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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/75719-0.txt b/75719-0.txt new file mode 100644 index 0000000..0777ea2 --- /dev/null +++ b/75719-0.txt @@ -0,0 +1,5321 @@ + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 *** + + + + + + Au lecteur + + Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version + originale. + + L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + La liste des modifications se trouve à la fin du texte. + + La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. + + Les mots en gras dans l'original sont entourés par des =. + + + + + MARIE-CLAIRE + + + + + IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE + + _15 exemplaires numérotés sur papier de Hollande._ + + + + + MARGUERITE AUDOUX + + MARIE-CLAIRE + + ROMAN + + _Préface d'OCTAVE MIRBEAU_ + + + SOIXANTE-SIXIÈME MILLE + + + PARIS + BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER + EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR + 11, RUE DE GRENELLE, 11 + + 1911 + + Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation + réservés pour tous pays. + + Copyright by EUGÈNE FASQUELLE, 1910. + + + + +PRÉFACE + + +_Francis Jourdain, un soir, me confia la vie douloureuse d'une femme +dont il était le grand ami._ + +_Couturière, toujours malade, très pauvre, quelquefois sans pain, elle +s'appelait Marguerite Audoux. Malgré tout son courage, ne pouvant plus +travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle +écrivait._ + +_Elle écrivait non avec l'espoir de publier ses œuvres, mais pour ne +point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme pour +lui tenir compagnie, et aussi, je pense, parce qu'elle aimait écrire._ + +_Il connaissait d'elle une œuvre,_ Marie-Claire, _qui lui paraissait +très belle. Il me demanda de la lire. J'aime le goût de Francis +Jourdain, et j'en fais grand cas. Sa tournure d'esprit, sa sensibilité +me contentent infiniment... En me remettant le manuscrit, il ajouta:_ + +_--Notre cher Philippe admirait beaucoup ça... Il eût bien voulu que +ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne +pouvait rien pour lui?..._ + + +_Je suis convaincu que les bons livres ont une puissance +indestructible... De si loin qu'ils arrivent, ou si enfouis qu'ils +soient dans les misères ignorées d'une maison d'ouvrier, ils se +révèlent toujours... Certes, on les déteste... On les nie et on les +insulte... Qu'est-ce que cela fait? Ils sont plus forts que tout et que +tout le monde._ + +_Et la preuve c'est que_ Marie-Claire _paraît, aujourd'hui, en volume, +chez Fasquelle._ + + +_Il m'est doux de parler de ce livre admirable, et je voudrais, dans la +foi de mon âme, y intéresser tous ceux qui aiment encore la lecture. +Comme moi-même, ils y goûteront des joies rares, ils y sentiront une +émotion nouvelle et très forte._ + +Marie-Claire _est une œuvre d'un grand goût. Sa simplicité, sa +vérité, son élégance d'esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont +impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages, +les gens. Ils sont marqués, dessinés d'un trait, du trait qu'il faut +pour les rendre vivants et inoubliables. On n'en souhaite jamais un +autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce qui +nous étonne surtout, ce qui nous subjugue, c'est la force de l'action +intérieure, et c'est toute la lumière douce et chantante qui se lève +sur ce livre, comme le soleil sur un beau matin d'été. Et l'on sent +bien souvent passer la phrase des grands écrivains: un son que nous +n'entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprit s'émerveille._ + +_Et voilà le miracle:_ + +_Marguerite Audoux n'était pas une «déclassée intellectuelle», c'était +bien la petite couturière qui, tantôt, fait des journées bourgeoises, +pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans une chambre +si exiguë qu'il faut déplacer le mannequin pour atteindre la machine à +coudre._ + +_Elle a raconté comment, lorsque en sa jeunesse elle gardait les +moutons dans une ferme de la Sologne, la découverte, dans un grenier, +d'un vieux bouquin lui révéla le monde des histoires. Depuis ce +jour-là, avec une passion grandissante, elle lut tout ce qui lui +tombait sous la main, feuilletons, vieux almanachs, etc. Et elle fut +prise du désir vague, informulé, d'écrire un jour, elle aussi, des +histoires. Et ce désir se réalisa, le jour où le médecin, consulté à +l'Hôtel-Dieu, lui interdit de coudre, sous peine de devenir aveugle._ + +_Des journalistes ont imaginé que Marguerite Audoux s'écria alors: +«Puisque je ne peux plus coudre un corsage, je vais faire un livre.»_ + +_Cette légende, capable de satisfaire, à la fois, le goût qu'ont +les bourgeois pour l'extraordinaire et le mépris qu'ils ont de la +littérature, est fausse et absurde._ + +_Chez l'auteur de_ Marie-Claire, _le goût de la littérature n'est pas +distinct de la curiosité supérieure de la vie, et ce qu'elle s'amusa +à noter, ce fut, tout simplement, le spectacle de la vie quotidienne, +mais encore plus ce qu'elle imaginait, ce qu'elle devinait de +l'existence des gens rencontrés. Déjà, ses dons d'intuition égalaient +ses facultés d'observation... Elle ne parlait jamais à quiconque de +cette «manie» de griffonner, et brûlait ses bouts de papier, qu'elle +croyait ne pouvoir intéresser personne._ + +_Il fallut que le hasard la conduisît dans un milieu où fréquentaient +quelques jeunes artistes, pour qu'elle se rendît compte combien les +séduisait, combien les empoignait son don du récit. Charles-Louis +Philippe l'encouragea particulièrement, mais jamais il ne lui donna de +conseils. Adressés à une femme dont la sensibilité était si éduquée +déjà, la volonté si arrêtée, le tempérament si affirmé, il les sentait +encore plus inutiles que dangereux._ + +_A notre époque, tous les gens cultivés, et ceux qui croient l'être, +se soucient fort de retour à la tradition et parlent de s'imposer une +forte discipline... N'est-il pas délicieux que ce soit une ouvrière, +ignorant l'orthographe, qui retrouve, ou plutôt qui invente ces grandes +qualités de sobriété, de goût, d'évocation, auxquelles l'expérience et +la volonté n'arrivent jamais seules?_ + +_La volonté, d'ailleurs, ne fait pas défaut à Marguerite Audoux, et +quant à l'expérience, ce qui lui en tient lieu, c'est ce sens inné de +la langue qui lui permet non pas d'écrire comme une somnambule, mais de +travailler sa phrase, de l'équilibrer, de la simplifier, en vue d'un +rythme dont elle n'a pas appris à connaître les lois, mais dont elle +a, dans son sûr génie, une merveilleuse et mystérieuse conscience._ + +_Elle est douée d'imagination, mais entendons-nous, d'une imagination +noble, ardente et magnifique, qui n'est pas celle des jeunes femmes +qui rêvent et des romanciers qui combinent. Elle n'est ni à côté ni au +delà de la vie; elle semble seulement prolonger les faits observés, +et les rendre plus clairs. Si j'étais critique, ou, à Dieu ne plaise, +psychologue, j'appellerais cette imagination une imagination déductive. +Mais je ne me hasarde pas sur ce terrain périlleux._ + +_Lisez_ Marie-Claire... _Et quand vous l'aurez lue, sans vouloir +blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains--et +je parle des plus glorieux--celui qui eût pu écrire un tel livre, avec +cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes._ + + OCTAVE MIRBEAU. + + + + +PREMIÈRE PARTIE + + +Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous. Les hommes entraient +comme dans une église, et les femmes faisaient le signe de la croix en +sortant. + +Je me glissai dans la chambre de mes parents, et je fus bien étonnée de +voir que ma mère avait une grande bougie allumée près de son lit. Mon +père se penchait sur le pied du lit, pour regarder ma mère, qui dormait +les mains croisées sur sa poitrine. + +Notre voisine, la mère Colas, nous garda tout le jour chez elle. A +toutes les femmes qui sortaient de chez nous, elle disait: + +--Vous savez, elle n'a pas voulu embrasser ses enfants. + +Les femmes se mouchaient en nous regardant, et la mère Colas ajoutait: + +--Ces maladies-là, ça rend méchant. + +Les jours qui suivirent, nous avions des robes à larges carreaux blancs +et noirs. + +La mère Colas nous donnait à manger et nous envoyait jouer dans les +champs. Ma sœur, qui était déjà grande, s'enfonçait dans les haies, +grimpait aux arbres, fouillait dans les mares et revenait le soir les +poches pleines de bêtes de toutes sortes qui me faisaient peur et +mettaient la mère Colas bien en colère. + +J'avais surtout une grande répugnance pour les vers de terre. Cette +chose rouge et élastique me causait une horreur sans nom, et s'il +m'arrivait d'en écraser un par mégarde, j'en ressentais de longs +frissons de dégoût. Les jours où je souffrais de points de côté, la +mère Colas défendait à ma sœur de s'éloigner. Mais ma sœur s'ennuyait +et voulait quand même m'emmener. Alors, elle ramassait des vers, +qu'elle laissait grouiller dans ses mains, en les approchant de ma +figure. Aussitôt, je disais que je n'avais plus mal, et je me laissais +traîner dans les champs. + +Une fois, elle m'en jeta une grosse poignée sur ma robe. Je reculai si +précipitamment que je tombai dans un chaudron d'eau chaude. La mère +Colas se lamentait en me déshabillant. Je n'avais pas grand mal; elle +promit une bonne fessée à ma sœur, et comme les ramoneurs passaient +devant chez nous, elle les appela pour l'emmener. + +Ils entrèrent tous les trois avec leurs sacs et leurs cordes; ma sœur +criait et demandait pardon, et moi j'avais bien honte d'être toute nue. + + + + +Mon père nous emmenait souvent dans un endroit où il y avait des hommes +qui buvaient du vin; il me mettait debout entre les verres, pour me +faire chanter la complainte de Geneviève de Brabant. Tous ces hommes +riaient, m'embrassaient, et voulaient me faire boire du vin. + +Il faisait toujours nuit quand nous revenions chez nous. Mon père +faisait de grands pas en se balançant; il manquait souvent de tomber; +parfois, il se mettait à pleurer tout haut en disant qu'on avait changé +sa maison. Alors, ma sœur poussait des cris, et, malgré la nuit, +c'était toujours elle qui finissait par retrouver notre maison. + +Il arriva un matin que la mère Colas nous accabla de reproches, disant +que nous étions des enfants de malheur, qu'elle ne nous donnerait +plus à manger, et que nous pouvions bien aller retrouver notre père, +qui était parti on ne savait où. Quand sa colère fut passée, elle nous +donna à manger comme d'habitude; mais, quelques instants après, elle +nous fit monter dans la carriole du père Chicon. La carriole était +pleine de paille et de sacs de grains. J'étais placée derrière, dans +une sorte de niche, entre les sacs; la voiture penchait en arrière et +chaque secousse me faisait glisser sur la paille. + +J'eus une très grande peur tout le long de la route; à chaque glissade, +je croyais que la carriole allait me perdre, ou bien que les sacs +allaient s'écrouler sur moi. + +On s'arrêta devant une auberge. Une femme nous fit descendre, secoua la +paille de nos robes, et nous fit boire du lait. Tout en nous caressant, +elle disait au père Chicon: + +--Alors, vous pensez que leur père les voudra? + +Le père Chicon branla la tête en cognant sa pipe contre la table; il +fit une grimace avec sa grosse lèvre et il répondit: + +--Il est peut-être parti encore plus loin. Le fils à Girard m'a dit +qu'il l'avait rencontré sur la route de Paris. + +Le père Chicon nous mena ensuite dans une belle maison, où il y avait +un perron avec beaucoup de marches. + +Il causa longtemps avec un monsieur qui faisait de grands gestes et qui +parlait de tour de France. Le monsieur mit sa main sur ma tête, et il +répéta plusieurs fois: + +--Il ne m'avait pas dit qu'il avait des enfants. + +Je compris qu'il parlait de mon père, et je demandai à le voir. Le +monsieur me regarda sans répondre, puis il demanda au père Chicon: + +--Quel âge a donc celle-ci? + +--Dans les cinq ans, dit le vieux. + +Pendant ce temps, ma sœur jouait sur les marches avec un petit chat. + +La carriole nous ramena chez la mère Colas, qui nous reçut en +bougonnant et en nous bousculant; quelques jours après, elle nous fit +monter en chemin de fer, et le soir même nous étions dans une grande +maison où il y avait beaucoup de petites filles. + +Sœur Gabrielle nous sépara tout de suite. Elle dit que ma sœur était +assez grande pour aller aux moyennes, tandis que moi je resterais aux +petites. + +Sœur Gabrielle était toute petite, vieille, maigre, et courbée; elle +dirigeait le dortoir et le réfectoire. Au dortoir, elle passait un bras +sec et dur entre notre chemise et le drap, pour s'assurer de notre +propreté, et elle fouettait à heure fixe, et avec des verges, celles +dont les draps étaient humides. + +Au réfectoire, elle faisait la salade dans une immense terrine jaune. + +Les manches retroussées jusqu'aux épaules, elle plongeait et +replongeait dans la salade ses deux bras noirs et noueux, qui sortaient +de là tout luisants et gouttelants, et qui me faisaient penser à des +branches mortes, les jours de pluie. + + + + +J'eus tout de suite une amie. + +Je la vis venir vers moi en se dandinant, l'air effronté. + +Elle n'était guère plus haute que le banc sur lequel j'étais assise. +Elle appuya ses coudes sans façon sur moi, et elle me dit: + +--Pourquoi ne joues-tu pas? + +Je répondis que j'avais mal au côté. + +--Ah oui, reprit-elle; ta maman était poitrinaire, et sœur Gabrielle a +dit que tu mourrais bientôt. + +Elle grimpa sur le banc, s'assit en faisant disparaître sous elle ses +petites jambes; puis elle me demanda mon nom, mon âge, m'apprit qu'elle +s'appelait Ismérie, qu'elle était plus vieille que moi, et que le +médecin disait qu'elle ne grandirait jamais. Elle m'apprit aussi que +la maîtresse de classe s'appelait sœur Marie-Aimée, qu'elle était très +méchante et punissait sévèrement les bavardes. + +Elle sauta tout d'un coup sur ses pieds en criant: + +Augustine! + +Sa voix était comme celle d'un garçon, et ses jambes étaient un peu +tordues. + +A la fin de la récréation, je l'aperçus sur le dos d'Augustine, qui la +balançait d'une épaule sur l'autre, comme pour la jeter à terre. En +passant devant moi, elle me cria de sa grosse voix: + +--Tu me porteras aussi, dis? + +Je fis bientôt la connaissance d'Augustine. + + + + +Un mal d'yeux que j'avais s'aggrava. La nuit, mes paupières se +collaient l'une contre l'autre, de sorte que j'étais complètement +aveugle, jusqu'à ce qu'on me les eût baignées. Ce fut elle qui fut +chargée de me conduire à l'infirmerie. Tous les matins, elle venait +me prendre au petit dortoir. Je l'entendais venir depuis la porte. Ce +n'était pas long; elle me saisissait la main, et m'entraînait du même +pas qu'elle était venue, sans s'occuper si je me cognais aux lits. + +Nous traversions les couloirs comme le vent, et descendions les deux +étages comme une avalanche; mes pieds rencontraient une marche de temps +en temps; je descendais comme on tombe dans le vide; Augustine avait +une main ferme qui me tenait solidement. + +Pour aller à l'infirmerie, il fallait passer derrière la chapelle, puis +devant une petite maison toute blanche; là, on redoublait de vitesse. + +Un jour que, n'en pouvant plus, j'étais tombée sur les genoux, elle me +releva avec une tape sur la tête, en disant: + +--Dépêche-toi donc, on est devant la maison des morts. + +Tous les jours ensuite, dans la crainte que je tombe, elle +m'avertissait quand nous étions devant la maison des morts. + +J'avais surtout peur de la peur d'Augustine. Puisqu'elle courait si +fort, c'est qu'il y avait du danger. J'arrivais à l'infirmerie en nage +et sans souffle; quelqu'un me poussait sur une petite chaise, et mon +point de côté était passé depuis longtemps quand on venait me laver les +yeux. + +Ce fut encore Augustine qui me conduisit dans la classe de sœur +Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pour dire: + +--Ma Sœur, voilà la nouvelle. + +Je m'attendais à une rebuffade, mais sœur Marie-Aimée me sourit, +m'embrassa plusieurs fois, et dit: + +--Tu es trop petite pour être sur un banc. Je vais te mettre ici. + +Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre. + +Comme il y faisait bon dans ce creux de pupitre! Comme la chaleur des +jupes de laine caressait mon corps tout meurtri par les escaliers de +bois et de pierres! + +Souvent deux pieds se posaient de chaque côté de mon petit banc et +je me trouvais étroitement enclavée entre deux jambes nerveuses et +chaudes. Une main tâtonnante m'appuyait la tête sur les jupes entre +les genoux, et sous cette main douce, et sur cet oreiller chaud, je +m'endormais. + +Quand je m'éveillais, l'oreiller se transformait en table. La même +main y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et +quelques bonbons. + +Autour de moi, j'entendais vivre le monde. + +Une voix pleurait: + +--Non, ma Sœur, ce n'est pas moi. + +Des voix criardes disaient: + +--Si, ma Sœur, c'est elle. + +Au-dessus de ma tête, une voix pleine et chaude imposait silence, en +s'accompagnant de coups de règle sur le pupitre, qui résonnaient et +faisaient dans mon creux un bruit énorme. + +Parfois, il se faisait un grand mouvement. Les pieds se retiraient +de mon petit banc, les genoux se rapprochaient, la chaise remuait, +et je voyais se pencher vers mon nid une guimpe blanche, un menton +mince, des dents fines et pointues, et enfin deux yeux caressants qui +m'apportaient la confiance. + + + + +Aussitôt que mon mal d'yeux fut guéri, un alphabet s'ajouta aux +friandises. C'était un petit livre où il y avait des images à côté des +mots. Je regardais souvent une grosse fraise que j'imaginais au moins +aussi grosse qu'une brioche. + +Quand il ne fit plus froid dans la classe, sœur Marie-Aimée me plaça +sur un banc entre Ismérie et Marie Renaud, qui étaient mes voisines de +lit. De temps en temps, elle me permettait de revenir à mon cher creux, +où je trouvais des livres avec des histoires qui me faisaient oublier +l'heure. + +Un matin, Ismérie m'entraîna en grand mystère pour m'apprendre que sœur +Marie-Aimée ne ferait plus la classe, parce qu'elle allait prendre la +place de sœur Gabrielle pour le dortoir et le réfectoire. Elle ne me +dit pas où elle avait appris cela, mais elle en était toute chagrinée. + +Elle aimait beaucoup sœur Gabrielle, qui la traitait toujours comme un +petit enfant; mais elle n'aimait pas cette sœur Aimée, ainsi qu'elle +l'appelait avec un air de mépris, quand elle savait n'être entendue que +de nous. + +Elle disait aussi que sœur Marie-Aimée ne lui permettrait pas de nous +grimper sur le dos, et qu'on ne pourrait pas se moquer d'elle comme de +sœur Gabrielle, qui montait les marches tout de travers. + +Le soir, après la prière, sœur Gabrielle nous annonça son départ. Elle +nous embrassa toutes, en commençant par les plus petites. La montée +au dortoir se fit en grand désordre: les grandes chuchotaient et se +révoltaient à l'avance contre cette sœur Marie-Aimée; les petites +pleurnichaient comme à l'approche d'un danger. + +Ismérie, que je portais sur mon dos, pleurait bruyamment, ses petits +doigts m'étranglaient un peu, et ses larmes me tombaient dans le cou. + +Personne ne pensait à rire de sœur Gabrielle, qui montait péniblement +en disant: «Chut! chut!» sans se lasser, et sans que le bruit diminuât. +La bonne du petit dortoir pleurait aussi: elle me secoua un peu en me +déshabillant; elle disait: + +--Je suis sûre que tu es contente, toi, d'avoir ta sœur Marie-Aimée. + +Nous l'appelions Bonne Esther. + +Des trois bonnes que nous avions, c'était elle que je préférais. Elle +était un peu bourrue, mais elle nous aimait bien. + +La nuit, elle réveillait celles qui avaient de mauvaises habitudes, +afin de leur épargner les verges du lendemain. Quand je toussais, elle +se levait et à tâtons me fourrait dans la bouche un morceau de sucre +mouillé. Bien des fois aussi, elle m'avait emporté de mon lit, où +j'étais glacée, pour me réchauffer dans le sien. + + + + +Le lendemain, on entra en grand silence au réfectoire. Les bonnes +nous ordonnèrent de rester debout; plusieurs grandes se tenaient très +droites avec un air fier; Bonne Justine restait humble et triste +au bout de la table, tandis que Bonne Néron, qui avait l'air d'un +gendarme, faisait les cent pas au milieu du réfectoire. + +Elle regardait souvent la pendule en haussant dédaigneusement les +épaules. + +Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porte ouverte derrière elle; elle +me parut plus grande avec son tablier blanc et ses manches blanches. +Elle marchait lentement en regardant tout le monde; le chapelet qui +pendait à son côté faisait entendre un petit bruit, et sa jupe se +balançait un peu dans le bas. Elle monta les trois marches de son +estrade, et nous fit asseoir d'un geste de la main. + +L'après-midi, elle nous mena dans la campagne. + +Il faisait très chaud. J'allai m'asseoir près d'elle, sur une hauteur; +elle lisait un livre en surveillant d'un coup d'œil les petites filles, +qui jouaient dans un champ au-dessous de nous. Elle regarda longtemps +le soleil couchant en disant à chaque instant: + +--Que c'est beau! que c'est beau!... + +Le soir même, les verges disparurent du petit dortoir, et au réfectoire +la salade fut retournée avec de longues spatules. A part cela, rien +ne fut changé. Nous allions en classe de neuf heures à midi, et +l'après-midi nous épluchions des noix pour un marchand d'huiles. + +Les plus grandes les cassaient avec un marteau, et les plus petites +les séparaient des coquilles. Il était bien défendu d'en manger, et +surtout ce n'était pas facile: il s'en trouvait toujours une pour vous +dénoncer, par jalousie de gourmandise. + +C'était Bonne Esther qui nous regardait dans la bouche. Quelquefois, +elle s'attardait à une incorrigible gourmande. Alors, elle lui faisait +les gros yeux, puis elle lui disait en la renvoyant d'une taloche! + +--J'ai l'œil sur toi. + +Nous étions quelques-unes en qui elle avait grande confiance. Elle nous +faisait pivoter en faisant semblant de nous regarder, et elle disait en +riant: + +--Ferme ton bec. + +J'avais souvent envie d'en manger, mais les bons yeux de Bonne Esther +passaient devant moi, et je rougissais à l'idée de tromper sa confiance. + +A la longue, l'envie devint si forte, que je ne pensais plus qu'à cela: +pendant des jours et des jours, je cherchai le moyen d'en manger sans +me faire prendre. J'essayai d'en cacher dans mes manches, mais j'étais +si maladroite que je les perdais aussitôt; et puis, j'avais envie d'en +manger beaucoup, beaucoup. Il me semblait que j'en aurais mangé un +plein sac. + +Un jour enfin, je trouvai l'occasion. Bonne Esther, qui nous menait +coucher, glissa sur une coquille, et lâcha sa lanterne, qui s'éteignit. +Comme je me trouvais à côté d'une bassine pleine, j'en pris une grosse +poignée, que je fourrai dans ma poche. + +Aussitôt que tout le monde fut couché, je sortis les noix de ma poche, +et, la tête sous les draps, j'en pris ma pleine bouche; mais aussitôt +il me sembla que tout le dortoir entendait le bruit que faisaient +mes mâchoires; j'avais beau croquer doucement et lentement, le bruit +cognait dans mes oreilles, comme des coups de maillet. Bonne Esther se +leva: elle alluma la lampe, regarda sous les lits en se baissant. + +Quand elle fut près de moi, je la regardai épouvantée. Elle dit tout +bas: + +--Tu ne dors donc pas? + +Puis elle continua ses recherches. Elle alla jusqu'au bout du dortoir, +ouvrit et referma la porte, mais à peine était-elle recouchée et la +lampe éteinte, que le loquet de la porte tapa comme si on l'ouvrait. + +Bonne Esther ralluma encore la lampe et dit: + +--Ça, c'est trop fort; ce n'est pourtant pas la chatte qui ouvre la +porte toute seule. + +Il me semblait qu'elle avait peur: je l'entendais remuer dans son lit, +et tout d'un coup elle se mit à crier: + +--Mon Dieu! mon Dieu! + +Ismérie lui demanda ce qu'elle avait. Elle nous dit qu'une main ouvrait +la porte à la chatte, et qu'elle venait de sentir un grand souffle sur +son visage. + +Dans la demi-clarté, on voyait la porte entr'ouverte. J'étais très +effrayée. Je pensais que c'était le démon qui venait me chercher. Au +bout d'un long moment, on n'entendait plus rien. Bonne Esther demanda +si l'une de nous voulait bien se lever pour souffler la lampe, qui +n'était cependant pas très loin de son lit. Personne ne répondit. Alors +elle m'appela. Je me levai, pendant qu'elle disait: + +--Toi qui es si sage, les revenants ne te feront rien. + +Elle se tut en même temps que je soufflai la lampe, et tout de suite je +vis des milliers de points brillants, pendant que je sentais un grand +froid sur les joues. Je devinais sous les lits des dragons verts avec +des gueules tout enflammées. Je sentais leurs griffes sur mes pieds, et +des lumières sautaient de chaque côté de ma tête. J'éprouvais un grand +besoin de m'asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais fermement +qu'il me manquait les deux pieds. Quand j'osai m'en assurer, je les +trouvai bien froids, et je finis par m'endormir en les tenant dans mes +deux mains. + +Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur un lit près de la porte. + +Elle avait fait ses petits pendant la nuit. + +On rapporta l'histoire à sœur Marie-Aimée. Elle répondit que c'était +sûrement la chatte qui avait ouvert la porte, en se dressant vers le +loquet. Mais la chose ne fut jamais bien éclaircie, et les petites en +causèrent longtemps tout bas. + + + + +La semaine suivante, toutes celles qui avaient huit ans descendirent au +grand dortoir. + +J'eus un lit placé près d'une fenêtre, tout près de la chambre de sœur +Marie-Aimée. + +Marie Renaud et Ismérie restèrent mes voisines. Souvent, quand nous +étions couchées, sœur Marie-Aimée venait s'asseoir près de ma fenêtre. +Elle me prenait une main qu'elle caressait, tout en regardant dehors. +Une nuit, il y eut un grand feu dans le voisinage. Tout le dortoir +était éclairé. Sœur Marie-Aimée ouvrit la fenêtre toute grande, puis +elle me secoua, en disant: + +--Réveille-toi, viens voir le feu! + +Elle me prit dans ses bras. Elle me passait la main sur le visage pour +me réveiller en me répétant: + +--Viens voir le feu. Vois comme c'est beau! + +J'avais si envie de dormir que je laissais tomber ma tête sur son +épaule. Alors, elle me donna une bonne gifle, en m'appelant petite +brute. Cette fois, j'étais réveillée, et je me mis à pleurer. Elle me +prit de nouveau dans ses bras; elle s'assit et me berça en me tenant +serrée contre elle. + +Elle avançait la tête vers la croisée. Son visage était comme +transparent, et ses yeux étaient pleins de lumière. + +Ismérie aurait bien voulu que sœur Marie-Aimée ne vînt jamais vers la +fenêtre; cela l'empêchait de bavarder; elle avait toujours quelque +chose à dire; sa voix était si forte, qu'on l'entendait à l'autre bout +du dortoir. Sœur Marie-Aimée disait: + +--Voilà encore Ismérie qui parle. + +Ismérie répondait: + +--Voilà encore sœur Marie-Aimée qui gronde. + +J'étais confondue de son audace. Je pensais que sœur Marie-Aimée +faisait semblant de ne pas l'entendre. + +Pourtant, un jour, elle lui dit: + +--Je vous défends de répondre, espèce de naine. + +Ismérie cria: + +--Mon gnouf! + +C'était un mot dont nous nous servions entre nous et qui voulait dire: +«Regarde mon nez, si je t'écoute.» + +Sœur Marie-Aimée s'élança vers le martinet. Je tremblai pour le petit +corps d'Ismérie, mais elle se jeta à plat ventre, en gigotant, et se +tordant avec des cris bizarres. Sœur Marie-Aimée la poussa du pied avec +dégoût; elle dit en lançant le martinet au loin: + +--Quelle affreuse petite créature! + +Dans la suite, elle évitait de la regarder et ne paraissait pas +entendre ses insolences. Toutefois, elle nous défendait sévèrement de +la porter sur notre dos. Cela n'empêchait pas Ismérie de grimper après +moi comme un singe. Je n'avais pas le courage de la repousser, et, en +me baissant un peu, je la laissais s'installer sur mon dos. + +Cela se passait surtout en montant au dortoir. Elle avait une grande +difficulté à enjamber les marches, elle en riait elle-même, elle +disait qu'elle montait comme les poules. + +Comme sœur Marie-Aimée était toujours en avant, je tâchais de me +trouver dans les dernières; il arrivait parfois qu'elle se retournait +brusquement; alors Ismérie glissait le long de moi avec une rapidité et +une adresse étonnantes. + +Je restais toujours un peu gênée sous le regard de sœur Marie-Aimée, et +Ismérie ne manquait jamais de me dire: + +--Tu vois comme tu es bête: tu t'es encore fait prendre. + +Elle n'avait jamais pu grimper sur Marie Renaud, qui la repoussait +toujours, en disant qu'elle usait et salissait nos robes. + + + + +Si Ismérie était bavarde, par contre Marie Renaud ne causait jamais. + +Chaque matin, elle m'aidait à faire mon lit; elle passait soigneusement +ses mains sur les draps, pour lisser les cassures; elle refusait +obstinément mon aide pour faire le sien, prétendant que je roulais les +draps n'importe comment. J'étais toujours stupéfaite de voir que son +lit n'avait aucun désordre à son lever. + +Elle finit par me confier qu'elle épinglait ses draps et ses +couvertures après son matelas. Elle avait une quantité de petites +cachettes pleines de toutes sortes de choses. A table, elle mangeait +toujours un bout du dessert de la veille; celui du jour restait dans sa +poche; elle le caressait et en mangeait un petit morceau de temps en +temps. Je la trouvais souvent dans les coins en train de faire de la +dentelle avec une épingle. + +Sa plus grande joie était de brosser, plier et ranger; aussi, grâce +à elle, mes souliers étaient toujours bien cirés, et ma robe des +dimanches soigneusement pliée. + +Cela dura jusqu'au jour où il vint une nouvelle bonne, qui s'appelait +Madeleine. Elle ne fut pas longtemps à s'apercevoir que je n'étais pour +rien dans le bon arrangement de ma toilette; elle se mit à crier en me +traitant de mijaurée, de grande fainéante, disant que je me faisais +servir comme une demoiselle, et que c'était honteux de faire travailler +cette pauvre Marie Renaud qui n'avait pas deux liards de vie. Bonne +Néron se mit d'accord avec elle pour dire que j'étais une orgueilleuse, +que je me croyais au-dessus de tout le monde, que je ne faisais jamais +rien comme les autres, qu'elles n'avaient jamais vu une fille comme +moi, et que j'étais dépareillée. + +Elles criaient toutes deux à la fois en se tenant penchées sur moi. + +Je pensais à deux fées braillardes, une noire et une blanche: Bonne +Néron si haute et si noire, et Madeleine si blonde et si fraîche avec +de grosses lèvres ouvertes, ses dents si écartées et sa langue large et +épaisse qui remuait et poussait de la salive au coin de sa bouche. + +Bonne Néron leva la main sur moi et dit: + +--Voulez-vous baisser les yeux! + +Elle ajouta en s'éloignant: + +--C'est qu'elle vous fait honte quand elle vous regarde comme cela. + +Je savais depuis longtemps que Bonne Néron ressemblait à un taureau, +mais il me fut impossible de trouver à quelle bête ressemblait +Madeleine. J'y pensais pendant plusieurs jours en repassant dans ma +tête le nom de toutes les bêtes que je connaissais, et je finis par y +renoncer. + +Elle était grasse et elle marchait en fléchissant les reins; elle avait +une voix perçante qui surprenait tout le monde. + +Elle demanda à chanter à la chapelle, mais comme elle ne savait pas +les cantiques, sœur Marie-Aimée me chargea de les lui apprendre. +Marie Renaud put recommencer de brosser et plier mes habits sans que +personne eût l'air de s'en apercevoir. Elle était si contente qu'elle +me fit cadeau d'une épingle double pour attacher mon mouchoir, que +je perdais toujours. Deux jours après, j'avais perdu l'épingle et le +mouchoir. + +Oh, ce mouchoir! quel cauchemar épouvantable! maintenant encore, +quand j'y pense, une angoisse me prend. Pendant des années, je perdis +régulièrement un mouchoir par semaine. + +Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoir propre contre le sale que +nous jetions à terre devant elle. J'y pensais seulement à ce moment-là; +alors, je retournais toutes mes poches; je courais comme une folle +dans les dortoirs, dans les couloirs, jusqu'au grenier; je cherchais +partout. Mon Dieu! pourvu que je trouve un mouchoir! + +En passant devant la Vierge, je joignais les mains avec ferveur: «Mère +admirable, faites que je trouve un mouchoir!» + +Mais je n'en trouvais pas, et je redescendais, rouge, essoufflée, +penaude, n'osant pas prendre celui que me tendait sœur Marie-Aimée. + +J'entendais d'avance le reproche si mérité. Les jours où je n'entendais +pas de reproches, je voyais un front plissé, des yeux courroucés qui +me suivaient longtemps sans se détourner; j'étais si écrasée de honte +que je pouvais à peine lever les pieds. Je marchais tout effacée, sans +remuer le corps; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir. + +Madeleine me regardait avec un air de fausse compassion, et elle ne +pouvait pas toujours s'empêcher de me dire que je méritais une sévère +punition. + +Elle paraissait très attachée à sœur Marie-Aimée; elle la servait +attentivement, et fondait en larmes au moindre reproche. + +Elle avait des crises de gros sanglots que sœur Marie-Aimée calmait en +lui caressant les joues. Alors, elle riait et pleurait tout à la fois. +Elle avait un mouvement des épaules qui laissait voir son cou blanc, et +qui faisait dire à Bonne Néron qu'elle avait l'air d'une chatte. + + + + +Bonne Néron s'en alla un jour après une scène, au milieu du déjeuner, +alors qu'il régnait un grand silence. Elle cria tout à coup: + +--Oui, je veux m'en aller, et je m'en irai! + +Comme sœur Marie-Aimée la regardait tout étonnée, elle lui fit face en +baissant la tête, qu'elle secouait et lançait en avant, criant plus +fort qu'elle ne souffrirait pas plus longtemps d'être commandée par une +morveuse, oui, une morveuse. + +Elle était arrivée à reculons près de la porte; elle l'ouvrit tout +en donnant de furieux coups de tête, et avant de disparaître, elle +lança son grand bras dans la direction de sœur Marie-Aimée et, avec un +profond mépris, elle dit: + +--Ça n'a pas seulement vingt-cinq ans! + +Quelques petites filles étaient terrifiées; d'autres éclatèrent +de rire. Madeleine eut une véritable crise de nerfs; elle se jeta +aux genoux de sœur Marie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en +embrassant sa robe. Elle lui prit les mains, qu'elle frotta contre sa +grosse bouche humide; tout cela, en poussant des cris, comme si une +catastrophe épouvantable était arrivée. + +Sœur Marie-Aimée n'arrivait pas à se dégager; elle finit par se fâcher. +Alors, Madeleine s'évanouit en tombant sur le dos. + +Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit un signe de mon côté. +Croyant qu'elle avait besoin de mes services, j'accourus. Mais elle me +renvoya: + +--Non, pas toi, Marie Renaud. + +Elle lui remit ses clefs, et bien que Marie Renaud ne fût jamais entrée +dans la chambre de sœur Marie-Aimée, elle trouva tout de suite le +flacon demandé. + + + + +Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron, +elle prit de l'autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur +Marie-Aimée; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout +propos: qu'elle était notre surveillante, et non pas notre bonne. + +Le jour de son évanouissement, j'avais vu ses seins, qui m'avaient paru +si beaux, que je n'avais encore rien imaginé de pareil. + +Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucun cas de ses remontrances. +Cela la mettait en colère; elle me criblait de mots grossiers, et +finissait toujours par me traiter d'espèce de princesse. + +Elle ne pouvait supporter l'affection que me montrait sœur Marie-Aimée; +et quand elle la voyait m'embrasser, elle rougissait de dépit. + +Je commençais à grandir et j'étais assez bien portante. Sœur +Marie-Aimée disait qu'elle était fière de moi. Elle me serrait si fort +en m'embrassant qu'elle me faisait mal. Puis elle disait en posant +délicatement ses doigts sur mon front: + +--Ma petite fille! mon petit enfant! + +Pendant les récréations, je restais souvent près d'elle. Je l'écoutais +lire: elle lisait d'une voix profonde et mordante, et, quand les +personnages lui déplaisaient par trop, elle fermait violemment le livre +et se mêlait à nos jeux. + +Elle eût voulu me voir sans défaut. Elle répétait souvent: + +--Je veux que tu sois parfaite; entends-tu? parfaite. + +Un jour, elle crut que j'avais menti. + +Nous avions trois vaches qui paissaient quelquefois sur une pelouse au +milieu de laquelle se trouvait un énorme marronnier. La vache blanche +était méchante, et nous en avions peur, parce qu'elle avait déjà +piétiné une petite fille. + +Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et, directement sous le +marronnier, une belle vache noire. Je dis à Ismérie: + +--Tiens, on a changé la vache blanche, sans doute parce qu'elle était +méchante. + +Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mit à crier, disant que je me +moquais toujours des autres, en voulant leur faire croire des choses +qui n'existaient pas. + +Je lui montrai la vache: elle soutint que c'était la blanche; moi, je +soutenais que c'était une noire. + +Sœur Marie-Aimée entendit. Elle paraissait outrée, quand elle dit: + +--Comment peux-tu soutenir que cette vache est noire? + +A ce moment, la vache se déplaça; elle paraissait maintenant noire et +blanche, et je compris que c'était l'ombre du marronnier qui m'avait +trompée. J'étais si stupéfaite que je ne trouvai rien à répondre; je ne +savais comment expliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment. + +--Pourquoi as-tu menti? allons! réponds, pourquoi as-tu menti? + +Je répondis que je ne savais pas. + +Elle m'envoya en pénitence sous le hangar, en m'assurant que je +n'aurais comme nourriture que du pain et de l'eau. + +Comme je n'avais pas menti, la pénitence me laissa indifférente. + +Sous ce hangar, il n'y avait que de vieilles armoires, et des choses +servant au jardinage. Je grimpai d'une chose sur l'autre, et je me +trouvai bientôt assise sur la plus haute armoire. + +J'avais dix ans, et c'était la première fois que je me trouvais seule. +J'en ressentis comme un contentement. Tout en balançant mes jambes, +j'imaginais tout un monde invisible: une vieille armoire à ferrures +rouillées devint l'entrée d'un palais magnifique. J'étais une petite +fille abandonnée sur une montagne; une belle dame vêtue comme une fée +m'avait aperçue et venait me chercher; des chiens merveilleux couraient +devant elle; ils étaient presque à mes pieds, lorsque je vis devant +l'armoire aux ferrures sœur Marie-Aimée, qui regardait de tous côtés. + +Je ne savais pas que j'étais assise sur un meuble; je me croyais +encore sur la montagne, et j'étais seulement ennuyée que l'arrivée +de sœur Marie-Aimée eût fait disparaître le palais avec tous ses +personnages. + +Elle me découvrit au balancement de mes jambes; et je m'aperçus en même +temps qu'elle que j'étais sur une armoire. + +Elle resta un moment les yeux levés vers moi; puis, elle tira de la +poche de son tablier un morceau de pain, un bout de boudin, une petite +fiole de vin, me montra chaque chose l'une après l'autre, et, la voix +fâchée, elle dit: + +--C'était pour toi; eh bien, voilà! + +Elle remit le tout dans sa poche, et s'en alla. + +Un instant après, Madeleine m'apporta du pain et de l'eau, et je restai +jusqu'au soir sous le hangar. + + + + +Depuis quelque temps, sœur Marie-Aimée devenait triste; elle ne +jouait plus avec nous; souvent, elle oubliait l'heure de notre dîner. +Madeleine m'envoyait la chercher à la chapelle, où je la trouvais à +genoux, le visage caché dans ses mains. + +Il me fallait la tirer par sa robe pour me faire entendre. Il me sembla +plusieurs fois qu'elle avait pleuré; mais je n'osais pas la regarder +de peur de la fâcher. Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui +parlait, elle répondait par oui ou par non, d'un ton sec. + +Pourtant, elle s'occupa activement d'une petite fête que nous faisions +tous les ans à Pâques. Elle fit apporter les gâteaux que l'on rangea +sur une table, en les recouvrant d'une nappe blanche, pour ne pas +donner trop de tentation aux gourmandes. + +Le dîner s'était passé au milieu d'un babillage énorme, à cause de la +permission que nous avions de causer à table les jours de fête. Sœur +Marie-Aimée nous avait servies avec son bon sourire et une bonne parole +pour chacune. Elle se disposait à nous servir les gâteaux en se faisant +aider par Madeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait. + +A ce moment, la chatte, qui était dessous, sauta à terre et se sauva. +Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrent ensemble un «ah!» prolongé, +puis Madeleine cria: + +--La sale bête, elle a mordu à tous les gâteaux! + +Sœur Marie-Aimée n'aimait pas la chatte. Elle resta un moment immobile, +puis elle courut prendre un bâton et se lança après la bête. + +Ce fut une course épouvantable: la chatte, affolée, sautait de tous +côtés, échappant au bâton, qui ne frappait que les bancs et les murs. +Toutes les petites filles, prises de peur, se sauvaient vers la porte. +Sœur Marie-Aimée les arrêta d'un mot: Que personne ne sorte! + +Elle avait un visage que je ne connaissais pas: ses lèvres rentrées, +ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du +feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras. + +Malgré moi, je regardai de nouveau. La poursuite continuait: sœur +Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence; ses lèvres s'étaient +ouvertes et on voyait ses petites dents pointues; elle courait dans +tous les sens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevant +rapidement ses jupes; au moment où elle allait l'atteindre, la chatte +fit un bond formidable et s'accrocha après un rideau, tout en haut +d'une fenêtre. + +Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aimée avec des mouvements de +jeune chien un peu lourd, voulut aller chercher un bâton plus long, +mais sœur Marie-Aimée l'arrêta d'un geste en disant: + +--Elle a bien fait de s'échapper! + +Bonne Justine, qui était près de moi, disait en se cachant les yeux: + +--Oh! c'est honteux! c'est honteux! + +Moi aussi, je trouvais que c'était honteux: une sorte de +déconsidération me venait pour sœur Marie-Aimée, que j'avais toujours +crue sans défaut. Je comparais cette scène avec une autre qui s'était +passée un jour de grand orage. Combien j'avais trouvé sœur Marie-Aimée +au-dessus de tout, ce jour-là! Je la revoyais, montée sur un banc: elle +fermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beaux bras +dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et, pendant que +nous étions épouvantées par les éclairs et les coups de vent furieux, +elle disait d'une voix calme: + +--Mais... c'est un ouragan! + +Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculer les petites filles au fond +de la salle. Elle ouvrait la porte toute grande à la chatte, qui sortit +en trois bonds. + + + + +L'après-midi, je fus bien étonnée de voir que ce n'était pas notre +vieux curé qui disait les vêpres. + +Celui-ci était grand et fort. Il chantait d'une voix forte et saccadée. +Toute la soirée, on parla de lui. Madeleine disait que c'était un bel +homme, et sœur Marie-Aimée trouva qu'il avait la voix jeune, mais qu'il +prononçait les mots comme un vieillard. Elle dit aussi qu'il avait la +démarche jeune et distinguée. + +Quand il vint nous faire visite deux ou trois jours après, je vis qu'il +avait des cheveux blancs qui bouclaient au-dessus de son cou, et que +ses yeux et ses sourcils étaient très noirs. + +Il demanda à voir celles qui se préparaient au catéchisme, et voulut +savoir le nom de chacune. Sœur Marie-Aimée répondit pour moi. Elle dit +en mettant sa main sur ma tête: + +--Celle-ci, c'est notre Marie-Claire. + +Ismérie s'approcha à son tour. Il la regarda avec une grande curiosité, +la fit tourner le dos et marcher devant lui; il compara sa taille à +celle d'un bébé de trois ans, et comme il demandait à sœur Marie-Aimée +si elle était intelligente, Ismérie se retourna brusquement en disant +qu'elle était moins bête que les autres. + +Il se mit à rire, et je vis que ses dents étaient très blanches. Quand +il parlait, il faisait un mouvement en avant, comme s'il voulait +rattraper ses mots, qui semblaient lui échapper malgré lui. + +Sœur Marie-Aimée le reconduisit jusqu'à la porte de la grande cour. Les +autres fois, elle n'accompagnait les visiteurs que jusqu'à la porte de +la salle. + +Elle reprit sa place sur son estrade et au bout d'un moment, elle dit, +sans regarder personne: + +--C'est un homme vraiment très distingué. + +Notre nouveau curé habitait dans une petite maisonnette, tout près +de la chapelle. Le soir, il se promenait dans les allées plantées de +tilleuls. Il passait très près du carré de pelouse où nous jouions, et +il saluait, en se courbant très bas, sœur Marie-Aimée. + +Tous les jeudis après-midi, il venait nous rendre visite: il s'asseyait +en s'appuyant au dossier de sa chaise, et, après avoir croisé les +jambes l'une sur l'autre, il nous racontait des histoires. Il était +très gai, et sœur Marie-Aimée disait qu'il riait de bon cœur. + +Il arrivait parfois que sœur Marie-Aimée était souffrante; alors, il +montait lui faire visite dans sa chambre. + +On voyait passer Madeleine avec une théière et deux tasses; elle était +rouge et empressée. + +Quand l'été fut fini, M. le curé vint nous voir le soir après dîner; il +passait la veillée avec nous. + +A neuf heures sonnant, il nous quittait; et sœur Marie-Aimée +l'accompagnait toujours dans le couloir jusqu'à la grande porte. + + + + +Il y avait déjà un an qu'il était avec nous, et je n'avais pu encore +m'habituer à me confesser à lui. Souvent, il me regardait avec un rire +qui me faisait croire qu'il se souvenait de mes péchés. + +Nous allions à confesse à jours fixes: chacune passait à son tour; +quand il n'en restait plus qu'une ou deux avant moi, je commençais à +trembler. + +Mon cœur battait à toute volée, et j'avais des crampes d'estomac qui me +coupaient la respiration. + +Puis, mon tour arrivé, je me levais, les jambes tremblantes, la tête +bourdonnante et les joues froides. Je tombais sur les genoux dans le +confessionnal, et tout aussitôt la voix marmottante et comme lointaine +de M. le curé me rendait un peu de confiance. Mais il fallait toujours +qu'il m'aidât à me rappeler mes péchés: sans cela, j'en aurais oublié +la moitié. + +A la fin de la confession, il me demandait toujours mon nom. J'aurais +bien voulu en dire un autre, mais en même temps que j'y pensais, le +mien sortait précipitamment de ma bouche. + +Le moment de la première communion approchait; elle devait avoir lieu +au mois de mai, et on commençait déjà les préparatifs. + +Sœur Marie-Aimée composait des cantiques nouveaux; elle avait fait +aussi une sorte de cantique à la louange de M. le curé. + +Quinze jours avant la cérémonie, on nous sépara des autres. Nous +passions tout notre temps en prières. + +Madeleine devait surveiller notre recueillement; mais il lui arriva +plus d'une fois de le troubler, en se disputant avec l'une ou l'autre. + +Ma camarade s'appelait Sophie. + +Elle n'était pas bruyante, et nous nous éloignions toujours des +disputes. Nous causions de choses graves. Je lui avouai mon aversion +pour la confession, et combien j'avais peur de faire une mauvaise +communion. + +Elle était très pieuse, et elle ne comprenait rien à mes