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Halle. + Myriam Harry: SIONA A BERLIN + 35 bois originaux de Jean Lébédeff. + Georges Duhamel: CIVILISATION + 50 bois originaux de Raymond Thiollière. + Edmond Jaloux: AU-DESSUS DE LA VILLE + 30 bois originaux de Roger Grillon. + Henri Duvernois: MAXIME + 25 bois originaux de Guy Arnoux. + André Corthis: TOURMENTES + 27 bois originaux de J.-P. Dubray. + J.-L. Vaudoyer: LA BIEN AIMÉE + 26 bois originaux de Gérard Cochet. + Henri Bordeaux, de l’Académie française: LA PEUR DE VIVRE + 42 bois originaux de Honoré Broutelle. + Bernard Frank: EN PLONGÉE + 30 bois originaux de Gérard Cochet. + Pierre Louÿs: APHRODITE + 36 bois originaux de Morin-Jean. + Marguerite Audoux: L’ATELIER DE MARIE-CLAIRE + 47 bois originaux de Renefer. + Marcel Prévost, de l’Académie française: SA MAITRESSE ET MOI + 32 bois originaux de Le Meilleur. + Maurice Maeterlinck: LA SAGESSE ET LA DESTINÉE + 31 bois originaux de Alfred Latour. + Edmond Jaloux: L’ESCALIER D’OR + 45 bois originaux de Paul Baudier. + Louis Hémon: MARIA CHAPDELAINE + 29 bois originaux de Jean Lébédeff. + Jean Fayard: OXFORD ET MARGARET + 25 bois originaux de Morin-Jean. + François Mauriac: GÉNITRIX + 43 bois originaux de Deslignères. + + +A PARAITRE: + + Paul Bourget, de l’Académie française, Gérard d’Houville, + Henri Duvernois, Pierre Benoit: MICHELINE ET L’AMOUR + Bois originaux de Constant Le Breton. + + + + +LA COUR D’ASSISES + + + + +[Illustration] + + + + + RENÉ BENJAMIN + + LA COUR D’ASSISES + SES POMPES ET SES ŒUVRES + + 25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON + + Le bouffon du roi est mort. Qui a pris sa place? + Le ministre de la Justice? + + Alfred de Musset. + (_Fantasio_.) + + + [Illustration] + + LE LIVRE DE DEMAIN + ARTHÈME FAYARD & Cie, ÉDITEURS--PARIS + 18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20 + + + + +[Illustration] + +I + +LE LANGAGE DES PIERRES + + +Si de Montmartre on contemple Paris, l’immense Ville a l’air d’une mer +de pierres levée par la tempête, et ses formes tumultueuses sont comme +l’image de passions modelées au cours des siècles. Les quartiers ne +forment que masses confuses: il faut une claire journée pour en +distinguer la richesse ou la misère; mais les grands monuments font +saillie et dominent le troupeau des maisons entassées. + +Au cœur, le Louvre, énorme, qui a l’air d’une ville dans la ville, +symbolise le pouvoir et la force; Notre-Dame et ses tours proclament la +religion; l’Opéra, au toit vert, chante le plaisir; et, plus hauts que +tous, à l’Ouest et à l’Est de la cité dont le sol monte pour les élever, +l’Arc de triomphe et le Panthéon sont, vers le ciel, le geste de gloire +du pays et de Paris. + +Mais, parmi ces géants qui parlent aux yeux, un monstre rend perplexe. +Il est le long de la Seine, face à la cathédrale. Vastes toits, murs +épais, tours carrées des donjons, monumental, multiforme, c’est le +Palais. + +Celui-là, il a tous les âges; il fait une tache sombre, redoutable. De +loin, on ne sait encore s’il est vulgaire ou majestueux, mais il +s’impose. Et, quand on l’a découvert, on grille de descendre en ville +s’en approcher. + +Par un beau jour, au crépuscule, il faut l’admirer du Pont des Arts. Non +qu’on le saisisse en son entier: il est caché sur deux de ses faces; les +autres fuient de profil; mais le monument dans sa largeur emplit toute +la Cité; il la couvre d’une rive à l’autre; il est le roi de cette île. +Elle-même est trop mince: il la déborde; il a l’air posé dans l’eau; du +côté nord, il n’y a pas place pour une berge. Près de lui, les arbres du +Vert-Galant paraissent frêles; les maisons du quai des Orfèvres sont +étriquées; et Notre-Dame se dérobe avec sa seule flèche comme suprême +audace. Encore n’est-elle rien derrière celle de la Sainte-Chapelle, si +fine, si aiguisée et si hardie qu’elle est à la fois une prière, un +désir et un défi. Prière pour les murs qu’elle domine et qui voient de +telles étrangetés; désir de s’élancer d’un milieu détestable; défi, car +elle, du moins dans cette demeure, aime le ciel et la liberté. + +D’où qu’on découvre le Palais, c’est elle qui l’achève, l’embellit, lui +donne un sens et une vertu. + +Pourtant, quand on approche, elle disparaît: âme de l’édifice, elle se +blottit dans le corps; et ce corps a des beautés, des laideurs, des +verrues, toute une vie qui vaut des pages d’histoire. Il n’est pas +l’œuvre d’un homme ni d’une génération: c’est le monument d’un peuple. +On l’a commencé il y a sept cents ans: il se termine à peine. Le feu l’a +ravagé: les greffiers, étouffant sous leurs paperasses, font des vœux +pour qu’il brûle encore; il brûlera; on le reconstruira, on l’élargira, +on le rajeunira, et nos fils, ajoutant leurs pierres à celles du passé, +mettront à leur tour leur marque sur ces murs, où on lit comme en un +livre la marche de certaines idées. Quatre faces, quatre époques, quatre +conceptions de la Justice, quatre preuves que les hommes, éternellement, +ânonneront là-dessus. Cependant, rassemblez tant d’idées hybrides et de +murailles disparates: vous avez ce qu’on nomme le Palais,--le Palais +tout court, comme on dit du bourreau: «Monsieur de Paris»; chacun +comprend. + +A vrai dire, il est beau d’un côté, mais il est médiocre de l’autre; il +est bête devant et il est plat derrière. Face au Châtelet, c’est la +prison; sur le boulevard, c’est une Bourse de Commerce; sur la place +Dauphine, c’est un sépulcre; et, sur le petit bras tranquille de la +Seine, ce n’est rien qu’un hôtel de ville provincial. Autant +d’architectures symboliques. + +Car, sur le quai de l’Horloge, sinistre, que l’eau rase au bas d’un mur +à pic, cette façade noire, avec ses tours aveugles et d’un bloc, c’est +bien la Justice qui bâillonne, opprime, écrase, et c’est l’ombre +surtout, dans les cervelles comme dans les cachots, avec des jugements +en charabia. + +La grande entrée, celle de la cour du Mai, n’est plus du domaine +criminel. Elle ne date pas des procès de sorcellerie; elle a le visage +des hommes d’affaires; et elle évoque les tribunaux civils, où on se +chicane pour des sous. Elle sent le greffier, le notaire, ces officiers +ministériels à grandes serviettes et petites idées. Elle est l’œuvre de +fonctionnaires qui n’avaient qu’un plan pour tous les édifices: mêmes +toits, mêmes colonnes au Palais de Justice ou à la halle aux blés; +portes pareilles pour des avocats ou des sacs de grain. + +[Illustration] + +L’autre entrée est funèbre. Elle apporte la mort à cette place Dauphine, +cancanière et familiale, où chaque fenêtre a sa cage de serins, chaque +soupirail son chat, où logent de vieux libraires, imprimeurs de vieux +codes tout poudrés par les ans, et où, l’été, les chauffeurs déjeunent +sous les arbres. Sagement d’ailleurs, ils tournent le dos à cette face +du Palais, où l’on voit des aigles, des lions, des statues sans yeux: +une _Loi_ draconienne, une _Vérité_ à faire aimer le mensonge, une +_Pitié_ inexorable.--Les fenêtres monumentales paraissent plus opaques +que du plomb; la porte en fonte a l’air de fermer un tombeau: et +l’escalier est d’une blancheur si froide que l’âme se transit quand on +le monte. Peu d’avocats s’en viennent par là: ils perdent la parole à +gravir ces degrés. C’est le côté de la Justice second Empire, pompeuse +et guindée, qui poursuit le crime, armée d’un glaive, et condamne avec +dignité. + +Tout autre est le caractère des tribunaux républicains. L’homme de l’art +qui vient d’édifier la partie neuve, vers le pont Saint-Michel, a +compris notre époque. Il sait que les magistrats d’aujourd’hui sont +esclaves des parlementaires, et son nouveau Palais est aussi vain que la +politique des sous-préfectures. Tout y est petitement conçu. La tour, +anodine, n’est qu’ornement pour rire: personne, jamais, n’y crèvera dans +des tortures. La façade, ornée de masques, guirlandes et statuettes, +semble empruntée à l’opéra de quelque chef-lieu; et le pan coupé, avec +son clocheton naïf, fut dessiné par une vieille fille enseignant le +dessin dans les écoles de la Ville. Architecture au rabais, votée par +des conseillers municipaux pour une justice édulcorée, qui s’accommode +de compromissions. + +Aussi, le cadran solaire, sous sa devise latine, est-il bouffe! On lit: +_Hora fugit. Stat jus._ Que l’heure fuie, tant mieux: elle emporte +toutes les injures au droit. Mais que le droit reste? Il reste... une +utopie! La vérité est qu’il change de forme et de mode, comme les +femmes, à chaque saison. Tout juge le façonne et l’altère, et c’est une +volupté, pour les sceptiques, de constater en ce Palais autant de +conceptions de la Justice qu’il y a de têtes sous des toques. Ces +façades disparates expriment chacune leur temps: leur ensemble indique +le total des «façons judiciaires». Car la torture n’existe plus, mais le +magistrat qui la donnait subsiste, et sa tête glabre, son profil +coupant, ses yeux aigus, gardent leur place dans une fenêtre gothique, +près de la Grosse Horloge. Tel autre, plus droit et plus froid qu’une +lame, avec ses favoris chétifs, est fait pour l’escalier de la place +Dauphine: il est aussi raide et gelé. Un troisième, poils mêlés, œil +fouinard, l’air brouillon, sera le bonhomme nécessaire sur les marches +du boulevard. Vieux juge à sacs et à épices, qu’on voit maintenant lesté +de dossiers... et de pots-de-vin. Et d’autres, enfin, cinq cents autres, +sont aussi médiocres que les pierres qu’on vient d’assembler. Après +avoir moisi dans quelque fond de département, ils viennent juger, +arrêter, sentencer, et en fin de compte servir à Paris, sous les ordres +d’un député qui, pour leur avancement, exige de gagner un procès. +Ceux-là ne se font plus des «têtes» de magistrats. Juges libres d’une +démocratie libre, ils ont des visages de coiffeurs, de cabotins ou de +pions, tout comme le morceau neuf du Palais a l’air d’un théâtre ou +d’une mairie. A voir la boutique, on devine les boutiquiers. + +Boutique compliquée! C’est le plus bizarre et le plus mêlé des édifices, +avec des murs plats, des murs ronds, des tours, des colonnes, des +fenêtres de toutes les formes, et aussi tous les toits, une ville de +toits, faits pour nicher un peuple d’hirondelles. Paris a des toits +nobles: celui des Invalides; la Sorbonne est affublée d’un toit haut et +pédantesque; le toit du Sénat est adorable: c’est le château de la +Ville. Mais le Palais, lui, les a tous: toits carrés, toits pointus, des +vieux, des neufs, des toits hideux qui se hérissent en cent tuyaux, des +toits déserts qui ne fument jamais; il a le toit de la Sainte-Chapelle, +qu’on dirait fignolé par des mains de femme, et il a la carapace des +Pas-Perdus, bombée comme un dos d’éléphant. + +[Illustration] + +Enfin, sur toutes ces pierres et toutes ces tuiles, sur ces pointes, ces +pentes, ces bosses, sur cette flèche qui est un des plus beaux élans du +cœur humain, il y a le jour et la nuit, il y a la magie des heures qui +modèlent la Justice, la lumière qui la pare, ou l’ombre qui l’accable. +Le matin, les grosses tours se chauffent: elles sont pacifiques; elles +s’égayent de reflets. Le soir, on croit que c’est d’elles que va sortir +la nuit, tellement elles sont funestes; le soleil, derrière, a l’air +chassé. A minuit, elles sont énormes; elles prennent leur valeur; elles +donnent un sens à la Justice. + +Et tandis qu’un factionnaire, arme au pied, lutte contre le sommeil, le +Monument veille, éclairé du dedans; il ne s’éteint jamais. Quinquet dans +une tour, lueur du poste de garde, lampe en veilleuse dans les galeries, +même la nuit, sa vie continue. Dans la Ville géante, le crime et le vol +profitent de l’heure sombre pour s’ébattre. Le Palais sait qu’on +travaille pour lui. Il est le gros chat de Paris; il ne dort que d’un +œil. Prenez garde! Car il a toujours de quoi vous accommoder, que vous +soyez honnête homme ou fripon. Chaque mur cache une justice spéciale, +avec ses lois et ses juges. + +Il n’est pas surprenant que les constructions neuves, faites à petit +budget, abritent une justice de quatre sous: la Correctionnelle. +Magistrats en colère, police triomphante. De la crasse sur les murs et +dans les esprits. La Sainte-Chapelle est derrière. Qu’est-ce qu’elle +fait là? Si nous entrions? + +Quelle stupeur, quand on entre! On croyait que c’était une chapelle en +pierres: on a vu les pierres; on a réjoui ses yeux de mille détails, +volutes et frisures, où se cachent des martinets qui font croire, quand +ils filent d’un nid, que c’est une fleur sculptée qui s’envole. Eh bien, +c’est au dedans une église en vitraux, avec des verrières féeriques, +sans un mur, rien qui l’obscurcisse. Des bleus ardents, des rouges, des +ors. Pas une ombre; des rayons. Ce n’est plus la lumière du jour, c’est +un miracle, un étincellement: on reste ébloui. + +Les colonnettes qui soutiennent la voûte, l’autel, le reliquaire, les +oratoires, tout brille, miroite, éclate. La rosace est une fête. On +dirait qu’une géante araignée fantaisiste a pris dans sa toile les plus +beaux, les plus riches, les plus glorieux des scarabées, et que, les +tenant en ses mailles, elle les tend au soleil, pour une fête des +humains. + +Certains pourtant se plaignent qu’en cette chapelle sublime il ne vienne +personne, jamais... sauf quelques étrangers guidés pas des agences, sauf +des pensionnats qui préfèrent le Jardin des Plantes,--mais personne qui +comprenne. Elle ne sert plus; elle est vide. On connaît sa flèche; on +ignore sa porte. Elle a le tort impardonnable de ne pas s’ouvrir sur le +trottoir, sur le boulevard, en face de la caserne des pompiers... + +Que Dieu la garde d’être visitée! Aimons-la négligée, démunie, +dépouillée. Elle reste encore la splendeur du Palais.--Quand les hommes +s’occupent d’elle, ils en font un grenier à farines comme sous le +Directoire, ou un dépôt de dossiers, comme sous le Consulat. Les hommes +rôdent autour: ils parlent, luttent, se dépouillent, exercent la +justice. A aucun prix, ne commettons la sottise de les attirer vers +cette merveille qui n’a, pour se défendre que des oiseaux, des +gargouilles et un gardien plein de lassitude. Au lieu de les déranger +dans leurs affaires fiévreuses, allons les voir. Ne mêlons rien. +Laissons le silence à la chapelle, qui médite sous les cieux, et +pénétrons plus loin, dans l’un des plus étonnants parloirs de la +terre... Quelle rumeur! Que de passions! C’est la Galerie Marchande, ce +sont les Pas-Perdus; c’est la cohue des tribunaux civils, tout ce qui +écrit, tout ce qui parle, la Presse et l’Avocasserie. + +L’air est chargé; des portes battent; un dévergondage de paroles, et une +mêlée de procès. Dans les flancs d’une nef, immense, bourdonnante +d’avocats, s’ouvrent des chambres plus dissemblables que leurs juges. +Les unes rôtissent en plein soleil; d’autres moisissent dans l’ombre; +celle-ci est opulente et vaste; celle-là pouilleuse et étriquée. Là on +se chamaille pour des centimes; ici on plaide pour des millions. Et ce +sont aussi des batailles haineuses à propos d’amour, des divorces où +l’on s’arrache les yeux,--toutes les rancunes, toutes les envies qui +ravagent amitiés et familles: en un mot, la société dans ses passions +avec le meurtre à petit feu, lent et dissimulé, mais sans cette violence +soudaine qui seule mène aux Assises. + +Mais où sont les Assises? Rien ne les annonce. Est-ce qu’elles se +cachent? + +Vous les trouverez de l’autre côté, derrière la sinistre façade de la +place Dauphine, au milieu d’un désert de galeries, où tout est d’une +ordonnance rigoureuse et d’une clarté de marbre blanc. Quelques +stagiaires aiment ces parages: ils y viennent avec leurs clientes. Ne +les dérangez point. Là du moins, peut-on se presser les mains, se serrer +les genoux, se baiser la bouche à l’abri des indiscrets, mais il +convient d’avoir les sens bien libertins, pour ne pas s’apercevoir que +les murs sont nus et que les bancs sont froids. Froids comme une +instruction criminelle. Il est donc naturel que là se carre la Cour +d’Assises. Elle s’isole, s’enferme, et juge à part, loin de tous les +autres. Elle est sévère et menaçante. + +C’est aux Assises qu’on discute avec pompe sur des cadavres, aux Assises +que se décident le bagne, la réclusion et si souvent les acquittements +pharisaïques qui, sous l’apparence d’une pitié pleine d’amour, cachent +des haines de partisans. C’est là qu’ardente, étrange, sournoise ou +déchaînée, ayant la face du crime ou celle de la vengeance, s’agite, +palpite, s’égare la moitié de l’histoire intime de la France. C’est là +que tout cœur honnête et candide, qui cherche des raisons de croire en +Dieu, doit entrer, car il y trouvera l’assurance que les hommes, même +affublés de robes et de toques, sont impuissants à satisfaire son désir +de justice et de bonté. + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +II + +LE LANGAGE DES HOMMES + + +Cependant, il ne faut pas d’emblée, sans précaution, pénétrer aux +Assises. Il faut un peu frôler le vice avant d’aborder l’enfer. Il faut +rencontrer les têtes qu’on y verra, voir les robes noires avant qu’elles +plaident, les journalistes avant de les lire, et les magistrats avant +qu’ils se couvrent de pourpre et d’hermine. Enfin, il faut rôder dans +cette Galerie Marchande dont le nom est si beau, pour guetter, écouter, +commencer à deviner, et ne pas entrer du premier coup, sans préparation, +en pleine folie sanglante. + +La Galerie Marchande est le vestibule du Palais, qu’on trouve tout de +suite en haut du grand escalier, sur le boulevard. Vestibule dallé, orné +de bancs en bronze, et au milieu, pour le premier regard, une de ces +voûtes grillées, derrière lesquelles, sur les estampes de la Révolution, +on voit se presser des condamnés à mort. Les lieux sont donc sévères, +mais on ne le remarque pas, tant les avocats s’y trémoussent. Une +porte-fenêtre, toujours fermée, isole cette Galerie de la +Sainte-Chapelle, dont on peut entrevoir tout au plus quelques saints; +tandis que trois portes vitrées, sans cesse battantes, la relient aux +Pas-Perdus, où le Barreau se promène dans un noir fourmillement. Mais au +bout de la promenade, il redescend dans cette galerie, plus étroite et +plus échauffée, où on peut mieux s’attendre, mieux se rencontrer, mieux +s’observer, mieux jacasser. Entrer au Palais par là, c’est tomber dans +le brouhaha et l’air trouble; c’est une notion juste de la justice et de +ce qu’elle commet de plus grave: les Assises. Car tout y est plus +fiévreux, plus âpre qu’aux Pas-Perdus, Ce n’est pas la vaste place où on +marche, où on se croise. C’est le carrefour encombré, où on s’arrête, où +on s’attroupe, et il y a même des boutiques avec les noms des +boutiquiers: «_Médecin du Palais._»--«_Presse judiciaire._» La boutique +du premier n’attire personne. Elle est close et renferme une vieille +tortue de docteur, qu’on vient chercher en hâte chaque fois qu’un +anévrisme se rompt. Il se meut avec peine et s’en va voir lentement +comment on meurt sans lui. Mais la presse judiciaire, elle, est +achalandée. Pensez ce que représente ce titre pour des robes avides de +réclame, qui veulent toujours qu’on écrive en deux mots qu’elles +viennent d’en prononcer un, et qui se pendent aux journalistes comme des +villageois au garde champêtre, pour obtenir un roulement de son +tambour... + +--Ah! mon cher, mon bon vieux, que je suis heureux de vous rencontrer +par hasard! (Depuis une heure ils font le pied de grue.) Je viens de +plaider une affaire qui vous eût rempli de joie. Je pensais à vous. (En +y pensant, il disait même: «Ce sacré porc ne viendra donc pas!») Il +s’agit d’un sorcier, mon bon, d’un vrai sorcier! + +--Mon petit, dit le journaliste, savez-vous ce que vous allez faire? + +--Comment le saurais-je, cervelle du diable? + +--Vous allez m’écrire vous-même quinze lignes là-dessus. + +--Oh! cela... je ne voudrais pas... + +--C’est moi qui vous en prie! + +--Ah! vous êtes un cœur d’or. Écoutez donc. J’ai sur moi un petit +résumé... + +--Donnez-le! + +--Il était pour moi. + +--Y a-t-il votre nom? + +--Trois fois... Vous gênera-t-il? + +--Mon vieux, je serai enchanté. + +--Vous êtes gentil, gentil!... + +Ils se serrent la main affectueusement, avec la chaleur de deux hommes +qui se roulent. L’avocat pense: «Ce que je l’ai eu! Quelle brave +truffe!» Et l’autre se dit: «Tu as voulu être plus fin que moi?... +Zozo!» + +On ne peut pas être plus fin que la presse! Mais ce mince défaut de +vanité achève de rendre sympathique ce groupe de gens cocasses, où l’on +trouve des gavroches qui aiment Virgile, des bourgeois qui s’habillent +en bohèmes, des fous qui pérorent plus qu’un avocat, des simples qui, +tout simplement, allongent leurs simples lignes. Variété funambulesque, +qui ne suffirait pas à les faire aimer, mais qui ajoute une drôlerie à +leur qualité première et si exceptionnelle: l’honnêteté. Quelle anomalie +dans ce Palais! Ils rendent service et ils ne tendent pas la main. On +leur offre un bock pour être cité dans leur article, et carrément ils +disent: + +--Ce n’est pas pour l’article que j’accepte: c’est que j’ai soif! + +Puis, ils écrivent l’article. + +[Illustration] + +Ils chahutent. Leur salle rappelle une classe de gosses. Ils se jettent +de l’encre et du papier mâché, mais ils font leur travail avec une +conscience de Bénédictins. L’un d’eux, qui d’ailleurs a la tête d’un +dévot méthodique, visite, chaque jour que Dieu fait, toutes les chambres +où les hommes de la Justice opèrent. Il pousse la porte doucement, se +découvre et, à pas feutrés, il marche jusqu’au greffier: «Excusez si je +vous dérange... Y a-t-il une affaire qui puisse m’intéresser?» Puis, +quelque réponse qu’on lui fasse, il se confond en remerciements, et +rougit quand il se retire. + +Celui-là ne s’attarde guère dans la Galerie Marchande: elle effarouche +sa timidité. Mais les autres descendent volontiers fumer la pipe en bas +de leur boutique, et par leur verve, leurs blagues, leurs rires ou leurs +bourrades, ils ajoutent au désordre et à la turbulence. + +C’est le lendemain d’un crime tapageur, quand une femme connue tue son +mari, ou son amant, qu’ils s’épanouissent et sont eux-mêmes. Ils +colportent autant de nouvelles fausses qu’on en exige. Ils vous tirent +dans les coins pour vous dire confidentiellement ce que tout le monde +sait, et ils ajoutent: + +--Ne le répétez pas! J’ai envoyé un cycliste au journal. Je suis seul à +avoir le tuyau. + +Puis, en hâte, ils vous quittent: car voici M. le Bâtonnier Labori. + +--Monsieur le Bâtonnier, prenez-vous l’affaire? + +La femme du ministre des Finances, Mme Caillaux, a tué, de six balles de +revolver, Calmette, le directeur du _Figaro_. Grosse histoire. Qui sera +l’avocat? + +Maître Labori s’arrête, soupire, puis gronde: + +--J’attends une dépêche, un coup de téléphone: dans une demi-heure, je +pourrai vous dire ma décision. + +--Merci, monsieur le Bâtonnier! + +Depuis la minute où il ouvrit le journal et vit la manchette annonçant +le drame inouï, Labori est dévoré de l’envie de plaider l’affaire. Quel +bruit! Quel éclat!... Mais... il s’agit de masquer ce désir sous des +mines de résignation dévouée. On vient de lui faire des offres; il s’est +maîtrisé; il a demandé deux heures pour réfléchir, c’est-à-dire pour +parcourir les galeries, anxieux et affairé. Il accroche par le bras des +confrères importants: + +--Qu’en pensez-vous?... En toute franchise? + +Les autres s’en tirent en le flagornant: + +--Vous avez une maîtrise telle! + +--Alors, dit-il, vous jugez aussi que c’est mon devoir? L’affaire est +écrasante, mais je ne peux me dérober? + +[Illustration] + +Et il avale de l’air et gonfle ses épaules. Grandi par son bonnet et par +sa jupe trop longue, il a l’air d’un chêne qui parlerait à des +champignons. Son pouce large écrase la serviette; c’est un bourdon que +sa voix. Et il bourdonne: «Si c’est mon devoir... je ferai mon devoir.» +Puisque Maître Henri-Robert ne peut pas prendre l’affaire (il a dîné +chez le ministre, dont la femme est à Saint-Lazare)--puisque Maître +Chenu la voudrait (il rôde, pâle et nerveux), Labori ne peut reculer: +courage! Encore un tour aux Pas-Perdus, le temps qu’on voie bien le +combat de son âme; puis il allonge le pas, et, tête haute, il pénètre +dans la Galerie Marchande. + +Trente yeux le guettent, trente mains se tendent. + +--Eh bien, cher Bâtonnier?... Eh bien, mon cher ami?... + +--J’accepte! C’est mon devoir. + +Quatre mots qui tombent lourdement, d’une bouche raidie par l’émotion: +il connaît ses entrées en scène. Et aussitôt on l’applaudit. Maître +Chenu, qui passe, ricane: «Bravo! Nous irons vous entendre.» Les +journalistes reprennent: «Nous serons tous là!» Les bancs se vident: +chacun s’approche. Ceux qui l’ont bien en haine sont les plus empressés: +ils se font voir d’avance en prévision d’un triomphe qui les effraie: + +--Monsieur le Bâtonnier, comme vous serez beau! Ce n’est d’ailleurs que +justice! La vie vous devait bien cela! + +--C’est le couronnement de toute votre carrière! + +--Mon ami, cher ami! Ah! cher, bien cher ami! + +Il répond comme il peut, par les mains, par le regard, et par les ailes +du nez, qui sont grandiloquentes. + +--Merci, balbutie-t-il. Merci, vous!... Merci, toi! + +Mais soudain, le geste large, il arrête cet assaut et d’une voix devenue +sourde: + +--Merci!... Merci à tous de me soutenir dans cette épreuve. + +Puis, devant lui, il aperçoit une tête qu’il ne connaît pas, un lorgnon +qui l’épie, une main qui prend des notes. Alors, très simplement, il +demande: + +--Vous êtes journaliste, Monsieur? Voulez-vous une interview? + +Et, sur-le-champ, il dicte: + +--Quoique cette affaire fût écrasante, en toute conscience, j’ai cru que +je devais l’accepter!... + +Tous se sont tus. Ils font cercle, ils le mangent des yeux... S’il avait +seulement l’idée de mourir: quel enterrement! + +Seul dans l’ombre, au bout de la galerie, Maître Rongecœur reste à +l’écart. + +Maître Rongecœur est plus noir encore que les autres par sa barbe de +grand prêtre qui cache son rabat blanc; et il se tient debout, pensif et +blême, car il souffre de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Il +souffre, parce qu’il a du talent et qu’on ne l’entoure jamais; il +souffre, parce qu’il doit plaider une grosse affaire d’Assises, et que +personne, personne ne s’en inquiète. Il souffre enfin, présentement, +parce qu’on assiège et qu’on acclame un autre que lui. Il est venu de +bonne heure au Palais; il prévoyait une cruelle journée; et, depuis deux +heures, il est là, dans les entre-colonnes, ruminant sa détresse, +empoisonné de sa bile, car on ne l’aborde pas, on ne le salue même plus, +ma parole, on le dédaigne! Son martyre a commencé à la buvette: +d’ordinaire, on le reconnaît, on se le désigne; aujourd’hui, on lui a +demandé: «Est-ce Labori qui prend l’affaire?» Alors il a envie de +hurler: «Mais c’est moi qui devrais la prendre! Ah! Moi, je la prendrais +vite! Car moi, j’ai toujours envie de parler, afin qu’on parle de moi!» +Mais il est seul dans l’ombre, et le Bâtonnier ne le voit même pas... +Si! Il l’a vu! Grand Dieu, le Bâtonnier l’appelle: + +--Rongecœur!... Cher ami! + +Quoi? Voudrait-il son aide? Il s’approche en pétrissant sa barbe: + +--Rongecœur, dit Labori, j’expliquais à ces messieurs, et je tiens à +répéter devant vous, que si j’accepte, mon bon ami, c’est après avoir +tout pesé, mais vraiment, je crois que c’est mon devoir! + +--Vous savez comme je vous aime... bredouille Rongecœur. Donc, +sincèrement, je vous félicite. + +Il s’y reprend à trois fois, et déjà Labori ne le regarde plus; toute la +presse judiciaire est sortie de sa boutique; les robes accourent des +Pas-Perdus; la nouvelle s’est répandue; c’est un second assaut. + +--Vive Labori! Bravo! Nous voulons tous vos mains! + +Labori les leur tend, et d’une voix tempétueuse, pareille à celle d’une +mer qui se brise sur les rochers, il dit: + +--Mes chers amis, je ne sais pas plus que vous comment je me tirerai de +cette affaire qui est peut-être la plus considérable du siècle... Mais +j’ai senti en moi l’impératif catégorique. + +Le bras tendu, il désigne le vestiaire. Il s’y dirige. Et c’est dans +l’enthousiasme que l’escorte l’accompagne. + +Mais ceux qui restent dans la Galerie se regardent alors, et hochent la +tête: + +--Eh bien, mon petit?... Ce n’est pas l’homme qu’il fallait... L’affaire +est foutue! Il fallait quelqu’un de fin! + +Maître Rongecœur émerge de l’ombre. + +--Tenez, il fallait Rongecœur! + +Il a un frisson. Il proteste: + +--Ne parlez pas de moi... j’aurais refusé. + +--Mon cher, vous avez un immense talent! Et lui aussi, notez, mais lui, +il est trop lourd... il va s’asseoir là-dessus, écraser tout: ah! c’est +foutu! + +--Pardon... Oh! pardon, je crois... qu’il plaidera très bien, murmure +Maître Rongecœur, dont le sang s’arrête entre les mots. + +--Et puis, qu’il plaide bien ou mal, dit un petit journaliste à tête +farce, je m’en contrefous, car ça ne m’empêchera pas, messieurs, d’aller +ce soir faire subir les derniers outrages à Mlle Fleurette Fleuron qui, +depuis hier, m’appartient corps et âme. + +--Ne te vante pas! dit un gros. + +--Tais-toi, cocu! répond le petit. Marche devant; je te suis; nous +allons boire deux bocks, à tes frais! + +La buvette est en dessous. On y descend par un escalier en colimaçon. +Mais il faut atteindre l’escalier. Que de monde! Quelle cohue! Des +clients se mêlent aux robes, s’accrochent à elles: gens du peuple qu’on +étourdit, mais qu’on congédie; femmes élégantes qu’on garde et qu’on +chauffe. Les premiers sont encombrants: ils traînent des épouses +bavardes, des gosses pleurards; ils ne savent pas s’expliquer; ils +sortent des papiers sales; l’avocat les rudoie, les renvoie. + +Ils grimpent des escaliers, se perdent, reviennent, et ils se campent +devant le vestiaire pour ressauter sur l’avocat, quand il va venir ôter +sa robe; mais lui les aperçoit, s’enfuit et entre par une autre porte, +ignorée du bon peuple. Ils peuvent l’attendre jusqu’à la nuit. + +Les jeunes femmes riches, dont la chair est tentante, qui sentent la +rose ou l’œillet, sont accueillies d’autre manière. Elles divorcent: +toutes viennent gémir sur la brutalité des hommes; et elles ont des +robes libertines qui marquent leur intention de se venger sur ce sexe +que leur mari déshonorait. Les avocats leur caressent les mains; ils les +font asseoir sur les bancs de bronze, où elles s’accoudent à des têtes +de lionnes. Elles sont troublantes; elles exposent leurs griefs avec +passion. On les entend murmurer: + +--Je vous jure, maintenant, qu’on me respectera! + +L’avocat regarde la cambrure du pied ou la blancheur du cou. Il murmure: + +--Vous deviez me raconter des choses. Venez donc chez moi. Vous m’aviez +dit que même votre nuit de noces... + +La femme se lève: + +--C’est vrai. Il faut que vous sachiez. Quand vous trouve-t-on? + +Elle reste devant la porte, dont la lumière lui agrandit les yeux; elle +cambre la taille, la jambe un peu pliée, et elle tend la main, disant: +«A bientôt!» L’avocat dresse la tête. On les regarde tous deux. Comme +les autres, regardez-les. + +Le temps qu’arrive Maître Tricoche, car celui-là vous absorbera tout +entier. Il parle haut pour expliquer à deux confrères: + +--J’ai remis le président à sa place comme un petit garçon; et Maître Le +Fur avec le président! Vous savez, c’est mon affaire Solacroupe, le +cinéma contre l’Académie. Vous ai-je raconté? Non? Que je vous raconte! + +Mais l’un des jeunes gens l’interrompt: + +--Moi aussi, l’autre jour, j’ai ramassé Le Fur: il m’a écouté comme si +j’étais son père. + +--Oui, mais moi, il y a ceci d’impayable... + +Il en est de même dans tous les groupes: ils écoutent tous «l’histoire +impayable» de la journée. Ce n’est qu’une niaiserie, quand Tricoche en +accouche; une turlupinade, si elle vient d’Asina, l’avocat-juge de paix, +à tête d’apothicaire, qui empoigne ses confrères et prête serment sur +leur ventre. Histoire qui est un bouquet de mots fins, quand elle est de +Maître Lipilli, une petite ordure, lorsqu’elle vient de Maître Agasse. +Quelle dépense d’esprit... et du pire! Et que de têtes, comme aux +Pas-Perdus! Mais, là-bas, elles profitent de l’ombre, tandis que cette +Galerie Marchande est terrible de clarté. Lorsque M. le Bâtonnier +Lablette dit à un confrère: + +--Vraiment, cher ami, vous prenez ce dossier? Quoique plein de talent, +vous ne craignez pas?... Enfin... à la première défaillance, je suis +votre homme!... + +On voit luire ses prunelles et le nez frémir de convoitise. + +On voit aussi que Maître Callebasse a la lèvre paillarde, lui qui défend +toujours des demoiselles de théâtre; que Maître Gautereau-Vignole a la +tête de son âme, un petit bout de tête en casse-noisette, mauvaise et +chafouine; que Maître Écomard a la marche d’une hyène; et que Maître +Esquivé s’en va toujours soucieux, depuis son mariage manqué avec la +fille d’un marchand de doubles-crèmes, qui devait lui apporter la +clientèle de tous les crémiers de Paris. Quant à Maître Piero-Piafferi, +il se grandit, sort de son faux-col. Il est l’image de sa devise: «_Plus +haut! Toujours plus haut! Vous verrez jusqu’où je peux grimper!_» Puis, +quels souliers, quelles manchettes, quelle cravate! Tout cela pour +illustrer une seconde devise: «_De l’argent! Toujours plus d’argent! +Vous verrez ce que je peux gagner d’argent!_» + +--Et moi je ne gagne rien, grogne sourdement un conseiller qui passe. + +Magistrat qu’on croit digne et qui n’est que mortifié; car, après un +déjeuner babylonien chez un des rois de la parole, il rentre avec +amertume dîner chez lui de sa côtelette de fonctionnaire. La Galerie +Marchande est mauvaise pour son fiel, quoique, en apparence, on l’y +respecte. Mais l’avocat qui le salue a sur lui une influence +alimentaire... dont il se vengera d’ailleurs en faisant pression sur les +experts et en donnant des ordres aux liquidateurs. + +--Quelle bouillotte! dit Maître Turbot de la Halle, dès qu’il est passé. +Ce qu’il en faudrait un nettoyage dans ce monde-là! + +[Illustration] + +--Gâteux ou fous, voilà la Cour! répond Maître Trinioles. + +Celui-là, dès qu’il arrive, emplit la Galerie. C’est une des volailles +comiques de la volière. Tout de la vieille poule: l’œil rond, le ventre +traînant, et le derrière bas sur des pattes grêles. Il vient de perdre +un procès, comme d’habitude, lui qui, pourtant, sait être épique ou ému, +minutieux ou abondant, lui qui a été député, lui qui... cot... cot... +cot... il en glousse de fureur! Et on se le montre; et on ricane. + +Il parle d’aller trouver le président, de se plaindre au Bâtonnier. Il +crie: «Je ferai un incident personnel!» Même sans savoir de quoi il +s’agit, tous répondent: «Faites vite! N’hésitez pas!» Ils excitent la +vieille poule comme un coq de combat. + +Ce qu’il y a d’effarant dans cette Galerie Marchande, c’est l’impudeur +avec laquelle ils se déchirent et se volent au grand jour, sur le seuil +même du Palais. Les juifs se cachent pour faire l’usure. Eux se mettent +à leur porte. Est-ce inconscience ou cynisme? + +Or, c’est derrière ce couloir de Bourse où se pratique le trafic des +humains, derrière toutes ces rumeurs de haine, passé ce grondement +d’avidité, plus loin que ces éclats de l’envie et de la passion, au delà +de cette potinière dramatique et dangereuse que siège la Cour--la Cour +d’Assises, c’est-à-dire tout le Palais pour les âmes populaires. + +Ailleurs, vous êtes témoin des drames; là, vous en voyez les suites et +en sondez les causes; là, vous jugez les gestes, en essayant de +comprendre les âmes. Assassins, filles, amants, voleurs, volés, témoins, +tous y parlent, nient, se confessent et luttent. La passion pousse les +portes et s’installe au prétoire: c’est elle qui défend, qui explique, +qui accuse; elle a vingt masques: elle s’appelle l’argent, l’honneur, le +bien, la patrie; elle est odieuse, elle est sublime; et c’est son +haleine qu’on respire dans l’air étouffant de cette grande salle des +Assises. + +Pour essayer de l’apaiser, de la raisonner, de la maîtriser, la société +installe sur douze chaises imposantes, plus larges que celles qu’ils ont +dans leurs familles, douze citoyens tirés au sort, qu’elle appelle le +Jury. + +Cette douzaine d’hommes, qui en principe commandent, en fait sont +commandés; car un mandat hante leurs consciences. Ils représentent +l’opinion; ils ont le ferme dessein d’être justes; si bien qu’ils +s’inquiètent, s’égarent, et qu’un doute léger suffit pour qu’ils +acquittent un criminel, au lieu que, dans une sainte fureur, ils tuent +dignement un irresponsable. Le pays ne gagne rien à cette institution; +mais le principe illusionne; il est un soulagement pour le peuple qui +est la proie des idées vagues; et la forme idéale du jury reste douce +aux cœurs qui aiment chez eux rêver de justice. + +En principe, on le tire au sort; mais sitôt tiré, on l’épluche et on +l’émonde. On tire trente-six noms pour en rayer vingt-quatre. Besogne +que se partagent l’accusation et la défense. L’accusation commence: elle +biffe ceux qui lui semblent enclins, par profession, à l’indulgence. +Après quoi, le défenseur, rageusement, supprime tout ce qui paraît cher +à l’accusation; et il reste douze bonshommes, que les parties adverses +accueillent par force, avec résignation. + +Ils s’installent sur leurs chaises: ils sont graves. Depuis huit jours, +tout leur fut prétexte pour dire en famille: «Lundi prochain, je serai +du Jury!» Maintenant, c’est eux, parmi trente-six, que l’on conserve; et +comme ils ignorent qu’ils le doivent à l’indifférence qui s’attache à +leurs noms, ils en ressentent une fierté qui se voit à leur maintien. +Ils sont épicier, pharmacien, marchand de fourrages, bureaucrate, +architecte, chauffeur, et ils vont juger; ils vont délivrer ou faire +enfermer leurs semblables: la Société peut-elle leur faire honneur plus +grand? + +La salle leur paraît belle: les ornements, pourtant, en sont médiocres, +et tout y est terni par de tumultueuses séances; mais la table des +juges, le box des accusés, les portes qu’on garde, le public, au fond, +qu’on maintient, sont autant d’images pathétiques qui font illusion, et +le lieu leur semble beau, parce que toujours le drame est grand. + +La vie, en effet, avec son tumulte et ses éclats, la mort et sa misère +glacée, ce dyptique de l’homme est là, dans cette Cour, dans ce +confessionnal formidable,--sculpté en une pâte qui est la pauvre chair +des hommes. Les affres du mensonge, les tortures de l’aveu, le néant de +la colère, la Cour d’Assises les guette, les voit, les entend, elle en +vit, elle en garde une empreinte effrayante. Mais le dyptique n’est pas +immuable; il évolue. Bien mieux, il arrive que, de ses mains +passionnées, la Société même le modèle et le transforme, lorsque, par un +grand jour d’émeute, tout à coup, elle se collette avec des magistrats +qui, sournoisement, veulent étouffer la Loi. La Loi... et ses balances +pour tous égales! Utopie! Hypocrisie! L’apache qui égorge au couteau, ou +la femme de ministre dont le manchon cache un revolver, s’en viennent, +l’un après l’autre, dans le même box. Chacun apporte ses poids pour +peser son crime, et on brusque le premier. «Êtes-vous fou, malheureux?» +tandis que, devant l’autre, on est muet, on salue. Mais, soudain, de la +salle un grondement monte. Qu’est-ce qui se passe? C’est la Société qui +s’insurge: payant ses juges, voici qu’elle les contrôle. Pas possible? +Mais si! Ils balbutiaient, elle parle haut. Ils tremblaient: elle les +chasse. Et ils s’empêtrent dans leurs robes... Le dyptique frémit, +s’élargit; c’est le bas-relief social, qui se sculpte à sa place; et le +«compte rendu» de la Cour d’Assises devient une page de l’histoire du +pays. + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +III + +L’AFFAIRE PASSIONNELLE + + +L’affaire Chevreau! Vous rappelez-vous? Ce professeur qui a tué sa +femme... L’histoire d’abord fut le grand attrait des journaux, avant +d’emplir les Assises d’un ébrouement mondain. Elle était typique de ces +drames qui, en ayant l’air d’entrer au Palais, en viennent en vérité. Il +faut que des juges prononcent sur ce que d’autres, inconsciemment, ont +décidé. L’assassin n’est qu’un intermédiaire. Si la Cour d’Assises +siège, c’est que le Tribunal, puis la Cour, en deux fois trois minutes, +ont réglé le divorce le plus aventureux, faisant aux parents comme aux +enfants une impossible vie et préparant un meurtre, seul recours à +certains désespoirs. Revolver, cadavre, police, voilà les douze +bonshommes qui vont juger la Justice et ses conséquences. + +Le jour de l’audience est venu. Midi moins cinq... Trois cents +Parisiennes, pendues à des robes d’avocats, essaient de se glisser à +leur suite dans la salle des Assises. Elles sont flatteuses en +suppliant: + +--Maître, vous qui avez tant de talent, vous devez faire ici vos quatre +volontés!... Je suis sûre... que vous allez me faire entrer! + +Eux s’agitent: + +--Essayons par là... + +En hâte, deux marches par deux marches, ils montent l’escalier en +colimaçon des témoins. + +--Ne vais-je pas trop vite pour vos petits pieds, belle Madame? + +Mais ce n’est pas la belle madame qui répond. Des confrères descendent, +refoulés par les gardes, qui crient que «c’est plein et que c’est pas +l’entrée des avocats!» Demi-tour. + +--Il eût fallu arriver plus tôt... tout est bondé! + +--Oh!... en glissant une pièce? implore la belle Madame. + +--Vous me donnez une idée... Attendez là... Je vais voir Fernand. + +C’est le garçon des Assises, un des personnages symboliques du Palais, +gros homme qui, depuis un tiers de siècle, a vu tous les assassins, tous +les juges, tous les jurés, tous les avocats. Les plus grands jours ne +l’émeuvent plus, il a un dos rond sur qui il peut pleuvoir, et il est +accoutumé à ces curiosités féminines ainsi qu’aux supplications des +hommes de robe: + +--Mon brave Fernand, est-ce que le président est arrivé? + +--Yes, cher Maître. + +--Ce serait pour faire entrer une femme exquise avec qui il a dû dîner +dans le monde... A moins que vous-même ne me rendiez ce gros service. +Avec vous, elle aurait même une meilleure place! + +Fernand cligne de l’œil: + +--Mignonne? + +--Un amour! + +--Ah! soupire-t-il, Adam se plaignait déjà; et il n’en avait qu’une à +ses trousses... si je peux parler de trousses pour ce sans-culotte... +mais moi!... Enfin, amenez toujours!... + +--Fernand, vous êtes un frère, un père, un cœur! + +--Quand je peux faire plaisir, je fais plaisir. + +--Tenez, Fernand... Si, si, prenez, je vous en prie, Fernand! Et merci, +je vous revaudrai ça! + +--Maître, vous voulez rire... je descends chercher votre dame, qu’on ne +laisserait pas passer. + +On l’a même déjà chassée de la galerie où elle attendait. On l’aperçoit +qui, toute rouge, fait des signes. + +--Ces gardes sont des malotrus! Quelles brutes! + +--Suivez-moi, madame, dit Fernand qui a le calme des vieilles troupes. + +--Oh! vous, vous êtes ma Providence... Tenez... Si, si, prenez, je vous +en prie... Alors, vous allez me faire entrer?... J’ai entendu que vous +vous appeliez Fernand?... Comme mon beau-frère!... + +Des gardes barrent le chemin. Fernand annonce: + +--La femme du Président! + +Le tour est joué. Il y a une heureuse de plus. + +Elle entre, essoufflée, tant elle a eu peur de ne pas entrer. Elle +regarde. Elle est dans le plus grand des théâtres de Paris où la Société +va lui jouer une pièce vraie... Qu’elle a de chance! Que c’est émouvant +cette salle! Elle va donc voir cet homme qui a tué sa femme. Comment se +défendra-t-il?... Il doit être pâle... Peut-être va-t-il pleurer?... Et +si on le condamne?... D’avance elle tient son cœur. Je veux dire son +sein. Elle s’évente... Que de monde!... Ces messieurs qui tirent des +papiers de leur veston, c’est la presse sans doute?... Voici des +dessinateurs avec leurs cartons... Fernand lui a mis sa chaise derrière +un gros monsieur, mais elle a reglissé une pièce, et Fernand a dit: +«Monsieur, reculez-vous, Madame est témoin!» Alors, elle a passé devant, +elle voit tout, et... au moment où le drame va commencer, elle a une +grande joie. + +Coup de timbre sec qui met les gens sur pieds. Dans l’ombre, au-dessous +des fenêtres, elle aperçoit de gros hommes qui entrent et s’asseyent: le +jury. Elle voit Fernand qui ouvre une porte massive. Un huissier glapit: +«La Cour!» Quatre personnages, chargés de robes rouges, s’avancent avec +gravité. L’accusé est introduit: rien de marquant. Comment, c’est lui +qui a tué?... L’avocat s’installe: Maître Piero-Piafferi, sans doute? Il +y a si longtemps qu’elle grille de l’entendre; mais elle lui croyait de +la moustache et des cheveux mousseux. Celui-ci est chauve et rasé. +Allons, son face-à-main ne lui suffit plus; elle tire de son sac une +petite jumelle en nacre. Tout le monde s’assied. + +--Accusé, levez-vous! + +Et Chevreau, Maurice, trente-neuf ans, professeur agrégé de +l’Université, se lève devant ce jury composé d’un grainetier, d’un +commandant en retraite, d’un plombier, d’un herboriste, d’un notaire, +d’un comptable, d’un employé des chemins de fer, d’un professeur de +violon, d’un tapissier, d’un doreur, d’un mégissier et d’un rentier. +C’est le grainetier qui préside. Il est d’aspect considérable. Larges +épaules sous une tête cuite, taillée dans de la brique. Le professeur de +violon a des cheveux ébouriffés; le pharmacien est content de soi; les +autres... ont tous aussi leurs visages, leurs amours-propres, leurs +faiblesses, leurs partis pris, mais ils se fondent dans l’ombre, et +l’accusé, qui ne les distingue pas, s’effraie de ces inconnus. + +Il est blême, mince, de chair pauvre, de vêtements étriqués. La salle, +de toutes ses oreilles, guette ses premiers mots: ils sont ternes. Et +tout de suite les femmes pensent: «Il avait une tête à être trompé!» + +--Madame!... Messieurs, je vous en prie!... Je suis le défenseur! + +Du bruit, du vent, c’est une robe noire qui pénètre, qui pivote, qui +s’avance, et qui tout à coup, en s’essoufflant, en bouffant, recouvre +l’avocat chauve, que la belle madame contemplait. Maître Piero-Piafferi +est arrivé, il s’est substitué à son secrétaire. Il donne un coup de +nez, il frise les yeux, il tend l’oreille. Comment? Quoi? Qu’est-ce qui +se passe? L’interrogatoire est commencé? + +--Ça, par exemple! + +Maître Piero élève la voix, puis la baisse, et avec un sourire de +danseuse, impertinent depuis ses talons, qui sont hauts, jusqu’à ses +cheveux qui s’insurgent: + +--Monsieur le Président... ne savait sans doute pas que c’était à moi +qu’incombait la charge de la défense (il a l’index tendu vers le nez du +Président)... C’est cela... Oh! la Cour est fort excusable!... Mais... +puisque les débats ne sont pas tout à fait terminés et que +l’acquittement n’est pas encore tout à fait prononcé, j’exprime le désir +modeste que l’on recommence tout. + +Le Président a chaud: il enlève sa toque: + +--Maître... balbutie-t-il, j’avais cru vous apercevoir... + +Maître Piero, qui s’était assis, se relève, puis, noblement: + +--Ces paroles, monsieur le Président, me donnent entière satisfaction. +Je n’attendais pas moins de votre esprit délicat et je vous remercie. + +L’audience est à peine ouverte: déjà un incident. + +--Ce Piafferi est épatant! chuchote le public. + +--Ce que ce Piero peut être odieux! grognent les journalistes. + +Timide, le Président reprend doucement l’interrogatoire. + +Il a raison d’être timide, car, si le meurtrier est affaissé, l’avocat, +lui, ne l’est pas. D’abord, il regarde un peu partout, l’auditoire, +l’assassin, l’avocat général. Un sourire au public, une tape amicale au +client; une moue pour le défenseur de la Société. Quant au jury, à +contre-jour, pas d’intérêt. De dessous sa robe il a tiré une boîte de +cachou. Il s’en lance de petits brins dans la bouche. Il appelle +l’huissier, envoie des billets à la presse, gonfle le torse, secoue ses +manches, piaffe, ricane, lève les mains. Oui, soudain, il veut la +parole. Il interrompt le Président, puis il crie, et il tape du pied. +Bien mieux, il attaque, il fonce, il rage, il s’élève, il domine, il +triomphe! C’est fini, le Président ne préside plus. L’avocat général +essaye de le soutenir: Piero finit ses phrases; après quoi, il fait +semblant de s’excuser en aggravant son insolence, et il peste encore, +toujours, laissant échapper deux, dix, vingt plaidoiries avant la vraie. + +Il arrive ainsi qu’il fait des parades brillantes, méchantes, +étincelantes, à propos d’une affaire triste, où se débat, avec des +gestes mornes et des mots sans couleur, un être falot qui, par son +ennuyeuse prétention, a dégoûté une femme insuffisamment préparée aux +«épreuves» universitaires. Par Maître Piero, le ton du procès change. On +tâtonnait, en bâillant, dans la nuit, et voici qu’un feu d’artifice +éclate, qui incendie tout. Les jurés sont éblouis et abrutis: c’est le +but. + +--Messieurs, leur dit Maître Piero, les montrant au doigt, j’ai souci de +ne mettre en vos esprits que du raisonnable et non de l’absurde: je vous +signale donc (ce que ne fait pas l’accusation) que le jugement de la +Cour, réglant les détails du divorce de Maurice Chevreau, fut la cause +et seule cause du drame, et que... + +--Mais... balbutie le Président, qui essaye de s’accrocher à une bouée, +après son premier naufrage, Maître, nous y viendrons! + +--Nous y sommes, monsieur le Président! crie Piero-Piafferi, et nous y +resterons! + +Le Président en est bouche bée. L’avocat général regarde: pourquoi cette +colère? Et tandis que ses amis les meilleurs pensent: «Diable! Il +commence par le maximum! Comment soutenir cela?» la vigueur même de son +apostrophe enchante deux femmes qu’il vient d’amener... Peut-être est-ce +pour elles qu’il a fait cette sortie, car il s’assied, tête haute, se +frottant de contentement contre le box de Chevreau; puis nerveux, il +mastique de nouveau du cachou. + +Durant quelques minutes, il consent à se taire. L’accusé, geignard, +conte son mariage, ses déceptions, la cruauté de celle qu’il a tuée. +Elle l’a trompé, lui affirmant que son amour croissait: «T’oublier, oh! +chéri! Je le voudrais, que je ne le pourrais pas!» Mais pour marraine de +sa petite fille elle choisit la sœur de son amant. Bien mieux: elle +passe deux mois à la campagne; elle envoie des fleurs jaunes à son mari +en écrivant: «Pas de plaisanterie facile, hein, mon coco?» Lui est +heureux... Un jour--terre et ciel!--il tombe sur des lettres où le +malheur de sa vie est écrit plus de vingt fois. Trompé! Ridiculisé! Et +il lit que son enfant n’est pas de lui! Alors il saute à la gorge de sa +femme: elle avoue. Éperdu, il court chez ses beaux-parents qui hurlent: +«Quoi?... Elle!... Notre fille?» Après quoi, ils s’asseyent, respirent, +et la belle-mère, furieuse: «C’est bien vous!... Toujours des drames!» +Il est le gendre d’un colonel d’artillerie en retraite, qui a un œil +fermé, tandis que l’autre s’écarquille derrière un monocle, et, selon +qu’il regarde la vie par le premier ou par le second, il bute parce +qu’il ne voit rien, ou il s’effare de ce qu’il croit voir. Il se teint +les cheveux; il est enrhumé; c’est sa femme qui parle et qui décide. + +--En somme, dit-elle à son gendre, combien de fois vous a-t-elle trompé? + +--Est-ce que je sais! répond l’autre. + +--Alors, elle ne vous a pas trompé autant de fois que vous croyez! + +Devant cette appréciation quantitative de l’adultère, il pleure d’être +incompris; mais pleurer le soulage. Il est tendre. Il n’aime ni les +éclats, ni l’irréparable. La vie peut se corriger, comme les devoirs des +élèves, et il accepte une réconciliation, dans le cabinet d’un Président +de tribunal qui, en trois coups de cravache, met un ordre provisoire +dans ce ménage chaviré. + +--Mon beau-père fut content, rapporte Maurice Chevreau. Il me dit: «Vous +verrez: maintenant cela ira!» + +--Votre beau-père, remarque alors pompeusement le Président des Assises, +était un officier supérieur en retraite. Il avait le sens de l’honneur. +Cette appréciation de sa part n’étonnera personne. + +--Oh!... je vous en prie!... + +Maître Piero s’est levé. D’un geste il arrête l’éloge: + +--Attention!... + +Et d’une voix toute de dédain: + +--Monsieur le Président... je supplie... dans l’intérêt de la Justice... +que l’on réserve toute appréciation sur ce beau-père pour l’heure où il +sera venu lui-même témoigner et donner publiquement la mesure de son +esprit et de son cœur. + +Il cligne de l’œil aux journalistes: «Tapé, hein?» + +Le Président est vexé. Il réplique: + +--Messieurs les jurés apprécieront! + +--Soit! Seulement... lance alors de toute sa voix Maître Piero-Piafferi, +pour que messieurs les jurés apprécient, selon la formule ordinaire à la +Cour, encore faut-il que messieurs les jurés, à la minute où on leur +vante l’honneur de cet homme supérieur... + +--J’ai dit: _officier_ supérieur! proteste le Président. + +Maître Piero s’arrête, contemple, réfléchit, ricane, puis, doucereux: + +--Ce n’est plus moi qui le discrédite! + +Le bras se retend, vengeur: + +[Illustration] + +--Je dis qu’il faut aussi mettre au courant messieurs les jurés des +faits du procès! Or, les faits, les voici. Ce supérieur... qui ne l’est +que comme officier... + +--Ah! Maître!... s’écrie le Président. + +--Monsieur le Président, je suis la défense, et vous n’empêcherez pas la +défense de parler! Je dis que celui que je me contenterai désormais +d’appeler le «_beau_-père...», sans m’attarder à l’ironie de cette +désignation familiale, ce _beau_-père, voyant avec mélancolie (car plus +que ses enfants il aimait sa tranquillité), voyant les scènes se +renouveler le lendemain de la réconciliation, dit à son gendre qui +s’écriait: «Je préférerais être mort!--Dame... ça simplifierait tout!» + +--Mais, Maître... interrompt le Président. + +--Je n’ai pas fini! lance Maître Piero. + +--C’est une plaidoirie! insiste le Président. + +--Après tout, peut-être! réplique avec hauteur Maître Piero, qui fait +encore monter sa voix. Et je poursuis! Aux côtés de ce beau-père, je +vois une mère plus inquiétante encore, car, à la façon dont elle juge sa +fille, on est en droit de se demander: «A elle, quelle fut sa vie?...» +Quand elle apprend l’adultère, elle l’absout. Si son gendre pardonne, +elle rit. Après ces détails, certes, messieurs les jurés apprécieront, +mais pour qu’ils appréciassent, je tenais à donner une base à leur +appréciation! + +Il offre à la Cour cette dernière impertinence dans le miel d’un +sourire, et il s’assied au milieu d’une approbation générale. + +--Euh... continuons! bredouille le Président qui remet sa toque. + +Dérouté, Chevreau Maurice poursuit tant bien que mal le récit de sa vie. +Elle est comme divisée en paragraphes, dont chacun se termine par ce +soupir: + +--Ce fut la plus atroce année que j’aie vécu! + +Un premier jugement de divorce lui enlève son enfant, sous prétexte +qu’il est dangereux de soustraire aux soins d’une mère une petite fille +qui a de l’entérite. + +--Arrêt abominable! souligne Maître Piero qui, de nouveau, se trouve sur +ses pieds. + +Le Président réplique: + +--Maître, d’abord, vous ne m’avez pas demandé la parole! Ensuite, je ne +vous permets pas de juger de la sorte un arrêt de la Cour! + +--Pardon, monsieur le Président!... + +--Vous avez le droit de critiquer, parce que même des magistrats sont +sujets à l’erreur; mais les magistrats méritent le respect! + +--Je le leur donne! riposte avec éclat Piero-Piafferi. Mais je le +réserve à leurs personnes et ne l’étends pas à leurs arrêts! + +La tête est haute, et la voix vengeresse a l’air de parler au nom de +tous les justes du pays. Alors, l’avocat général bat l’air de ses mains: + +--De grâce! Maître, de grâce!... Si vous créez toutes les minutes un +incident, nous serons encore ici demain! + +Maître Piero se raidit: + +--Nous y serons jusqu’à ce que justice soit faite! + +--Alors, il faudrait la laisser se faire! + +--La laisser se faire, sans doute! La laisser faire, jamais! + +Il respire profondément, puis, tirant chacun de ses bras du fin fond de +chacune de ses manches: + +--Messieurs... sentez-vous bien que la minute est poignante? + +Il souffle et prend un temps: + +--Nous discutions sur le meurtre d’une femme... Voici, soudain, que le +procès s’élargit. Voici qu’il ne s’agit plus d’une affaire judiciaire, +mais de la Justice même! Voici... oui, voici que les principes de notre +Société sont en cause! + +Toute sa personne s’empreint d’une profonde gravité: + +--Messieurs... si haut que soient placés les magistrats dans l’échelle +sociale, cette échelle, comme celle de Jacob, mène à Dieu! Or, quand on +a seulement prononcé ce nom, qui veut dire toute puissance et toute +perfection, l’esprit hésite, n’est-il pas vrai, pour accorder ensuite, +même aux hommes les plus haut placés, des louanges sans restriction et +une reconnaissance sans arrière-pensée! + +Sur ces mots, il ouvre les bras et offre sa poitrine: + +--Aussi, préférerais-je que l’on m’arrachât sur-le-champ cette robe!... +(il la prend à pleins plis) cette robe, honneur de ma vie et symbole de +mon indépendance, si, tout à coup, dans ce prétoire, qui est celui de la +Liberté (la tête se dresse; il parle avec Dieu), si dans ce prétoire il +ne m’était plus permis de juger même des juges, et de prononcer sur des +êtres qui sont simplement humains des paroles qui ne soient pas +strictement admiratives! + +Le vent de l’éloquence, qui vient de souffler dans cette phrase, passe +aussi dans les cheveux qui se rejettent en arrière; et il attend, les +poings crispés, des applaudissements que le Barreau commence, mais que +le Président coupe net: + +--Je vais faire évacuer! + +La menace fige l’assemblée. Le secrétaire de Maître Piero cherche à le +faire asseoir en lui postillonnant des félicitations, mais la robe de +nouveau le recouvre: «Tais-toi! Tais-toi!» Il disparaît. Les assistants +ont été secoués, dans cette salle pleine où la passion s’échauffe pour +un mot. Cet élan d’avocat, mené jusqu’au bout avec un art parfait du +théâtre, a d’abord emporté les cœurs; mais... déjà les esprits se +ressaisissent et s’en veulent de s’être donnés avec admiration à ce qui, +peut-être, n’est qu’un jeu déplacé. En sorte qu’il reste une gêne +générale, et bien des yeux évitent ceux de ce bavard en noir, qui laisse +les uns confondus d’avoir été naïfs, et les naïfs troublés de voir leurs +voisins confondus. + +Le Président, dont l’esprit trébuche, tousse, se mouche et grogne: + +--Euh... continuons!... Donc, accusé Chevreau (il fouille dans ses +papiers), le premier jugement vous a paru pénible. Mais, (il reprend son +aplomb) le suivant vous a rendu l’enfant... Ah! Maître, ne vous agitez +pas!... Je sais: l’enfant était rendu sous conditions: c’est la +règle!... Vous deviez le remettre un après-midi par semaine entre les +mains de sa mère?... Bien... ou plutôt non, pas bien, car... c’est là, +semble-t-il, la genèse du drame... Vous avez dit et redit... Maître, +laissez-moi m’expliquer: vous aurez la parole après!... Vous avez dit +que le jour où votre ex-femme venait prendre l’enfant, la concierge +montait le chercher, et la mère, soit nervosité, soit dégoût, +déshabillait la petite sur place, rejetant les vêtements... qui étaient +les vôtres, pour lui en mettre... qui étaient les siens... Nous sommes +d’accord? Non?... Je m’y attendais! Maître Piero-Piafferi ne peut pas +être d’accord! + +Ce dernier grimace, en effet; puis ricane; et d’une voix fort +doucereuse: + +--Maître Piero-Piafferi voudrait surtout que, quand il se tait, son +silence ne fût pas interprété... + +Il se balance, croise les bras, et, immobile: + +--Messieurs de la Cour, si je n’ai pas droit toujours à la parole, aucun +règlement du moins ne m’interdit les gestes. Ils sont la manifestation +instinctive de ma pensée, et je n’ai pas à m’en excuser, plus que de ma +respiration... Mais! + +Ce «Mais» est un brusque éclat, suivi d’un brusque arrêt: + +--Mais... quand ils marquent de ma part un contentement, il convient de +ne pas s’égarer jusqu’à y voir une protestation! + +Les yeux de feu s’adoucissent: + +--Monsieur le Président, vous venez de prononcer sur l’accusé des +paroles fortes et vraies, que la défense approuve et dont elle vous +remercie. Vous venez de peindre avec justesse cette hebdomadaire +provocation d’une mère qui n’aima son enfant que dans la mesure où cet +amour délabrait l’âme du père infortuné,--père dont je ne suis pas +seulement l’avocat, mais l’ami, et je m’en flatte!... Pauvre Chevreau! +Il a subi quatre mois de cellule sans une plainte, tandis que la police +et la justice, toutes deux boiteuses, toutes deux aveugles, +poursuivaient une instruction qui, le premier jour, m’avait semblé toute +faite! + +--Ah! Maître, là, c’est trop! + +L’avocat général est debout: + +--Vous êtes ici pour défendre et non pour attaquer! Je ne comprends +plus! + +--D’autres comprendront, Monsieur l’avocat général! + +--Non!... Ah! Maître! Là, je répète que c’est trop! redit l’avocat +général, qui est sans ressource, lui, pour varier l’expression d’une +seule pensée. + +Au contraire, Maître Piero repart, s’arrête, se rebiffe, fait le doux, +s’humilie, le prend de haut, et remplit de stupeur le jury, où le +grainetier géant ne se sent plus d’attaque, et où le pharmacien oublie +d’être content de soi. Le Président rage: il ne veut plus rien entendre. + +--Maître, c’est à moi qu’appartient la direction des débats! Dorénavant, +je vous prie de me demander la parole, quand vous jugerez que vous en +avez besoin... + +--Je la demande! + +--Voulez-vous me laissez finir!... Je ne vous l’accorderai que dans la +stricte mesure indispensable au procès. + +--Ah! monsieur le Président... + +Maître Piero regarde les avocats, prend à témoin la presse et en appelle +aux femmes sensibles qu’il a fait entrer: + +--Monsieur le Président... + +--Vous n’avez pas la parole! Non! Vous ne l’avez pas! C’est moi qui +l’ai!... Là... à la fin... heu!... bouh!... c’est vrai... il faut... +être raisonnable!... J’interroge Chevreau... euh!... Chevreau... je vous +interroge!... Le jour du drame, la fatalité a voulu que vous sortiez sur +l’escalier... et que vous rencontriez votre femme... C’est exact? +Hein?... euh... Elle déshabillait l’enfant?... vous avez tenté de vous y +opposer? Alors... elle vous aurait dit: «A bas les pattes! Ma fille +n’est pas de toi!» N’est-ce pas, elle vous l’a dit? Sur ces mots, vous +avez sorti un revolver et l’avez tuée. Est-ce cela? Parfait. Or, je +remarque, moi, que ces mots qui vous ont décidé au meurtre n’avaient +rien de nouveau pour vous... + +Maître Piero ricane. + +--Maître, qu’est-ce qu’il y a? + +Maître Piero prend un air angélique: + +--Il y a, monsieur le Président, que d’abord cette fois vous m’incitez à +prendre la parole, alors que je ne la demande pas! Ensuite... + +Il se dresse et, plein de morgue: + +--... J’avoue qu’en entendant la vôtre, j’ai des pensées subites que je +n’ose pas exprimer! + +Il se rassied. + +--C’est ce que la Cour regrette! dit le Président qui ricane à son tour. + +Il s’ébroue et il se tourne: + +--Je continue d’interroger Chevreau... Chevreau, je vous interroge! Il y +a dans votre cas une chose troublante: par la mort de votre femme, vous +deveniez le tuteur légal de votre enfant. Ce point-là est troublant... +N’y a-t-il pas eu de votre part un calcul? Vous répondez: non. Bien... +mais ce point-là reste troublant... messieurs les jurés apprécieront, +et... comme au surplus il est deux heures, l’audience est suspendue! + +Cette annonce veut dire que Maître Piero-Piafferi va pouvoir se répandre +à travers toute la salle et monter jusqu’à la place des magistrats, avec +deux haltes, l’une aux bancs de la presse, l’autre parmi ses confrères, +qui sont rangés sur des banquettes, ainsi qu’on vit le Tiers ordre sur +des gravures représentant les États généraux. + +Sa petite face pâle questionne: + +--Alors, qu’en dites-vous? Ne suis-je pas dans mon droit strict? + +Et tandis qu’il cueille les louanges du Barreau, des journalistes entre +eux l’accablent et murmurent: + +--Vraiment il n’y a rien, aujourd’hui, de plus grotesque qu’un +avocat!... Autrefois, du temps où on avait encore des Présidents qui +présidaient... + +Mais le voici. Alors, les mêmes lèvres, pour lui, continuent: + +--C’est très fort! Très épatant!... Qu’on déplaise ou non à la Cour, on +l’écrira dans nos canards. + +Lui se souffle: + +--Il était nécessaire, une bonne fois, de dire ces choses! + +Et comme d’autres mains élogieuses le cherchent, le prennent, le font +tourner, il suit, il court, il monte des marches; il arrive à l’estrade +des magistrats; il rattrape l’avocat général; il l’enlace à la taille: + +--Cher ami... on me dit que vous m’en voulez!... L’amitié vraie +n’est-elle pas faite de ces cris de sincérité que nous venons d’avoir? + +Puis il l’entraîne dans un coin où, sa bouche sur la sienne, chaleureux, +débordant, il le couvre de son affection--jusqu’à ce que Fernand, le +garçon, lui glisse une carte. + +--Elle est là?... Oh! la charmante amie!... + +Il bondit dehors, trouve une femme, lui caresse les bras, puis l’emmène +à la buvette, et là il recommence une plaidoirie en mangeant du cachou. +Ensuite, il boit et porte à la santé de la belle. Un confrère entre. Il +crie: «Vous y étiez?» + +--Où donc? + +--N’y étiez pas? + +Il le prend par le bras: + +[Illustration] + +--Mon cher, venez! Et écoutez! La question nous intéresse tous... Ce +n’est plus un meurtre, ni une affaire d’Assises, c’est une grosse, +grosse chose! + +Il retrousse prestement ses manches: + +--J’ai eu là l’émotion la plus forte de ma carrière. + +Ce disant, il entraîne tout le monde, belle madame et confrères, et, +sautillant, léger, voix éclaircie, conscience plus fraîche, il fait une +rentrée éblouissante dans la salle où les jurés, en groupe compact, sont +déjà sur leurs sièges, attendant de mieux comprendre, pour pouvoir mieux +juger. + +Hélas! L’éclaircissement n’est jamais le but d’un débat aux Assises. La +nouvelle école d’avocats a compris que la meilleure méthode de défense +était l’obscurcissement progressif de l’esprit des jurés. Si ceux-ci se +trouvent d’abord en face d’un cas qui paraît clair, là est le danger. +Alors, à force d’interruptions, le défenseur emmêle, embrouille, sur une +affaire en greffe dix autres, et le plus simple des drames devient une +inextricable histoire, devant quoi ces bonshommes de jurés, hantés par +la crainte d’une erreur, hésitent... puis acquittent. Les avocats, +jadis, essayaient de sauver les accusés en prêtant à leurs actes un +mobile excusable; ils développaient ainsi une psychologie criminelle +capable de susciter le pardon; mais ils s’en tenaient au drame, qu’ils +adoucissaient. Moyen téméraire, qui mène à l’inconnu. Aujourd’hui, on +laisse l’affaire, on plaide en marge, on pose vingt questions à côté, et +surtout on fait défiler cinquante témoins, ayant tous un nom, une +situation ou une croix, qui, l’un après l’autre, viennent jurer sur +l’honneur que l’accusé, exception faite de son crime... +incompréhensible, a constamment donné des preuves de douceur et +d’infinie charité. + +Chacune de ces déclarations est soulignée par l’avocat, qui dit: + +--Bien! Très bien! Merci! Messieurs les jurés ont entendu le témoin, un +des hommes les plus considérables de la République! Mon client peut +relever la tête... Cher ami, ne pleurez pas!... Vous montez encore un +calvaire. Courage: c’est le dernier! + +Et comme le Président, gêné, prononce: + +--Le témoin peut se retirer... Monsieur, vous êtes libre... + +--Ainsi que nous le serons tous dans quelques heures! crie hautement +Maître Piero-Piafferi. + +S’il y a par hasard des témoins à charge, ils ne comptent pas. + +--Vengeance de l’accusation! Je dis vengeance, et maintiens le mot, y +ajoutant l’épithète: «inutile». Le colonel Matagrin, par exemple, ne +peut apporter aucun éclaircissement au procès. Cet homme, que je me +contente d’appeler un curieux _beau_-père, n’a jamais montré dans la vie +qu’une mollesse coupable ou une douloureuse confusion. + +--Ah! Maître! s’écrient ensemble l’avocat général et le Président. Vous +n’avez pas le droit de juger le témoin! + +--Je ne juge que sa conduite! + +--Vous devez la juger respectueusement! + +--Pourvu qu’elle le mérite! + +--Faites entrer le témoin suivant, bredouille le Président. + +C’est M. Chevreau père, celui qui, il y a trente-neuf ans, engendra +l’accusé. A le voir, on sent la puissance de l’hérédité. Il est +professeur à Henri-IV. Il dit: «Moi, chef de famille.