, sans parler,
+et, dans le jour finissant, devinèrent à l’odeur les
+bordures d’œillets blanc et les carrés de fraises.</p>
+
+<p>« Quand nous serons arrivés au puits, se dit Clarisse,
+je parlerai… »</p>
+
+<p>Au moment d’entamer son sujet, elle éprouvait la
+crainte sourde de commettre une maladresse. Mais
+elle était certaine d’obéir à son devoir, aussi, à la
+hauteur du puits, elle commença :</p>
+
+<p>— Vous savez, cher monsieur, j’ai des reproches
+à vous faire.</p>
+
+<p>— Lesquels ?</p>
+
+<p>Comme il était difficile de s’exprimer ! Les phrases
+qu’elle avait préparées l’abandonnèrent. Cette conversation
+lui parut soudain d’une extrême inconvenance…
+Il redemanda :</p>
+
+<p>— Quels reproches ?</p>
+
+<p>Elle recommença avec lenteur :</p>
+
+<p>— On m’a raconté sur vous des choses… qui
+m’ont ennuyée ; des choses… que je n’ai cru qu’à
+moitié… Néanmoins, je crois devoir…</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>— Qui sont ces deux Argentines avec qui vous
+causiez l’autre jour, au tennis ?</p>
+
+<p>Elle comptait l’interloquer par une question
+directe, et en prendre avantage pour poursuivre.
+Mais il répondit avec son rire bref :</p>
+
+<p>— Ce sont des personnes de petite vertu !</p>
+
+<p>— Alors, c’est donc vrai ?</p>
+
+<p>Et elle répéta naïvement, mais sans le nommer, ce
+que Desnouettes lui avait laissé entrevoir sur Laurent.
+Celui-ci écouta, puis, avec le même ton persifleur :</p>
+
+<p>— On vous a bien renseignée. Tout cela est vrai.</p>
+
+<p>Clarisse eut les larmes aux yeux. Elle avait toujours
+espéré que Desnouettes mentait, ou exagérait ;
+elle avait même pensé que Laurent allait protester
+contre ces accusations, et avec tant de sincérité
+et de noblesse, qu’elle n’aurait plus qu’à lui demander
+pardon, confuse et heureuse… Mais non : Laurent
+proclamait en quelques mots qu’il n’était pas l’être
+différent des autres qu’elle avait cru. Pourquoi était-ce
+lui, précisément, et non pas n’importe quel jeune
+homme auquel elle ne s’intéressait pas, Nicolas Bourgueil,
+par exemple, son petit cousin. Mais voilà, c’était
+de Laurent Fabre-Gilles qu’il s’agissait.</p>
+
+<p>Enhardi par l’espèce de trouble où il la voyait,
+Laurent lui demanda :</p>
+
+<p>— Pourquoi me posez-vous ces questions, madame ?</p>
+
+<p>Elle reprit courage et, vite, elle lui expliqua que
+sur la demande de ses parents, elle s’occupait de lui
+plus qu’il ne le pensait. Elle ne voulait pas être indiscrète,
+bien sûr, mais enfin il était très jeune encore
+et elle souhaitait lui éviter certaines imprudences,
+certaines fautes… Tout en proférant ce petit sermon
+elle se sentit soutenue par sa conviction. Elle s’enthousiasma
+pour mieux le convertir. La passion
+qu’elle versait dans ses exhortations, et qui venait
+d’une autre source, allait peut-être le toucher ! Jamais
+elle n’avait davantage désiré qu’il fût vertueux.</p>
+
+<p>Il attendit qu’elle eût fini, il attendit qu’elle eût
+recommencé à dire plusieurs fois les mêmes choses
+sous d’autres formes. Puis, quand elle ne sut plus
+qu’ajouter, il lui rétorqua :</p>
+
+<p>— Je vous remercie, madame, de votre sollicitude…
+Mais vous vous mettez en peine pour peu
+de chose…</p>
+
+<p>— J’emploie ici le langage qu’emploierait votre
+père ou votre mère. S’ils étaient à ma place…</p>
+
+<p>Il l’interrompit, et avec une aisance qu’elle ne lui
+connaissait pas :</p>
+
+<p>— Laissons ma mère. Ses idées sont pareilles aux
+vôtres, et quoique je n’aie eu, de ma vie, une conversation
+sérieuse avec elle, je crois que nous nous entendrions
+fort peu… Quant à mon père, eh bien,
+je suppose qu’il s’est conduit à mon âge comme je le
+fais aujourd’hui.</p>
+
+<p>Sa timidité avait disparu : il parlait avec une netteté
+agressive et semblait traiter d’un sujet qu’il
+avait médité longtemps. Clarisse murmura avec douceur,
+pour le calmer :</p>
+
+<p>— Ne vous emportez pas à dire, par besoin de
+contradiction, des choses que vous ne pensez pas
+réellement au fond de vous-même et qui vous expriment
+si mal. Est-ce par modestie que vous redoutez
+de paraître délicat et scrupuleux ?</p>
+
+<p>— Mais tout le monde…</p>
+
+<p>— Il ne faut pas que vous soyez comme tout le
+monde.</p>
+
+<p>Elle souhaitait d’autant plus le convaincre qu’en
+se dérobant il discréditait l’idéal moral auquel elle
+était fidèle, et ébranlait ainsi sa propre fidélité.</p>
+
+<p>— Croyez bien, reprit-elle — car tout en le blâmant
+elle voulait encore le louer — que je vous
+excuse sur quelques points. Vous êtes jeune, plein
+d’ardeur et vous plaisez. Mais ne serait-il pas beau
+de résister à ces entraînements, d’attendre celle qui
+serait votre égale, je veux dire la jeune fille que
+vous épouserez ?</p>
+
+<p>Cette jeune fille hypothétique, Clarisse, qui ne la
+craignait pas, la para de qualités nombreuses. Mais
+Laurent ne fit que ricaner. La veille, Clarisse l’avait
+agacé en se moquant de lui, maintenant la situation
+était renversée ; il plaisanta et elle finit par se froisser
+de cette raillerie.</p>
+
+<p>— Pourquoi rire ? dit-elle. Êtes-vous donc si fier
+de vous ?</p>
+
+<p>— Comment ne le serais-je pas, à voir qu’on
+étudie avec un tel zèle ma vie privée ?</p>
+
+<p>— Mais enfin, c’est mon devoir de vous avertir,
+de vous réprimander même.</p>
+
+<p>— Merci bien, fit-il sur un ton presque malhonnête,
+je n’ai besoin de personne pour me conduire.</p>
+
+<p>Et s’adressant à lui-même, le regard en avant, il
+ajouta :</p>
+
+<p>— Je suis un homme.</p>
+
+<p>Le ton aurait dû la fâcher : elle n’y fit presque pas
+attention. Ce qu’elle retint ce fut son dernier mot.
+Un homme ! Mais non, il n’était qu’un enfant. Elle
+ne voulut pas renoncer au préjugé qui l’autorisait à
+s’occuper de lui.</p>
+
+<p>— Comprenez-moi, dit-elle. Je veux votre bien…</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Alors, d’une voix tendre, avec
+la hardiesse des êtres purs, elle insista :</p>
+
+<p>— J’espère que vous ne doutez pas de l’intérêt
+que je vous porte.</p>
+
+<p>Il ne répondit pas davantage.</p>
+
+<p>Cette nuit-là, Clarisse fut longue à s’endormir.
+Pour la première fois, un doute était entré dans sa
+conscience, et elle n’était plus tout à fait sûre d’avoir
+raison. Certes, elle continuait à condamner le libertinage,
+mais elle se demandait s’il ne fallait pas
+faire une exception pour Laurent. Elle se rendait
+compte que sa sévérité risquait de le perdre en l’irritant.
+Or ce qui l’avait surtout attristée, ce n’était pas
+tant que Laurent fût un débauché mais qu’il lui
+échappât. Elle frémit en se rappelant avec quel
+mépris il avait fait allusion aux idées de sa mère :
+mieux valait, peut-être, ne pas se solidariser avec
+elle, si l’on ne voulait pas encourir ce mépris-là.</p>
+
+<p>Ces réflexions l’effrayèrent. Voilà donc à quelles
+compromissions elle parvenait ! Elle s’interrogea avec
+inquiétude. Pourquoi ses pensées, ses jugements, prenaient-ils
+un autre cours, l’entraînant vers d’autres
+horizons ? Elle espérait purifier Laurent et cette
+intention si louable finissait par la corrompre elle-même.
+Qu’arrivait-il ?</p>
+
+<p>Si sa démarche auprès de Laurent avait réussi, s’il
+s’était reconnu coupable et s’il avait déclaré se repentir — comme
+dans une morale en action — elle
+n’aurait pas mis en doute la sincérité des mobiles
+qu’elle invoquait. Mais elle les suspecta précisément
+parce qu’elle avait échoué. Le succès aveugle sur soi-même,
+l’insuccès renseigne. Elle s’aperçut pourquoi
+Laurent était sorti vainqueur de cette première conversation.
+Elle sentit qu’il fallait immédiatement
+réparer cet échec, ne pas permettre au jeune homme
+d’en prendre avantage.</p>
+
+<p>Aussi finit-elle, durant ces heures d’insomnie, par
+renoncer à le catéchiser, du moins provisoirement.
+Dans l’intérêt même du jeune homme, elle conclut
+qu’elle ne devait pas se montrer intransigeante, mais
+chercher à sympathiser avec lui et l’attirer ensuite,
+petit à petit, vers un ordre de sentiments qu’il semblait
+détester. Elle vit qu’il était absurde d’espérer
+un brusque repentir. Même il fallait éviter avec grand
+soin de provoquer chez lui une révolte catégorique.
+Du moment qu’il se refusait à partager ses idées, il
+était plus habile d’avoir l’air — jusqu’à un certain
+point, naturellement — de partager les siennes :
+l’essentiel étant d’avoir des idées en commun. Dès
+qu’elle eut fait quelques pas dans cette voie, son allure
+s’accéléra. Tant qu’elle avait espéré ramener Laurent,
+elle n’avait pas demandé mieux que de blâmer sa
+conduite, afin de rendre plus sensible, plus éclatant
+son retour. Puisqu’il se dérobait au remords, mieux
+valait s’abstenir par politique de le juger. Elle ne
+chercha plus qu’à le connaître. Sa curiosité, que ne
+gênaient plus des considérations de principe, se
+donna carrière.</p>
+
+<p>Une heure sonna à la pendule d’albâtre. Clarisse ne
+dormait toujours pas. Par les fenêtres ouvertes, mais
+dont les volets étaient clos, elle entendit les roulades
+d’un rossignol. C’était une suite de petites cascades,
+de trilles, de notes longuement tenues, de pluies de
+perles, — musique argentine que Clarisse trouva d’une
+insipide médiocrité. Elle n’avait aucun romantisme
+dans l’esprit. Elle ignorait beaucoup de choses de la
+vie, mais elle ne cherchait pas à remplacer ses ignorances
+par des subterfuges. Le rossignol l’agaça par
+ce qu’il déversait dans la nuit de fausse poésie et de
+prétentieuse banalité. Ce qu’elle éprouvait n’était ni
+« poétique », ni banal : c’étaient des émotions puissantes
+et amères qui montaient en elle comme une marée.
+Un être humain l’intéressait donc si prodigieusement !
+Elle avait donc besoin pour vivre heureuse,
+non seulement de le tenir à ses côtés, mais de connaître
+l’intérieur de son âme ! Or, ses tentatives
+pour le pénétrer échouaient toujours. Il ne se doutait
+pas de son désir singulier, peut-être absurde, et il ne
+laissait qu’entrevoir par échappées son esprit et son
+existence véritables. Sous le toit de la Cômerie, il
+apparaissait plus étranger que jamais. Sa chambre
+se trouvait au bout du corridor, il dormait à quelques
+pas de Clarisse ; il était si près — mais sa pensée
+si loin.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Clarisse s’arrêta à l’ombre des marronniers pour
+dire bonjour à M<sup>me</sup> Lecerf, la fermière, dont les deux
+petites filles se dissimulaient derrière elle.</p>
+
+<p>— Bonjour, Rosa, bonjour, Caroline, fit Clarisse.</p>
+
+<p>Rosa et Caroline étouffaient de timidité. Leur
+mère voulut les tirer de ses jupes pour les présenter
+poliment. Chaque fois, c’était le même drame :
+les petites n’osaient jamais. Mais leur mère tenait
+à ce qu’elles s’exécutassent et faisait contribuer
+ainsi tous ses interlocuteurs à l’éducation de ses
+filles.</p>
+
+<p>— Laissez donc, intervint Clarisse, cela me suffit.</p>
+
+<p>— Non, madame, répondit la fermière irritée, cela
+ne suffit pas.</p>
+
+<p>Elle empoigna les petites qui se débattaient en se
+couvrant la figure de leurs mains sales, leur infligea
+une semonce criarde, les poussa devant elle :</p>
+
+<p>— Maintenant, dites bonjour convenablement et
+enlevez vos mains.</p>
+
+<p>On vit apparaître deux figures craintives, dont les
+bouches tordues se préparaient au sanglot. Elles
+essayèrent d’obéir, mais quand elles eurent levé les
+yeux vers Clarisse, elles s’échappèrent en poussant
+des cris aigus. Leur mère les rattrapa bien vite, les
+ramena et, les serrant par les bras :</p>
+
+<p>— Caroline, dis bonjour.</p>
+
+<p>Caroline, horriblement pincée, balbutia :</p>
+
+<p>— Bonjour, madame.</p>
+
+<p>— Et toi, Rosa !</p>
+
+<p>Rosa pleurait de souffrance, de peur et de honte.
+Reniflant et bavant elle murmura bonjour. Alors
+satisfaite, leur mère les gifla toutes deux, et elles
+s’en allèrent, en larmes, appuyées l’une sur l’autre.</p>
+
+<p>Clarisse ne put s’empêcher de dire à M<sup>me</sup> Lecerf
+qu’elle la trouvait bien sévère.</p>
+
+<p>— Ah ! vous croyez, madame ? répondit la fermière.
+Eh bien ! j’en ai élevé quatre avant ces deux-là,
+quatre qui ont bien tourné, je vous le promets.
+Pourquoi ? parce que je les ai menés raide. Les garçons
+et les filles, allez, c’est plein de mauvais instincts.
+Ils ne seront braves que si vous êtes exigeante…
+L’indulgence les pousse au mal.</p>
+
+<p>Et elle se redressa, acariâtre et sûre d’elle-même.</p>
+
+<p>Clarisse s’en alla au potager. Oui, pour les enfants
+Lecerf, le système était bon peut-être. Mais il
+existait des natures plus fines qui voulaient moins
+de rigueur. C’était plus adroit de paraître consentir
+sur certains points, afin de se concilier la confiance,
+d’accorder par moments et puis de réclamer plus
+tard. Certes, il ne fallait pas généraliser, et l’intransigeance
+demeurait le plus souvent nécessaire. En
+principe, M<sup>me</sup> Lecerf avait raison, de même que le
+pasteur Lachault avait raison en principe. Mais il y
+avait des cas particuliers. Laurent Fabre-Gilles était
+un cas particulier.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVI</h2>
+
+
+<p>Le soir, Hubert arriva tout seul au salon où attendait
+Clarisse.</p>
+
+<p>— Mettons-nous à table, j’ai grand’faim.</p>
+
+<p>— Et notre hôte ?</p>
+
+<p>— Il m’a chargé de l’excuser auprès de toi. Des
+amis de passage à Genève l’ont invité à dîner. Il rentrera
+par le train de onze heures.</p>
+
+<p>— Ah ?… Quels amis ?</p>
+
+<p>— Je ne sais pas.</p>
+
+<p>— Mais comment s’appellent-ils ?</p>
+
+<p>— Ma foi, je n’ai pas pensé à lui demander.</p>
+
+<p>Clarisse pendant le dîner fut muette et laissa son
+mari à ses monologues interrompus de silences.
+Au dessert, elle s’éveilla pour questionner :</p>
+
+<p>— Où allait-il dîner ?</p>
+
+<p>— Qui ça ?</p>
+
+<p>— Laurent Fabre-Gilles.</p>
+
+<p>— Je ne sais pas.</p>
+
+<p>Elle se tut de nouveau. Hubert la regarda avec
+étonnement :</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que tu as ?</p>
+
+<p>— Rien.</p>
+
+<p>Elle se demanda s’il ne serait pas bon de mettre
+Hubert au courant. En somme, il avait le droit
+d’apprendre ce qu’elle savait sur leur hôte. Il pourrait
+peut-être intervenir de façon plus efficace. Un homme
+connaît certaines choses, peut entrer dans certains
+détails…</p>
+
+<p>Ils avaient passé sur la terrasse. Hubert, qui regardait
+les roses grimpantes sur la maison, s’écria
+que le petit Fabre-Gilles aurait pu se dispenser d’accepter
+cette invitation.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Dame, il est ici depuis deux jours et déjà il nous
+fait faux bond. Oh ! il n’est pas très poli.</p>
+
+<p>— Tu es injuste, répliqua vivement Clarisse, c’est
+un garçon bien élevé.</p>
+
+<p>Et elle entama son éloge. Du moment qu’on l’attaquait,
+d’instinct elle se précipitait pour le défendre.
+Hubert prit un ton morose :</p>
+
+<p>— Avec toi, il est aimable, c’est vrai… Mais
+c’est au bureau qu’il ne me plaît guère.</p>
+
+<p>— Ah ?</p>
+
+<p>— Depuis quelques semaines il se néglige. Il répond
+mal aux observations qu’on lui fait. Il vient en
+retard. Je ne sais pas où il passe ses soirées, mais le
+fait est qu’il arrive tout endormi le matin.</p>
+
+<p>— Ah ?</p>
+
+<p>— Je devrais peut-être tâcher de savoir à quoi il
+s’occupe durant ses heures de liberté.</p>
+
+<p>Alors Clarisse, renonçant à trahir Laurent, s’efforça
+de protéger ses secrets :</p>
+
+<p>— Tu t’exagères, dit-elle, quelques retards et
+quelques inattentions !</p>
+
+<p>— Mais non, je t’assure. C’est comme son dîner de
+ce soir…</p>
+
+<p>— Eh bien ?</p>
+
+<p>— De quels amis s’agit-il ? Dieu sait ! Il m’en a
+probablement conté.</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>— Et tu as raison, j’aurais dû lui demander des
+détails. D’ailleurs, ce n’est pas l’essentiel. J’exige que
+chez moi on travaille.</p>
+
+<p>— Peut-être, fit Clarisse, la banque l’ennuie-t-elle !</p>
+
+<p>— L’ennuyer, comme tu dis ça ! Est-ce qu’elle
+m’ennuie, moi ?</p>
+
+<p>— Il y a des caractères qui ne peuvent pas s’y
+habituer.</p>
+
+<p>— Quel caractère a-t-il, M. Fabre-Gilles ? Je n’en
+sais rien. Il est d’un renfermé. T’en doutes-tu ?</p>
+
+<p>Il s’arrêta, regarda les prés où les faucheurs tout
+le jour avaient couché les foins. L’espace en semblait
+élargi. Il respira l’odeur forte de l’herbe qui séchait.</p>
+
+<p>— Ah ! fit-il, les foins sont beaux à la Cômerie !</p>
+
+<p>Il s’enorgueillissait de sa possession. Clarisse s’étant
+rapprochée, il passa son bras sous le sien.</p>
+
+<p>— Regarde…</p>
+
+<p>Dans le ciel encore clair, la lune avait paru. Un
+grand calme pacifiait les champs, au soir d’une journée
+de travail et de chaleur. La terre se reposait de
+la moisson. Les chênes, dont la longue file faisait
+penser à des silhouettes d’immenses bergers, frissonnaient
+une dernière fois avant de s’endormir. Clarisse
+s’appuya contre son mari : oui, ces champs, ces arbres,
+cette vieille et chère maison étaient à eux ; c’étaient
+leur bien, qu’ils tenaient de leurs pères, et qui les
+unissait l’un à l’autre… Et puis soudain elle se redressa :
+là-bas, au ras du ciel nocturne et maintenant
+assombri, montait un vague reflet doré, le reflet de la
+ville. Son désir anxieux interrogea l’horizon. Tandis
+qu’elle était ici, dans la paix et dans l’ombre, Laurent
+là-bas, aux lumières… Que faisait-il ? Avec qui était-il ?
+Et son cœur, qui ne pouvait répondre, souffrit de
+regret, d’envie et d’ignorance.</p>
+
+<p>Quand Hubert monta se coucher, Clarisse prétexta
+qu’elle voulait terminer des comptes. Elle resta dans
+le salon, les fenêtres ouvertes, à vérifier des additions
+en se trompant chaque fois.</p>
+
+<p>Onze heures sonnèrent. L’air porta sur la campagne
+le sifflet affaibli d’un train. Il fallait vingt
+minutes à pied de la station. Elle pensa que si Laurent
+la trouvait sur ses cahiers de comptes, il la jugerait
+bien bourgeoise, surtout après la soirée qu’il
+venait de passer. Elle ferma son bureau. Quelle attitude
+adopter ? Elle prit un livre qui traînait sur la
+table. Mais il devinerait alors qu’elle l’avait attendu.
+Alors elle s’approcha du plateau que le domestique
+préparait tous les soirs et elle se versa du sirop : c’est
+cela, elle dirait qu’elle était redescendue pour boire…</p>
+
+<p>Onze heures vingt, onze heures et demie. Il n’arrivait
+pas. Clarisse comprit qu’il était resté en ville et
+que ce dîner n’était qu’un prétexte. L’hypothèse qui
+l’avait tourmentée toute la soirée se précisa, s’imposa :
+il passait la nuit là-bas tandis qu’elle l’attendait
+ici. Et quelle nuit ! Elle se sentit malade de
+tristesse.</p>
+
+<p>Tout à coup elle poussa un léger cri : dans le cadre
+de la fenêtre ouverte, une tête venait de surgir. Puis
+elle reconnut Laurent.</p>
+
+<p>— Ah ! dit-elle brusquement réjouie, vous m’avez
+fait peur !</p>
+
+<p>Il s’excusa : ayant vu le rez-de-chaussée éclairé, il
+s’était dirigé vers la lumière.</p>
+
+<p>— Entrez donc, reprit Clarisse, vous prendrez
+quelque chose.</p>
+
+<p>Il fit le tour par le vestibule et entra dans le salon.
+Comme il était venu par la route, ses pieds étaient
+blancs de poussière. Il avait chaud. « On marche vite
+la nuit, dit-il. Je suis en nage. » Il s’essuya le front.
+A cause de la lampe après l’obscurité, il battait des
+paupières.</p>
+
+<p>— Asseyez-vous, vous devez être fatigué. Et voici
+du sirop.</p>
+
+<p>Elle l’installa, lui apporta son verre. Elle était contente
+de le servir. Elle aurait voulu sécher la sueur de
+son visage, effacer la poussière de ses souliers. Et
+puis, elle pensa expliquer sa présence au salon,
+à cette heure tardive, et elle dit ce qu’elle avait
+préparé. Il parut ne pas l’entendre et trouver tout
+naturel qu’elle fût là. Qu’importait à Clarisse ! Il
+était revenu, voilà l’essentiel. Il n’était pas resté
+à Genève, il n’avait pas menti.</p>
+
+<p>— Eh bien, demanda-t-elle, c’était amusant ce
+dîner ?</p>
+
+<p>— Oui…</p>
+
+<p>— Vous étiez avec des amis ?</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Des amis de passage. Des Français ?</p>
+
+<p>— Oui… Non…</p>
+
+<p>Il reposa son verre, prit un air dur, baissa les yeux.
+Elle vit qu’elle l’importunait, qu’elle ferait mieux de
+le laisser tranquille. Mais elle ne put s’empêcher de
+continuer, tant elle avait besoin d’être renseignée.</p>
+
+<p>— Où était-ce ?</p>
+
+<p>— Quoi ?</p>
+
+<p>— Votre dîner.</p>
+
+<p>— A Bellerive.</p>
+
+<p>— C’est charmant de dîner au bord du lac. On
+respire mieux après la journée passée en ville… Il y
+avait du monde dans le restaurant ?</p>
+
+<p>— Je n’ai pas remarqué.</p>
+
+<p>Son ton à chaque réponse devenait plus irrité.
+Clarisse de nouveau discerna chez lui un entêtement
+sournois, de la dissimulation toujours mais plus
+agressive, et quelque chose dans le ton de sardonique
+et de désenchanté. Elle lui posa encore quelques
+questions, et sous chacune de ses phrases brèves,
+elle découvrit, comme s’il le lui avait dit en face, que
+ce dîner « d’amis » était un prétexte. Cette évidence
+la meurtrissait, mais au lieu de s’en détourner, elle
+revenait dessus pour souffrir davantage.</p>
+
+<p>Il se leva, désireux de rompre l’entretien. Clarisse
+contempla ce beau visage fermé sur son secret et que
+sa mauvaise humeur lui rendit plus séduisant que
+jamais. Elle songea que, ce soir même d’autres
+femmes l’avaient vu empressé, amoureux peut-être,
+et alors, maladroite et sans fierté, elle reprit en essayant
+de sourire :</p>
+
+<p>— Brune, blonde ? Jolie ? Toute jeune ?</p>
+
+<p>Il parut choqué d’une indiscrétion si gênante. Il
+faillit répondre trop vite, puis se domina, et d’un ton
+sec :</p>
+
+<p>— Vous voulez me faire encore de la morale ?</p>
+
+<p>— Pourquoi pas ?</p>
+
+<p>— Il est bien tard…</p>
+
+<p>Clarisse sentit qu’il était plus fort qu’elle. Il conservait
+son sang-froid tandis qu’elle accumulait
+les fautes. Pour protéger sa retraite, elle murmura :</p>
+
+<p>— Vous êtes injuste… Vous n’avez pas confiance
+en une amie…</p>
+
+<p>— Si ces petites histoires vous intéressent, je vous
+les raconterai quand vous voudrez.</p>
+
+<p>Elle sentit le dédain, fit un geste pour indiquer que
+tout cela lui était égal, et, voulant reprendre son
+autorité en terminant elle-même l’entretien, elle tendit
+la main à Laurent.</p>
+
+<p>— Bonsoir.</p>
+
+<p>Il prit sa main et se pencha. Mais comme il était
+penché, Clarisse revit sur son cou le signe brun qu’elle
+avait découvert un jour par hasard ; et parce qu’elle
+vit ce signe, le baiser sur les doigts lui parut audacieux,
+presque impudique, et elle retira sa main de ses
+lèvres… Laurent se redressa, quitta cérémonieusement
+le salon sans ajouter un mot. Quand il fut parti,
+elle s’approcha de la fenêtre, tourmentée, frottant
+ses doigts baisés comme pour effacer une trace. Dehors,
+sous la lune paisible, les prés s’étendaient mollement ;
+des oiseaux se réveillaient dans les feuillages
+pour écouter le rossignol éperdu de tous les
+soirs. L’air était imprégné de l’odeur sèche et brûlée
+du foin… Clarisse se laissa tomber sur une chaise.
+Elle avait le sentiment d’être coupable sans bien
+savoir quel était son péché.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Clarisse le reconnut avec franchise : chaque fois
+qu’elle s’approchait de Laurent pour le conquérir, — par
+ses remontrances ou par sa sollicitude, — chaque
+fois il lui échappait, avec une souplesse qu’elle n’était
+pas capable de réduire. Et, par ses manières presque
+insolentes, il l’empêchait de se duper elle-même.
+L’insensibilité de Laurent, son cynisme la démasquaient
+et l’obligeaient à battre en retraite de
+position en position successives. Elle ne pouvait plus
+entretenir des illusions sur elle, pas plus que sur lui.
+Quand elle lui demandait l’emploi d’une soirée, son
+émotion lui faisait bien comprendre qu’elle n’obéissait
+pas à des motifs désintéressés.</p>
+
+<p>Elle se retrouva donc au point où elle était avant
+de venir à la Cômerie : jalouse et sans espoir. Mais
+naguère, elle souffrait en silence et loin de Laurent.
+Maintenant il était sous son toit, sa présence quotidienne
+ravivait constamment sa susceptibilité. Sans
+doute d’ici quelques jours, il s’en irait, et elle en
+aurait quelque répit… Cependant cette pensée la
+bouleversait. Ah ! qu’il ne s’en aille pas, qu’il demeure !
+Même si chacun de ses regards était dédaigneux
+et chacune de ses paroles cruelle, elle préférait
+qu’il fût là. Malgré ses tentatives infructueuses
+pour le joindre et le dominer, elle ne voulait pas que
+tout fût fini entre eux. Et elle chercha déjà par quels
+moyens le retenir, quand il annoncerait son départ.</p>
+
+<p>L’idée ne lui vint pas qu’elle était imprudente.
+Elle s’attrista de voir Laurent occupé d’autres femmes,
+mais elle n’imagina pas qu’il pût s’occuper
+d’elle. Elle ne pensa pas non plus qu’il pût remarquer
+son trouble et tirer une conclusion de son insistance.
+Elle se rassurait toujours en se disant : « Il
+n’a pour moi que de l’indifférence. » Mais elle eût été
+heureuse de le sentir doux, gentil, affectueux, sans
+rien réclamer d’autre. Ce qu’elle voulait surtout c’est
+qu’il n’aimât personne.</p>
+
+<p>Qui aimait-il ? Cette demande sans cesse lui serrait
+le cœur. Et elle y joignait celle-ci : Qui était-il ?
+Elle avait beau l’interroger, elle ne le pénétrait pas.
+Naguère, il se taisait, maintenant il se mettait à
+railler. Mais il demeurait toujours distant et mystérieux.
+Elle lui en voulait de parer ses questions
+sans jamais laisser passer un aveu. Par ses interrogatoires
+gauches, ou, loin de lui, par ses calculs naïfs,
+elle s’épuisait à chercher le chemin de son âme.</p>
+
+<p>Méditant encore sur ses incertitudes, elle se dirigea
+vers la lingerie pour donner des ordres, et passa
+devant la chambre vide du jeune homme. La porte
+était entre-bâillée : Clarisse s’arrêta. Un profond
+silence d’après-midi d’été régnait dans la maison.
+Rien ne l’empêcherait de franchir ce seuil. Peut-être
+apprendrait-elle ainsi quelque chose sur cet énigmatique
+Laurent… Mais elle se gourmanda d’une
+telle indiscrétion ! « Cependant, pensa-t-elle, un
+simple regard n’est pas coupable. » Et le besoin de savoir,
+sur le point d’être satisfait, l’emporta. Elle entra.</p>
+
+<p>La chambre était parfaitement en ordre. A droite,
+le lit, un lit en acajou, avec des cuivres. A gauche,
+une armoire cirée, le lavabo entre les deux fenêtres,
+puis, près de la cheminée, un petit bureau. Au milieu
+de la pièce, sur la table, des journaux et un livre.
+C’était là qu’il dormait, qu’il s’habillait. Cette chambre
+où avaient déjà passé tant d’amis, de parents,
+était la sienne pour quelques jours. A l’odeur habituelle
+dégagée par l’andrinople rouge des murs s’ajoutait
+un parfum de lavande et aussi de cigarette : voilà
+qui venait de lui.</p>
+
+<p>Pour justifier son intrusion Clarisse s’approcha de
+la table de toilette, et vérifia s’il avait du savon,
+des serviettes. Elle regarda ses flacons, ses éponges,
+ses brosses : c’était des objets familiers, dont il se servait
+tous les jours. Devant l’armoire, elle hésita parce
+qu’elle savait que la porte grinçait. Elle ouvrit :
+en bas, des chaussures, puis des vêtements pendus
+et, sur le rayon supérieur, du linge. Elle jouissait,
+pour la première fois de sa vie, de commettre une
+mauvaise action : elle conquérait l’intimité — toute
+matérielle, il est vrai — de celui qui se dérobait.
+Pendu aux patères, elle reconnut le vêtement gris
+qu’il portait l’avant-veille ; elle le frôla de la main et
+crut le toucher lui-même…</p>
+
+<p>Les sourcils froncés, certaine qu’elle avait tort,
+mais anxieuse de le joindre encore mieux, elle poursuivit
+ses recherches. Elle vint au bureau. C’était
+un petit secrétaire Louis XVI, à marqueterie, et
+dont la planchette abaissée laissait voir les tiroirs
+intérieurs. « Non, pensa Clarisse, je ne puis pas regarder
+là. » Mais elle n’avait encore rien appris
+d’utile : le secret de Laurent flottait autour d’elle
+comme l’odeur de cigarette et de lavande. « Je
+vais voir s’il a suffisamment de papier à lettre…
+Et dans ce buvard ? » Elle ouvrit le buvard. Elle
+trouva une carte postale préparée : <i>Monsieur Marey
+photographe, Aix-les-Bains, Haute Savoie. Monsieur,
+je vous prie de m’envoyer au plus tôt les photographies
+que je vous ai fait faire l’autre jour.</i> « Tiens, il a été
+à Aix ? » Et elle fut choquée de ne pas l’avoir su…
+Elle tourna une page du buvard et vit une lettre
+commencée pour son frère : <i>Mon cher Daniel, je
+t’écris de la campagne pour te remercier des conseils
+que tu m’as donnés. Je ferai comme tu me le dis
+si l’occasion s’en présente…</i> La lettre restait en suspens.
+Quels étaient ces conseils ? De quelle occasion
+s’agissait-il ? Elle feuilleta les dernières pages du
+buvard : il n’y avait rien.</p>
+
+<p>Sur la table, elle aperçut un livre : <i>Mademoiselle
+Fifi</i>. Clarisse n’avait rien lu de Maupassant. La page
+où Laurent s’était arrêté était marquée d’une enveloppe
+à son adresse. Elle la prit : l’écriture était
+certainement féminine, — de grands jambages sur un
+papier mauve. Et voilà tout. L’enquête était terminée.</p>
+
+<p>Alors, Clarisse se reprocha vivement son indiscrétion.
