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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 ***
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+
+ RENÉ BENJAMIN
+
+ LA
+ COUR D’ASSISES
+ SES POMPES ET SES ŒUVRES
+ 25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON
+
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+ LE LIVRE DE DEMAIN
+ ARTHÈME FAYARD & Cie ÉDITEURS PARIS
+
+ [Illustration]
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+ PRIX: TROIS FRANCS CINQUANTE CENTIMES.
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+DERNIERS OUVRAGES PARUS DANS LA MÊME COLLECTION:
+
+
+ Gérard d’Houville: LE TEMPS D’AIMER
+ 35 bois originaux de Le Meilleur.
+ Auguste Bailly: NAPLES AU BAISER DE FEU
+ 30 bois originaux de Ch.-J. Halle.
+ Myriam Harry: SIONA A BERLIN
+ 35 bois originaux de Jean Lébédeff.
+ Georges Duhamel: CIVILISATION
+ 50 bois originaux de Raymond Thiollière.
+ Edmond Jaloux: AU-DESSUS DE LA VILLE
+ 30 bois originaux de Roger Grillon.
+ Henri Duvernois: MAXIME
+ 25 bois originaux de Guy Arnoux.
+ André Corthis: TOURMENTES
+ 27 bois originaux de J.-P. Dubray.
+ J.-L. Vaudoyer: LA BIEN AIMÉE
+ 26 bois originaux de Gérard Cochet.
+ Henri Bordeaux, de l’Académie française: LA PEUR DE VIVRE
+ 42 bois originaux de Honoré Broutelle.
+ Bernard Frank: EN PLONGÉE
+ 30 bois originaux de Gérard Cochet.
+ Pierre Louÿs: APHRODITE
+ 36 bois originaux de Morin-Jean.
+ Marguerite Audoux: L’ATELIER DE MARIE-CLAIRE
+ 47 bois originaux de Renefer.
+ Marcel Prévost, de l’Académie française: SA MAITRESSE ET MOI
+ 32 bois originaux de Le Meilleur.
+ Maurice Maeterlinck: LA SAGESSE ET LA DESTINÉE
+ 31 bois originaux de Alfred Latour.
+ Edmond Jaloux: L’ESCALIER D’OR
+ 45 bois originaux de Paul Baudier.
+ Louis Hémon: MARIA CHAPDELAINE
+ 29 bois originaux de Jean Lébédeff.
+ Jean Fayard: OXFORD ET MARGARET
+ 25 bois originaux de Morin-Jean.
+ François Mauriac: GÉNITRIX
+ 43 bois originaux de Deslignères.
+
+
+A PARAITRE:
+
+ Paul Bourget, de l’Académie française, Gérard d’Houville,
+ Henri Duvernois, Pierre Benoit: MICHELINE ET L’AMOUR
+ Bois originaux de Constant Le Breton.
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+LA COUR D’ASSISES
+
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+[Illustration]
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+
+ RENÉ BENJAMIN
+
+ LA COUR D’ASSISES
+ SES POMPES ET SES ŒUVRES
+
+ 25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON
+
+ Le bouffon du roi est mort. Qui a pris sa place?
+ Le ministre de la Justice?
+
+ Alfred de Musset.
+ (_Fantasio_.)
+
+
+ [Illustration]
+
+ LE LIVRE DE DEMAIN
+ ARTHÈME FAYARD & Cie, ÉDITEURS--PARIS
+ 18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+I
+
+LE LANGAGE DES PIERRES
+
+
+Si de Montmartre on contemple Paris, l’immense Ville a l’air d’une mer
+de pierres levée par la tempête, et ses formes tumultueuses sont comme
+l’image de passions modelées au cours des siècles. Les quartiers ne
+forment que masses confuses: il faut une claire journée pour en
+distinguer la richesse ou la misère; mais les grands monuments font
+saillie et dominent le troupeau des maisons entassées.
+
+Au cœur, le Louvre, énorme, qui a l’air d’une ville dans la ville,
+symbolise le pouvoir et la force; Notre-Dame et ses tours proclament la
+religion; l’Opéra, au toit vert, chante le plaisir; et, plus hauts que
+tous, à l’Ouest et à l’Est de la cité dont le sol monte pour les élever,
+l’Arc de triomphe et le Panthéon sont, vers le ciel, le geste de gloire
+du pays et de Paris.
+
+Mais, parmi ces géants qui parlent aux yeux, un monstre rend perplexe.
+Il est le long de la Seine, face à la cathédrale. Vastes toits, murs
+épais, tours carrées des donjons, monumental, multiforme, c’est le
+Palais.
+
+Celui-là, il a tous les âges; il fait une tache sombre, redoutable. De
+loin, on ne sait encore s’il est vulgaire ou majestueux, mais il
+s’impose. Et, quand on l’a découvert, on grille de descendre en ville
+s’en approcher.
+
+Par un beau jour, au crépuscule, il faut l’admirer du Pont des Arts. Non
+qu’on le saisisse en son entier: il est caché sur deux de ses faces; les
+autres fuient de profil; mais le monument dans sa largeur emplit toute
+la Cité; il la couvre d’une rive à l’autre; il est le roi de cette île.
+Elle-même est trop mince: il la déborde; il a l’air posé dans l’eau; du
+côté nord, il n’y a pas place pour une berge. Près de lui, les arbres du
+Vert-Galant paraissent frêles; les maisons du quai des Orfèvres sont
+étriquées; et Notre-Dame se dérobe avec sa seule flèche comme suprême
+audace. Encore n’est-elle rien derrière celle de la Sainte-Chapelle, si
+fine, si aiguisée et si hardie qu’elle est à la fois une prière, un
+désir et un défi. Prière pour les murs qu’elle domine et qui voient de
+telles étrangetés; désir de s’élancer d’un milieu détestable; défi, car
+elle, du moins dans cette demeure, aime le ciel et la liberté.
+
+D’où qu’on découvre le Palais, c’est elle qui l’achève, l’embellit, lui
+donne un sens et une vertu.
+
+Pourtant, quand on approche, elle disparaît: âme de l’édifice, elle se
+blottit dans le corps; et ce corps a des beautés, des laideurs, des
+verrues, toute une vie qui vaut des pages d’histoire. Il n’est pas
+l’œuvre d’un homme ni d’une génération: c’est le monument d’un peuple.
+On l’a commencé il y a sept cents ans: il se termine à peine. Le feu l’a
+ravagé: les greffiers, étouffant sous leurs paperasses, font des vœux
+pour qu’il brûle encore; il brûlera; on le reconstruira, on l’élargira,
+on le rajeunira, et nos fils, ajoutant leurs pierres à celles du passé,
+mettront à leur tour leur marque sur ces murs, où on lit comme en un
+livre la marche de certaines idées. Quatre faces, quatre époques, quatre
+conceptions de la Justice, quatre preuves que les hommes, éternellement,
+ânonneront là-dessus. Cependant, rassemblez tant d’idées hybrides et de
+murailles disparates: vous avez ce qu’on nomme le Palais,--le Palais
+tout court, comme on dit du bourreau: «Monsieur de Paris»; chacun
+comprend.
+
+A vrai dire, il est beau d’un côté, mais il est médiocre de l’autre; il
+est bête devant et il est plat derrière. Face au Châtelet, c’est la
+prison; sur le boulevard, c’est une Bourse de Commerce; sur la place
+Dauphine, c’est un sépulcre; et, sur le petit bras tranquille de la
+Seine, ce n’est rien qu’un hôtel de ville provincial. Autant
+d’architectures symboliques.
+
+Car, sur le quai de l’Horloge, sinistre, que l’eau rase au bas d’un mur
+à pic, cette façade noire, avec ses tours aveugles et d’un bloc, c’est
+bien la Justice qui bâillonne, opprime, écrase, et c’est l’ombre
+surtout, dans les cervelles comme dans les cachots, avec des jugements
+en charabia.
+
+La grande entrée, celle de la cour du Mai, n’est plus du domaine
+criminel. Elle ne date pas des procès de sorcellerie; elle a le visage
+des hommes d’affaires; et elle évoque les tribunaux civils, où on se
+chicane pour des sous. Elle sent le greffier, le notaire, ces officiers
+ministériels à grandes serviettes et petites idées. Elle est l’œuvre de
+fonctionnaires qui n’avaient qu’un plan pour tous les édifices: mêmes
+toits, mêmes colonnes au Palais de Justice ou à la halle aux blés;
+portes pareilles pour des avocats ou des sacs de grain.
+
+[Illustration]
+
+L’autre entrée est funèbre. Elle apporte la mort à cette place Dauphine,
+cancanière et familiale, où chaque fenêtre a sa cage de serins, chaque
+soupirail son chat, où logent de vieux libraires, imprimeurs de vieux
+codes tout poudrés par les ans, et où, l’été, les chauffeurs déjeunent
+sous les arbres. Sagement d’ailleurs, ils tournent le dos à cette face
+du Palais, où l’on voit des aigles, des lions, des statues sans yeux:
+une _Loi_ draconienne, une _Vérité_ à faire aimer le mensonge, une
+_Pitié_ inexorable.--Les fenêtres monumentales paraissent plus opaques
+que du plomb; la porte en fonte a l’air de fermer un tombeau: et
+l’escalier est d’une blancheur si froide que l’âme se transit quand on
+le monte. Peu d’avocats s’en viennent par là: ils perdent la parole à
+gravir ces degrés. C’est le côté de la Justice second Empire, pompeuse
+et guindée, qui poursuit le crime, armée d’un glaive, et condamne avec
+dignité.
+
+Tout autre est le caractère des tribunaux républicains. L’homme de l’art
+qui vient d’édifier la partie neuve, vers le pont Saint-Michel, a
+compris notre époque. Il sait que les magistrats d’aujourd’hui sont
+esclaves des parlementaires, et son nouveau Palais est aussi vain que la
+politique des sous-préfectures. Tout y est petitement conçu. La tour,
+anodine, n’est qu’ornement pour rire: personne, jamais, n’y crèvera dans
+des tortures. La façade, ornée de masques, guirlandes et statuettes,
+semble empruntée à l’opéra de quelque chef-lieu; et le pan coupé, avec
+son clocheton naïf, fut dessiné par une vieille fille enseignant le
+dessin dans les écoles de la Ville. Architecture au rabais, votée par
+des conseillers municipaux pour une justice édulcorée, qui s’accommode
+de compromissions.
+
+Aussi, le cadran solaire, sous sa devise latine, est-il bouffe! On lit:
+_Hora fugit. Stat jus._ Que l’heure fuie, tant mieux: elle emporte
+toutes les injures au droit. Mais que le droit reste? Il reste... une
+utopie! La vérité est qu’il change de forme et de mode, comme les
+femmes, à chaque saison. Tout juge le façonne et l’altère, et c’est une
+volupté, pour les sceptiques, de constater en ce Palais autant de
+conceptions de la Justice qu’il y a de têtes sous des toques. Ces
+façades disparates expriment chacune leur temps: leur ensemble indique
+le total des «façons judiciaires». Car la torture n’existe plus, mais le
+magistrat qui la donnait subsiste, et sa tête glabre, son profil
+coupant, ses yeux aigus, gardent leur place dans une fenêtre gothique,
+près de la Grosse Horloge. Tel autre, plus droit et plus froid qu’une
+lame, avec ses favoris chétifs, est fait pour l’escalier de la place
+Dauphine: il est aussi raide et gelé. Un troisième, poils mêlés, œil
+fouinard, l’air brouillon, sera le bonhomme nécessaire sur les marches
+du boulevard. Vieux juge à sacs et à épices, qu’on voit maintenant lesté
+de dossiers... et de pots-de-vin. Et d’autres, enfin, cinq cents autres,
+sont aussi médiocres que les pierres qu’on vient d’assembler. Après
+avoir moisi dans quelque fond de département, ils viennent juger,
+arrêter, sentencer, et en fin de compte servir à Paris, sous les ordres
+d’un député qui, pour leur avancement, exige de gagner un procès.
+Ceux-là ne se font plus des «têtes» de magistrats. Juges libres d’une
+démocratie libre, ils ont des visages de coiffeurs, de cabotins ou de
+pions, tout comme le morceau neuf du Palais a l’air d’un théâtre ou
+d’une mairie. A voir la boutique, on devine les boutiquiers.
+
+Boutique compliquée! C’est le plus bizarre et le plus mêlé des édifices,
+avec des murs plats, des murs ronds, des tours, des colonnes, des
+fenêtres de toutes les formes, et aussi tous les toits, une ville de
+toits, faits pour nicher un peuple d’hirondelles. Paris a des toits
+nobles: celui des Invalides; la Sorbonne est affublée d’un toit haut et
+pédantesque; le toit du Sénat est adorable: c’est le château de la
+Ville. Mais le Palais, lui, les a tous: toits carrés, toits pointus, des
+vieux, des neufs, des toits hideux qui se hérissent en cent tuyaux, des
+toits déserts qui ne fument jamais; il a le toit de la Sainte-Chapelle,
+qu’on dirait fignolé par des mains de femme, et il a la carapace des
+Pas-Perdus, bombée comme un dos d’éléphant.
+
+[Illustration]
+
+Enfin, sur toutes ces pierres et toutes ces tuiles, sur ces pointes, ces
+pentes, ces bosses, sur cette flèche qui est un des plus beaux élans du
+cœur humain, il y a le jour et la nuit, il y a la magie des heures qui
+modèlent la Justice, la lumière qui la pare, ou l’ombre qui l’accable.
+Le matin, les grosses tours se chauffent: elles sont pacifiques; elles
+s’égayent de reflets. Le soir, on croit que c’est d’elles que va sortir
+la nuit, tellement elles sont funestes; le soleil, derrière, a l’air
+chassé. A minuit, elles sont énormes; elles prennent leur valeur; elles
+donnent un sens à la Justice.
+
+Et tandis qu’un factionnaire, arme au pied, lutte contre le sommeil, le
+Monument veille, éclairé du dedans; il ne s’éteint jamais. Quinquet dans
+une tour, lueur du poste de garde, lampe en veilleuse dans les galeries,
+même la nuit, sa vie continue. Dans la Ville géante, le crime et le vol
+profitent de l’heure sombre pour s’ébattre. Le Palais sait qu’on
+travaille pour lui. Il est le gros chat de Paris; il ne dort que d’un
+œil. Prenez garde! Car il a toujours de quoi vous accommoder, que vous
+soyez honnête homme ou fripon. Chaque mur cache une justice spéciale,
+avec ses lois et ses juges.
+
+Il n’est pas surprenant que les constructions neuves, faites à petit
+budget, abritent une justice de quatre sous: la Correctionnelle.
+Magistrats en colère, police triomphante. De la crasse sur les murs et
+dans les esprits. La Sainte-Chapelle est derrière. Qu’est-ce qu’elle
+fait là? Si nous entrions?
+
+Quelle stupeur, quand on entre! On croyait que c’était une chapelle en
+pierres: on a vu les pierres; on a réjoui ses yeux de mille détails,
+volutes et frisures, où se cachent des martinets qui font croire, quand
+ils filent d’un nid, que c’est une fleur sculptée qui s’envole. Eh bien,
+c’est au dedans une église en vitraux, avec des verrières féeriques,
+sans un mur, rien qui l’obscurcisse. Des bleus ardents, des rouges, des
+ors. Pas une ombre; des rayons. Ce n’est plus la lumière du jour, c’est
+un miracle, un étincellement: on reste ébloui.
+
+Les colonnettes qui soutiennent la voûte, l’autel, le reliquaire, les
+oratoires, tout brille, miroite, éclate. La rosace est une fête. On
+dirait qu’une géante araignée fantaisiste a pris dans sa toile les plus
+beaux, les plus riches, les plus glorieux des scarabées, et que, les
+tenant en ses mailles, elle les tend au soleil, pour une fête des
+humains.
+
+Certains pourtant se plaignent qu’en cette chapelle sublime il ne vienne
+personne, jamais... sauf quelques étrangers guidés pas des agences, sauf
+des pensionnats qui préfèrent le Jardin des Plantes,--mais personne qui
+comprenne. Elle ne sert plus; elle est vide. On connaît sa flèche; on
+ignore sa porte. Elle a le tort impardonnable de ne pas s’ouvrir sur le
+trottoir, sur le boulevard, en face de la caserne des pompiers...
+
+Que Dieu la garde d’être visitée! Aimons-la négligée, démunie,
+dépouillée. Elle reste encore la splendeur du Palais.--Quand les hommes
+s’occupent d’elle, ils en font un grenier à farines comme sous le
+Directoire, ou un dépôt de dossiers, comme sous le Consulat. Les hommes
+rôdent autour: ils parlent, luttent, se dépouillent, exercent la
+justice. A aucun prix, ne commettons la sottise de les attirer vers
+cette merveille qui n’a, pour se défendre que des oiseaux, des
+gargouilles et un gardien plein de lassitude. Au lieu de les déranger
+dans leurs affaires fiévreuses, allons les voir. Ne mêlons rien.
+Laissons le silence à la chapelle, qui médite sous les cieux, et
+pénétrons plus loin, dans l’un des plus étonnants parloirs de la
+terre... Quelle rumeur! Que de passions! C’est la Galerie Marchande, ce
+sont les Pas-Perdus; c’est la cohue des tribunaux civils, tout ce qui
+écrit, tout ce qui parle, la Presse et l’Avocasserie.
+
+L’air est chargé; des portes battent; un dévergondage de paroles, et une
+mêlée de procès. Dans les flancs d’une nef, immense, bourdonnante
+d’avocats, s’ouvrent des chambres plus dissemblables que leurs juges.
+Les unes rôtissent en plein soleil; d’autres moisissent dans l’ombre;
+celle-ci est opulente et vaste; celle-là pouilleuse et étriquée. Là on
+se chamaille pour des centimes; ici on plaide pour des millions. Et ce
+sont aussi des batailles haineuses à propos d’amour, des divorces où
+l’on s’arrache les yeux,--toutes les rancunes, toutes les envies qui
+ravagent amitiés et familles: en un mot, la société dans ses passions
+avec le meurtre à petit feu, lent et dissimulé, mais sans cette violence
+soudaine qui seule mène aux Assises.
+
+Mais où sont les Assises? Rien ne les annonce. Est-ce qu’elles se
+cachent?
+
+Vous les trouverez de l’autre côté, derrière la sinistre façade de la
+place Dauphine, au milieu d’un désert de galeries, où tout est d’une
+ordonnance rigoureuse et d’une clarté de marbre blanc. Quelques
+stagiaires aiment ces parages: ils y viennent avec leurs clientes. Ne
+les dérangez point. Là du moins, peut-on se presser les mains, se serrer
+les genoux, se baiser la bouche à l’abri des indiscrets, mais il
+convient d’avoir les sens bien libertins, pour ne pas s’apercevoir que
+les murs sont nus et que les bancs sont froids. Froids comme une
+instruction criminelle. Il est donc naturel que là se carre la Cour
+d’Assises. Elle s’isole, s’enferme, et juge à part, loin de tous les
+autres. Elle est sévère et menaçante.
+
+C’est aux Assises qu’on discute avec pompe sur des cadavres, aux Assises
+que se décident le bagne, la réclusion et si souvent les acquittements
+pharisaïques qui, sous l’apparence d’une pitié pleine d’amour, cachent
+des haines de partisans. C’est là qu’ardente, étrange, sournoise ou
+déchaînée, ayant la face du crime ou celle de la vengeance, s’agite,
+palpite, s’égare la moitié de l’histoire intime de la France. C’est là
+que tout cœur honnête et candide, qui cherche des raisons de croire en
+Dieu, doit entrer, car il y trouvera l’assurance que les hommes, même
+affublés de robes et de toques, sont impuissants à satisfaire son désir
+de justice et de bonté.
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+II
+
+LE LANGAGE DES HOMMES
+
+
+Cependant, il ne faut pas d’emblée, sans précaution, pénétrer aux
+Assises. Il faut un peu frôler le vice avant d’aborder l’enfer. Il faut
+rencontrer les têtes qu’on y verra, voir les robes noires avant qu’elles
+plaident, les journalistes avant de les lire, et les magistrats avant
+qu’ils se couvrent de pourpre et d’hermine. Enfin, il faut rôder dans
+cette Galerie Marchande dont le nom est si beau, pour guetter, écouter,
+commencer à deviner, et ne pas entrer du premier coup, sans préparation,
+en pleine folie sanglante.
+
+La Galerie Marchande est le vestibule du Palais, qu’on trouve tout de
+suite en haut du grand escalier, sur le boulevard. Vestibule dallé, orné
+de bancs en bronze, et au milieu, pour le premier regard, une de ces
+voûtes grillées, derrière lesquelles, sur les estampes de la Révolution,
+on voit se presser des condamnés à mort. Les lieux sont donc sévères,
+mais on ne le remarque pas, tant les avocats s’y trémoussent. Une
+porte-fenêtre, toujours fermée, isole cette Galerie de la
+Sainte-Chapelle, dont on peut entrevoir tout au plus quelques saints;
+tandis que trois portes vitrées, sans cesse battantes, la relient aux
+Pas-Perdus, où le Barreau se promène dans un noir fourmillement. Mais au
+bout de la promenade, il redescend dans cette galerie, plus étroite et
+plus échauffée, où on peut mieux s’attendre, mieux se rencontrer, mieux
+s’observer, mieux jacasser. Entrer au Palais par là, c’est tomber dans
+le brouhaha et l’air trouble; c’est une notion juste de la justice et de
+ce qu’elle commet de plus grave: les Assises. Car tout y est plus
+fiévreux, plus âpre qu’aux Pas-Perdus, Ce n’est pas la vaste place où on
+marche, où on se croise. C’est le carrefour encombré, où on s’arrête, où
+on s’attroupe, et il y a même des boutiques avec les noms des
+boutiquiers: «_Médecin du Palais._»--«_Presse judiciaire._» La boutique
+du premier n’attire personne. Elle est close et renferme une vieille
+tortue de docteur, qu’on vient chercher en hâte chaque fois qu’un
+anévrisme se rompt. Il se meut avec peine et s’en va voir lentement
+comment on meurt sans lui. Mais la presse judiciaire, elle, est
+achalandée. Pensez ce que représente ce titre pour des robes avides de
+réclame, qui veulent toujours qu’on écrive en deux mots qu’elles
+viennent d’en prononcer un, et qui se pendent aux journalistes comme des
+villageois au garde champêtre, pour obtenir un roulement de son
+tambour...
+
+--Ah! mon cher, mon bon vieux, que je suis heureux de vous rencontrer
+par hasard! (Depuis une heure ils font le pied de grue.) Je viens de
+plaider une affaire qui vous eût rempli de joie. Je pensais à vous. (En
+y pensant, il disait même: «Ce sacré porc ne viendra donc pas!») Il
+s’agit d’un sorcier, mon bon, d’un vrai sorcier!
+
+--Mon petit, dit le journaliste, savez-vous ce que vous allez faire?
+
+--Comment le saurais-je, cervelle du diable?
+
+--Vous allez m’écrire vous-même quinze lignes là-dessus.
+
+--Oh! cela... je ne voudrais pas...
+
+--C’est moi qui vous en prie!
+
+--Ah! vous êtes un cœur d’or. Écoutez donc. J’ai sur moi un petit
+résumé...
+
+--Donnez-le!
+
+--Il était pour moi.
+
+--Y a-t-il votre nom?
+
+--Trois fois... Vous gênera-t-il?
+
+--Mon vieux, je serai enchanté.
+
+--Vous êtes gentil, gentil!...
+
+Ils se serrent la main affectueusement, avec la chaleur de deux hommes
+qui se roulent. L’avocat pense: «Ce que je l’ai eu! Quelle brave
+truffe!» Et l’autre se dit: «Tu as voulu être plus fin que moi?...
+Zozo!»
+
+On ne peut pas être plus fin que la presse! Mais ce mince défaut de
+vanité achève de rendre sympathique ce groupe de gens cocasses, où l’on
+trouve des gavroches qui aiment Virgile, des bourgeois qui s’habillent
+en bohèmes, des fous qui pérorent plus qu’un avocat, des simples qui,
+tout simplement, allongent leurs simples lignes. Variété funambulesque,
+qui ne suffirait pas à les faire aimer, mais qui ajoute une drôlerie à
+leur qualité première et si exceptionnelle: l’honnêteté. Quelle anomalie
+dans ce Palais! Ils rendent service et ils ne tendent pas la main. On
+leur offre un bock pour être cité dans leur article, et carrément ils
+disent:
+
+--Ce n’est pas pour l’article que j’accepte: c’est que j’ai soif!
+
+Puis, ils écrivent l’article.
+
+[Illustration]
+
+Ils chahutent. Leur salle rappelle une classe de gosses. Ils se jettent
+de l’encre et du papier mâché, mais ils font leur travail avec une
+conscience de Bénédictins. L’un d’eux, qui d’ailleurs a la tête d’un
+dévot méthodique, visite, chaque jour que Dieu fait, toutes les chambres
+où les hommes de la Justice opèrent. Il pousse la porte doucement, se
+découvre et, à pas feutrés, il marche jusqu’au greffier: «Excusez si je
+vous dérange... Y a-t-il une affaire qui puisse m’intéresser?» Puis,
+quelque réponse qu’on lui fasse, il se confond en remerciements, et
+rougit quand il se retire.
+
+Celui-là ne s’attarde guère dans la Galerie Marchande: elle effarouche
+sa timidité. Mais les autres descendent volontiers fumer la pipe en bas
+de leur boutique, et par leur verve, leurs blagues, leurs rires ou leurs
+bourrades, ils ajoutent au désordre et à la turbulence.
+
+C’est le lendemain d’un crime tapageur, quand une femme connue tue son
+mari, ou son amant, qu’ils s’épanouissent et sont eux-mêmes. Ils
+colportent autant de nouvelles fausses qu’on en exige. Ils vous tirent
+dans les coins pour vous dire confidentiellement ce que tout le monde
+sait, et ils ajoutent:
+
+--Ne le répétez pas! J’ai envoyé un cycliste au journal. Je suis seul à
+avoir le tuyau.
+
+Puis, en hâte, ils vous quittent: car voici M. le Bâtonnier Labori.
+
+--Monsieur le Bâtonnier, prenez-vous l’affaire?
+
+La femme du ministre des Finances, Mme Caillaux, a tué, de six balles de
+revolver, Calmette, le directeur du _Figaro_. Grosse histoire. Qui sera
+l’avocat?
+
+Maître Labori s’arrête, soupire, puis gronde:
+
+--J’attends une dépêche, un coup de téléphone: dans une demi-heure, je
+pourrai vous dire ma décision.
+
+--Merci, monsieur le Bâtonnier!
+
+Depuis la minute où il ouvrit le journal et vit la manchette annonçant
+le drame inouï, Labori est dévoré de l’envie de plaider l’affaire. Quel
+bruit! Quel éclat!... Mais... il s’agit de masquer ce désir sous des
+mines de résignation dévouée. On vient de lui faire des offres; il s’est
+maîtrisé; il a demandé deux heures pour réfléchir, c’est-à-dire pour
+parcourir les galeries, anxieux et affairé. Il accroche par le bras des
+confrères importants:
+
+--Qu’en pensez-vous?... En toute franchise?
+
+Les autres s’en tirent en le flagornant:
+
+--Vous avez une maîtrise telle!
+
+--Alors, dit-il, vous jugez aussi que c’est mon devoir? L’affaire est
+écrasante, mais je ne peux me dérober?
+
+[Illustration]
+
+Et il avale de l’air et gonfle ses épaules. Grandi par son bonnet et par
+sa jupe trop longue, il a l’air d’un chêne qui parlerait à des
+champignons. Son pouce large écrase la serviette; c’est un bourdon que
+sa voix. Et il bourdonne: «Si c’est mon devoir... je ferai mon devoir.»
+Puisque Maître Henri-Robert ne peut pas prendre l’affaire (il a dîné
+chez le ministre, dont la femme est à Saint-Lazare)--puisque Maître
+Chenu la voudrait (il rôde, pâle et nerveux), Labori ne peut reculer:
+courage! Encore un tour aux Pas-Perdus, le temps qu’on voie bien le
+combat de son âme; puis il allonge le pas, et, tête haute, il pénètre
+dans la Galerie Marchande.
+
+Trente yeux le guettent, trente mains se tendent.
+
+--Eh bien, cher Bâtonnier?... Eh bien, mon cher ami?...
+
+--J’accepte! C’est mon devoir.
+
+Quatre mots qui tombent lourdement, d’une bouche raidie par l’émotion:
+il connaît ses entrées en scène. Et aussitôt on l’applaudit. Maître
+Chenu, qui passe, ricane: «Bravo! Nous irons vous entendre.» Les
+journalistes reprennent: «Nous serons tous là!» Les bancs se vident:
+chacun s’approche. Ceux qui l’ont bien en haine sont les plus empressés:
+ils se font voir d’avance en prévision d’un triomphe qui les effraie:
+
+--Monsieur le Bâtonnier, comme vous serez beau! Ce n’est d’ailleurs que
+justice! La vie vous devait bien cela!
+
+--C’est le couronnement de toute votre carrière!
+
+--Mon ami, cher ami! Ah! cher, bien cher ami!
+
+Il répond comme il peut, par les mains, par le regard, et par les ailes
+du nez, qui sont grandiloquentes.
+
+--Merci, balbutie-t-il. Merci, vous!... Merci, toi!
+
+Mais soudain, le geste large, il arrête cet assaut et d’une voix devenue
+sourde:
+
+--Merci!... Merci à tous de me soutenir dans cette épreuve.
+
+Puis, devant lui, il aperçoit une tête qu’il ne connaît pas, un lorgnon
+qui l’épie, une main qui prend des notes. Alors, très simplement, il
+demande:
+
+--Vous êtes journaliste, Monsieur? Voulez-vous une interview?
+
+Et, sur-le-champ, il dicte:
+
+--Quoique cette affaire fût écrasante, en toute conscience, j’ai cru que
+je devais l’accepter!...
+
+Tous se sont tus. Ils font cercle, ils le mangent des yeux... S’il avait
+seulement l’idée de mourir: quel enterrement!
+
+Seul dans l’ombre, au bout de la galerie, Maître Rongecœur reste à
+l’écart.
+
+Maître Rongecœur est plus noir encore que les autres par sa barbe de
+grand prêtre qui cache son rabat blanc; et il se tient debout, pensif et
+blême, car il souffre de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Il
+souffre, parce qu’il a du talent et qu’on ne l’entoure jamais; il
+souffre, parce qu’il doit plaider une grosse affaire d’Assises, et que
+personne, personne ne s’en inquiète. Il souffre enfin, présentement,
+parce qu’on assiège et qu’on acclame un autre que lui. Il est venu de
+bonne heure au Palais; il prévoyait une cruelle journée; et, depuis deux
+heures, il est là, dans les entre-colonnes, ruminant sa détresse,
+empoisonné de sa bile, car on ne l’aborde pas, on ne le salue même plus,
+ma parole, on le dédaigne! Son martyre a commencé à la buvette:
+d’ordinaire, on le reconnaît, on se le désigne; aujourd’hui, on lui a
+demandé: «Est-ce Labori qui prend l’affaire?» Alors il a envie de
+hurler: «Mais c’est moi qui devrais la prendre! Ah! Moi, je la prendrais
+vite! Car moi, j’ai toujours envie de parler, afin qu’on parle de moi!»
+Mais il est seul dans l’ombre, et le Bâtonnier ne le voit même pas...
+Si! Il l’a vu! Grand Dieu, le Bâtonnier l’appelle:
+
+--Rongecœur!... Cher ami!
+
+Quoi? Voudrait-il son aide? Il s’approche en pétrissant sa barbe:
+
+--Rongecœur, dit Labori, j’expliquais à ces messieurs, et je tiens à
+répéter devant vous, que si j’accepte, mon bon ami, c’est après avoir
+tout pesé, mais vraiment, je crois que c’est mon devoir!
+
+--Vous savez comme je vous aime... bredouille Rongecœur. Donc,
+sincèrement, je vous félicite.
+
+Il s’y reprend à trois fois, et déjà Labori ne le regarde plus; toute la
+presse judiciaire est sortie de sa boutique; les robes accourent des
+Pas-Perdus; la nouvelle s’est répandue; c’est un second assaut.
+
+--Vive Labori! Bravo! Nous voulons tous vos mains!
+
+Labori les leur tend, et d’une voix tempétueuse, pareille à celle d’une
+mer qui se brise sur les rochers, il dit:
+
+--Mes chers amis, je ne sais pas plus que vous comment je me tirerai de
+cette affaire qui est peut-être la plus considérable du siècle... Mais
+j’ai senti en moi l’impératif catégorique.
+
+Le bras tendu, il désigne le vestiaire. Il s’y dirige. Et c’est dans
+l’enthousiasme que l’escorte l’accompagne.
+
+Mais ceux qui restent dans la Galerie se regardent alors, et hochent la
+tête:
+
+--Eh bien, mon petit?... Ce n’est pas l’homme qu’il fallait... L’affaire
+est foutue! Il fallait quelqu’un de fin!
+
+Maître Rongecœur émerge de l’ombre.
+
+--Tenez, il fallait Rongecœur!
+
+Il a un frisson. Il proteste:
+
+--Ne parlez pas de moi... j’aurais refusé.
+
+--Mon cher, vous avez un immense talent! Et lui aussi, notez, mais lui,
+il est trop lourd... il va s’asseoir là-dessus, écraser tout: ah! c’est
+foutu!
+
+--Pardon... Oh! pardon, je crois... qu’il plaidera très bien, murmure
+Maître Rongecœur, dont le sang s’arrête entre les mots.
+
+--Et puis, qu’il plaide bien ou mal, dit un petit journaliste à tête
+farce, je m’en contrefous, car ça ne m’empêchera pas, messieurs, d’aller
+ce soir faire subir les derniers outrages à Mlle Fleurette Fleuron qui,
+depuis hier, m’appartient corps et âme.
+
+--Ne te vante pas! dit un gros.
+
+--Tais-toi, cocu! répond le petit. Marche devant; je te suis; nous
+allons boire deux bocks, à tes frais!
+
+La buvette est en dessous. On y descend par un escalier en colimaçon.
+Mais il faut atteindre l’escalier. Que de monde! Quelle cohue! Des
+clients se mêlent aux robes, s’accrochent à elles: gens du peuple qu’on
+étourdit, mais qu’on congédie; femmes élégantes qu’on garde et qu’on
+chauffe. Les premiers sont encombrants: ils traînent des épouses
+bavardes, des gosses pleurards; ils ne savent pas s’expliquer; ils
+sortent des papiers sales; l’avocat les rudoie, les renvoie.
+
+Ils grimpent des escaliers, se perdent, reviennent, et ils se campent
+devant le vestiaire pour ressauter sur l’avocat, quand il va venir ôter
+sa robe; mais lui les aperçoit, s’enfuit et entre par une autre porte,
+ignorée du bon peuple. Ils peuvent l’attendre jusqu’à la nuit.
+
+Les jeunes femmes riches, dont la chair est tentante, qui sentent la
+rose ou l’œillet, sont accueillies d’autre manière. Elles divorcent:
+toutes viennent gémir sur la brutalité des hommes; et elles ont des
+robes libertines qui marquent leur intention de se venger sur ce sexe
+que leur mari déshonorait. Les avocats leur caressent les mains; ils les
+font asseoir sur les bancs de bronze, où elles s’accoudent à des têtes
+de lionnes. Elles sont troublantes; elles exposent leurs griefs avec
+passion. On les entend murmurer:
+
+--Je vous jure, maintenant, qu’on me respectera!
+
+L’avocat regarde la cambrure du pied ou la blancheur du cou. Il murmure:
+
+--Vous deviez me raconter des choses. Venez donc chez moi. Vous m’aviez
+dit que même votre nuit de noces...
+
+La femme se lève:
+
+--C’est vrai. Il faut que vous sachiez. Quand vous trouve-t-on?
+
+Elle reste devant la porte, dont la lumière lui agrandit les yeux; elle
+cambre la taille, la jambe un peu pliée, et elle tend la main, disant:
+«A bientôt!» L’avocat dresse la tête. On les regarde tous deux. Comme
+les autres, regardez-les.
+
+Le temps qu’arrive Maître Tricoche, car celui-là vous absorbera tout
+entier. Il parle haut pour expliquer à deux confrères:
+
+--J’ai remis le président à sa place comme un petit garçon; et Maître Le
+Fur avec le président! Vous savez, c’est mon affaire Solacroupe, le
+cinéma contre l’Académie. Vous ai-je raconté? Non? Que je vous raconte!
+
+Mais l’un des jeunes gens l’interrompt:
+
+--Moi aussi, l’autre jour, j’ai ramassé Le Fur: il m’a écouté comme si
+j’étais son père.
+
+--Oui, mais moi, il y a ceci d’impayable...
+
+Il en est de même dans tous les groupes: ils écoutent tous «l’histoire
+impayable» de la journée. Ce n’est qu’une niaiserie, quand Tricoche en
+accouche; une turlupinade, si elle vient d’Asina, l’avocat-juge de paix,
+à tête d’apothicaire, qui empoigne ses confrères et prête serment sur
+leur ventre. Histoire qui est un bouquet de mots fins, quand elle est de
+Maître Lipilli, une petite ordure, lorsqu’elle vient de Maître Agasse.
+Quelle dépense d’esprit... et du pire! Et que de têtes, comme aux
+Pas-Perdus! Mais, là-bas, elles profitent de l’ombre, tandis que cette
+Galerie Marchande est terrible de clarté. Lorsque M. le Bâtonnier
+Lablette dit à un confrère:
+
+--Vraiment, cher ami, vous prenez ce dossier? Quoique plein de talent,
+vous ne craignez pas?... Enfin... à la première défaillance, je suis
+votre homme!...
+
+On voit luire ses prunelles et le nez frémir de convoitise.
+
+On voit aussi que Maître Callebasse a la lèvre paillarde, lui qui défend
+toujours des demoiselles de théâtre; que Maître Gautereau-Vignole a la
+tête de son âme, un petit bout de tête en casse-noisette, mauvaise et
+chafouine; que Maître Écomard a la marche d’une hyène; et que Maître
+Esquivé s’en va toujours soucieux, depuis son mariage manqué avec la
+fille d’un marchand de doubles-crèmes, qui devait lui apporter la
+clientèle de tous les crémiers de Paris. Quant à Maître Piero-Piafferi,
+il se grandit, sort de son faux-col. Il est l’image de sa devise: «_Plus
+haut! Toujours plus haut! Vous verrez jusqu’où je peux grimper!_» Puis,
+quels souliers, quelles manchettes, quelle cravate! Tout cela pour
+illustrer une seconde devise: «_De l’argent! Toujours plus d’argent!
+Vous verrez ce que je peux gagner d’argent!_»
+
+--Et moi je ne gagne rien, grogne sourdement un conseiller qui passe.
+
+Magistrat qu’on croit digne et qui n’est que mortifié; car, après un
+déjeuner babylonien chez un des rois de la parole, il rentre avec
+amertume dîner chez lui de sa côtelette de fonctionnaire. La Galerie
+Marchande est mauvaise pour son fiel, quoique, en apparence, on l’y
+respecte. Mais l’avocat qui le salue a sur lui une influence
+alimentaire... dont il se vengera d’ailleurs en faisant pression sur les
+experts et en donnant des ordres aux liquidateurs.
+
+--Quelle bouillotte! dit Maître Turbot de la Halle, dès qu’il est passé.
+Ce qu’il en faudrait un nettoyage dans ce monde-là!
+
+[Illustration]
+
+--Gâteux ou fous, voilà la Cour! répond Maître Trinioles.
+
+Celui-là, dès qu’il arrive, emplit la Galerie. C’est une des volailles
+comiques de la volière. Tout de la vieille poule: l’œil rond, le ventre
+traînant, et le derrière bas sur des pattes grêles. Il vient de perdre
+un procès, comme d’habitude, lui qui, pourtant, sait être épique ou ému,
+minutieux ou abondant, lui qui a été député, lui qui... cot... cot...
+cot... il en glousse de fureur! Et on se le montre; et on ricane.
+
+Il parle d’aller trouver le président, de se plaindre au Bâtonnier. Il
+crie: «Je ferai un incident personnel!» Même sans savoir de quoi il
+s’agit, tous répondent: «Faites vite! N’hésitez pas!» Ils excitent la
+vieille poule comme un coq de combat.
+
+Ce qu’il y a d’effarant dans cette Galerie Marchande, c’est l’impudeur
+avec laquelle ils se déchirent et se volent au grand jour, sur le seuil
+même du Palais. Les juifs se cachent pour faire l’usure. Eux se mettent
+à leur porte. Est-ce inconscience ou cynisme?
+
+Or, c’est derrière ce couloir de Bourse où se pratique le trafic des
+humains, derrière toutes ces rumeurs de haine, passé ce grondement
+d’avidité, plus loin que ces éclats de l’envie et de la passion, au delà
+de cette potinière dramatique et dangereuse que siège la Cour--la Cour
+d’Assises, c’est-à-dire tout le Palais pour les âmes populaires.
+
+Ailleurs, vous êtes témoin des drames; là, vous en voyez les suites et
+en sondez les causes; là, vous jugez les gestes, en essayant de
+comprendre les âmes. Assassins, filles, amants, voleurs, volés, témoins,
+tous y parlent, nient, se confessent et luttent. La passion pousse les
+portes et s’installe au prétoire: c’est elle qui défend, qui explique,
+qui accuse; elle a vingt masques: elle s’appelle l’argent, l’honneur, le
+bien, la patrie; elle est odieuse, elle est sublime; et c’est son
+haleine qu’on respire dans l’air étouffant de cette grande salle des
+Assises.
+
+Pour essayer de l’apaiser, de la raisonner, de la maîtriser, la société
+installe sur douze chaises imposantes, plus larges que celles qu’ils ont
+dans leurs familles, douze citoyens tirés au sort, qu’elle appelle le
+Jury.
+
+Cette douzaine d’hommes, qui en principe commandent, en fait sont
+commandés; car un mandat hante leurs consciences. Ils représentent
+l’opinion; ils ont le ferme dessein d’être justes; si bien qu’ils
+s’inquiètent, s’égarent, et qu’un doute léger suffit pour qu’ils
+acquittent un criminel, au lieu que, dans une sainte fureur, ils tuent
+dignement un irresponsable. Le pays ne gagne rien à cette institution;
+mais le principe illusionne; il est un soulagement pour le peuple qui
+est la proie des idées vagues; et la forme idéale du jury reste douce
+aux cœurs qui aiment chez eux rêver de justice.
+
+En principe, on le tire au sort; mais sitôt tiré, on l’épluche et on
+l’émonde. On tire trente-six noms pour en rayer vingt-quatre. Besogne
+que se partagent l’accusation et la défense. L’accusation commence: elle
+biffe ceux qui lui semblent enclins, par profession, à l’indulgence.
+Après quoi, le défenseur, rageusement, supprime tout ce qui paraît cher
+à l’accusation; et il reste douze bonshommes, que les parties adverses
+accueillent par force, avec résignation.
+
+Ils s’installent sur leurs chaises: ils sont graves. Depuis huit jours,
+tout leur fut prétexte pour dire en famille: «Lundi prochain, je serai
+du Jury!» Maintenant, c’est eux, parmi trente-six, que l’on conserve; et
+comme ils ignorent qu’ils le doivent à l’indifférence qui s’attache à
+leurs noms, ils en ressentent une fierté qui se voit à leur maintien.
+Ils sont épicier, pharmacien, marchand de fourrages, bureaucrate,
+architecte, chauffeur, et ils vont juger; ils vont délivrer ou faire
+enfermer leurs semblables: la Société peut-elle leur faire honneur plus
+grand?
+
+La salle leur paraît belle: les ornements, pourtant, en sont médiocres,
+et tout y est terni par de tumultueuses séances; mais la table des
+juges, le box des accusés, les portes qu’on garde, le public, au fond,
+qu’on maintient, sont autant d’images pathétiques qui font illusion, et
+le lieu leur semble beau, parce que toujours le drame est grand.
+
+La vie, en effet, avec son tumulte et ses éclats, la mort et sa misère
+glacée, ce dyptique de l’homme est là, dans cette Cour, dans ce
+confessionnal formidable,--sculpté en une pâte qui est la pauvre chair
+des hommes. Les affres du mensonge, les tortures de l’aveu, le néant de
+la colère, la Cour d’Assises les guette, les voit, les entend, elle en
+vit, elle en garde une empreinte effrayante. Mais le dyptique n’est pas
+immuable; il évolue. Bien mieux, il arrive que, de ses mains
+passionnées, la Société même le modèle et le transforme, lorsque, par un
+grand jour d’émeute, tout à coup, elle se collette avec des magistrats
+qui, sournoisement, veulent étouffer la Loi. La Loi... et ses balances
+pour tous égales! Utopie! Hypocrisie! L’apache qui égorge au couteau, ou
+la femme de ministre dont le manchon cache un revolver, s’en viennent,
+l’un après l’autre, dans le même box. Chacun apporte ses poids pour
+peser son crime, et on brusque le premier. «Êtes-vous fou, malheureux?»
+tandis que, devant l’autre, on est muet, on salue. Mais, soudain, de la
+salle un grondement monte. Qu’est-ce qui se passe? C’est la Société qui
+s’insurge: payant ses juges, voici qu’elle les contrôle. Pas possible?
+Mais si! Ils balbutiaient, elle parle haut. Ils tremblaient: elle les
+chasse. Et ils s’empêtrent dans leurs robes... Le dyptique frémit,
+s’élargit; c’est le bas-relief social, qui se sculpte à sa place; et le
+«compte rendu» de la Cour d’Assises devient une page de l’histoire du
+pays.
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+III
+
+L’AFFAIRE PASSIONNELLE
+
+
+L’affaire Chevreau! Vous rappelez-vous? Ce professeur qui a tué sa
+femme... L’histoire d’abord fut le grand attrait des journaux, avant
+d’emplir les Assises d’un ébrouement mondain. Elle était typique de ces
+drames qui, en ayant l’air d’entrer au Palais, en viennent en vérité. Il
+faut que des juges prononcent sur ce que d’autres, inconsciemment, ont
+décidé. L’assassin n’est qu’un intermédiaire. Si la Cour d’Assises
+siège, c’est que le Tribunal, puis la Cour, en deux fois trois minutes,
+ont réglé le divorce le plus aventureux, faisant aux parents comme aux
+enfants une impossible vie et préparant un meurtre, seul recours à
+certains désespoirs. Revolver, cadavre, police, voilà les douze
+bonshommes qui vont juger la Justice et ses conséquences.
+
+Le jour de l’audience est venu. Midi moins cinq... Trois cents
+Parisiennes, pendues à des robes d’avocats, essaient de se glisser à
+leur suite dans la salle des Assises. Elles sont flatteuses en
+suppliant:
+
+--Maître, vous qui avez tant de talent, vous devez faire ici vos quatre
+volontés!... Je suis sûre... que vous allez me faire entrer!
+
+Eux s’agitent:
+
+--Essayons par là...
+
+En hâte, deux marches par deux marches, ils montent l’escalier en
+colimaçon des témoins.
+
+--Ne vais-je pas trop vite pour vos petits pieds, belle Madame?
+
+Mais ce n’est pas la belle madame qui répond. Des confrères descendent,
+refoulés par les gardes, qui crient que «c’est plein et que c’est pas
+l’entrée des avocats!» Demi-tour.
+
+--Il eût fallu arriver plus tôt... tout est bondé!
+
+--Oh!... en glissant une pièce? implore la belle Madame.
+
+--Vous me donnez une idée... Attendez là... Je vais voir Fernand.
+
+C’est le garçon des Assises, un des personnages symboliques du Palais,
+gros homme qui, depuis un tiers de siècle, a vu tous les assassins, tous
+les juges, tous les jurés, tous les avocats. Les plus grands jours ne
+l’émeuvent plus, il a un dos rond sur qui il peut pleuvoir, et il est
+accoutumé à ces curiosités féminines ainsi qu’aux supplications des
+hommes de robe:
+
+--Mon brave Fernand, est-ce que le président est arrivé?
+
+--Yes, cher Maître.
+
+--Ce serait pour faire entrer une femme exquise avec qui il a dû dîner
+dans le monde... A moins que vous-même ne me rendiez ce gros service.
+Avec vous, elle aurait même une meilleure place!
+
+Fernand cligne de l’œil:
+
+--Mignonne?
+
+--Un amour!
+
+--Ah! soupire-t-il, Adam se plaignait déjà; et il n’en avait qu’une à
+ses trousses... si je peux parler de trousses pour ce sans-culotte...
+mais moi!... Enfin, amenez toujours!...
+
+--Fernand, vous êtes un frère, un père, un cœur!
+
+--Quand je peux faire plaisir, je fais plaisir.
+
+--Tenez, Fernand... Si, si, prenez, je vous en prie, Fernand! Et merci,
+je vous revaudrai ça!
+
+--Maître, vous voulez rire... je descends chercher votre dame, qu’on ne
+laisserait pas passer.
+
+On l’a même déjà chassée de la galerie où elle attendait. On l’aperçoit
+qui, toute rouge, fait des signes.
+
+--Ces gardes sont des malotrus! Quelles brutes!
+
+--Suivez-moi, madame, dit Fernand qui a le calme des vieilles troupes.
+
+--Oh! vous, vous êtes ma Providence... Tenez... Si, si, prenez, je vous
+en prie... Alors, vous allez me faire entrer?... J’ai entendu que vous
+vous appeliez Fernand?... Comme mon beau-frère!...
+
+Des gardes barrent le chemin. Fernand annonce:
+
+--La femme du Président!
+
+Le tour est joué. Il y a une heureuse de plus.
+
+Elle entre, essoufflée, tant elle a eu peur de ne pas entrer. Elle
+regarde. Elle est dans le plus grand des théâtres de Paris où la Société
+va lui jouer une pièce vraie... Qu’elle a de chance! Que c’est émouvant
+cette salle! Elle va donc voir cet homme qui a tué sa femme. Comment se
+défendra-t-il?... Il doit être pâle... Peut-être va-t-il pleurer?... Et
+si on le condamne?... D’avance elle tient son cœur. Je veux dire son
+sein. Elle s’évente... Que de monde!... Ces messieurs qui tirent des
+papiers de leur veston, c’est la presse sans doute?... Voici des
+dessinateurs avec leurs cartons... Fernand lui a mis sa chaise derrière
+un gros monsieur, mais elle a reglissé une pièce, et Fernand a dit:
+«Monsieur, reculez-vous, Madame est témoin!» Alors, elle a passé devant,
+elle voit tout, et... au moment où le drame va commencer, elle a une
+grande joie.
+
+Coup de timbre sec qui met les gens sur pieds. Dans l’ombre, au-dessous
+des fenêtres, elle aperçoit de gros hommes qui entrent et s’asseyent: le
+jury. Elle voit Fernand qui ouvre une porte massive. Un huissier glapit:
+«La Cour!» Quatre personnages, chargés de robes rouges, s’avancent avec
+gravité. L’accusé est introduit: rien de marquant. Comment, c’est lui
+qui a tué?... L’avocat s’installe: Maître Piero-Piafferi, sans doute? Il
+y a si longtemps qu’elle grille de l’entendre; mais elle lui croyait de
+la moustache et des cheveux mousseux. Celui-ci est chauve et rasé.
+Allons, son face-à-main ne lui suffit plus; elle tire de son sac une
+petite jumelle en nacre. Tout le monde s’assied.
+
+--Accusé, levez-vous!
+
+Et Chevreau, Maurice, trente-neuf ans, professeur agrégé de
+l’Université, se lève devant ce jury composé d’un grainetier, d’un
+commandant en retraite, d’un plombier, d’un herboriste, d’un notaire,
+d’un comptable, d’un employé des chemins de fer, d’un professeur de
+violon, d’un tapissier, d’un doreur, d’un mégissier et d’un rentier.
+C’est le grainetier qui préside. Il est d’aspect considérable. Larges
+épaules sous une tête cuite, taillée dans de la brique. Le professeur de
+violon a des cheveux ébouriffés; le pharmacien est content de soi; les
+autres... ont tous aussi leurs visages, leurs amours-propres, leurs
+faiblesses, leurs partis pris, mais ils se fondent dans l’ombre, et
+l’accusé, qui ne les distingue pas, s’effraie de ces inconnus.
+
+Il est blême, mince, de chair pauvre, de vêtements étriqués. La salle,
+de toutes ses oreilles, guette ses premiers mots: ils sont ternes. Et
+tout de suite les femmes pensent: «Il avait une tête à être trompé!»
+
+--Madame!... Messieurs, je vous en prie!... Je suis le défenseur!
+
+Du bruit, du vent, c’est une robe noire qui pénètre, qui pivote, qui
+s’avance, et qui tout à coup, en s’essoufflant, en bouffant, recouvre
+l’avocat chauve, que la belle madame contemplait. Maître Piero-Piafferi
+est arrivé, il s’est substitué à son secrétaire. Il donne un coup de
+nez, il frise les yeux, il tend l’oreille. Comment? Quoi? Qu’est-ce qui
+se passe? L’interrogatoire est commencé?
+
+--Ça, par exemple!
+
+Maître Piero élève la voix, puis la baisse, et avec un sourire de
+danseuse, impertinent depuis ses talons, qui sont hauts, jusqu’à ses
+cheveux qui s’insurgent:
+
+--Monsieur le Président... ne savait sans doute pas que c’était à moi
+qu’incombait la charge de la défense (il a l’index tendu vers le nez du
+Président)... C’est cela... Oh! la Cour est fort excusable!... Mais...
+puisque les débats ne sont pas tout à fait terminés et que
+l’acquittement n’est pas encore tout à fait prononcé, j’exprime le désir
+modeste que l’on recommence tout.
+
+Le Président a chaud: il enlève sa toque:
+
+--Maître... balbutie-t-il, j’avais cru vous apercevoir...
+
+Maître Piero, qui s’était assis, se relève, puis, noblement:
+
+--Ces paroles, monsieur le Président, me donnent entière satisfaction.
+Je n’attendais pas moins de votre esprit délicat et je vous remercie.
+
+L’audience est à peine ouverte: déjà un incident.
+
+--Ce Piafferi est épatant! chuchote le public.
+
+--Ce que ce Piero peut être odieux! grognent les journalistes.
+
+Timide, le Président reprend doucement l’interrogatoire.
+
+Il a raison d’être timide, car, si le meurtrier est affaissé, l’avocat,
+lui, ne l’est pas. D’abord, il regarde un peu partout, l’auditoire,
+l’assassin, l’avocat général. Un sourire au public, une tape amicale au
+client; une moue pour le défenseur de la Société. Quant au jury, à
+contre-jour, pas d’intérêt. De dessous sa robe il a tiré une boîte de
+cachou. Il s’en lance de petits brins dans la bouche. Il appelle
+l’huissier, envoie des billets à la presse, gonfle le torse, secoue ses
+manches, piaffe, ricane, lève les mains. Oui, soudain, il veut la
+parole. Il interrompt le Président, puis il crie, et il tape du pied.
+Bien mieux, il attaque, il fonce, il rage, il s’élève, il domine, il
+triomphe! C’est fini, le Président ne préside plus. L’avocat général
+essaye de le soutenir: Piero finit ses phrases; après quoi, il fait
+semblant de s’excuser en aggravant son insolence, et il peste encore,
+toujours, laissant échapper deux, dix, vingt plaidoiries avant la vraie.
+
+Il arrive ainsi qu’il fait des parades brillantes, méchantes,
+étincelantes, à propos d’une affaire triste, où se débat, avec des
+gestes mornes et des mots sans couleur, un être falot qui, par son
+ennuyeuse prétention, a dégoûté une femme insuffisamment préparée aux
+«épreuves» universitaires. Par Maître Piero, le ton du procès change. On
+tâtonnait, en bâillant, dans la nuit, et voici qu’un feu d’artifice
+éclate, qui incendie tout. Les jurés sont éblouis et abrutis: c’est le
+but.
+
+--Messieurs, leur dit Maître Piero, les montrant au doigt, j’ai souci de
+ne mettre en vos esprits que du raisonnable et non de l’absurde: je vous
+signale donc (ce que ne fait pas l’accusation) que le jugement de la
+Cour, réglant les détails du divorce de Maurice Chevreau, fut la cause
+et seule cause du drame, et que...
+
+--Mais... balbutie le Président, qui essaye de s’accrocher à une bouée,
+après son premier naufrage, Maître, nous y viendrons!
+
+--Nous y sommes, monsieur le Président! crie Piero-Piafferi, et nous y
+resterons!
+
+Le Président en est bouche bée. L’avocat général regarde: pourquoi cette
+colère? Et tandis que ses amis les meilleurs pensent: «Diable! Il
+commence par le maximum! Comment soutenir cela?» la vigueur même de son
+apostrophe enchante deux femmes qu’il vient d’amener... Peut-être est-ce
+pour elles qu’il a fait cette sortie, car il s’assied, tête haute, se
+frottant de contentement contre le box de Chevreau; puis nerveux, il
+mastique de nouveau du cachou.
+
+Durant quelques minutes, il consent à se taire. L’accusé, geignard,
+conte son mariage, ses déceptions, la cruauté de celle qu’il a tuée.
+Elle l’a trompé, lui affirmant que son amour croissait: «T’oublier, oh!
+chéri! Je le voudrais, que je ne le pourrais pas!» Mais pour marraine de
+sa petite fille elle choisit la sœur de son amant. Bien mieux: elle
+passe deux mois à la campagne; elle envoie des fleurs jaunes à son mari
+en écrivant: «Pas de plaisanterie facile, hein, mon coco?» Lui est
+heureux... Un jour--terre et ciel!--il tombe sur des lettres où le
+malheur de sa vie est écrit plus de vingt fois. Trompé! Ridiculisé! Et
+il lit que son enfant n’est pas de lui! Alors il saute à la gorge de sa
+femme: elle avoue. Éperdu, il court chez ses beaux-parents qui hurlent:
+«Quoi?... Elle!... Notre fille?» Après quoi, ils s’asseyent, respirent,
+et la belle-mère, furieuse: «C’est bien vous!... Toujours des drames!»
+Il est le gendre d’un colonel d’artillerie en retraite, qui a un œil
+fermé, tandis que l’autre s’écarquille derrière un monocle, et, selon
+qu’il regarde la vie par le premier ou par le second, il bute parce
+qu’il ne voit rien, ou il s’effare de ce qu’il croit voir. Il se teint
+les cheveux; il est enrhumé; c’est sa femme qui parle et qui décide.
+
+--En somme, dit-elle à son gendre, combien de fois vous a-t-elle trompé?
+
+--Est-ce que je sais! répond l’autre.
+
+--Alors, elle ne vous a pas trompé autant de fois que vous croyez!
+
+Devant cette appréciation quantitative de l’adultère, il pleure d’être
+incompris; mais pleurer le soulage. Il est tendre. Il n’aime ni les
+éclats, ni l’irréparable. La vie peut se corriger, comme les devoirs des
+élèves, et il accepte une réconciliation, dans le cabinet d’un Président
+de tribunal qui, en trois coups de cravache, met un ordre provisoire
+dans ce ménage chaviré.
+
+--Mon beau-père fut content, rapporte Maurice Chevreau. Il me dit: «Vous
+verrez: maintenant cela ira!»
+
+--Votre beau-père, remarque alors pompeusement le Président des Assises,
+était un officier supérieur en retraite. Il avait le sens de l’honneur.
+Cette appréciation de sa part n’étonnera personne.
+
+--Oh!... je vous en prie!...
+
+Maître Piero s’est levé. D’un geste il arrête l’éloge:
+
+--Attention!...
+
+Et d’une voix toute de dédain:
+
+--Monsieur le Président... je supplie... dans l’intérêt de la Justice...
+que l’on réserve toute appréciation sur ce beau-père pour l’heure où il
+sera venu lui-même témoigner et donner publiquement la mesure de son
+esprit et de son cœur.
+
+Il cligne de l’œil aux journalistes: «Tapé, hein?»
+
+Le Président est vexé. Il réplique:
+
+--Messieurs les jurés apprécieront!
+
+--Soit! Seulement... lance alors de toute sa voix Maître Piero-Piafferi,
+pour que messieurs les jurés apprécient, selon la formule ordinaire à la
+Cour, encore faut-il que messieurs les jurés, à la minute où on leur
+vante l’honneur de cet homme supérieur...
+
+--J’ai dit: _officier_ supérieur! proteste le Président.
+
+Maître Piero s’arrête, contemple, réfléchit, ricane, puis, doucereux:
+
+--Ce n’est plus moi qui le discrédite!
+
+Le bras se retend, vengeur:
+
+[Illustration]
+
+--Je dis qu’il faut aussi mettre au courant messieurs les jurés des
+faits du procès! Or, les faits, les voici. Ce supérieur... qui ne l’est
+que comme officier...
+
+--Ah! Maître!... s’écrie le Président.
+
+--Monsieur le Président, je suis la défense, et vous n’empêcherez pas la
+défense de parler! Je dis que celui que je me contenterai désormais
+d’appeler le «_beau_-père...», sans m’attarder à l’ironie de cette
+désignation familiale, ce _beau_-père, voyant avec mélancolie (car plus
+que ses enfants il aimait sa tranquillité), voyant les scènes se
+renouveler le lendemain de la réconciliation, dit à son gendre qui
+s’écriait: «Je préférerais être mort!--Dame... ça simplifierait tout!»
+
+--Mais, Maître... interrompt le Président.
+
+--Je n’ai pas fini! lance Maître Piero.
+
+--C’est une plaidoirie! insiste le Président.
+
+--Après tout, peut-être! réplique avec hauteur Maître Piero, qui fait
+encore monter sa voix. Et je poursuis! Aux côtés de ce beau-père, je
+vois une mère plus inquiétante encore, car, à la façon dont elle juge sa
+fille, on est en droit de se demander: «A elle, quelle fut sa vie?...»
+Quand elle apprend l’adultère, elle l’absout. Si son gendre pardonne,
+elle rit. Après ces détails, certes, messieurs les jurés apprécieront,
+mais pour qu’ils appréciassent, je tenais à donner une base à leur
+appréciation!
+
+Il offre à la Cour cette dernière impertinence dans le miel d’un
+sourire, et il s’assied au milieu d’une approbation générale.
+
+--Euh... continuons! bredouille le Président qui remet sa toque.
+
+Dérouté, Chevreau Maurice poursuit tant bien que mal le récit de sa vie.
+Elle est comme divisée en paragraphes, dont chacun se termine par ce
+soupir:
+
+--Ce fut la plus atroce année que j’aie vécu!
+
+Un premier jugement de divorce lui enlève son enfant, sous prétexte
+qu’il est dangereux de soustraire aux soins d’une mère une petite fille
+qui a de l’entérite.
+
+--Arrêt abominable! souligne Maître Piero qui, de nouveau, se trouve sur
+ses pieds.
+
+Le Président réplique:
+
+--Maître, d’abord, vous ne m’avez pas demandé la parole! Ensuite, je ne
+vous permets pas de juger de la sorte un arrêt de la Cour!
+
+--Pardon, monsieur le Président!...
+
+--Vous avez le droit de critiquer, parce que même des magistrats sont
+sujets à l’erreur; mais les magistrats méritent le respect!
+
+--Je le leur donne! riposte avec éclat Piero-Piafferi. Mais je le
+réserve à leurs personnes et ne l’étends pas à leurs arrêts!
+
+La tête est haute, et la voix vengeresse a l’air de parler au nom de
+tous les justes du pays. Alors, l’avocat général bat l’air de ses mains:
+
+--De grâce! Maître, de grâce!... Si vous créez toutes les minutes un
+incident, nous serons encore ici demain!
+
+Maître Piero se raidit:
+
+--Nous y serons jusqu’à ce que justice soit faite!
+
+--Alors, il faudrait la laisser se faire!
+
+--La laisser se faire, sans doute! La laisser faire, jamais!
+
+Il respire profondément, puis, tirant chacun de ses bras du fin fond de
+chacune de ses manches:
+
+--Messieurs... sentez-vous bien que la minute est poignante?
+
+Il souffle et prend un temps:
+
+--Nous discutions sur le meurtre d’une femme... Voici, soudain, que le
+procès s’élargit. Voici qu’il ne s’agit plus d’une affaire judiciaire,
+mais de la Justice même! Voici... oui, voici que les principes de notre
+Société sont en cause!
+
+Toute sa personne s’empreint d’une profonde gravité:
+
+--Messieurs... si haut que soient placés les magistrats dans l’échelle
+sociale, cette échelle, comme celle de Jacob, mène à Dieu! Or, quand on
+a seulement prononcé ce nom, qui veut dire toute puissance et toute
+perfection, l’esprit hésite, n’est-il pas vrai, pour accorder ensuite,
+même aux hommes les plus haut placés, des louanges sans restriction et
+une reconnaissance sans arrière-pensée!
+
+Sur ces mots, il ouvre les bras et offre sa poitrine:
+
+--Aussi, préférerais-je que l’on m’arrachât sur-le-champ cette robe!...
+(il la prend à pleins plis) cette robe, honneur de ma vie et symbole de
+mon indépendance, si, tout à coup, dans ce prétoire, qui est celui de la
+Liberté (la tête se dresse; il parle avec Dieu), si dans ce prétoire il
+ne m’était plus permis de juger même des juges, et de prononcer sur des
+êtres qui sont simplement humains des paroles qui ne soient pas
+strictement admiratives!
+
+Le vent de l’éloquence, qui vient de souffler dans cette phrase, passe
+aussi dans les cheveux qui se rejettent en arrière; et il attend, les
+poings crispés, des applaudissements que le Barreau commence, mais que
+le Président coupe net:
+
+--Je vais faire évacuer!
+
+La menace fige l’assemblée. Le secrétaire de Maître Piero cherche à le
+faire asseoir en lui postillonnant des félicitations, mais la robe de
+nouveau le recouvre: «Tais-toi! Tais-toi!» Il disparaît. Les assistants
+ont été secoués, dans cette salle pleine où la passion s’échauffe pour
+un mot. Cet élan d’avocat, mené jusqu’au bout avec un art parfait du
+théâtre, a d’abord emporté les cœurs; mais... déjà les esprits se
+ressaisissent et s’en veulent de s’être donnés avec admiration à ce qui,
+peut-être, n’est qu’un jeu déplacé. En sorte qu’il reste une gêne
+générale, et bien des yeux évitent ceux de ce bavard en noir, qui laisse
+les uns confondus d’avoir été naïfs, et les naïfs troublés de voir leurs
+voisins confondus.
+
+Le Président, dont l’esprit trébuche, tousse, se mouche et grogne:
+
+--Euh... continuons!... Donc, accusé Chevreau (il fouille dans ses
+papiers), le premier jugement vous a paru pénible. Mais, (il reprend son
+aplomb) le suivant vous a rendu l’enfant... Ah! Maître, ne vous agitez
+pas!... Je sais: l’enfant était rendu sous conditions: c’est la
+règle!... Vous deviez le remettre un après-midi par semaine entre les
+mains de sa mère?... Bien... ou plutôt non, pas bien, car... c’est là,
+semble-t-il, la genèse du drame... Vous avez dit et redit... Maître,
+laissez-moi m’expliquer: vous aurez la parole après!... Vous avez dit
+que le jour où votre ex-femme venait prendre l’enfant, la concierge
+montait le chercher, et la mère, soit nervosité, soit dégoût,
+déshabillait la petite sur place, rejetant les vêtements... qui étaient
+les vôtres, pour lui en mettre... qui étaient les siens... Nous sommes
+d’accord? Non?... Je m’y attendais! Maître Piero-Piafferi ne peut pas
+être d’accord!
+
+Ce dernier grimace, en effet; puis ricane; et d’une voix fort
+doucereuse:
+
+--Maître Piero-Piafferi voudrait surtout que, quand il se tait, son
+silence ne fût pas interprété...
+
+Il se balance, croise les bras, et, immobile:
+
+--Messieurs de la Cour, si je n’ai pas droit toujours à la parole, aucun
+règlement du moins ne m’interdit les gestes. Ils sont la manifestation
+instinctive de ma pensée, et je n’ai pas à m’en excuser, plus que de ma
+respiration... Mais!
+
+Ce «Mais» est un brusque éclat, suivi d’un brusque arrêt:
+
+--Mais... quand ils marquent de ma part un contentement, il convient de
+ne pas s’égarer jusqu’à y voir une protestation!
+
+Les yeux de feu s’adoucissent:
+
+--Monsieur le Président, vous venez de prononcer sur l’accusé des
+paroles fortes et vraies, que la défense approuve et dont elle vous
+remercie. Vous venez de peindre avec justesse cette hebdomadaire
+provocation d’une mère qui n’aima son enfant que dans la mesure où cet
+amour délabrait l’âme du père infortuné,--père dont je ne suis pas
+seulement l’avocat, mais l’ami, et je m’en flatte!... Pauvre Chevreau!
+Il a subi quatre mois de cellule sans une plainte, tandis que la police
+et la justice, toutes deux boiteuses, toutes deux aveugles,
+poursuivaient une instruction qui, le premier jour, m’avait semblé toute
+faite!
+
+--Ah! Maître, là, c’est trop!
+
+L’avocat général est debout:
+
+--Vous êtes ici pour défendre et non pour attaquer! Je ne comprends
+plus!
+
+--D’autres comprendront, Monsieur l’avocat général!
+
+--Non!... Ah! Maître! Là, je répète que c’est trop! redit l’avocat
+général, qui est sans ressource, lui, pour varier l’expression d’une
+seule pensée.
+
+Au contraire, Maître Piero repart, s’arrête, se rebiffe, fait le doux,
+s’humilie, le prend de haut, et remplit de stupeur le jury, où le
+grainetier géant ne se sent plus d’attaque, et où le pharmacien oublie
+d’être content de soi. Le Président rage: il ne veut plus rien entendre.
+
+--Maître, c’est à moi qu’appartient la direction des débats! Dorénavant,
+je vous prie de me demander la parole, quand vous jugerez que vous en
+avez besoin...
+
+--Je la demande!
+
+--Voulez-vous me laissez finir!... Je ne vous l’accorderai que dans la
+stricte mesure indispensable au procès.
+
+--Ah! monsieur le Président...