--Moi, l’un des +membres de cette grande Université de France.» La maison de son fils, +désormais vide, il la décrit en ces termes: «_Sunt lacrymæ rerum._» Il +parle posément, fait sentir la ponctuation et il a une redingote et une +cravate noires; Maître Piero pense: «Pauvre cuistre!» + +Puis il déclare: + +--Monsieur, chacune de vos paroles nous est une émotion... N’ayez +crainte et soyez fier: votre fils est absous d’avance dans l’esprit des +hommes justes, à qui vous venez d’expliquer ce que fut une jeunesse +française sous votre direction... Au nom de tous, je vous remercie! + +Ces paroles prononcées, M. Baratte, professeur à la Faculté des Lettres, +est introduit. Il s’avance avec lenteur, baisse les yeux et parle en +pensant. Il a connu le père, dont la vie a été toute d’abnégation; la +mère, qui fut le courage fait femme; le fils, qui a vécu dans une +atmosphère d’élévation morale. Le jour du meurtre, M. Baratte a dit: «Ce +n’est pas possible!» Il n’y croit pas encore: il le jure devant la Cour. + +--Merci, monsieur Baratte, merci! dit Maître Piero-Piafferi. Vous êtes +un des maîtres de la langue: chaque mot, sur vos lèvres, a une valeur +précise. Messieurs les jurés s’inspireront de vos paroles. + +Et on voit apparaître M. Scheffer, ancien ministre de l’Instruction +publique, qui fut un des familiers de la maison Chevreau. + +--Que dire du père, gloire de notre enseignement! Comment parler de Mme +Chevreau, type de la mère française! Maurice... enfin... Ah! Maurice!... +En prononçant ce petit nom, permettez, monsieur le Président, que je me +tourne vers celui qui le porte, et que je lui dise, ainsi que chez ses +parents: «Maurice... tu es resté un brave garçon, n’est-ce pas?... Mon +amitié n’a pas d’inquiétude à concevoir?...» + +--Ah! merci, monsieur le Ministre! Merci! s’écria Maître Piero. Et +puisque avec tant de cœur vous évoquez les repas charmants où +s’épanchait votre affection, laissez-moi répondre: «A ce soir, monsieur +le Ministre! Votre Maurice vous sera rendu, et il dînera chez vous!» + +--Le témoin suivant, ordonne sur un ton sec le Président. + +C’est M. Huilier, le grand éditeur de livres classiques, officier de la +Légion d’honneur, qui a fait le mariage. + +--Messieurs les jurés, Maurice Chevreau était un jeune homme enclin à la +douceur et à la tendresse. Je me rappelle sa première communion, la joie +de sa famille devant ce caractère qui se dessinait si heureusement. J’ai +été témoin à son mariage. Le mariage, avec ses devoirs graves et ses +vertus tranquilles lui paraissait le rêve. Je l’ai vu avec sa jeune +femme partir pour l’Italie. J’avais cru discerner sur son visage viril +l’annonce du bonheur. Aussi quelle surprise douloureuse, lorsque j’ai lu +dans les journaux l’affreux drame pour lequel, aujourd’hui, nous voici +réunis. Messieurs, j’ai pris cette feuille à deux mains, et je me +rappelle que, le cœur battant, je la secouai nerveusement, en disant: +«Allons!... Ce n’est pas possible!... Ce n’est pas lui!... Ce n’est pas +vrai!» + +--Monsieur Huilier, prononce Maître Piero-Piafferi, de telles paroles +ont une noblesse dont le plus humble serait ému. Vous avez voulu faire +le bonheur de l’homme irréprochable que je défends; tout à l’heure, la +Justice vous le rendra; et vous pourrez lui bâtir solidement ce que le +sort, en dépit de vous, a réussi à mettre à bas. + +Il en est à sa dix-neuvième plaidoirie, à grands gestes et grands mots, +donnant toute sa voix et couvrant de sa manche son secrétaire, qui, +chaque fois, se dégage en rougissant de ce flot d’étoffe noire. Dix-neuf +fois il a plaidé, et il va replaider une vingtième, pendant trois +heures, sans une redite, mais n’évitant aucun excès, ne redoutant aucun +ridicule, riche de dons théâtraux inouïs pour l’œil comme pour +l’oreille, sortant tout droit de la Comédie Italienne, dépassant Scapin, +débordant enfin d’un talent prestigieux qui symbolise, hélas! +l’éternelle singerie de l’avocat aux Assises. + +Un avocat d’affaires, déplacé dans ce milieu, parlera sèchement pour la +partie civile. Il voudrait émouvoir le jury sur les parents de la +victime, mais comme il parle, le nez dans ses papiers, c’est Maître +Piero-Piafferi, qui, en silence, continue de dominer les jurés. Ses yeux +ne les lâchent pas; il a l’air de dire: «Vous vous rappelez le colonel, +et ce que je vous ai dit?» Il se tait: c’est lui qu’on regarde. L’autre +parle; c’est lui qu’on croit. + +L’avocat général se lève ensuite. Il est connu pour sa pauvreté d’esprit +et de parole. Il n’est pas debout que cinquante avocats se lèvent +aussi... pour sortir. Bruit de pas; bruit de portes; il doit attendre +pour commencer, et, quand il commence, dans un décevant bruit de pieds, +il a beau lancer ses périodes à un mètre du jury, c’est Maître Piero +qui, de loin, rien que par sa tête, l’occupe toujours. Ah! cette tête! +Il se penche, se crispe, grimace, éclate, pâle, fiévreux, agacé, +agaçant, étonnant, absorbant. Le grainetier, homme simple, est rempli +d’admiration pour ce grand comédien. + +--Messieurs les jurés, dit l’avocat général, je fais appel à vos +consciences: suivez-moi bien! + +Maître Piero roule sur son index sa frisante moustache. Emphatique, une +main part dans les cheveux, les yeux luisent, le menton défie: «Allons! +Allons! Vous savez bien qu’ils ne suivront pas!» + +--Messieurs les jurés, dit l’avocat général, j’ai le jugement de la Cour +d’Appel... qui dit que le... qui dit que les... Je vous demande pardon, +il était dans mon dossier... D’ailleurs, peu importe!... En substance... + +Mais Piero vient de brandir une feuille: «Moi, je l’ai!» Il a aussi son +jury. + +--Messieurs, bredouille l’avocat général, cette femme qui changeait son +enfant dans l’escalier avait simplement une conception différente de +l’habillement des enfants... + +Alors, Maître Piero fait des yeux égarés. Demi-tour: il prend les mains +de son client; il étouffe du besoin de parler, et il doit se taire +encore! Mais maintenant, il sait bien que c’est lui que les jurés +guettent, espèrent, attendent. + +--Messieurs, j’en ai fini! déclare l’avocat général. + +Piero se tourne: + +--J’ai pris mes responsabilités; prenez les vôtres! + +Piero croise les bras. + +L’avocat général s’assied. On murmure: «Pas permis d’être aussi +mauvais!...» Et tous les regards se concentrent sur Piero. A lui!... +Enfin! + +Il est déjà debout, mains au dos, se livrant à son tic ordinaire, qu’il +emprunte aux félins qui guettent leur proie. Il s’abaisse, puis se +redresse, il a l’air de peser, puis de bondir sur un ressort. Cela veut +dire: «Attention!... Vous y êtes?... Regardez-moi bien!» + +Il n’a presque pas cessé de parler, mais c’est lui, toujours, qu’on est +avide d’entendre. «Quel oiseau insoutenable!» ont dit les journalistes; +mais maintenant, les voici sur leurs bancs, attentifs, le porte-plume +prêt, l’oreille tendue. + +--Messieurs de la Cour, messieurs les jurés... + +Toute la salle retient son souffle. + +--Tandis que monsieur l’avocat général goûte, enfin, un repos bien +gagné... + +On n’attend pas la fin de la phrase; ce seul début conquiert tout le +monde. Prévenus, on ne sait par qui, les avocats s’en reviennent en +hâte; ils entrent sur le bout des pieds. Maître Piero les voit: son œil +les remercie... Encore dix... encore vingt... Les banquettes rouges sont +pleines. Il peut se lancer... il se lance... tout à fait. Moqueur, +méchant, puis doux, chantant. Quelle aisance pour passer de l’ironie qui +cingle à l’hypocrisie qui caresse! Dans le jury, le professeur de violon +a son âme musicale bouleversée par cette voix qui fait de la +prestidigitation avec les mots. Le commandant en retraite se croyait du +mépris pour l’éloquence: il est emporté malgré lui, tel un homme qui se +noie, même s’il déteste l’eau. Le plombier reste affalé sur ses coudes, +hagard devant ce tour de passe-passe intellectuel, comme s’il voyait une +omelette et un aquarium sortir d’un chapeau. Maître Piero-Piafferi tient +ses douze jurés dans une poêle à bout de bras; il fait d’abord sa parade +éclatante; tambours, trompettes, et allez, hop! Il les retourne une +fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à ce qu’ils soient à point. + +--Les billets doux perfides de cette femme, écoutez-les, messieurs! + +Il sait les lire; il dit avec un frisson des épaules: «_Ton petit loup +tout petit._» Puis il s’écrie: «Lettre adultère!» d’un ton si menaçant, +que le juré tapissier, qui trompe secrètement sa femme, reste sans +salive, la gorge étouffée. + +--Voici, maintenant, les lettres de l’homme qui fut préféré: «l’Amant», +disent les poètes. Le nom est trop beau, messieurs, pour un tel +personnage! Car, tandis que Maurice Chevreau conseillait à sa femme des +lectures capables de l’élever: Plutarque, Pascal, Vigny,--le plombier +est hébété--le séducteur lui expédiait: «_Hortense, couche-toi_», et +«_Théodore cherche des allumettes._» (Le plombier sourit.) La femme qui +se plaisait avec l’un pouvait-elle comprendre l’autre? De ce dernier +vous connaissez maintenant les parents qui représentaient la saine +tradition universitaire française. Vous avez vu le père? A la mère vous +rendrez ce soir son enfant, pour qu’elle lui donne le baiser de pardon +qu’elle a donné, sans marchander, à sa belle-fille adultère! + +Cette antithèse saisit les journalistes. + +--Vieux, dit l’un, pige-moi comme il tient son jury! + +Un autre répond: + +--Je fais carrément la copie sur l’acquittement. + +Déjà il aligne ses phrases: _Maître Piero-Piafferi s’est dépassé +lui-même... L’accusé fut absous au milieu d’un enthousiasme +indescriptible..._ Puis il part dîner, tandis que Piero continue. Il est +neuf heures et demie; il parle depuis sept heures... + +--Ah! soupirent quelques-uns, le voilà qui traîne... il va le faire +condamner. + +C’est qu’en plaidant il n’a pas qu’un souci. Certes, il y a l’accusé, +mais il y a surtout lui-même, son renom, sa clientèle. Il faut qu’il ait +demain toutes les grosses affaires: politique et finance. Il faut donc +qu’il force l’attention, qu’il ne cesse pas d’étonner. Il faut que +l’impression qu’il donne demeure dans les mémoires. Il faut plus: qu’il +soit le seul à avoir ébloui. Il rit de l’accusation qui n’en peut mais, +du jury qui n’en peut plus, de la Cour qui n’y peut rien, du public, de +la victime. + +--Oh! maintenant!... Oh! maintenant, il va fort! C’est décidément un +vaudevilliste, ce type-là! + +Journalistes et avocats échangent des regards complices. + +--Messieurs, s’écrie Piero, c’est là tout le procès! + +Il est tout de même étonnant dans l’art de la tirade, de l’effet, du +tréteau! Minute par minute, il rattrape l’attention, jette un mot, +étonne par un silence, tient en arrêt par une grimace, enlève sa salle +d’un geste; et de même qu’au théâtre, pendant que se déroule la pièce, +le public suit ou perd pied, s’oublie, s’énerve, se donne, proteste. Des +hauts, des bas. + +--Ça y est, il l’a sauvé! + +--Non, ce coup-ci, il le noie! + +--Il va lui faire coller deux ans... + +--Avec sursis! + +--Neuf heures trois quarts! Oh! il abuse! + +--Il va nous mener au petit jour... + +--L’heure de la guillotine!... + +En tout cas, il se fatigue et s’irrite. Toujours pâle, mais les oreilles +sont rouges; son ironie se rapetisse, ne pique plus juste; il se +répète... Maurice Chevreau lui-même est fatigué. Mais, soudain, il +ramasse ses énergies; sa voix redevient plus claironnante; il résume +tous les incidents qu’il a créés lui-même, et dans un dernier élan +d’insolence qui, celui-là, est large, il retrouve son auditoire, serre +les rênes, reprend le galop... atteint le but! Muets, les jurés se +retirent. Pouh!... ils ont chaud!... Si chaud qu’ils ne discutent plus: +ils ne le pourraient pas, ils sont étourdis. Qu’est-ce qu’on leur +demande? De voter? Ils vont voter... en acquittant. A toutes les +questions ils répondent: «Non» à l’unanimité, et ils rentrent. A peine +eut-on le temps, sur les bancs de la presse, d’échanger trois mots avec +quelques jeunes femmes jolies qui s’étaient approchées: + +--Que croyez-vous que touche Piero? + +--Quinze mille par mois depuis trois mois. + +--Pas possible? + +--Mais il a eu des frais. Il a invité vingt fois le colonel et sa +famille: il faut bien causer, s’entendre sur ce qu’on dira à l’audience. +En vérité, il aurait voulu le tuer avec des vins. L’autre a tenu bon: +c’était donc inutile et ça a été cher... Voilà le jury... Restez, +madame... vous serez un peu serrée: ce n’est pas nous qui nous +plaindrons... Chut!... Écoutez... Là... je vous l’avais dit: c’est un +homme libre! + +--Oh!... tout de même! dit la femme, qui a un regret confus de ne pas +voir condamner un homme, il a tué et il va rentrer chez lui! + +--Avis aux amateurs!... Mais écoutez encore... Tenez-moi par le bras, ça +ne fait rien... Là... Vous avez entendu? + +--Je n’ai pas compris. + +--Le beau père, le vieux colo, débouté! + +--Qu’est-ce qu’il demandait? + +--De la galette, parbleu! On lui a tué sa fille. + +--Alors? + +--Il aura les frais. + +--Non? + +--C’est la justice... Mais attendez... on va filer par ici... Pardon, +monsieur! Monsieur, pardon!... Voulez-vous être assez aimable pour +laisser passer madame, je vous prie... On ne vous laissera pas passer: +c’est effarant! Monsieur, c’est un journaliste qui vous demande à +passer: j’ai ma copie, moi, qui attend!... Dame, je ne suis pas ici pour +m’amuser!... Madame, venez!... Ouf! J’ai cru que nous ne partirions +jamais. Qui vous a fait entrer?... Fernand?... Vous n’oublierez pas que +c’est moi qui vous ai fait sortir... Que vous êtes gentille!... J’écris +dans le _Grand Français_... Vrai, vous me lisez tous les matins?... +Tenez, tenez, regardez!... Le colo!... Pauvre bonhomme!... il s’en va à +la dérive... Dans cette galerie mal éclairée, il se cogne presque... il +a l’air d’une chauve-souris... + +--Oh! soupire la femme, c’est terrible ce Palais! + +--Pas pour tout le monde. Regardez encore. + +--Est-ce lui? + +--Soi-même! + +--Ah! lui, il est épatant! + +--Le pas léger, hein!... sa serviette ne lui pèse pas... Il sent bien +qu’à la prochaine grosse affaire il pourra prendre vingt mille par +mois... Eh bien, c’est cela, madame, le grand résultat de la journée... +Je vous présente mes hommages! + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +IV + +LES BASSES AFFAIRES + + +Les fenêtres des Assises sont hautes. La salle aura le temps, durant la +nuit et toute la matinée, de s’aérer largement, et le lendemain il ne +restera aucun souvenir de cette grande impertinence oratoire, de ce +public fiévreux, de cette Justice bousculée et maîtrisée.--On va juger, +le lendemain, deux sinistres et modestes affaires d’avortement. Trente +personnes dans la salle. Les gardes alors retrouvent leur importance: le +public mondain n’étouffe plus la police; on entend des bruits de +baïonnettes; on se sent dans l’antichambre d’une prison. Le Président +parle ferme et net; et le jury croit qu’il comprend. + +Depuis la veille, il n’a guère changé, le jury, sinon que l’accusation a +récusé le professeur de musique, qui lui paraît léger et fantaisiste, +tandis que la défense rejette le commandant, dont les sourcils semblent +sévères. Ils sont remplacés par un marchand de beurre et œufs et un +dessinateur en ameublement d’art; mais ils ont le droit de rester, +d’assister: ils en useront. + +--Avortement... J’ai envie de voir ça, dit le commandant. + +--Eh! eh! amour, tu nous enchaînes!... dit le professeur de violon. + +Et tous deux s’asseyent, guillerets. + +Cependant, pour éclairer ce pauvre procès, il fait un pauvre jour, +chargé de nuées, brouillé de pluie, et cette salle, échauffée et +lumineuse la veille, est sinistre et refroidie lorsqu’on entre les deux +accusées. L’équivoque curiosité de ces messieurs sera déçue: deux ombres +de femmes dans une pénombre. De la tristesse... Pas d’avorteuse, elle +s’est enfuie. Deux avortées, qu’on a surprises: Rose Lafleur, une tête +de vierge et une voix angélique. Et Jeanne Gaucher, des yeux vairons, +des traits brouillés, une pauvre fille perdue qui frissonne dès qu’on +parle. Une avocate, Maître Vera Verhomme, défendra la seconde. Un +avocat, Maître Mireille est déjà campé pour la première. + +Ah! ces histoires lugubres, dont les gens heureux s’effarent, car elles +découvrent brusquement, dans une lumière crue qui les blesse, tout ce +qu’engendrent la misère, l’ignorance et le vice, ces histoires qui ne +sont chacune qu’un chapitre du drame social dans les bas-fonds, il +faudrait les juger avec autant de clairvoyance que de charité! Mais, +dans ce Palais et dans cette salle, la beauté et la bonté ne font que +des apparitions. Parfois, un grand mot, une envolée, un cœur vrai sous +une robe noire, et la foule étonnée crie «Bravo!» Parfois, de l’accusé, +un remords méritant le grand pardon. Parfois la Cour, d’un geste, sait +imposer le respect. Bref, une minute, on respire, on s’élève!... Puis on +retombe. Les murs sont sales; les hommes sont bêtes. Ils sont dans le +faux, pompeusement; ils ne savent ni ne peuvent s’aimer. Et puis... ils +prononcent des arrêts sur le passé, alors qu’il faudrait les faire +suivre de décisions pour l’avenir. Quand on n’a pas le courage d’être un +franc misanthrope, jamais, jamais il ne faut venir en ces lieux, où +l’illusion est impossible. Il faut lire les poètes, vivre en haut d’une +montagne, naviguer... + +Tout, aux Assises, est contrefait, dénaturé.--Avortement! Mot qui +représente de l’amour, des angoisses, de la peur, des scènes odieuses ou +misérables; mais tout cela, conté par un Président qui ne connaît qu’un +dossier, discuté par un avocat général si dépourvu de moyens qu’il ne +peut même pas être avocat tout court, repris enfin et remâché par la +défense, qui remplace la vérité de la vie par le cabotinage des phrases, +tout cela devient archifaux et fastidieux. On en regrette Maître +Piero-Piafferi qui, la veille, a rempli ces Assises de la comédie de sa +parole. Du moins, est-ce un artiste. Il confond la justice et la parade +foraine, mais il est surprenant de maîtrise; tandis que les médiocres en +éloquence judiciaire, non seulement déçoivent, mais dégoûtent. + +Ce Maître Mireille! Tête de prélat pour tableau de genre, banale, +moyenne, avec un regard d’une amabilité impersonnelle, des lèvres d’une +gourmandise ordinaire, un teint de bonne santé insipide. Et une parole +comme son visage: toutes les platitudes, toutes les fadeurs, toutes les +vanités. + +Le Président déjà n’est pas une lumière. Au lieu d’interroger, selon +l’habitude il accuse: + +--Hum!... Il n’y a pas de fumée sans feu... Quoi? Parlez! Vous ne vous +rappelez plus? C’est justement le détail qui a le plus d’importance... +Vous niez ces propos-là? Pourquoi, s’il vous plaît, vous les +reprocherait-on, si vous ne les aviez pas tenus?... Ne m’interrompez +pas: vous aurez le temps, tout à l’heure, de protester à votre aise... +Voyez-vous, dans la vie, il ne suffit pas de tuer, il faut encore en +rendre compte! + +Les témoins ont été ce qu’ils peuvent être: émus, gauches et faux: +parents, concierges, docteurs, ordinaire défilé des sottises connues. + +L’avocat général a dit, comme tous les avocats généraux: «Crime atroce, +messieurs, qui révolte nos sentiments les plus sacrés!... Dans l’état +actuel du pays, vous savez le prix d’un enfant. La Patrie se joint à la +Justice, pour réclamer de vos cœurs un châtiment sévère. L’amour a fait +trébucher ces filles. Punissez, messieurs! Sinon, quelle différence y +aura-t-il entre des vierges folles et des vierges honnêtes?» + +Enfin, Maître Vera Verhomme a été sèche, raisonneuse, haineuse, +attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière de +presque toutes ces féministes qui confondent la colère et le +raisonnement: + +--Messieurs, la Nature, avant la Société, vous a donné le beau rôle! +Vous ignorez, vous autres, l’angoisse d’une créature qui en porte une +autre en son sein!» + +Dépit dans un défi... + +Ainsi, jusque-là, rien de bien, rien de large, rien de noble. Et +pourtant tout cela semblera supérieur, sitôt que Maître Mireille aura +donné sa note. Car sa sensiblerie ferait détester les cœurs sensibles, +son appel à la pitié haïr l’indulgence. Toutes les grandes choses il les +galvaude; il fait une pantalonnade en place d’une plaidoirie, et il a la +lèvre tremblante, l’œil mouillé, la voix qui sanglote, pour ridiculiser +le drame, la justice, le Barreau. Est-il comique? Est-il odieux? Il fane +tout ce qu’il touche. Et ils sont ainsi des centaines, oui des centaines +dans ce Palais parisien, à mener une vie en fin de compte honteuse par +l’imbécillité d’une parole ampoulée, qui gâte tous les débats, ruine des +procès, tue des vies. + +--Messieurs les jurés, s’écrie ce pantin, vous savez que quand on veut +étudier les maladies du corps humain, on va à l’hôpital, les maladies du +corps social, on vient ici. A l’hôpital, avez-vous vu des femmes +avortées? Si oui, je vous le demande, vous êtes-vous écriés, comme +monsieur l’avocat général: «Un châtiment! En prison! La cellule!» Ou +n’avez-vous pas eu, comme moi, l’envie de vous agenouiller et de +murmurer d’une voix très douce: «O femme... pourquoi as-tu détaché de +toi ce fruit de ton pauvre corps?» + +Le dessinateur d’ameublement réalise l’image et fait un niais sourire. + +Mireille déjà larmoie; mais son devoir le soutient: + +--J’ai une lourde tâche. N’importe! Si je dis un mot, un seul contre +votre pensée, vous m’arrêterez, n’est-ce pas? Vous me crierez «Non!» +Messieurs... l’histoire de cette pauvre fille, vous la connaissez: elle +est simple, hélas! Toute seule dans la vie! Seule elle a vécu, seule +elle a aimé, seule elle a souffert!... Combien gagnait-elle? Huit +francs. Voulez-vous que ce soit dix? Ce n’est pas là le débat! Le débat, +le voici: il faut qu’on vous apporte à vous, douze jurés, douze +intelligences, douze cœurs, douze citoyens, une accusation ferme. Où +est-elle? On me dit «Théories de Malthus!» Moi, je ne connais pas les +théories de Malthus! On me dit: «L’éducation laïque sans morale»; mais, +messieurs, je ne sais rien de vos opinions politiques ou religieuses, et +cela n’est pas le procès! Le procès commence avec le docteur. Le docteur +a parlé, et le docteur c’est la science, mais moi... qui suis simplement +le bon sens, n’ai-je pas le droit aussi de dire mon mot, après le +docteur? Je m’adresse à vous, messieurs les jurés. Si vous avez des +points obscurs, dites lesquels: je répondrai, car j’affirme: «Quand +cette fille a été arrêtée, cette fille a avoué!» Elle a dit: «Je ne +savais pas que j’avais fait mal. Il paraît que c’est mal? Eh bien, +quoique ce soit mal, c’est vrai que je l’ai fait!» Messieurs, moi qui, +défenseur, juge les hommes et les femmes sur l’esprit, non sur la +lettre, sur leur valeur profonde, non sur des apparences, je pense: «Ça +c’est très bien... ça c’est très beau!» Et devant ça je m’incline! Le +reste n’a pas de rapport avec l’affaire! Théories sociales! +Jurisprudence! A côté, messieurs, à côté! Songez simplement à ceci: +cette fille, qui est toute jeune, qui est destinée à la maternité, elle +aura des enfants, les enfants qu’il faut qu’elle ait, qu’elle veut +avoir, et ils lui donneront des joies, mais... aussi des remords, +évoquant en elle constamment l’image du pauvre petit être... vous m’avez +compris... Je vois l’un de vous qui est bien ému. Ah! c’est que cela, +c’est le procès! Je m’adresse à des pères de famille, parbleu! Cette +fille connaîtra par elle-même le châtiment de sa conscience; vous ne lui +en infligerez pas un second. Je m’assieds, rassuré, et je vous remercie! + +Il a été doux, mielleux, fondant, d’une sincérité d’acteur sans le sou, +d’une pompe de mi-carême, d’une affabilité dégoûtante. Le jury se rend +compte qu’il vient de manger d’une crème tournée, mais, mal à l’aise, il +ne discerne pas ce qu’il y a de gâté et de sain, et il acquitte. + +Changez-le, ce jury; changez le Président; changez l’avocat: vous +n’aurez rien changé. Vous retrouverez des hommes en jupe, qui font un +métier, et des hommes en veston... qui ne savent que faire. On a beau +s’acharner, vouloir se dire: «Mais si, il y a des ressources... des +avocats simples... des jurés qui comprennent...» tous les jours, on est +rebuté. Car c’est ce travail quotidien de la Cour d’Assises qu’il faut +voir de près, en se gardant de la juger sur de grandes représentations +où, parmi toutes les petitesses des débats, un ou deux hommes quand même +s’imposent par leur art oratoire. Un mois d’avance s’annonce l’affaire +Caillaux. Celle-là, on sait bien qu’elle fera recette! La femme du +ministre des Finances a pour avocat Maître Labori: il y aura de belles +minutes, ardentes, vigoureuses; on oubliera le procès: les passions +politiques enflammeront les cœurs... Mais, quand il s’agit d’une +misérable qui a tué son petit enfant, d’un vieux filou retors qui a +commis des faux, de deux jeunes crapules qui ont étranglé une vieille au +fond d’un faubourg, quand on juge le crime et la misère sans réputation, +ce comique journalier, ce comique bas et révoltant de la Cour d’Assises +souligne la pauvreté de cette pauvre humanité. D’obscurs instincts la +poussent à des actes dont l’horreur ne trouve personne, ensuite, pour en +parler ni en juger sobrement... un peu divinement. Des intérêts, des +tics, des égoïsmes, l’effondrement de ce qui semble le plus grave sur +cette terre: la Justice.--Un crime, un assassin, des juges, un +défenseur: quand on n’a pas vu, qu’on ne sait pas, est-ce que rien peut +sembler d’un spectacle plus grand? Mais il faudrait une charité qui vive +comme un cœur bat, ou une sévérité poignante par l’émotion contenue... +Hélas! quelle que soit l’affaire, quand vous poussez la porte, il faut +laisser tout espoir sur le seuil. + +[Illustration] + +S’agit-il d’un faux? Grâce aux avocats, vous allez assister à la «farce +des experts en écriture». Ouvrez les oreilles. Voici l’expert de +l’avocat général: M. Aloès. + +--Messieurs, prononce M. Aloès, ayant examiné l’écriture, j’ai la +conviction que c’est un faux! Dans la vraie écriture, chaque fois qu’il +y a deux _l_, la deuxième est plus petite: ici, le contraire (l’avocat +général approuve). Pour une _s_ la plume monte, puis descend, et il y a +un petit nœud dans la boucle: ici, pas de petit nœud. (La cour opine de +ses trois toques). J’ai examiné aussi les _f_: au lieu que ce soit la +boucle qui rencontre la hampe, ici la hampe est faite avec deux boucles. +Considérations qui fortifient ce que j’appelle la présomption du faux. + +--Monsieur, je vous remercie, dit tout haut l’avocat général. + +--Et moi, je ne vous remercie pas, monsieur! reprend l’avocat plus haut +encore. Je signale simplement à messieurs les jurés que M. Aloès est cet +expert notable, qui a diagnostiqué un jour, sur une écriture qu’on lui +présentait: _homme d’imagination pauvre et de faible culture_. Riez, +messieurs: il s’agissait de Renan! Le mieux est donc de n’attacher +aucune importance à ce genre d’exercice folâtre avant d’avoir entendu M. +Robin, qui, lui, est notre archiviste paléographe le plus distingué. +Qu’on fasse entrer M. Robin! + +--Messieurs, dit M. Robin, expert de la défense, selon moi aucun doute: +toutes les écritures sont de la même main! Pas trace de faux. Primo: à +cause des ressemblances: tous les _t_ ayant des œillets très importants! +Tous les 6 tracés de haut en bas: ceci ne trompe pas! (L’avocat lève +l’index pour attirer l’attention des jurés.) Secundo: à cause même des +différences, qui sont des différences d’origine nerveuse pathologique. +Je me permets de remettre à ce sujet un petit mémoire, que messieurs les +jurés voudront bien examiner à la suspension. + +--Monsieur l’archiviste, dit l’avocat, je vous remercie et vous salue! + +--Et moi, dit l’avocat général, moi je vous remercie aussi, monsieur +l’archiviste, car l’accusation, elle, est impartiale. Elle a assez de +raisons d’être sûre du crime pour négliger un dernier avis, même apporté +par un homme considérable comme M. Robin. + +... Tu as été mauvais? Je serai plus mauvais que toi!... Gens de Palais! +Vieilles haines! Concurrence! L’accusé n’est qu’un prétexte. + +Revenez trois jours plus tard. Affaire de fausse monnaie: un homme a +passé cinq pièces de cinquante centimes en plomb. C’est trop. A coup +sûr, il les fabrique. Accusé, prouvez que vous ne les fabriquez pas. +Messieurs, vous constatez: il ne prouve rien; donc, il les fabrique! + +Et le jury, cette fois, se hérisse: le jury n’aime pas les faux +monnayeurs, même présumés. Rentier, marchand de beurre et œufs, +commandant en retraite, chacun se sent visé par ce mauvais homme, dont +on dit: «Il fait des pièces en plomb.» Chacun se rappelle celles qu’il a +reçues; et chacun se prépare... à condamner... En vain se trémoussera +l’avocat. + +--Messieurs, l’État, le premier, donne un pernicieux exemple! + +L’avocat général bondit: + +--Vous dites? + +--C’est l’État qui émet de la monnaie ne pesant pas le poids! + +L’avocat général suffoque: + +--Mais... mais... c’est une nécessité! + +--Et les nécessités protégées par la loi sont morales, n’est-ce pas? + +L’avocat ricane, s’assied, triomphe. Jeune stagiaire. Sa famille est +dans la salle: père, belle-sœur, des amis. Et le père dit: «Nous sommes +bien contents: après six mois de Palais, déjà les Assises.» + +--Oh!... Il a du feu! reprennent les amis. + +--Je crois qu’il réussira, murmure le père. + +Il ne réussira pas à faire acquitter son premier client. Il a beau +s’égosiller: «Messieurs, c’est un innocent! Le malheur a voulu qu’il ait +cinq pièces en plomb, mais... elles prouvent sa candeur: jamais il ne +regarde ce qu’on lui donne!» Un témoin, marchand de vin, s’avance à la +barre, gros, trapu, mafflu, féroce: + +--Il m’a collé trois pièces fausses, trois! + +--L’une d’elles fut déposée à l’instruction, n’est-ce pas? dit le +Président. Et les autres? + +--Ah! dame, les autres, bredouille le marchand de vin... J’ai pu les +repasser! + +Un quart d’heure après, l’accusé qui, lui, a pu en passer cinq au lieu +de deux, sera condamné par les jurés qui ont acquitté le meurtre, +l’infanticide et le faux, à cinq ans de réclusion pour fabrication de +fausse monnaie. + +Allez chez vous méditer le cas, et revenez trois jours plus tard. + +C’est une jeune femme de famille bourgeoise qui, cette fois, est sur le +banc des criminels. + +Elle jure que son mari s’est suicidé: l’accusation prétend qu’elle l’a +tué. Mystère. Aucune preuve; mais la haine venimeuse de deux familles. +Celle de l’accusée qui dit: «C’est abominable! Cette femme fut un ange! +Son mari était fou!» Celle du mari qui crie: «Vengeance! Pauvre homme! +Il eut une vie de martyr près de cette femme vipérine!» Et les oncles, +les tantes, les précepteurs, nourrices, médecins, sages-femmes, +concierges, domestiques de chacune des deux tribus défilent, en +absolvant ou en accusant. La fausse douceur ou l’âpreté mal contenue de +tous ces gens qui, pour défendre l’un, accablent l’autre, est, à la +vérité, un spectacle humain terrible mais puissant; et c’est une grande +fresque du mariage, formée de deux groupes sociaux qui, le jour des +noces, ont bu ensemble, en se trompant de verres, mais qui, maintenant, +sur un cadavre, se détestent et se déchirent en grinçant des dents. +L’accusée, silencieuse, assiste à ce déchaînement. D’un côté, du sien, +famille de commerçants libres penseurs, passementiers, qui affichent +avec un amour-propre candide leurs idées libérales. En face, dans le +camp du mari: un architecte, son père, un bibliothécaire, son oncle; un +directeur de conscience: l’abbé Galli-Mathias. Ils pourraient entrer +pêle-mêle et parler tous ensemble: des débats jaillirait la même +lumière. + +Pour Monsieur d’abord, approchez! + +--Monsieur était bon, murmure une femme de chambre... Il ne me parlait +jamais... Mais Madame était égoïste et regardante à ses sous: elle ne +voulait pas donner assez, pour qu’on soit nourri comme il faut. + +--Bon. Merci. + +Pour Madame, maintenant! + +--Messieurs les juges, dit la cuisinière des parents de l’accusée, +chaque fois que Madame s’en venait dîner chez nous, elle avait toujours +quelque gentillesse pour moi et aussi vrai que je suis Philomène Giraud, +quand j’ai su que M. Bonnefoy s’est suicidé, j’ai dit: «Bien sûr, ça +peut pas être elle qui l’a tué!» + +Parfait. Merci. Encore pour Madame: son père, M. Laurent. + +--Messieurs les jurés, dit ce témoin, qui dirige un magasin de +nouveautés, le jour que j’ai donné ma fille à mon gendre, j’étais sûr +qu’il n’était ni coureur, ni joueur, ni buveur. Il me semblait que +c’était l’essentiel! Hélas, la vie fait découvrir des choses... Ah! +avoir peiné trente ans, être arrivé par sa probité et son courage, +croire à la justice sociale et au progrès, et se trouver en Cour +d’Assises! J’aimerais mieux mourir! + +--Mourir! s’écrie l’avocat, Maître Rongecœur. Permettez-moi, monsieur, +de vous dire d’attendre ma plaidoirie... qui vous sauvera!... Huissier, +l’institutrice de l’accusée! + +La voici: c’est une laïque: + +--De toutes les jeunes filles que j’ai instruites, Mlle Laurent m’a +toujours paru la mieux douée, et de l’esprit le plus libre. + +--Ceci peut s’interpréter de deux manières... remarque l’avocat général. + +--Oh!... Oh!... Est-ce possible! gémit Maître Rongecœur. Vous non plus +ne me ferez pas grâce jusqu’à ma plaidoirie? Mais... attendez que j’aie +plaidé, voyons! + +Soit. Famille Bonnefoy, celle-là redoutable pour l’accusée. Le père, +d’abord, un croyant: + +--Messieurs, j’ai élevé mon fils dans la religion. Quand mon fils m’a +dit: «Je ne suis pas heureux. Alice est mauvaise,» je lui ai répondu: +«Mon enfant, patience! Contente-toi de ton sort. Songe à ceux qui en ont +un pire.» + +L’oncle lui succède. Encore un chrétien. Il a des yeux minces, perdus +dans de grosses joues, des cheveux plats et disciplinés, de petites +mains rondes et pleines d’onction: + +--Mon neveu, susurre-t-il, était timoré, mais homme de devoir. +Messieurs, j’ai pu aisément lui faire comprendre, dès qu’il m’a parlé de +séparation, combien c’était chose grave, même si sa femme n’avait aucune +des qualités que nous espérions et que, bien entendu, nous ne lui +dénions pas encore aujourd’hui... car, si elle est coupable, elle +n’appartient qu’à Dieu! + +Il a baissé les paupières, il a confiance dans le Tout-Puissant. Et +l’abbé Galli-Mathias lui succède. + +Les yeux de l’abbé ont l’air d’apercevoir un monde passionnant, révélé +par les gros verres de ses lunettes rondes. + +--Messieurs, souffle-t-il, je crois avoir, en conscience, à déposer sur +deux points utiles. Le premier: ce qu’était Jean Bonnefoy. Je ne dirai +qu’un mot: c’était un garçon sain de corps et d’esprit; mais--je puis +l’affirmer sans trahir le secret professionnel--par le fait qu’il +s’approchait des sacrements, il irritait sa jeune épouse.--Secundo: je +suis venu le lendemain du drame; je suis entré dans la chambre de ce +pauvre ami; j’ai dit une prière, puis j’ai regardé le corps; il portait +d’étranges plaies; et je dois à la Justice de rapporter que l’attitude +impassible de la veuve m’a confondu... Je me suis d’ailleurs gardé de la +moindre question. J’ai redit simplement une prière... qui pouvait être +pour elle aussi bien que pour lui. Après quoi je me suis retiré, et je +pense... n’avoir, à présent, qu’à faire le même geste. + +--Un mot, monsieur l’abbé! Encore un mot! interrompt Maître Rongecœur. + +Sa voix est grave: + +--Certes, vous n’aiderez pas à sauver cette malheureuse, puisque vous +avez pris le grave parti de vous joindre à ceux qui l’accablent; mais je +vous crois quand même épris de justice, monsieur l’abbé, et je vous +demande: un homme, même très religieux, peut-il se tuer dans un accès de +démence? + +--Mais... + +L’abbé souffle et roule des yeux étranges. Est-ce qu’on se moque? + +--Mais... bien sûr! + +--Ah!... Ah!... Tout le monde a entendu? crie Maître Rongecœur. C’est +extrêmement grave! La réponse est extrêmement précise! Elle pourra +servir d’épigraphe à ma plaidoirie!... Monsieur l’abbé, faites-moi le +grand honneur de bien vouloir y assister! + +En attendant, il y a le beau-frère qui vient insinuer dans un doux +sourire: + +--Oh! la belle-sœur n’était pas aimable!... Elle... cherchait plutôt... +je ne devrais peut-être pas dire cela... + +--Dites, monsieur! insiste le Président. + +--Elle cherchait à brouiller tout le monde... Et pour son mari elle +n’avait de cesse... Enfin ce n’est peut-être pas à moi à rapporter +cela... + +--Mais, je vous en prie, monsieur! recommence le Président. + +--Elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût fait sortir de ses gonds! + +En revanche, une amie de Madame affirme: + +--Messieurs, je vous jure que ce garçon était impossible à vivre! +Méfiant, tâtillon; ne respirant pas dans un appartement; ayant peur des +microbes, détestant les meubles anciens à cause des maladies dont ils +renferment les germes... + +--Ah! là, madame... suffoque Maître Rongecœur, avec l’autorisation du +Président, j’insiste: affirmez-vous qu’il ne pouvait pas supporter les +meubles anciens? + +--Oui, Maître! + +--Parfait! messieurs les jurés, je vous apporterai dans ma plaidoirie la +preuve, la preuve mathématique du contraire de ce que le témoin affirme +là sous serment! + +--Oh! s’écrie la jeune femme. + +--Messieurs, patientez jusqu’à ma plaidoirie! + +A l’en croire, cette plaidoirie sera un événement! Elle représentera, en +tout cas, une minute qu’il attend depuis six mois! On comprend qu’à tous +il l’annonce avec fièvre et que pour tous il réserve des places. Il y a +six mois qu’il n’a pas plaidé aux Assises, six mois que l’attention +publique n’est pas fixée sur lui, sur son talent incontestable, sur... +sa malchance aussi, car pourquoi... pourquoi n’a-t-il pas la place qu’il +mérite: la première?... Que la vie est injuste!... C’est ce point, +précisément, qu’il va plaider. Au surplus, il le fera avec art: il a le +sens des périodes bien menées, qu’il fait vibrer ingénieusement. Exposé +clair, développement logique, péroraison chaleureuse, c’est un bon +avocat, dont l’ouvrage est soigné, mais... il manque la vraie force qui +est le ton personnel, le tempérament qui doit emporter tout, le génie +enfin, car lui seul fait table rase d’une composition trop ordinaire et +d’exclamations trop connues. Au lieu de s’assimiler les histoires +médiocres de ces deux maisons et d’en souffrir une par une la +discussion, il faudrait élargir le drame pour en marquer la détresse +insoluble. Dans la brouille de deux êtres et de leurs familles, c’est la +haine qui est le point de départ, la haine de races: quelle vanité de +chercher dans les événements postérieurs des causes à ce sentiment qui a +précédé tout! On n’est ni du même sang, ni de mêmes mœurs, ni des mêmes +préjugés. On se méprise; et au service de ce dédain, de chaque côté, on +apporte ce qu’on a de bassesses et d’envie. Voilà ce qu’il faudrait dire +d’abord; et ce serait un flot de lumière tout à coup, sur l’histoire. +Quel danger! Alors, on cherche, on sort, on expose, on étale des +rivalités inextricables, des susceptibilités en pelotes d’épingles, tout +ce qui donne soif d’air auprès de ce cadavre... Oh! qu’on étouffe dans +cette salle!... Et après qu’on est passé de la pitié à la rage, puis à +la lassitude, on pense que c’est la presse, avec son sans-gêne, son +débraillé, mais son bon sens, qui juge comme il convient. Bande +d’enfants terribles, ces journalistes, pareils aux mauvais garçons que +Villon chérissait, et à qui on pardonne tout, parce que leurs jugements +de gavroches sont les seuls lucides dans ce genre de procès, +contrefaçons de la vie. + +Un coup d’œil sur le public, et la presse déclare: + +--Aujourd’hui, la purée... Il n’y a que des femmes honnêtes! + +L’un remarque: + +--Et l’accusée? + +--L’accusée? De la boniche plus que de la femme du monde! + +Le Président dit: «Votre mari, madame, n’avait pas une intelligence dont +il y ait beaucoup à dire. J’entends qu’il n’aimait pas se mettre en +avant. C’était...» + +--Un derrière! dit la presse. + +On demande à l’accusée pourquoi, le soir du drame, elle n’avait pas fait +sa natte. Ces messieurs s’interrogent: + +--Et toi, mon vieux cochon, tu mets des bigoudis? + +L’oncle chrétien dépose: + +--Ah!... le sale calotin! + +Une concierge s’explique: + +--Cloporte, va! + +Enfin, quand Maître Rongecœur se jette aux pieds de la Justice et qu’il +l’implore de toute son âme, la presse, à chaque finale, fait écho. Il +dit: + +--La parole! Ah! la parole, enfin, je l’ai! + +La presse répond: «Poil au nez!» + +Il supplie: + +--Ayez pitié des enfants qui attendent votre jugement! + +La presse dit: «Poil aux dents!» + +Il s’écrie: + +--Messieurs, en cette heure grave Dieu vous assiste! + +La presse dit: «Poil au kyste!» + +Et tout cela d’une bonne voix, qui s’entend dans un cercle de cent +personnes. A vingt reprises, le Président tape sa table et menace de +faire sortir le public. Tout à coup, il s’y décide: + +--J’en ai assez! Gardes, évacuez! + +Les gardes, au reçu d’un ordre, se précipitent d’abord. Puis ils +s’arrêtent et se demandent ce qu’on leur a dit. Par qui commencer? Ils +regardent la presse. + +--Mais non, crie le Président, tout le monde, sauf, bien entendu, les +journalistes! + +On ne jette dehors que le pauvre public, c’est-à-dire ceux qui debout, +au fond, se sont tenus cois dans le tremblement d’être expulsés, les +vrais passionnés, car ils souffrent pour voir et pour entendre, car ils +font la queue, car ils supportent qu’on les écrase, car ils ne bronchent +pas si, dans le nez, on leur ordonne: «Silince!»--pouilleux et populo, +qui donnent à cette Justice, du seul fait qu’ils la regardent, un air +comique et familier. Têtes avides de feuilleton, têtes farces que l’on +voit seules, les corps étant cachés par un haut box de bois, humanité +spectatrice de forfaits, parquée là, méprisée, qui représente la nation, +mais à qui l’on a l’air de répéter tout le temps que ses curiosités sont +malsaines,--elle est à la fois tolérée et rudoyée, persifleuse et pleine +de respect, souveraine mais intimidée. Les gens, pressés, ventre sur +ventre et bouche sur bouche, se lient, se parlent, s’entr’aident: + +--Madame, guettez: c’est par là qu’ils vont rentrer l’accusé... +Seulement, tournez pas la tête; suffit d’une seconde: on rate tout! + +Puis, chacun prend parti: bientôt on se dispute, mais on confond +haleines et jugements, qui fleurent l’ail et l’alcool: on se réconcilie. +Enfin, même injuriés, écrasés, asphyxiés, ceux qui peuvent entrer sont +fiers, car dans ces lieux bénis on ne se glisse qu’un par un, sous l’œil +sévère des gardes. Un gavroche disait un jour: + +--Faut qu’un sorte pour qu’l’aut’e entre: c’est comme aux cabinets... + +Le peuple ne montre d’ailleurs pas le même penchant pour toutes les +affaires. Les vols et les faux n’ont qu’une clientèle restreinte. Les +terribles romans d’amour attirent surtout d’étranges couples d’amants. +Mais c’est le crime qui fait recette: la vieille femme étranglée par des +jeunes gens patibulaires. Alors, sans se lasser, on regarde ces faces de +brutes, tant il est vrai que la monstruosité est un mystère, et les âmes +des faubourgs sont empoignées par ces récits d’assassinats nocturnes, où +il y a des râles et des reflets de couteau. + +Les avocats, en revanche, ne viennent guère à ces débats qui, rarement, +intéressent leur avenir. Il faut être jeune stagiaire et préférer à rien +une mauvaise cause d’apache; ou bien, comme la jeune et blonde Mlle +Prosper, préparer une enquête touchant le jury si discuté. Sur de hauts +talons, dans sa robe d’avocate, elle approche, d’un petit air précieux, +de MM. les jurés suppléants et, retapant ses cheveux: + +--N’est-ce pas, messieurs, que je suis agréa... Pardon, ce n’est pas ce +que je voulais dire... A votre avis, ce jury criminel... + +Ils ne peuvent en penser que du bien: ils en sont. Et puis, elle a un +cou délicieux. Ils minaudent avec elle: + +--Quel malheur, mademoiselle, que ce ne soit pas vous aujourd’hui qui +plaidiez! + +[Illustration] + +Ils n’ont, pour les réjouir, que d’affreux avocats: cette vieille poule +de Trinioles, et Morvelet, cette nullité. Mais le premier, du moins, a +l’éloquence équivoque et la sensibilité frelatée qui conviennent à ce +genre de crapuleuses affaires. Il se met au niveau de son client, des +témoins, du médecin légiste. Et ainsi, la basse ruse, ou l’inconscience +terrifiante du criminel, jointe à la plaidoirie toute faite d’un +défenseur qui crève de vanité professionnelle, font une sombre séance, +où les bouffonneries éclatent parmi l’horreur, et vous éclaboussent... +avec du sang! + +Deux jeunes bandits ont égorgé leur tante octogénaire. Ils s’appellent +Papillon et Oé. Oé est mince et fuyant: un serpent. Papillon semble +énorme, c’est le rocher sous lequel l’autre se cache: il éclate dans un +tricot brun qui marque sa force en moulant ses muscles; cou de bœuf et +toison rousse emmêlée. Sont-ils deux cyniques ou deux idiots? Ou ont-ils +simplement cette vulgarité des brutes, qui fait paraître tantôt simples, +tantôt crapuleux? + +--Vous étiez démolisseur? dit le Président à Papillon. + +--Dans le temps... + +--Dans le temps est joli! Je trouve que vous l’êtes resté! + +Par cette réplique vulgaire, voici le Président au diapason. + +--Vous lui avez arraché ses bagues à cette pauvre vieille. Vous l’avez +ficelée et jetée sous son lit. Puis, vous avez été prendre une +consommation... bien gagnée! + +Trivialité horrible, mais qui s’adapte à l’esprit des criminels. Le +public seul aura du dégoût. + +Le système d’Oé est de nier. Il nie tout. Il est venu chez la vieille, +commandé par Papillon; s’il l’a tenue, c’est que Papillon l’a dit; et il +a tapé, pour obéir au regard de Papillon. + +--Monsieur le Président, explique-t-il d’une voix traînarde, on ne +résiste pas à ces yeux-là! Vous auriez fait pareil! + +--Moi mis à part, objecte le Président, il y avait les yeux de votre +pauvre tante, qui devaient supplier? + +Oé se balance: + +--Elle me regardait pas; elle me regardait jamais... Elle préférait +Papillon... Pis... j’savais pus... + +--Vous ne saviez plus quoi? + +--J’étais mûr! + +--Voilà!... Toujours ivre! + +--Non! Pas toujours! Ça, c’est des calomnies! Rapport que j’ai toujours +veillé d’boire que de bons vins qui fassent pas d’mal. + +--Et c’est ce bon vin, dit le Président, qui vous empêcha, une fois +arrêté et remis devant votre victime, d’avoir un regret, une larme? + +Il ne répond plus; Maître Trinioles va parler pour lui: + +--La peur, monsieur le Président, tarit toutes les larmes! + +--Nous le demanderons au commissaire de police. + +--Pas besoin du commissaire! s’écrie Maître Trinioles. Je le dis! Il +s’agit d’un effroyable drame! + +--C’est vrai, réplique l’avocat général, effroyable! + +--Oh! effroyable... pour ceux qui sont ici!... Car cette vieille tante, +nous reparlerons d’elle; nous dirons ce qu’elle a été... ou ce qu’elle +aurait dû être! + +Une fois de plus, c’est le procès de l’assassinée qui commence, et on +fera, par-dessus le marché, celui de tous les témoins qui ne +consentiront pas à être de la plus extrême réserve vis-à-vis des +assassins. Grâce aux mœurs du Barreau, soyez seulement cité au Palais: +vous ressortirez ayant votre compte, insulté et vilipendé... Quant à +l’horrible scène que fut l’assassinat, il n’en est plus question. + +Pendant que Maître Morvelet, sans salive, assiste, hagard, à des débats +auxquels il est incapable de donner la moindre direction, Maître +Trinioles, grand dans l’absurdité, se déchaîne. Il se déchaîne au point +que Maître Piero-Piafferi, étant entré, se glisse jusqu’à lui et, entre +deux interruptions, lui conseille le calme: + +--Ne t’énerve pas... De la mesure! + +Est-ce que Trinioles aurait de l’ironie? Il l’envoie coucher. Puis il +tempête davantage: + +--C’est révoltant! Un scandale! Ah! pauvre ami (c’est Papillon le pauvre +ami), si vous étiez un ministre tout-puissant... + +Le Président s’anime: + +--Ce serait exactement la même chose! La Justice est égale pour tous! + +--Égale!... + +Trinioles s’étrangle. + +--Allons, dit le Président, pressons! + +--Ah! Ah! rugit Trinioles. Pressons! Maintenant que nous en sommes aux +témoins à décharge, pressons! Mes pauvres amis! (c’est Oé avec Papillon) +si nous étions en Angleterre... + +--Nous n’y sommes pas! fait le Président sèchement. + +--Grâce à Dieu, car j’adore la France! Mais tout de même... + +Il n’achève pas; il étouffe, son ventre ballotte. Au lieu de se +rebiffer, les témoins qu’il insulte le regardent avec effroi et, +troublés dans leur déposition, la transforment en hâte: + +--Monsieur le Président, crie-t-il d’une voix vengeresse, pourquoi le +témoin se trouble-t-il? + +--J’ai pas de force, répond le témoin... Je sors d’une maladie où j’ai +perdu tous mes cheveux! + +--Ah! ricane Maître Trinioles, si en Cour d’Assises nous ne craignions +de perdre que cela! + +Maître Rongecœur le joint à une suspension: + +--Méfie-toi! Tu te mets la Cour à dos... + +Il fait un horrible sourire satisfait: + +--C’est dans mes élans que les belles pensées jaillissent! + +--Sans doute, reprend tortueusement Rongecœur, mais... l’affaire +était-elle bien pour toi? (Il l’aurait tant voulue!) + +--Pour moi!... + +La toque de Maître Trinioles en tourne sur son crâne. + +--Rien qu’à l’étudier, je n’eus jamais de ma vie une pareille émotion! + +Aucun conseil à lui donner. Il ne pourra se contenir que tant que les +médecins parleront dans leur style moliéresque. Le docteur Paul paraît +le premier, lui qui, toujours, quel que soit le crime, quelle que soit +la victime, fait la même déposition, grave mais souriante, parfaitement +creuse et inutile, ponctuée de saluts respectueux au jury. + +--Messieurs, j’ai constaté d’abord ce que nous appelons en médecine +légale des ecchymoses de chute. Elles sont dues à la compression du +corps sur le sol. + +Il a l’allure satisfaite, il est guindé sur sa profession, il parle +vite, il récite presque: + +--Cette femme, messieurs, avait, comme il est naturel à son âge, des +artères dures et fibreuses. Le foie était gras. Dans le rein, la +substance corticale m’a paru atrophiée; mais ce qui, à l’autopsie, +devait surtout attirer mon attention de légiste, c’est une hémorragie +cérébrale très nette. Entre cette hémorragie et les violences exercées, +peut-on, doit-on, pouvais-je, devais-je établir une relation de cause à +effets?... Messieurs, dans l’état actuel de la médecine, en conscience, +je réponds négativement... Alors? Qu’est-ce qui a pu entraîner la +mort?... Il y a deux mécanismes en présence: ou la suffocation par +obturation des voies respiratoires, ou la striction... + +--Plaît-il? balbutie le Président. + +Le docteur Paul sourit agréablement: + +--Monsieur le Président, je dis: ou la striction du cou par le fait de +la main. Lequel de ces deux mécanismes a pu, je répète, entraîner la +suppression de la vie? N’hésitons pas à conclure: l’un et l’autre. En +effet... + +Et toujours avec la même grasse figure épanouie, il poursuit ses +explications de La Palisse médecin. + +Après lui, le docteur aliéniste Rioufolovitch est régulièrement mandé +pas les avocats pour venir, à propos de n’importe quel criminel, +expliquer ses tares... et son irresponsabilité. + +--Messiés, dit ce Russe, z’ai été commis pour étoudier le cas du nommé +Papillon et rezerzer si, d’une façon ou d’une autre, en partie ou en +totalité, il n’était pas excousable du crime dont il a à répondre dévant +vous. Zé me souis livré, messiés, à trois zenres dé conztatations: les +prémières obzectives; les deuzièmes zubzectives; et les troizièmes +rétrozpectives. Prémières conztatations obzectives: lé dénommé Papillon +souffre fréquemment des membres inférieurs et a une peine rélative à ze +zhausser, dès qu’il fait zhaud; les féculents semblent lui donner du +gonflement d’entrailles; il dit, à sept ans, être tombé zur la tête, et +depuis avoir des névralzies. Enfin, zes urines, qué z’ai examinées avec +zoin, sont trop riches en phosphates. C’est tout. Au total: rien dé +rémarquable. Deuzièmement: conztatations subzectives. La première +rémarque du dénommé Papillon dévant moi a été qué zon père l’avait conçu +à une période de faiblesse, après les fatigues d’un voyage aux colonies. +Il est possible, messiés, qu’il y ait là une prémière raison à za +névropathie évidente. Z’ai notamment constaté zhez lui des tendances +érotiques assez développées. On a trouvé dans zes poches, en l’arrêtant, +des images obszènes: ze crois qu’effectivement elles correspondaient à +un besoin.