+Pourquoi était-elle entrée, pourquoi avait-elle
+fouillé ? D’ailleurs, pour quelques jours à la
+Cômerie, Laurent, bien sûr, n’aurait rien apporté
+avec lui de révélateur, un journal, ou des papiers
+intimes. Rien dans cette chambre ne pouvait la renseigner.
+Rien… mais elle n’avait plus la même
+assurance qu’en y pénétrant. Venue pour espionner,
+elle se sentait guettée à son tour. Tous ces objets
+inertes, et qui appartenaient au jeune homme, la dénonceraient
+peut-être à son retour. Ou plutôt, ils restituaient
+si bien sa présence, qu’il était là, lui-même, à
+la regarder poursuivre son enquête. Cette odeur de
+lavande et de cigarettes, ces vêtements, cette lettre
+commencée, ce livre — et Laurent paraissait au
+milieu, moqueur et dissimulant toujours son arrière-pensée.</p>
+
+<p>Clarisse n’osait plus s’en aller : l’hôte absent de
+cette chambre la tenait en son pouvoir. Elle se disait
+coupable envers lui, mais elle était coupable plus
+profondément envers elle-même. Durant le dernier
+quart d’heure elle venait de renoncer à une partie de
+sa force qui était d’être intacte et insoupçonnable. Elle
+s’était désarmée en franchissant ce seuil, elle s’était
+préparée à des faiblesses futures. Et puisqu’elle se
+laissait maîtriser pareillement par le souvenir du
+jeune homme, puisque ces témoins insensibles qui
+gardaient l’empreinte et l’odeur de Laurent suffisaient
+à influencer presque physiquement Clarisse,
+que serait-ce quand il reviendrait lui-même ? La
+chambre rouge l’avait prise comme dans un piège.</p>
+
+<p>Enfin elle s’arracha à cette hantise, elle quitta la
+pièce, mais elle baissait la tête en se sauvant.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVII</h2>
+
+
+<p>Le soir, quand elle revit Laurent, Clarisse éprouva
+quelque gêne. Pour la dissimuler, elle se dépensa en
+frais d’amabilité. Mais, appréhendant de soutenir
+du même train la conversation sur la terrasse, elle
+proposa aux deux hommes de faire quelques pas
+de promenade.</p>
+
+<p>Par un sentier qui serpentait à travers les prés ras,
+ils gagnèrent un petit chemin creux, abrité sous sa
+double haie. Ils marchèrent à la file indienne, à cause
+des ornières, et ne disant rien. Clarisse, qui était en
+tête, se retourna à deux ou trois reprises, et chaque
+fois elle rencontra le regard de Laurent posé sur elle,
+avec insistance. « Qu’a-t-il donc ?… Sait-il que j’ai
+été dans sa chambre ? » L’idée que désormais il
+pouvait lui faire un juste reproche, qu’il avait le
+droit de dédaigner ses conseils et ses réprimandes — cette
+idée la troubla profondément. Il s’agissait
+maintenant de compenser son indiscrétion, d’obtenir
+l’indulgence du jeune homme en lui faisant
+plaisir.</p>
+
+<p>— Avez-vous de bonnes nouvelles de Nîmes ?
+demanda-t-elle d’un air enjoué.</p>
+
+<p>Le chemin devint plus large : il la rejoignit et dit :</p>
+
+<p>— Ils m’écrivent toujours pour se plaindre qu’ils
+ne savent rien de moi.</p>
+
+<p>— Eh bien ! il faudra ce soir même leur envoyer
+une belle lettre.</p>
+
+<p>Puis, s’étant aperçue que Hubert, arrêté à quelques
+pas, ne pouvait les entendre, elle ajouta :</p>
+
+<p>— Excusez-moi, j’oubliais que vous n’aimez pas
+qu’on vous fasse la leçon…</p>
+
+<p>Elle sourit un peu, guettant son visage. Il se mit
+à sourire aussi et elle se rasséréna. Elle dit encore,
+pour qu’il comprît bien qu’elle était son alliée :</p>
+
+<p>— Si vous voulez, je vous aiderai…</p>
+
+<p>Il rit tout à fait, comme un gamin ravi d’une
+bonne farce, et s’écria :</p>
+
+<p>— Vous devez si bien savoir ce qui est convenable
+de dire à sa famille. Je vous avoue que je
+déteste écrire ! Tenez, j’ai une lettre commencée
+pour mon frère, dans ma chambre, et…</p>
+
+<p>Avait-il constaté qu’on avait ouvert son buvard ?
+Vite elle détourna la conversation :</p>
+
+<p>— Votre frère est à Paris, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oui. Je serais curieux de vous voir en face
+l’un de l’autre. Vous ne vous ressemblez guère.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Vous le jugeriez sans doute dangereux et coupable.
+Si vous saviez tout ce qu’il m’écrit. Ah ! il
+me donne d’autres conseils que vous.</p>
+
+<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
+
+<p>— Il est l’Esprit tentateur, pour prendre les expressions
+de mon père dans nos cultes de famille, un
+envoyé du Prince des ténèbres ! Tandis que vous,
+vous voudriez sauver la brebis égarée…</p>
+
+<p>— Oui, fit Clarisse en regardant en face le jeune
+homme.</p>
+
+<p>Par extraordinaire, il soutint son regard, mais ils
+furent tout de suite dérangés, car Hubert, les
+appela :</p>
+
+<p>— Rentrons par les charmilles, voulez-vous ?</p>
+
+<p>Il les attendit, mais les précéda pour le retour.
+Ils allaient l’un derrière l’autre dans le sentier
+quand Laurent s’arrêta au bord de la haie.</p>
+
+<p>— Comment s’appelle donc cette fleur ?</p>
+
+<p>Clarisse se retourna et lui dit que c’était une sauge.
+Il la cueillit et ils la regardèrent en silence. Puis ils
+reprirent leur marche. Laurent jeta la fleur au bord
+du chemin, et, dans ce geste, sa main heurta celle
+de Clarisse.</p>
+
+<p>— Pardon, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Clarisse pressa le pas pour donner de la place à son
+voisin. Cependant, il s’arrangea pour ne pas perdre
+sa distance, et leurs mains, une fois encore, se frôlèrent.
+Clarisse se demanda s’il faisait exprès, et pourquoi ?
+Et puis elle se dit qu’elle se méprenait, mais
+l’idée de cet attouchement l’inquiéta, et elle demeura
+les yeux à terre.</p>
+
+<p>Ils parvinrent à une petite porte du parc que Hubert
+ouvrit avec effort. Ensuite ils suivirent tous les
+trois, silencieux comme des gens qui n’ont rien à se
+dire, une allée qui, revenant vers la maison, passait
+sous une longue et antique charmille. Clarisse
+se demanda de nouveau s’il y avait eu chez le jeune
+homme la volonté de lui prendre la main, par on ne
+sait quelle familiarité déplacée, quelle folie absurde,
+ou bien au contraire si ce n’était qu’un hasard. En
+se rapprochant de la charmille, elle pensa qu’ils
+seraient plongés dans une demi-obscurité, et que
+peut-être Laurent réitérerait son geste.</p>
+
+<p>Ils pénétrèrent sous la voûte de feuillage et se
+trouvèrent en effet dissimulés par l’ombre. Toutefois
+Laurent ne fit aucun mouvement vers sa voisine.
+Clarisse se crut soulagée. Comment d’ailleurs aurait-il
+osé un acte aussi inconsidéré que de porter la main
+sur elle ! Déjà ils apercevaient l’issue de la charmille.
+Ils allaient quitter l’obscurité du sous-bois,
+échapper à l’équivoque. Encore quelques pas… Et
+Clarisse se dit qu’à ses côtés, tout près, marchait et
+respirait l’être qui était unique à ses yeux, mais
+qu’au bout de cette allée, elle le perdrait. Alors ce
+fut elle qui avança la main pour saisir celle de Laurent.
+Et il répondit tout de suite à cette étreinte muette :
+ses doigts s’agrippèrent aux siens comme pour
+la faire prisonnière. Clarisse pensa défaillir : un
+brusque contact venait de s’établir entre le sentiment
+qu’elle étouffait au dedans d’elle-même, sous les
+scrupules et les prétextes — et l’être qu’elle avait
+cru indifférent. Le sang tourbillonna dans son corps,
+lui brûla les oreilles : ses genoux s’amollirent. Elle
+venait de livrer son secret, mais aussi d’apprendre
+dans le même éblouissement que son interlocuteur
+n’y était pas insensible. Mieux que des mots, cette
+prise physique la renseigna d’un seul coup et sur
+elle et sur lui. Plus besoin de mensonges entre
+eux : ils savaient. Clarisse éprouva l’impression, après
+une interminable montée, de descendre une pente
+à toute vitesse, de s’enfoncer délicieusement vers
+l’espace ouvert. Ses scrupules n’avaient pas disparu — mais
+elle les sacrifiait, avec une sorte d’amère
+ivresse, un plaisir de destruction, de souillure, une
+jouissance toute nouvelle, violente aussi, de risque et
+de brutalité.</p>
+
+<p>Ils abandonnèrent leur étreinte en arrivant au
+bout de la charmille et continuèrent vers la maison.
+Clarisse était anxieuse de retrouver, au jour et sur le
+visage du jeune homme, la confirmation de leur entente.
+Cependant elle n’osait pas détacher son regard
+du sol. Laurent parla, pour dire n’importe quoi, à propos
+du temps qui était si beau, et elle crut avec emportement
+à ce qu’il disait, comme à une chose noble
+et vraie. Lorsqu’enfin, au moment de s’asseoir dans
+un fauteuil de paille sur la terrasse, elle dut lever
+les yeux, elle s’émerveilla de le revoir pareil à ce
+qu’il était avant cette promenade, — avec sa jeune
+figure d’Arabe, sa bouche étroite, ses yeux marrons
+dont le regard appuyé la bouleversa, — pareil,
+mais tout était changé.</p>
+
+<p>Et dans ce tumulte d’émotion, elle reconnut tout
+de suite l’enthousiasme de l’âme souterraine qu’elle
+avait voulu mater et qui venait de resurgir. Elle se
+rappela avec quelle surprise inquiète elle avait découvert,
+au fond d’elle-même, ce désir longtemps
+endormi mais qui voulait vivre : il s’était manifesté
+la première fois pour arrêter Clarisse sur le chemin
+d’un renoncement, d’une abdication préalable, et
+voici qu’aujourd’hui il l’avait poussée vers le jeune
+homme. C’était lui qui avait dirigé son bras, malgré
+elle. La première fois, Clarisse avait constaté avec
+mélancolie ses ressources ignorées, puisqu’elle comptait
+les contraindre. Aujourd’hui, son âme réelle
+triomphait de son âme fabriquée. Elle avait espéré la
+maintenir inconnue, mais il avait suffi que Laurent
+lui fît signe pour qu’elle répondît à son appel, et se
+délivrât de ses chaînes. Trop longtemps son cœur
+s’était consumé sans éclat, maintenant il s’épanouissait
+en flammes.</p>
+
+<p>Clarisse éprouva une sorte d’ivresse devant tant
+d’abondance. Elle ne dit rien, elle laissa les deux
+hommes parler à ses côtés, elle ne les écouta pas. Son
+bouillonnement intérieur l’intéressait plus que tout.
+Lorsqu’il fallut rentrer, elle se leva, monta l’escalier,
+la tête droite. Sur le palier elle se retourna, et elle
+revit Laurent. Tout son bonheur dépendait désormais
+de lui, et elle commença de trembler. Elle n’était
+plus autoritaire, ni sûre d’elle-même, ni raisonnable,
+mais puérile comme une esclave, et heureuse de sa
+servitude. Laurent s’approcha d’elle, lui baisa la
+main avec cérémonie comme tous les soirs — la main
+qui était leur complice — et elle contempla sa tête
+respectueusement penchée. Puis, après avoir salué
+Hubert, il s’en alla. Mais Clarisse ne s’attrista
+pas, cette fois, de le voir partir. Elle se disait avec
+fierté qu’un lien les unissait désormais qui le ramènerait
+toujours vers elle.</p>
+
+<p>Ce fut en rentrant dans sa chambre qu’elle changea
+d’humeur. Le lit était préparé pour Hubert et pour
+elle ; ses pantoufles l’attendaient comme d’habitude,
+ainsi que, dans leur cadre doré, les <i>Paysans de
+la campagne romaine</i>, et la pendule d’albâtre, les poufs
+capitonnés. Elle fut saisie de voir combien les pensées
+qui l’agitaient depuis une heure contredisaient
+ses pensées ordinaires. Son existence d’habitudes,
+de préjugés, de devoirs attachés les uns aux autres,
+retomberait toujours sur cette âme qui ne s’exaltait
+que par accès, et la paralyserait. Elle sentit d’une
+façon aiguë, à la manière de certaines douleurs
+intenses qui ne durent que quelques secondes, combien
+tout la séparait de Laurent. Mais les émotions
+de cette soirée l’avaient si bien rompue qu’elle s’endormit
+à peine couchée. Et, dans son sommeil, son
+visage raisonnable et doux exprimait une poignante
+espérance.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le lendemain après-midi, vers six heures déjà,
+Laurent arriva à la Cômerie. Clarisse l’aperçut tout
+à coup. Elle ne fut pas étonnée de le voir surgir, car
+sa pensée ne l’avait pas quittée. Elle ne se repentait
+pas de son geste irréfléchi. Elle se disait qu’il inaugurait
+pour eux des relations de tendre amitié, et elle se
+réjouissait de reprendre leurs conversations mais sur
+un ton maintenant sentimental. Les confidences
+qu’elle avait naguère si maladroitement sollicitées,
+Laurent n’hésiterait plus à les lui faire. Elle pourrait
+sans scrupule s’occuper de lui, non plus par devoir,
+mais par amitié. Ainsi elle le protégerait contre les
+embûches du mal, mieux qu’au moyen de gronderies
+et de reproches. Sa vertu était désormais
+affectueuse. Elle crut habile de s’être placée sur
+un terrain où Laurent se trouvait à l’aise, mais
+ce n’était pas l’habileté qui l’y avait conduite.</p>
+
+<p>Laurent voulut expliquer pourquoi il rentrait :</p>
+
+<p>— Il y avait peu de travail aujourd’hui. Alors j’ai
+pu prendre un train plus tôt.</p>
+
+<p>Clarisse répondit :</p>
+
+<p>— Voilà une bonne idée. On a été gentil de vous
+laisser partir.</p>
+
+<p>— Non, non. J’ai filé sans prévenir personne.</p>
+
+<p>Il affecta un air de collégien pris en faute, comme
+s’il devinait que c’était le meilleur moyen de rassurer
+Clarisse. Elle dit avec enjouement :</p>
+
+<p>— Vous faites donc l’école buissonnière. Mais
+puisque c’est pour revenir ici, je vous excuse.</p>
+
+<p>Il se mit à sourire d’une manière plus franche, heureux
+d’être encouragé. Elle reprit :</p>
+
+<p>— Je suis certaine que vous vous faites une idée
+fausse de moi. Vous vous imaginez que je suis grondeuse,
+mécontente. Ne le croyez pas.</p>
+
+<p>Elle ajouta rapidement :</p>
+
+<p>— J’ai toujours ressenti pour vous beaucoup d’indulgence.</p>
+
+<p>A vrai dire, Laurent ne comprenait guère Clarisse.
+Dans sa conduite il constatait quelque chose
+d’indéfinissable, un mélange de chaud et de froid,
+de trop et de trop peu, de la hauteur, un ton peu
+aimable, et aussi une bienveillance bizarre. Il n’avait
+rencontré jusque-là que des femmes beaucoup
+plus simples. M<sup>me</sup> Damien lui en imposait, et il se
+sentait à la fois attiré par elle et repoussé. Il lui en
+voulait sérieusement de ses réprimandes, de ses
+questions indiscrètes, tout en devinant qu’elles
+avaient peut-être une double signification. Depuis la
+veille, aux incertitudes de son esprit s’était substituée
+une idée nette. Seulement il hésitait devant
+l’exécution, parce qu’il était encore très jeune et que
+l’hypothèse qu’il avait formée lui paraissait extraordinaire,
+presque insensée.</p>
+
+<p>Avec des mots délicats, sur un ton doux, Clarisse
+s’efforça de faire sentir à Laurent qu’elle n’avait agi
+jusqu’alors que dans son intérêt. Il lui parut de nouveau
+très innocent, très peu dangereux. Ses réponses
+étaient modestes, sa faconde des jours précédents
+avait disparu. En apparence leur dialogue maladroit,
+où le désir réciproque hésitait, était naïf et pur.</p>
+
+<p>Mais sous ces phrases, Laurent crut reconnaître
+une obscure sollicitation. Il décida de pousser de
+l’avant, selon la ruse préparée, et il dit brusquement
+qu’il avait pensé à elle durant la nuit entière, et qu’il
+avait très peur qu’elle ne le comprît pas…</p>
+
+<p>— Comment, ne pas vous comprendre ?</p>
+
+<p>— Ne pas comprendre ce que vous êtes pour moi,
+combien je vous admire, je vous…</p>
+
+<p>— Taisez-vous, fit-elle.</p>
+
+<p>Mais il insista, à la fois volontaire et emprunté, faux
+et convaincu :</p>
+
+<p>— Vous m’avez désespéré en ne m’accordant aucune
+attention. Je sais, vous me trouvez trop jeune
+pour avoir la moindre importance. Mais si vous pouviez
+regarder dans mon cœur ! Je ne pense qu’à vous :
+au bureau on me reproche d’être distrait, c’est votre
+faute. Je vous imagine ici tandis que je suis là-bas.
+Je ne vous vois qu’à peine. Ah ! je suis bien malheureux…</p>
+
+<p>Il cherchait à se conduire selon ce qu’il avait
+calculé, et ses paroles, trop brèves, sentaient l’anxiété
+de commettre une maladresse. Il faisait un peu la
+figure d’un élève devant son examinateur, mais
+Clarisse, qui n’avait jamais vu personne à ses pieds,
+le trouvait charmant jusque dans ses hésitations.</p>
+
+<p>— Vous avez chaud, dit-elle avec tendresse. Asseyons-nous.</p>
+
+<p>Ils s’assirent sur le banc à l’abri du noyer, et sans
+qu’il se rapprochât beaucoup d’elle. Mais au bout
+d’une minute, il poursuivit :</p>
+
+<p>— Il y a si longtemps, madame, que je voulais
+vous dire ce que je sens pour vous.</p>
+
+<p>— Si longtemps ?</p>
+
+<p>— Mais oui. Quand je suis arrivé à Genève, j’étais
+ignorant de toutes choses. Je ne savais rien des
+femmes, mais elles m’inspiraient une profonde curiosité.
+C’est alors que vous m’avez accueilli : j’ai immédiatement
+éprouvé pour vous une admiration fervente.</p>
+
+<p>— Allons donc !… murmura Clarisse en faisant
+semblant de ne pas le croire pour l’obliger à entrer
+dans des détails.</p>
+
+<p>— Je vous le jure. J’étais très seul. Je songeais à
+vous continuellement.</p>
+
+<p>Il s’arrêta, il ne savait pas de quelle façon développer
+ce thème. Mais elle ne voulait pas qu’il s’interrompît
+et elle lui demanda :</p>
+
+<p>— Alors, pourquoi ne veniez-vous jamais me voir ?</p>
+
+<p>Il parut interloqué. Elle continua :</p>
+
+<p>— Je m’occupais de vous puisque vos parents le
+désiraient. Mais toujours vous affectiez une mine
+sauvage. A toutes mes invites vous vous dérobiez.</p>
+
+<p>Ayant trouvé que répondre, il dit :</p>
+
+<p>— Votre bienveillance me paraissait cruelle parce
+que j’étais sûr que vous ne m’accorderiez rien de
+plus. Qu’y avait-il de commun entre M<sup>me</sup> Hubert
+Damien et ce petit étranger inconnu ? Vous vous
+occupiez de moi, oui, comme on fait une aumône.
+Je connaissais votre réputation de dignité, de hauteur, — je
+vous avais entendu nommer par M. Desnouettes
+la « puritaine ».</p>
+
+<p>Les paroles de Laurent étaient injustes, mais
+Clarisse était satisfaite de lui avoir si bien dissimulé
+son secret. Il continua :</p>
+
+<p>— Et puis, je ne vous ai plus vue pendant des
+semaines. Quand je vous ai rencontrée, vous avez
+fait semblant de ne plus me connaître. M. Damien
+m’invite ici, et, dès mon arrivée, vous me faites des
+reproches, vous vous moquez de moi…</p>
+
+<p>Clarisse n’aima guère ce rappel, mais elle fut
+entièrement reconquise quand il ajouta, avec une
+naïve rouerie :</p>
+
+<p>— Si j’ai cherché à me distraire, c’était pour
+vous oublier.</p>
+
+<p>Elle ferma les yeux, un sentiment de joie lui remplit
+l’âme. Il vit qu’il avait touché juste et il poursuivit
+son avantage :</p>
+
+<p>— Oui, me distraire… Mais les autres femmes
+ne vous valent pas. Il n’y a que vous. Vous rappelez-vous
+l’après-midi que nous avons passé ici,
+ensemble, au printemps ?</p>
+
+<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
+
+<p>— Ces instants dans cette maison vide, seul avec
+vous, votre intimité, votre confiance m’ont monté la
+tête. Vous ne vous en êtes pas doutée. Cette journée
+a été pour vous pareille à toutes les autres. Pour moi,
+elle fut le commencement d’une vie nouvelle…
+Vous étiez inaccessible, j’ai tenté ailleurs…</p>
+
+<p>— Et puis ?</p>
+
+<p>— Et puis, continua-t-il en improvisant désormais
+sans la moindre gêne, si j’arrivais à vous oublier, ce
+n’était que momentanément. J’ai fait des expériences
+mélancoliques. Votre image revenait me visiter
+à la minute où j’espérais être le plus heureux.
+Les folies que je disais à des femmes, c’était à vous
+que je les adressais. Oui, j’ai connu la pire débauche
+à cause de vous.</p>
+
+<p>— Laurent, Laurent, pourquoi avez-vous fait cela ?</p>
+
+<p>— Sauvez-moi donc. Sans vous je retomberai plus
+bas encore. Je me perdrai…</p>
+
+<p>Il ajouta, ému sur lui-même par son propre subterfuge :</p>
+
+<p>— Vous m’avez fait beaucoup de mal, faites-moi
+un peu de bien… Vous êtes responsable…</p>
+
+<p>Il s’arrêta, craignant d’avoir peut-être laissé voir
+qu’il mentait. La jeune femme détourna la tête.
+Il attendit, et se reprocha d’avoir compromis en
+voulant aller trop vite une tentative qui allait réussir.
+Mais ses paroles, au contraire, rejoignaient chez
+Clarisse des sentiments traditionnels et intimes.
+Elles associaient dans son cœur, avec une habileté
+extrême quoique involontaire, son désir amoureux
+et ses scrupules moraux. Elle se vit coupable non
+d’aimer, mais de n’avoir pas assez aimé. Encore une
+fois, elle se reprocha d’avoir préservé sa propre vertu
+en écartant le jeune homme, et non la sienne. Il
+disait juste, c’était sa faute à elle. Puisqu’elle lui
+avait fait du tort, elle lui devait une compensation.
+Il avait besoin d’une influence féminine : la lui refuser
+serait renouveler sa première erreur… On pouvait
+presque tout obtenir d’elle en invoquant sa responsabilité.
+Laurent Fabre-Gilles, qui l’avait deviné,
+venait de se montrer un profond séducteur.</p>
+
+<p>Ainsi donc, tout en l’écoutant, Clarisse se justifia
+de l’écouter. Ses raisonnements rapides, ses réactions
+de conscience accompagnèrent des résolutions plus
+obscures qui étaient la collaboration de son tempérament.
+Côte à côte, se soutenant les unes les autres
+quoique nées de sources différentes, ses réflexions et
+ses aspirations charnelles l’entraînèrent vers le même
+but. En même temps qu’elle se découvrait des obligations
+envers ce jeune homme, elle le trouvait de
+plus en plus séduisant.</p>
+
+<p>La cloche du dîner sonna tout à coup et ils sursautèrent :</p>
+
+<p>— Et mon mari ? fit Clarisse. Pourquoi n’est-il pas là ?</p>
+
+<p>— M. Damien, murmura Laurent, sera peut-être
+en retard…</p>
+
+<p>Ils se levèrent et gagnèrent la maison. Une femme
+de chambre parut sur la terrasse et prévint Clarisse
+qu’on l’appelait au téléphone.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qui me demande ?</p>
+
+<p>— C’est monsieur.</p>
+
+<p>Clarisse pénétra dans le vestibule et, devant l’appareil,
+ne put s’empêcher de rougir : Hubert était là,
+invisible. Jusque-là elle avait éliminé de son esprit
+la pensée de son mari. Pourquoi intervenait-il ?</p>
+
+<p>— Eh bien, c’est moi, fit-elle.</p>
+
+<p>La voix d’Hubert lui parvint très distincte. Elle
+disait sur son ton bougon :</p>
+
+<p>— Ma chérie, j’ai quelque chose d’ennuyeux à te
+communiquer…</p>
+
+<p>Clarisse pensa instantanément que, puisque Laurent
+était avec elle, rien ne pouvait l’ennuyer.</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>— Je suis obligé de partir cette nuit pour Zurich.
+Réunion d’affaires. Je ne rentrerai donc pas à la
+Cômerie. C’est assommant. Je ne vais pas fermer
+l’œil en wagon.</p>
+
+<p>— Pourquoi ne pas partir demain ?</p>
+
+<p>— Impossible. Le rendez-vous est de bonne heure…
+Je suis sûr de ma migraine… Enfin, adieu, à demain.
+J’arriverai pour dîner comme d’habitude.</p>
+
+<p>— Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenue plus
+tôt que tu ne venais pas dîner ce soir ?</p>
+
+<p>— Comment ? J’avais chargé Fabre-Gilles de
+t’annoncer que je partirais peut-être.</p>
+
+<p>— Ah ? Je l’ai vu à peine.</p>
+
+<p>Ce ne fut lorsqu’elle eut raccroché le récepteur
+que Clarisse comprit toute la portée de ce qu’elle
+venait d’entendre. Son cœur se mit à battre, d’un
+mouvement rapide et douloureux qui ne devait pas
+s’interrompre durant toute la soirée.</p>
+
+<p>— Pourquoi, demanda-t-elle à Laurent qui l’attendait
+dans la salle à manger, ne m’avez-vous pas
+dit que M. Damien ne rentrerait pas ?</p>
+
+<p>Il balbutia. Elle insista :</p>
+
+<p>— Saviez-vous qu’il devait partir pour Zurich ?</p>
+
+<p>Elle le dévisagea : il était revenu plus tôt, il l’avait
+pressée, avec l’espoir que le soir même ils allaient se
+trouver tête à tête. Elle s’irrita qu’il laissât voir
+de tels motifs. Elle lui dit presque durement, mais
+possédée d’une angoisse qui lui montait à la tête,
+comme une ivresse :</p>
+
+<p>— Pourquoi ne pas l’avouer ?</p>
+
+<p>Il eut un petit rire satisfait, son rire brusque comme
+un sanglot. Ensuite, à cause du domestique qui les
+servait, ils n’échangèrent plus que des paroles ordinaires.
+Puis ils allèrent sur la terrasse, et continuèrent
+quelque temps dans le même ton, n’osant plus, ni l’un
+ni l’autre, revenir à leur intimité d’avant dîner.</p>
+
+<p>— Savez-vous, dit Laurent, à votre place je ferais
+couper ce grand sapin triste qui est au milieu de la
+pelouse. Il porte tort à vos chênes.</p>
+
+<p>— Couper ce sapin ? Mais je l’ai toujours vu là…</p>
+
+<p>— Ce n’est pas une raison… Dans ce pays on
+met partout des conifères. Ils jurent avec le paysage
+et le rendent ennuyeux.</p>
+
+<p>— Ce sapin est très beau. D’ailleurs, c’est un
+mélèze, un mélèze argenté.</p>
+
+<p>Leurs voix, sous la banalité des mots, avaient un
+accent hostile. Laurent se dépita. L’essentiel restait
+à faire, et l’essentiel lui parut compromis. Alors,
+par amour-propre, il voulut brusquer les choses.
+Il se rapprocha de Clarisse et lui saisit la main. Elle
+se dégagea.</p>
+
+<p>— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il, les sourcils
+froncés.</p>
+
+<p>Pourquoi lui refuser la main qu’elle lui avait donnée
+la veille ? Mais c’était par une soudaine sauvagerie.
+Autant, avant dîner, elle s’était montrée
+affectueuse, familière, confiante, autant, maintenant,
+elle était inquiète. Sa fièvre grandissante
+lui embrouillait les idées et lui montrait des dangers
+partout. Et la pire menace n’était-elle pas en elle-même,
+dans cette stupeur qui l’envahissait, désarmait
+sa volonté, la livrait comme une victime ?
+Jamais elle ne s’était sentie plus incertaine et plus
+exposée.</p>
+
+<p>C’est que naguère elle ne se doutait pas des pensées
+secrètes que Laurent cachait sous son silence. La
+veille, s’il y avait répondu, il n’avait rien ajouté à son
+étreinte taciturne. Tout à l’heure, elle l’avait écouté
+avec complaisance parce que le danger n’était qu’en
+conversation, et qu’elle se savait assez forte pour se
+défendre. Maintenant, les circonstances s’arrangeaient
+à la pousser vers le jeune homme : Hubert l’abandonnait
+pour une nuit, et Laurent voulait la prendre
+dans ses bras. L’aventure n’avait été jusque-là que
+sentimentale, hypothétique ; elle devenait réelle.
+Quelque chose de matériel allait peut-être se passer,
+à la suite de toutes ces paroles. Bouleversée par la
+peur, mais une peur intense devant ce terme inéluctable,
+Clarisse se leva, partit le long de l’allée.
+Elle marcha à grands pas, comme poursuivie. Et
+Laurent la poursuivit en effet, et elle pensa à un criminel
+attaché à sa victime. Oui, c’était bien d’un
+crime qu’il s’agissait !</p>
+
+<p>Elle se dit avec horreur qu’elle était sur le bord de
+deux mondes et que si elle quittait celui-ci, elle
+ne serait plus jamais une femme honnête, qu’elle
+ne retrouverait plus jamais cette intégrité morale
+qui faisait l’essentiel de sa valeur humaine. En
+s’abandonnant, elle perdrait tout droit à être indépendante.
+Son complice aurait entre les mains,
+afin d’en disposer à sa guise, son orgueil et sa paix.
+Alors, pour retarder l’événement, pour l’éviter à la
+dernière minute, elle fuyait, l’esprit épouvanté. Mais
+elle se sentit rejointe. Ce fut ce pas obstiné et cruel du
+jeune homme qui lui retira sa dernière force d’âme.
+Pourtant, Laurent était interloqué, prêt à renoncer
+à une entreprise qu’il jugeait maintenant impossible.</p>
+
+<p>Clarisse s’arrêta et se retourna si net qu’il vint
+buter contre elle. Joignant les mains, elle s’écria :</p>
+
+<p>— Je vous en conjure, laissez-moi, laissez-moi…</p>
+
+<p>Il était tout près d’elle, il ne savait que répondre.
+Le mot le plus banal, mais qu’il n’avait pas encore
+prononcé, lui monta aux lèvres :</p>
+
+<p>— Je vous aime.</p>
+
+<p>On l’avait déjà dit à Clarisse ce mot, mais sans
+grande chaleur, et pour exprimer une chose légitime,
+qui allait de soi, mot naturel à certaines heures
+prévues, sorte de terme rituel. Cette fois-ci, il s’éleva
+brutal et délectable. Il fut la clef d’un monde de
+convoitises, le seuil même de la tentation. Parole
+défendue, brûlante, il exerça sur Clarisse un empire
+passionné. Laurent, qui s’aperçut de sa défaillance,
+répéta :</p>
+
+<p>— Je vous aime, je vous aime.</p>
+
+<p>Elle gémit comme si elle recevait autant de coups
+de poignard. Alors il se décida à élargir la blessure.</p>
+
+<p>— Et vous, dit-il, vous m’aimez.</p>
+
+<p>La tête lui tourna. Péniblement, elle s’obligea à
+répondre, dans une intention de noble franchise,
+et l’espoir peut-être de trouver son salut :</p>
+
+<p>— Oui, je vous aime… Mais à cause de cet amour,
+respectez-moi.</p>
+
+<p>Elle voyait très près d’elle ses yeux marrons, son
+charmant visage allongé, sa bouche étroite un peu
+entr’ouverte, et elle sentait grandir un besoin torturant
+d’embrasser ces yeux et cette bouche, — si bien
+que c’était à elle-même surtout qu’elle adressait ses
+supplications :</p>
+
+<p>— Allez-vous en, allez-vous-en… je vous en supplie.
+N’attendez rien de moi !</p>
+
+<p>Il la crut, il pensa qu’il avait l’air bête, et ce lui
+fut désagréable. Mais comme Clarisse, au comble
+de l’émotion, fléchissait, il voulut l’empêcher de tomber,
+il tendit les bras et elle s’abattit sur lui, incapable
+de résister davantage. Le visage de Laurent rapproché
+du sien, elle baisa sa joue tiède, sa bouche,
+et elle murmura, en accordant à ces mots de moins
+en moins de sens :</p>
+
+<p>— Jamais je ne serai à vous.</p>
+
+<p>Réconforté dans son amour-propre, et certain à
+présent de ce qu’il fallait faire, Laurent l’attira sur
+un banc, la tint contre lui, et lui donna des baisers
+plus nombreux que les siens. Elle était dolente et
+comme ahurie. Elle avait l’impression d’une chute,
+dont elle se relèverait courbaturée. Mais, si lasse de
+s’être débattue, elle consentait à tout. Depuis des
+mois, c’était vers cette minute qu’elle tendait ; c’était
+à cause de cette minute qu’elle avait souffert et pleuré.