appréhensions. +Elle trouvait que je manquais de piété, et elle avait remarqué que je +m'endormais pendant la prière. + +Elle m'avoua à son tour qu'elle avait grand'peur de la mort; elle en +parlait d'un air craintif, en baissant la voix. + +Ses yeux étaient presque verts, et ses cheveux si beaux que sœur +Marie-Aimée n'avait jamais voulu les lui couper, comme aux autres +petites filles. + +Enfin, le grand jour arriva. + +Ma confession générale n'avait pas été trop pénible: cela m'avait donné +à peu près la même impression qu'un bon bain. Je me sentais très propre. + +Cependant, je tremblais si fort en recevant l'hostie, que mes dents en +gardèrent une partie. J'eus un éblouissement, et il me sembla qu'un +rideau noir descendait devant moi. Je crus reconnaître la voix de sœur +Marie-Aimée, qui demandait: + +--Es-tu malade? + +J'eus conscience qu'elle m'accompagnait jusqu'à mon prie-Dieu, qu'elle +me mettait mon cierge dans la main, en disant: + +--Tiens-le bien. + +J'avais la gorge si serrée qu'il m'était impossible d'avaler, et je +sentis qu'un liquide me coulait de la bouche. + +Alors, une peur folle monta en moi, car Madeleine nous avait bien +averties, que s'il nous arrivait de mordre l'hostie, le sang de Jésus +coulerait de notre bouche sans que rien pût l'arrêter. + +Sœur Marie-Aimée m'essuyait le visage, et disait tout bas: + +--Fais donc attention, voyons; es-tu malade? + +Ma gorge se desserra, et j'avalai brusquement l'hostie avec un flot de +salive. + +J'osai alors regarder le sang qui était sur ma robe, mais je ne vis +qu'une petite tache pareille à celle qu'aurait pu faire une goutte +d'eau. + +Je portai mon mouchoir à mes lèvres et j'essuyai ma langue: il n'y +avait pas non plus de sang sur mon mouchoir. + +Je n'étais pas très sûre de tout cela, mais comme on nous faisait lever +pour chanter, j'essayai de chanter avec les autres. + +Quand M. le curé vint nous voir dans la journée, sœur Marie-Aimée lui +dit que j'avais failli m'évanouir pendant la communion. Il me releva la +tête, et après m'avoir bien regardée dans les yeux, il se mit à rire, +et dit que j'étais une petite fille très sensible. + + + + +Aussitôt que nous avions fait notre première communion, nous n'allions +plus en classe. Bonne Justine nous apprenait à faire de la lingerie. +Nous faisions des coiffes pour les paysannes. Ce n'était pas très +difficile, et comme c'était quelque chose de nouveau, je travaillais +avec ardeur. + +Bonne Justine déclara que je ferais une très bonne lingère. Sœur +Marie-Aimée dit en m'embrassant: + +--Si seulement tu pouvais vaincre ta paresse! + +Mais quand j'eus fait plusieurs coiffes, et qu'il me fallut toujours +recommencer, ma paresse reprit vite le dessus. Je m'ennuyais, et je ne +pouvais me décider à travailler. + +Je serais restée des heures et des heures sans bouger, à regarder +travailler les autres. + +Marie Renaud cousait en silence; elle faisait des points si petits et +si serrés, qu'il fallait avoir de bons yeux pour les voir. + +Ismérie cousait en chantonnant sans crainte des réprimandes. + +Les unes cousaient le dos courbé, le front plissé, avec des doigts +mouillés qui faisaient crisser les aiguilles; d'autres cousaient +lentement, avec soin, sans fatigue, sans ennui, en comptant les points +tout bas. + +J'aurais bien voulu être comme celles-là! Je me grondais en moi-même, +et pendant quelques minutes je les imitais. + +Mais le moindre bruit me dérangeait, et je restais à écouter ou +regarder ce qui se passait autour de moi. Madeleine disait que j'avais +toujours le nez en l'air. + +Je passais tout mon temps à imaginer des aiguilles qui auraient cousu +toutes seules. + +Pendant longtemps, j'ai eu l'espoir qu'une gentille petite vieille, +visible pour moi seulement, sortirait de la grande cheminée et +viendrait coudre ma coiffe très vite. + +Je finis par devenir insensible aux reproches. Sœur Marie-Aimée ne +savait plus que faire pour m'encourager ou me punir. + +Un jour, elle décida que je ferais la lecture tout haut, deux fois par +jour. Ce fut une grande joie pour moi; je trouvais que l'heure de la +lecture n'arrivait jamais assez vite, et je fermais toujours le livre +avec regret. + + + + +Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisait chanter Colette, l'infirme. + +Elle chantait toujours les mêmes chansons, mais sa voix était si belle +qu'on ne se lassait pas de l'entendre. Elle chantait simplement, sans +quitter son ouvrage, en balançant seulement un peu la tête. + +Bonne Justine, qui savait l'histoire de chacune, racontait que Colette +avait été apportée avec les deux jambes broyées, quand elle était +encore toute petite. + +Maintenant, elle avait vingt ans: elle marchait péniblement avec deux +cannes, et ne voulait pas se servir de béquilles, de peur d'avoir l'air +d'une vieille. + +Pendant les récréations, je la voyais toujours seule sur un banc. Elle +s'étirait sans cesse en se renversant en arrière. Ses yeux noirs +avaient la prunelle si large, qu'on ne voyait presque pas le blanc. + +Je me sentais attirée vers elle; j'aurais voulu être son amie. Elle +paraissait très fière, et quand je lui rendais un petit service, elle +avait une façon de me dire: «Merci, petite», qui me renvoyait tout de +suite à mes douze ans. + +Madeleine prit un air mystérieux pour me dire qu'il était bien défendu +de parler seule avec Colette; et quand je voulus savoir pourquoi, elle +s'embrouilla dans une histoire longue et compliquée qui ne m'apprit +rien du tout. + +Je m'adressai à Bonne Justine, qui fit les mêmes simagrées pour me dire +qu'on disait beaucoup de mal de Colette, et qu'une petite fille comme +moi ne devait pas s'approcher d'elle. + +Je ne pus jamais parvenir à comprendre pourquoi. A force de la +regarder, je m'aperçus que chaque fois qu'une grande lui donnait le +bras pour la promener un peu, il en venait tout de suite trois ou +quatre qui causaient et riaient avec elle. + +Je pensai qu'elle n'avait pas d'amie. Une grande pitié s'ajouta au +sentiment qui m'attirait vers elle, et un jour que les grandes la +délaissaient, je lui offris mon bras pour faire le tour de la pelouse. + +J'étais debout, devant elle, un peu intimidée. Je sentais qu'elle ne +refuserait pas. + +Elle me fixa, puis elle dit: + +--Tu sais que c'est défendu? + +Je fis signe que oui. + +Elle eut un mouvement de la tête pour me fixer davantage. + +--Et tu n'as pas peur d'être punie? + +Je fis signe que non. + +J'avais une grande envie de pleurer qui me serrait la gorge. Je l'aidai +à se lever. Elle s'appuyait d'une main sur une canne, et malgré cela, +elle pesait sur moi de tout son poids. + +Je compris combien la marche lui était pénible; elle ne me dit pas un +mot pendant la promenade, et, quand je l'eus ramenée à son banc, elle +dit en me regardant: + +--Merci, Marie-Claire. + +En me voyant avec Colette, Bonne Justine avait levé les bras au ciel, +et fait le signe de la croix. + +A l'autre bout de la pelouse, Madeleine braillait en me montrant le +poing. + + + + +Le soir, je vis bien que sœur Marie-Aimée savait ce que j'avais fait, +mais elle ne m'en fit aucun reproche. + +Pendant la récréation suivante, elle m'attira sur son petit banc, +elle prit ma tête dans ses deux mains, et se pencha sur moi. Elle ne +me disait rien, mais ses yeux plongeaient dans tout mon visage: il me +semblait que j'étais enveloppée dans ses yeux. J'en ressentais comme +une chaleur, et j'y étais à mon aise. Elle m'embrassa longuement au +front, puis elle me sourit et dit: + +--Va, tu es mon beau lis blanc. + +Je la trouvai si belle avec ses yeux qui avaient des rayons de +plusieurs couleurs que je lui dis: + +--Vous aussi, ma Mère, vous êtes une belle fleur. + +Elle prit un ton dégagé pour me dire: + +--Oui, mais je ne compte plus dans les lis. + +Puis elle me demanda brusquement: + +--Tu n'aimes donc plus Ismérie? + +--Si, ma Mère. + +--Ah! eh bien, et Colette? + +--Je l'aime bien aussi. + +Elle me repoussa: + +--Oh! toi, tu aimes tout le monde! + + + + +Presque chaque jour, j'offrais mon bras à Colette. + +Elle me parlait seulement pour faire quelques remarques sur l'une ou +l'autre. + +Quand je m'asseyais près d'elle, elle me regardait curieusement: elle +trouvait que j'avais une drôle de figure. + +Un jour, elle me demanda si je la trouvais jolie. Aussitôt, je me +rappelai que sœur Marie-Aimée disait qu'elle était noire comme une +taupe. + +Je vis pourtant qu'elle avait un grand front, de grands yeux, et le +reste du visage tout mince. En la regardant, je ne sais pourquoi je +pensais à un puits profond et noir qui aurait été plein d'eau chaude. + +Non, je ne la trouvais pas jolie! Mais je n'osai pas le lui dire, +parce qu'elle était infirme, et je répondis qu'elle serait bien plus +jolie si elle avait la peau blanche. + +Petit à petit, je devenais son amie. + +Elle me confia qu'elle espérait s'en aller pour se marier, comme la +grande Nina, qui venait nous voir le dimanche, avec son enfant. + +Elle me tapait sur le bras en me disant: + +--Vois-tu, moi, il faut que je me marie. + +Elle s'étirait longuement, en tendant tout son corps en avant. + +Il y avait des jours où elle pleurait avec un chagrin si profond que je +ne trouvais rien à lui dire. + +Elle regardait ses jambes toutes tortillées, et c'était comme un +gémissement quand elle disait: + +--Il faudrait un miracle pour que je puisse sortir d'ici. + +Il me vint tout d'un coup l'idée que la Vierge pourrait faire le +miracle. + +Colette trouva la chose toute simple. + +Elle était tout étonnée de n'y avoir pas encore songé: il était si +juste qu'elle eût des jambes comme les autres! + +Elle voulut s'en occuper tout de suite. + +Elle m'expliqua qu'il fallait être plusieurs jeunes filles pour faire +la neuvaine; que nous irions nous purifier par la communion; et que +pendant neuf jours nous ne cesserions pas de prier afin d'obtenir la +grâce. + +Il fallait que cela fût dans le plus grand secret. + +Il fut convenu que ma camarade Sophie serait des nôtres, à cause de sa +grande piété. Colette se chargeait d'en parler à quelques grandes qui +avaient bon cœur. + +Deux jours après, tout fut réglé. + +Colette devait jeûner et faire pénitence pendant les neuf jours. Le +dixième, qui serait un dimanche, elle irait communier comme d'habitude, +en se servant de sa canne, et du bras de l'une de nous; puis, l'hostie +dans son cœur, elle ferait le vœu d'élever ses enfants dans l'amour de +la Vierge; après cela, elle se lèverait toute droite et entonnerait de +sa voix magnifique le _Te Deum_, que nous reprendrions en chœur. + +Pendant les neuf jours, je priai avec une ferveur que je n'avais jamais +connue. Les prières ordinaires me semblaient fades. Je récitais les +litanies de la Vierge; je cherchais les plus belles louanges, et les +répétais sans me lasser! + +--Étoile du matin, guérissez Colette. + +La première fois, je restai si longtemps à genoux que sœur Marie-Aimée +vint me gronder. + +Personne ne remarqua les petits signes que nous échangions, et la +neuvaine se termina dans le plus grand secret. + + + + +Colette était bien pâle, quand elle vint à la messe: ses joues étaient +encore plus minces; elle se tenait les yeux baissés, et ses paupières +étaient toutes violettes. + +Je pensai que c'était la fin de son martyre, et une joie profonde me +soulevait. + +Tout près de moi, une Vierge vêtue d'une grande robe blanche souriait +en me regardant, et dans un élan de toute ma foi, ma pensée lui cria: + +--Miroir de Justice, guérissez Colette! + +Et, les tempes serrées par la volonté de ne pas distraire ma pensée, je +répétais: + +--Miroir de Justice, guérissez Colette! + +Maintenant, Colette s'en allait communier. Sa canne faisait un petit +bruit sec sur les dalles. + +Quand elle se fut agenouillée, celle qui l'avait accompagnée revint +avec la canne, tant elle était sûre qu'elle serait inutile. + +Ce fut lamentable. + +Colette essaya de se mettre debout, et retomba sur les genoux. Sa main +tâtonna pour prendre sa canne, et, ne la trouvant pas, elle fit un +nouveau mouvement pour se lever. + +Elle se cramponna à la Sainte Table, et s'accrocha au bras d'une sœur +qui communiait près d'elle; puis, ses épaules balancèrent, et elle +s'écroula en entraînant la sœur. + +Deux des nôtres se précipitèrent, et traînèrent la pauvre Colette +jusqu'à son banc. + +Pourtant, j'espérais encore, et, jusqu'à la fin de la messe, j'attendis +le _Te Deum_. + +Aussitôt que cela me fut possible, je rejoignis Colette. + +Elle était entourée des grandes, qui essayaient de la consoler en lui +conseillant de se donner à Dieu pour toujours. Elle pleurait doucement, +sans secousses, la tête un peu penchée, et ses larmes tombaient sur ses +mains, qu'elle tenait croisées l'une sur l'autre. + +Je m'agenouillai devant elle, et, quand elle me regarda, je lui dis: + +--Peut-être qu'on peut se marier malgré qu'on est infirme. + +L'histoire de Colette fut bientôt connue de toute la maison; il y eut +une tristesse générale qui empêcha les jeux d'être bruyants. Ismérie +croyait m'apprendre une grande nouvelle en me racontant la chose. + +Ma camarade Sophie me dit qu'il fallait se soumettre aux volontés de la +Vierge, parce qu'elle savait mieux que nous ce qui convenait au bonheur +de Colette. + + + + +J'aurais bien voulu savoir si sœur Marie-Aimée avait été avertie. Je ne +la vis que dans l'après-midi, à l'heure de la promenade. Elle n'avait +pas l'air triste; on aurait plutôt dit qu'elle était contente; jamais +elle ne m'avait paru aussi jolie. Tout son visage resplendissait. + +Pendant la promenade, je remarquai qu'elle marchait comme si quelque +chose l'eût soulevée. Je ne me rappelais pas l'avoir jamais vue marcher +comme cela. Son voile s'envolait un peu aux épaules, et sa guimpe ne +cachait pas complètement son cou. + +Elle ne faisait aucune attention à nous; elle ne regardait rien, et +on eût dit qu'elle voyait quelque chose. Par instants, elle souriait, +comme si quelqu'un lui eût parlé intérieurement. + +Le soir, après dîner, je la retrouvai assise sur un vieux banc qui +touchait à un gros tilleul. M. le curé était assis près d'elle, le dos +appuyé contre l'arbre. + +Ils avaient l'air grave. + +Je croyais qu'ils parlaient de Colette, et je m'arrêtai à quelques pas +d'eux. + +Sœur Marie-Aimée disait, comme si elle répondait à une question: + +--Oui, à quinze ans. + +Monsieur le curé dit: + +--A quinze ans, on n'a pas la vocation. + +Je n'entendis pas ce que répondit sœur Marie-Aimée, mais M. le curé +reprit: + +--A quinze ans, on a toutes les vocations: il suffit d'un geste +affectueux ou indifférent, pour vous éloigner ou vous encourager dans +une voie. + +Il fit une pause, et dit plus bas: + +--Vos parents ont été bien coupables. + +Sœur Marie-Aimée répondit: + +--Je ne regrette rien. + +Ils restèrent longtemps sans parler; puis sœur Marie-Aimée leva le +doigt comme pour une recommandation et dit: + +--En tout lieu, malgré tout, et toujours. + +Monsieur le curé étendit un peu la main en riant, et il dit aussi: + +--En tout lieu, malgré tout, et toujours. + +La cloche du coucher sonna tout à coup, et M. le curé disparut dans les +allées de tilleuls. + +Pendant longtemps, je me répétai les mots que j'avais entendus; mais +jamais je ne pus les associer à l'histoire de Colette. + + + + +Colette ne comptait plus sur un miracle pour s'en aller; et pourtant, +elle ne pouvait se résigner à rester dans cette maison. + +Quand elle vit partir une à une toutes celles qui avaient son âge, +elle commença de se révolter. Elle ne voulut plus aller à confesse, ni +communier; elle allait à la messe, parce qu'elle chantait et aimait la +musique. + +Je restais souvent près d'elle pour la consoler. + +Elle m'expliquait que le mariage, c'était l'amour. + + + + +Sœur Marie-Aimée, qui était souffrante depuis quelque temps, tomba tout +à fait malade. + +Madeleine la soignait avec dévouement et nous dirigeait à tort et à +travers. Elle s'acharnait particulièrement sur moi; et quand elle me +voyait lasse de coudre, elle disait en essayant de prendre un air +hautain: + +--Puisque Mademoiselle n'aime pas la couture, elle n'a qu'à prendre le +balai. + +Elle s'avisa un dimanche de me faire nettoyer les escaliers, pendant +l'heure de la messe. Nous étions en janvier; un froid humide, venant +des couloirs, montait les marches et pénétrait sous ma robe. + +Je balayais de toutes mes forces, pour me réchauffer. + +Les sons de l'harmonium venaient de la chapelle jusqu'à moi; par +instants je reconnaissais les notes aigres et perçantes de Madeleine, +et les éclats saccadés de M. le curé. + +Je suivais la messe d'après les chants. La voix de Colette monta tout +à coup; elle était forte et pure; elle s'élargit, couvrit les sons de +l'harmonium, domina tout, puis elle s'envola par-dessus les tilleuls, +par-dessus les maisons, plus haut que le clocher. + +J'en ressentis un grand frisson, et quand la voix redescendit un peu +tremblante, quand elle fut rentrée dans l'église et étouffée par les +sons de l'harmonium, je me mis à pleurer avec des hoquets, comme une +toute petite fille. Puis la voix pointue de Madeleine perça de nouveau, +et je balayais à grands coups, comme si mon balai devait effacer cette +voix qui m'était si désagréable. + + + + +Ce jour-là, sœur Marie-Aimée me fit appeler près d'elle. Il y avait +bien deux mois qu'elle n'était pas sortie de sa chambre. Elle +commençait d'aller mieux, mais je remarquai que ses yeux ne brillaient +plus du tout. Ils me faisaient penser à un arc-en-ciel presque fondu. + +Elle me fit raconter les petites histoires drôles qui s'étaient +passées; elle voulait sourire en m'écoutant, mais sa bouche ne se +relevait que d'un seul côté. Elle me demanda aussi si je l'avais +entendue crier. + +Oh! oui, je l'avais entendue; c'était pendant sa maladie. Elle avait +poussé des cris si épouvantables au milieu de la nuit, que tout +le dortoir en avait été réveillé. Madeleine allait et venait. On +l'entendait remuer de l'eau; et comme je lui demandais ce qu'avait +sœur Marie-Aimée, elle m'avait répondu tout en courant: + +--Des douleurs. + +J'avais aussitôt pensé que Bonne Justine avait aussi des douleurs; mais +jamais elle n'avait crié comme cela, et j'imaginais les jambes de sœur +Marie-Aimée trois fois plus enflées que celles de Bonne Justine. + +Les cris étaient devenus de plus en plus forts. Il y en avait eu un si +terrible, qu'il semblait lui sortir des entrailles. Ensuite on avait +entendu quelques plaintes. Puis, plus rien. + +Au bout d'un moment, Madeleine était venue parler à Marie Renaud. +Aussitôt Marie Renaud avait mis sa robe, et je l'avais entendue +descendre. + +Un instant après, elle était revenue avec M. le curé. Il était entré +précipitamment dans la chambre de sœur Marie-Aimée et Madeleine avait +vite refermé la porte sur lui. + +Il n'était pas resté longtemps; mais il s'en était retourné bien moins +vite qu'il n'était venu. Il marchait en baissant la tête, et sa main +droite ramenait un pan de son manteau sur son bras gauche, comme s'il +voulait préserver une chose précieuse. + +Je pensai qu'il remportait les Saintes Huiles, et je n'osai pas lui +demander si sœur Marie-Aimée était morte. + +Je n'avais pas oublié non plus le coup de poing que j'avais reçu +de Madeleine, lorsque je m'étais accrochée à sa jupe. Elle m'avait +renversée, en disant très bas et très vite: + +--Elle va mieux. + +Le jour où sœur Marie-Aimée fut guérie, Madeleine perdit son arrogance, +et tout rentra dans l'ordre. + + + + +J'avais toujours la même répugnance pour la couture, et sœur +Marie-Aimée commençait à s'en inquiéter. + +Elle en parla devant moi à la sœur de M. le curé. C'était une vieille +demoiselle qui avait une longue figure, et de grands yeux fanés. Elle +s'appelait Mlle Maximilienne. + +Sœur Marie-Aimée disait combien elle était inquiète de mon avenir; elle +trouvait que j'apprenais les choses avec une grande facilité, mais +qu'aucun travail de couture ne m'intéressait. + +Elle avait remarqué depuis longtemps que j'aimais l'étude. Alors, elle +s'était informée s'il ne me restait pas quelques parents éloignés, qui +auraient pu se charger de moi; mais il ne me restait qu'une vieille +parente, qui avait déjà adopté ma sœur, et refusait de s'occuper de +moi. + +Mlle Maximilienne offrit de me prendre dans son magasin de modes, M. le +curé trouva que c'était une très bonne idée; il ajouta qu'il se ferait +même un plaisir de venir deux fois par semaine afin de m'instruire un +peu. Sœur Marie-Aimée paraissait vraiment heureuse; elle ne savait +comment exprimer sa reconnaissance. + +Il fut convenu que j'entrerais chez Mlle Maximilienne aussitôt que M. +le curé serait de retour d'un voyage qu'il devait faire à Rome. Sœur +Marie-Aimée allait s'occuper de mon trousseau, et Mlle Maximilienne +irait trouver la supérieure pour obtenir la permission. + +L'idée que la supérieure allait s'occuper de moi me causa un véritable +malaise. Je ne pouvais m'empêcher de penser au mauvais regard qu'elle +lançait de notre côté, quand elle passait près du vieux banc où venait +s'asseoir M. le curé. + +Aussi, j'attendais avec impatience la réponse qu'elle donnerait à Mlle +Maximilienne. + +M. le curé était parti depuis une semaine, et sœur Marie-Aimée +m'entretenait chaque jour de mon nouvel emploi. Elle me disait combien +elle serait contente de me voir le dimanche. Elle me faisait mille +recommandations, et me donnait toutes sortes de conseils au sujet de ma +santé. + + + + +Un matin, la supérieure me fit demander. + +En entrant chez elle, je vis qu'elle était assise dans un grand +fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j'avais entendu raconter +sur elle me revinrent à la mémoire; et à la voir, toute noire au milieu +de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait +poussé dans un souterrain. + +Elle abaissa et releva plusieurs fois les paupières. Elle avait un +sourire qui ressemblait à une insulte. Je sentis que je rougissais très +fort et malgré cela je ne détournai pas les yeux. + +Elle eut un petit ricanement, et dit: + +--Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler? + +Je répondis que je pensais que c'était pour me parler de Mlle +Maximilienne. + +Elle ricana encore. + +--Ah oui, Mlle Maximilienne; eh bien! détrompez-vous. Nous avons décidé +de vous placer dans une ferme de la Sologne. + +Elle ferma ses yeux à demi pour me dire: + +--Vous serez bergère, mademoiselle! + +Elle ajouta, en appuyant sur les mots: + +--Vous garderez les moutons. + +Je dis simplement: + +--Bien, ma Mère. + +Elle remonta des profondeurs de son fauteuil, et demanda: + +--Vous savez ce que c'est que garder les moutons? + +Je répondis que j'avais vu des bergères dans les champs. + +Elle avança vers moi sa figure jaune, et reprit: + +--Il vous faudra nettoyer les étables. Cela sent très mauvais; et les +bergères sont des filles malpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de +la ferme, on vous apprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs. + +Elle parlait très fort, comme si elle craignait de n'être pas comprise. + +Je répondis comme tout à l'heure: + +--Bien, ma Mère. + +Elle se haussa sur les bras de son fauteuil; et, en me fixant de ses +yeux luisants, elle dit encore: + +--Vous n'êtes donc pas fière? + +Je souris d'un air indifférent. + +--Non, ma Mère. + +Elle parut profondément étonnée; mais, comme je continuais de sourire +avec indifférence, sa voix devint moins dure pour me dire: + +--Vraiment, mon enfant? J'avais toujours cru que vous étiez +orgueilleuse. + +Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha ses yeux sous ses paupières, +et se mit à parler d'une voix monotone, comme quand elle récitait les +prières. Elle disait: qu'on devait obéir à ses maîtres, ne jamais +manquer à ses devoirs de religion, et que la fermière viendrait me +chercher la veille du jour de la Saint-Jean. + +Je sortis de chez elle avec des sentiments que je n'aurais pu exprimer. +Mais ce qui dominait en moi, c'était la crainte de faire de la peine à +sœur Marie-Aimée. Comment lui dire cela? + +Je n'eus guère le temps de la réflexion. Elle m'attendait à l'entrée de +notre couloir; elle me saisit aux épaules, et en baissant son visage +vers le mien, elle dit: + +--Eh bien? + +Elle avait un regard inquiet qui commandait la réponse. Je dis tout de +suite: + +--Elle ne veut pas, et je serai bergère. + +Elle ne comprit pas. Elle fronça les sourcils. + +--Comment cela, bergère? + +Je repris très vite: + +--Elle m'a trouvé une place dans une ferme, et puis je trairai les +vaches et je soignerai les porcs. + +Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment que je me cognai au mur. + +Elle s'élança vers la porte; je crus qu'elle courait chez la +supérieure, mais elle ne fit que quelques pas dehors; elle rentra, +et se mit à marcher à grands pas dans le couloir. Elle serrait les +poings et frappait du pied; elle tournait sur elle-même et respirait +fortement. Puis elle s'adossa contre le mur, laissa tomber ses bras +comme si elle était accablée, et, d'une voix qui semblait venir de +loin, elle dit: + +--Elle se venge, ah oui, elle se venge! + +Elle revint vers moi, me prit affectueusement les mains et demanda: + +--Tu ne lui as donc pas dit que tu ne voulais pas? Tu ne l'as donc pas +suppliée de te laisser aller chez Mlle Maximilienne? + +Je secouai la tête pour dire non; et je répétai tout à la file et avec +les mêmes mots tout ce que m'avait dit la supérieure. + +Elle m'écouta sans m'interrompre. Puis elle me recommanda le silence +auprès de mes compagnes. Elle pensait que cela s'arrangerait aussitôt +que M. le curé serait de retour. + + + + +Le dimanche suivant, comme nous prenions nos rangs pour la messe, +Madeleine entra comme une folle dans la salle; elle leva les bras en +criant: + +--Monsieur le curé est mort. + +Et elle s'abattit en travers de la table qui était auprès d'elle. + +Tous les bruits s'arrêtèrent, on courut à Madeleine qui poussait des +cris aigus. On voulait tout savoir. Mais elle se berçait sur la table +en disant d'une voix désolée: + +--Il est mort, il est mort. + +Je ne pensais à rien; je ne savais pas si j'avais de la peine, et, +pendant tout le temps de la messe, la voix de Madeleine sonna comme une +cloche à mes oreilles. + +Il ne fut pas question de promenade ce jour-là; les plus petites même +restèrent silencieuses. Je me mis à la recherche de sœur Marie-Aimée. +Elle n'avait pas assisté aux offices, et je savais par Marie Renaud +qu'elle n'était pas malade. + +Je la trouvai dans le réfectoire. Elle était assise sur son estrade, sa +tête était appuyée de côté sur la table, et ses bras pendaient le long +de sa chaise. + +J'allai m'asseoir assez loin d'elle; et d'entendre sa plainte si +profonde, je me mis à sangloter aussi, en cachant ma figure dans mes +mains. Mais cela ne dura pas longtemps, et je sentis bien que je +n'avais pas de chagrin. Je fis même des efforts pour pleurer, mais il +me fut impossible de continuer à verser une seule larme. J'avais un peu +honte de moi parce que je croyais qu'on devait pleurer quand quelqu'un +mourait; et je n'osais pas découvrir mon visage dans la crainte que +sœur Marie-Aimée crût que j'avais mauvais cœur. + +Maintenant, je l'écoutais pleurer. Ses longues plaintes me rappelaient +le vent d'hiver dans la grande cheminée. Cela montait et descendait +comme si elle eût voulu composer une sorte de chant; puis cela se +heurtait, se cassait, et finissait en notes basses et tremblées. + +Un peu avant l'heure du dîner, Madeleine entra dans le réfectoire. Elle +emmena sœur Marie-Aimée en la soutenant avec précaution. + +Dans la soirée, elle nous raconta que M. le curé était mort à Rome, et +qu'on allait le ramener pour le mettre dans son caveau de famille. + + + + +Le lendemain, sœur Marie-Aimée s'occupa de nous comme d'habitude. Elle +ne pleurait plus, mais elle ne souffrait pas qu'on lui parlât; elle +marchait en regardant la terre et paraissait m'avoir oubliée. + +Cependant, je n'avais plus qu'un jour à rester ici. D'après ce que +m'avait dit la supérieure, la fermière viendrait me chercher demain, +puisque c'était après-demain le jour de la Saint-Jean. + +Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœur Marie-Aimée eut dit: +«Seigneur, prenez en pitié les exilés, et secourez les prisonniers», +elle ajouta à voix très haute: + +--Nous allons dire une prière pour une de vos compagnes qui s'en va +dans le monde. + +Je compris tout de suite qu'il s'agissait de moi, et je me trouvai +aussi à plaindre que les exilés et les prisonniers. + +Il me fut impossible de m'endormir ce soir-là. Je savais que je +partirais demain; mais je ne savais pas ce que c'était que la Sologne. +J'imaginais un pays très éloigné où il n'y avait que des plaines toutes +fleuries. Je me voyais la gardienne d'un troupeau de beaux moutons +blancs, et j'avais deux chiens à mes côtés qui n'attendaient qu'un +signe pour faire ranger les bêtes. Je n'aurais pas osé le dire à sœur +Marie-Aimée, mais en ce moment, je préférais être bergère plutôt que +demoiselle de magasin. + +Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi, ramena ma pensée vers +mes compagnes. + +La nuit était si claire que je voyais distinctement tous les lits. +Je les suivais un à un, et je m'arrêtais un peu près de celles que +j'aimais. Presque en face de moi je voyais les magnifiques cheveux de +ma camarade Sophie: ils s'éparpillaient sur l'oreiller, et faisaient +davantage de clarté sur son lit. Un peu plus loin, c'étaient les lits +de Chemineau l'Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau la Bête. +Chemineau l'Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, et des +grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand on l'accusait d'une +faute; elle haussait les épaules et regardait autour d'elle avec mépris. + +Sœur Marie-Aimée disait que sa conscience était aussi blanche que son +front. + +Chemineau la Bête était de moitié plus haute que sa sœur; ses cheveux +rudes rejoignaient presque ses sourcils; elle était carrée des épaules +et large des hanches; nous l'appelions le chien de garde de sa sœur. + +Et tout là-bas, à l'autre bout du dortoir, il y avait Colette. + +Elle croyait toujours que j'allais chez Mlle Maximilienne. Elle +était persuadée que je me marierais très jeune, et elle m'avait fait +promettre de venir la chercher aussitôt que je serais mariée. + +Ma pensée tourna longtemps autour d'elle. Puis je regardai vers +la fenêtre: les ombres des tilleuls s'allongeaient de mon côté. +J'imaginais qu'ils venaient me dire adieu, et je leur souriais. + +De l'autre côté des tilleuls, j'apercevais l'infirmerie; elle +paraissait se reculer, et ses petites fenêtres me faisaient penser à +des yeux malades. + +Là aussi, je m'arrêtais à cause de la sœur Agathe. Elle était si gaie +et si bonne que les petites filles riaient toujours quand elle les +grondait. + +C'était elle qui faisait les pansements. + +Quand on venait la trouver pour un bobo au doigt, elle nous recevait +avec des mots drôles; et, selon qu'on était gourmande ou coquette, elle +promettait un gâteau ou un ruban qu'elle désignait d'un vague signe de +tête; et, pendant que le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le +bobo se trouvait percé, lavé, et pansé. + +Je me souvenais d'une engelure que j'avais eue au pied, et qui ne +voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathe m'avait dit d'un air grave: + +--Écoute, je vais t'y mettre quelque chose de divin, et si ton pied +n'est pas guéri dans trois jours, on sera obligé de te le couper. + +Et pendant trois jours, j'avais évité de marcher pour ne pas déranger +cette chose divine qui était sur mon pied. Je pensais à un bout de la +vraie croix ou à un morceau du voile de la Vierge. + +Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je +demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec +un rire malicieux: + +--Bête, c'était de l'onguent Arthur Divain. + + + + +La nuit était très avancée quand je m'endormis, et dès le matin +j'attendis la fermière. J'aurais voulu qu'elle vînt, et j'avais peur de +la voir venir. + +Sœur Marie-Aimée relevait brusquement la tête chaque fois que quelqu'un +ouvrait la porte. + +Comme nous finissions de dîner, la portière vint demander si j'étais +prête à partir. + +Sœur Marie-Aimée la renvoya en disant que je serais prête dans un +instant. + +Elle se leva en me faisant signe de la suivre. Elle m'aida à +m'habiller, me remit un petit paquet de linge, et dit tout à coup: + +--C'est demain qu'on le ramène, et tu ne seras plus là. + +Elle reprit en me regardant dans les yeux: + +--Jure-moi que tu diras tous les soirs un _De Profundis_ pour lui. + +Je jurai. + +Alors, elle me serra avec violence sur sa poitrine, et elle se sauva +vers sa chambre. + +Puis j'entendis qu'elle disait: + +--Oh! c'est trop, mon Dieu, c'est trop! + + +Je traversai la cour toute seule, et la fermière, qui m'attendait, +m'emmena aussitôt. + + + + +DEUXIÈME PARTIE + + +Je me trouvai bientôt installée au milieu de paniers vides dans une +voiture couverte d'une bâche, et quand le cheval s'arrêta de lui-même +dans la cour de la ferme, il y avait déjà longtemps qu'il faisait nuit. + +Le fermier sortit de la maison avec une lanterne qu'il balançait au +bout de son bras et qui n'éclairait que ses sabots; il s'approcha de +nous et m'aida à descendre de la voiture, puis il haussa sa lanterne +jusqu'à ma figure et il dit en se reculant: + +--Quelle drôle de petite servante! + +La fermière me conduisit dans une chambre où il y avait deux lits. Elle +me montra le mien et me dit que le lendemain je resterais seule avec le +vacher, parce que tout le monde irait à la fête de la Saint-Jean. + +Dès que je fus levée, le lendemain, le vacher m'emmena dans les +étables, pour l'aider à donner le fourrage aux bêtes; il me montra la +bergerie et m'apprit que je serais bergère d'agneaux à la place de la +vieille Bibiche. Il m'expliqua que chaque année on séparait les agneaux +d'avec leur mère et qu'il fallait une deuxième bergère pour les garder. +Il m'apprit aussi que la ferme s'appelait Villevieille, et que personne +n'était malheureux ici parce que maître Sylvain et Pauline sa femme +étaient de braves gens. + +Quand toutes les bêtes furent soignées, le vacher me fit asseoir près +de lui dans l'allée des Châtaigniers. De là on voyait le tournant du +chemin qui montait vers la route et tout l'intérieur de la ferme. Les +bâtiments formaient un carré, et l'énorme fumier qui était au milieu +dégageait une odeur chaude qui dominait l'odeur des foins à moitié +séchés. + +Un grand silence s'étendait autour de la ferme, et de tous côtés on +ne voyait que des sapins et des champs de blé. Il me semblait que je +venais d'être transportée dans un pays perdu, et que je resterais +toujours seule avec le vacher et les bêtes que j'entendais remuer +dans les étables. Il faisait très chaud, j'étais comme engourdie par +une lourde envie de dormir; mais la peur de tout ce qui m'entourait +m'empêchait de céder au sommeil. Des mouches de toutes couleurs +tournaient autour de moi en ronflant. Le vacher tressait une corbeille +de jonc, et les chiens dormaient tranquillement. + +Au coucher du soleil, la voiture qui ramenait les fermiers parut au +détour du chemin. Il y avait cinq personnes dans la voiture, deux +hommes et trois femmes. En passant devant moi la fermière me sourit et +les autres se penchèrent pour me voir. Peu après la ferme s'emplit de +bruit, et comme il était trop tard pour faire la soupe, tout le monde +dîna d'un morceau de pain et d'un bol de lait. + + + + +Dès le lendemain, la fermière me remit un manteau de grosse toile, et +je suivis la vieille Bibiche pour apprendre à garder les agneaux. + +La vieille Bibiche et sa chienne Castille avaient une si grande +ressemblance que je pensais toujours qu'elles étaient de la même +famille. Elles paraissaient du même âge, et leurs yeux troubles étaient +de la même couleur. Quand les agneaux s'écartaient du chemin, Bibiche +disait: «Jappe, Castille, jappe.» Elle répétait cela très vite, comme +un seul mot, et même quand Castille ne jappait pas, les agneaux se +rangeaient, tant la voix de la vieille ressemblait à celle de sa +chienne. + +Lorsqu'on commença la moisson, il me sembla que j'assistais à une chose +pleine de mystère. Des hommes s'approchaient du blé et le couchaient +par terre à grands coups réguliers pendant que d'autres le relevaient +en gerbes qui s'appuyaient les unes contre les autres... Les cris des +moissonneurs semblaient parfois venir d'en haut, et je ne pouvais +m'empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé dans les +airs. + +Le repas du soir réunissait tout le monde. Chacun se plaçait à sa guise +le long de la table, et la fermière remplissait les assiettes jusqu'au +bord. Les jeunes mordaient à pleines dents dans leur pain, tandis que +les vieux coupaient précieusement chaque bouchée. Tous mangeaient en +silence, et le pain bis paraissait plus blanc dans leurs mains noires. + +A la fin du repas, les plus âgés parlaient des récoltes avec le +fermier, pendant que les jeunes causaient et riaient avec Martine +la grande bergère. C'était elle qui donnait le pain et versait le +vin. Elle répondait en riant à toutes les plaisanteries, mais quand +un garçon avançait la main vers elle, elle s'effaçait vivement et +ne se laissait jamais saisir. Personne ne faisait attention à moi; +je m'asseyais sur des bûches un peu à l'écart, et je regardais les +visages. Maître Sylvain avait de grands yeux noirs qui s'arrêtaient +tranquillement sur chacun; il parlait sans élever la voix, en appuyant +ses mains ouvertes sur la table. La fermière avait un visage sérieux et +préoccupé; on eût dit qu'elle redoutait toujours un malheur, et c'est à +peine si elle souriait quand les autres riaient aux éclats. + +La vieille Bibiche croyait toujours que je m'endormais. Elle venait me +tirer par la manche pour m'emmener coucher. Son lit était à côté du +mien; elle chuchotait sa prière en se déshabillant, et elle soufflait +la lampe sans s'occuper de moi. + + + + +Aussitôt après la moisson, elle me laissa aller seule au champ avec +sa chienne. Castille s'ennuyait avec moi, elle me quittait à chaque +instant pour retourner à la ferme près de sa vieille maîtresse. + +J'avais beaucoup de peine à rassembler mes agneaux, qui couraient de +tous côtés. Je me comparais à sœur Marie-Aimée quand elle disait que +son petit troupeau était difficile à gouverner; et cependant elle +nous rassemblait d'un coup de cloche, ou elle obtenait le silence en +grossissant un peu la voix; mais moi, j'avais beau grossir ma voix ou +faire claquer mon fouet, les agneaux ne comprenaient pas, et j'étais +obligée de courir comme un chien autour du troupeau. + +Un soir, il se trouva qu'il m'en manquait deux. Chaque soir, je me +mettais en travers de la porte pour n'en laisser entrer qu'un à la +fois; ainsi je les comptais facilement. + +J'entrai dans la bergerie et j'essayai de les compter encore; ce +n'était pas facile et je dus y renoncer, car j'en trouvais toujours +plus qu'il n'en fallait. + +Je me persuadai que j'avais mal compté la première fois, et je n'en dis +rien à personne. Le lendemain, je les comptai en les faisant sortir de +la bergerie: il en manquait bien deux. + +J'étais très inquiète; toute la journée, je les cherchai dans les +champs, et le soir, après m'être assurée qu'ils manquaient toujours, +j'en avertis la fermière. On fit des recherches pendant plusieurs +jours, mais les agneaux restèrent introuvables. Alors les fermiers me +prirent à part l'un après l'autre. Ils voulaient me faire avouer que +des hommes étaient venus prendre les agneaux, et ils m'assuraient que +je ne serais pas grondée si je disais la vérité. J'avais beau affirmer +que je ne savais pas ce qu'ils étaient devenus, je voyais bien qu'on ne +me croyait pas. + +Maintenant, j'avais peur dans les champs, depuis que je savais que +des hommes pouvaient se cacher pour prendre les moutons; je croyais +toujours voir remuer quelqu'un derrière les buissons. + +J'appris très vite à les compter des yeux; et qu'ils fussent dispersés +ou rapprochés les uns des autres, en une minute je savais si le compte +y était. + + + + +L'automne arriva et je m'ennuyais davantage. Je regrettais les caresses +de sœur Marie-Aimée. J'avais une si grande envie de la voir qu'il +m'arrivait de fermer les yeux en imaginant qu'elle venait dans le +sentier; j'entendais réellement ses pas et le bruissement de sa robe +sur l'herbe; lorsque je la sentais tout près de moi, j'ouvrais les yeux +et aussitôt tout s'effaçait. + +Pendant longtemps j'eus l'idée de lui écrire, mais je n'osais pas +demander ce qu'il fallait pour cela. La fermière ne savait pas écrire, +et personne ne recevait de lettre à la ferme. + +Je m'enhardis jusqu'à demander à maître Sylvain s'il voulait bien +m'emmener un jour à la ville. Il ne répondit pas tout de suite; il +fixa sur moi ses grands yeux tranquilles, et il dit qu'une bergère +ne devait jamais quitter son troupeau. Il voulait bien me conduire de +temps en temps à la messe du village, mais il ne fallait pas compter +qu'il m'emmènerait à la ville. + +J'en restai tout étourdie. C'était comme si j'avais appris un grand +malheur; et chaque fois que j'y pensais, je voyais sœur Marie-Aimée +comme une chose très précieuse que le fermier aurait brisée par mégarde. + +Le samedi d'après, je vis partir les fermiers dès le matin comme +d'habitude; mais, au lieu de rester jusqu'au soir, ils étaient de +retour dans l'après-midi avec un marchand qui venait acheter une partie +des agneaux. + +Je n'avais jamais pensé qu'on pût aller à la ville en si peu de temps; +l'idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le pré pour courir +embrasser sœur Marie-Aimée. Je trouvai bientôt que cela n'était pas +possible, et je décidai de m'en aller pendant la nuit. J'espérais que +je ne mettrais pas beaucoup plus de temps que le cheval du fermier, +et qu'en partant au milieu de la nuit je pourrais être de retour pour +mener les agneaux aux champs. + +Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse horloge +sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à la main. Je +laçai mes souliers à tâtons en m'appuyant contre une charrue, et je +m'éloignai très vite dans l'obscurité. + +Aussitôt que j'eus dépassé les bâtiments de la ferme, je m'aperçus +que la nuit n'était pas très noire. Le vent soufflait furieusement et +de gros nuages roulaient sous la lune. La route était loin, et pour +y arriver il fallait passer sur un pont de bois à moitié démoli; les +premières pluies avaient grossi la petite rivière, et l'eau passait +par-dessus les planches. + +La peur me prit, parce que l'eau et le vent faisaient un bruit que +je n'avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je +traversai vivement les planches glissantes. + +J'arrivai à la route plus vite que je ne pensais; je tournai à gauche +comme je l'avais vu faire au fermier quand il allait au marché de la +ville. Et voilà qu'un peu plus loin la route se séparait en deux. Je ne +savais plus laquelle prendre. Je m'engageai tantôt dans l'une, tantôt +dans l'autre. Celle de gauche m'attirait davantage; je la pris et je +marchai très vite pour rattraper le temps perdu. + +Dans le lointain, j'apercevais une masse noire qui couvrait tout +le pays. Cela semblait s'avancer lentement vers moi, et pendant un +instant, j'eus envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à +aboyer me rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus +que la masse noire était une forêt que la route allait traverser. En +y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent, il +soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force, +faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J'entendais +de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches; puis +j'entendis marcher derrière moi, et je sentis qu'on me touchait à +l'épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant +j'étais sûre que quelqu'un m'avait touchée du doigt; puis les pas +continuaient comme si une personne invisible tournait autour de moi; +alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais +plus si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux sautaient sous +mes souliers et retombaient derrière moi avec un bruit de grêle. Je +n'avais qu'une idée: courir jusqu'au bout de la forêt. + +J'arrivai bientôt à une grande clairière. La lune l'éclairait de tout +son plein, et le vent qui faisait rage soulevait et rejetait les +paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous les sens. + +Je voulais m'arrêter pour respirer un peu; mais les grands arbres se +balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient +à des bêtes noires s'allongeaient brusquement sur la route, puis +elles s'éloignaient en glissant pour se cacher derrière les arbres. +Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais. +Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si elles +voulaient m'empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que +je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j'avais peur de les +sentir sous mes pieds. + +Le vent s'apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes. La +clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait sous +bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout; je m'avançai un peu +et je reconnus que c'était une petite maison étroite et haute. Sans +plus réfléchir, je cognai à la porte; je voulais demander que l'on +me garde en attendant que la pluie ait cessé. Je cognai une seconde +fois, et aussitôt j'entendis remuer dans la maison. Je croyais qu'on +allait m'ouvrir la porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui +s'ouvrit. Un homme qui avait un bonnet de coton demanda: + +--Qui est là? + +Je répondis: + +--Une petite fille. + +L'homme reprit d'une voix étonnée: «Une petite fille!» puis il me +demanda d'où je venais, où j'allais, et ce que je voulais. + +Je n'avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme que je +venais de quitter; mais je mentis en disant que j'allais retrouver ma +mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien me faire entrer +dans sa maison pendant la pluie. + +Il me dit d'attendre et je l'entendis causer avec une autre personne; +puis il revint à la fenêtre pour me demander si j'étais seule. Il +voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j'avais treize ans, il +trouva que je n'étais pas peureuse d'avoir traversé le bois pendant la +nuit. + +Il resta un moment penché comme s'il espérait voir mon visage que je +tenais levé vers lui; puis il tourna la tête à droite et à gauche en +cherchant à voir dans la profondeur du bois; et il me conseilla de +marcher encore un peu, en m'assurant qu'il y avait un village au bout +de la forêt, et que je trouverais des maisons où je pourrais me sécher. + +Je m'en retournai dans la nuit. La lune s'était tout à fait cachée et +la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai encore longtemps +avant d'arriver au village. Les maisons étaient toutes fermées, et +c'est à peine si on les distinguait dans l'obscurité. Il n'y avait que +le forgeron qui était levé. En passant devant sa maison, je montai ses +deux marches avec l'intention de me reposer chez lui. Il était occupé +à mettre une grosse barre de fer dans les charbons rouges; et quand +il leva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu'un +géant. + +A chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait; cela +faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient des faux, des +scies et des lames de toutes sortes. L'homme avait le front