--Enfin, troizièmes conztatations rétrozpectives: il y a eu, +messiés, dans la famille dé Papillon, un grand-oncle maternel enfermé à +Saint-Anne, et une zœur qui a présenté des zautes d’humeur. Tout cela +est à noter, sans qué tout cela soit particulièrement à souligner. Mais, +me résumant, sur cet état pzychologique, ze crois, messiés, qu’après mes +trois sortes dé conztatations, ze dirais volontiers zeci: Papillon me +paraît être un zerveau rélativement normal, au zervice d’une moelle +assez zurexcitée. + +Si, à cette minute, il ne regardait pas les deux trognes d’assassins et +l’horrible tête de Trinioles, dirigeant ainsi tous les regards de la +salle sur ces trois complices, on serait tenté de croire que cet +aliéniste est un humoriste; mais personne ne rit. Lui-même ne s’amuse +pas. Et tout cela fait détourner les esprits de l’image qui devrait +s’imposer: l’assassinat d’une vieille, une nuit, par deux brutes, parmi +des coups et des râles. + +Maître Trinioles se lève. Terrible minute! Il est de la même école que +Maître Mireille, que cinq cents, que sept cents autres! Rapportez +fidèlement ce que vos oreilles vont entendre. Les gens simples, qui +vivent loin du Palais, vous diront que vous caricaturez. C’est qu’ils ne +connaissent ni le milieu, ni la procédure, ni le métier. Tout, tout est +possible dans la bouche d’un avocat; tout est véridique; rien même n’est +une audace, tant peut être démesurée son inconscience! + +--Papillon, messieurs, partit chez sa tante sans préméditation. La +preuve: il avait d’abord été question de dévaliser une vieille femme, +rue de Bretagne. Ah!... que ne l’a-t-il donc fait!... Papillon, +messieurs, avait sur lui du cordon de tirage? Oui! En passant devant un +bazar, par gaminerie, il en avait coupé quelques mètres. A qui de nous +n’est-ce pas arrivé?... D’ailleurs, la Justice, injuste, dit à l’accusé: +«Expliquez-vous!» mais l’accusé ne peut pas toujours s’expliquer: dans +la vie, il y a des minutes d’aberration! Quand mon client et son cousin +se sont trouvés devant leur vieille tante, que s’est-il passé?... Hélas! +Ils ont été victimes des circonstances! Cette pauvre femme, on répète à +l’envie qu’elle fut assassinée; mais vous avez entendu le docteur Paul: +«Je ne puis préciser, dit-il, de quoi elle est morte.» Le doute plane, +messieurs! Certes, il y eut des coups, des blessures; certes, les +conséquences ont été déplorables; mais c’est tout! Où est le crime?... +Je ne vois qu’un accident navrant... Devez-vous alors, vous jury, +supprimer de la Société un garçon plein de santé, qui peut lui rendre +d’éminents services? Vous vous hypnotisez, j’en ai peur, sur la vision +strangulante d’une vieille femme dans la nuit, vision fournie par +monsieur l’avocat général. Ah! messieurs les jurés, rien n’est dit, tant +que la défense n’a pas parlé... tant qu’il reste une seule chose à dire! +Et moi je dirai tout, car vous ne connaissez rien de cet homme, +vraiment... Regardez-le, ce nerveux, avec son regard de somnambule, en +proie à une suggestion perpétuelle... Pourquoi... je vous le demande, +pourquoi, sinon parce que nous sommes en Cour d’Assises... pourquoi +vouloir à toute force qu’il ait étranglé? Un assassin, cet homme-là! +Voleur, peut-être, et voleur encore qui ne prétendait commettre qu’un +léger vol! Est-ce qu’on assassine, dites-moi, quand on a derrière soi +vingt ans de vie honorable? Je sais: vous allez répondre: «Et le +bâillon?» Mais il ne l’a mis, messieurs, que pour le desserrer!... +Alors, ayez, je vous en prie, le courage de conclure, avec les faits +probants, que le décès de cette pauvre vieille ne fut que le résultat +d’un geste hypothétique de cet homme! En ce cas, la... je n’ose même pas +dire le mot... la peine de mort... pour celui-ci? Peut-il en être +question?... Les travaux forcés à perpétuité? A cet homme jeune, à l’âge +de l’enthousiasme!... Dix ans de réclusion? Pensez à ce chiffre! Dix ans +dans une maison centrale, où il est interdit de parler! Vous frémissez, +messieurs! Et puis... il a une famille. Vous ne voudrez pas que, par les +journaux, elle apprenne une si horrible chose! Alors? Résumons-nous, +ensemble, avec toute la loyauté de nos cœurs réunis. On n’a pas voulu +tuer. Pour un vol pardonnable, on a mis une pauvre vieille,--qui, hélas! +d’elle-même, n’aurait pas tardé à mourir,--dans une position qui eut des +conséquences dont on aurait dû se préoccuper, je le reconnais, mais +c’est tout, absolument tout! Je me tourne à gauche, à droite, je remonte +dans le passé: rien! Le néant! Conclusion: Vous acquitterez! Vous +acquitterez! Vous acquitterez! + +Le jury, composé du commandant en retraite, du professeur de violon, du +grainetier et de neuf autres citoyens honorables, a passé sa semaine à +acquitter des meurtres, des faux, des avortements. Une fois, une seule, +il a tenu à punir de cinq ans de réclusion un homme qui avait passé cinq +pièces de dix sous fausses. Sa tâche va être terminée: celui-ci va +retourner à son grain, cet autre à ses sonates, ce troisième à sa +retraite. C’est la dernière affaire... Ma foi, il est bon de +s’affirmer... Dix ans? Non. Vingt ans? Pas assez. La mort. Parfaitement! +Et pour les deux. + +Si l’on en juge au silence et à la pâleur des visages, la lecture de +cette tragique sentence produit, sur le public et le jury, un effet +nerveux plus grand que sur Papillon et sur Oé. Sans doute cette idée +leur est-elle déjà familière: en cellule ils l’ont ruminée. Tout de +même, Papillon, ce colosse, a une raideur qui trahit son émoi; comme +tous les assistants, soudain, il se représente la machine au petit jour, +des messieurs raides et tête nue, le bourreau, le panier; mais tandis +que les gardes l’emmènent, Oé lui crie d’une voix railleuse: «P’tit... +t’en fais pas!... C’est pas encore la tête!... Y a la grâce... et on ira +au pays des singes!» + +Emmèneront-ils Maître Trinioles? + +Il vient d’écouter, le front dans ses mains, supportant avec peine le +poids de son crâne où d’horribles images s’entre-choquent. Enfin, il se +redresse. De ses yeux on ne voit plus que le blanc: il se pâme. Comme +des amis l’entourent, l’entraînent, on se demande s’ils le félicitent ou +s’ils soutiennent ses pas. Comédien! Comédie!... D’une insanité, à la +fin trop ignoble. On comprend que des journalistes, ayant seulement un +an de métier, s’en viennent là comme des chiens qu’on fouette. Ils en +ont déjà tant vu! Quelle nausée! + +Et pourtant, quand, à l’horizon, quelque grosse affaire se prépare, +quand, d’avance, la rumeur en emplit et le Palais et la ville, ils +retrouvent tout à coup des âmes d’enfants curieux. Qu’on annonce, par +exemple, que va se juger l’affaire de la femme de Caillaux... Quand? +Dans quinze jours?... Dans huit?... Lundi!... Tous les amis veulent des +cartes! Ah! cette fièvre, ce désir, ce snobisme! Eux-mêmes alors +subissent un entraînement. Ils pensent: «C’est pourtant vrai que ce sera +la grosse affaire!...» Et ils oublient le courant, toute la besogne +quotidienne. Il va venir des actrices, des hommes du Gouvernement. «Ça +va être énorme, c’est sûr!» + +--Mon bon petit, je te ferai entrer. + +Ce sont eux, toute la dernière semaine, qui proposent, avant qu’on +demande. Et certes, ils vont continuer leur fâcheux travail dans cette +fâcheuse maison; mais elle sera toute changée par une fête, un grand +gala de justice, qui leur donne de l’importance. + +--Vous savez qui plaide pour les Caillaux? Non? Vous n’avez jamais +entendu Labori? Mais, chère amie, Labori c’est mieux qu’un avocat... +c’est la Défense personnifiée! + +Encore quarante-huit heures... Plus que vingt-quatre... Ah! ce procès! +Enfin, voici sa semaine venue! Voici le jour d’ouverture!... Caillaux! +Caillaux! Le nom seul, quand on le répète, sent la chasse et la curée. +Comment s’étonner que des débats sensationnels, que ce politicien va +mener lui-même, soient tumultueux, pathétiques, secoués de fureurs et +d’aboiements? + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +V + +L’AFFAIRE NATIONALE + + +Tout le monde est venu. L’attente seule est une angoisse. Grand +spectacle politique et judiciaire. Et c’est par des cris qu’il commence! + +--Hou! Hou!... Conspuez!... Hou! Hou!... Ouvrez! + +Le Président n’est pas fait pour l’action. C’est un homme sur son +derrière depuis trente ans. Il est dans le plus grand émoi: il a omis de +faire ouvrir les portes aux journalistes. Ceux-ci protestent, poussent, +pénètrent, et, dans la salle bondée et déjà frémissante, ils apportent +leur colère. Aussi, la première phrase de la Cour sera-t-elle chevrotée: +«Messieurs, la dignité de la Justice...» Le mot sonne faux; on répond +par un bourdonnement. Il y a là tout le Paris amateur de théâtres, +installé déjà et qui braque ses jumelles. Une voix crie: + +--Ce sont les agents de la Sûreté qui sèment le désordre! + +Mais où se cachent-ils? Comble d’audace! Ils sont venus déguisés en +avocats: on reconnaît leurs lourdes têtes d’espions, qui ne s’accordent +pas à la légèreté des robes du Barreau, et Maître Piero-Piafferi lance +au nez de l’un d’eux... + +--Au premier flic qui m’embête, je mets mes deux mains sur la figure et +mes deux pieds où vous savez! + +Le flic ne bronche pas. + +Qui les a postés là? M. Caillaux. Il a donné ses ordres au Gouvernement. +Ce vieux Président, pâle et déjà perclus de peur, qui redoute-t-il? M. +Caillaux, grand chef des fonctionnaires. Deux cents robes noires +d’hommes libres, tassés au fond de la salle parce que leurs bancs sont +occupés par la clientèle de l’assassin, s’insurgent, avant même qu’on +commence. Après qui en ont-elles? Après M. Caillaux, le dictateur d’hier +et peut-être de demain.--Et ainsi, les premières minutes, passionnées, +ont la fièvre d’une rencontre. On se dévisage pour une lutte... Où est +l’accusée? La voilà, cette gueuse! C’est elle, la pauvre victime!... +Mais lui? Pas là? Serait-il en retard? Comble d’impertinence!... Non, le +voici!... Et aussitôt, chacun ricane, ou regarde bouche bée, chacun se +livre, dès le premier mouvement, avec sa stupeur ou sa haine... +Caillaux! L’homme détesté de tous les indépendants, mais le plus craint +des âmes molles qui tremblent pour une place. Son nom suffit pour qu’on +se batte; dès l’abord, on se défie; et même avant d’avoir parlé, on +s’essouffle dans un air énervant, précurseur de batailles. + +Le jury, pourtant, demeure impassible. Sitôt choisi, sitôt glacé, par le +lieu, la foule, la cause. On y voit un imprimeur, un accordeur de +pianos, un chapelier, un architecte. Messieurs, de la circonspection! A +gauche, ils sont guettés par la partie civile: Maître Chenu épie leurs +visages pour s’imposer et leur faire venger une victime. En face, la +défense, Maître Labori. On ne voit pas son regard: le lorgnon l’éteint. +Il a l’air aveugle des statues antiques; mais la bouche n’en est que +plus poignante. Elle clame déjà l’honnêteté d’une femme! Gare au jury +s’il ne comprend pas! + +--Madame... comment vous appelez-vous?... + +C’est le Président qui balbutie ces quelques mots: le procès commence. +Et tout de suite... c’est une déception! Car, tout de suite, ce sont des +débats médiocres et hésitants, à la mesure des premiers acteurs. + +Quelques journalistes étaient debout. + +--Assis! Assis! + +--Madame, répète le Président... votre nom? + +--Assis!... Chut!... Écoutez! + +Bien vite on s’aperçoit que l’accusée, de visage banal, a la voix faible +et monotone. Dès la première réponse, elle est piteuse. Diable! Le +public des théâtres, qui a le goût de la clarté, se demande pourquoi le +tyran aimait cette femme... Il la dominait, sans doute... Qu’elle est +misérable: elle s’explique en petite fille. Oh!... c’est une rude +déconvenue!... + +Les curieux se rasseyent. + +Alors, le Président l’exhorte: + +--Madame... dites ce que vous devez dire... comme vous l’entendez... + +Employé de la Justice, il est à ses ordres. + +Dans un effort, elle se décide: + +--Monsieur... en 1911, je me suis remariée avec M. Caillaux, président +du Conseil. + +Elle fait valoir le titre: + +--Eh! tiens, il y a de l’ambition là dedans!... + +Des têtes se redressent parmi le public. + +--Malheureusement, geint-elle, la calomnie entra chez nous! + +Et voici qu’elle raconte, parmi des minauderies poudrées comme sa +figure, ce qu’elle entendait dans les salons, chez les couturières. Elle +était bien malheureuse!... On disait que son mari avait vendu le Congo à +l’empereur d’Allemagne et que, comme cadeau de noces, elle avait reçu +une couronne de sept cent mille francs... Mais tous ces détails, dans sa +bouche, sont affadis. Est-ce bien elle qu’elle défend? + +Le Président la soutient de son mieux, avec toute sa mollesse. + +--Madame, voulez-vous me permettre une question?... Oh! Vous n’aviez pas +terminé? Pardon, madame!... Oui, oui, vous pouvez lire. Seuls les +témoins n’ont pas le droit de lire... + +L’air souffrant, d’une voix de nonne mourante, elle aborde la double vie +de M. Caillaux: première femme, divorce, lettres intimes, celles dont +Calmette s’était emparé et qu’il eût publiées: cela, elle l’affirme. +Comme elle est dans l’inconnu, tout à coup, elle se sent plus forte. +Quant à elle, quoique l’amour ait rempli sa vie--elle fait des yeux +blancs--elle était une bourgeoise et une mère: l’idée d’une publication +l’affolait; son père lui avait toujours dit qu’une femme qui a un amant +est sans honneur. + +--Madame, dit le Président, préférez-vous rester assise?... + +--Merci! + +Debout, elle laisse mieux voir qu’elle monte un calvaire. + +--Madame, soupire alors le Président, nous allons... être forcés de +parler du drame lui-même. + +Il est blanc comme son nom: on a publié qu’il s’appelait Albanel. Il est +effondré. Il a l’air bouilli. Il bredouille: + +--Nous devons éclairer MM. les jurés... mais... ne dites, bien entendu, +que ce que vous voulez!... La loi ne vous oblige pas à dire ce que vous +ne voulez pas! + +L’accusée a un petit signe de tête qui veut dire merci. Puis, s’appuyant +sur cette bonne loi, elle répète que cette menace de publication +l’effrayait au point qu’elle a désiré un conseil. (Elle a toujours son +ton morne; un de ses gardes bâille à rendre l’âme, et il n’y a personne +dans la salle qui ne commence à se sentir mal assis.) Son mari étant +ministre, elle a téléphoné au Président du tribunal, M. Monier, de venir +à domicile lui donner une consultation. M. Monier est accouru. Et chez +Mme Caillaux, comme dans sa Première Chambre, il a été nerveux, +impulsif, trop net, là où il eût fallu être réfléchi, imprécis, mesuré. +C’est un homme dont l’audace a fait la situation, laquelle a doublé +cette audace. «Juridiquement, rien à faire! a-t-il déclaré. Se défendre +par ses propres moyens!» En déjeunant, Mme Caillaux rapporte ce propos +au tyran, qui s’écrie: «Parfait! Je casserai... la figure à Calmette!» A +la vérité, il emploie un terme plus vif. + +Maître Chenu, qui défend la mémoire du directeur du _Figaro_, se dresse +comme la statue du Commandeur: + +--Il a dit: la gueule! On peut le répéter. C’est dans la procédure. + +--Oh! gémit-elle... en public!... + +Maître Chenu se tourne vers ce public: + +--Elle l’a écrit! + +Gueule ou non, le Président du tribunal a, dit-elle, «ouvert un gouffre +devant sa conscience». + +--Chochote, va!... + +Ce sont ces messieurs de la presse qui laissent échapper ce murmure gai. +Elle ne l’entend pas. Les yeux baissés, elle rend au Président Albanel +ses gracieusetés. + +--Ne suis-je pas trop longue?... + +--Non, non, madame. Continuez. + +Hum! Le public et le Barreau sont bien las déjà. On entend grogner: + +--Elle est au-dessous de tout! + +Il fait très chaud. Quelqu’un suggère: «Ouvrez donc les fenêtres!» Une +dame objecte: «On n’entendra plus.» + +--Mais, on s’en fout! + +Mme Caillaux poursuit: + +--On me reproche mon revolver... J’ai toujours porté un petit +revolver... c’est une habitude que mon père nous avait donnée, à ma sœur +et à moi, dans les circonstances délicates... D’ailleurs, messieurs, en +partant de chez moi... je ne savais pas encore si j’irais au _Figaro_... +ou à un thé. + +--Ah! Ah! + +Cette fois, on rit. Ainsi, selon l’habitude, dans cette salle, le drame +se change en comédie, par la pauvreté de ceux qui le jouent; et au lieu +d’être empoignés par de grands sentiments: horreur, vengeance, pitié, +les auditeurs sont fatigués tout de suite par le ridicule de débats +décousus, où rien n’est «comme il faut». + +--C’est subitement, dit Mme Caillaux, que l’idée m’est venue... Mais... +je ne voulais faire que du scandale. + +Maître Chenu, dont le dur visage est impassible, ne la quitte pas des +yeux. Elle vient de rencontrer son regard. Elle a un tremblement, et +elle geint: + +--Si j’avais supposé l’horrible issue... ah!... + +--Ah! quoi donc? grognent les journalistes. + +--Ah! j’aurais préféré qu’on publiât les lettres! + +Maintenant elle sanglote: + +--Au journal, pendant que j’attendais... j’ai entendu causer... on a dit +mon nom... ça m’a donné un coup... je me suis levée... + +Soudain la salle se tait; le public tient son souffle. Voici que ce +feuilleton le reprend et l’intéresse. Mais alors, elle aussi se tait. + +--Continuez, madame... chevrote pour la vingtième fois le Président. + +Des gens se déplacent pour mieux entendre. On fait «Chut!... Chut!» Et +comme elle s’obstine à demeurer muette, c’est le Président qui raconte: + +--Vous êtes entrée chez M. Calmette, n’est-ce pas, madame? Et alors, +avez-vous dit, les coups sont partis... d’eux-mêmes? + +Mme Caillaux approuve. Quelqu’un vient de ricaner tout haut. De son +doigt elle fait mine d’essuyer ses yeux, et lance au public un regard +sec. + +--En tirant, murmure le Président, toujours confit de respect, +auriez-vous... ainsi que prétendent les experts... modifié votre +position? + +--Oh! s’écrie-t-elle, je n’ai rien pu modifier: ces revolvers-là, c’est +effrayant, ça part tout seul! + +A ce mot, on entend des rires prolongés. Les trouve-t-elle déplacés? De +geignarde elle devient agressive: + +--Messieurs, il y a une question de conscience! C’est affreux déjà, +quand on n’a eu que de bons principes, de se dire toute sa vie qu’on a +été cause de la mort d’un homme!... Réfléchissez: tuer un homme, c’est +épouvantable! + +Si elle cherche à émouvoir, le moyen n’est pas fameux: chaque phrase, +maintenant, est soulignée: une joie nerveuse agite la salle. On ouvre +une fenêtre, puis deux. Un vieux monsieur se fâche; il a froid. Et, +d’une voix du nez, Mme Caillaux dit encore: + +--Aurais-je renoncé à l’amour de mon mari, à l’affection de ma fille, à +tout... pour aller tuer? Hélas! J’avais trop présumé de mes forces: en +face de l’homme qui a empoisonné ma vie, j’ai perdu la tête... et... +j’ai commis cet acte irréparable... irréparable pour mon mari, dont la +délicatesse va jusqu’aux scrupules, irréparable pour moi et ma +conscience, irréparable pour ma fille: la chère petite, que ne lui +reprochera-t-on pas? + +Elle réfléchit un long temps, puis, dans un éclair: + +--Irréparable enfin, je l’avoue, pour la malheureuse victime! + +Elle s’abat sur son banc. + +A cette minute, une spectatrice, qui n’entend pas perdre un geste, se +fâche dans le dos d’un avocat: + +--Monsieur, vous m’empêchez de voir! + +C’est un grand diable flegmatique. Il se retourne: + +--Passez au contrôle vous faire rembourser... + +--Insolent! + +Mais... on dirait que c’est fini? Oui. Au moins le premier acte. Le +Président a eu la force de se lever; il se couvre, il murmure deux +mots... et les gardes demandent respectueusement à l’accusée s’ils +peuvent l’emmener. Elle consent. La salle s’agite, se vide: allons, la +suite à demain!... On s’étire, on s’éponge, on bâille, et on conclut: + +--Eh bien! pour un début... c’est ce qui s’appelle raté! + +Mais, comme dans tous les drames, ce premier acte n’est qu’une +exposition. Après le repos de la nuit, les auditeurs reviendront et +prendront patience. Les grands rôles n’ont pas donné. Maître Labori n’a +que soufflé fort en relevant ses manches. Maître Chenu a fait tomber +deux mots glacés pour prévenir: «Je suis là!» L’avocat général? Y en +a-t-il un?... Tant de monde encombre l’estrade de la Cour qu’on ne +saurait distinguer. Enfin Caillaux n’a paru qu’une seconde; puis, le +Président, très poliment, lui a demandé s’il voulait bien sortir... avec +les autres témoins: il est classé témoin. Mais il piaffe derrière la +porte, pendant que, de l’autre côté, le public soupire en l’attendant. +Que fait-il? Écoute-t-il? Entend-il? Les flics, postés dans la salle, +n’ont pas dû pouvoir lui rapporter grand’chose. Il doit être fumant, les +nerfs tendus, les poings serrés. + +Et ce second jour commence comme le premier, dans un air fébrile où +s’agitent deux fois plus de femmes, et chaque journaliste, ayant amené +la sienne, proteste contre celles des autres. + +--Madame, c’est la place du rédacteur du _Progrès_. + +--Oh! monsieur, je ne suis pas bien grosse! + +--Mais, madame, nous travaillons, nous! + +--C’est vrai, monsieur, consent la femme qui s’assied, cela doit être +dur pour vous, ces grandes affaires! + +Sonnette. Rideau. La Cour! Ah!... Est-ce le tour de Caillaux? + +Pas encore. + +Il faut entendre d’abord quelques dépositions: des policiers, un +académicien, des garçons de bureau, des gens qui se trouvaient dans +l’antichambre du _Figaro_, dix-neuf témoins. Dieu, que ce sera long! + +Personne n’écoute. Le Président, muet, a l’air d’un épouvantail dans un +verger. C’est Maître Labori, aujourd’hui, qui interroge; et il gronde, +impétueux. + +Si le témoin dit: «Je ne comprends pas l’intérêt...» + +--Un témoin, monsieur, prononce-t-il, n’a nul besoin de comprendre! +Qu’il réponde! + +Il est le maître, en l’absence de Caillaux qui ne paraît pas. + +Pas encore. + +Quand le verra-t-on? + +--L’audience est suspendue... bredouille le Président. + +Les gens se lèvent, respirent. Du buffet quelques stagiaires apportent +des sandwichs et des bananes, et l’un d’eux affirme: + +--Ça va être à lui; ça ne peut plus être long. + +Trois journalistes font manger une avocate; elle rit; ils lui essuient +la bouche. Deux messieurs se menacent: + +--Je vous dis que c’est une fripouille! + +--Moi, je n’ai rien à vous dire! + +--C’est ce que je déplore, monsieur!... car c’est une basse fripouille! + +Et c’est au milieu de ces orages que la sonnette grelotte. La reprise! +Vite à vos places!... Est-ce Caillaux? + +Pas encore. + +Auparavant, la Cour prend des précautions. Le Président est rentré +avec une tête de lièvre; il prévoit du trouble: le cas de +Caillaux-lèse-majesté. Donc, il va lire d’abord les textes du Code +d’instruction criminelle concernant les délits d’audience. Puis, d’une +voix qui s’étrangle, car la minute est solennelle, mais d’un geste +assuré, car il appelle du secours: + +--Faites entrer le témoin suivant! + +Ah! c’est lui?... Oui, c’est lui. + +Mais on ne le voit pas d’abord: on voit d’abord la porte entrer, et de +quelle manière! Quel coup de vent! Il envoie d’abord la porte sur +l’auditoire, dans un courant d’air, d’un geste dont on ne saisit que +l’effet, mais qui symbolise à lui seul l’idée parfaite, l’idée complète +du tyran! Il y a là beaucoup d’auditeurs qui ont passé la moitié de +leurs études à traduire des textes latins sur Denys de Syracuse; ils +n’avaient pas compris la tyrannie. Ils viennent de recevoir cette porte +sur le visage... Cette fois, ils y sont! Il peut entrer. + +Il entre donc à son tour. + +--Le taureau! annonce un écrivaillon, qui commence son compte rendu. + +L’image est juste. Noir, nerveux, menaçant, c’est le petit animal de +race, le taureau de Camargue qui se jette dans l’arène! + +Il a bondi, et il s’arrête. Il regarde. Il est impératif. Quel œil +colérique! Toute la salle demeure immobile. + +Ah! l’inoubliable prise de contact! + +On peut en rester là. On sait maintenant qu’il sera victorieux! + +Déjà il surveille tous ceux que son regard rencontre. Il s’est habillé +d’une redingote officielle à revers de soie, et, d’une main rageuse, il +tient une serviette noire, dont le cuir est luisant. Tout le monde l’a +bien vu? Tout le monde est médusé? On est prêt à l’entendre? M. le +Président Albaba... Albanel fait signe que oui, et murmure, en saluant: +«Euh... monsieur le Président...» pour montrer qu’il lui délègue ses +fonctions. Mais... il y a un remous dans le fond de la salle. +Existerait-il quelque récalcitrant? Caillaux s’est retourné... Son crâne +a rougi. Il lance aux avocats un regard de feu. Les avocats ne bougent +plus. Les femmes sont bouche bée. Les journalistes, tête basse, +écrivent. Allons, il peut ouvrir la bouche! + +--Messieurs les jurés--si vous le permettez--je commencerai par le récit +de ma vie intime... + +O surprise! Sa voix chante, humble et douce. + +--Vie privée! Tu fus le Bonheur, avec une majuscule! + +Il tient sa serviette comme un aède tenait sa lyre, et il roule des yeux +passionnés. Rien qu’un instant. Il s’assombrit. + +--Hélas, il y eut la vie publique et ses calomnies!... + +Dont sa femme, tout de suite, s’effraya. + +--Moi, messieurs, dit-il sur un ton dédaigneux, je montrai la sérénité +d’un homme de gouvernement. + +A ce mot, il a mis la main sur sa hanche. De l’autre, il balance son +monocle. + +--Devant des attaques de presse, j’ai toujours pensé, comme +Waldeck-Rousseau, qu’il faut avoir raison... et que cela suffit! + +Il s’explique avec une gracieuse aisance; en sorte que, après une entrée +sauvage, c’est par un discours d’homme du monde qu’en quelques minutes +il s’attache son auditoire. Pour le public comme pour lui, c’est une +minute heureuse. Lui, complaisant, se raconte: + +--Messieurs, je ne voyais que mes idées, mon travail. Je marchais droit +devant moi... Vous permettez, n’est-ce pas, que je parle longuement de +ma vie?... La campagne du _Figaro_ commence, je la néglige; mais elle +continue, ma femme s’affole. + +Et, prenant à deux mains la barre, il fait un portrait d’elle, qu’il +voudrait ému, mais qui n’est qu’énervé. + +--J’étais solide et volontaire. Elle était souffrante et endolorie. Elle +fut submergée par le flot qui se déversa sur sa faiblesse! + +Son visage prend une expression de douleur. Il hoche sa tête pensive. + +--Messieurs... pour comprendre l’état d’esprit de ma pauvre femme, +songez que j’étais un homme dans la bataille politique. (Il se +redresse.) On donne des coups, on en reçoit... et on ne voit pas, tout +près, un pauvre être qui souffre! + +La voix se creuse; il lève les bras, s’offre en victime. Puis, coulant +un regard humble et perfide vers Maître Chenu: + +--A ce propos, je tiens à répondre aux attaques, dont j’imagine que +Maître Chenu ne prend pas la responsabilité personnelle... + +Ah! ce saut! Ce bond chez le grand avocat! Puis, quand il s’est avancé, +ramassé, cette contrainte, cette puissance, cette lenteur pour détailler +chaque mot: + +--Quoi?... Comment? Que dites-vous... monsieur? Mais j’ai l’habitude de +prendre la responsabilité de toutes les paroles que je prononce. Est-ce +que vous menacez en ce moment? Vous auriez tort! Vous ne connaissez pas +l’homme à qui vous parlez! + +Défi magnifique! Des applaudissements partent. D’où, mon Dieu? Les yeux +vagues du Président s’enquièrent avec effroi; et on l’entend murmurer +avec dépit: + +--Oh!... Ce sont les avocats! + +Caillaux, apparemment, ne s’est pas troublé. + +Humble il était, humble il restera. + +--Maître Chenu ne m’a pas compris! Il n’a pas entendu que je m’accuse! +Oui, je m’accuse devant le jury de n’avoir pas été assez attentif à mon +foyer! de n’avoir pas prévu! Si j’avais prévu, j’aurais agi; mais... + +Il lève les yeux: + +--Pouvais-je prévoir! + +Soudain, le ton se précipite: + +--Je répète: on est un homme; on se bat! + +Sa voix saccadée apporte l’écho des coups. + +--Sous la cendre le feu couve... Un beau jour, une flamme jaillit! + +Mais la tête se penche, de nouveau, et la voix s’abandonne: + +--La Cour... veut-elle me permettre un instant de repos?... + +Le Président s’incline, s’empresse. + +--Ah! je crois bien! + +On suspend. Détente. + +--Ouf!... Ce qu’on est serré!... Mais ça va... dame, ça se corse!... +Et... ça devient curieux! + +L’auditoire, ankylosé par son attention, est heureux de se répandre en +louanges qui s’enflent, montent et font cortège à Caillaux quand il +sort. + +[Illustration] + +Il s’est élancé vers sa femme, il lui a baisé la main, puis il se laisse +entourer par quelques séides qui répètent: «Admirable! Un morceau +merveilleux!» On l’entraîne. Le Barreau, pourtant, fait masse et reste +muet, en dépit de la presse allumée, qui déclare: «Très, très fort! Ah! +C’est un sacré bougre!» + +Son admiration n’est pas apaisée lorsque Caillaux reparaît. + +Plus hautain et plus maître de soi, il a posé sa serviette, il met les +deux mains dessus, il a l’air de dire: «Maintenant, les affaires +sérieuses!» Il a affirmé, donc établi, que sa femme avait tué sous la +menace de voir paraître les lettres intimes. Il va nier, donc réfuter la +thèse de l’accusation, que son ménage tremblait à l’idée de voir publier +certains documents redoutables pour l’honneur d’un ministre. + +--Quels documents? Soyons précis! + +Il a le menton mauvais, les lèvres minces, et ses yeux se brident, +tandis qu’une veine de colère se gonfle sur la tempe. + +Cassant, il prend le premier grief. Rochette, escroc notoire, devait +passer en Correctionnelle, après avoir mis à mal un millier de petits +rentiers. Or, lui Caillaux, ministre, a ordonné au procureur de faire +remettre l’affaire. Ce procureur a grondé d’abord, obéi ensuite, et +confessé enfin ses remords et sa honte dans une sorte de testament dont +Calmette avait la copie. + +Caillaux, qui reçoit le jour des fenêtres en pleine figure, tente, en +vain, de dévisager les jurés dans l’ombre; mais leurs yeux à eux +papillottent devant ce petit homme trop vif dans le jour trop cru. + +--Messieurs, rappelez-vous: nous sommes à la veille de l’expédition de +Fez. A l’horizon, il y a des nuages redoutables. Est-ce qu’un orage ne +menace pas le pays? Eh bien, je suis ministre des Finances, c’est-à-dire +le défenseur du crédit public! + +Il se dresse sur ses talons: + +--Ce crédit, messieurs, je puis, d’un jour à l’autre, avoir besoin de +faire appel à lui. Mon devoir élémentaire est donc d’éviter tout ce qui +peut être préjudiciable à l’épargne publique; et quand j’ai donné +l’ordre de remettre l’affaire Rochette, il ne s’agissait pas de faire un +acte d’influence, mais un acte de gouvernement! + +Il détache ces trois mots, puis promène un long regard dominateur sur +l’assemblée: Cour, jurés, presse, barreau, témoins, femmes: tout ce +monde est immobile? Alors, violent et preste: + +--Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de reculer devant les +responsabilités! Demain encore (il frappe la barre), il s’agirait +d’empêcher que la Bourse, à une heure difficile pour le pays (il frappe +deux coups), fût troublée par des révélations intempestives, une seconde +fois je recommencerais! + +Son index a désigné les magistrats affalés. Avis à leurs consciences... +Puis il envoie cette conclusion dédaigneuse: + +--Je n’avais donc pas peur de voir publier des documents! + +La preuve est faite: il joue avec son monocle... + +Mais c’est un chat-tigre, au geste prompt. Il tire de sa serviette un +flot de papiers qu’il ne consultera pas, et donnant une pichenette dans +l’air: + +--Passons à autre chose. Négociations franco-allemandes! + +Il prend un ton fier: + +--Je suis alors Président du Conseil. Tout à coup, j’ai à subir... + +Il serre les mâchoires: + +--... La plus terrible des aventures! + +--Ce type-là est formidable! murmure un journaliste. + +--Ah! il me donne chaud, reprend une actrice. + +--Chut!... Taisez-vous! + +Toute la salle se penche sur cet homme pathétique, qui, comme personne, +sait ménager l’effet. Lui-même est haletant de son souvenir: + +--Brusquement, messieurs, une grande puissance européenne donne un coup +de poing sur la table des diplomates! Or... c’est moi, à cette minute, +qui ai dans les mains la destinée de la France. + +La défense, l’accusation, le public, le regardent avec angoisse. Il +n’est plus question d’un journaliste assassiné: le procès prend une +ampleur étrange. La Patrie, la Guerre, ces deux images terribles, +s’imposent tout à coup. Chacun tend une oreille avide. Et Caillaux n’a +plus de peine à faire valoir ses mots: + +--J’eus, messieurs, un souci qui ne m’a jamais quitté durant toute ma +vie politique: je voulais la paix! + +Il tourne le dos aux juges qui ne comptent pas. Se souvient-il même +d’être à la Cour d’Assises? Il ne parle pas directement au jury. Il +s’adresse à tout le public qui représente le peuple français, et qui, +demain, orientera l’opinion du pays. + +--Je voulais la paix, répète-t-il; je la voulais avec dignité et fierté, +mais... + +Mais il n’a pas l’air d’un pleutre, et ce patriote ajoute: + +--Je voulais la paix... que la Démocratie réclame! + +Le mot «démocratie», telle une fausse note, vient rompre l’harmonie émue +qui régnait: on entend des «Oh!... Oh!...» Il ne s’y attendait pas; il a +quinze secondes de désarroi; puis vite, il serre les rênes de cet +auditoire qu’il croyait maîtrisé. + +--Qu’on discute mon œuvre politique, soit! Que ce parti nationaliste, +qui est de nature à inquiéter tout le monde sans effrayer personne, se +mette en bataille, parfait! + +Sa voix ricane: + +--C’est le combat des idées! Mais... que là-dessous on cherche de la +boue et qu’on m’accuse de je ne sais quels vices... + +Il se pelotonne, puis s’élance: + +--C’est contre cela, messieurs, que je m’élève avec la dernière énergie! +(Il s’est approché des jurés; il leur parle dans les yeux) Car... quand +on a l’honneur de gouverner son pays, à certaines heures... le devoir +est de se taire et... il y faut plus de courage qu’à se défendre! Je me +suis fait l’effet, sachez-le, de ce jeune Lacédémonien, dont le renard +rongeait le cœur sous sa robe; il restait muet. En France aussi, il a +fallu que certains hommes sachent subir sans parler les morsures de la +calomnie et montrer, devant l’étranger, qu’ils étaient assez Français +pour souffrir qu’on les outrageât, sans répondre! + +Ton héroïque et graves paroles; ce n’est pas en vain qu’il les prononce: +que tous au moins en comprennent la portée: c’est le silence et +le mystère érigés en vertus. Après cela, ne demandez plus +d’éclaircissements... ou prenez garde! Car l’impressionnante dignité de +Caillaux n’est que passagère: il est homme de combat; il redevient +batailleur: + +--Quoique je veuille m’en tenir là, si on m’y oblige j’apporterai les +précisions nécessaires; mais je supplie... oh! je supplie!... + +C’est une supplication agressive qu’accompagne un regard dont chacun +sent la menace. + +--Je supplie ceux qui le feraient de mesurer leurs responsabilités! + +De nouveau, voici le public transi. C’est maintenant une menace de +complication internationale. Le Président regarde avec des yeux ronds, +couards et fixes, comme si, dans la salle même, l’ennemi avait des +espions aux écoutes. Est-ce qu’il ne faut pas baisser la voix?... + +Caillaux l’élève: + +--Je suis résolu, crie-t-il, à me défendre! + +L’attaque, cette fois, s’adresse à tous. Le Président voudrait être sous +son fauteuil. + +--Je ne laisserai pas outrager mon honneur! Je ne permettrai pas qu’on +attaque ma femme! J’apporterai tout ce qui sera nécessaire! + +Et l’assemblée, qui ne soutient plus le regard de cet homme, écoute, +paupières baissées. + +Qu’elle écoute bien ceci: il ne cédera pas; il liquidera devant elle +tout son passé glorieux. Il a été l’homme intelligent, entreprenant, +honorable du régime. Et il le montrera fortement, aigrement, âprement. +On lui a reproché sa fortune? Patience! Il dévoilera d’où venait celle +de Calmette, sa soi-disant victime. On l’accuse d’avoir, à l’aide de ses +fonctions de ministre, recherché des conseils d’administration et de +somptueux jetons de présence? Et s’il était avocat, en même temps +qu’homme politique, n’aurait-il pas le droit de plaider de luxueuses +affaires? Alors? Il n’est défendu qu’à un financier de gagner de +l’argent par son travail?... le travail sacré! Et, bien entendu, faut-il +que ce financier soit Caillaux, car pour un Tel, un Tel... Il a le +courage de citer des noms... Il accuse, c’est-à-dire qu’il se défend. Il +indique les lâchetés des autres, c’est-à-dire qu’il étale ce qu’il y a +de pur chez lui. D’ailleurs, il compte sur les jurés, qui l’écoutent, +n’est-ce pas, en «bons républicains»? + +Là, pour la seconde fois (mystère du cœur des foules!), sa sécurité dans +l’impudence se trouve en défaut. Il croyait parler à des sujets qui ne +se rebiffaient plus, et voici que de nouveau, dans le fond de la salle, +montent des protestations... Quoi?... Encore!... Qu’est-ce que c’est?... +Ah! le Barreau! Toujours ces robes noires avec leurs prétentions +d’indépendance!... Esprits simples! Comme il a bien fait de leur lancer +félinement un coup de patte à ces hommes de bien, qui ne sont que des +hommes d’affaires! Il se contient avec peine. Il dit, en détachant les +mots: + +--Quelle est cette rumeur?... Ne sommes-nous pas en République? + +Mais cette feinte n’est pas d’un effet excellent. Le murmure se +prolonge. + +--Sale comédien! grogne un avocat. + +--Je t’en fiche! Il est dans ses jours donnants! reprend un journaliste. + +--Allons! Allons! C’est du vernis et qui craque! Quelle fripouille! + +--Ça prend très bien! dit le journaliste. Regardez les gueules des +jurés! + +Les jurés ne bronchent pas. En vain le Président s’ébroue, s’essouffle, +réclame un peu de silence. Le Barreau s’irrite. + +--On ne me fera pas taire: c’est ma conscience qui proteste, déclare +tout haut le même avocat. Et je ne permets pas qu’un coco de cette +espèce-là m’empêche de protester! + +Alors--miracle d’énergie!--le Président tape sa table. Le lieutenant des +gardes, debout, donne des ordres. M. le Bâtonnier Henri-Robert lui-même +tend les bras comme s’il avait une branche d’olivier dans les mains. +S’il en a une, il est seul à la voir. + +Allons, il n’y a décidément que lui, le tyran, qui, par son audace, sait +s’imposer. + +Il se tourne de trois quarts; il se ramasse sur soi-même. Puis, +carrément, sans même vouloir songer que cela peut sonner faux (est-ce +qu’il n’est pas maître de son art?), il emprunte à la grande éloquence +un vigoureux appel aux éternelles idées de tendresse et de générosité. + +--Messieurs... + +Cette fois, c’est aux jurés seulement qu’il s’adresse, à ces hommes de +bon sens et de grand cœur. + +--Messieurs... voulez-vous me permettre de parler plus largement? +Comment Calmette, cet homme averti, n’a-t-il pas songé qu’à côté de +l’homme politique attaqué dans son honneur, il y avait une épouse, qui +l’aimait et qui souffrait? Ah! parbleu! On se laisse emporter par la +haine!... On ne réfléchit plus qu’on s’attaque à une femme, à une pauvre +créature!... Depuis quelques années, la vie politique prend des formes +singulières de bataille excessive. Œil pour œil, dent pour dent. Bien! +Mais alors... homme contre homme!... Messieurs, j’ai terminé. + +Pendant ces deux dernières minutes, il a été surprenant de maîtrise; et +sans péroraison, par une brusquerie, les mains ouvertes maintenant comme +un homme sans reproche, il a reconquis la salle. Maître Labori, qui +connaît les mouvements, la chaleur, les brusques générosités des +assemblées, ne va pas laisser ce succès se refroidir. De sa fougueuse +parole, où il y a du tonnerre, il exige aussitôt la confrontation d’un +rédacteur qui dit avoir vu chez Calmette des documents franco-allemands, +d’après lesquels Caillaux aurait joué un rôle infâme. + +--Qu’il vienne, et s’explique! + +Mais le rédacteur est fin comme l’ambre. Il répond avec impertinence: + +--J’ai les mêmes scrupules que M. Caillaux. Il me dit: «Attention! la +Patrie est menacée!» Parfait. Je prends garde et je me tais. + +Alors, le tonnerre recommence: + +--Il n’est pas possible qu’un incident de ce genre pèse sur les débats! + +Et Maître Labori secoue sa robe: on croirait qu’il s’agite parmi des +nuées d’orage. + +--Je n’accepterai aucun doute! Aucune incertitude! Aucune équivoque! + +Le tyran approuve. Il hoche la tête sèchement. + +Puis, aigrelet, vengeur, le tyran met au défi l’assemblée de prouver que +les documents dont il s’agit sont authentiques. + +Les gens se regardent. Le débat flotte; on s’égare; on fait du bruit; +soudain surgit une ombre falote: + +--Tiens... chuchote-t-on, mais... c’est l’avocat général! + +Il y en a donc un? Oui, oui, c’est lui... Il se lève... Il va défendre +Calmette! Non... tiens, il défend Caillaux... Ah! à la bonne heure!... +Il assure que Caillaux est une conscience libre! D’une main tremblante +il tient un _Journal Officiel_ qui date de deux ans, et il lit une +déclaration du Président de la République, alors ministre des Affaires +étrangères, où sont affirmées les loyales intentions de tous ceux qui, à +l’époque, ont travaillé pour le Gouvernement. + +Si misérable que soit ce document poincariste, Caillaux en paraît fier: +il couvre le Barreau d’un regard féroce. Mais Maître Labori, qui bout +d’éloquence et d’honnêteté, fonce éperdument vers la lumière, qu’il veut +totale. + +--Cette déclaration, monsieur l’avocat général était-il autorisé à la +faire? Je demande que le Gouvernement d’aujourd’hui l’autorise! + +Il a des roulades de sincérité, des grondements d’intégrité; et sa vaste +poitrine lance un souffle puissant: + +--Je ne plaiderai pas dans ces conditions! Pourquoi, moi, défenseur, +serais-je solidaire de je ne sais quelles équivoques, qui peuvent être +acceptées dans des Parlements, mais ne le seront pas ici, tant que je +serai à la barre, dans ce prétoire de Justice! + +Ce large emportement soulève le public. On avait besoin de ce souffle, +un souffle physique; il vient à son heure; on va mieux respirer; on +applaudit, on acclame, et on ne sait pas au juste où il va, mais on le +suit. On l’a senti si magnifique! Les cœurs sont épanouis. + +Et c’est alors que le Président met sa toque. + +--A l’heure actuelle, bredouille-t-il, étant donné l’heure... vu qu’il +est six heures vingt... nous... ne pouvons continuer... L’audience est +levée! + +Ah! Ah! Elle est bonne! C’est un déchaînement tumultueux: + +--Quel crétin! + +--Brute épaisse! + +--Faire présider les Assises par un concombre de cette taille-là! + +--Monsieur, lui déclare un de ses assesseurs, en lâchant sa toque dans +son encrier, vous nous déshonorez! + +Et une forte sympathie entraîne la foule vers Maître Labori, qui +recommence pour ses flatteurs: + +--Je veux la clarté! Je l’aurai! Je n’entre pas dans de louches +combinaisons! + +--Bravo! Bravo! Superbe! Ah! mon cher Bâtonnier! + +--A quelle tribune sommes-nous? J’exige la lumière! Que signifient nos +robes? + +--Oui, oui, bravo! C’est admirable! + +Labori affirme, prête serment, mugit, vente, rugit, continue la +séance... tout seul! Où est la Cour? Retirée. Mme Caillaux? Enfermée. Le +tyran? Éclipsé. N’importe! Labori tempête, se déchaîne, moutonne, +écume... Est-ce à lui qu’on doit, en sortant, l’impression d’une grande +séance épique? + + * * * * * + +La nuit, le sommeil, une matinée légère et fraîche; puis c’est l’heure +fatale: il faut que l’affaire reprenne... et le public est encore plus +nombreux. Chaque homme amène une femme et, dès qu’il l’a placée, sort en +chercher une autre. On se tasse, on s’écrase, on étouffe. Seul, Caillaux +reste à l’aise. Lui saura se faufiler, se faire place, sauter d’un banc +à l’autre, revenir à la barre, et se promener devant la table des juges, +en homme qui a fait de la Cour d’Assises son «pied-à-terre judiciaire et +politique». + +Car ayant, la veille, fini son long discours par un chapelet de +dénonciations, le lendemain, sitôt arrivé, il redemande la parole, et de +nouveau dénonce certains rapports du _Figaro_ avec la finance allemande. +Ses yeux noirs, perçants, rancuniers, blessent en même temps qu’ils +regardent. Il va de long en large, du jury jusqu’à Labori. Labori semble +avaler ces paroles de ses énormes oreilles d’avocat-chauve-souris, et +les jurés sont hébétés, car ils s’empêtrent dans des idées mal liées et +des images brumeuses. + +«Ça va... ça va...» se dit Caillaux en les considérant. + +Il n’a plus sa redingote de Président du Conseil. Il porte une jaquette +qui fait valoir sa minceur aristocratique. En cinq minutes, il donne +vingt coups d’épée. Puis il se retire content. Il reviendra. + +Alors, on voit Maître Chenu se lever. Il est pâle. Il passe la main sur +son front. Ces messieurs de la presse murmurent: + +--Gare! Il va mordre! + +Sa voix est lente; il mâche les mots: + +--Messieurs, tout cela est bien... fort bien. Tout cela sans doute +intéresse la Presse, curieuse d’informations, et les mémorialistes qui +préparent le dossier de l’Histoire, en rapportant tous les bruits, quels +qu’ils soient. Mais... + +Il a un profond soupir. + +--Mais... est-il permis à l’avocat de la partie civile, qui se croit +pour l’instant à l’audience des Assises, à Paris, de demander à la Cour +qu’on en revienne enfin à la grave affaire qui nous réunit tous? + +Un temps. Il regarde l’assemblée. + +--Savoir si oui ou non M. Calmette a été assassiné par Mme Caillaux. + +Silence de mort. Caillaux, de sa place, regarde avec arrogance, les +pouces aux aisselles. + +Mais Maître Chenu ne s’est pas assis. Il attend une réponse. + +Le malheureux Président, qui était un assemblage de concessions, est en +train de se dissoudre. Ses paroles ne se tiennent plus. Il balbutie; il +bredouille. Il... il consent qu’on fasse mine de reprendre la question, +pourvu que cela ne déplaise pas à M. Caillaux. Mais M. Caillaux regarde +la peinture du plafond. On peut en profiter, et introduire des témoins +qui parlent... et passent: marchands de revolvers, directeur de feuille +radicale, amis de Calmette, fidèles de Caillaux. Et lui, de son banc, +approuve du geste, dénie de la tête, sourit, rougit. La moitié des +témoins, dès qu’ils ont déposé, viennent saluer le tyran. + +--Regardez, dit un avocat à ses confrères, la boule de suif qui entre: +c’est un correspondant boche. + +--Vrai? + +--Et je vous parie dix sous de réglisse qu’avant un quart d’heure il +aura déposé ses hommages aux pieds de Caillaux! + +Mais Caillaux ne l’a pas encore vu. Caillaux est maintenant sur une +chaise; il a gagné dix mètres. Il parle tout bas, avec lui-même. Puis, +nerveusement, il ajuste son monocle et, farouche, il toise le témoin qui +dépose. + +--M. Caillaux est-il encore dans la salle? + +--Présent! + +Enfin! Le Président le rappelle. Il y a près d’une demi-heure qu’il +n’était plus à la barre. Voici de quoi il s’agit. Ce témoin affirmait +que, deux mois avant le meurtre, M. Caillaux tenait, à l’égard de +Calmette, des propos homicides, disant: «Qu’il prenne garde! Je tire +bien! A chaque coup je fais mouche!» + +--Est-ce que... M. Caillaux veut répondre quelque chose? + +Pouh! Il n’a aucun souvenir de cela! + +--D’ailleurs, ces propos, ajoute-t-il en crânant, j’aurais pu les tenir, +notez bien, je l’aurais pu, mais... je ne les ai pas tenus, voilà! + +Puis il regagne, au lieu de sa chaise, le banc le plus proche de la +barre, où il sera de nouveau, en une enjambée. A ce moment, le gros +boche se faufile et lui tend une main molle. + +--J’ai gagné mon pari! dit l’avocat. + +Chaque fois qu’on apporte un témoignage en sa faveur, Caillaux se carre, +les poings aux hanches. Quand on l’accable, Caillaux hausse les épaules +ou regarde l’heure à sa montre. Aperçoit-il une pancarte sur la porte? +il dérange vingt personnes pour la lire. On fait circuler des journaux: +il les arrête, les regarde, les repasse. Il est le point de mire de +toute la salle. Dévoré de curiosité, et d’une impudence qui ne laisse +personne en repos, il est le centre de l’audience. Enfin, dès qu’il +sort, ses flics sont là qui l’escortent; et ils saluent, pour remercier, +les gens qui regardent, même s’ils n’ont que de l’étonnement sans +admiration. + + * * * * * + +Le lendemain, son audace se corse. + +Il ramène ses courtisans et sa police, et cette fois s’empare non +seulement des Assises, mais des galeries environnantes. Il y plante ses +créatures, qui ont des ordres. En sera chassé quiconque ne plaira point, +quiconque murmurera ou sera de visage douteux. N’oubliez pas qu’il a +fait tuer son homme, donc c’est lui le vainqueur. + +Un monsieur passe, une femme au bras. On l’entend dire: + +--Mise en demeure pure et simple... ce n’est pas très rassurant... + +Un agent en bourgeois fond sur lui: + +--Je vous prie de garder vos opinions! + +Le monsieur fronce les sourcils: «Plaît-il?» Il parlait de la Serbie et +de l’Autriche... + +Oui, car il se trouve qu’à cette heure où l’attention française est +concentrée sur ce procès, l’Europe, la vieille et convulsive Europe +recommence à être menacée. Mais la bande de policiers de Caillaux ramène +tout à «l’affaire». Le flic fronce les sourcils. La dame rougit. Le +monsieur se tait. + +Les policiers, pourtant, sont débordés par le flot de journalistes, de +photographes, de dessinateurs, qui courent vers la salle, car ils ne +veulent pas manquer la seconde entrée sensationnelle après Caillaux, +celle de sa première femme, qu’il a lâchée pour l’accusée d’aujourd’hui. +Sur elle, il a laissé courir des bruits fâcheux. «Les lettres intimes, +dit-on, c’est elle qui les a données à Calmette... Parbleu! Elle s’est +ainsi vengée de n’être plus l’épouse d’un ministre!... Comme si lui, ne +l’aimant plus, n’avait pas le droit de la lâcher!» + +Les foules aiment juger de cette manière hâtive, qui leur permet sans +remords de vanter la liberté de la passion. Presque tous les hommes qui +sont là, si on les voyait dans leur intimité, auraient des têtes +d’esclaves, mais ils se croient affranchis quelques minutes, du fait +qu’en chœur ils portent aux nues des théories contraires à leur mode +d’existence. + +Donc, on annonce «Mme Gueydan», et les visages se font hostiles. La +porte des témoins s’ouvre; des yeux dédaigneux guettent; elle entre. On +entend chuchoter: + +--Il paraît que c’est une belle rosse! + +Elle a dû être d’une impressionnante beauté, lorsque la fraîche jeunesse +éclairait son visage. Mais les années l’assombrissent; il y a de la +fatalité dans son regard, quelque dureté dans ses traits, le dédain +d’une cruelle expérience sur ses lèvres; cependant, elle reste d’une +noblesse qui trouble encore les cœurs ingénus. Au contraire, elle irrite +les hommes de parti pris; et quand elle s’avance, noble et pâle, des +bouches passionnées murmurent: «Hypocrisie!» + +Elle se place à la barre et tourne le dos à ce public ennemi. A-t-elle +seulement vu les yeux de Caillaux, ces yeux de feu qui voudraient la +marquer d’une brûlure? Devant cette foule, elle a soudain un frisson de +pudeur; le courage de parler avec son cœur lui manque. Elle apporte des +notes, et voudrait s’en tenir à ces notes. Mais le Président, tout de +suite, retrouve de l’énergie pour lui défendre d’en faire usage. + +--Ah! non, madame, vous êtes témoin!... Impossible!... La loi, n’est-ce +pas! + +Le mot a l’air sans effet sur Mme Gueydan. Puisque ce Président est au +service de M. Caillaux, elle ne le regarde plus; elle s’adresse +dignement à l’avocat général. Mais l’avocat général bredouille et +interdit aussi. Elle implore la défense: Maître Labori, essoufflé, +répond: + +--J’éprouve infiniment de respect pour la situation de Mme Gueydan, un +respect... provisoire... mais Mme Gueydan est un témoin, rien qu’un +témoin, et il ne s’agit ici que d’avoir de la sincérité. + +Ainsi, personne pour elle? Des ennemis tout autour? Non, elle lit dans +les yeux de Maître Chenu une farouche énergie et, réconfortée, elle +jette aussitôt à Maître Labori: + +--M. Caillaux a dû vous apprendre que j’avais de la bravoure! + +Elle en aura encore, sans ostentation, en femme dont la race y est +accoutumée. A la barre elle s’appuie sur un coude, et dans cette +attitude penchée, où la ligne des épaules reste belle, elle commence une +confession tout endolorie. Comme c’est à la Justice qu’elle s’adresse, +elle la fait pour elle seule, à mi-voix. Mais alors le public, hostile, +qui veut vérifier ses haines, s’énerve de ne pas entendre. + +--Plus haut! murmure-t-on. + +Furieux, un journaliste déclare: + +--Je vais l’engueuler, moi, cette femme-là, dans mon compte rendu! + +Elle ne se soucie point de ces bruits vulgaires: elle n’élèvera pas le +ton. D’une voix sourde, elle détaille le drame de sa vie, la première +trahison de M. Caillaux, dont il s’excusa, dans une pirouette, disant: +«Pouh!... le cœur n’y est pour rien!» Lentement, elle conte sa confiance +au milieu des mensonges, les ruses basses de ce mari, qui lui fit garder +un sac contenant des lettres adultères, et qui fut tendre, puis roué, et +furieux enfin de voir qu’elle continuait d’être affectueuse et aveugle. +Un matin, tel Othello, il entre dans sa chambre: + +--Je suis venu cette nuit, dit-il d’une bouche haineuse, pour vous tuer! +Je ne l’ai pas fait: je le ferai la nuit prochaine. Et ce sera mieux +ainsi, puisque vous serez prévenue! + +Là-dessus, il part pour le pays de ses électeurs. Et elle reste seule +avec ces choses atroces qu’il lui a dites. + +--Alors, raconte-t-elle, le voyant s’éloigner de ma vie, j’ai voulu me +tenir dans son propre cabinet de travail. Je sentais le malheur. Il +venait, m’enveloppait; il y avait du mensonge tout autour de moi... Au +hasard, j’ouvris un tiroir... et je trouvai encore des lettres! Je les +lus, ou plutôt j’essayai... je ne pus achever... c’était horrible! + +La voix a encore baissé. M. Caillaux, dans la salle, n’entend pas mieux +que les autres. Il recommence donc son manège de la veille; il se +rapproche; le voici dans le prétoire, au troisième puis au premier rang +des banquettes rouges; mais bien des mots lui échappent toujours. Alors, +avec effronterie, il questionne ses voisins: «Qu’est-ce qu’elle dit?... +Vous avez compris?» Elle parle de lui; elle l’appelle _M._ Caillaux; +elle explique qu’à son retour elle lui montra ses lettres, qu’il se jeta +à ses pieds, se traîna à ses genoux, la supplia de ne pas divorcer... +avant les élections. + +Maintenant, on l’entend mieux. + +Sans fausse honte, elle avoue même, d’une voix tout à fait claire, +qu’elle l’aimait encore et qu’en dépit de tous les conseils d’avoués, +elle consentit à lui rendre ses lettres. La veille d’un certain jour, où +il partit pour l’Égypte, en présence d’un ami choisi par lui, ils +décidèrent ensemble de brûler ces papiers honteux, et avant qu’arrivât +l’ami, elle lui dit: «Écoute-moi bien... nous allons détruire ce +courrier abominable, j’y consens; je te pardonne; mais à une condition, +c’est que d’abord tu entendras ce qu’on t’a écrit de moi et ce que +toi-même as osé répondre.» + +Elle fait la lecture; il crie: «Assez! Assez!» comme s’il avait mal; +puis il se jette dans ses bras; il sanglote: «Comment ai-je pu écrire +pareilles choses!...» + +Tout cela elle le rapporte d’un accent si poignant qu’une émotion tient +en haleine ceux qui entendent. Le Président, seul, n’est pas troublé. Ce +n’est pas une créature émotive. Mais il est offusqué pour Caillaux. +Heureusement, du fond de la salle, on crie encore: «Plus haut, bon Dieu! +Plus haut!» Alors, puisque c’est une protestation, le Président +approuve. Mme Gueydan lui tend un document à lire, il refuse: «Plus +tard!» et il a un froncement de nez mauvais. Elle élève le ton: + +--N’oubliez pas que c’est moi l’épouse, et qu’il s’agit des choses de la +maîtresse! + +Le Président s’étrangle: + +--Madame... je vous prie de continuer! + +Elle essaiera, mais voici Maître Labori qui se lève pour poser une +question. Elle ne domine plus ses nerfs. + +--J’aimerais bien, fait-elle, qu’on ne m’interrompît pas! + +Là-dessus, ses ennemis, dans la salle, reprennent de l’ascendant. + +Le Président, se sentant soutenu, revient à la charge: + +--En avez-vous encore pour longtemps? + +Mais les yeux de Maître Chenu ne la quittent plus et lui disent: +«Continuez! madame, soyez impassible. Ne craignez rien! Courage!» Alors, +son visage se radoucit et, simplement triste, les yeux sur les jurés: + +--Je vous plains, messieurs, d’avoir à discerner le vrai dans ce tissu +de mensonges! + +Elle a maintenant une pitié hautaine. A une nouvelle interruption du +Président, elle réplique: «Mais non, mais non!», l’air de dire: «Vous! +Je vous demande un peu! Que pouvez-vous comprendre aux machinations de +cet homme, qui a été assez vil pour payer des agents destinés à filer sa +femme!» + +Revenu d’Égypte, il reprend sa liaison, multiplie ses calomnies: chaque +matin, on peut lire dans les journaux à lui vendus: «qu’il demande le +divorce». Enfin, on le plaide. La sœur de Mme Gueydan, qui a eu les +lettres en dépôt, en a pris des photographies: ces pièces intimident les +juges pressés par Caillaux de conclure en sa faveur, mais dans le +jugement il n’est pas parlé de l’adultère du mari... + +--Ah! Madame, à propos de ces lettres... + +C’est le Président qui interrompt, soutenu de loin par Caillaux. Il +croit tenir une occasion d’humilier Mme Gueydan: + +--Ces lettres, est-ce par votre sœur que M. Calmette les a eues? + +--Non. + +--Expliquez-vous. + +--Personne, insiste Mme Gueydan, ne les a eues... sauf des avoués. Elles +sont restées dans leurs études... mais... ce sont des endroits sûrs, +n’est-ce pas? + +A présent, c’est inouï comme tout le monde l’entend bien. Elle est très +maîtresse d’elle-même; la presse constate «qu’elle a bougrement de la +vigueur»; c’est à cette minute que, avec une habileté consommée, Maître +Chenu se lève: + +--Nous voici donc, dit-il, revenus à ces lettres où la défense voit +l’essentiel de l’affaire. Eh bien, à mon tour, je vais poser une +question. Ces lettres, madame, actuellement où sont-elles? + +Elle le regarde en face, puis d’une voix douce: + +--Ici. + +--Ah! Mme Gueydan les a? Est-ce que Mme Gueydan les offre? + +--Je ne le puis: il y a devant nous une femme pour qui se pose la +question de la peine de mort... D’ailleurs, ces lettres n’intéressent +que moi. + +--Madame, réplique Maître Chenu d’une voix sourde, on ne vous croira +pas! + +--On me croira, réplique Mme Gueydan. Cette femme, dans ces lettres, +cravache mon mari et le pousse à me jeter dehors. Il n’est pas question +de politique. + +--Madame, reprend Maître Chenu d’une voix forte, on ne vous croira pas! + +Puis il se tourne vers Labori: + +--Que d’obscurités!... Monsieur le Bâtonnier, n’allez-vous point vous +associer à moi dans la prière que j’adresse à Mme Gueydan? Je vous en +prie, tendez-moi la main! + +Il y a, dans son ton, une ironie triomphante, le sarcasme tout-puissant +de l’honnêteté, qui, empoignant l’adversaire, lui déclare en public: + +--Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi intègre que moi? + +Alors, Labori fait de gros yeux. Son front se plisse. Il grogne, gronde, +bourdonne. Enfin, d’une voix bourrue: + +--Monsieur le Bâtonnier, je n’aime pas beaucoup, savez-vous, qu’on +interprète mes attitudes: elles ne sont pas de celles qui prêtent à +l’équivoque! Nous avons, pour nous juger, des arbitres souverains: les +jurés. S’ils croient devoir prendre la responsabilité de demander les +lettres... + +Pauvres jurés! Encore ce fantôme de la responsabilité dont on les +terrorise, comme l’avant-veille où l’ennemi écoutait aux portes. Qui +donc menace aujourd’hui? + +Mais pour achever de les dérouter, la voix de Mme Gueydan reprend, +pointue et malicieuse: + +--Monsieur le Président, je propose autre chose... + +Silence... + +--Quoi donc? dit le Président, ahuri. + +--Ces lettres... + +--Oui... + +--Je puis les remettre... + +«Pourvu que ce ne soit pas à moi!» pense le Président. Et il baisse la +tête: + +--... A Maître Labori... qui en fera ce qu’il voudra. + +Piège de femme admirable, vengeance audacieuse que personne, d’abord, ne +saisit. Labori est joué: il se croit honoré. Il pense qu’on s’incline, +alors qu’il n’est qu’une dupe. En bon géant, il se trouble, pâlit, +rougit: + +--Madame, personne... jamais... depuis que je suis avocat... ne m’a fait +pareil honneur! + +--Le... l’audience est suspendue, annonce le Président. + +[Illustration] + +Président d’opérette! La phrase n’est pas prononcée, que Caillaux déjà +s’est enfui, et la Cour, vaincue, s’éclipse pour laisser le public +acclamer cette femme. Une minute, elle reste à la barre; les +applaudissements viennent jusqu’à elle; on se presse pour lui tendre les +mains; tout ce qu’on a dit est oublié; on entend: «Très beau! Très fort! +Elle est formidable!» Oui, cette déposition, d’abord lente et menue, +s’est étoffée, s’est amplifiée; elle est devenue vigoureuse, pathétique, +grande, superbe, et elle a pris les cœurs. La presse est debout sur les +tables: + +--C’est énorme! Eh! l’_Écho_, on leur fiche un grand titre? + +Une jeune actrice répète: + +--Qu’elle est belle, cette femme, qu’elle est belle! + +La voici qui sort. On continue d’applaudir; on se groupe sur son +passage; on salue. Elle a sur le visage une dignité heureuse. Dans cette +salle... quelle chaleur, quelle ardeur! L’admiration y tourbillonne, va +de l’un à l’autre, emporte des groupes; et les langues marchent, +entraînant les répliques: + +--Enfin... pourquoi a-t-il quitté une créature pareille? + +--Parce qu’elle lui était supérieure, tiens, cette idée! + +Les yeux brillent. + +--Et qu’est-ce que ça va donner, maintenant, ces lettres? + +--Ah! dame, on touche au moment palpitant! + +Il suffit que cette phrase soit bien dite par un homme pour faire frémir +les femmes. + +Une avocate, qui a de jolis bras, confie à une amie dans un élan +passionné: + +--Moi, cette femme m’en impose! + +--Modérez-vous, dit froidement l’autre; mon mari l’a connue: elle est +terrible! + +--Est-ce vrai? + +--Depuis son divorce, elle touche dix-huit mille francs de pension. +Parions qu’elle sort de l’audience avec trente mille? + +--Oh!... Vous me défrisez! + +On n’a pas ouvert assez de fenêtres; l’air est lourd. Gare!... Tout à +coup, l’admiration va tomber; la critique s’insinue; déjà elle pique, +dégonfle, elle est en train de faire son œuvre... La nature humaine est +ainsi faite, trop faible pour soutenir la fièvre d’un enthousiasme +long... + +Coup de timbre! L’audience est reprise... et M. Caillaux demande qu’on +l’appelle à la barre. + +C’est le revanchard; il fallait s’y attendre: jamais il n’est en reste. +Loin de s’insurger, d’ailleurs, le public tient son souffle; Mme Gueydan +est rentrée; et elle respire des sels... + +La première phrase de Caillaux sera pour la remercier. + +Il s’inclinera; il aura une voix de miel. + +--Je suis très reconnaissant à Mme Gueydan d’avoir chassé tant de +miasmes autour de ces lettres intimes... + +Ces mots sont une caresse. + +--... La calomnie, hélas! elle a pu en parler! Moi aussi, je l’ai +connue! Et, étant un bourgeois, comme ma seconde femme (il lui lance un +regard tendre), je l’ai redoutée. + +Mais voici que déjà la rage éclate. Il n’a pu l’étouffer qu’une seconde, +elle est plus forte que lui, qui, pourtant, se croit le plus fort et il +s’y abandonne et, avec elle, il va jouer la grande scène: + +--Messieurs, même si j’ai l’air d’abuser de votre patience, il faut que +je reprenne devant vous le récit de ma vie. Je n’ai pas bu jusqu’au fond +de la coupe: il faut que je l’achève! Vous êtes des hommes; aucune +faiblesse humaine ne vous est étrangère; et on peut tout vous dire, +n’est-ce pas, quand on n’a rien fait de contraire à la droiture et à +l’honneur! + +Pour la première