+
+Maître Piero regarde les avocats, prend à témoin la presse et en appelle
+aux femmes sensibles qu’il a fait entrer:
+
+--Monsieur le Président...
+
+--Vous n’avez pas la parole! Non! Vous ne l’avez pas! C’est moi qui
+l’ai!... Là... à la fin... heu!... bouh!... c’est vrai... il faut...
+être raisonnable!... J’interroge Chevreau... euh!... Chevreau... je vous
+interroge!... Le jour du drame, la fatalité a voulu que vous sortiez sur
+l’escalier... et que vous rencontriez votre femme... C’est exact?
+Hein?... euh... Elle déshabillait l’enfant?... vous avez tenté de vous y
+opposer? Alors... elle vous aurait dit: «A bas les pattes! Ma fille
+n’est pas de toi!» N’est-ce pas, elle vous l’a dit? Sur ces mots, vous
+avez sorti un revolver et l’avez tuée. Est-ce cela? Parfait. Or, je
+remarque, moi, que ces mots qui vous ont décidé au meurtre n’avaient
+rien de nouveau pour vous...
+
+Maître Piero ricane.
+
+--Maître, qu’est-ce qu’il y a?
+
+Maître Piero prend un air angélique:
+
+--Il y a, monsieur le Président, que d’abord cette fois vous m’incitez à
+prendre la parole, alors que je ne la demande pas! Ensuite...
+
+Il se dresse et, plein de morgue:
+
+--... J’avoue qu’en entendant la vôtre, j’ai des pensées subites que je
+n’ose pas exprimer!
+
+Il se rassied.
+
+--C’est ce que la Cour regrette! dit le Président qui ricane à son tour.
+
+Il s’ébroue et il se tourne:
+
+--Je continue d’interroger Chevreau... Chevreau, je vous interroge! Il y
+a dans votre cas une chose troublante: par la mort de votre femme, vous
+deveniez le tuteur légal de votre enfant. Ce point-là est troublant...
+N’y a-t-il pas eu de votre part un calcul? Vous répondez: non. Bien...
+mais ce point-là reste troublant... messieurs les jurés apprécieront,
+et... comme au surplus il est deux heures, l’audience est suspendue!
+
+Cette annonce veut dire que Maître Piero-Piafferi va pouvoir se répandre
+à travers toute la salle et monter jusqu’à la place des magistrats, avec
+deux haltes, l’une aux bancs de la presse, l’autre parmi ses confrères,
+qui sont rangés sur des banquettes, ainsi qu’on vit le Tiers ordre sur
+des gravures représentant les États généraux.
+
+Sa petite face pâle questionne:
+
+--Alors, qu’en dites-vous? Ne suis-je pas dans mon droit strict?
+
+Et tandis qu’il cueille les louanges du Barreau, des journalistes entre
+eux l’accablent et murmurent:
+
+--Vraiment il n’y a rien, aujourd’hui, de plus grotesque qu’un
+avocat!... Autrefois, du temps où on avait encore des Présidents qui
+présidaient...
+
+Mais le voici. Alors, les mêmes lèvres, pour lui, continuent:
+
+--C’est très fort! Très épatant!... Qu’on déplaise ou non à la Cour, on
+l’écrira dans nos canards.
+
+Lui se souffle:
+
+--Il était nécessaire, une bonne fois, de dire ces choses!
+
+Et comme d’autres mains élogieuses le cherchent, le prennent, le font
+tourner, il suit, il court, il monte des marches; il arrive à l’estrade
+des magistrats; il rattrape l’avocat général; il l’enlace à la taille:
+
+--Cher ami... on me dit que vous m’en voulez!... L’amitié vraie
+n’est-elle pas faite de ces cris de sincérité que nous venons d’avoir?
+
+Puis il l’entraîne dans un coin où, sa bouche sur la sienne, chaleureux,
+débordant, il le couvre de son affection--jusqu’à ce que Fernand, le
+garçon, lui glisse une carte.
+
+--Elle est là?... Oh! la charmante amie!...
+
+Il bondit dehors, trouve une femme, lui caresse les bras, puis l’emmène
+à la buvette, et là il recommence une plaidoirie en mangeant du cachou.
+Ensuite, il boit et porte à la santé de la belle. Un confrère entre. Il
+crie: «Vous y étiez?»
+
+--Où donc?
+
+--N’y étiez pas?
+
+Il le prend par le bras:
+
+[Illustration]
+
+--Mon cher, venez! Et écoutez! La question nous intéresse tous... Ce
+n’est plus un meurtre, ni une affaire d’Assises, c’est une grosse,
+grosse chose!
+
+Il retrousse prestement ses manches:
+
+--J’ai eu là l’émotion la plus forte de ma carrière.
+
+Ce disant, il entraîne tout le monde, belle madame et confrères, et,
+sautillant, léger, voix éclaircie, conscience plus fraîche, il fait une
+rentrée éblouissante dans la salle où les jurés, en groupe compact, sont
+déjà sur leurs sièges, attendant de mieux comprendre, pour pouvoir mieux
+juger.
+
+Hélas! L’éclaircissement n’est jamais le but d’un débat aux Assises. La
+nouvelle école d’avocats a compris que la meilleure méthode de défense
+était l’obscurcissement progressif de l’esprit des jurés. Si ceux-ci se
+trouvent d’abord en face d’un cas qui paraît clair, là est le danger.
+Alors, à force d’interruptions, le défenseur emmêle, embrouille, sur une
+affaire en greffe dix autres, et le plus simple des drames devient une
+inextricable histoire, devant quoi ces bonshommes de jurés, hantés par
+la crainte d’une erreur, hésitent... puis acquittent. Les avocats,
+jadis, essayaient de sauver les accusés en prêtant à leurs actes un
+mobile excusable; ils développaient ainsi une psychologie criminelle
+capable de susciter le pardon; mais ils s’en tenaient au drame, qu’ils
+adoucissaient. Moyen téméraire, qui mène à l’inconnu. Aujourd’hui, on
+laisse l’affaire, on plaide en marge, on pose vingt questions à côté, et
+surtout on fait défiler cinquante témoins, ayant tous un nom, une
+situation ou une croix, qui, l’un après l’autre, viennent jurer sur
+l’honneur que l’accusé, exception faite de son crime...
+incompréhensible, a constamment donné des preuves de douceur et
+d’infinie charité.
+
+Chacune de ces déclarations est soulignée par l’avocat, qui dit:
+
+--Bien! Très bien! Merci! Messieurs les jurés ont entendu le témoin, un
+des hommes les plus considérables de la République! Mon client peut
+relever la tête... Cher ami, ne pleurez pas!... Vous montez encore un
+calvaire. Courage: c’est le dernier!
+
+Et comme le Président, gêné, prononce:
+
+--Le témoin peut se retirer... Monsieur, vous êtes libre...
+
+--Ainsi que nous le serons tous dans quelques heures! crie hautement
+Maître Piero-Piafferi.
+
+S’il y a par hasard des témoins à charge, ils ne comptent pas.
+
+--Vengeance de l’accusation! Je dis vengeance, et maintiens le mot, y
+ajoutant l’épithète: «inutile». Le colonel Matagrin, par exemple, ne
+peut apporter aucun éclaircissement au procès. Cet homme, que je me
+contente d’appeler un curieux _beau_-père, n’a jamais montré dans la vie
+qu’une mollesse coupable ou une douloureuse confusion.
+
+--Ah! Maître! s’écrient ensemble l’avocat général et le Président. Vous
+n’avez pas le droit de juger le témoin!
+
+--Je ne juge que sa conduite!
+
+--Vous devez la juger respectueusement!
+
+--Pourvu qu’elle le mérite!
+
+--Faites entrer le témoin suivant, bredouille le Président.
+
+C’est M. Chevreau père, celui qui, il y a trente-neuf ans, engendra
+l’accusé. A le voir, on sent la puissance de l’hérédité. Il est
+professeur à Henri-IV. Il dit: «Moi, chef de famille.--Moi, l’un des
+membres de cette grande Université de France.» La maison de son fils,
+désormais vide, il la décrit en ces termes: «_Sunt lacrymæ rerum._» Il
+parle posément, fait sentir la ponctuation et il a une redingote et une
+cravate noires; Maître Piero pense: «Pauvre cuistre!»
+
+Puis il déclare:
+
+--Monsieur, chacune de vos paroles nous est une émotion... N’ayez
+crainte et soyez fier: votre fils est absous d’avance dans l’esprit des
+hommes justes, à qui vous venez d’expliquer ce que fut une jeunesse
+française sous votre direction... Au nom de tous, je vous remercie!
+
+Ces paroles prononcées, M. Baratte, professeur à la Faculté des Lettres,
+est introduit. Il s’avance avec lenteur, baisse les yeux et parle en
+pensant. Il a connu le père, dont la vie a été toute d’abnégation; la
+mère, qui fut le courage fait femme; le fils, qui a vécu dans une
+atmosphère d’élévation morale. Le jour du meurtre, M. Baratte a dit: «Ce
+n’est pas possible!» Il n’y croit pas encore: il le jure devant la Cour.
+
+--Merci, monsieur Baratte, merci! dit Maître Piero-Piafferi. Vous êtes
+un des maîtres de la langue: chaque mot, sur vos lèvres, a une valeur
+précise. Messieurs les jurés s’inspireront de vos paroles.
+
+Et on voit apparaître M. Scheffer, ancien ministre de l’Instruction
+publique, qui fut un des familiers de la maison Chevreau.
+
+--Que dire du père, gloire de notre enseignement! Comment parler de Mme
+Chevreau, type de la mère française! Maurice... enfin... Ah! Maurice!...
+En prononçant ce petit nom, permettez, monsieur le Président, que je me
+tourne vers celui qui le porte, et que je lui dise, ainsi que chez ses
+parents: «Maurice... tu es resté un brave garçon, n’est-ce pas?... Mon
+amitié n’a pas d’inquiétude à concevoir?...»
+
+--Ah! merci, monsieur le Ministre! Merci! s’écria Maître Piero. Et
+puisque avec tant de cœur vous évoquez les repas charmants où
+s’épanchait votre affection, laissez-moi répondre: «A ce soir, monsieur
+le Ministre! Votre Maurice vous sera rendu, et il dînera chez vous!»
+
+--Le témoin suivant, ordonne sur un ton sec le Président.
+
+C’est M. Huilier, le grand éditeur de livres classiques, officier de la
+Légion d’honneur, qui a fait le mariage.
+
+--Messieurs les jurés, Maurice Chevreau était un jeune homme enclin à la
+douceur et à la tendresse. Je me rappelle sa première communion, la joie
+de sa famille devant ce caractère qui se dessinait si heureusement. J’ai
+été témoin à son mariage. Le mariage, avec ses devoirs graves et ses
+vertus tranquilles lui paraissait le rêve. Je l’ai vu avec sa jeune
+femme partir pour l’Italie. J’avais cru discerner sur son visage viril
+l’annonce du bonheur. Aussi quelle surprise douloureuse, lorsque j’ai lu
+dans les journaux l’affreux drame pour lequel, aujourd’hui, nous voici
+réunis. Messieurs, j’ai pris cette feuille à deux mains, et je me
+rappelle que, le cœur battant, je la secouai nerveusement, en disant:
+«Allons!... Ce n’est pas possible!... Ce n’est pas lui!... Ce n’est pas
+vrai!»
+
+--Monsieur Huilier, prononce Maître Piero-Piafferi, de telles paroles
+ont une noblesse dont le plus humble serait ému. Vous avez voulu faire
+le bonheur de l’homme irréprochable que je défends; tout à l’heure, la
+Justice vous le rendra; et vous pourrez lui bâtir solidement ce que le
+sort, en dépit de vous, a réussi à mettre à bas.
+
+Il en est à sa dix-neuvième plaidoirie, à grands gestes et grands mots,
+donnant toute sa voix et couvrant de sa manche son secrétaire, qui,
+chaque fois, se dégage en rougissant de ce flot d’étoffe noire. Dix-neuf
+fois il a plaidé, et il va replaider une vingtième, pendant trois
+heures, sans une redite, mais n’évitant aucun excès, ne redoutant aucun
+ridicule, riche de dons théâtraux inouïs pour l’œil comme pour
+l’oreille, sortant tout droit de la Comédie Italienne, dépassant Scapin,
+débordant enfin d’un talent prestigieux qui symbolise, hélas!
+l’éternelle singerie de l’avocat aux Assises.
+
+Un avocat d’affaires, déplacé dans ce milieu, parlera sèchement pour la
+partie civile. Il voudrait émouvoir le jury sur les parents de la
+victime, mais comme il parle, le nez dans ses papiers, c’est Maître
+Piero-Piafferi, qui, en silence, continue de dominer les jurés. Ses yeux
+ne les lâchent pas; il a l’air de dire: «Vous vous rappelez le colonel,
+et ce que je vous ai dit?» Il se tait: c’est lui qu’on regarde. L’autre
+parle; c’est lui qu’on croit.
+
+L’avocat général se lève ensuite. Il est connu pour sa pauvreté d’esprit
+et de parole. Il n’est pas debout que cinquante avocats se lèvent
+aussi... pour sortir. Bruit de pas; bruit de portes; il doit attendre
+pour commencer, et, quand il commence, dans un décevant bruit de pieds,
+il a beau lancer ses périodes à un mètre du jury, c’est Maître Piero
+qui, de loin, rien que par sa tête, l’occupe toujours. Ah! cette tête!
+Il se penche, se crispe, grimace, éclate, pâle, fiévreux, agacé,
+agaçant, étonnant, absorbant. Le grainetier, homme simple, est rempli
+d’admiration pour ce grand comédien.
+
+--Messieurs les jurés, dit l’avocat général, je fais appel à vos
+consciences: suivez-moi bien!
+
+Maître Piero roule sur son index sa frisante moustache. Emphatique, une
+main part dans les cheveux, les yeux luisent, le menton défie: «Allons!
+Allons! Vous savez bien qu’ils ne suivront pas!»
+
+--Messieurs les jurés, dit l’avocat général, j’ai le jugement de la Cour
+d’Appel... qui dit que le... qui dit que les... Je vous demande pardon,
+il était dans mon dossier... D’ailleurs, peu importe!... En substance...
+
+Mais Piero vient de brandir une feuille: «Moi, je l’ai!» Il a aussi son
+jury.
+
+--Messieurs, bredouille l’avocat général, cette femme qui changeait son
+enfant dans l’escalier avait simplement une conception différente de
+l’habillement des enfants...
+
+Alors, Maître Piero fait des yeux égarés. Demi-tour: il prend les mains
+de son client; il étouffe du besoin de parler, et il doit se taire
+encore! Mais maintenant, il sait bien que c’est lui que les jurés
+guettent, espèrent, attendent.
+
+--Messieurs, j’en ai fini! déclare l’avocat général.
+
+Piero se tourne:
+
+--J’ai pris mes responsabilités; prenez les vôtres!
+
+Piero croise les bras.
+
+L’avocat général s’assied. On murmure: «Pas permis d’être aussi
+mauvais!...» Et tous les regards se concentrent sur Piero. A lui!...
+Enfin!
+
+Il est déjà debout, mains au dos, se livrant à son tic ordinaire, qu’il
+emprunte aux félins qui guettent leur proie. Il s’abaisse, puis se
+redresse, il a l’air de peser, puis de bondir sur un ressort. Cela veut
+dire: «Attention!... Vous y êtes?... Regardez-moi bien!»
+
+Il n’a presque pas cessé de parler, mais c’est lui, toujours, qu’on est
+avide d’entendre. «Quel oiseau insoutenable!» ont dit les journalistes;
+mais maintenant, les voici sur leurs bancs, attentifs, le porte-plume
+prêt, l’oreille tendue.
+
+--Messieurs de la Cour, messieurs les jurés...
+
+Toute la salle retient son souffle.
+
+--Tandis que monsieur l’avocat général goûte, enfin, un repos bien
+gagné...
+
+On n’attend pas la fin de la phrase; ce seul début conquiert tout le
+monde. Prévenus, on ne sait par qui, les avocats s’en reviennent en
+hâte; ils entrent sur le bout des pieds. Maître Piero les voit: son œil
+les remercie... Encore dix... encore vingt... Les banquettes rouges sont
+pleines. Il peut se lancer... il se lance... tout à fait. Moqueur,
+méchant, puis doux, chantant. Quelle aisance pour passer de l’ironie qui
+cingle à l’hypocrisie qui caresse! Dans le jury, le professeur de violon
+a son âme musicale bouleversée par cette voix qui fait de la
+prestidigitation avec les mots. Le commandant en retraite se croyait du
+mépris pour l’éloquence: il est emporté malgré lui, tel un homme qui se
+noie, même s’il déteste l’eau. Le plombier reste affalé sur ses coudes,
+hagard devant ce tour de passe-passe intellectuel, comme s’il voyait une
+omelette et un aquarium sortir d’un chapeau. Maître Piero-Piafferi tient
+ses douze jurés dans une poêle à bout de bras; il fait d’abord sa parade
+éclatante; tambours, trompettes, et allez, hop! Il les retourne une
+fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à ce qu’ils soient à point.
+
+--Les billets doux perfides de cette femme, écoutez-les, messieurs!
+
+Il sait les lire; il dit avec un frisson des épaules: «_Ton petit loup
+tout petit._» Puis il s’écrie: «Lettre adultère!» d’un ton si menaçant,
+que le juré tapissier, qui trompe secrètement sa femme, reste sans
+salive, la gorge étouffée.
+
+--Voici, maintenant, les lettres de l’homme qui fut préféré: «l’Amant»,
+disent les poètes. Le nom est trop beau, messieurs, pour un tel
+personnage! Car, tandis que Maurice Chevreau conseillait à sa femme des
+lectures capables de l’élever: Plutarque, Pascal, Vigny,--le plombier
+est hébété--le séducteur lui expédiait: «_Hortense, couche-toi_», et
+«_Théodore cherche des allumettes._» (Le plombier sourit.) La femme qui
+se plaisait avec l’un pouvait-elle comprendre l’autre? De ce dernier
+vous connaissez maintenant les parents qui représentaient la saine
+tradition universitaire française. Vous avez vu le père? A la mère vous
+rendrez ce soir son enfant, pour qu’elle lui donne le baiser de pardon
+qu’elle a donné, sans marchander, à sa belle-fille adultère!
+
+Cette antithèse saisit les journalistes.
+
+--Vieux, dit l’un, pige-moi comme il tient son jury!
+
+Un autre répond:
+
+--Je fais carrément la copie sur l’acquittement.
+
+Déjà il aligne ses phrases: _Maître Piero-Piafferi s’est dépassé
+lui-même... L’accusé fut absous au milieu d’un enthousiasme
+indescriptible..._ Puis il part dîner, tandis que Piero continue. Il est
+neuf heures et demie; il parle depuis sept heures...
+
+--Ah! soupirent quelques-uns, le voilà qui traîne... il va le faire
+condamner.
+
+C’est qu’en plaidant il n’a pas qu’un souci. Certes, il y a l’accusé,
+mais il y a surtout lui-même, son renom, sa clientèle. Il faut qu’il ait
+demain toutes les grosses affaires: politique et finance. Il faut donc
+qu’il force l’attention, qu’il ne cesse pas d’étonner. Il faut que
+l’impression qu’il donne demeure dans les mémoires. Il faut plus: qu’il
+soit le seul à avoir ébloui. Il rit de l’accusation qui n’en peut mais,
+du jury qui n’en peut plus, de la Cour qui n’y peut rien, du public, de
+la victime.
+
+--Oh! maintenant!... Oh! maintenant, il va fort! C’est décidément un
+vaudevilliste, ce type-là!
+
+Journalistes et avocats échangent des regards complices.
+
+--Messieurs, s’écrie Piero, c’est là tout le procès!
+
+Il est tout de même étonnant dans l’art de la tirade, de l’effet, du
+tréteau! Minute par minute, il rattrape l’attention, jette un mot,
+étonne par un silence, tient en arrêt par une grimace, enlève sa salle
+d’un geste; et de même qu’au théâtre, pendant que se déroule la pièce,
+le public suit ou perd pied, s’oublie, s’énerve, se donne, proteste. Des
+hauts, des bas.
+
+--Ça y est, il l’a sauvé!
+
+--Non, ce coup-ci, il le noie!
+
+--Il va lui faire coller deux ans...
+
+--Avec sursis!
+
+--Neuf heures trois quarts! Oh! il abuse!
+
+--Il va nous mener au petit jour...
+
+--L’heure de la guillotine!...
+
+En tout cas, il se fatigue et s’irrite. Toujours pâle, mais les oreilles
+sont rouges; son ironie se rapetisse, ne pique plus juste; il se
+répète... Maurice Chevreau lui-même est fatigué. Mais, soudain, il
+ramasse ses énergies; sa voix redevient plus claironnante; il résume
+tous les incidents qu’il a créés lui-même, et dans un dernier élan
+d’insolence qui, celui-là, est large, il retrouve son auditoire, serre
+les rênes, reprend le galop... atteint le but! Muets, les jurés se
+retirent. Pouh!... ils ont chaud!... Si chaud qu’ils ne discutent plus:
+ils ne le pourraient pas, ils sont étourdis. Qu’est-ce qu’on leur
+demande? De voter? Ils vont voter... en acquittant. A toutes les
+questions ils répondent: «Non» à l’unanimité, et ils rentrent. A peine
+eut-on le temps, sur les bancs de la presse, d’échanger trois mots avec
+quelques jeunes femmes jolies qui s’étaient approchées:
+
+--Que croyez-vous que touche Piero?
+
+--Quinze mille par mois depuis trois mois.
+
+--Pas possible?
+
+--Mais il a eu des frais. Il a invité vingt fois le colonel et sa
+famille: il faut bien causer, s’entendre sur ce qu’on dira à l’audience.
+En vérité, il aurait voulu le tuer avec des vins. L’autre a tenu bon:
+c’était donc inutile et ça a été cher... Voilà le jury... Restez,
+madame... vous serez un peu serrée: ce n’est pas nous qui nous
+plaindrons... Chut!... Écoutez... Là... je vous l’avais dit: c’est un
+homme libre!
+
+--Oh!... tout de même! dit la femme, qui a un regret confus de ne pas
+voir condamner un homme, il a tué et il va rentrer chez lui!
+
+--Avis aux amateurs!... Mais écoutez encore... Tenez-moi par le bras, ça
+ne fait rien... Là... Vous avez entendu?
+
+--Je n’ai pas compris.
+
+--Le beau père, le vieux colo, débouté!
+
+--Qu’est-ce qu’il demandait?
+
+--De la galette, parbleu! On lui a tué sa fille.
+
+--Alors?
+
+--Il aura les frais.
+
+--Non?
+
+--C’est la justice... Mais attendez... on va filer par ici... Pardon,
+monsieur! Monsieur, pardon!... Voulez-vous être assez aimable pour
+laisser passer madame, je vous prie... On ne vous laissera pas passer:
+c’est effarant! Monsieur, c’est un journaliste qui vous demande à
+passer: j’ai ma copie, moi, qui attend!... Dame, je ne suis pas ici pour
+m’amuser!... Madame, venez!... Ouf! J’ai cru que nous ne partirions
+jamais. Qui vous a fait entrer?... Fernand?... Vous n’oublierez pas que
+c’est moi qui vous ai fait sortir... Que vous êtes gentille!... J’écris
+dans le _Grand Français_... Vrai, vous me lisez tous les matins?...
+Tenez, tenez, regardez!... Le colo!... Pauvre bonhomme!... il s’en va à
+la dérive... Dans cette galerie mal éclairée, il se cogne presque... il
+a l’air d’une chauve-souris...
+
+--Oh! soupire la femme, c’est terrible ce Palais!
+
+--Pas pour tout le monde. Regardez encore.
+
+--Est-ce lui?
+
+--Soi-même!
+
+--Ah! lui, il est épatant!
+
+--Le pas léger, hein!... sa serviette ne lui pèse pas... Il sent bien
+qu’à la prochaine grosse affaire il pourra prendre vingt mille par
+mois... Eh bien, c’est cela, madame, le grand résultat de la journée...
+Je vous présente mes hommages!
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+IV
+
+LES BASSES AFFAIRES
+
+
+Les fenêtres des Assises sont hautes. La salle aura le temps, durant la
+nuit et toute la matinée, de s’aérer largement, et le lendemain il ne
+restera aucun souvenir de cette grande impertinence oratoire, de ce
+public fiévreux, de cette Justice bousculée et maîtrisée.--On va juger,
+le lendemain, deux sinistres et modestes affaires d’avortement. Trente
+personnes dans la salle. Les gardes alors retrouvent leur importance: le
+public mondain n’étouffe plus la police; on entend des bruits de
+baïonnettes; on se sent dans l’antichambre d’une prison. Le Président
+parle ferme et net; et le jury croit qu’il comprend.
+
+Depuis la veille, il n’a guère changé, le jury, sinon que l’accusation a
+récusé le professeur de musique, qui lui paraît léger et fantaisiste,
+tandis que la défense rejette le commandant, dont les sourcils semblent
+sévères. Ils sont remplacés par un marchand de beurre et œufs et un
+dessinateur en ameublement d’art; mais ils ont le droit de rester,
+d’assister: ils en useront.
+
+--Avortement... J’ai envie de voir ça, dit le commandant.
+
+--Eh! eh! amour, tu nous enchaînes!... dit le professeur de violon.
+
+Et tous deux s’asseyent, guillerets.
+
+Cependant, pour éclairer ce pauvre procès, il fait un pauvre jour,
+chargé de nuées, brouillé de pluie, et cette salle, échauffée et
+lumineuse la veille, est sinistre et refroidie lorsqu’on entre les deux
+accusées. L’équivoque curiosité de ces messieurs sera déçue: deux ombres
+de femmes dans une pénombre. De la tristesse... Pas d’avorteuse, elle
+s’est enfuie. Deux avortées, qu’on a surprises: Rose Lafleur, une tête
+de vierge et une voix angélique. Et Jeanne Gaucher, des yeux vairons,
+des traits brouillés, une pauvre fille perdue qui frissonne dès qu’on
+parle. Une avocate, Maître Vera Verhomme, défendra la seconde. Un
+avocat, Maître Mireille est déjà campé pour la première.
+
+Ah! ces histoires lugubres, dont les gens heureux s’effarent, car elles
+découvrent brusquement, dans une lumière crue qui les blesse, tout ce
+qu’engendrent la misère, l’ignorance et le vice, ces histoires qui ne
+sont chacune qu’un chapitre du drame social dans les bas-fonds, il
+faudrait les juger avec autant de clairvoyance que de charité! Mais,
+dans ce Palais et dans cette salle, la beauté et la bonté ne font que
+des apparitions. Parfois, un grand mot, une envolée, un cœur vrai sous
+une robe noire, et la foule étonnée crie «Bravo!» Parfois, de l’accusé,
+un remords méritant le grand pardon. Parfois la Cour, d’un geste, sait
+imposer le respect. Bref, une minute, on respire, on s’élève!... Puis on
+retombe. Les murs sont sales; les hommes sont bêtes. Ils sont dans le
+faux, pompeusement; ils ne savent ni ne peuvent s’aimer. Et puis... ils
+prononcent des arrêts sur le passé, alors qu’il faudrait les faire
+suivre de décisions pour l’avenir. Quand on n’a pas le courage d’être un
+franc misanthrope, jamais, jamais il ne faut venir en ces lieux, où
+l’illusion est impossible. Il faut lire les poètes, vivre en haut d’une
+montagne, naviguer...
+
+Tout, aux Assises, est contrefait, dénaturé.--Avortement! Mot qui
+représente de l’amour, des angoisses, de la peur, des scènes odieuses ou
+misérables; mais tout cela, conté par un Président qui ne connaît qu’un
+dossier, discuté par un avocat général si dépourvu de moyens qu’il ne
+peut même pas être avocat tout court, repris enfin et remâché par la
+défense, qui remplace la vérité de la vie par le cabotinage des phrases,
+tout cela devient archifaux et fastidieux. On en regrette Maître
+Piero-Piafferi qui, la veille, a rempli ces Assises de la comédie de sa
+parole. Du moins, est-ce un artiste. Il confond la justice et la parade
+foraine, mais il est surprenant de maîtrise; tandis que les médiocres en
+éloquence judiciaire, non seulement déçoivent, mais dégoûtent.
+
+Ce Maître Mireille! Tête de prélat pour tableau de genre, banale,
+moyenne, avec un regard d’une amabilité impersonnelle, des lèvres d’une
+gourmandise ordinaire, un teint de bonne santé insipide. Et une parole
+comme son visage: toutes les platitudes, toutes les fadeurs, toutes les
+vanités.
+
+Le Président déjà n’est pas une lumière. Au lieu d’interroger, selon
+l’habitude il accuse:
+
+--Hum!... Il n’y a pas de fumée sans feu... Quoi? Parlez! Vous ne vous
+rappelez plus? C’est justement le détail qui a le plus d’importance...
+Vous niez ces propos-là? Pourquoi, s’il vous plaît, vous les
+reprocherait-on, si vous ne les aviez pas tenus?... Ne m’interrompez
+pas: vous aurez le temps, tout à l’heure, de protester à votre aise...
+Voyez-vous, dans la vie, il ne suffit pas de tuer, il faut encore en
+rendre compte!
+
+Les témoins ont été ce qu’ils peuvent être: émus, gauches et faux:
+parents, concierges, docteurs, ordinaire défilé des sottises connues.
+
+L’avocat général a dit, comme tous les avocats généraux: «Crime atroce,
+messieurs, qui révolte nos sentiments les plus sacrés!... Dans l’état
+actuel du pays, vous savez le prix d’un enfant. La Patrie se joint à la
+Justice, pour réclamer de vos cœurs un châtiment sévère. L’amour a fait
+trébucher ces filles. Punissez, messieurs! Sinon, quelle différence y
+aura-t-il entre des vierges folles et des vierges honnêtes?»
+
+Enfin, Maître Vera Verhomme a été sèche, raisonneuse, haineuse,
+attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière de
+presque toutes ces féministes qui confondent la colère et le
+raisonnement:
+
+--Messieurs, la Nature, avant la Société, vous a donné le beau rôle!
+Vous ignorez, vous autres, l’angoisse d’une créature qui en porte une
+autre en son sein!»
+
+Dépit dans un défi...
+
+Ainsi, jusque-là, rien de bien, rien de large, rien de noble. Et
+pourtant tout cela semblera supérieur, sitôt que Maître Mireille aura
+donné sa note. Car sa sensiblerie ferait détester les cœurs sensibles,
+son appel à la pitié haïr l’indulgence. Toutes les grandes choses il les
+galvaude; il fait une pantalonnade en place d’une plaidoirie, et il a la
+lèvre tremblante, l’œil mouillé, la voix qui sanglote, pour ridiculiser
+le drame, la justice, le Barreau. Est-il comique? Est-il odieux? Il fane
+tout ce qu’il touche. Et ils sont ainsi des centaines, oui des centaines
+dans ce Palais parisien, à mener une vie en fin de compte honteuse par
+l’imbécillité d’une parole ampoulée, qui gâte tous les débats, ruine des
+procès, tue des vies.
+
+--Messieurs les jurés, s’écrie ce pantin, vous savez que quand on veut
+étudier les maladies du corps humain, on va à l’hôpital, les maladies du
+corps social, on vient ici. A l’hôpital, avez-vous vu des femmes
+avortées? Si oui, je vous le demande, vous êtes-vous écriés, comme
+monsieur l’avocat général: «Un châtiment! En prison! La cellule!» Ou
+n’avez-vous pas eu, comme moi, l’envie de vous agenouiller et de
+murmurer d’une voix très douce: «O femme... pourquoi as-tu détaché de
+toi ce fruit de ton pauvre corps?»
+
+Le dessinateur d’ameublement réalise l’image et fait un niais sourire.
+
+Mireille déjà larmoie; mais son devoir le soutient:
+
+--J’ai une lourde tâche. N’importe! Si je dis un mot, un seul contre
+votre pensée, vous m’arrêterez, n’est-ce pas? Vous me crierez «Non!»
+Messieurs... l’histoire de cette pauvre fille, vous la connaissez: elle
+est simple, hélas! Toute seule dans la vie! Seule elle a vécu, seule
+elle a aimé, seule elle a souffert!... Combien gagnait-elle? Huit
+francs. Voulez-vous que ce soit dix? Ce n’est pas là le débat! Le débat,
+le voici: il faut qu’on vous apporte à vous, douze jurés, douze
+intelligences, douze cœurs, douze citoyens, une accusation ferme. Où
+est-elle? On me dit «Théories de Malthus!» Moi, je ne connais pas les
+théories de Malthus! On me dit: «L’éducation laïque sans morale»; mais,
+messieurs, je ne sais rien de vos opinions politiques ou religieuses, et
+cela n’est pas le procès! Le procès commence avec le docteur. Le docteur
+a parlé, et le docteur c’est la science, mais moi... qui suis simplement
+le bon sens, n’ai-je pas le droit aussi de dire mon mot, après le
+docteur? Je m’adresse à vous, messieurs les jurés. Si vous avez des
+points obscurs, dites lesquels: je répondrai, car j’affirme: «Quand
+cette fille a été arrêtée, cette fille a avoué!» Elle a dit: «Je ne
+savais pas que j’avais fait mal. Il paraît que c’est mal? Eh bien,
+quoique ce soit mal, c’est vrai que je l’ai fait!» Messieurs, moi qui,
+défenseur, juge les hommes et les femmes sur l’esprit, non sur la
+lettre, sur leur valeur profonde, non sur des apparences, je pense: «Ça
+c’est très bien... ça c’est très beau!» Et devant ça je m’incline! Le
+reste n’a pas de rapport avec l’affaire! Théories sociales!
+Jurisprudence! A côté, messieurs, à côté! Songez simplement à ceci:
+cette fille, qui est toute jeune, qui est destinée à la maternité, elle
+aura des enfants, les enfants qu’il faut qu’elle ait, qu’elle veut
+avoir, et ils lui donneront des joies, mais... aussi des remords,
+évoquant en elle constamment l’image du pauvre petit être... vous m’avez
+compris... Je vois l’un de vous qui est bien ému. Ah! c’est que cela,
+c’est le procès! Je m’adresse à des pères de famille, parbleu! Cette
+fille connaîtra par elle-même le châtiment de sa conscience; vous ne lui
+en infligerez pas un second. Je m’assieds, rassuré, et je vous remercie!
+
+Il a été doux, mielleux, fondant, d’une sincérité d’acteur sans le sou,
+d’une pompe de mi-carême, d’une affabilité dégoûtante. Le jury se rend
+compte qu’il vient de manger d’une crème tournée, mais, mal à l’aise, il
+ne discerne pas ce qu’il y a de gâté et de sain, et il acquitte.
+
+Changez-le, ce jury; changez le Président; changez l’avocat: vous
+n’aurez rien changé. Vous retrouverez des hommes en jupe, qui font un
+métier, et des hommes en veston... qui ne savent que faire. On a beau
+s’acharner, vouloir se dire: «Mais si, il y a des ressources... des
+avocats simples... des jurés qui comprennent...» tous les jours, on est
+rebuté. Car c’est ce travail quotidien de la Cour d’Assises qu’il faut
+voir de près, en se gardant de la juger sur de grandes représentations
+où, parmi toutes les petitesses des débats, un ou deux hommes quand même
+s’imposent par leur art oratoire. Un mois d’avance s’annonce l’affaire
+Caillaux. Celle-là, on sait bien qu’elle fera recette! La femme du
+ministre des Finances a pour avocat Maître Labori: il y aura de belles
+minutes, ardentes, vigoureuses; on oubliera le procès: les passions
+politiques enflammeront les cœurs... Mais, quand il s’agit d’une
+misérable qui a tué son petit enfant, d’un vieux filou retors qui a
+commis des faux, de deux jeunes crapules qui ont étranglé une vieille au
+fond d’un faubourg, quand on juge le crime et la misère sans réputation,
+ce comique journalier, ce comique bas et révoltant de la Cour d’Assises
+souligne la pauvreté de cette pauvre humanité. D’obscurs instincts la
+poussent à des actes dont l’horreur ne trouve personne, ensuite, pour en
+parler ni en juger sobrement... un peu divinement. Des intérêts, des
+tics, des égoïsmes, l’effondrement de ce qui semble le plus grave sur
+cette terre: la Justice.--Un crime, un assassin, des juges, un
+défenseur: quand on n’a pas vu, qu’on ne sait pas, est-ce que rien peut
+sembler d’un spectacle plus grand? Mais il faudrait une charité qui vive
+comme un cœur bat, ou une sévérité poignante par l’émotion contenue...
+Hélas! quelle que soit l’affaire, quand vous poussez la porte, il faut
+laisser tout espoir sur le seuil.
+
+[Illustration]
+
+S’agit-il d’un faux? Grâce aux avocats, vous allez assister à la «farce
+des experts en écriture». Ouvrez les oreilles. Voici l’expert de
+l’avocat général: M. Aloès.
+
+--Messieurs, prononce M. Aloès, ayant examiné l’écriture, j’ai la
+conviction que c’est un faux! Dans la vraie écriture, chaque fois qu’il
+y a deux _l_, la deuxième est plus petite: ici, le contraire (l’avocat
+général approuve). Pour une _s_ la plume monte, puis descend, et il y a
+un petit nœud dans la boucle: ici, pas de petit nœud. (La cour opine de
+ses trois toques). J’ai examiné aussi les _f_: au lieu que ce soit la
+boucle qui rencontre la hampe, ici la hampe est faite avec deux boucles.
+Considérations qui fortifient ce que j’appelle la présomption du faux.
+
+--Monsieur, je vous remercie, dit tout haut l’avocat général.
+
+--Et moi, je ne vous remercie pas, monsieur! reprend l’avocat plus haut
+encore. Je signale simplement à messieurs les jurés que M. Aloès est cet
+expert notable, qui a diagnostiqué un jour, sur une écriture qu’on lui
+présentait: _homme d’imagination pauvre et de faible culture_. Riez,
+messieurs: il s’agissait de Renan! Le mieux est donc de n’attacher
+aucune importance à ce genre d’exercice folâtre avant d’avoir entendu M.
+Robin, qui, lui, est notre archiviste paléographe le plus distingué.
+Qu’on fasse entrer M. Robin!
+
+--Messieurs, dit M. Robin, expert de la défense, selon moi aucun doute:
+toutes les écritures sont de la même main! Pas trace de faux. Primo: à
+cause des ressemblances: tous les _t_ ayant des œillets très importants!
+Tous les 6 tracés de haut en bas: ceci ne trompe pas! (L’avocat lève
+l’index pour attirer l’attention des jurés.) Secundo: à cause même des
+différences, qui sont des différences d’origine nerveuse pathologique.
+Je me permets de remettre à ce sujet un petit mémoire, que messieurs les
+jurés voudront bien examiner à la suspension.
+
+--Monsieur l’archiviste, dit l’avocat, je vous remercie et vous salue!
+
+--Et moi, dit l’avocat général, moi je vous remercie aussi, monsieur
+l’archiviste, car l’accusation, elle, est impartiale. Elle a assez de
+raisons d’être sûre du crime pour négliger un dernier avis, même apporté
+par un homme considérable comme M. Robin.
+
+... Tu as été mauvais? Je serai plus mauvais que toi!... Gens de Palais!
+Vieilles haines! Concurrence! L’accusé n’est qu’un prétexte.
+
+Revenez trois jours plus tard. Affaire de fausse monnaie: un homme a
+passé cinq pièces de cinquante centimes en plomb. C’est trop. A coup
+sûr, il les fabrique. Accusé, prouvez que vous ne les fabriquez pas.
+Messieurs, vous constatez: il ne prouve rien; donc, il les fabrique!
+
+Et le jury, cette fois, se hérisse: le jury n’aime pas les faux
+monnayeurs, même présumés. Rentier, marchand de beurre et œufs,
+commandant en retraite, chacun se sent visé par ce mauvais homme, dont
+on dit: «Il fait des pièces en plomb.» Chacun se rappelle celles qu’il a
+reçues; et chacun se prépare... à condamner... En vain se trémoussera
+l’avocat.
+
+--Messieurs, l’État, le premier, donne un pernicieux exemple!
+
+L’avocat général bondit:
+
+--Vous dites?
+
+--C’est l’État qui émet de la monnaie ne pesant pas le poids!
+
+L’avocat général suffoque:
+
+--Mais... mais... c’est une nécessité!
+
+--Et les nécessités protégées par la loi sont morales, n’est-ce pas?
+
+L’avocat ricane, s’assied, triomphe. Jeune stagiaire. Sa famille est
+dans la salle: père, belle-sœur, des amis. Et le père dit: «Nous sommes
+bien contents: après six mois de Palais, déjà les Assises.»
+
+--Oh!... Il a du feu! reprennent les amis.
+
+--Je crois qu’il réussira, murmure le père.
+
+Il ne réussira pas à faire acquitter son premier client. Il a beau
+s’égosiller: «Messieurs, c’est un innocent! Le malheur a voulu qu’il ait
+cinq pièces en plomb, mais... elles prouvent sa candeur: jamais il ne
+regarde ce qu’on lui donne!» Un témoin, marchand de vin, s’avance à la
+barre, gros, trapu, mafflu, féroce:
+
+--Il m’a collé trois pièces fausses, trois!
+
+--L’une d’elles fut déposée à l’instruction, n’est-ce pas? dit le
+Président. Et les autres?
+
+--Ah! dame, les autres, bredouille le marchand de vin... J’ai pu les
+repasser!
+
+Un quart d’heure après, l’accusé qui, lui, a pu en passer cinq au lieu
+de deux, sera condamné par les jurés qui ont acquitté le meurtre,
+l’infanticide et le faux, à cinq ans de réclusion pour fabrication de
+fausse monnaie.
+
+Allez chez vous méditer le cas, et revenez trois jours plus tard.
+
+C’est une jeune femme de famille bourgeoise qui, cette fois, est sur le
+banc des criminels.
+
+Elle jure que son mari s’est suicidé: l’accusation prétend qu’elle l’a
+tué. Mystère. Aucune preuve; mais la haine venimeuse de deux familles.
+Celle de l’accusée qui dit: «C’est abominable! Cette femme fut un ange!
+Son mari était fou!» Celle du mari qui crie: «Vengeance! Pauvre homme!
+Il eut une vie de martyr près de cette femme vipérine!» Et les oncles,
+les tantes, les précepteurs, nourrices, médecins, sages-femmes,
+concierges, domestiques de chacune des deux tribus défilent, en
+absolvant ou en accusant. La fausse douceur ou l’âpreté mal contenue de
+tous ces gens qui, pour défendre l’un, accablent l’autre, est, à la
+vérité, un spectacle humain terrible mais puissant; et c’est une grande
+fresque du mariage, formée de deux groupes sociaux qui, le jour des
+noces, ont bu ensemble, en se trompant de verres, mais qui, maintenant,
+sur un cadavre, se détestent et se déchirent en grinçant des dents.
+L’accusée, silencieuse, assiste à ce déchaînement. D’un côté, du sien,
+famille de commerçants libres penseurs, passementiers, qui affichent
+avec un amour-propre candide leurs idées libérales. En face, dans le
+camp du mari: un architecte, son père, un bibliothécaire, son oncle; un
+directeur de conscience: l’abbé Galli-Mathias. Ils pourraient entrer
+pêle-mêle et parler tous ensemble: des débats jaillirait la même
+lumière.
+
+Pour Monsieur d’abord, approchez!
+
+--Monsieur était bon, murmure une femme de chambre... Il ne me parlait
+jamais... Mais Madame était égoïste et regardante à ses sous: elle ne
+voulait pas donner assez, pour qu’on soit nourri comme il faut.
+
+--Bon. Merci.
+
+Pour Madame, maintenant!
+
+--Messieurs les juges, dit la cuisinière des parents de l’accusée,
+chaque fois que Madame s’en venait dîner chez nous, elle avait toujours
+quelque gentillesse pour moi et aussi vrai que je suis Philomène Giraud,
+quand j’ai su que M. Bonnefoy s’est suicidé, j’ai dit: «Bien sûr, ça
+peut pas être elle qui l’a tué!»
+
+Parfait. Merci. Encore pour Madame: son père, M. Laurent.
+
+--Messieurs les jurés, dit ce témoin, qui dirige un magasin de
+nouveautés, le jour que j’ai donné ma fille à mon gendre, j’étais sûr
+qu’il n’était ni coureur, ni joueur, ni buveur. Il me semblait que
+c’était l’essentiel! Hélas, la vie fait découvrir des choses... Ah!
+avoir peiné trente ans, être arrivé par sa probité et son courage,
+croire à la justice sociale et au progrès, et se trouver en Cour
+d’Assises! J’aimerais mieux mourir!
+
+--Mourir! s’écrie l’avocat, Maître Rongecœur. Permettez-moi, monsieur,
+de vous dire d’attendre ma plaidoirie... qui vous sauvera!... Huissier,
+l’institutrice de l’accusée!
+
+La voici: c’est une laïque:
+
+--De toutes les jeunes filles que j’ai instruites, Mlle Laurent m’a
+toujours paru la mieux douée, et de l’esprit le plus libre.
+
+--Ceci peut s’interpréter de deux manières... remarque l’avocat général.
+
+--Oh!... Oh!... Est-ce possible! gémit Maître Rongecœur. Vous non plus
+ne me ferez pas grâce jusqu’à ma plaidoirie? Mais... attendez que j’aie
+plaidé, voyons!
+
+Soit. Famille Bonnefoy, celle-là redoutable pour l’accusée. Le père,
+d’abord, un croyant:
+
+--Messieurs, j’ai élevé mon fils dans la religion. Quand mon fils m’a
+dit: «Je ne suis pas heureux. Alice est mauvaise,» je lui ai répondu:
+«Mon enfant, patience! Contente-toi de ton sort. Songe à ceux qui en ont
+un pire.»
+
+L’oncle lui succède. Encore un chrétien. Il a des yeux minces, perdus
+dans de grosses joues, des cheveux plats et disciplinés, de petites
+mains rondes et pleines d’onction:
+
+--Mon neveu, susurre-t-il, était timoré, mais homme de devoir.
+Messieurs, j’ai pu aisément lui faire comprendre, dès qu’il m’a parlé de
+séparation, combien c’était chose grave, même si sa femme n’avait aucune
+des qualités que nous espérions et que, bien entendu, nous ne lui
+dénions pas encore aujourd’hui... car, si elle est coupable, elle
+n’appartient qu’à Dieu!
+
+Il a baissé les paupières, il a confiance dans le Tout-Puissant. Et
+l’abbé Galli-Mathias lui succède.
+
+Les yeux de l’abbé ont l’air d’apercevoir un monde passionnant, révélé
+par les gros verres de ses lunettes rondes.
+
+--Messieurs, souffle-t-il, je crois avoir, en conscience, à déposer sur
+deux points utiles. Le premier: ce qu’était Jean Bonnefoy. Je ne dirai
+qu’un mot: c’était un garçon sain de corps et d’esprit; mais--je puis
+l’affirmer sans trahir le secret professionnel--par le fait qu’il
+s’approchait des sacrements, il irritait sa jeune épouse.--Secundo: je
+suis venu le lendemain du drame; je suis entré dans la chambre de ce
+pauvre ami; j’ai dit une prière, puis j’ai regardé le corps; il portait
+d’étranges plaies; et je dois à la Justice de rapporter que l’attitude
+impassible de la veuve m’a confondu... Je me suis d’ailleurs gardé de la
+moindre question. J’ai redit simplement une prière... qui pouvait être
+pour elle aussi bien que pour lui. Après quoi je me suis retiré, et je
+pense... n’avoir, à présent, qu’à faire le même geste.
+
+--Un mot, monsieur l’abbé! Encore un mot! interrompt Maître Rongecœur.
+
+Sa voix est grave:
+
+--Certes, vous n’aiderez pas à sauver cette malheureuse, puisque vous
+avez pris le grave parti de vous joindre à ceux qui l’accablent; mais je
+vous crois quand même épris de justice, monsieur l’abbé, et je vous
+demande: un homme, même très religieux, peut-il se tuer dans un accès de
+démence?
+
+--Mais...
+
+L’abbé souffle et roule des yeux étranges. Est-ce qu’on se moque?
+
+--Mais... bien sûr!
+
+--Ah!... Ah!... Tout le monde a entendu? crie Maître Rongecœur. C’est
+extrêmement grave! La réponse est extrêmement précise! Elle pourra
+servir d’épigraphe à ma plaidoirie!... Monsieur l’abbé, faites-moi le
+grand honneur de bien vouloir y assister!
+
+En attendant, il y a le beau-frère qui vient insinuer dans un doux
+sourire:
+
+--Oh! la belle-sœur n’était pas aimable!... Elle... cherchait plutôt...
+je ne devrais peut-être pas dire cela...
+
+--Dites, monsieur! insiste le Président.
+
+--Elle cherchait à brouiller tout le monde... Et pour son mari elle
+n’avait de cesse... Enfin ce n’est peut-être pas à moi à rapporter
+cela...
+
+--Mais, je vous en prie, monsieur! recommence le Président.
+
+--Elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût fait sortir de ses gonds!
+
+En revanche, une amie de Madame affirme:
+
+--Messieurs, je vous jure que ce garçon était impossible à vivre!
+Méfiant, tâtillon; ne respirant pas dans un appartement; ayant peur des
+microbes, détestant les meubles anciens à cause des maladies dont ils
+renferment les germes...
+
+--Ah! là, madame... suffoque Maître Rongecœur, avec l’autorisation du
+Président, j’insiste: affirmez-vous qu’il ne pouvait pas supporter les
+meubles anciens?
+
+--Oui, Maître!
+
+--Parfait! messieurs les jurés, je vous apporterai dans ma plaidoirie la
+preuve, la preuve mathématique du contraire de ce que le témoin affirme
+là sous serment!
+
+--Oh! s’écrie la jeune femme.
+
+--Messieurs, patientez jusqu’à ma plaidoirie!
+
+A l’en croire, cette plaidoirie sera un événement! Elle représentera, en
+tout cas, une minute qu’il attend depuis six mois! On comprend qu’à tous
+il l’annonce avec fièvre et que pour tous il réserve des places. Il y a
+six mois qu’il n’a pas plaidé aux Assises, six mois que l’attention
+publique n’est pas fixée sur lui, sur son talent incontestable, sur...
+sa malchance aussi, car pourquoi... pourquoi n’a-t-il pas la place qu’il
+mérite: la première?... Que la vie est injuste!... C’est ce point,
+précisément, qu’il va plaider. Au surplus, il le fera avec art: il a le
+sens des périodes bien menées, qu’il fait vibrer ingénieusement. Exposé
+clair, développement logique, péroraison chaleureuse, c’est un bon
+avocat, dont l’ouvrage est soigné, mais... il manque la vraie force qui
+est le ton personnel, le tempérament qui doit emporter tout, le génie
+enfin, car lui seul fait table rase d’une composition trop ordinaire et
+d’exclamations trop connues. Au lieu de s’assimiler les histoires
+médiocres de ces deux maisons et d’en souffrir une par une la
+discussion, il faudrait élargir le drame pour en marquer la détresse
+insoluble. Dans la brouille de deux êtres et de leurs familles, c’est la
+haine qui est le point de départ, la haine de races: quelle vanité de
+chercher dans les événements postérieurs des causes à ce sentiment qui a
+précédé tout! On n’est ni du même sang, ni de mêmes mœurs, ni des mêmes
+préjugés. On se méprise; et au service de ce dédain, de chaque côté, on
+apporte ce qu’on a de bassesses et d’envie. Voilà ce qu’il faudrait dire
+d’abord; et ce serait un flot de lumière tout à coup, sur l’histoire.
+Quel danger! Alors, on cherche, on sort, on expose, on étale des
+rivalités inextricables, des susceptibilités en pelotes d’épingles, tout
+ce qui donne soif d’air auprès de ce cadavre... Oh! qu’on étouffe dans
+cette salle!... Et après qu’on est passé de la pitié à la rage, puis à
+la lassitude, on pense que c’est la presse, avec son sans-gêne, son
+débraillé, mais son bon sens, qui juge comme il convient. Bande
+d’enfants terribles, ces journalistes, pareils aux mauvais garçons que
+Villon chérissait, et à qui on pardonne tout, parce que leurs jugements
+de gavroches sont les seuls lucides dans ce genre de procès,
+contrefaçons de la vie.
+
+Un coup d’œil sur le public, et la presse déclare:
+
+--Aujourd’hui, la purée... Il n’y a que des femmes honnêtes!
+
+L’un remarque:
+
+--Et l’accusée?
+
+--L’accusée? De la boniche plus que de la femme du monde!
+
+Le Président dit: «Votre mari, madame, n’avait pas une intelligence dont
+il y ait beaucoup à dire. J’entends qu’il n’aimait pas se mettre en
+avant. C’était...»
+
+--Un derrière! dit la presse.
+
+On demande à l’accusée pourquoi, le soir du drame, elle n’avait pas fait
+sa natte. Ces messieurs s’interrogent:
+
+--Et toi, mon vieux cochon, tu mets des bigoudis?
+
+L’oncle chrétien dépose:
+
+--Ah!... le sale calotin!
+
+Une concierge s’explique:
+
+--Cloporte, va!
+
+Enfin, quand Maître Rongecœur se jette aux pieds de la Justice et qu’il
+l’implore de toute son âme, la presse, à chaque finale, fait écho. Il
+dit:
+
+--La parole! Ah! la parole, enfin, je l’ai!
+
+La presse répond: «Poil au nez!»
+
+Il supplie:
+
+--Ayez pitié des enfants qui attendent votre jugement!
+
+La presse dit: «Poil aux dents!»
+
+Il s’écrie:
+
+--Messieurs, en cette heure grave Dieu vous assiste!
+
+La presse dit: «Poil au kyste!»
+
+Et tout cela d’une bonne voix, qui s’entend dans un cercle de cent
+personnes. A vingt reprises, le Président tape sa table et menace de
+faire sortir le public. Tout à coup, il s’y décide:
+
+--J’en ai assez! Gardes, évacuez!
+
+Les gardes, au reçu d’un ordre, se précipitent d’abord. Puis ils
+s’arrêtent et se demandent ce qu’on leur a dit. Par qui commencer? Ils
+regardent la presse.
+
+--Mais non, crie le Président, tout le monde, sauf, bien entendu, les
+journalistes!
+
+On ne jette dehors que le pauvre public, c’est-à-dire ceux qui debout,
+au fond, se sont tenus cois dans le tremblement d’être expulsés, les
+vrais passionnés, car ils souffrent pour voir et pour entendre, car ils
+font la queue, car ils supportent qu’on les écrase, car ils ne bronchent
+pas si, dans le nez, on leur ordonne: «Silince!»--pouilleux et populo,
+qui donnent à cette Justice, du seul fait qu’ils la regardent, un air
+comique et familier. Têtes avides de feuilleton, têtes farces que l’on
+voit seules, les corps étant cachés par un haut box de bois, humanité
+spectatrice de forfaits, parquée là, méprisée, qui représente la nation,
+mais à qui l’on a l’air de répéter tout le temps que ses curiosités sont
+malsaines,--elle est à la fois tolérée et rudoyée, persifleuse et pleine
+de respect, souveraine mais intimidée. Les gens, pressés, ventre sur
+ventre et bouche sur bouche, se lient, se parlent, s’entr’aident:
+
+--Madame, guettez: c’est par là qu’ils vont rentrer l’accusé...
+Seulement, tournez pas la tête; suffit d’une seconde: on rate tout!
+
+Puis, chacun prend parti: bientôt on se dispute, mais on confond
+haleines et jugements, qui fleurent l’ail et l’alcool: on se réconcilie.
+Enfin, même injuriés, écrasés, asphyxiés, ceux qui peuvent entrer sont
+fiers, car dans ces lieux bénis on ne se glisse qu’un par un, sous l’œil
+sévère des gardes. Un gavroche disait un jour:
+
+--Faut qu’un sorte pour qu’l’aut’e entre: c’est comme aux cabinets...
+
+Le peuple ne montre d’ailleurs pas le même penchant pour toutes les
+affaires. Les vols et les faux n’ont qu’une clientèle restreinte. Les
+terribles romans d’amour attirent surtout d’étranges couples d’amants.
+Mais c’est le crime qui fait recette: la vieille femme étranglée par des
+jeunes gens patibulaires. Alors, sans se lasser, on regarde ces faces de
+brutes, tant il est vrai que la monstruosité est un mystère, et les âmes
+des faubourgs sont empoignées par ces récits d’assassinats nocturnes, où
+il y a des râles et des reflets de couteau.
+
+Les avocats, en revanche, ne viennent guère à ces débats qui, rarement,
+intéressent leur avenir. Il faut être jeune stagiaire et préférer à rien
+une mauvaise cause d’apache; ou bien, comme la jeune et blonde Mlle
+Prosper, préparer une enquête touchant le jury si discuté. Sur de hauts
+talons, dans sa robe d’avocate, elle approche, d’un petit air précieux,
+de MM. les jurés suppléants et, retapant ses cheveux:
+
+--N’est-ce pas, messieurs, que je suis agréa... Pardon, ce n’est pas ce
+que je voulais dire... A votre avis, ce jury criminel...
+
+Ils ne peuvent en penser que du bien: ils en sont. Et puis, elle a un
+cou délicieux. Ils minaudent avec elle:
+
+--Quel malheur, mademoiselle, que ce ne soit pas vous aujourd’hui qui
+plaidiez!
+
+[Illustration]
+
+Ils n’ont, pour les réjouir, que d’affreux avocats: cette vieille poule
+de Trinioles, et Morvelet, cette nullité. Mais le premier, du moins, a
+l’éloquence équivoque et la sensibilité frelatée qui conviennent à ce
+genre de crapuleuses affaires. Il se met au niveau de son client, des
+témoins, du médecin légiste. Et ainsi, la basse ruse, ou l’inconscience
+terrifiante du criminel, jointe à la plaidoirie toute faite d’un
+défenseur qui crève de vanité professionnelle, font une sombre séance,
+où les bouffonneries éclatent parmi l’horreur, et vous éclaboussent...
+avec du sang!
+
+Deux jeunes bandits ont égorgé leur tante octogénaire. Ils s’appellent
+Papillon et Oé. Oé est mince et fuyant: un serpent. Papillon semble
+énorme, c’est le rocher sous lequel l’autre se cache: il éclate dans un
+tricot brun qui marque sa force en moulant ses muscles; cou de bœuf et
+toison rousse emmêlée. Sont-ils deux cyniques ou deux idiots? Ou ont-ils
+simplement cette vulgarité des brutes, qui fait paraître tantôt simples,
+tantôt crapuleux?
+
+--Vous étiez démolisseur? dit le Président à Papillon.
+
+--Dans le temps...
+
+--Dans le temps est joli! Je trouve que vous l’êtes resté!
+
+Par cette réplique vulgaire, voici le Président au diapason.
+
+--Vous lui avez arraché ses bagues à cette pauvre vieille. Vous l’avez
+ficelée et jetée sous son lit. Puis, vous avez été prendre une
+consommation... bien gagnée!
+
+Trivialité horrible, mais qui s’adapte à l’esprit des criminels. Le
+public seul aura du dégoût.
+
+Le système d’Oé est de nier. Il nie tout. Il est venu chez la vieille,
+commandé par Papillon; s’il l’a tenue, c’est que Papillon l’a dit; et il
+a tapé, pour obéir au regard de Papillon.
+
+--Monsieur le Président, explique-t-il d’une voix traînarde, on ne
+résiste pas à ces yeux-là! Vous auriez fait pareil!
+
+--Moi mis à part, objecte le Président, il y avait les yeux de votre
+pauvre tante, qui devaient supplier?
+
+Oé se balance:
+
+--Elle me regardait pas; elle me regardait jamais... Elle préférait
+Papillon... Pis... j’savais pus...
+
+--Vous ne saviez plus quoi?
+
+--J’étais mûr!
+
+--Voilà!... Toujours ivre!
+
+--Non! Pas toujours! Ça, c’est des calomnies! Rapport que j’ai toujours
+veillé d’boire que de bons vins qui fassent pas d’mal.
+
+--Et c’est ce bon vin, dit le Président, qui vous empêcha, une fois
+arrêté et remis devant votre victime, d’avoir un regret, une larme?
+
+Il ne répond plus; Maître Trinioles va parler pour lui:
+
+--La peur, monsieur le Président, tarit toutes les larmes!
+
+--Nous le demanderons au commissaire de police.
+
+--Pas besoin du commissaire! s’écrie Maître Trinioles. Je le dis! Il
+s’agit d’un effroyable drame!
+
+--C’est vrai, réplique l’avocat général, effroyable!
+
+--Oh! effroyable... pour ceux qui sont ici!... Car cette vieille tante,
+nous reparlerons d’elle; nous dirons ce qu’elle a été... ou ce qu’elle
+aurait dû être!
+
+Une fois de plus, c’est le procès de l’assassinée qui commence, et on
+fera, par-dessus le marché, celui de tous les témoins qui ne
+consentiront pas à être de la plus extrême réserve vis-à-vis des
+assassins. Grâce aux mœurs du Barreau, soyez seulement cité au Palais:
+vous ressortirez ayant votre compte, insulté et vilipendé... Quant à
+l’horrible scène que fut l’assassinat, il n’en est plus question.
+
+Pendant que Maître Morvelet, sans salive, assiste, hagard, à des débats
+auxquels il est incapable de donner la moindre direction, Maître
+Trinioles, grand dans l’absurdité, se déchaîne. Il se déchaîne au point
+que Maître Piero-Piafferi, étant entré, se glisse jusqu’à lui et, entre
+deux interruptions, lui conseille le calme:
+
+--Ne t’énerve pas... De la mesure!
+
+Est-ce que Trinioles aurait de l’ironie? Il l’envoie coucher. Puis il
+tempête davantage:
+
+--C’est révoltant! Un scandale! Ah! pauvre ami (c’est Papillon le pauvre
+ami), si vous étiez un ministre tout-puissant...
+
+Le Président s’anime:
+
+--Ce serait exactement la même chose! La Justice est égale pour tous!
+
+--Égale!...
+
+Trinioles s’étrangle.
+
+--Allons, dit le Président, pressons!
+
+--Ah! Ah! rugit Trinioles. Pressons! Maintenant que nous en sommes aux
+témoins à décharge, pressons! Mes pauvres amis! (c’est Oé avec Papillon)
+si nous étions en Angleterre...
+
+--Nous n’y sommes pas! fait le Président sèchement.
+
+--Grâce à Dieu, car j’adore la France! Mais tout de même...
+
+Il n’achève pas; il étouffe, son ventre ballotte. Au lieu de se
+rebiffer, les témoins qu’il insulte le regardent avec effroi et,
+troublés dans leur déposition, la transforment en hâte:
+
+--Monsieur le Président, crie-t-il d’une voix vengeresse, pourquoi le
+témoin se trouble-t-il?
+
+--J’ai pas de force, répond le témoin... Je sors d’une maladie où j’ai
+perdu tous mes cheveux!
+
+--Ah! ricane Maître Trinioles, si en Cour d’Assises nous ne craignions
+de perdre que cela!
+
+Maître Rongecœur le joint à une suspension:
+
+--Méfie-toi! Tu te mets la Cour à dos...
+
+Il fait un horrible sourire satisfait:
+
+--C’est dans mes élans que les belles pensées jaillissent!
+
+--Sans doute, reprend tortueusement Rongecœur, mais... l’affaire
+était-elle bien pour toi? (Il l’aurait tant voulue!)
+
+--Pour moi!...
+
+La toque de Maître Trinioles en tourne sur son crâne.
+
+--Rien qu’à l’étudier, je n’eus jamais de ma vie une pareille émotion!
+
+Aucun conseil à lui donner. Il ne pourra se contenir que tant que les
+médecins parleront dans leur style moliéresque. Le docteur Paul paraît
+le premier, lui qui, toujours, quel que soit le crime, quelle que soit
+la victime, fait la même déposition, grave mais souriante, parfaitement
+creuse et inutile, ponctuée de saluts respectueux au jury.
+
+--Messieurs, j’ai constaté d’abord ce que nous appelons en médecine
+légale des ecchymoses de chute. Elles sont dues à la compression du
+corps sur le sol.
+
+Il a l’allure satisfaite, il est guindé sur sa profession, il parle
+vite, il récite presque:
+
+--Cette femme, messieurs, avait, comme il est naturel à son âge, des
+artères dures et fibreuses. Le foie était gras. Dans le rein, la
+substance corticale m’a paru atrophiée; mais ce qui, à l’autopsie,
+devait surtout attirer mon attention de légiste, c’est une hémorragie
+cérébrale très nette. Entre cette hémorragie et les violences exercées,
+peut-on, doit-on, pouvais-je, devais-je établir une relation de cause à
+effets?... Messieurs, dans l’état actuel de la médecine, en conscience,
+je réponds négativement... Alors? Qu’est-ce qui a pu entraîner la
+mort?... Il y a deux mécanismes en présence: ou la suffocation par
+obturation des voies respiratoires, ou la striction...
+
+--Plaît-il? balbutie le Président.
+
+Le docteur Paul sourit agréablement:
+
+--Monsieur le Président, je dis: ou la striction du cou par le fait de
+la main. Lequel de ces deux mécanismes a pu, je répète, entraîner la
+suppression de la vie? N’hésitons pas à conclure: l’un et l’autre. En
+effet...
+
+Et toujours avec la même grasse figure épanouie, il poursuit ses
+explications de La Palisse médecin.
+
+Après lui, le docteur aliéniste Rioufolovitch est régulièrement mandé
+pas les avocats pour venir, à propos de n’importe quel criminel,
+expliquer ses tares... et son irresponsabilité.
+
+--Messiés, dit ce Russe, z’ai été commis pour étoudier le cas du nommé
+Papillon et rezerzer si, d’une façon ou d’une autre, en partie ou en
+totalité, il n’était pas excousable du crime dont il a à répondre dévant
+vous. Zé me souis livré, messiés, à trois zenres dé conztatations: les
+prémières obzectives; les deuzièmes zubzectives; et les troizièmes
+rétrozpectives. Prémières conztatations obzectives: lé dénommé Papillon
+souffre fréquemment des membres inférieurs et a une peine rélative à ze
+zhausser, dès qu’il fait zhaud; les féculents semblent lui donner du
+gonflement d’entrailles; il dit, à sept ans, être tombé zur la tête, et
+depuis avoir des névralzies. Enfin, zes urines, qué z’ai examinées avec
+zoin, sont trop riches en phosphates. C’est tout. Au total: rien dé
+rémarquable. Deuzièmement: conztatations subzectives. La première
+rémarque du dénommé Papillon dévant moi a été qué zon père l’avait conçu
+à une période de faiblesse, après les fatigues d’un voyage aux colonies.
+Il est possible, messiés, qu’il y ait là une prémière raison à za
+névropathie évidente. Z’ai notamment constaté zhez lui des tendances
+érotiques assez développées. On a trouvé dans zes poches, en l’arrêtant,
+des images obszènes: ze crois qu’effectivement elles correspondaient à
+un besoin.--Enfin, troizièmes conztatations rétrozpectives: il y a eu,
+messiés, dans la famille dé Papillon, un grand-oncle maternel enfermé à
+Saint-Anne, et une zœur qui a présenté des zautes d’humeur. Tout cela
+est à noter, sans qué tout cela soit particulièrement à souligner. Mais,
+me résumant, sur cet état pzychologique, ze crois, messiés, qu’après mes
+trois sortes dé conztatations, ze dirais volontiers zeci: Papillon me
+paraît être un zerveau rélativement normal, au zervice d’une moelle
+assez zurexcitée.
+
+Si, à cette minute, il ne regardait pas les deux trognes d’assassins et
+l’horrible tête de Trinioles, dirigeant ainsi tous les regards de la
+salle sur ces trois complices, on serait tenté de croire que cet
+aliéniste est un humoriste; mais personne ne rit. Lui-même ne s’amuse
+pas. Et tout cela fait détourner les esprits de l’image qui devrait
+s’imposer: l’assassinat d’une vieille, une nuit, par deux brutes, parmi
+des coups et des râles.
+
+Maître Trinioles se lève. Terrible minute! Il est de la même école que
+Maître Mireille, que cinq cents, que sept cents autres! Rapportez
+fidèlement ce que vos oreilles vont entendre. Les gens simples, qui
+vivent loin du Palais, vous diront que vous caricaturez. C’est qu’ils ne
+connaissent ni le milieu, ni la procédure, ni le métier. Tout, tout est
+possible dans la bouche d’un avocat; tout est véridique; rien même n’est
+une audace, tant peut être démesurée son inconscience!
+
+--Papillon, messieurs, partit chez sa tante sans préméditation. La
+preuve: il avait d’abord été question de dévaliser une vieille femme,
+rue de Bretagne. Ah!... que ne l’a-t-il donc fait!... Papillon,
+messieurs, avait sur lui du cordon de tirage? Oui! En passant devant un
+bazar, par gaminerie, il en avait coupé quelques mètres. A qui de nous
+n’est-ce pas arrivé?... D’ailleurs, la Justice, injuste, dit à l’accusé:
+«Expliquez-vous!» mais l’accusé ne peut pas toujours s’expliquer: dans
+la vie, il y a des minutes d’aberration! Quand mon client et son cousin
+se sont trouvés devant leur vieille tante, que s’est-il passé?... Hélas!
+Ils ont été victimes des circonstances! Cette pauvre femme, on répète à
+l’envie qu’elle fut assassinée; mais vous avez entendu le docteur Paul:
+«Je ne puis préciser, dit-il, de quoi elle est morte.» Le doute plane,
+messieurs! Certes, il y eut des coups, des blessures; certes, les
+conséquences ont été déplorables; mais c’est tout! Où est le crime?...
+Je ne vois qu’un accident navrant... Devez-vous alors, vous jury,
+supprimer de la Société un garçon plein de santé, qui peut lui rendre
+d’éminents services? Vous vous hypnotisez, j’en ai peur, sur la vision
+strangulante d’une vieille femme dans la nuit, vision fournie par
+monsieur l’avocat général. Ah! messieurs les jurés, rien n’est dit, tant
+que la défense n’a pas parlé... tant qu’il reste une seule chose à dire!