plissé et +il regardait fixement le feu. + +Je sentis que je n'oserais jamais lui parler, et je m'éloignai sans +faire de bruit. + +Lorsqu'il fit tout à fait jour, je vis que je n'étais plus éloignée de +la ville. Je reconnaissais même les endroits où sœur Marie-Aimée nous +conduisait dans nos promenades. Je ne marchais plus que lentement, en +traînant les pieds qui me faisaient beaucoup souffrir. J'étais si lasse +que je fus obligée de me faire violence pour ne pas m'asseoir sur les +tas de cailloux de la route. + +Le bruit d'une voiture allant à fond de train me fit retourner la +tête: aussitôt je restai immobile et le cœur battant; j'avais reconnu +la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta sa bête tout +contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit d'une seule main par +la ceinture de ma robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et +après avoir tourné bride la voiture repartit à grand train. + +En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au pas. Il se +retourna vers moi et dit en me regardant: + +--C'est heureux pour toi que je t'ai rattrapée; sans cela on t'aurait +ramenée entre deux gendarmes. + +Comme je ne répondais pas, il reprit: + +--Tu ne sais peut-être pas qu'il y a des gendarmes pour ramener les +petites filles qui se sauvent? + +Je répondis: + +--Je veux aller voir sœur Marie-Aimée. + +Il demanda: + +--Tu es donc malheureuse chez nous? + +Je répondis encore: + +--Je veux aller voir sœur Marie-Aimée. + +Il avait l'air de ne pas comprendre, et il continuait ses questions, +en nommant chaque personne de la ferme pour savoir de qui j'avais à me +plaindre. Et chaque fois je répondais la même chose. + +A la fin il perdit patience, et se redressa en disant: + +--Quelle entêtée! + +Je levai les yeux sur lui pour dire que je me sauverais encore s'il +ne voulait pas me conduire vers sœur Marie-Aimée. Je continuai de +le regarder en attendant sa réponse, et je vis bien qu'il était +embarrassé. Il resta un long moment à réfléchir; puis, il me dit en +mettant sa main sur mon genou: + +--Écoutez-moi, ma petite, et tâchez de comprendre ce que je vais vous +dire. + +Et quand il eut fini de parler, je sus qu'il avait pris l'engagement +de me garder jusqu'à l'âge de dix-huit ans, sans jamais m'emmener à la +ville. Je sus aussi que la supérieure avait tous les droits sur moi, +et que, si je me sauvais encore, elle ne manquerait pas de me faire +enfermer sous prétexte que je courais les bois toute seule pendant la +nuit. Il termina en disant qu'il espérait que j'oublierais le couvent, +et que je me prendrais d'affection pour lui et sa femme, qui ne +voulaient que mon bien. + +J'étais très troublée, et je retenais une grosse envie de pleurer. + +--Allons, dit le fermier, en me tendant la main, soyons bons amis, +voulez-vous? + +Je lui donnai ma main, et pendant qu'il la serrait un peu fort, je +répondis: + +--Je veux bien. + +Il fit claquer son fouet, et on eut bientôt dépassé la forêt. + +La pluie tombait toujours, fine comme un brouillard, et les labours +paraissaient encore plus noirs. + +Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers +nous en faisant de grands gestes. Pendant un instant, je crus qu'il me +menaçait, mais quand il fut près, je vis qu'il serrait quelque chose +dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de +faucher à la hauteur de sa tête. J'étais si intriguée que je regardai +maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s'il me répondait: + +--C'est Gaboret qui fait ses semailles. + +Quelques instants après, nous arrivions à la ferme. + +La fermière nous attendait sur le pas de la porte. En m'apercevant, +elle ouvrit la bouche comme si elle était restée longtemps sans +respirer, et son visage sérieux perdit un moment son air inquiet. Je +passai devant elle pour prendre mon manteau, et j'allai droit à la +bergerie. + +Les moutons sortirent en se bousculant. Ils auraient dû être aux champs +depuis longtemps déjà. + + + + +Tout le jour je pensai à ce que m'avait dit le fermier. Je ne +comprenais pas pourquoi la supérieure voulait m'empêcher de voir sœur +Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœur Marie-Aimée ne pouvait plus +rien pour moi, et je me résignais en pensant qu'un jour viendrait où +personne ne pourrait m'empêcher de la rejoindre. + +A l'heure du coucher, la fermière m'accompagna pour mettre une +couverture de plus sur mon lit; et après m'avoir souhaité le bonsoir, +elle me défendit de lui dire Madame: elle voulait que je l'appelle tout +simplement Pauline; puis elle s'en alla après m'avoir dit que j'étais +un peu l'enfant de la maison, et qu'elle ferait tout son possible pour +que je m'habitue à la ferme. + +Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir à table à côté de son +frère. Il lui dit en riant qu'il ne fallait pas me laisser jeûner, +parce que j'avais bien besoin de grandir. + +Le frère du fermier s'appelait Eugène; il parlait très peu, mais il +regardait toujours ceux qui parlaient, et ses petits yeux avaient +souvent l'air de se moquer. Il avait trente ans, mais il n'en +paraissait pas beaucoup plus de vingt. Il savait toujours répondre à ce +qu'on lui demandait, et je ne sentais aucune gêne près de lui. + +Il se serra près du mur pour me faire plus de place à table, et il +répondit seulement au fermier: + +--Sois tranquille. + +Maintenant que tous les champs étaient labourés, Martine menait ses +brebis très loin sur des pâturages qu'elle appelait «les Communs». Le +vacher et moi, menions nos bêtes le long des prés et dans les bois +où il y avait de la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré +un grand manteau de laine qui me couvrait jusqu'aux pieds. Le vacher +allumait souvent du feu; il partageait avec moi les pommes de terre +et les châtaignes qu'il faisait cuire sur les charbons. Il m'apprenait +à connaître de quel côté venait le vent afin de profiter du plus petit +abri contre le froid, et tout en nous chauffant, il me chantait la +chanson de l'Eau et du Vin. + +C'était une chanson qui avait au moins vingt couplets. L'eau et le vin +s'accusaient réciproquement de faire le malheur du genre humain, tout +en s'adressant à eux-mêmes les plus grands éloges. Moi, je trouvais +que c'était l'eau qui avait raison, mais le vacher disait que le vin +n'avait pas tort non plus. Nous restions de longues heures ensemble. +Il me parlait de son pays qui était très éloigné de la Sologne. Il me +raconta qu'il avait toujours été vacher, et qu'un taureau l'avait roulé +et blessé quand il était encore enfant. Il en était resté longtemps +malade, avec des douleurs qui le faisaient crier; puis les douleurs +avaient fini par s'en aller, mais il était devenu tout tordu comme je +le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où il avait +été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais il n'avait +trouvé de si bons maîtres qu'à Villevieille. Il trouvait aussi que les +vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas à celles de son pays, qui +étaient petites, avec des cornes pointues comme des fuseaux. Celles-ci +étaient grandes et fortes, avec des cornes rugueuses et sans finesse. +Il les aimait et leur parlait en les nommant par leur nom. Sa préférée +était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée au +printemps. A tout instant elle levait la tête et regardait au loin, et +tout d'un coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à pleine +voix: + +--Arrête, la Blanche, arrête. + +Le plus souvent elle s'arrêtait d'elle-même, mais il y avait des +moments où il fallait lui envoyer le chien. Il lui arrivait aussi de +lutter contre lui pour passer quand même, et c'était seulement quand il +la mordait au mufle qu'elle rentrait dans le troupeau. + +Le vacher la plaignait et disait: + +--On ne sait pas ce qu'elle regrette. + + + + +Au mois de décembre, les vaches restèrent tout à fait à l'étable. Je +croyais qu'il en serait de même des moutons. Mais le frère du fermier +m'expliqua que la Sologne était un pays très pauvre, et que les +fermiers ne récoltaient pas assez de fourrages pour nourrir toutes +leurs bêtes. + +A présent je m'en allais seule le long des prés et dans les bois. Tous +les oiseaux étaient partis. Le brouillard s'étendait sur les terres +labourées, et les bois étaient pleins de silence. Il y avait des jours +où je me sentais si abandonnée que je croyais que la terre s'était +écroulée autour de moi, et quand un corbeau passait en criant dans le +ciel gris, sa voix forte et enrouée semblait m'annoncer les malheurs du +monde. + +Les moutons eux-mêmes ne sautaient plus. Le marchand avait emmené tous +les mâles, et les petites femelles ne savaient plus jouer entre elles. +Elles marchaient serrées les unes contre les autres, et même quand +elles ne mangeaient pas, elles restaient la tête baissée. + +Quelques-unes me faisaient penser à des petites filles que j'avais +connues. Je les caressais en les forçant de lever la tête: mais leurs +yeux restaient tournés en bas, et leurs prunelles fixes ressemblaient à +du verre sans reflet. + +Un jour, je fus surprise par un brouillard si épais qu'il me fut +impossible de reconnaître mon chemin. Je me trouvai tout à coup auprès +d'un grand bois qui m'était inconnu. Le haut des arbres se perdait +complètement dans le brouillard, et les bruyères paraissaient toutes +enveloppées de laine. Des formes blanches descendaient des arbres et +glissaient sur les bruyères en longues traînées transparentes. + +Je poussai les moutons vers le pré qui était à côté; mais ils se +tassèrent et refusèrent d'avancer. Je passai devant eux pour voir +ce qui les empêchait d'aller plus loin, et je reconnus la petite +rivière qui coulait au bas de la colline. C'est à peine si on voyait +l'eau; elle avait l'air de dormir sous une épaisse couverture de laine +blanche. Je restai un long moment à la regarder; puis je ramenai mes +moutons le long du bois. Pendant que je cherchais à reconnaître de +quel côté se trouvait la ferme, les moutons contournèrent le bois, et +ils se trouvèrent bientôt sur un chemin bordé de haies. Le brouillard +s'épaissit encore, et il me sembla que je marchais entre deux hautes +murailles. Je suivais les moutons sans savoir où ils me menaient. Ils +quittèrent brusquement le chemin pour tourner à droite, mais je les +arrêtai aussitôt: je venais d'apercevoir l'entrée d'une église. Les +portes en étaient grandes ouvertes, et de chaque côté on voyait deux +lumières rouges qui éclairaient la voûte grise. D'énormes piliers se +rangeaient en lignes droites, et tout au fond on devinait les fenêtres +à petits carreaux qu'une lumière éclairait faiblement. J'avais beaucoup +de mal à empêcher les moutons d'aller vers cette église, et tout en les +repoussant, je m'aperçus qu'ils étaient couverts de petites perles +blanches. Ils se secouaient à tout instant, et cela faisait comme +un léger bruit de cliquetis. Je ne savais que penser de tout cela; +puis une grande inquiétude me vint à l'idée que maître Sylvain devait +m'attendre avec impatience. Je me persuadai qu'en retournant sur mes +pas je retrouverais facilement la ferme, et en faisant le moins de +bruit possible, je repoussai les moutons sur le chemin qui m'avait +amenée. Comme j'entrais dans ce chemin, une voix d'homme s'éleva près +de moi. Elle disait: + +--Laisse-les donc rentrer, ces pauvres bêtes. + +Et en même temps, l'homme faisait retourner le troupeau vers l'église. +Je reconnus tout de suite Eugène, le frère du fermier. Il passa sa main +sur le dos d'un mouton en disant: + +--Ils sont jolis avec leurs petites boules de givre, mais ce n'est pas +bon pour eux. + +Je ne fus pas étonnée de le rencontrer là. Je lui montrai l'église en +demandant ce que c'était. + +--C'était pour toi, me répondit-il. Je craignais que tu ne retrouves +pas l'allée des châtaigniers, et j'avais suspendu une lanterne de +chaque côté. + +Quelque chose se brouilla dans ma tête; et ce ne fut qu'au bout d'un +instant que je compris que ces gros piliers noircis et délabrés par +le temps étaient tout simplement les troncs des châtaigniers. En même +temps je reconnus les fenêtres à petits carreaux de la grande salle que +le feu de la cheminée éclairait. + +Eugène compta lui-même les moutons. Il m'aida à leur faire une chaude +litière de paille, et au moment où je sortais de la bergerie, il me +retint pour me demander si vraiment j'ignorais ce qu'étaient devenus +les deux agneaux perdus. Je fus prise d'une grande honte en pensant +qu'il pouvait croire que je mentais, et je ne pus m'empêcher de pleurer +en lui assurant qu'ils avaient disparu sans que je m'en fusse aperçue. +Alors il m'apprit qu'il les avait retrouvés noyés dans un trou d'eau. + +Je crus qu'il allait me gronder pour ma négligence. Mais il me dit +doucement: + +--Va vite te chauffer. Tu rapportes dans tes cheveux tout le givre de +la Sologne. + +Je me promis d'aller voir le trou d'eau dès le lendemain. Mais, pendant +la nuit, la neige tomba si épaisse, qu'il ne fallut pas penser aller +aux champs. J'aidai la vieille Bibiche à raccommoder le linge, et +Martine se mit à filer son rouet en chantant des complaintes. + + + + +Le soir, pendant la veillée, les chiens ne cessèrent d'aboyer avec +fureur. Martine paraissait inquiète. Elle écouta les chiens, puis elle +dit en se tournant vers le fermier: + +--J'ai bien peur que ce temps-là nous amène des loups. + +Le fermier se leva pour parler aux chiens, et il s'en alla faire le +tour des étables avec sa lanterne. + +Pendant les huit jours que dura la neige, il vint des centaines de +corbeaux dans la ferme. Ils avaient si faim que rien ne pouvait les +effrayer. Ils entraient dans les écuries et dans la grange, et ils +dévastaient les meules de blé. Le fermier en tua beaucoup. On en mit +cuire quelques-uns avec le lard et les choux. Tout le monde trouva que +c'était très bon; mais les chiens n'en voulurent jamais manger. + + + + +Le premier jour où l'on fit sortir les troupeaux, les sapins étaient +encore tout chargés de neige. La colline était toute blanche aussi; +elle paraissait s'être beaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc +m'éblouissait; je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque +instant je craignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montait +au-dessus des toits de la ferme. + +Les moutons ne trouvaient rien à manger; ils couraient de tous côtés. +Je ne les laissais pas s'écarter; ils ressemblaient eux-mêmes à de la +neige qui aurait bougé, et j'étais obligée de faire bien attention pour +ne pas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d'un pré +qui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à se débarrasser +de la neige qui l'alourdissait: les grosses branches la rejetaient +d'un seul coup, pendant que d'autres, plus faibles, se balançaient pour +la faire glisser à terre. + +Je n'étais jamais entrée dans ce bois. Je savais seulement qu'il était +très étendu et que Martine y menait parfois ses brebis. Les sapins y +étaient très grands et les bruyères très hautes. + +Depuis un moment je regardais une grosse touffe de bruyère. Il m'avait +semblé la voir remuer, en même temps qu'il en sortait un bruit comme si +on avait cassé une brindille en marchant dessus. + +J'eus tout de suite une inquiétude. Je pensai: «Il y a quelqu'un là.» +Puis le même bruit se répéta beaucoup plus près, sans que rien ne +bougeât. J'essayai de me rassurer en me disant que c'était un lièvre, +ou une autre petite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré +toutes les bonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu'il +y avait quelqu'un là. + +J'en ressentais une gêne si grande que je me décidai à me rapprocher de +la ferme. Je fis deux pas vers mes moutons, mais au même moment ils se +resserrèrent précipitamment en s'éloignant du bois. + +Je cherchai vivement à voir ce qui avait pu les effrayer ainsi, et à +deux pas de moi, au beau milieu du troupeau, je vis un chien jaune +qui emportait un mouton dans sa gueule. Je pensai tout d'abord que +Castille était devenue enragée, mais, dans le même instant, Castille se +jeta dans mes jupes en poussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je +devinai que c'était un loup. Il emportait le mouton à pleine gueule, +par le milieu du corps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il +sauta le large fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière +me firent penser à des ailes. A ce moment je n'aurais pas trouvé +extraordinaire qu'il se fût envolé par-dessus les arbres. + +Je restai quelques instants sans savoir si j'avais eu peur. Puis +je sentis que je ne pouvais plus détourner mes yeux du fossé. Mes +paupières étaient devenues si raides qu'il me sembla que je ne pourrais +jamais plus les fermer. Je voulus crier pour qu'on m'entendît de la +ferme, mais ma voix ne voulut pas sortir. Je voulus courir aussi, mais +mes jambes tremblaient si fort que je fus forcée de m'asseoir sur la +terre mouillée. + +Castille continuait de hurler comme si elle recevait des coups, et +les moutons restaient serrés en un tas. Quand je pus les ramener à la +ferme, je courus chercher maître Sylvain. En me voyant il devina tout +de suite ce qui était arrivé. Il appela son frère et il décrocha les +deux fusils, pendant que je tâchais de désigner l'endroit où le loup +avait disparu. Ils revinrent à la nuit sans l'avoir retrouvé. + +On ne parla que de cela pendant la veillée. Eugène voulait savoir +comment était le loup, et la vieille Bibiche se fâcha, quand je dis +qu'il avait de longs poils jaunes comme Castille, mais qu'il était bien +plus beau qu'elle. + + + + +Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Elle venait de faire sortir +ses brebis, et elle n'était pas encore au bout de l'allée des +châtaigniers, quand on l'entendit pousser des cris étouffés. + +Tout le monde sortit de la maison en courant. J'arrivai la première +près de Martine. Elle était baissée, et elle tirait de toutes ses +forces sur une brebis qu'un loup venait d'étrangler, et qu'il cherchait +à emporter. Il tenait la brebis par le cou; et il tirait de son côté +aussi fort que la bergère. + +Le chien de Martine le mordait férocement aux cuisses, mais il n'avait +pas l'air de le sentir, et quand maître Sylvain lui tira un coup de +fusil à bout portant, il roula en emportant dans sa gueule une partie +du cou de la brebis. + +Les yeux de Martine s'étaient agrandis, et sa bouche était devenue +toute blanche. Son bonnet avait glissé de son chignon, et la raie +qui séparait ses cheveux me fit penser à un sentier où l'on pouvait +se promener sans danger. L'expression ferme de son visage s'était +changée en une petite grimace douloureuse, et ses mains s'ouvraient +et se fermaient d'un mouvement régulier. Elle cessa de s'appuyer au +châtaignier pour se rapprocher d'Eugène qui regardait le loup. Elle +resta un moment à le regarder aussi, et elle dit tout haut: + +--Pauvre bête, comme il devait avoir faim! + +Le fermier mit le loup et la brebis sur la même brouette, pour les +ramener à la ferme. Les chiens suivaient en flairant d'un air craintif. + +Pendant plusieurs jours, le fermier et son frère chassèrent dans les +environs. Quand Eugène passait près de moi, il s'arrêtait toujours +pour me dire un mot affectueux. Il m'affirmait que les coups de fusil +éloignaient les loups, et qu'on en voyait rarement dans le pays. Malgré +cela, je n'osai plus retourner vers le grand bois. Je préférais aller +sur la colline qui était seulement recouverte de genêts et de bruyères. + + + + +Au commencement du printemps, la fermière m'apprit à traire les vaches +et à soigner les porcs. Elle disait qu'elle voulait faire de moi une +bonne fermière. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la supérieure, +quand elle m'avait dit d'un ton méprisant: + +--Vous trairez les vaches, et vous soignerez les porcs! + +Elle avait l'air de m'infliger une punition en disant cela, et voilà +que je n'éprouvais que du contentement à m'occuper des bêtes. Pour me +donner de la force, j'appuyais mon front contre le flanc de la vache, +et bientôt mon seau s'emplissait. Il se formait au-dessus du lait une +écume qui prenait des teintes changeantes, et, quand le soleil passait +dessus, elle devenait si merveilleuse que je ne me lassais pas de la +regarder. + +Je n'éprouvais aucun dégoût à soigner les porcs. Leur nourriture se +composait de pommes de terre cuites et de lait caillé. Je plongeais +mes mains dans le seau pour bien mélanger le tout, et j'avais un grand +plaisir à leur faire attendre un instant leur nourriture. Leurs cris +discordants, et les mouvements si vifs de leurs groins m'amusaient +toujours. + + + + +Au mois de mai, maître Sylvain ajouta une chèvre à mon troupeau. Il +l'avait achetée pour aider la fermière à nourrir le petit enfant +qu'elle venait d'avoir après dix ans de mariage. + +Cette chèvre était plus difficile à garder que le troupeau tout entier. +Elle fut cause que mes moutons entrèrent dans l'avoine, qui était déjà +haute. + +Le fermier s'en aperçut, et il me gronda; il m'accusait de m'endormir +dans quelque coin, pendant que le troupeau dévastait son champ. + +J'étais forcée de passer chaque jour près d'un bois de jeunes sapins. +En trois bonds la chèvre l'atteignait, et c'était pendant que je la +cherchais que mes agneaux mangeaient l'avoine. + +La première fois j'attendis longtemps qu'elle revînt d'elle-même. +Je faisais ma voix plus douce pour l'appeler. Enfin je me décidai à +l'aller chercher. Mais la sapinière était si serrée que je ne savais +pas comment faire pour y entrer. + +Pourtant je ne pouvais pas m'en aller sans voir ce que la chèvre était +devenue. Je crus reconnaître l'endroit où elle avait disparu, et j'y +entrai en mettant mes mains devant ma figure pour éviter les piquants. +Je la vis presque tout de suite à travers mes doigts; elle était tout +près. J'avançai la main pour la saisir par une corne, mais elle recula +en déplaçant les branches qui revinrent me frapper avec force. Je +réussis cependant à la saisir, et je la ramenai au troupeau. + +Chaque jour elle recommençait. Je poussais mes moutons le plus loin +possible de l'avoine et je me lançais à sa poursuite. + +C'était une chèvre toute blanche, et j'avais tout de suite trouvé +qu'elle ressemblait à Madeleine. Elle avait comme elle les yeux très +éloignés l'un de l'autre. Lorsque je la forçais à sortir des sapins, +elle me regardait longtemps sans bouger les yeux. + +Dans ces moments-là, je pensais que Madeleine s'était transformée en +chèvre. Il m'arrivait de la supplier de ne pas recommencer; et j'étais +sûre qu'elle me comprenait quand je lui faisais des reproches. + +Comme je sortais un jour de la sapinière avec mes cheveux tout défaits, +je fis un mouvement de la tête qui les ramena en avant. Aussitôt la +chèvre fit un bond de côté en poussant un bêlement de peur. Elle +revint sur moi, les cornes basses; mais je baissai aussi la tête en +secouant mes cheveux qui traînaient jusqu'à terre; alors elle se sauva +en faisant des cabrioles impossibles à décrire. Chaque fois qu'elle +entrait dans la sapinière, je me vengeais en lui faisant peur avec mes +cheveux. + +Maître Sylvain me surprit un matin où je me lançais sur elle. Il fut +pris d'un fou rire qui me remplit de confusion. Je m'arrêtai aussitôt +en tâchant de relever mes cheveux sur ma tête. + +La chèvre était revenue près de moi. Elle me regardait en allongeant +le cou, et en tordant ses reins d'une façon comique, prête à repartir +au moindre geste. Le fermier n'en finissait plus de rire; il se tenait, +cassé en deux, et il riait à grands éclats. On ne voyait de lui que sa +blouse, sa barbe et son grand chapeau. Ses éclats de rire me donnaient +envie de pleurer, et il me semblait qu'il resterait toujours ainsi, +tordu et bruyant. + +Quand enfin il fut calmé, il m'interrogea doucement. Je lui racontai +les malices de la chèvre. Alors il la menaça du doigt en riant de +nouveau. + +Ce fut Martine qui l'emmena le lendemain. Mais le deuxième jour, elle +déclara qu'elle aimait mieux quitter la ferme, que de continuer à +garder cette chèvre qui était possédée du diable. + +La vieille Bibiche disait que les chèvres avaient besoin d'être +battues. Mais je me souvenais du seul coup de bâton que je lui avais +donné; ses côtes avaient rendu un son si étrange, que je n'avais jamais +osé recommencer. + +On la laissa en liberté autour de la ferme, et elle disparut un jour +sans qu'on pût jamais savoir ce qu'elle était devenue. + +La Saint-Jean approchait, et pour fêter l'anniversaire de mon arrivée à +la ferme, Eugène dit qu'il fallait m'emmener au village. + +Pour ce jour de fête, la fermière me fit cadeau d'une robe jaune +qu'elle avait portée quand elle était jeune fille. + +Le village s'appelait Sainte-Montagne. Il n'avait qu'une rue, au bout +de laquelle se trouvait l'église. + +Martine m'entraîna vite à la messe déjà commencée. Elle me poussa sur +un banc, et elle-même alla s'asseoir sur celui qui était devant moi. + +L'impression grave que j'avais eue en entrant dans l'église s'effaça +presque aussitôt. Deux femmes, derrière moi, ne cessèrent de parler du +marché de la veille, et des hommes qui se trouvaient près de la porte +ne se gênaient pas pour parler tout haut. + +Il n'y eut de silence que lorsque le curé monta en chaire. Je crus +qu'il allait prêcher, mais il annonça seulement les mariages: à chaque +nom qu'il prononçait les femmes se penchaient à droite ou à gauche avec +des sourires. + +L'idée de la prière ne me vint même pas. Je regardais prier Martine à +genoux. Ses mèches brunes et bouclées sortaient de dessous son bonnet +brodé. Elle avait les épaules larges, et son corsage blanc était serré +à la taille par un ruban noir. Toute sa personne faisait penser à une +chose fraîche et neuve. + +Pourtant la supérieure m'avait dit que les bergères étaient des filles +malpropres. + +Je revoyais Martine au milieu de ses brebis avec sa jupe courte à +rayures, ses bas bien tirés et ses sabots recouverts de cuir qu'elle +cirait comme des souliers. Cependant elle prenait grand soin de son +troupeau, et la fermière affirmait qu'elle connaissait chacune de ses +brebis. + +A la sortie de la messe, elle me quitta pour courir vers une vieille +femme qu'elle embrassa tendrement. Puis je la perdis de vue et restai +toute seule, ne sachant où aller. + +Pas très loin je voyais l'auberge du Cheval Blanc. Il en sortait un +grand bruit de voix et de vaisselle. Les gens y entraient par groupes, +et il n'y eut bientôt plus personne sur la place. + +J'allais rentrer dans l'église en attendant que Martine vienne me +chercher, lorsque je vis accourir Eugène. Il me prit par la main et dit +tout en riant: + +--Si ta robe n'avait pas été aussi jaune, je t'aurais sûrement oubliée. + +Il me regardait d'un air moqueur et amusé. + +Il me conduisit chez le maître d'école, en le priant de me faire +déjeuner et de me mener promener avec ses enfants. + +Le maître d'école était habillé comme les messieurs de la ville, +tandis qu'Eugène avait une blouse bleue, et je fus bien étonnée de les +entendre se tutoyer. + +En attendant le déjeuner, le maître d'école me prêta un livre de contes +de fées; et lorsque l'heure de la promenade arriva, j'aurais préféré +qu'on me laissât seule finir le livre. + +Sur la place du village les garçons et les filles dansaient dans le +soleil et la poussière. Je trouvai leurs balancements exagérés et leur +gaieté trop bruyante. + +Je sentais en moi comme une grande tristesse; et quand, à la nuit +tombante, la voiture nous ramena à la ferme, j'éprouvai un vrai +soulagement à me retrouver dans le silence et l'odeur des prés. + + + + +A quelques jours de là, en rentrant des champs, un mouton qui longeait +une haie fit un bond énorme. En m'approchant, je vis qu'il saignait +au nez. Je pensai qu'il s'était piqué à une grosse épine, et, après +l'avoir lavé, je n'y pensai plus. Le lendemain je fus terrifiée en le +retrouvant avec la tête presque aussi grosse que le corps. Au cri que +je poussai, Martine accourut, et le cri qu'elle poussa elle-même fit +accourir tout le monde. + +J'expliquai ce qui était arrivé la veille, et le fermier assura que le +mouton avait dû être mordu par une vipère. + +Il fallait lui faire des lavages, et le laisser à l'étable jusqu'à ce +que l'enflure soit partie. + +Je ne demandais pas mieux que de soigner la pauvre bête; mais quand je +fus seule avec elle, une épouvante me prit. + +Cette tête énorme qui se balançait sur ce petit corps me causait une +frayeur insensée. Les yeux démesurés, la bouche immense et les oreilles +qui se tenaient droites et raides, composaient un monstre difficile +à imaginer. Il restait constamment au milieu de l'étable, comme s'il +eût craint de se cogner au mur. J'essayai de m'approcher de lui, en me +disant que ce n'était qu'un mouton. Mais aussitôt qu'il se tournait +de mon côté, je filais comme une flèche vers la porte. Je ressentais +cependant une grande pitié pour lui. Par instants il me semblait +que cette face qui se balançait de droite à gauche me faisait des +reproches. Alors quelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais +venir la folie. Je compris que j'étais capable de le laisser mourir de +faim. + +Je racontai cela au vacher, qui voulut bien se charger de soigner +le mouton tant que durerait l'enflure. Il se moquait de moi: il ne +comprenait pas comment je pouvais avoir si grand'peur d'un mouton +malade. + +J'eus l'occasion de lui rendre un service à mon tour, et j'en fus bien +contente. + +En détachant le taureau un matin, il avait fait un faux pas, et était +tombé devant lui. Le taureau l'avait flairé en reniflant et soufflant. +C'était un jeune qu'on avait élevé à la ferme et qui commençait à faire +la mauvaise tête. + +Le vacher craignait de le voir devenir furieux, et il était persuadé +que la bête se souviendrait de l'avoir vu à terre devant elle. + +J'aurais bien voulu le rassurer, mais je ne savais pas ce qu'il fallait +dire pour cela. Puis j'étais toute surprise de le trouver tout à coup +si vieux: il avait jeté son chapeau à terre, et je remarquai pour la +première fois que ses cheveux étaient tout gris. + +Toute la journée, je pensai à lui, et le lendemain, pendant que les +vaches sortaient une à une, je ne pus m'empêcher d'entrer dans l'étable. + +Le vacher regardait fixement le taureau qui tirait impatiemment sur sa +chaîne. Je m'approchai, et après avoir caressé la bête, je la détachai. + +Le vacher laissa passer le taureau qui sortit comme un fou, et après +m'avoir regardée tout surpris, il le suivit en boitant. + +J'avais bien moins peur du taureau que du mouton enflé, et chaque jour +j'entrais dans l'étable en prenant des précautions pour ne pas être vue. + +Pourtant Eugène m'avait vue. Il me prit à part, et en plongeant ses +petits yeux dans les miens, il dit: + +--Pourquoi détaches-tu le taureau? + +Je craignais de faire gronder le vacher en disant la vérité; et je +cherchais quelque chose à dire, mais je ne trouvais rien. Je commençais +à dire que je ne le détachais pas. Alors Eugène prit son air moqueur +pour me dire: + +--Est-ce que tu serais menteuse, par hasard? + +Aussitôt je lui racontai tout et, le samedi d'après, la bête était +vendue. + + + + +J'avais souvent remarqué combien il était bon pour tout le monde. +Chaque fois que le fermier avait des différends avec ses ouvriers, il +finissait toujours par appeler son frère qui arrangeait les choses en +quelques mots. + +Il s'occupait aux mêmes travaux que maître Sylvain. Mais il refusait +d'aller au marché: il disait qu'il n'aurait même pas su vendre un +fromage. + +Il marchait posément, en se balançant, comme s'il eût réglé sa marche +sur celle de ses bœufs. + +Il passait presque tous ses dimanches à Sainte-Montagne. Quand le temps +était trop mauvais, il restait à lire dans la grande salle. Souvent je +le guettais dans l'espoir qu'il oublierait son livre; mais jamais il +ne l'oubliait. J'étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme. +Aussi je ramassais tous les bouts de papier qui traînaient. + +La fermière avait fini par le remarquer, et elle disait que je +deviendrais avare. + +Un dimanche que j'avais osé demander un livre à Eugène, il me fit +cadeau d'un gros cahier de chansons. + +Pendant tout l'été, je l'emportais aux champs. Je composais des airs +aux chansons qui me plaisaient le mieux; puis je m'en lassai, et, en +aidant la fermière au grand nettoyage de la Toussaint, je découvris des +almanachs de plusieurs années. + +Pauline me dit de les porter au grenier; mais je fis semblant de les +oublier dans le tiroir où ils étaient, et je les emportai en cachette +l'un après l'autre. Ils étaient remplis d'histoires amusantes, et +l'hiver passa sans que je me sois aperçue du froid. + +Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n'en +découvrirais pas d'autres. Je ne trouvai qu'un petit livre sans +couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on +l'avait longtemps porté dans la poche. Les deux premières pages +manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en +étaient tout effacés. Je m'approchai de la lucarne pour avoir plus de +clarté, et à l'en-tête des pages, je vis que c'étaient les _Aventures +de Télémaque_. + +Je l'ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent +si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche. + +Comme j'allais descendre du grenier, il me vint à l'idée que c'était +Eugène qui l'avait mis là, et qu'il pouvait venir le reprendre d'un +moment à l'autre; alors je le remis sur la solive noire où il était. +Chaque fois que j'avais l'occasion d'aller au grenier, je m'assurais +qu'il était toujours à sa place, et j'en lisais autant que je pouvais. + + + + +Dans ce moment-là, j'eus encore un mouton malade. Ses flancs étaient +creux, comme s'il n'avait pas mangé depuis longtemps. J'allai demander +à la fermière comment il fallait le soigner. + +Elle s'arrêta de plumer une poule pour me demander si le mouton était +très tendu. + +Je ne répondis pas tout de suite. Je me demandais ce que voulait dire +le mot _tendu_. Puis je pensai que tous les moutons malades devaient +être tendus. Alors je dis: oui. Et pour affirmer davantage, je me +dépêchai d'ajouter: + +--Il est tout plat. + +La fermière se mit à rire en se moquant. Elle dit à Eugène qui +sifflotait à quelques pas: + +--Venez écouter ça, Eugène. Elle a un mouton qui est tendu et plat tout +à la fois. + +Eugène rit aussi: il m'appela bergère d'occasion, et il m'apprit que +les moutons étaient tendus quand ils avaient le ventre enflé. + +Deux jours après, Pauline me dit qu'elle et maître Sylvain voyaient +bien que je ne ferais jamais une bonne bergère, et qu'ils avaient +décidé de me garder à la maison. La vieille Bibiche n'était plus bonne +à rien, et Pauline ne pouvait suffire à tout depuis qu'elle avait son +enfant. + +Aux premiers mots, je compris qu'il me serait facile d'aller souvent au +grenier, et je remerciai vivement la fermière. + + + + +Maintenant que j'étais servante de ferme, il me fallait tuer les poules +et les lapins. Je ne pouvais m'y décider, et la fermière ne comprenait +rien à mes répugnances. Elle disait que j'étais comme Eugène qui se +sauvait quand on tuait le cochon. + +Je voulus pourtant essayer de tuer un poulet pour montrer ma bonne +volonté. Il se débattait entre mes mains, et bientôt la paille fut +toute rouge autour de moi. Quand il ne bougea plus, je le déposai dans +la grange en attendant que la vieille Bibiche vînt le plumer; mais elle +se moqua bien de moi, en retrouvant le poulet sur ses pattes au milieu +d'un van plein de graine. Il mangeait goulûment, comme s'il eût voulu +se guérir au plus vite du mal que je venais de lui faire. La vieille +Bibiche le saisit, et quand elle lui eut passé la lame sur le cou, la +paille fut beaucoup plus rouge que la première fois. + +Pendant l'heure de la sieste, je montais au grenier pour lire un peu. +J'ouvrais le livre au hasard; et, à le relire ainsi, j'y découvrais +toujours quelque chose de nouveau. + +J'aimais ce livre, il était pour moi comme un jeune prisonnier que +j'allais visiter en cachette. Je l'imaginais vêtu comme un page et +m'attendant assis sur la solive noire. Un soir, je fis avec lui un beau +voyage. + +Après avoir fermé le livre, je m'accoudai à la lucarne du grenier. +Le jour était presque fini, et les sapins paraissaient moins verts. +Le soleil s'enfonçait dans des nuages blancs, qui bouffaient et se +creusaient comme du duvet. + +Sans savoir comment cela s'était fait, je me trouvai tout à coup +au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenait par la main, et nos +têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque ne disait rien; mais je +savais que nous allions dans le soleil. + +La vieille Bibiche m'appelait d'en bas. Je reconnaissais très bien sa +voix, malgré la distance. Elle devait être bien en colère pour crier +si fort. Je me souciais peu de ses cris. Je ne voyais que le duvet +brillant qui entourait le soleil, et qui commençait à s'ouvrir pour +nous laisser passer. + +Un choc sur le bras me fit retomber dans le grenier. La vieille Bibiche +m'écartait de la lucarne en disant: + +--S'il y a du bon sens à me faire crier comme ça! Voilà plus de vingt +fois que je t'appelle pour manger la soupe. + +Peu de temps après, je ne retrouvai plus le livre sur la solive. Mais +c'était un ami que je portais dans mon cœur, et j'en gardai longtemps +le souvenir. + + + + +Deux jours avant la Noël, maître Sylvain se prépara à tuer le porc. Il +aiguisa deux grands couteaux, et après avoir fait une litière de paille +fraîche au milieu de la cour, il fit sortir le porc qui se mit à crier +comme s'il se doutait de la vérité. Il lui passa des cordes aux quatre +pieds; et pendant qu'il les fixait à de solides piquets, il dit à sa +femme: + +--Cache les couteaux, Pauline, il ne faut pas qu'il les voie. + +Pauline me remit une sorte de poêle très profonde que je devais tenir +avec adresse afin de ne pas perdre une seule goutte du sang que +j'allais recueillir. + +Le fermier s'approcha du porc qui était tombé sur le flanc. Il mit un +genou en terre devant lui et après l'avoir tâté près du cou, il tendit +la main vers sa femme qui lui passa le plus grand couteau. Il en appuya +la pointe à l'endroit que marquait son doigt, et il se mit à l'enfoncer +lentement. + +A ce moment, les cris que poussait le porc ressemblaient à des cris +humains. + +Il sortit de sa blessure une goutte de sang qui coula en une grande +traînée rouge. Puis deux jets montèrent le long du couteau, et +retombèrent sur la main du fermier. Quand le couteau fut enfoncé +jusqu'au manche, maître Sylvain pesa dessus pendant un moment, et il le +retira aussi lentement qu'il l'avait enfoncé. + +En voyant ressortir la lame toute rayée de rouge, je sentis que ma +bouche devenait froide et que je n'avais plus de salive. + +Mes doigts se desserrèrent aussi, et la poêle pencha toute d'un côté. + +Maître Sylvain le vit: il leva les yeux sur moi, et il cria à sa femme: + +--Prends-lui la poêle. + +J'étais incapable de dire une parole, mais je fis signe que non. Le +regard si calme du fermier avait chassé mon émotion, et ce fut d'une +main ferme que je continuai à tenir la poêle sous le jet qui sortait en +bouillonnant. + +Lorsque le porc eut cessé de crier, Eugène s'approcha de nous. Il +parut stupéfait de me voir attentive aux dernières gouttes rouges qui +roulaient une à une comme des larmes. + +--Comment! dit-il, c'est toi qui as reçu le sang? + +--Mais oui, répondit le fermier; cela prouve qu'elle n'est pas une +poule mouillée comme toi. + +--C'est vrai! dit Eugène en s'adressant à moi. Cela m'est très pénible +de voir égorger les bêtes. + +--Bah! dit maître Sylvain, les bêtes sont faites pour nous nourrir +comme le bois pour nous chauffer. + +Eugène se détournait un peu, comme s'il était honteux de sa faiblesse. + +Il avait les épaules minces, et son cou était aussi rond que celui de +Martine. + +Maître Sylvain disait qu'il était tout le portrait de leur mère. + +Jamais je ne l'avais vu se mettre en colère. + +On l'entendait toujours chantonner d'une voix faible et harmonieuse. + +Le soir, il rentrait des champs assis en travers sur un de ses bœufs, +et souvent il chantait la même chanson. + +C'était l'histoire d'un soldat s'en retournant à la guerre après avoir +retrouvé sa fiancée mariée. + +Il traînait longtemps sur le refrain qui se terminait ainsi: + + Quand, par un tour de maladresse, + Un boulet m'emportera: + Allons, adieu, chère maîtresse, + Je m'en vais dans les combats. + +Pauline lui parlait toujours d'un ton respectueux. Elle ne comprenait +pas comment je pouvais être aussi libre avec lui. + +Le premier soir où elle m'avait vue assise à côté de lui sur le banc +de la porte, elle m'avait fait signe de rentrer. Mais Eugène m'avait +rappelée en disant: + +--Viens écouter la hulotte. + +Souvent nous étions encore sur le banc quand tout le monde était déjà +couché. + +La hulotte venait jusque sur le vieil orme qui était près de la +porte. Son hululement très doux semblait nous dire bonsoir; puis elle +s'envolait, et ses grandes ailes passaient en silence au-dessus de nous. + +Plusieurs fois, une voix chanta sur la colline. + +J'en restais toute frissonnante. Cette voix pleine qui passait dans la +nuit me rappelait celle de Colette. + +Eugène rentrait quand la voix cessait; mais moi je restais dans +l'espoir de l'entendre encore. Alors il me disait: + +--Rentre donc, va; c'est fini. + + + + +Et maintenant que l'hiver était revenu et que nous ne pouvions +plus nous asseoir devant la porte, il restait entre nous comme une +communication secrète. Quand il se moquait de quelqu'un, ses yeux +pleins de finesse cherchaient les miens, et s'il donnait son avis dans +un cas embarrassant, il se tournait de mon côté comme s'il attendait de +moi une approbation. + +Il me semblait que je l'avais toujours connu, et tout au fond de +moi-même, je l'appelais mon grand frère. + +Il demandait souvent à Pauline si elle était contente de moi. Pauline +répondait qu'il n'y avait pas besoin de me montrer deux fois la même +chose; elle me reprochait seulement de manquer d'ordre dans mon +travail. Elle disait que je commençais aussi bien par la fin que par +le commencement. + +Je n'avais pas oublié sœur Marie-Aimée; mais je ne m'ennuyais plus, et +je me trouvais heureuse à la ferme. + + + + +Au mois de juin qui suivit, des hommes vinrent comme chaque année pour +tondre les moutons. Ils apportaient une mauvaise nouvelle: dans tout le +pays les moutons tombaient malades aussitôt qu'ils étaient tondus, et +il en mourait une grande quantité. + +Maître Sylvain prit ses précautions, mais malgré tout ce qu'il put +faire, il y en eut bientôt une centaine de malades. + +Le vétérinaire affirmait qu'en les baignant dans la rivière on en +sauverait beaucoup. Alors le fermier se mit dans l'eau jusqu'à la +ceinture, et un à un il plongea les moutons jusqu'au dernier. Il était +rouge, et la sueur qui coulait de son front tombait en grosses gouttes +dans la rivière. + +Le soir, il se coucha avec la fièvre; et le troisième jour il mourut +d'une fluxion de poitrine. + +Pauline ne pouvait croire à son malheur; et Eugène rôdait dans les +étables avec des yeux épouvantés. + + + + +Peu après la mort du fermier, le propriétaire de la ferme vint nous +rendre visite. C'était un petit homme sec qui ne tenait pas en place, +et quand il s'arrêtait un moment, il me semblait toujours qu'il dansait +sur un pied. + +Il avait le visage complètement rasé et il s'appelait M. Tirande. + +Il entra dans la salle où je me tenais avec Pauline, il en fit le tour +en arrondissant le dos; puis il dit en me montrant l'enfant: + +--Emportez-le, j'ai besoin de causer avec la fermière. + +Je sortis dans la cour et, tout en ayant l'air de promener l'enfant, je +passai devant la fenêtre ouverte. + +Pauline n'avait pas bougé de sa chaise. Elle tenait les mains jointes +sur ses genoux, et elle penchait la tête en avant comme si elle +cherchait à comprendre une chose très difficile. M. Tirande parlait +sans la regarder. Il marchait de la cheminée à la porte, et le bruit de +ses talons sur les carreaux se confondait avec sa voix cassée. + +Il sortit aussi vite qu'il était entré; et, dans mon inquiétude, je +vins demander à Pauline ce qu'il lui avait dit. + +Elle prit son enfant dans ses bras, et, tout en pleurant, elle me dit +que M. Tirande voulait la renvoyer de la ferme pour y mettre son fils +qui venait de se marier. + +A la fin de la semaine, M. Tirande revint avec son fils et sa bru. Ils +commencèrent par visiter les étables, et lorsqu'ils entrèrent dans la +maison, M. Tirande s'arrêta une minute devant moi pour me dire que sa +bru avait décidé de me prendre à son service. + +Pauline entendit; elle fit vivement un pas vers moi; mais à ce moment +Eugène entrait avec des papiers à la main, et tout le monde s'assit +autour de la table. + +Pendant qu'ils étaient tous occupés à lire et à signer des papiers, je +regardai la bru de M. Tirande. C'était une grande femme brune qui avait +de gros yeux et un air ennuyé. + +Elle sortit de la ferme avec son mari sans avoir une seule fois regardé +de mon côté. + +Quand leur voiture eut disparu au bout de l'allée des châtaigniers, +Pauline raconta à Eugène ce que m'avait dit M. Tirande. + +Eugène, qui allait sortir, se retourna brusquement vers moi; il +paraissait indigné, et sa voix était toute changée quand il dit que +ces gens-là disposaient de moi comme d'un objet leur appartenant, et +pendant que Pauline s'apitoyait sur mon sort, il m'apprit que c'était +déjà M. Tirande qui avait forcé maître Sylvain à me prendre à la ferme. +Il rappela à Pauline combien le fermier avait eu pitié de moi en me +voyant si chétive, et il m'assura qu'il avait bien du regret de ne +pouvoir m'emmener dans leur nouvelle ferme. + +Nous étions tous les trois debout dans la grande salle. Je sentais sur +ma tête le regard désolé de Pauline, et la voix d'Eugène me faisait +penser à un chant plein de douceur. + +Pauline devait quitter la ferme à la fin de l'été. Chaque jour je +travaillais à mettre le linge en ordre: je n'aurais pas voulu qu'elle +emportât une seule pièce de linge déchirée. Je m'appliquais à faire les +fines reprises que m'avait apprises Bonne Justine, et je pliais chaque +chose avec soin. + +Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de la porte. + +Le clair de lune faisait briller les toits de la bergerie, et le fumier +était entouré d'une vapeur blanche qui ressemblait à un voile de tulle. + +Aucun bruit ne sortait des étables. On n'entendait que le grincement +du berceau que Pauline balançait pour endormir son enfant. Aussitôt +que tous les grains furent rentrés, Eugène commença le déménagement. +Le vacher emmena ses vaches, et la vieille Bibiche s'en alla dans la +voiture qui emportait toutes les volailles de la basse-cour. + +Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu'Eugène +ne voulait confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait +emporter Pauline et son enfant. + +Le petit garçon s'était endormi dans une corbeille pleine de paille, +et Eugène le déposa dans la voiture sans le réveiller. Pauline le +recouvrit avec son châle, et, après avoir fait un grand signe de croix +vers la maison, elle ramassa les guides, et la voiture s'engagea sous +les châtaigniers. + +Je voulus les accompagner jusqu'à la route; je suivais derrière les +bœufs entre Eugène et Martine. + +Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses +bœufs en les touchant de la main. + +Nous étions déjà très loin