+Et déjà cette minute suprême de l’acceptation s’était
+écoulée. Tout était accompli pour son cœur comme
+tout allait s’accomplir pour son corps. Désormais
+c’était fini des duperies, des manœuvres, des fausses
+innocences et des mensonges. Maintenant régnait la
+vérité simple et cynique. Elle n’avait plus qu’à obéir
+à cet amour devenu si puissant en demeurant ignoré.</p>
+
+<p>Rouvrant les yeux, elle vit le jeune Arabe ; elle
+sentit sa bouche se coller délicieusement à ses lèvres ;
+puis elle appuya sa tête contre son épaule avec des
+soupirs qui ressemblaient à des soupirs de mélancolie ;
+elle se serra contre lui pour s’abriter, pour se
+reposer enfin… Et lui, flatté, la regardait s’émouvoir
+et se promettait du plaisir.</p>
+
+<p>La nuit était venue, ils se levèrent. Clarisse murmura,
+tant son esprit était perdu :</p>
+
+<p>— Où sommes-nous ?</p>
+
+<p>Puis reprenant un peu conscience, et fascinée par
+la volupté prochaine :</p>
+
+<p>— Laurent, qu’allez-vous penser de moi ?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas, l’entraîna vers la maison. Alors
+tout en marchant, elle lui demanda à voix basse :</p>
+
+<p>— Êtes-vous content ?</p>
+
+<p>Il lui dit que oui. Elle aurait voulu lui expliquer
+ce qu’elle ressentait d’infini. Mais comment s’exprimer ?
+Sûre de n’y pas parvenir, elle se consacra à
+l’émotion grave, qui descendait jusqu’au fond de sa
+chair, d’être la femme qui va donner par amour,
+sans rémission, son corps et son âme. Elle renonça à
+elle-même pour satisfaire Laurent. Il lui aurait
+demandé sa vie qu’elle l’aurait offerte tout de suite
+et dans le même silence.</p>
+
+<p>Quand la soirée fut assez avancée et que le calme
+régna dans la maison, ils remontèrent au premier
+étage. Clarisse, de nouveau, franchit le seuil de la
+chambre rouge. Elle revit la table avec le Maupassant,
+le secrétaire où elle avait fouillé, et le lit — mais
+préparé cette fois. Elle respira l’odeur légère de
+tabac et de lavande. Chambre où elle était venue par
+curiosité, par désir, par pressentiment ! Alors elle prit
+dans ses bras Laurent encore surpris de sa bonne
+fortune, et elle murmura :</p>
+
+<p>— Mon petit…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
+
+
+<p>Le lendemain matin, il fallut bien, pour sauver les
+apparences, que Laurent allât au bureau : ses collègues
+se seraient étonnés de son absence. Clarisse, qui
+était rentrée dans sa chambre vers la fin de la nuit,
+s’éveilla pour le voir partir. Comme au premier matin
+de son séjour, elle courut à la bibliothèque, le guetter
+par la fenêtre entre-bâillée. Elle regretta de ne pas
+l’avoir prévenu : elle aurait tant voulu revoir son
+visage. Mais la voiture partit sans qu’il se fût retourné.</p>
+
+<p>Elle revint se coucher et somnola, abandonnée à
+un engourdissement de bonheur. Grâce à Laurent
+elle avait éprouvé un transport dont elle ne se croyait
+pas capable. Jamais elle n’avait connu un tel ravissement
+de l’être total. L’amour l’avait menée au désir, — un
+désir naïf, nouveau, auquel le jeune homme
+avait si bien répondu qu’elle éprouvait pour lui une
+immense gratitude.</p>
+
+<p>La journée entière elle demeura dans cet état, très
+inédit pour elle, de sensualité satisfaite. Étendue en
+plein air, immobile, elle se sentit en accord avec la
+nature qui respirait au soleil, et visitée par tous les
+souffles, tous les rayons du jardin. Elle n’était plus
+renfermée, secrète, maîtresse d’elle-même, mais épanouie,
+prête à vibrer et à comprendre, gorgée comme
+les roses de la terrasse, ouvertes et chaudes de parfum
+et de lumière. Elle ne se raidissait plus dans une
+attitude d’action et de conquête : elle gisait sans mouvement
+et conquise. Le voluptueux bien-être de son
+corps ralentit ses pensées. Son esprit ne s’occupa que
+de deux choses : le souvenir de la nuit précédente, et
+l’espoir que revînt bientôt celui qui l’avait ainsi
+terrassée.</p>
+
+<p>Dans les lettres du courrier d’onze heures, il s’en
+trouva une de sa tante, M<sup>me</sup> Henri Bourgueil. Clarisse
+y jeta un coup d’œil indifférent. M<sup>me</sup> Bourgueil
+voulait envoyer son fils Nicolas passer l’été à Penzance,
+en Cornouailles. On lui avait indiqué le nom
+d’un professeur, là-bas, qui prenait des pensionnaires.
+Elle pensait que sa nièce pourrait la renseigner
+à ce sujet. « Pourquoi ? » murmura Clarisse. Alors
+elle se remémora vaguement qu’elle était la personne
+raisonnable à laquelle on s’adressait toujours.</p>
+
+<p>Puis, elle se remit à penser à Laurent. Si longtemps
+il lui avait paru un étranger ! Si longtemps elle
+avait constaté entre elle et lui une zone de froideur
+et de silence ! Alors elle avait essayé de le
+joindre par ses conseils, affectueux ou sévères, par
+ses exhortations, mais il s’était toujours échappé.
+Elle sourit de cette curiosité opiniâtre qui, dès le
+début de leurs relations, et sans qu’elle pût deviner
+où elle la mènerait, l’avait attachée au jeune
+homme. Mais un être n’appartient jamais complètement
+à un autre être, sinon par l’amour. Il avait
+fallu, de toute nécessité, qu’elle se donnât pour le
+posséder. Elle se rappela un mot de la Bible qui l’avait
+intriguée comme jeune fille, et dont elle comprenait
+le symbolisme maintenant qu’elle « connaissait »
+Laurent au sens de l’Écriture.</p>
+
+<p>Cependant si leurs relations étaient devenues très
+étroites, leur intimité n’était encore que physique.
+Ils avaient accordé leurs corps, mais non leurs pensées.
+Ce qui tentait Clarisse, à présent qu’elle avait
+tous les droits d’enquête et d’interrogatoire, c’était
+de pénétrer son âme, d’atteindre à son mystère
+le plus secret. Elle était insatiable de Laurent
+tout entier. Elle aurait voulu l’accompagner à toutes
+les minutes de son existence ; elle souhaita ne rien
+ignorer de ses occupations, des gens qu’il rencontrait,
+des choses qu’il lisait. Près de lui, elle se dit certaine
+d’être heureuse. De son regard, de sa voix, de ses
+caresses, naissait pour elle une joie grave et sans
+mélange qu’elle ne rencontrerait nulle part ailleurs.
+Et elle jouissait de n’être plus jalouse, maintenant
+qu’elle était comblée. Car Laurent lui avait si bien
+témoigné son amour qu’elle ne se croyait plus de
+rivales. Comment aurait-elle douté de lui lorsqu’elle
+évoquait à son gré, contre le voile pourpre de ses
+paupières fermées, les étreintes dont elle avait gémi ?</p>
+
+<p>Ces récents souvenirs la renseignèrent sur un point :
+Laurent n’était plus pour elle l’« enfant ». Naguère,
+afin de mieux oser le conduire, elle avait exagéré sa
+puérilité. Comme il se laissait faire, sans autre protestation
+que de baisser les yeux, elle ne l’avait jamais
+traité en grande personne. Et l’innocence qu’elle
+avait prêtée à Laurent avait causé sa perte. Il était
+trop tard pour résister lorsqu’elle avait découvert
+chez lui des appétits virils. Elle se rappela encore
+son étonnement — le dernier qu’elle devait éprouver
+à ce sujet — lorsqu’il l’avait saisie dans ses bras : au
+milieu de son trouble, elle avait senti, chez ce jeune
+garçon, la vigueur masculine de bras musclés. Le
+« petit » qui, lors de sa première visite, ne répondait
+que par monosyllabes, dont elle avait méconnu la
+puissance sinon la beauté, ce « petit » l’avait prise.</p>
+
+<p>Vers six heures on apporta une dépêche. C’était
+d’Hubert, qui annonçait que, retenu par ses affaires,
+il reviendrait le lendemain seulement. Ce bout de
+papier commença à dissiper l’ivresse lourde qui
+stupéfiait Clarisse. Il lui fit comprendre qu’au delà
+de son amour le monde continuait comme auparavant.
+Elle n’avait pas transformé sa vie, elle n’y
+avait fait qu’une exception. L’extase ne durerait
+pas toujours.</p>
+
+<p>Laurent rentra, elle lui tendit la dépêche. Son
+visage prit une expression vaniteuse. Ils gagnaient
+ainsi une nouvelle nuit de liberté. Clarisse, dans son
+désarroi, n’y avait pas pensé.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le soir, dans la chambre de Laurent où elle était
+retournée, elle ne put s’empêcher, ensuite, comme
+ils reposaient, de murmurer :</p>
+
+<p>— Qu’allons-nous faire ?</p>
+
+<p>— Comment ?</p>
+
+<p>— Oui, dès demain nous serons trois ici. De quelle
+façon arranger… Je ne sais…</p>
+
+<p>Laurent, qui était satisfait, répondit en se moquant.
+Mais elle l’arrêta et, d’un ton grave, le pria
+d’être sérieux.</p>
+
+<p>— Je pourrais peut-être, dit-elle, prétexter une
+cure à faire afin de m’éloigner d’ici. Où pourrions-nous
+nous rejoindre ? Non ce n’est pas possible…
+Cependant quand il sera ici, je ne pourrai… Et puis,
+vous allez partir bientôt.</p>
+
+<p>Laurent haussa les épaules comme un enfant
+qu’on veut priver d’un plaisir.</p>
+
+<p>— N’y pensons pas, fit-il, les choses s’arrangeront.</p>
+
+<p>Clarisse soupira. L’idée du lendemain ne l’avait
+pas arrêtée, parce que sa passion, puissante et libérée,
+lui faisait vivre uniquement la minute présente, — mais
+le lendemain pourtant allait naître. Elle
+avait cédé à un entraînement, et elle voyait qu’il lui
+faudrait calculer. Pour protéger son amour si sincère
+et si naïf, elle devrait suivre une politique, pratiquer
+des ménagements et mentir.</p>
+
+<p>Son compagnon grogna :</p>
+
+<p>— Il m’ennuie, cet homme !</p>
+
+<p>— Laurent !</p>
+
+<p>— Mais oui, je ne l’aime pas, ton mari, et j’ai des
+raisons personnelles. Si tu savais ce qu’il me fait
+enrager. Tout le temps sur mon dos, à me faire recommencer
+mon travail… L’autre jour, tiens, il m’a
+attrapé devant les employés, avec une brutalité
+et une sécheresse… Je ne sais pas pourquoi il m’en
+veut.</p>
+
+<p>Soudain Laurent se calma en regardant la femme
+étendue près de lui, et il pensa qu’il était au moins
+vengé. Il n’osa pas le dire à haute voix. Néanmoins,
+en poursuivant ses réflexions, il reconnut que cette
+pensée de revanche n’avait pas été étrangère à son
+désir de séduire Clarisse. Outre sa fierté virile d’avoir
+réussi si vite son entreprise, c’était bien cette pensée
+qui lui enlevait tout remords de tromper son hôte :
+il avait l’impression d’avoir joué un bon tour au
+patron. Lorsqu’on « l’attraperait » encore, il n’aurait
+qu’à se représenter la scène qu’il avait maintenant
+sous les yeux… Il ajouta :</p>
+
+<p>— Je suis très étonné de voir comme il est différent
+au bureau ou chez lui… Ici il est ralenti, endormi,
+bonhomme parfois. Mais là-bas !</p>
+
+<p>— Là-bas ?</p>
+
+<p>— On ne le reconnaîtrait pas. Autant il a l’air ici
+paresseux, autant là-bas il est rapide et actif.</p>
+
+<p>— Vraiment ?</p>
+
+<p>— Très dur en affaires, très âpre. Et puis, très
+roublard. Il paraît qu’à la Bourse on le redoute énormément,
+on cherche à être dans ses combinaisons
+parce qu’elles sont toujours avantageuses. C’est un
+malin. Son voyage à Zurich, s’il réussit, va lui rapporter
+la grosse somme.</p>
+
+<p>— Je ne croyais pas…</p>
+
+<p>— S’il est resté un jour de plus, c’est qu’il double
+son bénéfice… Mais, heureux en affaires, malheureux
+en amour !</p>
+
+<p>Laurent ricana et voulut embrasser Clarisse. Elle
+l’écarta, perplexe. Elle ne reconnaissait pas ce portrait
+de son compagnon d’existence ! Elle questionna
+Laurent : à travers ses réponses, elle vit, avec stupeur,
+apparaître un mari inconnu. C’était peut-être
+dans l’exercice de sa profession que Hubert déployait
+au mieux ses facultés et ses ressources. Voilà pourquoi
+il était si fort attaché à son bureau. Elle n’aurait
+donc eu de lui qu’un faux visage et le reste de ce qu’il
+donnait à autrui… Laurent, qui apercevait son trouble,
+céda au plaisir de la tourmenter encore. Et il pensa
+qu’il était fort intime dans le ménage puisqu’il
+renseignait la femme sur le mari, et qu’il pourrait
+aussi, maintenant, renseigner le mari sur la femme.</p>
+
+<p>Minuit sonna à la pendule. Ici commençait la
+journée qui terminerait leur tête-à-tête. Clarisse
+frissonna. Comme les heures avaient passé vite !
+Et cependant, il lui semblait avoir vécu des mois
+depuis l’avant-veille. Ces instants hallucinés avaient
+suffi pour bouleverser son existence, pour faire qu’elle
+ne serait plus jamais, éternellement, ce qu’elle avait
+été. Elle se rapprocha du jeune homme, et à voix basse :</p>
+
+<p>— M’aimez-vous, Laurent ?</p>
+
+<p>— Mais oui. Et toi ?</p>
+
+<p>Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de répondre,
+et que son sacrifice parlait assez haut. Elle détourna
+les yeux du visage sans scrupules que dorait
+la lumière de la lampe, et elle regarda dans la chambre
+comme pour y chercher l’avenir. Elle distingua le
+bureau ouvert : alors, reprise sans s’en apercevoir par
+ses préoccupations habituelles, elle observa :</p>
+
+<p>— N’oubliez pas que vous m’avez promis d’écrire
+à vos parents.</p>
+
+<p>Il se mit à rire :</p>
+
+<p>— On vous obéira, madame !</p>
+
+<p>Et même, bondissant vers la table, il prit une
+feuille de papier et s’écria :</p>
+
+<p>— Dicte-moi, je commence… Dois-je tout dire ?</p>
+
+<p>Elle le gronda, l’air peiné. Il revint vers elle, et
+reprit avec amertume :</p>
+
+<p>— Je leur écrirais plus volontiers s’ils m’envoyaient
+l’argent que je leur demande. Mais ils sont si rats !</p>
+
+<p>Elle lui reprocha de parler de sa famille en ces
+termes. Elle ne pouvait s’empêcher de lui faire toujours
+un peu la leçon, seulement elle la faisait désormais
+sans assurance. Trop longtemps elle avait été
+une femme vertueuse : son amour coupable était
+obligé de prendre toutes les formes de la vertu.</p>
+
+<p>— Ah ! reprit-il, ma famille, si tu savais ce qu’elle
+m’a tyrannisé ! Je garde de mon enfance et de Nîmes
+un mauvais souvenir. J’ai été élevé dans un milieu
+affreusement sévère. Mon père ne m’a jamais consulté
+sur mes goûts, ne m’a jamais manifesté la
+moindre indulgence. Son plus grand intérêt était de
+surveiller mes pensées et mes actes. Sous mes apparences
+obéissantes, ce que j’ai dissimulé de révoltes !
+Mais je n’osais pas les exprimer parce que j’avais
+peur, peur des menaces, des punitions. J’ai fini par
+être bien malheureux.</p>
+
+<p>Clarisse lui tendit les bras. De telles paroles l’excusaient
+d’avoir voulu le consoler. Il continua :</p>
+
+<p>— Dès que je suis arrivé à Genève, avec quelle
+joie j’ai pensé que j’étais libre. Cependant, j’avais
+pris l’habitude de la méfiance. Chez toi, je me suis
+parfois effrayé de retrouver la sollicitude terrible que
+je détestais…</p>
+
+<p>— Pardonnez-moi, mais ma sollicitude et mes
+blâmes, c’est encore des preuves que je vous aime.</p>
+
+<p>Il se mit à rire :</p>
+
+<p>— Tu ne ressembles pas aux autres femmes que
+j’ai connues.</p>
+
+<p>Ce contraste l’amusait, maintenant qu’il était sûr
+d’être le vainqueur. Sa méfiance et ses calculs, de
+même que sa susceptibilité, avaient disparu. Dans
+cette intimité où il régnait en maître, et puisqu’il
+avait obtenu ce qu’il voulait, il redevenait gamin.</p>
+
+<p>— Dire, reprit-il, que nos relations auraient pu
+se borner à mes visites embarrassées ! Mais ces relations
+si convenables m’ont toujours paru avoir un
+caractère étrange de froideur à la fois et de complicité.
+Nous avions parfois l’air de penser à autre
+chose qu’à nos paroles. Et c’est pour cela que, petit à
+petit, j’ai envisagé le projet de te faire la cour.</p>
+
+<p>— Comment ?</p>
+
+<p>— Oui, bien sûr, avant-hier, j’ai un peu arrangé les
+choses, j’ai exagéré le côté sentimental. Qu’est-ce que
+cela te fait puisque je t’aime ? Eh bien ! il était très
+vague, mon projet, et je me moquais de moi-même,
+mais je me disais que peut-être… Ai-je eu si tort ?</p>
+
+<p>Il la prit dans ses bras et continua, faisant l’apprentissage
+du mépris des femmes, nécessaire au séducteur :</p>
+
+<p>— Ah ! madame Hubert Damien, née Bourgueil, l’irréprochable,
+la noble, la hautaine madame Damien…</p>
+
+<p>— Hautaine ? interrompit Clarisse avec précipitation.</p>
+
+<p>— Oui, je pense à cette expression que tu prends
+parfois comme pour t’élever au-dessus des autres,
+afin de mieux les dédaigner. Elle m’excitait au jeu,
+cette expression. Tu ne l’as pas eue ce soir !</p>
+
+<p>Il sourit d’être si perspicace dans ses commentaires.
+Clarisse murmura :</p>
+
+<p>— On me croit hautaine, c’est de la timidité. Et je
+ne suis qu’une fausse « puritaine »…</p>
+
+<p>— Non, ne diminue pas ton orgueil. Tu es une
+femme austère, ne le nie pas : tu nierais mon amour.
+J’ai reçu tes aveux. Je tiens dans mes bras une personne
+universellement et justement respectée. Quelle
+revanche ! Pour un garçon de mon âge c’est un beau
+succès. Gens moraux et mômiers, voilà votre œuvre !</p>
+
+<p>— Laurent, vous avez tort de parler ainsi…</p>
+
+<p>Il s’arrêta, vit tout à coup la figure attristée de
+Clarisse, et il s’aperçut qu’elle était pâle et confuse
+entre ses cheveux dénoués, — figure pudique et raisonnable
+qu’avait meurtrie la volupté. Il s’empressa
+de dire, sur un ton plus grave :</p>
+
+<p>— Oui, je suis fier d’avoir mérité ton amour…</p>
+
+<p>Puis il reprit :</p>
+
+<p>— Mais je voudrais qu’ils le sachent, là-bas, à Nîmes…</p>
+
+<p>Il se leva d’un bond léger, s’avança vers la fenêtre
+et poussa les volets. Clarisse éteignit la lampe, se
+réfugia au fond du lit. Le clair de lune était aussi
+pur que les nuits précédentes. Il entra largement dans
+la chambre qu’il baigna d’un jour bleu. Du dehors vint
+le frémissement des branches que froissait un air
+doux ; il s’y ajouta, dans le grand calme où tout s’entendait,
+le bruit monotone et paisible du jet d’eau sur
+la terrasse… Clarisse contempla la silhouette mince du
+jeune homme penchée sur le vide nocturne, éclairée
+par la lueur laiteuse. Puis elle appela tout bas :</p>
+
+<p>— Laurent…</p>
+
+<p>Quelques heures plus tard, elle se réveilla. La maison
+était silencieuse. Mais dehors, par la fenêtre aux
+volets restés ouverts, elle vit l’aube qui naissait. Un
+oiseau se mit à chanter, tout seul, et s’arrêta. La paix
+de la nature ensuite sembla plus profonde encore :
+recueillement, attente du beau jour. Clarisse se
+tourna vers son compagnon, il dormait. Elle se leva
+sans bruit, hésita, le baisa sur la joue comme la
+première fois. Il ne bougea pas, sa poitrine montait
+et descendait, au rythme d’une respiration tranquille…
+Cependant le soleil, ayant dépassé l’horizon,
+pénétra soudain dans la pièce et vint s’étendre jusqu’au
+bien-aimé. Alors Clarisse comprit qu’elle
+devait s’en aller devant cette aurore. Et elle s’enfuit
+de la chambre qui s’emplissait maintenant de clartés,
+et où le soleil, plus brûlant à chaque seconde, frappait
+le jeune homme endormi d’un long rayon d’or.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIX</h2>
+
+
+<p>Clarisse dévisagea Hubert à son retour comme on
+revoit un ancien camarade des années de pauvreté
+quand on a soi-même fait fortune. D’avance, elle
+avait appréhendé cette minute, mais tout se passa
+avec beaucoup de naturel. Elle se sentait différente
+de lui, désormais, et c’est ce qui l’empêchait de se
+considérer comme absolument coupable, — différente
+mais non hostile et encore attachée à lui. Certains
+souvenirs leur demeuraient communs : si
+beau que fût son présent, il y avait entre son mari et
+elle une solidarité qu’elle ne pouvait renier, qu’elle
+n’avait aucune envie de renier d’ailleurs et sur
+laquelle elle se serait peut-être attendrie.</p>
+
+<p>Hubert commença par se plaindre de son voyage.
+Beaucoup de monde dans les trains, une chaleur
+intolérable.</p>
+
+<p>— Il a dû faire de l’orage ici, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Mais non, répondit Clarisse avec simplicité,
+je ne m’en suis pas aperçue…</p>
+
+<p>Elle lui demanda s’il était fatigué, s’il ne voulait
+pas prendre quelque chose. En s’occupant de ces
+détails elle évitait de considérer le principal, et elle
+se trompait elle-même par cette sollicitude. Lui,
+allongé dans un fauteuil sur la terrasse, se reposait
+à l’ombre fraîche des arbres qui lui appartenaient, et,
+après les tracas de ces deux jours, promenait autour
+de lui le regard confiant de ses gros yeux pâles. Quant
+à Laurent, il avait tout de suite disparu dans sa
+chambre pour écrire des lettres. Clarisse, n’étant pas
+gênée par ce témoin, reprit sans peine les manières
+et l’attitude qu’elle avait toujours eues avec Hubert :</p>
+
+<p>— Enfin, dit-elle, es-tu content de ton voyage ?</p>
+
+<p>L’expression satisfaite d’Hubert disparut. Il s’éleva
+avec véhémence contre ses collègues zurichois. Pour
+la première fois Clarisse remarqua la passion qui
+animait son visage. Elle comprit pourquoi Laurent
+lui signalait un Hubert tout différent au bureau de
+ce qu’il était à la maison. Cette énergie dans la voix,
+cette intelligence dans les yeux lui plurent. Curieuse,
+elle demanda, pour l’entraîner à se révéler davantage :</p>
+
+<p>— As-tu obtenu de conclure l’arrangement que tu
+voulais ?</p>
+
+<p>Il la regarda, étonné qu’elle sût le but précis de son
+voyage, il pensa qu’il le lui avait dit par mégarde,
+alors prudemment il éteignit son visage, et, avec une
+indifférence affectée :</p>
+
+<p>— Oui, à peu près…</p>
+
+<p>— De quoi s’agissait-il au juste ? insista Clarisse.</p>
+
+<p>— Oh ! tu ne comprendrais pas.</p>
+
+<p>— Mais si, explique-moi. Tes soucis m’intéresseraient
+si tu voulais m’en faire part…</p>
+
+<p>Il la considéra affectueusement, lui caressa la
+main, et, reconnaissant de cette attention conjugale,
+il lui dit :</p>
+
+<p>— Ma bonne Clarisse…</p>
+
+<p>Ensuite il alluma un cigare avec soin et se mit
+à le fumer en reprenant son air engourdi. Ainsi,
+pensa-t-elle, le voilà redevenu l’homme paisible et
+indolent d’apparence. Cette excitation qu’elle avait
+cru deviner à l’instant, il ne lui donnait cours que
+loin d’elle. Passionné en affaires, mais pas en amour.
+Quel dommage !</p>
+
+<p>Laurent revint vers eux. Malgré son aplomb, il
+avait éprouvé quelque inquiétude au retour de
+M. Damien, et il avait disparu moins par tact que par
+gêne. Puis, se gourmandant, et désireux toujours
+d’agir « en homme », il s’était enhardi jusqu’à les
+rejoindre.</p>
+
+<p>— Eh bien, fit Hubert, avez-vous écrit vos lettres ?</p>
+
+<p>— Mais oui, les voilà.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, Laurent, agacé de retrouver le
+mari et la femme si confortablement installés l’un
+près de l’autre, voulut rappeler à Clarisse sa présence.</p>
+
+<p>— Madame, fit-il, je vous ai obéi : je viens d’écrire
+à Nîmes.</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas, alors il s’adressa à Hubert :</p>
+
+<p>— C’est hier que madame Damien m’a donné ces
+bons conseils.</p>
+
+<p>— Elle a bien fait, répondit Hubert ; c’est le
+devoir d’un fils envers ses parents…</p>
+
+<p>Il se tourna vers le jeune homme, le vit hésitant
+et gauche, alors, d’une voix brusque :</p>
+
+<p>— Allez donc les mettre au vestibule, vos lettres,
+le facteur les prendra.</p>
+
+<p>Et Laurent, dépité mais obéissant, fit demi-tour.</p>
+
+<p>Clarisse avait beaucoup redouté cette mise en
+face des deux hommes. Elle avait craint de ne
+pouvoir supporter les poignées de mains, les conversations,
+et les allusions involontaires. Elle avait
+fait appel d’avance à tout son sang-froid… Et voici
+que là encore, les choses s’arrangeaient. Hubert
+avait repris son ton boudeur vis-à-vis de Laurent, et
+Laurent s’était trouvé, devant lui, beaucoup plus
+petit jeune homme que la veille, lorsqu’il n’était que
+devant Clarisse. Entre Hubert grognon et Laurent
+nerveux, elle se sentit la plus lucide et, en quelque
+sorte, la plus raisonnable des trois.</p>
+
+<p>Elle conservait dans toute cette aventure une
+espèce d’innocence morale. Elle n’avait jamais
+imaginé à l’avance, même pour le condamner, ce
+qu’elle vivait depuis deux jours. Elle avait commis
+sa faute sans préjugés. Dans une sorte d’hallucination,
+elle s’était livrée à un autre homme que son mari, elle
+avait trahi la foi conjugale, — et elle demeurait
+surtout éblouie, stupéfaite ; elle n’avait pas encore
+eu le temps de relier son cas personnel à une catégorie
+générale, à des précédents qu’elle blâmait très sincèrement
+chez autrui. Elle apercevait bien la différence,
+elle n’apercevait pas encore la contradiction qu’il y
+avait entre son mari avec ce qu’il représentait de légal,
+de moral, d’habituel, de certain, et Laurent, être
+extraordinaire. Il lui fallut découvrir petit à petit les
+conséquences de sa faute.</p>
+
+<p>Laurent commença de s’en charger. C’était la première
+fois qu’une femme se montrait aussi éprise de
+lui. Il entendait bien poursuivre son avantage. Il se
+rassura sur le compte d’Hubert qui, se dit-il, ne
+verrait rien. Son extrême jeunesse de caractère et
+son égoïsme lui enlevaient le sentiment de sa responsabilité,
+ou plutôt — car il n’était pas foncièrement
+mauvais, mais trop vite gâté par l’amour — empêchaient
+ce sentiment de se développer.</p>
+
+<p>Il voulut donc rappeler à Clarisse sa domination
+sur elle et il fut étonné de rencontrer sa résistance.
+Après dîner il lui proposa de faire quelques pas dans
+le parc : elle refusa. Plus tard, quand ils montèrent
+tous les trois, il essaya de prolonger son baiser habituel
+sur sa main, mais elle la retira et lui dit d’une
+voix paisible :</p>
+
+<p>— Bonsoir, monsieur.</p>
+
+<p>Puis elle gagna sa chambre avec son mari.
+Laurent se crut la victime d’une coquette. Il n’avait
+pas du tout compris l’honnêteté, la candeur qu’elle
+apportait jusque dans sa faute. Il oublia les preuves
+passionnées qu’elle lui avait données de son amour,
+et il se demanda s’il n’avait pas eu affaire à une dévergondée
+qui avait profité de l’absence de son mari et
+qui, une fois le mari revenu, affecterait de ne se
+souvenir de rien. Sa conduite lui sembla tout à coup
+très immorale et même suspecte. « En somme, se dit-il,
+elle m’a cédé bien vite. » Il repassa les deux jours
+qu’il venait de vivre pour découvrir dans l’attitude
+et les paroles de Clarisse de quoi justifier ses soupçons
+injurieux. Très inexpérimenté, il crut à de la duplicité
+et du mensonge là où il n’y avait qu’une inexpérience
+pareille à la sienne. Mais plus on est naïf, moins on
+reconnaît la naïveté des autres. Laurent aurait voulu
+que Clarisse lui témoignât, sous les yeux même de son
+mari, qu’elle l’aimait. Il ne savait pas estimer à leur
+valeur son brusque silence, sa dérobée… Peut-être,
+pensa-t-il, prodiguait-elle à Hubert en ce moment
+les mêmes caresses qu’à lui-même la veille. Errant
+dans sa chambre sans pouvoir dormir, il s’irrita,
+comme un jeune mâle exigeant, que sa proie lui fût
+si vite arrachée. Son désir se surexcita et à ce désir
+s’ajoutèrent le ressentiment de son amour-propre et
+l’antipathie qu’il avait pour Hubert.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Clarisse, dans sa chambre, se
+gardait pour lui. Elle n’avait témoigné cette réserve
+à Laurent que par pudeur, par tendresse, et se refusait
+à manifester en supercheries hasardeuses ce qui
+lui remplissait le cœur. Elle tenait tant à son amour
+qu’elle évitait de l’exposer aux yeux de celui qui
+aurait le droit de le condamner. Sans chercher de
+solution à la situation qui les rassemblait tous les
+trois, elle pressentait bien qu’un pareil état de
+choses devrait se dénouer une fois ou l’autre :
+mais elle préférait le préserver le plus longtemps
+possible.</p>
+
+<p>Le lendemain était un dimanche. Hubert descendit
+déjeuner le matin, affectant un grand soulagement
+d’être débarrassé de tout souci d’affaires. Comme il
+buvait son thé, il s’écria :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas la peine de faire atteler, n’est-ce
+pas ? Nous irons à pied à l’église.</p>
+
+<p>Aller à l’église ! Clarisse frémit. Bien sûr, il faudrait
+aller à l’église comme tous les dimanches… Elle murmura :</p>
+
+<p>— Je ne sais si je t’accompagnerai…</p>
+
+<p>— Comment ? Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Je me sens un peu lasse.</p>
+
+<p>— Lasse, à cette heure-ci ! Mais tu as fort bien
+dormi. Même je suis frappé, depuis mon retour, de ta
+bonne mine. Qu’as-tu donc ?</p>
+
+<p>— Rien, je t’assure. Seulement…</p>
+
+<p>— Non, non, il faut venir. Ici, tu sais quelle importance
+a l’exemple qu’on donne.</p>
+
+<p>Il menaça sa femme du doigt, et, en riant :</p>
+
+<p>— C’est très mal d’être paresseuse !</p>
+
+<p>Elle s’obligea à sourire comme lui. Mais elle évoquait
+l’église blanche où elle s’était rendue si souvent,
+sans pensées secrètes, où elle avait écouté les paroles
+sacrées avec la paix de l’âme, et il lui sembla impossible
+d’y apporter un cœur fiévreux de passion
+et un corps rendu de volupté. Comment expliquer
+une défection ? Des projets fous traversèrent son esprit :
+simuler un évanouissement, tout raconter
+à Hubert. Mais il se levait, disant :</p>
+
+<p>— Puisque nous allons à pied, ne tardons pas.</p>
+
+<p>— Écoute, dit-elle, je ne sais quand même si je
+t’accompagnerai…</p>
+
+<p>Hubert était à la porte. Il se retourna, revint
+vers elle, les sourcils froncés, et d’une voix
+brève — la voix qu’il avait au bureau — il commanda :</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qu’il y a ? Réponds !</p>
+
+<p>— Notre pasteur est si ennuyeux, fit-elle au bout
+d’un instant.</p>
+
+<p>— Comment, c’est toi qui dis cela, toi qui soutiens
+qu’un sermon, même médiocre, fait toujours du bien ?
+J’exige que tu viennes.</p>
+
+<p>Sous le ton sec, elle crut deviner une menace.