+Et moi je dirai tout, car vous ne connaissez rien de cet homme,
+vraiment... Regardez-le, ce nerveux, avec son regard de somnambule, en
+proie à une suggestion perpétuelle... Pourquoi... je vous le demande,
+pourquoi, sinon parce que nous sommes en Cour d’Assises... pourquoi
+vouloir à toute force qu’il ait étranglé? Un assassin, cet homme-là!
+Voleur, peut-être, et voleur encore qui ne prétendait commettre qu’un
+léger vol! Est-ce qu’on assassine, dites-moi, quand on a derrière soi
+vingt ans de vie honorable? Je sais: vous allez répondre: «Et le
+bâillon?» Mais il ne l’a mis, messieurs, que pour le desserrer!...
+Alors, ayez, je vous en prie, le courage de conclure, avec les faits
+probants, que le décès de cette pauvre vieille ne fut que le résultat
+d’un geste hypothétique de cet homme! En ce cas, la... je n’ose même pas
+dire le mot... la peine de mort... pour celui-ci? Peut-il en être
+question?... Les travaux forcés à perpétuité? A cet homme jeune, à l’âge
+de l’enthousiasme!... Dix ans de réclusion? Pensez à ce chiffre! Dix ans
+dans une maison centrale, où il est interdit de parler! Vous frémissez,
+messieurs! Et puis... il a une famille. Vous ne voudrez pas que, par les
+journaux, elle apprenne une si horrible chose! Alors? Résumons-nous,
+ensemble, avec toute la loyauté de nos cœurs réunis. On n’a pas voulu
+tuer. Pour un vol pardonnable, on a mis une pauvre vieille,--qui, hélas!
+d’elle-même, n’aurait pas tardé à mourir,--dans une position qui eut des
+conséquences dont on aurait dû se préoccuper, je le reconnais, mais
+c’est tout, absolument tout! Je me tourne à gauche, à droite, je remonte
+dans le passé: rien! Le néant! Conclusion: Vous acquitterez! Vous
+acquitterez! Vous acquitterez!
+
+Le jury, composé du commandant en retraite, du professeur de violon, du
+grainetier et de neuf autres citoyens honorables, a passé sa semaine à
+acquitter des meurtres, des faux, des avortements. Une fois, une seule,
+il a tenu à punir de cinq ans de réclusion un homme qui avait passé cinq
+pièces de dix sous fausses. Sa tâche va être terminée: celui-ci va
+retourner à son grain, cet autre à ses sonates, ce troisième à sa
+retraite. C’est la dernière affaire... Ma foi, il est bon de
+s’affirmer... Dix ans? Non. Vingt ans? Pas assez. La mort. Parfaitement!
+Et pour les deux.
+
+Si l’on en juge au silence et à la pâleur des visages, la lecture de
+cette tragique sentence produit, sur le public et le jury, un effet
+nerveux plus grand que sur Papillon et sur Oé. Sans doute cette idée
+leur est-elle déjà familière: en cellule ils l’ont ruminée. Tout de
+même, Papillon, ce colosse, a une raideur qui trahit son émoi; comme
+tous les assistants, soudain, il se représente la machine au petit jour,
+des messieurs raides et tête nue, le bourreau, le panier; mais tandis
+que les gardes l’emmènent, Oé lui crie d’une voix railleuse: «P’tit...
+t’en fais pas!... C’est pas encore la tête!... Y a la grâce... et on ira
+au pays des singes!»
+
+Emmèneront-ils Maître Trinioles?
+
+Il vient d’écouter, le front dans ses mains, supportant avec peine le
+poids de son crâne où d’horribles images s’entre-choquent. Enfin, il se
+redresse. De ses yeux on ne voit plus que le blanc: il se pâme. Comme
+des amis l’entourent, l’entraînent, on se demande s’ils le félicitent ou
+s’ils soutiennent ses pas. Comédien! Comédie!... D’une insanité, à la
+fin trop ignoble. On comprend que des journalistes, ayant seulement un
+an de métier, s’en viennent là comme des chiens qu’on fouette. Ils en
+ont déjà tant vu! Quelle nausée!
+
+Et pourtant, quand, à l’horizon, quelque grosse affaire se prépare,
+quand, d’avance, la rumeur en emplit et le Palais et la ville, ils
+retrouvent tout à coup des âmes d’enfants curieux. Qu’on annonce, par
+exemple, que va se juger l’affaire de la femme de Caillaux... Quand?
+Dans quinze jours?... Dans huit?... Lundi!... Tous les amis veulent des
+cartes! Ah! cette fièvre, ce désir, ce snobisme! Eux-mêmes alors
+subissent un entraînement. Ils pensent: «C’est pourtant vrai que ce sera
+la grosse affaire!...» Et ils oublient le courant, toute la besogne
+quotidienne. Il va venir des actrices, des hommes du Gouvernement. «Ça
+va être énorme, c’est sûr!»
+
+--Mon bon petit, je te ferai entrer.
+
+Ce sont eux, toute la dernière semaine, qui proposent, avant qu’on
+demande. Et certes, ils vont continuer leur fâcheux travail dans cette
+fâcheuse maison; mais elle sera toute changée par une fête, un grand
+gala de justice, qui leur donne de l’importance.
+
+--Vous savez qui plaide pour les Caillaux? Non? Vous n’avez jamais
+entendu Labori? Mais, chère amie, Labori c’est mieux qu’un avocat...
+c’est la Défense personnifiée!
+
+Encore quarante-huit heures... Plus que vingt-quatre... Ah! ce procès!
+Enfin, voici sa semaine venue! Voici le jour d’ouverture!... Caillaux!
+Caillaux! Le nom seul, quand on le répète, sent la chasse et la curée.
+Comment s’étonner que des débats sensationnels, que ce politicien va
+mener lui-même, soient tumultueux, pathétiques, secoués de fureurs et
+d’aboiements?
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+V
+
+L’AFFAIRE NATIONALE
+
+
+Tout le monde est venu. L’attente seule est une angoisse. Grand
+spectacle politique et judiciaire. Et c’est par des cris qu’il commence!
+
+--Hou! Hou!... Conspuez!... Hou! Hou!... Ouvrez!
+
+Le Président n’est pas fait pour l’action. C’est un homme sur son
+derrière depuis trente ans. Il est dans le plus grand émoi: il a omis de
+faire ouvrir les portes aux journalistes. Ceux-ci protestent, poussent,
+pénètrent, et, dans la salle bondée et déjà frémissante, ils apportent
+leur colère. Aussi, la première phrase de la Cour sera-t-elle chevrotée:
+«Messieurs, la dignité de la Justice...» Le mot sonne faux; on répond
+par un bourdonnement. Il y a là tout le Paris amateur de théâtres,
+installé déjà et qui braque ses jumelles. Une voix crie:
+
+--Ce sont les agents de la Sûreté qui sèment le désordre!
+
+Mais où se cachent-ils? Comble d’audace! Ils sont venus déguisés en
+avocats: on reconnaît leurs lourdes têtes d’espions, qui ne s’accordent
+pas à la légèreté des robes du Barreau, et Maître Piero-Piafferi lance
+au nez de l’un d’eux...
+
+--Au premier flic qui m’embête, je mets mes deux mains sur la figure et
+mes deux pieds où vous savez!
+
+Le flic ne bronche pas.
+
+Qui les a postés là? M. Caillaux. Il a donné ses ordres au Gouvernement.
+Ce vieux Président, pâle et déjà perclus de peur, qui redoute-t-il? M.
+Caillaux, grand chef des fonctionnaires. Deux cents robes noires
+d’hommes libres, tassés au fond de la salle parce que leurs bancs sont
+occupés par la clientèle de l’assassin, s’insurgent, avant même qu’on
+commence. Après qui en ont-elles? Après M. Caillaux, le dictateur d’hier
+et peut-être de demain.--Et ainsi, les premières minutes, passionnées,
+ont la fièvre d’une rencontre. On se dévisage pour une lutte... Où est
+l’accusée? La voilà, cette gueuse! C’est elle, la pauvre victime!...
+Mais lui? Pas là? Serait-il en retard? Comble d’impertinence!... Non, le
+voici!... Et aussitôt, chacun ricane, ou regarde bouche bée, chacun se
+livre, dès le premier mouvement, avec sa stupeur ou sa haine...
+Caillaux! L’homme détesté de tous les indépendants, mais le plus craint
+des âmes molles qui tremblent pour une place. Son nom suffit pour qu’on
+se batte; dès l’abord, on se défie; et même avant d’avoir parlé, on
+s’essouffle dans un air énervant, précurseur de batailles.
+
+Le jury, pourtant, demeure impassible. Sitôt choisi, sitôt glacé, par le
+lieu, la foule, la cause. On y voit un imprimeur, un accordeur de
+pianos, un chapelier, un architecte. Messieurs, de la circonspection! A
+gauche, ils sont guettés par la partie civile: Maître Chenu épie leurs
+visages pour s’imposer et leur faire venger une victime. En face, la
+défense, Maître Labori. On ne voit pas son regard: le lorgnon l’éteint.
+Il a l’air aveugle des statues antiques; mais la bouche n’en est que
+plus poignante. Elle clame déjà l’honnêteté d’une femme! Gare au jury
+s’il ne comprend pas!
+
+--Madame... comment vous appelez-vous?...
+
+C’est le Président qui balbutie ces quelques mots: le procès commence.
+Et tout de suite... c’est une déception! Car, tout de suite, ce sont des
+débats médiocres et hésitants, à la mesure des premiers acteurs.
+
+Quelques journalistes étaient debout.
+
+--Assis! Assis!
+
+--Madame, répète le Président... votre nom?
+
+--Assis!... Chut!... Écoutez!
+
+Bien vite on s’aperçoit que l’accusée, de visage banal, a la voix faible
+et monotone. Dès la première réponse, elle est piteuse. Diable! Le
+public des théâtres, qui a le goût de la clarté, se demande pourquoi le
+tyran aimait cette femme... Il la dominait, sans doute... Qu’elle est
+misérable: elle s’explique en petite fille. Oh!... c’est une rude
+déconvenue!...
+
+Les curieux se rasseyent.
+
+Alors, le Président l’exhorte:
+
+--Madame... dites ce que vous devez dire... comme vous l’entendez...
+
+Employé de la Justice, il est à ses ordres.
+
+Dans un effort, elle se décide:
+
+--Monsieur... en 1911, je me suis remariée avec M. Caillaux, président
+du Conseil.
+
+Elle fait valoir le titre:
+
+--Eh! tiens, il y a de l’ambition là dedans!...
+
+Des têtes se redressent parmi le public.
+
+--Malheureusement, geint-elle, la calomnie entra chez nous!
+
+Et voici qu’elle raconte, parmi des minauderies poudrées comme sa
+figure, ce qu’elle entendait dans les salons, chez les couturières. Elle
+était bien malheureuse!... On disait que son mari avait vendu le Congo à
+l’empereur d’Allemagne et que, comme cadeau de noces, elle avait reçu
+une couronne de sept cent mille francs... Mais tous ces détails, dans sa
+bouche, sont affadis. Est-ce bien elle qu’elle défend?
+
+Le Président la soutient de son mieux, avec toute sa mollesse.
+
+--Madame, voulez-vous me permettre une question?... Oh! Vous n’aviez pas
+terminé? Pardon, madame!... Oui, oui, vous pouvez lire. Seuls les
+témoins n’ont pas le droit de lire...
+
+L’air souffrant, d’une voix de nonne mourante, elle aborde la double vie
+de M. Caillaux: première femme, divorce, lettres intimes, celles dont
+Calmette s’était emparé et qu’il eût publiées: cela, elle l’affirme.
+Comme elle est dans l’inconnu, tout à coup, elle se sent plus forte.
+Quant à elle, quoique l’amour ait rempli sa vie--elle fait des yeux
+blancs--elle était une bourgeoise et une mère: l’idée d’une publication
+l’affolait; son père lui avait toujours dit qu’une femme qui a un amant
+est sans honneur.
+
+--Madame, dit le Président, préférez-vous rester assise?...
+
+--Merci!
+
+Debout, elle laisse mieux voir qu’elle monte un calvaire.
+
+--Madame, soupire alors le Président, nous allons... être forcés de
+parler du drame lui-même.
+
+Il est blanc comme son nom: on a publié qu’il s’appelait Albanel. Il est
+effondré. Il a l’air bouilli. Il bredouille:
+
+--Nous devons éclairer MM. les jurés... mais... ne dites, bien entendu,
+que ce que vous voulez!... La loi ne vous oblige pas à dire ce que vous
+ne voulez pas!
+
+L’accusée a un petit signe de tête qui veut dire merci. Puis, s’appuyant
+sur cette bonne loi, elle répète que cette menace de publication
+l’effrayait au point qu’elle a désiré un conseil. (Elle a toujours son
+ton morne; un de ses gardes bâille à rendre l’âme, et il n’y a personne
+dans la salle qui ne commence à se sentir mal assis.) Son mari étant
+ministre, elle a téléphoné au Président du tribunal, M. Monier, de venir
+à domicile lui donner une consultation. M. Monier est accouru. Et chez
+Mme Caillaux, comme dans sa Première Chambre, il a été nerveux,
+impulsif, trop net, là où il eût fallu être réfléchi, imprécis, mesuré.
+C’est un homme dont l’audace a fait la situation, laquelle a doublé
+cette audace. «Juridiquement, rien à faire! a-t-il déclaré. Se défendre
+par ses propres moyens!» En déjeunant, Mme Caillaux rapporte ce propos
+au tyran, qui s’écrie: «Parfait! Je casserai... la figure à Calmette!» A
+la vérité, il emploie un terme plus vif.
+
+Maître Chenu, qui défend la mémoire du directeur du _Figaro_, se dresse
+comme la statue du Commandeur:
+
+--Il a dit: la gueule! On peut le répéter. C’est dans la procédure.
+
+--Oh! gémit-elle... en public!...
+
+Maître Chenu se tourne vers ce public:
+
+--Elle l’a écrit!
+
+Gueule ou non, le Président du tribunal a, dit-elle, «ouvert un gouffre
+devant sa conscience».
+
+--Chochote, va!...
+
+Ce sont ces messieurs de la presse qui laissent échapper ce murmure gai.
+Elle ne l’entend pas. Les yeux baissés, elle rend au Président Albanel
+ses gracieusetés.
+
+--Ne suis-je pas trop longue?...
+
+--Non, non, madame. Continuez.
+
+Hum! Le public et le Barreau sont bien las déjà. On entend grogner:
+
+--Elle est au-dessous de tout!
+
+Il fait très chaud. Quelqu’un suggère: «Ouvrez donc les fenêtres!» Une
+dame objecte: «On n’entendra plus.»
+
+--Mais, on s’en fout!
+
+Mme Caillaux poursuit:
+
+--On me reproche mon revolver... J’ai toujours porté un petit
+revolver... c’est une habitude que mon père nous avait donnée, à ma sœur
+et à moi, dans les circonstances délicates... D’ailleurs, messieurs, en
+partant de chez moi... je ne savais pas encore si j’irais au _Figaro_...
+ou à un thé.
+
+--Ah! Ah!
+
+Cette fois, on rit. Ainsi, selon l’habitude, dans cette salle, le drame
+se change en comédie, par la pauvreté de ceux qui le jouent; et au lieu
+d’être empoignés par de grands sentiments: horreur, vengeance, pitié,
+les auditeurs sont fatigués tout de suite par le ridicule de débats
+décousus, où rien n’est «comme il faut».
+
+--C’est subitement, dit Mme Caillaux, que l’idée m’est venue... Mais...
+je ne voulais faire que du scandale.
+
+Maître Chenu, dont le dur visage est impassible, ne la quitte pas des
+yeux. Elle vient de rencontrer son regard. Elle a un tremblement, et
+elle geint:
+
+--Si j’avais supposé l’horrible issue... ah!...
+
+--Ah! quoi donc? grognent les journalistes.
+
+--Ah! j’aurais préféré qu’on publiât les lettres!
+
+Maintenant elle sanglote:
+
+--Au journal, pendant que j’attendais... j’ai entendu causer... on a dit
+mon nom... ça m’a donné un coup... je me suis levée...
+
+Soudain la salle se tait; le public tient son souffle. Voici que ce
+feuilleton le reprend et l’intéresse. Mais alors, elle aussi se tait.
+
+--Continuez, madame... chevrote pour la vingtième fois le Président.
+
+Des gens se déplacent pour mieux entendre. On fait «Chut!... Chut!» Et
+comme elle s’obstine à demeurer muette, c’est le Président qui raconte:
+
+--Vous êtes entrée chez M. Calmette, n’est-ce pas, madame? Et alors,
+avez-vous dit, les coups sont partis... d’eux-mêmes?
+
+Mme Caillaux approuve. Quelqu’un vient de ricaner tout haut. De son
+doigt elle fait mine d’essuyer ses yeux, et lance au public un regard
+sec.
+
+--En tirant, murmure le Président, toujours confit de respect,
+auriez-vous... ainsi que prétendent les experts... modifié votre
+position?
+
+--Oh! s’écrie-t-elle, je n’ai rien pu modifier: ces revolvers-là, c’est
+effrayant, ça part tout seul!
+
+A ce mot, on entend des rires prolongés. Les trouve-t-elle déplacés? De
+geignarde elle devient agressive:
+
+--Messieurs, il y a une question de conscience! C’est affreux déjà,
+quand on n’a eu que de bons principes, de se dire toute sa vie qu’on a
+été cause de la mort d’un homme!... Réfléchissez: tuer un homme, c’est
+épouvantable!
+
+Si elle cherche à émouvoir, le moyen n’est pas fameux: chaque phrase,
+maintenant, est soulignée: une joie nerveuse agite la salle. On ouvre
+une fenêtre, puis deux. Un vieux monsieur se fâche; il a froid. Et,
+d’une voix du nez, Mme Caillaux dit encore:
+
+--Aurais-je renoncé à l’amour de mon mari, à l’affection de ma fille, à
+tout... pour aller tuer? Hélas! J’avais trop présumé de mes forces: en
+face de l’homme qui a empoisonné ma vie, j’ai perdu la tête... et...
+j’ai commis cet acte irréparable... irréparable pour mon mari, dont la
+délicatesse va jusqu’aux scrupules, irréparable pour moi et ma
+conscience, irréparable pour ma fille: la chère petite, que ne lui
+reprochera-t-on pas?
+
+Elle réfléchit un long temps, puis, dans un éclair:
+
+--Irréparable enfin, je l’avoue, pour la malheureuse victime!
+
+Elle s’abat sur son banc.
+
+A cette minute, une spectatrice, qui n’entend pas perdre un geste, se
+fâche dans le dos d’un avocat:
+
+--Monsieur, vous m’empêchez de voir!
+
+C’est un grand diable flegmatique. Il se retourne:
+
+--Passez au contrôle vous faire rembourser...
+
+--Insolent!
+
+Mais... on dirait que c’est fini? Oui. Au moins le premier acte. Le
+Président a eu la force de se lever; il se couvre, il murmure deux
+mots... et les gardes demandent respectueusement à l’accusée s’ils
+peuvent l’emmener. Elle consent. La salle s’agite, se vide: allons, la
+suite à demain!... On s’étire, on s’éponge, on bâille, et on conclut:
+
+--Eh bien! pour un début... c’est ce qui s’appelle raté!
+
+Mais, comme dans tous les drames, ce premier acte n’est qu’une
+exposition. Après le repos de la nuit, les auditeurs reviendront et
+prendront patience. Les grands rôles n’ont pas donné. Maître Labori n’a
+que soufflé fort en relevant ses manches. Maître Chenu a fait tomber
+deux mots glacés pour prévenir: «Je suis là!» L’avocat général? Y en
+a-t-il un?... Tant de monde encombre l’estrade de la Cour qu’on ne
+saurait distinguer. Enfin Caillaux n’a paru qu’une seconde; puis, le
+Président, très poliment, lui a demandé s’il voulait bien sortir... avec
+les autres témoins: il est classé témoin. Mais il piaffe derrière la
+porte, pendant que, de l’autre côté, le public soupire en l’attendant.
+Que fait-il? Écoute-t-il? Entend-il? Les flics, postés dans la salle,
+n’ont pas dû pouvoir lui rapporter grand’chose. Il doit être fumant, les
+nerfs tendus, les poings serrés.
+
+Et ce second jour commence comme le premier, dans un air fébrile où
+s’agitent deux fois plus de femmes, et chaque journaliste, ayant amené
+la sienne, proteste contre celles des autres.
+
+--Madame, c’est la place du rédacteur du _Progrès_.
+
+--Oh! monsieur, je ne suis pas bien grosse!
+
+--Mais, madame, nous travaillons, nous!
+
+--C’est vrai, monsieur, consent la femme qui s’assied, cela doit être
+dur pour vous, ces grandes affaires!
+
+Sonnette. Rideau. La Cour! Ah!... Est-ce le tour de Caillaux?
+
+Pas encore.
+
+Il faut entendre d’abord quelques dépositions: des policiers, un
+académicien, des garçons de bureau, des gens qui se trouvaient dans
+l’antichambre du _Figaro_, dix-neuf témoins. Dieu, que ce sera long!
+
+Personne n’écoute. Le Président, muet, a l’air d’un épouvantail dans un
+verger. C’est Maître Labori, aujourd’hui, qui interroge; et il gronde,
+impétueux.
+
+Si le témoin dit: «Je ne comprends pas l’intérêt...»
+
+--Un témoin, monsieur, prononce-t-il, n’a nul besoin de comprendre!
+Qu’il réponde!
+
+Il est le maître, en l’absence de Caillaux qui ne paraît pas.
+
+Pas encore.
+
+Quand le verra-t-on?
+
+--L’audience est suspendue... bredouille le Président.
+
+Les gens se lèvent, respirent. Du buffet quelques stagiaires apportent
+des sandwichs et des bananes, et l’un d’eux affirme:
+
+--Ça va être à lui; ça ne peut plus être long.
+
+Trois journalistes font manger une avocate; elle rit; ils lui essuient
+la bouche. Deux messieurs se menacent:
+
+--Je vous dis que c’est une fripouille!
+
+--Moi, je n’ai rien à vous dire!
+
+--C’est ce que je déplore, monsieur!... car c’est une basse fripouille!
+
+Et c’est au milieu de ces orages que la sonnette grelotte. La reprise!
+Vite à vos places!... Est-ce Caillaux?
+
+Pas encore.
+
+Auparavant, la Cour prend des précautions. Le Président est rentré
+avec une tête de lièvre; il prévoit du trouble: le cas de
+Caillaux-lèse-majesté. Donc, il va lire d’abord les textes du Code
+d’instruction criminelle concernant les délits d’audience. Puis, d’une
+voix qui s’étrangle, car la minute est solennelle, mais d’un geste
+assuré, car il appelle du secours:
+
+--Faites entrer le témoin suivant!
+
+Ah! c’est lui?... Oui, c’est lui.
+
+Mais on ne le voit pas d’abord: on voit d’abord la porte entrer, et de
+quelle manière! Quel coup de vent! Il envoie d’abord la porte sur
+l’auditoire, dans un courant d’air, d’un geste dont on ne saisit que
+l’effet, mais qui symbolise à lui seul l’idée parfaite, l’idée complète
+du tyran! Il y a là beaucoup d’auditeurs qui ont passé la moitié de
+leurs études à traduire des textes latins sur Denys de Syracuse; ils
+n’avaient pas compris la tyrannie. Ils viennent de recevoir cette porte
+sur le visage... Cette fois, ils y sont! Il peut entrer.
+
+Il entre donc à son tour.
+
+--Le taureau! annonce un écrivaillon, qui commence son compte rendu.
+
+L’image est juste. Noir, nerveux, menaçant, c’est le petit animal de
+race, le taureau de Camargue qui se jette dans l’arène!
+
+Il a bondi, et il s’arrête. Il regarde. Il est impératif. Quel œil
+colérique! Toute la salle demeure immobile.
+
+Ah! l’inoubliable prise de contact!
+
+On peut en rester là. On sait maintenant qu’il sera victorieux!
+
+Déjà il surveille tous ceux que son regard rencontre. Il s’est habillé
+d’une redingote officielle à revers de soie, et, d’une main rageuse, il
+tient une serviette noire, dont le cuir est luisant. Tout le monde l’a
+bien vu? Tout le monde est médusé? On est prêt à l’entendre? M. le
+Président Albaba... Albanel fait signe que oui, et murmure, en saluant:
+«Euh... monsieur le Président...» pour montrer qu’il lui délègue ses
+fonctions. Mais... il y a un remous dans le fond de la salle.
+Existerait-il quelque récalcitrant? Caillaux s’est retourné... Son crâne
+a rougi. Il lance aux avocats un regard de feu. Les avocats ne bougent
+plus. Les femmes sont bouche bée. Les journalistes, tête basse,
+écrivent. Allons, il peut ouvrir la bouche!
+
+--Messieurs les jurés--si vous le permettez--je commencerai par le récit
+de ma vie intime...
+
+O surprise! Sa voix chante, humble et douce.
+
+--Vie privée! Tu fus le Bonheur, avec une majuscule!
+
+Il tient sa serviette comme un aède tenait sa lyre, et il roule des yeux
+passionnés. Rien qu’un instant. Il s’assombrit.
+
+--Hélas, il y eut la vie publique et ses calomnies!...
+
+Dont sa femme, tout de suite, s’effraya.
+
+--Moi, messieurs, dit-il sur un ton dédaigneux, je montrai la sérénité
+d’un homme de gouvernement.
+
+A ce mot, il a mis la main sur sa hanche. De l’autre, il balance son
+monocle.
+
+--Devant des attaques de presse, j’ai toujours pensé, comme
+Waldeck-Rousseau, qu’il faut avoir raison... et que cela suffit!
+
+Il s’explique avec une gracieuse aisance; en sorte que, après une entrée
+sauvage, c’est par un discours d’homme du monde qu’en quelques minutes
+il s’attache son auditoire. Pour le public comme pour lui, c’est une
+minute heureuse. Lui, complaisant, se raconte:
+
+--Messieurs, je ne voyais que mes idées, mon travail. Je marchais droit
+devant moi... Vous permettez, n’est-ce pas, que je parle longuement de
+ma vie?... La campagne du _Figaro_ commence, je la néglige; mais elle
+continue, ma femme s’affole.
+
+Et, prenant à deux mains la barre, il fait un portrait d’elle, qu’il
+voudrait ému, mais qui n’est qu’énervé.
+
+--J’étais solide et volontaire. Elle était souffrante et endolorie. Elle
+fut submergée par le flot qui se déversa sur sa faiblesse!
+
+Son visage prend une expression de douleur. Il hoche sa tête pensive.
+
+--Messieurs... pour comprendre l’état d’esprit de ma pauvre femme,
+songez que j’étais un homme dans la bataille politique. (Il se
+redresse.) On donne des coups, on en reçoit... et on ne voit pas, tout
+près, un pauvre être qui souffre!
+
+La voix se creuse; il lève les bras, s’offre en victime. Puis, coulant
+un regard humble et perfide vers Maître Chenu:
+
+--A ce propos, je tiens à répondre aux attaques, dont j’imagine que
+Maître Chenu ne prend pas la responsabilité personnelle...
+
+Ah! ce saut! Ce bond chez le grand avocat! Puis, quand il s’est avancé,
+ramassé, cette contrainte, cette puissance, cette lenteur pour détailler
+chaque mot:
+
+--Quoi?... Comment? Que dites-vous... monsieur? Mais j’ai l’habitude de
+prendre la responsabilité de toutes les paroles que je prononce. Est-ce
+que vous menacez en ce moment? Vous auriez tort! Vous ne connaissez pas
+l’homme à qui vous parlez!
+
+Défi magnifique! Des applaudissements partent. D’où, mon Dieu? Les yeux
+vagues du Président s’enquièrent avec effroi; et on l’entend murmurer
+avec dépit:
+
+--Oh!... Ce sont les avocats!
+
+Caillaux, apparemment, ne s’est pas troublé.
+
+Humble il était, humble il restera.
+
+--Maître Chenu ne m’a pas compris! Il n’a pas entendu que je m’accuse!
+Oui, je m’accuse devant le jury de n’avoir pas été assez attentif à mon
+foyer! de n’avoir pas prévu! Si j’avais prévu, j’aurais agi; mais...
+
+Il lève les yeux:
+
+--Pouvais-je prévoir!
+
+Soudain, le ton se précipite:
+
+--Je répète: on est un homme; on se bat!
+
+Sa voix saccadée apporte l’écho des coups.
+
+--Sous la cendre le feu couve... Un beau jour, une flamme jaillit!
+
+Mais la tête se penche, de nouveau, et la voix s’abandonne:
+
+--La Cour... veut-elle me permettre un instant de repos?...
+
+Le Président s’incline, s’empresse.
+
+--Ah! je crois bien!
+
+On suspend. Détente.
+
+--Ouf!... Ce qu’on est serré!... Mais ça va... dame, ça se corse!...
+Et... ça devient curieux!
+
+L’auditoire, ankylosé par son attention, est heureux de se répandre en
+louanges qui s’enflent, montent et font cortège à Caillaux quand il
+sort.
+
+[Illustration]
+
+Il s’est élancé vers sa femme, il lui a baisé la main, puis il se laisse
+entourer par quelques séides qui répètent: «Admirable! Un morceau
+merveilleux!» On l’entraîne. Le Barreau, pourtant, fait masse et reste
+muet, en dépit de la presse allumée, qui déclare: «Très, très fort! Ah!
+C’est un sacré bougre!»
+
+Son admiration n’est pas apaisée lorsque Caillaux reparaît.
+
+Plus hautain et plus maître de soi, il a posé sa serviette, il met les
+deux mains dessus, il a l’air de dire: «Maintenant, les affaires
+sérieuses!» Il a affirmé, donc établi, que sa femme avait tué sous la
+menace de voir paraître les lettres intimes. Il va nier, donc réfuter la
+thèse de l’accusation, que son ménage tremblait à l’idée de voir publier
+certains documents redoutables pour l’honneur d’un ministre.
+
+--Quels documents? Soyons précis!
+
+Il a le menton mauvais, les lèvres minces, et ses yeux se brident,
+tandis qu’une veine de colère se gonfle sur la tempe.
+
+Cassant, il prend le premier grief. Rochette, escroc notoire, devait
+passer en Correctionnelle, après avoir mis à mal un millier de petits
+rentiers. Or, lui Caillaux, ministre, a ordonné au procureur de faire
+remettre l’affaire. Ce procureur a grondé d’abord, obéi ensuite, et
+confessé enfin ses remords et sa honte dans une sorte de testament dont
+Calmette avait la copie.
+
+Caillaux, qui reçoit le jour des fenêtres en pleine figure, tente, en
+vain, de dévisager les jurés dans l’ombre; mais leurs yeux à eux
+papillottent devant ce petit homme trop vif dans le jour trop cru.
+
+--Messieurs, rappelez-vous: nous sommes à la veille de l’expédition de
+Fez. A l’horizon, il y a des nuages redoutables. Est-ce qu’un orage ne
+menace pas le pays? Eh bien, je suis ministre des Finances, c’est-à-dire
+le défenseur du crédit public!
+
+Il se dresse sur ses talons:
+
+--Ce crédit, messieurs, je puis, d’un jour à l’autre, avoir besoin de
+faire appel à lui. Mon devoir élémentaire est donc d’éviter tout ce qui
+peut être préjudiciable à l’épargne publique; et quand j’ai donné
+l’ordre de remettre l’affaire Rochette, il ne s’agissait pas de faire un
+acte d’influence, mais un acte de gouvernement!
+
+Il détache ces trois mots, puis promène un long regard dominateur sur
+l’assemblée: Cour, jurés, presse, barreau, témoins, femmes: tout ce
+monde est immobile? Alors, violent et preste:
+
+--Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de reculer devant les
+responsabilités! Demain encore (il frappe la barre), il s’agirait
+d’empêcher que la Bourse, à une heure difficile pour le pays (il frappe
+deux coups), fût troublée par des révélations intempestives, une seconde
+fois je recommencerais!
+
+Son index a désigné les magistrats affalés. Avis à leurs consciences...
+Puis il envoie cette conclusion dédaigneuse:
+
+--Je n’avais donc pas peur de voir publier des documents!
+
+La preuve est faite: il joue avec son monocle...
+
+Mais c’est un chat-tigre, au geste prompt. Il tire de sa serviette un
+flot de papiers qu’il ne consultera pas, et donnant une pichenette dans
+l’air:
+
+--Passons à autre chose. Négociations franco-allemandes!
+
+Il prend un ton fier:
+
+--Je suis alors Président du Conseil. Tout à coup, j’ai à subir...
+
+Il serre les mâchoires:
+
+--... La plus terrible des aventures!
+
+--Ce type-là est formidable! murmure un journaliste.
+
+--Ah! il me donne chaud, reprend une actrice.
+
+--Chut!... Taisez-vous!
+
+Toute la salle se penche sur cet homme pathétique, qui, comme personne,
+sait ménager l’effet. Lui-même est haletant de son souvenir:
+
+--Brusquement, messieurs, une grande puissance européenne donne un coup
+de poing sur la table des diplomates! Or... c’est moi, à cette minute,
+qui ai dans les mains la destinée de la France.
+
+La défense, l’accusation, le public, le regardent avec angoisse. Il
+n’est plus question d’un journaliste assassiné: le procès prend une
+ampleur étrange. La Patrie, la Guerre, ces deux images terribles,
+s’imposent tout à coup. Chacun tend une oreille avide. Et Caillaux n’a
+plus de peine à faire valoir ses mots:
+
+--J’eus, messieurs, un souci qui ne m’a jamais quitté durant toute ma
+vie politique: je voulais la paix!
+
+Il tourne le dos aux juges qui ne comptent pas. Se souvient-il même
+d’être à la Cour d’Assises? Il ne parle pas directement au jury. Il
+s’adresse à tout le public qui représente le peuple français, et qui,
+demain, orientera l’opinion du pays.
+
+--Je voulais la paix, répète-t-il; je la voulais avec dignité et fierté,
+mais...
+
+Mais il n’a pas l’air d’un pleutre, et ce patriote ajoute:
+
+--Je voulais la paix... que la Démocratie réclame!
+
+Le mot «démocratie», telle une fausse note, vient rompre l’harmonie émue
+qui régnait: on entend des «Oh!... Oh!...» Il ne s’y attendait pas; il a
+quinze secondes de désarroi; puis vite, il serre les rênes de cet
+auditoire qu’il croyait maîtrisé.
+
+--Qu’on discute mon œuvre politique, soit! Que ce parti nationaliste,
+qui est de nature à inquiéter tout le monde sans effrayer personne, se
+mette en bataille, parfait!
+
+Sa voix ricane:
+
+--C’est le combat des idées! Mais... que là-dessous on cherche de la
+boue et qu’on m’accuse de je ne sais quels vices...
+
+Il se pelotonne, puis s’élance:
+
+--C’est contre cela, messieurs, que je m’élève avec la dernière énergie!
+(Il s’est approché des jurés; il leur parle dans les yeux) Car... quand
+on a l’honneur de gouverner son pays, à certaines heures... le devoir
+est de se taire et... il y faut plus de courage qu’à se défendre! Je me
+suis fait l’effet, sachez-le, de ce jeune Lacédémonien, dont le renard
+rongeait le cœur sous sa robe; il restait muet. En France aussi, il a
+fallu que certains hommes sachent subir sans parler les morsures de la
+calomnie et montrer, devant l’étranger, qu’ils étaient assez Français
+pour souffrir qu’on les outrageât, sans répondre!
+
+Ton héroïque et graves paroles; ce n’est pas en vain qu’il les prononce:
+que tous au moins en comprennent la portée: c’est le silence et
+le mystère érigés en vertus. Après cela, ne demandez plus
+d’éclaircissements... ou prenez garde! Car l’impressionnante dignité de
+Caillaux n’est que passagère: il est homme de combat; il redevient
+batailleur:
+
+--Quoique je veuille m’en tenir là, si on m’y oblige j’apporterai les
+précisions nécessaires; mais je supplie... oh! je supplie!...
+
+C’est une supplication agressive qu’accompagne un regard dont chacun
+sent la menace.
+
+--Je supplie ceux qui le feraient de mesurer leurs responsabilités!
+
+De nouveau, voici le public transi. C’est maintenant une menace de
+complication internationale. Le Président regarde avec des yeux ronds,
+couards et fixes, comme si, dans la salle même, l’ennemi avait des
+espions aux écoutes. Est-ce qu’il ne faut pas baisser la voix?...
+
+Caillaux l’élève:
+
+--Je suis résolu, crie-t-il, à me défendre!
+
+L’attaque, cette fois, s’adresse à tous. Le Président voudrait être sous
+son fauteuil.
+
+--Je ne laisserai pas outrager mon honneur! Je ne permettrai pas qu’on
+attaque ma femme! J’apporterai tout ce qui sera nécessaire!
+
+Et l’assemblée, qui ne soutient plus le regard de cet homme, écoute,
+paupières baissées.
+
+Qu’elle écoute bien ceci: il ne cédera pas; il liquidera devant elle
+tout son passé glorieux. Il a été l’homme intelligent, entreprenant,
+honorable du régime. Et il le montrera fortement, aigrement, âprement.
+On lui a reproché sa fortune? Patience! Il dévoilera d’où venait celle
+de Calmette, sa soi-disant victime. On l’accuse d’avoir, à l’aide de ses
+fonctions de ministre, recherché des conseils d’administration et de
+somptueux jetons de présence? Et s’il était avocat, en même temps
+qu’homme politique, n’aurait-il pas le droit de plaider de luxueuses
+affaires? Alors? Il n’est défendu qu’à un financier de gagner de
+l’argent par son travail?... le travail sacré! Et, bien entendu, faut-il
+que ce financier soit Caillaux, car pour un Tel, un Tel... Il a le
+courage de citer des noms... Il accuse, c’est-à-dire qu’il se défend. Il
+indique les lâchetés des autres, c’est-à-dire qu’il étale ce qu’il y a
+de pur chez lui. D’ailleurs, il compte sur les jurés, qui l’écoutent,
+n’est-ce pas, en «bons républicains»?
+
+Là, pour la seconde fois (mystère du cœur des foules!), sa sécurité dans
+l’impudence se trouve en défaut. Il croyait parler à des sujets qui ne
+se rebiffaient plus, et voici que de nouveau, dans le fond de la salle,
+montent des protestations... Quoi?... Encore!... Qu’est-ce que c’est?...
+Ah! le Barreau! Toujours ces robes noires avec leurs prétentions
+d’indépendance!... Esprits simples! Comme il a bien fait de leur lancer
+félinement un coup de patte à ces hommes de bien, qui ne sont que des
+hommes d’affaires! Il se contient avec peine. Il dit, en détachant les
+mots:
+
+--Quelle est cette rumeur?... Ne sommes-nous pas en République?
+
+Mais cette feinte n’est pas d’un effet excellent. Le murmure se
+prolonge.
+
+--Sale comédien! grogne un avocat.
+
+--Je t’en fiche! Il est dans ses jours donnants! reprend un journaliste.
+
+--Allons! Allons! C’est du vernis et qui craque! Quelle fripouille!
+
+--Ça prend très bien! dit le journaliste. Regardez les gueules des
+jurés!
+
+Les jurés ne bronchent pas. En vain le Président s’ébroue, s’essouffle,
+réclame un peu de silence. Le Barreau s’irrite.
+
+--On ne me fera pas taire: c’est ma conscience qui proteste, déclare
+tout haut le même avocat. Et je ne permets pas qu’un coco de cette
+espèce-là m’empêche de protester!
+
+Alors--miracle d’énergie!--le Président tape sa table. Le lieutenant des
+gardes, debout, donne des ordres. M. le Bâtonnier Henri-Robert lui-même
+tend les bras comme s’il avait une branche d’olivier dans les mains.
+S’il en a une, il est seul à la voir.
+
+Allons, il n’y a décidément que lui, le tyran, qui, par son audace, sait
+s’imposer.
+
+Il se tourne de trois quarts; il se ramasse sur soi-même. Puis,
+carrément, sans même vouloir songer que cela peut sonner faux (est-ce
+qu’il n’est pas maître de son art?), il emprunte à la grande éloquence
+un vigoureux appel aux éternelles idées de tendresse et de générosité.
+
+--Messieurs...
+
+Cette fois, c’est aux jurés seulement qu’il s’adresse, à ces hommes de
+bon sens et de grand cœur.
+
+--Messieurs... voulez-vous me permettre de parler plus largement?
+Comment Calmette, cet homme averti, n’a-t-il pas songé qu’à côté de
+l’homme politique attaqué dans son honneur, il y avait une épouse, qui
+l’aimait et qui souffrait? Ah! parbleu! On se laisse emporter par la
+haine!... On ne réfléchit plus qu’on s’attaque à une femme, à une pauvre
+créature!... Depuis quelques années, la vie politique prend des formes
+singulières de bataille excessive. Œil pour œil, dent pour dent. Bien!
+Mais alors... homme contre homme!... Messieurs, j’ai terminé.
+
+Pendant ces deux dernières minutes, il a été surprenant de maîtrise; et
+sans péroraison, par une brusquerie, les mains ouvertes maintenant comme
+un homme sans reproche, il a reconquis la salle. Maître Labori, qui
+connaît les mouvements, la chaleur, les brusques générosités des
+assemblées, ne va pas laisser ce succès se refroidir. De sa fougueuse
+parole, où il y a du tonnerre, il exige aussitôt la confrontation d’un
+rédacteur qui dit avoir vu chez Calmette des documents franco-allemands,
+d’après lesquels Caillaux aurait joué un rôle infâme.
+
+--Qu’il vienne, et s’explique!
+
+Mais le rédacteur est fin comme l’ambre. Il répond avec impertinence:
+
+--J’ai les mêmes scrupules que M. Caillaux. Il me dit: «Attention! la
+Patrie est menacée!» Parfait. Je prends garde et je me tais.
+
+Alors, le tonnerre recommence:
+
+--Il n’est pas possible qu’un incident de ce genre pèse sur les débats!
+
+Et Maître Labori secoue sa robe: on croirait qu’il s’agite parmi des
+nuées d’orage.
+
+--Je n’accepterai aucun doute! Aucune incertitude! Aucune équivoque!
+
+Le tyran approuve. Il hoche la tête sèchement.
+
+Puis, aigrelet, vengeur, le tyran met au défi l’assemblée de prouver que
+les documents dont il s’agit sont authentiques.
+
+Les gens se regardent. Le débat flotte; on s’égare; on fait du bruit;
+soudain surgit une ombre falote:
+
+--Tiens... chuchote-t-on, mais... c’est l’avocat général!
+
+Il y en a donc un? Oui, oui, c’est lui... Il se lève... Il va défendre
+Calmette! Non... tiens, il défend Caillaux... Ah! à la bonne heure!...
+Il assure que Caillaux est une conscience libre! D’une main tremblante
+il tient un _Journal Officiel_ qui date de deux ans, et il lit une
+déclaration du Président de la République, alors ministre des Affaires
+étrangères, où sont affirmées les loyales intentions de tous ceux qui, à
+l’époque, ont travaillé pour le Gouvernement.
+
+Si misérable que soit ce document poincariste, Caillaux en paraît fier:
+il couvre le Barreau d’un regard féroce. Mais Maître Labori, qui bout
+d’éloquence et d’honnêteté, fonce éperdument vers la lumière, qu’il veut
+totale.
+
+--Cette déclaration, monsieur l’avocat général était-il autorisé à la
+faire? Je demande que le Gouvernement d’aujourd’hui l’autorise!
+
+Il a des roulades de sincérité, des grondements d’intégrité; et sa vaste
+poitrine lance un souffle puissant:
+
+--Je ne plaiderai pas dans ces conditions! Pourquoi, moi, défenseur,
+serais-je solidaire de je ne sais quelles équivoques, qui peuvent être
+acceptées dans des Parlements, mais ne le seront pas ici, tant que je
+serai à la barre, dans ce prétoire de Justice!
+
+Ce large emportement soulève le public. On avait besoin de ce souffle,
+un souffle physique; il vient à son heure; on va mieux respirer; on
+applaudit, on acclame, et on ne sait pas au juste où il va, mais on le
+suit. On l’a senti si magnifique! Les cœurs sont épanouis.
+
+Et c’est alors que le Président met sa toque.
+
+--A l’heure actuelle, bredouille-t-il, étant donné l’heure... vu qu’il
+est six heures vingt... nous... ne pouvons continuer... L’audience est
+levée!
+
+Ah! Ah! Elle est bonne! C’est un déchaînement tumultueux:
+
+--Quel crétin!
+
+--Brute épaisse!
+
+--Faire présider les Assises par un concombre de cette taille-là!
+
+--Monsieur, lui déclare un de ses assesseurs, en lâchant sa toque dans
+son encrier, vous nous déshonorez!
+
+Et une forte sympathie entraîne la foule vers Maître Labori, qui
+recommence pour ses flatteurs:
+
+--Je veux la clarté! Je l’aurai! Je n’entre pas dans de louches
+combinaisons!
+
+--Bravo! Bravo! Superbe! Ah! mon cher Bâtonnier!
+
+--A quelle tribune sommes-nous? J’exige la lumière! Que signifient nos
+robes?
+
+--Oui, oui, bravo! C’est admirable!
+
+Labori affirme, prête serment, mugit, vente, rugit, continue la
+séance... tout seul! Où est la Cour? Retirée. Mme Caillaux? Enfermée. Le
+tyran? Éclipsé. N’importe! Labori tempête, se déchaîne, moutonne,
+écume... Est-ce à lui qu’on doit, en sortant, l’impression d’une grande
+séance épique?
+
+ * * * * *
+
+La nuit, le sommeil, une matinée légère et fraîche; puis c’est l’heure
+fatale: il faut que l’affaire reprenne... et le public est encore plus
+nombreux. Chaque homme amène une femme et, dès qu’il l’a placée, sort en
+chercher une autre. On se tasse, on s’écrase, on étouffe. Seul, Caillaux
+reste à l’aise. Lui saura se faufiler, se faire place, sauter d’un banc
+à l’autre, revenir à la barre, et se promener devant la table des juges,
+en homme qui a fait de la Cour d’Assises son «pied-à-terre judiciaire et
+politique».
+
+Car ayant, la veille, fini son long discours par un chapelet de
+dénonciations, le lendemain, sitôt arrivé, il redemande la parole, et de
+nouveau dénonce certains rapports du _Figaro_ avec la finance allemande.
+Ses yeux noirs, perçants, rancuniers, blessent en même temps qu’ils
+regardent. Il va de long en large, du jury jusqu’à Labori. Labori semble
+avaler ces paroles de ses énormes oreilles d’avocat-chauve-souris, et
+les jurés sont hébétés, car ils s’empêtrent dans des idées mal liées et
+des images brumeuses.
+
+«Ça va... ça va...» se dit Caillaux en les considérant.
+
+Il n’a plus sa redingote de Président du Conseil. Il porte une jaquette
+qui fait valoir sa minceur aristocratique. En cinq minutes, il donne
+vingt coups d’épée. Puis il se retire content. Il reviendra.
+
+Alors, on voit Maître Chenu se lever. Il est pâle. Il passe la main sur
+son front. Ces messieurs de la presse murmurent:
+
+--Gare! Il va mordre!
+
+Sa voix est lente; il mâche les mots:
+
+--Messieurs, tout cela est bien... fort bien. Tout cela sans doute
+intéresse la Presse, curieuse d’informations, et les mémorialistes qui
+préparent le dossier de l’Histoire, en rapportant tous les bruits, quels
+qu’ils soient. Mais...
+
+Il a un profond soupir.
+
+--Mais... est-il permis à l’avocat de la partie civile, qui se croit
+pour l’instant à l’audience des Assises, à Paris, de demander à la Cour
+qu’on en revienne enfin à la grave affaire qui nous réunit tous?
+
+Un temps. Il regarde l’assemblée.
+
+--Savoir si oui ou non M. Calmette a été assassiné par Mme Caillaux.
+
+Silence de mort. Caillaux, de sa place, regarde avec arrogance, les
+pouces aux aisselles.
+
+Mais Maître Chenu ne s’est pas assis. Il attend une réponse.
+
+Le malheureux Président, qui était un assemblage de concessions, est en
+train de se dissoudre. Ses paroles ne se tiennent plus. Il balbutie; il
+bredouille. Il... il consent qu’on fasse mine de reprendre la question,
+pourvu que cela ne déplaise pas à M. Caillaux. Mais M. Caillaux regarde
+la peinture du plafond. On peut en profiter, et introduire des témoins
+qui parlent... et passent: marchands de revolvers, directeur de feuille
+radicale, amis de Calmette, fidèles de Caillaux. Et lui, de son banc,
+approuve du geste, dénie de la tête, sourit, rougit. La moitié des
+témoins, dès qu’ils ont déposé, viennent saluer le tyran.
+
+--Regardez, dit un avocat à ses confrères, la boule de suif qui entre:
+c’est un correspondant boche.
+
+--Vrai?
+
+--Et je vous parie dix sous de réglisse qu’avant un quart d’heure il
+aura déposé ses hommages aux pieds de Caillaux!
+
+Mais Caillaux ne l’a pas encore vu. Caillaux est maintenant sur une
+chaise; il a gagné dix mètres. Il parle tout bas, avec lui-même. Puis,
+nerveusement, il ajuste son monocle et, farouche, il toise le témoin qui
+dépose.
+
+--M. Caillaux est-il encore dans la salle?
+
+--Présent!
+
+Enfin! Le Président le rappelle. Il y a près d’une demi-heure qu’il
+n’était plus à la barre. Voici de quoi il s’agit. Ce témoin affirmait
+que, deux mois avant le meurtre, M. Caillaux tenait, à l’égard de
+Calmette, des propos homicides, disant: «Qu’il prenne garde! Je tire
+bien! A chaque coup je fais mouche!»
+
+--Est-ce que... M. Caillaux veut répondre quelque chose?
+
+Pouh! Il n’a aucun souvenir de cela!
+
+--D’ailleurs, ces propos, ajoute-t-il en crânant, j’aurais pu les tenir,
+notez bien, je l’aurais pu, mais... je ne les ai pas tenus, voilà!
+
+Puis il regagne, au lieu de sa chaise, le banc le plus proche de la
+barre, où il sera de nouveau, en une enjambée. A ce moment, le gros
+boche se faufile et lui tend une main molle.
+
+--J’ai gagné mon pari! dit l’avocat.
+
+Chaque fois qu’on apporte un témoignage en sa faveur, Caillaux se carre,
+les poings aux hanches. Quand on l’accable, Caillaux hausse les épaules
+ou regarde l’heure à sa montre. Aperçoit-il une pancarte sur la porte?
+il dérange vingt personnes pour la lire. On fait circuler des journaux:
+il les arrête, les regarde, les repasse. Il est le point de mire de
+toute la salle. Dévoré de curiosité, et d’une impudence qui ne laisse
+personne en repos, il est le centre de l’audience. Enfin, dès qu’il
+sort, ses flics sont là qui l’escortent; et ils saluent, pour remercier,
+les gens qui regardent, même s’ils n’ont que de l’étonnement sans
+admiration.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, son audace se corse.
+
+Il ramène ses courtisans et sa police, et cette fois s’empare non
+seulement des Assises, mais des galeries environnantes. Il y plante ses
+créatures, qui ont des ordres. En sera chassé quiconque ne plaira point,
+quiconque murmurera ou sera de visage douteux. N’oubliez pas qu’il a
+fait tuer son homme, donc c’est lui le vainqueur.
+
+Un monsieur passe, une femme au bras. On l’entend dire:
+
+--Mise en demeure pure et simple... ce n’est pas très rassurant...
+
+Un agent en bourgeois fond sur lui:
+
+--Je vous prie de garder vos opinions!
+
+Le monsieur fronce les sourcils: «Plaît-il?» Il parlait de la Serbie et
+de l’Autriche...
+
+Oui, car il se trouve qu’à cette heure où l’attention française est
+concentrée sur ce procès, l’Europe, la vieille et convulsive Europe
+recommence à être menacée. Mais la bande de policiers de Caillaux ramène
+tout à «l’affaire». Le flic fronce les sourcils. La dame rougit. Le
+monsieur se tait.
+
+Les policiers, pourtant, sont débordés par le flot de journalistes, de
+photographes, de dessinateurs, qui courent vers la salle, car ils ne
+veulent pas manquer la seconde entrée sensationnelle après Caillaux,
+celle de sa première femme, qu’il a lâchée pour l’accusée d’aujourd’hui.
+Sur elle, il a laissé courir des bruits fâcheux. «Les lettres intimes,
+dit-on, c’est elle qui les a données à Calmette... Parbleu! Elle s’est
+ainsi vengée de n’être plus l’épouse d’un ministre!... Comme si lui, ne
+l’aimant plus, n’avait pas le droit de la lâcher!»
+
+Les foules aiment juger de cette manière hâtive, qui leur permet sans
+remords de vanter la liberté de la passion. Presque tous les hommes qui
+sont là, si on les voyait dans leur intimité, auraient des têtes
+d’esclaves, mais ils se croient affranchis quelques minutes, du fait
+qu’en chœur ils portent aux nues des théories contraires à leur mode
+d’existence.
+
+Donc, on annonce «Mme Gueydan», et les visages se font hostiles. La
+porte des témoins s’ouvre; des yeux dédaigneux guettent; elle entre. On
+entend chuchoter:
+
+--Il paraît que c’est une belle rosse!
+
+Elle a dû être d’une impressionnante beauté, lorsque la fraîche jeunesse
+éclairait son visage. Mais les années l’assombrissent; il y a de la
+fatalité dans son regard, quelque dureté dans ses traits, le dédain
+d’une cruelle expérience sur ses lèvres; cependant, elle reste d’une
+noblesse qui trouble encore les cœurs ingénus. Au contraire, elle irrite
+les hommes de parti pris; et quand elle s’avance, noble et pâle, des
+bouches passionnées murmurent: «Hypocrisie!»
+
+Elle se place à la barre et tourne le dos à ce public ennemi. A-t-elle
+seulement vu les yeux de Caillaux, ces yeux de feu qui voudraient la
+marquer d’une brûlure? Devant cette foule, elle a soudain un frisson de
+pudeur; le courage de parler avec son cœur lui manque. Elle apporte des
+notes, et voudrait s’en tenir à ces notes. Mais le Président, tout de
+suite, retrouve de l’énergie pour lui défendre d’en faire usage.
+
+--Ah! non, madame, vous êtes témoin!... Impossible!... La loi, n’est-ce
+pas!
+
+Le mot a l’air sans effet sur Mme Gueydan. Puisque ce Président est au
+service de M. Caillaux, elle ne le regarde plus; elle s’adresse
+dignement à l’avocat général. Mais l’avocat général bredouille et
+interdit aussi. Elle implore la défense: Maître Labori, essoufflé,
+répond:
+
+--J’éprouve infiniment de respect pour la situation de Mme Gueydan, un
+respect... provisoire... mais Mme Gueydan est un témoin, rien qu’un
+témoin, et il ne s’agit ici que d’avoir de la sincérité.
+
+Ainsi, personne pour elle? Des ennemis tout autour? Non, elle lit dans
+les yeux de Maître Chenu une farouche énergie et, réconfortée, elle
+jette aussitôt à Maître Labori:
+
+--M. Caillaux a dû vous apprendre que j’avais de la bravoure!
+
+Elle en aura encore, sans ostentation, en femme dont la race y est
+accoutumée. A la barre elle s’appuie sur un coude, et dans cette
+attitude penchée, où la ligne des épaules reste belle, elle commence une
+confession tout endolorie. Comme c’est à la Justice qu’elle s’adresse,
+elle la fait pour elle seule, à mi-voix. Mais alors le public, hostile,
+qui veut vérifier ses haines, s’énerve de ne pas entendre.
+
+--Plus haut! murmure-t-on.
+
+Furieux, un journaliste déclare:
+
+--Je vais l’engueuler, moi, cette femme-là, dans mon compte rendu!
+
+Elle ne se soucie point de ces bruits vulgaires: elle n’élèvera pas le
+ton. D’une voix sourde, elle détaille le drame de sa vie, la première
+trahison de M. Caillaux, dont il s’excusa, dans une pirouette, disant:
+«Pouh!... le cœur n’y est pour rien!» Lentement, elle conte sa confiance
+au milieu des mensonges, les ruses basses de ce mari, qui lui fit garder
+un sac contenant des lettres adultères, et qui fut tendre, puis roué, et
+furieux enfin de voir qu’elle continuait d’être affectueuse et aveugle.
+Un matin, tel Othello, il entre dans sa chambre:
+
+--Je suis venu cette nuit, dit-il d’une bouche haineuse, pour vous tuer!
+Je ne l’ai pas fait: je le ferai la nuit prochaine. Et ce sera mieux
+ainsi, puisque vous serez prévenue!
+
+Là-dessus, il part pour le pays de ses électeurs. Et elle reste seule
+avec ces choses atroces qu’il lui a dites.
+
+--Alors, raconte-t-elle, le voyant s’éloigner de ma vie, j’ai voulu me
+tenir dans son propre cabinet de travail. Je sentais le malheur. Il
+venait, m’enveloppait; il y avait du mensonge tout autour de moi... Au
+hasard, j’ouvris un tiroir... et je trouvai encore des lettres! Je les
+lus, ou plutôt j’essayai... je ne pus achever... c’était horrible!
+
+La voix a encore baissé. M. Caillaux, dans la salle, n’entend pas mieux
+que les autres. Il recommence donc son manège de la veille; il se
+rapproche; le voici dans le prétoire, au troisième puis au premier rang
+des banquettes rouges; mais bien des mots lui échappent toujours. Alors,
+avec effronterie, il questionne ses voisins: «Qu’est-ce qu’elle dit?...
+Vous avez compris?» Elle parle de lui; elle l’appelle _M._ Caillaux;
+elle explique qu’à son retour elle lui montra ses lettres, qu’il se jeta
+à ses pieds, se traîna à ses genoux, la supplia de ne pas divorcer...
+avant les élections.
+
+Maintenant, on l’entend mieux.
+
+Sans fausse honte, elle avoue même, d’une voix tout à fait claire,
+qu’elle l’aimait encore et qu’en dépit de tous les conseils d’avoués,
+elle consentit à lui rendre ses lettres. La veille d’un certain jour, où
+il partit pour l’Égypte, en présence d’un ami choisi par lui, ils
+décidèrent ensemble de brûler ces papiers honteux, et avant qu’arrivât
+l’ami, elle lui dit: «Écoute-moi bien... nous allons détruire ce
+courrier abominable, j’y consens; je te pardonne; mais à une condition,
+c’est que d’abord tu entendras ce qu’on t’a écrit de moi et ce que
+toi-même as osé répondre.»
+
+Elle fait la lecture; il crie: «Assez! Assez!» comme s’il avait mal;
+puis il se jette dans ses bras; il sanglote: «Comment ai-je pu écrire
+pareilles choses!...»
+
+Tout cela elle le rapporte d’un accent si poignant qu’une émotion tient
+en haleine ceux qui entendent. Le Président, seul, n’est pas troublé. Ce
+n’est pas une créature émotive. Mais il est offusqué pour Caillaux.
+Heureusement, du fond de la salle, on crie encore: «Plus haut, bon Dieu!
+Plus haut!» Alors, puisque c’est une protestation, le Président
+approuve. Mme Gueydan lui tend un document à lire, il refuse: «Plus
+tard!» et il a un froncement de nez mauvais. Elle élève le ton:
+
+--N’oubliez pas que c’est moi l’épouse, et qu’il s’agit des choses de la
+maîtresse!
+
+Le Président s’étrangle:
+
+--Madame... je vous prie de continuer!
+
+Elle essaiera, mais voici Maître Labori qui se lève pour poser une
+question. Elle ne domine plus ses nerfs.
+
+--J’aimerais bien, fait-elle, qu’on ne m’interrompît pas!
+
+Là-dessus, ses ennemis, dans la salle, reprennent de l’ascendant.
+
+Le Président, se sentant soutenu, revient à la charge:
+
+--En avez-vous encore pour longtemps?
+
+Mais les yeux de Maître Chenu ne la quittent plus et lui disent:
+«Continuez! madame, soyez impassible. Ne craignez rien! Courage!» Alors,
+son visage se radoucit et, simplement triste, les yeux sur les jurés:
+
+--Je vous plains, messieurs, d’avoir à discerner le vrai dans ce tissu
+de mensonges!
+
+Elle a maintenant une pitié hautaine. A une nouvelle interruption du
+Président, elle réplique: «Mais non, mais non!», l’air de dire: «Vous!
+Je vous demande un peu! Que pouvez-vous comprendre aux machinations de
+cet homme, qui a été assez vil pour payer des agents destinés à filer sa
+femme!»
+
+Revenu d’Égypte, il reprend sa liaison, multiplie ses calomnies: chaque
+matin, on peut lire dans les journaux à lui vendus: «qu’il demande le
+divorce». Enfin, on le plaide. La sœur de Mme Gueydan, qui a eu les
+lettres en dépôt, en a pris des photographies: ces pièces intimident les
+juges pressés par Caillaux de conclure en sa faveur, mais dans le
+jugement il n’est pas parlé de l’adultère du mari...
+
+--Ah! Madame, à propos de ces lettres...
+
+C’est le Président qui interrompt, soutenu de loin par Caillaux. Il
+croit tenir une occasion d’humilier Mme Gueydan:
+
+--Ces lettres, est-ce par votre sœur que M. Calmette les a eues?
+
+--Non.
+
+--Expliquez-vous.
+
+--Personne, insiste Mme Gueydan, ne les a eues... sauf des avoués. Elles
+sont restées dans leurs études... mais... ce sont des endroits sûrs,
+n’est-ce pas?
+
+A présent, c’est inouï comme tout le monde l’entend bien. Elle est très
+maîtresse d’elle-même; la presse constate «qu’elle a bougrement de la
+vigueur»; c’est à cette minute que, avec une habileté consommée, Maître
+Chenu se lève:
+
+--Nous voici donc, dit-il, revenus à ces lettres où la défense voit
+l’essentiel de l’affaire. Eh bien, à mon tour, je vais poser une
+question. Ces lettres, madame, actuellement où sont-elles?
+
+Elle le regarde en face, puis d’une voix douce:
+
+--Ici.
+
+--Ah! Mme Gueydan les a? Est-ce que Mme Gueydan les offre?
+
+--Je ne le puis: il y a devant nous une femme pour qui se pose la
+question de la peine de mort... D’ailleurs, ces lettres n’intéressent
+que moi.
+
+--Madame, réplique Maître Chenu d’une voix sourde, on ne vous croira
+pas!
+
+--On me croira, réplique Mme Gueydan. Cette femme, dans ces lettres,
+cravache mon mari et le pousse à me jeter dehors. Il n’est pas question
+de politique.
+
+--Madame, reprend Maître Chenu d’une voix forte, on ne vous croira pas!
+
+Puis il se tourne vers Labori:
+
+--Que d’obscurités!... Monsieur le Bâtonnier, n’allez-vous point vous
+associer à moi dans la prière que j’adresse à Mme Gueydan? Je vous en
+prie, tendez-moi la main!
+
+Il y a, dans son ton, une ironie triomphante, le sarcasme tout-puissant
+de l’honnêteté, qui, empoignant l’adversaire, lui déclare en public:
+
+--Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi intègre que moi?
+
+Alors, Labori fait de gros yeux. Son front se plisse. Il grogne, gronde,
+bourdonne. Enfin, d’une voix bourrue:
+
+--Monsieur le Bâtonnier, je n’aime pas beaucoup, savez-vous, qu’on
+interprète mes attitudes: elles ne sont pas de celles qui prêtent à
+l’équivoque! Nous avons, pour nous juger, des arbitres souverains: les
+jurés. S’ils croient devoir prendre la responsabilité de demander les
+lettres...
+
+Pauvres jurés! Encore ce fantôme de la responsabilité dont on les
+terrorise, comme l’avant-veille où l’ennemi écoutait aux portes. Qui
+donc menace aujourd’hui?
+
+Mais pour achever de les dérouter, la voix de Mme Gueydan reprend,
+pointue et malicieuse:
+
+--Monsieur le Président, je propose autre chose...
+
+Silence...
+
+--Quoi donc? dit le Président, ahuri.
+
+--Ces lettres...
+
+--Oui...
+
+--Je puis les remettre...
+
+«Pourvu que ce ne soit pas à moi!» pense le Président. Et il baisse la
+tête:
+
+--... A Maître Labori... qui en fera ce qu’il voudra.
+
+Piège de femme admirable, vengeance audacieuse que personne, d’abord, ne
+saisit. Labori est joué: il se croit honoré. Il pense qu’on s’incline,
+alors qu’il n’est qu’une dupe. En bon géant, il se trouble, pâlit,
+rougit:
+
+--Madame, personne... jamais... depuis que je suis avocat... ne m’a fait
+pareil honneur!
+
+--Le... l’audience est suspendue, annonce le Président.
+
+[Illustration]
+
+Président d’opérette! La phrase n’est pas prononcée, que Caillaux déjà
+s’est enfui, et la Cour, vaincue, s’éclipse pour laisser le public
+acclamer cette femme. Une minute, elle reste à la barre; les
+applaudissements viennent jusqu’à elle; on se presse pour lui tendre les
+mains; tout ce qu’on a dit est oublié; on entend: «Très beau! Très fort!
+Elle est formidable!» Oui, cette déposition, d’abord lente et menue,
+s’est étoffée, s’est amplifiée; elle est devenue vigoureuse, pathétique,
+grande, superbe, et elle a pris les cœurs. La presse est debout sur les
+tables:
+
+--C’est énorme! Eh! l’_Écho_, on leur fiche un grand titre?
+
+Une jeune actrice répète:
+
+--Qu’elle est belle, cette femme, qu’elle est belle!
+
+La voici qui sort. On continue d’applaudir; on se groupe sur son
+passage; on salue. Elle a sur le visage une dignité heureuse. Dans cette
+salle... quelle chaleur, quelle ardeur! L’admiration y tourbillonne, va
+de l’un à l’autre, emporte des groupes; et les langues marchent,
+entraînant les répliques:
+
+--Enfin... pourquoi a-t-il quitté une créature pareille?
+
+--Parce qu’elle lui était supérieure, tiens, cette idée!
+
+Les yeux brillent.
+
+--Et qu’est-ce que ça va donner, maintenant, ces lettres?
+
+--Ah! dame, on touche au moment palpitant!
+
+Il suffit que cette phrase soit bien dite par un homme pour faire frémir
+les femmes.
+
+Une avocate, qui a de jolis bras, confie à une amie dans un élan
+passionné:
+
+--Moi, cette femme m’en impose!
+
+--Modérez-vous, dit froidement l’autre; mon mari l’a connue: elle est
+terrible!
+
+--Est-ce vrai?
+
+--Depuis son divorce, elle touche dix-huit mille francs de pension.
+Parions qu’elle sort de l’audience avec trente mille?
+
+--Oh!... Vous me défrisez!
+
+On n’a pas ouvert assez de fenêtres; l’air est lourd. Gare!... Tout à
+coup, l’admiration va tomber; la critique s’insinue; déjà elle pique,
+dégonfle, elle est en train de faire son œuvre... La nature humaine est
+ainsi faite, trop faible pour soutenir la fièvre d’un enthousiasme
+long...
+
+Coup de timbre! L’audience est reprise... et M. Caillaux demande qu’on
+l’appelle à la barre.
+
+C’est le revanchard; il fallait s’y attendre: jamais il n’est en reste.
+Loin de s’insurger, d’ailleurs, le public tient son souffle; Mme Gueydan
+est rentrée; et elle respire des sels...
+
+La première phrase de Caillaux sera pour la remercier.
+
+Il s’inclinera; il aura une voix de miel.
+
+--Je suis très reconnaissant à Mme Gueydan d’avoir chassé tant de
+miasmes autour de ces lettres intimes...
+
+Ces mots sont une caresse.
+
+--... La calomnie, hélas! elle a pu en parler! Moi aussi, je l’ai
+connue! Et, étant un bourgeois, comme ma seconde femme (il lui lance un
+regard tendre), je l’ai redoutée.
+
+Mais voici que déjà la rage éclate. Il n’a pu l’étouffer qu’une seconde,
+elle est plus forte que lui, qui, pourtant, se croit le plus fort et il
+s’y abandonne et, avec elle, il va jouer la grande scène:
+
+--Messieurs, même si j’ai l’air d’abuser de votre patience, il faut que
+je reprenne devant vous le récit de ma vie. Je n’ai pas bu jusqu’au fond
+de la coupe: il faut que je l’achève! Vous êtes des hommes; aucune
+faiblesse humaine ne vous est étrangère; et on peut tout vous dire,
+n’est-ce pas, quand on n’a rien fait de contraire à la droiture et à
+l’honneur!
+
+Pour la première fois il fait trembler sa voix, il fait mine de céder,
+mais ce n’est pas à quelqu’un: c’est devant les grandes idées qui
+forment la conscience des hommes.
+
+Cet effet d’ailleurs sera très court: juste le temps de rallier son
+public. Dès qu’il le tient, son ton claironne:
+
+--Maître Labori, vous avez, sans me consulter, salué Mme Gueydan, qui,
+cependant, fut assez dure pour moi et pour celle-ci!
+
+D’un élan pathétique, il montre l’accusée. C’est le second élan qu’il a
+vers elle. Toute cette scène ne sera faite qu’en va-et-vient du cœur. Il
+est entre ses deux femmes: d’abord il toise l’une et se donne à l’autre.
+
+Mais Labori a frémi sous le coup de fouet de l’homme qui paye et prétend
+avec impudence qu’on ne dise strictement que ce dont il est convenu. Ah!
+Dieu!... Labori se ramasse, se charge d’air; puis il émet d’abord des
+choses confuses où son honnêteté s’agite, en chien de garde à la chaîne.
+Après quoi, subitement dressé, il élargit l’affaire, il y souffle une
+tempête et il prononce pêle-mêle des paroles incohérentes... et
+superbes:
+
+--Je n’ai pas encore plaidé, monsieur Caillaux! Je plaiderai... (sa
+plaidoirie seule est payée), je plaiderai plein de respect pour vous,
+et... si ces tristes débats pouvaient aboutir à une réconciliation des
+Français devant l’étranger qui suit ce procès avec un intérêt à certains
+égards horrible, certes, je ne regretterais pas la faute que j’ai pu
+commettre en prenant une initiative sur le compte de laquelle je n’avais
+pas eu le loisir de vous consulter!