fois il fait trembler sa voix, il fait mine de céder, +mais ce n’est pas à quelqu’un: c’est devant les grandes idées qui +forment la conscience des hommes. + +Cet effet d’ailleurs sera très court: juste le temps de rallier son +public. Dès qu’il le tient, son ton claironne: + +--Maître Labori, vous avez, sans me consulter, salué Mme Gueydan, qui, +cependant, fut assez dure pour moi et pour celle-ci! + +D’un élan pathétique, il montre l’accusée. C’est le second élan qu’il a +vers elle. Toute cette scène ne sera faite qu’en va-et-vient du cœur. Il +est entre ses deux femmes: d’abord il toise l’une et se donne à l’autre. + +Mais Labori a frémi sous le coup de fouet de l’homme qui paye et prétend +avec impudence qu’on ne dise strictement que ce dont il est convenu. Ah! +Dieu!... Labori se ramasse, se charge d’air; puis il émet d’abord des +choses confuses où son honnêteté s’agite, en chien de garde à la chaîne. +Après quoi, subitement dressé, il élargit l’affaire, il y souffle une +tempête et il prononce pêle-mêle des paroles incohérentes... et +superbes: + +--Je n’ai pas encore plaidé, monsieur Caillaux! Je plaiderai... (sa +plaidoirie seule est payée), je plaiderai plein de respect pour vous, +et... si ces tristes débats pouvaient aboutir à une réconciliation des +Français devant l’étranger qui suit ce procès avec un intérêt à certains +égards horrible, certes, je ne regretterais pas la faute que j’ai pu +commettre en prenant une initiative sur le compte de laquelle je n’avais +pas eu le loisir de vous consulter! + +L’ampleur du geste, qui accompagne cette période sonore et éclatante +d’intégrité, arrache des applaudissements; mais alors, dans certains +coins, l’on proteste. Les uns sont entraînés et crient: «Bravo!»; +d’autres ont compris et s’émeuvent. Caillaux sent l’orage, et, avec une +adresse immédiate, il quitte son rôle, prend celui du Bâtonnier, et +s’écrie: + +--Il a raison, messieurs les jurés! Voici de nobles paroles! La vie +politique se transforme! Hélas! elle n’est plus aujourd’hui une lutte +d’idées, mais une lutte d’hommes: elle est atroce! Moi, le citoyen le +plus attaqué de France, je peux le dire fièrement: j’ai répudié certains +procédés honteux dont on usait à mon égard, et, me souvenant du poète +latin qui écrivait qu’un malheureux est chose sacrée, je jure, +messieurs, que dans l’avenir ce que je puis avoir de bonté sera encore +accru! + +Ses narines palpitent: oh! qu’il devient douloureux! + +--Mais il ne s’agit pas ici d’avoir des envolées comme on peut s’en +permettre à une tribune politique... + +Malgré lui il a été trop ému; il s’en accuse; il se frappe la +poitrine... N’a-t-il pas abusé de l’indulgence de tous? + +--Messieurs... messieurs, je reviens à ma pauvre vie! + +A peine se recueille-t-il une minute: + +--Contre une femme qui a porté mon nom, je ne veux rien dire... + +Avec hauteur, il regarde Mme Gueydan. Veut-il une dernière fois la +dominer? Mais elle a un mépris moins théâtral que le sien. Cette femme +est un roc: il a peur de se briser. Il se jette éperdument vers l’autre: + +--De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout mon être, je suis avec +celle-ci, créature de bonté, que j’ai choisie parce qu’elle est de ma +race! + +Ah! ce dernier mot, quel cri de colère! + +Il a failli en perdre le souffle... + +Il s’apaise. + +Il prend son front, recule de deux pas vers Mme Gueydan. + +--Madame, la vie m’avait souri d’abord, j’avais fait de brillantes +études... + +Son crâne s’empourpre; il serre la barre: + +--Né de parents millionnaires, à trente-cinq ans je bats le duc de La +Rochefoucauld et j’entre à la Chambre! + +Cette annonce vaut un roulement de tambour. + +--C’est alors que je vous rencontre. + +--Ah! souffle un journaliste, il est immense! A côté de lui, tout fout +le camp! + +--Malheureusement, continue-t-il d’une voix vibrante, passionnée, qui a +l’air de vouloir rappeler la chaleur grisante de l’amour, au moment même +où il va dénoncer le plus cruel des désaccords, malheureusement, nous +n’étions pas deux êtres de même nature! + +Que de choses dans ces mots et dans cette voix! La voix est d’un homme +admirable. C’est donc que la femme eut tort, et c’est elle que les mots +condamnent. + +Il vient d’être généreux. Alors, il va oser davantage: + +--Je suis un homme auquel je crois que personne ne refuse de la volonté +et de la vigueur. Vous aviez, vous, madame, quelques-unes de ces +qualités... mais exagérées. Ce fut le douloureux roman: nous n’avons pu +être que des amis admirables... + +--Monsieur Caillaux... interrompt Mme Gueydan d’une voix sourde, +Monsieur Caillaux... vous vous déshonorez! + +Elle est demeurée assise, mais la voix est haletante. Il est debout, +dédaigneux: + +--Madame... pas de violences qui ne serviraient à rien! Vous avez trouvé +des lettres... Oui, j’ai écrit des lettres; mais moi, ici, je ne veux +parler qu’avec mesure. Ce que je pourrais dire, je ne le dirai pas... +Nous avons divorcé... Je me suis engagé à vous payer dix-huit mille +francs par an, alors que, laissez-moi vous le rappeler, vous n’aviez pas +un centime quand vous êtes entrée chez moi... + +La phrase n’est pas achevée que la salle proteste: + +--Oh!... Hou! Hou!... Oh!... + +On siffle, pour la seconde fois. C’est trop. Tout de suite, la figure +rageuse tourne, et le public, dominé, se tient coi. + +Ouvrant à peine la bouche, tant la colère lui serre les dents, Caillaux +résiste: + +--Quoi donc?... Est-ce qu’en énonçant simplement ma volonté de faire ce +sacrifice à une femme qui a porté mon nom, je ne dis pas une chose qui +est élevée? Pourquoi ces rumeurs? + +Mais elles tiennent bon. On entend même: «Il est ignoble!» Alors, bien +dressé sur ses pieds, sans perdre une seconde, il fait un nouvel appel à +la sensibilité des cœurs: + +--J’ai été un homme très malheureux dans ma vie: parfois sur les +sommets... ils sont si près de l’abîme! Mais j’ai été un homme heureux, +très heureux, avec ma seconde femme! + +Sa chaude parole s’accompagne d’un élan vers elle. C’est le troisième. +Puis, tout de suite, il s’incline devant Mme Gueydan: + +--Cela, madame, n’a rien d’outrageant pour vous... + +Très digne, il reprend dans un long soupir: + +--Ce n’est ni le moment, ni le lieu de ressortir nos misères. Est-ce que +chacun de ceux qui m’écoutent n’a pas le sentiment que, si l’on +fouillait dans sa vie, il serait un peu, suivant l’image dont je me +servais hier, le Lacédémonien que le renard ronge? Eh bien, je suis +comme lui, et j’ai assez parlé! + +--Madame Gueydan, bafouille le Président, qui est en compote, avez-vous +quelque chose à ajouter? + +Elle se lève et, sombre, dit fièrement: + +--Je ne réponds pas aux insultes de M. Caillaux: je les lui pardonne! + +Un grand silence suit cette déclaration. Puis, comme il faut que +Caillaux, toujours, ait le dernier, après un temps calculé il riposte: + +--Moi... moi, je pardonne à Mme Gueydan son pardon, et je m’incline! + +Il vient surtout de faire incliner toutes les têtes, malgré les rumeurs, +les exclamations, les sifflets, malgré le Barreau qui est écœuré et la +moitié de la presse qui est hérissée. Il vient de réussir, et à la +perfection, une des scènes les plus difficiles de son grand rôle d’homme +public. Il a joué la scène d’amour entre deux femmes, dont l’une, +impassible, le rejetait égaré, parmi ses ruses, et dont l’autre, +écroulée et geignarde, ne savait que faire de son encombrante tendresse. +Perfide chanson sur deux notes alternées! Il s’est retrouvé avec sa +partition, dont elles ne voulaient ni l’une ni l’autre. La colère lui a +redonné des ailes. Il ne s’est pas dépité; volte-face; et cette +provision de sentiments musicaux qu’il avait destinés à ces deux +créatures, sans apparence d’effort, il l’a fait servir à l’éloge de +soi-même. Ah! elles n’ont pas voulu qu’il les chantât? Eh bien! il a +chanté Caillaux, encore Caillaux! Ce n’était qu’une fois de plus. Pas la +dernière, sans doute. En tout cas, il a tenu bon, il a conclu, il sort +vainqueur. Voici trois jours de suite que la barre est à lui, qu’il +emplit le Palais et possède les Assises. + + * * * * * + +Pour le reposer, il y a, vingt-quatre heures après, un défilé de témoins +inutiles, précédé de débats superflus sur les fameuses lettres que +Maître Labori a lues dans la nuit. Elles l’irritent, et il veut les +rendre. Calmette devait publier trois lettres intimes, a dit le ménage +Caillaux. Labori en a huit: c’est trop de cinq. Ces huit lettres ruinent +le système de la défense. Et voici que Maître Chenu les veut toutes. +Parbleu!... Alors le Président attend que le premier les lâche, avant +que le second les prenne, pour s’en saisir au passage et les enfouir +dans un dossier qu’on n’ouvrira plus. On discute, on ergote, la scène +est interminable. + +Mais le vide de ces avocasseries permet au public de ne plus écouter et +de songer avec angoisse à ce qu’il a lu dans les feuilles du matin sur +les menaces autrichiennes à la Serbie. Le ciel d’Europe s’assombrit. De +l’Est accourent des nuages mauvais. + +--Madame, dit Labori, voulez-vous reprendre les lettres? + +--Non. + +--Oh! flûte! grognent les journalistes. Ces histoires-là, on commence à +s’en f...! + +Pourtant, dans les cinq heures que durera la séance, une au moins vaudra +d’être vécue. Si Caillaux se repose, sa bande ne chôme pas. Maître +Piero-Piafferi, sans se gêner, répète tout haut qu’il vient de +reconnaître dans la salle, où ils sont entrés munis de cartes du tyran, +une douzaine d’individus qu’il a vu juger en Correctionnelle pour +vagabondage spécial. Mais ceux-là du moins se taisent; ils ne sont venus +que pour faire le coup de poing en cas d’émeute. Tandis qu’il y a +d’autres amis agissants, qui sont témoins, et qui viennent un peu trop +haut proclamer la vérité, à savoir que Caillaux est grand et que +Caillaux est pur! Le plus notable est Ceccaldi. Depuis la première +minute du procès, Caillaux n’a pas fait dix pas dehors qu’il ne se soit +collé à ses basques et ne l’ait protégé du geste comme du regard. Le +physique est d’un matamore. Lorsqu’il talonne Caillaux, il défie, de +loin ou de près. Nul besoin qu’on l’attaque pour qu’il le défende. Un +coup d’œil: il provoque. Deux pas vers Caillaux: il est en garde. Un mot +douteux: il devient bravache. Et il s’allume. Tout est du feu chez lui. +Barbe rousse, yeux ardents, gestes de flamme: il a l’air de griller et +d’en souffrir. Pourtant, c’est pour Caillaux qu’il grille... Diable +d’homme, qui rend l’amitié comique en la soufflant, en incendiant, pour +elle, tout le voisinage. Depuis quatre jours, dans les couloirs, il fait +du vent, tape du pied, frappe son cœur, tend les bras. Enfin, on +l’appelle à la barre!... Il entre dans un courant d’air; la porte +claque: il tressaute. On lui demande son nom: il croit que c’est une +insulte. On lui dit de déposer: il crie: + +--Je suis son ami, messieurs!... son ami! + +Est-ce une prière, ou du délire? Il poursuit: + +--Et au nom de mon amitié (ses bras ne sont pas assez longs pour en +donner la mesure), je veux d’abord, avant tout, que vous reteniez bien +ceci: jamais je n’ai vu, nulle part, un ménage plus uni!... Ah! Madame +Caillaux par-ci! Madame Caillaux par-là! Quelle femme, messieurs. Et +lui! Ah! lui! messieurs, quel homme! C’est ce point, messieurs les +jurés, qu’il ne faut jamais oublier, dès qu’on parle d’autre chose. Lui, +lui, mon ami, quel homme!... + +Avec volubilité il le redit vingt fois, l’explique trente, et, +renversant son buste, il a l’air d’offrir sa barbe ardente à la déesse +de l’Amitié. + +--Madame Gueydan, messieurs, eût voulu l’éloigner, cet homme (cet homme +dont je suis l’ami!), l’éloigner de la terrible politique, car chaque +jour, sur sa tête, comme dans les supplices antiques, goutte à goutte, +on distillait le venin! + +A ces mots des rires partent. + +--Celui-là, remarque quelqu’un, s’il n’existait pas, il faudrait +l’inventer! + +--Mais, messieurs, il y à le devoir!... Aussi, la veille du jour où le +ministère fut constitué, moi qui aimais cet homme, moi qui suis son ami, +son ami véritable, j’ai tout fait, vous entendez, pour qu’il entre dans +la combinaison!... Je l’avoue, je le dis très haut... + +--Plus haut, ma vieille! Encore plus haut! murmure un journaliste. + +A-t-il entendu? Il élève le ton: + +--Je sais, je sais: ce fut leur bonheur perdu! Je sais: c’est ce jour-là +que commence l’infâme campagne... pouah! campagne contre cet homme, qui +reste et restera mon ami, et contre cette femme qu’on veut +_arbitrairement_ maintenir en prison!... + +Cet adverbe ne suscite plus des rires, mais des huées. Et comme Ceccaldi +n’a pas l’habileté des reprises, à la manière de l’homme qui est son +ami, il s’enroue, s’énerve, fait: «Fff... Fff...!» ainsi que les chats +furieux... Puis, à l’exemple de Caillaux, c’est son propre éloge qu’il +entame, mais sans lâcher pour cela l’éloge de l’Amitié. + +Il se lance en avant, se rejette en arrière, empoigne la barre, se +hérisse devant le jury et, soutenu par Caillaux derrière, respectueux +pour sa femme devant, faisant appel aux hommes justes, il déclare: + +--Ce sera la clarté de ma vie, l’honneur de mon nom, un éternel tremplin +pour ma conscience, que de pouvoir dire toujours et penser toujours: «Je +n’ai pas voulu lâcher celui qui était mon ami!» Car cet homme, cette +femme, messieurs, eh bien, maintenant, ils n’en ont plus d’amis! + +--Ah!... Parbleu!... Cette histoire!... Ferme ça! proteste la salle... + +--Regardez et entendez vous-mêmes: il n’y a plus aucune pitié? + +--Hou! Hou! A la porte! + +--Messieurs, c’est au jury que je m’adresse! + +Il veut tenir tête encore. Il est très rouge: + +--Vous avez entendu leur langage, où tout est noble et digne... + +--Assez!... + +--Ce sera la beauté de mon existence... + +--Crétin! + +--Ce sera ma gloire de n’avoir pas lâché cet homme! + +--Pignouf!... + +[Illustration] + +--... Cet homme qui, je n’ai pas peur de le proclamer une fois de plus, +demeure et demeurera mon ami! + +Il a donné tout son souffle, et l’air en est irrespirable... Devant une +salle houleuse, le Président s’éponge. Et Caillaux, grand acteur, se +voile la face en entendant ce crieur public de l’Amitié. + +Trente secondes: la porte des témoins se rouvre. D’instinct le Président +se dresse. Caillaux découvre son visage. Et tout à coup la salle +redevient silencieuse: Henry Bernstein est entré. + +Il n’y eut pas, dans tout le procès, de contraste plus frappant. Deux +hommes se suivaient, venant l’un après l’autre parler au nom d’un même +sentiment sacré: le premier avait été trépidant, le second fut fier. Le +premier sauta, chanta, fit du théâtre. Quelle vulgarité! Le second fut +nerveux, offensif, tout audace et courage. + +D’abord, c’est un géant; par la taille il domine les hommes ordinaires. +Sitôt entré, il est au niveau du Président qui s’écrase sur sa table +haute. Il ne lui jette qu’un coup d’œil: il le méprise; puis cherchant +dans la foule, la tête en avant, d’une moue dégoûtée, il demande: + +--Où est Caillaux? + +Il a dit: «Caillaux» tout court! Il n’a pas dit «M. le Président», ni +«le grand politique», ni «le salut de la France». + +--Où est Caillaux? + +Il a répété. Cette fois, un petit ricanement lui répond. Alors, il +clame: + +--Il n’y a pas de quoi rire! Messieurs les jurés, il se pourrait que la +guerre fût à nos portes. Je ne suis pas de ceux qui, comme M. Caillaux, +arment le bras d’une femme. Si demain la mobilisation est déclarée, je +m’engage et je tire moi-même! + +Il vient de prononcer cette rude phrase d’une voix sonnante. Maintenant +qu’il se tait, sa lèvre tremble. Ce n’est que le relâchement de ses +nerfs trop tendus. Il se reprend. M. Caillaux est un assassin et un +puissant: les hommes dans son cas trouvent toujours des amis. Calmette +n’est qu’un assassiné: c’est lui que Bernstein vient défendre, et c’est +lui qu’il vantera: l’homme doux, l’homme bon, l’homme sans peur, car ce +cœur exemplaire comprenait dans toute l’étendue de leurs devoirs +difficiles, l’Amitié et l’Amour du pays. + +Tout cela est exprimé sobrement mais violemment, en phrases qui ne se +soucient pas d’être balancées, mais d’apporter l’essoufflement sincère +d’un homme passionné, pleurant un ami. Ses yeux se sont voilés pendant +qu’il parlait; une goutte de sueur perle à son front. Si géant qu’il +soit, il est plus faible que son sentiment, celui de l’amitié noble! + +Caillaux regarde les fenêtres et évite Ceccaldi. + +Lorsqu’il sort, Ceccaldi se colle à lui. Des voyous s’échappent d’un +estaminet et se jettent à leur rencontre. Le rouge, cette fois, monte au +front du tyran. Canaille populaire encore payée par Ceccaldi. Ah! +piteuse mise en scène! Il est très irrité. Les flics, les repris de +justice, une poignée d’ivrognes l’escortent jusqu’à l’auto, où «l’homme +de l’amitié» monte avec lui. Caillaux serre les lèvres et, sitôt dans sa +voiture, il commence un chapelet de reproches cinglants; l’autre, alors, +se trémousse sur les coussins et crie à tue-tête: «Accable-moi! J’ai ma +conscience! Je ne connais que mon honneur!... Je suis ton ami, ton seul +ami!» + +Ne serait-ce pas à vous dégoûter de l’être, si l’envie pouvait vous en +prendre! + + * * * * * + +Le sixième jour, cette envie ne prendra personne. Les esprits commencent +à être dominés par une terrible idée: la Guerre!... Quelle guerre?... La +guerre de l’Autriche avec la Serbie? Bien pire que cela. Voici +qu’aujourd’hui, chacun pressent un danger net... pour la France. Tout se +complique; tout devient trouble; aucune dépêche n’est explicite. Il y a +dans ce conflit lointain on ne sait quoi de louche et de brutal qui +permet... de redouter tout! La guerre... la guerre et la mort +viendraient-elles jusqu’à nous?... Et on se redit comme à l’heure +d’Agadir: + +--La guerre... maladie périodique et éternelle!... + +--Qui pourrait bien nous faire passer de chouettes vacances! + +--A la campagne, sûrement! + +Amertume. Colère. Saisissement. Crânerie. Les nerfs sont à vif. Il ne +faudrait pas trop de disputes avocassières ni de témoins imbéciles pour +qu’on se dégoûtât de ce procès, dont le déroulement commence à être +interminable. Sixième audience, troisième bataille au sujet de ces +lettres dont l’épithète «intimes» devient, à la longue, ou impudique ou +niaise. On en lit quelques-unes: rien dedans: verbeuses, banales... à +peine suffisantes pour l’intimité. Mme Caillaux, effondrée depuis quatre +jours, dont on n’entend plus la voix, dont on ne voit que le chapeau +renversé, s’évanouit et s’écroule. + +--Qu’elle crève donc! déclare un avocat. S’il y a la guerre, il en +crèvera d’autres! + +Mais Caillaux a bondi. + +Aux Assises, pourtant, la loi est formelle. Même à un condamné à mort la +Justice refuse que sa femme ou sa mère coure à son box l’embrasser. Mais +celui-ci, dont Ceccaldi est l’ami, a eu la France dans les mains, donc +la Loi et la Justice avec la France. C’est le maître. Il peut ce qu’il +veut. + +En une suspension de cinq minutes, avec des sels et trois nerveuses +paroles, il va d’ailleurs guérir cette femme, qui ne s’est pas évanouie +lorsqu’elle tuait. Aucun besoin de médecin; ce n’est donc pas pour elle, +à la reprise, qu’entreront dans le prétoire, à la queue leu leu, trois +docteurs. + +C’est d’abord pour éclairer le jury, comme tous ceux qui pénètrent dans +cette funeste salle; ce sera surtout, pense la défense, pour se livrer à +des aveux, car ces trois compères étaient au chevet de Calmette. Or, +l’ont-ils soigné comme il faut? Grave question, puisqu’ils n’ont pas été +capables de l’empêcher de mourir!... Mme Caillaux a tiré, c’est entendu; +mais, dès l’heure où les médecins ont eu Calmette entre les mains, ne +devaient-ils pas le sauver? A quoi sert leur métier? Et n’est-ce pas, +alors, à leur compte qu’il faut inscrire sa mort?... Ne protestez pas! +Pour finir d’hébéter un jury, l’affaire est d’importance, et on va +longuement, grossièrement, l’examiner. + +Comme un des trois docteurs s’irrite, Maître Labori se fâche, et, de sa +voix de géant qui n’est pas toujours bon, quand son cas s’embarrasse: + +--Le devoir du docteur est de répondre! Il a ses responsabilités! +L’accusée n’en a pas! + +--Quoi?... Sans rire!... + +Soulèvement du public. Et Labori riposte: + +--En tout cas, l’accusée, je la couvre! + +Alors on rit. Le mot prête à rire. Est-ce que Caillaux serait jaloux? Il +fait une moue dédaigneuse. + +Le malheur est que ces trois médecins font bloc. Ils disent ensemble: + +--C’est le cas d’un incendiaire qui, ayant mis le feu aux quatre coins +d’une maison, expliquerait devant les ruines: «Les pompes sont arrivées +trop tard!» + +Mais la défense tient bon. A ces médecins, elle oppose d’autres +médecins. Et d’abord, voici pour leur répondre un chirurgien des +hôpitaux. + +--Moi, messieurs, j’aurais opéré; je serais intervenu: j’interviens +toujours... Je m’excuse même d’intervenir aujourd’hui; mais j’étais +l’ami de Calmette, et j’ai bien souffert de ne pas intervenir davantage. + +Il a couru à la maison de santé. Il a vu les trois docteurs qui +faisaient bloc déjà, mais ne faisaient rien d’autre, et dont +l’amour-propre s’est insurgé à l’idée d’une intrusion dans leurs +affaires! Lui, d’autre part, leur en veut de ne pas l’avoir laissé +s’installer en maître. Il rend hommage à leur savoir, avec une acuité où +perce sa rancune. Et ainsi cette audience, au lieu d’éclairer le procès, +ne découvre que la rivalité professionnelle de pontifes médecins. + +Le plus beau de tous, cependant, n’est pas là. Il se réserve pour le +septième jour, jour où l’orage européen s’amoncelle et commence à +gronder à l’horizon. + +L’Autriche n’a pas encore déclaré la guerre à la Serbie, mais, dans les +télégrammes, les mots «d’état de siège» et de «mobilisation» évoquent +des images farouches. Le monde russe s’agite. De quelle façon? +Mystère!... L’Angleterre se raidit. Flegmatique, elle prête l’oreille. +De l’Allemagne on ne sait rien... Et la France, sincère, se tourne vers +chacun, demandant: «Mais qu’y a-t-il donc?» En vingt-quatre heures, la +presse reflète l’espoir et l’angoisse, la tension puis la détente. +L’opinion a perdu pied; et chacun, chez soi, s’interroge, dans le froid +silence de son cœur, sur la mort qui devient possible demain. Les grands +mots de patrie, d’ennemi, d’armée, de conflit, se multiplient sous les +plumes et sur les lèvres. La vie publique est haletante. Paris s’écoute +et se regarde, comme s’il était surpris de vivre encore sa vie normale. +Rien pourtant n’est changé des habitudes journalières; les esprits sont +déroutés, mais les corps poursuivent leur chemin. On a commencé un +procès: on le continue. Or, c’est parmi ces soucis qui étreignent les +cœurs et les gorges que va se jouer le septième acte, qui commence par +un divertissement bouffe sur la médecine, réglé, mené, joué par un seul +homme! Quel record!... Mais l’acteur unique aura toute une voiture +d’accessoires. On se croira dans une fête foraine. Grâce à un meurtre, +on se régalera d’une farce. + +M. le docteur Doyen, cité par la défense pour prouver aux jurés, pièces +à l’appui, que si Calmette est mort, c’est qu’on ne fit rien pour l’en +empêcher, apporte un revolver, des habits, des tableaux anatomiques, des +prospectus, et son fils! Il distribue d’abord des brochures à images et +à légendes: c’est sa déposition illustrée; un souvenir qu’il offre. A la +vérité, il a une tête banale de pharmacien de petite ville, mais dans le +geste, comme dans la parole, il montre une décision qui indique une +audace au moins égale à celle de Caillaux. Aussi Caillaux se résigne à +rester muet. Il piaffera sur place, mais il saura se contenir: le +docteur Doyen est une satisfaisante doublure. Aucune gêne, aucune +pudeur, rien qui fasse songer à de la délicatesse. C’est un homme qui +opère beaucoup, l’homme qui, dans Paris, opère le plus. Il mêle la +quantité des entreprises et la qualité des résultats. Et, passionné de +réclame, pour le moindre de ses gestes il bat le tambour, fait des +affiches, convoque les photographes. Quand il entre, on sait donc +pourquoi il est cité: l’Opérateur type! Mais il est aussi «l’ami de la +vérité»: ce sera son premier mot! Il n’a vu Caillaux qu’une fois, au +lieu qu’il était allié avec la famille Calmette; et c’est elle qu’il va +desservir, tandis qu’il se voit forcé d’aider Caillaux. Preuve de son +amour du vrai! + +De plus, il est mécanicien! Et il est aussi chimiste! Et il s’intéresse +encore à toutes les branches de la science qui peuvent toucher à la +médecine! Il l’affirme hautement. Ces branches sont représentées par les +accessoires qu’il apporte: + +--Huissier, distribuez les prospectus... Messieurs les jurés, quand je +déroulerai mes planches, il est possible que certains d’entre vous ne +distinguent pas ce qu’il y a dessus. J’ai donc tenu à vous remettre des +brochures où vous retrouverez ce qu’il y a sur les planches. Voici ma +déposition. + +Il commence par attendre que le silence soit rétabli, car cette annonce +surexcite la salle: on remue, on parle, on rit, et le Président, de la +voix d’un homme qui se rend, ordonne au chef des gardes: + +--Faites sortir les personnes qui... troubleraient l’audience! + +--Messieurs les jurés, commence enfin le docteur Doyen, je vous ai dit +tout ce que j’étais: j’ajoute que, surtout, je suis homme d’action, +d’une autre école que les médecins qui ont laissé mourir Calmette. De +toute évidence, il fallait l’opérer! + +Aussitôt, avec vigueur, il mime une scène d’intervention: il fait le +geste d’inciser le ventre, de comprimer l’aorte, d’arrêter l’hémorragie. +Il est très vivant, et il n’admet pas que Calmette soit mort. + +--Les médecins, messieurs, ne sont pas intervenus pour deux raisons: +d’abord, ils sont des hommes hésitants; ensuite, ils n’ont sans doute +jamais lu les traités de chirurgie que j’ai publiés, et dont je peux me +permettre de dire qu’ils font loi!... Car enfin, ma notoriété +chirurgicale dans le monde... + +Il s’incline. C’est un salut à lui-même. + +--Deuxième partie! Messieurs les jurés, attention! J’en ai fini avec le +premier point, qui est l’incapacité de mes confrères. Excusez-moi de +parler carrément: la vérité est toujours brutale... Je vais prouver +maintenant que toutes les hypothèses de la Justice, pour reconstituer le +drame, sont fausses, et je vais leur opposer _mon_ système. J’ai apporté +un revolver. Soyez tranquilles, messieurs, il n’est pas chargé... Mais +c’est moi qui, avec plusieurs généraux, ai fait les premières +expériences pour servir de base aux écoles de tir. Considérez, messieurs +les jurés, sur la brochure, la planche numéro trois; c’est un dessin de +géométrie; car j’ai aussi l’esprit géométrique... Messieurs, soyez assez +bons pour suivre à la fois la trajectoire sur le prospectus et ce que je +vais vous indiquer sur la planche. + +A ces mots, le fils du docteur Doyen, gros garçon rougeaud, déroule des +papiers entoilés et, les tendant à bout de bras, disparaît dessous. + +--Voici la région de l’aorte et le trajet de la balle. Si Calmette a été +tué, c’est qu’il s’est précipité au-devant des balles: cela, je +l’affirme, à l’encontre du roman présenté par l’accusation. Si Calmette +avait eu l’esprit de ne pas bouger, Mme Caillaux, avec son revolver, +n’aurait fait que des trous le tapis. D’ailleurs, je le prouve! + +Il fait un geste impératif: on déroule une seconde planche. + +--Voici la coupe faite obliquement: chemin de la balle à travers les +organes. Voyez-vous l’os iliaque? La balle passe près de l’intestin sans +le perforer. Comment cela se peut-il au point de vue balistique? Je vais +vous le dire... la balistique ne m’est pas étrangère. + +Avec des mots précipités, il fait une démonstration nouvelle pour les +jurés qui suivent mal, les yeux papillotants, et qui, n’étant ni +balistiqueurs, ni géomètres, ni chimistes, ni mécaniciens, ni docteurs, +ne comprennent plus rien à rien. Le Président est dans le même état +brumeux; mais lui a une ressource: il se couvre et suspend l’audience. + +Ce n’est qu’un pis-aller. Il faut la reprendre, et le docteur tient bon. + +--Messieurs, il y a, voyez-vous, des coups de feu qu’on ne rencontre pas +communément... + +--Ah! Ah!... Celle-là!... dit le public. + +--Faites sortir! ordonne le Président. + +--Qui? demande le chef des gardes. + +--Toutes les personnes que vous voyez troubler les débats! + +Et les rires de redoubler. + +--Messieurs, reprend au milieu du bruit le docteur Doyen, voici la +photographie du bureau de Calmette. + +Il appelle, et on lui passe un pardessus. A ce geste, tout l’auditoire +proteste, Maître Chenu crie à la Cour: «Vous ne permettrez pas cela!» + +--Mais, dit le docteur Doyen, c’est un paletot à moi!... On y a +seulement marqué les trous des balles! + +A lui ou pas à lui, le public est révolté: cette scène a l’atroce +impudeur d’une enquête de police. Elle ne serait tolérable que dans le +cabinet fermé du juge d’instruction. Dans ce vaste prétoire, mimer les +gestes d’un homme qu’on tue, lever les bras, s’accroupir, s’enfuir, +c’est odieux. Mais lui ne le sent pas: lui, comme Caillaux, est un homme +possédé par la passion du vrai. + +Enfin il sourit, il a fini; il a dit la vérité. Et comme une fois de +plus il affirme ses sentiments respectables, le public répète en écho: + +--Boniments!... Saltimbanque!... + +Le public n’est pas seul à le bien juger. Les trois docteurs qui ont +assisté à la mort de Calmette reviennent en se donnant la main: + +--Je n’admets pas, dit le premier, qu’on mette en parallèle la +culpabilité de l’accusée et notre conduite à nous! + +--Et allez donc, disent les journalistes, premier round! + +--Quelle tristesse, soupire le second, d’assister ici à une séance +anatomique que n’accepteraient pas des étudiants de première année! + +--Tapé! Le deuxième round! déclarent les journalistes. + +--Les statistiques, qui, elles, ne trompent pas, dit le troisième, nous +prouvent péremptoirement que jamais un homme blessé comme Calmette n’a +survécu. + +--Oh! ça, ça... je ne connais pas les statistiques! riposte Doyen, qui +revient à la barre. Je n’ai pas le temps de faire de la bibliographie: +moi, je travaille! + +Puis, d’un geste large qui signifie: «J’en ai fait des opérations! Je +suis un opérateur, moi, je ne suis pas un homme qui discute ni qui +réfléchis: je suis un homme qui ouvre, moi!... Oui, messieurs, j’aurais +ouvert le ventre!» d’un geste large il commence une seconde opération +devant le jury: ce n’est plus une Cour d’Assises, c’est une clinique. + +--J’aurais ouvert! Avec des tampons, je comprimais l’aorte et +j’épongeais. Ce n’est pas la mer à boire: dans les grossesses +extra-utérines, on éponge en quatre minutes... Le blessé épongé, on +voyait l’artère iliaque externe; on trouvait la balle. La balle, ayant +trois cents degrés au sortir du canon, était stérilisée: aucun danger. +On recousait. C’était fini. + +Les jurés en ont chaud. Lui fait un geste de danseuse de cirque, sourit, +s’incline, se retire. + +Et aussitôt il est remplacé. + +Le rideau baissé sur une comédie se relève sur une autre. L’opérateur +type disparaît: voici l’officier type en balistique, car il s’agit de +balistique et non d’assassinat: le jury, au premier jour, ne s’en +doutait pas; mais ces séances, précisément, servent à lui faire entendre +le fond des choses. + +--Nous écoutons le colonel Aubry, dit respectueusement le Président. + +Lors de l’assassinat, le colonel Aubry ne se trouvait pas au _Figaro_, +mais il dirige les ateliers de construction de Puteaux, et, pour cette +raison, il sait dans le détail ce qui s’est passé entre Mme Caillaux et +M. Calmette. + +Il est maigre comme un canon, prompt comme la poudre, comique comme un +obus qui n’éclate pas. + +Il les connaît tous, surtout le tireur qu’il a étudié à l’armée et à la +chasse. Eh bien, pour le tireur... le tireur sait ce qu’il fait au +premier coup de feu; mais, avec le premier coup, sa volonté s’enfuit. +L’accusée a donc raison, quand elle dit: «Les coups partaient tout +seuls.» Parfaitement! Ce drame est comparable à un accident de chasse! + +Partie civile, barreau, presse, public, en sont suffoqués. Le jury reste +hagard. Seuls Labori et le Président opinent de la tête. + +--Conclusion? demande avec insolence Maître Chenu. + +Le colonel se raidit: + +--Sur mon honneur et ma conscience de soldat, mon intime conviction est +que Mme Caillaux n’a pas voulu tuer! + +--Heureusement qu’elle est intime, riposte Maître Chenu, car elle laisse +la discussion entière. + +Le colonel tend la main: + +--Je m’appuie sur des données mathématiques. + +Hélas! la mathématique ne mène pas le monde! Ces disputes viennent de +remplir quatre heures d’audience, et l’Europe, plus vieille de quatre +heures, se sent plus proche d’un malheur qui pourrait bien causer la +mort de quelques millions d’hommes. Il s’agira, alors, d’une chasse en +grand, où la clairvoyance d’un colonel dirigeant les ateliers de Puteaux +sera mince parmi d’aussi vastes événements. + +Le sent-il, cet officier, quand il sort de l’audience, où il fut +important trois minutes? Dès la porte il n’est plus rien, dans cette +foule qui passe, le méconnaissant déjà. Car dès qu’elle n’est plus +contenue, dès qu’elle s’étend, dès qu’elle respire, elle est forte, +farouche, et la large vie du pays l’entraîne loin d’une affaire, dont +tout, soudain, lui semble abject ou grotesque. + +Par cette soirée d’été où, dans un air léger, devraient flotter pour les +hommes toutes les promesses divines, le téléphone vibre, le télégraphe +tape, une rumeur court sur le pays. Cette fois, de source sûre, on sait +l’Autriche en armes. Ultimatum, violence... c’est pour demain le premier +coup de canon. Le Président de la République était en voyage: il rentre +en toute hâte. L’imagination des plus simples est traversée de lueurs et +d’ombres. + +La nuit vient, et déjà l’on aspire au jour. Le pays a la fièvre, il ne +dort pas, il se tourne. Le présent est insupportable; vite, vite, on +veut vieillir; et quand le soleil, sans se presser, reparaît, les +journaux apportent, à côté des angoisses mondiales, le récit étalé de ce +procès qui bout au cœur de Paris, et vers lequel on va recourir pour +oublier et se passionner, tandis que le Destin marche et décide de la +vie. + +Au fond, on ne sait rien d’exact. On croirait l’Europe dans la brume. +Les journaux ont l’air de s’imprimer à tâtons: ils ne disent que des +choses imprécises. Sir Edward Grey a parlé à la Chambre des Communes: +qu’a-t-il dit? Guillaume II est rentré à Berlin: qu’y fait-il? On +discute dans le vide, on s’énerve; il vaut encore mieux entendre +plaider, puisque enfin l’on arrive au jour des avocats. + +Une salle archibondée, jusqu’à la corniche des boiseries. Le public a +grimpé sur les bancs, les tables, les chaises, et il y a le long des +murs des journalistes et des avocats juchés, perchés, accrochés, on ne +sait comment, sur on ne sait quoi. On ne se passe qu’un semblant d’air +de bouche à bouche. Les femmes sont venues par centaines, bousculant les +gardes. On est entré sans cartes: c’est la fin; tout Paris veut voir! Et +puis, on est sûr de rencontrer des amis: on a besoin de parler. + +Mais les avocats parlent d’abord. + +Maître Chenu commence. On est tendu vers lui: on sait comme il sera +fort. Il a sculpté des arguments précis dans une matière solide. +Seulement, on est serré, on a trop chaud pour suivre, et il n’y a que le +jury et la Cour qui reçoivent ses coups. Ils sont rudes. Il débute par +un portrait de Caillaux. Une fois de plus on croit le voir. +«Intelligence hautaine, ambition sans frein, impatiente des obstacles, +un de ces hommes dont la puissance est faite de leur audace et de la +crainte qu’ils inspirent!» Puis, d’une voix sonore qui a l’air de porter +la vérité, il fait revivre le drame et y projette une lumière crue. +Mais... le public ne le suit toujours pas; si étonnant que soit le +tableau, il paraît une redite. C’est l’écueil de toute plaidoirie. Il +faudrait qu’elle fît lever des souvenirs, sans en retracer aucun. +Debout, tassé, les poumons sans air, le public ne supporte plus qu’on se +répète. Maître Chenu le sent-il? Il devient bref et vengeur. Tout à +coup, sur son banc, Mme Caillaux s’affaisse. Maître Chenu s’arrête. +Brouhaha. L’audience est suspendue. + +--Dame! dit un journaliste, il lui distille ça!... Ah! le cochon! + +--C’est passionnant! minaude une actrice. + +--C’est infâme! déclare un jeune homme, les narines dilatées. + +--Ne vous en faites pas, reprend le journaliste, elle n’est pas plus +évanouie que moi! Du chiqué! + +Et il sort tranquillement prendre un bock. Le jeune homme le suit des +yeux. Frémissant, il prononce: + +--Ces gens-là ont des âmes d’assassins! + +On a beau ouvrir les fenêtres grandes: aucun air n’arrive à ces bouches +humaines, qui s’échauffent encore à parler. Les éventails battent. On +s’interpelle, en mangeant des sandwichs. Coup de timbre. La Cour! Ah!... +Cette fois, c’est peut-être la fin de l’épreuve... Mme Caillaux est +rapportée. + +--Messieurs, reprend Maître Chenu d’une voix d’airain, cette femme +m’épouvante! + +A vrai dire, c’est elle qui paraît épouvantée. Sèchement il détaille les +mobiles du crime, et comme il ne tombe juste qu’une fois sur deux, pâle +elle se hérisse, mais elle rougit quand il dit vrai. + +Reprenant le divertissement de la Médecine, il crie: + +--On prétend discuter? Ce ne sera pas avec moi! Assez de calembredaines! + +Il rit des lettres où il n’y a rien. Il menace avec les documents où il +y a tout. + +--Ainsi, M. Caillaux, ministre, donnait _des ordres_ à la magistrature! +Mais le voilà bien le nœud du procès! De cet acte monstrueux il a osé +dire: «Acte de Gouvernement. Je le referais si j’avais à le faire...» +Messieurs... + +Maître Chenu prend un temps; ce qu’il pense bouillonne en lui: il ne +peut le prononcer qu’en hachant ses paroles: + +--Messieurs... à cette déclaration, j’ai cru sentir passer le vent d’un +soufflet! + +Les sourcils hérissés, il dévisage la Cour: + +--D’un soufflet qui n’était pas pour moi!... Acte de Gouvernement!... +Ah! si de telles doctrines avaient cours, si cela devait être la règle +au lieu de la néfaste exception, je le dis bien haut devant tous ceux +qui m’entendent... devant tous ceux qui portent ou robe noire ou robe +rouge: nos robes, messieurs, ne mériteraient plus d’être portées! Qu’on +apporte des livrées... malgré la crainte que je puis avoir de n’en pas +trouver à ma taille! + +Ce romantisme soulève la salle. On applaudit; on crie: «Vive!... Vive +Chenu!» Et Caillaux, gorge sèche et crâne rouge, Caillaux est assourdi +par les mains qui battent tout autour de lui. + +Il se remet grâce au réquisitoire faible, pâle, morne, gêné, si inutile +et si stupide, que le jury manque en périr d’ennui et que l’acquittement +commence à devenir une idée familière pour les esprits. + +L’Avocat général s’assied. Labori se lève. + +Immobilité générale. Lentement il sort les bras de ses manches. Il a +ressaisi l’attention. Va-t-il la garder? L’atmosphère est devenue si +lourde que, dans les coins de la salle, une brume grise pèse sur les +gens et sur les choses. Les visages paraissent fanés sur des murs aux +tentures passées. En vain, journalistes et stagiaires aident les femmes +à se mettre de la poudre et du rouge: tout ce fard colle et s’étale; une +poussière malsaine trouble la fin de ces débats équivoques. + +Pourtant, Maître Labori, le Roi de la Défense, essaie d’emporter les +cœurs et de violenter les esprits. Tout de suite il est fougueux, riche, +abondant, énorme. C’est la mer, qui apporte à la plage ses flots +inépuisables; elle les donne, les reprend, les roule, et sans effort se +multiplie largement. Le Bâtonnier Labori est une force de la nature: ni +ruse, ni métier apparent. Il est l’Éloquence, comme on dit d’un foyer +qu’il est le feu, du soleil qu’il est le jour. Avec ampleur, il se +donne. + +Puis, soudain, toujours telle la mer, il se gonfle, déferle; et le jury +tremble, submergé. + +Maître Labori ne jette aucun cri, mais sa poitrine a des roulements. +Maître Labori ne se venge pas, mais il défend avec sa vie grondante. +Maître Labori n’accuse point, mais il rend hommage d’un cœur vibrant, +pour supplier ensuite avec une chaleur ardente. Il bataille crânement, +loyalement, car il est bouillant, mais ému, car c’est son âme qui passe +dans ses mots, car on sent le battement de ses veines aux montées des +périodes. Tête en avant, il fonce; la bouche s’ouvre, il tend les mains, +il s’explique, il croit, il est sûr, il est vrai. Ses phrases +jaillissent; son geste est de l’instinct; sa voix palpite, ayant le +rythme du sang. Et on écoute, on le suit, il vous emporte. Il peut être +effrayant comme une tempête: sa parole semble le tonnerre et le vent; et +il ne connaît pas la sérénité des jours sans nuages, car la passion +l’habite toujours. Même au repos, il ressemble à la montagne sur qui +l’orage grossit: jusque dans la vallée descendent des grondements qui +font trembler les consciences obscures; Maître Labori, dans certaines +paroles graves, a de ces avertissements formidables, d’abord; puis il se +déchaîne, et toute la salle s’emplit du tumulte de ses mots. Enfin, si +son corps tient en place, son âme bat des ailes; elle part, s’étend et +plane, large et souveraine. Et la foule d’auditeurs, balancée à son +souffle, se sent le cœur et l’oreille étourdis par ce lutteur puissant. + +Quand il s’est tu, il arrive que la raison se demande pourquoi cet +entraînement. Son orgueil se rebiffe. Elle dit: «Comme arguments, en +somme...» et elle doute. «Quant à la langue, hum... hum!...» et elle +ricane. Mais ainsi, elle dissèque, et ne travaille que sur un mort. La +vie vient de cesser avec la grande parole: c’était elle le miracle, qui +ne s’analyse pas. Chez le Bâtonnier Labori, elle est prodigue et +magnifique. + +Dernière suspension: enfin!... Que ces huit jours furent laborieux! Mais +que ces derniers surtout deviennent pesants, puisque chaque heure +confirme l’anxiété du pays! Encore une fois on ouvre les fenêtres, et le +jury se retire. Maintenant que son bon sens est épuisé par une semaine +de débats confus et haineux, il va délibérer! Au dehors aussi on +délibère: tous les gouvernements s’interrogent... Les journaux du soir +arrivent; ils entrent brusquement aux Assises; on les prend à plusieurs +mains, et on lit, tête contre tête, les lèvres sèches. C’est fait: le +grand malheur est consommé: l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie! + +Ah!... Un souffle atterré sort d’abord des poitrines... Puis la colère +crispe les bouches. L’Autriche! Ce seul nom fait ressurgir dans toutes +les cervelles de Français des idées d’inimitiés et de batailles, et une +mêlée d’images mauvaises où se symbolisent la ruse et la lâcheté!... La +Guerre!... Dire que là-bas on se bat déjà! Dans quarante-huit heures +sans doute on se battra partout! Et on se regarde, et on a envie de +s’étreindre en se disant: «Adieu!» Mais dans ce pays pudique et +spirituel, qui redoute d’étaler ses émotions, il est rare, surtout dans +l’air de Paris, que la situation la plus pathétique ne soit tout à coup +mise en relief d’un mot lancé on ne sait par quel moqueur, dont l’ironie +est une manière de se libérer de l’angoisse. On lit que la guerre est +pour demain, et quelqu’un qui, dans ce prétoire, superpose des chaises +pour voir la fin du spectacle, jette d’une voix dégagée: + +--Les petits amis... va falloir s’acheter des chaussures à clous! + +Les femmes ont un frisson aux épaules, à l’idée de cette horreur qui +s’annonce. + +--Enfin... ça ne regarde pas la France? + +L’honneur des hommes répond: + +--Pardon... si on nous provoque!... + +Pour la dixième fois on relit la dépêche aux termes gris et perfides, +qui va être le prélude d’une immense misère pour l’Europe, et on +échange, dans un air étouffant, les premières idées pauvres +d’imaginations prises au dépourvu. Puis on se souvient du procès! Quoi, +vingt minutes déjà que le jury délibère!... Il comprend donc quelque +chose? Qu’il en finisse!... Ah!... Coup de sonnette! Les voici... Non! +Ils veulent consulter le Président... C’est intolérable!... Huit heures +du soir... La presse, qui n’a pas dîné, proteste: + +--Ils se foutent de nous! Tant qu’on n’aura pas un jury de métier, on +sera empoisonné par des oiseaux de ce genre! + +La nuit s’est glissée dans cette salle dramatique; l’haleine atroce +qu’on y respire forme un halo sur les groupes; et la lumière des +lustres, voilée, n’éclaire que des masses où elle ne détaille rien. + +On s’agite, on s’évente, on soupire... Ah! la guerre!... cette hantise +de la guerre qu’on a depuis dix ans!... On compte les minutes sur les +montres; on s’énerve; on proteste. Nouveau coup de timbre! Cette fois ce +sont les jurés... Ouf!... Attention!... On se met en place; on guette. +Oui, c’est eux: on entend leurs pieds descendre lourdement l’escalier... +Ils apparaissent. Ils ont l’air grave et gêné; ils s’alignent devant +leurs sièges; ils ne bougent plus... La Cour entre et s’immobilise; et +le public, tout le public tend l’oreille. Le Président du jury met la +main sur son cœur. Il prend la feuille de réponses, et il la regarde... +il la regarde longuement; puis on entend: «Non!» à toutes les questions. + +Acquittée?... Hein?... Oui!... Elle est acquittée! + +Il part quelques maigres applaudissements, mais aussitôt ils sont +couverts par un murmure énorme et spontané. La voici! Les gardes +l’amènent. Elle s’élance vers son avocat et l’embrasse. Ce geste +passionné décide la colère publique; et après une première indignation +confuse, des hommes se montrent qui font: «Hou! Hou!... Hou! Hou!... +Assassin!» Que sont devenus les flics sous leurs robes d’avocats, payés +pour faire la police au nom du tyran? Disparus! Alors, le Barreau, dans +le fond de la salle, est le maître: et il forme une masse noire, d’où +commence à monter une protestation vigoureuse. Tout le monde grimpe sur +les tables; on serre les poings, on se tient les coudes; la vaste rumeur +grossit, impérieuse; elle s’élève vers cette Cour anéantie et vers ce +jury de néant. + +Le Président, qui n’a pas l’habitude de tenir tête, se couvre de sa +toque rouge; ses assesseurs l’imitent. Ils hésitent, puis ils se lèvent. +On les voit zigzaguer, faire un faux pas, disparaître. Sans prononcer de +jugement, la Justice vient de s’enfuir! + +Telle est la résistance des magistrats à qui les ministres donnent des +ordres. + +Le chapeau de Mme Caillaux a roulé dans le prétoire: ce sont ses +embrassements qui l’y ont précipité. Le jury est muet, figé par une +affreuse surprise. Et la clameur se charge, s’enfle, se multiplie. Les +journalistes, chahuteurs, joignent leurs cris à ceux du Barreau révolté. +Des témoins, hommes ou femmes, des actrices, des mannequins, lèvent les +bras et menacent avec des cannes, des éventails. Alors, devant cette +foule et cette houle, à même la table de la Cour, le capitaine des +gardes monte, les pieds dans les papiers et les codes, et fait des +gestes pour commander et pour faire front. Il a beau hurler: on ne +distingue pas sa voix. Il donne des ordres à ses soldats: ils sont dix, +font trois pas, et se heurtent au public déchaîné qui s’avance, +irrésistible, vers le prétoire, criant à tue-tête: «Assassin!... +Assassin!...» + +Soudain Maître Chenu et Maître Labori apparaissent côte à côte, dans le +box de l’accusée. Ils se donnent la main! D’une seule voix formidable, +le Barreau crie: «Bravo!» Les cris furieux deviennent des acclamations. +La colère, une minute, s’apaise en reconnaissance. Ces deux hommes sont +la gloire de la parole française: en leur honneur on bat des mains. + +Mais dans la mêlée des gardes et du public, près de la barre, les yeux +des avocats, qui fouillent l’ombre grouillante, tout à coup +reconnaissent le Tyran, qu’on n’a pas vu pendant ni après la plaidoirie. +Quoi?... il est là? Ah! l’insolent!... Oui, oui, il n’y a que lui pour +avoir ce crâne rouge! Et il est encore à cette place où cinq fois, dix +fois, il est venu imposer sa parole cynique. C’est trop! Avec cette +décision des foules, où cent hommes, brusquement, ont la même âme du +fait qu’ils crient ensemble, d’un remous brutal le Barreau pousse, +écrase les témoins, écarte la presse, et marche droit sur Caillaux. Lui +voit le mouvement, agite la tête; ses partisans vocifèrent; Ceccaldi, +l’homme de l’Amitié, crie dans sa barbe ardente; il a de l’écume aux +lèvres. Et le jury, glacé, considère toujours avec épouvante les effets +étonnants de son vote. + +Il monte des rugissements animaux de ces deux troupes qui, à présent, +s’affrontent: poings menaçants, robes soulevées, yeux en flamme, visages +en sueur, bouches qui conspuent. Du haut d’un édifice de chaises on +crie: «Vive la liberté!» De la tribune de la presse, une voix réplique: +«A bas les vendus!» Mais les hommes du tyran rugissent: «Vive Caillaux. +Vive Cai...» Dernier effort. Le Barreau, de ses trois cents robes +noires, déborde cette escorte soudoyée, la serre, la brise, et s’empare +furieusement de l’homme au crâne pourpre. + +Le capitaine des gardes, fantoche inutile, fait des pas affolés sur la +table. Il brandit un sabre; il menace. Maître Labori veut parler; Maître +Chenu aussi: leurs voix se perdent dans l’immense grondement impératif +de cette masse décidée, qui, violentant le vote du jury, vient faire +elle-même justice, en pleine salle des Assises. L’émeute!... + +Ah! acquittée! Trois cents voix, en chœur, sans souffler, répètent: +«As-sas-sin!... As-sas-sin!» Le Barreau tient le tyran dans une horrible +étreinte, et il semble d’abord qu’il veuille l’étouffer; mais un cri +part, on ne sait d’où: + +--Vive la France! + +Cri de ralliement, de vengeance, d’espoir. Journalistes, témoins, tout +le reste du public dégringole alors des bancs, des tables, se presse, se +bouscule, se déchaîne, et rejoint le Barreau. La salle est ridiculement +petite: on dirait que les murailles vont céder à la poussée de cette +foule qui vocifère dans un affreux air trouble. Une minute encore elle +balance, hésite, reflue; mais le cri de «Vive la France!» se répète, et +il est comme un coup de fouet à même les cœurs. La Guerre!... L’affreuse +Guerre est là! Elle cogne aux portes; elle frappe aux vitres. Aux armes! +On part! Il faut tuer ou se faire tuer! Sans doute il y a déjà des +canons braqués sur le pays... Ah! Ah! Le Palais et ses affaires! La Cour +d’Assises et ses témoins! Le jury et ses réponses! Les luttes, les +haines, les paperasses, les arrêts! Quelle misère et quelle pauvreté +dégoûtantes! + +Allons! Allons! De l’air!... Il y a sous le ciel immense des champs de +bataille qui attendent. La Nation est menacée dans ses biens, ses +enfants, son histoire! Assez de compromissions et d’avocasseries: ce +sont les avocats mêmes qui ont le cœur sur les lèvres. Qu’on se batte +une bonne fois, et qu’on nettoie tout!--ce prétoire d’abord!... +Balayons!... Dehors le Ministre-assassin! Puis qu’on chasse avec lui +toute l’immonde procédure! + +Écoutez!... Regardez bien!... Tout le reste du Palais, vide à cette +heure, frémit dans ses galeries et jusqu’aux combles, de cette émeute +qui bout entre quatre murs. Est-ce donc que les humbles auraient enfin +leur heure de revanche? + +--As-sas-sin!... As-sas-sin!... + +Les jurés, stupides, ont le regard qui danse: ils s’effondrent sur leurs +sièges mous. Sans voix, le capitaine des gardes s’enfuit: il rejoint la +Cour. Et voici que dans cette mer humaine enflée par la passion, la +révolte, après un dernier frémissement, prend un air de fureur sacrée. +La foule entière se crispe et se raidit; elle n’ondoie plus: elle fait +dans le clair-obscur une ombre massive. Serrés, ces hommes s’enchaînent, +ne forment qu’un corps: est-ce qu’ils vont étrangler le Tyran? + +Caillaux! Caillaux! Il est revenu le cri de chasse: c’est la curée... +pour de bon! Mais elle n’est pas sauvage: elle devient solennelle: +«As-sas-sin! As-sas-sin!» Le mot affreux n’est plus dit de la voix +rauque de la haine; il est le large cri des consciences qui se dégagent. + +Dehors! C’est le grand coup de balai! Dehors, le cynique! Dehors! Ouvrez +vite! De l’air... enfin!... «As-sas-sin! As-sas-sin!» La Patrie attend +ses vrais hommes. Les voici; ils s’avancent: ils répondent à son signe. +Déjà ils se forment en bataillons... Et d’abord, en ce grand soir de +tragédie nationale, graves, l’âme enflée du vrai droit qui leur donne +toutes les forces, en sortant par la porte basse de tant de témoins +inutiles, ils jettent à la rue l’homme du pouvoir et sa Justice. + +[Illustration] + + + + + IMPRIMÉ + POUR LA COLLECTION + “LE LIVRE DE DEMAIN” + SUR LES PRESSES + DE LOUIS BELLENAND ET FILS + A FONTENAY-AUX-ROSES + JUILLET 1928 + + + + +[Illustration] + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 *** diff --git a/75502-h/75502-h.htm b/75502-h/75502-h.htm new file mode 100644 index 0000000..33fd22c --- /dev/null +++ b/75502-h/75502-h.htm @@ -0,0 +1,5633 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>La Cour d’Assises, ses pompes et ses œuvres | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1, .t1 { text-align: center; font-size: 150%; font-weight: bold; + line-height: 1.5em; margin: 1em 0; text-align: center; text-indent: 0;} +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } + +.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } +.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; } + +blockquote.epi { margin: 1em 0 1em 40%; font-size: 90%; } + +span.blk { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: center; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } +.offl { text-indent: 0; text-align: center; margin-right: 20%; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +.w30 { max-width: 30em; } +p.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } +p.r { text-align: right; text-indent: 0; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +a { text-decoration: none; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } +img.w10 { max-width: 10em; } +img.w15 { max-width: 15em; } +img.w20 { max-width: 20em; } +img.w25 { max-width: 25em; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.top6em { padding-top: 6em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em b large">RENÉ BENJAMIN</p> + +<h1>LA<br> +<span class="xlarge">COUR D’ASSISES</span><br> +<span class="xsmall">SES POMPES ET SES ŒUVRES</span></h1> + +<p class="c"><b>25</b> BOIS ORIGINAUX DE <span class="large">ROGER GRILLON</span></p> + + +<p class="c gap"><span class="b large">LE LIVRE DE DEMAIN</span><br> +ARTHÈME FAYARD & C<sup>ie</sup> ÉDITEURS PARIS</p> + +<p class="offl xsmall">PRIX : TROIS FRANCS CINQUANTE CENTIMES.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em i">DERNIERS OUVRAGES PARUS +DANS LA MÊME COLLECTION :</p> + + +<div class="flex"><div class="w30"> +<p class="drap"><span class="sc">Gérard d’Houville</span> : LE TEMPS D’AIMER</p> + +<p class="r xsmall">35 bois originaux de Le Meilleur.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Auguste Bailly : NAPLES au BAISER de FEU</span></p> + +<p class="r xsmall">30 bois originaux de Ch.-J. Halle.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Myriam Harry</span> : SIONA A BERLIN</p> + +<p class="r xsmall">35 bois originaux de Jean Lébédeff.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Georges Duhamel</span> : CIVILISATION</p> + +<p class="r xsmall">50 bois originaux de Raymond Thiollière.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Edmond Jaloux</span> : AU-DESSUS DE LA VILLE</p> + +<p class="r xsmall">30 bois originaux de Roger Grillon.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Henri Duvernois</span> : MAXIME</p> + +<p class="r xsmall">25 bois originaux de Guy Arnoux.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">André Corthis</span> : TOURMENTES</p> + +<p class="r xsmall">27 bois originaux de J.-P. Dubray.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">J.-L. Vaudoyer</span> : LA BIEN AIMÉE</p> + +<p class="r xsmall">26 bois originaux de Gérard Cochet.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Henri Bordeaux</span>, <i>de l’Académie française</i> : +LA PEUR DE VIVRE</p> + +<p class="r xsmall">42 bois originaux de Honoré Broutelle.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Bernard Frank</span> : EN PLONGÉE</p> + +<p class="r xsmall">30 bois originaux de Gérard Cochet.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Pierre Louÿs</span> : APHRODITE</p> + +<p class="r xsmall">36 bois originaux de Morin-Jean.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Marguerite Audoux</span> : L’ATELIER DE MARIE-CLAIRE</p> + +<p class="r xsmall">47 bois originaux de Renefer.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Marcel Prévost</span>, <i>de l’Académie française</i> : +SA MAITRESSE ET MOI</p> + +<p class="r xsmall">32 bois originaux de Le Meilleur.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Maurice Maeterlinck</span> : LA SAGESSE ET LA DESTINÉE</p> + +<p class="r xsmall">31 bois originaux de Alfred Latour.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Edmond Jaloux</span> : L’ESCALIER D’OR</p> + +<p class="r xsmall">45 bois originaux de Paul Baudier.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Louis Hémon</span> : MARIA CHAPDELAINE</p> + +<p class="r xsmall">29 bois originaux de Jean Lébédeff.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Jean Fayard</span> : OXFORD ET MARGARET</p> + +<p class="r xsmall">25 bois originaux de Morin-Jean.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">François Mauriac</span> : GÉNITRIX</p> + +<p class="r xsmall">43 bois originaux de Deslignères.</p> + + +<p class="c i">A PARAITRE :</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Paul Bourget</span>, <i>de l’Académie française</i>, +<span class="sc">Gérard d’Houville, Henri Duvernois, Pierre Benoit</span> : MICHELINE ET L’AMOUR</p> + +<p class="r xsmall">Bois originaux de Constant Le Breton.</p> + +</div></div> +<div class="break"></div> + +<p class="c top6em">LA COUR D’ASSISES</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu01.jpg" alt=""></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu02.jpg" alt=""></p> + +<div class="break"></div> +<p class="c top2em large">RENÉ BENJAMIN</p> + +<p class="t1"><span class="xlarge">LA COUR D’ASSISES</span><br> +SES POMPES ET SES ŒUVRES</p> + +<p class="c">25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON</p> + +<blockquote class="epi"> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Le bouffon du roi est mort. Qui a pris sa place ?</div> +<div class="verse">Le ministre de la Justice ?</div> +</div> + +</div> +<p class="sign"><span class="blk"><span class="sc">Alfred de Musset.</span><br> +(<i>Fantasio.</i>)</span></p> + +</blockquote> + +<p class="c gap"><span class="large">LE LIVRE DE DEMAIN</span><br> +ARTHÈME FAYARD & C<sup>IE</sup>, ÉDITEURS — PARIS<br> +18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu03.jpg" alt=""></p> + +<h2 class="nobreak">I<br> +LE LANGAGE DES PIERRES</h2> + + +<p>Si de Montmartre on contemple Paris, l’immense Ville +a l’air d’une mer de pierres levée par la tempête, et ses +formes tumultueuses sont comme l’image de passions +modelées au cours des siècles. Les quartiers ne forment +que masses confuses : il faut une claire journée pour en distinguer +la richesse ou la misère ; mais les grands monuments font +saillie et dominent le troupeau des maisons entassées.</p> + +<p>Au cœur, le Louvre, énorme, qui a l’air d’une ville dans la +ville, symbolise le pouvoir et la force ; Notre-Dame et ses tours +proclament la religion ; l’Opéra, au toit vert, chante le plaisir ; +et, plus hauts que tous, à l’Ouest et à l’Est de la cité dont le sol +monte pour les élever, l’Arc de triomphe et le Panthéon sont, +vers le ciel, le geste de gloire du pays et de Paris.</p> + +<p>Mais, parmi ces géants qui parlent aux yeux, un monstre +rend perplexe. Il est le long de la Seine, face à la cathédrale. +Vastes toits, murs épais, tours carrées des donjons, monumental, +multiforme, c’est le Palais.</p> + +<p>Celui-là, il a tous les âges ; il fait une tache sombre, redoutable. +De loin, on ne sait encore s’il est vulgaire ou majestueux, +mais il s’impose. Et, quand on l’a découvert, on grille de descendre +en ville s’en approcher.</p> + +<p>Par un beau jour, au crépuscule, il faut l’admirer du Pont des +Arts. Non qu’on le saisisse en son entier : il est caché sur deux +de ses faces ; les autres fuient de profil ; mais le monument +dans sa largeur emplit toute la Cité ; il la couvre d’une rive à +l’autre ; il est le roi de cette île. Elle-même est trop mince : il +la déborde ; il a l’air posé dans l’eau ; du côté nord, il n’y a pas +place pour une berge. Près de lui, les arbres du Vert-Galant +paraissent frêles ; les maisons du quai des Orfèvres sont étriquées ; +et Notre-Dame se dérobe avec sa seule flèche comme suprême +audace. Encore n’est-elle rien derrière celle de la Sainte-Chapelle, +si fine, si aiguisée et si hardie qu’elle est à la fois une prière, un +désir et un défi. Prière pour les murs qu’elle domine et qui voient +de telles étrangetés ; désir de s’élancer d’un milieu détestable ; défi, +car elle, du moins dans cette demeure, aime le ciel et la liberté.</p> + +<p>D’où qu’on découvre le Palais, c’est elle qui l’achève, l’embellit, +lui donne un sens et une vertu.