+Elle dit :</p>
+
+<p>— Tu as raison, j’irai.</p>
+
+<p>L’église de la Cômerie est au bout d’un chemin
+ombreux, bordé de haies vives. Les Damien y arrivèrent
+comme les cloches cessaient de sonner. La
+petite nef, crépie à la chaux, avec ses versets bibliques
+inscrits en lettres noires, ses vitraux anciens, se
+trouvait déjà remplie de paysans. Clarisse eut comme
+voisin un vieux bonhomme bronzé qui sentait le
+savon, le linge frais, et qui chantait d’une voix
+tremblante en suivant du doigt sur son psautier.</p>
+
+<p>Le pasteur était un grand jeune homme blond et
+enthousiaste, très goûté par les personnes sensibles
+du village, et dont l’éloquence fleurissait comme un
+verger au printemps. Après le cantique il se leva ainsi
+que toute l’assemblée, et, selon l’usage, il lut la
+confession des péchés.</p>
+
+<p>Que de fois, depuis sa petite jeunesse, Clarisse
+avait entendu ces paroles liturgiques. Elles lui avaient
+paru souvent un peu excessives dans leur rigueur
+ancienne. Néanmoins chaque dimanche, consciencieusement,
+elle avait reconnu devant Dieu qu’elle
+était une pécheresse, et elle avait recueilli les moindres
+de ses fautes pour s’en affliger. Cet aveu lui permettait
+de constater qu’elle n’était pas très criminelle.
+Alors elle s’accusait d’autant plus qu’elle ne
+pouvait offrir à Dieu le sujet de bien sérieuses repentances.</p>
+
+<p>Ce dimanche, toutefois, elle dut reconnaître avec
+horreur que les termes de la confession des péchés
+étaient tout juste assez graves pour qualifier son cas.
+L’espèce de tournoiement qui la grisait depuis
+quelques jours s’arrêta pour laisser voir la réalité.
+Au cours de la semaine, elle avait cédé à ses désirs,
+et ce flot longtemps contenu, devenu brusquement
+trop fort, l’avait emportée sans lui laisser le temps
+de réfléchir, de juger, — mais aujourd’hui c’était
+dimanche, un dimanche de lumière. Aujourd’hui, elle
+était dans une église, le lieu où sa conscience s’était
+si souvent interrogée. De nouveau, il fallait lui répondre.
+Comment la satisfaire ? Devant les hommes,
+à haute voix, elle pouvait dissimuler, mentir ; elle
+pouvait se cacher de son mari, de son pasteur. Mais
+dans le silence de son âme enfin éclairée, comment ne
+pas être franche ?… Pourtant elle voulut retarder
+encore, échapper à ses objurgations intérieures : elle
+leva la tête, la détourna, et tout à coup elle aperçut à
+quelque distance, entre les personnes debout, Laurent.
+Que faisait-il là ?</p>
+
+<p>Alors, en présence de son amant, elle ne put discuter
+ni reculer davantage. Sa conscience l’accusa
+sans détour : elle était une femme adultère… L’acte
+était accompli, le péché ineffaçable, et chacun avait le
+droit de lui dire, en la montrant au doigt : « Adultère !…
+Et voilà l’homme dont tu as reçu les caresses.
+Il a connu le plus intime de toi, ton abandon dans ses
+bras, et ta jouissance impure. » Un lien d’iniquité
+unissait cet adolescent et cette épouse. « Tu as
+souillé ta vie et souillé ton honneur. L’homme
+dont tu portes le nom et la bague, tu l’as trahi. Tu
+as trompé la confiance que les tiens avaient en toi,
+tu as perdu le trésor précieux de ta réputation et de
+ta dignité ; tu t’es retiré la permission de reprocher
+quoi que ce soit à quiconque, puisque tu es coupable,
+profondément coupable, ayant commis ton péché
+au sein même de la vertu. Et ce crime, pourquoi
+l’as-tu commis ? Pour une éternité de délices ? — non,
+pour une minute de folie bestiale. » Alors,
+entre le vieillard à sa droite, si pieux et si loyal, et son
+mari à sa gauche qu’elle avait trompé, elle se mit
+à trembler de tous ses membres. En nage, rouge de
+honte et d’angoisse, elle s’attendit presque à ce que
+Dieu, Dieu qui les voyait tous les trois et qui savait
+toutes choses, intervînt pour la dénoncer, et annonçât
+à la foule qui la respectait encore : « Regardez, cette
+femme est adultère. »</p>
+
+<p>Du haut de la chaire, ignorant ce qu’il déchaînait
+dans un cœur, le pasteur continuait de lire le texte
+sacramentel : « Mais, Seigneur, nous avons une vive
+douleur de t’avoir offensé. Nous nous condamnons,
+nous et nos vices avec une sérieuse repentance,
+recourant humblement à ta grâce… » — « Oui, se
+disait Clarisse, je suis une femme perdue, je l’avoue
+et je me condamne, je mérite tous les reproches,
+toutes les injures, tous les châtiments. J’ai mal agi,
+j’ai trahi mes devoirs… Mais pourquoi l’ai-je rencontré ?
+Pourquoi ai-je en moi cette âme qui n’a
+besoin que de lui ? »</p>
+
+<p>Maintenant le pasteur priait. Il s’adressait à Dieu,
+il établissait par ses paroles pleines de conviction, une
+avenue vers le ciel. On sentait la voûte ouverte, et
+le regard de l’Éternel reposant sur l’assistance. Alors,
+mise en contact plus direct avec Celui qu’elle nommait
+son juge, Clarisse, encouragée par la prière du
+prédicateur, se mit à prier pour elle-même : « Seigneur,
+je suis coupable d’avoir enfreint tes lois divines
+aussi bien que les lois humaines, mais toi qui sais
+tout, tu vois combien je l’aime. Pourquoi m’as-tu
+permis de le rencontrer et de me plaire à sa personne ?
+Est-ce mal, d’éprouver si profondément l’amour,
+même si ce n’est pas celui que tu nous recommandes ?
+Il n’y a qu’un seul amour : pourquoi est-il permis ou
+défendu selon les cas ? Mon sentiment n’est pas
+égoïste, ni capricieux, c’est l’humble offrande de mon
+cœur qui est à ton image et de mon corps que tu as
+formé… »</p>
+
+<p>A la dérobée, elle regarda Laurent, qui se tenait
+la tête baissée, dans une attitude immobile. Et tout
+à coup une terreur la bouleversa. Si Laurent était
+venu à l’église, c’était peut-être pour obéir à des
+remords, pour demander, comme elle, pardon à Dieu
+de ce qu’il avait fait. Serait-il là de son propre gré
+sinon pour s’accuser et se repentir ? Mais alors il
+renoncerait à elle ! Tout serait fini entre eux… Elle
+leva les yeux vers le pasteur avec épouvante. Pourquoi
+continuait-il, de sa voix persuasive, à exhorter
+à la vertu ses auditeurs ? « Saura-t-il le convaincre de
+ne plus m’aimer ? » se demanda Clarisse. Et, chassant
+bien loin les scrupules, elle voulut murmurer, persuasive
+à son tour, deux mots de prière anxieuse :</p>
+
+<p>— Taisez-vous…</p>
+
+<p>Elle retomba sur son banc en prononçant : Amen.
+Il y eut un léger remue-ménage dans l’église ; des
+gens toussèrent, se mouchèrent. On s’installa pour
+mieux écouter le sermon.</p>
+
+<p>Clarisse ne l’entendit guère. Le pasteur parla des
+bienfaits de la Providence avec son enthousiasme
+habituel et un lyrisme facile. Il prêchait la reconnaissance
+et la joie. Clarisse observa son visage blond
+aux yeux purs qui semblaient ignorer les bassesses
+humaines. Comme elle s’était éloignée de sa croyance
+sincère et forte ! Elle eut la conviction qu’il ne la
+comprendrait pas, qu’il la plaindrait peut-être plutôt
+que de la condamner, mais qu’il n’entrerait pas dans
+ses motifs. Alors sa pensée vagabonda lourdement,
+tourmentée d’inquiétudes, incapable pourtant de
+renonciation. Par un vitrail ouvert venait du soleil
+et l’on entendait un chant d’oiseau. Clarisse n’eut plus
+qu’une envie : quitter cette église où elle était prisonnière,
+et aller au dehors, pour être libre… Parfois
+elle se détournait vers Laurent : impassible, il écoutait.
+Alors elle se demandait avec une angoisse renouvelée
+s’il était convaincu par ces affreuses paroles de repentance.</p>
+
+<p>A la sortie, elle se hâta vers le seuil, tandis que son
+mari restait à causer avec des paysans. Elle suivit le
+chemin creux, bordé de haies vives, certaine d’être
+rejointe par le jeune homme. En effet, elle entendit
+bientôt son pas et son souffle. Et tout de suite, âprement :</p>
+
+<p>— Pourquoi êtes-vous venu ?</p>
+
+<p>Mais sans lui répondre, il s’exclama :</p>
+
+<p>— Qu’il est donc ennuyeux votre ministre de village !</p>
+
+<p>Si vite rassurée, Clarisse s’arrêta une minute comme
+éblouie par le soleil malgré son ombrelle ouverte. Puis
+dès qu’elle eut compris que Laurent n’avait pas changé
+de sentiments, elle se remit en défense. L’instant
+d’avant, elle était prête à le solliciter, maintenant
+elle voulut se protéger contre lui. Elle recommença :</p>
+
+<p>— Pourquoi êtes-vous venu ?</p>
+
+<p>Il se rapprocha d’elle et l’interrogea à son tour :</p>
+
+<p>— M’aimes-tu ?</p>
+
+<p>— Répondez-moi.</p>
+
+<p>— Pas avant ta réponse.</p>
+
+<p>Des groupes les dépassaient sur le chemin, des
+hommes endimanchés, des filles habillées de robes
+claires, qui sortaient de l’église, qui les saluaient, et
+qui pouvaient les entendre. Clarisse frissonnait de
+honte et de frayeur.</p>
+
+<p>— Eh bien oui, murmura-t-elle, je vous aime.</p>
+
+<p>Alors d’une voix basse, il dit :</p>
+
+<p>— Je suis venu pour vous rejoindre jusque dans
+votre église, pour vous faire sentir ma présence même
+là où vous prétendez m’oublier…</p>
+
+<p>Elle fit un geste de protestation, mais élevant le
+ton, il se plaignit avec véhémence d’être, depuis le
+retour d’Hubert, tenu à l’écart. Il déclara qu’il
+ne le supporterait pas plus longtemps, il menaça…
+Clarisse essayait en vain de le calmer ; elle le suppliait
+de parler moins fort, elle se retournait pour voir si
+Hubert ne les rejoignait pas. Enfin elle expliqua, en
+s’embrouillant :</p>
+
+<p>— Écoutez-moi, Laurent : j’ai commis une grande
+faute quand je me suis donnée à vous… Je prends
+tous les torts sur moi et je n’accuse personne… Mon
+mari est revenu ; je ne puis pas devant lui trahir
+mes sentiments, sentiments que je condamne, je le
+répète… Nous nous verrons ailleurs, plus tard…</p>
+
+<p>— Soit !</p>
+
+<p>— Qu’allez-vous faire ?</p>
+
+<p>— M’en aller, répondit brutalement Laurent. Vous
+ne pensez pas que je vais rester plus longtemps à contempler
+votre bonheur conjugal.</p>
+
+<p>— Mais que voulez-vous ?</p>
+
+<p>— Viens ce soir dans ma chambre…</p>
+
+<p>Clarisse poussa un faible cri, et protesta que c’était
+impossible. Il répondit en ricanant qu’il était alors
+prêt à la rejoindre dans la sienne.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent à la grille. Dans la cour une auto
+était arrêtée. C’était celle des Gaillardoz. Ils entrèrent
+et trouvèrent le ménage qui les attendait au
+salon.</p>
+
+<p>— Ma chère, s’écria Fanny en bondissant, nous
+sommes très indiscrets : nous venons vous demander
+à déjeuner.</p>
+
+<p>Ils achevaient un voyage en automobile et arrivaient
+du Dauphiné. Ils avaient décidé de s’arrêter
+à la Cômerie, dernière étape avant d’atteindre leur
+propriété aux environs de Nyon. Clarisse les félicita
+de leur idée, et Hubert, survenu, se joignit à elle.</p>
+
+<p>Très animée, Fanny fit mille récits amusants
+de voyage. Son mari, bruni par le grand air, corpulent
+dans son vêtement de grosse laine, tentait
+parfois lui aussi, de raconter quelque chose. Mais
+Fanny coupait avec impatience son histoire et la
+terminait à sa barbe. Alors il avait un sourire heureux,
+comme pour prendre des autres à témoin de la
+gentillesse et de l’éloquence irrésistibles de sa femme.</p>
+
+<p>A déjeuner, Fanny continua d’être intarissable.
+Elle n’accorda aucune attention à Laurent. Celui-ci
+s’enferma dans un silence complet dont personne,
+sauf Clarisse, ne s’aperçut. Mais au sortir de table,
+lors du café que l’on prit au salon à cause de la trop
+grande chaleur, il parvint à isoler sa maîtresse.</p>
+
+<p>— Ces gens sont assommants, dit-il, et bavards.
+Quand s’en vont-ils ?</p>
+
+<p>— Je ne sais pas.</p>
+
+<p>— Quant à nous, ce soir…</p>
+
+<p>— Taisez-vous, Laurent, c’est impossible. Plus
+tard…</p>
+
+<p>La sentir palpiter à la fois d’inquiétude, de honte
+et de chagrin le divertissait. Mais il eut le tort de la
+pousser à bout. Si on allait les entendre, pensait
+Clarisse, remarquer l’accent de leur dialogue, l’expression
+inattendue de Laurent ! Alors, s’adressant aux
+Gaillardoz, elle leur proposa de rester à la Cômerie
+jusqu’au lendemain. Ils avaient leur bagage avec eux,
+il suffisait d’annoncer à Nyon qu’ils retardaient leur
+arrivée. Fanny, sans consulter son mari, accepta tout
+de suite.</p>
+
+<p>Clarisse n’osa pas regarder Laurent. Elle avait
+peur de ce qu’elle avait fait. Mais elle s’était protégée :
+plus la maison serait pleine, mieux elle pourrait
+objecter au jeune homme l’impossibilité de le
+satisfaire. Cette mesure lui donnait du répit, mettait
+du monde entre elle, Hubert et Laurent.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XX</h2>
+
+
+<p>Laurent avait commencé par frémir de colère. A
+ses yeux, Clarisse, par sa décision de mettre des
+tiers entre eux, lui mentait encore. Mais si le succès
+lui était monté à la tête, la déception imprévue le
+dégrisa. Il comprit qu’il ne réussirait pas par la brutalité
+et il décida de recourir à la ruse. Au delà du
+plaisir, il pressentit ce que la complication des âmes,
+le scrupule, le remords ajoutaient à l’amour. L’on
+jouissait non seulement de rendre une femme heureuse
+mais aussi de la faire souffrir. Clarisse se dérobait, soit :
+il tâcherait de la rejoindre moins par des procédés
+impératifs que par des moyens subtils et plus cruels.</p>
+
+<p>Il alla trouver Hubert et lui demanda l’autorisation
+de manquer le bureau le lendemain.</p>
+
+<p>— Un jour de congé ? Je n’aime pas beaucoup
+cela. Mais enfin, soit.</p>
+
+<p>Lorsqu’il l’eut obtenu, Laurent ajouta :</p>
+
+<p>— Je compte rester ici, auprès de ces dames.</p>
+
+<p>Hubert le regarda avec étonnement. Quelle drôle
+d’idée d’utiliser ainsi sa journée de vacance ! Puis il
+pensa que le jeune homme était un des nombreux
+flirts de Fanny. Il prit un air fâché, mais sa sévérité
+visait Fanny et non Laurent qu’il estimait sans importance.</p>
+
+<p>Dans le courant de la soirée, il fit part de son impression
+à sa femme. Celle-ci haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Mais non, il ne fait pas la cour à Fanny. Ils ne
+se sont pas adressé la parole… Il veut simplement
+un congé par flânerie.</p>
+
+<p>— Oui, c’est un paresseux… Enfin, quand même,
+surveille-les.</p>
+
+<p>Clarisse songea avec appréhension que Laurent
+restait pour elle, et elle s’effraya à l’avance de tout
+ce que Fanny allait deviner.</p>
+
+<p>Cependant, le lendemain matin, elle dut rendre
+cette justice au jeune homme qu’il se tenait parfaitement
+à sa place. Il se borna à affecter un certain
+empressement discret auprès de Fanny comme si,
+étant l’hôte régulier de la Cômerie, il devait aider
+à recevoir les hôtes de passage. Soulagée, Clarisse
+se prit à penser qu’il serait agréable d’avoir
+Laurent près d’elle en commensal, d’oublier leurs
+relations charnelles au profit d’une bonne amitié,
+tout en continuant à vouer à son mari le même sentiment
+paisible que naguère. L’idée du partage, sous
+le même toit, lui faisait horreur. Mais elle aurait
+admis un ménage à trois platonique.</p>
+
+<p>Seulement elle ne savait par quels moyens donner
+ce caractère à leurs relations. Elle demeura hésitante.
+Naguère, elle aurait commencé tout de suite d’agir.
+Mais elle avait tellement changé ! C’est que naguère,
+elle se plaisait à imposer au jeune homme sa volonté.
+Maintenant elle n’osait pas le traiter avec un tel sans-gêne.
+Laurent avait revêtu le rôle d’initiateur en lui
+enseignant le plaisir : c’était au tour de Clarisse
+d’être soumise et d’apprendre. Il avait gagné de
+l’assurance dans leur liaison et le sentiment d’un
+pouvoir mystérieux, tandis qu’elle y avait pris une
+humble docilité, une sorte d’appréhension générale,
+la crainte de se trahir ou de le fâcher.</p>
+
+<p>Fanny ne répondit à l’amabilité de Laurent qu’avec
+une certaine négligence. Et Clarisse s’étonna, comme
+la veille, qu’on fît si peu d’attention à lui. On lui coupait
+la parole, on l’écoutait à peine, il passait le dernier
+dans les portes et se servait après tout le monde.
+Si les autres savaient pourtant de quoi il était
+capable ! Mais, par extraordinaire, lui-même ne se
+formalisait pas. Avec Clarisse, il faisait l’important :
+en public, il reprenait la place et le ton
+d’un petit jeune homme. Clarisse, un peu vexée,
+jugea étrange qu’il fût si considérable à ses yeux et
+si peu de chose pour sa cousine.</p>
+
+<p>Comme il était allé chercher un sécateur parce
+qu’elles voulaient cueillir des roses, elle dit à
+Fanny :</p>
+
+<p>— Est-ce que cela vous ennuie que Laurent Fabre-Gilles
+soit resté ?</p>
+
+<p>— Ce petit ? Mais non. Il n’a pas l’air méchant
+d’ailleurs.</p>
+
+<p>Clarisse baissa la tête sans répondre. Et quand
+Laurent revint, les deux femmes le regardèrent. Il
+ne se départit pas de sa courtoisie pleine de sérieux
+quoiqu’il devinât qu’on l’observait. Mais, à partir
+de cette minute, Clarisse retrouva chez lui
+les yeux baissés, la voix volontairement tenue
+dans le registre grave, tout le masque qu’il affectait
+au début de leurs relations. Elle aurait pu
+dénoncer son jeu au fur et à mesure qu’il le jouait, — car
+c’était bien un jeu, une tactique qu’il pratiquait
+sans le moindre embarras. Elle s’en indigna
+d’autant plus qu’il réussit. Fanny en effet sembla
+intriguée à son tour par cette mélancolie impénétrable.
+Il lui répondait avec froideur puis, tout à coup,
+relevant ses paupières, l’enveloppait d’un magnifique
+regard, aussitôt retombé. Fanny s’amusa à
+provoquer cette éloquence muette jusqu’au moment
+où elle finit par en être un peu gênée, — reconnaissant,
+sous l’apparence juvénile de Laurent, cette
+ardeur physique que les femmes devinent par instinct
+chez certains mâles.</p>
+
+<p>Alors elle se retourna vers Clarisse :</p>
+
+<p>— Eh bien ! dit-elle, voilà votre solitude peuplée…
+Avec trois invités à dîner ce soir, vous serez obligée
+de mettre une belle robe.</p>
+
+<p>Puis, affectant une fausse admiration :</p>
+
+<p>— Il faut vous dire, monsieur Fabre-Gilles, que
+ma cousine prend ici les allures les plus simples.
+L’hiver, c’est la personne d’apparat, qui tient son
+rang. Et les Damien-Bourgueil sont parmi ce qu’il
+y a de mieux à Genève. L’été, elle s’ensevelit dans la
+verdure ; on ne la voit plus, tellement elle est occupée
+de son jardin et de son village… Une vraie fermière !</p>
+
+<p>Clarisse protesta. Elle ne voulait pas être dépréciée.
+Fanny continua, en souriant à demi de côté :</p>
+
+<p>— Il est vrai qu’elle est faite pour le plein air, tant
+elle est naturelle et sincère. N’est-ce pas, Clarisse, que
+vous préférez vos plates-bandes à tous les salons de
+la rue de l’Hôtel de Ville ?</p>
+
+<p>— Et vous, madame ? demanda Laurent à Fanny.</p>
+
+<p>— Moi, monsieur, je suis une personne artificielle.
+Ma cousine est franche, je suis hypocrite ; elle est
+honnête, je suis dépravée ; elle plaît à tous, et j’irrite…</p>
+
+<p>Clarisse tenta d’arrêter cette comparaison en
+parlant des plaisirs de la campagne. Sans vouloir
+l’entendre, Fanny persista à interpeller le jeune
+homme.</p>
+
+<p>— Mais, j’y songe, je n’ai pas à vous la décrire.
+Vous appréciez aussi bien que moi le charme de
+M<sup>me</sup> Damien. Vous êtes ici depuis plusieurs jours,
+n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Laurent ne répondit pas. Clarisse non plus. Fanny
+se mit à rire :</p>
+
+<p>— Je serais curieuse de voir vos soirées. Hubert
+s’endort-il sur son cigare ? Ma cousine, j’en suis sûre,
+vous dit de ces choses sensées et un peu ennuyeuses
+qu’il faut toujours dire aux jeunes gens.</p>
+
+<p>— Croyez-vous ? fit Laurent d’un ton glacé.</p>
+
+<p>— Comment, il doute de vous, Clarisse ? mais ma
+cousine a l’habitude de remplir tous ses devoirs !
+Elle doit vous donner d’excellents conseils, et compléter
+une éducation qui me paraît soignée. Il faudrait
+toutefois y ajouter un soupçon de fantaisie, qui
+est de votre âge, je vous assure.</p>
+
+<p>Clarisse, à qui cette conversation commençait à
+devenir odieuse, vit s’approcher le domestique : il
+annonça l’arrivée du boucher et demanda des ordres.
+Contente de s’échapper, elle fut néanmoins agacée
+d’une raison aussi prosaïque.</p>
+
+<p>— Le boucher et le boulanger, expliqua-t-elle,
+nous viennent du village voisin… ici c’est trop petit…</p>
+
+<p>— Allez, lui dit Fanny, nous commander des côtelettes.</p>
+
+<p>Lorsque Clarisse revint, elle eut de la peine à rejoindre
+ses compagnons. Elle finit par les trouver
+assis sur un banc dans l’ombre d’une treille. A son
+arrivée, Laurent affecta de se taire brusquement.</p>
+
+<p>— Savez-vous, dit Fanny, ce que je conseille à
+monsieur ?</p>
+
+<p>— Jamais je n’oserai, murmura Laurent.</p>
+
+<p>— De vous faire la cour !</p>
+
+<p>— Excusez-moi, madame, dit le jeune homme en
+s’adressant à Clarisse.</p>
+
+<p>— Mais non, interrompit Fanny, il serait très bon
+d’apprendre, auprès d’une personne telle que ma
+cousine, comment faire une cour discrète. C’est un
+art qui se perd, et tous vos contemporains, monsieur,
+sont insensibles ou bien brutaux.</p>
+
+<p>Elle semblait enchantée de son interlocuteur. Vive,
+hardie, elle raffolait de quiconque savait lui donner
+la réplique. L’attitude d’abord réticente de Laurent
+l’avait piquée au jeu, elle l’avait aguiché et maintenant
+il essayait de lui tenir tête.</p>
+
+<p>Clarisse trouva que leur intimité avait grandi bien
+vite. Elle se vit réduite elle-même au rôle de personnage
+muet. Sa ruse n’avait que trop réussi puisque
+le jeune homme non seulement ne la tourmentait plus
+mais s’occupait d’une autre. Elle chercha à les questionner
+pour rentrer dans leur dialogue, mais ses questions
+ne les intéressaient pas. Fanny lui répondait en
+deux mots et reprenait ensuite sa conversation principale ;
+quant à Laurent, son visage si animé vis-à-vis
+de Fanny, devenait immobile quand il se tournait
+vers Clarisse.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, Fanny, parlant de leur voyage,
+vanta Aix-les-Bains.</p>
+
+<p>— Connaissez-vous Aix ? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>— Non, je n’y jamais été.</p>
+
+<p>— Cependant… fit involontairement Clarisse qui
+se rappela la lettre au photographe qu’elle avait
+lue dans la chambre rouge.</p>
+
+<p>Ils la regardèrent, et attendirent son explication,
+mais elle ne sut comment continuer, et Laurent lui
+dit, avec un soupçon de raillerie :</p>
+
+<p>— Je vous assure, madame, que je ne connais pas
+cet endroit…</p>
+
+<p>Pourquoi mentait-il ? Pourquoi vis-à-vis d’elle,
+cette attitude distante, presque malhonnête ? Elle y
+retrouva le ton qu’il avait lors de son arrivée à la
+Cômerie. Voulait-il la rendre jalouse, en se montrant
+empressé auprès de Fanny ? Elle ne put croire à un
+tel calcul. Mais alors, s’il était sincère ? Était-il rassasié
+d’elle et enclin à l’abandonner ?</p>
+
+<p>Tous deux contemplèrent Fanny : lui avec une
+admiration complaisante, — elle avec une sourde
+inquiétude. Fine, moqueuse, Fanny penchait son joli
+visage aux sourcils bien marqués, et tout éclairé par
+son demi-sourire. Clarisse se reprocha avec angoisse de
+s’être montrée si dure avec Laurent : Fanny était
+peut-être une dangereuse rivale. Elle aurait dû le
+retenir, le leurrer, lui faire croire qu’elle céderait encore — et
+lui céder, s’il le fallait. Elle s’était reprise,
+parce qu’elle avait eu honte. Mais on n’efface pas le
+passé, on ne se recompose pas une vertu. Puisqu’elle
+aimait Laurent, et que l’irréparable était accompli,
+n’était-ce pas un zèle absurde que de se priver de
+Laurent ?</p>
+
+<p>A l’heure du déjeuner, et tandis que Fanny était
+remontée dans sa chambre, Clarisse emmena le jeune
+homme au salon. La porte fermée, elle lui demanda :</p>
+
+<p>— Pourquoi la laissez-vous se jeter à votre tête
+de cette façon ?</p>
+
+<p>— Eh ! que dites-vous là ?</p>
+
+<p>Laurent, qui commençait à comprendre les plaisirs
+de la duplicité, fit l’innocent. Il protesta qu’il n’y
+avait pas de sa faute. Clarisse revit sur son visage
+son air étonné, sérieux de naguère, et, remuée par
+ce souvenir, elle murmura :</p>
+
+<p>— Prenez garde, c’est une coquette.</p>
+
+<p>Il ne bougea pas. Alors elle s’imagina que son
+silence préparait la trahison. Elle voulut le ramener
+à elle en noircissant sa rivale et, soucieuse là encore
+de le préserver, mais à son profit, elle dit, tremblante
+d’avancer une pareille accusation :</p>
+
+<p>— Vous savez, elle a des amants…</p>
+
+<p>Laurent fronça les sourcils : cette idée ne lui déplaisait
+pas. Il se borna à faire deux pas vers la porte,
+sans répondre, et comme hésitant entre les deux
+femmes. Clarisse, pâle de son mensonge, répéta :</p>
+
+<p>— Une femme comme elle n’est pas faite pour
+vous… Vous ne seriez qu’un caprice.</p>
+
+<p>Il fit un geste d’indifférence, voulut s’en aller,
+alors, tout éperdue, elle s’écria :</p>
+
+<p>— Mais enfin, qu’attendez-vous de moi ?</p>
+
+<p>Il se retourna, la saisit dans ses bras, moins par
+amour que par besoin de la contraindre, ou pour
+lui faire comprendre le bonheur de s’y trouver. Il
+vit sa figure délicate rougir, redevenir pâle de nouveau,
+et il sentit son corps se coller au sien. Avec
+une expression têtue, il dit :</p>
+
+<p>— Viens chez moi ce soir…</p>
+
+<p>Ensuite, il la lâcha. Clarisse jeta un coup d’œil
+affolé autour d’elle pour s’assurer que personne ne
+les avait entendus. Le vieux salon familial était là,
+avec ses meubles accoutumés, les bouquets qu’elle
+avait faits, le portrait de son beau-père ; elle respira
+l’odeur d’étoffe et de fruit, elle entendit quelqu’un
+marcher à l’étage supérieur, et la cloche du repas
+sonner. Tous ces détails familiers, réguliers, quotidiens,
+lui prouvèrent l’impossibilité de céder au jeune
+homme. Ce portrait de son beau-père, surtout, avec
+ses moustaches tombantes, et son air de reproche
+maussade ! Se tournant vers Laurent, elle murmura
+d’une voix douloureuse qui disait si bien son amour
+sans qu’il voulut l’entendre.</p>
+
+<p>— Vous êtes injuste. Je ne peux pas ici, ce soir…
+Plus tard, ailleurs, je vous le promets.</p>
+
+<p>Mais, sans écouter davantage, il s’en alla.</p>
+
+<p>L’après-midi, ce fut pire. Laurent jeta le masque
+et entoura Fanny d’aussi près que possible. Délaissant
+son genre correct, il se montra plein d’audace.
+Elle lui plaisait, il la croyait facile, et cette intrigue
+nouvelle n’empêcherait pas la réussite de l’autre : il
+s’estimait de taille à les poursuivre toutes les deux.
+Aux phrases les plus vives, Fanny, enchantée, essayait
+de le faire taire en disant :</p>
+
+<p>— Pas devant Clarisse, voyons !</p>
+
+<p>Puis, dès qu’il semblait s’interrompre, elle le provoquait.
+Elle le jugeait tout haut, avec impertinence :</p>
+
+<p>— Mais c’est un garçon plein d’esprit, disait-elle.
+Et vous le teniez ici, à l’écart ? C’est trop fort. Il
+doit y avoir quelque chose là-dessous. La Cômerie
+n’est pas le théâtre qu’il lui faut. Je vous invite,
+monsieur Fabre-Gilles, à passer huit jours chez moi.
+Vous verrez l’existence que je mène : des courses sur
+le lac, des pique-niques, des bals. Vous vous rencontrerez
+avec des femmes charmantes ; vous aurez beaucoup
+de succès… Car je ne suis pas égoïste, moi,
+comme ma cousine…</p>
+
+<p>Sombre, Clarisse souffrait en silence. Elle aurait
+voulu interrompre ces phrases légères par des paroles
+graves et dire : « Laissez-le, Fanny, ne vous prêtez
+pas à son manège cruel. Vous voyez qu’il m’a menti
+ou qu’il vous ment. Il vous fera souffrir à votre tour.
+Laissez-le, il est à moi. Il vous plaît peut-être, mais
+je l’aime. » Quel effet aurait un pareil aveu ? Ne
+valait-il pas la peine de se livrer afin de reprendre
+Laurent ? Elle se maudit d’avoir retenu Fanny deux
+jours. La supposition d’Hubert revint à sa mémoire.
+Alors elle, Clarisse, n’aurait été qu’un intermède
+et Fanny lui succéderait peut-être. Ou bien
+qui sait s’ils ne se jouaient pas d’elle tous les deux,
+et si Laurent ne faisait pas depuis longtemps la cour
+à Fanny ?</p>
+
+<p>Dans le va-et-vient éperdu de ses pensées, une idée
+surgit tout à coup. Elle punirait Laurent comme il
+avait voulu la punir… Sous prétexte de faire servir
+le thé, elle se rendit dans la maison et téléphona
+à Desnouettes :</p>
+
+<p>— Desnouettes, je vais être bonne. Je vous invite
+à dîner ce soir avec les Gaillardoz.</p>
+
+<p>Elle entendit dans l’appareil Desnouettes qui
+s’étranglait de reconnaissance. Comme tous ces gens
+étaient absurdes ! Elle ne croyait pas à la profondeur
+de leurs sentiments ; elle était possédée par le sien
+qui, seul, existait à ses yeux. Et elle n’hésitait plus
+sur les moyens. Puisqu’on avait voulu lui faire
+mal, elle ferait mal à son tour. Fanny cherchait à
+séduire Laurent et Laurent semblait la trouver à
+son goût, eh bien, elle appelait Desnouettes pour le
+mettre entre eux deux. Cette intrigue qu’elle avait
+blâmée naguère, elle l’encouragerait pour s’en servir.
+Et Gaillardoz ? Tant pis pour lui, il n’avait qu’à
+se défendre aussi bien qu’elle. Ainsi, sous l’empire
+de sa passion blessée, elle ne voyait plus le monde
+d’après la convention optimiste et morale qui lui
+était coutumière ; elle acceptait qu’il fût le champ des
+égoïsmes aux prises, et, sous les apparences de la
+politesse, un lieu de sauvagerie et de sensualité.</p>
+
+<p>Revenue près de Fanny et de Laurent, elle les
+trouva toujours dédaigneux d’elle. Mais elle ne se
+choqua plus du sans-gêne avec lequel ils semblaient
+se manifester leur goût réciproque : tel était le jeu,
+et elle allait profiter à son tour des facilités qu’il
+offrait. Elle consentait désormais à la liberté des
+mœurs puisqu’elle était la condition indispensable
+de son amour.</p>
+
+<p>Seulement, tout en les écoutant, elle les détesta.