+
+L’ampleur du geste, qui accompagne cette période sonore et éclatante
+d’intégrité, arrache des applaudissements; mais alors, dans certains
+coins, l’on proteste. Les uns sont entraînés et crient: «Bravo!»;
+d’autres ont compris et s’émeuvent. Caillaux sent l’orage, et, avec une
+adresse immédiate, il quitte son rôle, prend celui du Bâtonnier, et
+s’écrie:
+
+--Il a raison, messieurs les jurés! Voici de nobles paroles! La vie
+politique se transforme! Hélas! elle n’est plus aujourd’hui une lutte
+d’idées, mais une lutte d’hommes: elle est atroce! Moi, le citoyen le
+plus attaqué de France, je peux le dire fièrement: j’ai répudié certains
+procédés honteux dont on usait à mon égard, et, me souvenant du poète
+latin qui écrivait qu’un malheureux est chose sacrée, je jure,
+messieurs, que dans l’avenir ce que je puis avoir de bonté sera encore
+accru!
+
+Ses narines palpitent: oh! qu’il devient douloureux!
+
+--Mais il ne s’agit pas ici d’avoir des envolées comme on peut s’en
+permettre à une tribune politique...
+
+Malgré lui il a été trop ému; il s’en accuse; il se frappe la
+poitrine... N’a-t-il pas abusé de l’indulgence de tous?
+
+--Messieurs... messieurs, je reviens à ma pauvre vie!
+
+A peine se recueille-t-il une minute:
+
+--Contre une femme qui a porté mon nom, je ne veux rien dire...
+
+Avec hauteur, il regarde Mme Gueydan. Veut-il une dernière fois la
+dominer? Mais elle a un mépris moins théâtral que le sien. Cette femme
+est un roc: il a peur de se briser. Il se jette éperdument vers l’autre:
+
+--De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout mon être, je suis avec
+celle-ci, créature de bonté, que j’ai choisie parce qu’elle est de ma
+race!
+
+Ah! ce dernier mot, quel cri de colère!
+
+Il a failli en perdre le souffle...
+
+Il s’apaise.
+
+Il prend son front, recule de deux pas vers Mme Gueydan.
+
+--Madame, la vie m’avait souri d’abord, j’avais fait de brillantes
+études...
+
+Son crâne s’empourpre; il serre la barre:
+
+--Né de parents millionnaires, à trente-cinq ans je bats le duc de La
+Rochefoucauld et j’entre à la Chambre!
+
+Cette annonce vaut un roulement de tambour.
+
+--C’est alors que je vous rencontre.
+
+--Ah! souffle un journaliste, il est immense! A côté de lui, tout fout
+le camp!
+
+--Malheureusement, continue-t-il d’une voix vibrante, passionnée, qui a
+l’air de vouloir rappeler la chaleur grisante de l’amour, au moment même
+où il va dénoncer le plus cruel des désaccords, malheureusement, nous
+n’étions pas deux êtres de même nature!
+
+Que de choses dans ces mots et dans cette voix! La voix est d’un homme
+admirable. C’est donc que la femme eut tort, et c’est elle que les mots
+condamnent.
+
+Il vient d’être généreux. Alors, il va oser davantage:
+
+--Je suis un homme auquel je crois que personne ne refuse de la volonté
+et de la vigueur. Vous aviez, vous, madame, quelques-unes de ces
+qualités... mais exagérées. Ce fut le douloureux roman: nous n’avons pu
+être que des amis admirables...
+
+--Monsieur Caillaux... interrompt Mme Gueydan d’une voix sourde,
+Monsieur Caillaux... vous vous déshonorez!
+
+Elle est demeurée assise, mais la voix est haletante. Il est debout,
+dédaigneux:
+
+--Madame... pas de violences qui ne serviraient à rien! Vous avez trouvé
+des lettres... Oui, j’ai écrit des lettres; mais moi, ici, je ne veux
+parler qu’avec mesure. Ce que je pourrais dire, je ne le dirai pas...
+Nous avons divorcé... Je me suis engagé à vous payer dix-huit mille
+francs par an, alors que, laissez-moi vous le rappeler, vous n’aviez pas
+un centime quand vous êtes entrée chez moi...
+
+La phrase n’est pas achevée que la salle proteste:
+
+--Oh!... Hou! Hou!... Oh!...
+
+On siffle, pour la seconde fois. C’est trop. Tout de suite, la figure
+rageuse tourne, et le public, dominé, se tient coi.
+
+Ouvrant à peine la bouche, tant la colère lui serre les dents, Caillaux
+résiste:
+
+--Quoi donc?... Est-ce qu’en énonçant simplement ma volonté de faire ce
+sacrifice à une femme qui a porté mon nom, je ne dis pas une chose qui
+est élevée? Pourquoi ces rumeurs?
+
+Mais elles tiennent bon. On entend même: «Il est ignoble!» Alors, bien
+dressé sur ses pieds, sans perdre une seconde, il fait un nouvel appel à
+la sensibilité des cœurs:
+
+--J’ai été un homme très malheureux dans ma vie: parfois sur les
+sommets... ils sont si près de l’abîme! Mais j’ai été un homme heureux,
+très heureux, avec ma seconde femme!
+
+Sa chaude parole s’accompagne d’un élan vers elle. C’est le troisième.
+Puis, tout de suite, il s’incline devant Mme Gueydan:
+
+--Cela, madame, n’a rien d’outrageant pour vous...
+
+Très digne, il reprend dans un long soupir:
+
+--Ce n’est ni le moment, ni le lieu de ressortir nos misères. Est-ce que
+chacun de ceux qui m’écoutent n’a pas le sentiment que, si l’on
+fouillait dans sa vie, il serait un peu, suivant l’image dont je me
+servais hier, le Lacédémonien que le renard ronge? Eh bien, je suis
+comme lui, et j’ai assez parlé!
+
+--Madame Gueydan, bafouille le Président, qui est en compote, avez-vous
+quelque chose à ajouter?
+
+Elle se lève et, sombre, dit fièrement:
+
+--Je ne réponds pas aux insultes de M. Caillaux: je les lui pardonne!
+
+Un grand silence suit cette déclaration. Puis, comme il faut que
+Caillaux, toujours, ait le dernier, après un temps calculé il riposte:
+
+--Moi... moi, je pardonne à Mme Gueydan son pardon, et je m’incline!
+
+Il vient surtout de faire incliner toutes les têtes, malgré les rumeurs,
+les exclamations, les sifflets, malgré le Barreau qui est écœuré et la
+moitié de la presse qui est hérissée. Il vient de réussir, et à la
+perfection, une des scènes les plus difficiles de son grand rôle d’homme
+public. Il a joué la scène d’amour entre deux femmes, dont l’une,
+impassible, le rejetait égaré, parmi ses ruses, et dont l’autre,
+écroulée et geignarde, ne savait que faire de son encombrante tendresse.
+Perfide chanson sur deux notes alternées! Il s’est retrouvé avec sa
+partition, dont elles ne voulaient ni l’une ni l’autre. La colère lui a
+redonné des ailes. Il ne s’est pas dépité; volte-face; et cette
+provision de sentiments musicaux qu’il avait destinés à ces deux
+créatures, sans apparence d’effort, il l’a fait servir à l’éloge de
+soi-même. Ah! elles n’ont pas voulu qu’il les chantât? Eh bien! il a
+chanté Caillaux, encore Caillaux! Ce n’était qu’une fois de plus. Pas la
+dernière, sans doute. En tout cas, il a tenu bon, il a conclu, il sort
+vainqueur. Voici trois jours de suite que la barre est à lui, qu’il
+emplit le Palais et possède les Assises.
+
+ * * * * *
+
+Pour le reposer, il y a, vingt-quatre heures après, un défilé de témoins
+inutiles, précédé de débats superflus sur les fameuses lettres que
+Maître Labori a lues dans la nuit. Elles l’irritent, et il veut les
+rendre. Calmette devait publier trois lettres intimes, a dit le ménage
+Caillaux. Labori en a huit: c’est trop de cinq. Ces huit lettres ruinent
+le système de la défense. Et voici que Maître Chenu les veut toutes.
+Parbleu!... Alors le Président attend que le premier les lâche, avant
+que le second les prenne, pour s’en saisir au passage et les enfouir
+dans un dossier qu’on n’ouvrira plus. On discute, on ergote, la scène
+est interminable.
+
+Mais le vide de ces avocasseries permet au public de ne plus écouter et
+de songer avec angoisse à ce qu’il a lu dans les feuilles du matin sur
+les menaces autrichiennes à la Serbie. Le ciel d’Europe s’assombrit. De
+l’Est accourent des nuages mauvais.
+
+--Madame, dit Labori, voulez-vous reprendre les lettres?
+
+--Non.
+
+--Oh! flûte! grognent les journalistes. Ces histoires-là, on commence à
+s’en f...!
+
+Pourtant, dans les cinq heures que durera la séance, une au moins vaudra
+d’être vécue. Si Caillaux se repose, sa bande ne chôme pas. Maître
+Piero-Piafferi, sans se gêner, répète tout haut qu’il vient de
+reconnaître dans la salle, où ils sont entrés munis de cartes du tyran,
+une douzaine d’individus qu’il a vu juger en Correctionnelle pour
+vagabondage spécial. Mais ceux-là du moins se taisent; ils ne sont venus
+que pour faire le coup de poing en cas d’émeute. Tandis qu’il y a
+d’autres amis agissants, qui sont témoins, et qui viennent un peu trop
+haut proclamer la vérité, à savoir que Caillaux est grand et que
+Caillaux est pur! Le plus notable est Ceccaldi. Depuis la première
+minute du procès, Caillaux n’a pas fait dix pas dehors qu’il ne se soit
+collé à ses basques et ne l’ait protégé du geste comme du regard. Le
+physique est d’un matamore. Lorsqu’il talonne Caillaux, il défie, de
+loin ou de près. Nul besoin qu’on l’attaque pour qu’il le défende. Un
+coup d’œil: il provoque. Deux pas vers Caillaux: il est en garde. Un mot
+douteux: il devient bravache. Et il s’allume. Tout est du feu chez lui.
+Barbe rousse, yeux ardents, gestes de flamme: il a l’air de griller et
+d’en souffrir. Pourtant, c’est pour Caillaux qu’il grille... Diable
+d’homme, qui rend l’amitié comique en la soufflant, en incendiant, pour
+elle, tout le voisinage. Depuis quatre jours, dans les couloirs, il fait
+du vent, tape du pied, frappe son cœur, tend les bras. Enfin, on
+l’appelle à la barre!... Il entre dans un courant d’air; la porte
+claque: il tressaute. On lui demande son nom: il croit que c’est une
+insulte. On lui dit de déposer: il crie:
+
+--Je suis son ami, messieurs!... son ami!
+
+Est-ce une prière, ou du délire? Il poursuit:
+
+--Et au nom de mon amitié (ses bras ne sont pas assez longs pour en
+donner la mesure), je veux d’abord, avant tout, que vous reteniez bien
+ceci: jamais je n’ai vu, nulle part, un ménage plus uni!... Ah! Madame
+Caillaux par-ci! Madame Caillaux par-là! Quelle femme, messieurs. Et
+lui! Ah! lui! messieurs, quel homme! C’est ce point, messieurs les
+jurés, qu’il ne faut jamais oublier, dès qu’on parle d’autre chose. Lui,
+lui, mon ami, quel homme!...
+
+Avec volubilité il le redit vingt fois, l’explique trente, et,
+renversant son buste, il a l’air d’offrir sa barbe ardente à la déesse
+de l’Amitié.
+
+--Madame Gueydan, messieurs, eût voulu l’éloigner, cet homme (cet homme
+dont je suis l’ami!), l’éloigner de la terrible politique, car chaque
+jour, sur sa tête, comme dans les supplices antiques, goutte à goutte,
+on distillait le venin!
+
+A ces mots des rires partent.
+
+--Celui-là, remarque quelqu’un, s’il n’existait pas, il faudrait
+l’inventer!
+
+--Mais, messieurs, il y à le devoir!... Aussi, la veille du jour où le
+ministère fut constitué, moi qui aimais cet homme, moi qui suis son ami,
+son ami véritable, j’ai tout fait, vous entendez, pour qu’il entre dans
+la combinaison!... Je l’avoue, je le dis très haut...
+
+--Plus haut, ma vieille! Encore plus haut! murmure un journaliste.
+
+A-t-il entendu? Il élève le ton:
+
+--Je sais, je sais: ce fut leur bonheur perdu! Je sais: c’est ce jour-là
+que commence l’infâme campagne... pouah! campagne contre cet homme, qui
+reste et restera mon ami, et contre cette femme qu’on veut
+_arbitrairement_ maintenir en prison!...
+
+Cet adverbe ne suscite plus des rires, mais des huées. Et comme Ceccaldi
+n’a pas l’habileté des reprises, à la manière de l’homme qui est son
+ami, il s’enroue, s’énerve, fait: «Fff... Fff...!» ainsi que les chats
+furieux... Puis, à l’exemple de Caillaux, c’est son propre éloge qu’il
+entame, mais sans lâcher pour cela l’éloge de l’Amitié.
+
+Il se lance en avant, se rejette en arrière, empoigne la barre, se
+hérisse devant le jury et, soutenu par Caillaux derrière, respectueux
+pour sa femme devant, faisant appel aux hommes justes, il déclare:
+
+--Ce sera la clarté de ma vie, l’honneur de mon nom, un éternel tremplin
+pour ma conscience, que de pouvoir dire toujours et penser toujours: «Je
+n’ai pas voulu lâcher celui qui était mon ami!» Car cet homme, cette
+femme, messieurs, eh bien, maintenant, ils n’en ont plus d’amis!
+
+--Ah!... Parbleu!... Cette histoire!... Ferme ça! proteste la salle...
+
+--Regardez et entendez vous-mêmes: il n’y a plus aucune pitié?
+
+--Hou! Hou! A la porte!
+
+--Messieurs, c’est au jury que je m’adresse!
+
+Il veut tenir tête encore. Il est très rouge:
+
+--Vous avez entendu leur langage, où tout est noble et digne...
+
+--Assez!...
+
+--Ce sera la beauté de mon existence...
+
+--Crétin!
+
+--Ce sera ma gloire de n’avoir pas lâché cet homme!
+
+--Pignouf!...
+
+[Illustration]
+
+--... Cet homme qui, je n’ai pas peur de le proclamer une fois de plus,
+demeure et demeurera mon ami!
+
+Il a donné tout son souffle, et l’air en est irrespirable... Devant une
+salle houleuse, le Président s’éponge. Et Caillaux, grand acteur, se
+voile la face en entendant ce crieur public de l’Amitié.
+
+Trente secondes: la porte des témoins se rouvre. D’instinct le Président
+se dresse. Caillaux découvre son visage. Et tout à coup la salle
+redevient silencieuse: Henry Bernstein est entré.
+
+Il n’y eut pas, dans tout le procès, de contraste plus frappant. Deux
+hommes se suivaient, venant l’un après l’autre parler au nom d’un même
+sentiment sacré: le premier avait été trépidant, le second fut fier. Le
+premier sauta, chanta, fit du théâtre. Quelle vulgarité! Le second fut
+nerveux, offensif, tout audace et courage.
+
+D’abord, c’est un géant; par la taille il domine les hommes ordinaires.
+Sitôt entré, il est au niveau du Président qui s’écrase sur sa table
+haute. Il ne lui jette qu’un coup d’œil: il le méprise; puis cherchant
+dans la foule, la tête en avant, d’une moue dégoûtée, il demande:
+
+--Où est Caillaux?
+
+Il a dit: «Caillaux» tout court! Il n’a pas dit «M. le Président», ni
+«le grand politique», ni «le salut de la France».
+
+--Où est Caillaux?
+
+Il a répété. Cette fois, un petit ricanement lui répond. Alors, il
+clame:
+
+--Il n’y a pas de quoi rire! Messieurs les jurés, il se pourrait que la
+guerre fût à nos portes. Je ne suis pas de ceux qui, comme M. Caillaux,
+arment le bras d’une femme. Si demain la mobilisation est déclarée, je
+m’engage et je tire moi-même!
+
+Il vient de prononcer cette rude phrase d’une voix sonnante. Maintenant
+qu’il se tait, sa lèvre tremble. Ce n’est que le relâchement de ses
+nerfs trop tendus. Il se reprend. M. Caillaux est un assassin et un
+puissant: les hommes dans son cas trouvent toujours des amis. Calmette
+n’est qu’un assassiné: c’est lui que Bernstein vient défendre, et c’est
+lui qu’il vantera: l’homme doux, l’homme bon, l’homme sans peur, car ce
+cœur exemplaire comprenait dans toute l’étendue de leurs devoirs
+difficiles, l’Amitié et l’Amour du pays.
+
+Tout cela est exprimé sobrement mais violemment, en phrases qui ne se
+soucient pas d’être balancées, mais d’apporter l’essoufflement sincère
+d’un homme passionné, pleurant un ami. Ses yeux se sont voilés pendant
+qu’il parlait; une goutte de sueur perle à son front. Si géant qu’il
+soit, il est plus faible que son sentiment, celui de l’amitié noble!
+
+Caillaux regarde les fenêtres et évite Ceccaldi.
+
+Lorsqu’il sort, Ceccaldi se colle à lui. Des voyous s’échappent d’un
+estaminet et se jettent à leur rencontre. Le rouge, cette fois, monte au
+front du tyran. Canaille populaire encore payée par Ceccaldi. Ah!
+piteuse mise en scène! Il est très irrité. Les flics, les repris de
+justice, une poignée d’ivrognes l’escortent jusqu’à l’auto, où «l’homme
+de l’amitié» monte avec lui. Caillaux serre les lèvres et, sitôt dans sa
+voiture, il commence un chapelet de reproches cinglants; l’autre, alors,
+se trémousse sur les coussins et crie à tue-tête: «Accable-moi! J’ai ma
+conscience! Je ne connais que mon honneur!... Je suis ton ami, ton seul
+ami!»
+
+Ne serait-ce pas à vous dégoûter de l’être, si l’envie pouvait vous en
+prendre!
+
+ * * * * *
+
+Le sixième jour, cette envie ne prendra personne. Les esprits commencent
+à être dominés par une terrible idée: la Guerre!... Quelle guerre?... La
+guerre de l’Autriche avec la Serbie? Bien pire que cela. Voici
+qu’aujourd’hui, chacun pressent un danger net... pour la France. Tout se
+complique; tout devient trouble; aucune dépêche n’est explicite. Il y a
+dans ce conflit lointain on ne sait quoi de louche et de brutal qui
+permet... de redouter tout! La guerre... la guerre et la mort
+viendraient-elles jusqu’à nous?... Et on se redit comme à l’heure
+d’Agadir:
+
+--La guerre... maladie périodique et éternelle!...
+
+--Qui pourrait bien nous faire passer de chouettes vacances!
+
+--A la campagne, sûrement!
+
+Amertume. Colère. Saisissement. Crânerie. Les nerfs sont à vif. Il ne
+faudrait pas trop de disputes avocassières ni de témoins imbéciles pour
+qu’on se dégoûtât de ce procès, dont le déroulement commence à être
+interminable. Sixième audience, troisième bataille au sujet de ces
+lettres dont l’épithète «intimes» devient, à la longue, ou impudique ou
+niaise. On en lit quelques-unes: rien dedans: verbeuses, banales... à
+peine suffisantes pour l’intimité. Mme Caillaux, effondrée depuis quatre
+jours, dont on n’entend plus la voix, dont on ne voit que le chapeau
+renversé, s’évanouit et s’écroule.
+
+--Qu’elle crève donc! déclare un avocat. S’il y a la guerre, il en
+crèvera d’autres!
+
+Mais Caillaux a bondi.
+
+Aux Assises, pourtant, la loi est formelle. Même à un condamné à mort la
+Justice refuse que sa femme ou sa mère coure à son box l’embrasser. Mais
+celui-ci, dont Ceccaldi est l’ami, a eu la France dans les mains, donc
+la Loi et la Justice avec la France. C’est le maître. Il peut ce qu’il
+veut.
+
+En une suspension de cinq minutes, avec des sels et trois nerveuses
+paroles, il va d’ailleurs guérir cette femme, qui ne s’est pas évanouie
+lorsqu’elle tuait. Aucun besoin de médecin; ce n’est donc pas pour elle,
+à la reprise, qu’entreront dans le prétoire, à la queue leu leu, trois
+docteurs.
+
+C’est d’abord pour éclairer le jury, comme tous ceux qui pénètrent dans
+cette funeste salle; ce sera surtout, pense la défense, pour se livrer à
+des aveux, car ces trois compères étaient au chevet de Calmette. Or,
+l’ont-ils soigné comme il faut? Grave question, puisqu’ils n’ont pas été
+capables de l’empêcher de mourir!... Mme Caillaux a tiré, c’est entendu;
+mais, dès l’heure où les médecins ont eu Calmette entre les mains, ne
+devaient-ils pas le sauver? A quoi sert leur métier? Et n’est-ce pas,
+alors, à leur compte qu’il faut inscrire sa mort?... Ne protestez pas!
+Pour finir d’hébéter un jury, l’affaire est d’importance, et on va
+longuement, grossièrement, l’examiner.
+
+Comme un des trois docteurs s’irrite, Maître Labori se fâche, et, de sa
+voix de géant qui n’est pas toujours bon, quand son cas s’embarrasse:
+
+--Le devoir du docteur est de répondre! Il a ses responsabilités!
+L’accusée n’en a pas!
+
+--Quoi?... Sans rire!...
+
+Soulèvement du public. Et Labori riposte:
+
+--En tout cas, l’accusée, je la couvre!
+
+Alors on rit. Le mot prête à rire. Est-ce que Caillaux serait jaloux? Il
+fait une moue dédaigneuse.
+
+Le malheur est que ces trois médecins font bloc. Ils disent ensemble:
+
+--C’est le cas d’un incendiaire qui, ayant mis le feu aux quatre coins
+d’une maison, expliquerait devant les ruines: «Les pompes sont arrivées
+trop tard!»
+
+Mais la défense tient bon. A ces médecins, elle oppose d’autres
+médecins. Et d’abord, voici pour leur répondre un chirurgien des
+hôpitaux.
+
+--Moi, messieurs, j’aurais opéré; je serais intervenu: j’interviens
+toujours... Je m’excuse même d’intervenir aujourd’hui; mais j’étais
+l’ami de Calmette, et j’ai bien souffert de ne pas intervenir davantage.
+
+Il a couru à la maison de santé. Il a vu les trois docteurs qui
+faisaient bloc déjà, mais ne faisaient rien d’autre, et dont
+l’amour-propre s’est insurgé à l’idée d’une intrusion dans leurs
+affaires! Lui, d’autre part, leur en veut de ne pas l’avoir laissé
+s’installer en maître. Il rend hommage à leur savoir, avec une acuité où
+perce sa rancune. Et ainsi cette audience, au lieu d’éclairer le procès,
+ne découvre que la rivalité professionnelle de pontifes médecins.
+
+Le plus beau de tous, cependant, n’est pas là. Il se réserve pour le
+septième jour, jour où l’orage européen s’amoncelle et commence à
+gronder à l’horizon.
+
+L’Autriche n’a pas encore déclaré la guerre à la Serbie, mais, dans les
+télégrammes, les mots «d’état de siège» et de «mobilisation» évoquent
+des images farouches. Le monde russe s’agite. De quelle façon?
+Mystère!... L’Angleterre se raidit. Flegmatique, elle prête l’oreille.
+De l’Allemagne on ne sait rien... Et la France, sincère, se tourne vers
+chacun, demandant: «Mais qu’y a-t-il donc?» En vingt-quatre heures, la
+presse reflète l’espoir et l’angoisse, la tension puis la détente.
+L’opinion a perdu pied; et chacun, chez soi, s’interroge, dans le froid
+silence de son cœur, sur la mort qui devient possible demain. Les grands
+mots de patrie, d’ennemi, d’armée, de conflit, se multiplient sous les
+plumes et sur les lèvres. La vie publique est haletante. Paris s’écoute
+et se regarde, comme s’il était surpris de vivre encore sa vie normale.
+Rien pourtant n’est changé des habitudes journalières; les esprits sont
+déroutés, mais les corps poursuivent leur chemin. On a commencé un
+procès: on le continue. Or, c’est parmi ces soucis qui étreignent les
+cœurs et les gorges que va se jouer le septième acte, qui commence par
+un divertissement bouffe sur la médecine, réglé, mené, joué par un seul
+homme! Quel record!... Mais l’acteur unique aura toute une voiture
+d’accessoires. On se croira dans une fête foraine. Grâce à un meurtre,
+on se régalera d’une farce.
+
+M. le docteur Doyen, cité par la défense pour prouver aux jurés, pièces
+à l’appui, que si Calmette est mort, c’est qu’on ne fit rien pour l’en
+empêcher, apporte un revolver, des habits, des tableaux anatomiques, des
+prospectus, et son fils! Il distribue d’abord des brochures à images et
+à légendes: c’est sa déposition illustrée; un souvenir qu’il offre. A la
+vérité, il a une tête banale de pharmacien de petite ville, mais dans le
+geste, comme dans la parole, il montre une décision qui indique une
+audace au moins égale à celle de Caillaux. Aussi Caillaux se résigne à
+rester muet. Il piaffera sur place, mais il saura se contenir: le
+docteur Doyen est une satisfaisante doublure. Aucune gêne, aucune
+pudeur, rien qui fasse songer à de la délicatesse. C’est un homme qui
+opère beaucoup, l’homme qui, dans Paris, opère le plus. Il mêle la
+quantité des entreprises et la qualité des résultats. Et, passionné de
+réclame, pour le moindre de ses gestes il bat le tambour, fait des
+affiches, convoque les photographes. Quand il entre, on sait donc
+pourquoi il est cité: l’Opérateur type! Mais il est aussi «l’ami de la
+vérité»: ce sera son premier mot! Il n’a vu Caillaux qu’une fois, au
+lieu qu’il était allié avec la famille Calmette; et c’est elle qu’il va
+desservir, tandis qu’il se voit forcé d’aider Caillaux. Preuve de son
+amour du vrai!
+
+De plus, il est mécanicien! Et il est aussi chimiste! Et il s’intéresse
+encore à toutes les branches de la science qui peuvent toucher à la
+médecine! Il l’affirme hautement. Ces branches sont représentées par les
+accessoires qu’il apporte:
+
+--Huissier, distribuez les prospectus... Messieurs les jurés, quand je
+déroulerai mes planches, il est possible que certains d’entre vous ne
+distinguent pas ce qu’il y a dessus. J’ai donc tenu à vous remettre des
+brochures où vous retrouverez ce qu’il y a sur les planches. Voici ma
+déposition.
+
+Il commence par attendre que le silence soit rétabli, car cette annonce
+surexcite la salle: on remue, on parle, on rit, et le Président, de la
+voix d’un homme qui se rend, ordonne au chef des gardes:
+
+--Faites sortir les personnes qui... troubleraient l’audience!
+
+--Messieurs les jurés, commence enfin le docteur Doyen, je vous ai dit
+tout ce que j’étais: j’ajoute que, surtout, je suis homme d’action,
+d’une autre école que les médecins qui ont laissé mourir Calmette. De
+toute évidence, il fallait l’opérer!
+
+Aussitôt, avec vigueur, il mime une scène d’intervention: il fait le
+geste d’inciser le ventre, de comprimer l’aorte, d’arrêter l’hémorragie.
+Il est très vivant, et il n’admet pas que Calmette soit mort.
+
+--Les médecins, messieurs, ne sont pas intervenus pour deux raisons:
+d’abord, ils sont des hommes hésitants; ensuite, ils n’ont sans doute
+jamais lu les traités de chirurgie que j’ai publiés, et dont je peux me
+permettre de dire qu’ils font loi!... Car enfin, ma notoriété
+chirurgicale dans le monde...
+
+Il s’incline. C’est un salut à lui-même.
+
+--Deuxième partie! Messieurs les jurés, attention! J’en ai fini avec le
+premier point, qui est l’incapacité de mes confrères. Excusez-moi de
+parler carrément: la vérité est toujours brutale... Je vais prouver
+maintenant que toutes les hypothèses de la Justice, pour reconstituer le
+drame, sont fausses, et je vais leur opposer _mon_ système. J’ai apporté
+un revolver. Soyez tranquilles, messieurs, il n’est pas chargé... Mais
+c’est moi qui, avec plusieurs généraux, ai fait les premières
+expériences pour servir de base aux écoles de tir. Considérez, messieurs
+les jurés, sur la brochure, la planche numéro trois; c’est un dessin de
+géométrie; car j’ai aussi l’esprit géométrique... Messieurs, soyez assez
+bons pour suivre à la fois la trajectoire sur le prospectus et ce que je
+vais vous indiquer sur la planche.
+
+A ces mots, le fils du docteur Doyen, gros garçon rougeaud, déroule des
+papiers entoilés et, les tendant à bout de bras, disparaît dessous.
+
+--Voici la région de l’aorte et le trajet de la balle. Si Calmette a été
+tué, c’est qu’il s’est précipité au-devant des balles: cela, je
+l’affirme, à l’encontre du roman présenté par l’accusation. Si Calmette
+avait eu l’esprit de ne pas bouger, Mme Caillaux, avec son revolver,
+n’aurait fait que des trous le tapis. D’ailleurs, je le prouve!
+
+Il fait un geste impératif: on déroule une seconde planche.
+
+--Voici la coupe faite obliquement: chemin de la balle à travers les
+organes. Voyez-vous l’os iliaque? La balle passe près de l’intestin sans
+le perforer. Comment cela se peut-il au point de vue balistique? Je vais
+vous le dire... la balistique ne m’est pas étrangère.
+
+Avec des mots précipités, il fait une démonstration nouvelle pour les
+jurés qui suivent mal, les yeux papillotants, et qui, n’étant ni
+balistiqueurs, ni géomètres, ni chimistes, ni mécaniciens, ni docteurs,
+ne comprennent plus rien à rien. Le Président est dans le même état
+brumeux; mais lui a une ressource: il se couvre et suspend l’audience.
+
+Ce n’est qu’un pis-aller. Il faut la reprendre, et le docteur tient bon.
+
+--Messieurs, il y a, voyez-vous, des coups de feu qu’on ne rencontre pas
+communément...
+
+--Ah! Ah!... Celle-là!... dit le public.
+
+--Faites sortir! ordonne le Président.
+
+--Qui? demande le chef des gardes.
+
+--Toutes les personnes que vous voyez troubler les débats!
+
+Et les rires de redoubler.
+
+--Messieurs, reprend au milieu du bruit le docteur Doyen, voici la
+photographie du bureau de Calmette.
+
+Il appelle, et on lui passe un pardessus. A ce geste, tout l’auditoire
+proteste, Maître Chenu crie à la Cour: «Vous ne permettrez pas cela!»
+
+--Mais, dit le docteur Doyen, c’est un paletot à moi!... On y a
+seulement marqué les trous des balles!
+
+A lui ou pas à lui, le public est révolté: cette scène a l’atroce
+impudeur d’une enquête de police. Elle ne serait tolérable que dans le
+cabinet fermé du juge d’instruction. Dans ce vaste prétoire, mimer les
+gestes d’un homme qu’on tue, lever les bras, s’accroupir, s’enfuir,
+c’est odieux. Mais lui ne le sent pas: lui, comme Caillaux, est un homme
+possédé par la passion du vrai.
+
+Enfin il sourit, il a fini; il a dit la vérité. Et comme une fois de
+plus il affirme ses sentiments respectables, le public répète en écho:
+
+--Boniments!... Saltimbanque!...
+
+Le public n’est pas seul à le bien juger. Les trois docteurs qui ont
+assisté à la mort de Calmette reviennent en se donnant la main:
+
+--Je n’admets pas, dit le premier, qu’on mette en parallèle la
+culpabilité de l’accusée et notre conduite à nous!
+
+--Et allez donc, disent les journalistes, premier round!
+
+--Quelle tristesse, soupire le second, d’assister ici à une séance
+anatomique que n’accepteraient pas des étudiants de première année!
+
+--Tapé! Le deuxième round! déclarent les journalistes.
+
+--Les statistiques, qui, elles, ne trompent pas, dit le troisième, nous
+prouvent péremptoirement que jamais un homme blessé comme Calmette n’a
+survécu.
+
+--Oh! ça, ça... je ne connais pas les statistiques! riposte Doyen, qui
+revient à la barre. Je n’ai pas le temps de faire de la bibliographie:
+moi, je travaille!
+
+Puis, d’un geste large qui signifie: «J’en ai fait des opérations! Je
+suis un opérateur, moi, je ne suis pas un homme qui discute ni qui
+réfléchis: je suis un homme qui ouvre, moi!... Oui, messieurs, j’aurais
+ouvert le ventre!» d’un geste large il commence une seconde opération
+devant le jury: ce n’est plus une Cour d’Assises, c’est une clinique.
+
+--J’aurais ouvert! Avec des tampons, je comprimais l’aorte et
+j’épongeais. Ce n’est pas la mer à boire: dans les grossesses
+extra-utérines, on éponge en quatre minutes... Le blessé épongé, on
+voyait l’artère iliaque externe; on trouvait la balle. La balle, ayant
+trois cents degrés au sortir du canon, était stérilisée: aucun danger.
+On recousait. C’était fini.
+
+Les jurés en ont chaud. Lui fait un geste de danseuse de cirque, sourit,
+s’incline, se retire.
+
+Et aussitôt il est remplacé.
+
+Le rideau baissé sur une comédie se relève sur une autre. L’opérateur
+type disparaît: voici l’officier type en balistique, car il s’agit de
+balistique et non d’assassinat: le jury, au premier jour, ne s’en
+doutait pas; mais ces séances, précisément, servent à lui faire entendre
+le fond des choses.
+
+--Nous écoutons le colonel Aubry, dit respectueusement le Président.
+
+Lors de l’assassinat, le colonel Aubry ne se trouvait pas au _Figaro_,
+mais il dirige les ateliers de construction de Puteaux, et, pour cette
+raison, il sait dans le détail ce qui s’est passé entre Mme Caillaux et
+M. Calmette.
+
+Il est maigre comme un canon, prompt comme la poudre, comique comme un
+obus qui n’éclate pas.
+
+Il les connaît tous, surtout le tireur qu’il a étudié à l’armée et à la
+chasse. Eh bien, pour le tireur... le tireur sait ce qu’il fait au
+premier coup de feu; mais, avec le premier coup, sa volonté s’enfuit.
+L’accusée a donc raison, quand elle dit: «Les coups partaient tout
+seuls.» Parfaitement! Ce drame est comparable à un accident de chasse!
+
+Partie civile, barreau, presse, public, en sont suffoqués. Le jury reste
+hagard. Seuls Labori et le Président opinent de la tête.
+
+--Conclusion? demande avec insolence Maître Chenu.
+
+Le colonel se raidit:
+
+--Sur mon honneur et ma conscience de soldat, mon intime conviction est
+que Mme Caillaux n’a pas voulu tuer!
+
+--Heureusement qu’elle est intime, riposte Maître Chenu, car elle laisse
+la discussion entière.
+
+Le colonel tend la main:
+
+--Je m’appuie sur des données mathématiques.
+
+Hélas! la mathématique ne mène pas le monde! Ces disputes viennent de
+remplir quatre heures d’audience, et l’Europe, plus vieille de quatre
+heures, se sent plus proche d’un malheur qui pourrait bien causer la
+mort de quelques millions d’hommes. Il s’agira, alors, d’une chasse en
+grand, où la clairvoyance d’un colonel dirigeant les ateliers de Puteaux
+sera mince parmi d’aussi vastes événements.
+
+Le sent-il, cet officier, quand il sort de l’audience, où il fut
+important trois minutes? Dès la porte il n’est plus rien, dans cette
+foule qui passe, le méconnaissant déjà. Car dès qu’elle n’est plus
+contenue, dès qu’elle s’étend, dès qu’elle respire, elle est forte,
+farouche, et la large vie du pays l’entraîne loin d’une affaire, dont
+tout, soudain, lui semble abject ou grotesque.
+
+Par cette soirée d’été où, dans un air léger, devraient flotter pour les
+hommes toutes les promesses divines, le téléphone vibre, le télégraphe
+tape, une rumeur court sur le pays. Cette fois, de source sûre, on sait
+l’Autriche en armes. Ultimatum, violence... c’est pour demain le premier
+coup de canon. Le Président de la République était en voyage: il rentre
+en toute hâte. L’imagination des plus simples est traversée de lueurs et
+d’ombres.
+
+La nuit vient, et déjà l’on aspire au jour. Le pays a la fièvre, il ne
+dort pas, il se tourne. Le présent est insupportable; vite, vite, on
+veut vieillir; et quand le soleil, sans se presser, reparaît, les
+journaux apportent, à côté des angoisses mondiales, le récit étalé de ce
+procès qui bout au cœur de Paris, et vers lequel on va recourir pour
+oublier et se passionner, tandis que le Destin marche et décide de la
+vie.
+
+Au fond, on ne sait rien d’exact. On croirait l’Europe dans la brume.
+Les journaux ont l’air de s’imprimer à tâtons: ils ne disent que des
+choses imprécises. Sir Edward Grey a parlé à la Chambre des Communes:
+qu’a-t-il dit? Guillaume II est rentré à Berlin: qu’y fait-il? On
+discute dans le vide, on s’énerve; il vaut encore mieux entendre
+plaider, puisque enfin l’on arrive au jour des avocats.
+
+Une salle archibondée, jusqu’à la corniche des boiseries. Le public a
+grimpé sur les bancs, les tables, les chaises, et il y a le long des
+murs des journalistes et des avocats juchés, perchés, accrochés, on ne
+sait comment, sur on ne sait quoi. On ne se passe qu’un semblant d’air
+de bouche à bouche. Les femmes sont venues par centaines, bousculant les
+gardes. On est entré sans cartes: c’est la fin; tout Paris veut voir! Et
+puis, on est sûr de rencontrer des amis: on a besoin de parler.
+
+Mais les avocats parlent d’abord.
+
+Maître Chenu commence. On est tendu vers lui: on sait comme il sera
+fort. Il a sculpté des arguments précis dans une matière solide.
+Seulement, on est serré, on a trop chaud pour suivre, et il n’y a que le
+jury et la Cour qui reçoivent ses coups. Ils sont rudes. Il débute par
+un portrait de Caillaux. Une fois de plus on croit le voir.
+«Intelligence hautaine, ambition sans frein, impatiente des obstacles,
+un de ces hommes dont la puissance est faite de leur audace et de la
+crainte qu’ils inspirent!» Puis, d’une voix sonore qui a l’air de porter
+la vérité, il fait revivre le drame et y projette une lumière crue.
+Mais... le public ne le suit toujours pas; si étonnant que soit le
+tableau, il paraît une redite. C’est l’écueil de toute plaidoirie. Il
+faudrait qu’elle fît lever des souvenirs, sans en retracer aucun.
+Debout, tassé, les poumons sans air, le public ne supporte plus qu’on se
+répète. Maître Chenu le sent-il? Il devient bref et vengeur. Tout à
+coup, sur son banc, Mme Caillaux s’affaisse. Maître Chenu s’arrête.
+Brouhaha. L’audience est suspendue.
+
+--Dame! dit un journaliste, il lui distille ça!... Ah! le cochon!
+
+--C’est passionnant! minaude une actrice.
+
+--C’est infâme! déclare un jeune homme, les narines dilatées.
+
+--Ne vous en faites pas, reprend le journaliste, elle n’est pas plus
+évanouie que moi! Du chiqué!
+
+Et il sort tranquillement prendre un bock. Le jeune homme le suit des
+yeux. Frémissant, il prononce:
+
+--Ces gens-là ont des âmes d’assassins!
+
+On a beau ouvrir les fenêtres grandes: aucun air n’arrive à ces bouches
+humaines, qui s’échauffent encore à parler. Les éventails battent. On
+s’interpelle, en mangeant des sandwichs. Coup de timbre. La Cour! Ah!...
+Cette fois, c’est peut-être la fin de l’épreuve... Mme Caillaux est
+rapportée.
+
+--Messieurs, reprend Maître Chenu d’une voix d’airain, cette femme
+m’épouvante!
+
+A vrai dire, c’est elle qui paraît épouvantée. Sèchement il détaille les
+mobiles du crime, et comme il ne tombe juste qu’une fois sur deux, pâle
+elle se hérisse, mais elle rougit quand il dit vrai.
+
+Reprenant le divertissement de la Médecine, il crie:
+
+--On prétend discuter? Ce ne sera pas avec moi! Assez de calembredaines!
+
+Il rit des lettres où il n’y a rien. Il menace avec les documents où il
+y a tout.
+
+--Ainsi, M. Caillaux, ministre, donnait _des ordres_ à la magistrature!
+Mais le voilà bien le nœud du procès! De cet acte monstrueux il a osé
+dire: «Acte de Gouvernement. Je le referais si j’avais à le faire...»
+Messieurs...
+
+Maître Chenu prend un temps; ce qu’il pense bouillonne en lui: il ne
+peut le prononcer qu’en hachant ses paroles:
+
+--Messieurs... à cette déclaration, j’ai cru sentir passer le vent d’un
+soufflet!
+
+Les sourcils hérissés, il dévisage la Cour:
+
+--D’un soufflet qui n’était pas pour moi!... Acte de Gouvernement!...
+Ah! si de telles doctrines avaient cours, si cela devait être la règle
+au lieu de la néfaste exception, je le dis bien haut devant tous ceux
+qui m’entendent... devant tous ceux qui portent ou robe noire ou robe
+rouge: nos robes, messieurs, ne mériteraient plus d’être portées! Qu’on
+apporte des livrées... malgré la crainte que je puis avoir de n’en pas
+trouver à ma taille!
+
+Ce romantisme soulève la salle. On applaudit; on crie: «Vive!... Vive
+Chenu!» Et Caillaux, gorge sèche et crâne rouge, Caillaux est assourdi
+par les mains qui battent tout autour de lui.
+
+Il se remet grâce au réquisitoire faible, pâle, morne, gêné, si inutile
+et si stupide, que le jury manque en périr d’ennui et que l’acquittement
+commence à devenir une idée familière pour les esprits.
+
+L’Avocat général s’assied. Labori se lève.
+
+Immobilité générale. Lentement il sort les bras de ses manches. Il a
+ressaisi l’attention. Va-t-il la garder? L’atmosphère est devenue si
+lourde que, dans les coins de la salle, une brume grise pèse sur les
+gens et sur les choses. Les visages paraissent fanés sur des murs aux
+tentures passées. En vain, journalistes et stagiaires aident les femmes
+à se mettre de la poudre et du rouge: tout ce fard colle et s’étale; une
+poussière malsaine trouble la fin de ces débats équivoques.
+
+Pourtant, Maître Labori, le Roi de la Défense, essaie d’emporter les
+cœurs et de violenter les esprits. Tout de suite il est fougueux, riche,
+abondant, énorme. C’est la mer, qui apporte à la plage ses flots
+inépuisables; elle les donne, les reprend, les roule, et sans effort se
+multiplie largement. Le Bâtonnier Labori est une force de la nature: ni
+ruse, ni métier apparent. Il est l’Éloquence, comme on dit d’un foyer
+qu’il est le feu, du soleil qu’il est le jour. Avec ampleur, il se
+donne.
+
+Puis, soudain, toujours telle la mer, il se gonfle, déferle; et le jury
+tremble, submergé.
+
+Maître Labori ne jette aucun cri, mais sa poitrine a des roulements.
+Maître Labori ne se venge pas, mais il défend avec sa vie grondante.
+Maître Labori n’accuse point, mais il rend hommage d’un cœur vibrant,
+pour supplier ensuite avec une chaleur ardente. Il bataille crânement,
+loyalement, car il est bouillant, mais ému, car c’est son âme qui passe
+dans ses mots, car on sent le battement de ses veines aux montées des
+périodes. Tête en avant, il fonce; la bouche s’ouvre, il tend les mains,
+il s’explique, il croit, il est sûr, il est vrai. Ses phrases
+jaillissent; son geste est de l’instinct; sa voix palpite, ayant le
+rythme du sang. Et on écoute, on le suit, il vous emporte. Il peut être
+effrayant comme une tempête: sa parole semble le tonnerre et le vent; et
+il ne connaît pas la sérénité des jours sans nuages, car la passion
+l’habite toujours. Même au repos, il ressemble à la montagne sur qui
+l’orage grossit: jusque dans la vallée descendent des grondements qui
+font trembler les consciences obscures; Maître Labori, dans certaines
+paroles graves, a de ces avertissements formidables, d’abord; puis il se
+déchaîne, et toute la salle s’emplit du tumulte de ses mots. Enfin, si
+son corps tient en place, son âme bat des ailes; elle part, s’étend et
+plane, large et souveraine. Et la foule d’auditeurs, balancée à son
+souffle, se sent le cœur et l’oreille étourdis par ce lutteur puissant.
+
+Quand il s’est tu, il arrive que la raison se demande pourquoi cet
+entraînement. Son orgueil se rebiffe. Elle dit: «Comme arguments, en
+somme...» et elle doute. «Quant à la langue, hum... hum!...» et elle
+ricane. Mais ainsi, elle dissèque, et ne travaille que sur un mort. La
+vie vient de cesser avec la grande parole: c’était elle le miracle, qui
+ne s’analyse pas. Chez le Bâtonnier Labori, elle est prodigue et
+magnifique.
+
+Dernière suspension: enfin!... Que ces huit jours furent laborieux! Mais
+que ces derniers surtout deviennent pesants, puisque chaque heure
+confirme l’anxiété du pays! Encore une fois on ouvre les fenêtres, et le
+jury se retire. Maintenant que son bon sens est épuisé par une semaine
+de débats confus et haineux, il va délibérer! Au dehors aussi on
+délibère: tous les gouvernements s’interrogent... Les journaux du soir
+arrivent; ils entrent brusquement aux Assises; on les prend à plusieurs
+mains, et on lit, tête contre tête, les lèvres sèches. C’est fait: le
+grand malheur est consommé: l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie!
+
+Ah!... Un souffle atterré sort d’abord des poitrines... Puis la colère
+crispe les bouches. L’Autriche! Ce seul nom fait ressurgir dans toutes
+les cervelles de Français des idées d’inimitiés et de batailles, et une
+mêlée d’images mauvaises où se symbolisent la ruse et la lâcheté!... La
+Guerre!... Dire que là-bas on se bat déjà! Dans quarante-huit heures
+sans doute on se battra partout! Et on se regarde, et on a envie de
+s’étreindre en se disant: «Adieu!» Mais dans ce pays pudique et
+spirituel, qui redoute d’étaler ses émotions, il est rare, surtout dans
+l’air de Paris, que la situation la plus pathétique ne soit tout à coup
+mise en relief d’un mot lancé on ne sait par quel moqueur, dont l’ironie
+est une manière de se libérer de l’angoisse. On lit que la guerre est
+pour demain, et quelqu’un qui, dans ce prétoire, superpose des chaises
+pour voir la fin du spectacle, jette d’une voix dégagée:
+
+--Les petits amis... va falloir s’acheter des chaussures à clous!
+
+Les femmes ont un frisson aux épaules, à l’idée de cette horreur qui
+s’annonce.
+
+--Enfin... ça ne regarde pas la France?
+
+L’honneur des hommes répond:
+
+--Pardon... si on nous provoque!...
+
+Pour la dixième fois on relit la dépêche aux termes gris et perfides,
+qui va être le prélude d’une immense misère pour l’Europe, et on
+échange, dans un air étouffant, les premières idées pauvres
+d’imaginations prises au dépourvu. Puis on se souvient du procès! Quoi,
+vingt minutes déjà que le jury délibère!... Il comprend donc quelque
+chose? Qu’il en finisse!... Ah!... Coup de sonnette! Les voici... Non!
+Ils veulent consulter le Président... C’est intolérable!... Huit heures
+du soir... La presse, qui n’a pas dîné, proteste:
+
+--Ils se foutent de nous! Tant qu’on n’aura pas un jury de métier, on
+sera empoisonné par des oiseaux de ce genre!
+
+La nuit s’est glissée dans cette salle dramatique; l’haleine atroce
+qu’on y respire forme un halo sur les groupes; et la lumière des
+lustres, voilée, n’éclaire que des masses où elle ne détaille rien.
+
+On s’agite, on s’évente, on soupire... Ah! la guerre!... cette hantise
+de la guerre qu’on a depuis dix ans!... On compte les minutes sur les
+montres; on s’énerve; on proteste. Nouveau coup de timbre! Cette fois ce
+sont les jurés... Ouf!... Attention!... On se met en place; on guette.
+Oui, c’est eux: on entend leurs pieds descendre lourdement l’escalier...
+Ils apparaissent. Ils ont l’air grave et gêné; ils s’alignent devant
+leurs sièges; ils ne bougent plus... La Cour entre et s’immobilise; et
+le public, tout le public tend l’oreille. Le Président du jury met la
+main sur son cœur. Il prend la feuille de réponses, et il la regarde...
+il la regarde longuement; puis on entend: «Non!» à toutes les questions.
+
+Acquittée?... Hein?... Oui!... Elle est acquittée!
+
+Il part quelques maigres applaudissements, mais aussitôt ils sont
+couverts par un murmure énorme et spontané. La voici! Les gardes
+l’amènent. Elle s’élance vers son avocat et l’embrasse. Ce geste
+passionné décide la colère publique; et après une première indignation
+confuse, des hommes se montrent qui font: «Hou! Hou!... Hou! Hou!...
+Assassin!» Que sont devenus les flics sous leurs robes d’avocats, payés
+pour faire la police au nom du tyran? Disparus! Alors, le Barreau, dans
+le fond de la salle, est le maître: et il forme une masse noire, d’où
+commence à monter une protestation vigoureuse. Tout le monde grimpe sur
+les tables; on serre les poings, on se tient les coudes; la vaste rumeur
+grossit, impérieuse; elle s’élève vers cette Cour anéantie et vers ce
+jury de néant.
+
+Le Président, qui n’a pas l’habitude de tenir tête, se couvre de sa
+toque rouge; ses assesseurs l’imitent. Ils hésitent, puis ils se lèvent.
+On les voit zigzaguer, faire un faux pas, disparaître. Sans prononcer de
+jugement, la Justice vient de s’enfuir!
+
+Telle est la résistance des magistrats à qui les ministres donnent des
+ordres.
+
+Le chapeau de Mme Caillaux a roulé dans le prétoire: ce sont ses
+embrassements qui l’y ont précipité. Le jury est muet, figé par une
+affreuse surprise. Et la clameur se charge, s’enfle, se multiplie. Les
+journalistes, chahuteurs, joignent leurs cris à ceux du Barreau révolté.
+Des témoins, hommes ou femmes, des actrices, des mannequins, lèvent les
+bras et menacent avec des cannes, des éventails. Alors, devant cette
+foule et cette houle, à même la table de la Cour, le capitaine des
+gardes monte, les pieds dans les papiers et les codes, et fait des
+gestes pour commander et pour faire front. Il a beau hurler: on ne
+distingue pas sa voix. Il donne des ordres à ses soldats: ils sont dix,
+font trois pas, et se heurtent au public déchaîné qui s’avance,
+irrésistible, vers le prétoire, criant à tue-tête: «Assassin!...
+Assassin!...»
+
+Soudain Maître Chenu et Maître Labori apparaissent côte à côte, dans le
+box de l’accusée. Ils se donnent la main! D’une seule voix formidable,
+le Barreau crie: «Bravo!» Les cris furieux deviennent des acclamations.
+La colère, une minute, s’apaise en reconnaissance. Ces deux hommes sont
+la gloire de la parole française: en leur honneur on bat des mains.
+
+Mais dans la mêlée des gardes et du public, près de la barre, les yeux
+des avocats, qui fouillent l’ombre grouillante, tout à coup
+reconnaissent le Tyran, qu’on n’a pas vu pendant ni après la plaidoirie.
+Quoi?... il est là? Ah! l’insolent!... Oui, oui, il n’y a que lui pour
+avoir ce crâne rouge! Et il est encore à cette place où cinq fois, dix
+fois, il est venu imposer sa parole cynique. C’est trop! Avec cette
+décision des foules, où cent hommes, brusquement, ont la même âme du
+fait qu’ils crient ensemble, d’un remous brutal le Barreau pousse,
+écrase les témoins, écarte la presse, et marche droit sur Caillaux. Lui
+voit le mouvement, agite la tête; ses partisans vocifèrent; Ceccaldi,
+l’homme de l’Amitié, crie dans sa barbe ardente; il a de l’écume aux
+lèvres. Et le jury, glacé, considère toujours avec épouvante les effets
+étonnants de son vote.
+
+Il monte des rugissements animaux de ces deux troupes qui, à présent,
+s’affrontent: poings menaçants, robes soulevées, yeux en flamme, visages
+en sueur, bouches qui conspuent. Du haut d’un édifice de chaises on
+crie: «Vive la liberté!» De la tribune de la presse, une voix réplique:
+«A bas les vendus!» Mais les hommes du tyran rugissent: «Vive Caillaux.
+Vive Cai...» Dernier effort. Le Barreau, de ses trois cents robes
+noires, déborde cette escorte soudoyée, la serre, la brise, et s’empare
+furieusement de l’homme au crâne pourpre.
+
+Le capitaine des gardes, fantoche inutile, fait des pas affolés sur la
+table. Il brandit un sabre; il menace. Maître Labori veut parler; Maître
+Chenu aussi: leurs voix se perdent dans l’immense grondement impératif
+de cette masse décidée, qui, violentant le vote du jury, vient faire
+elle-même justice, en pleine salle des Assises. L’émeute!...
+
+Ah! acquittée! Trois cents voix, en chœur, sans souffler, répètent:
+«As-sas-sin!... As-sas-sin!» Le Barreau tient le tyran dans une horrible
+étreinte, et il semble d’abord qu’il veuille l’étouffer; mais un cri
+part, on ne sait d’où:
+
+--Vive la France!
+
+Cri de ralliement, de vengeance, d’espoir. Journalistes, témoins, tout
+le reste du public dégringole alors des bancs, des tables, se presse, se
+bouscule, se déchaîne, et rejoint le Barreau. La salle est ridiculement
+petite: on dirait que les murailles vont céder à la poussée de cette
+foule qui vocifère dans un affreux air trouble. Une minute encore elle
+balance, hésite, reflue; mais le cri de «Vive la France!» se répète, et
+il est comme un coup de fouet à même les cœurs. La Guerre!... L’affreuse
+Guerre est là! Elle cogne aux portes; elle frappe aux vitres. Aux armes!
+On part! Il faut tuer ou se faire tuer! Sans doute il y a déjà des
+canons braqués sur le pays... Ah! Ah! Le Palais et ses affaires! La Cour
+d’Assises et ses témoins! Le jury et ses réponses! Les luttes, les
+haines, les paperasses, les arrêts! Quelle misère et quelle pauvreté
+dégoûtantes!
+
+Allons! Allons! De l’air!... Il y a sous le ciel immense des champs de
+bataille qui attendent. La Nation est menacée dans ses biens, ses
+enfants, son histoire! Assez de compromissions et d’avocasseries: ce
+sont les avocats mêmes qui ont le cœur sur les lèvres. Qu’on se batte
+une bonne fois, et qu’on nettoie tout!--ce prétoire d’abord!...
+Balayons!... Dehors le Ministre-assassin! Puis qu’on chasse avec lui
+toute l’immonde procédure!
+
+Écoutez!... Regardez bien!... Tout le reste du Palais, vide à cette
+heure, frémit dans ses galeries et jusqu’aux combles, de cette émeute
+qui bout entre quatre murs. Est-ce donc que les humbles auraient enfin
+leur heure de revanche?
+
+--As-sas-sin!... As-sas-sin!...
+
+Les jurés, stupides, ont le regard qui danse: ils s’effondrent sur leurs
+sièges mous. Sans voix, le capitaine des gardes s’enfuit: il rejoint la
+Cour. Et voici que dans cette mer humaine enflée par la passion, la
+révolte, après un dernier frémissement, prend un air de fureur sacrée.
+La foule entière se crispe et se raidit; elle n’ondoie plus: elle fait
+dans le clair-obscur une ombre massive. Serrés, ces hommes s’enchaînent,
+ne forment qu’un corps: est-ce qu’ils vont étrangler le Tyran?
+
+Caillaux! Caillaux! Il est revenu le cri de chasse: c’est la curée...
+pour de bon! Mais elle n’est pas sauvage: elle devient solennelle:
+«As-sas-sin! As-sas-sin!» Le mot affreux n’est plus dit de la voix
+rauque de la haine; il est le large cri des consciences qui se dégagent.
+
+Dehors! C’est le grand coup de balai! Dehors, le cynique! Dehors! Ouvrez
+vite! De l’air... enfin!... «As-sas-sin! As-sas-sin!» La Patrie attend
+ses vrais hommes. Les voici; ils s’avancent: ils répondent à son signe.
+Déjà ils se forment en bataillons... Et d’abord, en ce grand soir de
+tragédie nationale, graves, l’âme enflée du vrai droit qui leur donne
+toutes les forces, en sortant par la porte basse de tant de témoins
+inutiles, ils jettent à la rue l’homme du pouvoir et sa Justice.
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+ IMPRIMÉ
+ POUR LA COLLECTION
+ “LE LIVRE DE DEMAIN”
+ SUR LES PRESSES
+ DE LOUIS BELLENAND ET FILS
+ A FONTENAY-AUX-ROSES
+ JUILLET 1928
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 ***
diff --git a/75502-h/75502-h.htm b/75502-h/75502-h.htm
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+
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+}
+
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+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em b large">RENÉ BENJAMIN</p>
+
+<h1>LA<br>
+<span class="xlarge">COUR D’ASSISES</span><br>
+<span class="xsmall">SES POMPES ET SES ŒUVRES</span></h1>
+
+<p class="c"><b>25</b> BOIS ORIGINAUX DE <span class="large">ROGER GRILLON</span></p>
+
+
+<p class="c gap"><span class="b large">LE LIVRE DE DEMAIN</span><br>
+ARTHÈME FAYARD &amp; C<sup>ie</sup> ÉDITEURS PARIS</p>
+
+<p class="offl xsmall">PRIX : TROIS FRANCS CINQUANTE CENTIMES.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top2em i">DERNIERS OUVRAGES PARUS
+DANS LA MÊME COLLECTION :</p>
+
+
+<div class="flex"><div class="w30">
+<p class="drap"><span class="sc">Gérard d’Houville</span> : LE TEMPS D’AIMER</p>
+
+<p class="r xsmall">35 bois originaux de Le Meilleur.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Auguste Bailly : NAPLES au BAISER de FEU</span></p>
+
+<p class="r xsmall">30 bois originaux de Ch.-J. Halle.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Myriam Harry</span> : SIONA A BERLIN</p>
+
+<p class="r xsmall">35 bois originaux de Jean Lébédeff.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Georges Duhamel</span> : CIVILISATION</p>
+
+<p class="r xsmall">50 bois originaux de Raymond Thiollière.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Edmond Jaloux</span> : AU-DESSUS DE LA VILLE</p>
+
+<p class="r xsmall">30 bois originaux de Roger Grillon.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Henri Duvernois</span> : MAXIME</p>
+
+<p class="r xsmall">25 bois originaux de Guy Arnoux.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">André Corthis</span> : TOURMENTES</p>
+
+<p class="r xsmall">27 bois originaux de J.-P. Dubray.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">J.-L. Vaudoyer</span> : LA BIEN AIMÉE</p>
+
+<p class="r xsmall">26 bois originaux de Gérard Cochet.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Henri Bordeaux</span>, <i>de l’Académie française</i> :
+LA PEUR DE VIVRE</p>
+
+<p class="r xsmall">42 bois originaux de Honoré Broutelle.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Bernard Frank</span> : EN PLONGÉE</p>
+
+<p class="r xsmall">30 bois originaux de Gérard Cochet.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Pierre Louÿs</span> : APHRODITE</p>
+
+<p class="r xsmall">36 bois originaux de Morin-Jean.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Marguerite Audoux</span> : L’ATELIER DE MARIE-CLAIRE</p>
+
+<p class="r xsmall">47 bois originaux de Renefer.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Marcel Prévost</span>, <i>de l’Académie française</i> :
+SA MAITRESSE ET MOI</p>
+
+<p class="r xsmall">32 bois originaux de Le Meilleur.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Maurice Maeterlinck</span> : LA SAGESSE ET LA DESTINÉE</p>
+
+<p class="r xsmall">31 bois originaux de Alfred Latour.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Edmond Jaloux</span> : L’ESCALIER D’OR</p>
+
+<p class="r xsmall">45 bois originaux de Paul Baudier.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Louis Hémon</span> : MARIA CHAPDELAINE</p>
+
+<p class="r xsmall">29 bois originaux de Jean Lébédeff.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Jean Fayard</span> : OXFORD ET MARGARET</p>
+
+<p class="r xsmall">25 bois originaux de Morin-Jean.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">François Mauriac</span> : GÉNITRIX</p>
+
+<p class="r xsmall">43 bois originaux de Deslignères.</p>
+
+
+<p class="c i">A PARAITRE :</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Paul Bourget</span>, <i>de l’Académie française</i>,
+<span class="sc">Gérard d’Houville, Henri Duvernois, Pierre Benoit</span> : MICHELINE ET L’AMOUR</p>
+
+<p class="r xsmall">Bois originaux de Constant Le Breton.</p>
+
+</div></div>
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top6em">LA COUR D’ASSISES</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu01.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu02.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="break"></div>
+<p class="c top2em large">RENÉ BENJAMIN</p>
+
+<p class="t1"><span class="xlarge">LA COUR D’ASSISES</span><br>
+SES POMPES ET SES ŒUVRES</p>
+
+<p class="c">25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON</p>
+
+<blockquote class="epi">
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Le bouffon du roi est mort. Qui a pris sa place ?</div>
+<div class="verse">Le ministre de la Justice ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign"><span class="blk"><span class="sc">Alfred de Musset.</span><br>
+(<i>Fantasio.</i>)</span></p>
+
+</blockquote>
+
+<p class="c gap"><span class="large">LE LIVRE DE DEMAIN</span><br>
+ARTHÈME FAYARD &amp; C<sup>IE</sup>, ÉDITEURS — PARIS<br>
+18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu03.jpg" alt=""></p>
+
+<h2 class="nobreak">I<br>
+LE LANGAGE DES PIERRES</h2>
+
+
+<p>Si de Montmartre on contemple Paris, l’immense Ville
+a l’air d’une mer de pierres levée par la tempête, et ses
+formes tumultueuses sont comme l’image de passions
+modelées au cours des siècles. Les quartiers ne forment
+que masses confuses : il faut une claire journée pour en distinguer
+la richesse ou la misère ; mais les grands monuments font
+saillie et dominent le troupeau des maisons entassées.</p>
+
+<p>Au cœur, le Louvre, énorme, qui a l’air d’une ville dans la
+ville, symbolise le pouvoir et la force ; Notre-Dame et ses tours
+proclament la religion ; l’Opéra, au toit vert, chante le plaisir ;
+et, plus hauts que tous, à l’Ouest et à l’Est de la cité dont le sol
+monte pour les élever, l’Arc de triomphe et le Panthéon sont,
+vers le ciel, le geste de gloire du pays et de Paris.</p>
+
+<p>Mais, parmi ces géants qui parlent aux yeux, un monstre
+rend perplexe. Il est le long de la Seine, face à la cathédrale.
+Vastes toits, murs épais, tours carrées des donjons, monumental,
+multiforme, c’est le Palais.</p>
+
+<p>Celui-là, il a tous les âges ; il fait une tache sombre, redoutable.
+De loin, on ne sait encore s’il est vulgaire ou majestueux,
+mais il s’impose. Et, quand on l’a découvert, on grille de descendre
+en ville s’en approcher.</p>
+
+<p>Par un beau jour, au crépuscule, il faut l’admirer du Pont des
+Arts. Non qu’on le saisisse en son entier : il est caché sur deux
+de ses faces ; les autres fuient de profil ; mais le monument
+dans sa largeur emplit toute la Cité ; il la couvre d’une rive à
+l’autre ; il est le roi de cette île. Elle-même est trop mince : il
+la déborde ; il a l’air posé dans l’eau ; du côté nord, il n’y a pas
+place pour une berge. Près de lui, les arbres du Vert-Galant
+paraissent frêles ; les maisons du quai des Orfèvres sont étriquées ;
+et Notre-Dame se dérobe avec sa seule flèche comme suprême
+audace. Encore n’est-elle rien derrière celle de la Sainte-Chapelle,
+si fine, si aiguisée et si hardie qu’elle est à la fois une prière, un
+désir et un défi. Prière pour les murs qu’elle domine et qui voient
+de telles étrangetés ; désir de s’élancer d’un milieu détestable ; défi,
+car elle, du moins dans cette demeure, aime le ciel et la liberté.</p>
+
+<p>D’où qu’on découvre le Palais, c’est elle qui l’achève, l’embellit,
+lui donne un sens et une vertu.</p>
+
+<p>Pourtant, quand on approche, elle disparaît : âme de l’édifice,
+elle se blottit dans le corps ; et ce corps a des beautés, des laideurs,
+des verrues, toute une vie qui vaut des pages d’histoire. Il n’est
+pas l’œuvre d’un homme ni d’une génération : c’est le monument
+d’un peuple. On l’a commencé il y a sept cents ans : il se
+termine à peine. Le feu l’a ravagé : les greffiers, étouffant sous
+leurs paperasses, font des vœux pour qu’il brûle encore ; il brûlera ;
+on le reconstruira, on l’élargira, on le rajeunira, et nos fils,
+ajoutant leurs pierres à celles du passé, mettront à leur tour leur
+marque sur ces murs, où on lit comme en un livre la marche de
+certaines idées. Quatre faces, quatre époques, quatre conceptions
+de la Justice, quatre preuves que les hommes, éternellement,
+ânonneront là-dessus. Cependant, rassemblez tant d’idées
+hybrides et de murailles disparates : vous avez ce qu’on nomme
+le Palais, — le Palais tout court, comme on dit du bourreau :
+« Monsieur de Paris » ; chacun comprend.</p>
+
+<p>A vrai dire, il est beau d’un côté, mais il est médiocre de
+l’autre ; il est bête devant et il est plat derrière. Face au Châtelet,
+c’est la prison ; sur le boulevard, c’est une Bourse de Commerce ;
+sur la place Dauphine, c’est un sépulcre ; et, sur le petit bras
+tranquille de la Seine, ce n’est rien qu’un hôtel de ville provincial.
+Autant d’architectures symboliques.</p>
+
+<p>Car, sur le quai de l’Horloge, sinistre, que l’eau rase au bas
+d’un mur à pic, cette façade noire, avec ses tours aveugles et d’un
+bloc, c’est bien la Justice qui bâillonne, opprime, écrase, et c’est
+l’ombre surtout, dans les cervelles comme dans les cachots, avec
+des jugements en charabia.</p>
+
+<p>La grande entrée, celle de la cour du Mai, n’est plus du
+domaine criminel. Elle ne date pas des procès de sorcellerie ;
+elle a le visage des hommes d’affaires ; et elle évoque les tribunaux
+civils, où on se chicane pour des sous. Elle sent le greffier,
+le notaire, ces officiers ministériels à grandes serviettes et petites
+idées. Elle est l’œuvre de fonctionnaires qui n’avaient qu’un
+plan pour tous les édifices : mêmes toits, mêmes colonnes au
+Palais de Justice ou à la halle aux blés ; portes pareilles pour des
+avocats ou des sacs de grain.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu04.jpg" alt=""></p>
+
+<p>L’autre entrée est funèbre. Elle apporte la mort à cette place
+Dauphine, cancanière et familiale, où chaque fenêtre a sa cage
+de serins, chaque soupirail son chat, où logent de vieux libraires,
+imprimeurs de vieux codes tout poudrés par les ans, et où, l’été,
+les chauffeurs déjeunent sous les arbres. Sagement d’ailleurs, ils
+tournent le dos à cette face du Palais, où l’on voit des aigles, des
+lions, des statues sans yeux : une <i>Loi</i> draconienne, une <i>Vérité</i>
+à faire aimer le mensonge, une <i>Pitié</i> inexorable. — Les fenêtres
+monumentales paraissent plus opaques que du plomb ; la porte
+en fonte a l’air de fermer un tombeau : et l’escalier est d’une
+blancheur si froide que l’âme se transit quand on le monte.
+Peu d’avocats s’en viennent par là : ils perdent la parole à gravir
+ces degrés. C’est le côté de la Justice second Empire, pompeuse
+et guindée, qui poursuit le crime, armée d’un glaive, et condamne
+avec dignité.</p>
+
+<p>Tout autre est le caractère des tribunaux républicains.
+L’homme de l’art qui vient d’édifier la partie neuve, vers le pont
+Saint-Michel, a compris notre époque. Il sait que les magistrats
+d’aujourd’hui sont esclaves des parlementaires, et son nouveau
+Palais est aussi vain que la politique des sous-préfectures. Tout
+y est petitement conçu. La tour, anodine, n’est qu’ornement
+pour rire : personne, jamais, n’y crèvera dans des tortures. La
+façade, ornée de masques, guirlandes et statuettes, semble
+empruntée à l’opéra de quelque chef-lieu ; et le pan coupé, avec
+son clocheton naïf, fut dessiné par une vieille fille enseignant
+le dessin dans les écoles de la Ville. Architecture au rabais, votée
+par des conseillers municipaux pour une justice édulcorée, qui
+s’accommode de compromissions.</p>
+
+<p>Aussi, le cadran solaire, sous sa devise latine, est-il bouffe ! On
+lit : <i lang="la" xml:lang="la">Hora fugit. Stat jus.</i> Que l’heure fuie, tant mieux : elle
+emporte toutes les injures au droit. Mais que le droit reste ? Il
+reste… une utopie ! La vérité est qu’il change de forme et de
+mode, comme les femmes, à chaque saison. Tout juge le façonne
+et l’altère, et c’est une volupté, pour les sceptiques, de constater
+en ce Palais autant de conceptions de la Justice qu’il y a de têtes
+sous des toques. Ces façades disparates expriment chacune leur
+temps : leur ensemble indique le total des « façons judiciaires ».