</p> + +<p>Pourtant, quand on approche, elle disparaît : âme de l’édifice, +elle se blottit dans le corps ; et ce corps a des beautés, des laideurs, +des verrues, toute une vie qui vaut des pages d’histoire. Il n’est +pas l’œuvre d’un homme ni d’une génération : c’est le monument +d’un peuple. On l’a commencé il y a sept cents ans : il se +termine à peine. Le feu l’a ravagé : les greffiers, étouffant sous +leurs paperasses, font des vœux pour qu’il brûle encore ; il brûlera ; +on le reconstruira, on l’élargira, on le rajeunira, et nos fils, +ajoutant leurs pierres à celles du passé, mettront à leur tour leur +marque sur ces murs, où on lit comme en un livre la marche de +certaines idées. Quatre faces, quatre époques, quatre conceptions +de la Justice, quatre preuves que les hommes, éternellement, +ânonneront là-dessus. Cependant, rassemblez tant d’idées +hybrides et de murailles disparates : vous avez ce qu’on nomme +le Palais, — le Palais tout court, comme on dit du bourreau : +« Monsieur de Paris » ; chacun comprend.</p> + +<p>A vrai dire, il est beau d’un côté, mais il est médiocre de +l’autre ; il est bête devant et il est plat derrière. Face au Châtelet, +c’est la prison ; sur le boulevard, c’est une Bourse de Commerce ; +sur la place Dauphine, c’est un sépulcre ; et, sur le petit bras +tranquille de la Seine, ce n’est rien qu’un hôtel de ville provincial. +Autant d’architectures symboliques.</p> + +<p>Car, sur le quai de l’Horloge, sinistre, que l’eau rase au bas +d’un mur à pic, cette façade noire, avec ses tours aveugles et d’un +bloc, c’est bien la Justice qui bâillonne, opprime, écrase, et c’est +l’ombre surtout, dans les cervelles comme dans les cachots, avec +des jugements en charabia.</p> + +<p>La grande entrée, celle de la cour du Mai, n’est plus du +domaine criminel. Elle ne date pas des procès de sorcellerie ; +elle a le visage des hommes d’affaires ; et elle évoque les tribunaux +civils, où on se chicane pour des sous. Elle sent le greffier, +le notaire, ces officiers ministériels à grandes serviettes et petites +idées. Elle est l’œuvre de fonctionnaires qui n’avaient qu’un +plan pour tous les édifices : mêmes toits, mêmes colonnes au +Palais de Justice ou à la halle aux blés ; portes pareilles pour des +avocats ou des sacs de grain.</p> + +<p class="c"><img src="images/illu04.jpg" alt=""></p> + +<p>L’autre entrée est funèbre. Elle apporte la mort à cette place +Dauphine, cancanière et familiale, où chaque fenêtre a sa cage +de serins, chaque soupirail son chat, où logent de vieux libraires, +imprimeurs de vieux codes tout poudrés par les ans, et où, l’été, +les chauffeurs déjeunent sous les arbres. Sagement d’ailleurs, ils +tournent le dos à cette face du Palais, où l’on voit des aigles, des +lions, des statues sans yeux : une <i>Loi</i> draconienne, une <i>Vérité</i> +à faire aimer le mensonge, une <i>Pitié</i> inexorable. — Les fenêtres +monumentales paraissent plus opaques que du plomb ; la porte +en fonte a l’air de fermer un tombeau : et l’escalier est d’une +blancheur si froide que l’âme se transit quand on le monte. +Peu d’avocats s’en viennent par là : ils perdent la parole à gravir +ces degrés. C’est le côté de la Justice second Empire, pompeuse +et guindée, qui poursuit le crime, armée d’un glaive, et condamne +avec dignité.</p> + +<p>Tout autre est le caractère des tribunaux républicains. +L’homme de l’art qui vient d’édifier la partie neuve, vers le pont +Saint-Michel, a compris notre époque. Il sait que les magistrats +d’aujourd’hui sont esclaves des parlementaires, et son nouveau +Palais est aussi vain que la politique des sous-préfectures. Tout +y est petitement conçu. La tour, anodine, n’est qu’ornement +pour rire : personne, jamais, n’y crèvera dans des tortures. La +façade, ornée de masques, guirlandes et statuettes, semble +empruntée à l’opéra de quelque chef-lieu ; et le pan coupé, avec +son clocheton naïf, fut dessiné par une vieille fille enseignant +le dessin dans les écoles de la Ville. Architecture au rabais, votée +par des conseillers municipaux pour une justice édulcorée, qui +s’accommode de compromissions.</p> + +<p>Aussi, le cadran solaire, sous sa devise latine, est-il bouffe ! On +lit : <i lang="la" xml:lang="la">Hora fugit. Stat jus.</i> Que l’heure fuie, tant mieux : elle +emporte toutes les injures au droit. Mais que le droit reste ? Il +reste… une utopie ! La vérité est qu’il change de forme et de +mode, comme les femmes, à chaque saison. Tout juge le façonne +et l’altère, et c’est une volupté, pour les sceptiques, de constater +en ce Palais autant de conceptions de la Justice qu’il y a de têtes +sous des toques. Ces façades disparates expriment chacune leur +temps : leur ensemble indique le total des « façons judiciaires ». +Car la torture n’existe plus, mais le magistrat qui la donnait +subsiste, et sa tête glabre, son profil coupant, ses yeux aigus, +gardent leur place dans une fenêtre gothique, près de la Grosse +Horloge. Tel autre, plus droit et plus froid qu’une lame, avec +ses favoris chétifs, est fait pour l’escalier de la place Dauphine : +il est aussi raide et gelé. Un troisième, poils mêlés, œil fouinard, +l’air brouillon, sera le bonhomme nécessaire sur les marches du +boulevard. Vieux juge à sacs et à épices, qu’on voit maintenant +lesté de dossiers… et de pots-de-vin. Et d’autres, enfin, cinq cents +autres, sont aussi médiocres que les pierres qu’on vient d’assembler. +Après avoir moisi dans quelque fond de département, ils +viennent juger, arrêter, sentencer, et en fin de compte servir à +Paris, sous les ordres d’un député qui, pour leur avancement, +exige de gagner un procès. Ceux-là ne se font plus des « têtes » +de magistrats. Juges libres d’une démocratie libre, ils ont des +visages de coiffeurs, de cabotins ou de pions, tout comme le +morceau neuf du Palais a l’air d’un théâtre ou d’une mairie. A +voir la boutique, on devine les boutiquiers.</p> + +<p>Boutique compliquée ! C’est le plus bizarre et le plus mêlé +des édifices, avec des murs plats, des murs ronds, des tours, des +colonnes, des fenêtres de toutes les formes, et aussi tous les toits, +une ville de toits, faits pour nicher un peuple d’hirondelles. +Paris a des toits nobles : celui des Invalides ; la Sorbonne est +affublée d’un toit haut et pédantesque ; le toit du Sénat est adorable : +c’est le château de la Ville. Mais le Palais, lui, les a tous : +toits carrés, toits pointus, des vieux, des neufs, des toits hideux +qui se hérissent en cent tuyaux, des toits déserts qui ne fument +jamais ; il a le toit de la Sainte-Chapelle, qu’on dirait fignolé +par des mains de femme, et il a la carapace des Pas-Perdus, +bombée comme un dos d’éléphant.</p> + +<p class="c"><img src="images/illu05.jpg" alt=""></p> + +<p>Enfin, sur toutes ces pierres et toutes ces tuiles, sur ces +pointes, ces pentes, ces bosses, sur cette flèche qui est un des +plus beaux élans du cœur humain, il y a le jour et la nuit, il y +a la magie des heures qui modèlent la Justice, la lumière qui la +pare, ou l’ombre qui l’accable. Le matin, les grosses tours se +chauffent : elles sont pacifiques ; elles s’égayent de reflets. Le +soir, on croit que c’est d’elles que va sortir la nuit, tellement elles +sont funestes ; le soleil, derrière, a l’air chassé. A minuit, elles +sont énormes ; elles prennent leur valeur ; elles donnent un sens +à la Justice.</p> + +<p>Et tandis qu’un factionnaire, arme au pied, lutte contre le +sommeil, le Monument veille, éclairé du dedans ; il ne s’éteint +jamais. Quinquet dans une tour, lueur du poste de garde, lampe +en veilleuse dans les galeries, même la nuit, sa vie continue. Dans +la Ville géante, le crime et le vol profitent de l’heure sombre pour +s’ébattre. Le Palais sait qu’on travaille pour lui. Il est le gros +chat de Paris ; il ne dort que d’un œil. Prenez garde ! Car il a +toujours de quoi vous accommoder, que vous soyez honnête +homme ou fripon. Chaque mur cache une justice spéciale, avec +ses lois et ses juges.</p> + +<p>Il n’est pas surprenant que les constructions neuves, faites +à petit budget, abritent une justice de quatre sous : la Correctionnelle. +Magistrats en colère, police triomphante. De la crasse +sur les murs et dans les esprits. La Sainte-Chapelle est derrière. +Qu’est-ce qu’elle fait là ? Si nous entrions ?</p> + +<p>Quelle stupeur, quand on entre ! On croyait que c’était une +chapelle en pierres : on a vu les pierres ; on a réjoui ses yeux de +mille détails, volutes et frisures, où se cachent des martinets +qui font croire, quand ils filent d’un nid, que c’est une fleur +sculptée qui s’envole. Eh bien, c’est au dedans une église en +vitraux, avec des verrières féeriques, sans un mur, rien qui +l’obscurcisse. Des bleus ardents, des rouges, des ors. Pas une +ombre ; des rayons. Ce n’est plus la lumière du jour, c’est un +miracle, un étincellement : on reste ébloui.</p> + +<p>Les colonnettes qui soutiennent la voûte, l’autel, le reliquaire, +les oratoires, tout brille, miroite, éclate. La rosace est une fête. +On dirait qu’une géante araignée fantaisiste a pris dans sa toile +les plus beaux, les plus riches, les plus glorieux des scarabées, +et que, les tenant en ses mailles, elle les tend au soleil, pour une +fête des humains.</p> + +<p>Certains pourtant se plaignent qu’en cette chapelle sublime +il ne vienne personne, jamais… sauf quelques étrangers guidés +pas des agences, sauf des pensionnats qui préfèrent le Jardin des +Plantes, — mais personne qui comprenne. Elle ne sert plus ; elle +est vide. On connaît sa flèche ; on ignore sa porte. Elle a le tort +impardonnable de ne pas s’ouvrir sur le trottoir, sur le boulevard, +en face de la caserne des pompiers…</p> + +<p>Que Dieu la garde d’être visitée ! Aimons-la négligée, démunie, +dépouillée. Elle reste encore la splendeur du Palais. — Quand +les hommes s’occupent d’elle, ils en font un grenier à farines +comme sous le Directoire, ou un dépôt de dossiers, comme sous +le Consulat. Les hommes rôdent autour : ils parlent, luttent, se +dépouillent, exercent la justice. A aucun prix, ne commettons +la sottise de les attirer vers cette merveille qui n’a, pour se défendre +que des oiseaux, des gargouilles et un gardien plein de lassitude. +Au lieu de les déranger dans leurs affaires fiévreuses, allons les +voir. Ne mêlons rien. Laissons le silence à la chapelle, qui +médite sous les cieux, et pénétrons plus loin, dans l’un des plus +étonnants parloirs de la terre… Quelle rumeur ! Que de passions ! +C’est la Galerie Marchande, ce sont les Pas-Perdus ; c’est la +cohue des tribunaux civils, tout ce qui écrit, tout ce qui parle, +la Presse et l’Avocasserie.</p> + +<p>L’air est chargé ; des portes battent ; un dévergondage de +paroles, et une mêlée de procès. Dans les flancs d’une nef, +immense, bourdonnante d’avocats, s’ouvrent des chambres plus +dissemblables que leurs juges. Les unes rôtissent en plein soleil ; +d’autres moisissent dans l’ombre ; celle-ci est opulente et vaste ; +celle-là pouilleuse et étriquée. Là on se chamaille pour des +centimes ; ici on plaide pour des millions. Et ce sont aussi +des batailles haineuses à propos d’amour, des divorces où l’on +s’arrache les yeux, — toutes les rancunes, toutes les envies qui +ravagent amitiés et familles : en un mot, la société dans ses passions +avec le meurtre à petit feu, lent et dissimulé, mais sans cette +violence soudaine qui seule mène aux Assises.</p> + +<p>Mais où sont les Assises ? Rien ne les annonce. Est-ce +qu’elles se cachent ?</p> + +<p>Vous les trouverez de l’autre côté, derrière la sinistre façade +de la place Dauphine, au milieu d’un désert de galeries, où tout +est d’une ordonnance rigoureuse et d’une clarté de marbre blanc. +Quelques stagiaires aiment ces parages : ils y viennent avec leurs +clientes. Ne les dérangez point. Là du moins, peut-on se presser +les mains, se serrer les genoux, se baiser la bouche à l’abri des +indiscrets, mais il convient d’avoir les sens bien libertins, pour +ne pas s’apercevoir que les murs sont nus et que les bancs sont +froids. Froids comme une instruction criminelle. Il est donc +naturel que là se carre la Cour d’Assises. Elle s’isole, s’enferme, +et juge à part, loin de tous les autres. Elle est sévère et menaçante.</p> + +<p>C’est aux Assises qu’on discute avec pompe sur des cadavres, +aux Assises que se décident le bagne, la réclusion et si souvent +les acquittements pharisaïques qui, sous l’apparence d’une pitié +pleine d’amour, cachent des haines de partisans. C’est là qu’ardente, +étrange, sournoise ou déchaînée, ayant la face du crime +ou celle de la vengeance, s’agite, palpite, s’égare la moitié de +l’histoire intime de la France. C’est là que tout cœur honnête +et candide, qui cherche des raisons de croire en Dieu, doit entrer, +car il y trouvera l’assurance que les hommes, même affublés +de robes et de toques, sont impuissants à satisfaire son désir +de justice et de bonté.</p> + +<p class="c gap"><img class="w20" src="images/illu06.jpg" alt=""></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu07.jpg" alt=""></p> + +<h2 class="nobreak">II<br> +LE LANGAGE DES HOMMES</h2> + + +<p>Cependant, il ne faut pas d’emblée, sans précaution, pénétrer +aux Assises. Il faut un peu frôler le vice avant +d’aborder l’enfer. Il faut rencontrer les têtes qu’on y +verra, voir les robes noires avant qu’elles plaident, les +journalistes avant de les lire, et les magistrats avant qu’ils se +couvrent de pourpre et d’hermine. Enfin, il faut rôder dans cette +Galerie Marchande dont le nom est si beau, pour guetter, écouter, +commencer à deviner, et ne pas entrer du premier coup, sans +préparation, en pleine folie sanglante.</p> + +<p>La Galerie Marchande est le vestibule du Palais, qu’on +trouve tout de suite en haut du grand escalier, sur le boulevard. +Vestibule dallé, orné de bancs en bronze, et au milieu, pour le +premier regard, une de ces voûtes grillées, derrière lesquelles, +sur les estampes de la Révolution, on voit se presser des condamnés +à mort. Les lieux sont donc sévères, mais on ne le remarque +pas, tant les avocats s’y trémoussent. Une porte-fenêtre, toujours +fermée, isole cette Galerie de la Sainte-Chapelle, dont on peut +entrevoir tout au plus quelques saints ; tandis que trois portes +vitrées, sans cesse battantes, la relient aux Pas-Perdus, où le +Barreau se promène dans un noir fourmillement. Mais au bout +de la promenade, il redescend dans cette galerie, plus étroite et +plus échauffée, où on peut mieux s’attendre, mieux se rencontrer, +mieux s’observer, mieux jacasser. Entrer au Palais par là, c’est +tomber dans le brouhaha et l’air trouble ; c’est une notion juste +de la justice et de ce qu’elle commet de plus grave : les Assises. +Car tout y est plus fiévreux, plus âpre qu’aux Pas-Perdus, Ce n’est +pas la vaste place où on marche, où on se croise. C’est le carrefour +encombré, où on s’arrête, où on s’attroupe, et il y a même des +boutiques avec les noms des boutiquiers : « <i>Médecin du Palais.</i> » — « <i>Presse +judiciaire.</i> » La boutique du premier n’attire personne. +Elle est close et renferme une vieille tortue de docteur, qu’on +vient chercher en hâte chaque fois qu’un anévrisme se rompt. +Il se meut avec peine et s’en va voir lentement comment on meurt +sans lui. Mais la presse judiciaire, elle, est achalandée. Pensez +ce que représente ce titre pour des robes avides de réclame, +qui veulent toujours qu’on écrive en deux mots qu’elles viennent +d’en prononcer un, et qui se pendent aux journalistes comme des +villageois au garde champêtre, pour obtenir un roulement de +son tambour…</p> + +<p>— Ah ! mon cher, mon bon vieux, que je suis heureux de +vous rencontrer par hasard ! (Depuis une heure ils font le pied +de grue.) Je viens de plaider une affaire qui vous eût rempli de +joie. Je pensais à vous. (En y pensant, il disait même : « Ce +sacré porc ne viendra donc pas ! ») Il s’agit d’un sorcier, mon +bon, d’un vrai sorcier !</p> + +<p>— Mon petit, dit le journaliste, savez-vous ce que vous +allez faire ?</p> + +<p>— Comment le saurais-je, cervelle du diable ?</p> + +<p>— Vous allez m’écrire vous-même quinze lignes là-dessus.</p> + +<p>— Oh ! cela… je ne voudrais pas…</p> + +<p>— C’est moi qui vous en prie !</p> + +<p>— Ah ! vous êtes un cœur d’or. Écoutez donc. J’ai sur moi +un petit résumé…</p> + +<p>— Donnez-le !</p> + +<p>— Il était pour moi.</p> + +<p>— Y a-t-il votre nom ?</p> + +<p>— Trois fois… Vous gênera-t-il ?</p> + +<p>— Mon vieux, je serai enchanté.</p> + +<p>— Vous êtes gentil, gentil !…</p> + +<p>Ils se serrent la main affectueusement, avec la chaleur de +deux hommes qui se roulent. L’avocat pense : « Ce que je l’ai +eu ! Quelle brave truffe ! » Et l’autre se dit : « Tu as voulu être +plus fin que moi ?… Zozo ! »</p> + +<p>On ne peut pas être plus fin que la presse ! Mais ce mince +défaut de vanité achève de rendre sympathique ce groupe de +gens cocasses, où l’on trouve des gavroches qui aiment Virgile, +des bourgeois qui s’habillent en bohèmes, des fous qui pérorent +plus qu’un avocat, des simples qui, tout simplement, allongent +leurs simples lignes. Variété funambulesque, qui ne suffirait +pas à les faire aimer, mais qui ajoute une drôlerie à leur qualité +première et si exceptionnelle : l’honnêteté. Quelle anomalie +dans ce Palais ! Ils rendent service et ils ne tendent pas la main. +On leur offre un bock pour être cité dans leur article, et carrément +ils disent :</p> + +<p>— Ce n’est pas pour l’article que j’accepte : c’est que j’ai +soif !</p> + +<p>Puis, ils écrivent l’article.</p> + +<p class="c"><img src="images/illu08.jpg" alt=""></p> + +<p>Ils chahutent. Leur salle rappelle une classe de gosses. Ils +se jettent de l’encre et du papier mâché, mais ils font leur travail +avec une conscience de Bénédictins. L’un d’eux, qui d’ailleurs +a la tête d’un dévot méthodique, visite, chaque jour que Dieu +fait, toutes les chambres où les hommes de la Justice opèrent. +Il pousse la porte doucement, se découvre et, à pas feutrés, il +marche jusqu’au greffier : « Excusez si je vous dérange… Y a-t-il +une affaire qui puisse m’intéresser ? » Puis, quelque réponse +qu’on lui fasse, il se confond en remerciements, et rougit quand +il se retire.</p> + +<p>Celui-là ne s’attarde guère dans la Galerie Marchande : elle +effarouche sa timidité. Mais les autres descendent volontiers +fumer la pipe en bas de leur boutique, et par leur verve, leurs +blagues, leurs rires ou leurs bourrades, ils ajoutent au désordre +et à la turbulence.</p> + +<p>C’est le lendemain d’un crime tapageur, quand une femme +connue tue son mari, ou son amant, qu’ils s’épanouissent et sont +eux-mêmes. Ils colportent autant de nouvelles fausses qu’on en +exige. Ils vous tirent dans les coins pour vous dire confidentiellement +ce que tout le monde sait, et ils ajoutent :</p> + +<p>— Ne le répétez pas ! J’ai envoyé un cycliste au journal. Je +suis seul à avoir le tuyau.</p> + +<p>Puis, en hâte, ils vous quittent : car voici M. le Bâtonnier +Labori.</p> + +<p>— Monsieur le Bâtonnier, prenez-vous l’affaire ?</p> + +<p>La femme du ministre des Finances, Mme Caillaux, a tué, +de six balles de revolver, Calmette, le directeur du <i>Figaro</i>. +Grosse histoire. Qui sera l’avocat ?</p> + +<p>M<sup>e</sup> Labori s’arrête, soupire, puis gronde :</p> + +<p>— J’attends une dépêche, un coup de téléphone : dans une +demi-heure, je pourrai vous dire ma décision.</p> + +<p>— Merci, monsieur le Bâtonnier !</p> + +<p>Depuis la minute où il ouvrit le journal et vit la manchette +annonçant le drame inouï, Labori est dévoré de l’envie de plaider +l’affaire. Quel bruit ! Quel éclat !… Mais… il s’agit de masquer +ce désir sous des mines de résignation dévouée. On vient de lui +faire des offres ; il s’est maîtrisé ; il a demandé deux heures pour +réfléchir, c’est-à-dire pour parcourir les galeries, anxieux et +affairé. Il accroche par le bras des confrères importants :</p> + +<p>— Qu’en pensez-vous ?… En toute franchise ?</p> + +<p>Les autres s’en tirent en le flagornant :</p> + +<p>— Vous avez une maîtrise telle !</p> + +<p>— Alors, dit-il, vous jugez aussi que c’est mon devoir ? +L’affaire est écrasante, mais je ne peux me dérober ?</p> + +<p class="c"><img src="images/illu09.jpg" alt=""></p> + +<p>Et il avale de l’air et gonfle ses épaules. Grandi par son bonnet +et par sa jupe trop longue, il a l’air d’un chêne qui parlerait à +des champignons. Son pouce large écrase la serviette ; c’est un +bourdon que sa voix. Et il bourdonne : « Si c’est mon devoir… je +ferai mon devoir. » Puisque M<sup>e</sup> Henri-Robert ne peut pas prendre +l’affaire (il a dîné chez le ministre, dont la femme est à Saint-Lazare) — puisque +M<sup>e</sup> Chenu la voudrait (il rôde, pâle et nerveux), +Labori ne peut reculer : courage ! Encore un tour aux Pas-Perdus, +le temps qu’on voie bien le combat de son âme ; puis il allonge le +pas, et, tête haute, il pénètre dans la Galerie Marchande.</p> + +<p>Trente yeux le guettent, trente mains se tendent.</p> + +<p>— Eh bien, cher Bâtonnier ?… Eh bien, mon cher ami ?…</p> + +<p>— J’accepte ! C’est mon devoir.</p> + +<p>Quatre mots qui tombent lourdement, d’une bouche raidie +par l’émotion : il connaît ses entrées en scène. Et aussitôt on +l’applaudit. M<sup>e</sup> Chenu, qui passe, ricane : « Bravo ! Nous irons +vous entendre. » Les journalistes reprennent : « Nous serons +tous là ! » Les bancs se vident : chacun s’approche. Ceux qui +l’ont bien en haine sont les plus empressés : ils se font voir +d’avance en prévision d’un triomphe qui les effraie :</p> + +<p>— Monsieur le Bâtonnier, comme vous serez beau ! Ce n’est +d’ailleurs que justice ! La vie vous devait bien cela !</p> + +<p>— C’est le couronnement de toute votre carrière !</p> + +<p>— Mon ami, cher ami ! Ah ! cher, bien cher ami !</p> + +<p>Il répond comme il peut, par les mains, par le regard, et par +les ailes du nez, qui sont grandiloquentes.</p> + +<p>— Merci, balbutie-t-il. Merci, vous !… Merci, toi !</p> + +<p>Mais soudain, le geste large, il arrête cet assaut et d’une voix +devenue sourde :</p> + +<p>— Merci !… Merci à tous de me soutenir dans cette épreuve.</p> + +<p>Puis, devant lui, il aperçoit une tête qu’il ne connaît pas, un +lorgnon qui l’épie, une main qui prend des notes. Alors, très +simplement, il demande :</p> + +<p>— Vous êtes journaliste, Monsieur ? Voulez-vous une <span lang="en" xml:lang="en">interview</span> ?</p> + +<p>Et, sur-le-champ, il dicte :</p> + +<p>— Quoique cette affaire fût écrasante, en toute conscience, +j’ai cru que je devais l’accepter !…</p> + +<p>Tous se sont tus. Ils font cercle, ils le mangent des yeux… +S’il avait seulement l’idée de mourir : quel enterrement !</p> + +<p>Seul dans l’ombre, au bout de la galerie, M<sup>e</sup> Rongecœur +reste à l’écart.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Rongecœur est plus noir encore que les autres par sa +barbe de grand prêtre qui cache son rabat blanc ; et il se tient +debout, pensif et blême, car il souffre de ce qu’il voit et de +ce qu’il entend. Il souffre, parce qu’il a du talent et qu’on ne +l’entoure jamais ; il souffre, parce qu’il doit plaider une grosse +affaire d’Assises, et que personne, personne ne s’en inquiète. +Il souffre enfin, présentement, parce qu’on assiège et qu’on acclame +un autre que lui. Il est venu de bonne heure au Palais ; il prévoyait +une cruelle journée ; et, depuis deux heures, il est là, dans les +entre-colonnes, ruminant sa détresse, empoisonné de sa bile, +car on ne l’aborde pas, on ne le salue même plus, ma parole, +on le dédaigne ! Son martyre a commencé à la buvette : d’ordinaire, +on le reconnaît, on se le désigne ; aujourd’hui, on lui a demandé : +« Est-ce Labori qui prend l’affaire ? » Alors il a envie de hurler : +« Mais c’est moi qui devrais la prendre ! Ah ! Moi, je la prendrais +vite ! Car moi, j’ai toujours envie de parler, afin qu’on +parle de moi ! » Mais il est seul dans l’ombre, et le Bâtonnier +ne le voit même pas… Si ! Il l’a vu ! Grand Dieu, le Bâtonnier +l’appelle :</p> + +<p>— Rongecœur !… Cher ami !</p> + +<p>Quoi ? Voudrait-il son aide ? Il s’approche en pétrissant sa +barbe :</p> + +<p>— Rongecœur, dit Labori, j’expliquais à ces messieurs, et +je tiens à répéter devant vous, que si j’accepte, mon bon ami, c’est +après avoir tout pesé, mais vraiment, je crois que c’est mon +devoir !</p> + +<p>— Vous savez comme je vous aime… bredouille Rongecœur. +Donc, sincèrement, je vous félicite.</p> + +<p>Il s’y reprend à trois fois, et déjà Labori ne le regarde plus ; +toute la presse judiciaire est sortie de sa boutique ; les robes +accourent des Pas-Perdus ; la nouvelle s’est répandue ; c’est un +second assaut.</p> + +<p>— Vive Labori ! Bravo ! Nous voulons tous vos mains !</p> + +<p>Labori les leur tend, et d’une voix tempétueuse, pareille à celle +d’une mer qui se brise sur les rochers, il dit :</p> + +<p>— Mes chers amis, je ne sais pas plus que vous comment +je me tirerai de cette affaire qui est peut-être la plus considérable +du siècle… Mais j’ai senti en moi l’impératif catégorique.</p> + +<p>Le bras tendu, il désigne le vestiaire. Il s’y dirige. Et c’est +dans l’enthousiasme que l’escorte l’accompagne.</p> + +<p>Mais ceux qui restent dans la Galerie se regardent alors, et +hochent la tête :</p> + +<p>— Eh bien, mon petit ?… Ce n’est pas l’homme qu’il fallait… +L’affaire est foutue ! Il fallait quelqu’un de fin !</p> + +<p>M<sup>e</sup> Rongecœur émerge de l’ombre.</p> + +<p>— Tenez, il fallait Rongecœur !</p> + +<p>Il a un frisson. Il proteste :</p> + +<p>— Ne parlez pas de moi… j’aurais refusé.</p> + +<p>— Mon cher, vous avez un immense talent ! Et lui aussi, +notez, mais lui, il est trop lourd… il va s’asseoir là-dessus, écraser +tout : ah ! c’est foutu !</p> + +<p>— Pardon… Oh ! pardon, je crois… qu’il plaidera très bien, +murmure M<sup>e</sup> Rongecœur, dont le sang s’arrête entre les mots.</p> + +<p>— Et puis, qu’il plaide bien ou mal, dit un petit journaliste +à tête farce, je m’en contrefous, car ça ne m’empêchera pas, +messieurs, d’aller ce soir faire subir les derniers outrages à +Mlle Fleurette Fleuron qui, depuis hier, m’appartient corps et +âme.</p> + +<p>— Ne te vante pas ! dit un gros.</p> + +<p>— Tais-toi, cocu ! répond le petit. Marche devant ; je te suis ; +nous allons boire deux bocks, à tes frais !</p> + +<p>La buvette est en dessous. On y descend par un escalier en +colimaçon. Mais il faut atteindre l’escalier. Que de monde ! +Quelle cohue ! Des clients se mêlent aux robes, s’accrochent +à elles : gens du peuple qu’on étourdit, mais qu’on congédie ; +femmes élégantes qu’on garde et qu’on chauffe. Les premiers +sont encombrants : ils traînent des épouses bavardes, des gosses +pleurards ; ils ne savent pas s’expliquer ; ils sortent des papiers +sales ; l’avocat les rudoie, les renvoie.</p> + +<p>Ils grimpent des escaliers, se perdent, reviennent, et ils se +campent devant le vestiaire pour ressauter sur l’avocat, quand il +va venir ôter sa robe ; mais lui les aperçoit, s’enfuit et entre par +une autre porte, ignorée du bon peuple. Ils peuvent l’attendre +jusqu’à la nuit.</p> + +<p>Les jeunes femmes riches, dont la chair est tentante, qui +sentent la rose ou l’œillet, sont accueillies d’autre manière. Elles +divorcent : toutes viennent gémir sur la brutalité des hommes ; +et elles ont des robes libertines qui marquent leur intention de se +venger sur ce sexe que leur mari déshonorait. Les avocats leur +caressent les mains ; ils les font asseoir sur les bancs de bronze, +où elles s’accoudent à des têtes de lionnes. Elles sont troublantes ; +elles exposent leurs griefs avec passion. On les entend murmurer :</p> + +<p>— Je vous jure, maintenant, qu’on me respectera !</p> + +<p>L’avocat regarde la cambrure du pied ou la blancheur du cou. +Il murmure :</p> + +<p>— Vous deviez me raconter des choses. Venez donc chez +moi. Vous m’aviez dit que même votre nuit de noces…</p> + +<p>La femme se lève :</p> + +<p>— C’est vrai. Il faut que vous sachiez. Quand vous trouve-t-on ?</p> + +<p>Elle reste devant la porte, dont la lumière lui agrandit les +yeux ; elle cambre la taille, la jambe un peu pliée, et elle tend la +main, disant : « A bientôt ! » L’avocat dresse la tête. On les +regarde tous deux. Comme les autres, regardez-les.</p> + +<p>Le temps qu’arrive M<sup>e</sup> Tricoche, car celui-là vous absorbera +tout entier. Il parle haut pour expliquer à deux confrères :</p> + +<p>— J’ai remis le président à sa place comme un petit garçon ; +et M<sup>e</sup> Le Fur avec le président ! Vous savez, c’est mon affaire +Solacroupe, le cinéma contre l’Académie. Vous ai-je raconté ? +Non ? Que je vous raconte !</p> + +<p>Mais l’un des jeunes gens l’interrompt :</p> + +<p>— Moi aussi, l’autre jour, j’ai ramassé Le Fur : il m’a écouté +comme si j’étais son père.</p> + +<p>— Oui, mais moi, il y a ceci d’impayable…</p> + +<p>Il en est de même dans tous les groupes : ils écoutent tous +« l’histoire impayable » de la journée. Ce n’est qu’une niaiserie, +quand Tricoche en accouche ; une turlupinade, si elle vient +d’Asina, l’avocat-juge de paix, à tête d’apothicaire, qui empoigne +ses confrères et prête serment sur leur ventre. Histoire qui est +un bouquet de mots fins, quand elle est de M<sup>e</sup> Lipilli, une petite +ordure, lorsqu’elle vient de M<sup>e</sup> Agasse. Quelle dépense d’esprit… +et du pire ! Et que de têtes, comme aux Pas-Perdus ! Mais, là-bas, +elles profitent de l’ombre, tandis que cette Galerie Marchande est +terrible de clarté. Lorsque M. le Bâtonnier Lablette dit à un +confrère :</p> + +<p>— Vraiment, cher ami, vous prenez ce dossier ? Quoique +plein de talent, vous ne craignez pas ?… Enfin… à la première +défaillance, je suis votre homme !…</p> + +<p>On voit luire ses prunelles et le nez frémir de convoitise.</p> + +<p>On voit aussi que M<sup>e</sup> Callebasse a la lèvre paillarde, lui qui +défend toujours des demoiselles de théâtre ; que M<sup>e</sup> Gautereau-Vignole +a la tête de son âme, un petit bout de tête en casse-noisette, +mauvaise et chafouine ; que M<sup>e</sup> Écomard a la marche +d’une hyène ; et que M<sup>e</sup> Esquivé s’en va toujours soucieux, depuis +son mariage manqué avec la fille d’un marchand de doubles-crèmes, +qui devait lui apporter la clientèle de tous les crémiers de +Paris. Quant à M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, il se grandit, sort de son faux-col. +Il est l’image de sa devise : « <i>Plus haut ! Toujours plus haut ! +Vous verrez jusqu’où je peux grimper !</i> » Puis, quels souliers, quelles +manchettes, quelle cravate ! Tout cela pour illustrer une seconde +devise : « <i>De l’argent ! Toujours plus d’argent ! Vous verrez ce que +je peux gagner d’argent !</i> »</p> + +<p>— Et moi je ne gagne rien, grogne sourdement un conseiller +qui passe.</p> + +<p>Magistrat qu’on croit digne et qui n’est que mortifié ; car, +après un déjeuner babylonien chez un des rois de la parole, +il rentre avec amertume dîner chez lui de sa côtelette de fonctionnaire. +La Galerie Marchande est mauvaise pour son fiel, +quoique, en apparence, on l’y respecte. Mais l’avocat qui le salue +a sur lui une influence alimentaire… dont il se vengera d’ailleurs +en faisant pression sur les experts et en donnant des ordres +aux liquidateurs.</p> + +<p>— Quelle bouillotte ! dit M<sup>e</sup> Turbot de la Halle, dès qu’il est +passé. Ce qu’il en faudrait un nettoyage dans ce monde-là !</p> + +<p class="c"><img src="images/illu10.jpg" alt=""></p> + +<p>— Gâteux ou fous, voilà la Cour ! répond M<sup>e</sup> Trinioles.</p> + +<p>Celui-là, dès qu’il arrive, emplit la Galerie. C’est une des +volailles comiques de la volière. Tout de la vieille poule : l’œil +rond, le ventre traînant, et le derrière bas sur des pattes grêles. +Il vient de perdre un procès, comme d’habitude, lui qui, pourtant, +sait être épique ou ému, minutieux ou abondant, lui qui a +été député, lui qui… cot… cot… cot… il en glousse de fureur ! +Et on se le montre ; et on ricane.</p> + +<p>Il parle d’aller trouver le président, de se plaindre au Bâtonnier. +Il crie : « Je ferai un incident personnel ! » Même sans savoir de +quoi il s’agit, tous répondent : « Faites vite ! N’hésitez pas ! » +Ils excitent la vieille poule comme un coq de combat.</p> + +<p>Ce qu’il y a d’effarant dans cette Galerie Marchande, c’est +l’impudeur avec laquelle ils se déchirent et se volent au grand +jour, sur le seuil même du Palais. Les juifs se cachent pour faire +l’usure. Eux se mettent à leur porte. Est-ce inconscience ou +cynisme ?</p> + +<p>Or, c’est derrière ce couloir de Bourse où se pratique le trafic +des humains, derrière toutes ces rumeurs de haine, passé ce grondement +d’avidité, plus loin que ces éclats de l’envie et de la passion, +au delà de cette potinière dramatique et dangereuse que siège +la Cour — la Cour d’Assises, c’est-à-dire tout le Palais pour +les âmes populaires.</p> + +<p>Ailleurs, vous êtes témoin des drames ; là, vous en voyez les +suites et en sondez les causes ; là, vous jugez les gestes, en +essayant de comprendre les âmes. Assassins, filles, amants, voleurs, +volés, témoins, tous y parlent, nient, se confessent et luttent. +La passion pousse les portes et s’installe au prétoire : c’est elle +qui défend, qui explique, qui accuse ; elle a vingt masques : +elle s’appelle l’argent, l’honneur, le bien, la patrie ; elle est +odieuse, elle est sublime ; et c’est son haleine qu’on respire dans +l’air étouffant de cette grande salle des Assises.</p> + +<p>Pour essayer de l’apaiser, de la raisonner, de la maîtriser, +la société installe sur douze chaises imposantes, plus larges que +celles qu’ils ont dans leurs familles, douze citoyens tirés au sort, +qu’elle appelle le Jury.</p> + +<p>Cette douzaine d’hommes, qui en principe commandent, +en fait sont commandés ; car un mandat hante leurs consciences. +Ils représentent l’opinion ; ils ont le ferme dessein d’être justes ; +si bien qu’ils s’inquiètent, s’égarent, et qu’un doute léger suffit +pour qu’ils acquittent un criminel, au lieu que, dans une sainte +fureur, ils tuent dignement un irresponsable. Le pays ne gagne +rien à cette institution ; mais le principe illusionne ; il est un soulagement +pour le peuple qui est la proie des idées vagues ; et la +forme idéale du jury reste douce aux cœurs qui aiment chez eux +rêver de justice.</p> + +<p>En principe, on le tire au sort ; mais sitôt tiré, on l’épluche +et on l’émonde. On tire trente-six noms pour en rayer vingt-quatre. +Besogne que se partagent l’accusation et la défense. L’accusation +commence : elle biffe ceux qui lui semblent enclins, par profession, +à l’indulgence. Après quoi, le défenseur, rageusement, +supprime tout ce qui paraît cher à l’accusation ; et il reste douze +bonshommes, que les parties adverses accueillent par force, avec +résignation.</p> + +<p>Ils s’installent sur leurs chaises : ils sont graves. Depuis huit +jours, tout leur fut prétexte pour dire en famille : « Lundi prochain, +je serai du Jury ! » Maintenant, c’est eux, parmi trente-six, que +l’on conserve ; et comme ils ignorent qu’ils le doivent à l’indifférence +qui s’attache à leurs noms, ils en ressentent une fierté qui +se voit à leur maintien. Ils sont épicier, pharmacien, marchand de +fourrages, bureaucrate, architecte, chauffeur, et ils vont juger ; +ils vont délivrer ou faire enfermer leurs semblables : la Société +peut-elle leur faire honneur plus grand ?</p> + +<p>La salle leur paraît belle : les ornements, pourtant, en sont +médiocres, et tout y est terni par de tumultueuses séances ; +mais la table des juges, le box des accusés, les portes qu’on garde, +le public, au fond, qu’on maintient, sont autant d’images pathétiques +qui font illusion, et le lieu leur semble beau, parce que +toujours le drame est grand.</p> + +<p>La vie, en effet, avec son tumulte et ses éclats, la mort et sa +misère glacée, ce dyptique de l’homme est là, dans cette Cour, +dans ce confessionnal formidable, — sculpté en une pâte qui est +la pauvre chair des hommes. Les affres du mensonge, les tortures +de l’aveu, le néant de la colère, la Cour d’Assises les guette, +les voit, les entend, elle en vit, elle en garde une empreinte +effrayante. Mais le dyptique n’est pas immuable ; il évolue. +Bien mieux, il arrive que, de ses mains passionnées, la Société +même le modèle et le transforme, lorsque, par un grand jour +d’émeute, tout à coup, elle se collette avec des magistrats qui, +sournoisement, veulent étouffer la Loi. La Loi… et ses balances +pour tous égales ! Utopie ! Hypocrisie ! L’apache qui égorge au +couteau, ou la femme de ministre dont le manchon cache un +revolver, s’en viennent, l’un après l’autre, dans le même box. +Chacun apporte ses poids pour peser son crime, et on brusque +le premier. « Êtes-vous fou, malheureux ? » tandis que, devant +l’autre, on est muet, on salue. Mais, soudain, de la salle un grondement +monte. Qu’est-ce qui se passe ? C’est la Société qui +s’insurge : payant ses juges, voici qu’elle les contrôle. Pas possible ? +Mais si ! Ils balbutiaient, elle parle haut. Ils tremblaient : elle +les chasse. Et ils s’empêtrent dans leurs robes… Le dyptique +frémit, s’élargit ; c’est le bas-relief social, qui se sculpte à sa place ; +et le « compte rendu » de la Cour d’Assises devient une page de +l’histoire du pays.</p> + +<p class="c"><img class="w15" src="images/illu11.jpg" alt=""></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu12.jpg" alt=""></p> + +<h2 class="nobreak">III<br> +L’AFFAIRE PASSIONNELLE</h2> + + +<p>L’affaire Chevreau ! Vous rappelez-vous ? Ce professeur +qui a tué sa femme… L’histoire d’abord fut le grand +attrait des journaux, avant d’emplir les Assises d’un +ébrouement mondain. Elle était typique de ces drames +qui, en ayant l’air d’entrer au Palais, en viennent en vérité. Il faut +que des juges prononcent sur ce que d’autres, inconsciemment, +ont décidé. L’assassin n’est qu’un intermédiaire. Si la Cour +d’Assises siège, c’est que le Tribunal, puis la Cour, en deux fois +trois minutes, ont réglé le divorce le plus aventureux, faisant aux +parents comme aux enfants une impossible vie et préparant un +meurtre, seul recours à certains désespoirs. Revolver, cadavre, +police, voilà les douze bonshommes qui vont juger la Justice et +ses conséquences.</p> + +<p>Le jour de l’audience est venu. Midi moins cinq… Trois +cents Parisiennes, pendues à des robes d’avocats, essaient de se +glisser à leur suite dans la salle des Assises. Elles sont flatteuses +en suppliant :</p> + +<p>— Maître, vous qui avez tant de talent, vous devez faire ici +vos quatre volontés !… Je suis sûre… que vous allez me faire +entrer !</p> + +<p>Eux s’agitent :</p> + +<p>— Essayons par là…</p> + +<p>En hâte, deux marches par deux marches, ils montent l’escalier +en colimaçon des témoins.</p> + +<p>— Ne vais-je pas trop vite pour vos petits pieds, belle +Madame ?</p> + +<p>Mais ce n’est pas la belle madame qui répond. Des confrères +descendent, refoulés par les gardes, qui crient que « c’est plein +et que c’est pas l’entrée des avocats ! » Demi-tour.</p> + +<p>— Il eût fallu arriver plus tôt… tout est bondé !</p> + +<p>— Oh !… en glissant une pièce ? implore la belle Madame.</p> + +<p>— Vous me donnez une idée… Attendez là… Je vais voir +Fernand.</p> + +<p>C’est le garçon des Assises, un des personnages symboliques +du Palais, gros homme qui, depuis un tiers de siècle, a vu tous +les assassins, tous les juges, tous les jurés, tous les avocats. Les +plus grands jours ne l’émeuvent plus, il a un dos rond sur qui +il peut pleuvoir, et il est accoutumé à ces curiosités féminines +ainsi qu’aux supplications des hommes de robe :</p> + +<p>— Mon brave Fernand, est-ce que le président est arrivé ?</p> + +<p>— <span lang="en" xml:lang="en">Yes</span>, cher Maître.</p> + +<p>— Ce serait pour faire entrer une femme exquise avec qui +il a dû dîner dans le monde… A moins que vous-même ne me +rendiez ce gros service. Avec vous, elle aurait même une meilleure +place !</p> + +<p>Fernand cligne de l’œil :</p> + +<p>— Mignonne ?</p> + +<p>— Un amour !</p> + +<p>— Ah ! soupire-t-il, Adam se plaignait déjà ; et il n’en avait +qu’une à ses trousses… si je peux parler de trousses pour ce sans-culotte… +mais moi !… Enfin, amenez toujours !…</p> + +<p>— Fernand, vous êtes un frère, un père, un cœur !</p> + +<p>— Quand je peux faire plaisir, je fais plaisir.</p> + +<p>— Tenez, Fernand… Si, si, prenez, je vous en prie, Fernand ! +Et merci, je vous revaudrai ça !</p> + +<p>— Maître, vous voulez rire… je descends chercher votre +dame, qu’on ne laisserait pas passer.</p> + +<p>On l’a même déjà chassée de la galerie où elle attendait. On +l’aperçoit qui, toute rouge, fait des signes.</p> + +<p>— Ces gardes sont des malotrus ! Quelles brutes !</p> + +<p>— Suivez-moi, madame, dit Fernand qui a le calme des +vieilles troupes.</p> + +<p>— Oh ! vous, vous êtes ma Providence… Tenez… Si, si, +prenez, je vous en prie… Alors, vous allez me faire entrer ?… +J’ai entendu que vous vous appeliez Fernand ?… Comme mon +beau-frère !…</p> + +<p>Des gardes barrent le chemin. Fernand annonce :</p> + +<p>— La femme du Président !</p> + +<p>Le tour est joué. Il y a une heureuse de plus.</p> + +<p>Elle entre, essoufflée, tant elle a eu peur de ne pas entrer. +Elle regarde. Elle est dans le plus grand des théâtres de Paris +où la Société va lui jouer une pièce vraie… Qu’elle a de chance ! +Que c’est émouvant cette salle ! Elle va donc voir cet homme qui +a tué sa femme. Comment se défendra-t-il ?… Il doit être pâle… +Peut-être va-t-il pleurer ?… Et si on le condamne ?… D’avance +elle tient son cœur. Je veux dire son sein. Elle s’évente… Que +de monde !… Ces messieurs qui tirent des papiers de leur veston, +c’est la presse sans doute ?… Voici des dessinateurs avec leurs +cartons… Fernand lui a mis sa chaise derrière un gros monsieur, +mais elle a reglissé une pièce, et Fernand a dit : « Monsieur, +reculez-vous, Madame est témoin ! » Alors, elle a passé devant, +elle voit tout, et… au moment où le drame va commencer, elle +a une grande joie.</p> + +<p>Coup de timbre sec qui met les gens sur pieds. Dans l’ombre, +au-dessous des fenêtres, elle aperçoit de gros hommes qui +entrent et s’asseyent : le jury. Elle voit Fernand qui ouvre une +porte massive. Un huissier glapit : « La Cour ! » Quatre personnages, +chargés de robes rouges, s’avancent avec gravité. L’accusé +est introduit : rien de marquant. Comment, c’est lui qui a tué ?… +L’avocat s’installe : M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, sans doute ? Il y a si +longtemps qu’elle grille de l’entendre ; mais elle lui croyait de +la moustache et des cheveux mousseux. Celui-ci est chauve et +rasé. Allons, son face-à-main ne lui suffit plus ; elle tire de son +sac une petite jumelle en nacre. Tout le monde s’assied.</p> + +<p>— Accusé, levez-vous !</p> + +<p>Et Chevreau, Maurice, trente-neuf ans, professeur agrégé +de l’Université, se lève devant ce jury composé d’un grainetier, +d’un commandant en retraite, d’un plombier, d’un herboriste, +d’un notaire, d’un comptable, d’un employé des chemins de fer, +d’un professeur de violon, d’un tapissier, d’un doreur, d’un mégissier +et d’un rentier. C’est le grainetier qui préside. Il est d’aspect +considérable. Larges épaules sous une tête cuite, taillée dans de +la brique. Le professeur de violon a des cheveux ébouriffés ; +le pharmacien est content de soi ; les autres… ont tous aussi leurs +visages, leurs amours-propres, leurs faiblesses, leurs partis pris, +mais ils se fondent dans l’ombre, et l’accusé, qui ne les distingue +pas, s’effraie de ces inconnus.</p> + +<p>Il est blême, mince, de chair pauvre, de vêtements étriqués. +La salle, de toutes ses oreilles, guette ses premiers mots : ils +sont ternes. Et tout de suite les femmes pensent : « Il avait une +tête à être trompé ! »</p> + +<p>— Madame !… Messieurs, je vous en prie !… Je suis le défenseur !</p> + +<p>Du bruit, du vent, c’est une robe noire qui pénètre, qui +pivote, qui s’avance, et qui tout à coup, en s’essoufflant, en bouffant, +recouvre l’avocat chauve, que la belle madame contemplait. +M<sup>e</sup> Piero-Piafferi est arrivé, il s’est substitué à son secrétaire. Il +donne un coup de nez, il frise les yeux, il tend l’oreille. Comment ? +Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? L’interrogatoire est commencé ?</p> + +<p>— Ça, par exemple !</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero élève la voix, puis la baisse, et avec un sourire de +danseuse, impertinent depuis ses talons, qui sont hauts, jusqu’à +ses cheveux qui s’insurgent :</p> + +<p>— Monsieur le Président… ne savait sans doute pas que c’était +à moi qu’incombait la charge de la défense (il a l’index tendu +vers le nez du Président)… C’est cela… Oh ! la Cour est fort +excusable !… Mais… puisque les débats ne sont pas tout à fait +terminés et que l’acquittement n’est pas encore tout à fait +prononcé, j’exprime le désir modeste que l’on recommence tout.</p> + +<p>Le Président a chaud : il enlève sa toque :</p> + +<p>— Maître… balbutie-t-il, j’avais cru vous apercevoir…</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero, qui s’était assis, se relève, puis, noblement :</p> + +<p>— Ces paroles, monsieur le Président, me donnent entière +satisfaction. Je n’attendais pas moins de votre esprit délicat et +je vous remercie.</p> + +<p>L’audience est à peine ouverte : déjà un incident.</p> + +<p>— Ce Piafferi est épatant ! chuchote le public.</p> + +<p>— Ce que ce Piero peut être odieux ! grognent les journalistes.</p> + +<p>Timide, le Président reprend doucement l’interrogatoire.</p> + +<p>Il a raison d’être timide, car, si le meurtrier est affaissé, +l’avocat, lui, ne l’est pas. D’abord, il regarde un peu partout, +l’auditoire, l’assassin, l’avocat général. Un sourire au public, +une tape amicale au client ; une moue pour le défenseur de la +Société. Quant au jury, à contre-jour, pas d’intérêt. De dessous +sa robe il a tiré une boîte de cachou. Il s’en lance de petits +brins dans la bouche. Il appelle l’huissier, envoie des billets +à la presse, gonfle le torse, secoue ses manches, piaffe, ricane, +lève les mains. Oui, soudain, il veut la parole. Il interrompt le +Président, puis il crie, et il tape du pied. Bien mieux, il attaque, +il fonce, il rage, il s’élève, il domine, il triomphe ! C’est fini, le +Président ne préside plus. L’avocat général essaye de le soutenir : +Piero finit ses phrases ; après quoi, il fait semblant de s’excuser +en aggravant son insolence, et il peste encore, toujours, laissant +échapper deux, dix, vingt plaidoiries avant la vraie.</p> + +<p>Il arrive ainsi qu’il fait des parades brillantes, méchantes, +étincelantes, à propos d’une affaire triste, où se débat, avec des +gestes mornes et des mots sans couleur, un être falot qui, par son +ennuyeuse prétention, a dégoûté une femme insuffisamment +préparée aux « épreuves » universitaires. Par M<sup>e</sup> Piero, le ton du +procès change. On tâtonnait, en bâillant, dans la nuit, et voici +qu’un feu d’artifice éclate, qui incendie tout. Les jurés sont +éblouis et abrutis : c’est le but.</p> + +<p>— Messieurs, leur dit M<sup>e</sup> Piero, les montrant au doigt, j’ai +souci de ne mettre en vos esprits que du raisonnable et non de +l’absurde : je vous signale donc (ce que ne fait pas l’accusation) +que le jugement de la Cour, réglant les détails du divorce de +Maurice Chevreau, fut la cause et seule cause du drame, et que…</p> + +<p>— Mais… balbutie le Président, qui essaye de s’accrocher +à une bouée, après son premier naufrage, Maître, nous y viendrons !</p> + +<p>— Nous y sommes, monsieur le Président ! crie Piero-Piafferi, +et nous y resterons !</p> + +<p>Le Président en est bouche bée. L’avocat général regarde : +pourquoi cette colère ? Et tandis que ses amis les meilleurs +pensent : « Diable ! Il commence par le maximum ! Comment +soutenir cela ? » la vigueur même de son apostrophe enchante +deux femmes qu’il vient d’amener… Peut-être est-ce pour elles +qu’il a fait cette sortie, car il s’assied, tête haute, se frottant de +contentement contre le box de Chevreau ; puis nerveux, il mastique +de nouveau du cachou.</p> + +<p>Durant quelques minutes, il consent à se taire. L’accusé, +geignard, conte son mariage, ses déceptions, la cruauté de celle +qu’il a tuée. Elle l’a trompé, lui affirmant que son amour croissait : +« T’oublier, oh ! chéri ! Je le voudrais, que je ne le pourrais pas ! » +Mais pour marraine de sa petite fille elle choisit la sœur de son +amant. Bien mieux : elle passe deux mois à la campagne ; elle +envoie des fleurs jaunes à son mari en écrivant : « Pas de plaisanterie +facile, hein, mon coco ? » Lui est heureux… Un jour — terre +et ciel ! — il tombe sur des lettres où le malheur de sa +vie est écrit plus de vingt fois. Trompé ! Ridiculisé ! Et il lit que +son enfant n’est pas de lui ! Alors il saute à la gorge de sa femme : +elle avoue. Éperdu, il court chez ses beaux-parents qui hurlent : +« Quoi ?… Elle !… Notre fille ? » Après quoi, ils s’asseyent, respirent, +et la belle-mère, furieuse : « C’est bien vous !… Toujours des +drames ! » Il est le gendre d’un colonel d’artillerie en retraite, qui +a un œil fermé, tandis que l’autre s’écarquille derrière un monocle, +et, selon qu’il regarde la vie par le premier ou par le second, il +bute parce qu’il ne voit rien, ou il s’effare de ce qu’il croit voir. +Il se teint les cheveux ; il est enrhumé ; c’est sa femme qui +parle et qui décide.</p> + +<p>— En somme, dit-elle à son gendre, combien de fois vous +a-t-elle trompé ?</p> + +<p>— Est-ce que je sais ! répond l’autre.</p> + +<p>— Alors, elle ne vous a pas trompé autant de fois que vous +croyez !</p> + +<p>Devant cette appréciation quantitative de l’adultère, il pleure +d’être incompris ; mais pleurer le soulage. Il est tendre. Il +n’aime ni les éclats, ni l’irréparable. La vie peut se corriger, +comme les devoirs des élèves, et il accepte une réconciliation, +dans le cabinet d’un Président de tribunal qui, en trois +coups de cravache, met un ordre provisoire dans ce ménage +chaviré.</p> + +<p>— Mon beau-père fut content, rapporte Maurice Chevreau. +Il me dit : « Vous verrez : maintenant cela ira ! »</p> + +<p>— Votre beau-père, remarque alors pompeusement le Président +des Assises, était un officier supérieur en retraite. Il avait le +sens de l’honneur. Cette appréciation de sa part n’étonnera +personne.</p> + +<p>— Oh !… je vous en prie !…</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero s’est levé. D’un geste il arrête l’éloge :</p> + +<p>— Attention !…</p> + +<p>Et d’une voix toute de dédain :</p> + +<p>— Monsieur le Président… je supplie… dans l’intérêt de la +Justice… que l’on réserve toute appréciation sur ce beau-père +pour l’heure où il sera venu lui-même témoigner et donner +publiquement la mesure de son esprit et de son cœur.</p> + +<p>Il cligne de l’œil aux journalistes : « Tapé, hein ? »</p> + +<p>Le Président est vexé. Il réplique :</p> + +<p>— Messieurs les jurés apprécieront !</p> + +<p>— Soit ! Seulement… lance alors de toute sa voix M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, +pour que messieurs les jurés apprécient, selon la +formule ordinaire à la Cour, encore faut-il que messieurs les +jurés, à la minute où on leur vante l’honneur de cet homme +supérieur…</p> + +<p>— J’ai dit : <i>officier</i> supérieur ! proteste le Président.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero s’arrête, contemple, réfléchit, ricane, puis, doucereux :</p> + +<p>— Ce n’est plus moi qui le discrédite !</p> + +<p>Le bras se retend, vengeur :</p> + +<p class="c"><img src="images/illu13.jpg" alt=""></p> + +<p>— Je dis qu’il faut aussi mettre au courant messieurs les +jurés des faits du procès ! Or, les faits, les voici. Ce supérieur… +qui ne l’est que comme officier…</p> + +<p>— Ah ! Maître !… s’écrie le Président.</p> + +<p>— Monsieur le Président, je suis la défense, et vous n’empêcherez +pas la défense de parler ! Je dis que celui que je me contenterai +désormais d’appeler le « <i>beau</i>-père… », sans m’attarder à +l’ironie de cette désignation familiale, ce <i>beau</i>-père, voyant +avec mélancolie (car plus que ses enfants il aimait sa tranquillité), +voyant les scènes se renouveler le lendemain de la réconciliation, +dit à son gendre qui s’écriait : « Je préférerais être mort ! — Dame… +ça simplifierait tout ! »</p> + +<p>— Mais, Maître… interrompt le Président.</p> + +<p>— Je n’ai pas fini ! lance M<sup>e</sup> Piero.</p> + +<p>— C’est une plaidoirie ! insiste le Président.</p> + +<p>— Après tout, peut-être ! réplique avec hauteur M<sup>e</sup> Piero, +qui fait encore monter sa voix. Et je poursuis ! Aux côtés de ce +beau-père, je vois une mère plus inquiétante encore, car, à la +façon dont elle juge sa fille, on est en droit de se demander : +« A elle, quelle fut sa vie ?… » Quand elle apprend l’adultère, elle +l’absout. Si son gendre pardonne, elle rit. Après ces détails, +certes, messieurs les jurés apprécieront, mais pour qu’ils appréciassent, +je tenais à donner une base à leur appréciation !</p> + +<p>Il offre à la Cour cette dernière impertinence dans le miel +d’un sourire, et il s’assied au milieu d’une approbation générale.</p> + +<p>— Euh… continuons ! bredouille le Président qui remet sa +toque.</p> + +<p>Dérouté, Chevreau Maurice poursuit tant bien que mal le +récit de sa vie. Elle est comme divisée en paragraphes, dont +chacun se termine par ce soupir :</p> + +<p>— Ce fut la plus atroce année que j’aie vécu !</p> + +<p>Un premier jugement de divorce lui enlève son enfant, sous +prétexte qu’il est dangereux de soustraire aux soins d’une mère +une petite fille qui a de l’entérite.</p> + +<p>— Arrêt abominable ! souligne M<sup>e</sup> Piero qui, de nouveau, se +trouve sur ses pieds.</p> + +<p>Le Président réplique :</p> + +<p>— Maître, d’abord, vous ne m’avez pas demandé la parole ! +Ensuite, je ne vous permets pas de juger de la sorte un arrêt de +la Cour !</p> + +<p>— Pardon, monsieur le Président !…</p> + +<p>— Vous avez le droit de critiquer, parce que même des magistrats +sont sujets à l’erreur ; mais les magistrats méritent le +respect !</p> + +<p>— Je le leur donne ! riposte avec éclat Piero-Piafferi. Mais je +le réserve à leurs personnes et ne l’étends pas à leurs arrêts !</p> + +<p>La tête est haute, et la voix vengeresse a l’air de parler au +nom de tous les justes du pays. Alors, l’avocat général bat l’air +de ses mains :</p> + +<p>— De grâce ! Maître, de grâce !… Si vous créez toutes les +minutes un incident, nous serons encore ici demain !</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero se raidit :</p> + +<p>— Nous y serons jusqu’à ce que justice soit faite !</p> + +<p>— Alors, il faudrait la laisser se faire !</p> + +<p>— La laisser se faire, sans doute ! La laisser faire, jamais !</p> + +<p>Il respire profondément, puis, tirant chacun de ses bras du +fin fond de chacune de ses manches :</p> + +<p>— Messieurs… sentez-vous bien que la minute est poignante ?</p> + +<p>Il souffle et prend un temps :</p> + +<p>— Nous discutions sur le meurtre d’une femme… Voici, +soudain, que le procès s’élargit. Voici qu’il ne s’agit plus d’une +affaire judiciaire, mais de la Justice même ! Voici… oui, voici +que les principes de notre Société sont en cause !</p> + +<p>Toute sa personne s’empreint d’une profonde gravité :</p> + +<p>— Messieurs… si haut que soient placés les magistrats dans +l’échelle sociale, cette échelle, comme celle de Jacob, mène à +Dieu ! Or, quand on a seulement prononcé ce nom, qui veut dire +toute puissance et toute perfection, l’esprit hésite, n’est-il pas +vrai, pour accorder ensuite, même aux hommes les plus haut +placés, des louanges sans restriction et une reconnaissance sans +arrière-pensée !</p> + +<p>Sur ces mots, il ouvre les bras et offre sa poitrine :</p> + +<p>— Aussi, préférerais-je que l’on m’arrachât sur-le-champ +cette robe !… (il la prend à pleins plis) cette robe, honneur de +ma vie et symbole de mon indépendance, si, tout à coup, dans +ce prétoire, qui est celui de la Liberté (la tête se dresse ; il parle +avec Dieu), si dans ce prétoire il ne m’était plus permis de juger +même des juges, et de prononcer sur des êtres qui sont simplement +humains des paroles qui ne soient pas strictement admiratives !</p> + +<p>Le vent de l’éloquence, qui vient de souffler dans cette phrase, +passe aussi dans les cheveux qui se rejettent en arrière ; et il +attend, les poings crispés, des applaudissements que le Barreau +commence, mais que le Président coupe net :</p> + +<p>— Je vais faire évacuer !</p> + +<p>La menace fige l’assemblée. Le secrétaire de M<sup>e</sup> Piero cherche +à le faire asseoir en lui postillonnant des félicitations, mais la +robe de nouveau le recouvre : « Tais-toi ! Tais-toi ! » Il disparaît. +Les assistants ont été secoués, dans cette salle pleine où la passion +s’échauffe pour un mot. Cet élan d’avocat, mené jusqu’au bout +avec un art parfait du théâtre, a d’abord emporté les cœurs ; mais… +déjà les esprits se ressaisissent et s’en veulent de s’être donnés +avec admiration à ce qui, peut-être, n’est qu’un jeu déplacé. +En sorte qu’il reste une gêne générale, et bien des yeux évitent +ceux de ce bavard en noir, qui laisse les uns confondus d’avoir +été naïfs, et les naïfs troublés de voir leurs voisins confondus.</p> + +<p>Le Président, dont l’esprit trébuche, tousse, se mouche et +grogne :</p> + +<p>— Euh… continuons !… Donc, accusé Chevreau (il fouille +dans ses papiers), le premier jugement vous a paru pénible. Mais, +(il reprend son aplomb) le suivant vous a rendu l’enfant… Ah ! +Maître, ne vous agitez pas !… Je sais : l’enfant était rendu sous +conditions : c’est la règle !… Vous deviez le remettre un après-midi +par semaine entre les mains de sa mère ?… Bien… ou plutôt +non, pas bien, car… c’est là, semble-t-il, la genèse du drame… +Vous avez dit et redit… Maître, laissez-moi m’expliquer : vous +aurez la parole après !… Vous avez dit que le jour où votre ex-femme +venait prendre l’enfant, la concierge montait le chercher, +et la mère, soit nervosité, soit dégoût, déshabillait la petite sur +place, rejetant les vêtements… qui étaient les vôtres, pour +lui en mettre… qui étaient les siens… Nous sommes d’accord ? +Non ?… Je m’y attendais ! Maître Piero-Piafferi ne peut pas être +d’accord !</p> + +<p>Ce dernier grimace, en effet ; puis ricane ; et d’une voix fort +doucereuse :</p> + +<p>— Maître Piero-Piafferi voudrait surtout que, quand il se +tait, son silence ne fût pas interprété…</p> + +<p>Il se balance, croise les bras, et, immobile :</p> + +<p>— Messieurs de la Cour, si je n’ai pas droit toujours à la +parole, aucun règlement du moins ne m’interdit les gestes. Ils +sont la manifestation instinctive de ma pensée, et je n’ai pas à +m’en excuser, plus que de ma respiration… Mais !</p> + +<p>Ce « Mais » est un brusque éclat, suivi d’un brusque arrêt :</p> + +<p>— Mais… quand ils marquent de ma part un contentement, +il convient de ne pas s’égarer jusqu’à y voir une protestation !</p> + +<p>Les yeux de feu s’adoucissent :</p> + +<p>— Monsieur le Président, vous venez de prononcer sur +l’accusé des paroles fortes et vraies, que la défense approuve et +dont elle vous remercie. Vous venez de peindre avec justesse +cette hebdomadaire provocation d’une mère qui n’aima son +enfant que dans la mesure où cet amour délabrait l’âme du père +infortuné, — père dont je ne suis pas seulement l’avocat, mais +l’ami, et je m’en flatte !… Pauvre Chevreau ! Il a subi quatre mois +de cellule sans une plainte, tandis que la police et la justice, +toutes deux boiteuses, toutes deux aveugles, poursuivaient une +instruction qui, le premier jour, m’avait semblé toute faite !</p> + +<p>— Ah ! Maître, là, c’est trop !</p> + +<p>L’avocat général est debout :</p> + +<p>— Vous êtes ici pour défendre et non pour attaquer ! Je ne +comprends plus !</p> + +<p>— D’autres comprendront, Monsieur l’avocat général !</p> + +<p>— Non !… Ah ! Maître ! Là, je répète que c’est trop ! redit +l’avocat général, qui est sans ressource, lui, pour varier l’expression +d’une seule pensée.</p> + +<p>Au contraire, M<sup>e</sup> Piero repart, s’arrête, se rebiffe, fait le doux, +s’humilie, le prend de haut, et remplit de stupeur le jury, où le +grainetier géant ne se sent plus d’attaque, et où le pharmacien +oublie d’être content de soi. Le Président rage : il ne veut plus +rien entendre.</p> + +<p>— Maître, c’est à moi qu’appartient la direction des débats ! +Dorénavant, je vous prie de me demander la parole, quand vous +jugerez que vous en avez besoin…</p> + +<p>— Je la demande !</p> + +<p>— Voulez-vous me laissez finir !… Je ne vous l’accorderai +que dans la stricte mesure indispensable au procès.</p> + +<p>— Ah ! monsieur le Président…</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero regarde les avocats, prend à témoin la presse et en +appelle aux femmes sensibles qu’il a fait entrer :</p> + +<p>— Monsieur le Président…</p> + +<p>— Vous n’avez pas la parole ! Non ! Vous ne l’avez pas ! C’est +moi qui l’ai !… Là… à la fin… heu !… bouh !… c’est vrai… il faut… +être raisonnable !… J’interroge Chevreau… euh !… Chevreau… +je vous interroge !… Le jour du drame, la fatalité a voulu que vous +sortiez sur l’escalier… et que vous rencontriez votre femme… +C’est exact ? Hein ?… euh… Elle déshabillait l’enfant ?… vous avez +tenté de vous y opposer ? Alors… elle vous aurait dit : « A bas les +pattes ! Ma fille n’est pas de toi ! » N’est-ce pas, elle vous l’a dit ? +Sur ces mots, vous avez sorti un revolver et l’avez tuée. Est-ce +cela ? Parfait. Or, je remarque, moi, que ces mots qui vous ont +décidé au meurtre n’avaient rien de nouveau pour vous…</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero ricane.