+Fanny, d’abord, à cause de son aisance et de sa
+grâce auxquelles elle-même n’atteindrait jamais.
+Et puis, et surtout, Laurent. Elle lui en voulut
+d’être, avec sa cousine, plus empressé qu’il ne l’avait
+jamais été avec elle. Elle souffrit de sa suffisance,
+alors qu’elle était déchirée d’hésitations et de scrupules.
+Pourquoi ne connaissait-il de l’amour que
+les satisfactions ? Sa jalousie se tourna, à un moment
+donné, en un accès de haine. Il venait de se lever, elle
+se dit qu’il avait des jambes courtes et des pieds en
+dedans ; comment ne s’en était-elle jamais aperçue ?
+Elle se félicita de le voir enfin dans sa réalité, sans
+illusions, de constater qu’il se révélait calculateur et
+égoïste, et à coup sûr ni passionné, ni sentimental. Et,
+dans le même instant de cette pensée méchante, elle
+s’avoua qu’elle voudrait se jeter à terre, là, tandis
+qu’il était debout près de Fanny, lui serrer les genoux
+dans ses deux bras, et, la tête levée, lui crier son désir.
+C’est en vain qu’elle souhaitait l’humilier : avec quel
+bonheur elle s’humilierait devant lui ! Mais il ne
+lui dirait qu’une seule chose, et qu’elle ne voulait pas
+lui accorder. Alors elle se remit à le haïr : elle rêva
+de lui faire mal dans sa chair, de le frapper, de le
+blesser avec des mains féroces jusqu’au sang, et puis,
+ce trop beau visage — qui souriait à Fanny sans se
+douter d’une pareille menace, — de le voir pâli par
+la douleur, enfin vaincu, et de le couvrir de baisers.</p>
+
+<p>Vers le soir, ils regagnèrent la maison afin de s’habiller
+pour le dîner. Clarisse accompagna sa cousine
+à sa chambre pour voir si elle ne manquait de rien.
+Loin de Laurent, Fanny redevint d’un coup simple
+et affectueuse.</p>
+
+<p>— C’est chez vous, dit-elle, que je me retrouve
+avec le plus de plaisir… Votre maison paraît si calme,
+tellement en ordre.</p>
+
+<p>Clarisse ne répondit pas. Fanny continua, avec un
+grand accent de sincérité, et cet imprévu, cette
+souplesse d’esprit qui la rendaient si séduisante :</p>
+
+<p>— Votre existence, Clarisse, vous fait valoir. Vous
+avez dans le regard quelque chose que je ne vous
+connaissais pas.</p>
+
+<p>— Je me porte très bien et n’ai aucun souci.</p>
+
+<p>— Et puis, ma chère, vous êtes une femme droite
+et intelligente. C’est l’essentiel… Oui, intelligente.
+Vous seriez capable, j’en suis sûre, de comprendre
+même ce qui ne vous ressemble pas.</p>
+
+<p>Fanny s’étendit sur une chaise longue et, les yeux
+languissamment tournés vers le parc qui se dorait
+au soleil couchant, elle s’écria :</p>
+
+<p>— Ah ! si j’avais quelque chose à me faire pardonner,
+je vous demanderais conseil…</p>
+
+<p>— Pourquoi dites-vous cela ?</p>
+
+<p>— Pour rien du tout. Mais j’en veux aux gens
+rancuniers et bêtes. On m’a rapporté dernièrement
+des potins que madame de Griffeuilhe répand sur mon
+compte, et qui sont absurdes. Pourquoi cette femme
+est-elle si méchante ?</p>
+
+<p>— Si jamais je l’entends parler ainsi, interrompit
+Clarisse, je la remettrai à sa place.</p>
+
+<p>Fanny lui fit un petit sourire de remerciement, puis,
+avec une brusque gaieté :</p>
+
+<p>— Le plus drôle, c’est de songer à ce qu’elle a fait
+elle-même, dans le temps !</p>
+
+<p>— Quoi, madame de Griffeuilhe ?</p>
+
+<p>— Oui, cette veuve inconsolable a largement
+trompé son mari… Mais c’est historique, ma chère.</p>
+
+<p>Comme Clarisse restait interdite, Fanny bondit
+vers elle et, l’entourant de ses bras :</p>
+
+<p>— Je suis sûre que cette idée vous choque parce
+que vous ne pouvez croire qu’une femme de notre
+monde se conduise mal. N’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— J’avoue en effet, que… Vous m’étonnez tellement,
+Fanny.</p>
+
+<p>— Ah ! vous ne savez pas le dessous des choses, et
+Hubert est un mari à ne rien raconter… Mais jusque
+dans notre famille, Clarisse, cette famille si vertueuse
+et si fière, on trouve de petits scandales,
+d’ailleurs étouffés avec soin. Cette chronique secrète
+mérite d’être connue, au moins par nous.</p>
+
+<p>— Fanny !</p>
+
+<p>— Mon mari m’a tout raconté ; demandez à
+Hubert… Tels de nos plus austères censeurs, avant
+d’être ermites, ont été quelque peu diables. Maintenant
+ils — ou elles — sont rangés, moraux, et grisonnent.
+On voudrait que leur passé leur inspirât
+un peu d’indulgence…</p>
+
+<p>Fanny s’empara d’une photographie dans son sac
+de voyage : c’était celle de son mari. Elle l’embrassa
+en s’écriant :</p>
+
+<p>— N’est-ce pas, mon gros, mon cher gros…</p>
+
+<p>On entendit la voiture qui arrivait. Clarisse murmura :</p>
+
+<p>— Vous savez que Desnouettes vient dîner ?</p>
+
+<p>— Tiens, quelle chance ! Maintenant laissez-moi
+m’habiller, car je vais être terriblement en retard.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXI</h2>
+
+
+<p>Hubert attira sa femme dans un coin du salon.</p>
+
+<p>— Eh bien, comment s’est passée la journée ?</p>
+
+<p>— Mais… fort bien…</p>
+
+<p>— Fanny ne s’est pas jetée à la tête du petit
+Fabre-Gilles ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— D’ailleurs, il vient de m’informer qu’il nous
+quittait demain. Ma foi, je ne l’ai pas retenu. J’en ai
+assez de ce garçon… pour certaines raisons.</p>
+
+<p>— Comment ?</p>
+
+<p>— Nous en recauserons.</p>
+
+<p>Clarisse s’en alla vers ses invités. Elle eut peur,
+tout à coup, que Hubert voulût signifier quelque
+chose. Mais quoi ? Elle regarda son mari de loin. Il
+lui fut impossible de savoir ce qu’il pensait, et si, sous
+ses paroles banales et ses gestes habituels, il dissimulait
+peut-être le projet d’une condamnation, d’une
+vengeance, d’une rupture. Hubert, avec son visage
+bouffi aux yeux flottants qu’elle connaissait si bien,
+son apparence familière, à la fois lasse et ennuyée,
+lui parut tout à coup mystérieux.</p>
+
+<p>On annonça le dîner. La table était chargée d’argenterie
+et de fleurs. Par les portes grandes ouvertes
+venait l’air rafraîchi du soir et le bruit doux du jet
+d’eau sur la terrasse.</p>
+
+<p>Desnouettes n’arrêta pas de parler… Surpris tout
+d’abord par la brusque invitation de Clarisse, il avait
+presque regretté cet épisode imprévu qui ne rentrait
+pas dans son plan général de séduction préparé pour
+l’été. Ensuite, il s’était décidé à se tenir sur la réserve :
+il craignait un piège. Un de ses principes était de ne
+s’engager que lorsqu’on a reconnu le terrain. Toutefois,
+en présence de Fanny, le principe avait disparu
+et la tactique s’était évanouie : il n’avait pu résister
+au plaisir du bavardage.</p>
+
+<p>De son côté, Fanny, abandonnant Laurent, s’était
+mise tout de suite à tourmenter Desnouettes.</p>
+
+<p>— Vous avez maigri, mon cher.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas ? On le remarque beaucoup. C’est
+que je fais énormément de culture physique. J’ai
+entrepris l’éducation de mes réflexes.</p>
+
+<p>Il tourna vers Clarisse son visage agité et répéta :</p>
+
+<p>— L’éducation de mes réflexes.</p>
+
+<p>— Alors, vous allez devenir un athlète ? demanda
+Fanny.</p>
+
+<p>— Pourquoi pas ? Nous négligeons trop la beauté
+de notre corps…</p>
+
+<p>— Mais non, fit-elle.</p>
+
+<p>— Permettez. J’entends les hommes. Or il existe
+un canon de la beauté virile. Parfaitement, un canon
+de la beauté virile, auquel nous pouvons tous prétendre.
+Mon but principal est de me dépouiller
+de ma graisse inutile. Nous sommes des engorgés.
+Si nous faisions disparaître le surplus, nous gagnerions
+de la souplesse, de la ligne, du style.</p>
+
+<p>— J’ai envie de vous imiter, s’écria Gaillardoz
+avec un rire sonore.</p>
+
+<p>— Ah, mais non, interrompit sa femme, je tiens
+à ton genre. Tu es un colosse, reste-le. Desnouettes
+peut s’amuser à se dégonfler. Toi, je te préfère énorme.</p>
+
+<p>— Permettez, fit Desnouettes, il n’y a pas là qu’une
+question physique, il y a le côté psychologique. Si
+vous augmentez votre tonicité musculaire…</p>
+
+<p>— Tonicité musculaire !</p>
+
+<p>Clarisse se taisait. Puisque Fanny semblait délaisser
+Laurent, allait-il lui revenir ? Cet absurde
+Desnouettes lui rendait donc sans le savoir son
+bonheur. Elle souhaita entendre la voix du jeune
+homme, anxieuse qu’elle était de deviner le succès
+de sa ruse. Pauvre ruse, elle le sentit elle-même,
+mélange d’innocence et de calcul, d’enfantillage
+et de rouerie. Tout à coup Laurent redemanda
+du pain ; ces mots brefs lui donnèrent un espoir fou.
+Elle ne fit plus que guetter ce qu’il dirait encore.</p>
+
+<p>Ce fut un instant plus tard. On parlait voyages, et
+il s’écria qu’il aimerait s’en aller vers des pays
+lointains, de l’autre côté de la terre… Par-dessus
+une corbeille de pois de senteur roses et mauves
+dont l’odeur était pénétrante, elle le vit si jeune, si
+attrayant, et elle éprouva une telle intensité d’admiration
+qu’il la sentit venir à lui avec le parfum de
+la corbeille, et qu’il s’arrêta, interdit. Tout le monde
+s’était tourné vers lui et le dévisageait. On était
+comme étonné de le découvrir.</p>
+
+<p>— Quand on s’en va très loin, dit Gaillardoz, il faut
+partir pour des années, et faire son deuil de ses amis.</p>
+
+<p>Laurent reprit courage, et, avec son petit rire brusque
+à l’adresse de Clarisse :</p>
+
+<p>— Justement, moi je ne m’attache guère…</p>
+
+<p>— Feriez-vous de la banque là-bas ? demanda
+Hubert avec dédain.</p>
+
+<p>— Oh ! je n’y tiendrais pas. La banque n’est pas
+mon idéal.</p>
+
+<p>— Bravo, s’écria Desnouettes qui n’hésitait jamais
+à commettre une gaffe.</p>
+
+<p>Ensuite tout le monde se remit à parler sans s’occuper
+plus longtemps de ce petit jeune homme.</p>
+
+<p>Clarisse songea qu’en attendant ce grand départ
+hypothétique il allait quitter la Cômerie. Et il ne
+l’avait pas prévenue. De tristes pressentiments
+l’agitèrent : une fois qu’il serait parti, quand le
+reverrait-elle ? Durant l’été, où le rencontrer ? Si
+même elle parvenait à le voir, elle n’aurait avec lui
+qu’une conversation rapide, devant des témoins.
+Mais il ne pouvait s’en aller ainsi, sur ce malentendu,
+dans un accès de méchanceté. « Il faut que nous
+ayons ce soir une explication », pensa-t-elle.</p>
+
+<p>Après dîner, ils s’installèrent tous sur la terrasse.
+Fanny, qui dédaignait Laurent maintenant qu’elle
+avait retrouvé son interlocuteur habituel, attaqua
+Desnouettes sur ses matches de Saint-Moritz. Il y
+avait été honteusement battu.</p>
+
+<p>— Alors, fit-elle, il vous a trahi, ce système si bien
+étudié ?</p>
+
+<p>Il détourna la conversation :</p>
+
+<p>— Le tennis, dit-il, n’était qu’un prétexte à mon
+voyage. Je ne connaissais pas Saint-Moritz. Or j’ai
+toujours eu la curiosité de ces milieux cosmopolites,
+où se coudoient des espèces humaines très
+différentes. La nationalité provoque des variations
+des espèces sans abolir leurs caractères essentiels.
+Un <i>palace</i> me cause le même plaisir qu’un jardin
+zoologique bien entretenu.</p>
+
+<p>— Alors, reprit Fanny, vous donniez du pain à
+travers les barreaux à des Italiennes aux yeux d’antilopes,
+ou à des juifs de Francfort pareils à d’affreux
+cacatoès ?</p>
+
+<p>— Ne plaisantez pas, le sujet est tragique. Dans
+un hôtel, les espèces dont je parle sont libérées et se
+mêlent sans se douter toujours qu’elles sont étrangères.
+Parce qu’il n’y a pas de grille, on voit là se
+nouer des amitiés ou des liaisons entre des êtres
+hostiles à leur insu, irréductibles l’un à l’autre… Irréductibles !</p>
+
+<p>Clarisse chercha Laurent. Il était derrière elle. Elle
+le pria d’aller lui prendre son écharpe au vestibule.
+Pour s’éloigner des autres, elle le suivit jusqu’à
+la porte du salon. Quand il revint, tenant l’écharpe,
+elle lui dit, avec un faible sourire afin de lui montrer
+qu’elle offrait la réconciliation :</p>
+
+<p>— Il est amusant, mais bavard, cet excellent
+Desnouettes.</p>
+
+<p>— Certes.</p>
+
+<p>— Il accapare un peu ma cousine, ne trouvez-vous
+pas ?</p>
+
+<p>— Ce n’est pas à vous de le regretter.</p>
+
+<p>Que veut-il dire ? pensa Clarisse redevenue inquiète.
+Puis elle se rassura en croyant lui voir une expression
+plus amène. Il alluma une cigarette et demanda :</p>
+
+<p>— Desnouettes m’a raconté que vous l’aviez
+invité aujourd’hui même à dîner pour ce soir. Est-ce
+exact ?</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Il pense que vous avez voulu le rapprocher
+de madame Gaillardoz. Je lui ai fait comprendre
+l’inconvenance d’une pareille supposition. Madame
+Damien, se conduire de la sorte ! Et pourquoi ?</p>
+
+<p>— Pour vous avoir à moi toute seule, Laurent.</p>
+
+<p>— Vous avez cru que cela suffirait ?</p>
+
+<p>Laurent haussa les épaules. Puis, trahissant son
+amour-propre vexé, il fit :</p>
+
+<p>— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que vous
+invitiez Desnouettes ?</p>
+
+<p>Clarisse riposta :</p>
+
+<p>— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue que
+vous partiez demain ?</p>
+
+<p>— Je l’ai dit à votre mari.</p>
+
+<p>— Cessez vos ironies, Laurent. Êtes-vous vraiment
+décidé à partir ?</p>
+
+<p>— Je craindrais, en restant, d’abuser de votre
+hospitalité.</p>
+
+<p>Clarisse respira avec un peu d’effort, puis, au bout
+d’un instant :</p>
+
+<p>— Vous verra-t-on quelquefois ?</p>
+
+<p>— Certainement. D’abord je verrai M. Damien
+tous les matins au bureau. Et puis je viendrai vous
+rendre visite, à votre jour.</p>
+
+<p>— Ah ! ne prenez donc pas cette peine. La Cômerie
+est trop loin. Vous risqueriez de me manquer, ou de
+me trouver seule…</p>
+
+<p>Elle se mordit les lèvres d’avoir laissé voir son
+amertume. Alors elle se redressa, prit son air Bourgueil
+et dit, comme si elle s’adressait à un domestique :</p>
+
+<p>— Donnez-moi mon écharpe, je vous prie.</p>
+
+<p>Il ne la remit pas dans ses mains, il la disposa
+sur ses épaules. Quand elle le sentit derrière elle,
+tout près, la frôlant, elle eut la tentation terrible de se
+laisser tomber sans ses bras. Elle fit quelques pas,
+elle l’entendit sur le gravier qui s’éloignait, alors elle
+se retourna, l’appela, avec un accent qui dissimulait
+mal sa tristesse :</p>
+
+<p>— Monsieur Fabre-Gilles !</p>
+
+<p>— Madame ?</p>
+
+<p>Il revint, elle tint de nouveau tout près d’elle
+celui qu’elle aimait :</p>
+
+<p>— Puisque vous partez demain, et de très bonne
+heure, ayons ce soir une dernière conversation. Ne
+nous quittons pas comme des ennemis. Je ne vous ai
+demandé que d’attendre, Laurent, et vous me traitez
+comme si nous avions rompu.</p>
+
+<p>— Puisque vous persistez dans votre refus, je
+n’ai rien à dire.</p>
+
+<p>— Mais ne comprenez-vous pas mes angoisses et
+mes incertitudes ? J’ai commis une faute, Laurent,
+dont vous n’êtes pas responsable. Je souhaiterais
+renoncer à ma faute, sans renoncer à mon amour.
+Vous me dites que c’est impossible, vous exigez. Vous
+avez le droit d’exiger bien sûr : je vous ai accordé tous
+les droits sur moi. Je ne vous demande qu’un délai.
+Ma faute serait plus grave si je la commettais ici,
+sous ce toit…</p>
+
+<p>— Pourtant, il y a trois jours…, fit Laurent agacé
+par ces explications confuses.</p>
+
+<p>— Oui, je sais. J’étais bouleversée, menée au
+hasard. Maintenant, j’ai repris quelque sang-froid.
+J’essaie de raisonner, mais vous ne m’aidez pas
+à voir clair. Même avec vous je me sens tellement
+seule… Ah, Laurent, si vous admettiez entre nous
+un amour sentimental : je me rachèterais ainsi sans
+vous quitter. Nous serions unis l’un à l’autre par ce
+que nous avons de meilleur. Nous pourrions reconquérir
+l’estime de nous-mêmes, et oublier peut-être
+que nous avons été coupables. Vous m’offrez la rupture
+ou l’obéissance à vos ordres. Ayez pitié de moi,
+Laurent. Je vous propose de nous aimer simplement
+et tendrement. Oui, j’ai besoin de vous, mais ne triomphez
+pas de ma faiblesse, de ma misère… Vous êtes
+plus jeune que moi, vous ne pouvez pas comprendre
+tout ce que j’éprouve. Je vous pardonne ce que vous
+me faites souffrir. Mais alors pardonnez-moi mon
+refus de ce soir…</p>
+
+<p>Tout le temps de ce plaidoyer oppressé, Laurent
+regardait les yeux qui suppliaient de la hautaine
+M<sup>me</sup> Damien, ses lèvres dont il connaissait le goût,
+et il se sentait repris d’une frénésie sensuelle, d’un
+besoin de plier cette femme sous sa force. Et il était
+stimulé par sa déception auprès de Fanny, car, manifestement,
+elle ne lui accordait plus la moindre attention ;
+Clarisse, en faisant demeurer sa cousine et
+venir Desnouettes, avait ainsi travaillé à sa propre
+perte. Il ne fit que répondre :</p>
+
+<p>— Tu n’as pas toujours tenu ce langage…</p>
+
+<p>Et, en quelques mots rapides, il évoqua des souvenirs
+précis. Mais il mit dans sa voix un tel ton
+de désir, d’orgueil et de colère, que Clarisse ne put
+s’empêcher de s’envelopper de son écharpe et de le
+quitter une seconde fois, offensée dans sa pudeur et
+son amour. Toutefois ces paroles violentes demeurèrent
+dans son esprit pour la troubler davantage.
+Elle s’approcha du bassin où Gaillardoz la rejoignit :</p>
+
+<p>— Qu’avez-vous, Clarisse ?</p>
+
+<p>— Rien du tout.</p>
+
+<p>— Êtes-vous souffrante ?</p>
+
+<p>Entendre quelqu’un s’intéresser à elle lui donna
+envie de pleurer. Elle répondit :</p>
+
+<p>— Oh ! quelque migraine en ce moment…</p>
+
+<p>Les mains dans ses poches, le teint coloré, il se mit
+à sourire. Elle s’irrita qu’il fût ravi quand elle était
+malheureuse. Elle dit :</p>
+
+<p>— C’est Fanny, par exemple, qui est étonnante
+d’entrain. Elle a toujours vingt ans.</p>
+
+<p>Le sourire de Gaillardoz s’accentua. Clarisse, d’une
+voix qui tremblait un peu, reprit :</p>
+
+<p>— Regardez-la donc avec Desnouettes. Comme
+ils ont l’air de s’amuser. Qu’ont-ils à se dire ?</p>
+
+<p>— Oh ! vous savez, Desnouettes est amoureux
+d’elle.</p>
+
+<p>— Vous ne craignez pas cette cour qu’il lui fait ?</p>
+
+<p>— Desnouettes est un grand étourdi.</p>
+
+<p>— Je vous félicite de cette belle confiance.</p>
+
+<p>— Je vous remercie.</p>
+
+<p>De nouveau les larmes vinrent aux yeux de Clarisse,
+mais de dépit. Elle se reprocha ces sous-entendus
+méchants dont son interlocuteur avait parfaitement
+saisi l’intention. Plus bas, comme pour s’excuser
+elle murmura :</p>
+
+<p>— C’est vrai que je ne me sens pas très bien…</p>
+
+<p>L’ombre venait peu à peu. On voyait sous les
+arbres la robe blanche de Fanny qui se promenait
+avec Desnouettes, et l’on entendait les rires légers
+de l’une, les éclats de l’autre. Hubert, qui fumait, et
+Laurent étaient assis dans des fauteuils de paille :
+peut-être parlaient-ils d’affaires. Gaillardoz et Clarisse
+firent à petits pas le tour de la pièce d’eau ; Clarisse
+se sentait en repos auprès de cet honnête homme,
+trop aveugle peut-être, mais si bon… Elle s’enhardit,
+et lui demanda :</p>
+
+<p>— Est-ce bien exact ce que prétend votre femme
+sur le passé de M<sup>me</sup> de Griffeuilhe…</p>
+
+<p>Gaillardoz l’interrompit d’un air amusé :</p>
+
+<p>— Ah ! Fanny vous a raconté ? Décidément, elle
+est impitoyable pour cette vieille dame. Mais l’excuse
+de M<sup>me</sup> de Griffeuilhe c’est que son mari était très
+ennuyeux et qu’elle avait besoin de distraction.
+Maintenant qu’il est mort et qu’elle est hors d’âge,
+c’est toujours pour se distraire qu’elle dit du mal des
+autres…</p>
+
+<p>Gaillardoz s’arrêta, leva un doigt en l’air, et sentencieusement :</p>
+
+<p>— Nulle part elle n’a rencontré l’amour, et voilà
+pourquoi son existence est fébrile et mauvaise !
+L’amour, Clarisse ! Vous rendez-vous compte que
+nous sommes exceptionnels, nous qui sommes comblés ?
+Tant d’êtres sont méchants parce qu’ils sont
+seuls. Il faut leur pardonner. C’est ce qu’oublient
+trop les bons ménages — le vôtre, et le mien.</p>
+
+<p>Clarisse soupira et le félicita de son indulgence.
+Il reprit, d’un ton moins solennel :</p>
+
+<p>— D’ailleurs Fanny a eu tort de vous parler du
+passé de cette dame.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Parce que vous vivez si éloignée de ces choses,
+vous êtes si différente !</p>
+
+<p>Une fois de plus on lui faisait sentir qu’elle était
+à l’écart de la vie réelle et exempte de passions.
+Les autres se conduisaient à leur guise, mais Clarisse
+Damien devait demeurer fidèle. Peut-être servait-elle
+à atténuer leurs remords, et lorsqu’ils avaient
+commis quelque faute, songeaient-ils : « Clarisse
+est là », comme si sa seule présence suffisait à compenser
+leurs péchés. Ils n’imaginaient pas d’ailleurs
+que la vertu lui fût pénible, ni difficile son obéissance
+à une loi qu’ils révéraient sans l’accomplir. Que
+diraient-ils s’ils savaient que cette Clarisse avait
+trahi sa foi et la leur, sous le toit conjugal ? Elle se
+demanda si elle n’aurait pas le courage de leur crier :
+« Eh bien non ! je ne suis pas sacrifiée jusqu’au bout.
+J’ai méconnu vos conventions morales. Moi aussi,
+j’ai un cœur et des sens… »</p>
+
+<p>Hubert les rejoignit.</p>
+
+<p>— J’ai passé chez ton père, dit-il à sa femme. Il
+n’est pas très bien, il a recommencé à avoir des étouffements.
+Tes parents ont remis leur départ pour la
+Lenk.</p>
+
+<p>— Tiens ! ils allaient à la Lenk, fit Gaillardoz. J’ai
+un ami qui s’en est assez mal trouvé pour ses enfants.
+Il est vrai qu’il y avait été trop tard dans la saison,
+à cause de ses vacances.</p>
+
+<p>— Naturellement, fit Hubert reprenant une de
+ses idées favorites, les hôtels de montagne sont toujours
+mal chauffés. On s’enrhume, et ensuite on
+rapporte chez soi des grippes à n’en plus finir.
+Croyez-moi, les meilleures vacances sont les plus
+courtes.</p>
+
+<p>— Parlez pour vous, répondit Gaillardoz, vous
+n’êtes heureux qu’à la Bourse.</p>
+
+<p>Les cures, les enfants, les vacances, tout ce qui est
+réglé, normal, ordinaire ! Clarisse leva la tête vers les
+étoiles : il y en avait beaucoup, qui palpitaient doucement,
+plus éloignées que d’habitude, pensa-t-elle,
+et qui semblaient faire signe, mais qui étaient inaccessibles.
+Elle se rappela le beau ciel étoilé qu’elle
+voyait de la chambre de Laurent. Toute sa vie, elle
+garderait le souvenir de ce gouffre nocturne, le souvenir
+de ces heures brûlantes et mystérieuses,
+qui ne reviendraient peut-être jamais. « Peut-être. »
+Cela dépendait de son consentement. Entre elle
+et ce bonheur, il n’y avait plus que sa volonté. Et
+tandis que les deux hommes à ses côtés s’entretenaient
+de choses sérieuses, elle frémit à l’appel des joies
+possibles. Et c’était la dernière nuit que Laurent
+passerait à la Cômerie.</p>
+
+<p>Puis vint l’heure de se séparer et l’on gagna la
+maison. Hubert toujours fatigué, se hissa le long de
+l’escalier en s’aidant de la rampe. Sur le palier, Laurent
+baisa avec froideur les mains des deux femmes
+et disparut. Desnouettes l’imita. Les Gaillardoz restèrent
+un instant encore à causer avec les Damien.
+Fanny s’appuyait sur les bras de son mari ; de temps
+en temps elle lui tirait la barbe et l’embrassait malicieusement.
+Ensuite les deux couples se séparèrent
+à leur tour.</p>
+
+<p>Rentrés dans leur chambre, Hubert et Clarisse
+échangèrent quelques mots sur le dîner, sur Desnouettes,
+puis ils se dirent bonsoir. Clarisse se coucha
+et, immobile, attendit. Elle attendit deux heures.
+Quand elle jugea qu’il n’y avait plus de risque
+d’éveiller Hubert, elle se leva à tâtons et gagna le
+corridor sans bruit. Tout reposait. Elle alla jusqu’à
+la chambre rouge et y pénétra sans hésiter. A la
+vue de son amant un âcre flot de passion la traversa.
+Elle se jeta sur lui, l’étreignit contre elle pour lui
+communiquer sa fièvre, et répétant à mi-voix, déjà
+gémissante, déjà soumise, mais avec un accent de
+honte et de rage :</p>
+
+<p>— Je te déteste, je te déteste, je te déteste…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXII</h2>
+
+
+<p>Les jours suivants, la vieille maison de la Cômerie
+redevint silencieuse. Les Gaillardoz, Desnouettes, le
+petit Fabre-Gilles disparus, le ménage Damien reprit
+ses habitudes. Hubert partait le matin, revenait le
+soir, et bâillait dès huit heures. Clarisse demeurait
+seule tout le jour.</p>
+
+<p>Grâce à cette solitude, elle put réfléchir et comprendre
+ce qui lui était arrivé. N’ayant plus à solliciter
+Laurent et à le repousser tour à tour, n’étant
+plus bouleversée par sa présence, elle vit clair dans son
+amour et dans sa tristesse, dans ses complaisances et
+ses refus. Certes sa faute était lourde, elle la qualifia
+sévèrement — mais elle se sentit incapable d’y renoncer.
+Tous les reproches dont elle s’accabla étaient
+des mots : elle reconnaissait leur sens, mais ils n’avaient
+pas de prise sur elle. En vain essaya-t-elle
+de se faire horreur en envisageant les conséquences
+de sa trahison : dès qu’elle devinait que ses remords,
+grandissant, l’entraîneraient peut-être loin du bien-aimé, — aussitôt,
+effrayée, elle les apaisait. Elle se
+condamna, mais ne parvint pas à se repentir. Elle
+jugea sa passion, mais elle demeura son esclave.</p>
+
+<p>Que de chemin parcouru en quelques jours !
+Longtemps, jusqu’au bord même de l’abîme, elle
+était demeurée innocente. Ses préparatifs et ses
+calculs, elle avait ignoré leur raison profonde, elle
+s’était crue toujours sincère. Maintenant cette involontaire
+hypocrisie par laquelle, tout en péchant, elle
+ne cessait de penser à la vertu, s’était dissipée. Elle
+connaissait, dans une clarté crue, le besoin qu’elle
+avait d’un certain corps humain. La droiture qui
+formait le fond de son caractère et qui l’avait menée
+à de si naïves compromissions l’obligea à ne plus
+colorer son ardeur avec des prétextes. Cet amour, dont
+elle aurait pu raconter à tous l’aurore et la pureté,
+était devenu inavouable. Il avait déchaîné en elle de
+terribles désirs, plus forts à présent que l’amour lui-même.</p>
+
+<p>Naguère, quand elle se faisait encore illusion, elle
+croyait qu’elle voulait le bien de Laurent, qu’elle l’aimait
+pour sa générosité, pour son intelligence, pour
+sa délicatesse, et aussi pour ce voile de mélancolie
+mystérieuse qui semblait l’envelopper. A présent, elle
+reconnaissait qu’il n’était ni délicat, ni généreux, et
+il lui importait peu qu’il fût bête ou vil. Cette mélancolie
+n’était qu’un malentendu, et tout mystère s’était
+évanoui. Qui sait même si elle ne tenait pas davantage
+à lui, désormais, parce qu’elle le voyait dans la
+vérité de sa nature ? Leurs premières relations, à l’époque
+où Clarisse les dirigeait, avaient été candides et
+presque romanesques : il s’était laissé faire. Maintenant
+il avait pris la conduite de leur liaison, et
+lui avait imprimé un caractère âpre et cynique. Il
+y avait entre eux des marchandages, des mensonges,
+des capitulations. Elle devinait que son amour, si
+bas et douloureux fût-il, mais qui était du moins
+un aveu total de ses secrets profonds, ne rencontrait
+chez Laurent qu’un sentiment vif, mais limité, et
+mélangé d’autres sentiments accessoires. Elle pressentait
+qu’ils ne se trouvaient pas d’accord dans leur
+intensité, qu’ils étaient inégaux, dissemblables, et
+peut-être injustes l’un pour l’autre. Cette différence
+de ton avait donné à leurs dernières caresses un accent
+fiévreux. Laurent n’avait pas pu ne pas voir
+chez elle une appréhension, un désespoir même jusque
+dans l’extase où il la plongeait à son gré. Il s’était
+effrayé de sa propre puissance sur cette femme plus
+âgée que lui, qu’il connaissait si mal, et que, dans
+des circonstances différentes, il aurait certainement
+respectée. Pour la première fois, il avait ressenti quelque
+remords, ou du moins quelque regret de ce qu’il
+avait fait. A considérer l’angoisse de cette âme, il
+s’étonnait d’avoir osé la tourmenter ; il s’inquiétait
+de découvrir, chez autrui sinon chez lui-même, les
+violences de la passion, et, si ces violences gâtaient
+sur l’instant un plaisir qu’il aurait voulu tout simple,
+il entrevoyait qu’elles l’augmenteraient peut-être s’il
+apprenait à s’en servir.</p>
+
+<p>Il avait demandé à Clarisse pourquoi elle se montrait
+changée, taciturne. Elle lui avait répondu en
+l’étreignant :</p>
+
+<p>— Je songe à l’époque où je ne serai plus même un
+souvenir pour vous.</p>
+
+<p>Il n’avait pas protesté qu’il l’aimerait toujours,
+car ce mensonge ne lui était pas venu à l’esprit.
+Mais il lui avait assuré qu’il se souviendrait toujours
+d’elle. Clarisse cependant ne s’illusionnait pas sur
+l’avenir. Dix années les séparaient. Ils ne pouvaient
+vivre ensemble la même existence ni s’unir complètement.