+Car la torture n’existe plus, mais le magistrat qui la donnait
+subsiste, et sa tête glabre, son profil coupant, ses yeux aigus,
+gardent leur place dans une fenêtre gothique, près de la Grosse
+Horloge. Tel autre, plus droit et plus froid qu’une lame, avec
+ses favoris chétifs, est fait pour l’escalier de la place Dauphine :
+il est aussi raide et gelé. Un troisième, poils mêlés, œil fouinard,
+l’air brouillon, sera le bonhomme nécessaire sur les marches du
+boulevard. Vieux juge à sacs et à épices, qu’on voit maintenant
+lesté de dossiers… et de pots-de-vin. Et d’autres, enfin, cinq cents
+autres, sont aussi médiocres que les pierres qu’on vient d’assembler.
+Après avoir moisi dans quelque fond de département, ils
+viennent juger, arrêter, sentencer, et en fin de compte servir à
+Paris, sous les ordres d’un député qui, pour leur avancement,
+exige de gagner un procès. Ceux-là ne se font plus des « têtes »
+de magistrats. Juges libres d’une démocratie libre, ils ont des
+visages de coiffeurs, de cabotins ou de pions, tout comme le
+morceau neuf du Palais a l’air d’un théâtre ou d’une mairie. A
+voir la boutique, on devine les boutiquiers.</p>
+
+<p>Boutique compliquée ! C’est le plus bizarre et le plus mêlé
+des édifices, avec des murs plats, des murs ronds, des tours, des
+colonnes, des fenêtres de toutes les formes, et aussi tous les toits,
+une ville de toits, faits pour nicher un peuple d’hirondelles.
+Paris a des toits nobles : celui des Invalides ; la Sorbonne est
+affublée d’un toit haut et pédantesque ; le toit du Sénat est adorable :
+c’est le château de la Ville. Mais le Palais, lui, les a tous :
+toits carrés, toits pointus, des vieux, des neufs, des toits hideux
+qui se hérissent en cent tuyaux, des toits déserts qui ne fument
+jamais ; il a le toit de la Sainte-Chapelle, qu’on dirait fignolé
+par des mains de femme, et il a la carapace des Pas-Perdus,
+bombée comme un dos d’éléphant.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu05.jpg" alt=""></p>
+
+<p>Enfin, sur toutes ces pierres et toutes ces tuiles, sur ces
+pointes, ces pentes, ces bosses, sur cette flèche qui est un des
+plus beaux élans du cœur humain, il y a le jour et la nuit, il y
+a la magie des heures qui modèlent la Justice, la lumière qui la
+pare, ou l’ombre qui l’accable. Le matin, les grosses tours se
+chauffent : elles sont pacifiques ; elles s’égayent de reflets. Le
+soir, on croit que c’est d’elles que va sortir la nuit, tellement elles
+sont funestes ; le soleil, derrière, a l’air chassé. A minuit, elles
+sont énormes ; elles prennent leur valeur ; elles donnent un sens
+à la Justice.</p>
+
+<p>Et tandis qu’un factionnaire, arme au pied, lutte contre le
+sommeil, le Monument veille, éclairé du dedans ; il ne s’éteint
+jamais. Quinquet dans une tour, lueur du poste de garde, lampe
+en veilleuse dans les galeries, même la nuit, sa vie continue. Dans
+la Ville géante, le crime et le vol profitent de l’heure sombre pour
+s’ébattre. Le Palais sait qu’on travaille pour lui. Il est le gros
+chat de Paris ; il ne dort que d’un œil. Prenez garde ! Car il a
+toujours de quoi vous accommoder, que vous soyez honnête
+homme ou fripon. Chaque mur cache une justice spéciale, avec
+ses lois et ses juges.</p>
+
+<p>Il n’est pas surprenant que les constructions neuves, faites
+à petit budget, abritent une justice de quatre sous : la Correctionnelle.
+Magistrats en colère, police triomphante. De la crasse
+sur les murs et dans les esprits. La Sainte-Chapelle est derrière.
+Qu’est-ce qu’elle fait là ? Si nous entrions ?</p>
+
+<p>Quelle stupeur, quand on entre ! On croyait que c’était une
+chapelle en pierres : on a vu les pierres ; on a réjoui ses yeux de
+mille détails, volutes et frisures, où se cachent des martinets
+qui font croire, quand ils filent d’un nid, que c’est une fleur
+sculptée qui s’envole. Eh bien, c’est au dedans une église en
+vitraux, avec des verrières féeriques, sans un mur, rien qui
+l’obscurcisse. Des bleus ardents, des rouges, des ors. Pas une
+ombre ; des rayons. Ce n’est plus la lumière du jour, c’est un
+miracle, un étincellement : on reste ébloui.</p>
+
+<p>Les colonnettes qui soutiennent la voûte, l’autel, le reliquaire,
+les oratoires, tout brille, miroite, éclate. La rosace est une fête.
+On dirait qu’une géante araignée fantaisiste a pris dans sa toile
+les plus beaux, les plus riches, les plus glorieux des scarabées,
+et que, les tenant en ses mailles, elle les tend au soleil, pour une
+fête des humains.</p>
+
+<p>Certains pourtant se plaignent qu’en cette chapelle sublime
+il ne vienne personne, jamais… sauf quelques étrangers guidés
+pas des agences, sauf des pensionnats qui préfèrent le Jardin des
+Plantes, — mais personne qui comprenne. Elle ne sert plus ; elle
+est vide. On connaît sa flèche ; on ignore sa porte. Elle a le tort
+impardonnable de ne pas s’ouvrir sur le trottoir, sur le boulevard,
+en face de la caserne des pompiers…</p>
+
+<p>Que Dieu la garde d’être visitée ! Aimons-la négligée, démunie,
+dépouillée. Elle reste encore la splendeur du Palais. — Quand
+les hommes s’occupent d’elle, ils en font un grenier à farines
+comme sous le Directoire, ou un dépôt de dossiers, comme sous
+le Consulat. Les hommes rôdent autour : ils parlent, luttent, se
+dépouillent, exercent la justice. A aucun prix, ne commettons
+la sottise de les attirer vers cette merveille qui n’a, pour se défendre
+que des oiseaux, des gargouilles et un gardien plein de lassitude.
+Au lieu de les déranger dans leurs affaires fiévreuses, allons les
+voir. Ne mêlons rien. Laissons le silence à la chapelle, qui
+médite sous les cieux, et pénétrons plus loin, dans l’un des plus
+étonnants parloirs de la terre… Quelle rumeur ! Que de passions !
+C’est la Galerie Marchande, ce sont les Pas-Perdus ; c’est la
+cohue des tribunaux civils, tout ce qui écrit, tout ce qui parle,
+la Presse et l’Avocasserie.</p>
+
+<p>L’air est chargé ; des portes battent ; un dévergondage de
+paroles, et une mêlée de procès. Dans les flancs d’une nef,
+immense, bourdonnante d’avocats, s’ouvrent des chambres plus
+dissemblables que leurs juges. Les unes rôtissent en plein soleil ;
+d’autres moisissent dans l’ombre ; celle-ci est opulente et vaste ;
+celle-là pouilleuse et étriquée. Là on se chamaille pour des
+centimes ; ici on plaide pour des millions. Et ce sont aussi
+des batailles haineuses à propos d’amour, des divorces où l’on
+s’arrache les yeux, — toutes les rancunes, toutes les envies qui
+ravagent amitiés et familles : en un mot, la société dans ses passions
+avec le meurtre à petit feu, lent et dissimulé, mais sans cette
+violence soudaine qui seule mène aux Assises.</p>
+
+<p>Mais où sont les Assises ? Rien ne les annonce. Est-ce
+qu’elles se cachent ?</p>
+
+<p>Vous les trouverez de l’autre côté, derrière la sinistre façade
+de la place Dauphine, au milieu d’un désert de galeries, où tout
+est d’une ordonnance rigoureuse et d’une clarté de marbre blanc.
+Quelques stagiaires aiment ces parages : ils y viennent avec leurs
+clientes. Ne les dérangez point. Là du moins, peut-on se presser
+les mains, se serrer les genoux, se baiser la bouche à l’abri des
+indiscrets, mais il convient d’avoir les sens bien libertins, pour
+ne pas s’apercevoir que les murs sont nus et que les bancs sont
+froids. Froids comme une instruction criminelle. Il est donc
+naturel que là se carre la Cour d’Assises. Elle s’isole, s’enferme,
+et juge à part, loin de tous les autres. Elle est sévère et menaçante.</p>
+
+<p>C’est aux Assises qu’on discute avec pompe sur des cadavres,
+aux Assises que se décident le bagne, la réclusion et si souvent
+les acquittements pharisaïques qui, sous l’apparence d’une pitié
+pleine d’amour, cachent des haines de partisans. C’est là qu’ardente,
+étrange, sournoise ou déchaînée, ayant la face du crime
+ou celle de la vengeance, s’agite, palpite, s’égare la moitié de
+l’histoire intime de la France. C’est là que tout cœur honnête
+et candide, qui cherche des raisons de croire en Dieu, doit entrer,
+car il y trouvera l’assurance que les hommes, même affublés
+de robes et de toques, sont impuissants à satisfaire son désir
+de justice et de bonté.</p>
+
+<p class="c gap"><img class="w20" src="images/illu06.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu07.jpg" alt=""></p>
+
+<h2 class="nobreak">II<br>
+LE LANGAGE DES HOMMES</h2>
+
+
+<p>Cependant, il ne faut pas d’emblée, sans précaution, pénétrer
+aux Assises. Il faut un peu frôler le vice avant
+d’aborder l’enfer. Il faut rencontrer les têtes qu’on y
+verra, voir les robes noires avant qu’elles plaident, les
+journalistes avant de les lire, et les magistrats avant qu’ils se
+couvrent de pourpre et d’hermine. Enfin, il faut rôder dans cette
+Galerie Marchande dont le nom est si beau, pour guetter, écouter,
+commencer à deviner, et ne pas entrer du premier coup, sans
+préparation, en pleine folie sanglante.</p>
+
+<p>La Galerie Marchande est le vestibule du Palais, qu’on
+trouve tout de suite en haut du grand escalier, sur le boulevard.
+Vestibule dallé, orné de bancs en bronze, et au milieu, pour le
+premier regard, une de ces voûtes grillées, derrière lesquelles,
+sur les estampes de la Révolution, on voit se presser des condamnés
+à mort. Les lieux sont donc sévères, mais on ne le remarque
+pas, tant les avocats s’y trémoussent. Une porte-fenêtre, toujours
+fermée, isole cette Galerie de la Sainte-Chapelle, dont on peut
+entrevoir tout au plus quelques saints ; tandis que trois portes
+vitrées, sans cesse battantes, la relient aux Pas-Perdus, où le
+Barreau se promène dans un noir fourmillement. Mais au bout
+de la promenade, il redescend dans cette galerie, plus étroite et
+plus échauffée, où on peut mieux s’attendre, mieux se rencontrer,
+mieux s’observer, mieux jacasser. Entrer au Palais par là, c’est
+tomber dans le brouhaha et l’air trouble ; c’est une notion juste
+de la justice et de ce qu’elle commet de plus grave : les Assises.
+Car tout y est plus fiévreux, plus âpre qu’aux Pas-Perdus, Ce n’est
+pas la vaste place où on marche, où on se croise. C’est le carrefour
+encombré, où on s’arrête, où on s’attroupe, et il y a même des
+boutiques avec les noms des boutiquiers : « <i>Médecin du Palais.</i> » — « <i>Presse
+judiciaire.</i> » La boutique du premier n’attire personne.
+Elle est close et renferme une vieille tortue de docteur, qu’on
+vient chercher en hâte chaque fois qu’un anévrisme se rompt.
+Il se meut avec peine et s’en va voir lentement comment on meurt
+sans lui. Mais la presse judiciaire, elle, est achalandée. Pensez
+ce que représente ce titre pour des robes avides de réclame,
+qui veulent toujours qu’on écrive en deux mots qu’elles viennent
+d’en prononcer un, et qui se pendent aux journalistes comme des
+villageois au garde champêtre, pour obtenir un roulement de
+son tambour…</p>
+
+<p>— Ah ! mon cher, mon bon vieux, que je suis heureux de
+vous rencontrer par hasard ! (Depuis une heure ils font le pied
+de grue.) Je viens de plaider une affaire qui vous eût rempli de
+joie. Je pensais à vous. (En y pensant, il disait même : « Ce
+sacré porc ne viendra donc pas ! ») Il s’agit d’un sorcier, mon
+bon, d’un vrai sorcier !</p>
+
+<p>— Mon petit, dit le journaliste, savez-vous ce que vous
+allez faire ?</p>
+
+<p>— Comment le saurais-je, cervelle du diable ?</p>
+
+<p>— Vous allez m’écrire vous-même quinze lignes là-dessus.</p>
+
+<p>— Oh ! cela… je ne voudrais pas…</p>
+
+<p>— C’est moi qui vous en prie !</p>
+
+<p>— Ah ! vous êtes un cœur d’or. Écoutez donc. J’ai sur moi
+un petit résumé…</p>
+
+<p>— Donnez-le !</p>
+
+<p>— Il était pour moi.</p>
+
+<p>— Y a-t-il votre nom ?</p>
+
+<p>— Trois fois… Vous gênera-t-il ?</p>
+
+<p>— Mon vieux, je serai enchanté.</p>
+
+<p>— Vous êtes gentil, gentil !…</p>
+
+<p>Ils se serrent la main affectueusement, avec la chaleur de
+deux hommes qui se roulent. L’avocat pense : « Ce que je l’ai
+eu ! Quelle brave truffe ! » Et l’autre se dit : « Tu as voulu être
+plus fin que moi ?… Zozo ! »</p>
+
+<p>On ne peut pas être plus fin que la presse ! Mais ce mince
+défaut de vanité achève de rendre sympathique ce groupe de
+gens cocasses, où l’on trouve des gavroches qui aiment Virgile,
+des bourgeois qui s’habillent en bohèmes, des fous qui pérorent
+plus qu’un avocat, des simples qui, tout simplement, allongent
+leurs simples lignes. Variété funambulesque, qui ne suffirait
+pas à les faire aimer, mais qui ajoute une drôlerie à leur qualité
+première et si exceptionnelle : l’honnêteté. Quelle anomalie
+dans ce Palais ! Ils rendent service et ils ne tendent pas la main.
+On leur offre un bock pour être cité dans leur article, et carrément
+ils disent :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas pour l’article que j’accepte : c’est que j’ai
+soif !</p>
+
+<p>Puis, ils écrivent l’article.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu08.jpg" alt=""></p>
+
+<p>Ils chahutent. Leur salle rappelle une classe de gosses. Ils
+se jettent de l’encre et du papier mâché, mais ils font leur travail
+avec une conscience de Bénédictins. L’un d’eux, qui d’ailleurs
+a la tête d’un dévot méthodique, visite, chaque jour que Dieu
+fait, toutes les chambres où les hommes de la Justice opèrent.
+Il pousse la porte doucement, se découvre et, à pas feutrés, il
+marche jusqu’au greffier : « Excusez si je vous dérange… Y a-t-il
+une affaire qui puisse m’intéresser ? » Puis, quelque réponse
+qu’on lui fasse, il se confond en remerciements, et rougit quand
+il se retire.</p>
+
+<p>Celui-là ne s’attarde guère dans la Galerie Marchande : elle
+effarouche sa timidité. Mais les autres descendent volontiers
+fumer la pipe en bas de leur boutique, et par leur verve, leurs
+blagues, leurs rires ou leurs bourrades, ils ajoutent au désordre
+et à la turbulence.</p>
+
+<p>C’est le lendemain d’un crime tapageur, quand une femme
+connue tue son mari, ou son amant, qu’ils s’épanouissent et sont
+eux-mêmes. Ils colportent autant de nouvelles fausses qu’on en
+exige. Ils vous tirent dans les coins pour vous dire confidentiellement
+ce que tout le monde sait, et ils ajoutent :</p>
+
+<p>— Ne le répétez pas ! J’ai envoyé un cycliste au journal. Je
+suis seul à avoir le tuyau.</p>
+
+<p>Puis, en hâte, ils vous quittent : car voici M. le Bâtonnier
+Labori.</p>
+
+<p>— Monsieur le Bâtonnier, prenez-vous l’affaire ?</p>
+
+<p>La femme du ministre des Finances, Mme Caillaux, a tué,
+de six balles de revolver, Calmette, le directeur du <i>Figaro</i>.
+Grosse histoire. Qui sera l’avocat ?</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Labori s’arrête, soupire, puis gronde :</p>
+
+<p>— J’attends une dépêche, un coup de téléphone : dans une
+demi-heure, je pourrai vous dire ma décision.</p>
+
+<p>— Merci, monsieur le Bâtonnier !</p>
+
+<p>Depuis la minute où il ouvrit le journal et vit la manchette
+annonçant le drame inouï, Labori est dévoré de l’envie de plaider
+l’affaire. Quel bruit ! Quel éclat !… Mais… il s’agit de masquer
+ce désir sous des mines de résignation dévouée. On vient de lui
+faire des offres ; il s’est maîtrisé ; il a demandé deux heures pour
+réfléchir, c’est-à-dire pour parcourir les galeries, anxieux et
+affairé. Il accroche par le bras des confrères importants :</p>
+
+<p>— Qu’en pensez-vous ?… En toute franchise ?</p>
+
+<p>Les autres s’en tirent en le flagornant :</p>
+
+<p>— Vous avez une maîtrise telle !</p>
+
+<p>— Alors, dit-il, vous jugez aussi que c’est mon devoir ?
+L’affaire est écrasante, mais je ne peux me dérober ?</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu09.jpg" alt=""></p>
+
+<p>Et il avale de l’air et gonfle ses épaules. Grandi par son bonnet
+et par sa jupe trop longue, il a l’air d’un chêne qui parlerait à
+des champignons. Son pouce large écrase la serviette ; c’est un
+bourdon que sa voix. Et il bourdonne : « Si c’est mon devoir… je
+ferai mon devoir. » Puisque M<sup>e</sup> Henri-Robert ne peut pas prendre
+l’affaire (il a dîné chez le ministre, dont la femme est à Saint-Lazare) — puisque
+M<sup>e</sup> Chenu la voudrait (il rôde, pâle et nerveux),
+Labori ne peut reculer : courage ! Encore un tour aux Pas-Perdus,
+le temps qu’on voie bien le combat de son âme ; puis il allonge le
+pas, et, tête haute, il pénètre dans la Galerie Marchande.</p>
+
+<p>Trente yeux le guettent, trente mains se tendent.</p>
+
+<p>— Eh bien, cher Bâtonnier ?… Eh bien, mon cher ami ?…</p>
+
+<p>— J’accepte ! C’est mon devoir.</p>
+
+<p>Quatre mots qui tombent lourdement, d’une bouche raidie
+par l’émotion : il connaît ses entrées en scène. Et aussitôt on
+l’applaudit. M<sup>e</sup> Chenu, qui passe, ricane : « Bravo ! Nous irons
+vous entendre. » Les journalistes reprennent : « Nous serons
+tous là ! » Les bancs se vident : chacun s’approche. Ceux qui
+l’ont bien en haine sont les plus empressés : ils se font voir
+d’avance en prévision d’un triomphe qui les effraie :</p>
+
+<p>— Monsieur le Bâtonnier, comme vous serez beau ! Ce n’est
+d’ailleurs que justice ! La vie vous devait bien cela !</p>
+
+<p>— C’est le couronnement de toute votre carrière !</p>
+
+<p>— Mon ami, cher ami ! Ah ! cher, bien cher ami !</p>
+
+<p>Il répond comme il peut, par les mains, par le regard, et par
+les ailes du nez, qui sont grandiloquentes.</p>
+
+<p>— Merci, balbutie-t-il. Merci, vous !… Merci, toi !</p>
+
+<p>Mais soudain, le geste large, il arrête cet assaut et d’une voix
+devenue sourde :</p>
+
+<p>— Merci !… Merci à tous de me soutenir dans cette épreuve.</p>
+
+<p>Puis, devant lui, il aperçoit une tête qu’il ne connaît pas, un
+lorgnon qui l’épie, une main qui prend des notes. Alors, très
+simplement, il demande :</p>
+
+<p>— Vous êtes journaliste, Monsieur ? Voulez-vous une <span lang="en" xml:lang="en">interview</span> ?</p>
+
+<p>Et, sur-le-champ, il dicte :</p>
+
+<p>— Quoique cette affaire fût écrasante, en toute conscience,
+j’ai cru que je devais l’accepter !…</p>
+
+<p>Tous se sont tus. Ils font cercle, ils le mangent des yeux…
+S’il avait seulement l’idée de mourir : quel enterrement !</p>
+
+<p>Seul dans l’ombre, au bout de la galerie, M<sup>e</sup> Rongecœur
+reste à l’écart.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Rongecœur est plus noir encore que les autres par sa
+barbe de grand prêtre qui cache son rabat blanc ; et il se tient
+debout, pensif et blême, car il souffre de ce qu’il voit et de
+ce qu’il entend. Il souffre, parce qu’il a du talent et qu’on ne
+l’entoure jamais ; il souffre, parce qu’il doit plaider une grosse
+affaire d’Assises, et que personne, personne ne s’en inquiète.
+Il souffre enfin, présentement, parce qu’on assiège et qu’on acclame
+un autre que lui. Il est venu de bonne heure au Palais ; il prévoyait
+une cruelle journée ; et, depuis deux heures, il est là, dans les
+entre-colonnes, ruminant sa détresse, empoisonné de sa bile,
+car on ne l’aborde pas, on ne le salue même plus, ma parole,
+on le dédaigne ! Son martyre a commencé à la buvette : d’ordinaire,
+on le reconnaît, on se le désigne ; aujourd’hui, on lui a demandé :
+« Est-ce Labori qui prend l’affaire ? » Alors il a envie de hurler :
+« Mais c’est moi qui devrais la prendre ! Ah ! Moi, je la prendrais
+vite ! Car moi, j’ai toujours envie de parler, afin qu’on
+parle de moi ! » Mais il est seul dans l’ombre, et le Bâtonnier
+ne le voit même pas… Si ! Il l’a vu ! Grand Dieu, le Bâtonnier
+l’appelle :</p>
+
+<p>— Rongecœur !… Cher ami !</p>
+
+<p>Quoi ? Voudrait-il son aide ? Il s’approche en pétrissant sa
+barbe :</p>
+
+<p>— Rongecœur, dit Labori, j’expliquais à ces messieurs, et
+je tiens à répéter devant vous, que si j’accepte, mon bon ami, c’est
+après avoir tout pesé, mais vraiment, je crois que c’est mon
+devoir !</p>
+
+<p>— Vous savez comme je vous aime… bredouille Rongecœur.
+Donc, sincèrement, je vous félicite.</p>
+
+<p>Il s’y reprend à trois fois, et déjà Labori ne le regarde plus ;
+toute la presse judiciaire est sortie de sa boutique ; les robes
+accourent des Pas-Perdus ; la nouvelle s’est répandue ; c’est un
+second assaut.</p>
+
+<p>— Vive Labori ! Bravo ! Nous voulons tous vos mains !</p>
+
+<p>Labori les leur tend, et d’une voix tempétueuse, pareille à celle
+d’une mer qui se brise sur les rochers, il dit :</p>
+
+<p>— Mes chers amis, je ne sais pas plus que vous comment
+je me tirerai de cette affaire qui est peut-être la plus considérable
+du siècle… Mais j’ai senti en moi l’impératif catégorique.</p>
+
+<p>Le bras tendu, il désigne le vestiaire. Il s’y dirige. Et c’est
+dans l’enthousiasme que l’escorte l’accompagne.</p>
+
+<p>Mais ceux qui restent dans la Galerie se regardent alors, et
+hochent la tête :</p>
+
+<p>— Eh bien, mon petit ?… Ce n’est pas l’homme qu’il fallait…
+L’affaire est foutue ! Il fallait quelqu’un de fin !</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Rongecœur émerge de l’ombre.</p>
+
+<p>— Tenez, il fallait Rongecœur !</p>
+
+<p>Il a un frisson. Il proteste :</p>
+
+<p>— Ne parlez pas de moi… j’aurais refusé.</p>
+
+<p>— Mon cher, vous avez un immense talent ! Et lui aussi,
+notez, mais lui, il est trop lourd… il va s’asseoir là-dessus, écraser
+tout : ah ! c’est foutu !</p>
+
+<p>— Pardon… Oh ! pardon, je crois… qu’il plaidera très bien,
+murmure M<sup>e</sup> Rongecœur, dont le sang s’arrête entre les mots.</p>
+
+<p>— Et puis, qu’il plaide bien ou mal, dit un petit journaliste
+à tête farce, je m’en contrefous, car ça ne m’empêchera pas,
+messieurs, d’aller ce soir faire subir les derniers outrages à
+Mlle Fleurette Fleuron qui, depuis hier, m’appartient corps et
+âme.</p>
+
+<p>— Ne te vante pas ! dit un gros.</p>
+
+<p>— Tais-toi, cocu ! répond le petit. Marche devant ; je te suis ;
+nous allons boire deux bocks, à tes frais !</p>
+
+<p>La buvette est en dessous. On y descend par un escalier en
+colimaçon. Mais il faut atteindre l’escalier. Que de monde !
+Quelle cohue ! Des clients se mêlent aux robes, s’accrochent
+à elles : gens du peuple qu’on étourdit, mais qu’on congédie ;
+femmes élégantes qu’on garde et qu’on chauffe. Les premiers
+sont encombrants : ils traînent des épouses bavardes, des gosses
+pleurards ; ils ne savent pas s’expliquer ; ils sortent des papiers
+sales ; l’avocat les rudoie, les renvoie.</p>
+
+<p>Ils grimpent des escaliers, se perdent, reviennent, et ils se
+campent devant le vestiaire pour ressauter sur l’avocat, quand il
+va venir ôter sa robe ; mais lui les aperçoit, s’enfuit et entre par
+une autre porte, ignorée du bon peuple. Ils peuvent l’attendre
+jusqu’à la nuit.</p>
+
+<p>Les jeunes femmes riches, dont la chair est tentante, qui
+sentent la rose ou l’œillet, sont accueillies d’autre manière. Elles
+divorcent : toutes viennent gémir sur la brutalité des hommes ;
+et elles ont des robes libertines qui marquent leur intention de se
+venger sur ce sexe que leur mari déshonorait. Les avocats leur
+caressent les mains ; ils les font asseoir sur les bancs de bronze,
+où elles s’accoudent à des têtes de lionnes. Elles sont troublantes ;
+elles exposent leurs griefs avec passion. On les entend murmurer :</p>
+
+<p>— Je vous jure, maintenant, qu’on me respectera !</p>
+
+<p>L’avocat regarde la cambrure du pied ou la blancheur du cou.
+Il murmure :</p>
+
+<p>— Vous deviez me raconter des choses. Venez donc chez
+moi. Vous m’aviez dit que même votre nuit de noces…</p>
+
+<p>La femme se lève :</p>
+
+<p>— C’est vrai. Il faut que vous sachiez. Quand vous trouve-t-on ?</p>
+
+<p>Elle reste devant la porte, dont la lumière lui agrandit les
+yeux ; elle cambre la taille, la jambe un peu pliée, et elle tend la
+main, disant : « A bientôt ! » L’avocat dresse la tête. On les
+regarde tous deux. Comme les autres, regardez-les.</p>
+
+<p>Le temps qu’arrive M<sup>e</sup> Tricoche, car celui-là vous absorbera
+tout entier. Il parle haut pour expliquer à deux confrères :</p>
+
+<p>— J’ai remis le président à sa place comme un petit garçon ;
+et M<sup>e</sup> Le Fur avec le président ! Vous savez, c’est mon affaire
+Solacroupe, le cinéma contre l’Académie. Vous ai-je raconté ?
+Non ? Que je vous raconte !</p>
+
+<p>Mais l’un des jeunes gens l’interrompt :</p>
+
+<p>— Moi aussi, l’autre jour, j’ai ramassé Le Fur : il m’a écouté
+comme si j’étais son père.</p>
+
+<p>— Oui, mais moi, il y a ceci d’impayable…</p>
+
+<p>Il en est de même dans tous les groupes : ils écoutent tous
+« l’histoire impayable » de la journée. Ce n’est qu’une niaiserie,
+quand Tricoche en accouche ; une turlupinade, si elle vient
+d’Asina, l’avocat-juge de paix, à tête d’apothicaire, qui empoigne
+ses confrères et prête serment sur leur ventre. Histoire qui est
+un bouquet de mots fins, quand elle est de M<sup>e</sup> Lipilli, une petite
+ordure, lorsqu’elle vient de M<sup>e</sup> Agasse. Quelle dépense d’esprit…
+et du pire ! Et que de têtes, comme aux Pas-Perdus ! Mais, là-bas,
+elles profitent de l’ombre, tandis que cette Galerie Marchande est
+terrible de clarté. Lorsque M. le Bâtonnier Lablette dit à un
+confrère :</p>
+
+<p>— Vraiment, cher ami, vous prenez ce dossier ? Quoique
+plein de talent, vous ne craignez pas ?… Enfin… à la première
+défaillance, je suis votre homme !…</p>
+
+<p>On voit luire ses prunelles et le nez frémir de convoitise.</p>
+
+<p>On voit aussi que M<sup>e</sup> Callebasse a la lèvre paillarde, lui qui
+défend toujours des demoiselles de théâtre ; que M<sup>e</sup> Gautereau-Vignole
+a la tête de son âme, un petit bout de tête en casse-noisette,
+mauvaise et chafouine ; que M<sup>e</sup> Écomard a la marche
+d’une hyène ; et que M<sup>e</sup> Esquivé s’en va toujours soucieux, depuis
+son mariage manqué avec la fille d’un marchand de doubles-crèmes,
+qui devait lui apporter la clientèle de tous les crémiers de
+Paris. Quant à M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, il se grandit, sort de son faux-col.
+Il est l’image de sa devise : « <i>Plus haut ! Toujours plus haut !
+Vous verrez jusqu’où je peux grimper !</i> » Puis, quels souliers, quelles
+manchettes, quelle cravate ! Tout cela pour illustrer une seconde
+devise : « <i>De l’argent ! Toujours plus d’argent ! Vous verrez ce que
+je peux gagner d’argent !</i> »</p>
+
+<p>— Et moi je ne gagne rien, grogne sourdement un conseiller
+qui passe.</p>
+
+<p>Magistrat qu’on croit digne et qui n’est que mortifié ; car,
+après un déjeuner babylonien chez un des rois de la parole,
+il rentre avec amertume dîner chez lui de sa côtelette de fonctionnaire.
+La Galerie Marchande est mauvaise pour son fiel,
+quoique, en apparence, on l’y respecte. Mais l’avocat qui le salue
+a sur lui une influence alimentaire… dont il se vengera d’ailleurs
+en faisant pression sur les experts et en donnant des ordres
+aux liquidateurs.</p>
+
+<p>— Quelle bouillotte ! dit M<sup>e</sup> Turbot de la Halle, dès qu’il est
+passé. Ce qu’il en faudrait un nettoyage dans ce monde-là !</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu10.jpg" alt=""></p>
+
+<p>— Gâteux ou fous, voilà la Cour ! répond M<sup>e</sup> Trinioles.</p>
+
+<p>Celui-là, dès qu’il arrive, emplit la Galerie. C’est une des
+volailles comiques de la volière. Tout de la vieille poule : l’œil
+rond, le ventre traînant, et le derrière bas sur des pattes grêles.
+Il vient de perdre un procès, comme d’habitude, lui qui, pourtant,
+sait être épique ou ému, minutieux ou abondant, lui qui a
+été député, lui qui… cot… cot… cot… il en glousse de fureur !
+Et on se le montre ; et on ricane.</p>
+
+<p>Il parle d’aller trouver le président, de se plaindre au Bâtonnier.
+Il crie : « Je ferai un incident personnel ! » Même sans savoir de
+quoi il s’agit, tous répondent : « Faites vite ! N’hésitez pas ! »
+Ils excitent la vieille poule comme un coq de combat.</p>
+
+<p>Ce qu’il y a d’effarant dans cette Galerie Marchande, c’est
+l’impudeur avec laquelle ils se déchirent et se volent au grand
+jour, sur le seuil même du Palais. Les juifs se cachent pour faire
+l’usure. Eux se mettent à leur porte. Est-ce inconscience ou
+cynisme ?</p>
+
+<p>Or, c’est derrière ce couloir de Bourse où se pratique le trafic
+des humains, derrière toutes ces rumeurs de haine, passé ce grondement
+d’avidité, plus loin que ces éclats de l’envie et de la passion,
+au delà de cette potinière dramatique et dangereuse que siège
+la Cour — la Cour d’Assises, c’est-à-dire tout le Palais pour
+les âmes populaires.</p>
+
+<p>Ailleurs, vous êtes témoin des drames ; là, vous en voyez les
+suites et en sondez les causes ; là, vous jugez les gestes, en
+essayant de comprendre les âmes. Assassins, filles, amants, voleurs,
+volés, témoins, tous y parlent, nient, se confessent et luttent.
+La passion pousse les portes et s’installe au prétoire : c’est elle
+qui défend, qui explique, qui accuse ; elle a vingt masques :
+elle s’appelle l’argent, l’honneur, le bien, la patrie ; elle est
+odieuse, elle est sublime ; et c’est son haleine qu’on respire dans
+l’air étouffant de cette grande salle des Assises.</p>
+
+<p>Pour essayer de l’apaiser, de la raisonner, de la maîtriser,
+la société installe sur douze chaises imposantes, plus larges que
+celles qu’ils ont dans leurs familles, douze citoyens tirés au sort,
+qu’elle appelle le Jury.</p>
+
+<p>Cette douzaine d’hommes, qui en principe commandent,
+en fait sont commandés ; car un mandat hante leurs consciences.
+Ils représentent l’opinion ; ils ont le ferme dessein d’être justes ;
+si bien qu’ils s’inquiètent, s’égarent, et qu’un doute léger suffit
+pour qu’ils acquittent un criminel, au lieu que, dans une sainte
+fureur, ils tuent dignement un irresponsable. Le pays ne gagne
+rien à cette institution ; mais le principe illusionne ; il est un soulagement
+pour le peuple qui est la proie des idées vagues ; et la
+forme idéale du jury reste douce aux cœurs qui aiment chez eux
+rêver de justice.</p>
+
+<p>En principe, on le tire au sort ; mais sitôt tiré, on l’épluche
+et on l’émonde. On tire trente-six noms pour en rayer vingt-quatre.
+Besogne que se partagent l’accusation et la défense. L’accusation
+commence : elle biffe ceux qui lui semblent enclins, par profession,
+à l’indulgence. Après quoi, le défenseur, rageusement,
+supprime tout ce qui paraît cher à l’accusation ; et il reste douze
+bonshommes, que les parties adverses accueillent par force, avec
+résignation.</p>
+
+<p>Ils s’installent sur leurs chaises : ils sont graves. Depuis huit
+jours, tout leur fut prétexte pour dire en famille : « Lundi prochain,
+je serai du Jury ! » Maintenant, c’est eux, parmi trente-six, que
+l’on conserve ; et comme ils ignorent qu’ils le doivent à l’indifférence
+qui s’attache à leurs noms, ils en ressentent une fierté qui
+se voit à leur maintien. Ils sont épicier, pharmacien, marchand de
+fourrages, bureaucrate, architecte, chauffeur, et ils vont juger ;
+ils vont délivrer ou faire enfermer leurs semblables : la Société
+peut-elle leur faire honneur plus grand ?</p>
+
+<p>La salle leur paraît belle : les ornements, pourtant, en sont
+médiocres, et tout y est terni par de tumultueuses séances ;
+mais la table des juges, le box des accusés, les portes qu’on garde,
+le public, au fond, qu’on maintient, sont autant d’images pathétiques
+qui font illusion, et le lieu leur semble beau, parce que
+toujours le drame est grand.</p>
+
+<p>La vie, en effet, avec son tumulte et ses éclats, la mort et sa
+misère glacée, ce dyptique de l’homme est là, dans cette Cour,
+dans ce confessionnal formidable, — sculpté en une pâte qui est
+la pauvre chair des hommes. Les affres du mensonge, les tortures
+de l’aveu, le néant de la colère, la Cour d’Assises les guette,
+les voit, les entend, elle en vit, elle en garde une empreinte
+effrayante. Mais le dyptique n’est pas immuable ; il évolue.
+Bien mieux, il arrive que, de ses mains passionnées, la Société
+même le modèle et le transforme, lorsque, par un grand jour
+d’émeute, tout à coup, elle se collette avec des magistrats qui,
+sournoisement, veulent étouffer la Loi. La Loi… et ses balances
+pour tous égales ! Utopie ! Hypocrisie ! L’apache qui égorge au
+couteau, ou la femme de ministre dont le manchon cache un
+revolver, s’en viennent, l’un après l’autre, dans le même box.
+Chacun apporte ses poids pour peser son crime, et on brusque
+le premier. « Êtes-vous fou, malheureux ? » tandis que, devant
+l’autre, on est muet, on salue. Mais, soudain, de la salle un grondement
+monte. Qu’est-ce qui se passe ? C’est la Société qui
+s’insurge : payant ses juges, voici qu’elle les contrôle. Pas possible ?
+Mais si ! Ils balbutiaient, elle parle haut. Ils tremblaient : elle
+les chasse. Et ils s’empêtrent dans leurs robes… Le dyptique
+frémit, s’élargit ; c’est le bas-relief social, qui se sculpte à sa place ;
+et le « compte rendu » de la Cour d’Assises devient une page de
+l’histoire du pays.</p>
+
+<p class="c"><img class="w15" src="images/illu11.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu12.jpg" alt=""></p>
+
+<h2 class="nobreak">III<br>
+L’AFFAIRE PASSIONNELLE</h2>
+
+
+<p>L’affaire Chevreau ! Vous rappelez-vous ? Ce professeur
+qui a tué sa femme… L’histoire d’abord fut le grand
+attrait des journaux, avant d’emplir les Assises d’un
+ébrouement mondain. Elle était typique de ces drames
+qui, en ayant l’air d’entrer au Palais, en viennent en vérité. Il faut
+que des juges prononcent sur ce que d’autres, inconsciemment,
+ont décidé. L’assassin n’est qu’un intermédiaire. Si la Cour
+d’Assises siège, c’est que le Tribunal, puis la Cour, en deux fois
+trois minutes, ont réglé le divorce le plus aventureux, faisant aux
+parents comme aux enfants une impossible vie et préparant un
+meurtre, seul recours à certains désespoirs. Revolver, cadavre,
+police, voilà les douze bonshommes qui vont juger la Justice et
+ses conséquences.</p>
+
+<p>Le jour de l’audience est venu. Midi moins cinq… Trois
+cents Parisiennes, pendues à des robes d’avocats, essaient de se
+glisser à leur suite dans la salle des Assises. Elles sont flatteuses
+en suppliant :</p>
+
+<p>— Maître, vous qui avez tant de talent, vous devez faire ici
+vos quatre volontés !… Je suis sûre… que vous allez me faire
+entrer !</p>
+
+<p>Eux s’agitent :</p>
+
+<p>— Essayons par là…</p>
+
+<p>En hâte, deux marches par deux marches, ils montent l’escalier
+en colimaçon des témoins.</p>
+
+<p>— Ne vais-je pas trop vite pour vos petits pieds, belle
+Madame ?</p>
+
+<p>Mais ce n’est pas la belle madame qui répond. Des confrères
+descendent, refoulés par les gardes, qui crient que « c’est plein
+et que c’est pas l’entrée des avocats ! » Demi-tour.</p>
+
+<p>— Il eût fallu arriver plus tôt… tout est bondé !</p>
+
+<p>— Oh !… en glissant une pièce ? implore la belle Madame.</p>
+
+<p>— Vous me donnez une idée… Attendez là… Je vais voir
+Fernand.</p>
+
+<p>C’est le garçon des Assises, un des personnages symboliques
+du Palais, gros homme qui, depuis un tiers de siècle, a vu tous
+les assassins, tous les juges, tous les jurés, tous les avocats. Les
+plus grands jours ne l’émeuvent plus, il a un dos rond sur qui
+il peut pleuvoir, et il est accoutumé à ces curiosités féminines
+ainsi qu’aux supplications des hommes de robe :</p>
+
+<p>— Mon brave Fernand, est-ce que le président est arrivé ?</p>
+
+<p>— <span lang="en" xml:lang="en">Yes</span>, cher Maître.</p>
+
+<p>— Ce serait pour faire entrer une femme exquise avec qui
+il a dû dîner dans le monde… A moins que vous-même ne me
+rendiez ce gros service. Avec vous, elle aurait même une meilleure
+place !</p>
+
+<p>Fernand cligne de l’œil :</p>
+
+<p>— Mignonne ?</p>
+
+<p>— Un amour !</p>
+
+<p>— Ah ! soupire-t-il, Adam se plaignait déjà ; et il n’en avait
+qu’une à ses trousses… si je peux parler de trousses pour ce sans-culotte…
+mais moi !… Enfin, amenez toujours !…</p>
+
+<p>— Fernand, vous êtes un frère, un père, un cœur !</p>
+
+<p>— Quand je peux faire plaisir, je fais plaisir.</p>
+
+<p>— Tenez, Fernand… Si, si, prenez, je vous en prie, Fernand !
+Et merci, je vous revaudrai ça !</p>
+
+<p>— Maître, vous voulez rire… je descends chercher votre
+dame, qu’on ne laisserait pas passer.</p>
+
+<p>On l’a même déjà chassée de la galerie où elle attendait. On
+l’aperçoit qui, toute rouge, fait des signes.</p>
+
+<p>— Ces gardes sont des malotrus ! Quelles brutes !</p>
+
+<p>— Suivez-moi, madame, dit Fernand qui a le calme des
+vieilles troupes.</p>
+
+<p>— Oh ! vous, vous êtes ma Providence… Tenez… Si, si,
+prenez, je vous en prie… Alors, vous allez me faire entrer ?…
+J’ai entendu que vous vous appeliez Fernand ?… Comme mon
+beau-frère !…</p>
+
+<p>Des gardes barrent le chemin. Fernand annonce :</p>
+
+<p>— La femme du Président !</p>
+
+<p>Le tour est joué. Il y a une heureuse de plus.</p>
+
+<p>Elle entre, essoufflée, tant elle a eu peur de ne pas entrer.
+Elle regarde. Elle est dans le plus grand des théâtres de Paris
+où la Société va lui jouer une pièce vraie… Qu’elle a de chance !
+Que c’est émouvant cette salle ! Elle va donc voir cet homme qui
+a tué sa femme. Comment se défendra-t-il ?… Il doit être pâle…
+Peut-être va-t-il pleurer ?… Et si on le condamne ?… D’avance
+elle tient son cœur. Je veux dire son sein. Elle s’évente… Que
+de monde !… Ces messieurs qui tirent des papiers de leur veston,
+c’est la presse sans doute ?… Voici des dessinateurs avec leurs
+cartons… Fernand lui a mis sa chaise derrière un gros monsieur,
+mais elle a reglissé une pièce, et Fernand a dit : « Monsieur,
+reculez-vous, Madame est témoin ! » Alors, elle a passé devant,
+elle voit tout, et… au moment où le drame va commencer, elle
+a une grande joie.</p>
+
+<p>Coup de timbre sec qui met les gens sur pieds. Dans l’ombre,
+au-dessous des fenêtres, elle aperçoit de gros hommes qui
+entrent et s’asseyent : le jury. Elle voit Fernand qui ouvre une
+porte massive. Un huissier glapit : « La Cour ! » Quatre personnages,
+chargés de robes rouges, s’avancent avec gravité. L’accusé
+est introduit : rien de marquant. Comment, c’est lui qui a tué ?…
+L’avocat s’installe : M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, sans doute ? Il y a si
+longtemps qu’elle grille de l’entendre ; mais elle lui croyait de
+la moustache et des cheveux mousseux. Celui-ci est chauve et
+rasé. Allons, son face-à-main ne lui suffit plus ; elle tire de son
+sac une petite jumelle en nacre. Tout le monde s’assied.</p>
+
+<p>— Accusé, levez-vous !</p>
+
+<p>Et Chevreau, Maurice, trente-neuf ans, professeur agrégé
+de l’Université, se lève devant ce jury composé d’un grainetier,
+d’un commandant en retraite, d’un plombier, d’un herboriste,
+d’un notaire, d’un comptable, d’un employé des chemins de fer,
+d’un professeur de violon, d’un tapissier, d’un doreur, d’un mégissier
+et d’un rentier. C’est le grainetier qui préside. Il est d’aspect
+considérable. Larges épaules sous une tête cuite, taillée dans de
+la brique. Le professeur de violon a des cheveux ébouriffés ;
+le pharmacien est content de soi ; les autres… ont tous aussi leurs
+visages, leurs amours-propres, leurs faiblesses, leurs partis pris,
+mais ils se fondent dans l’ombre, et l’accusé, qui ne les distingue
+pas, s’effraie de ces inconnus.</p>
+
+<p>Il est blême, mince, de chair pauvre, de vêtements étriqués.
+La salle, de toutes ses oreilles, guette ses premiers mots : ils
+sont ternes. Et tout de suite les femmes pensent : « Il avait une
+tête à être trompé ! »</p>
+
+<p>— Madame !… Messieurs, je vous en prie !… Je suis le défenseur !</p>
+
+<p>Du bruit, du vent, c’est une robe noire qui pénètre, qui
+pivote, qui s’avance, et qui tout à coup, en s’essoufflant, en bouffant,
+recouvre l’avocat chauve, que la belle madame contemplait.
+M<sup>e</sup> Piero-Piafferi est arrivé, il s’est substitué à son secrétaire. Il
+donne un coup de nez, il frise les yeux, il tend l’oreille. Comment ?
+Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? L’interrogatoire est commencé ?</p>
+
+<p>— Ça, par exemple !</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero élève la voix, puis la baisse, et avec un sourire de
+danseuse, impertinent depuis ses talons, qui sont hauts, jusqu’à
+ses cheveux qui s’insurgent :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président… ne savait sans doute pas que c’était
+à moi qu’incombait la charge de la défense (il a l’index tendu
+vers le nez du Président)… C’est cela… Oh ! la Cour est fort
+excusable !… Mais… puisque les débats ne sont pas tout à fait
+terminés et que l’acquittement n’est pas encore tout à fait
+prononcé, j’exprime le désir modeste que l’on recommence tout.</p>
+
+<p>Le Président a chaud : il enlève sa toque :</p>
+
+<p>— Maître… balbutie-t-il, j’avais cru vous apercevoir…</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero, qui s’était assis, se relève, puis, noblement :</p>
+
+<p>— Ces paroles, monsieur le Président, me donnent entière
+satisfaction. Je n’attendais pas moins de votre esprit délicat et
+je vous remercie.</p>
+
+<p>L’audience est à peine ouverte : déjà un incident.</p>
+
+<p>— Ce Piafferi est épatant ! chuchote le public.</p>
+
+<p>— Ce que ce Piero peut être odieux ! grognent les journalistes.</p>
+
+<p>Timide, le Président reprend doucement l’interrogatoire.</p>
+
+<p>Il a raison d’être timide, car, si le meurtrier est affaissé,
+l’avocat, lui, ne l’est pas. D’abord, il regarde un peu partout,
+l’auditoire, l’assassin, l’avocat général. Un sourire au public,
+une tape amicale au client ; une moue pour le défenseur de la
+Société. Quant au jury, à contre-jour, pas d’intérêt. De dessous
+sa robe il a tiré une boîte de cachou. Il s’en lance de petits
+brins dans la bouche. Il appelle l’huissier, envoie des billets
+à la presse, gonfle le torse, secoue ses manches, piaffe, ricane,
+lève les mains. Oui, soudain, il veut la parole. Il interrompt le
+Président, puis il crie, et il tape du pied. Bien mieux, il attaque,
+il fonce, il rage, il s’élève, il domine, il triomphe ! C’est fini, le
+Président ne préside plus. L’avocat général essaye de le soutenir :
+Piero finit ses phrases ; après quoi, il fait semblant de s’excuser
+en aggravant son insolence, et il peste encore, toujours, laissant
+échapper deux, dix, vingt plaidoiries avant la vraie.</p>
+
+<p>Il arrive ainsi qu’il fait des parades brillantes, méchantes,
+étincelantes, à propos d’une affaire triste, où se débat, avec des
+gestes mornes et des mots sans couleur, un être falot qui, par son
+ennuyeuse prétention, a dégoûté une femme insuffisamment
+préparée aux « épreuves » universitaires. Par M<sup>e</sup> Piero, le ton du
+procès change. On tâtonnait, en bâillant, dans la nuit, et voici
+qu’un feu d’artifice éclate, qui incendie tout. Les jurés sont
+éblouis et abrutis : c’est le but.</p>
+
+<p>— Messieurs, leur dit M<sup>e</sup> Piero, les montrant au doigt, j’ai
+souci de ne mettre en vos esprits que du raisonnable et non de
+l’absurde : je vous signale donc (ce que ne fait pas l’accusation)
+que le jugement de la Cour, réglant les détails du divorce de
+Maurice Chevreau, fut la cause et seule cause du drame, et que…</p>
+
+<p>— Mais… balbutie le Président, qui essaye de s’accrocher
+à une bouée, après son premier naufrage, Maître, nous y viendrons !</p>
+
+<p>— Nous y sommes, monsieur le Président ! crie Piero-Piafferi,
+et nous y resterons !</p>
+
+<p>Le Président en est bouche bée. L’avocat général regarde :
+pourquoi cette colère ? Et tandis que ses amis les meilleurs
+pensent : « Diable ! Il commence par le maximum ! Comment
+soutenir cela ? » la vigueur même de son apostrophe enchante
+deux femmes qu’il vient d’amener… Peut-être est-ce pour elles
+qu’il a fait cette sortie, car il s’assied, tête haute, se frottant de
+contentement contre le box de Chevreau ; puis nerveux, il mastique
+de nouveau du cachou.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes, il consent à se taire. L’accusé,
+geignard, conte son mariage, ses déceptions, la cruauté de celle
+qu’il a tuée. Elle l’a trompé, lui affirmant que son amour croissait :
+« T’oublier, oh ! chéri ! Je le voudrais, que je ne le pourrais pas ! »
+Mais pour marraine de sa petite fille elle choisit la sœur de son
+amant. Bien mieux : elle passe deux mois à la campagne ; elle
+envoie des fleurs jaunes à son mari en écrivant : « Pas de plaisanterie
+facile, hein, mon coco ? » Lui est heureux… Un jour — terre
+et ciel ! — il tombe sur des lettres où le malheur de sa
+vie est écrit plus de vingt fois. Trompé ! Ridiculisé ! Et il lit que
+son enfant n’est pas de lui ! Alors il saute à la gorge de sa femme :
+elle avoue. Éperdu, il court chez ses beaux-parents qui hurlent :
+« Quoi ?… Elle !… Notre fille ? » Après quoi, ils s’asseyent, respirent,
+et la belle-mère, furieuse : « C’est bien vous !… Toujours des
+drames ! » Il est le gendre d’un colonel d’artillerie en retraite, qui
+a un œil fermé, tandis que l’autre s’écarquille derrière un monocle,
+et, selon qu’il regarde la vie par le premier ou par le second, il
+bute parce qu’il ne voit rien, ou il s’effare de ce qu’il croit voir.
+Il se teint les cheveux ; il est enrhumé ; c’est sa femme qui
+parle et qui décide.</p>
+
+<p>— En somme, dit-elle à son gendre, combien de fois vous
+a-t-elle trompé ?</p>
+
+<p>— Est-ce que je sais ! répond l’autre.</p>
+
+<p>— Alors, elle ne vous a pas trompé autant de fois que vous
+croyez !</p>
+
+<p>Devant cette appréciation quantitative de l’adultère, il pleure
+d’être incompris ; mais pleurer le soulage. Il est tendre. Il
+n’aime ni les éclats, ni l’irréparable. La vie peut se corriger,
+comme les devoirs des élèves, et il accepte une réconciliation,
+dans le cabinet d’un Président de tribunal qui, en trois
+coups de cravache, met un ordre provisoire dans ce ménage
+chaviré.</p>
+
+<p>— Mon beau-père fut content, rapporte Maurice Chevreau.
+Il me dit : « Vous verrez : maintenant cela ira ! »</p>
+
+<p>— Votre beau-père, remarque alors pompeusement le Président
+des Assises, était un officier supérieur en retraite. Il avait le
+sens de l’honneur. Cette appréciation de sa part n’étonnera
+personne.</p>
+
+<p>— Oh !… je vous en prie !…</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero s’est levé. D’un geste il arrête l’éloge :</p>
+
+<p>— Attention !…</p>
+
+<p>Et d’une voix toute de dédain :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président… je supplie… dans l’intérêt de la
+Justice… que l’on réserve toute appréciation sur ce beau-père
+pour l’heure où il sera venu lui-même témoigner et donner
+publiquement la mesure de son esprit et de son cœur.</p>
+
+<p>Il cligne de l’œil aux journalistes : « Tapé, hein ? »</p>
+
+<p>Le Président est vexé. Il réplique :</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés apprécieront !</p>
+
+<p>— Soit ! Seulement… lance alors de toute sa voix M<sup>e</sup> Piero-Piafferi,
+pour que messieurs les jurés apprécient, selon la
+formule ordinaire à la Cour, encore faut-il que messieurs les
+jurés, à la minute où on leur vante l’honneur de cet homme
+supérieur…</p>
+
+<p>— J’ai dit : <i>officier</i> supérieur ! proteste le Président.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero s’arrête, contemple, réfléchit, ricane, puis, doucereux :</p>
+
+<p>— Ce n’est plus moi qui le discrédite !</p>
+
+<p>Le bras se retend, vengeur :</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu13.jpg" alt=""></p>
+
+<p>— Je dis qu’il faut aussi mettre au courant messieurs les
+jurés des faits du procès ! Or, les faits, les voici. Ce supérieur…
+qui ne l’est que comme officier…</p>
+
+<p>— Ah ! Maître !… s’écrie le Président.</p>
+
+<p>— Monsieur le Président, je suis la défense, et vous n’empêcherez
+pas la défense de parler ! Je dis que celui que je me contenterai
+désormais d’appeler le « <i>beau</i>-père… », sans m’attarder à
+l’ironie de cette désignation familiale, ce <i>beau</i>-père, voyant
+avec mélancolie (car plus que ses enfants il aimait sa tranquillité),
+voyant les scènes se renouveler le lendemain de la réconciliation,
+dit à son gendre qui s’écriait : « Je préférerais être mort ! — Dame…
+ça simplifierait tout ! »</p>
+
+<p>— Mais, Maître… interrompt le Président.</p>
+
+<p>— Je n’ai pas fini ! lance M<sup>e</sup> Piero.</p>
+
+<p>— C’est une plaidoirie ! insiste le Président.</p>
+
+<p>— Après tout, peut-être ! réplique avec hauteur M<sup>e</sup> Piero,
+qui fait encore monter sa voix. Et je poursuis ! Aux côtés de ce
+beau-père, je vois une mère plus inquiétante encore, car, à la
+façon dont elle juge sa fille, on est en droit de se demander :
+« A elle, quelle fut sa vie ?… » Quand elle apprend l’adultère, elle
+l’absout. Si son gendre pardonne, elle rit. Après ces détails,
+certes, messieurs les jurés apprécieront, mais pour qu’ils appréciassent,
+je tenais à donner une base à leur appréciation !</p>
+
+<p>Il offre à la Cour cette dernière impertinence dans le miel
+d’un sourire, et il s’assied au milieu d’une approbation générale.</p>
+
+<p>— Euh… continuons ! bredouille le Président qui remet sa
+toque.</p>
+
+<p>Dérouté, Chevreau Maurice poursuit tant bien que mal le
+récit de sa vie. Elle est comme divisée en paragraphes, dont
+chacun se termine par ce soupir :</p>
+
+<p>— Ce fut la plus atroce année que j’aie vécu !</p>
+
+<p>Un premier jugement de divorce lui enlève son enfant, sous
+prétexte qu’il est dangereux de soustraire aux soins d’une mère
+une petite fille qui a de l’entérite.</p>
+
+<p>— Arrêt abominable ! souligne M<sup>e</sup> Piero qui, de nouveau, se
+trouve sur ses pieds.</p>
+
+<p>Le Président réplique :</p>
+
+<p>— Maître, d’abord, vous ne m’avez pas demandé la parole !
+Ensuite, je ne vous permets pas de juger de la sorte un arrêt de
+la Cour !</p>
+
+<p>— Pardon, monsieur le Président !…</p>
+
+<p>— Vous avez le droit de critiquer, parce que même des magistrats
+sont sujets à l’erreur ; mais les magistrats méritent le
+respect !</p>
+
+<p>— Je le leur donne ! riposte avec éclat Piero-Piafferi. Mais je
+le réserve à leurs personnes et ne l’étends pas à leurs arrêts !</p>
+
+<p>La tête est haute, et la voix vengeresse a l’air de parler au
+nom de tous les justes du pays. Alors, l’avocat général bat l’air
+de ses mains :</p>
+
+<p>— De grâce ! Maître, de grâce !… Si vous créez toutes les
+minutes un incident, nous serons encore ici demain !</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero se raidit :</p>
+
+<p>— Nous y serons jusqu’à ce que justice soit faite !</p>
+
+<p>— Alors, il faudrait la laisser se faire !</p>
+
+<p>— La laisser se faire, sans doute ! La laisser faire, jamais !</p>
+
+<p>Il respire profondément, puis, tirant chacun de ses bras du
+fin fond de chacune de ses manches :</p>
+
+<p>— Messieurs… sentez-vous bien que la minute est poignante ?</p>
+
+<p>Il souffle et prend un temps :</p>
+
+<p>— Nous discutions sur le meurtre d’une femme… Voici,
+soudain, que le procès s’élargit. Voici qu’il ne s’agit plus d’une
+affaire judiciaire, mais de la Justice même ! Voici… oui, voici
+que les principes de notre Société sont en cause !</p>
+
+<p>Toute sa personne s’empreint d’une profonde gravité :</p>
+
+<p>— Messieurs… si haut que soient placés les magistrats dans
+l’échelle sociale, cette échelle, comme celle de Jacob, mène à
+Dieu ! Or, quand on a seulement prononcé ce nom, qui veut dire
+toute puissance et toute perfection, l’esprit hésite, n’est-il pas
+vrai, pour accorder ensuite, même aux hommes les plus haut
+placés, des louanges sans restriction et une reconnaissance sans
+arrière-pensée !</p>
+
+<p>Sur ces mots, il ouvre les bras et offre sa poitrine :</p>
+
+<p>— Aussi, préférerais-je que l’on m’arrachât sur-le-champ
+cette robe !… (il la prend à pleins plis) cette robe, honneur de
+ma vie et symbole de mon indépendance, si, tout à coup, dans
+ce prétoire, qui est celui de la Liberté (la tête se dresse ; il parle
+avec Dieu), si dans ce prétoire il ne m’était plus permis de juger
+même des juges, et de prononcer sur des êtres qui sont simplement
+humains des paroles qui ne soient pas strictement admiratives !</p>
+
+<p>Le vent de l’éloquence, qui vient de souffler dans cette phrase,
+passe aussi dans les cheveux qui se rejettent en arrière ; et il
+attend, les poings crispés, des applaudissements que le Barreau
+commence, mais que le Président coupe net :</p>
+
+<p>— Je vais faire évacuer !</p>
+
+<p>La menace fige l’assemblée. Le secrétaire de M<sup>e</sup> Piero cherche
+à le faire asseoir en lui postillonnant des félicitations, mais la
+robe de nouveau le recouvre : « Tais-toi ! Tais-toi ! » Il disparaît.
+Les assistants ont été secoués, dans cette salle pleine où la passion
+s’échauffe pour un mot. Cet élan d’avocat, mené jusqu’au bout
+avec un art parfait du théâtre, a d’abord emporté les cœurs ; mais…
+déjà les esprits se ressaisissent et s’en veulent de s’être donnés
+avec admiration à ce qui, peut-être, n’est qu’un jeu déplacé.
+En sorte qu’il reste une gêne générale, et bien des yeux évitent
+ceux de ce bavard en noir, qui laisse les uns confondus d’avoir
+été naïfs, et les naïfs troublés de voir leurs voisins confondus.</p>
+
+<p>Le Président, dont l’esprit trébuche, tousse, se mouche et
+grogne :</p>
+
+<p>— Euh… continuons !… Donc, accusé Chevreau (il fouille
+dans ses papiers), le premier jugement vous a paru pénible. Mais,
+(il reprend son aplomb) le suivant vous a rendu l’enfant… Ah !
+Maître, ne vous agitez pas !… Je sais : l’enfant était rendu sous
+conditions : c’est la règle !… Vous deviez le remettre un après-midi
+par semaine entre les mains de sa mère ?… Bien… ou plutôt
+non, pas bien, car… c’est là, semble-t-il, la genèse du drame…
+Vous avez dit et redit… Maître, laissez-moi m’expliquer : vous
+aurez la parole après !… Vous avez dit que le jour où votre ex-femme
+venait prendre l’enfant, la concierge montait le chercher,
+et la mère, soit nervosité, soit dégoût, déshabillait la petite sur
+place, rejetant les vêtements… qui étaient les vôtres, pour
+lui en mettre… qui étaient les siens… Nous sommes d’accord ?
+Non ?… Je m’y attendais ! Maître Piero-Piafferi ne peut pas être
+d’accord !</p>
+
+<p>Ce dernier grimace, en effet ; puis ricane ; et d’une voix fort
+doucereuse :</p>
+
+<p>— Maître Piero-Piafferi voudrait surtout que, quand il se
+tait, son silence ne fût pas interprété…</p>
+
+<p>Il se balance, croise les bras, et, immobile :</p>
+
+<p>— Messieurs de la Cour, si je n’ai pas droit toujours à la
+parole, aucun règlement du moins ne m’interdit les gestes. Ils
+sont la manifestation instinctive de ma pensée, et je n’ai pas à
+m’en excuser, plus que de ma respiration… Mais !</p>
+
+<p>Ce « Mais » est un brusque éclat, suivi d’un brusque arrêt :</p>
+
+<p>— Mais… quand ils marquent de ma part un contentement,
+il convient de ne pas s’égarer jusqu’à y voir une protestation !</p>
+
+<p>Les yeux de feu s’adoucissent :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président, vous venez de prononcer sur
+l’accusé des paroles fortes et vraies, que la défense approuve et
+dont elle vous remercie. Vous venez de peindre avec justesse
+cette hebdomadaire provocation d’une mère qui n’aima son
+enfant que dans la mesure où cet amour délabrait l’âme du père
+infortuné, — père dont je ne suis pas seulement l’avocat, mais
+l’ami, et je m’en flatte !… Pauvre Chevreau ! Il a subi quatre mois
+de cellule sans une plainte, tandis que la police et la justice,
+toutes deux boiteuses, toutes deux aveugles, poursuivaient une
+instruction qui, le premier jour, m’avait semblé toute faite !</p>
+
+<p>— Ah ! Maître, là, c’est trop !</p>
+
+<p>L’avocat général est debout :</p>
+
+<p>— Vous êtes ici pour défendre et non pour attaquer ! Je ne
+comprends plus !</p>
+
+<p>— D’autres comprendront, Monsieur l’avocat général !</p>
+
+<p>— Non !… Ah ! Maître ! Là, je répète que c’est trop ! redit
+l’avocat général, qui est sans ressource, lui, pour varier l’expression
+d’une seule pensée.</p>
+
+<p>Au contraire, M<sup>e</sup> Piero repart, s’arrête, se rebiffe, fait le doux,
+s’humilie, le prend de haut, et remplit de stupeur le jury, où le
+grainetier géant ne se sent plus d’attaque, et où le pharmacien
+oublie d’être content de soi. Le Président rage : il ne veut plus
+rien entendre.</p>
+
+<p>— Maître, c’est à moi qu’appartient la direction des débats !
+Dorénavant, je vous prie de me demander la parole, quand vous
+jugerez que vous en avez besoin…</p>
+
+<p>— Je la demande !</p>
+
+<p>— Voulez-vous me laissez finir !… Je ne vous l’accorderai
+que dans la stricte mesure indispensable au procès.</p>
+
+<p>— Ah ! monsieur le Président…</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero regarde les avocats, prend à témoin la presse et en
+appelle aux femmes sensibles qu’il a fait entrer :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président…</p>
+
+<p>— Vous n’avez pas la parole ! Non ! Vous ne l’avez pas ! C’est
+moi qui l’ai !… Là… à la fin… heu !… bouh !… c’est vrai… il faut…
+être raisonnable !… J’interroge Chevreau… euh !… Chevreau…
+je vous interroge !… Le jour du drame, la fatalité a voulu que vous
+sortiez sur l’escalier… et que vous rencontriez votre femme…
+C’est exact ? Hein ?… euh… Elle déshabillait l’enfant ?… vous avez
+tenté de vous y opposer ? Alors… elle vous aurait dit : « A bas les
+pattes ! Ma fille n’est pas de toi ! » N’est-ce pas, elle vous l’a dit ?
+Sur ces mots, vous avez sorti un revolver et l’avez tuée. Est-ce
+cela ? Parfait. Or, je remarque, moi, que ces mots qui vous ont
+décidé au meurtre n’avaient rien de nouveau pour vous…</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero ricane.</p>
+
+<p>— Maître, qu’est-ce qu’il y a ?</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero prend un air angélique :</p>
+
+<p>— Il y a, monsieur le Président, que d’abord cette fois
+vous m’incitez à prendre la parole, alors que je ne la demande
+pas ! Ensuite…</p>
+
+<p>Il se dresse et, plein de morgue :</p>
+
+<p>— … J’avoue qu’en entendant la vôtre, j’ai des pensées
+subites que je n’ose pas exprimer !</p>
+
+<p>Il se rassied.</p>
+
+<p>— C’est ce que la Cour regrette ! dit le Président qui ricane
+à son tour.</p>
+
+<p>Il s’ébroue et il se tourne :</p>
+
+<p>— Je continue d’interroger Chevreau… Chevreau, je vous
+interroge ! Il y a dans votre cas une chose troublante : par la
+mort de votre femme, vous deveniez le tuteur légal de votre enfant.
+Ce point-là est troublant… N’y a-t-il pas eu de votre part un
+calcul ? Vous répondez : non. Bien… mais ce point-là reste troublant…
+messieurs les jurés apprécieront, et… comme au surplus
+il est deux heures, l’audience est suspendue !</p>
+
+<p>Cette annonce veut dire que M<sup>e</sup> Piero-Piafferi va pouvoir
+se répandre à travers toute la salle et monter jusqu’à la place des
+magistrats, avec deux haltes, l’une aux bancs de la presse, l’autre
+parmi ses confrères, qui sont rangés sur des banquettes, ainsi qu’on
+vit le Tiers ordre sur des gravures représentant les États généraux.</p>
+
+<p>Sa petite face pâle questionne :</p>
+
+<p>— Alors, qu’en dites-vous ? Ne suis-je pas dans mon droit
+strict ?</p>
+
+<p>Et tandis qu’il cueille les louanges du Barreau, des journalistes
+entre eux l’accablent et murmurent :</p>
+
+<p>— Vraiment il n’y a rien, aujourd’hui, de plus grotesque qu’un
+avocat !… Autrefois, du temps où on avait encore des Présidents
+qui présidaient…</p>
+
+<p>Mais le voici. Alors, les mêmes lèvres, pour lui, continuent :</p>
+
+<p>— C’est très fort ! Très épatant !… Qu’on déplaise ou non à la
+Cour, on l’écrira dans nos canards.</p>
+
+<p>Lui se souffle :</p>
+
+<p>— Il était nécessaire, une bonne fois, de dire ces choses !</p>
+
+<p>Et comme d’autres mains élogieuses le cherchent, le prennent,
+le font tourner, il suit, il court, il monte des marches ; il arrive
+à l’estrade des magistrats ; il rattrape l’avocat général ; il l’enlace
+à la taille :</p>
+
+<p>— Cher ami… on me dit que vous m’en voulez !… L’amitié
+vraie n’est-elle pas faite de ces cris de sincérité que nous venons
+d’avoir ?</p>
+
+<p>Puis il l’entraîne dans un coin où, sa bouche sur la sienne,
+chaleureux, débordant, il le couvre de son affection — jusqu’à
+ce que Fernand, le garçon, lui glisse une carte.</p>
+
+<p>— Elle est là ?… Oh ! la charmante amie !…</p>
+
+<p>Il bondit dehors, trouve une femme, lui caresse les bras,
+puis l’emmène à la buvette, et là il recommence une plaidoirie
+en mangeant du cachou. Ensuite, il boit et porte à la santé de la
+belle. Un confrère entre. Il crie : « Vous y étiez ? »</p>
+
+<p>— Où donc ?</p>
+
+<p>— N’y étiez pas ?</p>
+
+<p>Il le prend par le bras :</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu14.jpg" alt=""></p>
+
+<p>— Mon cher, venez ! Et écoutez ! La question nous intéresse
+tous… Ce n’est plus un meurtre, ni une affaire d’Assises, c’est
+une grosse, grosse chose !</p>
+
+<p>Il retrousse prestement ses manches :</p>
+
+<p>— J’ai eu là l’émotion la plus forte de ma carrière.</p>
+
+<p>Ce disant, il entraîne tout le monde, belle madame et confrères,
+et, sautillant, léger, voix éclaircie, conscience plus fraîche, il
+fait une rentrée éblouissante dans la salle où les jurés, en groupe
+compact, sont déjà sur leurs sièges, attendant de mieux comprendre,
+pour pouvoir mieux juger.</p>
+
+<p>Hélas ! L’éclaircissement n’est jamais le but d’un débat aux
+Assises. La nouvelle école d’avocats a compris que la meilleure
+méthode de défense était l’obscurcissement progressif de l’esprit
+des jurés. Si ceux-ci se trouvent d’abord en face d’un cas qui
+paraît clair, là est le danger. Alors, à force d’interruptions, le
+défenseur emmêle, embrouille, sur une affaire en greffe dix
+autres, et le plus simple des drames devient une inextricable
+histoire, devant quoi ces bonshommes de jurés, hantés par la
+crainte d’une erreur, hésitent… puis acquittent. Les avocats,
+jadis, essayaient de sauver les accusés en prêtant à leurs actes
+un mobile excusable ; ils développaient ainsi une psychologie
+criminelle capable de susciter le pardon ; mais ils s’en tenaient
+au drame, qu’ils adoucissaient. Moyen téméraire, qui mène à
+l’inconnu. Aujourd’hui, on laisse l’affaire, on plaide en marge,
+on pose vingt questions à côté, et surtout on fait défiler cinquante
+témoins, ayant tous un nom, une situation ou une croix, qui,
+l’un après l’autre, viennent jurer sur l’honneur que l’accusé,
+exception faite de son crime… incompréhensible, a constamment
+donné des preuves de douceur et d’infinie charité.</p>
+
+<p>Chacune de ces déclarations est soulignée par l’avocat,
+qui dit :</p>
+
+<p>— Bien ! Très bien ! Merci ! Messieurs les jurés ont entendu le
+témoin, un des hommes les plus considérables de la République !