sur la route lorsque Pauline s'aperçut que +la nuit venait. Elle arrêta son cheval, et lorsque je fus montée sur le +marchepied de la voiture pour l'embrasser, elle me dit tristement: + +--Adieu, ma fille! Conduis-toi bien. + +Elle ajouta, la voix pleine de larmes: + +--Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il ne t'aurait jamais abandonnée. + +Martine m'embrassa en souriant: + +--On se reverra peut-être! me dit-elle. + +Eugène ôta son chapeau; il me donna une longue poignée de main en +disant lentement: + +--Adieu, mon petit compagnon. Je me souviendrai toujours de toi. + + +Quand j'eus marché un peu, je me retournai pour les voir encore; et, +malgré la nuit qui augmentait, je vis qu'Eugène et Martine marchaient +en se tenant par la main. + + + + +TROISIÈME PARTIE + + +Les nouveaux fermiers arrivèrent le lendemain. Les laboureurs et la +servante étaient venus dès le matin, et, lorsque le soir, les maîtres +entrèrent dans la maison, je savais qu'on les appelait M. et Mme +Alphonse. + +M. Tirande resta deux jours à Villevieille et partit après m'avoir +rappelé que j'étais au service de sa bru, et que je n'aurais plus à +m'occuper des travaux de la ferme. + + + + +Dès la première semaine, Mme Alphonse avait fait transformer la chambre +d'Eugène en lingerie, et elle m'avait aussitôt installée devant une +grande table sur laquelle étaient plusieurs pièces de toile, que je +devais transformer en linge de toutes sortes. + +Elle venait s'asseoir près de moi, pour faire de la dentelle; elle +restait des journées entières sans me dire un mot. + +Quelquefois elle me parlait des armoires pleines de linge de sa mère. + +Sa voix était sans timbre, et sa bouche remuait à peine pour parler. + +M. Tirande paraissait beaucoup aimer sa bru. Chaque fois qu'il venait, +il s'informait de ce qu'elle pouvait désirer. + +Elle n'aimait que le linge. Alors il partait en promettant d'acheter +d'autres pièces de toile. + +M. Alphonse ne paraissait guère qu'aux heures de repas. J'aurais été +bien en peine de dire à quoi il employait son temps. + +Son visage me rappelait celui de la supérieure. Il avait comme elle la +peau jaune et les yeux brillants; on eût dit qu'il portait en lui un +brasier qui pouvait le consumer d'un moment à l'autre. + +Il était très pieux, et chaque dimanche, il partait avec Mme Alphonse à +la messe du village qu'habitait M. Tirande. + +Au commencement, ils voulurent m'emmener dans leur voiture; mais je +refusai, préférant aller à Sainte-Montagne où j'espérais rencontrer +Pauline ou Eugène. + +Quelquefois, un des laboureurs venait avec moi, mais le plus souvent, +je m'en allais seule, par un chemin de traverse qui diminuait de +beaucoup le trajet. + +C'était un chemin rude et pierreux qui grimpait sur la colline, à +travers les genêts. + +A l'endroit le plus élevé, je m'arrêtais devant la maison de Jean le +Rouge. + +Cette maison était basse et profonde; les murs étaient aussi noirs que +le chaume qui la recouvrait; et on eût pu passer à côté sans la voir, +tant les genêts qui l'entouraient étaient hauts. + +J'entrais pour dire bonjour à Jean le Rouge, que je connaissais depuis +que j'étais à la ferme de Villevieille. + +Il avait toujours travaillé pour maître Sylvain, qui le tenait en +grande estime. Eugène disait qu'on pouvait le faire toucher à tout et +qu'avec lui les choses étaient toujours bien faites. + + + + +Maintenant, M. Alphonse ne voulait plus l'occuper; il parlait de le +renvoyer de la maison de la colline. Jean le Rouge en était si affecté, +qu'il ne pensait plus qu'à cela. + +Aussitôt après la messe, je revenais par le même chemin. Les enfants +de Jean m'entouraient pour avoir le pain bénit que je leur rapportais. +Ils étaient six, et l'aîné n'avait pas encore douze ans. Mon pain bénit +n'était guère plus gros qu'une bouchée; aussi, je le remettais à la +femme de Jean qui le distribuait en parts égales. + +Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pour moi un escabeau devant +le feu, et il s'asseyait lui-même sur une rondelle de bois, qu'il +roulait du pied, jusqu'à la cheminée. Sa femme ramenait les brindilles +dans le feu avec de lourdes pincettes; et dans le chaudron pendu à la +crémaillère, on voyait cuire de grosses pommes de terre jaunes. + +Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m'avait dit: + +--Je suis aussi un enfant abandonné. + +Et peu à peu, il m'avait appris qu'à l'âge de douze ans on l'avait +placé chez le bûcheron qui habitait déjà la maison de la colline. Il +avait su très vite grimper au sommet des arbres pour y attacher la +corde qui devait les faire pencher; puis, la journée finie, et son +fagot de bois sur le dos, il partait en avant pour arriver plus vite +à la maison, où il trouvait la petite fille du bûcheron, en train de +faire la soupe. + +Elle était du même âge que lui, et ils étaient devenus tout de suite de +bons amis. + +Puis, le malheur arriva, un soir de Noël. + +Le vieux bûcheron, qui croyait les enfants bien endormis, s'en alla à +la messe de minuit. Mais eux s'étaient levés aussitôt après son départ. +Ils voulaient préparer le réveillon pour le retour du vieux, et ils se +faisaient une joie de sa surprise. + +Pendant que la fillette faisait cuire des châtaignes, et mettait sur la +table le pot de miel et la cruche de cidre, Jean le Rouge préparait un +feu de grosses bûches. + +Du temps passa; les châtaignes étaient cuites, et le bûcheron tardait +à rentrer. Les enfants s'assirent par terre devant le feu pour avoir +plus chaud, et ils finirent par s'endormir, en s'appuyant l'un contre +l'autre. + +Jean se réveilla aux cris que poussait la petite fille. Il ne comprit +pas tout d'abord pourquoi elle levait les bras si haut devant la flamme. + +Comme elle sautait sur ses pieds pour s'enfuir, il vit qu'elle brûlait. + +Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, et elle courait en éclairant +les arbres. + +Alors, Jean l'avait saisie, et jetée dans la fontaine de la source. + +Le feu s'était éteint tout de suite, mais lorsque Jean voulut la sortir +de la fontaine, il la trouva si lourde, qu'il crut qu'elle était morte. +Elle ne faisait aucun mouvement, et il mit longtemps à la tirer de +l'eau, puis, il la ramena à la maison, en la traînant comme un fagot. + +Les grosses bûches étaient devenues des braises rouges; seule, la plus +grosse, qui était humide, continuait à fumer et à grésiller. + +Le visage de la petite fille n'était plus qu'une énorme boursouflure +noire et violacée et son corps à moitié nu laissait voir de larges +taches rouges. + +Elle resta de longs mois malade, et quand, enfin, on la crut guérie, on +s'aperçut qu'elle était devenue muette. + +Elle entendait très bien, elle pouvait même rire comme tout le monde; +mais il lui était impossible d'articuler un seul mot. + +Pendant que Jean le Rouge me racontait ces choses, sa femme le +regardait en remuant les yeux, comme si elle lisait un livre. + +Son visage portait des traces profondes de brûlures, mais on s'y +habituait très vite, et on ne voyait plus que sa bouche aux dents +blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elle appelait ses enfants en +faisant entendre un éclat de voix prolongé, et les petits accouraient, +et comprenaient tous ses gestes. + +J'étais désolée aussi de leur voir quitter la maison de la colline. + +C'étaient les derniers amis qui me restaient et l'idée m'était venue de +parler d'eux à Mme Alphonse, dans l'espoir qu'elle obtiendrait de son +mari qu'il veuille bien les garder. + +Je trouvai l'occasion un jour que M. Tirande et son fils étaient entrés +dans la lingerie en parlant de changements à faire à la ferme. + +M. Alphonse ne voulait pas de troupeau: il parlait d'acheter des +machines agricoles, d'abattre les sapins et de défricher la colline. +Les étables serviraient de remises pour les machines, et la maison de +la colline deviendrait un grenier à fourrages. + +Je ne sais si Mme Alphonse entendait; elle travaillait à sa dentelle +avec une grande attention. + +Aussitôt que les deux hommes furent sortis, j'osai parler de Jean le +Rouge. + +J'expliquai combien il avait été utile à maître Sylvain: je dis son +chagrin de quitter cette maison qu'il habitait depuis si longtemps, et +quand je m'arrêtai, tout angoissée de la réponse qui allait venir, Mme +Alphonse retira son crochet du fil et dit: + +--Je crois que je me suis trompée d'une maille. + +Elle compta jusqu'à dix-neuf, et elle ajouta: + +--C'est ennuyeux, il faut que je défasse tout un rang. + +Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, il eut un mouvement de colère, +qui lui fit tendre le poing vers Villevieille. Mais sa femme lui mit la +main sur l'épaule en le regardant. Aussitôt Jean se calma. + +Jean le Rouge quitta la maison de la colline à la fin de janvier, et +une profonde tristesse entra en moi. + + + + +Maintenant, je n'avais plus d'amis. + +Je ne reconnaissais plus la ferme; tous ces gens s'y mettaient à leur +aise, et il me semblait que c'était moi la nouvelle venue. La servante +me regardait avec méfiance, et les laboureurs évitaient de me parler. + +La servante s'appelait Adèle. Tout le jour, on l'entendait bougonner +et traîner ses sabots. Elle faisait du bruit même quand elle marchait +sur la paille. A table, elle mangeait debout, et elle répondait sans +politesse aux observations des maîtres. + +M. Alphonse avait fait enlever le banc de la porte et mettre à sa place +des petits arbustes verts qu'on avait enclos d'un treillage. + +Il avait fait aussi enlever le vieil orme où la hulotte était venue +chanter, les soirs d'été. + +Il devait y avoir longtemps que le vieil arbre ne donnait plus +d'ombrage au seuil de la maison: il ne portait plus qu'un bouquet de +feuillage tout en haut, et cela lui faisait comme une tête, qui se +penchait pour écouter ce qui se disait en bas. + +Les bûcherons qui vinrent pour l'abattre furent d'avis que cela ne +serait pas facile. Il menaçait, en tombant, de démolir la toiture de la +maison. + +Enfin, après bien des discussions, et bien des tours autour de lui, +on décida de l'enserrer de grosses cordes qui le feraient pencher et +l'obligeraient à tomber sur le fumier. + +Il fallut la journée de deux hommes pour l'abattre, et au moment où +on croyait qu'il allait se coucher tranquillement, une des cordes se +desserra et le vieil orme se releva pour retomber de côté. Il glissa +sur le toit en entraînant la cheminée et une grande quantité de tuiles, +et après avoir écorché le mur, il se coucha en travers de la porte: et +pas une de ses branches ne toucha le fumier. + +M. Alphonse ne put retenir un cri de colère. Il saisit la hache d'un +des bûcherons, et il frappa l'arbre d'un coup si violent qu'un morceau +d'écorce sauta dans la fenêtre de la lingerie et cassa un carreau. + +Mme Alphonse vit des éclats de verre tomber sur moi, elle se leva +avec une vivacité que je ne lui connaissais pas, et avec des mains +tremblantes et des yeux peureux, elle examina minutieusement chaque +endroit de la nappe que j'étais en train de broder. + +Mais elle ne vit pas que j'essuyais avec mon mouchoir une petite +coupure que le verre m'avait faite à la joue. + +Elle eut si peur qu'il n'arrivât malheur aux piles de linge qui +commençaient à s'entasser, qu'elle m'emmena le lendemain chez sa mère +pour me faire voir comment il fallait ranger les armoires. + + + + +La mère de Mme Alphonse s'appelait Mme Deslois; mais quand les +laboureurs parlaient d'elle, ils disaient toujours «la bourgeoise du +château». + +Elle n'était venue qu'une fois à Villevieille. + +Elle s'était approchée de moi, et m'avait regardée de très près en +clignant des yeux. C'était une grande femme qui marchait courbée, comme +si elle cherchait quelque chose par terre. Elle habitait le grand +domaine du Gué Perdu. + +Mme Alphonse prit un sentier, le long de la petite rivière. + +On était à la fin de mars, et les prés étaient déjà tout fleuris. + +Mme Alphonse marchait tout droit dans le sentier; mais moi, j'avais un +grand plaisir à marcher dans l'herbe molle. + +On arriva bientôt près du grand bois où le loup m'avait pris un agneau. + +J'avais gardé de ce bois une frayeur mystérieuse, et quand on quitta le +sentier de la rivière pour prendre un chemin qui traversait les bois, +je fus prise d'une véritable épouvante. + +Cependant le chemin était large; il devait même y passer souvent des +voitures, car les ornières y étaient profondes. + +Au-dessus de nos têtes, les aiguilles des sapins crissaient +continuellement en se frôlant. Cela faisait un bruit doux et léger qui +ne ressemblait en rien au chuchotement sec et coupé de silences que le +bois avait fait entendre quand il était chargé de neige. Malgré cela, +je ne pouvais m'empêcher de regarder derrière moi. + +On ne marcha pas longtemps dans les bois; le chemin tournait à gauche, +et on se trouva tout de suite dans la cour du Gué Perdu. + +La petite rivière passait derrière les étables, comme à Villevieille; +mais ici les prés étaient très resserrés et on eût dit que les +bâtiments voulaient se cacher dans la sapinière. + +La maison d'habitation ne ressemblait pas aux fermes des environs. +Le bas en était fait de vieux murs très épais et le premier étage +paraissait avoir été posé dessus en attendant. + +Je ne trouvai pas que cette maison eût l'air d'un château, elle me +faisait plutôt penser à une vieille souche d'arbre, de laquelle serait +sorti un rejeton mal venu. + +Mme Deslois parut sur le pas de la porte en nous entendant venir. + +Elle me regarda encore en clignant des yeux. Elle dit tout de suite à +haute voix qu'elle avait perdu un sou dans la paille, et que c'était +bien étonnant que, depuis huit jours, personne ne l'eût encore trouvé. +Tout en parlant, elle remuait avec son pied la mince couche de paille +qui était devant la porte. + +Mme Alphonse ne devait pas entendre. Ses gros yeux fixaient +l'intérieur, et ce fut presque avec ardeur qu'elle expliqua le motif de +notre visite. + +Mme Deslois voulut me conduire elle-même à la lingerie; elle mit les +clefs sur les armoires, et après m'avoir recommandé de bien faire +attention, et de ne rien déranger, elle me laissa seule. + +J'eus vite fait d'ouvrir et de refermer les grandes armoires +reluisantes. + +J'aurais voulu m'en aller tout de suite. Cette grande lingerie froide +m'épouvantait comme une prison: mes pas résonnaient sur les dalles, +comme s'il y avait eu en dessous des caveaux profonds. Il me sembla +tout à coup que je ne sortirais plus jamais de cette lingerie. + +Je tendis l'oreille pour écouter le bruit des bêtes, mais je n'entendis +que la voix de Mme Deslois. C'était une voix forte et rauque, qui +traversait les murs et pénétrait partout. + +J'allais vers la fenêtre, pour me sentir moins seule, quand une porte +que je n'avais pas remarquée s'ouvrit brusquement derrière moi. Je +tournai la tête, et je vis entrer un homme jeune, qui portait une +longue blouse blanche, et une casquette grise. + +Il s'arrêta comme s'il était surpris de trouver quelqu'un là, et moi +je continuais de le regarder sans pouvoir détacher mes yeux de lui. + +Il traversa la lingerie sans que nos regards se soient quittés, et il +s'éloigna après s'être cogné contre la boiserie de la porte. Une minute +après, il passa contre la fenêtre, et nos regards se rencontrèrent +encore. + +J'en restai mal à l'aise, et sans savoir pourquoi, j'allai fermer les +portes qu'il avait laissées ouvertes. + +Un moment après, Mme Alphonse vint me chercher, et je repris avec elle +le chemin de Villevieille. + +Depuis que M. Alphonse avait remplacé Pauline, j'avais pris l'habitude +d'aller m'asseoir sur un houx en forme de siège, qui se trouvait au +milieu d'un grand buisson peu éloigné de la ferme. + +Maintenant que le printemps venait, j'y allais à l'heure où les +laboureurs fumaient leur pipe sur le seuil des écuries. + +J'y restais longtemps à écouter les bruits du soir, et un grand désir +me venait de ressembler aux arbres. + +Ce soir-là, il m'arriva de penser à l'homme du Gué Perdu. Mais chaque +fois que je voulais fixer la couleur de ses yeux, ils entraient si +profondément dans les miens, qu'il me semblait que j'en étais tout +éclairée. + + + + +Le dimanche qui suivit était jour de Pâques. Adèle était partie à +la messe, dans la voiture de M. Alphonse. Je restai seule avec un +laboureur, pour garder la ferme. Après le déjeuner, l'homme se coucha +sur un tas de paille devant la porte, et moi, j'allai me cacher dans +mon buisson. + +Je cherchai à entendre le son des cloches. Mais la ferme était trop +éloignée des villages et aucun son ne venait jusqu'à moi. + +Ma pensée s'en alla vers sœur Marie-Aimée. Je pensais aussi à Sophie, +qui venait me réveiller, chaque année, pour que je puisse entendre +toutes les cloches de la ville qui sonnaient Pâques en même temps. + +Il lui était arrivé, une année, de ne pas se réveiller; elle en eut +tant de regret que, l'année suivante, elle mit un gros caillou dans sa +bouche pour s'empêcher de dormir. Chaque fois qu'elle se laissait aller +au sommeil, ses dents portaient sur le caillou, et elle se réveillait +aussitôt. + +Je pensais aussi à la grand'messe où Colette chantait à pleine voix. Je +revoyais la débandade sur les pelouses, et l'air tout affairé de sœur +Marie-Aimée s'occupant du grand repas des fêtes. + +Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant de sœur Marie-Aimée, je +verrais la figure ingrate de Mme Alphonse, et les yeux luisants de +son mari qui me faisaient tant peur; et en pensant qu'il me faudrait +rester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à un profond +découragement. + +Quand je fus lasse de pleurer, je vis avec surprise que le soleil +avait beaucoup baissé. A travers les branches du buisson, je voyais +s'allonger sur le pré les ombres longues et minces des peupliers; et, +plus près de moi, je vis aussi une grande ombre qui bougeait. Elle +s'avançait, puis s'arrêtait, et s'avançait de nouveau. + +Je compris tout de suite que quelqu'un allait passer devant ma +cachette, et presque aussitôt, l'homme à la blouse blanche entrait dans +le buisson, en se baissant pour éviter les branches. + +J'en ressentis un grand froid par tout le corps. + +Cependant, je me remis très vite; mais il me resta un tremblement +nerveux, qu'il me fut impossible de dissimuler. + +Lui, restait debout devant moi sans parler. + +Je regardais la douceur qui était dans ses yeux; et je sentis revenir +la chaleur dans mon corps. + +Je remarquai qu'il portait comme Eugène une chemise de couleur et une +cravate nouée sous le col; et quand il parla, il me sembla que je +connaissais sa voix depuis longtemps. + +Il s'était appuyé contre une grosse branche, en face de moi, et il me +demanda s'il ne me restait plus de parents. + +Je répondis que non. + +Il fit glisser entre ses doigts une branche couverte de jeunes pousses, +et, sans me regarder, il dit encore: + +--Alors, vous êtes seule au monde? + +Je répondis vivement: + +--Oh, non, j'ai sœur Marie-Aimée! + +Et sans lui laisser le temps de me questionner, je dis combien je +l'aimais, et avec quelle impatience j'attendais le moment où je +pourrais la rejoindre. + +J'étais si heureuse de parler d'elle, que je ne m'arrêtais plus. + +Je disais sa beauté et son intelligence qui me semblaient au-dessus de +tout. + +Je disais aussi son chagrin le jour de mon départ, et j'imaginais sa +joie le jour où elle me verrait revenir. + +Pendant que je parlais, il avait les yeux fixés sur mon visage, mais +son regard semblait voir beaucoup plus loin. + +Après un silence, il me demanda encore: + +--Est-ce que vous n'aimez personne ici? + +--Non, dis-je, tous ceux que j'aimais sont partis. + +Et j'ajoutai avec un peu de rancune: + +--Jusqu'à Jean le Rouge qu'ils ont chassé! + +--Pourtant, dit-il, Mme Alphonse n'est pas méchante? + +Je répondis qu'elle n'était ni méchante ni bonne, et que je la +quitterais sans regret. + +A ce moment, on entendit crier les roues de la voiture de M. Alphonse, +qui rentrait, et je me levai pour partir. + +Il s'effaça un peu, pour me laisser passer, et je le laissai seul dans +le buisson. + +Le soir, je profitai d'un moment de bonne humeur d'Adèle, pour lui +demander si elle connaissait les laboureurs du Gué Perdu. Elle me +répondit qu'elle ne connaissait que les plus anciens; car depuis que +Mme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaient pas longtemps chez +elle. + +Une crainte que je n'aurais pu expliquer m'empêcha de parler du jeune +homme à la blouse blanche; et Adèle ajouta en remuant le menton: + +--Heureusement que son fils aîné est revenu de Paris: les laboureurs +seront moins malheureux. + +Le lendemain, pendant que Mme Alphonse travaillait à sa dentelle, je +cousais en pensant au laboureur à la blouse blanche. + +Je ne pouvais le séparer d'Eugène dans ma pensée; il s'exprimait comme +lui, et je leur trouvais un air de ressemblance. + +Vers le soir, je crus le voir passer devant les écuries, et la minute +d'après, il s'arrêtait sur le seuil de la lingerie. + +Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser sur Mme Alphonse; il tenait +la tête haute, et sa bouche fléchissait un peu du côté gauche. + +Mme Alphonse dit, d'une voix traînante, en le voyant: + +--Tiens, voilà Henri. + +Elle se laissa embrasser sur les deux joues; puis elle indiqua une +chaise à côté d'elle. Mais lui, s'assit un peu de travers sur la table, +en repoussant la toile. + +Comme Adèle passait, Mme Alphonse lui dit: + +--Si vous voyez mon mari, dites-lui que mon frère est ici. + +Je mis quelques instants à comprendre; puis je devinai brusquement que +c'était lui le fils aîné de Mme Deslois. + +Une honte que je n'avais pas encore connue me fit rougir violemment, et +un immense regret me vint d'avoir parlé de sœur Marie-Aimée. + +Il me sembla que je venais de jeter au vent la plus belle chose que je +possédais, et malgré tous mes efforts, je ne pus retenir deux larmes +qui s'accrochèrent à ma bouche, avant de tomber sur la toile fine que +j'ourlais. + +Henri Deslois resta longtemps sur le coin de la table. + +A chaque instant, je sentais son regard sur moi, et c'était comme un +poids lourd qui m'empêchait de relever le front. + +Deux jours après, je le retrouvai dans le buisson. + +En le voyant assis sur le houx, il me vint une grande faiblesse dans +les jambes, et je m'arrêtai. + +Il se leva aussitôt pour me céder la place, mais je restai à le +regarder. + +Il avait dans les yeux la même douceur que la première fois, et, comme +s'il attendait que je lui raconte une nouvelle histoire, il demanda: + +--N'avez-vous rien à me dire, ce soir? + +Toutes les paroles qui me vinrent à l'esprit me semblèrent inutiles et +je fis «non» de la tête; il reprit: + +--J'étais votre ami, l'autre jour. + +Ce souvenir augmenta mon regret, et je répondis seulement: + +--Vous êtes le frère de Mme Alphonse. + +Je le quittai, et n'osai plus retourner dans le buisson. + +Il revint souvent à Villevieille. + +J'évitais de le regarder, mais sa voix me causait toujours un profond +malaise. + + + + +Depuis que Jean le Rouge était parti, je ne savais que faire de mon +temps après la messe. Chaque dimanche, je passais devant la maison de +la colline; parfois, je regardais à travers les fentes des contrevents, +et quand il m'arrivait de heurter le bois avec mon front, il rendait un +son qui me faisait reculer tout effrayée. + +Un dimanche, je remarquai que la porte n'avait pas de serrure. +J'appuyai le doigt sur le loquet, et aussitôt la porte s'ouvrit avec un +grand bruit. + +Je ne m'attendais pas à ce qu'elle s'ouvrît si vite, et je restai là, +avec l'envie de la refermer et de m'éloigner. Puis, comme le bruit +avait cessé, et que le soleil était tout de suite entré en faisant un +grand carré de clarté, je me décidai à entrer aussi, en laissant la +porte ouverte. + +La grande cheminée n'avait plus sa crémaillère, ni ses hauts landiers; +il ne restait dans la salle que les épaisses rondelles de bois qui +avaient servi de sièges aux enfants de Jean le Rouge. L'écorce en était +usée, et le dessus était poli et comme ciré, à force d'avoir servi. La +deuxième chambre était complètement vide; elle n'était pas carrelée, et +sur la terre battue, les pieds des lits avaient creusé des trous. + +La porte du fond n'avait pas non plus de serrure, et je me trouvai +bientôt dans le jardin. + +Les plates-bandes conservaient encore quelques légumes d'hiver, et les +arbres à fruits étaient en fleurs. + +La plupart étaient très vieux; plusieurs étaient devenus bossus, et +leurs branches s'abaissaient comme si elles trouvaient que les fleurs +même étaient trop lourdes à porter. + +Au bas du jardin, la colline s'évasait en pente douce jusqu'à une +immense plaine où paissaient des troupeaux, et tout au bout, une +rangée de peupliers faisaient comme une barrière qui empêchait le ciel +d'entrer dans la plaine. + +Peu à peu je reconnaissais chaque endroit. Voici la petite rivière, au +bas de la colline. Je ne vois pas l'eau, mais les saules ont l'air de +se ranger pour la laisser passer. + +Elle disparaît derrière les bâtiments de Villevieille, dont les toits +sont de la même couleur que les châtaigniers, et la voilà de l'autre +côté. Elle brille par endroits, entre les minces peupliers; puis +elle s'enfonce dans ce grand bois de sapins, qui paraît tout noir, +et qui cache le Gué Perdu: c'est le chemin que Mme Alphonse m'a fait +suivre pour aller chez sa mère... Son frère avait dû venir par le même +sentier, le jour où il m'était apparu dans le buisson de houx. + +Aujourd'hui, il n'y avait personne dans le sentier. Tout était d'un +vert tendre, et j'avais beau regarder entre les bouquets d'arbres, +aucune blouse n'apparaissait. + +Je cherchais aussi des yeux le buisson; mais il était caché par les +toits de la ferme. + +Henri Deslois y était venu plusieurs fois depuis le jour de Pâques. Je +n'aurais pas su dire comment je le savais; mais, ces jours-là, je ne +pouvais m'empêcher d'en faire le tour. + +Hier, Henri Deslois était entré dans la lingerie, pendant que j'étais +seule: il avait fait un geste comme s'il allait me parler. + +Aussitôt, mes yeux s'étaient attachés à lui, comme la première fois, et +il était reparti sans rien dire. + +Et maintenant que j'étais dans ce jardin sans clôture, tout entouré de +genêts fleuris, le désir me venait d'y vivre toujours. + +Un gros pommier se penchait à côté de moi, et trempait le bout de ses +branches dans la source. + +La source sortait du tronc creux d'un arbre, et le trop-plein s'en +allait en petits ruisseaux à travers les plates-bandes. + +Ce jardin plein de fleurs et d'eau claire me paraissait le plus beau +jardin de la terre, et quand je tournais la tête vers la maison grande +ouverte au soleil, j'attendais toujours qu'il en sortît des êtres +extraordinaires. + +Cette maison basse et sans couleur me semblait pleine de mystère: il +sortait d'elle des petits glissements brusques et irréguliers, et tout +à l'heure, j'avais bien cru entendre le bruit que faisait Henri Deslois +quand il posait le pied sur le seuil de la ferme de Villevieille. + +J'avais écouté, comme si j'espérais le voir s'approcher. Mais le bruit +de pas ne s'était pas renouvelé, et bientôt je m'aperçus que les genêts +et les arbres faisaient entendre toutes sortes de sons mystérieux. + +J'imaginais que j'étais un jeune arbre, que le vent pouvait déplacer +à son gré. Le même souffle frais qui balançait les genêts passait sur +ma tête et emmêlait mes cheveux; et pour imiter le pommier, je me +baissais, et trempais mes doigts dans l'eau pure de la source. + +Un nouveau bruit me fit regarder vers la maison, et je n'eus aucune +surprise en voyant Henri Deslois dans l'encadrement de la porte. + +Il était tête nue, et les bras ballants. + +Il fit deux pas dans le jardin, et son regard s'en alla au loin dans la +plaine. + +Ses cheveux étaient séparés sur le côté, et son front s'allongeait très +loin vers les tempes. + +Il resta un long moment sans bouger; puis, il se tourna tout à fait +vers moi. + +Deux arbres seulement nous séparaient; il fit encore un pas, il prit +d'une main le tout jeune arbre qui était devant lui, et les branches +fleuries firent comme un bouquet au-dessus de sa tête. La clarté était +si grande, qu'il me semblait que l'écorce des arbres brillait et que +chaque fleur rayonnait, et, dans les yeux d'Henri Deslois, il y avait +une douceur si profonde, que je m'avançai vers lui sans aucune honte. + +Il ne fit pas un mouvement, mais quand je m'arrêtai devant lui, son +visage devint plus blanc que sa blouse, et sa bouche trembla. + +Il prit mes deux mains, qu'il appuya fortement contre ses tempes, et il +dit d'une voix très basse: + +--Je suis comme un avare qui a retrouvé son trésor. + +En ce moment, la cloche de l'église de Sainte-Montagne se mit à sonner. +Les sons montaient la colline en courant, et après s'être reposés un +instant au-dessus de nous, s'en allaient se perdre plus haut. + +Les heures passèrent avec le jour, les troupeaux disparurent un à un +de la plaine: une vapeur blanche se leva de la petite rivière; puis +le soleil passa derrière la barrière de peupliers, et les fleurs des +genêts commencèrent à devenir plus sombres. + +Henri Deslois me ramena sur le chemin de la ferme; il marchait devant +moi, dans le sentier étroit, et quand il me quitta un peu avant l'allée +des châtaigniers, je sentis que je l'aimais plus que sœur Marie-Aimée. + +La maison de la colline devint notre maison. + +Chaque dimanche j'y retrouvais Henri Deslois, et, comme au temps de +Jean le Rouge, je rapportais le pain bénit que nous partagions en riant. + +Il y avait en nous comme une folie de liberté, qui nous faisait courir +autour du jardin, et mouiller nos souliers dans le ruisseau de la +source. + +Henri Deslois disait: + +--Le dimanche, j'ai aussi dix-sept ans! + +Parfois, nous faisions de longues promenades dans les bois qui +entouraient la colline. + +Henri Deslois ne se lassait pas de m'entendre raconter mon enfance avec +sœur Marie-Aimée. Nous parlions aussi d'Eugène, qu'il connaissait. Il +disait qu'il était de ceux qu'on aime à avoir pour amis. + +Je lui dis aussi combien j'avais été mauvaise bergère; et tout en +pensant qu'il allait se moquer de moi, je racontai l'histoire du mouton +enflé. Il ne se moqua pas, il passa seulement un doigt sur mon front, +en disant: + +--Il faut beaucoup d'amour pour guérir ça! + + + + +Il nous arriva un jour de nous arrêter près d'un immense champ de +blé, dont on ne voyait pas la fin. Des milliers de papillons blancs +voltigeaient au-dessus des épis. Henri Deslois ne parlait pas, et moi +je regardais les épis qui se ployaient et se redressaient comme s'ils +voulaient prendre leur élan pour fuir. On eût dit que les papillons +leur apportaient des ailes pour les aider; mais les épis avaient beau +s'agiter, ils ne parvenaient pas à quitter la terre. + +Je le dis à Henri Deslois, qui regarda longtemps le blé; puis, comme +s'il parlait pour lui-même, il dit en traînant sur les mots: + +--Il en est de même pour l'homme; parfois une douce créature vient +à lui; elle est semblable aux papillons blancs de la plaine; il ne +sait si elle monte de la terre, ou si elle descend d'en haut; il +sent qu'avec elle il pourrait vivre du vent qui passe et du miel des +fleurs. Mais, pareil à la racine qui retient l'épi à la terre, un lien +mystérieux l'attache à son devoir qui est fort comme la terre. + +Il me sembla que sa voix avait un accent de souffrance, et que +sa bouche fléchissait davantage. Mais presque aussitôt ses yeux +s'arrêtèrent sur moi, et il dit d'une voix plus ferme: + +--Ayons confiance en nous! + + + + +L'été passa, puis l'automne; et malgré le mauvais temps de décembre, +nous ne pouvions nous décider à quitter la maison de la colline. + +Henri Deslois apportait des livres que nous lisions, assis sur les +rondelles de bois, dans la pièce qui donnait sur le jardin. Je rentrais +à la ferme quand la nuit venait, et Adèle, qui croyait que je passais +mon temps à la danse du village, s'étonnait toujours de mon air triste. + +Presque chaque jour, Henri Deslois venait à Villevieille. Je +l'entendais venir de loin; il montait sans bride ni selle une grande +jument blanche qui trottait lourdement, et qui le portait à travers +les labours et les sentiers. C'était une bête patiente et douce. Son +maître la laissait en liberté dans la cour, pendant qu'il entrait +dire bonjour à Mme Alphonse. Aussitôt que M. Alphonse l'entendait, il +entrait dans la lingerie. + +Tous deux parlaient de l'amélioration des terres ou des gens qu'ils +connaissaient; mais il y avait toujours dans la conversation un mot ou +une tournure de phrase qui venait à moi comme la pensée visible d'Henri +Deslois. + +Je rencontrais souvent le regard de M. Alphonse, et je ne pouvais pas +toujours m'empêcher de rougir. + +Un après-midi qu'Henri Deslois entrait tout souriant, M. Alphonse lui +cria: + +--Vous savez que j'ai vendu la maison de la colline. + +Les deux hommes se regardèrent; ils devinrent si pâles tous les deux +que j'eus peur de les voir mourir sur place. Puis M. Alphonse se leva +de sa chaise pour s'adosser à la cheminée, pendant qu'Henri Deslois +poussait la porte, sans pouvoir arriver à la fermer. + +Mme Alphonse posa sa dentelle sur ses genoux; et elle dit comme si elle +répétait une leçon: + +--Cette maison ne servait à rien, et je suis bien contente qu'elle soit +vendue. + +Henri Deslois vint s'asseoir sur la table, si près de moi qu'il aurait +pu me toucher. Il dit d'une voix assez ferme: + +--Je regrette que vous l'ayez vendue sans m'en avoir parlé, car j'avais +l'intention de l'acheter. + +M. Alphonse se tortilla comme un ver. Il faisait des efforts pour rire +aux éclats, et, à travers son rire, il disait: + +--L'acheter, l'acheter, mais qu'en auriez-vous fait? + +Henri Deslois posa sa main sur le dossier de ma chaise, et il répondit: + +--Je l'aurais habitée comme Jean le Rouge. + +M. Alphonse se mit à aller et venir devant la cheminée; son visage +était devenu d'un jaune terreux; il tenait ses mains dans les poches de +son pantalon, et ses pieds se soulevaient si vite qu'on eût dit qu'il +les remontait avec une ficelle qu'il tenait dans chaque main. + +Puis il vint s'appuyer à la table en face de nous, et en nous regardant +l'un après l'autre de ses yeux qui luisaient, il dit avec un mouvement +de tout son buste en avant: + +--Eh bien! je l'ai vendue, et comme cela, tout est fini! + +Pendant le silence qui suivit, on entendit la jument blanche gratter le +seuil avec son sabot, comme si elle appelait son maître. + +Henri Deslois se dirigea vers la porte; puis il revint près de moi pour +ramasser mon ouvrage qui avait glissé de mes mains sans que je m'en +fusse aperçue. + +Il embrassa sa sœur, et, avant de partir, il dit en me regardant: + +--A demain! + + + + +Le lendemain, dans la matinée, ce fut Mme Deslois qui entra dans la +lingerie. Elle vint droit à moi avec des mots insultants. + +Mais M. Alphonse la fit taire d'un geste sec; puis, s'adressant à moi +d'une voix adoucie, il dit: + +--Mme Alphonse m'envoie vous dire qu'elle tient beaucoup à vous garder +près d'elle. Elle désire seulement que dorénavant vous veniez à la +messe avec nous. + +Il essaya de sourire en ajoutant: + +--Vous ferez le voyage en voiture. + +C'était la première fois qu'il me parlait directement. Sa voix me parut +un peu voilée, comme s'il éprouvait une gêne à me dire ces choses. + +Je ne savais pas pourquoi je pensai que Mme Alphonse n'avait rien dit +de tout cela, et qu'il mentait. Puis, en ce moment, il ressemblait +tellement à la supérieure, que je ne pus m'empêcher de le braver. + +Je répondis que je n'aimais pas aller en voiture, et que je +continuerais d'aller à Sainte-Montagne. + +Il rentra sa lèvre inférieure, et il se mit à la mordiller. + +Aussitôt, Mme Deslois s'avança menaçante, en me traitant d'insolente. +Elle répétait ce mot comme si elle n'en trouvait pas d'autres. + +Elle le criait de plus en plus fort, et bientôt elle perdit toute +mesure. Le blanc de ses yeux devint tout rouge, et elle leva la main +pour me frapper. + +Je reculai vivement en passant derrière ma chaise. Mme Deslois buta +dans la chaise, qu'elle renversa, et elle dut se retenir à la table +pour ne pas tomber. + +Ses cris rauques m'épouvantaient. + +Je voulus sortir de la lingerie; mais M. Alphonse s'était mis devant +la porte comme pour la garder, et je revins en face de Mme Deslois, de +l'autre côté de la table. + +Elle parlait maintenant d'une voix étranglée. Elle disait des mots dont +le sens m'échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une +odeur insupportable. Elle cessa, après avoir crié de toutes ses forces: + +--Je suis sa mère, entendez-vous? + +M. Alphonse revint vers moi; il dit en me prenant le bras: + +--Voyons! écoutez-moi. + +Je me dégageai en le repoussant, et je sortis de la maison en courant. + +Les derniers mots de Mme Deslois entraient dans ma tête comme un +marteau pointu: + +«Je suis sa mère, entendez-vous?» + +Oh! ma mère Marie-Aimée, comme vous étiez belle à côté de cette autre +mère, et comme je vous aimais en ce moment! Comme vos yeux de plusieurs +couleurs rayonnaient et illuminaient votre vêtement noir, et comme +votre visage était pur dans votre cornette blanche! Vous étiez aussi +visible pour moi, que si vous eussiez été réellement devant moi. + + + + +Je fus toute surprise de me retrouver devant la maison de la colline; +et en même temps, je m'aperçus que la neige tombait en tourmente. +J'entrai dans la maison pour m'abriter, et j'allai tout de suite dans +la pièce qui donnait sur le jardin. + +Je cherchai à fixer ma pensée; mais mes idées tournoyaient dans ma +tête comme les flocons de neige qui paraissaient monter de la terre et +tomber du ciel en même temps; et chaque fois que je faisais un effort +pour penser, ma mémoire ne m'apportait que les bribes d'une chanson +que les petites filles chantaient joyeusement dans leurs rondes et qui +disait: + + On a tant fait sauter la vieille, + Qu'elle est morte en sautillant, + Tireli, + Sautons, sautons, la vieille! + +Je me trouvais bien dans cette maison silencieuse. + +La neige s'arrêta de tomber, et les arbres me semblèrent aussi beaux +que le jour où je les avais vus tout fleuris; et brusquement le +souvenir de ce qui venait de se passer, se précisa dans mon esprit. Je +revis la main aux doigts carrés de Mme Deslois; un grand frisson me +secoua; quelle vilaine main, et comme elle était grande! + +Puis l'expression du regard de M. Alphonse, quand il me prit le bras. +Maintenant que j'y pensais, je me rappelais avoir déjà vu ce regard à +une petite fille. + +C'était un jour que je venais de voler un fruit tombé; elle s'était +précipitée sur moi, en disant: + +--Donne-m'en la moitié, et je ne le dirai pas. + +Une grande répugnance m'était venue de partager avec elle, et, au +risque de me faire voir par sœur Marie-Aimée, j'étais allée reporter le +fruit sous l'arbre. + +Et voilà qu'à penser à ces choses un désir violent me venait de revoir +sœur Marie-Aimée. J'aurais voulu partir tout de suite. Mais, en même +temps, je pensai qu'Henri Deslois avait dit hier en partant: «A demain!» + +Peut-être était-il déjà à la ferme, m'attendant et s'inquiétant de ce +que je pouvais être devenue. + +Je sortis de la maison pour courir à Villevieille. + +Je n'avais fait que quelques pas, lorsque je le vis venir sur le chemin. + +La jument blanche gravissait difficilement le sentier plein de neige. + +Henri Deslois était tête nue comme la première fois qu'il était venu +ici; sa blouse se gonflait sous le vent, et il se retenait à la +crinière de sa bête. + +La jument s'arrêta devant moi. + +Son maître se pencha, et saisit mes deux mains que je levais vers lui. + +Il y avait sur son visage quelque chose de tourmenté que je n'y avais +jamais vu. Je remarquai aussi que ses sourcils se rejoignaient comme +ceux de Mme Deslois. Il dit un peu essoufflé: + +--Je savais que je vous retrouverais ici. + +Il ouvrit encore la bouche, et je fus tout de suite sûre que ses +paroles allaient me donner de la joie. + +Il serra davantage mes mains, et dit de la même voix essoufflée: + +--N'ayez pas de haine contre moi. + +Il détourna les yeux des miens: + +--Je ne peux plus être votre ami. + +Aussitôt, je crus que quelqu'un me donnait un coup violent sur la tête. + +Il se fit dans mes oreilles un grand bruit de scie. Je vis Henri +Deslois frissonner longuement, et j'entendis encore qu'il disait: + +--Oh! comme j'ai froid! + +Puis, je ne sentis plus sur mes mains la chaleur des siennes; et quand +je compris que je restais seule sur le chemin, je ne vis plus qu'une +masse d'un blanc gris, qui paraissait glisser sans bruit sur la neige +du sentier. + + + + +Je descendis lentement l'autre versant de la colline. + +Je marchai longtemps dans la neige qui crissait sous mes pieds. + +J'avais déjà fait la moitié du chemin, lorsqu'un paysan m'offrit de +monter dans sa voiture. Il allait aussi à la ville, et je me trouvai +bientôt devant l'Orphelinat. + +Je sonnai, et tout de suite la portière m'examina par le judas. + +Je la reconnus. C'était toujours Bel-Œil. + +Nous l'avions surnommée ainsi parce qu'elle avait un gros œil blanc. +Elle ouvrit après m'avoir reconnue aussi. Elle me fit entrer, mais +avant de refermer la porte derrière moi, elle me dit: + +--Sœur Marie-Aimée n'est plus ici. + +Je ne répondis pas; alors elle répéta: + +--Sœur Marie-Aimée n'est plus ici. + +J'entendais bien, mais je n'y apportais aucune attention; c'était comme +dans les rêves où les choses les plus extraordinaires vous arrivent, +sans que cela ait de l'importance. + +Je regardais son œil blanc, et je dis simplement: + +--Je reviens. + +Elle ferma la porte derrière moi, et elle me laissa debout sous +l'auvent, pendant qu'elle allait prévenir la supérieure. + +Elle revint en disant que la supérieure voulait parler à sœur +Désirée-des-Anges avant de me recevoir. + +A un coup de sonnette, Bel-Œil se leva, en me faisant signe de la +suivre. + +La neige s'était remise à tomber. + +L'obscurité était presque complète chez la supérieure. + +Je ne vis tout d'abord que le feu qui flambait en sifflant. Une voix me +fit regarder plus près. La supérieure disait: + +--Alors vous revenez? + +J'essayai de fixer mes idées; je ne savais pas bien si je revenais. +Elle reprit: + +--Sœur Marie-Aimée n'est plus ici. + +Je crus que c'était le mauvais rêve qui continuait, et je toussai pour +me réveiller; puis je regardai le feu, et je tâchai de savoir pourquoi +il sifflait. La supérieure dit encore: + +--Est-ce que vous êtes malade? + +Je répondis: + +--Non. + +La chaleur me ranimait, et je me sentais mieux. + +Je comprenais enfin que j'étais revenue, et que je me trouvais chez la +supérieure. Je rencontrai ses yeux fixes et me rappelai tout. + +Elle disait en se moquant: + +--Vous n'avez pas beaucoup changé; quel âge avez-vous donc? + +Je répondis que j'avais dix-huit ans. + +--Eh bien, reprit-elle, cela ne vous a pas beaucoup fait grandir, +d'aller dans le monde. + +Elle mit un coude sur la table, et me demanda pourquoi je revenais. + +Je voulais répondre que c'était pour voir sœur Marie-Aimée; mais j'eus +peur de l'entendre encore me dire que sœur Marie-Aimée n'était plus +ici, et je restai silencieuse. + +Elle tira d'un tiroir une lettre qu'elle glissa sous sa main ouverte, +et dit de l'air ennuyé d'une personne que l'on dérange pour peu de +chose: + +--Cette lettre m'avait déjà appris que vous étiez devenue une fille +orgueilleuse et hardie. + +Elle repoussa la lettre d'un geste las, et, après avoir respiré +longuement, elle dit encore: + +--On va vous envoyer aux cuisines, en attendant qu'on vous trouve une +autre place. + +Le feu sifflait sans relâche. Je continuais de le regarder sans +parvenir à reconnaître laquelle des trois bûches faisait entendre ce +sifflement. + +La supérieure haussa sa voix monotone pour attirer mon attention. Elle +me prévenait que sœur Désirée-des-Anges me surveillerait étroitement, +et qu'il ne me serait pas permis de parler à mes anciennes compagnes. + +Je la vis faire un geste vers la porte, et je sortis dans la neige. + +Tout là-bas, de l'autre côté des allées, je voyais les cuisines. +Sœur Désirée-des-Anges, longue et droite, m'attendait à la porte. Je +ne voyais d'elle que sa cornette et sa robe noire, et je l'imaginais +vieille et sèche. + +L'idée me vint de me sauver; je n'avais qu'à courir jusqu'à la porte; +je dirais à Bel-Œil que j'étais venue en visite; elle me laisserait +sortir et tout serait dit. + +Au lieu d'aller du côté de la porte, je me dirigeai vers les bâtiments +où s'était passé mon enfance. + +Je ne savais pas pourquoi j'y allais. Mais je ne pouvais pas m'empêcher +d'y aller. Je ressentais aussi une grande fatigue, et j'aurais voulu +m'étendre pour dormir longtemps. + +Le vieux banc était toujours à sa place; j'écartai de la main la neige +qui le recouvrait; et je m'assis en m'appuyant au tilleul, comme +autrefois M. le curé. + +J'attendais quelque chose, et je ne savais pas quoi. Je regardai la +fenêtre de la chambre de sœur Marie-Aimée. + +Elle n'avait plus ses beaux rideaux de mousseline brodée, mais elle +avait beau être pareille aux autres, je la trouvais quand même +différente, et, si les épais rideaux de calicot ne déparaient pas les +autres fenêtres, ils lui faisaient à elle comme un visage aux yeux +fermés. + +La nuit commença à tomber sur les allées, et les lumières s'allumaient +à l'intérieur des salles. + +Je voulais me lever du banc; je pensais: «Bel-Œil va m'ouvrir la porte.» + +Mais mon corps était comme écrasé, et il me semblait que des mains +larges et dures se posaient lourdement sur ma tête, et toujours ces +mots revenaient comme si je les avais prononcés tout haut: «Bel-Œil va +m'ouvrir la porte.» + +Mais voilà qu'une voix pleine de pitié disait près de moi: + +--Je vous en prie, Marie-Claire, ne restez pas ainsi dans la neige! + +Je relevai la tête: j'avais devant moi une toute jeune religieuse dont +le visage était si beau, que je ne me souvenais pas d'en avoir jamais +vu de pareil. + +Elle se pencha pour m'aider à me lever, et comme j'avais de la peine +à me tenir debout, elle passa mon bras sous le sien pendant qu'elle +disait: + +--Appuyez-vous sur moi. + +Je vis aussitôt qu'elle me conduisait vers les cuisines, dont la large +porte vitrée était tout éclairée. + +Je ne pensais plus à rien. La neige, qui tombait fine et dure, me +piquait le visage, et je sentais de violentes brûlures aux paupières. +En entrant dans les cuisines, je reconnus les deux jeunes filles qui se +tenaient devant le grand fourneau carré. + +C'étaient Véronique la pimbêche et la grosse Mélanie, et il me sembla +entendre sœur Marie-Aimée quand elle les nommait ainsi. + +Seule, la grosse Mélanie me fit un petit signe au passage, et j'entrai +avec la jeune sœur dans une chambre éclairée par une veilleuse. + +Cette chambre était séparée en deux par un grand rideau blanc. + +La jeune sœur me fit asseoir sur une chaise qu'elle tira de derrière le +rideau, et elle sortit sans rien dire. + +Un peu après, la grosse Mélanie et Véronique la pimbêche entrèrent +pour mettre du linge propre au petit lit de fer qui était à côté de moi. + +Quand elles eurent fini, Véronique, qui avait évité de me regarder, se +tourna vers moi pour me dire qu'on n'aurait jamais cru que je serais +revenue. Elle avait un air méprisant comme si elle me reprochait une +chose honteuse. + +La grosse Mélanie joignit ses mains sous son menton. Elle penchait +toujours la tête de côté, comme quand elle était petite fille. Elle me +dit avec un sourire affectueux: + +--Je suis