+Il avait sa carrière à faire, elle avait sa situation,
+sa famille. Peut-être aurait-elle examiné le projet
+de tout sacrifier au jeune homme, et de s’en aller
+avec lui, si elle n’avait pas redouté à l’avance le
+silence surpris avec lequel Laurent aurait écouté cette
+proposition. Il était bien loin d’une pareille idée.</p>
+
+<p>D’ailleurs cet avenir n’était pas immédiat. Laurent
+n’avait pas fini son stage de banque et elle
+le verrait encore pendant de longs mois. Il n’était
+pas temps de prendre une décision irrévocable.
+Clarisse préférait demeurer dans l’incertitude, reculer
+le plus possible l’instant d’un sacrifice, car elle
+avait trop bien compris le jeune homme pour ne pas
+craindre qu’il ne sacrifiât leur amour. Cependant,
+tout n’était pas dit. Durant les dernières heures
+qu’ils avaient passées ensemble, elle avait remarqué
+son étonnement devant sa fièvre, et elle pressentait
+qu’elle commençait à n’être pas sans pouvoir sur lui.
+Le détachement cruel que Laurent avait affecté toute
+la journée, avait cédé à une émotion contre laquelle
+il s’était mal défendu. Clarisse se promettait de
+la susciter à nouveau. Elle s’était donnée à Laurent
+avec une ferveur inhabile : elle apprendrait à
+son contact comment le retenir… Ainsi ils s’enseignaient
+l’un l’autre. Inexpérimentés tous deux, embarrassés,
+elle de scrupules et lui d’amour-propre, ils
+se perfectionnaient cependant, gagnaient en ressources,
+en connaissances et en corruption.</p>
+
+<p>Dans la paix revenue de la Cômerie, Hubert se
+rapprocha de sa femme. Autant il était de mauvaise
+humeur quand, par la faute d’invités, il n’était pas
+absolument libre chez lui, autant il reprenait sa bonhomie
+apparente sitôt qu’il était sûr de son indépendance
+et de ses aises. Cette bonhomie le dissimulait
+mieux encore, d’ailleurs, que sa morosité. Il semblait
+alors s’ouvrir, comme une châtaigne, mais en
+réalité, il n’avouait rien de son égoïsme et de sa
+sécheresse. Sa familiarité de surface déguisait une
+réserve obstinée : personne, nul parent, nul ami,
+nulle maîtresse, et pas même sa femme, n’avait dépassé
+une certaine barrière qu’il avait mise autour de
+son être intime. En aurait-il eu le désir, qu’il aurait
+été incapable lui-même d’exprimer son tréfonds. Sa
+seule passion n’était pas d’espèce communicative.</p>
+
+<p>Clarisse, au départ de tous ses invités, lui parut
+tout à coup très agréable. Elle ne chercha pas à se
+soustraire. Seulement, elle l’accueillit avec une froideur
+qu’il mit, comme d’habitude, sur le compte de
+son tempérament. Elle céda, mais ne consentit à rien
+dans l’intimité dans son cœur. Son mari ne se douta
+pas de ses refus intérieurs, de sa résignation hostile,
+et qu’ainsi, dans la limite du possible, elle demeurait
+fidèle à Laurent.</p>
+
+<p>Pourtant ce divorce mental était illusoire, et Clarisse
+dut constater la vanité de sa tentative. C’était
+à une heure tardive de la nuit. Hubert s’approchant
+de la fenêtre, poussa les volets pour laisser entrer l’air
+nocturne, et s’accouda au rebord… Clarisse crut
+revoir Laurent. Le même geste, la même heure, et
+pourtant il s’agissait d’un autre. Lequel des deux
+venait-elle donc de tromper ? Jamais l’idée de son
+adultère ne lui apparut avec plus d’évidence qu’en
+cette minute, et avec son mari… Elle ne put que
+lui murmurer de refermer les volets, afin d’interdire
+cette chambre aux reproches silencieux du clair de
+lune.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un soir qu’ils se tenaient sur la terrasse, Clarisse
+dit tout à coup à Hubert :</p>
+
+<p>— Ne trouves-tu pas que ce grand sapin, au milieu
+de la pelouse, gâte la vue ? Et puis il fait du tort
+aux chênes.</p>
+
+<p>Hubert lui répondit exactement ce qu’elle avait
+répondu à Laurent :</p>
+
+<p>— Ce sapin est très beau. D’ailleurs c’est un mélèze,
+un mélèze argenté.</p>
+
+<p>— Je te propose de le couper.</p>
+
+<p>— Couper le mélèze ! Mais je l’ai toujours vu là.</p>
+
+<p>— Qu’importe. Coupons-le.</p>
+
+<p>— A quoi penses-tu, Clarisse ? C’est mon père qui
+l’a planté. Jamais je ne toucherai à ce que mon père
+a fait ici.</p>
+
+<p>— Pourquoi donc ? Sommes-nous liés par les actes
+de nos parents ?</p>
+
+<p>— Certainement, répondit Hubert d’un ton bourru.
+Je considérerais comme une inconvenance de couper
+ce mélèze. D’ailleurs, c’est bien simple, je ne le couperai
+pas. Je ne le couperai pas.</p>
+
+<p>— Il est fort laid, pourtant.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que cela me fait ? repartit Hubert
+avec innocence.</p>
+
+<p>Un peu dépitée de ne pouvoir obéir à Laurent,
+Clarisse voulut le défendre sur un autre terrain.
+Après un silence, elle demanda :</p>
+
+<p>— De quoi voulais-tu me parler l’autre soir, à
+propos du petit Fabre-Gilles ? Tu m’as dit que nous
+en recauserions.</p>
+
+<p>— Oui, parlons-en. Je t’ai déjà dit combien me
+déplaît sa façon de travailler. Il semble ne s’intéresser
+en rien à ses occupations. Si l’on veut réussir
+dans les affaires, il faut s’y consacrer avec sérieux.
+Elles exigent une sorte de vocation…</p>
+
+<p>— Eh bien, fit Clarisse interrompant son mari,
+il n’a pas la vocation, voilà tout. Toi tu l’as, tu te
+transformes à ton bureau, tu y vis plus complètement
+qu’à ton foyer même, alors n’est-ce pas…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta, inquiète d’apporter dans ses phrases
+le reflet direct des paroles du jeune homme. Hubert
+demanda en grognant :</p>
+
+<p>— Pourquoi me parles-tu de moi ?</p>
+
+<p>— Je voulais dire que ce petit n’ayant pas le goût
+des affaires ne peut pas s’y intéresser autant que toi,
+qui es chef de maison.</p>
+
+<p>— Comment sais-tu qu’il ne l’a pas ?</p>
+
+<p>— Il me l’a dit.</p>
+
+<p>Clarisse, tout à son projet de rendre justice au
+jeune homme, triompha. Hubert poursuivit :</p>
+
+<p>— Je souhaite qu’il ne t’ait pas informé également
+de ses diverses « vocations ».</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas.</p>
+
+<p>— Ma chère Clarisse, ton indulgence et ton honnêteté
+t’aveuglent parfois. Tu t’es occupée avec
+beaucoup de zèle de Fabre-Gilles, je me plais à le
+reconnaître, mais je t’avertis que c’est un vaurien…</p>
+
+<p>— Quoi ?</p>
+
+<p>— Tu penses bien que j’ai voulu savoir pourquoi
+il manquait si souvent le bureau. Je l’ai fait surveiller.</p>
+
+<p>— Ce n’est pas très délicat.</p>
+
+<p>— Pardon, son père m’en avait chargé, et toi-même
+tu m’as fait comprendre que nous étions responsables.
+Quand j’ai su ce que je voulais savoir…</p>
+
+<p>— De quoi s’agissait-il ?</p>
+
+<p>— Oh ! de rien qu’on puisse raconter à une honnête
+femme… Quand j’ai su ce que je voulais savoir,
+j’ai fait venir l’intéressé dans mon cabinet, et je l’ai
+secoué d’importance.</p>
+
+<p>— Il ne me l’a pas dit.</p>
+
+<p>— Il ne te dit pas tout… J’avais ainsi rempli mon
+devoir. A lui désormais de prendre garde. Mais depuis
+j’ai découvert quelque chose de plus grave.</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>— Je reste toujours dans les bureaux après le départ
+des employés. Hier, en traversant la salle où
+travaille Fabre-Gilles, je vois sous sa chaise une
+lettre ; je la ramasse, elle lui était adressée. Ma foi,
+j’y ai jeté un coup d’œil.</p>
+
+<p>— Comment, Hubert, tu as fait cela ? Mais c’est
+très mal.</p>
+
+<p>— Oui, je sais bien, c’est très mal. Je me le suis
+dit après. Mais ce garçon m’est profondément
+antipathique. La lettre était de son frère qui lui conseillait
+de pousser à fond une intrigue dans laquelle
+Fabre-Gilles est engagé avec une femme mariée. Une
+femme mariée ! A son âge ! N’est-ce pas un peu fort ?
+Ses fredaines, je les lui passais, mais une femme mariée…
+ce n’est plus de la polissonnerie. Tiens, voilà
+la lettre.</p>
+
+<p>— Quelle est cette femme ? demanda Clarisse
+anxieusement.</p>
+
+<p>— Je ne sais, il ne dit pas son nom… Mais ce doit
+être une femme comme il faut…</p>
+
+<p>Clarisse se leva, gagna le salon et lut la lettre à la
+lumière. Le frère de Laurent le félicitait de son aventure.
+Il ne nommait pas la complice, mais par certaines
+allusions où elle se devina, Clarisse reconnut
+que Laurent l’avait exactement décrite. Elle lut, le
+cœur serré d’angoisse et de tristesse. Comment avait-il
+pu révéler ces choses ? Et quel danger il lui faisait
+courir.</p>
+
+<p>— Eh bien ? demanda Hubert qui l’avait rejointe.</p>
+
+<p>— Tu as raison, répondit-elle.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas ? Reconnais-tu la femme ?</p>
+
+<p>Clarisse leva les yeux vers son mari, prise d’une
+soudaine terreur. Il se tenait tout près d’elle et la
+dévisageait. Comme elle n’osait répondre, il insista :</p>
+
+<p>— Relis la lettre, tu devineras peut-être…</p>
+
+<p>Elle recommença sa lecture : le papier tremblait
+entre ses doigts, les phrases lui parurent transparentes.
+Elle s’assit, se sentit pâlir comme une accusée.</p>
+
+<p>— Mais je ne sais…</p>
+
+<p>— J’ai bien peur de comprendre, fit-il.</p>
+
+<p>Cette fois elle était perdue. Elle redressa la tête et,
+sur un ton bref, lui dit de s’expliquer sans réticences.
+Il se pencha vers elle, lui saisit le bras et murmura :</p>
+
+<p>— Fanny…</p>
+
+<p>Clarisse avait eu trop peur. Brusquement rassurée,
+elle se sentit toute molle, avec une envie de pleurer.
+Un mot de plus, dans cette lettre fatale, une allusion
+plus directe, auraient peut-être suffi à mettre son
+mari sur la piste. Et alors ! Pour la première fois
+de son existence, elle connut l’horreur d’être découverte,
+compromise, condamnée. Aucune excuse,
+aucune explication n’attendriraient Hubert. Cet
+homme qui n’admettait pas qu’on coupât un arbre
+puisqu’il avait été planté par son père, n’admettrait
+jamais la suprême dérogation à la loi de famille que
+Clarisse avait commise. Elle le regarda, il lui parut
+un ennemi et un juge, qui la frapperait sans rémission
+s’il connaissait la vérité.</p>
+
+<p>— Fanny ou une autre, tu n’as pas le droit de
+savoir qui est cette femme, répondit-elle.</p>
+
+<p>Ensuite, avant qu’il pût intervenir, elle déchira la
+lettre en petits morceaux.</p>
+
+<p>— Que fais-tu ? s’écria Hubert. Cette lettre ne
+t’appartient pas… Je comptais la remettre à sa place.</p>
+
+<p>Clarisse ne put s’empêcher de hausser les épaules.</p>
+
+<p>Plus tard, Hubert revint sur la question. Il se solidarisait
+avec ce mari outragé qu’il ne connaissait pas.
+Il était offensé dans sa dignité, dans son besoin d’ordre
+et de décence.</p>
+
+<p>— Ce qui me tracasse, grommela-t-il, c’est l’idée
+de Gaillardoz. Mais je ne puis en parler à Fabre-Gilles :
+je ne veux pas avouer à ce gamin, à ce polisson,
+que j’ai lu une lettre qui ne m’était pas destinée…
+Une femme mariée ! A son âge !</p>
+
+<p>Clarisse conserva le souvenir de son angoisse
+affreuse. La possibilité de la catastrophe l’avait
+effleurée et elle avait entrevu, tout à coup, des
+conséquences que le seul raisonnement ne lui avait
+pas rendues aussi sensibles. La perspective du mal
+qu’elle aurait ainsi causé à son mari, aux siens, de la
+honte qui l’aurait salie à jamais, et peut-être du
+scandale public, cette perspective l’engagea à ensevelir
+sa faute au plus profond. Le mensonge ne l’effraya
+plus : c’était sa seule ressource. Il fallait mentir
+pour protéger son amour, pour protéger son nom
+qui ne pouvait être mêlé à une aventure. L’idée
+d’un aveu afin d’obtenir son pardon, ne lui vint
+jamais. Ce qu’elle voulut, de toutes ses forces, ce fut
+le secret, un secret total comme la tombe, qui enveloppât
+son amour d’un silence absolu et d’un mystère
+indéchiffrable.</p>
+
+<p>Aussi se mit-elle à se surveiller davantage. Jusque-là
+sa bonne foi lui avait fait courir bien des
+risques. Elle apprit à calculer sa conversation, à dissimuler
+ses pensées. Chaque soir elle guettait le visage
+de son mari et ses moindres phrases pour savoir s’il
+rapportait d’autres révélations sur Laurent. Certains
+jours, elle croyait découvrir chez lui des allusions qui
+la bouleversaient. Elle ne reparla plus du tout du
+jeune homme, sinon en passant, mais sans s’attarder,
+et avec la crainte obsédante de se trahir. Et sa
+passion s’exalta à se sentir menacée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Clarisse commença de grandes promenades à pied
+dans la campagne, pour calmer l’inquiétude qui ne
+l’abandonnait plus et qui lui faisait redouter une
+imprudence de Laurent, ou une brusque illumination
+de Hubert. Au retour d’une de ces marches, et comme
+elle approchait de la Cômerie, elle rencontra sa tante
+Henri Bourgueil avec son fils Nicolas. C’était à une
+croisée de routes et Clarisse les vit s’approcher : la
+mère, un peu lourde, mais toujours belle, s’avançant
+noblement, — le fils, très droit, tête nue et les cheveux
+en désordre, plus vif, allant d’un pas élastique,
+puis revenant à sa mère et se tournant sans cesse vers
+elle pour la consulter.</p>
+
+<p>— Nous arrivons par les bois, dit M<sup>me</sup> Bourgueil.
+Une longue course, je t’assure. J’avais promis
+ma journée à Nicolas, et je voulais tenir parole avant
+son départ.</p>
+
+<p>— Son départ ?</p>
+
+<p>— N’as-tu pas reçu mon mot ?</p>
+
+<p>Clarisse se souvint alors que sa tante lui avait écrit
+quelques jours auparavant, au sujet de son fils.</p>
+
+<p>— Je te demandais, continua M<sup>me</sup> Bourgueil, si
+tu pouvais me donner des renseignements sur Penzance,
+en Cornouailles, où nous allons l’envoyer.
+Nous en avons reçu d’un autre côté, et il partira dans
+huit jours.</p>
+
+<p>— Êtes-vous content de ce voyage ? fit Clarisse
+au jeune homme.</p>
+
+<p>Ses yeux brillèrent de joie dans son visage rougi
+par le soleil, criblé de taches de rousseur.</p>
+
+<p>Toujours sereine et reprenant sa marche aux côtés
+de Clarisse, M<sup>me</sup> Bourgueil raconta de quelle manière
+ses trois autres fils emploieraient leurs vacances.
+François avait loué avec deux de ses amis un petit
+bateau à voiles et ils comptaient vivre sur le lac, en
+navigateurs et en robinsons. Le troisième, Jean-Pierre,
+irait faire des courses de montagne. Le quatrième,
+Michel, qui avait dix ans, resterait à la maison ;
+il était féru d’histoire naturelle et collectionnait
+des pierres, des papillons et des fleurs.</p>
+
+<p>— Ils grandissent, fit cette mère heureuse, ils
+prennent des forces, ils sont joyeux tous les quatre.</p>
+
+<p>— Et, dit Clarisse que cette conversation ennuyait
+un peu, ils travaillent à votre entière satisfaction,
+n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oh, le travail, tant pis. A quoi bon se fourrer
+trop de choses dans la tête. L’essentiel est qu’ils
+se portent bien. N’est-ce pas ton avis ?</p>
+
+<p>Clarisse acquiesça de la tête et l’autre reprit,
+dans sa triomphante certitude maternelle :</p>
+
+<p>— Ils ont toujours vécu le plus possible en plein
+air. Je sais que dans la famille on les trouve sauvages.
+Mais ce sont des garçons endurants, qui savent se
+tirer d’affaire tout seuls, et surtout qui ne mentent
+jamais. Je voudrais qu’ils deviennent des hommes,
+c’est-à-dire qu’ils soient braves et loyaux.</p>
+
+<p>Nicolas marchait devant les deux femmes de son
+pas souple, sans écouter leurs paroles, et guettant au
+ciel le vol d’un ramier.</p>
+
+<p>Clarisse le regarda, songea qu’il avait juste l’âge
+de Laurent, et les compara. Ainsi, elle s’était éprise
+d’un contemporain de ce garçon dégingandé,
+bien ignorant des troubles et des duplicités de
+l’amour… Et pourtant, qui sait ? Peut-être dissimulait-il,
+comme l’autre, sa nature véritable ; peut-être
+avait-il, comme l’autre, une maîtresse ! Elle le
+souhaita, tout à coup, par dépit des éloges que lui
+décernait sa mère. Puis elle renonça à cette hypothèse
+absurde : Nicolas revenant vers les deux femmes
+afin de leur montrer un caillou de couleur qu’il avait
+ramassé pour Michel, Clarisse dut reconnaître l’expression
+puérile de son visage.</p>
+
+<p>Lorsqu’il fut reparti en avant, M<sup>me</sup> Bourgueil
+reprit, baissant la voix :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas sans appréhension, pourtant, que
+je le vois nous quitter. J’ai d’excellents renseignements
+sur les personnes qui le prendront en pension.
+Mais qui va-t-il rencontrer là-bas ? Crois-tu qu’il
+faille s’en inquiéter ?</p>
+
+<p>— Mais non.</p>
+
+<p>— On me dit que les jeunes filles anglaises sont
+fort lancées. Et s’il allait tomber sur une aventurière !</p>
+
+<p>— Il est bien jeune.</p>
+
+<p>— Ah ! ma pauvre amie, c’est justement ce qui me
+trouble. Le moindre prétexte peut servir à ces femmes.
+Elles pourraient acquérir de l’influence sur Nicolas,
+et lui faire bien du mal. Il est si inexpérimenté !</p>
+
+<p>— Voilà une lacune de l’éducation qu’il a reçue,
+dit Clarisse avec une ironie mauvaise.</p>
+
+<p>— Crois-tu ? demanda M<sup>me</sup> Bourgueil très sérieusement.
+Ah ! celles qui nous prennent nos fils sont nos
+pires ennemies.</p>
+
+<p>— Pourtant, reprit Clarisse décidément agacée par
+sa tante, il arrive une heure dans la vie de tout
+homme où l’amour filial doit céder la première place
+à l’autre amour, qui est le vrai.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil, sans lui répondre, songea : « Elle
+n’a pas d’enfants. »</p>
+
+<p>Et Clarisse se représenta que Nicolas rencontrerait
+en Angleterre une femme comme elle, et qu’elle
+l’aimerait comme elle aimait Laurent, qu’ils connaîtraient
+ensemble, comme eux, d’ardentes délices,
+et qu’il reviendrait, au bout de ses deux mois de
+vacantes, pareil à Laurent. Et sa mère, sa mère
+orgueilleuse de sa royauté, ne saurait pas que son fils
+ne lui appartiendrait plus. Il garderait dans son cœur
+un poignant souvenir que tous les baisers maternels
+ne pourraient effacer… Puis, comme sa tante
+continuait de parler, Clarisse se sentit gênée : M<sup>me</sup>
+Bourgueil lui confiait ses appréhensions et ses projets,
+et elle ne se doutait pas que sa nièce avait
+passé à l’ennemi.</p>
+
+<p>La visite de M<sup>me</sup> Bourgueil laissa à Clarisse une
+sorte de rancœur. L’honnêteté familiale, le bonheur
+maternel qui transparaissaient dans les propos de sa
+tante, rendit douloureux le retour qu’elle fit sur elle-même.
+Elle reconnut combien elle était devenue
+étrangère à ceux qui lui touchaient de plus près.
+Ils n’avaient plus de langage commun. Comment aurait-elle
+pu faire comprendre à son interlocutrice
+l’univers de sentiments nouveaux où elle avait pénétré ?
+Là encore, il fallait se taire, dissimuler le plus soigneusement
+possible ce qu’elle ne pouvait faire partager.
+Par minutes, une vraie nostalgie de sa vie
+ancienne la tourmentait : jadis, elle avait une âme de
+cristal. Et puis elle se reprocha ces regards jetés
+en arrière, alors que son choix était définitif. Il
+fallait maintenant jouer courageusement la partie
+jusqu’au bout. Laurent l’avait fait renoncer à bien des
+joies simples, à sa franchise, mais il lui avait apporté
+des plaisirs dont elle n’était pas encore rassasiée.
+Et le souvenir du jeune homme revint brûler son
+sang. Ses hésitations, ses regrets se dissipèrent.
+Elle eut envie de se rapprocher de lui, puisqu’il
+était sa justification, de l’évoquer, dans cette Cômerie
+retombée au calme des après-midi d’été, et qui
+semblait oublier l’amour dont elle avait reçu, trois
+nuits durant, la confidence.</p>
+
+<p>Ce fut dans ces sentiments qu’un matin, vers
+onze heures, Clarisse vit arriver le vieil Amédée
+Roset.</p>
+
+<p>— Je viens vous demander à déjeuner, expliqua-t-il
+en s’avançant à petits pas sur la terrasse.</p>
+
+<p>— Quelle bonne idée, s’écria Clarisse.</p>
+
+<p>Elle aimait ce vieillard modeste qui lui montrait
+toujours une attentive courtoisie. Et lui se trouvait
+ragaillardi auprès de cette nièce qui représentait
+à ses yeux l’image du bonheur. Il s’éventa avec son
+chapeau de paille, un chapeau de forme démodée,
+bordé d’un galon d’étoffe, et qu’il traînait depuis des
+années avec lui. Il contempla la pièce d’eau, la pelouse,
+les chênes, et soupira d’aise.</p>
+
+<p>— Ah le bel endroit, murmura-t-il… La dernière
+fois que j’y suis venu, c’était au printemps, avec vous
+et M. Fabre-Gilles. Vous vous en souvenez ?</p>
+
+<p>— Mais oui.</p>
+
+<p>— C’était une des premières journées tièdes de la
+saison. La maison était encore froide, mais elle se
+réchauffait au soleil. Vous avez fait allumer le poêle
+de la salle à manger…</p>
+
+<p>— Oui, murmura Clarisse.</p>
+
+<p>Il se carra dans son fauteuil d’osier, étala avec soin
+la cravate flottante à pois qu’il avait mise pour la
+circonstance, et reprit :</p>
+
+<p>— Je ne l’ai pas revu, M. Fabre-Gilles. Il m’avait
+fait une très bonne impression. C’est un jeune homme
+bien élevé. Au retour, dans la victoria, il me remettait
+tout le temps la couverture sur les genoux.</p>
+
+<p>Clarisse fut reconnaissante à son oncle d’appeler
+Laurent « monsieur ». Et ses paroles réveillèrent dans
+sa mémoire cette journée si précieuse à son cœur. Elle
+voulut en entendre encore parler.</p>
+
+<p>— Vous rappelez-vous, dit-elle avec un sourire,
+votre indignation au sujet des mansardes ?</p>
+
+<p>— Quoi ? demanda-t-il en penchant l’oreille.</p>
+
+<p>— Les mansardes, répondit-elle tandis qu’elle
+tendait la main vers la maison.</p>
+
+<p>— Ah, fit-il en croyant saisir, la chambre rouge
+où nous sommes entrés… Oui, je me souviens. Vous
+vous êtes accoudée à la fenêtre avec M. Fabre-Gilles
+et vous avez causé. Je ne pouvais pas vous entendre.</p>
+
+<p>Il parlait sans malice, et Clarisse, qui le savait,
+jouissait de l’écouter. Elle lui dit que c’était dans cette
+chambre même qu’avait logé dernièrement le jeune
+homme. Il dodelina de la tête avec intérêt ; il accordait
+de l’importance aux moindres détails de la
+vie des autres, et il les recueillait afin d’en enrichir
+son existence pauvre. Clarisse lui raconta le séjour
+de Laurent, pour le plaisir de prononcer tout haut
+son nom et de ne rien craindre, soulagée d’exprimer
+son secret sans pourtant le trahir, et trouvant le
+confident idéal dans ce vieux sourd respectueux qui
+ne comprenait pas la moitié de ce qu’elle disait.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, sa mère appela Clarisse au
+téléphone.</p>
+
+<p>— Ton père n’est pas bien, dit-elle, cela m’inquiète.</p>
+
+<p>— Oui, Hubert m’a raconté. Mais ce n’est rien,
+n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Sa mère lui donna quelques détails et Clarisse se
+reprocha de ne pas avoir accordé d’importance
+à cette indisposition. Elle écouta avec plus d’intérêt
+encore quand sa mère ajouta :</p>
+
+<p>— Viens donc nous faire visite. Il y a des siècles
+que je ne t’ai vue.</p>
+
+<p>— J’irai demain, s’écria Clarisse.</p>
+
+<p>Le soir, elle communiqua son projet à Hubert.</p>
+
+<p>— Tu as raison, dit-il. Il me semble que tu as négligé
+tes parents ces dernières semaines.</p>
+
+<p>Elle décida de prendre le train de deux heures ; elle
+monterait tout de suite au Bourg-de-Four ; Hubert
+viendrait la chercher pour rentrer. Et tous ces préparatifs
+lui étaient dictés par l’envie grandissante
+de se rapprocher de Laurent. En allant à Genève,
+elle risquait de le rencontrer, elle était sûre même
+qu’elle le rencontrerait… Le revoir ! Comment
+avait-elle attendu jusque-là ?</p>
+
+<p>Elle ne put s’empêcher de trahir son agitation.
+Hubert, qui l’observait, mit cette nervosité sur le
+compte des chaleurs.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
+
+
+<p>Quoiqu’elle eût dit qu’elle prendrait le train de
+deux heures, Clarisse, le lendemain, et sitôt Hubert
+parti, pensa qu’il serait bien long d’attendre toute
+la matinée, et elle prit celui de dix heures. Enfin, elle
+quittait sa solitude ! Les rues de la ville, écrasées de
+soleil, lui parurent plus délicieuses que des chemins
+de forêt. C’était là que vivait Laurent. A chaque
+tournant de rue, elle pensa le rencontrer. Elle s’arrangea
+pour passer devant le bureau, elle lut la plaque
+de cuivre scellée à la porte : <i>Damien et C<sup>ie</sup></i>. Qui sait ?
+Laurent allait peut-être sortir, juste à cette minute…
+Elle souriait d’aise en se rappelant sa silhouette
+et sa voix. Elle se réjouissait de lui reparler,
+de renouer leurs existences à leur dernier entretien
+et de combler ainsi le vide des heures qu’ils avaient
+vécues loin l’un de l’autre. Aussi arriva-t-elle chez ses
+parents pleine de bonne humeur. Mais là elle trouva
+tout le monde consterné.</p>
+
+<p>— Le médecin sort d’ici, expliqua M<sup>me</sup> Bourgueil,
+il demande une consultation pour demain.</p>
+
+<p>— Comment, c’est donc grave ?</p>
+
+<p>— Oui, ma pauvre enfant, c’est grave…</p>
+
+<p>Sa mère essuya une larme. Clarisse dut s’asseoir :
+le salon aux tapisseries bibliques tournait autour
+d’elle. Ainsi, tandis qu’elle n’avait songé qu’à elle-même,
+son père…</p>
+
+<p>— Mais enfin, s’écria-t-elle avec irritation, pourquoi
+ne m’a-t-on pas prévenue ?</p>
+
+<p>— C’est ton père lui-même qui s’y est opposé. Tu
+sais comme il est autoritaire. Il prétend que ce n’est
+rien, et il répète tout le temps : je ne veux pas qu’on
+ennuie Clarisse…</p>
+
+<p>— Mais il fallait me prévenir sans lui le dire…</p>
+
+<p>— Je n’ai pas osé tout de suite. Hier, je me suis
+décidée à te téléphoner, mais je ne voulais pas
+t’inquiéter non plus.</p>
+
+<p>Elle se tourna vers Jimmy qui, la gueule ouverte,
+riait au milieu de cette tristesse, et elle le caressa pour
+se consoler elle-même. Alors il redoubla de gaieté.
+Clarisse demanda ce qu’avait dit le docteur. Les
+explications embrouillées de sa mère la rassurèrent
+beaucoup.</p>
+
+<p>— D’ailleurs, ajouta-t-elle, votre médecin est toujours
+très noir. En somme, ce n’est qu’une bronchite.</p>
+
+<p>— Oui, mais la consultation !</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil donnait au terme plus qu’à la chose
+elle-même une importance considérable. Il l’impressionnait
+sans qu’elle en comprît toute la portée.</p>
+
+<p>— La consultation n’est qu’une mesure de précaution,
+répliqua sa fille. Je vous assure, vous exagérez
+vos inquiétudes.</p>
+
+<p>— Mais le mal a si vite empiré. Depuis hier !</p>
+
+<p>— Vous connaissez la résistance de papa. Il est
+très solide. Il a déjà eu souvent des bronchites.</p>
+
+<p>— Il n’a jamais eu autant de fièvre, Clarisse !</p>
+
+<p>— A son âge, on a plus facilement de la fièvre.
+Cela ne signifie rien.</p>
+
+<p>Clarisse ne cédait pas uniquement à l’instinct de
+contredire. Mais depuis le matin, elle était portée par
+un élan d’optimisme et elle voulait demeurer dans
+cet état d’esprit. Résolue à ne pas se frapper, elle
+était certaine que les choses s’arrangeraient.</p>
+
+<p>Elle pénétra chez son père. Elle le trouva respirant
+avec peine, maigre dans sa chemise, et comme
+perdu au fond d’un vaste lit solennel qui remplaçait
+le lit de camp où il couchait d’habitude. Son grand
+nez, un peu pincé, pointait vers le plafond. Ses cheveux
+gris, d’ordinaire ramenés en coup de vent de
+chaque côté de la tête, étaient emmêlés et sans éclat.
+On l’eût dit plus rapproché de la moyenne humaine,
+plus familier, à l’instar d’un orateur descendu de la
+tribune ou d’un acteur sorti de scène.</p>
+
+<p>— Eh bien ! fit-il avec un faible sourire, me voilà
+couché.</p>
+
+<p>Elle lui prit la main, il se redressa pour mieux marquer
+son affirmation et dit :</p>
+
+<p>— Ce n’est rien du tout… Tu sais comme est ta
+mère… Tout de suite inquiète… Elle a voulu un
+second docteur !</p>
+
+<p>Clarisse l’embrassa sur le front. Elle éprouva pour
+son père, en cet instant, une immense tendresse. Lui
+qu’elle avait toujours considéré debout, elle s’affligea
+de le voir couché, atteint. Mais elle ne pouvait admettre
+que M. Bourgueil, qui était un des personnages
+principaux de sa vie, fût menacé.</p>
+
+<p>— Comment vous sentez-vous ?</p>
+
+<p>— Pas mal du tout, je t’assure.</p>
+
+<p>Elle ne demandait qu’à le croire. Elle voulut trouver
+une raison encore de se réconforter, et l’interrogea :</p>
+
+<p>— Avez-vous faim ?</p>
+
+<p>— Guère…</p>
+
+<p>Alors elle conclut :</p>
+
+<p>— Après tout, il vaut mieux que vous ne vous
+chargiez pas l’estomac.</p>
+
+<p>Et comme il sourit de nouveau, elle sourit à son
+tour.</p>
+
+<p>— Eh bien ? fit M<sup>me</sup> Bourgueil quand Clarisse
+sortit de la chambre.</p>
+
+<p>— Eh bien !… il ne m’a pas fait mauvaise impression…
+Mais c’est vous, m’a-t-il dit, qui avez
+réclamé la consultation…</p>
+
+<p>— Du tout. Nous le lui avons fait croire afin de
+ne pas le frapper. En réalité, c’est le docteur lui-même
+qui la réclame, et au plus vite.</p>
+
+<p>— Ah !…</p>
+
+<p>Mais de nouveau Clarisse voulut écarter l’idée que
+son père était gravement malade. Et, sans preuve
+cette fois, elle déclara :</p>
+
+<p>— Je vous assure que vous voyez beaucoup trop
+en noir.</p>
+
+<p>Les deux femmes déjeunèrent tête à tête. Ensuite,
+elles ne se tinrent pas dans la chambre du malade,
+afin de ne pas le fatiguer, mais dans le salon. Il avait
+une sonnette à portée de sa main pour le cas où il
+aurait besoin de quelque chose. Mieux valait le laisser
+sommeiller tranquillement.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil travailla à un ouvrage afin de s’occuper.