</p> + +<p>— Maître, qu’est-ce qu’il y a ?</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero prend un air angélique :</p> + +<p>— Il y a, monsieur le Président, que d’abord cette fois +vous m’incitez à prendre la parole, alors que je ne la demande +pas ! Ensuite…</p> + +<p>Il se dresse et, plein de morgue :</p> + +<p>— … J’avoue qu’en entendant la vôtre, j’ai des pensées +subites que je n’ose pas exprimer !</p> + +<p>Il se rassied.</p> + +<p>— C’est ce que la Cour regrette ! dit le Président qui ricane +à son tour.</p> + +<p>Il s’ébroue et il se tourne :</p> + +<p>— Je continue d’interroger Chevreau… Chevreau, je vous +interroge ! Il y a dans votre cas une chose troublante : par la +mort de votre femme, vous deveniez le tuteur légal de votre enfant. +Ce point-là est troublant… N’y a-t-il pas eu de votre part un +calcul ? Vous répondez : non. Bien… mais ce point-là reste troublant… +messieurs les jurés apprécieront, et… comme au surplus +il est deux heures, l’audience est suspendue !</p> + +<p>Cette annonce veut dire que M<sup>e</sup> Piero-Piafferi va pouvoir +se répandre à travers toute la salle et monter jusqu’à la place des +magistrats, avec deux haltes, l’une aux bancs de la presse, l’autre +parmi ses confrères, qui sont rangés sur des banquettes, ainsi qu’on +vit le Tiers ordre sur des gravures représentant les États généraux.</p> + +<p>Sa petite face pâle questionne :</p> + +<p>— Alors, qu’en dites-vous ? Ne suis-je pas dans mon droit +strict ?</p> + +<p>Et tandis qu’il cueille les louanges du Barreau, des journalistes +entre eux l’accablent et murmurent :</p> + +<p>— Vraiment il n’y a rien, aujourd’hui, de plus grotesque qu’un +avocat !… Autrefois, du temps où on avait encore des Présidents +qui présidaient…</p> + +<p>Mais le voici. Alors, les mêmes lèvres, pour lui, continuent :</p> + +<p>— C’est très fort ! Très épatant !… Qu’on déplaise ou non à la +Cour, on l’écrira dans nos canards.</p> + +<p>Lui se souffle :</p> + +<p>— Il était nécessaire, une bonne fois, de dire ces choses !</p> + +<p>Et comme d’autres mains élogieuses le cherchent, le prennent, +le font tourner, il suit, il court, il monte des marches ; il arrive +à l’estrade des magistrats ; il rattrape l’avocat général ; il l’enlace +à la taille :</p> + +<p>— Cher ami… on me dit que vous m’en voulez !… L’amitié +vraie n’est-elle pas faite de ces cris de sincérité que nous venons +d’avoir ?</p> + +<p>Puis il l’entraîne dans un coin où, sa bouche sur la sienne, +chaleureux, débordant, il le couvre de son affection — jusqu’à +ce que Fernand, le garçon, lui glisse une carte.</p> + +<p>— Elle est là ?… Oh ! la charmante amie !…</p> + +<p>Il bondit dehors, trouve une femme, lui caresse les bras, +puis l’emmène à la buvette, et là il recommence une plaidoirie +en mangeant du cachou. Ensuite, il boit et porte à la santé de la +belle. Un confrère entre. Il crie : « Vous y étiez ? »</p> + +<p>— Où donc ?</p> + +<p>— N’y étiez pas ?</p> + +<p>Il le prend par le bras :</p> + +<p class="c"><img src="images/illu14.jpg" alt=""></p> + +<p>— Mon cher, venez ! Et écoutez ! La question nous intéresse +tous… Ce n’est plus un meurtre, ni une affaire d’Assises, c’est +une grosse, grosse chose !</p> + +<p>Il retrousse prestement ses manches :</p> + +<p>— J’ai eu là l’émotion la plus forte de ma carrière.</p> + +<p>Ce disant, il entraîne tout le monde, belle madame et confrères, +et, sautillant, léger, voix éclaircie, conscience plus fraîche, il +fait une rentrée éblouissante dans la salle où les jurés, en groupe +compact, sont déjà sur leurs sièges, attendant de mieux comprendre, +pour pouvoir mieux juger.</p> + +<p>Hélas ! L’éclaircissement n’est jamais le but d’un débat aux +Assises. La nouvelle école d’avocats a compris que la meilleure +méthode de défense était l’obscurcissement progressif de l’esprit +des jurés. Si ceux-ci se trouvent d’abord en face d’un cas qui +paraît clair, là est le danger. Alors, à force d’interruptions, le +défenseur emmêle, embrouille, sur une affaire en greffe dix +autres, et le plus simple des drames devient une inextricable +histoire, devant quoi ces bonshommes de jurés, hantés par la +crainte d’une erreur, hésitent… puis acquittent. Les avocats, +jadis, essayaient de sauver les accusés en prêtant à leurs actes +un mobile excusable ; ils développaient ainsi une psychologie +criminelle capable de susciter le pardon ; mais ils s’en tenaient +au drame, qu’ils adoucissaient. Moyen téméraire, qui mène à +l’inconnu. Aujourd’hui, on laisse l’affaire, on plaide en marge, +on pose vingt questions à côté, et surtout on fait défiler cinquante +témoins, ayant tous un nom, une situation ou une croix, qui, +l’un après l’autre, viennent jurer sur l’honneur que l’accusé, +exception faite de son crime… incompréhensible, a constamment +donné des preuves de douceur et d’infinie charité.</p> + +<p>Chacune de ces déclarations est soulignée par l’avocat, +qui dit :</p> + +<p>— Bien ! Très bien ! Merci ! Messieurs les jurés ont entendu le +témoin, un des hommes les plus considérables de la République ! +Mon client peut relever la tête… Cher ami, ne pleurez pas !… +Vous montez encore un calvaire. Courage : c’est le dernier !</p> + +<p>Et comme le Président, gêné, prononce :</p> + +<p>— Le témoin peut se retirer… Monsieur, vous êtes libre…</p> + +<p>— Ainsi que nous le serons tous dans quelques heures ! +crie hautement M<sup>e</sup> Piero-Piafferi.</p> + +<p>S’il y a par hasard des témoins à charge, ils ne comptent pas.</p> + +<p>— Vengeance de l’accusation ! Je dis vengeance, et maintiens +le mot, y ajoutant l’épithète : « inutile ». Le colonel Matagrin, +par exemple, ne peut apporter aucun éclaircissement au procès. +Cet homme, que je me contente d’appeler un curieux <i>beau</i>-père, +n’a jamais montré dans la vie qu’une mollesse coupable +ou une douloureuse confusion.</p> + +<p>— Ah ! Maître ! s’écrient ensemble l’avocat général et le +Président. Vous n’avez pas le droit de juger le témoin !</p> + +<p>— Je ne juge que sa conduite !</p> + +<p>— Vous devez la juger respectueusement !</p> + +<p>— Pourvu qu’elle le mérite !</p> + +<p>— Faites entrer le témoin suivant, bredouille le Président.</p> + +<p>C’est M. Chevreau père, celui qui, il y a trente-neuf ans, +engendra l’accusé. A le voir, on sent la puissance de l’hérédité. +Il est professeur à Henri-IV. Il dit : « Moi, chef de famille. — Moi, +l’un des membres de cette grande Université de France. » La +maison de son fils, désormais vide, il la décrit en ces termes : +« <i lang="la" xml:lang="la">Sunt lacrymæ rerum.</i> » Il parle posément, fait sentir la ponctuation +et il a une redingote et une cravate noires ; M<sup>e</sup> Piero pense : +« Pauvre cuistre ! »</p> + +<p>Puis il déclare :</p> + +<p>— Monsieur, chacune de vos paroles nous est une émotion… +N’ayez crainte et soyez fier : votre fils est absous d’avance dans +l’esprit des hommes justes, à qui vous venez d’expliquer ce que +fut une jeunesse française sous votre direction… Au nom de tous, +je vous remercie !</p> + +<p>Ces paroles prononcées, M. Baratte, professeur à la Faculté +des Lettres, est introduit. Il s’avance avec lenteur, baisse les +yeux et parle en pensant. Il a connu le père, dont la vie a été +toute d’abnégation ; la mère, qui fut le courage fait femme ; +le fils, qui a vécu dans une atmosphère d’élévation morale. Le +jour du meurtre, M. Baratte a dit : « Ce n’est pas possible ! » +Il n’y croit pas encore : il le jure devant la Cour.</p> + +<p>— Merci, monsieur Baratte, merci ! dit M<sup>e</sup> Piero-Piafferi. +Vous êtes un des maîtres de la langue : chaque mot, sur vos lèvres, +a une valeur précise. Messieurs les jurés s’inspireront de vos +paroles.</p> + +<p>Et on voit apparaître M. Scheffer, ancien ministre de l’Instruction +publique, qui fut un des familiers de la maison Chevreau.</p> + +<p>— Que dire du père, gloire de notre enseignement ! Comment +parler de Mme Chevreau, type de la mère française ! Maurice… +enfin… Ah ! Maurice !… En prononçant ce petit nom, permettez, +monsieur le Président, que je me tourne vers celui qui le porte, +et que je lui dise, ainsi que chez ses parents : « Maurice… tu es +resté un brave garçon, n’est-ce pas ?… Mon amitié n’a pas d’inquiétude +à concevoir ?… »</p> + +<p>— Ah ! merci, monsieur le Ministre ! Merci ! s’écria M<sup>e</sup> Piero. +Et puisque avec tant de cœur vous évoquez les repas charmants +où s’épanchait votre affection, laissez-moi répondre : « A ce +soir, monsieur le Ministre ! Votre Maurice vous sera rendu, et +il dînera chez vous ! »</p> + +<p>— Le témoin suivant, ordonne sur un ton sec le Président.</p> + +<p>C’est M. Huilier, le grand éditeur de livres classiques, +officier de la Légion d’honneur, qui a fait le mariage.</p> + +<p>— Messieurs les jurés, Maurice Chevreau était un jeune +homme enclin à la douceur et à la tendresse. Je me rappelle sa +première communion, la joie de sa famille devant ce caractère +qui se dessinait si heureusement. J’ai été témoin à son mariage. +Le mariage, avec ses devoirs graves et ses vertus tranquilles +lui paraissait le rêve. Je l’ai vu avec sa jeune femme partir pour +l’Italie. J’avais cru discerner sur son visage viril l’annonce du +bonheur. Aussi quelle surprise douloureuse, lorsque j’ai lu +dans les journaux l’affreux drame pour lequel, aujourd’hui, nous +voici réunis. Messieurs, j’ai pris cette feuille à deux mains, et +je me rappelle que, le cœur battant, je la secouai nerveusement, +en disant : « Allons !… Ce n’est pas possible !… Ce n’est pas lui !… +Ce n’est pas vrai ! »</p> + +<p>— Monsieur Huilier, prononce M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, de telles +paroles ont une noblesse dont le plus humble serait ému. Vous +avez voulu faire le bonheur de l’homme irréprochable que je +défends ; tout à l’heure, la Justice vous le rendra ; et vous pourrez +lui bâtir solidement ce que le sort, en dépit de vous, a réussi +à mettre à bas.</p> + +<p>Il en est à sa dix-neuvième plaidoirie, à grands gestes et +grands mots, donnant toute sa voix et couvrant de sa manche +son secrétaire, qui, chaque fois, se dégage en rougissant de ce +flot d’étoffe noire. Dix-neuf fois il a plaidé, et il va replaider une +vingtième, pendant trois heures, sans une redite, mais n’évitant +aucun excès, ne redoutant aucun ridicule, riche de dons théâtraux +inouïs pour l’œil comme pour l’oreille, sortant tout droit +de la Comédie Italienne, dépassant Scapin, débordant enfin d’un +talent prestigieux qui symbolise, hélas ! l’éternelle singerie de +l’avocat aux Assises.</p> + +<p>Un avocat d’affaires, déplacé dans ce milieu, parlera sèchement +pour la partie civile. Il voudrait émouvoir le jury sur les +parents de la victime, mais comme il parle, le nez dans ses +papiers, c’est M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, qui, en silence, continue de +dominer les jurés. Ses yeux ne les lâchent pas ; il a l’air de dire : +« Vous vous rappelez le colonel, et ce que je vous ai dit ? » Il se +tait : c’est lui qu’on regarde. L’autre parle ; c’est lui qu’on croit.</p> + +<p>L’avocat général se lève ensuite. Il est connu pour sa pauvreté +d’esprit et de parole. Il n’est pas debout que cinquante avocats +se lèvent aussi… pour sortir. Bruit de pas ; bruit de portes ; +il doit attendre pour commencer, et, quand il commence, dans +un décevant bruit de pieds, il a beau lancer ses périodes à un +mètre du jury, c’est M<sup>e</sup> Piero qui, de loin, rien que par sa tête, +l’occupe toujours. Ah ! cette tête ! Il se penche, se crispe, grimace, +éclate, pâle, fiévreux, agacé, agaçant, étonnant, absorbant. +Le grainetier, homme simple, est rempli d’admiration pour ce +grand comédien.</p> + +<p>— Messieurs les jurés, dit l’avocat général, je fais appel à vos +consciences : suivez-moi bien !</p> + +<p>M<sup>e</sup> Piero roule sur son index sa frisante moustache. Emphatique, +une main part dans les cheveux, les yeux luisent, le menton +défie : « Allons ! Allons ! Vous savez bien qu’ils ne suivront pas ! »</p> + +<p>— Messieurs les jurés, dit l’avocat général, j’ai le jugement +de la Cour d’Appel… qui dit que le… qui dit que les… Je vous +demande pardon, il était dans mon dossier… D’ailleurs, peu +importe !… En substance…</p> + +<p>Mais Piero vient de brandir une feuille : « Moi, je l’ai ! » +Il a aussi son jury.</p> + +<p>— Messieurs, bredouille l’avocat général, cette femme qui +changeait son enfant dans l’escalier avait simplement une +conception différente de l’habillement des enfants…</p> + +<p>Alors, M<sup>e</sup> Piero fait des yeux égarés. Demi-tour : il prend les +mains de son client ; il étouffe du besoin de parler, et il doit se +taire encore ! Mais maintenant, il sait bien que c’est lui que les +jurés guettent, espèrent, attendent.</p> + +<p>— Messieurs, j’en ai fini ! déclare l’avocat général.</p> + +<p>Piero se tourne :</p> + +<p>— J’ai pris mes responsabilités ; prenez les vôtres !</p> + +<p>Piero croise les bras.</p> + +<p>L’avocat général s’assied. On murmure : « Pas permis d’être +aussi mauvais !… » Et tous les regards se concentrent sur Piero. +A lui !… Enfin !</p> + +<p>Il est déjà debout, mains au dos, se livrant à son tic ordinaire, +qu’il emprunte aux félins qui guettent leur proie. Il s’abaisse, +puis se redresse, il a l’air de peser, puis de bondir sur un ressort. +Cela veut dire : « Attention !… Vous y êtes ?… Regardez-moi bien ! »</p> + +<p>Il n’a presque pas cessé de parler, mais c’est lui, toujours, +qu’on est avide d’entendre. « Quel oiseau insoutenable ! » ont dit +les journalistes ; mais maintenant, les voici sur leurs bancs, +attentifs, le porte-plume prêt, l’oreille tendue.</p> + +<p>— Messieurs de la Cour, messieurs les jurés…</p> + +<p>Toute la salle retient son souffle.</p> + +<p>— Tandis que monsieur l’avocat général goûte, enfin, un +repos bien gagné…</p> + +<p>On n’attend pas la fin de la phrase ; ce seul début conquiert +tout le monde. Prévenus, on ne sait par qui, les avocats s’en reviennent +en hâte ; ils entrent sur le bout des pieds. M<sup>e</sup> Piero +les voit : son œil les remercie… Encore dix… encore vingt… +Les banquettes rouges sont pleines. Il peut se lancer… il se +lance… tout à fait. Moqueur, méchant, puis doux, chantant. +Quelle aisance pour passer de l’ironie qui cingle à l’hypocrisie +qui caresse ! Dans le jury, le professeur de violon a son âme musicale +bouleversée par cette voix qui fait de la prestidigitation avec +les mots. Le commandant en retraite se croyait du mépris pour +l’éloquence : il est emporté malgré lui, tel un homme qui se +noie, même s’il déteste l’eau. Le plombier reste affalé sur ses +coudes, hagard devant ce tour de passe-passe intellectuel, comme +s’il voyait une omelette et un aquarium sortir d’un chapeau. +M<sup>e</sup> Piero-Piafferi tient ses douze jurés dans une poêle à bout de +bras ; il fait d’abord sa parade éclatante ; tambours, trompettes, +et allez, hop ! Il les retourne une fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à +ce qu’ils soient à point.</p> + +<p>— Les billets doux perfides de cette femme, écoutez-les, +messieurs !</p> + +<p>Il sait les lire ; il dit avec un frisson des épaules : « <i>Ton petit +loup tout petit.</i> » Puis il s’écrie : « Lettre adultère ! » d’un ton +si menaçant, que le juré tapissier, qui trompe secrètement sa +femme, reste sans salive, la gorge étouffée.</p> + +<p>— Voici, maintenant, les lettres de l’homme qui fut préféré : +« l’Amant », disent les poètes. Le nom est trop beau, messieurs, +pour un tel personnage ! Car, tandis que Maurice Chevreau +conseillait à sa femme des lectures capables de l’élever : Plutarque, +Pascal, Vigny, — le plombier est hébété — le séducteur +lui expédiait : « <i>Hortense, couche-toi</i> », et « <i>Théodore cherche des +allumettes.</i> » (Le plombier sourit.) La femme qui se plaisait avec +l’un pouvait-elle comprendre l’autre ? De ce dernier vous connaissez +maintenant les parents qui représentaient la saine tradition +universitaire française. Vous avez vu le père ? A la mère vous +rendrez ce soir son enfant, pour qu’elle lui donne le baiser de +pardon qu’elle a donné, sans marchander, à sa belle-fille adultère !</p> + +<p>Cette antithèse saisit les journalistes.</p> + +<p>— Vieux, dit l’un, pige-moi comme il tient son jury !</p> + +<p>Un autre répond :</p> + +<p>— Je fais carrément la copie sur l’acquittement.</p> + +<p>Déjà il aligne ses phrases : <i>M<sup>e</sup> Piero-Piafferi s’est dépassé +lui-même… L’accusé fut absous au milieu d’un enthousiasme indescriptible…</i> +Puis il part dîner, tandis que Piero continue. Il est neuf +heures et demie ; il parle depuis sept heures…</p> + +<p>— Ah ! soupirent quelques-uns, le voilà qui traîne… il va +le faire condamner.</p> + +<p>C’est qu’en plaidant il n’a pas qu’un souci. Certes, il y a +l’accusé, mais il y a surtout lui-même, son renom, sa clientèle. +Il faut qu’il ait demain toutes les grosses affaires : politique et +finance. Il faut donc qu’il force l’attention, qu’il ne cesse pas +d’étonner. Il faut que l’impression qu’il donne demeure dans les +mémoires. Il faut plus : qu’il soit le seul à avoir ébloui. Il rit +de l’accusation qui n’en peut mais, du jury qui n’en peut plus, +de la Cour qui n’y peut rien, du public, de la victime.</p> + +<p>— Oh ! maintenant !… Oh ! maintenant, il va fort ! C’est décidément +un vaudevilliste, ce type-là !</p> + +<p>Journalistes et avocats échangent des regards complices.</p> + +<p>— Messieurs, s’écrie Piero, c’est là tout le procès !</p> + +<p>Il est tout de même étonnant dans l’art de la tirade, de l’effet, +du tréteau ! Minute par minute, il rattrape l’attention, jette un +mot, étonne par un silence, tient en arrêt par une grimace, enlève +sa salle d’un geste ; et de même qu’au théâtre, pendant que se +déroule la pièce, le public suit ou perd pied, s’oublie, s’énerve, +se donne, proteste. Des hauts, des bas.</p> + +<p>— Ça y est, il l’a sauvé !</p> + +<p>— Non, ce coup-ci, il le noie !</p> + +<p>— Il va lui faire coller deux ans…</p> + +<p>— Avec sursis !</p> + +<p>— Neuf heures trois quarts ! Oh ! il abuse !</p> + +<p>— Il va nous mener au petit jour…</p> + +<p>— L’heure de la guillotine !…</p> + +<p>En tout cas, il se fatigue et s’irrite. Toujours pâle, mais les +oreilles sont rouges ; son ironie se rapetisse, ne pique plus juste ; +il se répète… Maurice Chevreau lui-même est fatigué. Mais, +soudain, il ramasse ses énergies ; sa voix redevient plus claironnante ; +il résume tous les incidents qu’il a créés lui-même, et +dans un dernier élan d’insolence qui, celui-là, est large, il retrouve +son auditoire, serre les rênes, reprend le galop… atteint le but ! +Muets, les jurés se retirent. Pouh !… ils ont chaud !… Si chaud +qu’ils ne discutent plus : ils ne le pourraient pas, ils sont étourdis. +Qu’est-ce qu’on leur demande ? De voter ? Ils vont voter… en +acquittant. A toutes les questions ils répondent : « Non » à l’unanimité, +et ils rentrent. A peine eut-on le temps, sur les bancs de +la presse, d’échanger trois mots avec quelques jeunes femmes +jolies qui s’étaient approchées :</p> + +<p>— Que croyez-vous que touche Piero ?</p> + +<p>— Quinze mille par mois depuis trois mois.</p> + +<p>— Pas possible ?</p> + +<p>— Mais il a eu des frais. Il a invité vingt fois le colonel et +sa famille : il faut bien causer, s’entendre sur ce qu’on dira à +l’audience. En vérité, il aurait voulu le tuer avec des vins. L’autre +a tenu bon : c’était donc inutile et ça a été cher… Voilà le jury… +Restez, madame… vous serez un peu serrée : ce n’est pas nous +qui nous plaindrons… Chut !… Écoutez… Là… je vous l’avais +dit : c’est un homme libre !</p> + +<p>— Oh !… tout de même ! dit la femme, qui a un regret confus +de ne pas voir condamner un homme, il a tué et il va rentrer +chez lui !</p> + +<p>— Avis aux amateurs !… Mais écoutez encore… Tenez-moi +par le bras, ça ne fait rien… Là… Vous avez entendu ?</p> + +<p>— Je n’ai pas compris.</p> + +<p>— Le beau père, le vieux colo, débouté !</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’il demandait ?</p> + +<p>— De la galette, parbleu ! On lui a tué sa fille.</p> + +<p>— Alors ?</p> + +<p>— Il aura les frais.</p> + +<p>— Non ?</p> + +<p>— C’est la justice… Mais attendez… on va filer par ici… +Pardon, monsieur ! Monsieur, pardon !… Voulez-vous être assez +aimable pour laisser passer madame, je vous prie… On ne vous +laissera pas passer : c’est effarant ! Monsieur, c’est un journaliste +qui vous demande à passer : j’ai ma copie, moi, qui attend !… +Dame, je ne suis pas ici pour m’amuser !… Madame, venez !… +Ouf ! J’ai cru que nous ne partirions jamais. Qui vous a fait entrer ?… +Fernand ?… Vous n’oublierez pas que c’est moi qui vous ai fait +sortir… Que vous êtes gentille !… J’écris dans le <i>Grand Français</i>… +Vrai, vous me lisez tous les matins ?… Tenez, tenez, regardez !… +Le colo !… Pauvre bonhomme !… il s’en va à la dérive… Dans +cette galerie mal éclairée, il se cogne presque… il a l’air d’une +chauve-souris…</p> + +<p>— Oh ! soupire la femme, c’est terrible ce Palais !</p> + +<p>— Pas pour tout le monde. Regardez encore.</p> + +<p>— Est-ce lui ?</p> + +<p>— Soi-même !</p> + +<p>— Ah ! lui, il est épatant !</p> + +<p>— Le pas léger, hein !… sa serviette ne lui pèse pas… Il sent +bien qu’à la prochaine grosse affaire il pourra prendre vingt mille +par mois… Eh bien, c’est cela, madame, le grand résultat de la +journée… Je vous présente mes hommages !</p> + +<p class="c gap"><img class="w25" src="images/illu15.jpg" alt=""></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu16.jpg" alt=""></p> + +<h2 class="nobreak">IV<br> +LES BASSES AFFAIRES</h2> + + +<p>Les fenêtres des Assises sont hautes. La salle aura le temps, +durant la nuit et toute la matinée, de s’aérer largement, +et le lendemain il ne restera aucun souvenir de cette grande +impertinence oratoire, de ce public fiévreux, de cette +Justice bousculée et maîtrisée. — On va juger, le lendemain, +deux sinistres et modestes affaires d’avortement. Trente personnes +dans la salle. Les gardes alors retrouvent leur importance : +le public mondain n’étouffe plus la police ; on entend des bruits +de baïonnettes ; on se sent dans l’antichambre d’une prison. +Le Président parle ferme et net ; et le jury croit qu’il comprend.</p> + +<p>Depuis la veille, il n’a guère changé, le jury, sinon que l’accusation +a récusé le professeur de musique, qui lui paraît léger et +fantaisiste, tandis que la défense rejette le commandant, dont les +sourcils semblent sévères. Ils sont remplacés par un marchand +de beurre et œufs et un dessinateur en ameublement d’art ; +mais ils ont le droit de rester, d’assister : ils en useront.</p> + +<p>— Avortement… J’ai envie de voir ça, dit le commandant.</p> + +<p>— Eh ! eh ! amour, tu nous enchaînes !… dit le professeur de +violon.</p> + +<p>Et tous deux s’asseyent, guillerets.</p> + +<p>Cependant, pour éclairer ce pauvre procès, il fait un pauvre +jour, chargé de nuées, brouillé de pluie, et cette salle, échauffée +et lumineuse la veille, est sinistre et refroidie lorsqu’on entre +les deux accusées. L’équivoque curiosité de ces messieurs sera +déçue : deux ombres de femmes dans une pénombre. De la tristesse… +Pas d’avorteuse, elle s’est enfuie. Deux avortées, qu’on a +surprises : Rose Lafleur, une tête de vierge et une voix angélique. +Et Jeanne Gaucher, des yeux vairons, des traits brouillés, une +pauvre fille perdue qui frissonne dès qu’on parle. Une avocate, +M<sup>e</sup> Vera Verhomme, défendra la seconde. Un avocat, M<sup>e</sup> Mireille +est déjà campé pour la première.</p> + +<p>Ah ! ces histoires lugubres, dont les gens heureux s’effarent, +car elles découvrent brusquement, dans une lumière crue qui +les blesse, tout ce qu’engendrent la misère, l’ignorance et le +vice, ces histoires qui ne sont chacune qu’un chapitre du drame +social dans les bas-fonds, il faudrait les juger avec autant de clairvoyance +que de charité ! Mais, dans ce Palais et dans cette salle, +la beauté et la bonté ne font que des apparitions. Parfois, un grand +mot, une envolée, un cœur vrai sous une robe noire, et la foule +étonnée crie « Bravo ! » Parfois, de l’accusé, un remords méritant +le grand pardon. Parfois la Cour, d’un geste, sait imposer le +respect. Bref, une minute, on respire, on s’élève !… Puis on retombe. +Les murs sont sales ; les hommes sont bêtes. Ils sont dans le faux, +pompeusement ; ils ne savent ni ne peuvent s’aimer. Et puis… +ils prononcent des arrêts sur le passé, alors qu’il faudrait les faire +suivre de décisions pour l’avenir. Quand on n’a pas le courage +d’être un franc misanthrope, jamais, jamais il ne faut venir +en ces lieux, où l’illusion est impossible. Il faut lire les poètes, +vivre en haut d’une montagne, naviguer…</p> + +<p>Tout, aux Assises, est contrefait, dénaturé. — Avortement ! +Mot qui représente de l’amour, des angoisses, de la peur, des +scènes odieuses ou misérables ; mais tout cela, conté par un Président +qui ne connaît qu’un dossier, discuté par un avocat général +si dépourvu de moyens qu’il ne peut même pas être avocat tout +court, repris enfin et remâché par la défense, qui remplace la +vérité de la vie par le cabotinage des phrases, tout cela devient +archifaux et fastidieux. On en regrette M<sup>e</sup> Piero-Piafferi qui, la +veille, a rempli ces Assises de la comédie de sa parole. Du moins, +est-ce un artiste. Il confond la justice et la parade foraine, mais +il est surprenant de maîtrise ; tandis que les médiocres en éloquence +judiciaire, non seulement déçoivent, mais dégoûtent.</p> + +<p>Ce M<sup>e</sup> Mireille ! Tête de prélat pour tableau de genre, banale, +moyenne, avec un regard d’une amabilité impersonnelle, des +lèvres d’une gourmandise ordinaire, un teint de bonne santé +insipide. Et une parole comme son visage : toutes les platitudes, +toutes les fadeurs, toutes les vanités.</p> + +<p>Le Président déjà n’est pas une lumière. Au lieu d’interroger, +selon l’habitude il accuse :</p> + +<p>— Hum !… Il n’y a pas de fumée sans feu… Quoi ? Parlez ! +Vous ne vous rappelez plus ? C’est justement le détail qui a le +plus d’importance… Vous niez ces propos-là ? Pourquoi, s’il vous +plaît, vous les reprocherait-on, si vous ne les aviez pas tenus ?… +Ne m’interrompez pas : vous aurez le temps, tout à l’heure, de +protester à votre aise… Voyez-vous, dans la vie, il ne suffit +pas de tuer, il faut encore en rendre compte !</p> + +<p>Les témoins ont été ce qu’ils peuvent être : émus, gauches +et faux : parents, concierges, docteurs, ordinaire défilé des sottises +connues.</p> + +<p>L’avocat général a dit, comme tous les avocats généraux : +« Crime atroce, messieurs, qui révolte nos sentiments les plus +sacrés !… Dans l’état actuel du pays, vous savez le prix d’un +enfant. La Patrie se joint à la Justice, pour réclamer de vos +cœurs un châtiment sévère. L’amour a fait trébucher ces filles. +Punissez, messieurs ! Sinon, quelle différence y aura-t-il entre +des vierges folles et des vierges honnêtes ? »</p> + +<p>Enfin, M<sup>e</sup> Vera Verhomme a été sèche, raisonneuse, haineuse, +attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière +de presque toutes ces féministes qui confondent la colère et le +raisonnement :</p> + +<p>— Messieurs, la Nature, avant la Société, vous a donné le +beau rôle ! Vous ignorez, vous autres, l’angoisse d’une créature +qui en porte une autre en son sein ! »</p> + +<p>Dépit dans un défi…</p> + +<p>Ainsi, jusque-là, rien de bien, rien de large, rien de noble. +Et pourtant tout cela semblera supérieur, sitôt que M<sup>e</sup> Mireille +aura donné sa note. Car sa sensiblerie ferait détester les cœurs +sensibles, son appel à la pitié haïr l’indulgence. Toutes les grandes +choses il les galvaude ; il fait une pantalonnade en place d’une +plaidoirie, et il a la lèvre tremblante, l’œil mouillé, la voix qui +sanglote, pour ridiculiser le drame, la justice, le Barreau. Est-il +comique ? Est-il odieux ? Il fane tout ce qu’il touche. Et ils sont +ainsi des centaines, oui des centaines dans ce Palais parisien, +à mener une vie en fin de compte honteuse par l’imbécillité d’une +parole ampoulée, qui gâte tous les débats, ruine des procès, tue +des vies.</p> + +<p>— Messieurs les jurés, s’écrie ce pantin, vous savez que quand +on veut étudier les maladies du corps humain, on va à l’hôpital, +les maladies du corps social, on vient ici. A l’hôpital, avez-vous +vu des femmes avortées ? Si oui, je vous le demande, vous êtes-vous +écriés, comme monsieur l’avocat général : « Un châtiment ! +En prison ! La cellule ! » Ou n’avez-vous pas eu, comme moi, +l’envie de vous agenouiller et de murmurer d’une voix très +douce : « O femme… pourquoi as-tu détaché de toi ce fruit de ton +pauvre corps ? »</p> + +<p>Le dessinateur d’ameublement réalise l’image et fait un +niais sourire.</p> + +<p>Mireille déjà larmoie ; mais son devoir le soutient :</p> + +<p>— J’ai une lourde tâche. N’importe ! Si je dis un mot, un +seul contre votre pensée, vous m’arrêterez, n’est-ce pas ? Vous +me crierez « Non ! » Messieurs… l’histoire de cette pauvre fille, +vous la connaissez : elle est simple, hélas ! Toute seule dans la +vie ! Seule elle a vécu, seule elle a aimé, seule elle a souffert !… +Combien gagnait-elle ? Huit francs. Voulez-vous que ce soit +dix ? Ce n’est pas là le débat ! Le débat, le voici : il faut qu’on +vous apporte à vous, douze jurés, douze intelligences, douze +cœurs, douze citoyens, une accusation ferme. Où est-elle ? On +me dit « Théories de Malthus ! » Moi, je ne connais pas les théories +de Malthus ! On me dit : « L’éducation laïque sans morale » ; mais, +messieurs, je ne sais rien de vos opinions politiques ou religieuses, +et cela n’est pas le procès ! Le procès commence avec le docteur. +Le docteur a parlé, et le docteur c’est la science, mais moi… +qui suis simplement le bon sens, n’ai-je pas le droit aussi de dire +mon mot, après le docteur ? Je m’adresse à vous, messieurs les +jurés. Si vous avez des points obscurs, dites lesquels : je répondrai, +car j’affirme : « Quand cette fille a été arrêtée, cette fille a avoué ! » +Elle a dit : « Je ne savais pas que j’avais fait mal. Il paraît que c’est +mal ? Eh bien, quoique ce soit mal, c’est vrai que je l’ai fait ! » +Messieurs, moi qui, défenseur, juge les hommes et les femmes +sur l’esprit, non sur la lettre, sur leur valeur profonde, non sur +des apparences, je pense : « Ça c’est très bien… ça c’est très +beau ! » Et devant ça je m’incline ! Le reste n’a pas de rapport +avec l’affaire ! Théories sociales ! Jurisprudence ! A côté, messieurs, +à côté ! Songez simplement à ceci : cette fille, qui est toute +jeune, qui est destinée à la maternité, elle aura des enfants, +les enfants qu’il faut qu’elle ait, qu’elle veut avoir, et ils lui donneront +des joies, mais… aussi des remords, évoquant en elle constamment +l’image du pauvre petit être… vous m’avez compris… +Je vois l’un de vous qui est bien ému. Ah ! c’est que cela, c’est le +procès ! Je m’adresse à des pères de famille, parbleu ! Cette fille +connaîtra par elle-même le châtiment de sa conscience ; vous ne +lui en infligerez pas un second. Je m’assieds, rassuré, et je vous +remercie !</p> + +<p>Il a été doux, mielleux, fondant, d’une sincérité d’acteur sans +le sou, d’une pompe de mi-carême, d’une affabilité dégoûtante. +Le jury se rend compte qu’il vient de manger d’une crème tournée, +mais, mal à l’aise, il ne discerne pas ce qu’il y a de gâté +et de sain, et il acquitte.</p> + +<p>Changez-le, ce jury ; changez le Président ; changez l’avocat : +vous n’aurez rien changé. Vous retrouverez des hommes en jupe, +qui font un métier, et des hommes en veston… qui ne savent +que faire. On a beau s’acharner, vouloir se dire : « Mais si, il y a +des ressources… des avocats simples… des jurés qui comprennent… » +tous les jours, on est rebuté. Car c’est ce travail quotidien de +la Cour d’Assises qu’il faut voir de près, en se gardant de la +juger sur de grandes représentations où, parmi toutes les petitesses +des débats, un ou deux hommes quand même s’imposent +par leur art oratoire. Un mois d’avance s’annonce l’affaire Caillaux. +Celle-là, on sait bien qu’elle fera recette ! La femme du ministre +des Finances a pour avocat M<sup>e</sup> Labori : il y aura de belles minutes, +ardentes, vigoureuses ; on oubliera le procès : les passions +politiques enflammeront les cœurs… Mais, quand il s’agit d’une +misérable qui a tué son petit enfant, d’un vieux filou retors qui +a commis des faux, de deux jeunes crapules qui ont étranglé +une vieille au fond d’un faubourg, quand on juge le crime et la +misère sans réputation, ce comique journalier, ce comique bas +et révoltant de la Cour d’Assises souligne la pauvreté de cette +pauvre humanité. D’obscurs instincts la poussent à des actes +dont l’horreur ne trouve personne, ensuite, pour en parler ni en +juger sobrement… un peu divinement. Des intérêts, des tics, +des égoïsmes, l’effondrement de ce qui semble le plus grave +sur cette terre : la Justice. — Un crime, un assassin, des +juges, un défenseur : quand on n’a pas vu, qu’on ne sait +pas, est-ce que rien peut sembler d’un spectacle plus grand ? +Mais il faudrait une charité qui vive comme un cœur bat, ou +une sévérité poignante par l’émotion contenue… Hélas ! quelle +que soit l’affaire, quand vous poussez la porte, il faut laisser +tout espoir sur le seuil.</p> + +<p class="c"><img src="images/illu17.jpg" alt=""></p> + +<p>S’agit-il d’un faux ? Grâce aux avocats, vous allez assister +à la « farce des experts en écriture ». Ouvrez les oreilles. Voici +l’expert de l’avocat général : M. Aloès.</p> + +<p>— Messieurs, prononce M. Aloès, ayant examiné l’écriture, +j’ai la conviction que c’est un faux ! Dans la vraie écriture, chaque +fois qu’il y a deux <i>l</i>, la deuxième est plus petite : ici, le contraire +(l’avocat général approuve). Pour une <i>s</i> la plume monte, puis +descend, et il y a un petit nœud dans la boucle : ici, pas de petit +nœud. (La cour opine de ses trois toques). J’ai examiné aussi les +<i>f</i> : au lieu que ce soit la boucle qui rencontre la hampe, ici la +hampe est faite avec deux boucles. Considérations qui fortifient +ce que j’appelle la présomption du faux.</p> + +<p>— Monsieur, je vous remercie, dit tout haut l’avocat général.</p> + +<p>— Et moi, je ne vous remercie pas, monsieur ! reprend +l’avocat plus haut encore. Je signale simplement à messieurs les +jurés que M. Aloès est cet expert notable, qui a diagnostiqué un +jour, sur une écriture qu’on lui présentait : <i>homme d’imagination +pauvre et de faible culture</i>. Riez, messieurs : il s’agissait de Renan ! +Le mieux est donc de n’attacher aucune importance à ce genre +d’exercice folâtre avant d’avoir entendu M. Robin, qui, lui, +est notre archiviste paléographe le plus distingué. Qu’on fasse +entrer M. Robin !</p> + +<p>— Messieurs, dit M. Robin, expert de la défense, selon moi +aucun doute : toutes les écritures sont de la même main ! Pas +trace de faux. Primo : à cause des ressemblances : tous les <i>t</i> +ayant des œillets très importants ! Tous les 6 tracés de haut en +bas : ceci ne trompe pas ! (L’avocat lève l’index pour attirer +l’attention des jurés.) Secundo : à cause même des différences, +qui sont des différences d’origine nerveuse pathologique. Je +me permets de remettre à ce sujet un petit mémoire, que messieurs +les jurés voudront bien examiner à la suspension.</p> + +<p>— Monsieur l’archiviste, dit l’avocat, je vous remercie et +vous salue !</p> + +<p>— Et moi, dit l’avocat général, moi je vous remercie aussi, +monsieur l’archiviste, car l’accusation, elle, est impartiale. Elle +a assez de raisons d’être sûre du crime pour négliger un dernier +avis, même apporté par un homme considérable comme M. Robin.</p> + +<p>… Tu as été mauvais ? Je serai plus mauvais que toi !… Gens +de Palais ! Vieilles haines ! Concurrence ! L’accusé n’est qu’un +prétexte.</p> + +<p>Revenez trois jours plus tard. Affaire de fausse monnaie : +un homme a passé cinq pièces de cinquante centimes en plomb. +C’est trop. A coup sûr, il les fabrique. Accusé, prouvez que vous +ne les fabriquez pas. Messieurs, vous constatez : il ne prouve +rien ; donc, il les fabrique !</p> + +<p>Et le jury, cette fois, se hérisse : le jury n’aime pas les faux +monnayeurs, même présumés. Rentier, marchand de beurre et +œufs, commandant en retraite, chacun se sent visé par ce mauvais +homme, dont on dit : « Il fait des pièces en plomb. » Chacun +se rappelle celles qu’il a reçues ; et chacun se prépare… à condamner… +En vain se trémoussera l’avocat.</p> + +<p>— Messieurs, l’État, le premier, donne un pernicieux +exemple !</p> + +<p>L’avocat général bondit :</p> + +<p>— Vous dites ?</p> + +<p>— C’est l’État qui émet de la monnaie ne pesant pas le poids !</p> + +<p>L’avocat général suffoque :</p> + +<p>— Mais… mais… c’est une nécessité !</p> + +<p>— Et les nécessités protégées par la loi sont morales, n’est-ce +pas ?</p> + +<p>L’avocat ricane, s’assied, triomphe. Jeune stagiaire. Sa famille +est dans la salle : père, belle-sœur, des amis. Et le père dit : +« Nous sommes bien contents : après six mois de Palais, déjà les +Assises. »</p> + +<p>— Oh !… Il a du feu ! reprennent les amis.</p> + +<p>— Je crois qu’il réussira, murmure le père.</p> + +<p>Il ne réussira pas à faire acquitter son premier client. Il a +beau s’égosiller : « Messieurs, c’est un innocent ! Le malheur a +voulu qu’il ait cinq pièces en plomb, mais… elles prouvent sa +candeur : jamais il ne regarde ce qu’on lui donne ! » Un témoin, +marchand de vin, s’avance à la barre, gros, trapu, mafflu, +féroce :</p> + +<p>— Il m’a collé trois pièces fausses, trois !</p> + +<p>— L’une d’elles fut déposée à l’instruction, n’est-ce pas ? +dit le Président. Et les autres ?</p> + +<p>— Ah ! dame, les autres, bredouille le marchand de vin… +J’ai pu les repasser !</p> + +<p>Un quart d’heure après, l’accusé qui, lui, a pu en passer cinq +au lieu de deux, sera condamné par les jurés qui ont acquitté +le meurtre, l’infanticide et le faux, à cinq ans de réclusion pour +fabrication de fausse monnaie.</p> + +<p>Allez chez vous méditer le cas, et revenez trois jours plus +tard.</p> + +<p>C’est une jeune femme de famille bourgeoise qui, cette fois, +est sur le banc des criminels.</p> + +<p>Elle jure que son mari s’est suicidé : l’accusation prétend +qu’elle l’a tué. Mystère. Aucune preuve ; mais la haine venimeuse +de deux familles. Celle de l’accusée qui dit : « C’est abominable ! +Cette femme fut un ange ! Son mari était fou ! » Celle du +mari qui crie : « Vengeance ! Pauvre homme ! Il eut une vie de +martyr près de cette femme vipérine ! » Et les oncles, les tantes, +les précepteurs, nourrices, médecins, sages-femmes, concierges, +domestiques de chacune des deux tribus défilent, en absolvant +ou en accusant. La fausse douceur ou l’âpreté mal contenue de +tous ces gens qui, pour défendre l’un, accablent l’autre, est, à la +vérité, un spectacle humain terrible mais puissant ; et c’est une +grande fresque du mariage, formée de deux groupes sociaux qui, +le jour des noces, ont bu ensemble, en se trompant de verres, +mais qui, maintenant, sur un cadavre, se détestent et se déchirent +en grinçant des dents. L’accusée, silencieuse, assiste à ce déchaînement. +D’un côté, du sien, famille de commerçants libres penseurs, +passementiers, qui affichent avec un amour-propre candide +leurs idées libérales. En face, dans le camp du mari : un architecte, +son père, un bibliothécaire, son oncle ; un directeur de conscience : +l’abbé Galli-Mathias. Ils pourraient entrer pêle-mêle et +parler tous ensemble : des débats jaillirait la même lumière.</p> + +<p>Pour Monsieur d’abord, approchez !</p> + +<p>— Monsieur était bon, murmure une femme de chambre… +Il ne me parlait jamais… Mais Madame était égoïste et regardante +à ses sous : elle ne voulait pas donner assez, pour qu’on soit +nourri comme il faut.</p> + +<p>— Bon. Merci.</p> + +<p>Pour Madame, maintenant !</p> + +<p>— Messieurs les juges, dit la cuisinière des parents de +l’accusée, chaque fois que Madame s’en venait dîner chez nous, +elle avait toujours quelque gentillesse pour moi et aussi vrai que +je suis Philomène Giraud, quand j’ai su que M. Bonnefoy s’est +suicidé, j’ai dit : « Bien sûr, ça peut pas être elle qui l’a tué ! »</p> + +<p>Parfait. Merci. Encore pour Madame : son père, M. Laurent.</p> + +<p>— Messieurs les jurés, dit ce témoin, qui dirige un magasin +de nouveautés, le jour que j’ai donné ma fille à mon gendre, j’étais +sûr qu’il n’était ni coureur, ni joueur, ni buveur. Il me semblait +que c’était l’essentiel ! Hélas, la vie fait découvrir des choses… +Ah ! avoir peiné trente ans, être arrivé par sa probité et son +courage, croire à la justice sociale et au progrès, et se trouver +en Cour d’Assises ! J’aimerais mieux mourir !</p> + +<p>— Mourir ! s’écrie l’avocat, M<sup>e</sup> Rongecœur. Permettez-moi, +monsieur, de vous dire d’attendre ma plaidoirie… qui vous +sauvera !… Huissier, l’institutrice de l’accusée !</p> + +<p>La voici : c’est une laïque :</p> + +<p>— De toutes les jeunes filles que j’ai instruites, Mlle Laurent +m’a toujours paru la mieux douée, et de l’esprit le plus libre.</p> + +<p>— Ceci peut s’interpréter de deux manières… remarque +l’avocat général.</p> + +<p>— Oh !… Oh !… Est-ce possible ! gémit M<sup>e</sup> Rongecœur. +Vous non plus ne me ferez pas grâce jusqu’à ma plaidoirie ? +Mais… attendez que j’aie plaidé, voyons !</p> + +<p>Soit. Famille Bonnefoy, celle-là redoutable pour l’accusée. +Le père, d’abord, un croyant :</p> + +<p>— Messieurs, j’ai élevé mon fils dans la religion. Quand mon +fils m’a dit : « Je ne suis pas heureux. Alice est mauvaise, » je +lui ai répondu : « Mon enfant, patience ! Contente-toi de ton sort. +Songe à ceux qui en ont un pire. »</p> + +<p>L’oncle lui succède. Encore un chrétien. Il a des yeux minces, +perdus dans de grosses joues, des cheveux plats et disciplinés, +de petites mains rondes et pleines d’onction :</p> + +<p>— Mon neveu, susurre-t-il, était timoré, mais homme de +devoir. Messieurs, j’ai pu aisément lui faire comprendre, dès +qu’il m’a parlé de séparation, combien c’était chose grave, +même si sa femme n’avait aucune des qualités que nous espérions +et que, bien entendu, nous ne lui dénions pas encore aujourd’hui… +car, si elle est coupable, elle n’appartient qu’à Dieu !</p> + +<p>Il a baissé les paupières, il a confiance dans le Tout-Puissant. +Et l’abbé Galli-Mathias lui succède.</p> + +<p>Les yeux de l’abbé ont l’air d’apercevoir un monde passionnant, +révélé par les gros verres de ses lunettes rondes.</p> + +<p>— Messieurs, souffle-t-il, je crois avoir, en conscience, à +déposer sur deux points utiles. Le premier : ce qu’était Jean +Bonnefoy. Je ne dirai qu’un mot : c’était un garçon sain de corps +et d’esprit ; mais — je puis l’affirmer sans trahir le secret professionnel — par +le fait qu’il s’approchait des sacrements, il irritait +sa jeune épouse. — Secundo : je suis venu le lendemain du drame ; +je suis entré dans la chambre de ce pauvre ami ; j’ai dit une prière, +puis j’ai regardé le corps ; il portait d’étranges plaies ; et je dois +à la Justice de rapporter que l’attitude impassible de la veuve +m’a confondu… Je me suis d’ailleurs gardé de la moindre question. +J’ai redit simplement une prière… qui pouvait être pour elle +aussi bien que pour lui. Après quoi je me suis retiré, et je pense… +n’avoir, à présent, qu’à faire le même geste.</p> + +<p>— Un mot, monsieur l’abbé ! Encore un mot ! interrompt +M<sup>e</sup> Rongecœur.</p> + +<p>Sa voix est grave :</p> + +<p>— Certes, vous n’aiderez pas à sauver cette malheureuse, +puisque vous avez pris le grave parti de vous joindre à ceux qui +l’accablent ; mais je vous crois quand même épris de justice, +monsieur l’abbé, et je vous demande : un homme, même très +religieux, peut-il se tuer dans un accès de démence ?</p> + +<p>— Mais…</p> + +<p>L’abbé souffle et roule des yeux étranges. Est-ce qu’on se +moque ?</p> + +<p>— Mais… bien sûr !</p> + +<p>— Ah !… Ah !… Tout le monde a entendu ? crie M<sup>e</sup> Rongecœur. +C’est extrêmement grave ! La réponse est extrêmement précise ! +Elle pourra servir d’épigraphe à ma plaidoirie !… Monsieur +l’abbé, faites-moi le grand honneur de bien vouloir y assister !</p> + +<p>En attendant, il y a le beau-frère qui vient insinuer dans un +doux sourire :</p> + +<p>— Oh ! la belle-sœur n’était pas aimable !… Elle… cherchait +plutôt… je ne devrais peut-être pas dire cela…</p> + +<p>— Dites, monsieur ! insiste le Président.</p> + +<p>— Elle cherchait à brouiller tout le monde… Et pour son +mari elle n’avait de cesse… Enfin ce n’est peut-être pas à +moi à rapporter cela…</p> + +<p>— Mais, je vous en prie, monsieur ! recommence le Président.</p> + +<p>— Elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût fait sortir de ses gonds !</p> + +<p>En revanche, une amie de Madame affirme :</p> + +<p>— Messieurs, je vous jure que ce garçon était impossible à +vivre ! Méfiant, tâtillon ; ne respirant pas dans un appartement ; +ayant peur des microbes, détestant les meubles anciens à cause +des maladies dont ils renferment les germes…</p> + +<p>— Ah ! là, madame… suffoque M<sup>e</sup> Rongecœur, avec l’autorisation +du Président, j’insiste : affirmez-vous qu’il ne pouvait pas +supporter les meubles anciens ?</p> + +<p>— Oui, Maître !</p> + +<p>— Parfait ! messieurs les jurés, je vous apporterai dans ma +plaidoirie la preuve, la preuve mathématique du contraire de ce +que le témoin affirme là sous serment !</p> + +<p>— Oh ! s’écrie la jeune femme.</p> + +<p>— Messieurs, patientez jusqu’à ma plaidoirie !</p> + +<p>A l’en croire, cette plaidoirie sera un événement ! Elle représentera, +en tout cas, une minute qu’il attend depuis six mois ! +On comprend qu’à tous il l’annonce avec fièvre et que pour tous +il réserve des places. Il y a six mois qu’il n’a pas plaidé aux +Assises, six mois que l’attention publique n’est pas fixée sur +lui, sur son talent incontestable, sur… sa malchance aussi, +car pourquoi… pourquoi n’a-t-il pas la place qu’il mérite : la première ?… +Que la vie est injuste !… C’est ce point, précisément, +qu’il va plaider. Au surplus, il le fera avec art : il a le sens des +périodes bien menées, qu’il fait vibrer ingénieusement. Exposé +clair, développement logique, péroraison chaleureuse, c’est un +bon avocat, dont l’ouvrage est soigné, mais… il manque la vraie +force qui est le ton personnel, le tempérament qui doit emporter +tout, le génie enfin, car lui seul fait table rase d’une composition +trop ordinaire et d’exclamations trop connues. Au lieu de +s’assimiler les histoires médiocres de ces deux maisons et d’en +souffrir une par une la discussion, il faudrait élargir le drame pour +en marquer la détresse insoluble. Dans la brouille de deux êtres +et de leurs familles, c’est la haine qui est le point de départ, la +haine de races : quelle vanité de chercher dans les événements +postérieurs des causes à ce sentiment qui a précédé tout ! On n’est +ni du même sang, ni de mêmes mœurs, ni des mêmes préjugés. +On se méprise ; et au service de ce dédain, de chaque côté, on +apporte ce qu’on a de bassesses et d’envie. Voilà ce qu’il faudrait +dire d’abord ; et ce serait un flot de lumière tout à coup, sur +l’histoire. Quel danger ! Alors, on cherche, on sort, on expose, +on étale des rivalités inextricables, des susceptibilités en pelotes +d’épingles, tout ce qui donne soif d’air auprès de ce cadavre… +Oh ! qu’on étouffe dans cette salle !… Et après qu’on est passé de la +pitié à la rage, puis à la lassitude, on pense que c’est la presse, +avec son sans-gêne, son débraillé, mais son bon sens, qui juge +comme il convient. Bande d’enfants terribles, ces journalistes, +pareils aux mauvais garçons que Villon chérissait, et à qui on +pardonne tout, parce que leurs jugements de gavroches sont les +seuls lucides dans ce genre de procès, contrefaçons de la vie.</p> + +<p>Un coup d’œil sur le public, et la presse déclare :</p> + +<p>— Aujourd’hui, la purée… Il n’y a que des femmes honnêtes !</p> + +<p>L’un remarque :</p> + +<p>— Et l’accusée ?</p> + +<p>— L’accusée ? De la boniche plus que de la femme du monde !</p> + +<p>Le Président dit : « Votre mari, madame, n’avait pas une +intelligence dont il y ait beaucoup à dire. J’entends qu’il n’aimait +pas se mettre en avant. C’était… »</p> + +<p>— Un derrière ! dit la presse.</p> + +<p>On demande à l’accusée pourquoi, le soir du drame, elle +n’avait pas fait sa natte. Ces messieurs s’interrogent :</p> + +<p>— Et toi, mon vieux cochon, tu mets des bigoudis ?</p> + +<p>L’oncle chrétien dépose :</p> + +<p>— Ah !… le sale calotin !</p> + +<p>Une concierge s’explique :</p> + +<p>— Cloporte, va !</p> + +<p>Enfin, quand M<sup>e</sup> Rongecœur se jette aux pieds de la Justice +et qu’il l’implore de toute son âme, la presse, à chaque finale, +fait écho. Il dit :</p> + +<p>— La parole ! Ah ! la parole, enfin, je l’ai !</p> + +<p>La presse répond : « Poil au nez ! »</p> + +<p>Il supplie :</p> + +<p>— Ayez pitié des enfants qui attendent votre jugement !</p> + +<p>La presse dit : « Poil aux dents ! »</p> + +<p>Il s’écrie :</p> + +<p>— Messieurs, en cette heure grave Dieu vous assiste !</p> + +<p>La presse dit : « Poil au kyste ! »</p> + +<p>Et tout cela d’une bonne voix, qui s’entend dans un cercle +de cent personnes. A vingt reprises, le Président tape sa table +et menace de faire sortir le public. Tout à coup, il s’y décide :</p> + +<p>— J’en ai assez ! Gardes, évacuez !</p> + +<p>Les gardes, au reçu d’un ordre, se précipitent d’abord. Puis +ils s’arrêtent et se demandent ce qu’on leur a dit. Par qui commencer ? +Ils regardent la presse.</p> + +<p>— Mais non, crie le Président, tout le monde, sauf, bien +entendu, les journalistes !</p> + +<p>On ne jette dehors que le pauvre public, c’est-à-dire ceux +qui debout, au fond, se sont tenus cois dans le tremblement +d’être expulsés, les vrais passionnés, car ils souffrent pour voir et +pour entendre, car ils font la queue, car ils supportent qu’on les +écrase, car ils ne bronchent pas si, dans le nez, on leur ordonne : +« Silince ! » — pouilleux et populo, qui donnent à cette Justice, +du seul fait qu’ils la regardent, un air comique et familier. Têtes +avides de feuilleton, têtes farces que l’on voit seules, les corps +étant cachés par un haut box de bois, humanité spectatrice de +forfaits, parquée là, méprisée, qui représente la nation, mais à +qui l’on a l’air de répéter tout le temps que ses curiosités sont +malsaines, — elle est à la fois tolérée et rudoyée, persifleuse +et pleine de respect, souveraine mais intimidée. Les gens, pressés, +ventre sur ventre et bouche sur bouche, se lient, se parlent, +s’entr’aident :</p> + +<p>— Madame, guettez : c’est par là qu’ils vont rentrer l’accusé… +Seulement, tournez pas la tête ; suffit d’une seconde : on rate +tout !</p> + +<p>Puis, chacun prend parti : bientôt on se dispute, mais on +confond haleines et jugements, qui fleurent l’ail et l’alcool : +on se réconcilie. Enfin, même injuriés, écrasés, asphyxiés, ceux +qui peuvent entrer sont fiers, car dans ces lieux bénis on ne se +glisse qu’un par un, sous l’œil sévère des gardes. Un gavroche +disait un jour :</p> + +<p>— Faut qu’un sorte pour qu’l’aut’e entre : c’est comme aux +cabinets…</p> + +<p>Le peuple ne montre d’ailleurs pas le même penchant pour +toutes les affaires. Les vols et les faux n’ont qu’une clientèle +restreinte. Les terribles romans d’amour attirent surtout +d’étranges couples d’amants. Mais c’est le crime qui fait recette : +la vieille femme étranglée par des jeunes gens patibulaires. Alors, +sans se lasser, on regarde ces faces de brutes, tant il est vrai que la +monstruosité est un mystère, et les âmes des faubourgs sont empoignées +par ces récits d’assassinats nocturnes, où il y a des râles +et des reflets de couteau.</p> + +<p>Les avocats, en revanche, ne viennent guère à ces débats +qui, rarement, intéressent leur avenir. Il faut être jeune stagiaire +et préférer à rien une mauvaise cause d’apache ; ou bien, comme la +jeune et blonde Mlle Prosper, préparer une enquête touchant +le jury si discuté. Sur de hauts talons, dans sa robe d’avocate, +elle approche, d’un petit air précieux, de MM. les jurés +suppléants et, retapant ses cheveux :</p> + +<p>— N’est-ce pas, messieurs, que je suis agréa… Pardon, +ce n’est pas ce que je voulais dire… A votre avis, ce jury criminel…</p> + +<p>Ils ne peuvent en penser que du bien : ils en sont. Et puis, elle +a un cou délicieux. Ils minaudent avec elle :</p> + +<p>— Quel malheur, mademoiselle, que ce ne soit pas vous +aujourd’hui qui plaidiez !</p> + +<p class="c"><img src="images/illu18.jpg" alt=""></p> + +<p>Ils n’ont, pour les réjouir, que d’affreux avocats : cette vieille +poule de Trinioles, et Morvelet, cette nullité. Mais le premier, +du moins, a l’éloquence équivoque et la sensibilité frelatée qui +conviennent à ce genre de crapuleuses affaires. Il se met au +niveau de son client, des témoins, du médecin légiste. Et ainsi, +la basse ruse, ou l’inconscience terrifiante du criminel, jointe à la +plaidoirie toute faite d’un défenseur qui crève de vanité professionnelle, +font une sombre séance, où les bouffonneries éclatent +parmi l’horreur, et vous éclaboussent… avec du sang !</p> + +<p>Deux jeunes bandits ont égorgé leur tante octogénaire. Ils +s’appellent Papillon et Oé. Oé est mince et fuyant : un serpent. +Papillon semble énorme, c’est le rocher sous lequel l’autre se +cache : il éclate dans un tricot brun qui marque sa force en moulant +ses muscles ; cou de bœuf et toison rousse emmêlée. Sont-ils +deux cyniques ou deux idiots ? Ou ont-ils simplement cette vulgarité +des brutes, qui fait paraître tantôt simples, tantôt crapuleux ?</p> + +<p>— Vous étiez démolisseur ? dit le Président à Papillon.</p> + +<p>— Dans le temps…</p> + +<p>— Dans le temps est joli ! Je trouve que vous l’êtes resté !</p> + +<p>Par cette réplique vulgaire, voici le Président au diapason.</p> + +<p>— Vous lui avez arraché ses bagues à cette pauvre vieille. +Vous l’avez ficelée et jetée sous son lit. Puis, vous avez été prendre +une consommation… bien gagnée !</p> + +<p>Trivialité horrible, mais qui s’adapte à l’esprit des criminels. +Le public seul aura du dégoût.</p> + +<p>Le système d’Oé est de nier. Il nie tout. Il est venu chez la +vieille, commandé par Papillon ; s’il l’a tenue, c’est que Papillon +l’a dit ; et il a tapé, pour obéir au regard de Papillon.</p> + +<p>— Monsieur le Président, explique-t-il d’une voix traînarde, +on ne résiste pas à ces yeux-là ! Vous auriez fait pareil !</p> + +<p>— Moi mis à part, objecte le Président, il y avait les yeux de +votre pauvre tante, qui devaient supplier ?</p> + +<p>Oé se balance :</p> + +<p>— Elle me regardait pas ; elle me regardait jamais… Elle +préférait Papillon… Pis… j’savais pus…</p> + +<p>— Vous ne saviez plus quoi ?</p> + +<p>— J’étais mûr !</p> + +<p>— Voilà !… Toujours ivre !</p> + +<p>— Non ! Pas toujours ! Ça, c’est des calomnies ! Rapport que +j’ai toujours veillé d’boire que de bons vins qui fassent pas +d’mal.</p> + +<p>— Et c’est ce bon vin, dit le Président, qui vous empêcha, +une fois arrêté et remis devant votre victime, d’avoir un regret, +une larme ?</p> + +<p>Il ne répond plus ; M<sup>e</sup> Trinioles va parler pour lui :</p> + +<p>— La peur, monsieur le Président, tarit toutes les larmes !</p> + +<p>— Nous le demanderons au commissaire de police.</p> + +<p>— Pas besoin du commissaire ! s’écrie M<sup>e</sup> Trinioles. Je le +dis ! Il s’agit d’un effroyable drame !</p> + +<p>— C’est vrai, réplique l’avocat général, effroyable !</p> + +<p>— Oh ! effroyable… pour ceux qui sont ici !… Car cette vieille +tante, nous reparlerons d’elle ; nous dirons ce qu’elle a été… ou +ce qu’elle aurait dû être !</p> + +<p>Une fois de plus, c’est le procès de l’assassinée qui commence, +et on fera, par-dessus le marché, celui de tous les témoins qui ne +consentiront pas à être de la plus extrême réserve vis-à-vis des assassins. +Grâce aux mœurs du Barreau, soyez seulement cité au Palais : +vous ressortirez ayant votre compte, insulté et vilipendé… Quant +à l’horrible scène que fut l’assassinat, il n’en est plus question.</p> + +<p>Pendant que M<sup>e</sup> Morvelet, sans salive, assiste, hagard, à des +débats auxquels il est incapable de donner la moindre direction, +M<sup>e</sup> Trinioles, grand dans l’absurdité, se déchaîne. Il se déchaîne +au point que M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, étant entré, se glisse jusqu’à lui +et, entre deux interruptions, lui conseille le calme :</p> + +<p>— Ne t’énerve pas… De la mesure !</p> + +<p>Est-ce que Trinioles aurait de l’ironie ? Il l’envoie coucher. +Puis il tempête davantage :</p> + +<p>— C’est révoltant ! Un scandale ! Ah ! pauvre ami (c’est +Papillon le pauvre ami), si vous étiez un ministre tout-puissant…</p> + +<p>Le Président s’anime :</p> + +<p>— Ce serait exactement la même chose ! La Justice est égale +pour tous !</p> + +<p>— Égale !…</p> + +<p>Trinioles s’étrangle.</p> + +<p>— Allons, dit le Président, pressons !</p> + +<p>— Ah ! Ah ! rugit Trinioles. Pressons ! Maintenant que nous +en sommes aux témoins à décharge, pressons ! Mes pauvres amis ! +(c’est Oé avec Papillon) si nous étions en Angleterre…</p> + +<p>— Nous n’y sommes pas ! fait le Président sèchement.</p> + +<p>— Grâce à Dieu, car j’adore la France ! Mais tout de même…</p> + +<p>Il n’achève pas ; il étouffe, son ventre ballotte. Au lieu de se +rebiffer, les témoins qu’il insulte le regardent avec effroi et, troublés +dans leur déposition, la transforment en hâte :</p> + +<p>— Monsieur le Président, crie-t-il d’une voix vengeresse, +pourquoi le témoin se trouble-t-il ?</p> + +<p>— J’ai pas de force, répond le témoin… Je sors d’une maladie +où j’ai perdu tous mes cheveux !</p> + +<p>— Ah ! ricane M<sup>e</sup> Trinioles, si en Cour d’Assises nous ne +craignions de perdre que cela !</p> + +<p>M<sup>e</sup> Rongecœur le joint à une suspension :</p> + +<p>— Méfie-toi ! Tu te mets la Cour à dos…</p> + +<p>Il fait un horrible sourire satisfait :</p> + +<p>— C’est dans mes élans que les belles pensées jaillissent !</p> + +<p>— Sans doute, reprend tortueusement Rongecœur, mais… +l’affaire était-elle bien pour toi ? (Il l’aurait tant voulue !)</p> + +<p>— Pour moi !…</p> + +<p>La toque de M<sup>e</sup> Trinioles en tourne sur son crâne.</p> + +<p>— Rien qu’à l’étudier, je n’eus jamais de ma vie une pareille +émotion !</p> + +<p>Aucun conseil à lui donner. Il ne pourra se contenir que tant +que les médecins parleront dans leur style moliéresque. Le +docteur Paul paraît le premier, lui qui, toujours, quel que soit +le crime, quelle que soit la victime, fait la même déposition, +grave mais souriante, parfaitement creuse et inutile, ponctuée +de saluts respectueux au jury.</p> + +<p>— Messieurs, j’ai constaté d’abord ce que nous appelons en +médecine légale des ecchymoses de chute. Elles sont dues à la +compression du corps sur le sol.</p> + +<p>Il a l’allure satisfaite, il est guindé sur sa profession, il parle +vite, il récite presque :</p> + +<p>— Cette femme, messieurs, avait, comme il est naturel à son +âge, des artères dures et fibreuses. Le foie était gras. Dans le +rein, la substance corticale m’a paru atrophiée ; mais ce qui, +à l’autopsie, devait surtout attirer mon attention de légiste, c’est +une hémorragie cérébrale très nette. Entre cette hémorragie et +les violences exercées, peut-on, doit-on, pouvais-je, devais-je +établir une relation de cause à effets ?… Messieurs, dans l’état +actuel de la médecine, en conscience, je réponds négativement… +Alors ? Qu’est-ce qui a pu entraîner la mort ?… Il y a deux mécanismes +en présence : ou la suffocation par obturation des voies +respiratoires, ou la striction…</p> + +<p>— Plaît-il ? balbutie le Président.</p> + +<p>Le docteur Paul sourit agréablement :</p> + +<p>— Monsieur le Président, je dis : ou la striction du cou +par le fait de la main. Lequel de ces deux mécanismes a pu, +je répète, entraîner la suppression de la vie ? N’hésitons pas à +conclure : l’un et l’autre. En effet…</p> + +<p>Et toujours avec la même grasse figure épanouie, il poursuit +ses explications de La Palisse médecin.</p> + +<p>Après lui, le docteur aliéniste Rioufolovitch est régulièrement +mandé pas les avocats pour venir, à propos de n’importe quel +criminel, expliquer ses tares… et son irresponsabilité.</p> + +<p>— Messiés, dit ce Russe, z’ai été commis pour étoudier +le cas du nommé Papillon et rezerzer si, d’une façon ou d’une +autre, en partie ou en totalité, il n’était pas excousable du crime +dont il a à répondre dévant vous. Zé me souis livré, messiés, à +trois zenres dé conztatations : les prémières obzectives ; les +deuzièmes zubzectives ; et les troizièmes rétrozpectives. Prémières +conztatations obzectives : lé dénommé Papillon souffre +fréquemment des membres inférieurs et a une peine rélative +à ze zhausser, dès qu’il fait zhaud ; les féculents semblent lui +donner du gonflement d’entrailles ; il dit, à sept ans, être tombé +zur la tête, et depuis avoir des névralzies. Enfin, zes urines, qué +z’ai examinées avec zoin, sont trop riches en phosphates. C’est tout. +Au total : rien dé rémarquable. Deuzièmement : conztatations +subzectives. La première rémarque du dénommé Papillon dévant +moi a été qué zon père l’avait conçu à une période de faiblesse, +après les fatigues d’un voyage aux colonies. Il est possible, messiés, +qu’il y ait là une prémière raison à za névropathie évidente. Z’ai +notamment constaté zhez lui des tendances érotiques assez développées. +On a trouvé dans zes poches, en l’arrêtant, des images +obszènes : ze crois qu’effectivement elles correspondaient à un +besoin. — Enfin, troizièmes conztatations rétrozpectives : il y a +eu, messiés, dans la famille dé Papillon, un grand-oncle maternel +enfermé à Saint-Anne, et une zœur qui a présenté des zautes +d’humeur. Tout cela est à noter, sans qué tout cela soit particulièrement +à souligner. Mais, me résumant, sur cet état pzychologique, +ze crois, messiés, qu’après mes trois sortes dé conztatations, +ze dirais volontiers zeci : Papillon me paraît être un zerveau rélativement +normal, au zervice d’une moelle assez zurexcitée.