bien contente qu'on t'ait mise aux cuisines. + +Puis, elle tapota un peu le lit. + +--Tu prends ma place, c'est moi qui couchais ici. + +Elle montra du doigt le rideau en baissant la voix: + +--Sœur Désirée-des-Anges couche là. + +Quand elles furent sorties en fermant la porte derrière elles, je me +rapprochai du lit de fer. + +Ce grand rideau blanc m'impressionnait. Il me semblait voir remuer des +ombres dans le creux des plis que la veilleuse n'éclairait pas. + +Mon attention fut détournée par la cloche du dîner. J'en reconnaissais +le son, et, malgré moi, j'en comptais les coups. + +Puis le silence se fit, et la jeune sœur entra de nouveau dans la +chambre. Elle m'apportait un bol de bouillon tout fumant. + +Elle fit glisser le grand rideau sur sa tringle; et elle eut presque le +même geste que Mélanie quand elle dit: + +--Voici votre chambre, et voici la mienne! + +Je fus tout de suite rassurée en voyant que son petit lit de fer était +pareil au mien. Je commençais à penser que j'avais devant moi sœur +Désirée-des-Anges, mais je n'osais pas y croire et je le lui demandai. + +Elle fit «oui» de la tête, et tout en approchant sa chaise de la +mienne, elle dit en mettant son visage dans la lumière: + +--On dirait que vous ne me reconnaissez pas! + +Je la regardai sans répondre. + +Non, je ne la reconnaissais pas: j'étais même sûre de ne l'avoir jamais +vue, car je n'imaginais pas qu'on pût oublier ses traits lorsqu'on les +avait vus une seule fois. + +Elle fit une petite moue comique en disant: + +--Je vois bien que vous ne vous souvenez plus de cette pauvre Désirée +Joly. + +Désirée Joly?... ah! si je m'en souvenais! c'était une jeune fille qui +faisait son noviciat; elle avait un visage plus rose que les roses, +elle avait aussi une taille fine, et elle était rieuse et aimante. +Elle sautait si fort, quand elle jouait à la ronde avec nous, que sœur +Marie-Aimée lui disait souvent: + +--Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut, on voit vos genoux. + +Et maintenant, j'avais beau regarder sœur Désirée-des-Anges, il m'était +impossible de faire le plus petit rapprochement. Elle dit: + +--Oui, le vêtement de religieuse nous change beaucoup! + +Elle releva ses manches d'un geste vif, et avec la même petite moue de +tout à l'heure, elle dit encore: + +--Oubliez que je suis sœur Désirée-des-Anges, et rappelez-vous que +Désirée Joly vous aimait bien autrefois. + +Elle reprit avec vivacité: + +--Oh! moi, je vous ai reconnue tout de suite. Vous avez toujours votre +figure de petite fille. + +Quand je lui dis que j'avais imaginé une sœur Désirée-des-Anges bien +vieille et bien méchante, elle répondit: + +--Nous nous étions trompées toutes les deux; on vous avait montrée +à moi comme une fille vaniteuse et arrogante. Mais quand je vous ai +vue pleurer au milieu de toute cette neige, j'ai pensé que vous aviez +surtout de la peine et je suis allée vers vous. + +Après m'avoir aidée à me mettre au lit, elle sépara la chambre avec le +rideau, et je m'endormis aussitôt. + +Mais c'était un mauvais sommeil. Je me réveillais à tout instant; +j'avais toujours une grosse pierre sur la poitrine, et quand je +réussissais à la rejeter, elle se partageait en plusieurs morceaux, qui +retombaient sur moi, et m'écrasaient les membres. + +Puis je rêvai que je me trouvais sur une route pleine de pierres +coupantes. J'y marchais avec une extrême difficulté; de chaque côté de +la route, il y avait des champs, des vignes, des maisons. + +Toutes les maisons étaient couvertes de neige, tandis qu'un beau soleil +éclairait les arbres chargés de fruits. + +Je quittais la route pour entrer dans les champs, et je m'arrêtais à +tous les arbres, pour goûter à chaque fruit, mais tous étaient amers, +et je les rejetais avec dégoût. + +Je cherchais à entrer dans les maisons couvertes de neige, mais aucune +n'avait de porte. Je revins sur la route, et voilà que les pierres +s'amoncelèrent autour de moi en si grande quantité qu'il me fut +impossible d'avancer. Alors, j'appelai à mon secours; j'appelai de +toutes mes forces, sans que personne entendît. Et quand je sentis que +j'allais être ensevelie sous l'énorme monceau, je fis un tel effort +pour me dégager, que je me réveillai. + +Pendant un instant, je crus que je rêvais encore; le plafond de la +chambre me parut à une hauteur extraordinaire. La tringle qui soutenait +le rideau blanc brillait par endroits, et la branche de buis clouée au +mur allongeait son ombre jusque sur la Vierge, qui tendait les bras +dans son coin. + +Puis un coq chanta. Il recommença plusieurs fois comme s'il eût voulu +effacer son premier chant, qui s'était arrêté court, comme un cri +d'angoisse. + +La veilleuse se mit à grésiller. Elle pétilla longtemps avant de +s'éteindre, et, quand tout fut devenu noir dans la chambre, j'entendis +la respiration mince et régulière de sœur Désirée-des-Anges. + + + + +Bien avant le jour, je me levai pour commencer mon métier de cuisinière. + +Mélanie me montra comment on soulevait les énormes marmites. + +Il fallait autant d'adresse que de force. Il me fallut plus d'une +semaine avant de pouvoir seulement les bouger de place. + +Ce fut encore Mélanie qui m'apprit à sonner la lourde cloche du réveil: +elle me montra comment on cambrait les reins pour tirer la corde. Je +saisis vite le balancement du son régulier, et chaque matin, malgré le +froid ou la pluie, j'avais un grand plaisir à sonner le réveil. + +La cloche avait un son clair que le vent augmentait ou diminuait, et je +ne me lassais pas de l'entendre. + +Il y avait des jours où je sonnais si longtemps, que sœur +Désirée-des-Anges ouvrait la fenêtre et me disait avec une moue +suppliante: + +--Assez! Assez! + +Depuis que j'étais aux cuisines, Véronique la pimbêche affectait de +regarder de côté en me parlant, et si je me renseignais près d'elle +pour connaître la place d'un objet, elle me l'indiquait seulement d'un +geste. + +Sœur Désirée-des-Anges la suivait des yeux en faisant une petite +grimace du coin de la bouche. + +Elle n'avait plus sa pétulance de jeune novice, mais elle restait +enjouée et moqueuse. + +Chaque soir, nous nous retrouvions dans notre chambre. Elle me forçait +à rire par quelques remarques plaisantes sur ce qui s'était passé dans +la journée. + +Il arrivait, parfois, que mon rire finissait en sanglots douloureux; +alors, elle appuyait ses mains l'une contre l'autre comme les saintes, +et elle disait en regardant en haut: + +--Oh! comme je voudrais que votre chagrin s'en aille! + +Puis, elle s'agenouillait par terre pour prier, et souvent je +m'endormais avant de l'avoir vue se relever. + +Le travail des cuisines m'était très pénible. J'aidais Mélanie au +récurage des marmites et au lavage des dalles. + +C'était elle qui en faisait la plus grande partie; elle était forte +comme un homme et toujours prête à rendre service. Aussitôt qu'elle +me voyait fatiguée, elle m'asseyait de force sur une chaise, et elle +disait avec une autorité souriante: + +--Prends ta récréation. + +Dès les premiers jours de mon arrivée, elle m'avait rappelé la +difficulté qu'elle avait eue à apprendre son catéchisme. Elle n'avait +pas oublié que pendant toute une saison j'avais passé toutes mes +récréations à essayer de le lui faire retenir par cœur. Et maintenant, +c'était une joie pour elle de me faire reposer un instant. + +Véronique était chargée de préparer les légumes et de recevoir la +viande de boucherie. + +Elle se tenait raide et pincée, près de la bascule où les garçons +déposaient la viande. + +Elle se disputait souvent avec eux, trouvant toujours que les morceaux +étaient coupés trop gros ou trop petits. + +Les garçons finirent par lui dire des injures, et sœur +Désirée-des-Anges me chargea de recevoir les bouchers à sa place. + +Elle vint tout de même le lendemain près de la bascule, mais j'étais +là, avec sœur Désirée-des-Anges, qui m'expliquait la manière de peser. + + + + +Un matin, un des deux bouchers poussa une exclamation en prononçant mon +nom. Sœur Désirée-des-Anges s'approcha, et moi je regardai le garçon, +toute surprise: c'était un nouveau, mais je ne fus pas longtemps à le +reconnaître. C'était l'aîné des enfants de Jean le Rouge. Il s'avançait +tout joyeux de me rencontrer; il parla tout de suite de ses parents +qui avaient enfin trouvé une bonne place au château du Gué Perdu. Lui, +n'avait aucun goût pour le travail des champs, et il avait voulu entrer +chez un boucher de la ville. + +Il se reprit très vite pour me dire que le Gué Perdu se trouvait tout +près de Villevieille et il me demanda si je le connaissais; je fis un +signe de tête, pour dire que je le connaissais. + +Alors il continua, disant que ses parents y étaient installés depuis +plusieurs mois, et qu'il y avait eu une belle fête la semaine dernière +à l'occasion du mariage de M. Henri Deslois. + +J'entendis encore quelques mots que je ne compris pas; puis, le jour +éclatant des cuisines se changea en nuit noire, et je sentis que les +dalles s'enfonçaient et m'entraînaient dans un trou sans fond. + +Je sentis encore que sœur Désirée-des-Anges venait à mon secours, mais +déjà une bête s'était accrochée à ma poitrine. Il sortait d'elle un +bruit qui m'était très douloureux à entendre. C'était comme un horrible +sanglot qui s'arrêtait toujours au même endroit. Puis le jour revint, +et j'aperçus au-dessus de moi le visage de sœur Désirée-des-Anges, et +celui de Mélanie. Elles souriaient toutes deux du même sourire inquiet, +et le visage large de Mélanie avait une grande ressemblance avec le +visage fin et décoloré de sœur Désirée-des-Anges. + +Je me dressai sur le lit, tout étonnée d'être couchée en plein jour; +mais je ne me levai pas. Le souvenir du petit Jean le Rouge me revint, +et pendant des heures et des heures j'essayai d'étouffer mon mal. + +Quand sœur Désirée-des-Anges entra dans la chambre à l'heure du +coucher, elle s'assit sur le pied de mon lit. Elle mit encore ses mains +comme les saintes, et elle me dit: + +--Parlez-moi de votre peine. + +Je parlai, et il me sembla que chaque mot que je prononçais emportait +un peu de ma souffrance. Lorsque j'eus tout dit, sœur Désirée-des-Anges +alla prendre l'_Imitation de Jésus-Christ_, et elle se mit à lire tout +haut. + +Elle lisait avec un accent doux et résigné, et il y avait des mots +qu'elle traînait comme une plainte qui finit. + +Les jours suivants, je revis le petit Jean le Rouge; il parla encore du +Gué Perdu, et pendant qu'il disait le contentement de ses parents, et +la bonté du maître pour eux, je revoyais la maison de la colline avec +son jardin fleuri et sa source dont le ruisseau descendait jusqu'à la +petite rivière en se cachant sous les genêts. + +Je parlais souvent d'elle à sœur Désirée-des-Anges, qui m'écoutait +avec recueillement. Elle en connaissait les alentours et les moindres +recoins, et un soir qu'elle restait songeuse, et que je lui en +demandais la raison, elle répondit en regardant au loin: + +--L'été va finir, et je pense que les arbres du jardin sont chargés de +fruits! + + + + +Pendant le mois de septembre, beaucoup de religieuses vinrent rendre +visite à la supérieure. + +Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. A chaque coup, Véronique +sortait pour s'assurer de celle qui entrait; elle avait un mot +désagréable pour chacune des religieuses qu'elle reconnaissait. + +Vers le soir, il y eut encore un coup de cloche; Véronique, qui se +trouvait sur la porte, cria: + +--Par exemple, en voilà une que personne n'attendait. + +Et en rentrant seulement sa tête dans les cuisines, elle nous dit: + +--C'est sœur Marie-Aimée. + +La grosse cuillère à pot m'échappa des doigts et glissa jusqu'au fond +de la marmite. + +Je me précipitai vers la porte, en bousculant Véronique qui voulait +m'empêcher de passer. + +Mélanie courut derrière moi pour me retenir: + +--Reviens, disait-elle, la supérieure te voit. + +Mais j'avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Je m'étais jetée contre +elle avec une si grande force que nous avions manqué de tomber ensemble. + +Elle m'entoura à pleins bras. Elle était toute frémissante, et comme +transportée. + +Elle me prit la tête, et comme si j'eusse été un tout petit enfant, +elle m'embrassa par tout le visage. + +Sa cornette faisait entendre un bruit de papier froissé, et ses larges +manches reculaient vers ses coudes. + +Mélanie avait raison: la supérieure me voyait, elle sortait de la +chapelle, et s'avançait dans l'allée où nous étions. + +Sœur Marie-Aimée la vit; elle cessa de m'embrasser pour poser sa main +sur mon épaule, tandis que je passais vivement mon bras autour de sa +taille, dans la crainte qu'elle ne m'éloignât d'elle. + +Toutes deux, maintenant, nous regardions venir la supérieure. Elle +passa devant nous sans lever les yeux, et elle ne parut pas avoir vu le +salut plein de gravité que lui fit sœur Marie-Aimée. + +Aussitôt qu'elle nous eut dépassées, j'entraînai sœur Marie-Aimée sur +le vieux banc. Elle hésita, et dit avant de s'asseoir: + +--On dirait que les choses nous attendent. + +Elle s'assit, sans s'adosser au tilleul, et je m'agenouillai dans +l'herbe à ses pieds. + +Ses yeux n'avaient plus de rayons; on eût dit que les couleurs +s'étaient mélangées, et tout son visage, si fin, s'était comme +rapetissé, et retiré au fond de sa cornette. Sa guimpe ne +s'arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine, et ses mains +laissaient voir leurs veines bleues. + +Son regard se posa à peine sur la fenêtre de sa chambre; il passa sur +les allées de tilleuls, il fit le tour de la grande cour carrée, et +pendant qu'il s'arrêtait sur la maison de la supérieure, elle laissa +échapper ces paroles comme un murmure: + +--Il faut bien pardonner aux autres, si nous voulons qu'on nous +pardonne! + +Elle ramena son regard sur moi, et elle dit: + +--Tes yeux sont tristes. + +Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme si elle voulait y effacer une +chose qui lui déplaisait; et, en les retenant fermés, elle dit de la +même voix murmurante: + +--Tant de souffrances passent sur nous! + +Elle retira ses mains pour les mêler aux miennes, et sans me quitter du +regard, avec un accent plein de prière, elle me parla: + +--Ma douce fille, écoute-moi: ne deviens jamais une pauvre religieuse! + +Elle eut comme un long soupir de regret, et elle reprit: + +--Notre habit noir et blanc annonce aux autres que nous sommes des +créatures de force et de clarté, et toutes les larmes s'étalent devant +nous, et toutes les souffrances veulent être consolées par nous; mais +pour nous, personne ne s'inquiète de nos souffrances, et c'est comme +si nous n'avions pas de visage. + +Puis elle parla d'avenir; elle disait: + +--Je m'en vais où vont les missionnaires. Je vivrai là-bas dans une +maison pleine d'épouvante; j'aurai sans cesse devant les yeux toutes +les laideurs, et toutes les pourritures! + +J'écoutai sa voix profonde; il y avait au fond comme une ardeur: on eût +dit qu'elle pouvait prendre pour elle seule toutes les souffrances de +la terre. + +Ses doigts cessèrent de s'entre-croiser aux miens. Elle les passa sur +mes joues, et sa voix se fit très douce pour me dire: + +--La pureté de ton visage restera gravée dans ma pensée. + +Et pendant que son regard passait au-dessus de moi, elle ajouta: + +--Dieu nous a donné le souvenir, et il n'est au pouvoir de personne de +nous le retirer. + +Elle se leva du banc, je l'accompagnai jusqu'à la sortie, et, quand +Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte, j'en écoutai un long +moment le bruit sourd et prolongé. + + +Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plus tard dans la chambre. +Elle avait assisté à des prières particulières, pour le départ de sœur +Marie-Aimée, qui s'en allait soigner les lépreux. + + + + +L'hiver revint encore une fois. + +Sœur Désirée-des-Anges avait vite compris mon goût pour la lecture; +elle m'apportait l'un après l'autre tous les livres de la bibliothèque +des sœurs. + +C'était, pour la plupart, des livres enfantins, que je lisais en +tournant plusieurs pages à la fois. Je préférais les récits de voyages +et je lisais la nuit à la lueur de la veilleuse. + +Sœur Désirée-des-Anges me grondait, quand elle se réveillait, mais +aussitôt qu'elle se rendormait, je reprenais mon livre. + +Peu à peu une douce amitié nous avait liées; le rideau blanc ne +séparait plus nos lits pendant la nuit; la gêne s'en était allée +d'entre nous, et toutes nos pensées nous étaient communes. + +Elle avait une gaieté fine, qui ne s'altérait jamais. + +Une seule chose lui paraissait ennuyeuse dans la vie: c'était son +costume de religieuse. Elle le trouvait lourd et incommode; elle disait +avec une expression de lassitude: + +--Quand je m'habille, il me semble que je me mets dans une maison où il +fait toujours noir. + +Elle s'en débarrassait très vite le soir, et elle était tout heureuse +de marcher dans la chambre en costume de nuit. + +Elle disait avec sa petite moue: + +--Je commence à m'y faire, mais dans les premiers temps la cornette +m'écorchait les joues, et la robe me tirait les épaules en bas. + +Au printemps, elle se mit à tousser. + +Elle avait une petite toux sèche qui ne se faisait entendre que de +temps en temps. + +Son corps long et fin parut encore plus fragile. Elle gardait toute sa +gaieté; elle se plaignait seulement que sa robe devenait de plus en +plus lourde. + + + + +Pendant une nuit du mois de mai, elle ne cessa de s'agiter et de rêver +tout haut. + +J'avais lu toute la nuit, et je m'aperçus tout à coup que le jour +venait. Je soufflai la veilleuse, et j'essayai de dormir un peu. + +Je commençais à sommeiller, lorsque sœur Désirée-des-Anges se mit à +dire: + +--Ouvrez la fenêtre, c'est aujourd'hui qu'il vient! + +Je crus qu'elle rêvait encore, mais elle reprit d'une voix claire: + +--Ouvrez la fenêtre, afin qu'il entre! + +Je me dressai pour m'assurer qu'elle dormait, et je la vis assise sur +son lit. Elle avait rejeté ses couvertures, et elle défaisait les +cordons de sa cornette de nuit. Elle la retira pour la lancer au pied +du lit; puis elle secoua la tête, en faisant rouler ses cheveux courts +et bouclés sur son front, et aussitôt je reconnus Désirée Joly. + +Je me levai un peu effrayée; elle répéta: + +--Ouvrez la fenêtre, afin qu'il entre! + +J'ouvris la fenêtre toute grande, et quand je me retournai, sœur +Désirée-des-Anges tendait ses mains jointes vers le soleil levant, et +d'une voix soudainement affaiblie elle disait: + +--J'ai ôté ma robe, je n'en pouvais plus. + +Elle s'étendit tranquillement, et plus rien ne bougea sur son visage. + +Je retins longtemps ma respiration pour écouter la sienne; puis, +j'aspirai longuement, comme si mon souffle devait en même temps entrer +dans sa poitrine. + +Mais en la regardant de plus près, je compris que le dernier souffle +était déjà sorti d'elle. Ses yeux grands ouverts semblaient regarder un +rayon de soleil qui s'avançait comme une longue flèche. + +Des hirondelles passaient et repassaient devant la fenêtre en poussant +des cris comme les petites filles, et des bruits que je n'avais jamais +entendus m'emplissaient les oreilles. + +Je levai la tête vers les fenêtres des dortoirs, dans l'espoir que +quelqu'un pourrait entendre ce que j'avais à dire. + +Mais mon regard ne rencontra que le cadran de la grosse horloge, +qui semblait regarder dans la chambre par-dessus les tilleuls: il +marquait cinq heures; alors je ramenai les couvertures sur sœur +Désirée-des-Anges et je sortis sonner le réveil. + +Je sonnai longtemps; les sons s'en allaient loin, bien loin! Ils s'en +allaient où s'en était allée sœur Désirée-des-Anges. + +Je sonnais, parce qu'il me semblait que la cloche disait au monde que +sœur Désirée-des-Anges était morte. + +Je sonnais aussi parce que j'espérais qu'elle mettrait encore une fois +son beau visage à la fenêtre pour me dire: + +«Assez! assez!» + +Mélanie m'arracha brusquement la corde. La cloche, qui était lancée, +retomba à faux, et fit entendre une sorte de plainte. + +Mélanie me dit: + +--Es-tu folle, voilà plus d'un quart d'heure que tu sonnes! + +Je répondis: + +--Sœur Désirée-des-Anges est morte. + +Véronique entra avec nous dans la chambre; elle remarqua que le rideau +blanc ne séparait pas les deux lits; et avec un geste de mépris, elle +trouva que c'était honteux pour une religieuse de laisser voir ses +cheveux. + +Mélanie passait son doigt sur chaque larme qui coulait sur ses joues. +Sa tête se penchait davantage de côté; et elle me dit tout bas: + +--Elle est encore plus jolie qu'avant. + +Le soleil s'étalait maintenant sur le lit, et recouvrait complètement +la morte. + +Toute la journée, je restai près d'elle. + +Quelques religieuses vinrent la voir. L'une d'elles lui recouvrit le +visage avec un linge; mais aussitôt qu'elle fut sortie, je retirai le +linge. + +Mélanie vint passer la veillée de nuit avec moi. Quand elle eut fermé +la fenêtre, elle alluma la grosse lampe, afin, dit-elle, que sœur +Désirée-des-Anges ne regardât pas encore dans le noir. + + + + +Huit jours après, Bel-Œil entra dans les cuisines. Elle venait +m'avertir de me tenir prête à partir le jour même. Elle tenait dans le +creux de sa main deux pièces d'or, qu'elle mit l'une à côté de l'autre +sur le coin du fourneau, et en les touchant du bout du doigt elle dit: + +--Notre Mère Supérieure vous donne quarante francs. + +Je ne voulais pas partir sans dire adieu à Colette et à Ismérie, que +j'avais souvent aperçues de l'autre côté de la pelouse. + +Mais Mélanie m'assura qu'elles n'avaient que du mépris pour moi. + +Colette ne comprenait pas que je ne sois pas encore mariée, et Ismérie +ne me pardonnait pas d'aimer sœur Marie-Aimée. + +Mélanie m'accompagna jusqu'à la porte. + +En passant devant le vieux banc, je vis qu'un des pieds avait cédé, et +qu'il était tombé dans l'herbe par un bout. + +A la porte, je trouvai une femme aux yeux durs. Elle me dit avec +autorité: + +--Je suis ta sœur. + +Je ne la reconnus pas. + +Douze ans avaient passé depuis notre séparation. + +A peine dehors, elle m'arrêta par le bras, et d'une voix aussi dure que +ses yeux, elle me demanda combien j'avais d'argent. + +Je lui montrai les deux pièces d'or que je venais de recevoir. + +--En ce cas, dit-elle, tu feras mieux de rester dans la ville, où tu +trouveras plus facilement à te placer. + +Tout en continuant d'avancer, elle m'apprit qu'elle était mariée à un +cultivateur des environs, et qu'elle ne voulait pas se créer des ennuis +pour moi. + +Nous étions arrivées devant la gare. + +Elle m'entraîna sur le quai, pour l'aider à porter quelques paquets; +elle me dit adieu, quand son train s'ébranla, et je restai là, à le +regarder s'éloigner. + +Presque aussitôt, un autre train s'arrêta. Les employés couraient sur +le quai en criant: + +--Les voyageurs pour Paris, traversez! + +Dans l'instant même, je vis Paris avec ses hautes maisons toutes +semblables à des palais, et dont les toits étaient si hauts qu'ils se +perdaient dans les nuages. + +Un jeune employé me heurta; il s'arrêta devant moi en disant: + +--Est-ce que vous allez à Paris, mademoiselle? + +J'hésitai à peine pour répondre: + +--Oui, mais je n'ai pas mon billet. + +Il tendit la main. + +--Donnez, dit-il, je vais aller vous le chercher. + +Je lui remis une de mes deux pièces, et il partit en courant. + +Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet et les quelques sous de +monnaie qu'il me rapportait, et, conduite par lui, je traversai la +voie, montai vivement dans le train. + +Le jeune employé resta un moment devant la portière, puis il s'éloigna +en se retournant. Il avait, comme Henri Deslois, des yeux pleins de +douceur, et un air grave. + +Le train siffla un premier coup, comme s'il me donnait un +avertissement; et quand il m'emporta, son deuxième coup se prolongea +comme un grand cri. + + +Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette + + + + + Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER + + =à 3 fr. 50 le volume= + + EUGÈNE FASQUELLE, EDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE + + + DERNIÈRES PUBLICATIONS + + + MARGUERITE AUDOUX + + Marie-Claire. 1 vol. + + FERDINAND BAC + + Le voyage romantique: Chez Louis II, roi de Bavière. 1 vol. + + ÉMILE BERGERAT + + Souvenirs d'un Enfant de Paris. 1 vol. + + N.-M. BERNARDIN + + L'Abbé Frifillis. 1 vol. + + ALFRED CAPUS + + Robinson. 1 vol. + + JULES CLARETIE + + Quarante ans après (IMPRESSIONS D'ALSACE ET DE + LORRAINE, 1870-1910). 1 vol. + + LÉON DAUDET + + La Mésentente. 1 vol. + + VICTOR DUBRON + + Les Histoires d'un vieil Avocat. 1 vol. + + FRANC-NOHAIN + + Jaboune (Illustré). 1 vol. + + CHARLES-HENRY HIRSCH + + Amaury d'Ornières. 1 vol. + + JULES HURET + + En Allemagne: La Bavière et la Saxe. 1 vol. + + ALFRED JARRY + + Gestes et Opinions du docteur Faustroll. 1 vol. + + VALERY LARBAUD + + Fermina Marquez. 1 vol. + + VICTOR MARGUERITTE + + L'Or. 1 vol. + + OCTAVE MIRBEAU + + La 628-E8. 1 vol. + + PAUL REBOUX + + La Petite Papacoda. 1 vol. + + LOUIS DE ROBERT + + Le Roman du malade. 1 vol. + + ÉDOUARD ROD + + Le Glaive et le Bandeau. 1 vol. + + J.-H. ROSNY Aîné + + La Guerre du feu. 1 vol. + + EDMOND ROSTAND + + Chantecler. 1 vol. + + ÉMILE ZOLA + + Correspondance.--Les Lettres et les Arts. 1 vol. + + + ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT + + 2219.--L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris. + + + + * * * * * + + + Liste des modifications: + + Page 24: «pas» remplacé par «par» (et je finis par m'endormir) + Page 30: «dépapareillée» par «dépareillée» (que j'étais dépareillée) + Page 32 et 224: «essouflée» par «essoufflée» (rouge, essoufflée, + penaude) + Page 128: «brouille» par «brouilla» (Quelque chose se brouilla dans + ma tête) + Page 141: «poussuite» par «poursuite» (je me lançais à sa poursuite) + Page 157: «patttes» par «pattes» (le poulet sur ses pattes) + Page 161: «millieu» par «milieu» (au milieu de la cour) + Page 180: «qne» par «que» (que je connaissais) + Page 184: «ou» par «on» (on s'aperçut qu'elle était) + Page 187: «n'avait» par «n'avais» (Maintenant, je n'avais plus d'amis.) + Page 201: «le» par «la» (il tenait la tête haute) + Page 235: «Désiré-des-Anges» par «Désirée-des-Anges» (Désirée-des-Anges + bien vieille) + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 *** diff --git a/75719-h/75719-h.htm b/75719-h/75719-h.htm new file mode 100644 index 0000000..335df5d --- /dev/null +++ b/75719-h/75719-h.htm @@ -0,0 +1,5899 @@ +<!DOCTYPE html> + <html lang="fr"> + <head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Marie-Claire | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +/* Typographie */ +body {margin-left: 20%; 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Malgré tout son courage, ne pouvant +plus travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle +écrivait.</i></p> + +<p><i>Elle écrivait non avec l’espoir de publier ses œuvres, mais pour +ne point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme +pour lui tenir compagnie, et aussi, je pense, parce qu’elle aimait +écrire.</i></p> + +<p><i>Il connaissait d’elle une œuvre,</i> Marie-Claire, <i>qui lui +paraissait très belle. Il me demanda de </i><span class="pagenum2" id="Page_VI">VI</span><i> la lire. J’aime le goût +de Francis Jourdain, et j’en fais grand cas. Sa tournure d’esprit, sa +sensibilité me contentent infiniment... En me remettant le manuscrit, +il ajouta:</i></p> + +<p><i>—Notre cher Philippe admirait beaucoup ça... Il eût bien voulu que +ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne +pouvait rien pour lui?...</i></p> + +<p class="br"><i>Je suis convaincu que les bons livres ont une puissance +indestructible... De si loin qu’ils arrivent, ou si enfouis qu’ils +soient dans les misères ignorées d’une maison d’ouvrier, ils se +révèlent toujours... Certes, on les déteste... On les nie et on les +insulte... Qu’est-ce que cela fait? Ils sont plus forts que tout et que +tout le monde.</i></p> + +<p><i>Et la preuve c’est que</i> Marie-Claire <i>paraît, aujourd’hui, en +volume, chez Fasquelle.</i></p> + +<p class="br"><i>Il m’est doux de parler de ce livre admirable, et je voudrais, dans +la foi de mon âme, y intéresser tous ceux qui aiment encore la lecture. +Comme moi-même, ils y goûteront des joies rares, ils y sentiront une +émotion nouvelle et très forte.</i></p> + +<p>Marie-Claire <i>est une œuvre d’un grand goût.</i> <span class="pagenum2" id="Page_VII">VII</span> <i>Sa simplicité, +sa vérité, son élégance d’esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont +impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages, +les gens. Ils sont marqués, dessinés d’un trait, du trait qu’il faut +pour les rendre vivants et inoubliables. On n’en souhaite jamais un +autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce +qui nous étonne surtout, ce qui nous subjugue, c’est la force de +l’action intérieure, et c’est toute la lumière douce et chantante qui +se lève sur ce livre, comme le soleil sur un beau matin d’été. Et +l’on sent bien souvent passer la phrase des grands écrivains: un son +que nous n’entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprit +s’émerveille.</i></p> + +<p><i>Et voilà le miracle:</i></p> + +<p><i>Marguerite Audoux n’était pas une «déclassée intellectuelle», +c’était bien la petite couturière qui, tantôt, fait des journées +bourgeoises, pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans +une chambre si exiguë qu’il faut déplacer le mannequin pour atteindre +la machine à coudre.</i></p> + +<p><i>Elle a raconté comment, lorsque en sa jeunesse elle gardait les +moutons dans une ferme de la Sologne, la découverte, dans un grenier,</i> +<span class="pagenum2" id="Page_VIII">VIII</span> <i>d’un vieux bouquin lui révéla le monde des histoires. Depuis +ce jour-là, avec une passion grandissante, elle lut tout ce qui lui +tombait sous la main, feuilletons, vieux almanachs, etc. Et elle fut +prise du désir vague, informulé, d’écrire un jour, elle aussi, des +histoires. Et ce désir se réalisa, le jour où le médecin, consulté à +l’Hôtel-Dieu, lui interdit de coudre, sous peine de devenir aveugle.</i></p> + +<p><i>Des journalistes ont imaginé que Marguerite Audoux s’écria alors: +«Puisque je ne peux plus coudre un corsage, je vais faire un livre.»</i></p> + +<p><i>Cette légende, capable de satisfaire, à la fois, le goût qu’ont +les bourgeois pour l’extraordinaire et le mépris qu’ils ont de la +littérature, est fausse et absurde.</i></p> + +<p><i>Chez l’auteur de</i> Marie-Claire, <i>le goût de la littérature +n’est pas distinct de la curiosité supérieure de la vie, et ce +qu’elle s’amusa à noter, ce fut, tout simplement, le spectacle de la +vie quotidienne, mais encore plus ce qu’elle imaginait, ce qu’elle +devinait de l’existence des gens rencontrés. Déjà, ses dons d’intuition +égalaient ses facultés d’observation... Elle ne parlait jamais à +quiconque de cette «manie» de griffonner, et brûlait ses bouts de +papier, qu’elle croyait ne pouvoir intéresser personne.</i></p> + +<p><span class="pagenum2" id="Page_IX">IX</span></p> + +<p><i>Il fallut que le hasard la conduisît dans un milieu où fréquentaient +quelques jeunes artistes, pour qu’elle se rendît compte combien les +séduisait, combien les empoignait son don du récit. Charles-Louis +Philippe l’encouragea particulièrement, mais jamais il ne lui donna de +conseils. Adressés à une femme dont la sensibilité était si éduquée +déjà, la volonté si arrêtée, le tempérament si affirmé, il les sentait +encore plus inutiles que dangereux.</i></p> + +<p><i>A notre époque, tous les gens cultivés, et ceux qui croient l’être, +se soucient fort de retour à la tradition et parlent de s’imposer une +forte discipline... N’est-il pas délicieux que ce soit une ouvrière, +ignorant l’orthographe, qui retrouve, ou plutôt qui invente ces grandes +qualités de sobriété, de goût, d’évocation, auxquelles l’expérience et +la volonté n’arrivent jamais seules?</i></p> + +<p><i>La volonté, d’ailleurs, ne fait pas défaut à Marguerite Audoux, et +quant à l’expérience, ce qui lui en tient lieu, c’est ce sens inné +de la langue qui lui permet non pas d’écrire comme une somnambule, +mais de travailler sa phrase, de l’équilibrer, de la simplifier, en +vue d’un rythme dont elle n’a pas appris à connaître</i> <span class="pagenum2" id="Page_X">X</span> <i>les lois, +mais dont elle a, dans son sûr génie, une merveilleuse et mystérieuse +conscience.</i></p> + +<p><i>Elle est douée d’imagination, mais entendons-nous, d’une imagination +noble, ardente et magnifique, qui n’est pas celle des jeunes femmes +qui rêvent et des romanciers qui combinent. Elle n’est ni à côté ni au +delà de la vie; elle semble seulement prolonger les faits observés, +et les rendre plus clairs. Si j’étais critique, ou, à Dieu ne plaise, +psychologue, j’appellerais cette imagination une imagination déductive. +Mais je ne me hasarde pas sur ce terrain périlleux.</i></p> + +<p><i>Lisez</i> Marie-Claire...<i> Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir +blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains—et +je parle des plus glorieux—celui qui eût pu écrire un tel livre, avec +cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes.</i></p> + +<p class="rsignature"><span class="smcap">Octave Mirbeau.</span></p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_1">1</span></p> + <h2>PREMIÈRE PARTIE</h2> +</div> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_3">3</span></p> +</div> + +<p>Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous. Les hommes entraient +comme dans une église, et les femmes faisaient le signe de la croix en +sortant.</p> + +<p>Je me glissai dans la chambre de mes parents, et je fus bien étonnée de +voir que ma mère avait une grande bougie allumée près de son lit. Mon +père se penchait sur le pied du lit, pour regarder ma mère, qui dormait +les mains croisées sur sa poitrine.</p> + +<p>Notre voisine, la mère Colas, nous garda tout le jour chez elle. A +toutes les femmes qui sortaient de chez nous, elle disait:</p> + +<p>—Vous savez, elle n’a pas voulu embrasser ses enfants.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_4">4</span></p> + +<p>Les femmes se mouchaient en nous regardant, et la mère Colas ajoutait:</p> + +<p>—Ces maladies-là, ça rend méchant.</p> + +<p>Les jours qui suivirent, nous avions des robes à larges carreaux blancs +et noirs.</p> + +<p>La mère Colas nous donnait à manger et nous envoyait jouer dans les +champs. Ma sœur, qui était déjà grande, s’enfonçait dans les haies, +grimpait aux arbres, fouillait dans les mares et revenait le soir les +poches pleines de bêtes de toutes sortes qui me faisaient peur et +mettaient la mère Colas bien en colère.</p> + +<p>J’avais surtout une grande répugnance pour les vers de terre. Cette +chose rouge et élastique me causait une horreur sans nom, et s’il +m’arrivait d’en écraser un par mégarde, j’en ressentais de longs +frissons de dégoût. Les jours où je souffrais de points de côté, la +mère Colas défendait à ma sœur de s’éloigner. Mais ma sœur s’ennuyait +et voulait quand même m’emmener. Alors, elle ramassait des vers, +qu’elle laissait grouiller dans ses mains, en les approchant de ma +figure. Aussitôt, je disais que je n’avais plus mal, et je me laissais +traîner dans les champs.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_5">5</span></p> + +<p>Une fois, elle m’en jeta une grosse poignée sur ma robe. Je reculai si +précipitamment que je tombai dans un chaudron d’eau chaude. La mère +Colas se lamentait en me déshabillant. Je n’avais pas grand mal; elle +promit une bonne fessée à ma sœur, et comme les ramoneurs passaient +devant chez nous, elle les appela pour l’emmener.</p> + +<p>Ils entrèrent tous les trois avec leurs sacs et leurs cordes; ma sœur +criait et demandait pardon, et moi j’avais bien honte d’être toute nue.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_6">6</span></p> +</div> + +<p>Mon père nous emmenait souvent dans un endroit où il y avait des hommes +qui buvaient du vin; il me mettait debout entre les verres, pour me +faire chanter la complainte de Geneviève de Brabant. Tous ces hommes +riaient, m’embrassaient, et voulaient me faire boire du vin.</p> + +<p>Il faisait toujours nuit quand nous revenions chez nous. Mon père +faisait de grands pas en se balançant; il manquait souvent de tomber; +parfois, il se mettait à pleurer tout haut en disant qu’on avait changé +sa maison. Alors, ma sœur poussait des cris, et, malgré la nuit, +c’était toujours elle qui finissait par retrouver notre maison.</p> + +<p>Il arriva un matin que la mère Colas nous accabla de reproches, disant +que nous étions <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> des enfants de malheur, qu’elle ne nous donnerait +plus à manger, et que nous pouvions bien aller retrouver notre père, +qui était parti on ne savait où. Quand sa colère fut passée, elle nous +donna à manger comme d’habitude; mais, quelques instants après, elle +nous fit monter dans la carriole du père Chicon. La carriole était +pleine de paille et de sacs de grains. J’étais placée derrière, dans +une sorte de niche, entre les sacs; la voiture penchait en arrière et +chaque secousse me faisait glisser sur la paille.</p> + +<p>J’eus une très grande peur tout le long de la route; à chaque glissade, +je croyais que la carriole allait me perdre, ou bien que les sacs +allaient s’écrouler sur moi.</p> + +<p>On s’arrêta devant une auberge. Une femme nous fit descendre, secoua la +paille de nos robes, et nous fit boire du lait. Tout en nous caressant, +elle disait au père Chicon:</p> + +<p>—Alors, vous pensez que leur père les voudra?</p> + +<p>Le père Chicon branla la tête en cognant sa pipe contre la table; il +fit une grimace avec sa grosse lèvre et il répondit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_8">8</span></p> + +<p>—Il est peut-être parti encore plus loin. Le fils à Girard m’a dit +qu’il l’avait rencontré sur la route de Paris.</p> + +<p>Le père Chicon nous mena ensuite dans une belle maison, où il y avait +un perron avec beaucoup de marches.</p> + +<p>Il causa longtemps avec un monsieur qui faisait de grands gestes et qui +parlait de tour de France. Le monsieur mit sa main sur ma tête, et il +répéta plusieurs fois:</p> + +<p>—Il ne m’avait pas dit qu’il avait des enfants.</p> + +<p>Je compris qu’il parlait de mon père, et je demandai à le voir. Le +monsieur me regarda sans répondre, puis il demanda au père Chicon:</p> + +<p>—Quel âge a donc celle-ci?</p> + +<p>—Dans les cinq ans, dit le vieux.</p> + +<p>Pendant ce temps, ma sœur jouait sur les marches avec un petit chat.</p> + +<p>La carriole nous ramena chez la mère Colas, qui nous reçut en +bougonnant et en nous bousculant; quelques jours après, elle nous fit +monter en chemin de fer, et le soir même nous étions dans une grande +maison où il y avait beaucoup de petites filles.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_9">9</span></p> + +<p>Sœur Gabrielle nous sépara tout de suite. Elle dit que ma sœur était +assez grande pour aller aux moyennes, tandis que moi je resterais aux +petites.</p> + +<p>Sœur Gabrielle était toute petite, vieille, maigre, et courbée; elle +dirigeait le dortoir et le réfectoire. Au dortoir, elle passait un bras +sec et dur entre notre chemise et le drap, pour s’assurer de notre +propreté, et elle fouettait à heure fixe, et avec des verges, celles +dont les draps étaient humides.</p> + +<p>Au réfectoire, elle faisait la salade dans une immense terrine jaune.</p> + +<p>Les manches retroussées jusqu’aux épaules, elle plongeait et +replongeait dans la salade ses deux bras noirs et noueux, qui sortaient +de là tout luisants et gouttelants, et qui me faisaient penser à des +branches mortes, les jours de pluie.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_10">10</span></p> +</div> + +<p>J’eus tout de suite une amie.</p> + +<p>Je la vis venir vers moi en se dandinant, l’air effronté.</p> + +<p>Elle n’était guère plus haute que le banc sur lequel j’étais assise. +Elle appuya ses coudes sans façon sur moi, et elle me dit:</p> + +<p>—Pourquoi ne joues-tu pas?</p> + +<p>Je répondis que j’avais mal au côté.</p> + +<p>—Ah oui, reprit-elle; ta maman était poitrinaire, et sœur Gabrielle a +dit que tu mourrais bientôt.</p> + +<p>Elle grimpa sur le banc, s’assit en faisant disparaître sous elle ses +petites jambes; puis elle me demanda mon nom, mon âge, m’apprit qu’elle +s’appelait Ismérie, qu’elle était plus vieille que moi, et que le +médecin disait qu’elle ne grandirait jamais. Elle m’apprit <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> aussi +que la maîtresse de classe s’appelait sœur Marie-Aimée, qu’elle était +très méchante et punissait sévèrement les bavardes.</p> + +<p>Elle sauta tout d’un coup sur ses pieds en criant:</p> + +<p>Augustine!</p> + +<p>Sa voix était comme celle d’un garçon, et ses jambes étaient un peu +tordues.</p> + +<p>A la fin de la récréation, je l’aperçus sur le dos d’Augustine, qui la +balançait d’une épaule sur l’autre, comme pour la jeter à terre. En +passant devant moi, elle me cria de sa grosse voix:</p> + +<p>—Tu me porteras aussi, dis?</p> + +<p>Je fis bientôt la connaissance d’Augustine.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_12">12</span></p> +</div> + +<p>Un mal d’yeux que j’avais s’aggrava. La nuit, mes paupières se +collaient l’une contre l’autre, de sorte que j’étais complètement +aveugle, jusqu’à ce qu’on me les eût baignées. Ce fut elle qui fut +chargée de me conduire à l’infirmerie. Tous les matins, elle venait +me prendre au petit dortoir. Je l’entendais venir depuis la porte. Ce +n’était pas long; elle me saisissait la main, et m’entraînait du même +pas qu’elle était venue, sans s’occuper si je me cognais aux lits.</p> + +<p>Nous traversions les couloirs comme le vent, et descendions les deux +étages comme une avalanche; mes pieds rencontraient une marche de temps +en temps; je descendais comme on tombe dans le vide; Augustine avait +une main ferme qui me tenait solidement.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p> + +<p>Pour aller à l’infirmerie, il fallait passer derrière la chapelle, puis +devant une petite maison toute blanche; là, on redoublait de vitesse.</p> + +<p>Un jour que, n’en pouvant plus, j’étais tombée sur les genoux, elle me +releva avec une tape sur la tête, en disant:</p> + +<p>—Dépêche-toi donc, on est devant la maison des morts.</p> + +<p>Tous les jours ensuite, dans la crainte que je tombe, elle +m’avertissait quand nous étions devant la maison des morts.</p> + +<p>J’avais surtout peur de la peur d’Augustine. Puisqu’elle courait si +fort, c’est qu’il y avait du danger. J’arrivais à l’infirmerie en nage +et sans souffle; quelqu’un me poussait sur une petite chaise, et mon +point de côté était passé depuis longtemps quand on venait me laver les +yeux.</p> + +<p>Ce fut encore Augustine qui me conduisit dans la classe de sœur +Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pour dire:</p> + +<p>—Ma Sœur, voilà la nouvelle.</p> + +<p>Je m’attendais à une rebuffade, mais sœur Marie-Aimée me sourit, +m’embrassa plusieurs fois, et dit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span></p> + +<p>—Tu es trop petite pour être sur un banc. Je vais te mettre ici.</p> + +<p>Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre.</p> + +<p>Comme il y faisait bon dans ce creux de pupitre! Comme la chaleur des +jupes de laine caressait mon corps tout meurtri par les escaliers de +bois et de pierres!</p> + +<p>Souvent deux pieds se posaient de chaque côté de mon petit banc et +je me trouvais étroitement enclavée entre deux jambes nerveuses et +chaudes. Une main tâtonnante m’appuyait la tête sur les jupes entre +les genoux, et sous cette main douce, et sur cet oreiller chaud, je +m’endormais.</p> + +<p>Quand je m’éveillais, l’oreiller se transformait en table. La même +main y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et +quelques bonbons.</p> + +<p>Autour de moi, j’entendais vivre le monde.</p> + +<p>Une voix pleurait:</p> + +<p>—Non, ma Sœur, ce n’est pas moi.</p> + +<p>Des voix criardes disaient:</p> + +<p>—Si, ma Sœur, c’est elle.</p> + +<p>Au-dessus de ma tête, une voix pleine et <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> chaude imposait silence, +en s’accompagnant de coups de règle sur le pupitre, qui résonnaient et +faisaient dans mon creux un bruit énorme.</p> + +<p>Parfois, il se faisait un grand mouvement. Les pieds se retiraient +de mon petit banc, les genoux se rapprochaient, la chaise remuait, +et je voyais se pencher vers mon nid une guimpe blanche, un menton +mince, des dents fines et pointues, et enfin deux yeux caressants qui +m’apportaient la confiance.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_16">16</span></p> +</div> + +<p>Aussitôt que mon mal d’yeux fut guéri, un alphabet s’ajouta aux +friandises. C’était un petit livre où il y avait des images à côté des +mots. Je regardais souvent une grosse fraise que j’imaginais au moins +aussi grosse qu’une brioche.</p> + +<p>Quand il ne fit plus froid dans la classe, sœur Marie-Aimée me plaça +sur un banc entre Ismérie et Marie Renaud, qui étaient mes voisines de +lit. De temps en temps, elle me permettait de revenir à mon cher creux, +où je trouvais des livres avec des histoires qui me faisaient oublier +l’heure.</p> + +<p>Un matin, Ismérie m’entraîna en grand mystère pour m’apprendre que sœur +Marie-Aimée ne ferait plus la classe, parce qu’elle allait prendre la +place de sœur Gabrielle <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> pour le dortoir et le réfectoire. Elle +ne me dit pas où elle avait appris cela, mais elle en était toute +chagrinée.</p> + +<p>Elle aimait beaucoup sœur Gabrielle, qui la traitait toujours comme un +petit enfant; mais elle n’aimait pas cette sœur Aimée, ainsi qu’elle +l’appelait avec un air de mépris, quand elle savait n’être entendue que +de nous.</p> + +<p>Elle disait aussi que sœur Marie-Aimée ne lui permettrait pas de nous +grimper sur le dos, et qu’on ne pourrait pas se moquer d’elle comme de +sœur Gabrielle, qui montait les marches tout de travers.</p> + +<p>Le soir, après la prière, sœur Gabrielle nous annonça son départ. Elle +nous embrassa toutes, en commençant par les plus petites. La montée +au dortoir se fit en grand désordre: les grandes chuchotaient et se +révoltaient à l’avance contre cette sœur Marie-Aimée; les petites +pleurnichaient comme à l’approche d’un danger.</p> + +<p>Ismérie, que je portais sur mon dos, pleurait bruyamment, ses petits +doigts m’étranglaient un peu, et ses larmes me tombaient dans le cou.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span></p> + +<p>Personne ne pensait à rire de sœur Gabrielle, qui montait péniblement +en disant: «Chut! chut!» sans se lasser, et sans que le bruit diminuât. +La bonne du petit dortoir pleurait aussi: elle me secoua un peu en me +déshabillant; elle disait:</p> + +<p>—Je suis sûre que tu es contente, toi, d’avoir ta sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>Nous l’appelions Bonne Esther.</p> + +<p>Des trois bonnes que nous avions, c’était elle que je préférais. Elle +était un peu bourrue, mais elle nous aimait bien.</p> + +<p>La nuit, elle réveillait celles qui avaient de mauvaises habitudes, +afin de leur épargner les verges du lendemain. Quand je toussais, elle +se levait et à tâtons me fourrait dans la bouche un morceau de sucre +mouillé. Bien des fois aussi, elle m’avait emporté de mon lit, où +j’étais glacée, pour me réchauffer dans le sien.