+Clarisse prit une tapisserie et s’assit près d’une
+fenêtre ouverte. Elle était toujours persuadée qu’elle
+verrait Laurent. Elle comptait sur le hasard. Peut-être
+Hubert dirait-il au jeune homme qu’elle passait
+la journée à Genève, et alors il ne manquerait
+pas de venir rôder devant la maison. De temps en
+temps elle jetait un coup d’œil sur le Bourg-de-Four
+et surveillait le va-et-vient des promeneurs. Un
+fiacre tourna le coin, puis vint une automobile qui
+remplit de son vacarme important le quartier fatigué
+par la chaleur. Des enfants sortirent d’une école et
+traînèrent leurs souliers sur le trottoir.</p>
+
+<p>Tout à coup Clarisse déclara à sa mère qu’elle viendrait
+le lendemain s’installer dans l’appartement pour
+quelques jours.</p>
+
+<p>— Vous me mettrez dans n’importe quelle chambre,
+dit-elle. Je vous aiderai, je vous réconforterai et
+nous guérirons papa ensemble.</p>
+
+<p>Et tandis que sa mère la remerciait avec effusion,
+Clarisse songea qu’ainsi elle aurait plus certainement
+l’occasion de rencontrer Laurent.</p>
+
+<p>— Tu es bien bonne, ma chère enfant, ajouta
+M<sup>me</sup> Bourgueil qui s’était arrêtée de coudre, car,
+vois-tu, je suis très inquiète.</p>
+
+<p>Clarisse s’efforça de la remonter.</p>
+
+<p>— Oh ! toi, je sais bien, reprit sa mère, tu as une
+nature raisonnable, tu ne t’affoles pas. Depuis que
+tu es ici, je me sens mieux. Et quand tu me dis que
+tu as confiance, je devrais te croire…</p>
+
+<p>— Je vous jure, répondit Clarisse, que j’ai confiance.</p>
+
+<p>Elle ne voulait pas admettre le pire. Et Jimmy non
+plus. Sans l’ombre d’hypocrisie, il manifesta sa belle
+humeur par des jappements, des jeux excités avec
+des pelotons de laine, ou en sautant d’un bond sur
+les genoux de sa maîtresse, qui vacillaient. Clarisse
+demanda comment son père avait pris froid.</p>
+
+<p>— C’est l’autre soir. Il est demeuré à travailler
+très tard, avec ses deux fenêtres ouvertes. A minuit
+ou une heure, la nuit a fraîchi. Ton père m’a dit
+s’en être aperçu, mais il est resté pour regarder
+le clair de lune. Le clair de lune a été très beau la
+semaine dernière.</p>
+
+<p>— Oui, fit Clarisse.</p>
+
+<p>Vers trois heures, Jimmy aboya de toutes ses forces :
+c’était Hubert.</p>
+
+<p>— Je viens aux nouvelles.</p>
+
+<p>On le mit au courant. Il posa quelques questions,
+ne fit rien paraître de son opinion sur son visage
+bouffi, hocha la tête, laissa s’établir de longs silences…
+Ensuite, ranimé par l’idée de retourner à son
+bureau, il partit en disant qu’il reviendrait chercher
+Clarisse à la fin de l’après-midi.</p>
+
+<p>— Tu as vu, s’écria M<sup>me</sup> Bourgueil dès qu’il eut
+disparu, il avait l’air préoccupé…</p>
+
+<p>— Mais non, Hubert est toujours comme cela.
+C’est la banque qui le préoccupe…</p>
+
+<p>Plus tard, survint M<sup>me</sup> de Griffeuilhe. Elle avait
+appris — elle ne dit pas comment — l’aggravation
+de la maladie. Débordante de condoléances, affectant
+une expression et des phrases de deuil, elle mit
+les deux femmes mal à l’aise. Elle serra les mains de
+M<sup>me</sup> Bourgueil comme si elle était déjà veuve. Puis,
+changeant de ton, et la mine aiguisée par la curiosité,
+elle demanda :</p>
+
+<p>— Puis-je voir le cher malade ?</p>
+
+<p>Attendrie à l’évocation d’un grand malheur possible,
+et pleurant, M<sup>me</sup> Bourgueil lui dit qu’il dormait.
+Alors la vieille se leva, pressée de porter à d’autres
+les mauvaises nouvelles qu’on venait de lui confirmer.</p>
+
+<p>— C’est une bonne amie, s’écria M<sup>me</sup> Bourgueil
+en se tamponnant les yeux, — et toujours prête à
+partager vos inquiétudes. Ne trouves-tu pas ?</p>
+
+<p>Clarisse ne répondit rien. Penchée à la fenêtre, elle
+guettait un jeune homme qui montait la place. Maintenant
+il était caché par la fontaine. Mais quand il
+apparut, elle vit que ce n’était pas Laurent.</p>
+
+<p>Le jour s’écoula peu à peu. Les oiseaux se réveillèrent
+dans les arbres et se mirent à se disputer. Des
+boutiquiers s’installèrent sur le seuil de leurs portes.
+Vers cinq heures on sonna. Clarisse s’élança dans le
+vestibule, en proie à un vague pressentiment. C’était
+le docteur.</p>
+
+<p>— Ah, c’est vous, docteur ! fit-elle avec une légère
+déception.</p>
+
+<p>Elle revint au salon et dit à sa mère qu’elle n’aimait
+pas ce docteur, qu’il était vieux jeu, qu’il manquait
+de diagnostic. Elle commençait à penser qu’elle
+ne verrait pas Laurent ce jour-là. D’ailleurs, comment
+avait-elle pu croire qu’ils se rencontreraient. Il
+aurait fallu un trop grand hasard. Elle devait maintenant
+ne plus compter sur les circonstances mais
+servir son amour effectivement, avec les forces de sa
+raison et de sa volonté. Et puis, elle ne pouvait se
+contenter d’une brève rencontre, de quelques mots
+échangés. Parce qu’elle avait un véritable besoin de
+Laurent, son impatience de le revoir devint de plus en
+plus douloureuse à mesure que les heures passaient.
+Elle avait trop de choses à lui dire pour ne pas désirer
+un long tête-à-tête. Et le souvenir de ses baisers faisait
+palpiter délicieusement son cœur.</p>
+
+<p>Le docteur sortit de la chambre du malade avec
+M<sup>me</sup> Bourgueil.</p>
+
+<p>— Eh bien ? demanda Clarisse.</p>
+
+<p>— Le fièvre a un peu remonté, mais elle remonte
+toujours vers le soir. Ce qui m’ennuie, ce sont les
+complications cardiaques. Cependant M. Bourgueil
+est si robuste…</p>
+
+<p>Il acheva ses explications dans le vestibule où les
+deux femmes le raccompagnèrent. Elles revinrent au
+salon.</p>
+
+<p>— On dirait, dit M<sup>me</sup> Bourgueil en soupirant, qu’il
+ne veut pas se compromettre.</p>
+
+<p>— Je vous en prie, s’écria vivement Clarisse, n’interprétez
+pas ses paroles, prenez-les comme il les a
+dites.</p>
+
+<p>Cependant, l’inquiétude de sa mère commençait à
+la gagner et elle s’en irrita. Elle voulait juger raisonnablement
+l’état de son père, sans se laisser affoler.
+D’un autre côté, elle sentait qu’au cas où les circonstances
+s’aggraveraient, elle devrait se consacrer tout
+entière à son rôle de garde-malade. Or elle était
+beaucoup trop occupée de son amour pour ne
+pas souhaiter, au fond d’elle-même, ne pas en être
+distraite.</p>
+
+<p>Elle revint à son observatoire. Après la grande chaleur
+du jour, l’air était doux, apaisé, sous un ciel immuablement
+pur. Clarisse souffrit de ce calme qui
+correspondait si mal à ses sentiments. Déçue d’avoir
+si fort espéré Laurent, elle pensa lui écrire. Mais où
+pourraient-ils se voir ? Dans son inexpérience, elle
+inventa toutes sortes de projets, et elle les écarta les
+uns après les autres, comme irréalisables ou trop
+imprudents. Cependant sa volonté de lui fixer un rendez-vous
+était maintenant arrêtée.</p>
+
+<p>Elle aperçut Hubert qui traversait la place. Elle
+l’envia d’avoir passé la journée avec le jeune homme.
+Si elle osait interroger son mari, il pourrait lui donner
+de ses nouvelles. Mais saurait-il lui dire ce qui
+l’intéresserait ? N’importe. Elle résolut de lui poser,
+sous une forme ou sous une autre, une question sur
+Laurent… Toutefois la première parole fut dite par
+Hubert.</p>
+
+<p>— Comment va ton père ?</p>
+
+<p>Elle se rappela la maladie, soupira de l’avoir oubliée
+un instant, et répondit avec une mauvaise humeur
+qu’il attribua à ses appréhensions :</p>
+
+<p>— Toujours la même chose…</p>
+
+<p>— Eh bien alors ! filons prendre notre train…</p>
+
+<p>Dans le hall de la gare, tout à coup elle vit Laurent
+en compagnie de Desnouettes. Tandis que Hubert
+achetait des journaux, elle l’attira à l’écart. Sa mauvaise
+humeur avait complètement disparu.</p>
+
+<p>— Figurez-vous, dit-elle, que j’ai passé la journée
+en ville. J’espérais vous rencontrer peut-être…</p>
+
+<p>— Ah ! quel dommage…</p>
+
+<p>— Mais j’y reviens demain, pour quelques jours.</p>
+
+<p>Laurent enveloppa Clarisse de son regard séduisant
+et velouté. Il conservait de leur dernière entrevue
+à la Cômerie une image ardente. La passion
+de cette femme avait éveillé en lui des vibrations inconnues,
+et il en était demeuré surpris, ému. Son désir
+puisa des forces nouvelles dans ce souvenir.</p>
+
+<p>— Oui, fit-il de sa voix grave qui contrastait avec
+sa jeunesse, je veux vous revoir…</p>
+
+<p>— Quand ?</p>
+
+<p>— Demain.</p>
+
+<p>Clarisse ressentit un immense bonheur. Ce n’était
+plus le Laurent cruel dont elle avait souffert. Il dit :</p>
+
+<p>— J’irai chez vous…</p>
+
+<p>— Mais mon appartement est fermé : j’habiterai…</p>
+
+<p>— Raison de plus, nous y serons en sûreté.</p>
+
+<p>— Laurent, je ne sais…</p>
+
+<p>— Ne refusez pas, c’est entendu. J’irai chez vous,
+j’attendrai sur le palier que vous veniez me rejoindre.
+Vous m’ouvrirez… Seulement, l’ennui, c’est que ma
+présence au bureau est surveillée par le patron…
+Comment faire ? Eh bien ! à onze heures, il va à la
+Bourse, je pourrai m’échapper…</p>
+
+<p>Elle regardait sans rien dire l’étroite bouche amoureuse
+qui prononçait ces paroles et réglait en quelques
+mots son destin. Puisqu’il voulait arranger les
+choses de la sorte, elle ne demandait qu’à obéir. Lui
+se rengorgea. Il dit encore :</p>
+
+<p>— Et par quelle heureuse chance venez-vous en
+ville ?</p>
+
+<p>— Mon père est souffrant, bredouilla-t-elle.</p>
+
+<p>Hubert et Desnouettes les rejoignirent, puis, après
+quelques mots échangés, ils se séparèrent. Le mari et
+la femme gagnèrent leur train tandis que les deux
+jeunes gens en prenaient un autre. Dans le wagon,
+Hubert murmura, pour lui-même :</p>
+
+<p>— Je me demande où ils allaient tous les deux.</p>
+
+<p>Il déplia son journal et ajouta, toujours bourru :</p>
+
+<p>— Encore une aventure, probablement…</p>
+
+<p>Le journal était déplié : il ne vit pas le regard de
+haine que lui jeta Clarisse.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXIV</h2>
+
+
+<p>Lorsque Clarisse arriva au Bourg-de-Four le lendemain,
+on lui apprit que le malade avait passé une
+mauvaise nuit. Le médecin diagnostiquait une pneumonie.
+Elle voulut voir son père : elle fut frappée de
+l’aggravation de ses traits. Calé dans son lit avec des
+oreillers, il s’occupait à respirer, à soulever ce poids
+invisible qui pesait sur sa poitrine. Il était très congestionné,
+et, de temps en temps, une toux profonde
+le secouait comme un orage secoue le vieil arbre qu’il
+veut abattre.</p>
+
+<p>Quand elle sortit de la pièce où veillait désormais
+une garde, Clarisse ne put dissimuler son trouble à
+sa mère. Pourtant elle voulut se maîtriser et fit :</p>
+
+<p>— Attendons la consultation.</p>
+
+<p>Elle alla ranger ses affaires dans la chambre qu’on
+lui avait préparée. Pour la première fois, elle admit
+que peut-être la maladie de son père serait fatale.
+Son cœur se serra à l’idée de la douleur future. Et
+elle songea également que si elle était en grand deuil,
+il lui deviendrait bien difficile de rencontrer Laurent.
+Mais sitôt cette pensée formulée, elle la chassa
+avec horreur. Et puis elle se répéta que son père n’en
+était pas là, qu’elle était impressionnée par son aspect,
+mais qu’il était assez robuste… Cependant comme
+elle accrochait une robe dans l’armoire, elle se surprit
+à se demander : « Laurent trouvera-t-il que le noir
+me va bien ? » Alors, pour échapper à cette obsession
+sacrilège, elle retourna auprès de sa mère. M<sup>me</sup> Bourgueil
+larmoyait tant que, par contradiction, Clarisse
+vit tout à coup les choses sous un angle plus favorable.</p>
+
+<p>Elle pensa à son père qu’elle avait toujours connu
+si dominateur. Il lui sembla impossible qu’il ne pût
+dominer aussi la vie. Jusque-là il avait mené les
+événements à sa guise : pourquoi ne continuerait-il
+pas de même ? Elle avait de la peine à se représenter
+qu’une maladie aveugle fût plus forte que l’autorité
+paternelle. Et puis elle n’avait jamais eu de deuils
+rapprochés : elle ne considérait pas qu’elle put être
+frappée à son tour. Elle oubliait l’âge de ses parents :
+ou plutôt, à ses yeux, ils avaient toujours un âge
+vague, le même depuis qu’elle était toute petite. Elle
+ne se disait pas que son père était un vieillard parce
+que le fait d’être son père était plus important que
+tout le reste.</p>
+
+<p>« Papa… mourir… » L’hypothèse d’un désordre
+aussi inimaginable la frappait d’une grande crainte,
+comme si elle découvrait pour la première fois l’application
+d’un principe jusque-là théorique. Un
+pareil drame, semblait-il, ne pourrait demeurer isolé,
+mais en entraînerait d’autres, provoquerait le renversement
+des choses naturelles. Ce ne serait pas une
+disparition, mais un écroulement. Que devenir au
+milieu de ces ruines ?… Jimmy vint se frotter contre
+elle. Dans la frayeur instinctive qui l’envahissait
+devant une catastrophe qu’on ne pouvait mesurer,
+elle se sentit un peu rassurée que l’instinct de la bête
+ne fût pas ému, et que le chien affectât la même
+humeur satisfaite que la veille. Il bâilla en s’étirant,
+comme si rien ne menaçait. Elle se raccrocha à ce
+symptôme.</p>
+
+<p>Et puis, Clarisse ne voulait pas qu’il arrivât quoi
+que ce soit avant de revoir Laurent. Elle n’admettait
+pas que le sort lui arrachât sa proie juste
+au moment d’en jouir. Séparée du bonheur par
+peu d’heures seulement, il fallait y atteindre. Au
+fond, consentait-elle peut-être au pire s’il était
+vraiment inéluctable, mais il ne devait survenir
+qu’après. Sans qu’elle s’en doutât clairement, elle
+engagea avec la destinée une sorte de débat, de marchandage
+où elle posait ses conditions. Et elle tremblait
+qu’au dernier moment, une circonstance imprévue
+surgît qui l’empêchât de rejoindre le jeune
+homme. C’était à onze heures qu’il lui avait fixé son
+rendez-vous.</p>
+
+<p>— Maman, quand est la consultation ?</p>
+
+<p>— Ces messieurs viennent un peu avant onze
+heures.</p>
+
+<p>Voilà la circonstance imprévue ! Clarisse n’avait
+pas songé à cette coïncidence. Il lui était impossible
+d’aller au rendez-vous tandis que les deux médecins,
+ici, discuteraient du sort de son père. Assurément,
+elle n’assisterait pas à leur discussion. Mais il
+fallait qu’elle fût là, auprès de sa mère pour la soutenir
+durant l’attente et pour accueillir avec elle le
+résultat de l’examen. Comment la veille, à la gare,
+n’avait-elle pas pensé que sa présence serait indispensable
+au Bourg-de-Four ? C’est que, dès qu’elle avait
+aperçu Laurent, tout le reste avait disparu de son
+esprit. Il avait choisi l’heure et le lieu de rendez-vous,
+et elle les avait acceptés, obéissante et heureuse.</p>
+
+<p>Mais elle n’irait pas. Laurent l’attendrait en vain.
+Sans doute penserait-il d’abord qu’elle était en retard,
+et puis ensuite qu’elle avait oublié. Il la croirait
+menteuse, infidèle, peut-être. Il la maudirait…
+Et quand donc pourrait-elle expliquer te motif de
+son absence ? Si elle n’allait pas le rejoindre ce
+matin, ils seraient séparés pour longtemps. Et elle
+ne se trouvait qu’à quelques pas du bonheur ! Le
+visage aux yeux de velours qu’elle aimait remonta
+du fond de sa mémoire avec une expression de reproche
+mélancolique…</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil revint précipitamment au salon.</p>
+
+<p>— Comment va-t-il ? fit Clarisse d’une façon presque
+machinale.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil se jeta au cou de sa fille et éclata
+en sanglots. Une pensée affreuse traversa l’esprit de
+Clarisse.</p>
+
+<p>— Est-ce que…</p>
+
+<p>Mais sa mère, se mouchant et se remouchant,
+dit :</p>
+
+<p>— C’est ce souffle, ce souffle rauque qui me cause
+tant de peine !</p>
+
+<p>Alors Clarisse se fit honte à elle-même. Comment
+osait-elle songer à son amour au milieu de telles anxiétés ?
+Elle maudit sincèrement ce qu’elle appela
+sans hésitation son impiété filiale. Son père, elle l’aimait
+de tout son cœur. Elle l’admirait, elle le vénérait.
+Elle donnerait sa propre main droite à couper
+pour sauver sa précieuse existence. Cela, elle en était
+sûre… Dix heures sonnèrent à la pendule et elle
+songea qu’une heure plus tard… Mais elle n’irait pas.
+Non.</p>
+
+<p>— Tu es pâle, fit M<sup>me</sup> Bourgueil. C’est l’émotion.
+Et puis, il fait déjà si chaud ce matin. Tu devrais
+sortir.</p>
+
+<p>Clarisse secoua la tête pour refuser.</p>
+
+<p>— Je ne dis pas tout de suite, ajouta sa mère, mais
+plus tard, quand ces messieurs seront là. Cela ne
+sert à rien d’attendre pendant qu’ils examinent.
+Mieux vaut pour toi faire quelques pas, prendre de
+l’exercice. Je resterai.</p>
+
+<p>Clarisse secoua de nouveau la tête pour refuser…
+M<sup>me</sup> Bourgueil songeait à « ces messieurs » avec un
+espoir sans limites. Il lui semblait maintenant que
+cette consultation arrangerait tout, guérirait son
+mari, le rajeunirait de dix ans. D’avance elle parlait
+avec les formes les plus respectueuses des médecins
+qui allaient accomplir ce miracle. Dans son horreur
+instinctive des complications, des incertitudes et des
+grandes douleurs, un tel miracle lui paraissait la plus
+simple des solutions.</p>
+
+<p>Desnouettes arriva demander des nouvelles. On
+vit se dérouler, sur ses traits mobiles, l’intérêt, la
+compassion, l’espérance et un léger ennui. Lorsqu’enfin
+il fut renseigné, il entraîna Clarisse dans
+un coin du salon :</p>
+
+<p>— Avez-vous revu M<sup>me</sup> Gaillardoz ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Vous a-t-elle raconté quelque chose ?</p>
+
+<p>— Je ne l’ai pas revue, vous dis-je.</p>
+
+<p>— Alors, ma chère amie, vous ne savez rien ? Mon
+plan s’est écroulé, figurez-vous…</p>
+
+<p>— Quel plan ?</p>
+
+<p>— Ce serait trop long à vous expliquer ici. Qu’il
+vous suffise d’apprendre qu’il était basé sur une
+erreur psychologique. Je l’avoue, j’ai commis là une
+erreur psychologique.</p>
+
+<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
+
+<p>— Je renonce à Fanny, pardon à M<sup>me</sup> Gaillardoz.
+Et vous doutez-vous pourquoi ?</p>
+
+<p>On sonna. C’était le docteur accompagné de celui de
+ses collègues qui devait l’assister. Tous deux avaient
+des mines solennelles, rébarbatives même. Ils serraient
+les lèvres, ou répondaient par monosyllabes,
+préoccupés de ne pas commettre d’indiscrétions avant
+de s’être mis d’accord sur le cas qui leur était proposé.
+Personne d’ailleurs ne songeait encore à solliciter leur
+verdict. M<sup>me</sup> Bourgueil, très agitée, fit entrer « ces
+messieurs » dans le cabinet de travail de son mari, en
+attendant de les faire pénétrer dans sa chambre. Clarisse
+revint au salon.</p>
+
+<p>Desnouettes avait supporté avec impatience cette
+interruption. Sitôt remis en présence de son interlocutrice,
+il sourit et demanda :</p>
+
+<p>— Savez-vous pourquoi ?</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>— Pourquoi je renonce à M<sup>me</sup> Gaillardoz ?</p>
+
+<p>Clarisse fit un geste d’indifférence lassée. Il ne le
+comprit pas car il avait complètement perdu de vue
+ce qui se passait dans cet appartement. Scandant ses
+mots pour les faire ressortir l’un après l’autre, amusé
+déjà de l’effet considérable qu’il allait produire, il
+déclara :</p>
+
+<p>— Parce qu’il n’y a rien à faire. Fanny est la plus
+honnête des femmes…</p>
+
+<p>— En avez-vous jamais douté ? répondit Clarisse
+d’un air abattu.</p>
+
+<p>Tout à coup elle sursauta : onze heures sonnaient.
+Elle se leva sans faire attention au dépit de Desnouettes,
+elle mit son chapeau et se disposa à sortir.
+Desnouettes voulut l’accompagner.</p>
+
+<p>— Vous ne tenez pas à revoir maman ?</p>
+
+<p>— Non. Je craindrais d’être indiscret, répliqua-t-il.
+Je sors avec vous.</p>
+
+<p>— Je vais faire quelques pas sur la Treille.</p>
+
+<p>Elle espérait qu’il la quitterait en arrivant dans la
+rue. Mais il ne l’abandonna pas, et elle dut aller vers la
+Treille comme elle l’avait dit. Il lui tint des discours
+avantageux qu’elle n’entendit pas. Pensant à un
+autre, elle se répétait : « Il m’attend. » Et puis, l’heure
+passant, elle commença à détester Desnouettes, sa
+prétention et son bavardage. Enfin elle ne put supporter
+davantage de perdre un temps si précieux. Elle
+l’interrompit au milieu d’une phrase, lui tendit la
+main et le planta là en disant :</p>
+
+<p>— Pardonnez-moi de vous quitter, mais j’ai une
+course pressée…</p>
+
+<p>Elle était déjà partie qu’il balbutiait :</p>
+
+<p>— Mais je ne veux pas vous retenir, chère amie.</p>
+
+<p>Elle se hâta jusqu’à la rue de l’Hôtel de Ville. Elle
+franchit la porte cochère de sa maison : justement
+le concierge n’était pas là. Elle gravit l’escalier aussi
+vite que possible. Sur le palier, Laurent l’attendait.
+Elle ne lui dit rien, mais elle ouvrit la porte d’une main
+tremblante qui fit sonner la clef dans la serrure, elle
+entraîna le jeune homme, et referma le battant derrière
+lui. Enfin, ils étaient seuls, libres, et rien
+n’existait plus au monde qu’eux-mêmes.</p>
+
+<p>— Suivez-moi, dit-elle.</p>
+
+<p>Ils gagnèrent le salon où tous les meubles étaient
+recouverts de housses. Instinctivement ils marchaient
+sur la pointe des pieds pour éviter les craquements
+du parquet sans tapis. Dans la pénombre
+flottaient des rayons de clarté, horizontaux, dardés
+du dehors. Comme Laurent traversait une de ces
+zones étroites de lumière, Clarisse l’arrêta pour mieux
+revoir, inondé de soleil, ce visage dont elle ne pouvait
+se passer. Elle murmura :</p>
+
+<p>— Il est venu. Il m’a dit qu’il viendrait, et il est
+venu…</p>
+
+<p>Le jeune homme se tenait debout, ébloui et
+docile. Qui donc s’interposerait entre eux ? Personne.
+Nul événement ne viendrait les séparer. Il
+était à sa disposition et sous sa loi.</p>
+
+<p>— Te rappelles-tu, s’écria-t-elle avec une gaieté
+fébrile, le salon de la Cômerie, la première fois où
+je t’y ai mené ? Nous étions déjà parmi des meubles
+recouverts de housses…</p>
+
+<p>Il rit comme elle, mais de son petit rire brusque qui
+n’exprimait pas la gaieté, puis s’approcha.</p>
+
+<p>— Allons dans ta chambre…</p>
+
+<p>— Attends.</p>
+
+<p>Pourquoi se hâter ? Le temps était aboli. Il fallait
+savourer le bonheur d’être ensemble. Elle reprit,
+d’une voix sérieuse cette fois :</p>
+
+<p>— Et te rappelles-tu le jour où tu es venu ici me
+rendre visite, le jour où nous avons eu notre premier
+tête-à-tête. Comment pouvais-je savoir que cet enfant
+intimidé deviendrait celui qui…</p>
+
+<p>Elle arrêta sa périphrase et dit, d’un mot net :</p>
+
+<p>— … mon amant.</p>
+
+<p>Il l’entoura de ses bras, elle devina sa prière, mais
+elle ne voulut pas l’exaucer tout de suite.</p>
+
+<p>— Ainsi, reprit-elle, tu reviens en maître dans cette
+maison, je t’ouvre la porte, je te livre ce que je
+possède, tout ce qui est moi-même. Je ne veux rien
+retenir, rien te cacher. Règne sur ma vie, elle t’appartient…</p>
+
+<p>Assise sur un canapé, elle fit asseoir Laurent à ses
+pieds. Elle mit ses deux mains sur sa tête adolescente,
+les doigts passés dans ses cheveux noirs, comme pour
+l’attacher à elle. Elle continua, sur un ton impudique
+à la fois et raisonnable :</p>
+
+<p>— J’ai été folle de me priver de toi. Je ne veux plus.
+Je ne chercherai pas de bonheur autre part qu’en toi.
+Je n’aurai plus avec toi ni scrupules, ni réticences.
+Dès que tu le voudras, j’accourrai, je me mettrai
+à ta disposition, je serai comme une chose obéissante
+entre tes mains, comme tes gants, tiens, que tu
+reprends ou que tu jettes, et trop heureuse d’être
+choisie par toi. Tout, de toi, m’est nécessaire, ton
+être physique dont je connais la beauté, et ton âme
+qui a été si cruelle mais sans le vouloir peut-être, et
+dont je raffole jusque dans ses injustices, parce que
+ces injustices, c’est encore toi. Pardonne si je te parle
+avec maladresse : je ne sais pas encore bien dire
+combien je t’aime, mais je sais profondément que
+je t’aime.</p>
+
+<p>Ces paroles, Clarisse les prononçait délibérément,
+pour les affirmer dans cette pièce où elle avait vécu
+de si longues années et où elle avait été si différente.
+Il lui sembla renoncer plus complètement à son ancienne
+personnalité en la désavouant ici-même. Son
+passé, elle s’en défaisait ainsi que d’un vêtement trop
+lourd et trop laid. Elle n’ignorait pas l’étendue de sa
+trahison, elle ne méconnaissait pas qu’elle mentait
+à tout le monde, sauf à Laurent. Mais elle était
+entraînée par la logique charnelle de sa passion. Elle
+jeta un défi aux meubles, aux rideaux, aux murs.
+Oui, elle avait admis le jeune homme en ce lieu qui
+aurait dû lui être sacré, au cœur même de son existence,
+et elle le conduirait plus loin encore.</p>
+
+<p>Parce que rien d’autre ne valait à ses yeux que lui.
+Le reste, son mari, sa famille, sa dignité personnelle,
+la considération dont elle bénéficiait — le reste se
+décolorait, s’évanouissait dès qu’il était là, et il
+demeurait seul éclairé, comme tout à l’heure lorsqu’il
+était debout dans le rayon de soleil. Nul raisonnement,
+nul prêche, nulle menace ne l’aurait ébranlée :
+pour elle, un être unique était tout le réel. Personne
+au monde ne lui avait jamais procuré ce saisissement
+de bonheur que lui communiquait Laurent
+par sa seule présence. Et cet être, qu’elle adorait, elle
+l’avait à ses pieds, ardent mais soumis, et elle allait
+se donner à lui. Naguère il avait échappé à sa sollicitude,
+il l’avait rendue malheureuse, et puis, tout
+à coup, elle l’avait capturé. Il n’était plus rétif, dédaigneux
+ou inconstant. Elle s’émerveilla d’atteindre
+enfin à cette minute où leurs deux désirs s’accordaient,
+se mariaient dans une pareille intensité. Alors, toute
+la joie humaine qui fût possible l’envahit comme une
+fête. Elle se pencha vers Laurent qui levait vers elle
+sa bouche humide, et elle lui dit :</p>
+
+<p>— Viens…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Laurent s’accouda près d’elle et, d’une voix
+changée, d’une voix redevenue habituelle et normale,
+murmura :</p>
+
+<p>— Te rappelles-tu la lettre que tu m’as fait écrire
+à mes parents ? J’ai reçu ce matin la réponse de mon
+père… Il me rappelle à Nîmes.</p>
+
+<p>Engourdie, le cerveau vague, elle ne saisit pas ce
+qu’il disait. Il répéta sa phrase.</p>
+
+<p>— Eh bien, demanda-t-elle, qu’allez-vous faire ?</p>
+
+<p>Il hésita, baissa les yeux, détourna la tête. Alors
+elle comprit, ses idées se précisèrent, et au bout d’un
+long moment, elle dit, pour elle-même :</p>
+
+<p>— Je savais bien qu’il s’en irait.</p>
+
+<p>Il était vraiment irrésolu. Quel dommage de quitter
+cette femme au moment même où elle lui plaisait le
+mieux ! D’un autre côté, la lettre de Nîmes lui avait
+porté l’accent impératif de son père, auquel il n’avait
+jamais résisté. De quel prétexte oserait-il colorer un
+refus ? D’ailleurs, la question se posait-elle ? Son
+père avait écrit en même temps à M. Damien, et
+celui-ci n’aurait aucune raison de le garder dans sa
+banque. Rester seul à Genève ? Ce serait bien suspect.
+Et son père renouvellerait son ordre bien vite,
+n’hésiterait pas à lui couper les vivres, ou viendrait
+lui-même le chercher.</p>
+
+<p>Ces réflexions de Laurent, Clarisse les refit pour
+son compte. Elle vit combien il serait difficile d’éluder
+les injonctions de M. Fabre-Gilles.</p>
+
+<p>— Pourquoi exige-t-il votre retour ?</p>
+
+<p>Laurent fut surpris, vexé même du calme apparent
+de Clarisse. Il avait redouté une crise de larmes, mais
+il lui en voulut de trouver son départ tout naturel.
+De nouveau son éternelle défiance, née d’une sécheresse
+de cœur qui augmentait dès que son ardeur
+sensuelle était satisfaite, l’inclina à soupçonner la
+sincérité de Clarisse.</p>
+
+<p>— Il veut que j’assiste au mariage d’une de mes
+cousines, répondit-il… Et puis, il croit que je ne
+travaille pas beaucoup ici… Il se plaint de ne pas
+recevoir assez de mes nouvelles…</p>
+
+<p>— Pourtant, mon mari l’a toujours renseigné…</p>
+
+<p>— Justement. Dieu sait ce qu’il lui aura raconté.</p>
+
+<p>Désireux d’inquiéter Clarisse, il ajouta, l’observant
+par en dessous :</p>
+
+<p>— Ton mari se doute peut-être de quelque chose…</p>
+
+<p>— Peut-être, fit Clarisse, le cœur serré d’une
+mortelle angoisse.</p>
+
+<p>Elle lui dit l’histoire de la lettre ramassée à sa place.
+Il s’emporta contre l’indiscrétion d’Hubert, mais dut
+avouer que son indiscrétion, en mettant son frère
+au courant, avait été pire encore. Envisageant les
+conséquences que pourrait avoir sa « bêtise », il eut
+peur. Une sueur froide lui vint à l’idée d’être chassé,
+ou provoqué, ou sévèrement puni — il ne savait au
+juste. Sans rien dire, il rumina ces réflexions tardives.</p>
+
+<p>— Vous le voyez, reprit Clarisse du même ton
+égal qui dissimulait son anxiété, mon honneur, ou
+plutôt l’idée que les autres se font de mon honneur
+est entre vos mains, ainsi que la dignité de mon mari,
+le repos de toute une famille, le respect dû à mon
+nom. Je veux conserver notre amour secret. Promettez-moi
+le silence sur tout ce qui s’est passé entre
+nous…</p>
+
+<p>— Je n’aurais jamais osé lever les yeux sur toi,
+j’en suis certain. C’est toi-même qui m’as attiré…</p>
+
+<p>— Taisez-vous, fit-elle brusquement, et promettez.