</p> + +<p>Si, à cette minute, il ne regardait pas les deux trognes d’assassins +et l’horrible tête de Trinioles, dirigeant ainsi tous les regards +de la salle sur ces trois complices, on serait tenté de croire que cet +aliéniste est un humoriste ; mais personne ne rit. Lui-même ne +s’amuse pas. Et tout cela fait détourner les esprits de l’image +qui devrait s’imposer : l’assassinat d’une vieille, une nuit, par +deux brutes, parmi des coups et des râles.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Trinioles se lève. Terrible minute ! Il est de la même +école que M<sup>e</sup> Mireille, que cinq cents, que sept cents autres ! +Rapportez fidèlement ce que vos oreilles vont entendre. Les gens +simples, qui vivent loin du Palais, vous diront que vous caricaturez. +C’est qu’ils ne connaissent ni le milieu, ni la procédure, +ni le métier. Tout, tout est possible dans la bouche d’un avocat ; +tout est véridique ; rien même n’est une audace, tant peut être +démesurée son inconscience !</p> + +<p>— Papillon, messieurs, partit chez sa tante sans préméditation. +La preuve : il avait d’abord été question de dévaliser une +vieille femme, rue de Bretagne. Ah !… que ne l’a-t-il donc fait !… +Papillon, messieurs, avait sur lui du cordon de tirage ? Oui ! +En passant devant un bazar, par gaminerie, il en avait coupé +quelques mètres. A qui de nous n’est-ce pas arrivé ?… D’ailleurs, +la Justice, injuste, dit à l’accusé : « Expliquez-vous ! » mais +l’accusé ne peut pas toujours s’expliquer : dans la vie, il y a des +minutes d’aberration ! Quand mon client et son cousin se sont +trouvés devant leur vieille tante, que s’est-il passé ?… Hélas ! +Ils ont été victimes des circonstances ! Cette pauvre femme, on +répète à l’envie qu’elle fut assassinée ; mais vous avez entendu +le docteur Paul : « Je ne puis préciser, dit-il, de quoi elle est +morte. » Le doute plane, messieurs ! Certes, il y eut des coups, +des blessures ; certes, les conséquences ont été déplorables ; mais +c’est tout ! Où est le crime ?… Je ne vois qu’un accident navrant… +Devez-vous alors, vous jury, supprimer de la Société un garçon +plein de santé, qui peut lui rendre d’éminents services ? Vous +vous hypnotisez, j’en ai peur, sur la vision strangulante d’une +vieille femme dans la nuit, vision fournie par monsieur l’avocat +général. Ah ! messieurs les jurés, rien n’est dit, tant que la défense +n’a pas parlé… tant qu’il reste une seule chose à dire ! Et moi je +dirai tout, car vous ne connaissez rien de cet homme, vraiment… +Regardez-le, ce nerveux, avec son regard de somnambule, en +proie à une suggestion perpétuelle… Pourquoi… je vous le +demande, pourquoi, sinon parce que nous sommes en Cour +d’Assises… pourquoi vouloir à toute force qu’il ait étranglé ? Un +assassin, cet homme-là ! Voleur, peut-être, et voleur encore qui ne +prétendait commettre qu’un léger vol ! Est-ce qu’on assassine, +dites-moi, quand on a derrière soi vingt ans de vie honorable ? +Je sais : vous allez répondre : « Et le bâillon ? » Mais il ne l’a mis, +messieurs, que pour le desserrer !… Alors, ayez, je vous en prie, +le courage de conclure, avec les faits probants, que le décès de +cette pauvre vieille ne fut que le résultat d’un geste hypothétique +de cet homme ! En ce cas, la… je n’ose même pas dire le mot… +la peine de mort… pour celui-ci ? Peut-il en être question ?… +Les travaux forcés à perpétuité ? A cet homme jeune, à l’âge +de l’enthousiasme !… Dix ans de réclusion ? Pensez à ce chiffre ! +Dix ans dans une maison centrale, où il est interdit de parler ! Vous +frémissez, messieurs ! Et puis… il a une famille. Vous ne voudrez +pas que, par les journaux, elle apprenne une si horrible chose ! +Alors ? Résumons-nous, ensemble, avec toute la loyauté de nos +cœurs réunis. On n’a pas voulu tuer. Pour un vol pardonnable, +on a mis une pauvre vieille, — qui, hélas ! d’elle-même, n’aurait +pas tardé à mourir, — dans une position qui eut des conséquences +dont on aurait dû se préoccuper, je le reconnais, mais c’est tout, +absolument tout ! Je me tourne à gauche, à droite, je remonte dans +le passé : rien ! Le néant ! Conclusion : Vous acquitterez ! Vous +acquitterez ! Vous acquitterez !</p> + +<p>Le jury, composé du commandant en retraite, du professeur +de violon, du grainetier et de neuf autres citoyens honorables, +a passé sa semaine à acquitter des meurtres, des faux, des avortements. +Une fois, une seule, il a tenu à punir de cinq ans de +réclusion un homme qui avait passé cinq pièces de dix sous +fausses. Sa tâche va être terminée : celui-ci va retourner à son +grain, cet autre à ses sonates, ce troisième à sa retraite. C’est la +dernière affaire… Ma foi, il est bon de s’affirmer… Dix ans ? Non. +Vingt ans ? Pas assez. La mort. Parfaitement ! Et pour les deux.</p> + +<p>Si l’on en juge au silence et à la pâleur des visages, la lecture +de cette tragique sentence produit, sur le public et le jury, un +effet nerveux plus grand que sur Papillon et sur Oé. Sans doute +cette idée leur est-elle déjà familière : en cellule ils l’ont ruminée. +Tout de même, Papillon, ce colosse, a une raideur qui trahit son +émoi ; comme tous les assistants, soudain, il se représente la +machine au petit jour, des messieurs raides et tête nue, le bourreau, +le panier ; mais tandis que les gardes l’emmènent, Oé lui +crie d’une voix railleuse : « P’tit… t’en fais pas !… C’est pas encore +la tête !… Y a la grâce… et on ira au pays des singes ! »</p> + +<p>Emmèneront-ils M<sup>e</sup> Trinioles ?</p> + +<p>Il vient d’écouter, le front dans ses mains, supportant avec +peine le poids de son crâne où d’horribles images s’entre-choquent. +Enfin, il se redresse. De ses yeux on ne voit plus que le blanc : +il se pâme. Comme des amis l’entourent, l’entraînent, on se +demande s’ils le félicitent ou s’ils soutiennent ses pas. Comédien ! +Comédie !… D’une insanité, à la fin trop ignoble. On comprend +que des journalistes, ayant seulement un an de métier, s’en +viennent là comme des chiens qu’on fouette. Ils en ont déjà +tant vu ! Quelle nausée !</p> + +<p>Et pourtant, quand, à l’horizon, quelque grosse affaire se +prépare, quand, d’avance, la rumeur en emplit et le Palais et la +ville, ils retrouvent tout à coup des âmes d’enfants curieux. +Qu’on annonce, par exemple, que va se juger l’affaire de la femme +de Caillaux… Quand ? Dans quinze jours ?… Dans huit ?… +Lundi !… Tous les amis veulent des cartes ! Ah ! cette fièvre, +ce désir, ce snobisme ! Eux-mêmes alors subissent un entraînement. +Ils pensent : « C’est pourtant vrai que ce sera la grosse +affaire !… » Et ils oublient le courant, toute la besogne quotidienne. +Il va venir des actrices, des hommes du Gouvernement. « Ça +va être énorme, c’est sûr ! »</p> + +<p>— Mon bon petit, je te ferai entrer.</p> + +<p>Ce sont eux, toute la dernière semaine, qui proposent, avant +qu’on demande. Et certes, ils vont continuer leur fâcheux travail +dans cette fâcheuse maison ; mais elle sera toute changée par une +fête, un grand gala de justice, qui leur donne de l’importance.</p> + +<p>— Vous savez qui plaide pour les Caillaux ? Non ? Vous +n’avez jamais entendu Labori ? Mais, chère amie, Labori c’est +mieux qu’un avocat… c’est la Défense personnifiée !</p> + +<p>Encore quarante-huit heures… Plus que vingt-quatre… Ah ! +ce procès ! Enfin, voici sa semaine venue ! Voici le jour d’ouverture !… +Caillaux ! Caillaux ! Le nom seul, quand on le répète, +sent la chasse et la curée. Comment s’étonner que des débats +sensationnels, que ce politicien va mener lui-même, soient tumultueux, +pathétiques, secoués de fureurs et d’aboiements ?</p> + +<p class="c gap"><img class="w10" src="images/illu19.jpg" alt=""></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu20.jpg" alt=""></p> + +<h2 class="nobreak">V<br> +L’AFFAIRE NATIONALE</h2> + + +<p>Tout le monde est venu. L’attente seule est une angoisse. +Grand spectacle politique et judiciaire. Et c’est par des +cris qu’il commence !</p> + +<p>— Hou ! Hou !… Conspuez !… Hou ! Hou !… Ouvrez !</p> + +<p>Le Président n’est pas fait pour l’action. C’est un homme +sur son derrière depuis trente ans. Il est dans le plus grand émoi : +il a omis de faire ouvrir les portes aux journalistes. Ceux-ci protestent, +poussent, pénètrent, et, dans la salle bondée et déjà +frémissante, ils apportent leur colère. Aussi, la première phrase +de la Cour sera-t-elle chevrotée : « Messieurs, la dignité de la +Justice… » Le mot sonne faux ; on répond par un bourdonnement. +Il y a là tout le Paris amateur de théâtres, installé déjà +et qui braque ses jumelles. Une voix crie :</p> + +<p>— Ce sont les agents de la Sûreté qui sèment le désordre !</p> + +<p>Mais où se cachent-ils ? Comble d’audace ! Ils sont venus +déguisés en avocats : on reconnaît leurs lourdes têtes d’espions, +qui ne s’accordent pas à la légèreté des robes du Barreau, et +M<sup>e</sup> Piero-Piafferi lance au nez de l’un d’eux…</p> + +<p>— Au premier flic qui m’embête, je mets mes deux mains +sur la figure et mes deux pieds où vous savez !</p> + +<p>Le flic ne bronche pas.</p> + +<p>Qui les a postés là ? M. Caillaux. Il a donné ses ordres au +Gouvernement. Ce vieux Président, pâle et déjà perclus de peur, +qui redoute-t-il ? M. Caillaux, grand chef des fonctionnaires. +Deux cents robes noires d’hommes libres, tassés au fond de la +salle parce que leurs bancs sont occupés par la clientèle de +l’assassin, s’insurgent, avant même qu’on commence. Après +qui en ont-elles ? Après M. Caillaux, le dictateur d’hier et peut-être +de demain. — Et ainsi, les premières minutes, passionnées, +ont la fièvre d’une rencontre. On se dévisage pour une lutte… +Où est l’accusée ? La voilà, cette gueuse ! C’est elle, la pauvre +victime !… Mais lui ? Pas là ? Serait-il en retard ? Comble d’impertinence !… +Non, le voici !… Et aussitôt, chacun ricane, ou regarde +bouche bée, chacun se livre, dès le premier mouvement, avec sa +stupeur ou sa haine… Caillaux ! L’homme détesté de tous les +indépendants, mais le plus craint des âmes molles qui tremblent +pour une place. Son nom suffit pour qu’on se batte ; dès l’abord, +on se défie ; et même avant d’avoir parlé, on s’essouffle dans un +air énervant, précurseur de batailles.</p> + +<p>Le jury, pourtant, demeure impassible. Sitôt choisi, sitôt +glacé, par le lieu, la foule, la cause. On y voit un imprimeur, +un accordeur de pianos, un chapelier, un architecte. Messieurs, +de la circonspection ! A gauche, ils sont guettés par la partie +civile : M<sup>e</sup> Chenu épie leurs visages pour s’imposer et leur +faire venger une victime. En face, la défense, M<sup>e</sup> Labori. On ne +voit pas son regard : le lorgnon l’éteint. Il a l’air aveugle des +statues antiques ; mais la bouche n’en est que plus poignante. +Elle clame déjà l’honnêteté d’une femme ! Gare au jury s’il ne +comprend pas !</p> + +<p>— Madame… comment vous appelez-vous ?…</p> + +<p>C’est le Président qui balbutie ces quelques mots : le procès +commence. Et tout de suite… c’est une déception ! Car, tout de +suite, ce sont des débats médiocres et hésitants, à la mesure des +premiers acteurs.</p> + +<p>Quelques journalistes étaient debout.</p> + +<p>— Assis ! Assis !</p> + +<p>— Madame, répète le Président… votre nom ?</p> + +<p>— Assis !… Chut !… Écoutez !</p> + +<p>Bien vite on s’aperçoit que l’accusée, de visage banal, a la +voix faible et monotone. Dès la première réponse, elle est piteuse. +Diable ! Le public des théâtres, qui a le goût de la clarté, se +demande pourquoi le tyran aimait cette femme… Il la dominait, +sans doute… Qu’elle est misérable : elle s’explique en petite fille. +Oh !… c’est une rude déconvenue !…</p> + +<p>Les curieux se rasseyent.</p> + +<p>Alors, le Président l’exhorte :</p> + +<p>— Madame… dites ce que vous devez dire… comme vous +l’entendez…</p> + +<p>Employé de la Justice, il est à ses ordres.</p> + +<p>Dans un effort, elle se décide :</p> + +<p>— Monsieur… en 1911, je me suis remariée avec M. Caillaux, +président du Conseil.</p> + +<p>Elle fait valoir le titre :</p> + +<p>— Eh ! tiens, il y a de l’ambition là dedans !…</p> + +<p>Des têtes se redressent parmi le public.</p> + +<p>— Malheureusement, geint-elle, la calomnie entra chez nous !</p> + +<p>Et voici qu’elle raconte, parmi des minauderies poudrées +comme sa figure, ce qu’elle entendait dans les salons, chez les +couturières. Elle était bien malheureuse !… On disait que son +mari avait vendu le Congo à l’empereur d’Allemagne et que, +comme cadeau de noces, elle avait reçu une couronne de sept +cent mille francs… Mais tous ces détails, dans sa bouche, sont +affadis. Est-ce bien elle qu’elle défend ?</p> + +<p>Le Président la soutient de son mieux, avec toute sa mollesse.</p> + +<p>— Madame, voulez-vous me permettre une question ?… +Oh ! Vous n’aviez pas terminé ? Pardon, madame !… Oui, oui, +vous pouvez lire. Seuls les témoins n’ont pas le droit de lire…</p> + +<p>L’air souffrant, d’une voix de nonne mourante, elle aborde la +double vie de M. Caillaux : première femme, divorce, lettres +intimes, celles dont Calmette s’était emparé et qu’il eût publiées : +cela, elle l’affirme. Comme elle est dans l’inconnu, tout à coup, +elle se sent plus forte. Quant à elle, quoique l’amour ait rempli +sa vie — elle fait des yeux blancs — elle était une bourgeoise +et une mère : l’idée d’une publication l’affolait ; son père lui avait +toujours dit qu’une femme qui a un amant est sans honneur.</p> + +<p>— Madame, dit le Président, préférez-vous rester assise ?…</p> + +<p>— Merci !</p> + +<p>Debout, elle laisse mieux voir qu’elle monte un calvaire.</p> + +<p>— Madame, soupire alors le Président, nous allons… être +forcés de parler du drame lui-même.</p> + +<p>Il est blanc comme son nom : on a publié qu’il s’appelait +Albanel. Il est effondré. Il a l’air bouilli. Il bredouille :</p> + +<p>— Nous devons éclairer MM. les jurés… mais… ne dites, +bien entendu, que ce que vous voulez !… La loi ne vous oblige +pas à dire ce que vous ne voulez pas !</p> + +<p>L’accusée a un petit signe de tête qui veut dire merci. Puis, +s’appuyant sur cette bonne loi, elle répète que cette menace +de publication l’effrayait au point qu’elle a désiré un conseil. +(Elle a toujours son ton morne ; un de ses gardes bâille à rendre +l’âme, et il n’y a personne dans la salle qui ne commence à se +sentir mal assis.) Son mari étant ministre, elle a téléphoné au +Président du tribunal, M. Monier, de venir à domicile lui donner +une consultation. M. Monier est accouru. Et chez Mme Caillaux, +comme dans sa Première Chambre, il a été nerveux, impulsif, +trop net, là où il eût fallu être réfléchi, imprécis, mesuré. C’est +un homme dont l’audace a fait la situation, laquelle a doublé +cette audace. « Juridiquement, rien à faire ! a-t-il déclaré. Se +défendre par ses propres moyens ! » En déjeunant, Mme Caillaux +rapporte ce propos au tyran, qui s’écrie : « Parfait ! Je casserai… +la figure à Calmette ! » A la vérité, il emploie un terme plus vif.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Chenu, qui défend la mémoire du directeur du <i>Figaro</i>, +se dresse comme la statue du Commandeur :</p> + +<p>— Il a dit : la gueule ! On peut le répéter. C’est dans la +procédure.</p> + +<p>— Oh ! gémit-elle… en public !…</p> + +<p>M<sup>e</sup> Chenu se tourne vers ce public :</p> + +<p>— Elle l’a écrit !</p> + +<p>Gueule ou non, le Président du tribunal a, dit-elle, « ouvert +un gouffre devant sa conscience ».</p> + +<p>— Chochote, va !…</p> + +<p>Ce sont ces messieurs de la presse qui laissent échapper ce +murmure gai. Elle ne l’entend pas. Les yeux baissés, elle rend au +Président Albanel ses gracieusetés.</p> + +<p>— Ne suis-je pas trop longue ?…</p> + +<p>— Non, non, madame. Continuez.</p> + +<p>Hum ! Le public et le Barreau sont bien las déjà. On entend +grogner :</p> + +<p>— Elle est au-dessous de tout !</p> + +<p>Il fait très chaud. Quelqu’un suggère : « Ouvrez donc les +fenêtres ! » Une dame objecte : « On n’entendra plus. »</p> + +<p>— Mais, on s’en fout !</p> + +<p>Mme Caillaux poursuit :</p> + +<p>— On me reproche mon revolver… J’ai toujours porté un +petit revolver… c’est une habitude que mon père nous avait +donnée, à ma sœur et à moi, dans les circonstances délicates… +D’ailleurs, messieurs, en partant de chez moi… je ne savais pas +encore si j’irais au <i>Figaro</i>… ou à un thé.</p> + +<p>— Ah ! Ah !</p> + +<p>Cette fois, on rit. Ainsi, selon l’habitude, dans cette salle, le +drame se change en comédie, par la pauvreté de ceux qui le jouent ; +et au lieu d’être empoignés par de grands sentiments : horreur, +vengeance, pitié, les auditeurs sont fatigués tout de suite par le +ridicule de débats décousus, où rien n’est « comme il faut ».</p> + +<p>— C’est subitement, dit Mme Caillaux, que l’idée m’est +venue… Mais… je ne voulais faire que du scandale.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Chenu, dont le dur visage est impassible, ne la quitte pas +des yeux. Elle vient de rencontrer son regard. Elle a un tremblement, +et elle geint :</p> + +<p>— Si j’avais supposé l’horrible issue… ah !…</p> + +<p>— Ah ! quoi donc ? grognent les journalistes.</p> + +<p>— Ah ! j’aurais préféré qu’on publiât les lettres !</p> + +<p>Maintenant elle sanglote :</p> + +<p>— Au journal, pendant que j’attendais… j’ai entendu causer… +on a dit mon nom… ça m’a donné un coup… je me suis levée…</p> + +<p>Soudain la salle se tait ; le public tient son souffle. Voici que +ce feuilleton le reprend et l’intéresse. Mais alors, elle aussi se tait.</p> + +<p>— Continuez, madame… chevrote pour la vingtième fois +le Président.</p> + +<p>Des gens se déplacent pour mieux entendre. On fait « Chut !… +Chut ! » Et comme elle s’obstine à demeurer muette, c’est le +Président qui raconte :</p> + +<p>— Vous êtes entrée chez M. Calmette, n’est-ce pas, madame ? +Et alors, avez-vous dit, les coups sont partis… d’eux-mêmes ?</p> + +<p>Mme Caillaux approuve. Quelqu’un vient de ricaner tout +haut. De son doigt elle fait mine d’essuyer ses yeux, et lance +au public un regard sec.</p> + +<p>— En tirant, murmure le Président, toujours confit de respect, +auriez-vous… ainsi que prétendent les experts… modifié votre +position ?</p> + +<p>— Oh ! s’écrie-t-elle, je n’ai rien pu modifier : ces revolvers-là, +c’est effrayant, ça part tout seul !</p> + +<p>A ce mot, on entend des rires prolongés. Les trouve-t-elle +déplacés ? De geignarde elle devient agressive :</p> + +<p>— Messieurs, il y a une question de conscience ! C’est affreux +déjà, quand on n’a eu que de bons principes, de se dire toute sa +vie qu’on a été cause de la mort d’un homme !… Réfléchissez : tuer +un homme, c’est épouvantable !</p> + +<p>Si elle cherche à émouvoir, le moyen n’est pas fameux : +chaque phrase, maintenant, est soulignée : une joie nerveuse +agite la salle. On ouvre une fenêtre, puis deux. Un vieux monsieur +se fâche ; il a froid. Et, d’une voix du nez, Mme Caillaux dit encore :</p> + +<p>— Aurais-je renoncé à l’amour de mon mari, à l’affection +de ma fille, à tout… pour aller tuer ? Hélas ! J’avais trop présumé +de mes forces : en face de l’homme qui a empoisonné ma vie, +j’ai perdu la tête… et… j’ai commis cet acte irréparable… irréparable +pour mon mari, dont la délicatesse va jusqu’aux scrupules, +irréparable pour moi et ma conscience, irréparable pour ma fille : +la chère petite, que ne lui reprochera-t-on pas ?</p> + +<p>Elle réfléchit un long temps, puis, dans un éclair :</p> + +<p>— Irréparable enfin, je l’avoue, pour la malheureuse victime !</p> + +<p>Elle s’abat sur son banc.</p> + +<p>A cette minute, une spectatrice, qui n’entend pas perdre un +geste, se fâche dans le dos d’un avocat :</p> + +<p>— Monsieur, vous m’empêchez de voir !</p> + +<p>C’est un grand diable flegmatique. Il se retourne :</p> + +<p>— Passez au contrôle vous faire rembourser…</p> + +<p>— Insolent !</p> + +<p>Mais… on dirait que c’est fini ? Oui. Au moins le premier +acte. Le Président a eu la force de se lever ; il se couvre, il murmure +deux mots… et les gardes demandent respectueusement à +l’accusée s’ils peuvent l’emmener. Elle consent. La salle s’agite, +se vide : allons, la suite à demain !… On s’étire, on s’éponge, +on bâille, et on conclut :</p> + +<p>— Eh bien ! pour un début… c’est ce qui s’appelle raté !</p> + +<p>Mais, comme dans tous les drames, ce premier acte n’est qu’une +exposition. Après le repos de la nuit, les auditeurs reviendront et +prendront patience. Les grands rôles n’ont pas donné. M<sup>e</sup> Labori +n’a que soufflé fort en relevant ses manches. M<sup>e</sup> Chenu a fait +tomber deux mots glacés pour prévenir : « Je suis là ! » L’avocat +général ? Y en a-t-il un ?… Tant de monde encombre l’estrade de +la Cour qu’on ne saurait distinguer. Enfin Caillaux n’a paru +qu’une seconde ; puis, le Président, très poliment, lui a demandé +s’il voulait bien sortir… avec les autres témoins : il est classé témoin. +Mais il piaffe derrière la porte, pendant que, de l’autre côté, le +public soupire en l’attendant. Que fait-il ? Écoute-t-il ? Entend-il ? +Les flics, postés dans la salle, n’ont pas dû pouvoir lui rapporter +grand’chose. Il doit être fumant, les nerfs tendus, les poings serrés.</p> + +<p>Et ce second jour commence comme le premier, dans un air +fébrile où s’agitent deux fois plus de femmes, et chaque journaliste, +ayant amené la sienne, proteste contre celles des autres.</p> + +<p>— Madame, c’est la place du rédacteur du <i>Progrès</i>.</p> + +<p>— Oh ! monsieur, je ne suis pas bien grosse !</p> + +<p>— Mais, madame, nous travaillons, nous !</p> + +<p>— C’est vrai, monsieur, consent la femme qui s’assied, +cela doit être dur pour vous, ces grandes affaires !</p> + +<p>Sonnette. Rideau. La Cour ! Ah !… Est-ce le tour de Caillaux ?</p> + +<p>Pas encore.</p> + +<p>Il faut entendre d’abord quelques dépositions : des policiers, +un académicien, des garçons de bureau, des gens qui se trouvaient +dans l’antichambre du <i>Figaro</i>, dix-neuf témoins. Dieu, que ce +sera long !</p> + +<p>Personne n’écoute. Le Président, muet, a l’air d’un épouvantail +dans un verger. C’est M<sup>e</sup> Labori, aujourd’hui, qui interroge ; +et il gronde, impétueux.</p> + +<p>Si le témoin dit : « Je ne comprends pas l’intérêt… »</p> + +<p>— Un témoin, monsieur, prononce-t-il, n’a nul besoin de +comprendre ! Qu’il réponde !</p> + +<p>Il est le maître, en l’absence de Caillaux qui ne paraît pas.</p> + +<p>Pas encore.</p> + +<p>Quand le verra-t-on ?</p> + +<p>— L’audience est suspendue… bredouille le Président.</p> + +<p>Les gens se lèvent, respirent. Du buffet quelques stagiaires +apportent des sandwichs et des bananes, et l’un d’eux affirme :</p> + +<p>— Ça va être à lui ; ça ne peut plus être long.</p> + +<p>Trois journalistes font manger une avocate ; elle rit ; ils lui +essuient la bouche. Deux messieurs se menacent :</p> + +<p>— Je vous dis que c’est une fripouille !</p> + +<p>— Moi, je n’ai rien à vous dire !</p> + +<p>— C’est ce que je déplore, monsieur !… car c’est une basse +fripouille !</p> + +<p>Et c’est au milieu de ces orages que la sonnette grelotte. +La reprise ! Vite à vos places !… Est-ce Caillaux ?</p> + +<p>Pas encore.</p> + +<p>Auparavant, la Cour prend des précautions. Le Président +est rentré avec une tête de lièvre ; il prévoit du trouble : le cas +de Caillaux-lèse-majesté. Donc, il va lire d’abord les textes du +Code d’instruction criminelle concernant les délits d’audience. +Puis, d’une voix qui s’étrangle, car la minute est solennelle, +mais d’un geste assuré, car il appelle du secours :</p> + +<p>— Faites entrer le témoin suivant !</p> + +<p>Ah ! c’est lui ?… Oui, c’est lui.</p> + +<p>Mais on ne le voit pas d’abord : on voit d’abord la porte +entrer, et de quelle manière ! Quel coup de vent ! Il envoie +d’abord la porte sur l’auditoire, dans un courant d’air, d’un geste +dont on ne saisit que l’effet, mais qui symbolise à lui seul l’idée +parfaite, l’idée complète du tyran ! Il y a là beaucoup d’auditeurs +qui ont passé la moitié de leurs études à traduire des textes +latins sur Denys de Syracuse ; ils n’avaient pas compris la tyrannie. +Ils viennent de recevoir cette porte sur le visage… Cette fois, ils +y sont ! Il peut entrer.</p> + +<p>Il entre donc à son tour.</p> + +<p>— Le taureau ! annonce un écrivaillon, qui commence son +compte rendu.</p> + +<p>L’image est juste. Noir, nerveux, menaçant, c’est le petit animal +de race, le taureau de Camargue qui se jette dans l’arène !</p> + +<p>Il a bondi, et il s’arrête. Il regarde. Il est impératif. Quel œil +colérique ! Toute la salle demeure immobile.</p> + +<p>Ah ! l’inoubliable prise de contact !</p> + +<p>On peut en rester là. On sait maintenant qu’il sera victorieux !</p> + +<p>Déjà il surveille tous ceux que son regard rencontre. Il s’est +habillé d’une redingote officielle à revers de soie, et, d’une main +rageuse, il tient une serviette noire, dont le cuir est luisant. +Tout le monde l’a bien vu ? Tout le monde est médusé ? On est +prêt à l’entendre ? M. le Président Albaba… Albanel fait signe +que oui, et murmure, en saluant : « Euh… monsieur le Président… » +pour montrer qu’il lui délègue ses fonctions. Mais… il y a +un remous dans le fond de la salle. Existerait-il quelque récalcitrant ? +Caillaux s’est retourné… Son crâne a rougi. Il lance +aux avocats un regard de feu. Les avocats ne bougent plus. Les +femmes sont bouche bée. Les journalistes, tête basse, écrivent. +Allons, il peut ouvrir la bouche !</p> + +<p>— Messieurs les jurés — si vous le permettez — je commencerai +par le récit de ma vie intime…</p> + +<p>O surprise ! Sa voix chante, humble et douce.</p> + +<p>— Vie privée ! Tu fus le Bonheur, avec une majuscule !</p> + +<p>Il tient sa serviette comme un aède tenait sa lyre, et il roule +des yeux passionnés. Rien qu’un instant. Il s’assombrit.</p> + +<p>— Hélas, il y eut la vie publique et ses calomnies !…</p> + +<p>Dont sa femme, tout de suite, s’effraya.</p> + +<p>— Moi, messieurs, dit-il sur un ton dédaigneux, je montrai +la sérénité d’un homme de gouvernement.</p> + +<p>A ce mot, il a mis la main sur sa hanche. De l’autre, il balance +son monocle.</p> + +<p>— Devant des attaques de presse, j’ai toujours pensé, comme +Waldeck-Rousseau, qu’il faut avoir raison… et que cela suffit !</p> + +<p>Il s’explique avec une gracieuse aisance ; en sorte que, après +une entrée sauvage, c’est par un discours d’homme du monde +qu’en quelques minutes il s’attache son auditoire. Pour le public +comme pour lui, c’est une minute heureuse. Lui, complaisant, +se raconte :</p> + +<p>— Messieurs, je ne voyais que mes idées, mon travail. Je +marchais droit devant moi… Vous permettez, n’est-ce pas, que je +parle longuement de ma vie ?… La campagne du <i>Figaro</i> commence, +je la néglige ; mais elle continue, ma femme s’affole.</p> + +<p>Et, prenant à deux mains la barre, il fait un portrait d’elle, qu’il +voudrait ému, mais qui n’est qu’énervé.</p> + +<p>— J’étais solide et volontaire. Elle était souffrante et endolorie. +Elle fut submergée par le flot qui se déversa sur sa faiblesse !</p> + +<p>Son visage prend une expression de douleur. Il hoche sa +tête pensive.</p> + +<p>— Messieurs… pour comprendre l’état d’esprit de ma +pauvre femme, songez que j’étais un homme dans la bataille +politique. (Il se redresse.) On donne des coups, on en reçoit… +et on ne voit pas, tout près, un pauvre être qui souffre !</p> + +<p>La voix se creuse ; il lève les bras, s’offre en victime. Puis, +coulant un regard humble et perfide vers M<sup>e</sup> Chenu :</p> + +<p>— A ce propos, je tiens à répondre aux attaques, dont +j’imagine que M<sup>e</sup> Chenu ne prend pas la responsabilité personnelle…</p> + +<p>Ah ! ce saut ! Ce bond chez le grand avocat ! Puis, quand il +s’est avancé, ramassé, cette contrainte, cette puissance, cette +lenteur pour détailler chaque mot :</p> + +<p>— Quoi ?… Comment ? Que dites-vous… monsieur ? Mais +j’ai l’habitude de prendre la responsabilité de toutes les paroles +que je prononce. Est-ce que vous menacez en ce moment ? +Vous auriez tort ! Vous ne connaissez pas l’homme à qui vous +parlez !</p> + +<p>Défi magnifique ! Des applaudissements partent. D’où, mon +Dieu ? Les yeux vagues du Président s’enquièrent avec effroi ; +et on l’entend murmurer avec dépit :</p> + +<p>— Oh !… Ce sont les avocats !</p> + +<p>Caillaux, apparemment, ne s’est pas troublé.</p> + +<p>Humble il était, humble il restera.</p> + +<p>— M<sup>e</sup> Chenu ne m’a pas compris ! Il n’a pas entendu que je +m’accuse ! Oui, je m’accuse devant le jury de n’avoir pas été +assez attentif à mon foyer ! de n’avoir pas prévu ! Si j’avais prévu, +j’aurais agi ; mais…</p> + +<p>Il lève les yeux :</p> + +<p>— Pouvais-je prévoir !</p> + +<p>Soudain, le ton se précipite :</p> + +<p>— Je répète : on est un homme ; on se bat !</p> + +<p>Sa voix saccadée apporte l’écho des coups.</p> + +<p>— Sous la cendre le feu couve… Un beau jour, une flamme +jaillit !</p> + +<p>Mais la tête se penche, de nouveau, et la voix s’abandonne :</p> + +<p>— La Cour… veut-elle me permettre un instant de repos ?…</p> + +<p>Le Président s’incline, s’empresse.</p> + +<p>— Ah ! je crois bien !</p> + +<p>On suspend. Détente.</p> + +<p>— Ouf !… Ce qu’on est serré !… Mais ça va… dame, ça se +corse !… Et… ça devient curieux !</p> + +<p>L’auditoire, ankylosé par son attention, est heureux de se +répandre en louanges qui s’enflent, montent et font cortège à +Caillaux quand il sort.</p> + +<p class="c"><img src="images/illu21.jpg" alt=""></p> + +<p>Il s’est élancé vers sa femme, il lui a baisé la main, puis il se +laisse entourer par quelques séides qui répètent : « Admirable ! +Un morceau merveilleux ! » On l’entraîne. Le Barreau, pourtant, +fait masse et reste muet, en dépit de la presse allumée, qui déclare : +« Très, très fort ! Ah ! C’est un sacré bougre ! »</p> + +<p>Son admiration n’est pas apaisée lorsque Caillaux reparaît.</p> + +<p>Plus hautain et plus maître de soi, il a posé sa serviette, +il met les deux mains dessus, il a l’air de dire : « Maintenant, les +affaires sérieuses ! » Il a affirmé, donc établi, que sa femme avait +tué sous la menace de voir paraître les lettres intimes. Il va nier, +donc réfuter la thèse de l’accusation, que son ménage tremblait +à l’idée de voir publier certains documents redoutables pour +l’honneur d’un ministre.</p> + +<p>— Quels documents ? Soyons précis !</p> + +<p>Il a le menton mauvais, les lèvres minces, et ses yeux se brident, +tandis qu’une veine de colère se gonfle sur la tempe.</p> + +<p>Cassant, il prend le premier grief. Rochette, escroc notoire, +devait passer en Correctionnelle, après avoir mis à mal un millier +de petits rentiers. Or, lui Caillaux, ministre, a ordonné au procureur +de faire remettre l’affaire. Ce procureur a grondé d’abord, +obéi ensuite, et confessé enfin ses remords et sa honte dans une +sorte de testament dont Calmette avait la copie.</p> + +<p>Caillaux, qui reçoit le jour des fenêtres en pleine figure, tente, +en vain, de dévisager les jurés dans l’ombre ; mais leurs yeux à +eux papillottent devant ce petit homme trop vif dans le jour +trop cru.</p> + +<p>— Messieurs, rappelez-vous : nous sommes à la veille de +l’expédition de Fez. A l’horizon, il y a des nuages redoutables. +Est-ce qu’un orage ne menace pas le pays ? Eh bien, je suis +ministre des Finances, c’est-à-dire le défenseur du crédit public !</p> + +<p>Il se dresse sur ses talons :</p> + +<p>— Ce crédit, messieurs, je puis, d’un jour à l’autre, avoir +besoin de faire appel à lui. Mon devoir élémentaire est donc +d’éviter tout ce qui peut être préjudiciable à l’épargne publique ; +et quand j’ai donné l’ordre de remettre l’affaire Rochette, il ne +s’agissait pas de faire un acte d’influence, mais un acte de gouvernement !</p> + +<p>Il détache ces trois mots, puis promène un long regard dominateur +sur l’assemblée : Cour, jurés, presse, barreau, témoins, +femmes : tout ce monde est immobile ? Alors, violent et preste :</p> + +<p>— Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de reculer devant les +responsabilités ! Demain encore (il frappe la barre), il s’agirait +d’empêcher que la Bourse, à une heure difficile pour le pays +(il frappe deux coups), fût troublée par des révélations intempestives, +une seconde fois je recommencerais !</p> + +<p>Son index a désigné les magistrats affalés. Avis à leurs consciences… +Puis il envoie cette conclusion dédaigneuse :</p> + +<p>— Je n’avais donc pas peur de voir publier des documents !</p> + +<p>La preuve est faite : il joue avec son monocle…</p> + +<p>Mais c’est un chat-tigre, au geste prompt. Il tire de sa serviette +un flot de papiers qu’il ne consultera pas, et donnant une +pichenette dans l’air :</p> + +<p>— Passons à autre chose. Négociations franco-allemandes !</p> + +<p>Il prend un ton fier :</p> + +<p>— Je suis alors Président du Conseil. Tout à coup, j’ai à +subir…</p> + +<p>Il serre les mâchoires :</p> + +<p>— … La plus terrible des aventures !</p> + +<p>— Ce type-là est formidable ! murmure un journaliste.</p> + +<p>— Ah ! il me donne chaud, reprend une actrice.</p> + +<p>— Chut !… Taisez-vous !</p> + +<p>Toute la salle se penche sur cet homme pathétique, qui, +comme personne, sait ménager l’effet. Lui-même est haletant de +son souvenir :</p> + +<p>— Brusquement, messieurs, une grande puissance européenne +donne un coup de poing sur la table des diplomates ! Or… c’est moi, +à cette minute, qui ai dans les mains la destinée de la France.</p> + +<p>La défense, l’accusation, le public, le regardent avec angoisse. +Il n’est plus question d’un journaliste assassiné : le procès prend +une ampleur étrange. La Patrie, la Guerre, ces deux images +terribles, s’imposent tout à coup. Chacun tend une oreille avide. +Et Caillaux n’a plus de peine à faire valoir ses mots :</p> + +<p>— J’eus, messieurs, un souci qui ne m’a jamais quitté durant +toute ma vie politique : je voulais la paix !</p> + +<p>Il tourne le dos aux juges qui ne comptent pas. Se souvient-il +même d’être à la Cour d’Assises ? Il ne parle pas directement au +jury. Il s’adresse à tout le public qui représente le peuple français, +et qui, demain, orientera l’opinion du pays.</p> + +<p>— Je voulais la paix, répète-t-il ; je la voulais avec dignité +et fierté, mais…</p> + +<p>Mais il n’a pas l’air d’un pleutre, et ce patriote ajoute :</p> + +<p>— Je voulais la paix… que la Démocratie réclame !</p> + +<p>Le mot « démocratie », telle une fausse note, vient rompre +l’harmonie émue qui régnait : on entend des « Oh !… Oh !… » +Il ne s’y attendait pas ; il a quinze secondes de désarroi ; puis +vite, il serre les rênes de cet auditoire qu’il croyait maîtrisé.</p> + +<p>— Qu’on discute mon œuvre politique, soit ! Que ce parti +nationaliste, qui est de nature à inquiéter tout le monde sans +effrayer personne, se mette en bataille, parfait !</p> + +<p>Sa voix ricane :</p> + +<p>— C’est le combat des idées ! Mais… que là-dessous on +cherche de la boue et qu’on m’accuse de je ne sais quels vices…</p> + +<p>Il se pelotonne, puis s’élance :</p> + +<p>— C’est contre cela, messieurs, que je m’élève avec la dernière +énergie ! (Il s’est approché des jurés ; il leur parle dans les yeux) +Car… quand on a l’honneur de gouverner son pays, à certaines +heures… le devoir est de se taire et… il y faut plus de courage qu’à +se défendre ! Je me suis fait l’effet, sachez-le, de ce jeune Lacédémonien, +dont le renard rongeait le cœur sous sa robe ; il restait +muet. En France aussi, il a fallu que certains hommes sachent +subir sans parler les morsures de la calomnie et montrer, devant +l’étranger, qu’ils étaient assez Français pour souffrir qu’on les +outrageât, sans répondre !</p> + +<p>Ton héroïque et graves paroles ; ce n’est pas en vain qu’il les +prononce : que tous au moins en comprennent la portée : c’est le +silence et le mystère érigés en vertus. Après cela, ne demandez +plus d’éclaircissements… ou prenez garde ! Car l’impressionnante +dignité de Caillaux n’est que passagère : il est homme de combat ; +il redevient batailleur :</p> + +<p>— Quoique je veuille m’en tenir là, si on m’y oblige j’apporterai +les précisions nécessaires ; mais je supplie… oh ! je supplie !…</p> + +<p>C’est une supplication agressive qu’accompagne un regard +dont chacun sent la menace.</p> + +<p>— Je supplie ceux qui le feraient de mesurer leurs responsabilités !</p> + +<p>De nouveau, voici le public transi. C’est maintenant une +menace de complication internationale. Le Président regarde +avec des yeux ronds, couards et fixes, comme si, dans la salle même, +l’ennemi avait des espions aux écoutes. Est-ce qu’il ne faut pas +baisser la voix ?…</p> + +<p>Caillaux l’élève :</p> + +<p>— Je suis résolu, crie-t-il, à me défendre !</p> + +<p>L’attaque, cette fois, s’adresse à tous. Le Président voudrait +être sous son fauteuil.</p> + +<p>— Je ne laisserai pas outrager mon honneur ! Je ne permettrai +pas qu’on attaque ma femme ! J’apporterai tout ce qui sera nécessaire !</p> + +<p>Et l’assemblée, qui ne soutient plus le regard de cet homme, +écoute, paupières baissées.</p> + +<p>Qu’elle écoute bien ceci : il ne cédera pas ; il liquidera devant +elle tout son passé glorieux. Il a été l’homme intelligent, entreprenant, +honorable du régime. Et il le montrera fortement, +aigrement, âprement. On lui a reproché sa fortune ? Patience ! +Il dévoilera d’où venait celle de Calmette, sa soi-disant victime. +On l’accuse d’avoir, à l’aide de ses fonctions de ministre, recherché +des conseils d’administration et de somptueux jetons de présence ? +Et s’il était avocat, en même temps qu’homme politique, n’aurait-il +pas le droit de plaider de luxueuses affaires ? Alors ? Il n’est +défendu qu’à un financier de gagner de l’argent par son travail ?… +le travail sacré ! Et, bien entendu, faut-il que ce financier soit +Caillaux, car pour un Tel, un Tel… Il a le courage de citer des +noms… Il accuse, c’est-à-dire qu’il se défend. Il indique les +lâchetés des autres, c’est-à-dire qu’il étale ce qu’il y a de pur +chez lui. D’ailleurs, il compte sur les jurés, qui l’écoutent, n’est-ce +pas, en « bons républicains » ?</p> + +<p>Là, pour la seconde fois (mystère du cœur des foules !), +sa sécurité dans l’impudence se trouve en défaut. Il croyait +parler à des sujets qui ne se rebiffaient plus, et voici que de nouveau, +dans le fond de la salle, montent des protestations… Quoi ?… +Encore !… Qu’est-ce que c’est ?… Ah ! le Barreau ! Toujours ces +robes noires avec leurs prétentions d’indépendance !… Esprits +simples ! Comme il a bien fait de leur lancer félinement un coup +de patte à ces hommes de bien, qui ne sont que des hommes +d’affaires ! Il se contient avec peine. Il dit, en détachant les +mots :</p> + +<p>— Quelle est cette rumeur ?… Ne sommes-nous pas en +République ?</p> + +<p>Mais cette feinte n’est pas d’un effet excellent. Le murmure +se prolonge.</p> + +<p>— Sale comédien ! grogne un avocat.</p> + +<p>— Je t’en fiche ! Il est dans ses jours donnants ! reprend un +journaliste.</p> + +<p>— Allons ! Allons ! C’est du vernis et qui craque ! Quelle fripouille !</p> + +<p>— Ça prend très bien ! dit le journaliste. Regardez les gueules +des jurés !</p> + +<p>Les jurés ne bronchent pas. En vain le Président s’ébroue, +s’essouffle, réclame un peu de silence. Le Barreau s’irrite.</p> + +<p>— On ne me fera pas taire : c’est ma conscience qui proteste, +déclare tout haut le même avocat. Et je ne permets pas qu’un +coco de cette espèce-là m’empêche de protester !</p> + +<p>Alors — miracle d’énergie ! — le Président tape sa table. Le +lieutenant des gardes, debout, donne des ordres. M. le Bâtonnier +Henri-Robert lui-même tend les bras comme s’il avait une branche +d’olivier dans les mains. S’il en a une, il est seul à la voir.</p> + +<p>Allons, il n’y a décidément que lui, le tyran, qui, par son audace, +sait s’imposer.</p> + +<p>Il se tourne de trois quarts ; il se ramasse sur soi-même. +Puis, carrément, sans même vouloir songer que cela peut sonner +faux (est-ce qu’il n’est pas maître de son art ?), il emprunte à la +grande éloquence un vigoureux appel aux éternelles idées de +tendresse et de générosité.</p> + +<p>— Messieurs…</p> + +<p>Cette fois, c’est aux jurés seulement qu’il s’adresse, à ces +hommes de bon sens et de grand cœur.</p> + +<p>— Messieurs… voulez-vous me permettre de parler plus largement ? +Comment Calmette, cet homme averti, n’a-t-il pas songé +qu’à côté de l’homme politique attaqué dans son honneur, il y +avait une épouse, qui l’aimait et qui souffrait ? Ah ! parbleu ! +On se laisse emporter par la haine !… On ne réfléchit plus qu’on +s’attaque à une femme, à une pauvre créature !… Depuis quelques +années, la vie politique prend des formes singulières de bataille +excessive. Œil pour œil, dent pour dent. Bien ! Mais alors… +homme contre homme !… Messieurs, j’ai terminé.</p> + +<p>Pendant ces deux dernières minutes, il a été surprenant de +maîtrise ; et sans péroraison, par une brusquerie, les mains +ouvertes maintenant comme un homme sans reproche, il a reconquis +la salle. M<sup>e</sup> Labori, qui connaît les mouvements, la chaleur, +les brusques générosités des assemblées, ne va pas laisser ce succès +se refroidir. De sa fougueuse parole, où il y a du tonnerre, il +exige aussitôt la confrontation d’un rédacteur qui dit avoir vu +chez Calmette des documents franco-allemands, d’après lesquels +Caillaux aurait joué un rôle infâme.</p> + +<p>— Qu’il vienne, et s’explique !</p> + +<p>Mais le rédacteur est fin comme l’ambre. Il répond avec +impertinence :</p> + +<p>— J’ai les mêmes scrupules que M. Caillaux. Il me dit : « Attention ! +la Patrie est menacée ! » Parfait. Je prends garde et je me tais.</p> + +<p>Alors, le tonnerre recommence :</p> + +<p>— Il n’est pas possible qu’un incident de ce genre pèse +sur les débats !</p> + +<p>Et M<sup>e</sup> Labori secoue sa robe : on croirait qu’il s’agite parmi +des nuées d’orage.</p> + +<p>— Je n’accepterai aucun doute ! Aucune incertitude ! Aucune +équivoque !</p> + +<p>Le tyran approuve. Il hoche la tête sèchement.</p> + +<p>Puis, aigrelet, vengeur, le tyran met au défi l’assemblée de +prouver que les documents dont il s’agit sont authentiques.</p> + +<p>Les gens se regardent. Le débat flotte ; on s’égare ; on fait +du bruit ; soudain surgit une ombre falote :</p> + +<p>— Tiens… chuchote-t-on, mais… c’est l’avocat général !</p> + +<p>Il y en a donc un ? Oui, oui, c’est lui… Il se lève… Il va défendre +Calmette ! Non… tiens, il défend Caillaux… Ah ! à la bonne +heure !… Il assure que Caillaux est une conscience libre ! D’une +main tremblante il tient un <i>Journal Officiel</i> qui date de deux ans, +et il lit une déclaration du Président de la République, alors +ministre des Affaires étrangères, où sont affirmées les loyales +intentions de tous ceux qui, à l’époque, ont travaillé pour le +Gouvernement.</p> + +<p>Si misérable que soit ce document poincariste, Caillaux en +paraît fier : il couvre le Barreau d’un regard féroce. Mais M<sup>e</sup> Labori, +qui bout d’éloquence et d’honnêteté, fonce éperdument +vers la lumière, qu’il veut totale.</p> + +<p>— Cette déclaration, monsieur l’avocat général était-il +autorisé à la faire ? Je demande que le Gouvernement d’aujourd’hui +l’autorise !</p> + +<p>Il a des roulades de sincérité, des grondements d’intégrité ; +et sa vaste poitrine lance un souffle puissant :</p> + +<p>— Je ne plaiderai pas dans ces conditions ! Pourquoi, moi, +défenseur, serais-je solidaire de je ne sais quelles équivoques, +qui peuvent être acceptées dans des Parlements, mais ne le seront +pas ici, tant que je serai à la barre, dans ce prétoire de Justice !</p> + +<p>Ce large emportement soulève le public. On avait besoin de +ce souffle, un souffle physique ; il vient à son heure ; on va mieux +respirer ; on applaudit, on acclame, et on ne sait pas au juste où +il va, mais on le suit. On l’a senti si magnifique ! Les cœurs sont +épanouis.</p> + +<p>Et c’est alors que le Président met sa toque.</p> + +<p>— A l’heure actuelle, bredouille-t-il, étant donné l’heure… +vu qu’il est six heures vingt… nous… ne pouvons continuer… +L’audience est levée !</p> + +<p>Ah ! Ah ! Elle est bonne ! C’est un déchaînement tumultueux :</p> + +<p>— Quel crétin !</p> + +<p>— Brute épaisse !</p> + +<p>— Faire présider les Assises par un concombre de cette +taille-là !</p> + +<p>— Monsieur, lui déclare un de ses assesseurs, en lâchant +sa toque dans son encrier, vous nous déshonorez !</p> + +<p>Et une forte sympathie entraîne la foule vers M<sup>e</sup> Labori, +qui recommence pour ses flatteurs :</p> + +<p>— Je veux la clarté ! Je l’aurai ! Je n’entre pas dans de louches +combinaisons !</p> + +<p>— Bravo ! Bravo ! Superbe ! Ah ! mon cher Bâtonnier !</p> + +<p>— A quelle tribune sommes-nous ? J’exige la lumière ! +Que signifient nos robes ?</p> + +<p>— Oui, oui, bravo ! C’est admirable !</p> + +<p>Labori affirme, prête serment, mugit, vente, rugit, continue +la séance… tout seul ! Où est la Cour ? Retirée. Mme Caillaux ? +Enfermée. Le tyran ? Éclipsé. N’importe ! Labori tempête, se +déchaîne, moutonne, écume… Est-ce à lui qu’on doit, en +sortant, l’impression d’une grande séance épique ?</p> + +<hr> + + +<p>La nuit, le sommeil, une matinée légère et fraîche ; puis +c’est l’heure fatale : il faut que l’affaire reprenne… et le public +est encore plus nombreux. Chaque homme amène une femme +et, dès qu’il l’a placée, sort en chercher une autre. On se tasse, +on s’écrase, on étouffe. Seul, Caillaux reste à l’aise. Lui saura +se faufiler, se faire place, sauter d’un banc à l’autre, revenir à la +barre, et se promener devant la table des juges, en homme qui a fait +de la Cour d’Assises son « pied-à-terre judiciaire et politique ».</p> + +<p>Car ayant, la veille, fini son long discours par un chapelet +de dénonciations, le lendemain, sitôt arrivé, il redemande la +parole, et de nouveau dénonce certains rapports du <i>Figaro</i> avec +la finance allemande. Ses yeux noirs, perçants, rancuniers, blessent +en même temps qu’ils regardent. Il va de long en large, du jury +jusqu’à Labori. Labori semble avaler ces paroles de ses énormes +oreilles d’avocat-chauve-souris, et les jurés sont hébétés, car ils +s’empêtrent dans des idées mal liées et des images brumeuses.</p> + +<p>« Ça va… ça va… » se dit Caillaux en les considérant.</p> + +<p>Il n’a plus sa redingote de Président du Conseil. Il porte une +jaquette qui fait valoir sa minceur aristocratique. En cinq +minutes, il donne vingt coups d’épée. Puis il se retire content. +Il reviendra.</p> + +<p>Alors, on voit M<sup>e</sup> Chenu se lever. Il est pâle. Il passe la main +sur son front. Ces messieurs de la presse murmurent :</p> + +<p>— Gare ! Il va mordre !</p> + +<p>Sa voix est lente ; il mâche les mots :</p> + +<p>— Messieurs, tout cela est bien… fort bien. Tout cela sans +doute intéresse la Presse, curieuse d’informations, et les mémorialistes +qui préparent le dossier de l’Histoire, en rapportant tous +les bruits, quels qu’ils soient. Mais…</p> + +<p>Il a un profond soupir.</p> + +<p>— Mais… est-il permis à l’avocat de la partie civile, qui se +croit pour l’instant à l’audience des Assises, à Paris, de +demander à la Cour qu’on en revienne enfin à la grave affaire qui +nous réunit tous ?</p> + +<p>Un temps. Il regarde l’assemblée.</p> + +<p>— Savoir si oui ou non M. Calmette a été assassiné par +Mme Caillaux.</p> + +<p>Silence de mort. Caillaux, de sa place, regarde avec arrogance, +les pouces aux aisselles.</p> + +<p>Mais M<sup>e</sup> Chenu ne s’est pas assis. Il attend une réponse.</p> + +<p>Le malheureux Président, qui était un assemblage de concessions, +est en train de se dissoudre. Ses paroles ne se tiennent plus. +Il balbutie ; il bredouille. Il… il consent qu’on fasse mine de +reprendre la question, pourvu que cela ne déplaise pas à M. Caillaux. +Mais M. Caillaux regarde la peinture du plafond. On peut +en profiter, et introduire des témoins qui parlent… et passent : +marchands de revolvers, directeur de feuille radicale, amis +de Calmette, fidèles de Caillaux. Et lui, de son banc, approuve +du geste, dénie de la tête, sourit, rougit. La moitié des témoins, +dès qu’ils ont déposé, viennent saluer le tyran.</p> + +<p>— Regardez, dit un avocat à ses confrères, la boule de +suif qui entre : c’est un correspondant boche.</p> + +<p>— Vrai ?</p> + +<p>— Et je vous parie dix sous de réglisse qu’avant un quart +d’heure il aura déposé ses hommages aux pieds de Caillaux !</p> + +<p>Mais Caillaux ne l’a pas encore vu. Caillaux est maintenant +sur une chaise ; il a gagné dix mètres. Il parle tout bas, avec lui-même. +Puis, nerveusement, il ajuste son monocle et, farouche, +il toise le témoin qui dépose.</p> + +<p>— M. Caillaux est-il encore dans la salle ?</p> + +<p>— Présent !</p> + +<p>Enfin ! Le Président le rappelle. Il y a près d’une demi-heure +qu’il n’était plus à la barre. Voici de quoi il s’agit. Ce témoin +affirmait que, deux mois avant le meurtre, M. Caillaux tenait, à +l’égard de Calmette, des propos homicides, disant : « Qu’il +prenne garde ! Je tire bien ! A chaque coup je fais mouche ! »</p> + +<p>— Est-ce que… M. Caillaux veut répondre quelque chose ?</p> + +<p>Pouh ! Il n’a aucun souvenir de cela !</p> + +<p>— D’ailleurs, ces propos, ajoute-t-il en crânant, j’aurais pu les +tenir, notez bien, je l’aurais pu, mais… je ne les ai pas tenus, voilà !</p> + +<p>Puis il regagne, au lieu de sa chaise, le banc le plus proche +de la barre, où il sera de nouveau, en une enjambée. A ce moment, +le gros boche se faufile et lui tend une main molle.</p> + +<p>— J’ai gagné mon pari ! dit l’avocat.</p> + +<p>Chaque fois qu’on apporte un témoignage en sa faveur, +Caillaux se carre, les poings aux hanches. Quand on l’accable, +Caillaux hausse les épaules ou regarde l’heure à sa montre. Aperçoit-il +une pancarte sur la porte ? il dérange vingt personnes pour +la lire. On fait circuler des journaux : il les arrête, les regarde, +les repasse. Il est le point de mire de toute la salle. Dévoré de +curiosité, et d’une impudence qui ne laisse personne en repos, +il est le centre de l’audience. Enfin, dès qu’il sort, ses flics sont +là qui l’escortent ; et ils saluent, pour remercier, les gens qui +regardent, même s’ils n’ont que de l’étonnement sans admiration.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, son audace se corse.</p> + +<p>Il ramène ses courtisans et sa police, et cette fois s’empare +non seulement des Assises, mais des galeries environnantes. Il +y plante ses créatures, qui ont des ordres. En sera chassé quiconque +ne plaira point, quiconque murmurera ou sera de visage douteux. +N’oubliez pas qu’il a fait tuer son homme, donc c’est lui le vainqueur.</p> + +<p>Un monsieur passe, une femme au bras. On l’entend dire :</p> + +<p>— Mise en demeure pure et simple… ce n’est pas très +rassurant…</p> + +<p>Un agent en bourgeois fond sur lui :</p> + +<p>— Je vous prie de garder vos opinions !</p> + +<p>Le monsieur fronce les sourcils : « Plaît-il ? » Il parlait de +la Serbie et de l’Autriche…</p> + +<p>Oui, car il se trouve qu’à cette heure où l’attention française +est concentrée sur ce procès, l’Europe, la vieille et convulsive +Europe recommence à être menacée. Mais la bande de policiers +de Caillaux ramène tout à « l’affaire ». Le flic fronce les sourcils. +La dame rougit. Le monsieur se tait.</p> + +<p>Les policiers, pourtant, sont débordés par le flot de journalistes, +de photographes, de dessinateurs, qui courent vers la salle, +car ils ne veulent pas manquer la seconde entrée sensationnelle +après Caillaux, celle de sa première femme, qu’il a lâchée pour +l’accusée d’aujourd’hui. Sur elle, il a laissé courir des bruits +fâcheux. « Les lettres intimes, dit-on, c’est elle qui les a données +à Calmette… Parbleu ! Elle s’est ainsi vengée de n’être plus l’épouse +d’un ministre !… Comme si lui, ne l’aimant plus, n’avait pas le +droit de la lâcher ! »</p> + +<p>Les foules aiment juger de cette manière hâtive, qui leur +permet sans remords de vanter la liberté de la passion. Presque +tous les hommes qui sont là, si on les voyait dans leur intimité, +auraient des têtes d’esclaves, mais ils se croient affranchis quelques +minutes, du fait qu’en chœur ils portent aux nues des théories +contraires à leur mode d’existence.</p> + +<p>Donc, on annonce « Mme Gueydan », et les visages se font +hostiles. La porte des témoins s’ouvre ; des yeux dédaigneux +guettent ; elle entre. On entend chuchoter :</p> + +<p>— Il paraît que c’est une belle rosse !</p> + +<p>Elle a dû être d’une impressionnante beauté, lorsque la fraîche +jeunesse éclairait son visage. Mais les années l’assombrissent ; +il y a de la fatalité dans son regard, quelque dureté dans ses traits, +le dédain d’une cruelle expérience sur ses lèvres ; cependant, elle +reste d’une noblesse qui trouble encore les cœurs ingénus. Au +contraire, elle irrite les hommes de parti pris ; et quand elle +s’avance, noble et pâle, des bouches passionnées murmurent : +« Hypocrisie ! »</p> + +<p>Elle se place à la barre et tourne le dos à ce public ennemi. +A-t-elle seulement vu les yeux de Caillaux, ces yeux de feu +qui voudraient la marquer d’une brûlure ? Devant cette foule, +elle a soudain un frisson de pudeur ; le courage de parler avec son +cœur lui manque. Elle apporte des notes, et voudrait s’en tenir +à ces notes. Mais le Président, tout de suite, retrouve de l’énergie +pour lui défendre d’en faire usage.</p> + +<p>— Ah ! non, madame, vous êtes témoin !… Impossible !… +La loi, n’est-ce pas !</p> + +<p>Le mot a l’air sans effet sur Mme Gueydan. Puisque ce +Président est au service de M. Caillaux, elle ne le regarde plus ; +elle s’adresse dignement à l’avocat général. Mais l’avocat général +bredouille et interdit aussi. Elle implore la défense : M<sup>e</sup> Labori, +essoufflé, répond :</p> + +<p>— J’éprouve infiniment de respect pour la situation de +Mme Gueydan, un respect… provisoire… mais Mme Gueydan +est un témoin, rien qu’un témoin, et il ne s’agit ici que d’avoir de +la sincérité.</p> + +<p>Ainsi, personne pour elle ? Des ennemis tout autour ? Non, +elle lit dans les yeux de M<sup>e</sup> Chenu une farouche énergie et, +réconfortée, elle jette aussitôt à M<sup>e</sup> Labori :</p> + +<p>— M. Caillaux a dû vous apprendre que j’avais de la bravoure !</p> + +<p>Elle en aura encore, sans ostentation, en femme dont la race +y est accoutumée. A la barre elle s’appuie sur un coude, et dans +cette attitude penchée, où la ligne des épaules reste belle, elle +commence une confession tout endolorie. Comme c’est à la +Justice qu’elle s’adresse, elle la fait pour elle seule, à mi-voix. +Mais alors le public, hostile, qui veut vérifier ses haines, s’énerve +de ne pas entendre.</p> + +<p>— Plus haut ! murmure-t-on.</p> + +<p>Furieux, un journaliste déclare :</p> + +<p>— Je vais l’engueuler, moi, cette femme-là, dans mon compte +rendu !</p> + +<p>Elle ne se soucie point de ces bruits vulgaires : elle n’élèvera +pas le ton. D’une voix sourde, elle détaille le drame de sa vie, la +première trahison de M. Caillaux, dont il s’excusa, dans une +pirouette, disant : « Pouh !… le cœur n’y est pour rien ! » Lentement, +elle conte sa confiance au milieu des mensonges, les ruses +basses de ce mari, qui lui fit garder un sac contenant des lettres +adultères, et qui fut tendre, puis roué, et furieux enfin de voir +qu’elle continuait d’être affectueuse et aveugle. Un matin, tel +Othello, il entre dans sa chambre :</p> + +<p>— Je suis venu cette nuit, dit-il d’une bouche haineuse, pour +vous tuer ! Je ne l’ai pas fait : je le ferai la nuit prochaine. Et ce +sera mieux ainsi, puisque vous serez prévenue !</p> + +<p>Là-dessus, il part pour le pays de ses électeurs. Et elle reste +seule avec ces choses atroces qu’il lui a dites.</p> + +<p>— Alors, raconte-t-elle, le voyant s’éloigner de ma vie, j’ai +voulu me tenir dans son propre cabinet de travail. Je sentais le +malheur. Il venait, m’enveloppait ; il y avait du mensonge tout +autour de moi… Au hasard, j’ouvris un tiroir… et je trouvai encore +des lettres ! Je les lus, ou plutôt j’essayai… je ne pus achever… +c’était horrible !</p> + +<p>La voix a encore baissé. M. Caillaux, dans la salle, n’entend +pas mieux que les autres. Il recommence donc son manège de la +veille ; il se rapproche ; le voici dans le prétoire, au troisième +puis au premier rang des banquettes rouges ; mais bien des mots +lui échappent toujours. Alors, avec effronterie, il questionne ses +voisins : « Qu’est-ce qu’elle dit ?… Vous avez compris ? » Elle +parle de lui ; elle l’appelle <i>M.</i> Caillaux ; elle explique qu’à son +retour elle lui montra ses lettres, qu’il se jeta à ses pieds, se traîna +à ses genoux, la supplia de ne pas divorcer… avant les élections.</p> + +<p>Maintenant, on l’entend mieux.</p> + +<p>Sans fausse honte, elle avoue même, d’une voix tout à fait +claire, qu’elle l’aimait encore et qu’en dépit de tous les conseils +d’avoués, elle consentit à lui rendre ses lettres. La veille d’un +certain jour, où il partit pour l’Égypte, en présence d’un ami +choisi par lui, ils décidèrent ensemble de brûler ces papiers +honteux, et avant qu’arrivât l’ami, elle lui dit : « Écoute-moi +bien… nous allons détruire ce courrier abominable, j’y consens ; +je te pardonne ; mais à une condition, c’est que d’abord tu entendras +ce qu’on t’a écrit de moi et ce que toi-même as osé répondre. »</p> + +<p>Elle fait la lecture ; il crie : « Assez ! Assez ! » comme s’il avait +mal ; puis il se jette dans ses bras ; il sanglote : « Comment +ai-je pu écrire pareilles choses !… »</p> + +<p>Tout cela elle le rapporte d’un accent si poignant qu’une +émotion tient en haleine ceux qui entendent. Le Président, seul, +n’est pas troublé. Ce n’est pas une créature émotive. Mais il +est offusqué pour Caillaux. Heureusement, du fond de la salle, +on crie encore : « Plus haut, bon Dieu ! Plus haut ! » Alors, puisque +c’est une protestation, le Président approuve. Mme Gueydan +lui tend un document à lire, il refuse : « Plus tard ! » et il a un +froncement de nez mauvais. Elle élève le ton :</p> + +<p>— N’oubliez pas que c’est moi l’épouse, et qu’il s’agit des +choses de la maîtresse !</p> + +<p>Le Président s’étrangle :</p> + +<p>— Madame… je vous prie de continuer !</p> + +<p>Elle essaiera, mais voici M<sup>e</sup> Labori qui se lève pour poser +une question. Elle ne domine plus ses nerfs.</p> + +<p>— J’aimerais bien, fait-elle, qu’on ne m’interrompît pas !</p> + +<p>Là-dessus, ses ennemis, dans la salle, reprennent de l’ascendant.</p> + +<p>Le Président, se sentant soutenu, revient à la charge :</p> + +<p>— En avez-vous encore pour longtemps ?</p> + +<p>Mais les yeux de M<sup>e</sup> Chenu ne la quittent plus et lui disent : +« Continuez ! madame, soyez impassible. Ne craignez rien ! +Courage ! » Alors, son visage se radoucit et, simplement triste, les +yeux sur les jurés :</p> + +<p>— Je vous plains, messieurs, d’avoir à discerner le vrai dans +ce tissu de mensonges !</p> + +<p>Elle a maintenant une pitié hautaine. A une nouvelle interruption +du Président, elle réplique : « Mais non, mais non ! », l’air +de dire : « Vous ! Je vous demande un peu ! Que pouvez-vous +comprendre aux machinations de cet homme, qui a été assez vil +pour payer des agents destinés à filer sa femme ! »</p> + +<p>Revenu d’Égypte, il reprend sa liaison, multiplie ses calomnies : +chaque matin, on peut lire dans les journaux à lui vendus : « qu’il +demande le divorce ». Enfin, on le plaide. La sœur de Mme Gueydan, +qui a eu les lettres en dépôt, en a pris des photographies : +ces pièces intimident les juges pressés par Caillaux de conclure en +sa faveur, mais dans le jugement il n’est pas parlé de l’adultère +du mari…</p> + +<p>— Ah ! Madame, à propos de ces lettres…</p> + +<p>C’est le Président qui interrompt, soutenu de loin par Caillaux. +Il croit tenir une occasion d’humilier Mme Gueydan :</p> + +<p>— Ces lettres, est-ce par votre sœur que M. Calmette les +a eues ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Expliquez-vous.</p> + +<p>— Personne, insiste Mme Gueydan, ne les a eues… sauf +des avoués. Elles sont restées dans leurs études… mais… ce sont +des endroits sûrs, n’est-ce pas ?</p> + +<p>A présent, c’est inouï comme tout le monde l’entend bien. +Elle est très maîtresse d’elle-même ; la presse constate « qu’elle +a bougrement de la vigueur » ; c’est à cette minute que, avec une +habileté consommée, M<sup>e</sup> Chenu se lève :</p> + +<p>— Nous voici donc, dit-il, revenus à ces lettres où la défense +voit l’essentiel de l’affaire. Eh bien, à mon tour, je vais poser une +question. Ces lettres, madame, actuellement où sont-elles ?</p> + +<p>Elle le regarde en face, puis d’une voix douce :</p> + +<p>— Ici.</p> + +<p>— Ah ! Mme Gueydan les a ? Est-ce que Mme Gueydan les +offre ?