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_19">19</span></p> +</div> + +<p>Le lendemain, on entra en grand silence au réfectoire. Les bonnes +nous ordonnèrent de rester debout; plusieurs grandes se tenaient très +droites avec un air fier; Bonne Justine restait humble et triste +au bout de la table, tandis que Bonne Néron, qui avait l’air d’un +gendarme, faisait les cent pas au milieu du réfectoire.</p> + +<p>Elle regardait souvent la pendule en haussant dédaigneusement les +épaules.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porte ouverte derrière elle; elle +me parut plus grande avec son tablier blanc et ses manches blanches. +Elle marchait lentement en regardant tout le monde; le chapelet qui +pendait à son côté faisait entendre un petit bruit, et sa jupe se +balançait un peu dans le <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> bas. Elle monta les trois marches de son +estrade, et nous fit asseoir d’un geste de la main.</p> + +<p>L’après-midi, elle nous mena dans la campagne.</p> + +<p>Il faisait très chaud. J’allai m’asseoir près d’elle, sur une hauteur; +elle lisait un livre en surveillant d’un coup d’œil les petites filles, +qui jouaient dans un champ au-dessous de nous. Elle regarda longtemps +le soleil couchant en disant à chaque instant:</p> + +<p>—Que c’est beau! que c’est beau!...</p> + +<p>Le soir même, les verges disparurent du petit dortoir, et au réfectoire +la salade fut retournée avec de longues spatules. A part cela, rien +ne fut changé. Nous allions en classe de neuf heures à midi, et +l’après-midi nous épluchions des noix pour un marchand d’huiles.</p> + +<p>Les plus grandes les cassaient avec un marteau, et les plus petites +les séparaient des coquilles. Il était bien défendu d’en manger, et +surtout ce n’était pas facile: il s’en trouvait toujours une pour vous +dénoncer, par jalousie de gourmandise.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_21">21</span></p> + +<p>C’était Bonne Esther qui nous regardait dans la bouche. Quelquefois, +elle s’attardait à une incorrigible gourmande. Alors, elle lui faisait +les gros yeux, puis elle lui disait en la renvoyant d’une taloche!</p> + +<p>—J’ai l’œil sur toi.</p> + +<p>Nous étions quelques-unes en qui elle avait grande confiance. Elle nous +faisait pivoter en faisant semblant de nous regarder, et elle disait en +riant:</p> + +<p>—Ferme ton bec.</p> + +<p>J’avais souvent envie d’en manger, mais les bons yeux de Bonne Esther +passaient devant moi, et je rougissais à l’idée de tromper sa confiance.</p> + +<p>A la longue, l’envie devint si forte, que je ne pensais plus qu’à cela: +pendant des jours et des jours, je cherchai le moyen d’en manger sans +me faire prendre. J’essayai d’en cacher dans mes manches, mais j’étais +si maladroite que je les perdais aussitôt; et puis, j’avais envie d’en +manger beaucoup, beaucoup. Il me semblait que j’en aurais mangé un +plein sac.</p> + +<p>Un jour enfin, je trouvai l’occasion. Bonne <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> Esther, qui nous +menait coucher, glissa sur une coquille, et lâcha sa lanterne, qui +s’éteignit. Comme je me trouvais à côté d’une bassine pleine, j’en pris +une grosse poignée, que je fourrai dans ma poche.</p> + +<p>Aussitôt que tout le monde fut couché, je sortis les noix de ma poche, +et, la tête sous les draps, j’en pris ma pleine bouche; mais aussitôt +il me sembla que tout le dortoir entendait le bruit que faisaient +mes mâchoires; j’avais beau croquer doucement et lentement, le bruit +cognait dans mes oreilles, comme des coups de maillet. Bonne Esther se +leva: elle alluma la lampe, regarda sous les lits en se baissant.</p> + +<p>Quand elle fut près de moi, je la regardai épouvantée. Elle dit tout +bas:</p> + +<p>—Tu ne dors donc pas?</p> + +<p>Puis elle continua ses recherches. Elle alla jusqu’au bout du dortoir, +ouvrit et referma la porte, mais à peine était-elle recouchée et la +lampe éteinte, que le loquet de la porte tapa comme si on l’ouvrait.</p> + +<p>Bonne Esther ralluma encore la lampe et dit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_23">23</span></p> + +<p>—Ça, c’est trop fort; ce n’est pourtant pas la chatte qui ouvre la +porte toute seule.</p> + +<p>Il me semblait qu’elle avait peur: je l’entendais remuer dans son lit, +et tout d’un coup elle se mit à crier:</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu!</p> + +<p>Ismérie lui demanda ce qu’elle avait. Elle nous dit qu’une main ouvrait +la porte à la chatte, et qu’elle venait de sentir un grand souffle sur +son visage.</p> + +<p>Dans la demi-clarté, on voyait la porte entr’ouverte. J’étais très +effrayée. Je pensais que c’était le démon qui venait me chercher. Au +bout d’un long moment, on n’entendait plus rien. Bonne Esther demanda +si l’une de nous voulait bien se lever pour souffler la lampe, qui +n’était cependant pas très loin de son lit. Personne ne répondit. Alors +elle m’appela. Je me levai, pendant qu’elle disait:</p> + +<p>—Toi qui es si sage, les revenants ne te feront rien.</p> + +<p>Elle se tut en même temps que je soufflai la lampe, et tout de suite je +vis des milliers de points brillants, pendant que je sentais un <span class="pagenum" id="Page_24">24</span> +grand froid sur les joues. Je devinais sous les lits des dragons verts +avec des gueules tout enflammées. Je sentais leurs griffes sur mes +pieds, et des lumières sautaient de chaque côté de ma tête. J’éprouvais +un grand besoin de m’asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais +fermement qu’il me manquait les deux pieds. Quand j’osai m’en assurer, +je les trouvai bien froids, et je finis <ins class="correction" title="pas">par</ins> m’endormir en les tenant +dans mes deux mains.</p> + +<p>Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur un lit près de la porte.</p> + +<p>Elle avait fait ses petits pendant la nuit.</p> + +<p>On rapporta l’histoire à sœur Marie-Aimée. Elle répondit que c’était +sûrement la chatte qui avait ouvert la porte, en se dressant vers le +loquet. Mais la chose ne fut jamais bien éclaircie, et les petites en +causèrent longtemps tout bas.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_25">25</span></p> +</div> + +<p>La semaine suivante, toutes celles qui avaient huit ans descendirent au +grand dortoir.</p> + +<p>J’eus un lit placé près d’une fenêtre, tout près de la chambre de sœur +Marie-Aimée.</p> + +<p>Marie Renaud et Ismérie restèrent mes voisines. Souvent, quand nous +étions couchées, sœur Marie-Aimée venait s’asseoir près de ma fenêtre. +Elle me prenait une main qu’elle caressait, tout en regardant dehors. +Une nuit, il y eut un grand feu dans le voisinage. Tout le dortoir +était éclairé. Sœur Marie-Aimée ouvrit la fenêtre toute grande, puis +elle me secoua, en disant:</p> + +<p>—Réveille-toi, viens voir le feu!</p> + +<p>Elle me prit dans ses bras. Elle me passait la main sur le visage pour +me réveiller en me répétant:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p> + +<p>—Viens voir le feu. Vois comme c’est beau!</p> + +<p>J’avais si envie de dormir que je laissais tomber ma tête sur son +épaule. Alors, elle me donna une bonne gifle, en m’appelant petite +brute. Cette fois, j’étais réveillée, et je me mis à pleurer. Elle me +prit de nouveau dans ses bras; elle s’assit et me berça en me tenant +serrée contre elle.</p> + +<p>Elle avançait la tête vers la croisée. Son visage était comme +transparent, et ses yeux étaient pleins de lumière.</p> + +<p>Ismérie aurait bien voulu que sœur Marie-Aimée ne vînt jamais vers la +fenêtre; cela l’empêchait de bavarder; elle avait toujours quelque +chose à dire; sa voix était si forte, qu’on l’entendait à l’autre bout +du dortoir. Sœur Marie-Aimée disait:</p> + +<p>—Voilà encore Ismérie qui parle.</p> + +<p>Ismérie répondait:</p> + +<p>—Voilà encore sœur Marie-Aimée qui gronde.</p> + +<p>J’étais confondue de son audace. Je pensais que sœur Marie-Aimée +faisait semblant de ne pas l’entendre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_27">27</span></p> + +<p>Pourtant, un jour, elle lui dit:</p> + +<p>—Je vous défends de répondre, espèce de naine.</p> + +<p>Ismérie cria:</p> + +<p>—Mon gnouf!</p> + +<p>C’était un mot dont nous nous servions entre nous et qui voulait dire: +«Regarde mon nez, si je t’écoute.»</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée s’élança vers le martinet. Je tremblai pour le petit +corps d’Ismérie, mais elle se jeta à plat ventre, en gigotant, et se +tordant avec des cris bizarres. Sœur Marie-Aimée la poussa du pied avec +dégoût; elle dit en lançant le martinet au loin:</p> + +<p>—Quelle affreuse petite créature!</p> + +<p>Dans la suite, elle évitait de la regarder et ne paraissait pas +entendre ses insolences. Toutefois, elle nous défendait sévèrement de +la porter sur notre dos. Cela n’empêchait pas Ismérie de grimper après +moi comme un singe. Je n’avais pas le courage de la repousser, et, en +me baissant un peu, je la laissais s’installer sur mon dos.</p> + +<p>Cela se passait surtout en montant au dortoir. Elle avait une grande +difficulté à enjamber <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> les marches, elle en riait elle-même, elle +disait qu’elle montait comme les poules.</p> + +<p>Comme sœur Marie-Aimée était toujours en avant, je tâchais de me +trouver dans les dernières; il arrivait parfois qu’elle se retournait +brusquement; alors Ismérie glissait le long de moi avec une rapidité et +une adresse étonnantes.</p> + +<p>Je restais toujours un peu gênée sous le regard de sœur Marie-Aimée, et +Ismérie ne manquait jamais de me dire:</p> + +<p>—Tu vois comme tu es bête: tu t’es encore fait prendre.</p> + +<p>Elle n’avait jamais pu grimper sur Marie Renaud, qui la repoussait +toujours, en disant qu’elle usait et salissait nos robes.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_29">29</span></p> +</div> + +<p>Si Ismérie était bavarde, par contre Marie Renaud ne causait jamais.</p> + +<p>Chaque matin, elle m’aidait à faire mon lit; elle passait soigneusement +ses mains sur les draps, pour lisser les cassures; elle refusait +obstinément mon aide pour faire le sien, prétendant que je roulais les +draps n’importe comment. J’étais toujours stupéfaite de voir que son +lit n’avait aucun désordre à son lever.</p> + +<p>Elle finit par me confier qu’elle épinglait ses draps et ses +couvertures après son matelas. Elle avait une quantité de petites +cachettes pleines de toutes sortes de choses. A table, elle mangeait +toujours un bout du dessert de la veille; celui du jour restait dans sa +poche; elle le caressait et en mangeait un petit morceau de temps en +temps. Je la trouvais <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> souvent dans les coins en train de faire de +la dentelle avec une épingle.</p> + +<p>Sa plus grande joie était de brosser, plier et ranger; aussi, grâce +à elle, mes souliers étaient toujours bien cirés, et ma robe des +dimanches soigneusement pliée.</p> + +<p>Cela dura jusqu’au jour où il vint une nouvelle bonne, qui s’appelait +Madeleine. Elle ne fut pas longtemps à s’apercevoir que je n’étais pour +rien dans le bon arrangement de ma toilette; elle se mit à crier en me +traitant de mijaurée, de grande fainéante, disant que je me faisais +servir comme une demoiselle, et que c’était honteux de faire travailler +cette pauvre Marie Renaud qui n’avait pas deux liards de vie. Bonne +Néron se mit d’accord avec elle pour dire que j’étais une orgueilleuse, +que je me croyais au-dessus de tout le monde, que je ne faisais jamais +rien comme les autres, qu’elles n’avaient jamais vu une fille comme +moi, et que j’étais <ins class="correction" title="dépapareillée">dépareillée</ins>.</p> + +<p>Elles criaient toutes deux à la fois en se tenant penchées sur moi.</p> + +<p>Je pensais à deux fées braillardes, une <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> noire et une blanche: +Bonne Néron si haute et si noire, et Madeleine si blonde et si fraîche +avec de grosses lèvres ouvertes, ses dents si écartées et sa langue +large et épaisse qui remuait et poussait de la salive au coin de sa +bouche.</p> + +<p>Bonne Néron leva la main sur moi et dit:</p> + +<p>—Voulez-vous baisser les yeux!</p> + +<p>Elle ajouta en s’éloignant:</p> + +<p>—C’est qu’elle vous fait honte quand elle vous regarde comme cela.</p> + +<p>Je savais depuis longtemps que Bonne Néron ressemblait à un taureau, +mais il me fut impossible de trouver à quelle bête ressemblait +Madeleine. J’y pensais pendant plusieurs jours en repassant dans ma +tête le nom de toutes les bêtes que je connaissais, et je finis par y +renoncer.</p> + +<p>Elle était grasse et elle marchait en fléchissant les reins; elle avait +une voix perçante qui surprenait tout le monde.</p> + +<p>Elle demanda à chanter à la chapelle, mais comme elle ne savait pas +les cantiques, sœur Marie-Aimée me chargea de les lui apprendre. Marie +Renaud put recommencer de brosser <span class="pagenum" id="Page_32">32</span> et plier mes habits sans que +personne eût l’air de s’en apercevoir. Elle était si contente qu’elle +me fit cadeau d’une épingle double pour attacher mon mouchoir, que +je perdais toujours. Deux jours après, j’avais perdu l’épingle et le +mouchoir.</p> + +<p>Oh, ce mouchoir! quel cauchemar épouvantable! maintenant encore, +quand j’y pense, une angoisse me prend. Pendant des années, je perdis +régulièrement un mouchoir par semaine.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoir propre contre le sale que +nous jetions à terre devant elle. J’y pensais seulement à ce moment-là; +alors, je retournais toutes mes poches; je courais comme une folle +dans les dortoirs, dans les couloirs, jusqu’au grenier; je cherchais +partout. Mon Dieu! pourvu que je trouve un mouchoir!</p> + +<p>En passant devant la Vierge, je joignais les mains avec ferveur: «Mère +admirable, faites que je trouve un mouchoir!»</p> + +<p>Mais je n’en trouvais pas, et je redescendais, rouge, <ins class="correction" title="essouflée">essoufflée</ins>, +penaude, n’osant pas prendre celui que me tendait sœur Marie-Aimée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_33">33</span></p> + +<p>J’entendais d’avance le reproche si mérité. Les jours où je n’entendais +pas de reproches, je voyais un front plissé, des yeux courroucés qui +me suivaient longtemps sans se détourner; j’étais si écrasée de honte +que je pouvais à peine lever les pieds. Je marchais tout effacée, sans +remuer le corps; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir.</p> + +<p>Madeleine me regardait avec un air de fausse compassion, et elle ne +pouvait pas toujours s’empêcher de me dire que je méritais une sévère +punition.</p> + +<p>Elle paraissait très attachée à sœur Marie-Aimée; elle la servait +attentivement, et fondait en larmes au moindre reproche.</p> + +<p>Elle avait des crises de gros sanglots que sœur Marie-Aimée calmait en +lui caressant les joues. Alors, elle riait et pleurait tout à la fois. +Elle avait un mouvement des épaules qui laissait voir son cou blanc, et +qui faisait dire à Bonne Néron qu’elle avait l’air d’une chatte.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_34">34</span></p> +</div> + +<p>Bonne Néron s’en alla un jour après une scène, au milieu du déjeuner, +alors qu’il régnait un grand silence. Elle cria tout à coup:</p> + +<p>—Oui, je veux m’en aller, et je m’en irai!</p> + +<p>Comme sœur Marie-Aimée la regardait tout étonnée, elle lui fit face en +baissant la tête, qu’elle secouait et lançait en avant, criant plus +fort qu’elle ne souffrirait pas plus longtemps d’être commandée par une +morveuse, oui, une morveuse.</p> + +<p>Elle était arrivée à reculons près de la porte; elle l’ouvrit tout +en donnant de furieux coups de tête, et avant de disparaître, elle +lança son grand bras dans la direction de sœur Marie-Aimée et, avec un +profond mépris, elle dit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_35">35</span></p> + +<p>—Ça n’a pas seulement vingt-cinq ans!</p> + +<p>Quelques petites filles étaient terrifiées; d’autres éclatèrent +de rire. Madeleine eut une véritable crise de nerfs; elle se jeta +aux genoux de sœur Marie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en +embrassant sa robe. Elle lui prit les mains, qu’elle frotta contre sa +grosse bouche humide; tout cela, en poussant des cris, comme si une +catastrophe épouvantable était arrivée.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée n’arrivait pas à se dégager; elle finit par se fâcher. +Alors, Madeleine s’évanouit en tombant sur le dos.</p> + +<p>Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit un signe de mon côté. +Croyant qu’elle avait besoin de mes services, j’accourus. Mais elle me +renvoya:</p> + +<p>—Non, pas toi, Marie Renaud.</p> + +<p>Elle lui remit ses clefs, et bien que Marie Renaud ne fût jamais entrée +dans la chambre de sœur Marie-Aimée, elle trouva tout de suite le +flacon demandé.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_36">36</span></p> +</div> + +<p>Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron, +elle prit de l’autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur +Marie-Aimée; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout +propos: qu’elle était notre surveillante, et non pas notre bonne.</p> + +<p>Le jour de son évanouissement, j’avais vu ses seins, qui m’avaient paru +si beaux, que je n’avais encore rien imaginé de pareil.</p> + +<p>Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucun cas de ses remontrances. +Cela la mettait en colère; elle me criblait de mots grossiers, et +finissait toujours par me traiter d’espèce de princesse.</p> + +<p>Elle ne pouvait supporter l’affection que me montrait sœur Marie-Aimée; +et quand <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> elle la voyait m’embrasser, elle rougissait de dépit.</p> + +<p>Je commençais à grandir et j’étais assez bien portante. Sœur +Marie-Aimée disait qu’elle était fière de moi. Elle me serrait si fort +en m’embrassant qu’elle me faisait mal. Puis elle disait en posant +délicatement ses doigts sur mon front:</p> + +<p>—Ma petite fille! mon petit enfant!</p> + +<p>Pendant les récréations, je restais souvent près d’elle. Je l’écoutais +lire: elle lisait d’une voix profonde et mordante, et, quand les +personnages lui déplaisaient par trop, elle fermait violemment le livre +et se mêlait à nos jeux.</p> + +<p>Elle eût voulu me voir sans défaut. Elle répétait souvent:</p> + +<p>—Je veux que tu sois parfaite; entends-tu? parfaite.</p> + +<p>Un jour, elle crut que j’avais menti.</p> + +<p>Nous avions trois vaches qui paissaient quelquefois sur une pelouse au +milieu de laquelle se trouvait un énorme marronnier. La vache blanche +était méchante, et nous en avions peur, parce qu’elle avait déjà +piétiné une petite fille.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span></p> + +<p>Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et, directement sous le +marronnier, une belle vache noire. Je dis à Ismérie:</p> + +<p>—Tiens, on a changé la vache blanche, sans doute parce qu’elle était +méchante.</p> + +<p>Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mit à crier, disant que je me +moquais toujours des autres, en voulant leur faire croire des choses +qui n’existaient pas.</p> + +<p>Je lui montrai la vache: elle soutint que c’était la blanche; moi, je +soutenais que c’était une noire.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée entendit. Elle paraissait outrée, quand elle dit:</p> + +<p>—Comment peux-tu soutenir que cette vache est noire?</p> + +<p>A ce moment, la vache se déplaça; elle paraissait maintenant noire et +blanche, et je compris que c’était l’ombre du marronnier qui m’avait +trompée. J’étais si stupéfaite que je ne trouvai rien à répondre; je ne +savais comment expliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment.</p> + +<p>—Pourquoi as-tu menti? allons! réponds, pourquoi as-tu menti?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span></p> + +<p>Je répondis que je ne savais pas.</p> + +<p>Elle m’envoya en pénitence sous le hangar, en m’assurant que je +n’aurais comme nourriture que du pain et de l’eau.</p> + +<p>Comme je n’avais pas menti, la pénitence me laissa indifférente.</p> + +<p>Sous ce hangar, il n’y avait que de vieilles armoires, et des choses +servant au jardinage. Je grimpai d’une chose sur l’autre, et je me +trouvai bientôt assise sur la plus haute armoire.</p> + +<p>J’avais dix ans, et c’était la première fois que je me trouvais seule. +J’en ressentis comme un contentement. Tout en balançant mes jambes, +j’imaginais tout un monde invisible: une vieille armoire à ferrures +rouillées devint l’entrée d’un palais magnifique. J’étais une petite +fille abandonnée sur une montagne; une belle dame vêtue comme une fée +m’avait aperçue et venait me chercher; des chiens merveilleux couraient +devant elle; ils étaient presque à mes pieds, lorsque je vis devant +l’armoire aux ferrures sœur Marie-Aimée, qui regardait de tous côtés.</p> + +<p>Je ne savais pas que j’étais assise sur un <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> meuble; je me croyais +encore sur la montagne, et j’étais seulement ennuyée que l’arrivée +de sœur Marie-Aimée eût fait disparaître le palais avec tous ses +personnages.</p> + +<p>Elle me découvrit au balancement de mes jambes; et je m’aperçus en même +temps qu’elle que j’étais sur une armoire.</p> + +<p>Elle resta un moment les yeux levés vers moi; puis, elle tira de la +poche de son tablier un morceau de pain, un bout de boudin, une petite +fiole de vin, me montra chaque chose l’une après l’autre, et, la voix +fâchée, elle dit:</p> + +<p>—C’était pour toi; eh bien, voilà!</p> + +<p>Elle remit le tout dans sa poche, et s’en alla.</p> + +<p>Un instant après, Madeleine m’apporta du pain et de l’eau, et je restai +jusqu’au soir sous le hangar.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_41">41</span></p> +</div> + +<p>Depuis quelque temps, sœur Marie-Aimée devenait triste; elle ne +jouait plus avec nous; souvent, elle oubliait l’heure de notre dîner. +Madeleine m’envoyait la chercher à la chapelle, où je la trouvais à +genoux, le visage caché dans ses mains.</p> + +<p>Il me fallait la tirer par sa robe pour me faire entendre. Il me sembla +plusieurs fois qu’elle avait pleuré; mais je n’osais pas la regarder +de peur de la fâcher. Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui +parlait, elle répondait par oui ou par non, d’un ton sec.</p> + +<p>Pourtant, elle s’occupa activement d’une petite fête que nous faisions +tous les ans à Pâques. Elle fit apporter les gâteaux que l’on rangea +sur une table, en les recouvrant d’une <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> nappe blanche, pour ne pas +donner trop de tentation aux gourmandes.</p> + +<p>Le dîner s’était passé au milieu d’un babillage énorme, à cause de la +permission que nous avions de causer à table les jours de fête. Sœur +Marie-Aimée nous avait servies avec son bon sourire et une bonne parole +pour chacune. Elle se disposait à nous servir les gâteaux en se faisant +aider par Madeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait.</p> + +<p>A ce moment, la chatte, qui était dessous, sauta à terre et se sauva. +Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrent ensemble un «ah!» prolongé, +puis Madeleine cria:</p> + +<p>—La sale bête, elle a mordu à tous les gâteaux!</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée n’aimait pas la chatte. Elle resta un moment immobile, +puis elle courut prendre un bâton et se lança après la bête.</p> + +<p>Ce fut une course épouvantable: la chatte, affolée, sautait de tous +côtés, échappant au bâton, qui ne frappait que les bancs et les murs. +Toutes les petites filles, prises de peur, se sauvaient vers la porte. +Sœur Marie-Aimée les arrêta d’un mot: Que personne ne sorte!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_43">43</span></p> + +<p>Elle avait un visage que je ne connaissais pas: ses lèvres rentrées, +ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du +feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras.</p> + +<p>Malgré moi, je regardai de nouveau. La poursuite continuait: sœur +Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence; ses lèvres s’étaient +ouvertes et on voyait ses petites dents pointues; elle courait dans +tous les sens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevant +rapidement ses jupes; au moment où elle allait l’atteindre, la chatte +fit un bond formidable et s’accrocha après un rideau, tout en haut +d’une fenêtre.</p> + +<p>Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aimée avec des mouvements de +jeune chien un peu lourd, voulut aller chercher un bâton plus long, +mais sœur Marie-Aimée l’arrêta d’un geste en disant:</p> + +<p>—Elle a bien fait de s’échapper!</p> + +<p>Bonne Justine, qui était près de moi, disait en se cachant les yeux:</p> + +<p>—Oh! c’est honteux! c’est honteux!</p> + +<p>Moi aussi, je trouvais que c’était honteux: <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> une sorte de +déconsidération me venait pour sœur Marie-Aimée, que j’avais toujours +crue sans défaut. Je comparais cette scène avec une autre qui s’était +passée un jour de grand orage. Combien j’avais trouvé sœur Marie-Aimée +au-dessus de tout, ce jour-là! Je la revoyais, montée sur un banc: elle +fermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beaux bras +dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et, pendant que +nous étions épouvantées par les éclairs et les coups de vent furieux, +elle disait d’une voix calme:</p> + +<p>—Mais... c’est un ouragan!</p> + +<p>Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculer les petites filles au fond +de la salle. Elle ouvrait la porte toute grande à la chatte, qui sortit +en trois bonds.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_45">45</span></p> +</div> + +<p>L’après-midi, je fus bien étonnée de voir que ce n’était pas notre +vieux curé qui disait les vêpres.</p> + +<p>Celui-ci était grand et fort. Il chantait d’une voix forte et saccadée. +Toute la soirée, on parla de lui. Madeleine disait que c’était un bel +homme, et sœur Marie-Aimée trouva qu’il avait la voix jeune, mais qu’il +prononçait les mots comme un vieillard. Elle dit aussi qu’il avait la +démarche jeune et distinguée.</p> + +<p>Quand il vint nous faire visite deux ou trois jours après, je vis qu’il +avait des cheveux blancs qui bouclaient au-dessus de son cou, et que +ses yeux et ses sourcils étaient très noirs.</p> + +<p>Il demanda à voir celles qui se préparaient au catéchisme, et voulut +savoir le nom de <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> chacune. Sœur Marie-Aimée répondit pour moi. Elle +dit en mettant sa main sur ma tête:</p> + +<p>—Celle-ci, c’est notre Marie-Claire.</p> + +<p>Ismérie s’approcha à son tour. Il la regarda avec une grande curiosité, +la fit tourner le dos et marcher devant lui; il compara sa taille à +celle d’un bébé de trois ans, et comme il demandait à sœur Marie-Aimée +si elle était intelligente, Ismérie se retourna brusquement en disant +qu’elle était moins bête que les autres.</p> + +<p>Il se mit à rire, et je vis que ses dents étaient très blanches. Quand +il parlait, il faisait un mouvement en avant, comme s’il voulait +rattraper ses mots, qui semblaient lui échapper malgré lui.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée le reconduisit jusqu’à la porte de la grande cour. Les +autres fois, elle n’accompagnait les visiteurs que jusqu’à la porte de +la salle.</p> + +<p>Elle reprit sa place sur son estrade et au bout d’un moment, elle dit, +sans regarder personne:</p> + +<p>—C’est un homme vraiment très distingué.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_47">47</span></p> + +<p>Notre nouveau curé habitait dans une petite maisonnette, tout près +de la chapelle. Le soir, il se promenait dans les allées plantées de +tilleuls. Il passait très près du carré de pelouse où nous jouions, et +il saluait, en se courbant très bas, sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>Tous les jeudis après-midi, il venait nous rendre visite: il s’asseyait +en s’appuyant au dossier de sa chaise, et, après avoir croisé les +jambes l’une sur l’autre, il nous racontait des histoires. Il était +très gai, et sœur Marie-Aimée disait qu’il riait de bon cœur.</p> + +<p>Il arrivait parfois que sœur Marie-Aimée était souffrante; alors, il +montait lui faire visite dans sa chambre.</p> + +<p>On voyait passer Madeleine avec une théière et deux tasses; elle était +rouge et empressée.</p> + +<p>Quand l’été fut fini, M. le curé vint nous voir le soir après dîner; il +passait la veillée avec nous.</p> + +<p>A neuf heures sonnant, il nous quittait; et sœur Marie-Aimée +l’accompagnait toujours dans le couloir jusqu’à la grande porte.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_48">48</span></p> +</div> + +<p>Il y avait déjà un an qu’il était avec nous, et je n’avais pu encore +m’habituer à me confesser à lui. Souvent, il me regardait avec un rire +qui me faisait croire qu’il se souvenait de mes péchés.</p> + +<p>Nous allions à confesse à jours fixes: chacune passait à son tour; +quand il n’en restait plus qu’une ou deux avant moi, je commençais à +trembler.</p> + +<p>Mon cœur battait à toute volée, et j’avais des crampes d’estomac qui me +coupaient la respiration.</p> + +<p>Puis, mon tour arrivé, je me levais, les jambes tremblantes, la tête +bourdonnante et les joues froides. Je tombais sur les genoux dans le +confessionnal, et tout aussitôt la voix marmottante et comme lointaine +de M. le <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> curé me rendait un peu de confiance. Mais il fallait +toujours qu’il m’aidât à me rappeler mes péchés: sans cela, j’en aurais +oublié la moitié.</p> + +<p>A la fin de la confession, il me demandait toujours mon nom. J’aurais +bien voulu en dire un autre, mais en même temps que j’y pensais, le +mien sortait précipitamment de ma bouche.</p> + +<p>Le moment de la première communion approchait; elle devait avoir lieu +au mois de mai, et on commençait déjà les préparatifs.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée composait des cantiques nouveaux; elle avait fait +aussi une sorte de cantique à la louange de M. le curé.</p> + +<p>Quinze jours avant la cérémonie, on nous sépara des autres. Nous +passions tout notre temps en prières.</p> + +<p>Madeleine devait surveiller notre recueillement; mais il lui arriva +plus d’une fois de le troubler, en se disputant avec l’une ou l’autre.</p> + +<p>Ma camarade s’appelait Sophie.</p> + +<p>Elle n’était pas bruyante, et nous nous éloignions toujours des +disputes. Nous causions <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> de choses graves. Je lui avouai mon +aversion pour la confession, et combien j’avais peur de faire une +mauvaise communion.</p> + +<p>Elle était très pieuse, et elle ne comprenait rien à mes appréhensions. +Elle trouvait que je manquais de piété, et elle avait remarqué que je +m’endormais pendant la prière.</p> + +<p>Elle m’avoua à son tour qu’elle avait grand’peur de la mort; elle en +parlait d’un air craintif, en baissant la voix.</p> + +<p>Ses yeux étaient presque verts, et ses cheveux si beaux que sœur +Marie-Aimée n’avait jamais voulu les lui couper, comme aux autres +petites filles.</p> + +<p>Enfin, le grand jour arriva.</p> + +<p>Ma confession générale n’avait pas été trop pénible: cela m’avait donné +à peu près la même impression qu’un bon bain. Je me sentais très propre.</p> + +<p>Cependant, je tremblais si fort en recevant l’hostie, que mes dents en +gardèrent une partie. J’eus un éblouissement, et il me sembla qu’un +rideau noir descendait devant moi. Je crus reconnaître la voix de sœur +Marie-Aimée, qui demandait:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_51">51</span></p> + +<p>—Es-tu malade?</p> + +<p>J’eus conscience qu’elle m’accompagnait jusqu’à mon prie-Dieu, qu’elle +me mettait mon cierge dans la main, en disant:</p> + +<p>—Tiens-le bien.</p> + +<p>J’avais la gorge si serrée qu’il m’était impossible d’avaler, et je +sentis qu’un liquide me coulait de la bouche.</p> + +<p>Alors, une peur folle monta en moi, car Madeleine nous avait bien +averties, que s’il nous arrivait de mordre l’hostie, le sang de Jésus +coulerait de notre bouche sans que rien pût l’arrêter.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée m’essuyait le visage, et disait tout bas:</p> + +<p>—Fais donc attention, voyons; es-tu malade?</p> + +<p>Ma gorge se desserra, et j’avalai brusquement l’hostie avec un flot de +salive.</p> + +<p>J’osai alors regarder le sang qui était sur ma robe, mais je ne vis +qu’une petite tache pareille à celle qu’aurait pu faire une goutte +d’eau.</p> + +<p>Je portai mon mouchoir à mes lèvres et j’essuyai ma langue: il n’y +avait pas non plus de sang sur mon mouchoir.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span></p> + +<p>Je n’étais pas très sûre de tout cela, mais comme on nous faisait lever +pour chanter, j’essayai de chanter avec les autres.</p> + +<p>Quand M. le curé vint nous voir dans la journée, sœur Marie-Aimée lui +dit que j’avais failli m’évanouir pendant la communion. Il me releva la +tête, et après m’avoir bien regardée dans les yeux, il se mit à rire, +et dit que j’étais une petite fille très sensible.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_53">53</span></p> +</div> + +<p>Aussitôt que nous avions fait notre première communion, nous n’allions +plus en classe. Bonne Justine nous apprenait à faire de la lingerie. +Nous faisions des coiffes pour les paysannes. Ce n’était pas très +difficile, et comme c’était quelque chose de nouveau, je travaillais +avec ardeur.</p> + +<p>Bonne Justine déclara que je ferais une très bonne lingère. Sœur +Marie-Aimée dit en m’embrassant:</p> + +<p>—Si seulement tu pouvais vaincre ta paresse!</p> + +<p>Mais quand j’eus fait plusieurs coiffes, et qu’il me fallut toujours +recommencer, ma paresse reprit vite le dessus. Je m’ennuyais, et je ne +pouvais me décider à travailler.</p> + +<p>Je serais restée des heures et des heures <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> sans bouger, à regarder +travailler les autres.</p> + +<p>Marie Renaud cousait en silence; elle faisait des points si petits et +si serrés, qu’il fallait avoir de bons yeux pour les voir.</p> + +<p>Ismérie cousait en chantonnant sans crainte des réprimandes.</p> + +<p>Les unes cousaient le dos courbé, le front plissé, avec des doigts +mouillés qui faisaient crisser les aiguilles; d’autres cousaient +lentement, avec soin, sans fatigue, sans ennui, en comptant les points +tout bas.</p> + +<p>J’aurais bien voulu être comme celles-là! Je me grondais en moi-même, +et pendant quelques minutes je les imitais.</p> + +<p>Mais le moindre bruit me dérangeait, et je restais à écouter ou +regarder ce qui se passait autour de moi. Madeleine disait que j’avais +toujours le nez en l’air.</p> + +<p>Je passais tout mon temps à imaginer des aiguilles qui auraient cousu +toutes seules.</p> + +<p>Pendant longtemps, j’ai eu l’espoir qu’une gentille petite vieille, +visible pour moi seulement, sortirait de la grande cheminée et +viendrait coudre ma coiffe très vite.</p> + +<p>Je finis par devenir insensible aux reproches. <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> Sœur Marie-Aimée ne +savait plus que faire pour m’encourager ou me punir.</p> + +<p>Un jour, elle décida que je ferais la lecture tout haut, deux fois par +jour. Ce fut une grande joie pour moi; je trouvais que l’heure de la +lecture n’arrivait jamais assez vite, et je fermais toujours le livre +avec regret.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_56">56</span></p> +</div> + +<p>Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisait chanter Colette, l’infirme.</p> + +<p>Elle chantait toujours les mêmes chansons, mais sa voix était si belle +qu’on ne se lassait pas de l’entendre. Elle chantait simplement, sans +quitter son ouvrage, en balançant seulement un peu la tête.</p> + +<p>Bonne Justine, qui savait l’histoire de chacune, racontait que Colette +avait été apportée avec les deux jambes broyées, quand elle était +encore toute petite.</p> + +<p>Maintenant, elle avait vingt ans: elle marchait péniblement avec deux +cannes, et ne voulait pas se servir de béquilles, de peur d’avoir l’air +d’une vieille.</p> + +<p>Pendant les récréations, je la voyais toujours seule sur un banc. Elle +s’étirait sans <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> cesse en se renversant en arrière. Ses yeux noirs +avaient la prunelle si large, qu’on ne voyait presque pas le blanc.</p> + +<p>Je me sentais attirée vers elle; j’aurais voulu être son amie. Elle +paraissait très fière, et quand je lui rendais un petit service, elle +avait une façon de me dire: «Merci, petite», qui me renvoyait tout de +suite à mes douze ans.</p> + +<p>Madeleine prit un air mystérieux pour me dire qu’il était bien défendu +de parler seule avec Colette; et quand je voulus savoir pourquoi, elle +s’embrouilla dans une histoire longue et compliquée qui ne m’apprit +rien du tout.</p> + +<p>Je m’adressai à Bonne Justine, qui fit les mêmes simagrées pour me dire +qu’on disait beaucoup de mal de Colette, et qu’une petite fille comme +moi ne devait pas s’approcher d’elle.</p> + +<p>Je ne pus jamais parvenir à comprendre pourquoi. A force de la +regarder, je m’aperçus que chaque fois qu’une grande lui donnait le +bras pour la promener un peu, il en venait tout de suite trois ou +quatre qui causaient et riaient avec elle.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_58">58</span></p> + +<p>Je pensai qu’elle n’avait pas d’amie. Une grande pitié s’ajouta au +sentiment qui m’attirait vers elle, et un jour que les grandes la +délaissaient, je lui offris mon bras pour faire le tour de la pelouse.</p> + +<p>J’étais debout, devant elle, un peu intimidée. Je sentais qu’elle ne +refuserait pas.</p> + +<p>Elle me fixa, puis elle dit:</p> + +<p>—Tu sais que c’est défendu?</p> + +<p>Je fis signe que oui.</p> + +<p>Elle eut un mouvement de la tête pour me fixer davantage.</p> + +<p>—Et tu n’as pas peur d’être punie?</p> + +<p>Je fis signe que non.</p> + +<p>J’avais une grande envie de pleurer qui me serrait la gorge. Je l’aidai +à se lever. Elle s’appuyait d’une main sur une canne, et malgré cela, +elle pesait sur moi de tout son poids.</p> + +<p>Je compris combien la marche lui était pénible; elle ne me dit pas un +mot pendant la promenade, et, quand je l’eus ramenée à son banc, elle +dit en me regardant:</p> + +<p>—Merci, Marie-Claire.</p> + +<p>En me voyant avec Colette, Bonne Justine <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> avait levé les bras au +ciel, et fait le signe de la croix.</p> + +<p>A l’autre bout de la pelouse, Madeleine braillait en me montrant le +poing.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_60">60</span></p> +</div> + +<p>Le soir, je vis bien que sœur Marie-Aimée savait ce que j’avais fait, +mais elle ne m’en fit aucun reproche.</p> + +<p>Pendant la récréation suivante, elle m’attira sur son petit banc, +elle prit ma tête dans ses deux mains, et se pencha sur moi. Elle ne +me disait rien, mais ses yeux plongeaient dans tout mon visage: il me +semblait que j’étais enveloppée dans ses yeux. J’en ressentais comme +une chaleur, et j’y étais à mon aise. Elle m’embrassa longuement au +front, puis elle me sourit et dit:</p> + +<p>—Va, tu es mon beau lis blanc.</p> + +<p>Je la trouvai si belle avec ses yeux qui avaient des rayons de +plusieurs couleurs que je lui dis:</p> + +<p>—Vous aussi, ma Mère, vous êtes une belle fleur.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_61">61</span></p> + +<p>Elle prit un ton dégagé pour me dire:</p> + +<p>—Oui, mais je ne compte plus dans les lis.</p> + +<p>Puis elle me demanda brusquement:</p> + +<p>—Tu n’aimes donc plus Ismérie?</p> + +<p>—Si, ma Mère.</p> + +<p>—Ah! eh bien, et Colette?</p> + +<p>—Je l’aime bien aussi.</p> + +<p>Elle me repoussa:</p> + +<p>—Oh! toi, tu aimes tout le monde!</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_62">62</span></p> +</div> + +<p>Presque chaque jour, j’offrais mon bras à Colette.</p> + +<p>Elle me parlait seulement pour faire quelques remarques sur l’une ou +l’autre.</p> + +<p>Quand je m’asseyais près d’elle, elle me regardait curieusement: elle +trouvait que j’avais une drôle de figure.</p> + +<p>Un jour, elle me demanda si je la trouvais jolie. Aussitôt, je me +rappelai que sœur Marie-Aimée disait qu’elle était noire comme une +taupe.</p> + +<p>Je vis pourtant qu’elle avait un grand front, de grands yeux, et le +reste du visage tout mince. En la regardant, je ne sais pourquoi je +pensais à un puits profond et noir qui aurait été plein d’eau chaude.</p> + +<p>Non, je ne la trouvais pas jolie! Mais je n’osai <span class="pagenum" id="Page_63">63</span> pas le lui dire, +parce qu’elle était infirme, et je répondis qu’elle serait bien plus +jolie si elle avait la peau blanche.</p> + +<p>Petit à petit, je devenais son amie.</p> + +<p>Elle me confia qu’elle espérait s’en aller pour se marier, comme la +grande Nina, qui venait nous voir le dimanche, avec son enfant.</p> + +<p>Elle me tapait sur le bras en me disant:</p> + +<p>—Vois-tu, moi, il faut que je me marie.</p> + +<p>Elle s’étirait longuement, en tendant tout son corps en avant.</p> + +<p>Il y avait des jours où elle pleurait avec un chagrin si profond que je +ne trouvais rien à lui dire.</p> + +<p>Elle regardait ses jambes toutes tortillées, et c’était comme un +gémissement quand elle disait:</p> + +<p>—Il faudrait un miracle pour que je puisse sortir d’ici.</p> + +<p>Il me vint tout d’un coup l’idée que la Vierge pourrait faire le +miracle.</p> + +<p>Colette trouva la chose toute simple.</p> + +<p>Elle était tout étonnée de n’y avoir pas encore songé: il était si +juste qu’elle eût des jambes comme les autres!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_64">64</span></p> + +<p>Elle voulut s’en occuper tout de suite.</p> + +<p>Elle m’expliqua qu’il fallait être plusieurs jeunes filles pour faire +la neuvaine; que nous irions nous purifier par la communion; et que +pendant neuf jours nous ne cesserions pas de prier afin d’obtenir la +grâce.</p> + +<p>Il fallait que cela fût dans le plus grand secret.</p> + +<p>Il fut convenu que ma camarade Sophie serait des nôtres, à cause de sa +grande piété. Colette se chargeait d’en parler à quelques grandes qui +avaient bon cœur.</p> + +<p>Deux jours après, tout fut réglé.</p> + +<p>Colette devait jeûner et faire pénitence pendant les neuf jours. Le +dixième, qui serait un dimanche, elle irait communier comme d’habitude, +en se servant de sa canne, et du bras de l’une de nous; puis, l’hostie +dans son cœur, elle ferait le vœu d’élever ses enfants dans l’amour de +la Vierge; après cela, elle se lèverait toute droite et entonnerait de +sa voix magnifique le <i>Te Deum</i>, que nous reprendrions en chœur.</p> + +<p>Pendant les neuf jours, je priai avec une ferveur que je n’avais jamais +connue. Les <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> prières ordinaires me semblaient fades. Je récitais +les litanies de la Vierge; je cherchais les plus belles louanges, et +les répétais sans me lasser!</p> + +<p>—Étoile du matin, guérissez Colette.</p> + +<p>La première fois, je restai si longtemps à genoux que sœur Marie-Aimée +vint me gronder.</p> + +<p>Personne ne remarqua les petits signes que nous échangions, et la +neuvaine se termina dans le plus grand secret.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_66">66</span></p> +</div> + +<p>Colette était bien pâle, quand elle vint à la messe: ses joues étaient +encore plus minces; elle se tenait les yeux baissés, et ses paupières +étaient toutes violettes.</p> + +<p>Je pensai que c’était la fin de son martyre, et une joie profonde me +soulevait.</p> + +<p>Tout près de moi, une Vierge vêtue d’une grande robe blanche souriait +en me regardant, et dans un élan de toute ma foi, ma pensée lui cria:</p> + +<p>—Miroir de Justice, guérissez Colette!</p> + +<p>Et, les tempes serrées par la volonté de ne pas distraire ma pensée, je +répétais:</p> + +<p>—Miroir de Justice, guérissez Colette!</p> + +<p>Maintenant, Colette s’en allait communier. Sa canne faisait un petit +bruit sec sur les dalles.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p> + +<p>Quand elle se fut agenouillée, celle qui l’avait accompagnée revint +avec la canne, tant elle était sûre qu’elle serait inutile.</p> + +<p>Ce fut lamentable.</p> + +<p>Colette essaya de se mettre debout, et retomba sur les genoux. Sa main +tâtonna pour prendre sa canne, et, ne la trouvant pas, elle fit un +nouveau mouvement pour se lever.</p> + +<p>Elle se cramponna à la Sainte Table, et s’accrocha au bras d’une sœur +qui communiait près d’elle; puis, ses épaules balancèrent, et elle +s’écroula en entraînant la sœur.</p> + +<p>Deux des nôtres se précipitèrent, et traînèrent la pauvre Colette +jusqu’à son banc.</p> + +<p>Pourtant, j’espérais encore, et, jusqu’à la fin de la messe, j’attendis +le <i>Te Deum</i>.</p> + +<p>Aussitôt que cela me fut possible, je rejoignis Colette.</p> + +<p>Elle était entourée des grandes, qui essayaient de la consoler en lui +conseillant de se donner à Dieu pour toujours. Elle pleurait doucement, +sans secousses, la tête un peu penchée, et ses larmes tombaient sur ses +mains, qu’elle tenait croisées l’une sur l’autre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span></p> + +<p>Je m’agenouillai devant elle, et, quand elle me regarda, je lui dis:</p> + +<p>—Peut-être qu’on peut se marier malgré qu’on est infirme.</p> + +<p>L’histoire de Colette fut bientôt connue de toute la maison; il y eut +une tristesse générale qui empêcha les jeux d’être bruyants. Ismérie +croyait m’apprendre une grande nouvelle en me racontant la chose.</p> + +<p>Ma camarade Sophie me dit qu’il fallait se soumettre aux volontés de la +Vierge, parce qu’elle savait mieux que nous ce qui convenait au bonheur +de Colette.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_69">69</span></p> +</div> + +<p>J’aurais bien voulu savoir si sœur Marie-Aimée avait été avertie. Je ne +la vis que dans l’après-midi, à l’heure de la promenade. Elle n’avait +pas l’air triste; on aurait plutôt dit qu’elle était contente; jamais +elle ne m’avait paru aussi jolie. Tout son visage resplendissait.</p> + +<p>Pendant la promenade, je remarquai qu’elle marchait comme si quelque +chose l’eût soulevée. Je ne me rappelais pas l’avoir jamais vue marcher +comme cela. Son voile s’envolait un peu aux épaules, et sa guimpe ne +cachait pas complètement son cou.</p> + +<p>Elle ne faisait aucune attention à nous; elle ne regardait rien, et +on eût dit qu’elle voyait quelque chose. Par instants, elle souriait, +comme si quelqu’un lui eût parlé intérieurement.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_70">70</span></p> + +<p>Le soir, après dîner, je la retrouvai assise sur un vieux banc qui +touchait à un gros tilleul. M. le curé était assis près d’elle, le dos +appuyé contre l’arbre.</p> + +<p>Ils avaient l’air grave.</p> + +<p>Je croyais qu’ils parlaient de Colette, et je m’arrêtai à quelques pas +d’eux.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée disait, comme si elle répondait à une question:</p> + +<p>—Oui, à quinze ans.</p> + +<p>Monsieur le curé dit:</p> + +<p>—A quinze ans, on n’a pas la vocation.</p> + +<p>Je n’entendis pas ce que répondit sœur Marie-Aimée, mais M. le curé +reprit:</p> + +<p>—A quinze ans, on a toutes les vocations: il suffit d’un geste +affectueux ou indifférent, pour vous éloigner ou vous encourager dans +une voie.