+Mon client peut relever la tête… Cher ami, ne pleurez pas !…
+Vous montez encore un calvaire. Courage : c’est le dernier !</p>
+
+<p>Et comme le Président, gêné, prononce :</p>
+
+<p>— Le témoin peut se retirer… Monsieur, vous êtes libre…</p>
+
+<p>— Ainsi que nous le serons tous dans quelques heures !
+crie hautement M<sup>e</sup> Piero-Piafferi.</p>
+
+<p>S’il y a par hasard des témoins à charge, ils ne comptent pas.</p>
+
+<p>— Vengeance de l’accusation ! Je dis vengeance, et maintiens
+le mot, y ajoutant l’épithète : « inutile ». Le colonel Matagrin,
+par exemple, ne peut apporter aucun éclaircissement au procès.
+Cet homme, que je me contente d’appeler un curieux <i>beau</i>-père,
+n’a jamais montré dans la vie qu’une mollesse coupable
+ou une douloureuse confusion.</p>
+
+<p>— Ah ! Maître ! s’écrient ensemble l’avocat général et le
+Président. Vous n’avez pas le droit de juger le témoin !</p>
+
+<p>— Je ne juge que sa conduite !</p>
+
+<p>— Vous devez la juger respectueusement !</p>
+
+<p>— Pourvu qu’elle le mérite !</p>
+
+<p>— Faites entrer le témoin suivant, bredouille le Président.</p>
+
+<p>C’est M. Chevreau père, celui qui, il y a trente-neuf ans,
+engendra l’accusé. A le voir, on sent la puissance de l’hérédité.
+Il est professeur à Henri-IV. Il dit : « Moi, chef de famille. — Moi,
+l’un des membres de cette grande Université de France. » La
+maison de son fils, désormais vide, il la décrit en ces termes :
+« <i lang="la" xml:lang="la">Sunt lacrymæ rerum.</i> » Il parle posément, fait sentir la ponctuation
+et il a une redingote et une cravate noires ; M<sup>e</sup> Piero pense :
+« Pauvre cuistre ! »</p>
+
+<p>Puis il déclare :</p>
+
+<p>— Monsieur, chacune de vos paroles nous est une émotion…
+N’ayez crainte et soyez fier : votre fils est absous d’avance dans
+l’esprit des hommes justes, à qui vous venez d’expliquer ce que
+fut une jeunesse française sous votre direction… Au nom de tous,
+je vous remercie !</p>
+
+<p>Ces paroles prononcées, M. Baratte, professeur à la Faculté
+des Lettres, est introduit. Il s’avance avec lenteur, baisse les
+yeux et parle en pensant. Il a connu le père, dont la vie a été
+toute d’abnégation ; la mère, qui fut le courage fait femme ;
+le fils, qui a vécu dans une atmosphère d’élévation morale. Le
+jour du meurtre, M. Baratte a dit : « Ce n’est pas possible ! »
+Il n’y croit pas encore : il le jure devant la Cour.</p>
+
+<p>— Merci, monsieur Baratte, merci ! dit M<sup>e</sup> Piero-Piafferi.
+Vous êtes un des maîtres de la langue : chaque mot, sur vos lèvres,
+a une valeur précise. Messieurs les jurés s’inspireront de vos
+paroles.</p>
+
+<p>Et on voit apparaître M. Scheffer, ancien ministre de l’Instruction
+publique, qui fut un des familiers de la maison Chevreau.</p>
+
+<p>— Que dire du père, gloire de notre enseignement ! Comment
+parler de Mme Chevreau, type de la mère française ! Maurice…
+enfin… Ah ! Maurice !… En prononçant ce petit nom, permettez,
+monsieur le Président, que je me tourne vers celui qui le porte,
+et que je lui dise, ainsi que chez ses parents : « Maurice… tu es
+resté un brave garçon, n’est-ce pas ?… Mon amitié n’a pas d’inquiétude
+à concevoir ?… »</p>
+
+<p>— Ah ! merci, monsieur le Ministre ! Merci ! s’écria M<sup>e</sup> Piero.
+Et puisque avec tant de cœur vous évoquez les repas charmants
+où s’épanchait votre affection, laissez-moi répondre : « A ce
+soir, monsieur le Ministre ! Votre Maurice vous sera rendu, et
+il dînera chez vous ! »</p>
+
+<p>— Le témoin suivant, ordonne sur un ton sec le Président.</p>
+
+<p>C’est M. Huilier, le grand éditeur de livres classiques,
+officier de la Légion d’honneur, qui a fait le mariage.</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés, Maurice Chevreau était un jeune
+homme enclin à la douceur et à la tendresse. Je me rappelle sa
+première communion, la joie de sa famille devant ce caractère
+qui se dessinait si heureusement. J’ai été témoin à son mariage.
+Le mariage, avec ses devoirs graves et ses vertus tranquilles
+lui paraissait le rêve. Je l’ai vu avec sa jeune femme partir pour
+l’Italie. J’avais cru discerner sur son visage viril l’annonce du
+bonheur. Aussi quelle surprise douloureuse, lorsque j’ai lu
+dans les journaux l’affreux drame pour lequel, aujourd’hui, nous
+voici réunis. Messieurs, j’ai pris cette feuille à deux mains, et
+je me rappelle que, le cœur battant, je la secouai nerveusement,
+en disant : « Allons !… Ce n’est pas possible !… Ce n’est pas lui !…
+Ce n’est pas vrai ! »</p>
+
+<p>— Monsieur Huilier, prononce M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, de telles
+paroles ont une noblesse dont le plus humble serait ému. Vous
+avez voulu faire le bonheur de l’homme irréprochable que je
+défends ; tout à l’heure, la Justice vous le rendra ; et vous pourrez
+lui bâtir solidement ce que le sort, en dépit de vous, a réussi
+à mettre à bas.</p>
+
+<p>Il en est à sa dix-neuvième plaidoirie, à grands gestes et
+grands mots, donnant toute sa voix et couvrant de sa manche
+son secrétaire, qui, chaque fois, se dégage en rougissant de ce
+flot d’étoffe noire. Dix-neuf fois il a plaidé, et il va replaider une
+vingtième, pendant trois heures, sans une redite, mais n’évitant
+aucun excès, ne redoutant aucun ridicule, riche de dons théâtraux
+inouïs pour l’œil comme pour l’oreille, sortant tout droit
+de la Comédie Italienne, dépassant Scapin, débordant enfin d’un
+talent prestigieux qui symbolise, hélas ! l’éternelle singerie de
+l’avocat aux Assises.</p>
+
+<p>Un avocat d’affaires, déplacé dans ce milieu, parlera sèchement
+pour la partie civile. Il voudrait émouvoir le jury sur les
+parents de la victime, mais comme il parle, le nez dans ses
+papiers, c’est M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, qui, en silence, continue de
+dominer les jurés. Ses yeux ne les lâchent pas ; il a l’air de dire :
+« Vous vous rappelez le colonel, et ce que je vous ai dit ? » Il se
+tait : c’est lui qu’on regarde. L’autre parle ; c’est lui qu’on croit.</p>
+
+<p>L’avocat général se lève ensuite. Il est connu pour sa pauvreté
+d’esprit et de parole. Il n’est pas debout que cinquante avocats
+se lèvent aussi… pour sortir. Bruit de pas ; bruit de portes ;
+il doit attendre pour commencer, et, quand il commence, dans
+un décevant bruit de pieds, il a beau lancer ses périodes à un
+mètre du jury, c’est M<sup>e</sup> Piero qui, de loin, rien que par sa tête,
+l’occupe toujours. Ah ! cette tête ! Il se penche, se crispe, grimace,
+éclate, pâle, fiévreux, agacé, agaçant, étonnant, absorbant.
+Le grainetier, homme simple, est rempli d’admiration pour ce
+grand comédien.</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés, dit l’avocat général, je fais appel à vos
+consciences : suivez-moi bien !</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Piero roule sur son index sa frisante moustache. Emphatique,
+une main part dans les cheveux, les yeux luisent, le menton
+défie : « Allons ! Allons ! Vous savez bien qu’ils ne suivront pas ! »</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés, dit l’avocat général, j’ai le jugement
+de la Cour d’Appel… qui dit que le… qui dit que les… Je vous
+demande pardon, il était dans mon dossier… D’ailleurs, peu
+importe !… En substance…</p>
+
+<p>Mais Piero vient de brandir une feuille : « Moi, je l’ai ! »
+Il a aussi son jury.</p>
+
+<p>— Messieurs, bredouille l’avocat général, cette femme qui
+changeait son enfant dans l’escalier avait simplement une
+conception différente de l’habillement des enfants…</p>
+
+<p>Alors, M<sup>e</sup> Piero fait des yeux égarés. Demi-tour : il prend les
+mains de son client ; il étouffe du besoin de parler, et il doit se
+taire encore ! Mais maintenant, il sait bien que c’est lui que les
+jurés guettent, espèrent, attendent.</p>
+
+<p>— Messieurs, j’en ai fini ! déclare l’avocat général.</p>
+
+<p>Piero se tourne :</p>
+
+<p>— J’ai pris mes responsabilités ; prenez les vôtres !</p>
+
+<p>Piero croise les bras.</p>
+
+<p>L’avocat général s’assied. On murmure : « Pas permis d’être
+aussi mauvais !… » Et tous les regards se concentrent sur Piero.
+A lui !… Enfin !</p>
+
+<p>Il est déjà debout, mains au dos, se livrant à son tic ordinaire,
+qu’il emprunte aux félins qui guettent leur proie. Il s’abaisse,
+puis se redresse, il a l’air de peser, puis de bondir sur un ressort.
+Cela veut dire : « Attention !… Vous y êtes ?… Regardez-moi bien ! »</p>
+
+<p>Il n’a presque pas cessé de parler, mais c’est lui, toujours,
+qu’on est avide d’entendre. « Quel oiseau insoutenable ! » ont dit
+les journalistes ; mais maintenant, les voici sur leurs bancs,
+attentifs, le porte-plume prêt, l’oreille tendue.</p>
+
+<p>— Messieurs de la Cour, messieurs les jurés…</p>
+
+<p>Toute la salle retient son souffle.</p>
+
+<p>— Tandis que monsieur l’avocat général goûte, enfin, un
+repos bien gagné…</p>
+
+<p>On n’attend pas la fin de la phrase ; ce seul début conquiert
+tout le monde. Prévenus, on ne sait par qui, les avocats s’en reviennent
+en hâte ; ils entrent sur le bout des pieds. M<sup>e</sup> Piero
+les voit : son œil les remercie… Encore dix… encore vingt…
+Les banquettes rouges sont pleines. Il peut se lancer… il se
+lance… tout à fait. Moqueur, méchant, puis doux, chantant.
+Quelle aisance pour passer de l’ironie qui cingle à l’hypocrisie
+qui caresse ! Dans le jury, le professeur de violon a son âme musicale
+bouleversée par cette voix qui fait de la prestidigitation avec
+les mots. Le commandant en retraite se croyait du mépris pour
+l’éloquence : il est emporté malgré lui, tel un homme qui se
+noie, même s’il déteste l’eau. Le plombier reste affalé sur ses
+coudes, hagard devant ce tour de passe-passe intellectuel, comme
+s’il voyait une omelette et un aquarium sortir d’un chapeau.
+M<sup>e</sup> Piero-Piafferi tient ses douze jurés dans une poêle à bout de
+bras ; il fait d’abord sa parade éclatante ; tambours, trompettes,
+et allez, hop ! Il les retourne une fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à
+ce qu’ils soient à point.</p>
+
+<p>— Les billets doux perfides de cette femme, écoutez-les,
+messieurs !</p>
+
+<p>Il sait les lire ; il dit avec un frisson des épaules : « <i>Ton petit
+loup tout petit.</i> » Puis il s’écrie : « Lettre adultère ! » d’un ton
+si menaçant, que le juré tapissier, qui trompe secrètement sa
+femme, reste sans salive, la gorge étouffée.</p>
+
+<p>— Voici, maintenant, les lettres de l’homme qui fut préféré :
+« l’Amant », disent les poètes. Le nom est trop beau, messieurs,
+pour un tel personnage ! Car, tandis que Maurice Chevreau
+conseillait à sa femme des lectures capables de l’élever : Plutarque,
+Pascal, Vigny, — le plombier est hébété — le séducteur
+lui expédiait : « <i>Hortense, couche-toi</i> », et « <i>Théodore cherche des
+allumettes.</i> » (Le plombier sourit.) La femme qui se plaisait avec
+l’un pouvait-elle comprendre l’autre ? De ce dernier vous connaissez
+maintenant les parents qui représentaient la saine tradition
+universitaire française. Vous avez vu le père ? A la mère vous
+rendrez ce soir son enfant, pour qu’elle lui donne le baiser de
+pardon qu’elle a donné, sans marchander, à sa belle-fille adultère !</p>
+
+<p>Cette antithèse saisit les journalistes.</p>
+
+<p>— Vieux, dit l’un, pige-moi comme il tient son jury !</p>
+
+<p>Un autre répond :</p>
+
+<p>— Je fais carrément la copie sur l’acquittement.</p>
+
+<p>Déjà il aligne ses phrases : <i>M<sup>e</sup> Piero-Piafferi s’est dépassé
+lui-même… L’accusé fut absous au milieu d’un enthousiasme indescriptible…</i>
+Puis il part dîner, tandis que Piero continue. Il est neuf
+heures et demie ; il parle depuis sept heures…</p>
+
+<p>— Ah ! soupirent quelques-uns, le voilà qui traîne… il va
+le faire condamner.</p>
+
+<p>C’est qu’en plaidant il n’a pas qu’un souci. Certes, il y a
+l’accusé, mais il y a surtout lui-même, son renom, sa clientèle.
+Il faut qu’il ait demain toutes les grosses affaires : politique et
+finance. Il faut donc qu’il force l’attention, qu’il ne cesse pas
+d’étonner. Il faut que l’impression qu’il donne demeure dans les
+mémoires. Il faut plus : qu’il soit le seul à avoir ébloui. Il rit
+de l’accusation qui n’en peut mais, du jury qui n’en peut plus,
+de la Cour qui n’y peut rien, du public, de la victime.</p>
+
+<p>— Oh ! maintenant !… Oh ! maintenant, il va fort ! C’est décidément
+un vaudevilliste, ce type-là !</p>
+
+<p>Journalistes et avocats échangent des regards complices.</p>
+
+<p>— Messieurs, s’écrie Piero, c’est là tout le procès !</p>
+
+<p>Il est tout de même étonnant dans l’art de la tirade, de l’effet,
+du tréteau ! Minute par minute, il rattrape l’attention, jette un
+mot, étonne par un silence, tient en arrêt par une grimace, enlève
+sa salle d’un geste ; et de même qu’au théâtre, pendant que se
+déroule la pièce, le public suit ou perd pied, s’oublie, s’énerve,
+se donne, proteste. Des hauts, des bas.</p>
+
+<p>— Ça y est, il l’a sauvé !</p>
+
+<p>— Non, ce coup-ci, il le noie !</p>
+
+<p>— Il va lui faire coller deux ans…</p>
+
+<p>— Avec sursis !</p>
+
+<p>— Neuf heures trois quarts ! Oh ! il abuse !</p>
+
+<p>— Il va nous mener au petit jour…</p>
+
+<p>— L’heure de la guillotine !…</p>
+
+<p>En tout cas, il se fatigue et s’irrite. Toujours pâle, mais les
+oreilles sont rouges ; son ironie se rapetisse, ne pique plus juste ;
+il se répète… Maurice Chevreau lui-même est fatigué. Mais,
+soudain, il ramasse ses énergies ; sa voix redevient plus claironnante ;
+il résume tous les incidents qu’il a créés lui-même, et
+dans un dernier élan d’insolence qui, celui-là, est large, il retrouve
+son auditoire, serre les rênes, reprend le galop… atteint le but !
+Muets, les jurés se retirent. Pouh !… ils ont chaud !… Si chaud
+qu’ils ne discutent plus : ils ne le pourraient pas, ils sont étourdis.
+Qu’est-ce qu’on leur demande ? De voter ? Ils vont voter… en
+acquittant. A toutes les questions ils répondent : « Non » à l’unanimité,
+et ils rentrent. A peine eut-on le temps, sur les bancs de
+la presse, d’échanger trois mots avec quelques jeunes femmes
+jolies qui s’étaient approchées :</p>
+
+<p>— Que croyez-vous que touche Piero ?</p>
+
+<p>— Quinze mille par mois depuis trois mois.</p>
+
+<p>— Pas possible ?</p>
+
+<p>— Mais il a eu des frais. Il a invité vingt fois le colonel et
+sa famille : il faut bien causer, s’entendre sur ce qu’on dira à
+l’audience. En vérité, il aurait voulu le tuer avec des vins. L’autre
+a tenu bon : c’était donc inutile et ça a été cher… Voilà le jury…
+Restez, madame… vous serez un peu serrée : ce n’est pas nous
+qui nous plaindrons… Chut !… Écoutez… Là… je vous l’avais
+dit : c’est un homme libre !</p>
+
+<p>— Oh !… tout de même ! dit la femme, qui a un regret confus
+de ne pas voir condamner un homme, il a tué et il va rentrer
+chez lui !</p>
+
+<p>— Avis aux amateurs !… Mais écoutez encore… Tenez-moi
+par le bras, ça ne fait rien… Là… Vous avez entendu ?</p>
+
+<p>— Je n’ai pas compris.</p>
+
+<p>— Le beau père, le vieux colo, débouté !</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qu’il demandait ?</p>
+
+<p>— De la galette, parbleu ! On lui a tué sa fille.</p>
+
+<p>— Alors ?</p>
+
+<p>— Il aura les frais.</p>
+
+<p>— Non ?</p>
+
+<p>— C’est la justice… Mais attendez… on va filer par ici…
+Pardon, monsieur ! Monsieur, pardon !… Voulez-vous être assez
+aimable pour laisser passer madame, je vous prie… On ne vous
+laissera pas passer : c’est effarant ! Monsieur, c’est un journaliste
+qui vous demande à passer : j’ai ma copie, moi, qui attend !…
+Dame, je ne suis pas ici pour m’amuser !… Madame, venez !…
+Ouf ! J’ai cru que nous ne partirions jamais. Qui vous a fait entrer ?…
+Fernand ?… Vous n’oublierez pas que c’est moi qui vous ai fait
+sortir… Que vous êtes gentille !… J’écris dans le <i>Grand Français</i>…
+Vrai, vous me lisez tous les matins ?… Tenez, tenez, regardez !…
+Le colo !… Pauvre bonhomme !… il s’en va à la dérive… Dans
+cette galerie mal éclairée, il se cogne presque… il a l’air d’une
+chauve-souris…</p>
+
+<p>— Oh ! soupire la femme, c’est terrible ce Palais !</p>
+
+<p>— Pas pour tout le monde. Regardez encore.</p>
+
+<p>— Est-ce lui ?</p>
+
+<p>— Soi-même !</p>
+
+<p>— Ah ! lui, il est épatant !</p>
+
+<p>— Le pas léger, hein !… sa serviette ne lui pèse pas… Il sent
+bien qu’à la prochaine grosse affaire il pourra prendre vingt mille
+par mois… Eh bien, c’est cela, madame, le grand résultat de la
+journée… Je vous présente mes hommages !</p>
+
+<p class="c gap"><img class="w25" src="images/illu15.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu16.jpg" alt=""></p>
+
+<h2 class="nobreak">IV<br>
+LES BASSES AFFAIRES</h2>
+
+
+<p>Les fenêtres des Assises sont hautes. La salle aura le temps,
+durant la nuit et toute la matinée, de s’aérer largement,
+et le lendemain il ne restera aucun souvenir de cette grande
+impertinence oratoire, de ce public fiévreux, de cette
+Justice bousculée et maîtrisée. — On va juger, le lendemain,
+deux sinistres et modestes affaires d’avortement. Trente personnes
+dans la salle. Les gardes alors retrouvent leur importance :
+le public mondain n’étouffe plus la police ; on entend des bruits
+de baïonnettes ; on se sent dans l’antichambre d’une prison.
+Le Président parle ferme et net ; et le jury croit qu’il comprend.</p>
+
+<p>Depuis la veille, il n’a guère changé, le jury, sinon que l’accusation
+a récusé le professeur de musique, qui lui paraît léger et
+fantaisiste, tandis que la défense rejette le commandant, dont les
+sourcils semblent sévères. Ils sont remplacés par un marchand
+de beurre et œufs et un dessinateur en ameublement d’art ;
+mais ils ont le droit de rester, d’assister : ils en useront.</p>
+
+<p>— Avortement… J’ai envie de voir ça, dit le commandant.</p>
+
+<p>— Eh ! eh ! amour, tu nous enchaînes !… dit le professeur de
+violon.</p>
+
+<p>Et tous deux s’asseyent, guillerets.</p>
+
+<p>Cependant, pour éclairer ce pauvre procès, il fait un pauvre
+jour, chargé de nuées, brouillé de pluie, et cette salle, échauffée
+et lumineuse la veille, est sinistre et refroidie lorsqu’on entre
+les deux accusées. L’équivoque curiosité de ces messieurs sera
+déçue : deux ombres de femmes dans une pénombre. De la tristesse…
+Pas d’avorteuse, elle s’est enfuie. Deux avortées, qu’on a
+surprises : Rose Lafleur, une tête de vierge et une voix angélique.
+Et Jeanne Gaucher, des yeux vairons, des traits brouillés, une
+pauvre fille perdue qui frissonne dès qu’on parle. Une avocate,
+M<sup>e</sup> Vera Verhomme, défendra la seconde. Un avocat, M<sup>e</sup> Mireille
+est déjà campé pour la première.</p>
+
+<p>Ah ! ces histoires lugubres, dont les gens heureux s’effarent,
+car elles découvrent brusquement, dans une lumière crue qui
+les blesse, tout ce qu’engendrent la misère, l’ignorance et le
+vice, ces histoires qui ne sont chacune qu’un chapitre du drame
+social dans les bas-fonds, il faudrait les juger avec autant de clairvoyance
+que de charité ! Mais, dans ce Palais et dans cette salle,
+la beauté et la bonté ne font que des apparitions. Parfois, un grand
+mot, une envolée, un cœur vrai sous une robe noire, et la foule
+étonnée crie « Bravo ! » Parfois, de l’accusé, un remords méritant
+le grand pardon. Parfois la Cour, d’un geste, sait imposer le
+respect. Bref, une minute, on respire, on s’élève !… Puis on retombe.
+Les murs sont sales ; les hommes sont bêtes. Ils sont dans le faux,
+pompeusement ; ils ne savent ni ne peuvent s’aimer. Et puis…
+ils prononcent des arrêts sur le passé, alors qu’il faudrait les faire
+suivre de décisions pour l’avenir. Quand on n’a pas le courage
+d’être un franc misanthrope, jamais, jamais il ne faut venir
+en ces lieux, où l’illusion est impossible. Il faut lire les poètes,
+vivre en haut d’une montagne, naviguer…</p>
+
+<p>Tout, aux Assises, est contrefait, dénaturé. — Avortement !
+Mot qui représente de l’amour, des angoisses, de la peur, des
+scènes odieuses ou misérables ; mais tout cela, conté par un Président
+qui ne connaît qu’un dossier, discuté par un avocat général
+si dépourvu de moyens qu’il ne peut même pas être avocat tout
+court, repris enfin et remâché par la défense, qui remplace la
+vérité de la vie par le cabotinage des phrases, tout cela devient
+archifaux et fastidieux. On en regrette M<sup>e</sup> Piero-Piafferi qui, la
+veille, a rempli ces Assises de la comédie de sa parole. Du moins,
+est-ce un artiste. Il confond la justice et la parade foraine, mais
+il est surprenant de maîtrise ; tandis que les médiocres en éloquence
+judiciaire, non seulement déçoivent, mais dégoûtent.</p>
+
+<p>Ce M<sup>e</sup> Mireille ! Tête de prélat pour tableau de genre, banale,
+moyenne, avec un regard d’une amabilité impersonnelle, des
+lèvres d’une gourmandise ordinaire, un teint de bonne santé
+insipide. Et une parole comme son visage : toutes les platitudes,
+toutes les fadeurs, toutes les vanités.</p>
+
+<p>Le Président déjà n’est pas une lumière. Au lieu d’interroger,
+selon l’habitude il accuse :</p>
+
+<p>— Hum !… Il n’y a pas de fumée sans feu… Quoi ? Parlez !
+Vous ne vous rappelez plus ? C’est justement le détail qui a le
+plus d’importance… Vous niez ces propos-là ? Pourquoi, s’il vous
+plaît, vous les reprocherait-on, si vous ne les aviez pas tenus ?…
+Ne m’interrompez pas : vous aurez le temps, tout à l’heure, de
+protester à votre aise… Voyez-vous, dans la vie, il ne suffit
+pas de tuer, il faut encore en rendre compte !</p>
+
+<p>Les témoins ont été ce qu’ils peuvent être : émus, gauches
+et faux : parents, concierges, docteurs, ordinaire défilé des sottises
+connues.</p>
+
+<p>L’avocat général a dit, comme tous les avocats généraux :
+« Crime atroce, messieurs, qui révolte nos sentiments les plus
+sacrés !… Dans l’état actuel du pays, vous savez le prix d’un
+enfant. La Patrie se joint à la Justice, pour réclamer de vos
+cœurs un châtiment sévère. L’amour a fait trébucher ces filles.
+Punissez, messieurs ! Sinon, quelle différence y aura-t-il entre
+des vierges folles et des vierges honnêtes ? »</p>
+
+<p>Enfin, M<sup>e</sup> Vera Verhomme a été sèche, raisonneuse, haineuse,
+attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière
+de presque toutes ces féministes qui confondent la colère et le
+raisonnement :</p>
+
+<p>— Messieurs, la Nature, avant la Société, vous a donné le
+beau rôle ! Vous ignorez, vous autres, l’angoisse d’une créature
+qui en porte une autre en son sein ! »</p>
+
+<p>Dépit dans un défi…</p>
+
+<p>Ainsi, jusque-là, rien de bien, rien de large, rien de noble.
+Et pourtant tout cela semblera supérieur, sitôt que M<sup>e</sup> Mireille
+aura donné sa note. Car sa sensiblerie ferait détester les cœurs
+sensibles, son appel à la pitié haïr l’indulgence. Toutes les grandes
+choses il les galvaude ; il fait une pantalonnade en place d’une
+plaidoirie, et il a la lèvre tremblante, l’œil mouillé, la voix qui
+sanglote, pour ridiculiser le drame, la justice, le Barreau. Est-il
+comique ? Est-il odieux ? Il fane tout ce qu’il touche. Et ils sont
+ainsi des centaines, oui des centaines dans ce Palais parisien,
+à mener une vie en fin de compte honteuse par l’imbécillité d’une
+parole ampoulée, qui gâte tous les débats, ruine des procès, tue
+des vies.</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés, s’écrie ce pantin, vous savez que quand
+on veut étudier les maladies du corps humain, on va à l’hôpital,
+les maladies du corps social, on vient ici. A l’hôpital, avez-vous
+vu des femmes avortées ? Si oui, je vous le demande, vous êtes-vous
+écriés, comme monsieur l’avocat général : « Un châtiment !
+En prison ! La cellule ! » Ou n’avez-vous pas eu, comme moi,
+l’envie de vous agenouiller et de murmurer d’une voix très
+douce : « O femme… pourquoi as-tu détaché de toi ce fruit de ton
+pauvre corps ? »</p>
+
+<p>Le dessinateur d’ameublement réalise l’image et fait un
+niais sourire.</p>
+
+<p>Mireille déjà larmoie ; mais son devoir le soutient :</p>
+
+<p>— J’ai une lourde tâche. N’importe ! Si je dis un mot, un
+seul contre votre pensée, vous m’arrêterez, n’est-ce pas ? Vous
+me crierez « Non ! » Messieurs… l’histoire de cette pauvre fille,
+vous la connaissez : elle est simple, hélas ! Toute seule dans la
+vie ! Seule elle a vécu, seule elle a aimé, seule elle a souffert !…
+Combien gagnait-elle ? Huit francs. Voulez-vous que ce soit
+dix ? Ce n’est pas là le débat ! Le débat, le voici : il faut qu’on
+vous apporte à vous, douze jurés, douze intelligences, douze
+cœurs, douze citoyens, une accusation ferme. Où est-elle ? On
+me dit « Théories de Malthus ! » Moi, je ne connais pas les théories
+de Malthus ! On me dit : « L’éducation laïque sans morale » ; mais,
+messieurs, je ne sais rien de vos opinions politiques ou religieuses,
+et cela n’est pas le procès ! Le procès commence avec le docteur.
+Le docteur a parlé, et le docteur c’est la science, mais moi…
+qui suis simplement le bon sens, n’ai-je pas le droit aussi de dire
+mon mot, après le docteur ? Je m’adresse à vous, messieurs les
+jurés. Si vous avez des points obscurs, dites lesquels : je répondrai,
+car j’affirme : « Quand cette fille a été arrêtée, cette fille a avoué ! »
+Elle a dit : « Je ne savais pas que j’avais fait mal. Il paraît que c’est
+mal ? Eh bien, quoique ce soit mal, c’est vrai que je l’ai fait ! »
+Messieurs, moi qui, défenseur, juge les hommes et les femmes
+sur l’esprit, non sur la lettre, sur leur valeur profonde, non sur
+des apparences, je pense : « Ça c’est très bien… ça c’est très
+beau ! » Et devant ça je m’incline ! Le reste n’a pas de rapport
+avec l’affaire ! Théories sociales ! Jurisprudence ! A côté, messieurs,
+à côté ! Songez simplement à ceci : cette fille, qui est toute
+jeune, qui est destinée à la maternité, elle aura des enfants,
+les enfants qu’il faut qu’elle ait, qu’elle veut avoir, et ils lui donneront
+des joies, mais… aussi des remords, évoquant en elle constamment
+l’image du pauvre petit être… vous m’avez compris…
+Je vois l’un de vous qui est bien ému. Ah ! c’est que cela, c’est le
+procès ! Je m’adresse à des pères de famille, parbleu ! Cette fille
+connaîtra par elle-même le châtiment de sa conscience ; vous ne
+lui en infligerez pas un second. Je m’assieds, rassuré, et je vous
+remercie !</p>
+
+<p>Il a été doux, mielleux, fondant, d’une sincérité d’acteur sans
+le sou, d’une pompe de mi-carême, d’une affabilité dégoûtante.
+Le jury se rend compte qu’il vient de manger d’une crème tournée,
+mais, mal à l’aise, il ne discerne pas ce qu’il y a de gâté
+et de sain, et il acquitte.</p>
+
+<p>Changez-le, ce jury ; changez le Président ; changez l’avocat :
+vous n’aurez rien changé. Vous retrouverez des hommes en jupe,
+qui font un métier, et des hommes en veston… qui ne savent
+que faire. On a beau s’acharner, vouloir se dire : « Mais si, il y a
+des ressources… des avocats simples… des jurés qui comprennent… »
+tous les jours, on est rebuté. Car c’est ce travail quotidien de
+la Cour d’Assises qu’il faut voir de près, en se gardant de la
+juger sur de grandes représentations où, parmi toutes les petitesses
+des débats, un ou deux hommes quand même s’imposent
+par leur art oratoire. Un mois d’avance s’annonce l’affaire Caillaux.
+Celle-là, on sait bien qu’elle fera recette ! La femme du ministre
+des Finances a pour avocat M<sup>e</sup> Labori : il y aura de belles minutes,
+ardentes, vigoureuses ; on oubliera le procès : les passions
+politiques enflammeront les cœurs… Mais, quand il s’agit d’une
+misérable qui a tué son petit enfant, d’un vieux filou retors qui
+a commis des faux, de deux jeunes crapules qui ont étranglé
+une vieille au fond d’un faubourg, quand on juge le crime et la
+misère sans réputation, ce comique journalier, ce comique bas
+et révoltant de la Cour d’Assises souligne la pauvreté de cette
+pauvre humanité. D’obscurs instincts la poussent à des actes
+dont l’horreur ne trouve personne, ensuite, pour en parler ni en
+juger sobrement… un peu divinement. Des intérêts, des tics,
+des égoïsmes, l’effondrement de ce qui semble le plus grave
+sur cette terre : la Justice. — Un crime, un assassin, des
+juges, un défenseur : quand on n’a pas vu, qu’on ne sait
+pas, est-ce que rien peut sembler d’un spectacle plus grand ?
+Mais il faudrait une charité qui vive comme un cœur bat, ou
+une sévérité poignante par l’émotion contenue… Hélas ! quelle
+que soit l’affaire, quand vous poussez la porte, il faut laisser
+tout espoir sur le seuil.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu17.jpg" alt=""></p>
+
+<p>S’agit-il d’un faux ? Grâce aux avocats, vous allez assister
+à la « farce des experts en écriture ». Ouvrez les oreilles. Voici
+l’expert de l’avocat général : M. Aloès.</p>
+
+<p>— Messieurs, prononce M. Aloès, ayant examiné l’écriture,
+j’ai la conviction que c’est un faux ! Dans la vraie écriture, chaque
+fois qu’il y a deux <i>l</i>, la deuxième est plus petite : ici, le contraire
+(l’avocat général approuve). Pour une <i>s</i> la plume monte, puis
+descend, et il y a un petit nœud dans la boucle : ici, pas de petit
+nœud. (La cour opine de ses trois toques). J’ai examiné aussi les
+<i>f</i> : au lieu que ce soit la boucle qui rencontre la hampe, ici la
+hampe est faite avec deux boucles. Considérations qui fortifient
+ce que j’appelle la présomption du faux.</p>
+
+<p>— Monsieur, je vous remercie, dit tout haut l’avocat général.</p>
+
+<p>— Et moi, je ne vous remercie pas, monsieur ! reprend
+l’avocat plus haut encore. Je signale simplement à messieurs les
+jurés que M. Aloès est cet expert notable, qui a diagnostiqué un
+jour, sur une écriture qu’on lui présentait : <i>homme d’imagination
+pauvre et de faible culture</i>. Riez, messieurs : il s’agissait de Renan !
+Le mieux est donc de n’attacher aucune importance à ce genre
+d’exercice folâtre avant d’avoir entendu M. Robin, qui, lui,
+est notre archiviste paléographe le plus distingué. Qu’on fasse
+entrer M. Robin !</p>
+
+<p>— Messieurs, dit M. Robin, expert de la défense, selon moi
+aucun doute : toutes les écritures sont de la même main ! Pas
+trace de faux. Primo : à cause des ressemblances : tous les <i>t</i>
+ayant des œillets très importants ! Tous les 6 tracés de haut en
+bas : ceci ne trompe pas ! (L’avocat lève l’index pour attirer
+l’attention des jurés.) Secundo : à cause même des différences,
+qui sont des différences d’origine nerveuse pathologique. Je
+me permets de remettre à ce sujet un petit mémoire, que messieurs
+les jurés voudront bien examiner à la suspension.</p>
+
+<p>— Monsieur l’archiviste, dit l’avocat, je vous remercie et
+vous salue !</p>
+
+<p>— Et moi, dit l’avocat général, moi je vous remercie aussi,
+monsieur l’archiviste, car l’accusation, elle, est impartiale. Elle
+a assez de raisons d’être sûre du crime pour négliger un dernier
+avis, même apporté par un homme considérable comme M. Robin.</p>
+
+<p>… Tu as été mauvais ? Je serai plus mauvais que toi !… Gens
+de Palais ! Vieilles haines ! Concurrence ! L’accusé n’est qu’un
+prétexte.</p>
+
+<p>Revenez trois jours plus tard. Affaire de fausse monnaie :
+un homme a passé cinq pièces de cinquante centimes en plomb.
+C’est trop. A coup sûr, il les fabrique. Accusé, prouvez que vous
+ne les fabriquez pas. Messieurs, vous constatez : il ne prouve
+rien ; donc, il les fabrique !</p>
+
+<p>Et le jury, cette fois, se hérisse : le jury n’aime pas les faux
+monnayeurs, même présumés. Rentier, marchand de beurre et
+œufs, commandant en retraite, chacun se sent visé par ce mauvais
+homme, dont on dit : « Il fait des pièces en plomb. » Chacun
+se rappelle celles qu’il a reçues ; et chacun se prépare… à condamner…
+En vain se trémoussera l’avocat.</p>
+
+<p>— Messieurs, l’État, le premier, donne un pernicieux
+exemple !</p>
+
+<p>L’avocat général bondit :</p>
+
+<p>— Vous dites ?</p>
+
+<p>— C’est l’État qui émet de la monnaie ne pesant pas le poids !</p>
+
+<p>L’avocat général suffoque :</p>
+
+<p>— Mais… mais… c’est une nécessité !</p>
+
+<p>— Et les nécessités protégées par la loi sont morales, n’est-ce
+pas ?</p>
+
+<p>L’avocat ricane, s’assied, triomphe. Jeune stagiaire. Sa famille
+est dans la salle : père, belle-sœur, des amis. Et le père dit :
+« Nous sommes bien contents : après six mois de Palais, déjà les
+Assises. »</p>
+
+<p>— Oh !… Il a du feu ! reprennent les amis.</p>
+
+<p>— Je crois qu’il réussira, murmure le père.</p>
+
+<p>Il ne réussira pas à faire acquitter son premier client. Il a
+beau s’égosiller : « Messieurs, c’est un innocent ! Le malheur a
+voulu qu’il ait cinq pièces en plomb, mais… elles prouvent sa
+candeur : jamais il ne regarde ce qu’on lui donne ! » Un témoin,
+marchand de vin, s’avance à la barre, gros, trapu, mafflu,
+féroce :</p>
+
+<p>— Il m’a collé trois pièces fausses, trois !</p>
+
+<p>— L’une d’elles fut déposée à l’instruction, n’est-ce pas ?
+dit le Président. Et les autres ?</p>
+
+<p>— Ah ! dame, les autres, bredouille le marchand de vin…
+J’ai pu les repasser !</p>
+
+<p>Un quart d’heure après, l’accusé qui, lui, a pu en passer cinq
+au lieu de deux, sera condamné par les jurés qui ont acquitté
+le meurtre, l’infanticide et le faux, à cinq ans de réclusion pour
+fabrication de fausse monnaie.</p>
+
+<p>Allez chez vous méditer le cas, et revenez trois jours plus
+tard.</p>
+
+<p>C’est une jeune femme de famille bourgeoise qui, cette fois,
+est sur le banc des criminels.</p>
+
+<p>Elle jure que son mari s’est suicidé : l’accusation prétend
+qu’elle l’a tué. Mystère. Aucune preuve ; mais la haine venimeuse
+de deux familles. Celle de l’accusée qui dit : « C’est abominable !
+Cette femme fut un ange ! Son mari était fou ! » Celle du
+mari qui crie : « Vengeance ! Pauvre homme ! Il eut une vie de
+martyr près de cette femme vipérine ! » Et les oncles, les tantes,
+les précepteurs, nourrices, médecins, sages-femmes, concierges,
+domestiques de chacune des deux tribus défilent, en absolvant
+ou en accusant. La fausse douceur ou l’âpreté mal contenue de
+tous ces gens qui, pour défendre l’un, accablent l’autre, est, à la
+vérité, un spectacle humain terrible mais puissant ; et c’est une
+grande fresque du mariage, formée de deux groupes sociaux qui,
+le jour des noces, ont bu ensemble, en se trompant de verres,
+mais qui, maintenant, sur un cadavre, se détestent et se déchirent
+en grinçant des dents. L’accusée, silencieuse, assiste à ce déchaînement.
+D’un côté, du sien, famille de commerçants libres penseurs,
+passementiers, qui affichent avec un amour-propre candide
+leurs idées libérales. En face, dans le camp du mari : un architecte,
+son père, un bibliothécaire, son oncle ; un directeur de conscience :
+l’abbé Galli-Mathias. Ils pourraient entrer pêle-mêle et
+parler tous ensemble : des débats jaillirait la même lumière.</p>
+
+<p>Pour Monsieur d’abord, approchez !</p>
+
+<p>— Monsieur était bon, murmure une femme de chambre…
+Il ne me parlait jamais… Mais Madame était égoïste et regardante
+à ses sous : elle ne voulait pas donner assez, pour qu’on soit
+nourri comme il faut.</p>
+
+<p>— Bon. Merci.</p>
+
+<p>Pour Madame, maintenant !</p>
+
+<p>— Messieurs les juges, dit la cuisinière des parents de
+l’accusée, chaque fois que Madame s’en venait dîner chez nous,
+elle avait toujours quelque gentillesse pour moi et aussi vrai que
+je suis Philomène Giraud, quand j’ai su que M. Bonnefoy s’est
+suicidé, j’ai dit : « Bien sûr, ça peut pas être elle qui l’a tué ! »</p>
+
+<p>Parfait. Merci. Encore pour Madame : son père, M. Laurent.</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés, dit ce témoin, qui dirige un magasin
+de nouveautés, le jour que j’ai donné ma fille à mon gendre, j’étais
+sûr qu’il n’était ni coureur, ni joueur, ni buveur. Il me semblait
+que c’était l’essentiel ! Hélas, la vie fait découvrir des choses…
+Ah ! avoir peiné trente ans, être arrivé par sa probité et son
+courage, croire à la justice sociale et au progrès, et se trouver
+en Cour d’Assises ! J’aimerais mieux mourir !</p>
+
+<p>— Mourir ! s’écrie l’avocat, M<sup>e</sup> Rongecœur. Permettez-moi,
+monsieur, de vous dire d’attendre ma plaidoirie… qui vous
+sauvera !… Huissier, l’institutrice de l’accusée !</p>
+
+<p>La voici : c’est une laïque :</p>
+
+<p>— De toutes les jeunes filles que j’ai instruites, Mlle Laurent
+m’a toujours paru la mieux douée, et de l’esprit le plus libre.</p>
+
+<p>— Ceci peut s’interpréter de deux manières… remarque
+l’avocat général.</p>
+
+<p>— Oh !… Oh !… Est-ce possible ! gémit M<sup>e</sup> Rongecœur.
+Vous non plus ne me ferez pas grâce jusqu’à ma plaidoirie ?
+Mais… attendez que j’aie plaidé, voyons !</p>
+
+<p>Soit. Famille Bonnefoy, celle-là redoutable pour l’accusée.
+Le père, d’abord, un croyant :</p>
+
+<p>— Messieurs, j’ai élevé mon fils dans la religion. Quand mon
+fils m’a dit : « Je ne suis pas heureux. Alice est mauvaise, » je
+lui ai répondu : « Mon enfant, patience ! Contente-toi de ton sort.
+Songe à ceux qui en ont un pire. »</p>
+
+<p>L’oncle lui succède. Encore un chrétien. Il a des yeux minces,
+perdus dans de grosses joues, des cheveux plats et disciplinés,
+de petites mains rondes et pleines d’onction :</p>
+
+<p>— Mon neveu, susurre-t-il, était timoré, mais homme de
+devoir. Messieurs, j’ai pu aisément lui faire comprendre, dès
+qu’il m’a parlé de séparation, combien c’était chose grave,
+même si sa femme n’avait aucune des qualités que nous espérions
+et que, bien entendu, nous ne lui dénions pas encore aujourd’hui…
+car, si elle est coupable, elle n’appartient qu’à Dieu !</p>
+
+<p>Il a baissé les paupières, il a confiance dans le Tout-Puissant.
+Et l’abbé Galli-Mathias lui succède.</p>
+
+<p>Les yeux de l’abbé ont l’air d’apercevoir un monde passionnant,
+révélé par les gros verres de ses lunettes rondes.</p>
+
+<p>— Messieurs, souffle-t-il, je crois avoir, en conscience, à
+déposer sur deux points utiles. Le premier : ce qu’était Jean
+Bonnefoy. Je ne dirai qu’un mot : c’était un garçon sain de corps
+et d’esprit ; mais — je puis l’affirmer sans trahir le secret professionnel — par
+le fait qu’il s’approchait des sacrements, il irritait
+sa jeune épouse. — Secundo : je suis venu le lendemain du drame ;
+je suis entré dans la chambre de ce pauvre ami ; j’ai dit une prière,
+puis j’ai regardé le corps ; il portait d’étranges plaies ; et je dois
+à la Justice de rapporter que l’attitude impassible de la veuve
+m’a confondu… Je me suis d’ailleurs gardé de la moindre question.
+J’ai redit simplement une prière… qui pouvait être pour elle
+aussi bien que pour lui. Après quoi je me suis retiré, et je pense…
+n’avoir, à présent, qu’à faire le même geste.</p>
+
+<p>— Un mot, monsieur l’abbé ! Encore un mot ! interrompt
+M<sup>e</sup> Rongecœur.</p>
+
+<p>Sa voix est grave :</p>
+
+<p>— Certes, vous n’aiderez pas à sauver cette malheureuse,
+puisque vous avez pris le grave parti de vous joindre à ceux qui
+l’accablent ; mais je vous crois quand même épris de justice,
+monsieur l’abbé, et je vous demande : un homme, même très
+religieux, peut-il se tuer dans un accès de démence ?</p>
+
+<p>— Mais…</p>
+
+<p>L’abbé souffle et roule des yeux étranges. Est-ce qu’on se
+moque ?</p>
+
+<p>— Mais… bien sûr !</p>
+
+<p>— Ah !… Ah !… Tout le monde a entendu ? crie M<sup>e</sup> Rongecœur.
+C’est extrêmement grave ! La réponse est extrêmement précise !
+Elle pourra servir d’épigraphe à ma plaidoirie !… Monsieur
+l’abbé, faites-moi le grand honneur de bien vouloir y assister !</p>
+
+<p>En attendant, il y a le beau-frère qui vient insinuer dans un
+doux sourire :</p>
+
+<p>— Oh ! la belle-sœur n’était pas aimable !… Elle… cherchait
+plutôt… je ne devrais peut-être pas dire cela…</p>
+
+<p>— Dites, monsieur ! insiste le Président.</p>
+
+<p>— Elle cherchait à brouiller tout le monde… Et pour son
+mari elle n’avait de cesse… Enfin ce n’est peut-être pas à
+moi à rapporter cela…</p>
+
+<p>— Mais, je vous en prie, monsieur ! recommence le Président.</p>
+
+<p>— Elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût fait sortir de ses gonds !</p>
+
+<p>En revanche, une amie de Madame affirme :</p>
+
+<p>— Messieurs, je vous jure que ce garçon était impossible à
+vivre ! Méfiant, tâtillon ; ne respirant pas dans un appartement ;
+ayant peur des microbes, détestant les meubles anciens à cause
+des maladies dont ils renferment les germes…</p>
+
+<p>— Ah ! là, madame… suffoque M<sup>e</sup> Rongecœur, avec l’autorisation
+du Président, j’insiste : affirmez-vous qu’il ne pouvait pas
+supporter les meubles anciens ?</p>
+
+<p>— Oui, Maître !</p>
+
+<p>— Parfait ! messieurs les jurés, je vous apporterai dans ma
+plaidoirie la preuve, la preuve mathématique du contraire de ce
+que le témoin affirme là sous serment !</p>
+
+<p>— Oh ! s’écrie la jeune femme.</p>
+
+<p>— Messieurs, patientez jusqu’à ma plaidoirie !</p>
+
+<p>A l’en croire, cette plaidoirie sera un événement ! Elle représentera,
+en tout cas, une minute qu’il attend depuis six mois !
+On comprend qu’à tous il l’annonce avec fièvre et que pour tous
+il réserve des places. Il y a six mois qu’il n’a pas plaidé aux
+Assises, six mois que l’attention publique n’est pas fixée sur
+lui, sur son talent incontestable, sur… sa malchance aussi,
+car pourquoi… pourquoi n’a-t-il pas la place qu’il mérite : la première ?…
+Que la vie est injuste !… C’est ce point, précisément,
+qu’il va plaider. Au surplus, il le fera avec art : il a le sens des
+périodes bien menées, qu’il fait vibrer ingénieusement. Exposé
+clair, développement logique, péroraison chaleureuse, c’est un
+bon avocat, dont l’ouvrage est soigné, mais… il manque la vraie
+force qui est le ton personnel, le tempérament qui doit emporter
+tout, le génie enfin, car lui seul fait table rase d’une composition
+trop ordinaire et d’exclamations trop connues. Au lieu de
+s’assimiler les histoires médiocres de ces deux maisons et d’en
+souffrir une par une la discussion, il faudrait élargir le drame pour
+en marquer la détresse insoluble. Dans la brouille de deux êtres
+et de leurs familles, c’est la haine qui est le point de départ, la
+haine de races : quelle vanité de chercher dans les événements
+postérieurs des causes à ce sentiment qui a précédé tout ! On n’est
+ni du même sang, ni de mêmes mœurs, ni des mêmes préjugés.
+On se méprise ; et au service de ce dédain, de chaque côté, on
+apporte ce qu’on a de bassesses et d’envie. Voilà ce qu’il faudrait
+dire d’abord ; et ce serait un flot de lumière tout à coup, sur
+l’histoire. Quel danger ! Alors, on cherche, on sort, on expose,
+on étale des rivalités inextricables, des susceptibilités en pelotes
+d’épingles, tout ce qui donne soif d’air auprès de ce cadavre…
+Oh ! qu’on étouffe dans cette salle !… Et après qu’on est passé de la
+pitié à la rage, puis à la lassitude, on pense que c’est la presse,
+avec son sans-gêne, son débraillé, mais son bon sens, qui juge
+comme il convient. Bande d’enfants terribles, ces journalistes,
+pareils aux mauvais garçons que Villon chérissait, et à qui on
+pardonne tout, parce que leurs jugements de gavroches sont les
+seuls lucides dans ce genre de procès, contrefaçons de la vie.</p>
+
+<p>Un coup d’œil sur le public, et la presse déclare :</p>
+
+<p>— Aujourd’hui, la purée… Il n’y a que des femmes honnêtes !</p>
+
+<p>L’un remarque :</p>
+
+<p>— Et l’accusée ?</p>
+
+<p>— L’accusée ? De la boniche plus que de la femme du monde !</p>
+
+<p>Le Président dit : « Votre mari, madame, n’avait pas une
+intelligence dont il y ait beaucoup à dire. J’entends qu’il n’aimait
+pas se mettre en avant. C’était… »</p>
+
+<p>— Un derrière ! dit la presse.</p>
+
+<p>On demande à l’accusée pourquoi, le soir du drame, elle
+n’avait pas fait sa natte. Ces messieurs s’interrogent :</p>
+
+<p>— Et toi, mon vieux cochon, tu mets des bigoudis ?</p>
+
+<p>L’oncle chrétien dépose :</p>
+
+<p>— Ah !… le sale calotin !</p>
+
+<p>Une concierge s’explique :</p>
+
+<p>— Cloporte, va !</p>
+
+<p>Enfin, quand M<sup>e</sup> Rongecœur se jette aux pieds de la Justice
+et qu’il l’implore de toute son âme, la presse, à chaque finale,
+fait écho. Il dit :</p>
+
+<p>— La parole ! Ah ! la parole, enfin, je l’ai !</p>
+
+<p>La presse répond : « Poil au nez ! »</p>
+
+<p>Il supplie :</p>
+
+<p>— Ayez pitié des enfants qui attendent votre jugement !</p>
+
+<p>La presse dit : « Poil aux dents ! »</p>
+
+<p>Il s’écrie :</p>
+
+<p>— Messieurs, en cette heure grave Dieu vous assiste !</p>
+
+<p>La presse dit : « Poil au kyste ! »</p>
+
+<p>Et tout cela d’une bonne voix, qui s’entend dans un cercle
+de cent personnes. A vingt reprises, le Président tape sa table
+et menace de faire sortir le public. Tout à coup, il s’y décide :</p>
+
+<p>— J’en ai assez ! Gardes, évacuez !</p>
+
+<p>Les gardes, au reçu d’un ordre, se précipitent d’abord. Puis
+ils s’arrêtent et se demandent ce qu’on leur a dit. Par qui commencer ?
+Ils regardent la presse.</p>
+
+<p>— Mais non, crie le Président, tout le monde, sauf, bien
+entendu, les journalistes !</p>
+
+<p>On ne jette dehors que le pauvre public, c’est-à-dire ceux
+qui debout, au fond, se sont tenus cois dans le tremblement
+d’être expulsés, les vrais passionnés, car ils souffrent pour voir et
+pour entendre, car ils font la queue, car ils supportent qu’on les
+écrase, car ils ne bronchent pas si, dans le nez, on leur ordonne :
+« Silince ! » — pouilleux et populo, qui donnent à cette Justice,
+du seul fait qu’ils la regardent, un air comique et familier. Têtes
+avides de feuilleton, têtes farces que l’on voit seules, les corps
+étant cachés par un haut box de bois, humanité spectatrice de
+forfaits, parquée là, méprisée, qui représente la nation, mais à
+qui l’on a l’air de répéter tout le temps que ses curiosités sont
+malsaines, — elle est à la fois tolérée et rudoyée, persifleuse
+et pleine de respect, souveraine mais intimidée. Les gens, pressés,
+ventre sur ventre et bouche sur bouche, se lient, se parlent,
+s’entr’aident :</p>
+
+<p>— Madame, guettez : c’est par là qu’ils vont rentrer l’accusé…
+Seulement, tournez pas la tête ; suffit d’une seconde : on rate
+tout !</p>
+
+<p>Puis, chacun prend parti : bientôt on se dispute, mais on
+confond haleines et jugements, qui fleurent l’ail et l’alcool :
+on se réconcilie. Enfin, même injuriés, écrasés, asphyxiés, ceux
+qui peuvent entrer sont fiers, car dans ces lieux bénis on ne se
+glisse qu’un par un, sous l’œil sévère des gardes. Un gavroche
+disait un jour :</p>
+
+<p>— Faut qu’un sorte pour qu’l’aut’e entre : c’est comme aux
+cabinets…</p>
+
+<p>Le peuple ne montre d’ailleurs pas le même penchant pour
+toutes les affaires. Les vols et les faux n’ont qu’une clientèle
+restreinte. Les terribles romans d’amour attirent surtout
+d’étranges couples d’amants. Mais c’est le crime qui fait recette :
+la vieille femme étranglée par des jeunes gens patibulaires. Alors,
+sans se lasser, on regarde ces faces de brutes, tant il est vrai que la
+monstruosité est un mystère, et les âmes des faubourgs sont empoignées
+par ces récits d’assassinats nocturnes, où il y a des râles
+et des reflets de couteau.</p>
+
+<p>Les avocats, en revanche, ne viennent guère à ces débats
+qui, rarement, intéressent leur avenir. Il faut être jeune stagiaire
+et préférer à rien une mauvaise cause d’apache ; ou bien, comme la
+jeune et blonde Mlle Prosper, préparer une enquête touchant
+le jury si discuté. Sur de hauts talons, dans sa robe d’avocate,
+elle approche, d’un petit air précieux, de MM. les jurés
+suppléants et, retapant ses cheveux :</p>
+
+<p>— N’est-ce pas, messieurs, que je suis agréa… Pardon,
+ce n’est pas ce que je voulais dire… A votre avis, ce jury criminel…</p>
+
+<p>Ils ne peuvent en penser que du bien : ils en sont. Et puis, elle
+a un cou délicieux. Ils minaudent avec elle :</p>
+
+<p>— Quel malheur, mademoiselle, que ce ne soit pas vous
+aujourd’hui qui plaidiez !</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu18.jpg" alt=""></p>
+
+<p>Ils n’ont, pour les réjouir, que d’affreux avocats : cette vieille
+poule de Trinioles, et Morvelet, cette nullité. Mais le premier,
+du moins, a l’éloquence équivoque et la sensibilité frelatée qui
+conviennent à ce genre de crapuleuses affaires. Il se met au
+niveau de son client, des témoins, du médecin légiste. Et ainsi,
+la basse ruse, ou l’inconscience terrifiante du criminel, jointe à la
+plaidoirie toute faite d’un défenseur qui crève de vanité professionnelle,
+font une sombre séance, où les bouffonneries éclatent
+parmi l’horreur, et vous éclaboussent… avec du sang !</p>
+
+<p>Deux jeunes bandits ont égorgé leur tante octogénaire. Ils
+s’appellent Papillon et Oé. Oé est mince et fuyant : un serpent.
+Papillon semble énorme, c’est le rocher sous lequel l’autre se
+cache : il éclate dans un tricot brun qui marque sa force en moulant
+ses muscles ; cou de bœuf et toison rousse emmêlée. Sont-ils
+deux cyniques ou deux idiots ? Ou ont-ils simplement cette vulgarité
+des brutes, qui fait paraître tantôt simples, tantôt crapuleux ?</p>
+
+<p>— Vous étiez démolisseur ? dit le Président à Papillon.</p>
+
+<p>— Dans le temps…</p>
+
+<p>— Dans le temps est joli ! Je trouve que vous l’êtes resté !</p>
+
+<p>Par cette réplique vulgaire, voici le Président au diapason.</p>
+
+<p>— Vous lui avez arraché ses bagues à cette pauvre vieille.
+Vous l’avez ficelée et jetée sous son lit. Puis, vous avez été prendre
+une consommation… bien gagnée !</p>
+
+<p>Trivialité horrible, mais qui s’adapte à l’esprit des criminels.
+Le public seul aura du dégoût.</p>
+
+<p>Le système d’Oé est de nier. Il nie tout. Il est venu chez la
+vieille, commandé par Papillon ; s’il l’a tenue, c’est que Papillon
+l’a dit ; et il a tapé, pour obéir au regard de Papillon.</p>
+
+<p>— Monsieur le Président, explique-t-il d’une voix traînarde,
+on ne résiste pas à ces yeux-là ! Vous auriez fait pareil !</p>
+
+<p>— Moi mis à part, objecte le Président, il y avait les yeux de
+votre pauvre tante, qui devaient supplier ?</p>
+
+<p>Oé se balance :</p>
+
+<p>— Elle me regardait pas ; elle me regardait jamais… Elle
+préférait Papillon… Pis… j’savais pus…</p>
+
+<p>— Vous ne saviez plus quoi ?</p>
+
+<p>— J’étais mûr !</p>
+
+<p>— Voilà !… Toujours ivre !</p>
+
+<p>— Non ! Pas toujours ! Ça, c’est des calomnies ! Rapport que
+j’ai toujours veillé d’boire que de bons vins qui fassent pas
+d’mal.</p>
+
+<p>— Et c’est ce bon vin, dit le Président, qui vous empêcha,
+une fois arrêté et remis devant votre victime, d’avoir un regret,
+une larme ?</p>
+
+<p>Il ne répond plus ; M<sup>e</sup> Trinioles va parler pour lui :</p>
+
+<p>— La peur, monsieur le Président, tarit toutes les larmes !</p>
+
+<p>— Nous le demanderons au commissaire de police.</p>
+
+<p>— Pas besoin du commissaire ! s’écrie M<sup>e</sup> Trinioles. Je le
+dis ! Il s’agit d’un effroyable drame !</p>
+
+<p>— C’est vrai, réplique l’avocat général, effroyable !</p>
+
+<p>— Oh ! effroyable… pour ceux qui sont ici !… Car cette vieille
+tante, nous reparlerons d’elle ; nous dirons ce qu’elle a été… ou
+ce qu’elle aurait dû être !</p>
+
+<p>Une fois de plus, c’est le procès de l’assassinée qui commence,
+et on fera, par-dessus le marché, celui de tous les témoins qui ne
+consentiront pas à être de la plus extrême réserve vis-à-vis des assassins.
+Grâce aux mœurs du Barreau, soyez seulement cité au Palais :
+vous ressortirez ayant votre compte, insulté et vilipendé… Quant
+à l’horrible scène que fut l’assassinat, il n’en est plus question.</p>
+
+<p>Pendant que M<sup>e</sup> Morvelet, sans salive, assiste, hagard, à des
+débats auxquels il est incapable de donner la moindre direction,
+M<sup>e</sup> Trinioles, grand dans l’absurdité, se déchaîne. Il se déchaîne
+au point que M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, étant entré, se glisse jusqu’à lui
+et, entre deux interruptions, lui conseille le calme :</p>
+
+<p>— Ne t’énerve pas… De la mesure !</p>
+
+<p>Est-ce que Trinioles aurait de l’ironie ? Il l’envoie coucher.
+Puis il tempête davantage :</p>
+
+<p>— C’est révoltant ! Un scandale ! Ah ! pauvre ami (c’est
+Papillon le pauvre ami), si vous étiez un ministre tout-puissant…</p>
+
+<p>Le Président s’anime :</p>
+
+<p>— Ce serait exactement la même chose ! La Justice est égale
+pour tous !</p>
+
+<p>— Égale !…</p>
+
+<p>Trinioles s’étrangle.</p>
+
+<p>— Allons, dit le Président, pressons !</p>
+
+<p>— Ah ! Ah ! rugit Trinioles. Pressons ! Maintenant que nous
+en sommes aux témoins à décharge, pressons ! Mes pauvres amis !
+(c’est Oé avec Papillon) si nous étions en Angleterre…</p>
+
+<p>— Nous n’y sommes pas ! fait le Président sèchement.</p>
+
+<p>— Grâce à Dieu, car j’adore la France ! Mais tout de même…</p>
+
+<p>Il n’achève pas ; il étouffe, son ventre ballotte. Au lieu de se
+rebiffer, les témoins qu’il insulte le regardent avec effroi et, troublés
+dans leur déposition, la transforment en hâte :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président, crie-t-il d’une voix vengeresse,
+pourquoi le témoin se trouble-t-il ?</p>
+
+<p>— J’ai pas de force, répond le témoin… Je sors d’une maladie
+où j’ai perdu tous mes cheveux !</p>
+
+<p>— Ah ! ricane M<sup>e</sup> Trinioles, si en Cour d’Assises nous ne
+craignions de perdre que cela !</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Rongecœur le joint à une suspension :</p>
+
+<p>— Méfie-toi ! Tu te mets la Cour à dos…</p>
+
+<p>Il fait un horrible sourire satisfait :</p>
+
+<p>— C’est dans mes élans que les belles pensées jaillissent !</p>
+
+<p>— Sans doute, reprend tortueusement Rongecœur, mais…
+l’affaire était-elle bien pour toi ? (Il l’aurait tant voulue !)</p>
+
+<p>— Pour moi !…</p>
+
+<p>La toque de M<sup>e</sup> Trinioles en tourne sur son crâne.</p>
+
+<p>— Rien qu’à l’étudier, je n’eus jamais de ma vie une pareille
+émotion !</p>
+
+<p>Aucun conseil à lui donner. Il ne pourra se contenir que tant
+que les médecins parleront dans leur style moliéresque. Le
+docteur Paul paraît le premier, lui qui, toujours, quel que soit
+le crime, quelle que soit la victime, fait la même déposition,
+grave mais souriante, parfaitement creuse et inutile, ponctuée
+de saluts respectueux au jury.</p>
+
+<p>— Messieurs, j’ai constaté d’abord ce que nous appelons en
+médecine légale des ecchymoses de chute. Elles sont dues à la
+compression du corps sur le sol.</p>
+
+<p>Il a l’allure satisfaite, il est guindé sur sa profession, il parle
+vite, il récite presque :</p>
+
+<p>— Cette femme, messieurs, avait, comme il est naturel à son
+âge, des artères dures et fibreuses. Le foie était gras. Dans le
+rein, la substance corticale m’a paru atrophiée ; mais ce qui,
+à l’autopsie, devait surtout attirer mon attention de légiste, c’est
+une hémorragie cérébrale très nette. Entre cette hémorragie et
+les violences exercées, peut-on, doit-on, pouvais-je, devais-je
+établir une relation de cause à effets ?… Messieurs, dans l’état
+actuel de la médecine, en conscience, je réponds négativement…
+Alors ? Qu’est-ce qui a pu entraîner la mort ?… Il y a deux mécanismes
+en présence : ou la suffocation par obturation des voies
+respiratoires, ou la striction…</p>
+
+<p>— Plaît-il ? balbutie le Président.</p>
+
+<p>Le docteur Paul sourit agréablement :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président, je dis : ou la striction du cou
+par le fait de la main. Lequel de ces deux mécanismes a pu,
+je répète, entraîner la suppression de la vie ? N’hésitons pas à
+conclure : l’un et l’autre. En effet…</p>
+
+<p>Et toujours avec la même grasse figure épanouie, il poursuit
+ses explications de La Palisse médecin.</p>
+
+<p>Après lui, le docteur aliéniste Rioufolovitch est régulièrement
+mandé pas les avocats pour venir, à propos de n’importe quel
+criminel, expliquer ses tares… et son irresponsabilité.</p>
+
+<p>— Messiés, dit ce Russe, z’ai été commis pour étoudier
+le cas du nommé Papillon et rezerzer si, d’une façon ou d’une
+autre, en partie ou en totalité, il n’était pas excousable du crime
+dont il a à répondre dévant vous. Zé me souis livré, messiés, à
+trois zenres dé conztatations : les prémières obzectives ; les
+deuzièmes zubzectives ; et les troizièmes rétrozpectives. Prémières
+conztatations obzectives : lé dénommé Papillon souffre
+fréquemment des membres inférieurs et a une peine rélative
+à ze zhausser, dès qu’il fait zhaud ; les féculents semblent lui
+donner du gonflement d’entrailles ; il dit, à sept ans, être tombé
+zur la tête, et depuis avoir des névralzies. Enfin, zes urines, qué
+z’ai examinées avec zoin, sont trop riches en phosphates. C’est tout.
+Au total : rien dé rémarquable. Deuzièmement : conztatations
+subzectives. La première rémarque du dénommé Papillon dévant
+moi a été qué zon père l’avait conçu à une période de faiblesse,
+après les fatigues d’un voyage aux colonies. Il est possible, messiés,
+qu’il y ait là une prémière raison à za névropathie évidente. Z’ai
+notamment constaté zhez lui des tendances érotiques assez développées.
+On a trouvé dans zes poches, en l’arrêtant, des images
+obszènes : ze crois qu’effectivement elles correspondaient à un
+besoin. — Enfin, troizièmes conztatations rétrozpectives : il y a
+eu, messiés, dans la famille dé Papillon, un grand-oncle maternel
+enfermé à Saint-Anne, et une zœur qui a présenté des zautes
+d’humeur. Tout cela est à noter, sans qué tout cela soit particulièrement
+à souligner. Mais, me résumant, sur cet état pzychologique,
+ze crois, messiés, qu’après mes trois sortes dé conztatations,
+ze dirais volontiers zeci : Papillon me paraît être un zerveau rélativement
+normal, au zervice d’une moelle assez zurexcitée.</p>
+
+<p>Si, à cette minute, il ne regardait pas les deux trognes d’assassins
+et l’horrible tête de Trinioles, dirigeant ainsi tous les regards
+de la salle sur ces trois complices, on serait tenté de croire que cet
+aliéniste est un humoriste ; mais personne ne rit. Lui-même ne
+s’amuse pas. Et tout cela fait détourner les esprits de l’image
+qui devrait s’imposer : l’assassinat d’une vieille, une nuit, par
+deux brutes, parmi des coups et des râles.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Trinioles se lève. Terrible minute ! Il est de la même
+école que M<sup>e</sup> Mireille, que cinq cents, que sept cents autres !
+Rapportez fidèlement ce que vos oreilles vont entendre. Les gens
+simples, qui vivent loin du Palais, vous diront que vous caricaturez.
+C’est qu’ils ne connaissent ni le milieu, ni la procédure,
+ni le métier. Tout, tout est possible dans la bouche d’un avocat ;
+tout est véridique ; rien même n’est une audace, tant peut être
+démesurée son inconscience !</p>
+
+<p>— Papillon, messieurs, partit chez sa tante sans préméditation.
+La preuve : il avait d’abord été question de dévaliser une
+vieille femme, rue de Bretagne. Ah !… que ne l’a-t-il donc fait !…
+Papillon, messieurs, avait sur lui du cordon de tirage ? Oui !
+En passant devant un bazar, par gaminerie, il en avait coupé
+quelques mètres. A qui de nous n’est-ce pas arrivé ?… D’ailleurs,
+la Justice, injuste, dit à l’accusé : « Expliquez-vous ! » mais
+l’accusé ne peut pas toujours s’expliquer : dans la vie, il y a des
+minutes d’aberration ! Quand mon client et son cousin se sont
+trouvés devant leur vieille tante, que s’est-il passé ?… Hélas !