</p> + +<p>— Je ne le puis : il y a devant nous une femme pour qui se +pose la question de la peine de mort… D’ailleurs, ces lettres +n’intéressent que moi.</p> + +<p>— Madame, réplique M<sup>e</sup> Chenu d’une voix sourde, on ne +vous croira pas !</p> + +<p>— On me croira, réplique Mme Gueydan. Cette femme, dans +ces lettres, cravache mon mari et le pousse à me jeter dehors. +Il n’est pas question de politique.</p> + +<p>— Madame, reprend M<sup>e</sup> Chenu d’une voix forte, on ne vous +croira pas !</p> + +<p>Puis il se tourne vers Labori :</p> + +<p>— Que d’obscurités !… Monsieur le Bâtonnier, n’allez-vous +point vous associer à moi dans la prière que j’adresse à +Mme Gueydan ? Je vous en prie, tendez-moi la main !</p> + +<p>Il y a, dans son ton, une ironie triomphante, le sarcasme +tout-puissant de l’honnêteté, qui, empoignant l’adversaire, lui +déclare en public :</p> + +<p>— Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi intègre +que moi ?</p> + +<p>Alors, Labori fait de gros yeux. Son front se plisse. Il grogne, +gronde, bourdonne. Enfin, d’une voix bourrue :</p> + +<p>— Monsieur le Bâtonnier, je n’aime pas beaucoup, savez-vous, +qu’on interprète mes attitudes : elles ne sont pas de celles +qui prêtent à l’équivoque ! Nous avons, pour nous juger, des +arbitres souverains : les jurés. S’ils croient devoir prendre la +responsabilité de demander les lettres…</p> + +<p>Pauvres jurés ! Encore ce fantôme de la responsabilité dont +on les terrorise, comme l’avant-veille où l’ennemi écoutait aux +portes. Qui donc menace aujourd’hui ?</p> + +<p>Mais pour achever de les dérouter, la voix de Mme Gueydan +reprend, pointue et malicieuse :</p> + +<p>— Monsieur le Président, je propose autre chose…</p> + +<p>Silence…</p> + +<p>— Quoi donc ? dit le Président, ahuri.</p> + +<p>— Ces lettres…</p> + +<p>— Oui…</p> + +<p>— Je puis les remettre…</p> + +<p>« Pourvu que ce ne soit pas à moi ! » pense le Président. Et il +baisse la tête :</p> + +<p>— … A M<sup>e</sup> Labori… qui en fera ce qu’il voudra.</p> + +<p>Piège de femme admirable, vengeance audacieuse que personne, +d’abord, ne saisit. Labori est joué : il se croit honoré. Il +pense qu’on s’incline, alors qu’il n’est qu’une dupe. En bon +géant, il se trouble, pâlit, rougit :</p> + +<p>— Madame, personne… jamais… depuis que je suis avocat… +ne m’a fait pareil honneur !</p> + +<p>— Le… l’audience est suspendue, annonce le Président.</p> + +<p class="c"><img src="images/illu22.jpg" alt=""></p> + +<p>Président d’opérette ! La phrase n’est pas prononcée, que +Caillaux déjà s’est enfui, et la Cour, vaincue, s’éclipse pour laisser +le public acclamer cette femme. Une minute, elle reste à la barre ; +les applaudissements viennent jusqu’à elle ; on se presse pour lui +tendre les mains ; tout ce qu’on a dit est oublié ; on entend : +« Très beau ! Très fort ! Elle est formidable ! » Oui, cette déposition, +d’abord lente et menue, s’est étoffée, s’est amplifiée ; +elle est devenue vigoureuse, pathétique, grande, superbe, et elle +a pris les cœurs. La presse est debout sur les tables :</p> + +<p>— C’est énorme ! Eh ! l’<i>Écho</i>, on leur fiche un grand titre ?</p> + +<p>Une jeune actrice répète :</p> + +<p>— Qu’elle est belle, cette femme, qu’elle est belle !</p> + +<p>La voici qui sort. On continue d’applaudir ; on se groupe +sur son passage ; on salue. Elle a sur le visage une dignité heureuse. +Dans cette salle… quelle chaleur, quelle ardeur ! L’admiration y +tourbillonne, va de l’un à l’autre, emporte des groupes ; et les +langues marchent, entraînant les répliques :</p> + +<p>— Enfin… pourquoi a-t-il quitté une créature pareille ?</p> + +<p>— Parce qu’elle lui était supérieure, tiens, cette idée !</p> + +<p>Les yeux brillent.</p> + +<p>— Et qu’est-ce que ça va donner, maintenant, ces lettres ?</p> + +<p>— Ah ! dame, on touche au moment palpitant !</p> + +<p>Il suffit que cette phrase soit bien dite par un homme pour +faire frémir les femmes.</p> + +<p>Une avocate, qui a de jolis bras, confie à une amie dans un +élan passionné :</p> + +<p>— Moi, cette femme m’en impose !</p> + +<p>— Modérez-vous, dit froidement l’autre ; mon mari l’a +connue : elle est terrible !</p> + +<p>— Est-ce vrai ?</p> + +<p>— Depuis son divorce, elle touche dix-huit mille francs de +pension. Parions qu’elle sort de l’audience avec trente mille ?</p> + +<p>— Oh !… Vous me défrisez !</p> + +<p>On n’a pas ouvert assez de fenêtres ; l’air est lourd. Gare !… +Tout à coup, l’admiration va tomber ; la critique s’insinue ; +déjà elle pique, dégonfle, elle est en train de faire son œuvre… +La nature humaine est ainsi faite, trop faible pour soutenir la +fièvre d’un enthousiasme long…</p> + +<p>Coup de timbre ! L’audience est reprise… et M. Caillaux +demande qu’on l’appelle à la barre.</p> + +<p>C’est le revanchard ; il fallait s’y attendre : jamais il n’est +en reste. Loin de s’insurger, d’ailleurs, le public tient son souffle ; +Mme Gueydan est rentrée ; et elle respire des sels…</p> + +<p>La première phrase de Caillaux sera pour la remercier.</p> + +<p>Il s’inclinera ; il aura une voix de miel.</p> + +<p>— Je suis très reconnaissant à Mme Gueydan d’avoir chassé +tant de miasmes autour de ces lettres intimes…</p> + +<p>Ces mots sont une caresse.</p> + +<p>— … La calomnie, hélas ! elle a pu en parler ! Moi aussi, je l’ai +connue ! Et, étant un bourgeois, comme ma seconde femme +(il lui lance un regard tendre), je l’ai redoutée.</p> + +<p>Mais voici que déjà la rage éclate. Il n’a pu l’étouffer qu’une +seconde, elle est plus forte que lui, qui, pourtant, se croit le plus +fort et il s’y abandonne et, avec elle, il va jouer la grande scène :</p> + +<p>— Messieurs, même si j’ai l’air d’abuser de votre patience, +il faut que je reprenne devant vous le récit de ma vie. Je n’ai +pas bu jusqu’au fond de la coupe : il faut que je l’achève ! Vous +êtes des hommes ; aucune faiblesse humaine ne vous est étrangère ; +et on peut tout vous dire, n’est-ce pas, quand on n’a rien +fait de contraire à la droiture et à l’honneur !</p> + +<p>Pour la première fois il fait trembler sa voix, il fait mine de +céder, mais ce n’est pas à quelqu’un : c’est devant les grandes +idées qui forment la conscience des hommes.</p> + +<p>Cet effet d’ailleurs sera très court : juste le temps de rallier +son public. Dès qu’il le tient, son ton claironne :</p> + +<p>— Maître Labori, vous avez, sans me consulter, salué +Mme Gueydan, qui, cependant, fut assez dure pour moi et pour +celle-ci !</p> + +<p>D’un élan pathétique, il montre l’accusée. C’est le second +élan qu’il a vers elle. Toute cette scène ne sera faite qu’en va-et-vient +du cœur. Il est entre ses deux femmes : d’abord il toise +l’une et se donne à l’autre.</p> + +<p>Mais Labori a frémi sous le coup de fouet de l’homme qui +paye et prétend avec impudence qu’on ne dise strictement que ce +dont il est convenu. Ah ! Dieu !… Labori se ramasse, se charge +d’air ; puis il émet d’abord des choses confuses où son honnêteté +s’agite, en chien de garde à la chaîne. Après quoi, subitement +dressé, il élargit l’affaire, il y souffle une tempête et il prononce +pêle-mêle des paroles incohérentes… et superbes :</p> + +<p>— Je n’ai pas encore plaidé, monsieur Caillaux ! Je plaiderai… +(sa plaidoirie seule est payée), je plaiderai plein de respect pour +vous, et… si ces tristes débats pouvaient aboutir à une réconciliation +des Français devant l’étranger qui suit ce procès avec un +intérêt à certains égards horrible, certes, je ne regretterais pas la +faute que j’ai pu commettre en prenant une initiative sur le +compte de laquelle je n’avais pas eu le loisir de vous consulter !</p> + +<p>L’ampleur du geste, qui accompagne cette période sonore et +éclatante d’intégrité, arrache des applaudissements ; mais alors, +dans certains coins, l’on proteste. Les uns sont entraînés et crient : +« Bravo ! » ; d’autres ont compris et s’émeuvent. Caillaux sent +l’orage, et, avec une adresse immédiate, il quitte son rôle, prend +celui du Bâtonnier, et s’écrie :</p> + +<p>— Il a raison, messieurs les jurés ! Voici de nobles paroles ! +La vie politique se transforme ! Hélas ! elle n’est plus aujourd’hui +une lutte d’idées, mais une lutte d’hommes : elle est atroce ! +Moi, le citoyen le plus attaqué de France, je peux le dire fièrement : +j’ai répudié certains procédés honteux dont on usait à +mon égard, et, me souvenant du poète latin qui écrivait qu’un +malheureux est chose sacrée, je jure, messieurs, que dans l’avenir +ce que je puis avoir de bonté sera encore accru !</p> + +<p>Ses narines palpitent : oh ! qu’il devient douloureux !</p> + +<p>— Mais il ne s’agit pas ici d’avoir des envolées comme on +peut s’en permettre à une tribune politique…</p> + +<p>Malgré lui il a été trop ému ; il s’en accuse ; il se frappe la poitrine… +N’a-t-il pas abusé de l’indulgence de tous ?</p> + +<p>— Messieurs… messieurs, je reviens à ma pauvre vie !</p> + +<p>A peine se recueille-t-il une minute :</p> + +<p>— Contre une femme qui a porté mon nom, je ne veux rien +dire…</p> + +<p>Avec hauteur, il regarde Mme Gueydan. Veut-il une dernière +fois la dominer ? Mais elle a un mépris moins théâtral que le sien. +Cette femme est un roc : il a peur de se briser. Il se jette éperdument +vers l’autre :</p> + +<p>— De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout mon +être, je suis avec celle-ci, créature de bonté, que j’ai choisie +parce qu’elle est de ma race !</p> + +<p>Ah ! ce dernier mot, quel cri de colère !</p> + +<p>Il a failli en perdre le souffle…</p> + +<p>Il s’apaise.</p> + +<p>Il prend son front, recule de deux pas vers Mme Gueydan.</p> + +<p>— Madame, la vie m’avait souri d’abord, j’avais fait de +brillantes études…</p> + +<p>Son crâne s’empourpre ; il serre la barre :</p> + +<p>— Né de parents millionnaires, à trente-cinq ans je bats le +duc de La Rochefoucauld et j’entre à la Chambre !</p> + +<p>Cette annonce vaut un roulement de tambour.</p> + +<p>— C’est alors que je vous rencontre.</p> + +<p>— Ah ! souffle un journaliste, il est immense ! A côté de lui, +tout fout le camp !</p> + +<p>— Malheureusement, continue-t-il d’une voix vibrante, +passionnée, qui a l’air de vouloir rappeler la chaleur grisante de +l’amour, au moment même où il va dénoncer le plus cruel des +désaccords, malheureusement, nous n’étions pas deux êtres de +même nature !</p> + +<p>Que de choses dans ces mots et dans cette voix ! La voix est +d’un homme admirable. C’est donc que la femme eut tort, et +c’est elle que les mots condamnent.</p> + +<p>Il vient d’être généreux. Alors, il va oser davantage :</p> + +<p>— Je suis un homme auquel je crois que personne ne refuse +de la volonté et de la vigueur. Vous aviez, vous, madame, quelques-unes +de ces qualités… mais exagérées. Ce fut le douloureux +roman : nous n’avons pu être que des amis admirables…</p> + +<p>— Monsieur Caillaux… interrompt Mme Gueydan d’une +voix sourde, Monsieur Caillaux… vous vous déshonorez !</p> + +<p>Elle est demeurée assise, mais la voix est haletante. Il est +debout, dédaigneux :</p> + +<p>— Madame… pas de violences qui ne serviraient à rien ! +Vous avez trouvé des lettres… Oui, j’ai écrit des lettres ; mais +moi, ici, je ne veux parler qu’avec mesure. Ce que je pourrais +dire, je ne le dirai pas… Nous avons divorcé… Je me suis engagé +à vous payer dix-huit mille francs par an, alors que, laissez-moi +vous le rappeler, vous n’aviez pas un centime quand vous êtes +entrée chez moi…</p> + +<p>La phrase n’est pas achevée que la salle proteste :</p> + +<p>— Oh !… Hou ! Hou !… Oh !…</p> + +<p>On siffle, pour la seconde fois. C’est trop. Tout de suite, la +figure rageuse tourne, et le public, dominé, se tient coi.</p> + +<p>Ouvrant à peine la bouche, tant la colère lui serre les dents, +Caillaux résiste :</p> + +<p>— Quoi donc ?… Est-ce qu’en énonçant simplement ma +volonté de faire ce sacrifice à une femme qui a porté mon +nom, je ne dis pas une chose qui est élevée ? Pourquoi ces +rumeurs ?</p> + +<p>Mais elles tiennent bon. On entend même : « Il est ignoble ! » +Alors, bien dressé sur ses pieds, sans perdre une seconde, il fait +un nouvel appel à la sensibilité des cœurs :</p> + +<p>— J’ai été un homme très malheureux dans ma vie : parfois +sur les sommets… ils sont si près de l’abîme ! Mais j’ai été un +homme heureux, très heureux, avec ma seconde femme !</p> + +<p>Sa chaude parole s’accompagne d’un élan vers elle. C’est le +troisième. Puis, tout de suite, il s’incline devant Mme Gueydan :</p> + +<p>— Cela, madame, n’a rien d’outrageant pour vous…</p> + +<p>Très digne, il reprend dans un long soupir :</p> + +<p>— Ce n’est ni le moment, ni le lieu de ressortir nos misères. +Est-ce que chacun de ceux qui m’écoutent n’a pas le sentiment +que, si l’on fouillait dans sa vie, il serait un peu, suivant l’image +dont je me servais hier, le Lacédémonien que le renard ronge ? +Eh bien, je suis comme lui, et j’ai assez parlé !</p> + +<p>— Madame Gueydan, bafouille le Président, qui est en +compote, avez-vous quelque chose à ajouter ?</p> + +<p>Elle se lève et, sombre, dit fièrement :</p> + +<p>— Je ne réponds pas aux insultes de M. Caillaux : je les lui +pardonne !</p> + +<p>Un grand silence suit cette déclaration. Puis, comme il +faut que Caillaux, toujours, ait le dernier, après un temps calculé +il riposte :</p> + +<p>— Moi… moi, je pardonne à Mme Gueydan son pardon, et +je m’incline !</p> + +<p>Il vient surtout de faire incliner toutes les têtes, malgré les +rumeurs, les exclamations, les sifflets, malgré le Barreau qui est +écœuré et la moitié de la presse qui est hérissée. Il vient de réussir, +et à la perfection, une des scènes les plus difficiles de son grand +rôle d’homme public. Il a joué la scène d’amour entre deux +femmes, dont l’une, impassible, le rejetait égaré, parmi ses ruses, +et dont l’autre, écroulée et geignarde, ne savait que faire de son +encombrante tendresse. Perfide chanson sur deux notes alternées ! +Il s’est retrouvé avec sa partition, dont elles ne voulaient ni l’une +ni l’autre. La colère lui a redonné des ailes. Il ne s’est pas dépité ; +volte-face ; et cette provision de sentiments musicaux qu’il +avait destinés à ces deux créatures, sans apparence d’effort, +il l’a fait servir à l’éloge de soi-même. Ah ! elles n’ont pas voulu +qu’il les chantât ? Eh bien ! il a chanté Caillaux, encore Caillaux ! +Ce n’était qu’une fois de plus. Pas la dernière, sans doute. +En tout cas, il a tenu bon, il a conclu, il sort vainqueur. Voici +trois jours de suite que la barre est à lui, qu’il emplit le Palais et +possède les Assises.</p> + +<hr> + + +<p>Pour le reposer, il y a, vingt-quatre heures après, un défilé +de témoins inutiles, précédé de débats superflus sur les fameuses +lettres que M<sup>e</sup> Labori a lues dans la nuit. Elles l’irritent, et il veut +les rendre. Calmette devait publier trois lettres intimes, a dit +le ménage Caillaux. Labori en a huit : c’est trop de cinq. Ces huit +lettres ruinent le système de la défense. Et voici que M<sup>e</sup> Chenu +les veut toutes. Parbleu !… Alors le Président attend que le premier +les lâche, avant que le second les prenne, pour s’en saisir au +passage et les enfouir dans un dossier qu’on n’ouvrira plus. On +discute, on ergote, la scène est interminable.</p> + +<p>Mais le vide de ces avocasseries permet au public de ne plus +écouter et de songer avec angoisse à ce qu’il a lu dans les feuilles +du matin sur les menaces autrichiennes à la Serbie. Le ciel d’Europe +s’assombrit. De l’Est accourent des nuages mauvais.</p> + +<p>— Madame, dit Labori, voulez-vous reprendre les lettres ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Oh ! flûte ! grognent les journalistes. Ces histoires-là, on +commence à s’en f…!</p> + +<p>Pourtant, dans les cinq heures que durera la séance, une au +moins vaudra d’être vécue. Si Caillaux se repose, sa bande ne +chôme pas. M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, sans se gêner, répète tout haut +qu’il vient de reconnaître dans la salle, où ils sont entrés munis de +cartes du tyran, une douzaine d’individus qu’il a vu juger en +Correctionnelle pour vagabondage spécial. Mais ceux-là du moins +se taisent ; ils ne sont venus que pour faire le coup de poing en cas +d’émeute. Tandis qu’il y a d’autres amis agissants, qui sont +témoins, et qui viennent un peu trop haut proclamer la vérité, +à savoir que Caillaux est grand et que Caillaux est pur ! Le plus +notable est Ceccaldi. Depuis la première minute du procès, +Caillaux n’a pas fait dix pas dehors qu’il ne se soit collé à ses +basques et ne l’ait protégé du geste comme du regard. Le physique +est d’un matamore. Lorsqu’il talonne Caillaux, il défie, +de loin ou de près. Nul besoin qu’on l’attaque pour qu’il le +défende. Un coup d’œil : il provoque. Deux pas vers Caillaux : +il est en garde. Un mot douteux : il devient bravache. Et il +s’allume. Tout est du feu chez lui. Barbe rousse, yeux ardents, +gestes de flamme : il a l’air de griller et d’en souffrir. Pourtant, +c’est pour Caillaux qu’il grille… Diable d’homme, qui rend +l’amitié comique en la soufflant, en incendiant, pour elle, +tout le voisinage. Depuis quatre jours, dans les couloirs, il fait +du vent, tape du pied, frappe son cœur, tend les bras. Enfin, +on l’appelle à la barre !… Il entre dans un courant d’air ; la porte +claque : il tressaute. On lui demande son nom : il croit que c’est +une insulte. On lui dit de déposer : il crie :</p> + +<p>— Je suis son ami, messieurs !… son ami !</p> + +<p>Est-ce une prière, ou du délire ? Il poursuit :</p> + +<p>— Et au nom de mon amitié (ses bras ne sont pas assez longs +pour en donner la mesure), je veux d’abord, avant tout, que vous +reteniez bien ceci : jamais je n’ai vu, nulle part, un ménage plus +uni !… Ah ! Madame Caillaux par-ci ! Madame Caillaux par-là ! +Quelle femme, messieurs. Et lui ! Ah ! lui ! messieurs, quel homme ! +C’est ce point, messieurs les jurés, qu’il ne faut jamais oublier, +dès qu’on parle d’autre chose. Lui, lui, mon ami, quel homme !…</p> + +<p>Avec volubilité il le redit vingt fois, l’explique trente, et, +renversant son buste, il a l’air d’offrir sa barbe ardente à la déesse +de l’Amitié.</p> + +<p>— Madame Gueydan, messieurs, eût voulu l’éloigner, cet +homme (cet homme dont je suis l’ami !), l’éloigner de la terrible +politique, car chaque jour, sur sa tête, comme dans les supplices +antiques, goutte à goutte, on distillait le venin !</p> + +<p>A ces mots des rires partent.</p> + +<p>— Celui-là, remarque quelqu’un, s’il n’existait pas, il faudrait +l’inventer !</p> + +<p>— Mais, messieurs, il y à le devoir !… Aussi, la veille du jour +où le ministère fut constitué, moi qui aimais cet homme, moi qui +suis son ami, son ami véritable, j’ai tout fait, vous entendez, pour +qu’il entre dans la combinaison !… Je l’avoue, je le dis très haut…</p> + +<p>— Plus haut, ma vieille ! Encore plus haut ! murmure un +journaliste.</p> + +<p>A-t-il entendu ? Il élève le ton :</p> + +<p>— Je sais, je sais : ce fut leur bonheur perdu ! Je sais : c’est +ce jour-là que commence l’infâme campagne… pouah ! campagne +contre cet homme, qui reste et restera mon ami, et contre cette +femme qu’on veut <i>arbitrairement</i> maintenir en prison !…</p> + +<p>Cet adverbe ne suscite plus des rires, mais des huées. Et +comme Ceccaldi n’a pas l’habileté des reprises, à la manière de +l’homme qui est son ami, il s’enroue, s’énerve, fait : « Fff… Fff…! » +ainsi que les chats furieux… Puis, à l’exemple de Caillaux, c’est +son propre éloge qu’il entame, mais sans lâcher pour cela l’éloge +de l’Amitié.</p> + +<p>Il se lance en avant, se rejette en arrière, empoigne la barre, +se hérisse devant le jury et, soutenu par Caillaux derrière, respectueux +pour sa femme devant, faisant appel aux hommes justes, +il déclare :</p> + +<p>— Ce sera la clarté de ma vie, l’honneur de mon nom, un +éternel tremplin pour ma conscience, que de pouvoir dire +toujours et penser toujours : « Je n’ai pas voulu lâcher celui qui +était mon ami ! » Car cet homme, cette femme, messieurs, eh bien, +maintenant, ils n’en ont plus d’amis !</p> + +<p>— Ah !… Parbleu !… Cette histoire !… Ferme ça ! proteste +la salle…</p> + +<p>— Regardez et entendez vous-mêmes : il n’y a plus aucune +pitié ?</p> + +<p>— Hou ! Hou ! A la porte !</p> + +<p>— Messieurs, c’est au jury que je m’adresse !</p> + +<p>Il veut tenir tête encore. Il est très rouge :</p> + +<p>— Vous avez entendu leur langage, où tout est noble et digne…</p> + +<p>— Assez !…</p> + +<p>— Ce sera la beauté de mon existence…</p> + +<p>— Crétin !</p> + +<p>— Ce sera ma gloire de n’avoir pas lâché cet homme !</p> + +<p>— Pignouf !…</p> + +<p class="c"><img src="images/illu23.jpg" alt=""></p> + +<p>— … Cet homme qui, je n’ai pas peur de le proclamer une +fois de plus, demeure et demeurera mon ami !</p> + +<p>Il a donné tout son souffle, et l’air en est irrespirable… Devant +une salle houleuse, le Président s’éponge. Et Caillaux, grand acteur, +se voile la face en entendant ce crieur public de l’Amitié.</p> + +<p>Trente secondes : la porte des témoins se rouvre. D’instinct +le Président se dresse. Caillaux découvre son visage. Et tout à +coup la salle redevient silencieuse : Henry Bernstein est entré.</p> + +<p>Il n’y eut pas, dans tout le procès, de contraste plus frappant. +Deux hommes se suivaient, venant l’un après l’autre parler au +nom d’un même sentiment sacré : le premier avait été trépidant, +le second fut fier. Le premier sauta, chanta, fit du théâtre. Quelle +vulgarité ! Le second fut nerveux, offensif, tout audace et courage.</p> + +<p>D’abord, c’est un géant ; par la taille il domine les hommes +ordinaires. Sitôt entré, il est au niveau du Président qui s’écrase +sur sa table haute. Il ne lui jette qu’un coup d’œil : il le méprise ; +puis cherchant dans la foule, la tête en avant, d’une moue +dégoûtée, il demande :</p> + +<p>— Où est Caillaux ?</p> + +<p>Il a dit : « Caillaux » tout court ! Il n’a pas dit « M. le Président », +ni « le grand politique », ni « le salut de la France ».</p> + +<p>— Où est Caillaux ?</p> + +<p>Il a répété. Cette fois, un petit ricanement lui répond. Alors, +il clame :</p> + +<p>— Il n’y a pas de quoi rire ! Messieurs les jurés, il se pourrait +que la guerre fût à nos portes. Je ne suis pas de ceux qui, comme +M. Caillaux, arment le bras d’une femme. Si demain la mobilisation +est déclarée, je m’engage et je tire moi-même !</p> + +<p>Il vient de prononcer cette rude phrase d’une voix sonnante. +Maintenant qu’il se tait, sa lèvre tremble. Ce n’est que le relâchement +de ses nerfs trop tendus. Il se reprend. M. Caillaux +est un assassin et un puissant : les hommes dans son cas trouvent +toujours des amis. Calmette n’est qu’un assassiné : c’est lui que +Bernstein vient défendre, et c’est lui qu’il vantera : l’homme doux, +l’homme bon, l’homme sans peur, car ce cœur exemplaire comprenait +dans toute l’étendue de leurs devoirs difficiles, l’Amitié +et l’Amour du pays.</p> + +<p>Tout cela est exprimé sobrement mais violemment, en phrases +qui ne se soucient pas d’être balancées, mais d’apporter l’essoufflement +sincère d’un homme passionné, pleurant un ami. Ses +yeux se sont voilés pendant qu’il parlait ; une goutte de sueur +perle à son front. Si géant qu’il soit, il est plus faible que son +sentiment, celui de l’amitié noble !</p> + +<p>Caillaux regarde les fenêtres et évite Ceccaldi.</p> + +<p>Lorsqu’il sort, Ceccaldi se colle à lui. Des voyous s’échappent +d’un estaminet et se jettent à leur rencontre. Le rouge, cette fois, +monte au front du tyran. Canaille populaire encore payée par +Ceccaldi. Ah ! piteuse mise en scène ! Il est très irrité. Les flics, +les repris de justice, une poignée d’ivrognes l’escortent jusqu’à +l’auto, où « l’homme de l’amitié » monte avec lui. Caillaux serre +les lèvres et, sitôt dans sa voiture, il commence un chapelet +de reproches cinglants ; l’autre, alors, se trémousse sur les +coussins et crie à tue-tête : « Accable-moi ! J’ai ma conscience ! +Je ne connais que mon honneur !… Je suis ton ami, ton +seul ami ! »</p> + +<p>Ne serait-ce pas à vous dégoûter de l’être, si l’envie pouvait +vous en prendre !</p> + +<hr> + + +<p>Le sixième jour, cette envie ne prendra personne. Les esprits +commencent à être dominés par une terrible idée : la Guerre !… +Quelle guerre ?… La guerre de l’Autriche avec la Serbie ? Bien +pire que cela. Voici qu’aujourd’hui, chacun pressent un danger +net… pour la France. Tout se complique ; tout devient trouble ; +aucune dépêche n’est explicite. Il y a dans ce conflit lointain on ne +sait quoi de louche et de brutal qui permet… de redouter tout ! +La guerre… la guerre et la mort viendraient-elles jusqu’à nous ?… +Et on se redit comme à l’heure d’Agadir :</p> + +<p>— La guerre… maladie périodique et éternelle !…</p> + +<p>— Qui pourrait bien nous faire passer de chouettes vacances !</p> + +<p>— A la campagne, sûrement !</p> + +<p>Amertume. Colère. Saisissement. Crânerie. Les nerfs sont +à vif. Il ne faudrait pas trop de disputes avocassières ni de témoins +imbéciles pour qu’on se dégoûtât de ce procès, dont le déroulement +commence à être interminable. Sixième audience, troisième +bataille au sujet de ces lettres dont l’épithète « intimes » devient, +à la longue, ou impudique ou niaise. On en lit quelques-unes : +rien dedans : verbeuses, banales… à peine suffisantes pour l’intimité. +Mme Caillaux, effondrée depuis quatre jours, dont on n’entend +plus la voix, dont on ne voit que le chapeau renversé, s’évanouit +et s’écroule.</p> + +<p>— Qu’elle crève donc ! déclare un avocat. S’il y a la guerre, il +en crèvera d’autres !</p> + +<p>Mais Caillaux a bondi.</p> + +<p>Aux Assises, pourtant, la loi est formelle. Même à un +condamné à mort la Justice refuse que sa femme ou sa mère +coure à son box l’embrasser. Mais celui-ci, dont Ceccaldi est +l’ami, a eu la France dans les mains, donc la Loi et la Justice +avec la France. C’est le maître. Il peut ce qu’il veut.</p> + +<p>En une suspension de cinq minutes, avec des sels et trois +nerveuses paroles, il va d’ailleurs guérir cette femme, qui ne +s’est pas évanouie lorsqu’elle tuait. Aucun besoin de médecin ; +ce n’est donc pas pour elle, à la reprise, qu’entreront dans le +prétoire, à la queue leu leu, trois docteurs.</p> + +<p>C’est d’abord pour éclairer le jury, comme tous ceux qui +pénètrent dans cette funeste salle ; ce sera surtout, pense la +défense, pour se livrer à des aveux, car ces trois compères étaient +au chevet de Calmette. Or, l’ont-ils soigné comme il faut ? +Grave question, puisqu’ils n’ont pas été capables de l’empêcher +de mourir !… Mme Caillaux a tiré, c’est entendu ; mais, dès +l’heure où les médecins ont eu Calmette entre les mains, +ne devaient-ils pas le sauver ? A quoi sert leur métier ? Et +n’est-ce pas, alors, à leur compte qu’il faut inscrire sa mort ?… +Ne protestez pas ! Pour finir d’hébéter un jury, l’affaire +est d’importance, et on va longuement, grossièrement, l’examiner.</p> + +<p>Comme un des trois docteurs s’irrite, M<sup>e</sup> Labori se fâche, +et, de sa voix de géant qui n’est pas toujours bon, quand son cas +s’embarrasse :</p> + +<p>— Le devoir du docteur est de répondre ! Il a ses responsabilités ! +L’accusée n’en a pas !</p> + +<p>— Quoi ?… Sans rire !…</p> + +<p>Soulèvement du public. Et Labori riposte :</p> + +<p>— En tout cas, l’accusée, je la couvre !</p> + +<p>Alors on rit. Le mot prête à rire. Est-ce que Caillaux serait +jaloux ? Il fait une moue dédaigneuse.</p> + +<p>Le malheur est que ces trois médecins font bloc. Ils disent +ensemble :</p> + +<p>— C’est le cas d’un incendiaire qui, ayant mis le feu aux +quatre coins d’une maison, expliquerait devant les ruines : +« Les pompes sont arrivées trop tard ! »</p> + +<p>Mais la défense tient bon. A ces médecins, elle oppose d’autres +médecins. Et d’abord, voici pour leur répondre un chirurgien +des hôpitaux.</p> + +<p>— Moi, messieurs, j’aurais opéré ; je serais intervenu : j’interviens +toujours… Je m’excuse même d’intervenir aujourd’hui ; +mais j’étais l’ami de Calmette, et j’ai bien souffert de ne pas +intervenir davantage.</p> + +<p>Il a couru à la maison de santé. Il a vu les trois docteurs qui +faisaient bloc déjà, mais ne faisaient rien d’autre, et dont l’amour-propre +s’est insurgé à l’idée d’une intrusion dans leurs affaires ! +Lui, d’autre part, leur en veut de ne pas l’avoir laissé s’installer +en maître. Il rend hommage à leur savoir, avec une acuité où +perce sa rancune. Et ainsi cette audience, au lieu d’éclairer le +procès, ne découvre que la rivalité professionnelle de pontifes +médecins.</p> + +<p>Le plus beau de tous, cependant, n’est pas là. Il se réserve +pour le septième jour, jour où l’orage européen s’amoncelle et +commence à gronder à l’horizon.</p> + +<p>L’Autriche n’a pas encore déclaré la guerre à la Serbie, mais, +dans les télégrammes, les mots « d’état de siège » et de « mobilisation » +évoquent des images farouches. Le monde russe s’agite. +De quelle façon ? Mystère !… L’Angleterre se raidit. Flegmatique, +elle prête l’oreille. De l’Allemagne on ne sait rien… Et la France, +sincère, se tourne vers chacun, demandant : « Mais qu’y a-t-il +donc ? » En vingt-quatre heures, la presse reflète l’espoir et l’angoisse, +la tension puis la détente. L’opinion a perdu pied ; et +chacun, chez soi, s’interroge, dans le froid silence de son cœur, +sur la mort qui devient possible demain. Les grands mots de +patrie, d’ennemi, d’armée, de conflit, se multiplient sous les +plumes et sur les lèvres. La vie publique est haletante. Paris +s’écoute et se regarde, comme s’il était surpris de vivre encore +sa vie normale. Rien pourtant n’est changé des habitudes journalières ; +les esprits sont déroutés, mais les corps poursuivent leur +chemin. On a commencé un procès : on le continue. Or, c’est parmi +ces soucis qui étreignent les cœurs et les gorges que va se jouer +le septième acte, qui commence par un divertissement bouffe +sur la médecine, réglé, mené, joué par un seul homme ! Quel +record !… Mais l’acteur unique aura toute une voiture d’accessoires. +On se croira dans une fête foraine. Grâce à un meurtre, +on se régalera d’une farce.</p> + +<p>M. le docteur Doyen, cité par la défense pour prouver aux +jurés, pièces à l’appui, que si Calmette est mort, c’est qu’on ne fit +rien pour l’en empêcher, apporte un revolver, des habits, des +tableaux anatomiques, des prospectus, et son fils ! Il distribue +d’abord des brochures à images et à légendes : c’est sa déposition +illustrée ; un souvenir qu’il offre. A la vérité, il a une tête banale +de pharmacien de petite ville, mais dans le geste, comme dans la +parole, il montre une décision qui indique une audace au moins +égale à celle de Caillaux. Aussi Caillaux se résigne à rester muet. +Il piaffera sur place, mais il saura se contenir : le docteur Doyen +est une satisfaisante doublure. Aucune gêne, aucune pudeur, +rien qui fasse songer à de la délicatesse. C’est un homme qui +opère beaucoup, l’homme qui, dans Paris, opère le plus. Il +mêle la quantité des entreprises et la qualité des résultats. +Et, passionné de réclame, pour le moindre de ses gestes il +bat le tambour, fait des affiches, convoque les photographes. +Quand il entre, on sait donc pourquoi il est cité : l’Opérateur +type ! Mais il est aussi « l’ami de la vérité » : ce sera son +premier mot ! Il n’a vu Caillaux qu’une fois, au lieu qu’il était +allié avec la famille Calmette ; et c’est elle qu’il va desservir, +tandis qu’il se voit forcé d’aider Caillaux. Preuve de son +amour du vrai !</p> + +<p>De plus, il est mécanicien ! Et il est aussi chimiste ! Et il +s’intéresse encore à toutes les branches de la science qui peuvent +toucher à la médecine ! Il l’affirme hautement. Ces branches sont +représentées par les accessoires qu’il apporte :</p> + +<p>— Huissier, distribuez les prospectus… Messieurs les jurés, +quand je déroulerai mes planches, il est possible que certains +d’entre vous ne distinguent pas ce qu’il y a dessus. J’ai donc tenu +à vous remettre des brochures où vous retrouverez ce qu’il y a +sur les planches. Voici ma déposition.</p> + +<p>Il commence par attendre que le silence soit rétabli, car cette +annonce surexcite la salle : on remue, on parle, on rit, et le Président, +de la voix d’un homme qui se rend, ordonne au chef des +gardes :</p> + +<p>— Faites sortir les personnes qui… troubleraient l’audience !</p> + +<p>— Messieurs les jurés, commence enfin le docteur Doyen, +je vous ai dit tout ce que j’étais : j’ajoute que, surtout, je suis +homme d’action, d’une autre école que les médecins qui ont +laissé mourir Calmette. De toute évidence, il fallait l’opérer !</p> + +<p>Aussitôt, avec vigueur, il mime une scène d’intervention : +il fait le geste d’inciser le ventre, de comprimer l’aorte, d’arrêter +l’hémorragie. Il est très vivant, et il n’admet pas que Calmette +soit mort.</p> + +<p>— Les médecins, messieurs, ne sont pas intervenus pour +deux raisons : d’abord, ils sont des hommes hésitants ; ensuite, +ils n’ont sans doute jamais lu les traités de chirurgie que j’ai +publiés, et dont je peux me permettre de dire qu’ils font loi !… +Car enfin, ma notoriété chirurgicale dans le monde…</p> + +<p>Il s’incline. C’est un salut à lui-même.</p> + +<p>— Deuxième partie ! Messieurs les jurés, attention ! J’en ai +fini avec le premier point, qui est l’incapacité de mes confrères. +Excusez-moi de parler carrément : la vérité est toujours brutale… +Je vais prouver maintenant que toutes les hypothèses de la +Justice, pour reconstituer le drame, sont fausses, et je vais leur +opposer <i>mon</i> système. J’ai apporté un revolver. Soyez tranquilles, +messieurs, il n’est pas chargé… Mais c’est moi qui, avec plusieurs +généraux, ai fait les premières expériences pour servir de base aux +écoles de tir. Considérez, messieurs les jurés, sur la brochure, la +planche numéro trois ; c’est un dessin de géométrie ; car j’ai aussi +l’esprit géométrique… Messieurs, soyez assez bons pour suivre +à la fois la trajectoire sur le prospectus et ce que je vais vous +indiquer sur la planche.</p> + +<p>A ces mots, le fils du docteur Doyen, gros garçon rougeaud, +déroule des papiers entoilés et, les tendant à bout de bras, disparaît +dessous.</p> + +<p>— Voici la région de l’aorte et le trajet de la balle. Si Calmette +a été tué, c’est qu’il s’est précipité au-devant des balles : cela, je +l’affirme, à l’encontre du roman présenté par l’accusation. Si +Calmette avait eu l’esprit de ne pas bouger, Mme Caillaux, avec +son revolver, n’aurait fait que des trous le tapis. D’ailleurs, +je le prouve !</p> + +<p>Il fait un geste impératif : on déroule une seconde planche.</p> + +<p>— Voici la coupe faite obliquement : chemin de la balle à +travers les organes. Voyez-vous l’os iliaque ? La balle passe près de +l’intestin sans le perforer. Comment cela se peut-il au point de +vue balistique ? Je vais vous le dire… la balistique ne m’est pas +étrangère.</p> + +<p>Avec des mots précipités, il fait une démonstration nouvelle +pour les jurés qui suivent mal, les yeux papillotants, et qui, +n’étant ni balistiqueurs, ni géomètres, ni chimistes, ni mécaniciens, +ni docteurs, ne comprennent plus rien à rien. Le Président +est dans le même état brumeux ; mais lui a une ressource : +il se couvre et suspend l’audience.</p> + +<p>Ce n’est qu’un pis-aller. Il faut la reprendre, et le docteur tient +bon.</p> + +<p>— Messieurs, il y a, voyez-vous, des coups de feu qu’on +ne rencontre pas communément…</p> + +<p>— Ah ! Ah !… Celle-là !… dit le public.</p> + +<p>— Faites sortir ! ordonne le Président.</p> + +<p>— Qui ? demande le chef des gardes.</p> + +<p>— Toutes les personnes que vous voyez troubler les débats !</p> + +<p>Et les rires de redoubler.</p> + +<p>— Messieurs, reprend au milieu du bruit le docteur Doyen, +voici la photographie du bureau de Calmette.</p> + +<p>Il appelle, et on lui passe un pardessus. A ce geste, tout +l’auditoire proteste, M<sup>e</sup> Chenu crie à la Cour : « Vous ne permettrez +pas cela ! »</p> + +<p>— Mais, dit le docteur Doyen, c’est un paletot à moi !… On y +a seulement marqué les trous des balles !</p> + +<p>A lui ou pas à lui, le public est révolté : cette scène a l’atroce +impudeur d’une enquête de police. Elle ne serait tolérable que +dans le cabinet fermé du juge d’instruction. Dans ce vaste prétoire, +mimer les gestes d’un homme qu’on tue, lever les bras, +s’accroupir, s’enfuir, c’est odieux. Mais lui ne le sent pas : lui, +comme Caillaux, est un homme possédé par la passion du vrai.</p> + +<p>Enfin il sourit, il a fini ; il a dit la vérité. Et comme une fois +de plus il affirme ses sentiments respectables, le public répète +en écho :</p> + +<p>— Boniments !… Saltimbanque !…</p> + +<p>Le public n’est pas seul à le bien juger. Les trois docteurs qui +ont assisté à la mort de Calmette reviennent en se donnant la +main :</p> + +<p>— Je n’admets pas, dit le premier, qu’on mette en parallèle +la culpabilité de l’accusée et notre conduite à nous !</p> + +<p>— Et allez donc, disent les journalistes, premier round !</p> + +<p>— Quelle tristesse, soupire le second, d’assister ici à une +séance anatomique que n’accepteraient pas des étudiants de première +année !</p> + +<p>— Tapé ! Le deuxième round ! déclarent les journalistes.</p> + +<p>— Les statistiques, qui, elles, ne trompent pas, dit le troisième, +nous prouvent péremptoirement que jamais un homme blessé +comme Calmette n’a survécu.</p> + +<p>— Oh ! ça, ça… je ne connais pas les statistiques ! riposte +Doyen, qui revient à la barre. Je n’ai pas le temps de faire de la +bibliographie : moi, je travaille !</p> + +<p>Puis, d’un geste large qui signifie : « J’en ai fait des opérations ! +Je suis un opérateur, moi, je ne suis pas un homme qui discute +ni qui réfléchis : je suis un homme qui ouvre, moi !… Oui, messieurs, +j’aurais ouvert le ventre ! » d’un geste large il commence +une seconde opération devant le jury : ce n’est plus une Cour +d’Assises, c’est une clinique.</p> + +<p>— J’aurais ouvert ! Avec des tampons, je comprimais l’aorte +et j’épongeais. Ce n’est pas la mer à boire : dans les grossesses +extra-utérines, on éponge en quatre minutes… Le blessé épongé, +on voyait l’artère iliaque externe ; on trouvait la balle. La balle, +ayant trois cents degrés au sortir du canon, était stérilisée : +aucun danger. On recousait. C’était fini.</p> + +<p>Les jurés en ont chaud. Lui fait un geste de danseuse de cirque, +sourit, s’incline, se retire.</p> + +<p>Et aussitôt il est remplacé.</p> + +<p>Le rideau baissé sur une comédie se relève sur une autre. +L’opérateur type disparaît : voici l’officier type en balistique, +car il s’agit de balistique et non d’assassinat : le jury, au premier +jour, ne s’en doutait pas ; mais ces séances, précisément, servent +à lui faire entendre le fond des choses.</p> + +<p>— Nous écoutons le colonel Aubry, dit respectueusement le +Président.</p> + +<p>Lors de l’assassinat, le colonel Aubry ne se trouvait pas au +<i>Figaro</i>, mais il dirige les ateliers de construction de Puteaux, et, +pour cette raison, il sait dans le détail ce qui s’est passé entre +Mme Caillaux et M. Calmette.</p> + +<p>Il est maigre comme un canon, prompt comme la poudre, +comique comme un obus qui n’éclate pas.</p> + +<p>Il les connaît tous, surtout le tireur qu’il a étudié à l’armée et +à la chasse. Eh bien, pour le tireur… le tireur sait ce qu’il fait +au premier coup de feu ; mais, avec le premier coup, sa volonté +s’enfuit. L’accusée a donc raison, quand elle dit : « Les coups +partaient tout seuls. » Parfaitement ! Ce drame est comparable +à un accident de chasse !</p> + +<p>Partie civile, barreau, presse, public, en sont suffoqués. Le +jury reste hagard. Seuls Labori et le Président opinent de la tête.</p> + +<p>— Conclusion ? demande avec insolence M<sup>e</sup> Chenu.</p> + +<p>Le colonel se raidit :</p> + +<p>— Sur mon honneur et ma conscience de soldat, mon intime +conviction est que Mme Caillaux n’a pas voulu tuer !</p> + +<p>— Heureusement qu’elle est intime, riposte M<sup>e</sup> Chenu, +car elle laisse la discussion entière.</p> + +<p>Le colonel tend la main :</p> + +<p>— Je m’appuie sur des données mathématiques.</p> + +<p>Hélas ! la mathématique ne mène pas le monde ! Ces disputes +viennent de remplir quatre heures d’audience, et l’Europe, plus +vieille de quatre heures, se sent plus proche d’un malheur qui +pourrait bien causer la mort de quelques millions d’hommes. +Il s’agira, alors, d’une chasse en grand, où la clairvoyance d’un +colonel dirigeant les ateliers de Puteaux sera mince parmi d’aussi +vastes événements.</p> + +<p>Le sent-il, cet officier, quand il sort de l’audience, où il fut +important trois minutes ? Dès la porte il n’est plus rien, +dans cette foule qui passe, le méconnaissant déjà. Car dès qu’elle +n’est plus contenue, dès qu’elle s’étend, dès qu’elle respire, +elle est forte, farouche, et la large vie du pays l’entraîne loin d’une +affaire, dont tout, soudain, lui semble abject ou grotesque.</p> + +<p>Par cette soirée d’été où, dans un air léger, devraient flotter +pour les hommes toutes les promesses divines, le téléphone vibre, +le télégraphe tape, une rumeur court sur le pays. Cette fois, de +source sûre, on sait l’Autriche en armes. Ultimatum, violence… +c’est pour demain le premier coup de canon. Le Président de la +République était en voyage : il rentre en toute hâte. L’imagination +des plus simples est traversée de lueurs et d’ombres.</p> + +<p>La nuit vient, et déjà l’on aspire au jour. Le pays a la fièvre, +il ne dort pas, il se tourne. Le présent est insupportable ; vite, +vite, on veut vieillir ; et quand le soleil, sans se presser, reparaît, +les journaux apportent, à côté des angoisses mondiales, le récit +étalé de ce procès qui bout au cœur de Paris, et vers lequel on va +recourir pour oublier et se passionner, tandis que le Destin +marche et décide de la vie.</p> + +<p>Au fond, on ne sait rien d’exact. On croirait l’Europe dans la +brume. Les journaux ont l’air de s’imprimer à tâtons : ils ne disent +que des choses imprécises. Sir Edward Grey a parlé à la Chambre +des Communes : qu’a-t-il dit ? Guillaume II est rentré à Berlin : +qu’y fait-il ? On discute dans le vide, on s’énerve ; il vaut encore +mieux entendre plaider, puisque enfin l’on arrive au jour des +avocats.</p> + +<p>Une salle archibondée, jusqu’à la corniche des boiseries. Le +public a grimpé sur les bancs, les tables, les chaises, et il y a le +long des murs des journalistes et des avocats juchés, perchés, +accrochés, on ne sait comment, sur on ne sait quoi. On ne se passe +qu’un semblant d’air de bouche à bouche. Les femmes sont +venues par centaines, bousculant les gardes. On est entré sans +cartes : c’est la fin ; tout Paris veut voir ! Et puis, on est sûr de +rencontrer des amis : on a besoin de parler.</p> + +<p>Mais les avocats parlent d’abord.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Chenu commence. On est tendu vers lui : on sait comme +il sera fort. Il a sculpté des arguments précis dans une matière +solide. Seulement, on est serré, on a trop chaud pour suivre, et +il n’y a que le jury et la Cour qui reçoivent ses coups. Ils sont +rudes. Il débute par un portrait de Caillaux. Une fois de plus on +croit le voir. « Intelligence hautaine, ambition sans frein, impatiente +des obstacles, un de ces hommes dont la puissance est +faite de leur audace et de la crainte qu’ils inspirent ! » Puis, d’une +voix sonore qui a l’air de porter la vérité, il fait revivre le drame +et y projette une lumière crue. Mais… le public ne le suit toujours +pas ; si étonnant que soit le tableau, il paraît une redite. C’est +l’écueil de toute plaidoirie. Il faudrait qu’elle fît lever des souvenirs, +sans en retracer aucun. Debout, tassé, les poumons sans +air, le public ne supporte plus qu’on se répète. M<sup>e</sup> Chenu le +sent-il ? Il devient bref et vengeur. Tout à coup, sur son banc, +Mme Caillaux s’affaisse. M<sup>e</sup> Chenu s’arrête. Brouhaha. L’audience +est suspendue.</p> + +<p>— Dame ! dit un journaliste, il lui distille ça !… Ah ! le cochon !</p> + +<p>— C’est passionnant ! minaude une actrice.</p> + +<p>— C’est infâme ! déclare un jeune homme, les narines dilatées.</p> + +<p>— Ne vous en faites pas, reprend le journaliste, elle n’est pas +plus évanouie que moi ! Du chiqué !</p> + +<p>Et il sort tranquillement prendre un bock. Le jeune homme +le suit des yeux. Frémissant, il prononce :</p> + +<p>— Ces gens-là ont des âmes d’assassins !</p> + +<p>On a beau ouvrir les fenêtres grandes : aucun air n’arrive à ces +bouches humaines, qui s’échauffent encore à parler. Les éventails +battent. On s’interpelle, en mangeant des sandwichs. Coup de +timbre. La Cour ! Ah !… Cette fois, c’est peut-être la fin de +l’épreuve… Mme Caillaux est rapportée.</p> + +<p>— Messieurs, reprend M<sup>e</sup> Chenu d’une voix d’airain, cette +femme m’épouvante !</p> + +<p>A vrai dire, c’est elle qui paraît épouvantée. Sèchement il +détaille les mobiles du crime, et comme il ne tombe juste qu’une +fois sur deux, pâle elle se hérisse, mais elle rougit quand il dit +vrai.</p> + +<p>Reprenant le divertissement de la Médecine, il crie :</p> + +<p>— On prétend discuter ? Ce ne sera pas avec moi ! Assez de +calembredaines !</p> + +<p>Il rit des lettres où il n’y a rien. Il menace avec les documents +où il y a tout.</p> + +<p>— Ainsi, M. Caillaux, ministre, donnait <i>des ordres</i> à la magistrature ! +Mais le voilà bien le nœud du procès ! De cet acte monstrueux +il a osé dire : « Acte de Gouvernement. Je le referais si +j’avais à le faire… » Messieurs…</p> + +<p>M<sup>e</sup> Chenu prend un temps ; ce qu’il pense bouillonne en lui : +il ne peut le prononcer qu’en hachant ses paroles :</p> + +<p>— Messieurs… à cette déclaration, j’ai cru sentir passer le +vent d’un soufflet !</p> + +<p>Les sourcils hérissés, il dévisage la Cour :</p> + +<p>— D’un soufflet qui n’était pas pour moi !… Acte de Gouvernement !… +Ah ! si de telles doctrines avaient cours, si cela devait +être la règle au lieu de la néfaste exception, je le dis bien haut +devant tous ceux qui m’entendent… devant tous ceux qui portent +ou robe noire ou robe rouge : nos robes, messieurs, ne mériteraient +plus d’être portées ! Qu’on apporte des livrées… malgré +la crainte que je puis avoir de n’en pas trouver à ma taille !</p> + +<p>Ce romantisme soulève la salle. On applaudit ; on crie : +« Vive !… Vive Chenu ! » Et Caillaux, gorge sèche et crâne rouge, +Caillaux est assourdi par les mains qui battent tout autour de lui.</p> + +<p>Il se remet grâce au réquisitoire faible, pâle, morne, gêné, +si inutile et si stupide, que le jury manque en périr d’ennui et +que l’acquittement commence à devenir une idée familière pour +les esprits.</p> + +<p>L’Avocat général s’assied. Labori se lève.</p> + +<p>Immobilité générale. Lentement il sort les bras de ses manches. +Il a ressaisi l’attention. Va-t-il la garder ? L’atmosphère est +devenue si lourde que, dans les coins de la salle, une brume grise +pèse sur les gens et sur les choses. Les visages paraissent fanés sur +des murs aux tentures passées. En vain, journalistes et stagiaires +aident les femmes à se mettre de la poudre et du rouge : tout ce +fard colle et s’étale ; une poussière malsaine trouble la fin de ces +débats équivoques.</p> + +<p>Pourtant, M<sup>e</sup> Labori, le Roi de la Défense, essaie d’emporter les +cœurs et de violenter les esprits. Tout de suite il est fougueux, +riche, abondant, énorme. C’est la mer, qui apporte à la plage ses +flots inépuisables ; elle les donne, les reprend, les roule, et sans +effort se multiplie largement. Le Bâtonnier Labori est une force +de la nature : ni ruse, ni métier apparent. Il est l’Éloquence, +comme on dit d’un foyer qu’il est le feu, du soleil qu’il est le jour. +Avec ampleur, il se donne.</p> + +<p>Puis, soudain, toujours telle la mer, il se gonfle, déferle ; et +le jury tremble, submergé.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Labori ne jette aucun cri, mais sa poitrine a des roulements. +M<sup>e</sup> Labori ne se venge pas, mais il défend avec sa vie grondante. +M<sup>e</sup> Labori n’accuse point, mais il rend hommage d’un +cœur vibrant, pour supplier ensuite avec une chaleur ardente. +Il bataille crânement, loyalement, car il est bouillant, mais ému, +car c’est son âme qui passe dans ses mots, car on sent le battement +de ses veines aux montées des périodes. Tête en avant, +il fonce ; la bouche s’ouvre, il tend les mains, il s’explique, il +croit, il est sûr, il est vrai. Ses phrases jaillissent ; son geste +est de l’instinct ; sa voix palpite, ayant le rythme du sang. +Et on écoute, on le suit, il vous emporte. Il peut être +effrayant comme une tempête : sa parole semble le tonnerre et le +vent ; et il ne connaît pas la sérénité des jours sans nuages, +car la passion l’habite toujours. Même au repos, il ressemble à la +montagne sur qui l’orage grossit : jusque dans la vallée descendent +des grondements qui font trembler les consciences obscures ; +M<sup>e</sup> Labori, dans certaines paroles graves, a de ces avertissements +formidables, d’abord ; puis il se déchaîne, et toute la salle s’emplit +du tumulte de ses mots. Enfin, si son corps tient en place, son +âme bat des ailes ; elle part, s’étend et plane, large et souveraine. +Et la foule d’auditeurs, balancée à son souffle, se sent le cœur +et l’oreille étourdis par ce lutteur puissant.</p> + +<p>Quand il s’est tu, il arrive que la raison se demande pourquoi +cet entraînement. Son orgueil se rebiffe. Elle dit : « Comme +arguments, en somme… » et elle doute. « Quant à la langue, +hum… hum !… » et elle ricane. Mais ainsi, elle dissèque, et ne +travaille que sur un mort. La vie vient de cesser avec la grande +parole : c’était elle le miracle, qui ne s’analyse pas. Chez le +Bâtonnier Labori, elle est prodigue et magnifique.</p> + +<p>Dernière suspension : enfin !… Que ces huit jours furent +laborieux ! Mais que ces derniers surtout deviennent pesants, +puisque chaque heure confirme l’anxiété du pays ! Encore une +fois on ouvre les fenêtres, et le jury se retire. Maintenant que son +bon sens est épuisé par une semaine de débats confus et haineux, +il va délibérer ! Au dehors aussi on délibère : tous les gouvernements +s’interrogent… Les journaux du soir arrivent ; ils entrent +brusquement aux Assises ; on les prend à plusieurs mains, et +on lit, tête contre tête, les lèvres sèches. C’est fait : le grand +malheur est consommé : l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie !</p> + +<p>Ah !… Un souffle atterré sort d’abord des poitrines… Puis la +colère crispe les bouches. L’Autriche ! Ce seul nom fait ressurgir +dans toutes les cervelles de Français des idées d’inimitiés et de +batailles, et une mêlée d’images mauvaises où se symbolisent la +ruse et la lâcheté !… La Guerre !… Dire que là-bas on se bat +déjà ! Dans quarante-huit heures sans doute on se battra partout ! +Et on se regarde, et on a envie de s’étreindre en se disant : +« Adieu ! » Mais dans ce pays pudique et spirituel, qui redoute +d’étaler ses émotions, il est rare, surtout dans l’air de Paris, +que la situation la plus pathétique ne soit tout à coup mise +en relief d’un mot lancé on ne sait par quel moqueur, dont +l’ironie est une manière de se libérer de l’angoisse. On lit que +la guerre est pour demain, et quelqu’un qui, dans ce prétoire, +superpose des chaises pour voir la fin du spectacle, jette d’une +voix dégagée :</p> + +<p>— Les petits amis… va falloir s’acheter des chaussures à clous !</p> + +<p>Les femmes ont un frisson aux épaules, à l’idée de cette +horreur qui s’annonce.</p> + +<p>— Enfin… ça ne regarde pas la France ?</p> + +<p>L’honneur des hommes répond :</p> + +<p>— Pardon… si on nous provoque !…</p> + +<p>Pour la dixième fois on relit la dépêche aux termes gris et +perfides, qui va être le prélude d’une immense misère pour +l’Europe, et on échange, dans un air étouffant, les premières +idées pauvres d’imaginations prises au dépourvu. Puis on se +souvient du procès ! Quoi, vingt minutes déjà que le jury délibère !… +Il comprend donc quelque chose ? Qu’il en finisse !… +Ah !… Coup de sonnette ! Les voici… Non ! Ils veulent consulter +le Président… C’est intolérable !… Huit heures du soir… La +presse, qui n’a pas dîné, proteste :</p> + +<p>— Ils se foutent de nous ! Tant qu’on n’aura pas un jury +de métier, on sera empoisonné par des oiseaux de ce genre !</p> + +<p>La nuit s’est glissée dans cette salle dramatique ; l’haleine +atroce qu’on y respire forme un halo sur les groupes ; et la +lumière des lustres, voilée, n’éclaire que des masses où elle ne +détaille rien.</p> + +<p>On s’agite, on s’évente, on soupire… Ah ! la guerre !… cette +hantise de la guerre qu’on a depuis dix ans !… On compte les +minutes sur les montres ; on s’énerve ; on proteste. Nouveau +coup de timbre ! Cette fois ce sont les jurés… Ouf !… Attention !… +On se met en place ; on guette. Oui, c’est eux : on entend leurs +pieds descendre lourdement l’escalier… Ils apparaissent. Ils +ont l’air grave et gêné ; ils s’alignent devant leurs sièges ; ils ne +bougent plus… La Cour entre et s’immobilise ; et le public, tout +le public tend l’oreille. Le Président du jury met la main sur son +cœur. Il prend la feuille de réponses, et il la regarde… il la regarde +longuement ; puis on entend : « Non ! » à toutes les questions.</p> + +<p>Acquittée ?… Hein ?… Oui !… Elle est acquittée !</p> + +<p>Il part quelques maigres applaudissements, mais aussitôt +ils sont couverts par un murmure énorme et spontané. La voici ! +Les gardes l’amènent. Elle s’élance vers son avocat et l’embrasse. +Ce geste passionné décide la colère publique ; et après une première +indignation confuse, des hommes se montrent qui font : +« Hou ! Hou !… Hou ! Hou !… Assassin ! » Que sont devenus les +flics sous leurs robes d’avocats, payés pour faire la police au nom +du tyran ? Disparus ! Alors, le Barreau, dans le fond de la salle, est +le maître : et il forme une masse noire, d’où commence à monter +une protestation vigoureuse. Tout le monde grimpe sur les tables ; +on serre les poings, on se tient les coudes ; la vaste rumeur grossit, +impérieuse ; elle s’élève vers cette Cour anéantie et vers ce jury +de néant.</p> + +<p>Le Président, qui n’a pas l’habitude de tenir tête, se couvre +de sa toque rouge ; ses assesseurs l’imitent. Ils hésitent, puis ils +se lèvent. On les voit zigzaguer, faire un faux pas, disparaître. +Sans prononcer de jugement, la Justice vient de s’enfuir !</p> + +<p>Telle est la résistance des magistrats à qui les ministres +donnent des ordres.</p> + +<p>Le chapeau de Mme Caillaux a roulé dans le prétoire : ce +sont ses embrassements qui l’y ont précipité. Le jury est muet, +figé par une affreuse surprise. Et la clameur se charge, s’enfle, +se multiplie. Les journalistes, chahuteurs, joignent leurs cris à +ceux du Barreau révolté. Des témoins, hommes ou femmes, des +actrices, des mannequins, lèvent les bras et menacent avec des +cannes, des éventails. Alors, devant cette foule et cette houle, à +même la table de la Cour, le capitaine des gardes monte, les pieds +dans les papiers et les codes, et fait des gestes pour commander +et pour faire front. Il a beau hurler : on ne distingue pas sa voix. +Il donne des ordres à ses soldats : ils sont dix, font trois pas, et +se heurtent au public déchaîné qui s’avance, irrésistible, vers le +prétoire, criant à tue-tête : « Assassin !… Assassin !… »</p> + +<p>Soudain M<sup>e</sup> Chenu et M<sup>e</sup> Labori apparaissent côte à côte, dans +le box de l’accusée. Ils se donnent la main ! D’une seule voix +formidable, le Barreau crie : « Bravo ! » Les cris furieux deviennent +des acclamations. La colère, une minute, s’apaise en reconnaissance. +Ces deux hommes sont la gloire de la parole française : +en leur honneur on bat des mains.</p> + +<p>Mais dans la mêlée des gardes et du public, près de la barre, +les yeux des avocats, qui fouillent l’ombre grouillante, tout à coup +reconnaissent le Tyran, qu’on n’a pas vu pendant ni après la +plaidoirie. Quoi ?… il est là ? Ah ! l’insolent !… Oui, oui, il n’y +a que lui pour avoir ce crâne rouge ! Et il est encore à cette place +où cinq fois, dix fois, il est venu imposer sa parole cynique. C’est +trop ! Avec cette décision des foules, où cent hommes, brusquement, +ont la même âme du fait qu’ils crient ensemble, d’un +remous brutal le Barreau pousse, écrase les témoins, écarte la +presse, et marche droit sur Caillaux. Lui voit le mouvement, +agite la tête ; ses partisans vocifèrent ; Ceccaldi, l’homme de +l’Amitié, crie dans sa barbe ardente ; il a de l’écume aux lèvres. +Et le jury, glacé, considère toujours avec épouvante les effets +étonnants de son vote.</p> + +<p>Il monte des rugissements animaux de ces deux troupes qui, +à présent, s’affrontent : poings menaçants, robes soulevées, yeux +en flamme, visages en sueur, bouches qui conspuent. Du haut +d’un édifice de chaises on crie : « Vive la liberté ! » De la tribune +de la presse, une voix réplique : « A bas les vendus ! » Mais les +hommes du tyran rugissent : « Vive Caillaux. Vive Cai… » Dernier +effort. Le Barreau, de ses trois cents robes noires, déborde +cette escorte soudoyée, la serre, la brise, et s’empare furieusement +de l’homme au crâne pourpre.</p> + +<p>Le capitaine des gardes, fantoche inutile, fait des pas affolés +sur la table. Il brandit un sabre ; il menace. M<sup>e</sup> Labori veut +parler ; M<sup>e</sup> Chenu aussi : leurs voix se perdent dans l’immense +grondement impératif de cette masse décidée, qui, violentant le +vote du jury, vient faire elle-même justice, en pleine salle des +Assises. L’émeute !…</p> + +<p>Ah ! acquittée ! Trois cents voix, en chœur, sans souffler, +répètent : « As-sas-sin !… As-sas-sin ! » Le Barreau tient le tyran +dans une horrible étreinte, et il semble d’abord qu’il veuille +l’étouffer ; mais un cri part, on ne sait d’où :</p> + +<p>— Vive la France !</p> + +<p>Cri de ralliement, de vengeance, d’espoir. Journalistes, +témoins, tout le reste du public dégringole alors des bancs, des +tables, se presse, se bouscule, se déchaîne, et rejoint le Barreau. +La salle est ridiculement petite : on dirait que les murailles vont +céder à la poussée de cette foule qui vocifère dans un affreux air +trouble. Une minute encore elle balance, hésite, reflue ; mais le +cri de « Vive la France ! » se répète, et il est comme un coup +de fouet à même les cœurs. La Guerre !… L’affreuse Guerre est +là ! Elle cogne aux portes ; elle frappe aux vitres. Aux armes ! +On part ! Il faut tuer ou se faire tuer ! Sans doute il y a déjà des +canons braqués sur le pays… Ah ! Ah ! Le Palais et ses affaires ! +La Cour d’Assises et ses témoins ! Le jury et ses réponses ! Les +luttes, les haines, les paperasses, les arrêts ! Quelle misère et +quelle pauvreté dégoûtantes !</p> + +<p>Allons ! Allons ! De l’air !… Il y a sous le ciel immense des +champs de bataille qui attendent. La Nation est menacée dans ses +biens, ses enfants, son histoire ! Assez de compromissions et +d’avocasseries : ce sont les avocats mêmes qui ont le cœur sur les +lèvres. Qu’on se batte une bonne fois, et qu’on nettoie tout ! — ce +prétoire d’abord !… Balayons !… Dehors le Ministre-assassin ! +Puis qu’on chasse avec lui toute l’immonde procédure !</p> + +<p>Écoutez !… Regardez bien !… Tout le reste du Palais, vide à +cette heure, frémit dans ses galeries et jusqu’aux combles, de cette +émeute qui bout entre quatre murs. Est-ce donc que les humbles +auraient enfin leur heure de revanche ?</p> + +<p>— As-sas-sin !… As-sas-sin !…</p> + +<p>Les jurés, stupides, ont le regard qui danse : ils s’effondrent +sur leurs sièges mous. Sans voix, le capitaine des gardes s’enfuit : +il rejoint la Cour. Et voici que dans cette mer humaine enflée +par la passion, la révolte, après un dernier frémissement, prend +un air de fureur sacrée. La foule entière se crispe et se raidit ; elle +n’ondoie plus : elle fait dans le clair-obscur une ombre massive. +Serrés, ces hommes s’enchaînent, ne forment qu’un corps : +est-ce qu’ils vont étrangler le Tyran ?</p> + +<p>Caillaux ! Caillaux ! Il est revenu le cri de chasse : c’est la +curée… pour de bon ! Mais elle n’est pas sauvage : elle devient +solennelle : « As-sas-sin ! As-sas-sin ! » Le mot affreux n’est plus +dit de la voix rauque de la haine ; il est le large cri des consciences +qui se dégagent.</p> + +<p>Dehors ! C’est le grand coup de balai ! Dehors, le cynique ! +Dehors ! Ouvrez vite ! De l’air… enfin !… « As-sas-sin ! As-sas-sin ! » +La Patrie attend ses vrais hommes. Les voici ; ils s’avancent : +ils répondent à son signe. Déjà ils se forment en bataillons… +Et d’abord, en ce grand soir de tragédie nationale, graves, l’âme +enflée du vrai droit qui leur donne toutes les forces, en sortant +par la porte basse de tant de témoins inutiles, ils jettent à la rue +l’homme du pouvoir et sa Justice.</p> + +<p class="c"><img class="w25" src="images/illu24.jpg" alt=""></p> + +<div class="break"></div> + + +<p class="c top4em"><span class="small">IMPRIMÉ<br> +POUR LA COLLECTION</span><br> +<span class="i">“LE LIVRE DE DEMAIN”</span><br> +<span class="small">SUR LES PRESSES<br> +DE LOUIS BELLENAND ET FILS<br> +A FONTENAY-AUX-ROSES</span><br> +<span class="xsmall">JUILLET</span> 1928</p> + + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em"><img src="images/illu25.jpg" alt=""></p> + + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75502-h/images/cover.jpg b/75502-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..35fe12d 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