</p> + +<p>Il fit une pause, et dit plus bas:</p> + +<p>—Vos parents ont été bien coupables.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée répondit:</p> + +<p>—Je ne regrette rien.</p> + +<p>Ils restèrent longtemps sans parler; puis sœur Marie-Aimée leva le +doigt comme pour une recommandation et dit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_71">71</span></p> + +<p>—En tout lieu, malgré tout, et toujours.</p> + +<p>Monsieur le curé étendit un peu la main en riant, et il dit aussi:</p> + +<p>—En tout lieu, malgré tout, et toujours.</p> + +<p>La cloche du coucher sonna tout à coup, et M. le curé disparut dans les +allées de tilleuls.</p> + +<p>Pendant longtemps, je me répétai les mots que j’avais entendus; mais +jamais je ne pus les associer à l’histoire de Colette.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_72">72</span></p> +</div> + +<p>Colette ne comptait plus sur un miracle pour s’en aller; et pourtant, +elle ne pouvait se résigner à rester dans cette maison.</p> + +<p>Quand elle vit partir une à une toutes celles qui avaient son âge, +elle commença de se révolter. Elle ne voulut plus aller à confesse, ni +communier; elle allait à la messe, parce qu’elle chantait et aimait la +musique.</p> + +<p>Je restais souvent près d’elle pour la consoler.</p> + +<p>Elle m’expliquait que le mariage, c’était l’amour.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_73">73</span></p> +</div> + +<p>Sœur Marie-Aimée, qui était souffrante depuis quelque temps, tomba tout +à fait malade.</p> + +<p>Madeleine la soignait avec dévouement et nous dirigeait à tort et à +travers. Elle s’acharnait particulièrement sur moi; et quand elle me +voyait lasse de coudre, elle disait en essayant de prendre un air +hautain:</p> + +<p>—Puisque Mademoiselle n’aime pas la couture, elle n’a qu’à prendre le +balai.</p> + +<p>Elle s’avisa un dimanche de me faire nettoyer les escaliers, pendant +l’heure de la messe. Nous étions en janvier; un froid humide, venant +des couloirs, montait les marches et pénétrait sous ma robe.</p> + +<p>Je balayais de toutes mes forces, pour me réchauffer.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_74">74</span></p> + +<p>Les sons de l’harmonium venaient de la chapelle jusqu’à moi; par +instants je reconnaissais les notes aigres et perçantes de Madeleine, +et les éclats saccadés de M. le curé.</p> + +<p>Je suivais la messe d’après les chants. La voix de Colette monta tout +à coup; elle était forte et pure; elle s’élargit, couvrit les sons de +l’harmonium, domina tout, puis elle s’envola par-dessus les tilleuls, +par-dessus les maisons, plus haut que le clocher.</p> + +<p>J’en ressentis un grand frisson, et quand la voix redescendit un peu +tremblante, quand elle fut rentrée dans l’église et étouffée par les +sons de l’harmonium, je me mis à pleurer avec des hoquets, comme une +toute petite fille. Puis la voix pointue de Madeleine perça de nouveau, +et je balayais à grands coups, comme si mon balai devait effacer cette +voix qui m’était si désagréable.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_75">75</span></p> +</div> + +<p>Ce jour-là, sœur Marie-Aimée me fit appeler près d’elle. Il y avait +bien deux mois qu’elle n’était pas sortie de sa chambre. Elle +commençait d’aller mieux, mais je remarquai que ses yeux ne brillaient +plus du tout. Ils me faisaient penser à un arc-en-ciel presque fondu.</p> + +<p>Elle me fit raconter les petites histoires drôles qui s’étaient +passées; elle voulait sourire en m’écoutant, mais sa bouche ne se +relevait que d’un seul côté. Elle me demanda aussi si je l’avais +entendue crier.</p> + +<p>Oh! oui, je l’avais entendue; c’était pendant sa maladie. Elle avait +poussé des cris si épouvantables au milieu de la nuit, que tout +le dortoir en avait été réveillé. Madeleine allait et venait. On +l’entendait remuer de <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> l’eau; et comme je lui demandais ce qu’avait +sœur Marie-Aimée, elle m’avait répondu tout en courant:</p> + +<p>—Des douleurs.</p> + +<p>J’avais aussitôt pensé que Bonne Justine avait aussi des douleurs; mais +jamais elle n’avait crié comme cela, et j’imaginais les jambes de sœur +Marie-Aimée trois fois plus enflées que celles de Bonne Justine.</p> + +<p>Les cris étaient devenus de plus en plus forts. Il y en avait eu un si +terrible, qu’il semblait lui sortir des entrailles. Ensuite on avait +entendu quelques plaintes. Puis, plus rien.</p> + +<p>Au bout d’un moment, Madeleine était venue parler à Marie Renaud. +Aussitôt Marie Renaud avait mis sa robe, et je l’avais entendue +descendre.</p> + +<p>Un instant après, elle était revenue avec M. le curé. Il était entré +précipitamment dans la chambre de sœur Marie-Aimée et Madeleine avait +vite refermé la porte sur lui.</p> + +<p>Il n’était pas resté longtemps; mais il s’en était retourné bien moins +vite qu’il n’était venu. Il marchait en baissant la tête, et sa main +droite ramenait un pan de son manteau <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> sur son bras gauche, comme +s’il voulait préserver une chose précieuse.</p> + +<p>Je pensai qu’il remportait les Saintes Huiles, et je n’osai pas lui +demander si sœur Marie-Aimée était morte.</p> + +<p>Je n’avais pas oublié non plus le coup de poing que j’avais reçu +de Madeleine, lorsque je m’étais accrochée à sa jupe. Elle m’avait +renversée, en disant très bas et très vite:</p> + +<p>—Elle va mieux.</p> + +<p>Le jour où sœur Marie-Aimée fut guérie, Madeleine perdit son arrogance, +et tout rentra dans l’ordre.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_78">78</span></p> +</div> + +<p>J’avais toujours la même répugnance pour la couture, et sœur +Marie-Aimée commençait à s’en inquiéter.</p> + +<p>Elle en parla devant moi à la sœur de M. le curé. C’était une vieille +demoiselle qui avait une longue figure, et de grands yeux fanés. Elle +s’appelait M<sup>lle</sup> Maximilienne.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée disait combien elle était inquiète de mon avenir; elle +trouvait que j’apprenais les choses avec une grande facilité, mais +qu’aucun travail de couture ne m’intéressait.</p> + +<p>Elle avait remarqué depuis longtemps que j’aimais l’étude. Alors, elle +s’était informée s’il ne me restait pas quelques parents éloignés, qui +auraient pu se charger de moi; mais il ne me restait qu’une vieille +parente, <span class="pagenum" id="Page_79">79</span> qui avait déjà adopté ma sœur, et refusait de s’occuper +de moi.</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Maximilienne offrit de me prendre dans son magasin de modes, +M. le curé trouva que c’était une très bonne idée; il ajouta qu’il +se ferait même un plaisir de venir deux fois par semaine afin de +m’instruire un peu. Sœur Marie-Aimée paraissait vraiment heureuse; elle +ne savait comment exprimer sa reconnaissance.</p> + +<p>Il fut convenu que j’entrerais chez M<sup>lle</sup> Maximilienne aussitôt que +M. le curé serait de retour d’un voyage qu’il devait faire à Rome. Sœur +Marie-Aimée allait s’occuper de mon trousseau, et M<sup>lle</sup> Maximilienne +irait trouver la supérieure pour obtenir la permission.</p> + +<p>L’idée que la supérieure allait s’occuper de moi me causa un véritable +malaise. Je ne pouvais m’empêcher de penser au mauvais regard qu’elle +lançait de notre côté, quand elle passait près du vieux banc où venait +s’asseoir M. le curé.</p> + +<p>Aussi, j’attendais avec impatience la réponse qu’elle donnerait à +M<sup>lle</sup> Maximilienne.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span></p> + +<p>M. le curé était parti depuis une semaine, et sœur Marie-Aimée +m’entretenait chaque jour de mon nouvel emploi. Elle me disait combien +elle serait contente de me voir le dimanche. Elle me faisait mille +recommandations, et me donnait toutes sortes de conseils au sujet de ma +santé.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_81">81</span></p> +</div> + +<p>Un matin, la supérieure me fit demander.</p> + +<p>En entrant chez elle, je vis qu’elle était assise dans un grand +fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j’avais entendu raconter +sur elle me revinrent à la mémoire; et à la voir, toute noire au milieu +de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait +poussé dans un souterrain.</p> + +<p>Elle abaissa et releva plusieurs fois les paupières. Elle avait un +sourire qui ressemblait à une insulte. Je sentis que je rougissais très +fort et malgré cela je ne détournai pas les yeux.</p> + +<p>Elle eut un petit ricanement, et dit:</p> + +<p>—Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler?</p> + +<p>Je répondis que je pensais que c’était pour me parler de Mlle +Maximilienne.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span></p> + +<p>Elle ricana encore.</p> + +<p>—Ah oui, Mlle Maximilienne; eh bien! détrompez-vous. Nous avons décidé +de vous placer dans une ferme de la Sologne.</p> + +<p>Elle ferma ses yeux à demi pour me dire:</p> + +<p>—Vous serez bergère, mademoiselle!</p> + +<p>Elle ajouta, en appuyant sur les mots:</p> + +<p>—Vous garderez les moutons.</p> + +<p>Je dis simplement:</p> + +<p>—Bien, ma Mère.</p> + +<p>Elle remonta des profondeurs de son fauteuil, et demanda:</p> + +<p>—Vous savez ce que c’est que garder les moutons?</p> + +<p>Je répondis que j’avais vu des bergères dans les champs.</p> + +<p>Elle avança vers moi sa figure jaune, et reprit:</p> + +<p>—Il vous faudra nettoyer les étables. Cela sent très mauvais; et les +bergères sont des filles malpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de +la ferme, on vous apprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs.</p> + +<p>Elle parlait très fort, comme si elle craignait de n’être pas comprise.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_83">83</span></p> + +<p>Je répondis comme tout à l’heure:</p> + +<p>—Bien, ma Mère.</p> + +<p>Elle se haussa sur les bras de son fauteuil; et, en me fixant de ses +yeux luisants, elle dit encore:</p> + +<p>—Vous n’êtes donc pas fière?</p> + +<p>Je souris d’un air indifférent.</p> + +<p>—Non, ma Mère.</p> + +<p>Elle parut profondément étonnée; mais, comme je continuais de sourire +avec indifférence, sa voix devint moins dure pour me dire:</p> + +<p>—Vraiment, mon enfant? J’avais toujours cru que vous étiez +orgueilleuse.</p> + +<p>Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha ses yeux sous ses paupières, +et se mit à parler d’une voix monotone, comme quand elle récitait les +prières. Elle disait: qu’on devait obéir à ses maîtres, ne jamais +manquer à ses devoirs de religion, et que la fermière viendrait me +chercher la veille du jour de la Saint-Jean.</p> + +<p>Je sortis de chez elle avec des sentiments que je n’aurais pu exprimer. +Mais ce qui dominait en moi, c’était la crainte de faire de la <span class="pagenum" id="Page_84">84</span> +peine à sœur Marie-Aimée. Comment lui dire cela?</p> + +<p>Je n’eus guère le temps de la réflexion. Elle m’attendait à l’entrée de +notre couloir; elle me saisit aux épaules, et en baissant son visage +vers le mien, elle dit:</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>Elle avait un regard inquiet qui commandait la réponse. Je dis tout de +suite:</p> + +<p>—Elle ne veut pas, et je serai bergère.</p> + +<p>Elle ne comprit pas. Elle fronça les sourcils.</p> + +<p>—Comment cela, bergère?</p> + +<p>Je repris très vite:</p> + +<p>—Elle m’a trouvé une place dans une ferme, et puis je trairai les +vaches et je soignerai les porcs.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment que je me cognai au mur.</p> + +<p>Elle s’élança vers la porte; je crus qu’elle courait chez la +supérieure, mais elle ne fit que quelques pas dehors; elle rentra, +et se mit à marcher à grands pas dans le couloir. Elle serrait les +poings et frappait du pied; elle tournait sur elle-même et respirait +fortement. <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> Puis elle s’adossa contre le mur, laissa tomber ses +bras comme si elle était accablée, et, d’une voix qui semblait venir de +loin, elle dit:</p> + +<p>—Elle se venge, ah oui, elle se venge!</p> + +<p>Elle revint vers moi, me prit affectueusement les mains et demanda:</p> + +<p>—Tu ne lui as donc pas dit que tu ne voulais pas? Tu ne l’as donc pas +suppliée de te laisser aller chez Mlle Maximilienne?</p> + +<p>Je secouai la tête pour dire non; et je répétai tout à la file et avec +les mêmes mots tout ce que m’avait dit la supérieure.</p> + +<p>Elle m’écouta sans m’interrompre. Puis elle me recommanda le silence +auprès de mes compagnes. Elle pensait que cela s’arrangerait aussitôt +que M. le curé serait de retour.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_86">86</span></p> +</div> + +<p>Le dimanche suivant, comme nous prenions nos rangs pour la messe, +Madeleine entra comme une folle dans la salle; elle leva les bras en +criant:</p> + +<p>—Monsieur le curé est mort.</p> + +<p>Et elle s’abattit en travers de la table qui était auprès d’elle.</p> + +<p>Tous les bruits s’arrêtèrent, on courut à Madeleine qui poussait des +cris aigus. On voulait tout savoir. Mais elle se berçait sur la table +en disant d’une voix désolée:</p> + +<p>—Il est mort, il est mort.</p> + +<p>Je ne pensais à rien; je ne savais pas si j’avais de la peine, et, +pendant tout le temps de la messe, la voix de Madeleine sonna comme une +cloche à mes oreilles.</p> + +<p>Il ne fut pas question de promenade ce <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> jour-là; les plus petites +même restèrent silencieuses. Je me mis à la recherche de sœur +Marie-Aimée. Elle n’avait pas assisté aux offices, et je savais par +Marie Renaud qu’elle n’était pas malade.</p> + +<p>Je la trouvai dans le réfectoire. Elle était assise sur son estrade, sa +tête était appuyée de côté sur la table, et ses bras pendaient le long +de sa chaise.</p> + +<p>J’allai m’asseoir assez loin d’elle; et d’entendre sa plainte si +profonde, je me mis à sangloter aussi, en cachant ma figure dans mes +mains. Mais cela ne dura pas longtemps, et je sentis bien que je +n’avais pas de chagrin. Je fis même des efforts pour pleurer, mais il +me fut impossible de continuer à verser une seule larme. J’avais un peu +honte de moi parce que je croyais qu’on devait pleurer quand quelqu’un +mourait; et je n’osais pas découvrir mon visage dans la crainte que +sœur Marie-Aimée crût que j’avais mauvais cœur.</p> + +<p>Maintenant, je l’écoutais pleurer. Ses longues plaintes me rappelaient +le vent d’hiver dans la grande cheminée. Cela montait et <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> +descendait comme si elle eût voulu composer une sorte de chant; puis +cela se heurtait, se cassait, et finissait en notes basses et tremblées.</p> + +<p>Un peu avant l’heure du dîner, Madeleine entra dans le réfectoire. Elle +emmena sœur Marie-Aimée en la soutenant avec précaution.</p> + +<p>Dans la soirée, elle nous raconta que M. le curé était mort à Rome, et +qu’on allait le ramener pour le mettre dans son caveau de famille.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_89">89</span></p> +</div> + +<p>Le lendemain, sœur Marie-Aimée s’occupa de nous comme d’habitude. Elle +ne pleurait plus, mais elle ne souffrait pas qu’on lui parlât; elle +marchait en regardant la terre et paraissait m’avoir oubliée.</p> + +<p>Cependant, je n’avais plus qu’un jour à rester ici. D’après ce que +m’avait dit la supérieure, la fermière viendrait me chercher demain, +puisque c’était après-demain le jour de la Saint-Jean.</p> + +<p>Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœur Marie-Aimée eut dit: +«Seigneur, prenez en pitié les exilés, et secourez les prisonniers», +elle ajouta à voix très haute:</p> + +<p>—Nous allons dire une prière pour une de vos compagnes qui s’en va +dans le monde.</p> + +<p>Je compris tout de suite qu’il s’agissait de <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> moi, et je me trouvai +aussi à plaindre que les exilés et les prisonniers.</p> + +<p>Il me fut impossible de m’endormir ce soir-là. Je savais que je +partirais demain; mais je ne savais pas ce que c’était que la Sologne. +J’imaginais un pays très éloigné où il n’y avait que des plaines toutes +fleuries. Je me voyais la gardienne d’un troupeau de beaux moutons +blancs, et j’avais deux chiens à mes côtés qui n’attendaient qu’un +signe pour faire ranger les bêtes. Je n’aurais pas osé le dire à sœur +Marie-Aimée, mais en ce moment, je préférais être bergère plutôt que +demoiselle de magasin.</p> + +<p>Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi, ramena ma pensée vers +mes compagnes.</p> + +<p>La nuit était si claire que je voyais distinctement tous les lits. +Je les suivais un à un, et je m’arrêtais un peu près de celles que +j’aimais. Presque en face de moi je voyais les magnifiques cheveux de +ma camarade Sophie: ils s’éparpillaient sur l’oreiller, et faisaient +davantage de clarté sur son lit. Un peu plus loin, c’étaient les lits +de Chemineau l’Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau <span class="pagenum" id="Page_91">91</span> la +Bête. Chemineau l’Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, et +des grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand on l’accusait +d’une faute; elle haussait les épaules et regardait autour d’elle avec +mépris.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée disait que sa conscience était aussi blanche que son +front.</p> + +<p>Chemineau la Bête était de moitié plus haute que sa sœur; ses cheveux +rudes rejoignaient presque ses sourcils; elle était carrée des épaules +et large des hanches; nous l’appelions le chien de garde de sa sœur.</p> + +<p>Et tout là-bas, à l’autre bout du dortoir, il y avait Colette.</p> + +<p>Elle croyait toujours que j’allais chez Mlle Maximilienne. Elle +était persuadée que je me marierais très jeune, et elle m’avait fait +promettre de venir la chercher aussitôt que je serais mariée.</p> + +<p>Ma pensée tourna longtemps autour d’elle. Puis je regardai vers +la fenêtre: les ombres des tilleuls s’allongeaient de mon côté. +J’imaginais qu’ils venaient me dire adieu, et je leur souriais.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_92">92</span></p> + +<p>De l’autre côté des tilleuls, j’apercevais l’infirmerie; elle +paraissait se reculer, et ses petites fenêtres me faisaient penser à +des yeux malades.</p> + +<p>Là aussi, je m’arrêtais à cause de la sœur Agathe. Elle était si gaie +et si bonne que les petites filles riaient toujours quand elle les +grondait.</p> + +<p>C’était elle qui faisait les pansements.</p> + +<p>Quand on venait la trouver pour un bobo au doigt, elle nous recevait +avec des mots drôles; et, selon qu’on était gourmande ou coquette, elle +promettait un gâteau ou un ruban qu’elle désignait d’un vague signe de +tête; et, pendant que le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le +bobo se trouvait percé, lavé, et pansé.</p> + +<p>Je me souvenais d’une engelure que j’avais eue au pied, et qui ne +voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathe m’avait dit d’un air grave:</p> + +<p>—Écoute, je vais t’y mettre quelque chose de divin, et si ton pied +n’est pas guéri dans trois jours, on sera obligé de te le couper.</p> + +<p>Et pendant trois jours, j’avais évité de marcher <span class="pagenum" id="Page_93">93</span> pour ne pas +déranger cette chose divine qui était sur mon pied. Je pensais à un +bout de la vraie croix ou à un morceau du voile de la Vierge.</p> + +<p>Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je +demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec +un rire malicieux:</p> + +<p>—Bête, c’était de l’onguent Arthur Divain.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_94">94</span></p> +</div> + +<p>La nuit était très avancée quand je m’endormis, et dès le matin +j’attendis la fermière. J’aurais voulu qu’elle vînt, et j’avais peur de +la voir venir.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée relevait brusquement la tête chaque fois que quelqu’un +ouvrait la porte.</p> + +<p>Comme nous finissions de dîner, la portière vint demander si j’étais +prête à partir.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée la renvoya en disant que je serais prête dans un +instant.</p> + +<p>Elle se leva en me faisant signe de la suivre. Elle m’aida à +m’habiller, me remit un petit paquet de linge, et dit tout à coup:</p> + +<p>—C’est demain qu’on le ramène, et tu ne seras plus là.</p> + +<p>Elle reprit en me regardant dans les yeux:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span></p> + +<p>—Jure-moi que tu diras tous les soirs un <i>De Profundis</i> pour lui.</p> + +<p>Je jurai.</p> + +<p>Alors, elle me serra avec violence sur sa poitrine, et elle se sauva +vers sa chambre.</p> + +<p>Puis j’entendis qu’elle disait:</p> + +<p>—Oh! c’est trop, mon Dieu, c’est trop!</p> + +<p class="br">Je traversai la cour toute seule, et la fermière, qui m’attendait, +m’emmena aussitôt.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_97">97</span></p> + <h2>DEUXIÈME PARTIE</h2> +</div> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_99">99</span></p> +</div> + +<p>Je me trouvai bientôt installée au milieu de paniers vides dans une +voiture couverte d’une bâche, et quand le cheval s’arrêta de lui-même +dans la cour de la ferme, il y avait déjà longtemps qu’il faisait nuit.</p> + +<p>Le fermier sortit de la maison avec une lanterne qu’il balançait au +bout de son bras et qui n’éclairait que ses sabots; il s’approcha de +nous et m’aida à descendre de la voiture, puis il haussa sa lanterne +jusqu’à ma figure et il dit en se reculant:</p> + +<p>—Quelle drôle de petite servante!</p> + +<p>La fermière me conduisit dans une chambre où il y avait deux lits. Elle +me montra le mien et me dit que le lendemain je resterais seule avec le +vacher, parce que tout le monde irait à la fête de la Saint-Jean.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span></p> + +<p>Dès que je fus levée, le lendemain, le vacher m’emmena dans les +étables, pour l’aider à donner le fourrage aux bêtes; il me montra la +bergerie et m’apprit que je serais bergère d’agneaux à la place de la +vieille Bibiche. Il m’expliqua que chaque année on séparait les agneaux +d’avec leur mère et qu’il fallait une deuxième bergère pour les garder. +Il m’apprit aussi que la ferme s’appelait Villevieille, et que personne +n’était malheureux ici parce que maître Sylvain et Pauline sa femme +étaient de braves gens.</p> + +<p>Quand toutes les bêtes furent soignées, le vacher me fit asseoir près +de lui dans l’allée des Châtaigniers. De là on voyait le tournant du +chemin qui montait vers la route et tout l’intérieur de la ferme. Les +bâtiments formaient un carré, et l’énorme fumier qui était au milieu +dégageait une odeur chaude qui dominait l’odeur des foins à moitié +séchés.</p> + +<p>Un grand silence s’étendait autour de la ferme, et de tous côtés on +ne voyait que des sapins et des champs de blé. Il me semblait que je +venais d’être transportée dans un pays perdu, et que je resterais +toujours seule avec <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> le vacher et les bêtes que j’entendais remuer +dans les étables. Il faisait très chaud, j’étais comme engourdie par +une lourde envie de dormir; mais la peur de tout ce qui m’entourait +m’empêchait de céder au sommeil. Des mouches de toutes couleurs +tournaient autour de moi en ronflant. Le vacher tressait une corbeille +de jonc, et les chiens dormaient tranquillement.</p> + +<p>Au coucher du soleil, la voiture qui ramenait les fermiers parut au +détour du chemin. Il y avait cinq personnes dans la voiture, deux +hommes et trois femmes. En passant devant moi la fermière me sourit et +les autres se penchèrent pour me voir. Peu après la ferme s’emplit de +bruit, et comme il était trop tard pour faire la soupe, tout le monde +dîna d’un morceau de pain et d’un bol de lait.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_102">102</span></p> +</div> + +<p>Dès le lendemain, la fermière me remit un manteau de grosse toile, et +je suivis la vieille Bibiche pour apprendre à garder les agneaux.</p> + +<p>La vieille Bibiche et sa chienne Castille avaient une si grande +ressemblance que je pensais toujours qu’elles étaient de la même +famille. Elles paraissaient du même âge, et leurs yeux troubles étaient +de la même couleur. Quand les agneaux s’écartaient du chemin, Bibiche +disait: «Jappe, Castille, jappe.» Elle répétait cela très vite, comme +un seul mot, et même quand Castille ne jappait pas, les agneaux se +rangeaient, tant la voix de la vieille ressemblait à celle de sa +chienne.</p> + +<p>Lorsqu’on commença la moisson, il me sembla que j’assistais à une +chose pleine de mystère. Des hommes s’approchaient du blé et le <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> +couchaient par terre à grands coups réguliers pendant que d’autres le +relevaient en gerbes qui s’appuyaient les unes contre les autres... +Les cris des moissonneurs semblaient parfois venir d’en haut, et je ne +pouvais m’empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé +dans les airs.</p> + +<p>Le repas du soir réunissait tout le monde. Chacun se plaçait à sa guise +le long de la table, et la fermière remplissait les assiettes jusqu’au +bord. Les jeunes mordaient à pleines dents dans leur pain, tandis que +les vieux coupaient précieusement chaque bouchée. Tous mangeaient en +silence, et le pain bis paraissait plus blanc dans leurs mains noires.</p> + +<p>A la fin du repas, les plus âgés parlaient des récoltes avec le +fermier, pendant que les jeunes causaient et riaient avec Martine la +grande bergère. C’était elle qui donnait le pain et versait le vin. +Elle répondait en riant à toutes les plaisanteries, mais quand un +garçon avançait la main vers elle, elle s’effaçait vivement et ne +se laissait jamais saisir. Personne ne faisait attention à moi; je +m’asseyais sur des bûches un peu à l’écart, et je regardais <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> les +visages. Maître Sylvain avait de grands yeux noirs qui s’arrêtaient +tranquillement sur chacun; il parlait sans élever la voix, en appuyant +ses mains ouvertes sur la table. La fermière avait un visage sérieux et +préoccupé; on eût dit qu’elle redoutait toujours un malheur, et c’est à +peine si elle souriait quand les autres riaient aux éclats.</p> + +<p>La vieille Bibiche croyait toujours que je m’endormais. Elle venait me +tirer par la manche pour m’emmener coucher. Son lit était à côté du +mien; elle chuchotait sa prière en se déshabillant, et elle soufflait +la lampe sans s’occuper de moi.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_105">105</span></p> +</div> + +<p>Aussitôt après la moisson, elle me laissa aller seule au champ avec +sa chienne. Castille s’ennuyait avec moi, elle me quittait à chaque +instant pour retourner à la ferme près de sa vieille maîtresse.</p> + +<p>J’avais beaucoup de peine à rassembler mes agneaux, qui couraient de +tous côtés. Je me comparais à sœur Marie-Aimée quand elle disait que +son petit troupeau était difficile à gouverner; et cependant elle +nous rassemblait d’un coup de cloche, ou elle obtenait le silence en +grossissant un peu la voix; mais moi, j’avais beau grossir ma voix ou +faire claquer mon fouet, les agneaux ne comprenaient pas, et j’étais +obligée de courir comme un chien autour du troupeau.</p> + +<p>Un soir, il se trouva qu’il m’en manquait <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> deux. Chaque soir, je +me mettais en travers de la porte pour n’en laisser entrer qu’un à la +fois; ainsi je les comptais facilement.</p> + +<p>J’entrai dans la bergerie et j’essayai de les compter encore; ce +n’était pas facile et je dus y renoncer, car j’en trouvais toujours +plus qu’il n’en fallait.</p> + +<p>Je me persuadai que j’avais mal compté la première fois, et je n’en dis +rien à personne. Le lendemain, je les comptai en les faisant sortir de +la bergerie: il en manquait bien deux.</p> + +<p>J’étais très inquiète; toute la journée, je les cherchai dans les +champs, et le soir, après m’être assurée qu’ils manquaient toujours, +j’en avertis la fermière. On fit des recherches pendant plusieurs +jours, mais les agneaux restèrent introuvables. Alors les fermiers me +prirent à part l’un après l’autre. Ils voulaient me faire avouer que +des hommes étaient venus prendre les agneaux, et ils m’assuraient que +je ne serais pas grondée si je disais la vérité. J’avais beau affirmer +que je ne savais pas ce qu’ils étaient devenus, je voyais bien qu’on ne +me croyait pas.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p> + +<p>Maintenant, j’avais peur dans les champs, depuis que je savais que +des hommes pouvaient se cacher pour prendre les moutons; je croyais +toujours voir remuer quelqu’un derrière les buissons.</p> + +<p>J’appris très vite à les compter des yeux; et qu’ils fussent dispersés +ou rapprochés les uns des autres, en une minute je savais si le compte +y était.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_108">108</span></p> +</div> + +<p>L’automne arriva et je m’ennuyais davantage. Je regrettais les caresses +de sœur Marie-Aimée. J’avais une si grande envie de la voir qu’il +m’arrivait de fermer les yeux en imaginant qu’elle venait dans le +sentier; j’entendais réellement ses pas et le bruissement de sa robe +sur l’herbe; lorsque je la sentais tout près de moi, j’ouvrais les yeux +et aussitôt tout s’effaçait.</p> + +<p>Pendant longtemps j’eus l’idée de lui écrire, mais je n’osais pas +demander ce qu’il fallait pour cela. La fermière ne savait pas écrire, +et personne ne recevait de lettre à la ferme.</p> + +<p>Je m’enhardis jusqu’à demander à maître Sylvain s’il voulait bien +m’emmener un jour à la ville. Il ne répondit pas tout de suite; il fixa +sur moi ses grands yeux tranquilles, et <span class="pagenum" id="Page_109">109</span> il dit qu’une bergère ne +devait jamais quitter son troupeau. Il voulait bien me conduire de +temps en temps à la messe du village, mais il ne fallait pas compter +qu’il m’emmènerait à la ville.</p> + +<p>J’en restai tout étourdie. C’était comme si j’avais appris un grand +malheur; et chaque fois que j’y pensais, je voyais sœur Marie-Aimée +comme une chose très précieuse que le fermier aurait brisée par mégarde.</p> + +<p>Le samedi d’après, je vis partir les fermiers dès le matin comme +d’habitude; mais, au lieu de rester jusqu’au soir, ils étaient de +retour dans l’après-midi avec un marchand qui venait acheter une partie +des agneaux.</p> + +<p>Je n’avais jamais pensé qu’on pût aller à la ville en si peu de temps; +l’idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le pré pour courir +embrasser sœur Marie-Aimée. Je trouvai bientôt que cela n’était pas +possible, et je décidai de m’en aller pendant la nuit. J’espérais que +je ne mettrais pas beaucoup plus de temps que le cheval du fermier, +et qu’en partant au milieu de la nuit je pourrais être de retour pour +mener les agneaux aux champs.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_110">110</span></p> + +<p>Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse horloge +sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à la main. Je +laçai mes souliers à tâtons en m’appuyant contre une charrue, et je +m’éloignai très vite dans l’obscurité.</p> + +<p>Aussitôt que j’eus dépassé les bâtiments de la ferme, je m’aperçus +que la nuit n’était pas très noire. Le vent soufflait furieusement et +de gros nuages roulaient sous la lune. La route était loin, et pour +y arriver il fallait passer sur un pont de bois à moitié démoli; les +premières pluies avaient grossi la petite rivière, et l’eau passait +par-dessus les planches.</p> + +<p>La peur me prit, parce que l’eau et le vent faisaient un bruit que +je n’avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je +traversai vivement les planches glissantes.</p> + +<p>J’arrivai à la route plus vite que je ne pensais; je tournai à gauche +comme je l’avais vu faire au fermier quand il allait au marché de la +ville. Et voilà qu’un peu plus loin la route se séparait en deux. Je ne +savais plus laquelle prendre. Je m’engageai tantôt dans l’une, tantôt +dans l’autre. Celle de gauche m’attirait <span class="pagenum" id="Page_111">111</span> davantage; je la pris et +je marchai très vite pour rattraper le temps perdu.</p> + +<p>Dans le lointain, j’apercevais une masse noire qui couvrait tout +le pays. Cela semblait s’avancer lentement vers moi, et pendant un +instant, j’eus envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à +aboyer me rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus +que la masse noire était une forêt que la route allait traverser. En +y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent, il +soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force, +faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J’entendais +de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches; puis +j’entendis marcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à +l’épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant +j’étais sûre que quelqu’un m’avait touchée du doigt; puis les pas +continuaient comme si une personne invisible tournait autour de moi; +alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais plus +si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux sautaient sous mes +souliers et <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> retombaient derrière moi avec un bruit de grêle. Je +n’avais qu’une idée: courir jusqu’au bout de la forêt.</p> + +<p>J’arrivai bientôt à une grande clairière. La lune l’éclairait de tout +son plein, et le vent qui faisait rage soulevait et rejetait les +paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous les sens.</p> + +<p>Je voulais m’arrêter pour respirer un peu; mais les grands arbres se +balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient +à des bêtes noires s’allongeaient brusquement sur la route, puis +elles s’éloignaient en glissant pour se cacher derrière les arbres. +Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais. +Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si elles +voulaient m’empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que +je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j’avais peur de les +sentir sous mes pieds.</p> + +<p>Le vent s’apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes. La +clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait sous +<span class="pagenum" id="Page_113">113</span> bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout; je m’avançai +un peu et je reconnus que c’était une petite maison étroite et haute. +Sans plus réfléchir, je cognai à la porte; je voulais demander que l’on +me garde en attendant que la pluie ait cessé. Je cognai une seconde +fois, et aussitôt j’entendis remuer dans la maison. Je croyais qu’on +allait m’ouvrir la porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui +s’ouvrit. Un homme qui avait un bonnet de coton demanda:</p> + +<p>—Qui est là?</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Une petite fille.</p> + +<p>L’homme reprit d’une voix étonnée: «Une petite fille!» puis il me +demanda d’où je venais, où j’allais, et ce que je voulais.</p> + +<p>Je n’avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme que je +venais de quitter; mais je mentis en disant que j’allais retrouver ma +mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien me faire entrer +dans sa maison pendant la pluie.</p> + +<p>Il me dit d’attendre et je l’entendis causer avec une autre personne; +puis il revint à la <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> fenêtre pour me demander si j’étais seule. Il +voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j’avais treize ans, il +trouva que je n’étais pas peureuse d’avoir traversé le bois pendant la +nuit.</p> + +<p>Il resta un moment penché comme s’il espérait voir mon visage que je +tenais levé vers lui; puis il tourna la tête à droite et à gauche en +cherchant à voir dans la profondeur du bois; et il me conseilla de +marcher encore un peu, en m’assurant qu’il y avait un village au bout +de la forêt, et que je trouverais des maisons où je pourrais me sécher.</p> + +<p>Je m’en retournai dans la nuit. La lune s’était tout à fait cachée et +la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai encore longtemps +avant d’arriver au village. Les maisons étaient toutes fermées, et +c’est à peine si on les distinguait dans l’obscurité. Il n’y avait que +le forgeron qui était levé. En passant devant sa maison, je montai ses +deux marches avec l’intention de me reposer chez lui. Il était occupé +à mettre une grosse barre de fer dans les charbons rouges; et quand +il leva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu’un +géant.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_115">115</span></p> + +<p>A chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait; cela +faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient des faux, des +scies et des lames de toutes sortes. L’homme avait le front plissé et +il regardait fixement le feu.</p> + +<p>Je sentis que je n’oserais jamais lui parler, et je m’éloignai sans +faire de bruit.</p> + +<p>Lorsqu’il fit tout à fait jour, je vis que je n’étais plus éloignée de +la ville. Je reconnaissais même les endroits où sœur Marie-Aimée nous +conduisait dans nos promenades. Je ne marchais plus que lentement, en +traînant les pieds qui me faisaient beaucoup souffrir. J’étais si lasse +que je fus obligée de me faire violence pour ne pas m’asseoir sur les +tas de cailloux de la route.</p> + +<p>Le bruit d’une voiture allant à fond de train me fit retourner la +tête: aussitôt je restai immobile et le cœur battant; j’avais reconnu +la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta sa bête tout +contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit d’une seule main par +la ceinture de ma robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et +après avoir <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> tourné bride la voiture repartit à grand train.</p> + +<p>En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au pas. Il se +retourna vers moi et dit en me regardant:</p> + +<p>—C’est heureux pour toi que je t’ai rattrapée; sans cela on t’aurait +ramenée entre deux gendarmes.</p> + +<p>Comme je ne répondais pas, il reprit:</p> + +<p>—Tu ne sais peut-être pas qu’il y a des gendarmes pour ramener les +petites filles qui se sauvent?</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Tu es donc malheureuse chez nous?</p> + +<p>Je répondis encore:</p> + +<p>—Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>Il avait l’air de ne pas comprendre, et il continuait ses questions, +en nommant chaque personne de la ferme pour savoir de qui j’avais à me +plaindre. Et chaque fois je répondais la même chose.</p> + +<p>A la fin il perdit patience, et se redressa en disant:</p> + +<p>—Quelle entêtée!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span></p> + +<p>Je levai les yeux sur lui pour dire que je me sauverais encore s’il +ne voulait pas me conduire vers sœur Marie-Aimée. Je continuai de +le regarder en attendant sa réponse, et je vis bien qu’il était +embarrassé. Il resta un long moment à réfléchir; puis, il me dit en +mettant sa main sur mon genou:</p> + +<p>—Écoutez-moi, ma petite, et tâchez de comprendre ce que je vais vous +dire.</p> + +<p>Et quand il eut fini de parler, je sus qu’il avait pris l’engagement +de me garder jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans jamais m’emmener à la +ville. Je sus aussi que la supérieure avait tous les droits sur moi, +et que, si je me sauvais encore, elle ne manquerait pas de me faire +enfermer sous prétexte que je courais les bois toute seule pendant la +nuit. Il termina en disant qu’il espérait que j’oublierais le couvent, +et que je me prendrais d’affection pour lui et sa femme, qui ne +voulaient que mon bien.</p> + +<p>J’étais très troublée, et je retenais une grosse envie de pleurer.</p> + +<p>—Allons, dit le fermier, en me tendant la main, soyons bons amis, +voulez-vous?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_118">118</span></p> + +<p>Je lui donnai ma main, et pendant qu’il la serrait un peu fort, je +répondis:</p> + +<p>—Je veux bien.</p> + +<p>Il fit claquer son fouet, et on eut bientôt dépassé la forêt.</p> + +<p>La pluie tombait toujours, fine comme un brouillard, et les labours +paraissaient encore plus noirs.</p> + +<p>Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers +nous en faisant de grands gestes. Pendant un instant, je crus qu’il me +menaçait, mais quand il fut près, je vis qu’il serrait quelque chose +dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de +faucher à la hauteur de sa tête. J’étais si intriguée que je regardai +maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s’il me répondait:</p> + +<p>—C’est Gaboret qui fait ses semailles.</p> + +<p>Quelques instants après, nous arrivions à la ferme.</p> + +<p>La fermière nous attendait sur le pas de la porte. En m’apercevant, +elle ouvrit la bouche comme si elle était restée longtemps sans +respirer, et son visage sérieux perdit un moment <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> son air inquiet. +Je passai devant elle pour prendre mon manteau, et j’allai droit à la +bergerie.</p> + +<p>Les moutons sortirent en se bousculant. Ils auraient dû être aux champs +depuis longtemps déjà.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_120">120</span></p> +</div> + +<p>Tout le jour je pensai à ce que m’avait dit le fermier. Je ne +comprenais pas pourquoi la supérieure voulait m’empêcher de voir sœur +Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœur Marie-Aimée ne pouvait plus +rien pour moi, et je me résignais en pensant qu’un jour viendrait où +personne ne pourrait m’empêcher de la rejoindre.</p> + +<p>A l’heure du coucher, la fermière m’accompagna pour mettre une +couverture de plus sur mon lit; et après m’avoir souhaité le bonsoir, +elle me défendit de lui dire Madame: elle voulait que je l’appelle tout +simplement Pauline; puis elle s’en alla après m’avoir dit que j’étais +un peu l’enfant de la maison, et qu’elle ferait tout son possible pour +que je m’habitue à la ferme.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_121">121</span></p> + +<p>Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir à table à côté de son +frère. Il lui dit en riant qu’il ne fallait pas me laisser jeûner, +parce que j’avais bien besoin de grandir.</p> + +<p>Le frère du fermier s’appelait Eugène; il parlait très peu, mais il +regardait toujours ceux qui parlaient, et ses petits yeux avaient +souvent l’air de se moquer. Il avait trente ans, mais il n’en +paraissait pas beaucoup plus de vingt. Il savait toujours répondre à ce +qu’on lui demandait, et je ne sentais aucune gêne près de lui.</p> + +<p>Il se serra près du mur pour me faire plus de place à table, et il +répondit seulement au fermier:</p> + +<p>—Sois tranquille.</p> + +<p>Maintenant que tous les champs étaient labourés, Martine menait ses +brebis très loin sur des pâturages qu’elle appelait «les Communs». Le +vacher et moi, menions nos bêtes le long des prés et dans les bois +où il y avait de la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré +un grand manteau de laine qui me couvrait jusqu’aux pieds. Le vacher +allumait souvent du feu; il partageait avec moi les <span class="pagenum" id="Page_122">122</span> pommes de +terre et les châtaignes qu’il faisait cuire sur les charbons. Il +m’apprenait à connaître de quel côté venait le vent afin de profiter +du plus petit abri contre le froid, et tout en nous chauffant, il me +chantait la chanson de l’Eau et du Vin.</p> + +<p>C’était une chanson qui avait au moins vingt couplets. L’eau et le vin +s’accusaient réciproquement de faire le malheur du genre humain, tout +en s’adressant à eux-mêmes les plus grands éloges. Moi, je trouvais +que c’était l’eau qui avait raison, mais le vacher disait que le vin +n’avait pas tort non plus. Nous restions de longues heures ensemble. +Il me parlait de son pays qui était très éloigné de la Sologne. Il me +raconta qu’il avait toujours été vacher, et qu’un taureau l’avait roulé +et blessé quand il était encore enfant. Il en était resté longtemps +malade, avec des douleurs qui le faisaient crier; puis les douleurs +avaient fini par s’en aller, mais il était devenu tout tordu comme je +le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où il avait +été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais il n’avait +trouvé de si bons <span class="pagenum" id="Page_123">123</span> maîtres qu’à Villevieille. Il trouvait aussi +que les vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas à celles de son +pays, qui étaient petites, avec des cornes pointues comme des fuseaux. +Celles-ci étaient grandes et fortes, avec des cornes rugueuses et sans +finesse. Il les aimait et leur parlait en les nommant par leur nom. Sa +préférée était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée +au printemps. A tout instant elle levait la tête et regardait au loin, +et tout d’un coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à +pleine voix:</p> + +<p>—Arrête, la Blanche, arrête.</p> + +<p>Le plus souvent elle s’arrêtait d’elle-même, mais il y avait des +moments où il fallait lui envoyer le chien. Il lui arrivait aussi de +lutter contre lui pour passer quand même, et c’était seulement quand il +la mordait au mufle qu’elle rentrait dans le troupeau.</p> + +<p>Le vacher la plaignait et disait:</p> + +<p>—On ne sait pas ce qu’elle regrette.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_124">124</span></p> +</div> + +<p>Au mois de décembre, les vaches restèrent tout à fait à l’étable. Je +croyais qu’il en serait de même des moutons. Mais le frère du fermier +m’expliqua que la Sologne était un pays très pauvre, et que les +fermiers ne récoltaient pas assez de fourrages pour nourrir toutes +leurs bêtes.</p> + +<p>A présent je m’en allais seule le long des prés et dans les bois. Tous +les oiseaux étaient partis. Le brouillard s’étendait sur les terres +labourées, et les bois étaient pleins de silence. Il y avait des jours +où je me sentais si abandonnée que je croyais que la terre s’était +écroulée autour de moi, et quand un corbeau passait en criant dans le +ciel gris, sa voix forte et enrouée semblait m’annoncer les malheurs du +monde.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_125">125</span></p> + +<p>Les moutons eux-mêmes ne sautaient plus. Le marchand avait emmené tous +les mâles, et les petites femelles ne savaient plus jouer entre elles. +Elles marchaient serrées les unes contre les autres, et même quand +elles ne mangeaient pas, elles restaient la tête baissée.</p> + +<p>Quelques-unes me faisaient penser à des petites filles que j’avais +connues. Je les caressais en les forçant de lever la tête: mais leurs +yeux restaient tournés en bas, et leurs prunelles fixes ressemblaient à +du verre sans reflet.</p> + +<p>Un jour, je fus surprise par un brouillard si épais qu’il me fut +impossible de reconnaître mon chemin. Je me trouvai tout à coup auprès +d’un grand bois qui m’était inconnu. Le haut des arbres se perdait +complètement dans le brouillard, et les bruyères paraissaient toutes +enveloppées de laine. Des formes blanches descendaient des arbres et +glissaient sur les bruyères en longues traînées transparentes.