+Ils ont été victimes des circonstances ! Cette pauvre femme, on
+répète à l’envie qu’elle fut assassinée ; mais vous avez entendu
+le docteur Paul : « Je ne puis préciser, dit-il, de quoi elle est
+morte. » Le doute plane, messieurs ! Certes, il y eut des coups,
+des blessures ; certes, les conséquences ont été déplorables ; mais
+c’est tout ! Où est le crime ?… Je ne vois qu’un accident navrant…
+Devez-vous alors, vous jury, supprimer de la Société un garçon
+plein de santé, qui peut lui rendre d’éminents services ? Vous
+vous hypnotisez, j’en ai peur, sur la vision strangulante d’une
+vieille femme dans la nuit, vision fournie par monsieur l’avocat
+général. Ah ! messieurs les jurés, rien n’est dit, tant que la défense
+n’a pas parlé… tant qu’il reste une seule chose à dire ! Et moi je
+dirai tout, car vous ne connaissez rien de cet homme, vraiment…
+Regardez-le, ce nerveux, avec son regard de somnambule, en
+proie à une suggestion perpétuelle… Pourquoi… je vous le
+demande, pourquoi, sinon parce que nous sommes en Cour
+d’Assises… pourquoi vouloir à toute force qu’il ait étranglé ? Un
+assassin, cet homme-là ! Voleur, peut-être, et voleur encore qui ne
+prétendait commettre qu’un léger vol ! Est-ce qu’on assassine,
+dites-moi, quand on a derrière soi vingt ans de vie honorable ?
+Je sais : vous allez répondre : « Et le bâillon ? » Mais il ne l’a mis,
+messieurs, que pour le desserrer !… Alors, ayez, je vous en prie,
+le courage de conclure, avec les faits probants, que le décès de
+cette pauvre vieille ne fut que le résultat d’un geste hypothétique
+de cet homme ! En ce cas, la… je n’ose même pas dire le mot…
+la peine de mort… pour celui-ci ? Peut-il en être question ?…
+Les travaux forcés à perpétuité ? A cet homme jeune, à l’âge
+de l’enthousiasme !… Dix ans de réclusion ? Pensez à ce chiffre !
+Dix ans dans une maison centrale, où il est interdit de parler ! Vous
+frémissez, messieurs ! Et puis… il a une famille. Vous ne voudrez
+pas que, par les journaux, elle apprenne une si horrible chose !
+Alors ? Résumons-nous, ensemble, avec toute la loyauté de nos
+cœurs réunis. On n’a pas voulu tuer. Pour un vol pardonnable,
+on a mis une pauvre vieille, — qui, hélas ! d’elle-même, n’aurait
+pas tardé à mourir, — dans une position qui eut des conséquences
+dont on aurait dû se préoccuper, je le reconnais, mais c’est tout,
+absolument tout ! Je me tourne à gauche, à droite, je remonte dans
+le passé : rien ! Le néant ! Conclusion : Vous acquitterez ! Vous
+acquitterez ! Vous acquitterez !</p>
+
+<p>Le jury, composé du commandant en retraite, du professeur
+de violon, du grainetier et de neuf autres citoyens honorables,
+a passé sa semaine à acquitter des meurtres, des faux, des avortements.
+Une fois, une seule, il a tenu à punir de cinq ans de
+réclusion un homme qui avait passé cinq pièces de dix sous
+fausses. Sa tâche va être terminée : celui-ci va retourner à son
+grain, cet autre à ses sonates, ce troisième à sa retraite. C’est la
+dernière affaire… Ma foi, il est bon de s’affirmer… Dix ans ? Non.
+Vingt ans ? Pas assez. La mort. Parfaitement ! Et pour les deux.</p>
+
+<p>Si l’on en juge au silence et à la pâleur des visages, la lecture
+de cette tragique sentence produit, sur le public et le jury, un
+effet nerveux plus grand que sur Papillon et sur Oé. Sans doute
+cette idée leur est-elle déjà familière : en cellule ils l’ont ruminée.
+Tout de même, Papillon, ce colosse, a une raideur qui trahit son
+émoi ; comme tous les assistants, soudain, il se représente la
+machine au petit jour, des messieurs raides et tête nue, le bourreau,
+le panier ; mais tandis que les gardes l’emmènent, Oé lui
+crie d’une voix railleuse : « P’tit… t’en fais pas !… C’est pas encore
+la tête !… Y a la grâce… et on ira au pays des singes ! »</p>
+
+<p>Emmèneront-ils M<sup>e</sup> Trinioles ?</p>
+
+<p>Il vient d’écouter, le front dans ses mains, supportant avec
+peine le poids de son crâne où d’horribles images s’entre-choquent.
+Enfin, il se redresse. De ses yeux on ne voit plus que le blanc :
+il se pâme. Comme des amis l’entourent, l’entraînent, on se
+demande s’ils le félicitent ou s’ils soutiennent ses pas. Comédien !
+Comédie !… D’une insanité, à la fin trop ignoble. On comprend
+que des journalistes, ayant seulement un an de métier, s’en
+viennent là comme des chiens qu’on fouette. Ils en ont déjà
+tant vu ! Quelle nausée !</p>
+
+<p>Et pourtant, quand, à l’horizon, quelque grosse affaire se
+prépare, quand, d’avance, la rumeur en emplit et le Palais et la
+ville, ils retrouvent tout à coup des âmes d’enfants curieux.
+Qu’on annonce, par exemple, que va se juger l’affaire de la femme
+de Caillaux… Quand ? Dans quinze jours ?… Dans huit ?…
+Lundi !… Tous les amis veulent des cartes ! Ah ! cette fièvre,
+ce désir, ce snobisme ! Eux-mêmes alors subissent un entraînement.
+Ils pensent : « C’est pourtant vrai que ce sera la grosse
+affaire !… » Et ils oublient le courant, toute la besogne quotidienne.
+Il va venir des actrices, des hommes du Gouvernement. « Ça
+va être énorme, c’est sûr ! »</p>
+
+<p>— Mon bon petit, je te ferai entrer.</p>
+
+<p>Ce sont eux, toute la dernière semaine, qui proposent, avant
+qu’on demande. Et certes, ils vont continuer leur fâcheux travail
+dans cette fâcheuse maison ; mais elle sera toute changée par une
+fête, un grand gala de justice, qui leur donne de l’importance.</p>
+
+<p>— Vous savez qui plaide pour les Caillaux ? Non ? Vous
+n’avez jamais entendu Labori ? Mais, chère amie, Labori c’est
+mieux qu’un avocat… c’est la Défense personnifiée !</p>
+
+<p>Encore quarante-huit heures… Plus que vingt-quatre… Ah !
+ce procès ! Enfin, voici sa semaine venue ! Voici le jour d’ouverture !…
+Caillaux ! Caillaux ! Le nom seul, quand on le répète,
+sent la chasse et la curée. Comment s’étonner que des débats
+sensationnels, que ce politicien va mener lui-même, soient tumultueux,
+pathétiques, secoués de fureurs et d’aboiements ?</p>
+
+<p class="c gap"><img class="w10" src="images/illu19.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu20.jpg" alt=""></p>
+
+<h2 class="nobreak">V<br>
+L’AFFAIRE NATIONALE</h2>
+
+
+<p>Tout le monde est venu. L’attente seule est une angoisse.
+Grand spectacle politique et judiciaire. Et c’est par des
+cris qu’il commence !</p>
+
+<p>— Hou ! Hou !… Conspuez !… Hou ! Hou !… Ouvrez !</p>
+
+<p>Le Président n’est pas fait pour l’action. C’est un homme
+sur son derrière depuis trente ans. Il est dans le plus grand émoi :
+il a omis de faire ouvrir les portes aux journalistes. Ceux-ci protestent,
+poussent, pénètrent, et, dans la salle bondée et déjà
+frémissante, ils apportent leur colère. Aussi, la première phrase
+de la Cour sera-t-elle chevrotée : « Messieurs, la dignité de la
+Justice… » Le mot sonne faux ; on répond par un bourdonnement.
+Il y a là tout le Paris amateur de théâtres, installé déjà
+et qui braque ses jumelles. Une voix crie :</p>
+
+<p>— Ce sont les agents de la Sûreté qui sèment le désordre !</p>
+
+<p>Mais où se cachent-ils ? Comble d’audace ! Ils sont venus
+déguisés en avocats : on reconnaît leurs lourdes têtes d’espions,
+qui ne s’accordent pas à la légèreté des robes du Barreau, et
+M<sup>e</sup> Piero-Piafferi lance au nez de l’un d’eux…</p>
+
+<p>— Au premier flic qui m’embête, je mets mes deux mains
+sur la figure et mes deux pieds où vous savez !</p>
+
+<p>Le flic ne bronche pas.</p>
+
+<p>Qui les a postés là ? M. Caillaux. Il a donné ses ordres au
+Gouvernement. Ce vieux Président, pâle et déjà perclus de peur,
+qui redoute-t-il ? M. Caillaux, grand chef des fonctionnaires.
+Deux cents robes noires d’hommes libres, tassés au fond de la
+salle parce que leurs bancs sont occupés par la clientèle de
+l’assassin, s’insurgent, avant même qu’on commence. Après
+qui en ont-elles ? Après M. Caillaux, le dictateur d’hier et peut-être
+de demain. — Et ainsi, les premières minutes, passionnées,
+ont la fièvre d’une rencontre. On se dévisage pour une lutte…
+Où est l’accusée ? La voilà, cette gueuse ! C’est elle, la pauvre
+victime !… Mais lui ? Pas là ? Serait-il en retard ? Comble d’impertinence !…
+Non, le voici !… Et aussitôt, chacun ricane, ou regarde
+bouche bée, chacun se livre, dès le premier mouvement, avec sa
+stupeur ou sa haine… Caillaux ! L’homme détesté de tous les
+indépendants, mais le plus craint des âmes molles qui tremblent
+pour une place. Son nom suffit pour qu’on se batte ; dès l’abord,
+on se défie ; et même avant d’avoir parlé, on s’essouffle dans un
+air énervant, précurseur de batailles.</p>
+
+<p>Le jury, pourtant, demeure impassible. Sitôt choisi, sitôt
+glacé, par le lieu, la foule, la cause. On y voit un imprimeur,
+un accordeur de pianos, un chapelier, un architecte. Messieurs,
+de la circonspection ! A gauche, ils sont guettés par la partie
+civile : M<sup>e</sup> Chenu épie leurs visages pour s’imposer et leur
+faire venger une victime. En face, la défense, M<sup>e</sup> Labori. On ne
+voit pas son regard : le lorgnon l’éteint. Il a l’air aveugle des
+statues antiques ; mais la bouche n’en est que plus poignante.
+Elle clame déjà l’honnêteté d’une femme ! Gare au jury s’il ne
+comprend pas !</p>
+
+<p>— Madame… comment vous appelez-vous ?…</p>
+
+<p>C’est le Président qui balbutie ces quelques mots : le procès
+commence. Et tout de suite… c’est une déception ! Car, tout de
+suite, ce sont des débats médiocres et hésitants, à la mesure des
+premiers acteurs.</p>
+
+<p>Quelques journalistes étaient debout.</p>
+
+<p>— Assis ! Assis !</p>
+
+<p>— Madame, répète le Président… votre nom ?</p>
+
+<p>— Assis !… Chut !… Écoutez !</p>
+
+<p>Bien vite on s’aperçoit que l’accusée, de visage banal, a la
+voix faible et monotone. Dès la première réponse, elle est piteuse.
+Diable ! Le public des théâtres, qui a le goût de la clarté, se
+demande pourquoi le tyran aimait cette femme… Il la dominait,
+sans doute… Qu’elle est misérable : elle s’explique en petite fille.
+Oh !… c’est une rude déconvenue !…</p>
+
+<p>Les curieux se rasseyent.</p>
+
+<p>Alors, le Président l’exhorte :</p>
+
+<p>— Madame… dites ce que vous devez dire… comme vous
+l’entendez…</p>
+
+<p>Employé de la Justice, il est à ses ordres.</p>
+
+<p>Dans un effort, elle se décide :</p>
+
+<p>— Monsieur… en 1911, je me suis remariée avec M. Caillaux,
+président du Conseil.</p>
+
+<p>Elle fait valoir le titre :</p>
+
+<p>— Eh ! tiens, il y a de l’ambition là dedans !…</p>
+
+<p>Des têtes se redressent parmi le public.</p>
+
+<p>— Malheureusement, geint-elle, la calomnie entra chez nous !</p>
+
+<p>Et voici qu’elle raconte, parmi des minauderies poudrées
+comme sa figure, ce qu’elle entendait dans les salons, chez les
+couturières. Elle était bien malheureuse !… On disait que son
+mari avait vendu le Congo à l’empereur d’Allemagne et que,
+comme cadeau de noces, elle avait reçu une couronne de sept
+cent mille francs… Mais tous ces détails, dans sa bouche, sont
+affadis. Est-ce bien elle qu’elle défend ?</p>
+
+<p>Le Président la soutient de son mieux, avec toute sa mollesse.</p>
+
+<p>— Madame, voulez-vous me permettre une question ?…
+Oh ! Vous n’aviez pas terminé ? Pardon, madame !… Oui, oui,
+vous pouvez lire. Seuls les témoins n’ont pas le droit de lire…</p>
+
+<p>L’air souffrant, d’une voix de nonne mourante, elle aborde la
+double vie de M. Caillaux : première femme, divorce, lettres
+intimes, celles dont Calmette s’était emparé et qu’il eût publiées :
+cela, elle l’affirme. Comme elle est dans l’inconnu, tout à coup,
+elle se sent plus forte. Quant à elle, quoique l’amour ait rempli
+sa vie — elle fait des yeux blancs — elle était une bourgeoise
+et une mère : l’idée d’une publication l’affolait ; son père lui avait
+toujours dit qu’une femme qui a un amant est sans honneur.</p>
+
+<p>— Madame, dit le Président, préférez-vous rester assise ?…</p>
+
+<p>— Merci !</p>
+
+<p>Debout, elle laisse mieux voir qu’elle monte un calvaire.</p>
+
+<p>— Madame, soupire alors le Président, nous allons… être
+forcés de parler du drame lui-même.</p>
+
+<p>Il est blanc comme son nom : on a publié qu’il s’appelait
+Albanel. Il est effondré. Il a l’air bouilli. Il bredouille :</p>
+
+<p>— Nous devons éclairer MM. les jurés… mais… ne dites,
+bien entendu, que ce que vous voulez !… La loi ne vous oblige
+pas à dire ce que vous ne voulez pas !</p>
+
+<p>L’accusée a un petit signe de tête qui veut dire merci. Puis,
+s’appuyant sur cette bonne loi, elle répète que cette menace
+de publication l’effrayait au point qu’elle a désiré un conseil.
+(Elle a toujours son ton morne ; un de ses gardes bâille à rendre
+l’âme, et il n’y a personne dans la salle qui ne commence à se
+sentir mal assis.) Son mari étant ministre, elle a téléphoné au
+Président du tribunal, M. Monier, de venir à domicile lui donner
+une consultation. M. Monier est accouru. Et chez Mme Caillaux,
+comme dans sa Première Chambre, il a été nerveux, impulsif,
+trop net, là où il eût fallu être réfléchi, imprécis, mesuré. C’est
+un homme dont l’audace a fait la situation, laquelle a doublé
+cette audace. « Juridiquement, rien à faire ! a-t-il déclaré. Se
+défendre par ses propres moyens ! » En déjeunant, Mme Caillaux
+rapporte ce propos au tyran, qui s’écrie : « Parfait ! Je casserai…
+la figure à Calmette ! » A la vérité, il emploie un terme plus vif.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Chenu, qui défend la mémoire du directeur du <i>Figaro</i>,
+se dresse comme la statue du Commandeur :</p>
+
+<p>— Il a dit : la gueule ! On peut le répéter. C’est dans la
+procédure.</p>
+
+<p>— Oh ! gémit-elle… en public !…</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Chenu se tourne vers ce public :</p>
+
+<p>— Elle l’a écrit !</p>
+
+<p>Gueule ou non, le Président du tribunal a, dit-elle, « ouvert
+un gouffre devant sa conscience ».</p>
+
+<p>— Chochote, va !…</p>
+
+<p>Ce sont ces messieurs de la presse qui laissent échapper ce
+murmure gai. Elle ne l’entend pas. Les yeux baissés, elle rend au
+Président Albanel ses gracieusetés.</p>
+
+<p>— Ne suis-je pas trop longue ?…</p>
+
+<p>— Non, non, madame. Continuez.</p>
+
+<p>Hum ! Le public et le Barreau sont bien las déjà. On entend
+grogner :</p>
+
+<p>— Elle est au-dessous de tout !</p>
+
+<p>Il fait très chaud. Quelqu’un suggère : « Ouvrez donc les
+fenêtres ! » Une dame objecte : « On n’entendra plus. »</p>
+
+<p>— Mais, on s’en fout !</p>
+
+<p>Mme Caillaux poursuit :</p>
+
+<p>— On me reproche mon revolver… J’ai toujours porté un
+petit revolver… c’est une habitude que mon père nous avait
+donnée, à ma sœur et à moi, dans les circonstances délicates…
+D’ailleurs, messieurs, en partant de chez moi… je ne savais pas
+encore si j’irais au <i>Figaro</i>… ou à un thé.</p>
+
+<p>— Ah ! Ah !</p>
+
+<p>Cette fois, on rit. Ainsi, selon l’habitude, dans cette salle, le
+drame se change en comédie, par la pauvreté de ceux qui le jouent ;
+et au lieu d’être empoignés par de grands sentiments : horreur,
+vengeance, pitié, les auditeurs sont fatigués tout de suite par le
+ridicule de débats décousus, où rien n’est « comme il faut ».</p>
+
+<p>— C’est subitement, dit Mme Caillaux, que l’idée m’est
+venue… Mais… je ne voulais faire que du scandale.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Chenu, dont le dur visage est impassible, ne la quitte pas
+des yeux. Elle vient de rencontrer son regard. Elle a un tremblement,
+et elle geint :</p>
+
+<p>— Si j’avais supposé l’horrible issue… ah !…</p>
+
+<p>— Ah ! quoi donc ? grognent les journalistes.</p>
+
+<p>— Ah ! j’aurais préféré qu’on publiât les lettres !</p>
+
+<p>Maintenant elle sanglote :</p>
+
+<p>— Au journal, pendant que j’attendais… j’ai entendu causer…
+on a dit mon nom… ça m’a donné un coup… je me suis levée…</p>
+
+<p>Soudain la salle se tait ; le public tient son souffle. Voici que
+ce feuilleton le reprend et l’intéresse. Mais alors, elle aussi se tait.</p>
+
+<p>— Continuez, madame… chevrote pour la vingtième fois
+le Président.</p>
+
+<p>Des gens se déplacent pour mieux entendre. On fait « Chut !…
+Chut ! » Et comme elle s’obstine à demeurer muette, c’est le
+Président qui raconte :</p>
+
+<p>— Vous êtes entrée chez M. Calmette, n’est-ce pas, madame ?
+Et alors, avez-vous dit, les coups sont partis… d’eux-mêmes ?</p>
+
+<p>Mme Caillaux approuve. Quelqu’un vient de ricaner tout
+haut. De son doigt elle fait mine d’essuyer ses yeux, et lance
+au public un regard sec.</p>
+
+<p>— En tirant, murmure le Président, toujours confit de respect,
+auriez-vous… ainsi que prétendent les experts… modifié votre
+position ?</p>
+
+<p>— Oh ! s’écrie-t-elle, je n’ai rien pu modifier : ces revolvers-là,
+c’est effrayant, ça part tout seul !</p>
+
+<p>A ce mot, on entend des rires prolongés. Les trouve-t-elle
+déplacés ? De geignarde elle devient agressive :</p>
+
+<p>— Messieurs, il y a une question de conscience ! C’est affreux
+déjà, quand on n’a eu que de bons principes, de se dire toute sa
+vie qu’on a été cause de la mort d’un homme !… Réfléchissez : tuer
+un homme, c’est épouvantable !</p>
+
+<p>Si elle cherche à émouvoir, le moyen n’est pas fameux :
+chaque phrase, maintenant, est soulignée : une joie nerveuse
+agite la salle. On ouvre une fenêtre, puis deux. Un vieux monsieur
+se fâche ; il a froid. Et, d’une voix du nez, Mme Caillaux dit encore :</p>
+
+<p>— Aurais-je renoncé à l’amour de mon mari, à l’affection
+de ma fille, à tout… pour aller tuer ? Hélas ! J’avais trop présumé
+de mes forces : en face de l’homme qui a empoisonné ma vie,
+j’ai perdu la tête… et… j’ai commis cet acte irréparable… irréparable
+pour mon mari, dont la délicatesse va jusqu’aux scrupules,
+irréparable pour moi et ma conscience, irréparable pour ma fille :
+la chère petite, que ne lui reprochera-t-on pas ?</p>
+
+<p>Elle réfléchit un long temps, puis, dans un éclair :</p>
+
+<p>— Irréparable enfin, je l’avoue, pour la malheureuse victime !</p>
+
+<p>Elle s’abat sur son banc.</p>
+
+<p>A cette minute, une spectatrice, qui n’entend pas perdre un
+geste, se fâche dans le dos d’un avocat :</p>
+
+<p>— Monsieur, vous m’empêchez de voir !</p>
+
+<p>C’est un grand diable flegmatique. Il se retourne :</p>
+
+<p>— Passez au contrôle vous faire rembourser…</p>
+
+<p>— Insolent !</p>
+
+<p>Mais… on dirait que c’est fini ? Oui. Au moins le premier
+acte. Le Président a eu la force de se lever ; il se couvre, il murmure
+deux mots… et les gardes demandent respectueusement à
+l’accusée s’ils peuvent l’emmener. Elle consent. La salle s’agite,
+se vide : allons, la suite à demain !… On s’étire, on s’éponge,
+on bâille, et on conclut :</p>
+
+<p>— Eh bien ! pour un début… c’est ce qui s’appelle raté !</p>
+
+<p>Mais, comme dans tous les drames, ce premier acte n’est qu’une
+exposition. Après le repos de la nuit, les auditeurs reviendront et
+prendront patience. Les grands rôles n’ont pas donné. M<sup>e</sup> Labori
+n’a que soufflé fort en relevant ses manches. M<sup>e</sup> Chenu a fait
+tomber deux mots glacés pour prévenir : « Je suis là ! » L’avocat
+général ? Y en a-t-il un ?… Tant de monde encombre l’estrade de
+la Cour qu’on ne saurait distinguer. Enfin Caillaux n’a paru
+qu’une seconde ; puis, le Président, très poliment, lui a demandé
+s’il voulait bien sortir… avec les autres témoins : il est classé témoin.
+Mais il piaffe derrière la porte, pendant que, de l’autre côté, le
+public soupire en l’attendant. Que fait-il ? Écoute-t-il ? Entend-il ?
+Les flics, postés dans la salle, n’ont pas dû pouvoir lui rapporter
+grand’chose. Il doit être fumant, les nerfs tendus, les poings serrés.</p>
+
+<p>Et ce second jour commence comme le premier, dans un air
+fébrile où s’agitent deux fois plus de femmes, et chaque journaliste,
+ayant amené la sienne, proteste contre celles des autres.</p>
+
+<p>— Madame, c’est la place du rédacteur du <i>Progrès</i>.</p>
+
+<p>— Oh ! monsieur, je ne suis pas bien grosse !</p>
+
+<p>— Mais, madame, nous travaillons, nous !</p>
+
+<p>— C’est vrai, monsieur, consent la femme qui s’assied,
+cela doit être dur pour vous, ces grandes affaires !</p>
+
+<p>Sonnette. Rideau. La Cour ! Ah !… Est-ce le tour de Caillaux ?</p>
+
+<p>Pas encore.</p>
+
+<p>Il faut entendre d’abord quelques dépositions : des policiers,
+un académicien, des garçons de bureau, des gens qui se trouvaient
+dans l’antichambre du <i>Figaro</i>, dix-neuf témoins. Dieu, que ce
+sera long !</p>
+
+<p>Personne n’écoute. Le Président, muet, a l’air d’un épouvantail
+dans un verger. C’est M<sup>e</sup> Labori, aujourd’hui, qui interroge ;
+et il gronde, impétueux.</p>
+
+<p>Si le témoin dit : « Je ne comprends pas l’intérêt… »</p>
+
+<p>— Un témoin, monsieur, prononce-t-il, n’a nul besoin de
+comprendre ! Qu’il réponde !</p>
+
+<p>Il est le maître, en l’absence de Caillaux qui ne paraît pas.</p>
+
+<p>Pas encore.</p>
+
+<p>Quand le verra-t-on ?</p>
+
+<p>— L’audience est suspendue… bredouille le Président.</p>
+
+<p>Les gens se lèvent, respirent. Du buffet quelques stagiaires
+apportent des sandwichs et des bananes, et l’un d’eux affirme :</p>
+
+<p>— Ça va être à lui ; ça ne peut plus être long.</p>
+
+<p>Trois journalistes font manger une avocate ; elle rit ; ils lui
+essuient la bouche. Deux messieurs se menacent :</p>
+
+<p>— Je vous dis que c’est une fripouille !</p>
+
+<p>— Moi, je n’ai rien à vous dire !</p>
+
+<p>— C’est ce que je déplore, monsieur !… car c’est une basse
+fripouille !</p>
+
+<p>Et c’est au milieu de ces orages que la sonnette grelotte.
+La reprise ! Vite à vos places !… Est-ce Caillaux ?</p>
+
+<p>Pas encore.</p>
+
+<p>Auparavant, la Cour prend des précautions. Le Président
+est rentré avec une tête de lièvre ; il prévoit du trouble : le cas
+de Caillaux-lèse-majesté. Donc, il va lire d’abord les textes du
+Code d’instruction criminelle concernant les délits d’audience.
+Puis, d’une voix qui s’étrangle, car la minute est solennelle,
+mais d’un geste assuré, car il appelle du secours :</p>
+
+<p>— Faites entrer le témoin suivant !</p>
+
+<p>Ah ! c’est lui ?… Oui, c’est lui.</p>
+
+<p>Mais on ne le voit pas d’abord : on voit d’abord la porte
+entrer, et de quelle manière ! Quel coup de vent ! Il envoie
+d’abord la porte sur l’auditoire, dans un courant d’air, d’un geste
+dont on ne saisit que l’effet, mais qui symbolise à lui seul l’idée
+parfaite, l’idée complète du tyran ! Il y a là beaucoup d’auditeurs
+qui ont passé la moitié de leurs études à traduire des textes
+latins sur Denys de Syracuse ; ils n’avaient pas compris la tyrannie.
+Ils viennent de recevoir cette porte sur le visage… Cette fois, ils
+y sont ! Il peut entrer.</p>
+
+<p>Il entre donc à son tour.</p>
+
+<p>— Le taureau ! annonce un écrivaillon, qui commence son
+compte rendu.</p>
+
+<p>L’image est juste. Noir, nerveux, menaçant, c’est le petit animal
+de race, le taureau de Camargue qui se jette dans l’arène !</p>
+
+<p>Il a bondi, et il s’arrête. Il regarde. Il est impératif. Quel œil
+colérique ! Toute la salle demeure immobile.</p>
+
+<p>Ah ! l’inoubliable prise de contact !</p>
+
+<p>On peut en rester là. On sait maintenant qu’il sera victorieux !</p>
+
+<p>Déjà il surveille tous ceux que son regard rencontre. Il s’est
+habillé d’une redingote officielle à revers de soie, et, d’une main
+rageuse, il tient une serviette noire, dont le cuir est luisant.
+Tout le monde l’a bien vu ? Tout le monde est médusé ? On est
+prêt à l’entendre ? M. le Président Albaba… Albanel fait signe
+que oui, et murmure, en saluant : « Euh… monsieur le Président… »
+pour montrer qu’il lui délègue ses fonctions. Mais… il y a
+un remous dans le fond de la salle. Existerait-il quelque récalcitrant ?
+Caillaux s’est retourné… Son crâne a rougi. Il lance
+aux avocats un regard de feu. Les avocats ne bougent plus. Les
+femmes sont bouche bée. Les journalistes, tête basse, écrivent.
+Allons, il peut ouvrir la bouche !</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés — si vous le permettez — je commencerai
+par le récit de ma vie intime…</p>
+
+<p>O surprise ! Sa voix chante, humble et douce.</p>
+
+<p>— Vie privée ! Tu fus le Bonheur, avec une majuscule !</p>
+
+<p>Il tient sa serviette comme un aède tenait sa lyre, et il roule
+des yeux passionnés. Rien qu’un instant. Il s’assombrit.</p>
+
+<p>— Hélas, il y eut la vie publique et ses calomnies !…</p>
+
+<p>Dont sa femme, tout de suite, s’effraya.</p>
+
+<p>— Moi, messieurs, dit-il sur un ton dédaigneux, je montrai
+la sérénité d’un homme de gouvernement.</p>
+
+<p>A ce mot, il a mis la main sur sa hanche. De l’autre, il balance
+son monocle.</p>
+
+<p>— Devant des attaques de presse, j’ai toujours pensé, comme
+Waldeck-Rousseau, qu’il faut avoir raison… et que cela suffit !</p>
+
+<p>Il s’explique avec une gracieuse aisance ; en sorte que, après
+une entrée sauvage, c’est par un discours d’homme du monde
+qu’en quelques minutes il s’attache son auditoire. Pour le public
+comme pour lui, c’est une minute heureuse. Lui, complaisant,
+se raconte :</p>
+
+<p>— Messieurs, je ne voyais que mes idées, mon travail. Je
+marchais droit devant moi… Vous permettez, n’est-ce pas, que je
+parle longuement de ma vie ?… La campagne du <i>Figaro</i> commence,
+je la néglige ; mais elle continue, ma femme s’affole.</p>
+
+<p>Et, prenant à deux mains la barre, il fait un portrait d’elle, qu’il
+voudrait ému, mais qui n’est qu’énervé.</p>
+
+<p>— J’étais solide et volontaire. Elle était souffrante et endolorie.
+Elle fut submergée par le flot qui se déversa sur sa faiblesse !</p>
+
+<p>Son visage prend une expression de douleur. Il hoche sa
+tête pensive.</p>
+
+<p>— Messieurs… pour comprendre l’état d’esprit de ma
+pauvre femme, songez que j’étais un homme dans la bataille
+politique. (Il se redresse.) On donne des coups, on en reçoit…
+et on ne voit pas, tout près, un pauvre être qui souffre !</p>
+
+<p>La voix se creuse ; il lève les bras, s’offre en victime. Puis,
+coulant un regard humble et perfide vers M<sup>e</sup> Chenu :</p>
+
+<p>— A ce propos, je tiens à répondre aux attaques, dont
+j’imagine que M<sup>e</sup> Chenu ne prend pas la responsabilité personnelle…</p>
+
+<p>Ah ! ce saut ! Ce bond chez le grand avocat ! Puis, quand il
+s’est avancé, ramassé, cette contrainte, cette puissance, cette
+lenteur pour détailler chaque mot :</p>
+
+<p>— Quoi ?… Comment ? Que dites-vous… monsieur ? Mais
+j’ai l’habitude de prendre la responsabilité de toutes les paroles
+que je prononce. Est-ce que vous menacez en ce moment ?
+Vous auriez tort ! Vous ne connaissez pas l’homme à qui vous
+parlez !</p>
+
+<p>Défi magnifique ! Des applaudissements partent. D’où, mon
+Dieu ? Les yeux vagues du Président s’enquièrent avec effroi ;
+et on l’entend murmurer avec dépit :</p>
+
+<p>— Oh !… Ce sont les avocats !</p>
+
+<p>Caillaux, apparemment, ne s’est pas troublé.</p>
+
+<p>Humble il était, humble il restera.</p>
+
+<p>— M<sup>e</sup> Chenu ne m’a pas compris ! Il n’a pas entendu que je
+m’accuse ! Oui, je m’accuse devant le jury de n’avoir pas été
+assez attentif à mon foyer ! de n’avoir pas prévu ! Si j’avais prévu,
+j’aurais agi ; mais…</p>
+
+<p>Il lève les yeux :</p>
+
+<p>— Pouvais-je prévoir !</p>
+
+<p>Soudain, le ton se précipite :</p>
+
+<p>— Je répète : on est un homme ; on se bat !</p>
+
+<p>Sa voix saccadée apporte l’écho des coups.</p>
+
+<p>— Sous la cendre le feu couve… Un beau jour, une flamme
+jaillit !</p>
+
+<p>Mais la tête se penche, de nouveau, et la voix s’abandonne :</p>
+
+<p>— La Cour… veut-elle me permettre un instant de repos ?…</p>
+
+<p>Le Président s’incline, s’empresse.</p>
+
+<p>— Ah ! je crois bien !</p>
+
+<p>On suspend. Détente.</p>
+
+<p>— Ouf !… Ce qu’on est serré !… Mais ça va… dame, ça se
+corse !… Et… ça devient curieux !</p>
+
+<p>L’auditoire, ankylosé par son attention, est heureux de se
+répandre en louanges qui s’enflent, montent et font cortège à
+Caillaux quand il sort.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu21.jpg" alt=""></p>
+
+<p>Il s’est élancé vers sa femme, il lui a baisé la main, puis il se
+laisse entourer par quelques séides qui répètent : « Admirable !
+Un morceau merveilleux ! » On l’entraîne. Le Barreau, pourtant,
+fait masse et reste muet, en dépit de la presse allumée, qui déclare :
+« Très, très fort ! Ah ! C’est un sacré bougre ! »</p>
+
+<p>Son admiration n’est pas apaisée lorsque Caillaux reparaît.</p>
+
+<p>Plus hautain et plus maître de soi, il a posé sa serviette,
+il met les deux mains dessus, il a l’air de dire : « Maintenant, les
+affaires sérieuses ! » Il a affirmé, donc établi, que sa femme avait
+tué sous la menace de voir paraître les lettres intimes. Il va nier,
+donc réfuter la thèse de l’accusation, que son ménage tremblait
+à l’idée de voir publier certains documents redoutables pour
+l’honneur d’un ministre.</p>
+
+<p>— Quels documents ? Soyons précis !</p>
+
+<p>Il a le menton mauvais, les lèvres minces, et ses yeux se brident,
+tandis qu’une veine de colère se gonfle sur la tempe.</p>
+
+<p>Cassant, il prend le premier grief. Rochette, escroc notoire,
+devait passer en Correctionnelle, après avoir mis à mal un millier
+de petits rentiers. Or, lui Caillaux, ministre, a ordonné au procureur
+de faire remettre l’affaire. Ce procureur a grondé d’abord,
+obéi ensuite, et confessé enfin ses remords et sa honte dans une
+sorte de testament dont Calmette avait la copie.</p>
+
+<p>Caillaux, qui reçoit le jour des fenêtres en pleine figure, tente,
+en vain, de dévisager les jurés dans l’ombre ; mais leurs yeux à
+eux papillottent devant ce petit homme trop vif dans le jour
+trop cru.</p>
+
+<p>— Messieurs, rappelez-vous : nous sommes à la veille de
+l’expédition de Fez. A l’horizon, il y a des nuages redoutables.
+Est-ce qu’un orage ne menace pas le pays ? Eh bien, je suis
+ministre des Finances, c’est-à-dire le défenseur du crédit public !</p>
+
+<p>Il se dresse sur ses talons :</p>
+
+<p>— Ce crédit, messieurs, je puis, d’un jour à l’autre, avoir
+besoin de faire appel à lui. Mon devoir élémentaire est donc
+d’éviter tout ce qui peut être préjudiciable à l’épargne publique ;
+et quand j’ai donné l’ordre de remettre l’affaire Rochette, il ne
+s’agissait pas de faire un acte d’influence, mais un acte de gouvernement !</p>
+
+<p>Il détache ces trois mots, puis promène un long regard dominateur
+sur l’assemblée : Cour, jurés, presse, barreau, témoins,
+femmes : tout ce monde est immobile ? Alors, violent et preste :</p>
+
+<p>— Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de reculer devant les
+responsabilités ! Demain encore (il frappe la barre), il s’agirait
+d’empêcher que la Bourse, à une heure difficile pour le pays
+(il frappe deux coups), fût troublée par des révélations intempestives,
+une seconde fois je recommencerais !</p>
+
+<p>Son index a désigné les magistrats affalés. Avis à leurs consciences…
+Puis il envoie cette conclusion dédaigneuse :</p>
+
+<p>— Je n’avais donc pas peur de voir publier des documents !</p>
+
+<p>La preuve est faite : il joue avec son monocle…</p>
+
+<p>Mais c’est un chat-tigre, au geste prompt. Il tire de sa serviette
+un flot de papiers qu’il ne consultera pas, et donnant une
+pichenette dans l’air :</p>
+
+<p>— Passons à autre chose. Négociations franco-allemandes !</p>
+
+<p>Il prend un ton fier :</p>
+
+<p>— Je suis alors Président du Conseil. Tout à coup, j’ai à
+subir…</p>
+
+<p>Il serre les mâchoires :</p>
+
+<p>— … La plus terrible des aventures !</p>
+
+<p>— Ce type-là est formidable ! murmure un journaliste.</p>
+
+<p>— Ah ! il me donne chaud, reprend une actrice.</p>
+
+<p>— Chut !… Taisez-vous !</p>
+
+<p>Toute la salle se penche sur cet homme pathétique, qui,
+comme personne, sait ménager l’effet. Lui-même est haletant de
+son souvenir :</p>
+
+<p>— Brusquement, messieurs, une grande puissance européenne
+donne un coup de poing sur la table des diplomates ! Or… c’est moi,
+à cette minute, qui ai dans les mains la destinée de la France.</p>
+
+<p>La défense, l’accusation, le public, le regardent avec angoisse.
+Il n’est plus question d’un journaliste assassiné : le procès prend
+une ampleur étrange. La Patrie, la Guerre, ces deux images
+terribles, s’imposent tout à coup. Chacun tend une oreille avide.
+Et Caillaux n’a plus de peine à faire valoir ses mots :</p>
+
+<p>— J’eus, messieurs, un souci qui ne m’a jamais quitté durant
+toute ma vie politique : je voulais la paix !</p>
+
+<p>Il tourne le dos aux juges qui ne comptent pas. Se souvient-il
+même d’être à la Cour d’Assises ? Il ne parle pas directement au
+jury. Il s’adresse à tout le public qui représente le peuple français,
+et qui, demain, orientera l’opinion du pays.</p>
+
+<p>— Je voulais la paix, répète-t-il ; je la voulais avec dignité
+et fierté, mais…</p>
+
+<p>Mais il n’a pas l’air d’un pleutre, et ce patriote ajoute :</p>
+
+<p>— Je voulais la paix… que la Démocratie réclame !</p>
+
+<p>Le mot « démocratie », telle une fausse note, vient rompre
+l’harmonie émue qui régnait : on entend des « Oh !… Oh !… »
+Il ne s’y attendait pas ; il a quinze secondes de désarroi ; puis
+vite, il serre les rênes de cet auditoire qu’il croyait maîtrisé.</p>
+
+<p>— Qu’on discute mon œuvre politique, soit ! Que ce parti
+nationaliste, qui est de nature à inquiéter tout le monde sans
+effrayer personne, se mette en bataille, parfait !</p>
+
+<p>Sa voix ricane :</p>
+
+<p>— C’est le combat des idées ! Mais… que là-dessous on
+cherche de la boue et qu’on m’accuse de je ne sais quels vices…</p>
+
+<p>Il se pelotonne, puis s’élance :</p>
+
+<p>— C’est contre cela, messieurs, que je m’élève avec la dernière
+énergie ! (Il s’est approché des jurés ; il leur parle dans les yeux)
+Car… quand on a l’honneur de gouverner son pays, à certaines
+heures… le devoir est de se taire et… il y faut plus de courage qu’à
+se défendre ! Je me suis fait l’effet, sachez-le, de ce jeune Lacédémonien,
+dont le renard rongeait le cœur sous sa robe ; il restait
+muet. En France aussi, il a fallu que certains hommes sachent
+subir sans parler les morsures de la calomnie et montrer, devant
+l’étranger, qu’ils étaient assez Français pour souffrir qu’on les
+outrageât, sans répondre !</p>
+
+<p>Ton héroïque et graves paroles ; ce n’est pas en vain qu’il les
+prononce : que tous au moins en comprennent la portée : c’est le
+silence et le mystère érigés en vertus. Après cela, ne demandez
+plus d’éclaircissements… ou prenez garde ! Car l’impressionnante
+dignité de Caillaux n’est que passagère : il est homme de combat ;
+il redevient batailleur :</p>
+
+<p>— Quoique je veuille m’en tenir là, si on m’y oblige j’apporterai
+les précisions nécessaires ; mais je supplie… oh ! je supplie !…</p>
+
+<p>C’est une supplication agressive qu’accompagne un regard
+dont chacun sent la menace.</p>
+
+<p>— Je supplie ceux qui le feraient de mesurer leurs responsabilités !</p>
+
+<p>De nouveau, voici le public transi. C’est maintenant une
+menace de complication internationale. Le Président regarde
+avec des yeux ronds, couards et fixes, comme si, dans la salle même,
+l’ennemi avait des espions aux écoutes. Est-ce qu’il ne faut pas
+baisser la voix ?…</p>
+
+<p>Caillaux l’élève :</p>
+
+<p>— Je suis résolu, crie-t-il, à me défendre !</p>
+
+<p>L’attaque, cette fois, s’adresse à tous. Le Président voudrait
+être sous son fauteuil.</p>
+
+<p>— Je ne laisserai pas outrager mon honneur ! Je ne permettrai
+pas qu’on attaque ma femme ! J’apporterai tout ce qui sera nécessaire !</p>
+
+<p>Et l’assemblée, qui ne soutient plus le regard de cet homme,
+écoute, paupières baissées.</p>
+
+<p>Qu’elle écoute bien ceci : il ne cédera pas ; il liquidera devant
+elle tout son passé glorieux. Il a été l’homme intelligent, entreprenant,
+honorable du régime. Et il le montrera fortement,
+aigrement, âprement. On lui a reproché sa fortune ? Patience !
+Il dévoilera d’où venait celle de Calmette, sa soi-disant victime.
+On l’accuse d’avoir, à l’aide de ses fonctions de ministre, recherché
+des conseils d’administration et de somptueux jetons de présence ?
+Et s’il était avocat, en même temps qu’homme politique, n’aurait-il
+pas le droit de plaider de luxueuses affaires ? Alors ? Il n’est
+défendu qu’à un financier de gagner de l’argent par son travail ?…
+le travail sacré ! Et, bien entendu, faut-il que ce financier soit
+Caillaux, car pour un Tel, un Tel… Il a le courage de citer des
+noms… Il accuse, c’est-à-dire qu’il se défend. Il indique les
+lâchetés des autres, c’est-à-dire qu’il étale ce qu’il y a de pur
+chez lui. D’ailleurs, il compte sur les jurés, qui l’écoutent, n’est-ce
+pas, en « bons républicains » ?</p>
+
+<p>Là, pour la seconde fois (mystère du cœur des foules !),
+sa sécurité dans l’impudence se trouve en défaut. Il croyait
+parler à des sujets qui ne se rebiffaient plus, et voici que de nouveau,
+dans le fond de la salle, montent des protestations… Quoi ?…
+Encore !… Qu’est-ce que c’est ?… Ah ! le Barreau ! Toujours ces
+robes noires avec leurs prétentions d’indépendance !… Esprits
+simples ! Comme il a bien fait de leur lancer félinement un coup
+de patte à ces hommes de bien, qui ne sont que des hommes
+d’affaires ! Il se contient avec peine. Il dit, en détachant les
+mots :</p>
+
+<p>— Quelle est cette rumeur ?… Ne sommes-nous pas en
+République ?</p>
+
+<p>Mais cette feinte n’est pas d’un effet excellent. Le murmure
+se prolonge.</p>
+
+<p>— Sale comédien ! grogne un avocat.</p>
+
+<p>— Je t’en fiche ! Il est dans ses jours donnants ! reprend un
+journaliste.</p>
+
+<p>— Allons ! Allons ! C’est du vernis et qui craque ! Quelle fripouille !</p>
+
+<p>— Ça prend très bien ! dit le journaliste. Regardez les gueules
+des jurés !</p>
+
+<p>Les jurés ne bronchent pas. En vain le Président s’ébroue,
+s’essouffle, réclame un peu de silence. Le Barreau s’irrite.</p>
+
+<p>— On ne me fera pas taire : c’est ma conscience qui proteste,
+déclare tout haut le même avocat. Et je ne permets pas qu’un
+coco de cette espèce-là m’empêche de protester !</p>
+
+<p>Alors — miracle d’énergie ! — le Président tape sa table. Le
+lieutenant des gardes, debout, donne des ordres. M. le Bâtonnier
+Henri-Robert lui-même tend les bras comme s’il avait une branche
+d’olivier dans les mains. S’il en a une, il est seul à la voir.</p>
+
+<p>Allons, il n’y a décidément que lui, le tyran, qui, par son audace,
+sait s’imposer.</p>
+
+<p>Il se tourne de trois quarts ; il se ramasse sur soi-même.
+Puis, carrément, sans même vouloir songer que cela peut sonner
+faux (est-ce qu’il n’est pas maître de son art ?), il emprunte à la
+grande éloquence un vigoureux appel aux éternelles idées de
+tendresse et de générosité.</p>
+
+<p>— Messieurs…</p>
+
+<p>Cette fois, c’est aux jurés seulement qu’il s’adresse, à ces
+hommes de bon sens et de grand cœur.</p>
+
+<p>— Messieurs… voulez-vous me permettre de parler plus largement ?
+Comment Calmette, cet homme averti, n’a-t-il pas songé
+qu’à côté de l’homme politique attaqué dans son honneur, il y
+avait une épouse, qui l’aimait et qui souffrait ? Ah ! parbleu !
+On se laisse emporter par la haine !… On ne réfléchit plus qu’on
+s’attaque à une femme, à une pauvre créature !… Depuis quelques
+années, la vie politique prend des formes singulières de bataille
+excessive. Œil pour œil, dent pour dent. Bien ! Mais alors…
+homme contre homme !… Messieurs, j’ai terminé.</p>
+
+<p>Pendant ces deux dernières minutes, il a été surprenant de
+maîtrise ; et sans péroraison, par une brusquerie, les mains
+ouvertes maintenant comme un homme sans reproche, il a reconquis
+la salle. M<sup>e</sup> Labori, qui connaît les mouvements, la chaleur,
+les brusques générosités des assemblées, ne va pas laisser ce succès
+se refroidir. De sa fougueuse parole, où il y a du tonnerre, il
+exige aussitôt la confrontation d’un rédacteur qui dit avoir vu
+chez Calmette des documents franco-allemands, d’après lesquels
+Caillaux aurait joué un rôle infâme.</p>
+
+<p>— Qu’il vienne, et s’explique !</p>
+
+<p>Mais le rédacteur est fin comme l’ambre. Il répond avec
+impertinence :</p>
+
+<p>— J’ai les mêmes scrupules que M. Caillaux. Il me dit : « Attention !
+la Patrie est menacée ! » Parfait. Je prends garde et je me tais.</p>
+
+<p>Alors, le tonnerre recommence :</p>
+
+<p>— Il n’est pas possible qu’un incident de ce genre pèse
+sur les débats !</p>
+
+<p>Et M<sup>e</sup> Labori secoue sa robe : on croirait qu’il s’agite parmi
+des nuées d’orage.</p>
+
+<p>— Je n’accepterai aucun doute ! Aucune incertitude ! Aucune
+équivoque !</p>
+
+<p>Le tyran approuve. Il hoche la tête sèchement.</p>
+
+<p>Puis, aigrelet, vengeur, le tyran met au défi l’assemblée de
+prouver que les documents dont il s’agit sont authentiques.</p>
+
+<p>Les gens se regardent. Le débat flotte ; on s’égare ; on fait
+du bruit ; soudain surgit une ombre falote :</p>
+
+<p>— Tiens… chuchote-t-on, mais… c’est l’avocat général !</p>
+
+<p>Il y en a donc un ? Oui, oui, c’est lui… Il se lève… Il va défendre
+Calmette ! Non… tiens, il défend Caillaux… Ah ! à la bonne
+heure !… Il assure que Caillaux est une conscience libre ! D’une
+main tremblante il tient un <i>Journal Officiel</i> qui date de deux ans,
+et il lit une déclaration du Président de la République, alors
+ministre des Affaires étrangères, où sont affirmées les loyales
+intentions de tous ceux qui, à l’époque, ont travaillé pour le
+Gouvernement.</p>
+
+<p>Si misérable que soit ce document poincariste, Caillaux en
+paraît fier : il couvre le Barreau d’un regard féroce. Mais M<sup>e</sup> Labori,
+qui bout d’éloquence et d’honnêteté, fonce éperdument
+vers la lumière, qu’il veut totale.</p>
+
+<p>— Cette déclaration, monsieur l’avocat général était-il
+autorisé à la faire ? Je demande que le Gouvernement d’aujourd’hui
+l’autorise !</p>
+
+<p>Il a des roulades de sincérité, des grondements d’intégrité ;
+et sa vaste poitrine lance un souffle puissant :</p>
+
+<p>— Je ne plaiderai pas dans ces conditions ! Pourquoi, moi,
+défenseur, serais-je solidaire de je ne sais quelles équivoques,
+qui peuvent être acceptées dans des Parlements, mais ne le seront
+pas ici, tant que je serai à la barre, dans ce prétoire de Justice !</p>
+
+<p>Ce large emportement soulève le public. On avait besoin de
+ce souffle, un souffle physique ; il vient à son heure ; on va mieux
+respirer ; on applaudit, on acclame, et on ne sait pas au juste où
+il va, mais on le suit. On l’a senti si magnifique ! Les cœurs sont
+épanouis.</p>
+
+<p>Et c’est alors que le Président met sa toque.</p>
+
+<p>— A l’heure actuelle, bredouille-t-il, étant donné l’heure…
+vu qu’il est six heures vingt… nous… ne pouvons continuer…
+L’audience est levée !</p>
+
+<p>Ah ! Ah ! Elle est bonne ! C’est un déchaînement tumultueux :</p>
+
+<p>— Quel crétin !</p>
+
+<p>— Brute épaisse !</p>
+
+<p>— Faire présider les Assises par un concombre de cette
+taille-là !</p>
+
+<p>— Monsieur, lui déclare un de ses assesseurs, en lâchant
+sa toque dans son encrier, vous nous déshonorez !</p>
+
+<p>Et une forte sympathie entraîne la foule vers M<sup>e</sup> Labori,
+qui recommence pour ses flatteurs :</p>
+
+<p>— Je veux la clarté ! Je l’aurai ! Je n’entre pas dans de louches
+combinaisons !</p>
+
+<p>— Bravo ! Bravo ! Superbe ! Ah ! mon cher Bâtonnier !</p>
+
+<p>— A quelle tribune sommes-nous ? J’exige la lumière !
+Que signifient nos robes ?</p>
+
+<p>— Oui, oui, bravo ! C’est admirable !</p>
+
+<p>Labori affirme, prête serment, mugit, vente, rugit, continue
+la séance… tout seul ! Où est la Cour ? Retirée. Mme Caillaux ?
+Enfermée. Le tyran ? Éclipsé. N’importe ! Labori tempête, se
+déchaîne, moutonne, écume… Est-ce à lui qu’on doit, en
+sortant, l’impression d’une grande séance épique ?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La nuit, le sommeil, une matinée légère et fraîche ; puis
+c’est l’heure fatale : il faut que l’affaire reprenne… et le public
+est encore plus nombreux. Chaque homme amène une femme
+et, dès qu’il l’a placée, sort en chercher une autre. On se tasse,
+on s’écrase, on étouffe. Seul, Caillaux reste à l’aise. Lui saura
+se faufiler, se faire place, sauter d’un banc à l’autre, revenir à la
+barre, et se promener devant la table des juges, en homme qui a fait
+de la Cour d’Assises son « pied-à-terre judiciaire et politique ».</p>
+
+<p>Car ayant, la veille, fini son long discours par un chapelet
+de dénonciations, le lendemain, sitôt arrivé, il redemande la
+parole, et de nouveau dénonce certains rapports du <i>Figaro</i> avec
+la finance allemande. Ses yeux noirs, perçants, rancuniers, blessent
+en même temps qu’ils regardent. Il va de long en large, du jury
+jusqu’à Labori. Labori semble avaler ces paroles de ses énormes
+oreilles d’avocat-chauve-souris, et les jurés sont hébétés, car ils
+s’empêtrent dans des idées mal liées et des images brumeuses.</p>
+
+<p>« Ça va… ça va… » se dit Caillaux en les considérant.</p>
+
+<p>Il n’a plus sa redingote de Président du Conseil. Il porte une
+jaquette qui fait valoir sa minceur aristocratique. En cinq
+minutes, il donne vingt coups d’épée. Puis il se retire content.
+Il reviendra.</p>
+
+<p>Alors, on voit M<sup>e</sup> Chenu se lever. Il est pâle. Il passe la main
+sur son front. Ces messieurs de la presse murmurent :</p>
+
+<p>— Gare ! Il va mordre !</p>
+
+<p>Sa voix est lente ; il mâche les mots :</p>
+
+<p>— Messieurs, tout cela est bien… fort bien. Tout cela sans
+doute intéresse la Presse, curieuse d’informations, et les mémorialistes
+qui préparent le dossier de l’Histoire, en rapportant tous
+les bruits, quels qu’ils soient. Mais…</p>
+
+<p>Il a un profond soupir.</p>
+
+<p>— Mais… est-il permis à l’avocat de la partie civile, qui se
+croit pour l’instant à l’audience des Assises, à Paris, de
+demander à la Cour qu’on en revienne enfin à la grave affaire qui
+nous réunit tous ?</p>
+
+<p>Un temps. Il regarde l’assemblée.</p>
+
+<p>— Savoir si oui ou non M. Calmette a été assassiné par
+Mme Caillaux.</p>
+
+<p>Silence de mort. Caillaux, de sa place, regarde avec arrogance,
+les pouces aux aisselles.</p>
+
+<p>Mais M<sup>e</sup> Chenu ne s’est pas assis. Il attend une réponse.</p>
+
+<p>Le malheureux Président, qui était un assemblage de concessions,
+est en train de se dissoudre. Ses paroles ne se tiennent plus.
+Il balbutie ; il bredouille. Il… il consent qu’on fasse mine de
+reprendre la question, pourvu que cela ne déplaise pas à M. Caillaux.
+Mais M. Caillaux regarde la peinture du plafond. On peut
+en profiter, et introduire des témoins qui parlent… et passent :
+marchands de revolvers, directeur de feuille radicale, amis
+de Calmette, fidèles de Caillaux. Et lui, de son banc, approuve
+du geste, dénie de la tête, sourit, rougit. La moitié des témoins,
+dès qu’ils ont déposé, viennent saluer le tyran.</p>
+
+<p>— Regardez, dit un avocat à ses confrères, la boule de
+suif qui entre : c’est un correspondant boche.</p>
+
+<p>— Vrai ?</p>
+
+<p>— Et je vous parie dix sous de réglisse qu’avant un quart
+d’heure il aura déposé ses hommages aux pieds de Caillaux !</p>
+
+<p>Mais Caillaux ne l’a pas encore vu. Caillaux est maintenant
+sur une chaise ; il a gagné dix mètres. Il parle tout bas, avec lui-même.
+Puis, nerveusement, il ajuste son monocle et, farouche,
+il toise le témoin qui dépose.</p>
+
+<p>— M. Caillaux est-il encore dans la salle ?</p>
+
+<p>— Présent !</p>
+
+<p>Enfin ! Le Président le rappelle. Il y a près d’une demi-heure
+qu’il n’était plus à la barre. Voici de quoi il s’agit. Ce témoin
+affirmait que, deux mois avant le meurtre, M. Caillaux tenait, à
+l’égard de Calmette, des propos homicides, disant : « Qu’il
+prenne garde ! Je tire bien ! A chaque coup je fais mouche ! »</p>
+
+<p>— Est-ce que… M. Caillaux veut répondre quelque chose ?</p>
+
+<p>Pouh ! Il n’a aucun souvenir de cela !</p>
+
+<p>— D’ailleurs, ces propos, ajoute-t-il en crânant, j’aurais pu les
+tenir, notez bien, je l’aurais pu, mais… je ne les ai pas tenus, voilà !</p>
+
+<p>Puis il regagne, au lieu de sa chaise, le banc le plus proche
+de la barre, où il sera de nouveau, en une enjambée. A ce moment,
+le gros boche se faufile et lui tend une main molle.</p>
+
+<p>— J’ai gagné mon pari ! dit l’avocat.</p>
+
+<p>Chaque fois qu’on apporte un témoignage en sa faveur,
+Caillaux se carre, les poings aux hanches. Quand on l’accable,
+Caillaux hausse les épaules ou regarde l’heure à sa montre. Aperçoit-il
+une pancarte sur la porte ? il dérange vingt personnes pour
+la lire. On fait circuler des journaux : il les arrête, les regarde,
+les repasse. Il est le point de mire de toute la salle. Dévoré de
+curiosité, et d’une impudence qui ne laisse personne en repos,
+il est le centre de l’audience. Enfin, dès qu’il sort, ses flics sont
+là qui l’escortent ; et ils saluent, pour remercier, les gens qui
+regardent, même s’ils n’ont que de l’étonnement sans admiration.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le lendemain, son audace se corse.</p>
+
+<p>Il ramène ses courtisans et sa police, et cette fois s’empare
+non seulement des Assises, mais des galeries environnantes. Il
+y plante ses créatures, qui ont des ordres. En sera chassé quiconque
+ne plaira point, quiconque murmurera ou sera de visage douteux.
+N’oubliez pas qu’il a fait tuer son homme, donc c’est lui le vainqueur.</p>
+
+<p>Un monsieur passe, une femme au bras. On l’entend dire :</p>
+
+<p>— Mise en demeure pure et simple… ce n’est pas très
+rassurant…</p>
+
+<p>Un agent en bourgeois fond sur lui :</p>
+
+<p>— Je vous prie de garder vos opinions !</p>
+
+<p>Le monsieur fronce les sourcils : « Plaît-il ? » Il parlait de
+la Serbie et de l’Autriche…</p>
+
+<p>Oui, car il se trouve qu’à cette heure où l’attention française
+est concentrée sur ce procès, l’Europe, la vieille et convulsive
+Europe recommence à être menacée. Mais la bande de policiers
+de Caillaux ramène tout à « l’affaire ». Le flic fronce les sourcils.
+La dame rougit. Le monsieur se tait.</p>
+
+<p>Les policiers, pourtant, sont débordés par le flot de journalistes,
+de photographes, de dessinateurs, qui courent vers la salle,
+car ils ne veulent pas manquer la seconde entrée sensationnelle
+après Caillaux, celle de sa première femme, qu’il a lâchée pour
+l’accusée d’aujourd’hui. Sur elle, il a laissé courir des bruits
+fâcheux. « Les lettres intimes, dit-on, c’est elle qui les a données
+à Calmette… Parbleu ! Elle s’est ainsi vengée de n’être plus l’épouse
+d’un ministre !… Comme si lui, ne l’aimant plus, n’avait pas le
+droit de la lâcher ! »</p>
+
+<p>Les foules aiment juger de cette manière hâtive, qui leur
+permet sans remords de vanter la liberté de la passion. Presque
+tous les hommes qui sont là, si on les voyait dans leur intimité,
+auraient des têtes d’esclaves, mais ils se croient affranchis quelques
+minutes, du fait qu’en chœur ils portent aux nues des théories
+contraires à leur mode d’existence.</p>
+
+<p>Donc, on annonce « Mme Gueydan », et les visages se font
+hostiles. La porte des témoins s’ouvre ; des yeux dédaigneux
+guettent ; elle entre. On entend chuchoter :</p>
+
+<p>— Il paraît que c’est une belle rosse !</p>
+
+<p>Elle a dû être d’une impressionnante beauté, lorsque la fraîche
+jeunesse éclairait son visage. Mais les années l’assombrissent ;
+il y a de la fatalité dans son regard, quelque dureté dans ses traits,
+le dédain d’une cruelle expérience sur ses lèvres ; cependant, elle
+reste d’une noblesse qui trouble encore les cœurs ingénus. Au
+contraire, elle irrite les hommes de parti pris ; et quand elle
+s’avance, noble et pâle, des bouches passionnées murmurent :
+« Hypocrisie ! »</p>
+
+<p>Elle se place à la barre et tourne le dos à ce public ennemi.
+A-t-elle seulement vu les yeux de Caillaux, ces yeux de feu
+qui voudraient la marquer d’une brûlure ? Devant cette foule,
+elle a soudain un frisson de pudeur ; le courage de parler avec son
+cœur lui manque. Elle apporte des notes, et voudrait s’en tenir
+à ces notes. Mais le Président, tout de suite, retrouve de l’énergie
+pour lui défendre d’en faire usage.</p>
+
+<p>— Ah ! non, madame, vous êtes témoin !… Impossible !…
+La loi, n’est-ce pas !</p>
+
+<p>Le mot a l’air sans effet sur Mme Gueydan. Puisque ce
+Président est au service de M. Caillaux, elle ne le regarde plus ;
+elle s’adresse dignement à l’avocat général. Mais l’avocat général
+bredouille et interdit aussi. Elle implore la défense : M<sup>e</sup> Labori,
+essoufflé, répond :</p>
+
+<p>— J’éprouve infiniment de respect pour la situation de
+Mme Gueydan, un respect… provisoire… mais Mme Gueydan
+est un témoin, rien qu’un témoin, et il ne s’agit ici que d’avoir de
+la sincérité.</p>
+
+<p>Ainsi, personne pour elle ? Des ennemis tout autour ? Non,
+elle lit dans les yeux de M<sup>e</sup> Chenu une farouche énergie et,
+réconfortée, elle jette aussitôt à M<sup>e</sup> Labori :</p>
+
+<p>— M. Caillaux a dû vous apprendre que j’avais de la bravoure !</p>
+
+<p>Elle en aura encore, sans ostentation, en femme dont la race
+y est accoutumée. A la barre elle s’appuie sur un coude, et dans
+cette attitude penchée, où la ligne des épaules reste belle, elle
+commence une confession tout endolorie. Comme c’est à la
+Justice qu’elle s’adresse, elle la fait pour elle seule, à mi-voix.
+Mais alors le public, hostile, qui veut vérifier ses haines, s’énerve
+de ne pas entendre.</p>
+
+<p>— Plus haut ! murmure-t-on.</p>
+
+<p>Furieux, un journaliste déclare :</p>
+
+<p>— Je vais l’engueuler, moi, cette femme-là, dans mon compte
+rendu !</p>
+
+<p>Elle ne se soucie point de ces bruits vulgaires : elle n’élèvera
+pas le ton. D’une voix sourde, elle détaille le drame de sa vie, la
+première trahison de M. Caillaux, dont il s’excusa, dans une
+pirouette, disant : « Pouh !… le cœur n’y est pour rien ! » Lentement,
+elle conte sa confiance au milieu des mensonges, les ruses
+basses de ce mari, qui lui fit garder un sac contenant des lettres
+adultères, et qui fut tendre, puis roué, et furieux enfin de voir
+qu’elle continuait d’être affectueuse et aveugle. Un matin, tel
+Othello, il entre dans sa chambre :</p>
+
+<p>— Je suis venu cette nuit, dit-il d’une bouche haineuse, pour
+vous tuer ! Je ne l’ai pas fait : je le ferai la nuit prochaine. Et ce
+sera mieux ainsi, puisque vous serez prévenue !</p>
+
+<p>Là-dessus, il part pour le pays de ses électeurs. Et elle reste
+seule avec ces choses atroces qu’il lui a dites.</p>
+
+<p>— Alors, raconte-t-elle, le voyant s’éloigner de ma vie, j’ai
+voulu me tenir dans son propre cabinet de travail. Je sentais le
+malheur. Il venait, m’enveloppait ; il y avait du mensonge tout
+autour de moi… Au hasard, j’ouvris un tiroir… et je trouvai encore
+des lettres ! Je les lus, ou plutôt j’essayai… je ne pus achever…
+c’était horrible !</p>
+
+<p>La voix a encore baissé. M. Caillaux, dans la salle, n’entend
+pas mieux que les autres. Il recommence donc son manège de la
+veille ; il se rapproche ; le voici dans le prétoire, au troisième
+puis au premier rang des banquettes rouges ; mais bien des mots
+lui échappent toujours. Alors, avec effronterie, il questionne ses
+voisins : « Qu’est-ce qu’elle dit ?… Vous avez compris ? » Elle
+parle de lui ; elle l’appelle <i>M.</i> Caillaux ; elle explique qu’à son
+retour elle lui montra ses lettres, qu’il se jeta à ses pieds, se traîna
+à ses genoux, la supplia de ne pas divorcer… avant les élections.</p>
+
+<p>Maintenant, on l’entend mieux.</p>
+
+<p>Sans fausse honte, elle avoue même, d’une voix tout à fait
+claire, qu’elle l’aimait encore et qu’en dépit de tous les conseils
+d’avoués, elle consentit à lui rendre ses lettres. La veille d’un
+certain jour, où il partit pour l’Égypte, en présence d’un ami
+choisi par lui, ils décidèrent ensemble de brûler ces papiers
+honteux, et avant qu’arrivât l’ami, elle lui dit : « Écoute-moi
+bien… nous allons détruire ce courrier abominable, j’y consens ;
+je te pardonne ; mais à une condition, c’est que d’abord tu entendras
+ce qu’on t’a écrit de moi et ce que toi-même as osé répondre. »</p>
+
+<p>Elle fait la lecture ; il crie : « Assez ! Assez ! » comme s’il avait
+mal ; puis il se jette dans ses bras ; il sanglote : « Comment
+ai-je pu écrire pareilles choses !… »</p>
+
+<p>Tout cela elle le rapporte d’un accent si poignant qu’une
+émotion tient en haleine ceux qui entendent. Le Président, seul,
+n’est pas troublé. Ce n’est pas une créature émotive. Mais il
+est offusqué pour Caillaux. Heureusement, du fond de la salle,
+on crie encore : « Plus haut, bon Dieu ! Plus haut ! » Alors, puisque
+c’est une protestation, le Président approuve. Mme Gueydan
+lui tend un document à lire, il refuse : « Plus tard ! » et il a un
+froncement de nez mauvais. Elle élève le ton :</p>
+
+<p>— N’oubliez pas que c’est moi l’épouse, et qu’il s’agit des
+choses de la maîtresse !</p>
+
+<p>Le Président s’étrangle :</p>
+
+<p>— Madame… je vous prie de continuer !</p>
+
+<p>Elle essaiera, mais voici M<sup>e</sup> Labori qui se lève pour poser
+une question. Elle ne domine plus ses nerfs.</p>
+
+<p>— J’aimerais bien, fait-elle, qu’on ne m’interrompît pas !</p>
+
+<p>Là-dessus, ses ennemis, dans la salle, reprennent de l’ascendant.</p>
+
+<p>Le Président, se sentant soutenu, revient à la charge :</p>
+
+<p>— En avez-vous encore pour longtemps ?</p>
+
+<p>Mais les yeux de M<sup>e</sup> Chenu ne la quittent plus et lui disent :
+« Continuez ! madame, soyez impassible. Ne craignez rien !
+Courage ! » Alors, son visage se radoucit et, simplement triste, les
+yeux sur les jurés :</p>
+
+<p>— Je vous plains, messieurs, d’avoir à discerner le vrai dans
+ce tissu de mensonges !</p>
+
+<p>Elle a maintenant une pitié hautaine. A une nouvelle interruption
+du Président, elle réplique : « Mais non, mais non ! », l’air
+de dire : « Vous ! Je vous demande un peu ! Que pouvez-vous
+comprendre aux machinations de cet homme, qui a été assez vil
+pour payer des agents destinés à filer sa femme ! »</p>
+
+<p>Revenu d’Égypte, il reprend sa liaison, multiplie ses calomnies :
+chaque matin, on peut lire dans les journaux à lui vendus : « qu’il
+demande le divorce ». Enfin, on le plaide. La sœur de Mme Gueydan,
+qui a eu les lettres en dépôt, en a pris des photographies :
+ces pièces intimident les juges pressés par Caillaux de conclure en
+sa faveur, mais dans le jugement il n’est pas parlé de l’adultère
+du mari…</p>
+
+<p>— Ah ! Madame, à propos de ces lettres…</p>
+
+<p>C’est le Président qui interrompt, soutenu de loin par Caillaux.
+Il croit tenir une occasion d’humilier Mme Gueydan :</p>
+
+<p>— Ces lettres, est-ce par votre sœur que M. Calmette les
+a eues ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Expliquez-vous.</p>
+
+<p>— Personne, insiste Mme Gueydan, ne les a eues… sauf
+des avoués. Elles sont restées dans leurs études… mais… ce sont
+des endroits sûrs, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>A présent, c’est inouï comme tout le monde l’entend bien.
+Elle est très maîtresse d’elle-même ; la presse constate « qu’elle
+a bougrement de la vigueur » ; c’est à cette minute que, avec une
+habileté consommée, M<sup>e</sup> Chenu se lève :</p>
+
+<p>— Nous voici donc, dit-il, revenus à ces lettres où la défense
+voit l’essentiel de l’affaire. Eh bien, à mon tour, je vais poser une
+question. Ces lettres, madame, actuellement où sont-elles ?</p>
+
+<p>Elle le regarde en face, puis d’une voix douce :</p>
+
+<p>— Ici.</p>
+
+<p>— Ah ! Mme Gueydan les a ? Est-ce que Mme Gueydan les
+offre ?</p>
+
+<p>— Je ne le puis : il y a devant nous une femme pour qui se
+pose la question de la peine de mort… D’ailleurs, ces lettres
+n’intéressent que moi.</p>
+
+<p>— Madame, réplique M<sup>e</sup> Chenu d’une voix sourde, on ne
+vous croira pas !</p>
+
+<p>— On me croira, réplique Mme Gueydan. Cette femme, dans
+ces lettres, cravache mon mari et le pousse à me jeter dehors.