+Je sais bien que je suis la seule responsable. Vous
+n’êtes qu’un enfant.</p>
+
+<p>— Oui, répondit-il, je te le promets.</p>
+
+<p>Et il parut soulagé par cet engagement qu’ils
+prenaient tous les deux. Il entoura Clarisse de ses
+bras, et, plus vivement :</p>
+
+<p>— Et puis, j’ai oublié de te dire encore ceci : mon
+père me parle de son associé qui va faire un voyage
+d’affaires au Japon, et il me laisse entendre que je
+l’accompagnerais peut-être comme secrétaire…</p>
+
+<p>L’idée de ce grand voyage le consolait un peu.
+Clarisse le félicita, et il fut de nouveau agacé par sa
+résignation. Il s’écria :</p>
+
+<p>— Mais je n’ai pas encore décidé de partir. Je puis
+rester ici, demeurer avec toi.</p>
+
+<p>Elle porta la main à son cœur qui la faisait souffrir.
+Elle savait bien qu’il partirait, et cette protestation
+inutile soulignait le caractère irrémédiable de leur
+séparation. Ils n’avaient plus que quelques semaines,
+ou que deux semaines, ou qu’une semaine peut-être,
+à vivre dans le même endroit de la terre. Laurent
+vit sur sa figure tirée qu’elle avait mal, et il se rasséréna.
+Il voulut l’embrasser, en récompense, mais
+elle l’écarta :</p>
+
+<p>— Quand vous faudrait-il quitter Genève ?</p>
+
+<p>— Je dois être à Nîmes dans cinq jours déjà, à
+cause du mariage.</p>
+
+<p>Elle se leva, fit quelques pas, s’arrêta, considéra
+devant elle son grand malheur. Tout à coup elle se
+retourna :</p>
+
+<p>— Depuis quand le savez-vous ?</p>
+
+<p>— Depuis lundi.</p>
+
+<p>— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?</p>
+
+<p>— Hier, je n’ai pas eu le temps. Aujourd’hui
+je n’ai pensé qu’à toi… Ce n’est qu’après que j’ai
+songé à cette mauvaise nouvelle… Et puis, je ne
+voulais pas gâter notre amour.</p>
+
+<p>— Vous avez bien fait.</p>
+
+<p>Elle souffrait tant qu’il lui fallut s’asseoir. Laurent
+comprit enfin qu’elle n’était pas insensible et que son
+apparente résignation n’était due qu’à un effort
+courageux pour ne pas se laisser abattre.</p>
+
+<p>— Comme tu es pâle…, fit-il avec une légère
+inquiétude.</p>
+
+<p>— Croyez-vous que je vous aime ? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>— Mais oui, j’en suis certain. Et moi, je t’adore…</p>
+
+<p>Il pensa qu’elle allait s’évanouir. Sa figure, cette
+figure si douce, si raisonnable d’expression, était
+toute blanche et torturée. Il réfléchit qu’ils étaient
+seuls dans l’appartement des Damien : s’il arrivait
+quelque chose à Clarisse, il devrait chercher de l’aide,
+et ce serait tout trahir, le scandale éclaterait. Quelle
+imprudence, pensa-t-il, d’être venus dans cet appartement !
+Il entrevit la rage de M. Damien, la colère
+terrible de son père. Alors, d’une voix haletante,
+il cria :</p>
+
+<p>— Clarisse !</p>
+
+<p>Elle rouvrit les yeux, et parvint à dominer sa
+souffrance. Elle lui dit :</p>
+
+<p>— Allez me chercher un peu d’eau… Les verres
+sont dans l’armoire de la salle à manger. Le robinet
+est à la cuisine.</p>
+
+<p>Il s’empressa, tourmenté par l’idée d’un malheur
+et des conséquences qu’il aurait pour lui. Elle but le
+verre d’eau et parut mieux.</p>
+
+<p>— Vous rappelez-vous, dit-elle avec un cruel sourire,
+je vous ai prévenu à la Cômerie que vous
+m’oublieriez.</p>
+
+<p>Son sourire disparut et d’un air dur elle ajouta :</p>
+
+<p>— Voici le moment.</p>
+
+<p>Il voulut protester, elle l’interrompit :</p>
+
+<p>— Ou si vous gardez mon souvenir, vous le confondrez
+bien vite avec d’autres.</p>
+
+<p>Elle considéra Laurent et songea qu’elle, du moins,
+ne l’oublierait jamais. Elle fixa dans sa mémoire tous
+les détails de sa personne, afin de les conserver le plus
+longtemps possible. Dès qu’ils seraient séparés, elle
+ne posséderait plus que cette image, destinée à pâlir.
+Lui, cependant, sans s’apercevoir qu’il révélait sa
+fatuité égoïste, expliqua :</p>
+
+<p>— Je serai toujours fidèle à ton souvenir, parce que,
+comprends-tu, si j’ai connu avant toi d’autres
+femmes, tu es la première qui m’ait inspiré quelque
+chose que j’ignorais. Je ne connaissais que le plaisir,
+tu m’as raffiné, comment dire ? tu m’as fait sentir
+certaines complications. Tu n’es pas la première
+venue, tu es une honnête femme qui t’es donnée à
+moi. Tu as fait des sacrifices pour moi. Pour moi !…
+Eh bien, tout cela est considérable, c’est une date dans
+ma vie. Désormais…</p>
+
+<p>Il s’arrêta, il vit bien qu’il allait la blesser en
+évoquant l’avenir, l’avenir où elle ne serait plus.</p>
+
+<p>— Je ne sais si je vous ai appris quoi ce soit,
+Laurent. Ou bien alors ce fut involontaire. Mais je
+vous ai aimé. Voilà qui est exceptionnel.</p>
+
+<p>Il fit un geste, pour protester qu’il rencontrerait
+encore beaucoup d’autres passions. Elle devina ses
+pensées et ajouta :</p>
+
+<p>— Pas une ne vous aimera comme moi. Peut-être
+le verrez-vous un jour…</p>
+
+<p>Il l’écoutait mal, le regard perdu au loin. Clarisse
+pressentit que leur liaison avait éveillé chez
+le jeune homme la curiosité inextinguible de l’amour,
+un besoin de liaisons nouvelles, et ce que Desnouettes
+appelait, d’un mot pédant qui la choquait,
+l’instinct polygamique. Alors que sa passion,
+à elle, la consacrait à un seul être, la sienne le
+précipitait vers tous les autres. A peine avait-il joui
+d’un sentiment qu’il l’abandonnait, qu’il aspirait à
+des émotions nouvelles, agité par l’ardeur au gaspillage
+de sa prodigue jeunesse. Clarisse avait espéré
+le posséder pour toujours, mais elle n’avait fait que
+le préparer ; son chagrin annonçait le bonheur de
+celles qui lui succéderaient. Pour Laurent, elle n’était
+qu’une heure, intense et brève, et il était pour elle
+toute sa vie. A l’instant même où ils s’étaient enfin
+accordés, le destin les séparait, la rejetait en arrière,
+et lui en avant.</p>
+
+<p>Elle l’attira, elle l’embrassa avec une longue et
+tendre insistance. Elle se dit que ces yeux de velours
+seraient baisés, après elle, par tant d’autres femmes
+qu’elle ignorait ; que ces lèvres étroites diraient encore
+des mensonges et des promesses, mais qu’elle ne
+les entendrait plus ; et que le bien-aimé vivrait d’innombrables
+nuits d’amour où elle ne serait pas.</p>
+
+<p>— Dire, s’écria Laurent, que je t’ai crue sévère et
+prude !</p>
+
+<p>— Moi, je vous croyais timide et romanesque.</p>
+
+<p>— Nous nous sommes donc trompés l’un l’autre.</p>
+
+<p>— Oui, nous nous sommes aimés en nous jugeant
+différents. C’est maintenant que nous nous reconnaissons.</p>
+
+<p>— Austère, toi ? Mais tu es une maîtresse délicieuse…</p>
+
+<p>Elle lui mit la main sur la bouche. Alors il voulut
+l’étreindre, réveiller son désir. Mais Clarisse lui
+échappa.</p>
+
+<p>— Ne me retirez pas ma force.</p>
+
+<p>Il la pressa de lui accorder de nouveaux rendez-vous
+avant son départ.</p>
+
+<p>— Certes, s’écria-t-elle avec une expression poignante.
+Ce ne sont pas encore nos adieux… Retrouvons-nous
+ici bientôt, demain…</p>
+
+<p>— C’est cela. Nous passerons l’après-midi ensemble ?</p>
+
+<p>— Oui, une longue après-midi… Mais quittons-nous.
+Je vous écrirai ce soir pour vous le confirmer.</p>
+
+<p>Elle l’accompagna sur le palier. A l’instant de partir,
+il eut un remords obscur. Il lui dit :</p>
+
+<p>— N’oublie pas de m’écrire ; je veux une lettre
+d’amour de toi… Et puis, tu sais, je reviendrai de
+Nîmes, je te retrouverai. Nous vivrons encore beaucoup
+d’heures dans les bras l’un de l’autre.</p>
+
+<p>— Bien sûr, fit-elle.</p>
+
+<p>Elle l’écouta qui descendait l’escalier, qui passait
+sous la voûte. Le bruit de ses pas s’éteignit. Elle
+rentra mettre de l’ordre dans l’appartement. Puis
+elle descendit à son tour.</p>
+
+<p>Dans la rue, qui lui parut étrangement vide, elle
+regarda sa montre : une heure et demie. Alors
+elle se souvint brusquement de son père qui était
+malade, de son mari, de sa mère, de Desnouettes, du
+petit chien de sa mère, de sa vie enfin, et elle se hâta,
+en proie à une stupéfaction et à une angoisse inexprimables.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXV</h2>
+
+
+<p>— D’où viens-tu ? s’écria sa mère quand elle la
+vit paraître.</p>
+
+<p>— J’ai été faire quelques pas, comme vous me
+l’aviez conseillé, et puis, je ne sais… je me suis
+trouvée indisposée. Oui, j’ai dû entrer chez un pharmacien…
+je vous expliquerai.</p>
+
+<p>— Comme tu es pâle, dit Hubert qui était survenu
+au coup de sonnette.</p>
+
+<p>— Mais oui, tu es défaite, gémit M<sup>me</sup> Bourgueil.</p>
+
+<p>— Ce n’est rien, cela passera. La consultation ?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Bourgueil secoua la tête et d’une voix basse :</p>
+
+<p>— Ton père est très mal.</p>
+
+<p>— Mon Dieu…</p>
+
+<p>— Oui, la pneumonie s’est aggravée. La garde a
+fait des piqûres de caféine. Par moments il délire.</p>
+
+<p>— Je veux le voir.</p>
+
+<p>— Prends garde, mon enfant, les médecins ont recommandé
+le repos le plus absolu. Il ne faut pas lui
+parler trop longtemps ni lui donner la moindre
+secousse.</p>
+
+<p>Clarisse s’écarta de son mari et de sa mère sans
+répondre et entra chez M. Bourgueil. Quand elle
+fut dans cette chambre où planait peut-être la mort,
+quand elle vit son père si manifestement épuisé, elle
+ne sut résister davantage à ses émotions. Elle
+avait été forte tant qu’elle avait pu, mais maintenant
+elle cessait de pouvoir. Elle tomba sur un fauteuil,
+les yeux dilatés.</p>
+
+<p>Elle ne distinguait pas ce qui la faisait le plus
+souffrir. Quoi, son père allait disparaître ? Et Laurent
+s’en aller ? Celui qu’elle vénérait depuis sa petite
+enfance vivait peut-être ses dernières heures. Quant
+à l’autre… Ils la quitteraient tous deux pour toujours.
+Elle revit soudain son père à Chamonix,
+vingt ans auparavant. Il l’avait menée à la Mer
+de glace. Il n’aimait pas la nature alpestre, et
+il avait passé tout le trajet à lui faire remarquer
+ce qu’il appelait les laideurs du paysage. Mais
+elle avait été surtout frappée de son pantalon
+à carreaux de couleur, si différent des vêtements
+noirs sous lesquels elle le voyait toujours… Jusqu’à
+dix-huit ans, elle n’était que bien rarement
+entrée dans sa bibliothèque : quand elle venait l’y
+trouver, il ne répondait pas tout de suite et continuait
+à écrire, puis il levait un regard courroucé derrière
+les lunettes d’écaille qu’il mettait pour travailler.
+Une même appréhension, quoique bien atténuée,
+l’accompagnait encore maintenant quand elle pénétrait
+dans la pièce redoutable, où les livres superposés
+lui faisaient, comme autrefois, l’effet de murailles
+et de retranchements… Le jour de son mariage
+au retour de l’église, son père l’avait entraînée à
+l’écart, et avait parlé avec une douceur inaccoutumée :
+il lui avait si affectueusement exprimé son regret
+de la voir quitter la maison, qu’elle en avait eu les
+larmes aux yeux… Aujourd’hui, c’était lui qui partait.</p>
+
+<p>— Papa…, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>Mais tandis que les docteurs délibéraient sur lui,
+elle avait été rejoindre son amant. S’il avait expiré
+durant son absence ! Malheureuse, qui déserte son
+devoir filial… Quand il ne serait plus là, qui donc
+le remplacerait ? Ce n’était pas avec son mari qu’elle
+pourrait dorénavant s’entendre. Sa mère était trop
+bonne, trop faible pour la comprendre et l’assister.
+Son père, si impitoyable qu’il semblât, l’aurait mieux
+comprise. Pourquoi n’avait-elle pas forcé son attention,
+réclamé son secours. Maintenant, il était trop
+tard, et elle était toute seule… Et puis, l’idée revenait
+la déchirer qu’elle avait abandonné son poste
+pour suivre sa passion.</p>
+
+<p>— Papa, dit-elle.</p>
+
+<p>Tout ce qu’elle avait, depuis trois heures, éprouvé
+de doux, de poignant, d’amer, de honteux, d’atroce,
+tournait dans sa poitrine, et elle aurait voulu s’en
+débarrasser avec ses doigts, avec ses ongles, et livrer
+au jour le lamentable bonheur de son existence.</p>
+
+<p>— Papa…</p>
+
+<p>M. Bourgueil ouvrit les yeux, la découvrit. Il parut
+heureux qu’elle fût là, puis, d’une voix faible mais
+qui gardait son accent décisif :</p>
+
+<p>— Ne le dis pas à ta mère… je suis perdu.</p>
+
+<p>— Ce n’est pas vrai, s’écria Clarisse. Vous vivrez.
+Que ferais-je sans vous ? Tenez, il faut que je vous
+raconte… Écoutez-moi…</p>
+
+<p>Il poussa vers elle une main maigre dont elle s’empara,
+et il répondit :</p>
+
+<p>— Tu as toujours été une bonne fille, Clarisse.</p>
+
+<p>Elle pleurait, rompue d’émotion. Il ajouta avec
+un peu d’impatience :</p>
+
+<p>— Je suis très fatigué, laisse-moi dormir.</p>
+
+<p>— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, répéta Clarisse
+en sanglotant.</p>
+
+<p>Il avait fermé les yeux et son visage aveuglé revêtait
+une expression mystérieuse, impassible, d’une
+sublime indifférence, comme s’il renonçait désormais
+au droit de prendre parti entre les hommes et de les
+juger. Lui qui, tout le long de sa vie, avait recherché
+ce qui était juste et dénoncé le crime avec une violence
+qu’on n’attendait pas d’un historien, il s’abstenait
+au moment où la cause intéressait sa famille.
+La chair de sa chair criait vers lui pour s’accuser et
+il ne l’entendait pas.</p>
+
+<p>— Papa !</p>
+
+<p>Il ne bougea pas ; son souffle soulevait difficilement
+sa poitrine amaigrie. Clarisse ne serait ni absoute,
+ni condamnée. Elle se leva, céda la place à la
+garde-malade qui apportait une boisson chaude, et
+elle gagna le salon. « Je reviendrai », pensa-t-elle.</p>
+
+<p>— Hubert est retourné au bureau, fit M<sup>me</sup> Bourgueil.
+Il sera ici dans deux heures.</p>
+
+<p>Jimmy sortit de dessous un meuble où le confinait
+l’hostilité générale. Il reconnaissait Clarisse dont il
+avait flairé la veille l’optimisme analogue au sien. Il
+s’avança vers elle et sauta en jappant pour lui lécher
+les mains. Clarisse le repoussa. Il revint à la charge,
+sans comprendre. Alors elle le prit par le collier et lui
+donna une tape sur la tête, brutalement. Le chien
+se sauva en geignant à son tour.</p>
+
+<p>— Ton père, fit M<sup>me</sup> Bourgueil, m’a longuement
+parlé de toi, cette nuit, durant son insomnie…</p>
+
+<p>— Qu’a-t-il dit ?</p>
+
+<p>— Il t’aime beaucoup, tu le sais. Il se faisait des
+reproches de ne pas t’avoir assez témoigné cette affection.
+Sous des dehors autoritaires, il est très scrupuleux.
+Si tu l’avais vu se tourmenter à mon sujet, au
+tien. C’est en vain que je voulais le rassurer, il continuait.
+Ah ! vois-tu, ce besoin de se mettre en règle
+avec nous, j’ai compris que c’était un adieu… Depuis
+il est plus calme…</p>
+
+<p>— J’aurais voulu lui parler encore, lui demander
+conseil, m’accuser à mon tour et combien plus légitimement !</p>
+
+<p>— Ne trouble pas sa sérénité. Les médecins ne
+veulent aucune agitation autour de lui.</p>
+
+<p>« Je suis une fille indigne », songea Clarisse. Mentir
+aux autres, à sa mère, à Hubert, à Desnouettes,
+elle s’y résignait parce qu’elle devinait que c’était
+l’obscure et cruelle nécessité de la vie en commun.
+Mais mentir à celui qui était sur le seuil de la mort !
+Dissimuler à ce père loyal, au moment suprême, la
+réalité de son cœur ! Ainsi, il emporterait d’elle une
+image inexacte. Et lorsqu’il entrerait dans la grande
+vérité, il saurait qu’elle l’avait trompé. C’eût été
+plus respectueux de lui raconter son rendez-vous.</p>
+
+<p>Ces idées troublèrent par leurs exagérations son
+cerveau fatigué. Elle se leva pour retourner chez son
+père et tout lui dire. Mais elle retomba assise, songeant
+aux recommandations de M<sup>me</sup> Bourgueil. Elle
+n’avait pas le droit d’interrompre sa paix par le récit
+de sa propre misère. Il était trop tard. Le malade
+n’était déjà plus accessible, mais retiré, suspendu au-dessus
+de l’existence courante, et les rumeurs des
+hommes ne lui parvenaient que de loin.</p>
+
+<p>Gaillardoz vint prendre des nouvelles. Clarisse fut
+réconfortée par sa présence. Sa confiance pour ce gros
+honnête homme redoubla. Elle lui dit :</p>
+
+<p>— Quand un être qu’on aime est très mal, on voudrait
+qu’il n’y ait entre lui et vous aucun secret, aucun
+remords. Mais souvent il est trop tard pour s’expliquer…</p>
+
+<p>Gaillardoz la regarda sans comprendre. Mais il vit
+ses yeux agrandis, ses lèvres tremblantes.</p>
+
+<p>— Vous êtes malheureuse, Clarisse ?</p>
+
+<p>— Très malheureuse.</p>
+
+<p>— Vous vous faites des reproches que vous exagérez,
+j’en suis sûr…</p>
+
+<p>— Non, je ne les exagère pas. Les reproches que
+je m’adresse sont fondés.</p>
+
+<p>— Nous sommes tous pécheurs.</p>
+
+<p>— Ah ! fit-elle d’une voix ardente, le pire, c’est
+d’être coupable…</p>
+
+<p>Il lui prit la main avec une extrême bonté. Il était
+le seul à avoir deviné, une ou deux fois déjà, que sa
+cousine n’était peut-être pas si simple qu’on le croyait
+communément. Il ignorait ce qu’elle dissimulait,
+mais il pressentait qu’elle dissimulait quelque chose.
+Sous ce chagrin filial, il sentit une douleur d’un autre
+ordre.</p>
+
+<p>— Vous souffrez, Clarisse, et lorsqu’on souffre on
+mérite toujours d’être pardonné.</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules et s’essuya les yeux avec
+colère. Lorsqu’ils se furent quittés, ils songèrent tous
+deux que jamais ils ne s’étaient parlé si sincèrement.</p>
+
+<p>— Ne veux-tu pas manger quelque chose ? vint
+dire M<sup>me</sup> Bourgueil. Tu sais que tu n’as pas déjeuné.
+Il ne faut pas te rendre malade.</p>
+
+<p>Clarisse écarta cette offre sans la discuter, et demanda
+des détails sur la consultation. Elle voulait
+tout savoir, de façon à combler dans son esprit le
+vide qu’y avait laissé son absence au moment essentiel.</p>
+
+<p>— Ce qui a frappé ces messieurs, ajouta M<sup>me</sup> Bourgueil,
+c’est la rapidité du mal.</p>
+
+<p>Ainsi, pensa Clarisse, un coup si cruel peut être
+porté brusquement. Quelle injustice ! Et soudain elle
+crut en voir la raison. Si son père était tombé malade,
+n’était-ce pas à cause de la faute qu’elle avait
+commise ? S’il allait peut-être mourir, était-ce parce
+qu’elle était adultère ? Elle s’efforça de chasser cette
+idée, en la qualifiant d’absurde, mais elle revint hanter
+comme une obsession son esprit tourmenté. Gaillardoz
+lui avait parlé de pardon. Ce n’était pas la
+seule hypothèse possible : il y avait celle du châtiment.
+Du fond de son éducation austère monta l’écho
+de la colère divine qui se répercute et frappe de
+côté et d’autre. Elle se rappela ce dimanche matin, à
+la Cômerie, où la liturgie lui était apparue avec
+toutes ses significations, et où elle avait frémi à l’antique
+sévérité du Décalogue… Elle avait pensé se
+protéger contre les hommes en dissimulant son amour.
+Mais elle avait oublié Dieu, auquel on ne peut mentir,
+qui voit tout, et qui punit. Il serait donc possible
+que, pour avoir transgressé la loi, elle fût atteinte
+dans la personne de son père ? Ainsi sa tendresse
+filiale souffrirait à cause de l’autre tendresse. Non,
+non, ce serait trop injuste et Gaillardoz avait raison :
+quand on est malheureux, on est pardonné.</p>
+
+<p>— J’ai oublié de te dire, fit M<sup>me</sup> Bourgueil, que le
+pasteur Lachault est venu pendant ton absence.</p>
+
+<p>— Ah ? Qu’a-t-il dit ?</p>
+
+<p>— Il a longtemps causé avec ton père. Après il
+est venu me trouver. Malgré son intention visible de
+me réconforter, ses yeux, sa voix demeuraient impitoyables.
+Même sa compassion me glaça. Il a terminé
+en me répétant : « Que la volonté du Seigneur soit
+faite… » Bien sûr, je m’incline. Tu me connais, Clarisse,
+je ne suis pas une révoltée. Mais il est permis
+d’espérer que cette volonté divine nous épargnera
+un grand malheur.</p>
+
+<p>Toutefois la Providence équilibrait peut-être le mal
+et le bien dans les destinées, pour racheter l’une par
+l’autre. L’hypothèse s’imposa de nouveau à Clarisse,
+dans sa rigueur biblique : ainsi, pensa-t-elle, elle aurait
+déchaîné elle-même ce malheur qui épouvantait
+sa mère. Elle se débattit contre une conclusion si
+inhumaine. Depuis plusieurs heures, elle était
+poursuivie de sentiments contradictoires, hantée
+d’émotions violentes. Les événements dont elle était
+responsable et ceux qui étaient plus forts que sa
+volonté s’entrechoquaient autour d’elle, se mêlaient
+et, d’un instant à l’autre, changeaient d’aspect, de
+couleur, de signification. L’horreur d’avoir été infidèle
+et parjure revint l’envahir tout entière. Comment,
+elle avait livré son être, et toute sa chair chrétienne
+à des caresses étrangères, et elle y avait pris un immonde
+plaisir ! Comment, dissimulant son impudeur
+sous de vertueuses paroles, elle avait entraîné dans
+le crime un adolescent qu’on lui avait confié, et qui
+était souillé maintenant, souillé par elle et les sales
+délices qu’elle lui avait prodiguées…</p>
+
+<p>— Mais non ! s’écria Clarisse tout haut.</p>
+
+<p>— Hélas ! fit M<sup>me</sup> Bourgueil qui ne cessait de penser
+à son mari, peut-être…</p>
+
+<p>Clarisse se couvrit la figure de ses mains. « Mon
+Dieu, pria-t-elle, si tu veux me punir, ne me punis
+pas sur un autre, mais sur moi. »</p>
+
+<p>On sonna. M<sup>me</sup> Bourgueil, que l’inquiétude poussait
+au mouvement, ne put s’empêcher d’aller dans
+l’antichambre recevoir les nouveaux arrivants. C’étaient
+les Henri Bourgueil. Clarisse entendit un
+dialogue confus, puis au bout de quelques minutes,
+cette phrase de sa tante :</p>
+
+<p>— Oui, il a remis son départ à la fin du mois.</p>
+
+<p>Elle dressa l’oreille. S’agissait-il de Laurent ? Non,
+mais de Nicolas qui accompagnait ses parents. Tout
+le monde entra dans le salon.</p>
+
+<p>— Ma chère Clarisse ! fit M<sup>me</sup> Henri Bourgueil
+avec une majestueuse compassion.</p>
+
+<p>Le départ de Laurent… Dans cinq jours elle ne le
+verrait plus. Son existence, qu’il avait embellie si
+peu de temps, hélas ! serait vidée de sa chère présence.
+Elle n’entendrait plus sa voix grave, son rire
+brusque, ce rire presque étouffé qui n’appartenait
+qu’à lui. Il partirait, et tout rentrerait dans l’ordre.
+Et il ne reviendrait pas, et elle demeurerait sans
+lui toujours malheureuse, en proie à des remords qui
+grandiraient d’année en année pour empoisonner
+jusqu’au souvenir même de ce triste amour. C’était
+un arrachement, une amputation que ce départ.
+Tout ce qui s’en allait d’elle-même avec lui, comment
+l’exprimer ? Quel affreux sacrifice ! Laurent,
+Laurent ! Le cœur brisé, elle éclata en sanglots.</p>
+
+<p>— Ma chère Clarisse, répéta M<sup>me</sup> Henri Bourgueil,
+ne vous découragez pas. Votre père peut parfaitement
+surmonter cette crise. Tout n’est pas perdu.</p>
+
+<p>Personne n’avait jamais vu pleurer Clarisse. Ce
+brusque bouleversement, si différent de sa maîtrise
+habituelle, remua les assistants qui mesurèrent là sa
+douleur filiale.</p>
+
+<p>Le vieux Bourgueil, dans sa chambre aux volets
+tirés pour le garantir du soleil, secoué par des toux
+atroces, râlant parfois, anxieux de sentir l’air nécessaire
+se refuser de plus en plus à ses poumons,
+eut un désir : il voulut voir Nicolas Bourgueil, et
+son père l’accompagna au chevet du malade. L’entretien
+ne dura que quelques minutes. Mais quand
+les deux hommes revinrent, M. Henri Bourgueil dit,
+la gorge serrée :</p>
+
+<p>— Mon pauvre frère…</p>
+
+<p>Il ne détourna pas la tête devant l’évidence. Et
+même, tandis que les autres se concentraient sur la
+minute présente, il envisagea l’avenir, il ne put
+s’empêcher de voir dans ce même salon aux tapisseries
+bibliques, le prochain service funèbre. Esther
+au festin d’Assuérus, Abigaïl et Déborah mèneraient
+un deuil pompeux au-dessus de la foule recueillie.
+Sa pensée alla si vite qu’il ne s’aperçut pas qu’elle
+anticipait d’une manière inconvenante. « Qui présidera
+le service ? se demanda-t-il. M. Lachault, sans
+doute… La disparition de mon frère fera beaucoup
+de bruit. Il y aura certainement un article de fond
+dans le <i>Journal de Genève</i>, des dépêches de tous
+les coins de l’Europe, des orateurs officiels au cimetière. »
+Et, quoique profondément affligé, sa vanité
+de mondain attaché aux cérémonies, à l’apparat,
+son souci protocolaire de remplir dignement son rôle,
+lui firent conclure : « Ce sera un grand enterrement. »</p>
+
+<p>Nicolas se tenait droit et sérieux. Cette visite au
+moribond qui disputait sa noblesse et sa fierté aux
+affres de l’étouffement, l’avait ému sur lui-même
+aussi bien que sur son oncle. C’était lui qui était destiné
+à devenir le chef de la famille. A l’heure où le
+seul mâle de la branche aînée allait disparaître, il
+gagnait une importance disproportionnée à sa personne.
+On avait voulu l’associer à ces instants solennels,
+et il s’efforçait de porter dignement le poids de sa
+fonction. Un jour, il serait le maître du nom, un jour
+viendrait donc se grouper derrière lui, avec son esprit
+de corps, ses armoiries, ses traditions, ses vertus,
+ses richesses, — la famille. Il se composa une expression
+d’héritier présomptif, imprégnée de majesté
+simple, où l’on reconnaissait la ressemblance de sa
+mère.</p>
+
+<p>Tout le monde s’était réuni autour de Clarisse,
+laissant M<sup>me</sup> Bourgueil à son larmoiement. Les voix
+se faisaient graves, les visages soucieux. Clarisse
+avait essuyé ses larmes, et répondit avec netteté
+aux questions.</p>
+
+<p>— Quand revient le docteur ?</p>
+
+<p>— A quatre heures.</p>
+
+<p>— La fièvre ?</p>
+
+<p>— Elle a baissé.</p>
+
+<p>— Souffre-t-il beaucoup ?</p>
+
+<p>— Oui. On attend des ballons d’oxygène qui le
+soulageront.</p>
+
+<p>L’oncle Amédée survint, l’air atterré :</p>
+
+<p>— Je ne savais pas, balbutia-t-il, je ne savais
+pas…</p>
+
+<p>Il ne demanda rien, il vit bien aux figures qu’on
+était très anxieux. Il s’assit près de Clarisse et la
+regarda en attendant ce qu’elle déciderait. Être à ses
+côtés, c’était le meilleur réconfort. M. Henri Bourgueil
+aussi rapprocha sa chaise et le cercle d’inquiétude
+fut plus étroit. Clarisse sentit avec angoisse
+que tous ces gens venaient, comme à l’ordinaire, lui
+demander instinctivement un appui. Ils attendaient
+d’elle une direction morale, une parole de vérité et
+de raison, une attitude qui serait l’attitude juste et
+qu’ils pourraient copier. Or ce rôle qu’elle avait joué
+toute sa vie, d’être l’inspiratrice et le guide, elle
+devenait incapable de le tenir au moment suprême.
+Ils ne savaient pas qu’elle était toute faible, désorientée,
+victime d’un débat cruel. Avec un grand
+effort, elle essaya de cacher le contre-coup violent
+de son amour et de sa douleur. Elle ne put le dissimuler
+tout à fait. Mais ils prirent pour le témoignage
+d’une émotion légitime les marques sur son visage
+du désespoir et de la honte. Et ils continuèrent à
+trouver en elle les forces dont ils avaient besoin.</p>
+
+<p>Hubert entra dans le salon. Il venait de chez son
+beau-père. A l’interrogation muette de tous les assistants
+retournés vers lui, il répondit par un signe de
+tête découragé et en écartant les bras de son corps,
+comme s’il renonçait à l’espoir. Alors Clarisse se leva.
+Elle imagina qu’un dernier sacrifice offert au Maître
+tout-puissant de la vie et de la mort, pourrait sauver
+son père. S’adressant à ceux qui comptaient sur
+elle, elle dit, d’une voix claire, presque sa voix paisible
+et heureuse d’autrefois :</p>
+
+<p>— J’ai un mot à écrire.</p>
+
+<p>Elle prit sur le bureau de M<sup>me</sup> Bourgueil une feuille
+de papier et écrivit : « Mon père est mourant, partez
+sans jamais me revoir. Oubliez-moi comme je vous
+oublie. » Elle rédigea l’adresse : « Monsieur Laurent
+Fabre-Gilles, chez Mademoiselle Moeuffre, route
+de Florissant. » Puis elle colla un timbre et sortit
+prier le domestique de porter la lettre à la boîte.</p>
+
+<p>Du vestibule elle gagna la salle à manger. Elle
+avait des faiblesses dans les jambes, et par instants
+la tête lui tournait. « Il faut que je prenne quelque
+chose », dit-elle tout haut. Justement, sur un dressoir,
+il y avait une assiette de gâteaux. Elle s’assit
+et se mit à les manger.</p>
+
+<p>Hubert vint la rejoindre, et d’un air maussade :</p>
+
+<p>— Le docteur est arrivé… Ta mère se tient chez
+ton père… Bien entendu je resterai en ville ce soir.
+Je ne puis coucher à l’appartement, n’est-ce pas ?
+Non. J’irai à l’hôtel… Je repasserai au bureau
+avant dîner… Ah ! j’oubliais : le petit Fabre-Gilles
+nous quitte, il est rappelé à Nîmes. Il partira dans
+quatre ou cinq jours.</p>
+
+<p>Clarisse mangeait toujours les gâteaux. Elle eut
+un frisson.</p>
+
+<p>— Il fait froid ici, dit-elle.</p>
+
+<p>— Froid…, fit Hubert d’un air prodigieusement
+étonné.</p>
+
+<p>Il s’arrêta brusquement tandis qu’un bruit de
+paroles confuses arrivait du salon. Clarisse se leva.
+Ils restèrent un instant à se dévisager sans se voir,
+puis se retournèrent vers la porte. Nicolas venait
+d’apparaître sur le seuil. Il était grave et
+intimidé. Il ne dit rien. C’était inutile : ils avaient
+compris.</p>
+
+
+<p class="gap">(1914-1916.)</p>
+
+
+<p class="c gap xsmall">LAUSANNE — IMPRIMERIES RÉUNIES</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75433 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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