+Il n’est pas question de politique.</p>
+
+<p>— Madame, reprend M<sup>e</sup> Chenu d’une voix forte, on ne vous
+croira pas !</p>
+
+<p>Puis il se tourne vers Labori :</p>
+
+<p>— Que d’obscurités !… Monsieur le Bâtonnier, n’allez-vous
+point vous associer à moi dans la prière que j’adresse à
+Mme Gueydan ? Je vous en prie, tendez-moi la main !</p>
+
+<p>Il y a, dans son ton, une ironie triomphante, le sarcasme
+tout-puissant de l’honnêteté, qui, empoignant l’adversaire, lui
+déclare en public :</p>
+
+<p>— Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi intègre
+que moi ?</p>
+
+<p>Alors, Labori fait de gros yeux. Son front se plisse. Il grogne,
+gronde, bourdonne. Enfin, d’une voix bourrue :</p>
+
+<p>— Monsieur le Bâtonnier, je n’aime pas beaucoup, savez-vous,
+qu’on interprète mes attitudes : elles ne sont pas de celles
+qui prêtent à l’équivoque ! Nous avons, pour nous juger, des
+arbitres souverains : les jurés. S’ils croient devoir prendre la
+responsabilité de demander les lettres…</p>
+
+<p>Pauvres jurés ! Encore ce fantôme de la responsabilité dont
+on les terrorise, comme l’avant-veille où l’ennemi écoutait aux
+portes. Qui donc menace aujourd’hui ?</p>
+
+<p>Mais pour achever de les dérouter, la voix de Mme Gueydan
+reprend, pointue et malicieuse :</p>
+
+<p>— Monsieur le Président, je propose autre chose…</p>
+
+<p>Silence…</p>
+
+<p>— Quoi donc ? dit le Président, ahuri.</p>
+
+<p>— Ces lettres…</p>
+
+<p>— Oui…</p>
+
+<p>— Je puis les remettre…</p>
+
+<p>« Pourvu que ce ne soit pas à moi ! » pense le Président. Et il
+baisse la tête :</p>
+
+<p>— … A M<sup>e</sup> Labori… qui en fera ce qu’il voudra.</p>
+
+<p>Piège de femme admirable, vengeance audacieuse que personne,
+d’abord, ne saisit. Labori est joué : il se croit honoré. Il
+pense qu’on s’incline, alors qu’il n’est qu’une dupe. En bon
+géant, il se trouble, pâlit, rougit :</p>
+
+<p>— Madame, personne… jamais… depuis que je suis avocat…
+ne m’a fait pareil honneur !</p>
+
+<p>— Le… l’audience est suspendue, annonce le Président.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu22.jpg" alt=""></p>
+
+<p>Président d’opérette ! La phrase n’est pas prononcée, que
+Caillaux déjà s’est enfui, et la Cour, vaincue, s’éclipse pour laisser
+le public acclamer cette femme. Une minute, elle reste à la barre ;
+les applaudissements viennent jusqu’à elle ; on se presse pour lui
+tendre les mains ; tout ce qu’on a dit est oublié ; on entend :
+« Très beau ! Très fort ! Elle est formidable ! » Oui, cette déposition,
+d’abord lente et menue, s’est étoffée, s’est amplifiée ;
+elle est devenue vigoureuse, pathétique, grande, superbe, et elle
+a pris les cœurs. La presse est debout sur les tables :</p>
+
+<p>— C’est énorme ! Eh ! l’<i>Écho</i>, on leur fiche un grand titre ?</p>
+
+<p>Une jeune actrice répète :</p>
+
+<p>— Qu’elle est belle, cette femme, qu’elle est belle !</p>
+
+<p>La voici qui sort. On continue d’applaudir ; on se groupe
+sur son passage ; on salue. Elle a sur le visage une dignité heureuse.
+Dans cette salle… quelle chaleur, quelle ardeur ! L’admiration y
+tourbillonne, va de l’un à l’autre, emporte des groupes ; et les
+langues marchent, entraînant les répliques :</p>
+
+<p>— Enfin… pourquoi a-t-il quitté une créature pareille ?</p>
+
+<p>— Parce qu’elle lui était supérieure, tiens, cette idée !</p>
+
+<p>Les yeux brillent.</p>
+
+<p>— Et qu’est-ce que ça va donner, maintenant, ces lettres ?</p>
+
+<p>— Ah ! dame, on touche au moment palpitant !</p>
+
+<p>Il suffit que cette phrase soit bien dite par un homme pour
+faire frémir les femmes.</p>
+
+<p>Une avocate, qui a de jolis bras, confie à une amie dans un
+élan passionné :</p>
+
+<p>— Moi, cette femme m’en impose !</p>
+
+<p>— Modérez-vous, dit froidement l’autre ; mon mari l’a
+connue : elle est terrible !</p>
+
+<p>— Est-ce vrai ?</p>
+
+<p>— Depuis son divorce, elle touche dix-huit mille francs de
+pension. Parions qu’elle sort de l’audience avec trente mille ?</p>
+
+<p>— Oh !… Vous me défrisez !</p>
+
+<p>On n’a pas ouvert assez de fenêtres ; l’air est lourd. Gare !…
+Tout à coup, l’admiration va tomber ; la critique s’insinue ;
+déjà elle pique, dégonfle, elle est en train de faire son œuvre…
+La nature humaine est ainsi faite, trop faible pour soutenir la
+fièvre d’un enthousiasme long…</p>
+
+<p>Coup de timbre ! L’audience est reprise… et M. Caillaux
+demande qu’on l’appelle à la barre.</p>
+
+<p>C’est le revanchard ; il fallait s’y attendre : jamais il n’est
+en reste. Loin de s’insurger, d’ailleurs, le public tient son souffle ;
+Mme Gueydan est rentrée ; et elle respire des sels…</p>
+
+<p>La première phrase de Caillaux sera pour la remercier.</p>
+
+<p>Il s’inclinera ; il aura une voix de miel.</p>
+
+<p>— Je suis très reconnaissant à Mme Gueydan d’avoir chassé
+tant de miasmes autour de ces lettres intimes…</p>
+
+<p>Ces mots sont une caresse.</p>
+
+<p>— … La calomnie, hélas ! elle a pu en parler ! Moi aussi, je l’ai
+connue ! Et, étant un bourgeois, comme ma seconde femme
+(il lui lance un regard tendre), je l’ai redoutée.</p>
+
+<p>Mais voici que déjà la rage éclate. Il n’a pu l’étouffer qu’une
+seconde, elle est plus forte que lui, qui, pourtant, se croit le plus
+fort et il s’y abandonne et, avec elle, il va jouer la grande scène :</p>
+
+<p>— Messieurs, même si j’ai l’air d’abuser de votre patience,
+il faut que je reprenne devant vous le récit de ma vie. Je n’ai
+pas bu jusqu’au fond de la coupe : il faut que je l’achève ! Vous
+êtes des hommes ; aucune faiblesse humaine ne vous est étrangère ;
+et on peut tout vous dire, n’est-ce pas, quand on n’a rien
+fait de contraire à la droiture et à l’honneur !</p>
+
+<p>Pour la première fois il fait trembler sa voix, il fait mine de
+céder, mais ce n’est pas à quelqu’un : c’est devant les grandes
+idées qui forment la conscience des hommes.</p>
+
+<p>Cet effet d’ailleurs sera très court : juste le temps de rallier
+son public. Dès qu’il le tient, son ton claironne :</p>
+
+<p>— Maître Labori, vous avez, sans me consulter, salué
+Mme Gueydan, qui, cependant, fut assez dure pour moi et pour
+celle-ci !</p>
+
+<p>D’un élan pathétique, il montre l’accusée. C’est le second
+élan qu’il a vers elle. Toute cette scène ne sera faite qu’en va-et-vient
+du cœur. Il est entre ses deux femmes : d’abord il toise
+l’une et se donne à l’autre.</p>
+
+<p>Mais Labori a frémi sous le coup de fouet de l’homme qui
+paye et prétend avec impudence qu’on ne dise strictement que ce
+dont il est convenu. Ah ! Dieu !… Labori se ramasse, se charge
+d’air ; puis il émet d’abord des choses confuses où son honnêteté
+s’agite, en chien de garde à la chaîne. Après quoi, subitement
+dressé, il élargit l’affaire, il y souffle une tempête et il prononce
+pêle-mêle des paroles incohérentes… et superbes :</p>
+
+<p>— Je n’ai pas encore plaidé, monsieur Caillaux ! Je plaiderai…
+(sa plaidoirie seule est payée), je plaiderai plein de respect pour
+vous, et… si ces tristes débats pouvaient aboutir à une réconciliation
+des Français devant l’étranger qui suit ce procès avec un
+intérêt à certains égards horrible, certes, je ne regretterais pas la
+faute que j’ai pu commettre en prenant une initiative sur le
+compte de laquelle je n’avais pas eu le loisir de vous consulter !</p>
+
+<p>L’ampleur du geste, qui accompagne cette période sonore et
+éclatante d’intégrité, arrache des applaudissements ; mais alors,
+dans certains coins, l’on proteste. Les uns sont entraînés et crient :
+« Bravo ! » ; d’autres ont compris et s’émeuvent. Caillaux sent
+l’orage, et, avec une adresse immédiate, il quitte son rôle, prend
+celui du Bâtonnier, et s’écrie :</p>
+
+<p>— Il a raison, messieurs les jurés ! Voici de nobles paroles !
+La vie politique se transforme ! Hélas ! elle n’est plus aujourd’hui
+une lutte d’idées, mais une lutte d’hommes : elle est atroce !
+Moi, le citoyen le plus attaqué de France, je peux le dire fièrement :
+j’ai répudié certains procédés honteux dont on usait à
+mon égard, et, me souvenant du poète latin qui écrivait qu’un
+malheureux est chose sacrée, je jure, messieurs, que dans l’avenir
+ce que je puis avoir de bonté sera encore accru !</p>
+
+<p>Ses narines palpitent : oh ! qu’il devient douloureux !</p>
+
+<p>— Mais il ne s’agit pas ici d’avoir des envolées comme on
+peut s’en permettre à une tribune politique…</p>
+
+<p>Malgré lui il a été trop ému ; il s’en accuse ; il se frappe la poitrine…
+N’a-t-il pas abusé de l’indulgence de tous ?</p>
+
+<p>— Messieurs… messieurs, je reviens à ma pauvre vie !</p>
+
+<p>A peine se recueille-t-il une minute :</p>
+
+<p>— Contre une femme qui a porté mon nom, je ne veux rien
+dire…</p>
+
+<p>Avec hauteur, il regarde Mme Gueydan. Veut-il une dernière
+fois la dominer ? Mais elle a un mépris moins théâtral que le sien.
+Cette femme est un roc : il a peur de se briser. Il se jette éperdument
+vers l’autre :</p>
+
+<p>— De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout mon
+être, je suis avec celle-ci, créature de bonté, que j’ai choisie
+parce qu’elle est de ma race !</p>
+
+<p>Ah ! ce dernier mot, quel cri de colère !</p>
+
+<p>Il a failli en perdre le souffle…</p>
+
+<p>Il s’apaise.</p>
+
+<p>Il prend son front, recule de deux pas vers Mme Gueydan.</p>
+
+<p>— Madame, la vie m’avait souri d’abord, j’avais fait de
+brillantes études…</p>
+
+<p>Son crâne s’empourpre ; il serre la barre :</p>
+
+<p>— Né de parents millionnaires, à trente-cinq ans je bats le
+duc de La Rochefoucauld et j’entre à la Chambre !</p>
+
+<p>Cette annonce vaut un roulement de tambour.</p>
+
+<p>— C’est alors que je vous rencontre.</p>
+
+<p>— Ah ! souffle un journaliste, il est immense ! A côté de lui,
+tout fout le camp !</p>
+
+<p>— Malheureusement, continue-t-il d’une voix vibrante,
+passionnée, qui a l’air de vouloir rappeler la chaleur grisante de
+l’amour, au moment même où il va dénoncer le plus cruel des
+désaccords, malheureusement, nous n’étions pas deux êtres de
+même nature !</p>
+
+<p>Que de choses dans ces mots et dans cette voix ! La voix est
+d’un homme admirable. C’est donc que la femme eut tort, et
+c’est elle que les mots condamnent.</p>
+
+<p>Il vient d’être généreux. Alors, il va oser davantage :</p>
+
+<p>— Je suis un homme auquel je crois que personne ne refuse
+de la volonté et de la vigueur. Vous aviez, vous, madame, quelques-unes
+de ces qualités… mais exagérées. Ce fut le douloureux
+roman : nous n’avons pu être que des amis admirables…</p>
+
+<p>— Monsieur Caillaux… interrompt Mme Gueydan d’une
+voix sourde, Monsieur Caillaux… vous vous déshonorez !</p>
+
+<p>Elle est demeurée assise, mais la voix est haletante. Il est
+debout, dédaigneux :</p>
+
+<p>— Madame… pas de violences qui ne serviraient à rien !
+Vous avez trouvé des lettres… Oui, j’ai écrit des lettres ; mais
+moi, ici, je ne veux parler qu’avec mesure. Ce que je pourrais
+dire, je ne le dirai pas… Nous avons divorcé… Je me suis engagé
+à vous payer dix-huit mille francs par an, alors que, laissez-moi
+vous le rappeler, vous n’aviez pas un centime quand vous êtes
+entrée chez moi…</p>
+
+<p>La phrase n’est pas achevée que la salle proteste :</p>
+
+<p>— Oh !… Hou ! Hou !… Oh !…</p>
+
+<p>On siffle, pour la seconde fois. C’est trop. Tout de suite, la
+figure rageuse tourne, et le public, dominé, se tient coi.</p>
+
+<p>Ouvrant à peine la bouche, tant la colère lui serre les dents,
+Caillaux résiste :</p>
+
+<p>— Quoi donc ?… Est-ce qu’en énonçant simplement ma
+volonté de faire ce sacrifice à une femme qui a porté mon
+nom, je ne dis pas une chose qui est élevée ? Pourquoi ces
+rumeurs ?</p>
+
+<p>Mais elles tiennent bon. On entend même : « Il est ignoble ! »
+Alors, bien dressé sur ses pieds, sans perdre une seconde, il fait
+un nouvel appel à la sensibilité des cœurs :</p>
+
+<p>— J’ai été un homme très malheureux dans ma vie : parfois
+sur les sommets… ils sont si près de l’abîme ! Mais j’ai été un
+homme heureux, très heureux, avec ma seconde femme !</p>
+
+<p>Sa chaude parole s’accompagne d’un élan vers elle. C’est le
+troisième. Puis, tout de suite, il s’incline devant Mme Gueydan :</p>
+
+<p>— Cela, madame, n’a rien d’outrageant pour vous…</p>
+
+<p>Très digne, il reprend dans un long soupir :</p>
+
+<p>— Ce n’est ni le moment, ni le lieu de ressortir nos misères.
+Est-ce que chacun de ceux qui m’écoutent n’a pas le sentiment
+que, si l’on fouillait dans sa vie, il serait un peu, suivant l’image
+dont je me servais hier, le Lacédémonien que le renard ronge ?
+Eh bien, je suis comme lui, et j’ai assez parlé !</p>
+
+<p>— Madame Gueydan, bafouille le Président, qui est en
+compote, avez-vous quelque chose à ajouter ?</p>
+
+<p>Elle se lève et, sombre, dit fièrement :</p>
+
+<p>— Je ne réponds pas aux insultes de M. Caillaux : je les lui
+pardonne !</p>
+
+<p>Un grand silence suit cette déclaration. Puis, comme il
+faut que Caillaux, toujours, ait le dernier, après un temps calculé
+il riposte :</p>
+
+<p>— Moi… moi, je pardonne à Mme Gueydan son pardon, et
+je m’incline !</p>
+
+<p>Il vient surtout de faire incliner toutes les têtes, malgré les
+rumeurs, les exclamations, les sifflets, malgré le Barreau qui est
+écœuré et la moitié de la presse qui est hérissée. Il vient de réussir,
+et à la perfection, une des scènes les plus difficiles de son grand
+rôle d’homme public. Il a joué la scène d’amour entre deux
+femmes, dont l’une, impassible, le rejetait égaré, parmi ses ruses,
+et dont l’autre, écroulée et geignarde, ne savait que faire de son
+encombrante tendresse. Perfide chanson sur deux notes alternées !
+Il s’est retrouvé avec sa partition, dont elles ne voulaient ni l’une
+ni l’autre. La colère lui a redonné des ailes. Il ne s’est pas dépité ;
+volte-face ; et cette provision de sentiments musicaux qu’il
+avait destinés à ces deux créatures, sans apparence d’effort,
+il l’a fait servir à l’éloge de soi-même. Ah ! elles n’ont pas voulu
+qu’il les chantât ? Eh bien ! il a chanté Caillaux, encore Caillaux !
+Ce n’était qu’une fois de plus. Pas la dernière, sans doute.
+En tout cas, il a tenu bon, il a conclu, il sort vainqueur. Voici
+trois jours de suite que la barre est à lui, qu’il emplit le Palais et
+possède les Assises.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pour le reposer, il y a, vingt-quatre heures après, un défilé
+de témoins inutiles, précédé de débats superflus sur les fameuses
+lettres que M<sup>e</sup> Labori a lues dans la nuit. Elles l’irritent, et il veut
+les rendre. Calmette devait publier trois lettres intimes, a dit
+le ménage Caillaux. Labori en a huit : c’est trop de cinq. Ces huit
+lettres ruinent le système de la défense. Et voici que M<sup>e</sup> Chenu
+les veut toutes. Parbleu !… Alors le Président attend que le premier
+les lâche, avant que le second les prenne, pour s’en saisir au
+passage et les enfouir dans un dossier qu’on n’ouvrira plus. On
+discute, on ergote, la scène est interminable.</p>
+
+<p>Mais le vide de ces avocasseries permet au public de ne plus
+écouter et de songer avec angoisse à ce qu’il a lu dans les feuilles
+du matin sur les menaces autrichiennes à la Serbie. Le ciel d’Europe
+s’assombrit. De l’Est accourent des nuages mauvais.</p>
+
+<p>— Madame, dit Labori, voulez-vous reprendre les lettres ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Oh ! flûte ! grognent les journalistes. Ces histoires-là, on
+commence à s’en f…!</p>
+
+<p>Pourtant, dans les cinq heures que durera la séance, une au
+moins vaudra d’être vécue. Si Caillaux se repose, sa bande ne
+chôme pas. M<sup>e</sup> Piero-Piafferi, sans se gêner, répète tout haut
+qu’il vient de reconnaître dans la salle, où ils sont entrés munis de
+cartes du tyran, une douzaine d’individus qu’il a vu juger en
+Correctionnelle pour vagabondage spécial. Mais ceux-là du moins
+se taisent ; ils ne sont venus que pour faire le coup de poing en cas
+d’émeute. Tandis qu’il y a d’autres amis agissants, qui sont
+témoins, et qui viennent un peu trop haut proclamer la vérité,
+à savoir que Caillaux est grand et que Caillaux est pur ! Le plus
+notable est Ceccaldi. Depuis la première minute du procès,
+Caillaux n’a pas fait dix pas dehors qu’il ne se soit collé à ses
+basques et ne l’ait protégé du geste comme du regard. Le physique
+est d’un matamore. Lorsqu’il talonne Caillaux, il défie,
+de loin ou de près. Nul besoin qu’on l’attaque pour qu’il le
+défende. Un coup d’œil : il provoque. Deux pas vers Caillaux :
+il est en garde. Un mot douteux : il devient bravache. Et il
+s’allume. Tout est du feu chez lui. Barbe rousse, yeux ardents,
+gestes de flamme : il a l’air de griller et d’en souffrir. Pourtant,
+c’est pour Caillaux qu’il grille… Diable d’homme, qui rend
+l’amitié comique en la soufflant, en incendiant, pour elle,
+tout le voisinage. Depuis quatre jours, dans les couloirs, il fait
+du vent, tape du pied, frappe son cœur, tend les bras. Enfin,
+on l’appelle à la barre !… Il entre dans un courant d’air ; la porte
+claque : il tressaute. On lui demande son nom : il croit que c’est
+une insulte. On lui dit de déposer : il crie :</p>
+
+<p>— Je suis son ami, messieurs !… son ami !</p>
+
+<p>Est-ce une prière, ou du délire ? Il poursuit :</p>
+
+<p>— Et au nom de mon amitié (ses bras ne sont pas assez longs
+pour en donner la mesure), je veux d’abord, avant tout, que vous
+reteniez bien ceci : jamais je n’ai vu, nulle part, un ménage plus
+uni !… Ah ! Madame Caillaux par-ci ! Madame Caillaux par-là !
+Quelle femme, messieurs. Et lui ! Ah ! lui ! messieurs, quel homme !
+C’est ce point, messieurs les jurés, qu’il ne faut jamais oublier,
+dès qu’on parle d’autre chose. Lui, lui, mon ami, quel homme !…</p>
+
+<p>Avec volubilité il le redit vingt fois, l’explique trente, et,
+renversant son buste, il a l’air d’offrir sa barbe ardente à la déesse
+de l’Amitié.</p>
+
+<p>— Madame Gueydan, messieurs, eût voulu l’éloigner, cet
+homme (cet homme dont je suis l’ami !), l’éloigner de la terrible
+politique, car chaque jour, sur sa tête, comme dans les supplices
+antiques, goutte à goutte, on distillait le venin !</p>
+
+<p>A ces mots des rires partent.</p>
+
+<p>— Celui-là, remarque quelqu’un, s’il n’existait pas, il faudrait
+l’inventer !</p>
+
+<p>— Mais, messieurs, il y à le devoir !… Aussi, la veille du jour
+où le ministère fut constitué, moi qui aimais cet homme, moi qui
+suis son ami, son ami véritable, j’ai tout fait, vous entendez, pour
+qu’il entre dans la combinaison !… Je l’avoue, je le dis très haut…</p>
+
+<p>— Plus haut, ma vieille ! Encore plus haut ! murmure un
+journaliste.</p>
+
+<p>A-t-il entendu ? Il élève le ton :</p>
+
+<p>— Je sais, je sais : ce fut leur bonheur perdu ! Je sais : c’est
+ce jour-là que commence l’infâme campagne… pouah ! campagne
+contre cet homme, qui reste et restera mon ami, et contre cette
+femme qu’on veut <i>arbitrairement</i> maintenir en prison !…</p>
+
+<p>Cet adverbe ne suscite plus des rires, mais des huées. Et
+comme Ceccaldi n’a pas l’habileté des reprises, à la manière de
+l’homme qui est son ami, il s’enroue, s’énerve, fait : « Fff… Fff…! »
+ainsi que les chats furieux… Puis, à l’exemple de Caillaux, c’est
+son propre éloge qu’il entame, mais sans lâcher pour cela l’éloge
+de l’Amitié.</p>
+
+<p>Il se lance en avant, se rejette en arrière, empoigne la barre,
+se hérisse devant le jury et, soutenu par Caillaux derrière, respectueux
+pour sa femme devant, faisant appel aux hommes justes,
+il déclare :</p>
+
+<p>— Ce sera la clarté de ma vie, l’honneur de mon nom, un
+éternel tremplin pour ma conscience, que de pouvoir dire
+toujours et penser toujours : « Je n’ai pas voulu lâcher celui qui
+était mon ami ! » Car cet homme, cette femme, messieurs, eh bien,
+maintenant, ils n’en ont plus d’amis !</p>
+
+<p>— Ah !… Parbleu !… Cette histoire !… Ferme ça ! proteste
+la salle…</p>
+
+<p>— Regardez et entendez vous-mêmes : il n’y a plus aucune
+pitié ?</p>
+
+<p>— Hou ! Hou ! A la porte !</p>
+
+<p>— Messieurs, c’est au jury que je m’adresse !</p>
+
+<p>Il veut tenir tête encore. Il est très rouge :</p>
+
+<p>— Vous avez entendu leur langage, où tout est noble et digne…</p>
+
+<p>— Assez !…</p>
+
+<p>— Ce sera la beauté de mon existence…</p>
+
+<p>— Crétin !</p>
+
+<p>— Ce sera ma gloire de n’avoir pas lâché cet homme !</p>
+
+<p>— Pignouf !…</p>
+
+<p class="c"><img src="images/illu23.jpg" alt=""></p>
+
+<p>— … Cet homme qui, je n’ai pas peur de le proclamer une
+fois de plus, demeure et demeurera mon ami !</p>
+
+<p>Il a donné tout son souffle, et l’air en est irrespirable… Devant
+une salle houleuse, le Président s’éponge. Et Caillaux, grand acteur,
+se voile la face en entendant ce crieur public de l’Amitié.</p>
+
+<p>Trente secondes : la porte des témoins se rouvre. D’instinct
+le Président se dresse. Caillaux découvre son visage. Et tout à
+coup la salle redevient silencieuse : Henry Bernstein est entré.</p>
+
+<p>Il n’y eut pas, dans tout le procès, de contraste plus frappant.
+Deux hommes se suivaient, venant l’un après l’autre parler au
+nom d’un même sentiment sacré : le premier avait été trépidant,
+le second fut fier. Le premier sauta, chanta, fit du théâtre. Quelle
+vulgarité ! Le second fut nerveux, offensif, tout audace et courage.</p>
+
+<p>D’abord, c’est un géant ; par la taille il domine les hommes
+ordinaires. Sitôt entré, il est au niveau du Président qui s’écrase
+sur sa table haute. Il ne lui jette qu’un coup d’œil : il le méprise ;
+puis cherchant dans la foule, la tête en avant, d’une moue
+dégoûtée, il demande :</p>
+
+<p>— Où est Caillaux ?</p>
+
+<p>Il a dit : « Caillaux » tout court ! Il n’a pas dit « M. le Président »,
+ni « le grand politique », ni « le salut de la France ».</p>
+
+<p>— Où est Caillaux ?</p>
+
+<p>Il a répété. Cette fois, un petit ricanement lui répond. Alors,
+il clame :</p>
+
+<p>— Il n’y a pas de quoi rire ! Messieurs les jurés, il se pourrait
+que la guerre fût à nos portes. Je ne suis pas de ceux qui, comme
+M. Caillaux, arment le bras d’une femme. Si demain la mobilisation
+est déclarée, je m’engage et je tire moi-même !</p>
+
+<p>Il vient de prononcer cette rude phrase d’une voix sonnante.
+Maintenant qu’il se tait, sa lèvre tremble. Ce n’est que le relâchement
+de ses nerfs trop tendus. Il se reprend. M. Caillaux
+est un assassin et un puissant : les hommes dans son cas trouvent
+toujours des amis. Calmette n’est qu’un assassiné : c’est lui que
+Bernstein vient défendre, et c’est lui qu’il vantera : l’homme doux,
+l’homme bon, l’homme sans peur, car ce cœur exemplaire comprenait
+dans toute l’étendue de leurs devoirs difficiles, l’Amitié
+et l’Amour du pays.</p>
+
+<p>Tout cela est exprimé sobrement mais violemment, en phrases
+qui ne se soucient pas d’être balancées, mais d’apporter l’essoufflement
+sincère d’un homme passionné, pleurant un ami. Ses
+yeux se sont voilés pendant qu’il parlait ; une goutte de sueur
+perle à son front. Si géant qu’il soit, il est plus faible que son
+sentiment, celui de l’amitié noble !</p>
+
+<p>Caillaux regarde les fenêtres et évite Ceccaldi.</p>
+
+<p>Lorsqu’il sort, Ceccaldi se colle à lui. Des voyous s’échappent
+d’un estaminet et se jettent à leur rencontre. Le rouge, cette fois,
+monte au front du tyran. Canaille populaire encore payée par
+Ceccaldi. Ah ! piteuse mise en scène ! Il est très irrité. Les flics,
+les repris de justice, une poignée d’ivrognes l’escortent jusqu’à
+l’auto, où « l’homme de l’amitié » monte avec lui. Caillaux serre
+les lèvres et, sitôt dans sa voiture, il commence un chapelet
+de reproches cinglants ; l’autre, alors, se trémousse sur les
+coussins et crie à tue-tête : « Accable-moi ! J’ai ma conscience !
+Je ne connais que mon honneur !… Je suis ton ami, ton
+seul ami ! »</p>
+
+<p>Ne serait-ce pas à vous dégoûter de l’être, si l’envie pouvait
+vous en prendre !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le sixième jour, cette envie ne prendra personne. Les esprits
+commencent à être dominés par une terrible idée : la Guerre !…
+Quelle guerre ?… La guerre de l’Autriche avec la Serbie ? Bien
+pire que cela. Voici qu’aujourd’hui, chacun pressent un danger
+net… pour la France. Tout se complique ; tout devient trouble ;
+aucune dépêche n’est explicite. Il y a dans ce conflit lointain on ne
+sait quoi de louche et de brutal qui permet… de redouter tout !
+La guerre… la guerre et la mort viendraient-elles jusqu’à nous ?…
+Et on se redit comme à l’heure d’Agadir :</p>
+
+<p>— La guerre… maladie périodique et éternelle !…</p>
+
+<p>— Qui pourrait bien nous faire passer de chouettes vacances !</p>
+
+<p>— A la campagne, sûrement !</p>
+
+<p>Amertume. Colère. Saisissement. Crânerie. Les nerfs sont
+à vif. Il ne faudrait pas trop de disputes avocassières ni de témoins
+imbéciles pour qu’on se dégoûtât de ce procès, dont le déroulement
+commence à être interminable. Sixième audience, troisième
+bataille au sujet de ces lettres dont l’épithète « intimes » devient,
+à la longue, ou impudique ou niaise. On en lit quelques-unes :
+rien dedans : verbeuses, banales… à peine suffisantes pour l’intimité.
+Mme Caillaux, effondrée depuis quatre jours, dont on n’entend
+plus la voix, dont on ne voit que le chapeau renversé, s’évanouit
+et s’écroule.</p>
+
+<p>— Qu’elle crève donc ! déclare un avocat. S’il y a la guerre, il
+en crèvera d’autres !</p>
+
+<p>Mais Caillaux a bondi.</p>
+
+<p>Aux Assises, pourtant, la loi est formelle. Même à un
+condamné à mort la Justice refuse que sa femme ou sa mère
+coure à son box l’embrasser. Mais celui-ci, dont Ceccaldi est
+l’ami, a eu la France dans les mains, donc la Loi et la Justice
+avec la France. C’est le maître. Il peut ce qu’il veut.</p>
+
+<p>En une suspension de cinq minutes, avec des sels et trois
+nerveuses paroles, il va d’ailleurs guérir cette femme, qui ne
+s’est pas évanouie lorsqu’elle tuait. Aucun besoin de médecin ;
+ce n’est donc pas pour elle, à la reprise, qu’entreront dans le
+prétoire, à la queue leu leu, trois docteurs.</p>
+
+<p>C’est d’abord pour éclairer le jury, comme tous ceux qui
+pénètrent dans cette funeste salle ; ce sera surtout, pense la
+défense, pour se livrer à des aveux, car ces trois compères étaient
+au chevet de Calmette. Or, l’ont-ils soigné comme il faut ?
+Grave question, puisqu’ils n’ont pas été capables de l’empêcher
+de mourir !… Mme Caillaux a tiré, c’est entendu ; mais, dès
+l’heure où les médecins ont eu Calmette entre les mains,
+ne devaient-ils pas le sauver ? A quoi sert leur métier ? Et
+n’est-ce pas, alors, à leur compte qu’il faut inscrire sa mort ?…
+Ne protestez pas ! Pour finir d’hébéter un jury, l’affaire
+est d’importance, et on va longuement, grossièrement, l’examiner.</p>
+
+<p>Comme un des trois docteurs s’irrite, M<sup>e</sup> Labori se fâche,
+et, de sa voix de géant qui n’est pas toujours bon, quand son cas
+s’embarrasse :</p>
+
+<p>— Le devoir du docteur est de répondre ! Il a ses responsabilités !
+L’accusée n’en a pas !</p>
+
+<p>— Quoi ?… Sans rire !…</p>
+
+<p>Soulèvement du public. Et Labori riposte :</p>
+
+<p>— En tout cas, l’accusée, je la couvre !</p>
+
+<p>Alors on rit. Le mot prête à rire. Est-ce que Caillaux serait
+jaloux ? Il fait une moue dédaigneuse.</p>
+
+<p>Le malheur est que ces trois médecins font bloc. Ils disent
+ensemble :</p>
+
+<p>— C’est le cas d’un incendiaire qui, ayant mis le feu aux
+quatre coins d’une maison, expliquerait devant les ruines :
+« Les pompes sont arrivées trop tard ! »</p>
+
+<p>Mais la défense tient bon. A ces médecins, elle oppose d’autres
+médecins. Et d’abord, voici pour leur répondre un chirurgien
+des hôpitaux.</p>
+
+<p>— Moi, messieurs, j’aurais opéré ; je serais intervenu : j’interviens
+toujours… Je m’excuse même d’intervenir aujourd’hui ;
+mais j’étais l’ami de Calmette, et j’ai bien souffert de ne pas
+intervenir davantage.</p>
+
+<p>Il a couru à la maison de santé. Il a vu les trois docteurs qui
+faisaient bloc déjà, mais ne faisaient rien d’autre, et dont l’amour-propre
+s’est insurgé à l’idée d’une intrusion dans leurs affaires !
+Lui, d’autre part, leur en veut de ne pas l’avoir laissé s’installer
+en maître. Il rend hommage à leur savoir, avec une acuité où
+perce sa rancune. Et ainsi cette audience, au lieu d’éclairer le
+procès, ne découvre que la rivalité professionnelle de pontifes
+médecins.</p>
+
+<p>Le plus beau de tous, cependant, n’est pas là. Il se réserve
+pour le septième jour, jour où l’orage européen s’amoncelle et
+commence à gronder à l’horizon.</p>
+
+<p>L’Autriche n’a pas encore déclaré la guerre à la Serbie, mais,
+dans les télégrammes, les mots « d’état de siège » et de « mobilisation »
+évoquent des images farouches. Le monde russe s’agite.
+De quelle façon ? Mystère !… L’Angleterre se raidit. Flegmatique,
+elle prête l’oreille. De l’Allemagne on ne sait rien… Et la France,
+sincère, se tourne vers chacun, demandant : « Mais qu’y a-t-il
+donc ? » En vingt-quatre heures, la presse reflète l’espoir et l’angoisse,
+la tension puis la détente. L’opinion a perdu pied ; et
+chacun, chez soi, s’interroge, dans le froid silence de son cœur,
+sur la mort qui devient possible demain. Les grands mots de
+patrie, d’ennemi, d’armée, de conflit, se multiplient sous les
+plumes et sur les lèvres. La vie publique est haletante. Paris
+s’écoute et se regarde, comme s’il était surpris de vivre encore
+sa vie normale. Rien pourtant n’est changé des habitudes journalières ;
+les esprits sont déroutés, mais les corps poursuivent leur
+chemin. On a commencé un procès : on le continue. Or, c’est parmi
+ces soucis qui étreignent les cœurs et les gorges que va se jouer
+le septième acte, qui commence par un divertissement bouffe
+sur la médecine, réglé, mené, joué par un seul homme ! Quel
+record !… Mais l’acteur unique aura toute une voiture d’accessoires.
+On se croira dans une fête foraine. Grâce à un meurtre,
+on se régalera d’une farce.</p>
+
+<p>M. le docteur Doyen, cité par la défense pour prouver aux
+jurés, pièces à l’appui, que si Calmette est mort, c’est qu’on ne fit
+rien pour l’en empêcher, apporte un revolver, des habits, des
+tableaux anatomiques, des prospectus, et son fils ! Il distribue
+d’abord des brochures à images et à légendes : c’est sa déposition
+illustrée ; un souvenir qu’il offre. A la vérité, il a une tête banale
+de pharmacien de petite ville, mais dans le geste, comme dans la
+parole, il montre une décision qui indique une audace au moins
+égale à celle de Caillaux. Aussi Caillaux se résigne à rester muet.
+Il piaffera sur place, mais il saura se contenir : le docteur Doyen
+est une satisfaisante doublure. Aucune gêne, aucune pudeur,
+rien qui fasse songer à de la délicatesse. C’est un homme qui
+opère beaucoup, l’homme qui, dans Paris, opère le plus. Il
+mêle la quantité des entreprises et la qualité des résultats.
+Et, passionné de réclame, pour le moindre de ses gestes il
+bat le tambour, fait des affiches, convoque les photographes.
+Quand il entre, on sait donc pourquoi il est cité : l’Opérateur
+type ! Mais il est aussi « l’ami de la vérité » : ce sera son
+premier mot ! Il n’a vu Caillaux qu’une fois, au lieu qu’il était
+allié avec la famille Calmette ; et c’est elle qu’il va desservir,
+tandis qu’il se voit forcé d’aider Caillaux. Preuve de son
+amour du vrai !</p>
+
+<p>De plus, il est mécanicien ! Et il est aussi chimiste ! Et il
+s’intéresse encore à toutes les branches de la science qui peuvent
+toucher à la médecine ! Il l’affirme hautement. Ces branches sont
+représentées par les accessoires qu’il apporte :</p>
+
+<p>— Huissier, distribuez les prospectus… Messieurs les jurés,
+quand je déroulerai mes planches, il est possible que certains
+d’entre vous ne distinguent pas ce qu’il y a dessus. J’ai donc tenu
+à vous remettre des brochures où vous retrouverez ce qu’il y a
+sur les planches. Voici ma déposition.</p>
+
+<p>Il commence par attendre que le silence soit rétabli, car cette
+annonce surexcite la salle : on remue, on parle, on rit, et le Président,
+de la voix d’un homme qui se rend, ordonne au chef des
+gardes :</p>
+
+<p>— Faites sortir les personnes qui… troubleraient l’audience !</p>
+
+<p>— Messieurs les jurés, commence enfin le docteur Doyen,
+je vous ai dit tout ce que j’étais : j’ajoute que, surtout, je suis
+homme d’action, d’une autre école que les médecins qui ont
+laissé mourir Calmette. De toute évidence, il fallait l’opérer !</p>
+
+<p>Aussitôt, avec vigueur, il mime une scène d’intervention :
+il fait le geste d’inciser le ventre, de comprimer l’aorte, d’arrêter
+l’hémorragie. Il est très vivant, et il n’admet pas que Calmette
+soit mort.</p>
+
+<p>— Les médecins, messieurs, ne sont pas intervenus pour
+deux raisons : d’abord, ils sont des hommes hésitants ; ensuite,
+ils n’ont sans doute jamais lu les traités de chirurgie que j’ai
+publiés, et dont je peux me permettre de dire qu’ils font loi !…
+Car enfin, ma notoriété chirurgicale dans le monde…</p>
+
+<p>Il s’incline. C’est un salut à lui-même.</p>
+
+<p>— Deuxième partie ! Messieurs les jurés, attention ! J’en ai
+fini avec le premier point, qui est l’incapacité de mes confrères.
+Excusez-moi de parler carrément : la vérité est toujours brutale…
+Je vais prouver maintenant que toutes les hypothèses de la
+Justice, pour reconstituer le drame, sont fausses, et je vais leur
+opposer <i>mon</i> système. J’ai apporté un revolver. Soyez tranquilles,
+messieurs, il n’est pas chargé… Mais c’est moi qui, avec plusieurs
+généraux, ai fait les premières expériences pour servir de base aux
+écoles de tir. Considérez, messieurs les jurés, sur la brochure, la
+planche numéro trois ; c’est un dessin de géométrie ; car j’ai aussi
+l’esprit géométrique… Messieurs, soyez assez bons pour suivre
+à la fois la trajectoire sur le prospectus et ce que je vais vous
+indiquer sur la planche.</p>
+
+<p>A ces mots, le fils du docteur Doyen, gros garçon rougeaud,
+déroule des papiers entoilés et, les tendant à bout de bras, disparaît
+dessous.</p>
+
+<p>— Voici la région de l’aorte et le trajet de la balle. Si Calmette
+a été tué, c’est qu’il s’est précipité au-devant des balles : cela, je
+l’affirme, à l’encontre du roman présenté par l’accusation. Si
+Calmette avait eu l’esprit de ne pas bouger, Mme Caillaux, avec
+son revolver, n’aurait fait que des trous le tapis. D’ailleurs,
+je le prouve !</p>
+
+<p>Il fait un geste impératif : on déroule une seconde planche.</p>
+
+<p>— Voici la coupe faite obliquement : chemin de la balle à
+travers les organes. Voyez-vous l’os iliaque ? La balle passe près de
+l’intestin sans le perforer. Comment cela se peut-il au point de
+vue balistique ? Je vais vous le dire… la balistique ne m’est pas
+étrangère.</p>
+
+<p>Avec des mots précipités, il fait une démonstration nouvelle
+pour les jurés qui suivent mal, les yeux papillotants, et qui,
+n’étant ni balistiqueurs, ni géomètres, ni chimistes, ni mécaniciens,
+ni docteurs, ne comprennent plus rien à rien. Le Président
+est dans le même état brumeux ; mais lui a une ressource :
+il se couvre et suspend l’audience.</p>
+
+<p>Ce n’est qu’un pis-aller. Il faut la reprendre, et le docteur tient
+bon.</p>
+
+<p>— Messieurs, il y a, voyez-vous, des coups de feu qu’on
+ne rencontre pas communément…</p>
+
+<p>— Ah ! Ah !… Celle-là !… dit le public.</p>
+
+<p>— Faites sortir ! ordonne le Président.</p>
+
+<p>— Qui ? demande le chef des gardes.</p>
+
+<p>— Toutes les personnes que vous voyez troubler les débats !</p>
+
+<p>Et les rires de redoubler.</p>
+
+<p>— Messieurs, reprend au milieu du bruit le docteur Doyen,
+voici la photographie du bureau de Calmette.</p>
+
+<p>Il appelle, et on lui passe un pardessus. A ce geste, tout
+l’auditoire proteste, M<sup>e</sup> Chenu crie à la Cour : « Vous ne permettrez
+pas cela ! »</p>
+
+<p>— Mais, dit le docteur Doyen, c’est un paletot à moi !… On y
+a seulement marqué les trous des balles !</p>
+
+<p>A lui ou pas à lui, le public est révolté : cette scène a l’atroce
+impudeur d’une enquête de police. Elle ne serait tolérable que
+dans le cabinet fermé du juge d’instruction. Dans ce vaste prétoire,
+mimer les gestes d’un homme qu’on tue, lever les bras,
+s’accroupir, s’enfuir, c’est odieux. Mais lui ne le sent pas : lui,
+comme Caillaux, est un homme possédé par la passion du vrai.</p>
+
+<p>Enfin il sourit, il a fini ; il a dit la vérité. Et comme une fois
+de plus il affirme ses sentiments respectables, le public répète
+en écho :</p>
+
+<p>— Boniments !… Saltimbanque !…</p>
+
+<p>Le public n’est pas seul à le bien juger. Les trois docteurs qui
+ont assisté à la mort de Calmette reviennent en se donnant la
+main :</p>
+
+<p>— Je n’admets pas, dit le premier, qu’on mette en parallèle
+la culpabilité de l’accusée et notre conduite à nous !</p>
+
+<p>— Et allez donc, disent les journalistes, premier round !</p>
+
+<p>— Quelle tristesse, soupire le second, d’assister ici à une
+séance anatomique que n’accepteraient pas des étudiants de première
+année !</p>
+
+<p>— Tapé ! Le deuxième round ! déclarent les journalistes.</p>
+
+<p>— Les statistiques, qui, elles, ne trompent pas, dit le troisième,
+nous prouvent péremptoirement que jamais un homme blessé
+comme Calmette n’a survécu.</p>
+
+<p>— Oh ! ça, ça… je ne connais pas les statistiques ! riposte
+Doyen, qui revient à la barre. Je n’ai pas le temps de faire de la
+bibliographie : moi, je travaille !</p>
+
+<p>Puis, d’un geste large qui signifie : « J’en ai fait des opérations !
+Je suis un opérateur, moi, je ne suis pas un homme qui discute
+ni qui réfléchis : je suis un homme qui ouvre, moi !… Oui, messieurs,
+j’aurais ouvert le ventre ! » d’un geste large il commence
+une seconde opération devant le jury : ce n’est plus une Cour
+d’Assises, c’est une clinique.</p>
+
+<p>— J’aurais ouvert ! Avec des tampons, je comprimais l’aorte
+et j’épongeais. Ce n’est pas la mer à boire : dans les grossesses
+extra-utérines, on éponge en quatre minutes… Le blessé épongé,
+on voyait l’artère iliaque externe ; on trouvait la balle. La balle,
+ayant trois cents degrés au sortir du canon, était stérilisée :
+aucun danger. On recousait. C’était fini.</p>
+
+<p>Les jurés en ont chaud. Lui fait un geste de danseuse de cirque,
+sourit, s’incline, se retire.</p>
+
+<p>Et aussitôt il est remplacé.</p>
+
+<p>Le rideau baissé sur une comédie se relève sur une autre.
+L’opérateur type disparaît : voici l’officier type en balistique,
+car il s’agit de balistique et non d’assassinat : le jury, au premier
+jour, ne s’en doutait pas ; mais ces séances, précisément, servent
+à lui faire entendre le fond des choses.</p>
+
+<p>— Nous écoutons le colonel Aubry, dit respectueusement le
+Président.</p>
+
+<p>Lors de l’assassinat, le colonel Aubry ne se trouvait pas au
+<i>Figaro</i>, mais il dirige les ateliers de construction de Puteaux, et,
+pour cette raison, il sait dans le détail ce qui s’est passé entre
+Mme Caillaux et M. Calmette.</p>
+
+<p>Il est maigre comme un canon, prompt comme la poudre,
+comique comme un obus qui n’éclate pas.</p>
+
+<p>Il les connaît tous, surtout le tireur qu’il a étudié à l’armée et
+à la chasse. Eh bien, pour le tireur… le tireur sait ce qu’il fait
+au premier coup de feu ; mais, avec le premier coup, sa volonté
+s’enfuit. L’accusée a donc raison, quand elle dit : « Les coups
+partaient tout seuls. » Parfaitement ! Ce drame est comparable
+à un accident de chasse !</p>
+
+<p>Partie civile, barreau, presse, public, en sont suffoqués. Le
+jury reste hagard. Seuls Labori et le Président opinent de la tête.</p>
+
+<p>— Conclusion ? demande avec insolence M<sup>e</sup> Chenu.</p>
+
+<p>Le colonel se raidit :</p>
+
+<p>— Sur mon honneur et ma conscience de soldat, mon intime
+conviction est que Mme Caillaux n’a pas voulu tuer !</p>
+
+<p>— Heureusement qu’elle est intime, riposte M<sup>e</sup> Chenu,
+car elle laisse la discussion entière.</p>
+
+<p>Le colonel tend la main :</p>
+
+<p>— Je m’appuie sur des données mathématiques.</p>
+
+<p>Hélas ! la mathématique ne mène pas le monde ! Ces disputes
+viennent de remplir quatre heures d’audience, et l’Europe, plus
+vieille de quatre heures, se sent plus proche d’un malheur qui
+pourrait bien causer la mort de quelques millions d’hommes.
+Il s’agira, alors, d’une chasse en grand, où la clairvoyance d’un
+colonel dirigeant les ateliers de Puteaux sera mince parmi d’aussi
+vastes événements.</p>
+
+<p>Le sent-il, cet officier, quand il sort de l’audience, où il fut
+important trois minutes ? Dès la porte il n’est plus rien,
+dans cette foule qui passe, le méconnaissant déjà. Car dès qu’elle
+n’est plus contenue, dès qu’elle s’étend, dès qu’elle respire,
+elle est forte, farouche, et la large vie du pays l’entraîne loin d’une
+affaire, dont tout, soudain, lui semble abject ou grotesque.</p>
+
+<p>Par cette soirée d’été où, dans un air léger, devraient flotter
+pour les hommes toutes les promesses divines, le téléphone vibre,
+le télégraphe tape, une rumeur court sur le pays. Cette fois, de
+source sûre, on sait l’Autriche en armes. Ultimatum, violence…
+c’est pour demain le premier coup de canon. Le Président de la
+République était en voyage : il rentre en toute hâte. L’imagination
+des plus simples est traversée de lueurs et d’ombres.</p>
+
+<p>La nuit vient, et déjà l’on aspire au jour. Le pays a la fièvre,
+il ne dort pas, il se tourne. Le présent est insupportable ; vite,
+vite, on veut vieillir ; et quand le soleil, sans se presser, reparaît,
+les journaux apportent, à côté des angoisses mondiales, le récit
+étalé de ce procès qui bout au cœur de Paris, et vers lequel on va
+recourir pour oublier et se passionner, tandis que le Destin
+marche et décide de la vie.</p>
+
+<p>Au fond, on ne sait rien d’exact. On croirait l’Europe dans la
+brume. Les journaux ont l’air de s’imprimer à tâtons : ils ne disent
+que des choses imprécises. Sir Edward Grey a parlé à la Chambre
+des Communes : qu’a-t-il dit ? Guillaume II est rentré à Berlin :
+qu’y fait-il ? On discute dans le vide, on s’énerve ; il vaut encore
+mieux entendre plaider, puisque enfin l’on arrive au jour des
+avocats.</p>
+
+<p>Une salle archibondée, jusqu’à la corniche des boiseries. Le
+public a grimpé sur les bancs, les tables, les chaises, et il y a le
+long des murs des journalistes et des avocats juchés, perchés,
+accrochés, on ne sait comment, sur on ne sait quoi. On ne se passe
+qu’un semblant d’air de bouche à bouche. Les femmes sont
+venues par centaines, bousculant les gardes. On est entré sans
+cartes : c’est la fin ; tout Paris veut voir ! Et puis, on est sûr de
+rencontrer des amis : on a besoin de parler.</p>
+
+<p>Mais les avocats parlent d’abord.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Chenu commence. On est tendu vers lui : on sait comme
+il sera fort. Il a sculpté des arguments précis dans une matière
+solide. Seulement, on est serré, on a trop chaud pour suivre, et
+il n’y a que le jury et la Cour qui reçoivent ses coups. Ils sont
+rudes. Il débute par un portrait de Caillaux. Une fois de plus on
+croit le voir. « Intelligence hautaine, ambition sans frein, impatiente
+des obstacles, un de ces hommes dont la puissance est
+faite de leur audace et de la crainte qu’ils inspirent ! » Puis, d’une
+voix sonore qui a l’air de porter la vérité, il fait revivre le drame
+et y projette une lumière crue. Mais… le public ne le suit toujours
+pas ; si étonnant que soit le tableau, il paraît une redite. C’est
+l’écueil de toute plaidoirie. Il faudrait qu’elle fît lever des souvenirs,
+sans en retracer aucun. Debout, tassé, les poumons sans
+air, le public ne supporte plus qu’on se répète. M<sup>e</sup> Chenu le
+sent-il ? Il devient bref et vengeur. Tout à coup, sur son banc,
+Mme Caillaux s’affaisse. M<sup>e</sup> Chenu s’arrête. Brouhaha. L’audience
+est suspendue.</p>
+
+<p>— Dame ! dit un journaliste, il lui distille ça !… Ah ! le cochon !</p>
+
+<p>— C’est passionnant ! minaude une actrice.</p>
+
+<p>— C’est infâme ! déclare un jeune homme, les narines dilatées.</p>
+
+<p>— Ne vous en faites pas, reprend le journaliste, elle n’est pas
+plus évanouie que moi ! Du chiqué !</p>
+
+<p>Et il sort tranquillement prendre un bock. Le jeune homme
+le suit des yeux. Frémissant, il prononce :</p>
+
+<p>— Ces gens-là ont des âmes d’assassins !</p>
+
+<p>On a beau ouvrir les fenêtres grandes : aucun air n’arrive à ces
+bouches humaines, qui s’échauffent encore à parler. Les éventails
+battent. On s’interpelle, en mangeant des sandwichs. Coup de
+timbre. La Cour ! Ah !… Cette fois, c’est peut-être la fin de
+l’épreuve… Mme Caillaux est rapportée.</p>
+
+<p>— Messieurs, reprend M<sup>e</sup> Chenu d’une voix d’airain, cette
+femme m’épouvante !</p>
+
+<p>A vrai dire, c’est elle qui paraît épouvantée. Sèchement il
+détaille les mobiles du crime, et comme il ne tombe juste qu’une
+fois sur deux, pâle elle se hérisse, mais elle rougit quand il dit
+vrai.</p>
+
+<p>Reprenant le divertissement de la Médecine, il crie :</p>
+
+<p>— On prétend discuter ? Ce ne sera pas avec moi ! Assez de
+calembredaines !</p>
+
+<p>Il rit des lettres où il n’y a rien. Il menace avec les documents
+où il y a tout.</p>
+
+<p>— Ainsi, M. Caillaux, ministre, donnait <i>des ordres</i> à la magistrature !
+Mais le voilà bien le nœud du procès ! De cet acte monstrueux
+il a osé dire : « Acte de Gouvernement. Je le referais si
+j’avais à le faire… » Messieurs…</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Chenu prend un temps ; ce qu’il pense bouillonne en lui :
+il ne peut le prononcer qu’en hachant ses paroles :</p>
+
+<p>— Messieurs… à cette déclaration, j’ai cru sentir passer le
+vent d’un soufflet !</p>
+
+<p>Les sourcils hérissés, il dévisage la Cour :</p>
+
+<p>— D’un soufflet qui n’était pas pour moi !… Acte de Gouvernement !…
+Ah ! si de telles doctrines avaient cours, si cela devait
+être la règle au lieu de la néfaste exception, je le dis bien haut
+devant tous ceux qui m’entendent… devant tous ceux qui portent
+ou robe noire ou robe rouge : nos robes, messieurs, ne mériteraient
+plus d’être portées ! Qu’on apporte des livrées… malgré
+la crainte que je puis avoir de n’en pas trouver à ma taille !</p>
+
+<p>Ce romantisme soulève la salle. On applaudit ; on crie :
+« Vive !… Vive Chenu ! » Et Caillaux, gorge sèche et crâne rouge,
+Caillaux est assourdi par les mains qui battent tout autour de lui.</p>
+
+<p>Il se remet grâce au réquisitoire faible, pâle, morne, gêné,
+si inutile et si stupide, que le jury manque en périr d’ennui et
+que l’acquittement commence à devenir une idée familière pour
+les esprits.</p>
+
+<p>L’Avocat général s’assied. Labori se lève.</p>
+
+<p>Immobilité générale. Lentement il sort les bras de ses manches.
+Il a ressaisi l’attention. Va-t-il la garder ? L’atmosphère est
+devenue si lourde que, dans les coins de la salle, une brume grise
+pèse sur les gens et sur les choses. Les visages paraissent fanés sur
+des murs aux tentures passées. En vain, journalistes et stagiaires
+aident les femmes à se mettre de la poudre et du rouge : tout ce
+fard colle et s’étale ; une poussière malsaine trouble la fin de ces
+débats équivoques.</p>
+
+<p>Pourtant, M<sup>e</sup> Labori, le Roi de la Défense, essaie d’emporter les
+cœurs et de violenter les esprits. Tout de suite il est fougueux,
+riche, abondant, énorme. C’est la mer, qui apporte à la plage ses
+flots inépuisables ; elle les donne, les reprend, les roule, et sans
+effort se multiplie largement. Le Bâtonnier Labori est une force
+de la nature : ni ruse, ni métier apparent. Il est l’Éloquence,
+comme on dit d’un foyer qu’il est le feu, du soleil qu’il est le jour.
+Avec ampleur, il se donne.</p>
+
+<p>Puis, soudain, toujours telle la mer, il se gonfle, déferle ; et
+le jury tremble, submergé.</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Labori ne jette aucun cri, mais sa poitrine a des roulements.
+M<sup>e</sup> Labori ne se venge pas, mais il défend avec sa vie grondante.
+M<sup>e</sup> Labori n’accuse point, mais il rend hommage d’un
+cœur vibrant, pour supplier ensuite avec une chaleur ardente.
+Il bataille crânement, loyalement, car il est bouillant, mais ému,
+car c’est son âme qui passe dans ses mots, car on sent le battement
+de ses veines aux montées des périodes. Tête en avant,
+il fonce ; la bouche s’ouvre, il tend les mains, il s’explique, il
+croit, il est sûr, il est vrai. Ses phrases jaillissent ; son geste
+est de l’instinct ; sa voix palpite, ayant le rythme du sang.
+Et on écoute, on le suit, il vous emporte. Il peut être
+effrayant comme une tempête : sa parole semble le tonnerre et le
+vent ; et il ne connaît pas la sérénité des jours sans nuages,
+car la passion l’habite toujours. Même au repos, il ressemble à la
+montagne sur qui l’orage grossit : jusque dans la vallée descendent
+des grondements qui font trembler les consciences obscures ;
+M<sup>e</sup> Labori, dans certaines paroles graves, a de ces avertissements
+formidables, d’abord ; puis il se déchaîne, et toute la salle s’emplit
+du tumulte de ses mots. Enfin, si son corps tient en place, son
+âme bat des ailes ; elle part, s’étend et plane, large et souveraine.
+Et la foule d’auditeurs, balancée à son souffle, se sent le cœur
+et l’oreille étourdis par ce lutteur puissant.</p>
+
+<p>Quand il s’est tu, il arrive que la raison se demande pourquoi
+cet entraînement. Son orgueil se rebiffe. Elle dit : « Comme
+arguments, en somme… » et elle doute. « Quant à la langue,
+hum… hum !… » et elle ricane. Mais ainsi, elle dissèque, et ne
+travaille que sur un mort. La vie vient de cesser avec la grande
+parole : c’était elle le miracle, qui ne s’analyse pas. Chez le
+Bâtonnier Labori, elle est prodigue et magnifique.</p>
+
+<p>Dernière suspension : enfin !… Que ces huit jours furent
+laborieux ! Mais que ces derniers surtout deviennent pesants,
+puisque chaque heure confirme l’anxiété du pays ! Encore une
+fois on ouvre les fenêtres, et le jury se retire. Maintenant que son
+bon sens est épuisé par une semaine de débats confus et haineux,
+il va délibérer ! Au dehors aussi on délibère : tous les gouvernements
+s’interrogent… Les journaux du soir arrivent ; ils entrent
+brusquement aux Assises ; on les prend à plusieurs mains, et
+on lit, tête contre tête, les lèvres sèches. C’est fait : le grand
+malheur est consommé : l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie !</p>
+
+<p>Ah !… Un souffle atterré sort d’abord des poitrines… Puis la
+colère crispe les bouches. L’Autriche ! Ce seul nom fait ressurgir
+dans toutes les cervelles de Français des idées d’inimitiés et de
+batailles, et une mêlée d’images mauvaises où se symbolisent la
+ruse et la lâcheté !… La Guerre !… Dire que là-bas on se bat
+déjà ! Dans quarante-huit heures sans doute on se battra partout !
+Et on se regarde, et on a envie de s’étreindre en se disant :
+« Adieu ! » Mais dans ce pays pudique et spirituel, qui redoute
+d’étaler ses émotions, il est rare, surtout dans l’air de Paris,
+que la situation la plus pathétique ne soit tout à coup mise
+en relief d’un mot lancé on ne sait par quel moqueur, dont
+l’ironie est une manière de se libérer de l’angoisse. On lit que
+la guerre est pour demain, et quelqu’un qui, dans ce prétoire,
+superpose des chaises pour voir la fin du spectacle, jette d’une
+voix dégagée :</p>
+
+<p>— Les petits amis… va falloir s’acheter des chaussures à clous !</p>
+
+<p>Les femmes ont un frisson aux épaules, à l’idée de cette
+horreur qui s’annonce.</p>
+
+<p>— Enfin… ça ne regarde pas la France ?</p>
+
+<p>L’honneur des hommes répond :</p>
+
+<p>— Pardon… si on nous provoque !…</p>
+
+<p>Pour la dixième fois on relit la dépêche aux termes gris et
+perfides, qui va être le prélude d’une immense misère pour
+l’Europe, et on échange, dans un air étouffant, les premières
+idées pauvres d’imaginations prises au dépourvu. Puis on se
+souvient du procès ! Quoi, vingt minutes déjà que le jury délibère !…
+Il comprend donc quelque chose ? Qu’il en finisse !…
+Ah !… Coup de sonnette ! Les voici… Non ! Ils veulent consulter
+le Président… C’est intolérable !… Huit heures du soir… La
+presse, qui n’a pas dîné, proteste :</p>
+
+<p>— Ils se foutent de nous ! Tant qu’on n’aura pas un jury
+de métier, on sera empoisonné par des oiseaux de ce genre !</p>
+
+<p>La nuit s’est glissée dans cette salle dramatique ; l’haleine
+atroce qu’on y respire forme un halo sur les groupes ; et la
+lumière des lustres, voilée, n’éclaire que des masses où elle ne
+détaille rien.</p>
+
+<p>On s’agite, on s’évente, on soupire… Ah ! la guerre !… cette
+hantise de la guerre qu’on a depuis dix ans !… On compte les
+minutes sur les montres ; on s’énerve ; on proteste. Nouveau
+coup de timbre ! Cette fois ce sont les jurés… Ouf !… Attention !…
+On se met en place ; on guette. Oui, c’est eux : on entend leurs
+pieds descendre lourdement l’escalier… Ils apparaissent. Ils
+ont l’air grave et gêné ; ils s’alignent devant leurs sièges ; ils ne
+bougent plus… La Cour entre et s’immobilise ; et le public, tout
+le public tend l’oreille. Le Président du jury met la main sur son
+cœur. Il prend la feuille de réponses, et il la regarde… il la regarde
+longuement ; puis on entend : « Non ! » à toutes les questions.</p>
+
+<p>Acquittée ?… Hein ?… Oui !… Elle est acquittée !</p>
+
+<p>Il part quelques maigres applaudissements, mais aussitôt
+ils sont couverts par un murmure énorme et spontané. La voici !
+Les gardes l’amènent. Elle s’élance vers son avocat et l’embrasse.
+Ce geste passionné décide la colère publique ; et après une première
+indignation confuse, des hommes se montrent qui font :
+« Hou ! Hou !… Hou ! Hou !… Assassin ! » Que sont devenus les
+flics sous leurs robes d’avocats, payés pour faire la police au nom
+du tyran ? Disparus ! Alors, le Barreau, dans le fond de la salle, est
+le maître : et il forme une masse noire, d’où commence à monter
+une protestation vigoureuse. Tout le monde grimpe sur les tables ;
+on serre les poings, on se tient les coudes ; la vaste rumeur grossit,
+impérieuse ; elle s’élève vers cette Cour anéantie et vers ce jury
+de néant.</p>
+
+<p>Le Président, qui n’a pas l’habitude de tenir tête, se couvre
+de sa toque rouge ; ses assesseurs l’imitent. Ils hésitent, puis ils
+se lèvent. On les voit zigzaguer, faire un faux pas, disparaître.
+Sans prononcer de jugement, la Justice vient de s’enfuir !</p>
+
+<p>Telle est la résistance des magistrats à qui les ministres
+donnent des ordres.</p>
+
+<p>Le chapeau de Mme Caillaux a roulé dans le prétoire : ce
+sont ses embrassements qui l’y ont précipité. Le jury est muet,
+figé par une affreuse surprise. Et la clameur se charge, s’enfle,
+se multiplie. Les journalistes, chahuteurs, joignent leurs cris à
+ceux du Barreau révolté. Des témoins, hommes ou femmes, des
+actrices, des mannequins, lèvent les bras et menacent avec des
+cannes, des éventails. Alors, devant cette foule et cette houle, à
+même la table de la Cour, le capitaine des gardes monte, les pieds
+dans les papiers et les codes, et fait des gestes pour commander
+et pour faire front. Il a beau hurler : on ne distingue pas sa voix.
+Il donne des ordres à ses soldats : ils sont dix, font trois pas, et
+se heurtent au public déchaîné qui s’avance, irrésistible, vers le
+prétoire, criant à tue-tête : « Assassin !… Assassin !… »</p>
+
+<p>Soudain M<sup>e</sup> Chenu et M<sup>e</sup> Labori apparaissent côte à côte, dans
+le box de l’accusée. Ils se donnent la main ! D’une seule voix
+formidable, le Barreau crie : « Bravo ! » Les cris furieux deviennent
+des acclamations. La colère, une minute, s’apaise en reconnaissance.
+Ces deux hommes sont la gloire de la parole française :
+en leur honneur on bat des mains.</p>
+
+<p>Mais dans la mêlée des gardes et du public, près de la barre,
+les yeux des avocats, qui fouillent l’ombre grouillante, tout à coup
+reconnaissent le Tyran, qu’on n’a pas vu pendant ni après la
+plaidoirie. Quoi ?… il est là ? Ah ! l’insolent !… Oui, oui, il n’y
+a que lui pour avoir ce crâne rouge ! Et il est encore à cette place
+où cinq fois, dix fois, il est venu imposer sa parole cynique. C’est
+trop ! Avec cette décision des foules, où cent hommes, brusquement,
+ont la même âme du fait qu’ils crient ensemble, d’un
+remous brutal le Barreau pousse, écrase les témoins, écarte la
+presse, et marche droit sur Caillaux. Lui voit le mouvement,
+agite la tête ; ses partisans vocifèrent ; Ceccaldi, l’homme de
+l’Amitié, crie dans sa barbe ardente ; il a de l’écume aux lèvres.
+Et le jury, glacé, considère toujours avec épouvante les effets
+étonnants de son vote.</p>
+
+<p>Il monte des rugissements animaux de ces deux troupes qui,
+à présent, s’affrontent : poings menaçants, robes soulevées, yeux
+en flamme, visages en sueur, bouches qui conspuent. Du haut
+d’un édifice de chaises on crie : « Vive la liberté ! » De la tribune
+de la presse, une voix réplique : « A bas les vendus ! » Mais les
+hommes du tyran rugissent : « Vive Caillaux. Vive Cai… » Dernier
+effort. Le Barreau, de ses trois cents robes noires, déborde
+cette escorte soudoyée, la serre, la brise, et s’empare furieusement
+de l’homme au crâne pourpre.</p>
+
+<p>Le capitaine des gardes, fantoche inutile, fait des pas affolés
+sur la table. Il brandit un sabre ; il menace. M<sup>e</sup> Labori veut
+parler ; M<sup>e</sup> Chenu aussi : leurs voix se perdent dans l’immense
+grondement impératif de cette masse décidée, qui, violentant le
+vote du jury, vient faire elle-même justice, en pleine salle des
+Assises. L’émeute !…</p>
+
+<p>Ah ! acquittée ! Trois cents voix, en chœur, sans souffler,
+répètent : « As-sas-sin !… As-sas-sin ! » Le Barreau tient le tyran
+dans une horrible étreinte, et il semble d’abord qu’il veuille
+l’étouffer ; mais un cri part, on ne sait d’où :</p>
+
+<p>— Vive la France !</p>
+
+<p>Cri de ralliement, de vengeance, d’espoir. Journalistes,
+témoins, tout le reste du public dégringole alors des bancs, des
+tables, se presse, se bouscule, se déchaîne, et rejoint le Barreau.
+La salle est ridiculement petite : on dirait que les murailles vont
+céder à la poussée de cette foule qui vocifère dans un affreux air
+trouble. Une minute encore elle balance, hésite, reflue ; mais le
+cri de « Vive la France ! » se répète, et il est comme un coup
+de fouet à même les cœurs. La Guerre !… L’affreuse Guerre est
+là ! Elle cogne aux portes ; elle frappe aux vitres. Aux armes !
+On part ! Il faut tuer ou se faire tuer ! Sans doute il y a déjà des
+canons braqués sur le pays… Ah ! Ah ! Le Palais et ses affaires !
+La Cour d’Assises et ses témoins ! Le jury et ses réponses ! Les
+luttes, les haines, les paperasses, les arrêts ! Quelle misère et
+quelle pauvreté dégoûtantes !</p>
+
+<p>Allons ! Allons ! De l’air !… Il y a sous le ciel immense des
+champs de bataille qui attendent. La Nation est menacée dans ses
+biens, ses enfants, son histoire ! Assez de compromissions et
+d’avocasseries : ce sont les avocats mêmes qui ont le cœur sur les
+lèvres. Qu’on se batte une bonne fois, et qu’on nettoie tout ! — ce
+prétoire d’abord !… Balayons !… Dehors le Ministre-assassin !
+Puis qu’on chasse avec lui toute l’immonde procédure !</p>
+
+<p>Écoutez !… Regardez bien !… Tout le reste du Palais, vide à
+cette heure, frémit dans ses galeries et jusqu’aux combles, de cette
+émeute qui bout entre quatre murs. Est-ce donc que les humbles
+auraient enfin leur heure de revanche ?</p>
+
+<p>— As-sas-sin !… As-sas-sin !…</p>
+
+<p>Les jurés, stupides, ont le regard qui danse : ils s’effondrent
+sur leurs sièges mous. Sans voix, le capitaine des gardes s’enfuit :
+il rejoint la Cour. Et voici que dans cette mer humaine enflée
+par la passion, la révolte, après un dernier frémissement, prend
+un air de fureur sacrée. La foule entière se crispe et se raidit ; elle
+n’ondoie plus : elle fait dans le clair-obscur une ombre massive.
+Serrés, ces hommes s’enchaînent, ne forment qu’un corps :
+est-ce qu’ils vont étrangler le Tyran ?</p>
+
+<p>Caillaux ! Caillaux ! Il est revenu le cri de chasse : c’est la
+curée… pour de bon ! Mais elle n’est pas sauvage : elle devient
+solennelle : « As-sas-sin ! As-sas-sin ! » Le mot affreux n’est plus
+dit de la voix rauque de la haine ; il est le large cri des consciences
+qui se dégagent.</p>
+
+<p>Dehors ! C’est le grand coup de balai ! Dehors, le cynique !
+Dehors ! Ouvrez vite ! De l’air… enfin !… « As-sas-sin ! As-sas-sin ! »
+La Patrie attend ses vrais hommes. Les voici ; ils s’avancent :
+ils répondent à son signe. Déjà ils se forment en bataillons…
+Et d’abord, en ce grand soir de tragédie nationale, graves, l’âme
+enflée du vrai droit qui leur donne toutes les forces, en sortant
+par la porte basse de tant de témoins inutiles, ils jettent à la rue
+l’homme du pouvoir et sa Justice.</p>
+
+<p class="c"><img class="w25" src="images/illu24.jpg" alt=""></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+
+<p class="c top4em"><span class="small">IMPRIMÉ<br>
+POUR LA COLLECTION</span><br>
+<span class="i">“LE LIVRE DE DEMAIN”</span><br>
+<span class="small">SUR LES PRESSES<br>
+DE LOUIS BELLENAND ET FILS<br>
+A FONTENAY-AUX-ROSES</span><br>
+<span class="xsmall">JUILLET</span> 1928</p>
+
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em"><img src="images/illu25.jpg" alt=""></p>
+
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75502 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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