</p> + +<p>Je poussai les moutons vers le pré qui était à côté; mais ils se +tassèrent et refusèrent d’avancer. Je passai devant eux pour voir ce +<span class="pagenum" id="Page_126">126</span> qui les empêchait d’aller plus loin, et je reconnus la petite +rivière qui coulait au bas de la colline. C’est à peine si on voyait +l’eau; elle avait l’air de dormir sous une épaisse couverture de laine +blanche. Je restai un long moment à la regarder; puis je ramenai mes +moutons le long du bois. Pendant que je cherchais à reconnaître de +quel côté se trouvait la ferme, les moutons contournèrent le bois, et +ils se trouvèrent bientôt sur un chemin bordé de haies. Le brouillard +s’épaissit encore, et il me sembla que je marchais entre deux hautes +murailles. Je suivais les moutons sans savoir où ils me menaient. Ils +quittèrent brusquement le chemin pour tourner à droite, mais je les +arrêtai aussitôt: je venais d’apercevoir l’entrée d’une église. Les +portes en étaient grandes ouvertes, et de chaque côté on voyait deux +lumières rouges qui éclairaient la voûte grise. D’énormes piliers se +rangeaient en lignes droites, et tout au fond on devinait les fenêtres +à petits carreaux qu’une lumière éclairait faiblement. J’avais beaucoup +de mal à empêcher les moutons d’aller vers cette église, et tout en +les repoussant, je m’aperçus qu’ils <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> étaient couverts de petites +perles blanches. Ils se secouaient à tout instant, et cela faisait +comme un léger bruit de cliquetis. Je ne savais que penser de tout +cela; puis une grande inquiétude me vint à l’idée que maître Sylvain +devait m’attendre avec impatience. Je me persuadai qu’en retournant sur +mes pas je retrouverais facilement la ferme, et en faisant le moins +de bruit possible, je repoussai les moutons sur le chemin qui m’avait +amenée. Comme j’entrais dans ce chemin, une voix d’homme s’éleva près +de moi. Elle disait:</p> + +<p>—Laisse-les donc rentrer, ces pauvres bêtes.</p> + +<p>Et en même temps, l’homme faisait retourner le troupeau vers l’église. +Je reconnus tout de suite Eugène, le frère du fermier. Il passa sa main +sur le dos d’un mouton en disant:</p> + +<p>—Ils sont jolis avec leurs petites boules de givre, mais ce n’est pas +bon pour eux.</p> + +<p>Je ne fus pas étonnée de le rencontrer là. Je lui montrai l’église en +demandant ce que c’était.</p> + +<p>—C’était pour toi, me répondit-il. Je craignais que tu ne retrouves +pas l’allée des châtaigniers, <span class="pagenum" id="Page_128">128</span> et j’avais suspendu une lanterne de +chaque côté.</p> + +<p>Quelque chose se <ins class="correction" title="brouille">brouilla</ins> dans ma tête; et ce ne fut qu’au bout d’un +instant que je compris que ces gros piliers noircis et délabrés par +le temps étaient tout simplement les troncs des châtaigniers. En même +temps je reconnus les fenêtres à petits carreaux de la grande salle que +le feu de la cheminée éclairait.</p> + +<p>Eugène compta lui-même les moutons. Il m’aida à leur faire une chaude +litière de paille, et au moment où je sortais de la bergerie, il me +retint pour me demander si vraiment j’ignorais ce qu’étaient devenus +les deux agneaux perdus. Je fus prise d’une grande honte en pensant +qu’il pouvait croire que je mentais, et je ne pus m’empêcher de pleurer +en lui assurant qu’ils avaient disparu sans que je m’en fusse aperçue. +Alors il m’apprit qu’il les avait retrouvés noyés dans un trou d’eau.</p> + +<p>Je crus qu’il allait me gronder pour ma négligence. Mais il me dit +doucement:</p> + +<p>—Va vite te chauffer. Tu rapportes dans tes cheveux tout le givre de +la Sologne.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p> + +<p>Je me promis d’aller voir le trou d’eau dès le lendemain. Mais, pendant +la nuit, la neige tomba si épaisse, qu’il ne fallut pas penser aller +aux champs. J’aidai la vieille Bibiche à raccommoder le linge, et +Martine se mit à filer son rouet en chantant des complaintes.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_130">130</span></p> +</div> + +<p>Le soir, pendant la veillée, les chiens ne cessèrent d’aboyer avec +fureur. Martine paraissait inquiète. Elle écouta les chiens, puis elle +dit en se tournant vers le fermier:</p> + +<p>—J’ai bien peur que ce temps-là nous amène des loups.</p> + +<p>Le fermier se leva pour parler aux chiens, et il s’en alla faire le +tour des étables avec sa lanterne.</p> + +<p>Pendant les huit jours que dura la neige, il vint des centaines de +corbeaux dans la ferme. Ils avaient si faim que rien ne pouvait les +effrayer. Ils entraient dans les écuries et dans la grange, et ils +dévastaient les meules de blé. Le fermier en tua beaucoup. On en mit +cuire quelques-uns avec le lard et les choux. Tout le monde trouva que +c’était très bon; mais les chiens n’en voulurent jamais manger.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_131">131</span></p> +</div> + +<p>Le premier jour où l’on fit sortir les troupeaux, les sapins étaient +encore tout chargés de neige. La colline était toute blanche aussi; +elle paraissait s’être beaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc +m’éblouissait; je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque +instant je craignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montait +au-dessus des toits de la ferme.</p> + +<p>Les moutons ne trouvaient rien à manger; ils couraient de tous côtés. +Je ne les laissais pas s’écarter; ils ressemblaient eux-mêmes à de la +neige qui aurait bougé, et j’étais obligée de faire bien attention pour +ne pas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d’un pré +qui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à se débarrasser +de la neige qui l’alourdissait: les grosses branches la rejetaient <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> +d’un seul coup, pendant que d’autres, plus faibles, se balançaient pour +la faire glisser à terre.</p> + +<p>Je n’étais jamais entrée dans ce bois. Je savais seulement qu’il était +très étendu et que Martine y menait parfois ses brebis. Les sapins y +étaient très grands et les bruyères très hautes.</p> + +<p>Depuis un moment je regardais une grosse touffe de bruyère. Il m’avait +semblé la voir remuer, en même temps qu’il en sortait un bruit comme si +on avait cassé une brindille en marchant dessus.</p> + +<p>J’eus tout de suite une inquiétude. Je pensai: «Il y a quelqu’un là.» +Puis le même bruit se répéta beaucoup plus près, sans que rien ne +bougeât. J’essayai de me rassurer en me disant que c’était un lièvre, +ou une autre petite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré +toutes les bonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu’il +y avait quelqu’un là.</p> + +<p>J’en ressentais une gêne si grande que je me décidai à me rapprocher de +la ferme. Je fis deux pas vers mes moutons, mais au même <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> moment +ils se resserrèrent précipitamment en s’éloignant du bois.</p> + +<p>Je cherchai vivement à voir ce qui avait pu les effrayer ainsi, et à +deux pas de moi, au beau milieu du troupeau, je vis un chien jaune +qui emportait un mouton dans sa gueule. Je pensai tout d’abord que +Castille était devenue enragée, mais, dans le même instant, Castille se +jeta dans mes jupes en poussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je +devinai que c’était un loup. Il emportait le mouton à pleine gueule, +par le milieu du corps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il +sauta le large fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière +me firent penser à des ailes. A ce moment je n’aurais pas trouvé +extraordinaire qu’il se fût envolé par-dessus les arbres.</p> + +<p>Je restai quelques instants sans savoir si j’avais eu peur. Puis +je sentis que je ne pouvais plus détourner mes yeux du fossé. Mes +paupières étaient devenues si raides qu’il me sembla que je ne pourrais +jamais plus les fermer. Je voulus crier pour qu’on m’entendît de la +ferme, mais ma voix ne voulut pas sortir. Je voulus courir aussi, mais +mes jambes <span class="pagenum" id="Page_134">134</span> tremblaient si fort que je fus forcée de m’asseoir sur +la terre mouillée.</p> + +<p>Castille continuait de hurler comme si elle recevait des coups, et +les moutons restaient serrés en un tas. Quand je pus les ramener à la +ferme, je courus chercher maître Sylvain. En me voyant il devina tout +de suite ce qui était arrivé. Il appela son frère et il décrocha les +deux fusils, pendant que je tâchais de désigner l’endroit où le loup +avait disparu. Ils revinrent à la nuit sans l’avoir retrouvé.</p> + +<p>On ne parla que de cela pendant la veillée. Eugène voulait savoir +comment était le loup, et la vieille Bibiche se fâcha, quand je dis +qu’il avait de longs poils jaunes comme Castille, mais qu’il était bien +plus beau qu’elle.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_135">135</span></p> +</div> + +<p>Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Elle venait de faire sortir +ses brebis, et elle n’était pas encore au bout de l’allée des +châtaigniers, quand on l’entendit pousser des cris étouffés.</p> + +<p>Tout le monde sortit de la maison en courant. J’arrivai la première +près de Martine. Elle était baissée, et elle tirait de toutes ses +forces sur une brebis qu’un loup venait d’étrangler, et qu’il cherchait +à emporter. Il tenait la brebis par le cou; et il tirait de son côté +aussi fort que la bergère.</p> + +<p>Le chien de Martine le mordait férocement aux cuisses, mais il n’avait +pas l’air de le sentir, et quand maître Sylvain lui tira un coup de +fusil à bout portant, il roula en emportant <span class="pagenum" id="Page_136">136</span> dans sa gueule une +partie du cou de la brebis.</p> + +<p>Les yeux de Martine s’étaient agrandis, et sa bouche était devenue +toute blanche. Son bonnet avait glissé de son chignon, et la raie +qui séparait ses cheveux me fit penser à un sentier où l’on pouvait +se promener sans danger. L’expression ferme de son visage s’était +changée en une petite grimace douloureuse, et ses mains s’ouvraient +et se fermaient d’un mouvement régulier. Elle cessa de s’appuyer au +châtaignier pour se rapprocher d’Eugène qui regardait le loup. Elle +resta un moment à le regarder aussi, et elle dit tout haut:</p> + +<p>—Pauvre bête, comme il devait avoir faim!</p> + +<p>Le fermier mit le loup et la brebis sur la même brouette, pour les +ramener à la ferme. Les chiens suivaient en flairant d’un air craintif.</p> + +<p>Pendant plusieurs jours, le fermier et son frère chassèrent dans les +environs. Quand Eugène passait près de moi, il s’arrêtait toujours pour +me dire un mot affectueux. Il <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> m’affirmait que les coups de fusil +éloignaient les loups, et qu’on en voyait rarement dans le pays. Malgré +cela, je n’osai plus retourner vers le grand bois. Je préférais aller +sur la colline qui était seulement recouverte de genêts et de bruyères.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_138">138</span></p> +</div> + +<p>Au commencement du printemps, la fermière m’apprit à traire les vaches +et à soigner les porcs. Elle disait qu’elle voulait faire de moi une +bonne fermière. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la supérieure, +quand elle m’avait dit d’un ton méprisant:</p> + +<p>—Vous trairez les vaches, et vous soignerez les porcs!</p> + +<p>Elle avait l’air de m’infliger une punition en disant cela, et voilà +que je n’éprouvais que du contentement à m’occuper des bêtes. Pour me +donner de la force, j’appuyais mon front contre le flanc de la vache, +et bientôt mon seau s’emplissait. Il se formait au-dessus du lait une +écume qui prenait des teintes changeantes, et, quand le soleil passait +dessus, <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> elle devenait si merveilleuse que je ne me lassais pas de +la regarder.</p> + +<p>Je n’éprouvais aucun dégoût à soigner les porcs. Leur nourriture se +composait de pommes de terre cuites et de lait caillé. Je plongeais +mes mains dans le seau pour bien mélanger le tout, et j’avais un grand +plaisir à leur faire attendre un instant leur nourriture. Leurs cris +discordants, et les mouvements si vifs de leurs groins m’amusaient +toujours.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_140">140</span></p> +</div> + +<p>Au mois de mai, maître Sylvain ajouta une chèvre à mon troupeau. Il +l’avait achetée pour aider la fermière à nourrir le petit enfant +qu’elle venait d’avoir après dix ans de mariage.</p> + +<p>Cette chèvre était plus difficile à garder que le troupeau tout entier. +Elle fut cause que mes moutons entrèrent dans l’avoine, qui était déjà +haute.</p> + +<p>Le fermier s’en aperçut, et il me gronda; il m’accusait de m’endormir +dans quelque coin, pendant que le troupeau dévastait son champ.</p> + +<p>J’étais forcée de passer chaque jour près d’un bois de jeunes sapins. +En trois bonds la chèvre l’atteignait, et c’était pendant que je la +cherchais <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> que mes agneaux mangeaient l’avoine.</p> + +<p>La première fois j’attendis longtemps qu’elle revînt d’elle-même. +Je faisais ma voix plus douce pour l’appeler. Enfin je me décidai à +l’aller chercher. Mais la sapinière était si serrée que je ne savais +pas comment faire pour y entrer.</p> + +<p>Pourtant je ne pouvais pas m’en aller sans voir ce que la chèvre était +devenue. Je crus reconnaître l’endroit où elle avait disparu, et j’y +entrai en mettant mes mains devant ma figure pour éviter les piquants. +Je la vis presque tout de suite à travers mes doigts; elle était tout +près. J’avançai la main pour la saisir par une corne, mais elle recula +en déplaçant les branches qui revinrent me frapper avec force. Je +réussis cependant à la saisir, et je la ramenai au troupeau.</p> + +<p>Chaque jour elle recommençait. Je poussais mes moutons le plus loin +possible de l’avoine et je me lançais à sa <ins class="correction" title="poussuite">poursuite</ins>.</p> + +<p>C’était une chèvre toute blanche, et j’avais tout de suite trouvé +qu’elle ressemblait à Madeleine. Elle avait comme elle les yeux très +éloignés l’un de l’autre. Lorsque je la forçais <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> à sortir des +sapins, elle me regardait longtemps sans bouger les yeux.</p> + +<p>Dans ces moments-là, je pensais que Madeleine s’était transformée en +chèvre. Il m’arrivait de la supplier de ne pas recommencer; et j’étais +sûre qu’elle me comprenait quand je lui faisais des reproches.</p> + +<p>Comme je sortais un jour de la sapinière avec mes cheveux tout défaits, +je fis un mouvement de la tête qui les ramena en avant. Aussitôt la +chèvre fit un bond de côté en poussant un bêlement de peur. Elle +revint sur moi, les cornes basses; mais je baissai aussi la tête en +secouant mes cheveux qui traînaient jusqu’à terre; alors elle se sauva +en faisant des cabrioles impossibles à décrire. Chaque fois qu’elle +entrait dans la sapinière, je me vengeais en lui faisant peur avec mes +cheveux.</p> + +<p>Maître Sylvain me surprit un matin où je me lançais sur elle. Il fut +pris d’un fou rire qui me remplit de confusion. Je m’arrêtai aussitôt +en tâchant de relever mes cheveux sur ma tête.</p> + +<p>La chèvre était revenue près de moi. Elle <span class="pagenum" id="Page_143">143</span> me regardait en +allongeant le cou, et en tordant ses reins d’une façon comique, prête à +repartir au moindre geste. Le fermier n’en finissait plus de rire; il +se tenait, cassé en deux, et il riait à grands éclats. On ne voyait de +lui que sa blouse, sa barbe et son grand chapeau. Ses éclats de rire me +donnaient envie de pleurer, et il me semblait qu’il resterait toujours +ainsi, tordu et bruyant.</p> + +<p>Quand enfin il fut calmé, il m’interrogea doucement. Je lui racontai +les malices de la chèvre. Alors il la menaça du doigt en riant de +nouveau.</p> + +<p>Ce fut Martine qui l’emmena le lendemain. Mais le deuxième jour, elle +déclara qu’elle aimait mieux quitter la ferme, que de continuer à +garder cette chèvre qui était possédée du diable.</p> + +<p>La vieille Bibiche disait que les chèvres avaient besoin d’être +battues. Mais je me souvenais du seul coup de bâton que je lui avais +donné; ses côtes avaient rendu un son si étrange, que je n’avais jamais +osé recommencer.</p> + +<p>On la laissa en liberté autour de la ferme, <span class="pagenum" id="Page_144">144</span> et elle disparut un +jour sans qu’on pût jamais savoir ce qu’elle était devenue.</p> + +<p>La Saint-Jean approchait, et pour fêter l’anniversaire de mon arrivée à +la ferme, Eugène dit qu’il fallait m’emmener au village.</p> + +<p>Pour ce jour de fête, la fermière me fit cadeau d’une robe jaune +qu’elle avait portée quand elle était jeune fille.</p> + +<p>Le village s’appelait Sainte-Montagne. Il n’avait qu’une rue, au bout +de laquelle se trouvait l’église.</p> + +<p>Martine m’entraîna vite à la messe déjà commencée. Elle me poussa sur +un banc, et elle-même alla s’asseoir sur celui qui était devant moi.</p> + +<p>L’impression grave que j’avais eue en entrant dans l’église s’effaça +presque aussitôt. Deux femmes, derrière moi, ne cessèrent de parler du +marché de la veille, et des hommes qui se trouvaient près de la porte +ne se gênaient pas pour parler tout haut.</p> + +<p>Il n’y eut de silence que lorsque le curé monta en chaire. Je crus +qu’il allait prêcher, mais il annonça seulement les mariages: à <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> +chaque nom qu’il prononçait les femmes se penchaient à droite ou à +gauche avec des sourires.</p> + +<p>L’idée de la prière ne me vint même pas. Je regardais prier Martine à +genoux. Ses mèches brunes et bouclées sortaient de dessous son bonnet +brodé. Elle avait les épaules larges, et son corsage blanc était serré +à la taille par un ruban noir. Toute sa personne faisait penser à une +chose fraîche et neuve.</p> + +<p>Pourtant la supérieure m’avait dit que les bergères étaient des filles +malpropres.</p> + +<p>Je revoyais Martine au milieu de ses brebis avec sa jupe courte à +rayures, ses bas bien tirés et ses sabots recouverts de cuir qu’elle +cirait comme des souliers. Cependant elle prenait grand soin de son +troupeau, et la fermière affirmait qu’elle connaissait chacune de ses +brebis.</p> + +<p>A la sortie de la messe, elle me quitta pour courir vers une vieille +femme qu’elle embrassa tendrement. Puis je la perdis de vue et restai +toute seule, ne sachant où aller.</p> + +<p>Pas très loin je voyais l’auberge du Cheval Blanc. Il en sortait un +grand bruit de voix et <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> de vaisselle. Les gens y entraient par +groupes, et il n’y eut bientôt plus personne sur la place.</p> + +<p>J’allais rentrer dans l’église en attendant que Martine vienne me +chercher, lorsque je vis accourir Eugène. Il me prit par la main et dit +tout en riant:</p> + +<p>—Si ta robe n’avait pas été aussi jaune, je t’aurais sûrement oubliée.</p> + +<p>Il me regardait d’un air moqueur et amusé.</p> + +<p>Il me conduisit chez le maître d’école, en le priant de me faire +déjeuner et de me mener promener avec ses enfants.</p> + +<p>Le maître d’école était habillé comme les messieurs de la ville, +tandis qu’Eugène avait une blouse bleue, et je fus bien étonnée de les +entendre se tutoyer.</p> + +<p>En attendant le déjeuner, le maître d’école me prêta un livre de contes +de fées; et lorsque l’heure de la promenade arriva, j’aurais préféré +qu’on me laissât seule finir le livre.</p> + +<p>Sur la place du village les garçons et les filles dansaient dans le +soleil et la poussière. Je trouvai leurs balancements exagérés et leur +gaieté trop bruyante.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_147">147</span></p> + +<p>Je sentais en moi comme une grande tristesse; et quand, à la nuit +tombante, la voiture nous ramena à la ferme, j’éprouvai un vrai +soulagement à me retrouver dans le silence et l’odeur des prés.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_148">148</span></p> +</div> + +<p>A quelques jours de là, en rentrant des champs, un mouton qui longeait +une haie fit un bond énorme. En m’approchant, je vis qu’il saignait +au nez. Je pensai qu’il s’était piqué à une grosse épine, et, après +l’avoir lavé, je n’y pensai plus. Le lendemain je fus terrifiée en le +retrouvant avec la tête presque aussi grosse que le corps. Au cri que +je poussai, Martine accourut, et le cri qu’elle poussa elle-même fit +accourir tout le monde.</p> + +<p>J’expliquai ce qui était arrivé la veille, et le fermier assura que le +mouton avait dû être mordu par une vipère.</p> + +<p>Il fallait lui faire des lavages, et le laisser à l’étable jusqu’à ce +que l’enflure soit partie.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_149">149</span></p> + +<p>Je ne demandais pas mieux que de soigner la pauvre bête; mais quand je +fus seule avec elle, une épouvante me prit.</p> + +<p>Cette tête énorme qui se balançait sur ce petit corps me causait une +frayeur insensée. Les yeux démesurés, la bouche immense et les oreilles +qui se tenaient droites et raides, composaient un monstre difficile +à imaginer. Il restait constamment au milieu de l’étable, comme s’il +eût craint de se cogner au mur. J’essayai de m’approcher de lui, en me +disant que ce n’était qu’un mouton. Mais aussitôt qu’il se tournait +de mon côté, je filais comme une flèche vers la porte. Je ressentais +cependant une grande pitié pour lui. Par instants il me semblait +que cette face qui se balançait de droite à gauche me faisait des +reproches. Alors quelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais +venir la folie. Je compris que j’étais capable de le laisser mourir de +faim.</p> + +<p>Je racontai cela au vacher, qui voulut bien se charger de soigner +le mouton tant que durerait l’enflure. Il se moquait de moi: il ne +comprenait pas comment je pouvais avoir si grand’peur d’un mouton +malade.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p> + +<p>J’eus l’occasion de lui rendre un service à mon tour, et j’en fus bien +contente.</p> + +<p>En détachant le taureau un matin, il avait fait un faux pas, et était +tombé devant lui. Le taureau l’avait flairé en reniflant et soufflant. +C’était un jeune qu’on avait élevé à la ferme et qui commençait à faire +la mauvaise tête.</p> + +<p>Le vacher craignait de le voir devenir furieux, et il était persuadé +que la bête se souviendrait de l’avoir vu à terre devant elle.</p> + +<p>J’aurais bien voulu le rassurer, mais je ne savais pas ce qu’il fallait +dire pour cela. Puis j’étais toute surprise de le trouver tout à coup +si vieux: il avait jeté son chapeau à terre, et je remarquai pour la +première fois que ses cheveux étaient tout gris.</p> + +<p>Toute la journée, je pensai à lui, et le lendemain, pendant que les +vaches sortaient une à une, je ne pus m’empêcher d’entrer dans l’étable.</p> + +<p>Le vacher regardait fixement le taureau qui tirait impatiemment sur sa +chaîne. Je m’approchai, et après avoir caressé la bête, je la détachai.</p> + +<p>Le vacher laissa passer le taureau qui sortit <span class="pagenum" id="Page_151">151</span> comme un fou, et +après m’avoir regardée tout surpris, il le suivit en boitant.</p> + +<p>J’avais bien moins peur du taureau que du mouton enflé, et chaque jour +j’entrais dans l’étable en prenant des précautions pour ne pas être vue.</p> + +<p>Pourtant Eugène m’avait vue. Il me prit à part, et en plongeant ses +petits yeux dans les miens, il dit:</p> + +<p>—Pourquoi détaches-tu le taureau?</p> + +<p>Je craignais de faire gronder le vacher en disant la vérité; et je +cherchais quelque chose à dire, mais je ne trouvais rien. Je commençais +à dire que je ne le détachais pas. Alors Eugène prit son air moqueur +pour me dire:</p> + +<p>—Est-ce que tu serais menteuse, par hasard?</p> + +<p>Aussitôt je lui racontai tout et, le samedi d’après, la bête était +vendue.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_152">152</span></p> +</div> + +<p>J’avais souvent remarqué combien il était bon pour tout le monde. +Chaque fois que le fermier avait des différends avec ses ouvriers, il +finissait toujours par appeler son frère qui arrangeait les choses en +quelques mots.</p> + +<p>Il s’occupait aux mêmes travaux que maître Sylvain. Mais il refusait +d’aller au marché: il disait qu’il n’aurait même pas su vendre un +fromage.</p> + +<p>Il marchait posément, en se balançant, comme s’il eût réglé sa marche +sur celle de ses bœufs.</p> + +<p>Il passait presque tous ses dimanches à Sainte-Montagne. Quand le temps +était trop mauvais, il restait à lire dans la grande salle. Souvent je +le guettais dans l’espoir qu’il oublierait son livre; mais jamais il ne +l’oubliait. <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> J’étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme. +Aussi je ramassais tous les bouts de papier qui traînaient.</p> + +<p>La fermière avait fini par le remarquer, et elle disait que je +deviendrais avare.</p> + +<p>Un dimanche que j’avais osé demander un livre à Eugène, il me fit +cadeau d’un gros cahier de chansons.</p> + +<p>Pendant tout l’été, je l’emportais aux champs. Je composais des airs +aux chansons qui me plaisaient le mieux; puis je m’en lassai, et, en +aidant la fermière au grand nettoyage de la Toussaint, je découvris des +almanachs de plusieurs années.</p> + +<p>Pauline me dit de les porter au grenier; mais je fis semblant de les +oublier dans le tiroir où ils étaient, et je les emportai en cachette +l’un après l’autre. Ils étaient remplis d’histoires amusantes, et +l’hiver passa sans que je me sois aperçue du froid.</p> + +<p>Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n’en +découvrirais pas d’autres. Je ne trouvai qu’un petit livre sans +couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on +l’avait longtemps <span class="pagenum" id="Page_154">154</span> porté dans la poche. Les deux premières pages +manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en +étaient tout effacés. Je m’approchai de la lucarne pour avoir plus de +clarté, et à l’en-tête des pages, je vis que c’étaient les <i>Aventures +de Télémaque</i>.</p> + +<p>Je l’ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent +si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche.</p> + +<p>Comme j’allais descendre du grenier, il me vint à l’idée que c’était +Eugène qui l’avait mis là, et qu’il pouvait venir le reprendre d’un +moment à l’autre; alors je le remis sur la solive noire où il était. +Chaque fois que j’avais l’occasion d’aller au grenier, je m’assurais +qu’il était toujours à sa place, et j’en lisais autant que je pouvais.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_155">155</span></p> +</div> + +<p>Dans ce moment-là, j’eus encore un mouton malade. Ses flancs étaient +creux, comme s’il n’avait pas mangé depuis longtemps. J’allai demander +à la fermière comment il fallait le soigner.</p> + +<p>Elle s’arrêta de plumer une poule pour me demander si le mouton était +très tendu.</p> + +<p>Je ne répondis pas tout de suite. Je me demandais ce que voulait dire +le mot <i>tendu</i>. Puis je pensai que tous les moutons malades +devaient être tendus. Alors je dis: oui. Et pour affirmer davantage, je +me dépêchai d’ajouter:</p> + +<p>—Il est tout plat.</p> + +<p>La fermière se mit à rire en se moquant. Elle dit à Eugène qui +sifflotait à quelques pas:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p> + +<p>—Venez écouter ça, Eugène. Elle a un mouton qui est tendu et plat tout +à la fois.</p> + +<p>Eugène rit aussi: il m’appela bergère d’occasion, et il m’apprit que +les moutons étaient tendus quand ils avaient le ventre enflé.</p> + +<p>Deux jours après, Pauline me dit qu’elle et maître Sylvain voyaient +bien que je ne ferais jamais une bonne bergère, et qu’ils avaient +décidé de me garder à la maison. La vieille Bibiche n’était plus bonne +à rien, et Pauline ne pouvait suffire à tout depuis qu’elle avait son +enfant.</p> + +<p>Aux premiers mots, je compris qu’il me serait facile d’aller souvent au +grenier, et je remerciai vivement la fermière.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_157">157</span></p> +</div> + +<p>Maintenant que j’étais servante de ferme, il me fallait tuer les poules +et les lapins. Je ne pouvais m’y décider, et la fermière ne comprenait +rien à mes répugnances. Elle disait que j’étais comme Eugène qui se +sauvait quand on tuait le cochon.</p> + +<p>Je voulus pourtant essayer de tuer un poulet pour montrer ma bonne +volonté. Il se débattait entre mes mains, et bientôt la paille fut +toute rouge autour de moi. Quand il ne bougea plus, je le déposai dans +la grange en attendant que la vieille Bibiche vînt le plumer; mais elle +se moqua bien de moi, en retrouvant le poulet sur ses <ins class="correction" title="patttes">pattes</ins> au milieu +d’un van plein de graine. Il mangeait goulûment, comme s’il eût voulu +se guérir au plus vite du mal que je venais de lui faire. La vieille +Bibiche <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> le saisit, et quand elle lui eut passé la lame sur le cou, +la paille fut beaucoup plus rouge que la première fois.</p> + +<p>Pendant l’heure de la sieste, je montais au grenier pour lire un peu. +J’ouvrais le livre au hasard; et, à le relire ainsi, j’y découvrais +toujours quelque chose de nouveau.</p> + +<p>J’aimais ce livre, il était pour moi comme un jeune prisonnier que +j’allais visiter en cachette. Je l’imaginais vêtu comme un page et +m’attendant assis sur la solive noire. Un soir, je fis avec lui un beau +voyage.</p> + +<p>Après avoir fermé le livre, je m’accoudai à la lucarne du grenier. +Le jour était presque fini, et les sapins paraissaient moins verts. +Le soleil s’enfonçait dans des nuages blancs, qui bouffaient et se +creusaient comme du duvet.</p> + +<p>Sans savoir comment cela s’était fait, je me trouvai tout à coup +au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenait par la main, et nos +têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque ne disait rien; mais je +savais que nous allions dans le soleil.</p> + +<p>La vieille Bibiche m’appelait d’en bas. Je reconnaissais très bien sa +voix, malgré la <span class="pagenum" id="Page_159">159</span> distance. Elle devait être bien en colère pour +crier si fort. Je me souciais peu de ses cris. Je ne voyais que le +duvet brillant qui entourait le soleil, et qui commençait à s’ouvrir +pour nous laisser passer.</p> + +<p>Un choc sur le bras me fit retomber dans le grenier. La vieille Bibiche +m’écartait de la lucarne en disant:</p> + +<p>—S’il y a du bon sens à me faire crier comme ça! Voilà plus de vingt +fois que je t’appelle pour manger la soupe.</p> + +<p>Peu de temps après, je ne retrouvai plus le livre sur la solive. Mais +c’était un ami que je portais dans mon cœur, et j’en gardai longtemps +le souvenir.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_160">160</span></p> +</div> + +<p>Deux jours avant la Noël, maître Sylvain se prépara à tuer le porc. Il +aiguisa deux grands couteaux, et après avoir fait une litière de paille +fraîche au <ins class="correction" title="millieu">milieu</ins> de la cour, il fit sortir le porc qui se mit à crier +comme s’il se doutait de la vérité. Il lui passa des cordes aux quatre +pieds; et pendant qu’il les fixait à de solides piquets, il dit à sa +femme:</p> + +<p>—Cache les couteaux, Pauline, il ne faut pas qu’il les voie.</p> + +<p>Pauline me remit une sorte de poêle très profonde que je devais tenir +avec adresse afin de ne pas perdre une seule goutte du sang que +j’allais recueillir.</p> + +<p>Le fermier s’approcha du porc qui était tombé sur le flanc. Il mit un +genou en terre devant lui et après l’avoir tâté près du cou, <span class="pagenum" id="Page_161">161</span> il +tendit la main vers sa femme qui lui passa le plus grand couteau. Il +en appuya la pointe à l’endroit que marquait son doigt, et il se mit à +l’enfoncer lentement.</p> + +<p>A ce moment, les cris que poussait le porc ressemblaient à des cris +humains.</p> + +<p>Il sortit de sa blessure une goutte de sang qui coula en une grande +traînée rouge. Puis deux jets montèrent le long du couteau, et +retombèrent sur la main du fermier. Quand le couteau fut enfoncé +jusqu’au manche, maître Sylvain pesa dessus pendant un moment, et il le +retira aussi lentement qu’il l’avait enfoncé.</p> + +<p>En voyant ressortir la lame toute rayée de rouge, je sentis que ma +bouche devenait froide et que je n’avais plus de salive.</p> + +<p>Mes doigts se desserrèrent aussi, et la poêle pencha toute d’un côté.</p> + +<p>Maître Sylvain le vit: il leva les yeux sur moi, et il cria à sa femme:</p> + +<p>—Prends-lui la poêle.</p> + +<p>J’étais incapable de dire une parole, mais je fis signe que non. Le +regard si calme du fermier avait chassé mon émotion, et ce fut <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> +d’une main ferme que je continuai à tenir la poêle sous le jet qui +sortait en bouillonnant.</p> + +<p>Lorsque le porc eut cessé de crier, Eugène s’approcha de nous. Il +parut stupéfait de me voir attentive aux dernières gouttes rouges qui +roulaient une à une comme des larmes.</p> + +<p>—Comment! dit-il, c’est toi qui as reçu le sang?</p> + +<p>—Mais oui, répondit le fermier; cela prouve qu’elle n’est pas une +poule mouillée comme toi.</p> + +<p>—C’est vrai! dit Eugène en s’adressant à moi. Cela m’est très pénible +de voir égorger les bêtes.</p> + +<p>—Bah! dit maître Sylvain, les bêtes sont faites pour nous nourrir +comme le bois pour nous chauffer.</p> + +<p>Eugène se détournait un peu, comme s’il était honteux de sa faiblesse.</p> + +<p>Il avait les épaules minces, et son cou était aussi rond que celui de +Martine.</p> + +<p>Maître Sylvain disait qu’il était tout le portrait de leur mère.</p> + +<p>Jamais je ne l’avais vu se mettre en colère.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_163">163</span></p> + +<p>On l’entendait toujours chantonner d’une voix faible et harmonieuse.</p> + +<p>Le soir, il rentrait des champs assis en travers sur un de ses bœufs, +et souvent il chantait la même chanson.</p> + +<p>C’était l’histoire d’un soldat s’en retournant à la guerre après avoir +retrouvé sa fiancée mariée.</p> + +<p>Il traînait longtemps sur le refrain qui se terminait ainsi:</p> + +<div class="cpoesie"> + <div class="poem"> + <p class="noindent">Quand, par un tour de maladresse,<br> + Un boulet m’emportera:<br> + Allons, adieu, chère maîtresse,<br> + Je m’en vais dans les combats.</p> + </div> +</div> + +<p>Pauline lui parlait toujours d’un ton respectueux. Elle ne comprenait +pas comment je pouvais être aussi libre avec lui.</p> + +<p>Le premier soir où elle m’avait vue assise à côté de lui sur le banc +de la porte, elle m’avait fait signe de rentrer. Mais Eugène m’avait +rappelée en disant:</p> + +<p>—Viens écouter la hulotte.</p> + +<p>Souvent nous étions encore sur le banc quand tout le monde était déjà +couché.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_164">164</span></p> + +<p>La hulotte venait jusque sur le vieil orme qui était près de la +porte. Son hululement très doux semblait nous dire bonsoir; puis elle +s’envolait, et ses grandes ailes passaient en silence au-dessus de nous.</p> + +<p>Plusieurs fois, une voix chanta sur la colline.</p> + +<p>J’en restais toute frissonnante. Cette voix pleine qui passait dans la +nuit me rappelait celle de Colette.</p> + +<p>Eugène rentrait quand la voix cessait; mais moi je restais dans +l’espoir de l’entendre encore. Alors il me disait:</p> + +<p>—Rentre donc, va; c’est fini.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_165">165</span></p> +</div> + +<p>Et maintenant que l’hiver était revenu et que nous ne pouvions +plus nous asseoir devant la porte, il restait entre nous comme une +communication secrète. Quand il se moquait de quelqu’un, ses yeux +pleins de finesse cherchaient les miens, et s’il donnait son avis dans +un cas embarrassant, il se tournait de mon côté comme s’il attendait de +moi une approbation.</p> + +<p>Il me semblait que je l’avais toujours connu, et tout au fond de +moi-même, je l’appelais mon grand frère.</p> + +<p>Il demandait souvent à Pauline si elle était contente de moi. Pauline +répondait qu’il n’y avait pas besoin de me montrer deux fois la même +chose; elle me reprochait seulement de manquer d’ordre dans mon +travail. Elle disait <span class="pagenum" id="Page_166">166</span> que je commençais aussi bien par la fin que +par le commencement.</p> + +<p>Je n’avais pas oublié sœur Marie-Aimée; mais je ne m’ennuyais plus, et +je me trouvais heureuse à la ferme.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_167">167</span></p> +</div> + +<p>Au mois de juin qui suivit, des hommes vinrent comme chaque année pour +tondre les moutons. Ils apportaient une mauvaise nouvelle: dans tout le +pays les moutons tombaient malades aussitôt qu’ils étaient tondus, et +il en mourait une grande quantité.</p> + +<p>Maître Sylvain prit ses précautions, mais malgré tout ce qu’il put +faire, il y en eut bientôt une centaine de malades.</p> + +<p>Le vétérinaire affirmait qu’en les baignant dans la rivière on en +sauverait beaucoup. Alors le fermier se mit dans l’eau jusqu’à la +ceinture, et un à un il plongea les moutons jusqu’au dernier. Il était +rouge, et la sueur qui coulait de son front tombait en grosses gouttes +dans la rivière.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span></p> + +<p>Le soir, il se coucha avec la fièvre; et le troisième jour il mourut +d’une fluxion de poitrine.</p> + +<p>Pauline ne pouvait croire à son malheur; et Eugène rôdait dans les +étables avec des yeux épouvantés.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_169">169</span></p> +</div> + +<p>Peu après la mort du fermier, le propriétaire de la ferme vint nous +rendre visite. C’était un petit homme sec qui ne tenait pas en place, +et quand il s’arrêtait un moment, il me semblait toujours qu’il dansait +sur un pied.</p> + +<p>Il avait le visage complètement rasé et il s’appelait M. Tirande.</p> + +<p>Il entra dans la salle où je me tenais avec Pauline, il en fit le tour +en arrondissant le dos; puis il dit en me montrant l’enfant:</p> + +<p>—Emportez-le, j’ai besoin de causer avec la fermière.</p> + +<p>Je sortis dans la cour et, tout en ayant l’air de promener l’enfant, je +passai devant la fenêtre ouverte.</p> + +<p>Pauline n’avait pas bougé de sa chaise. Elle <span class="pagenum" id="Page_170">170</span> tenait les mains +jointes sur ses genoux, et elle penchait la tête en avant comme si elle +cherchait à comprendre une chose très difficile. M. Tirande parlait +sans la regarder. Il marchait de la cheminée à la porte, et le bruit de +ses talons sur les carreaux se confondait avec sa voix cassée.</p> + +<p>Il sortit aussi vite qu’il était entré; et, dans mon inquiétude, je +vins demander à Pauline ce qu’il lui avait dit.</p> + +<p>Elle prit son enfant dans ses bras, et, tout en pleurant, elle me dit +que M. Tirande voulait la renvoyer de la ferme pour y mettre son fils +qui venait de se marier.</p> + +<p>A la fin de la semaine, M. Tirande revint avec son fils et sa bru. Ils +commencèrent par visiter les étables, et lorsqu’ils entrèrent dans la +maison, M. Tirande s’arrêta une minute devant moi pour me dire que sa +bru avait décidé de me prendre à son service.</p> + +<p>Pauline entendit; elle fit vivement un pas vers moi; mais à ce moment +Eugène entrait avec des papiers à la main, et tout le monde s’assit +autour de la table.</p> + +<p>Pendant qu’ils étaient tous occupés à lire <span class="pagenum" id="Page_171">171</span> et à signer des +papiers, je regardai la bru de M. Tirande. C’était une grande femme +brune qui avait de gros yeux et un air ennuyé.</p> + +<p>Elle sortit de la ferme avec son mari sans avoir une seule fois regardé +de mon côté.</p> + +<p>Quand leur voiture eut disparu au bout de l’allée des châtaigniers, +Pauline raconta à Eugène ce que m’avait dit M. Tirande.</p> + +<p>Eugène, qui allait sortir, se retourna brusquement vers moi; il +paraissait indigné, et sa voix était toute changée quand il dit que +ces gens-là disposaient de moi comme d’un objet leur appartenant, et +pendant que Pauline s’apitoyait sur mon sort, il m’apprit que c’était +déjà M. Tirande qui avait forcé maître Sylvain à me prendre à la ferme. +Il rappela à Pauline combien le fermier avait eu pitié de moi en me +voyant si chétive, et il m’assura qu’il avait bien du regret de ne +pouvoir m’emmener dans leur nouvelle ferme.</p> + +<p>Nous étions tous les trois debout dans la grande salle. Je sentais sur +ma tête le regard désolé de Pauline, et la voix d’Eugène me faisait +penser à un chant plein de douceur.</p> + +<p>Pauline devait quitter la ferme à la fin de <span class="pagenum" id="Page_172">172</span> l’été. Chaque jour je +travaillais à mettre le linge en ordre: je n’aurais pas voulu qu’elle +emportât une seule pièce de linge déchirée. Je m’appliquais à faire les +fines reprises que m’avait apprises Bonne Justine, et je pliais chaque +chose avec soin.</p> + +<p>Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de la porte.</p> + +<p>Le clair de lune faisait briller les toits de la bergerie, et le fumier +était entouré d’une vapeur blanche qui ressemblait à un voile de tulle.</p> + +<p>Aucun bruit ne sortait des étables. On n’entendait que le grincement +du berceau que Pauline balançait pour endormir son enfant. Aussitôt +que tous les grains furent rentrés, Eugène commença le déménagement. +Le vacher emmena ses vaches, et la vieille Bibiche s’en alla dans la +voiture qui emportait toutes les volailles de la basse-cour.</p> + +<p>Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu’Eugène +ne voulait confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait +emporter Pauline et son enfant.</p> + +<p>Le petit garçon s’était endormi dans une <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> corbeille pleine de +paille, et Eugène le déposa dans la voiture sans le réveiller. Pauline +le recouvrit avec son châle, et, après avoir fait un grand signe de +croix vers la maison, elle ramassa les guides, et la voiture s’engagea +sous les châtaigniers.</p> + +<p>Je voulus les accompagner jusqu’à la route; je suivais derrière les +bœufs entre Eugène et Martine.</p> + +<p>Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses +bœufs en les touchant de la main.</p> + +<p>Nous étions déjà très loin sur la route lorsque Pauline s’aperçut que +la nuit venait. Elle arrêta son cheval, et lorsque je fus montée sur le +marchepied de la voiture pour l’embrasser, elle me dit tristement:</p> + +<p>—Adieu, ma fille! Conduis-toi bien.</p> + +<p>Elle ajouta, la voix pleine de larmes:</p> + +<p>—Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il ne t’aurait jamais abandonnée.</p> + +<p>Martine m’embrassa en souriant:</p> + +<p>—On se reverra peut-être! me dit-elle.</p> + +<p>Eugène ôta son chapeau; il me donna une longue poignée de main en +disant lentement:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p> + +<p>—Adieu, mon petit compagnon. Je me souviendrai toujours de toi.</p> + +<p class="br">Quand j’eus marché un peu, je me retournai pour les voir encore; et, +malgré la nuit qui augmentait, je vis qu’Eugène et Martine marchaient +en se tenant par la main.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_175">175</span></p> + <h2>TROISIÈME PARTIE</h2> +</div> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_177">177</span></p> +</div> + +<p>Les nouveaux fermiers arrivèrent le lendemain. Les laboureurs et la +servante étaient venus dès le matin, et, lorsque le soir, les maîtres +entrèrent dans la maison, je savais qu’on les appelait M. et Mme +Alphonse.</p> + +<p>M. Tirande resta deux jours à Villevieille et partit après m’avoir +rappelé que j’étais au service de sa bru, et que je n’aurais plus à +m’occuper des travaux de la ferme.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_178">178</span></p> +</div> + +<p>Dès la première semaine, Mme Alphonse avait fait transformer la chambre +d’Eugène en lingerie, et elle m’avait aussitôt installée devant une +grande table sur laquelle étaient plusieurs pièces de toile, que je +devais transformer en linge de toutes sortes.</p> + +<p>Elle venait s’asseoir près de moi, pour faire de la dentelle; elle +restait des journées entières sans me dire un mot.</p> + +<p>Quelquefois elle me parlait des armoires pleines de linge de sa mère.</p> + +<p>Sa voix était sans timbre, et sa bouche remuait à peine pour parler.</p> + +<p>M. Tirande paraissait beaucoup aimer sa bru. Chaque fois qu’il venait, +il s’informait de ce qu’elle pouvait désirer.</p> + +<p>Elle n’aimait que le linge. Alors il partait <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> en promettant +d’acheter d’autres pièces de toile.</p> + +<p>M. Alphonse ne paraissait guère qu’aux heures de repas. J’aurais été +bien en peine de dire à quoi il employait son temps.</p> + +<p>Son visage me rappelait celui de la supérieure. Il avait comme elle la +peau jaune et les yeux brillants; on eût dit qu’il portait en lui un +brasier qui pouvait le consumer d’un moment à l’autre.</p> + +<p>Il était très pieux, et chaque dimanche, il partait avec Mme Alphonse à +la messe du village qu’habitait M. Tirande.</p> + +<p>Au commencement, ils voulurent m’emmener dans leur voiture; mais je +refusai, préférant aller à Sainte-Montagne où j’espérais rencontrer +Pauline ou Eugène.</p> + +<p>Quelquefois, un des laboureurs venait avec moi, mais le plus souvent, +je m’en allais seule, par un chemin de traverse qui diminuait de +beaucoup le trajet.</p> + +<p>C’était un chemin rude et pierreux qui grimpait sur la colline, à +travers les genêts.</p> + +<p>A l’endroit le plus élevé, je m’arrêtais devant la maison de Jean le +Rouge.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_180">180</span></p> + +<p>Cette maison était basse et profonde; les murs étaient aussi noirs que +le chaume qui la recouvrait; et on eût pu passer à côté sans la voir, +tant les genêts qui l’entouraient étaient hauts.</p> + +<p>J’entrais pour dire bonjour à Jean le Rouge, <ins class="correction" title="qne">que</ins> je connaissais depuis +que j’étais à la ferme de Villevieille.</p> + +<p>Il avait toujours travaillé pour maître Sylvain, qui le tenait en +grande estime. Eugène disait qu’on pouvait le faire toucher à tout et +qu’avec lui les choses étaient toujours bien faites.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_181">181</span></p> +</div> + +<p>Maintenant, M. Alphonse ne voulait plus l’occuper; il parlait de le +renvoyer de la maison de la colline. Jean le Rouge en était si affecté, +qu’il ne pensait plus qu’à cela.</p> + +<p>Aussitôt après la messe, je revenais par le même chemin. Les enfants +de Jean m’entouraient pour avoir le pain bénit que je leur rapportais. +Ils étaient six, et l’aîné n’avait pas encore douze ans. Mon pain bénit +n’était guère plus gros qu’une bouchée; aussi, je le remettais à la +femme de Jean qui le distribuait en parts égales.</p> + +<p>Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pour moi un escabeau devant +le feu, et il s’asseyait lui-même sur une rondelle de bois, qu’il +roulait du pied, jusqu’à la cheminée. Sa femme ramenait les brindilles +dans le feu <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> avec de lourdes pincettes; et dans le chaudron pendu à +la crémaillère, on voyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.</p> + +<p>Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m’avait dit:</p> + +<p>—Je suis aussi un enfant abandonné.</p> + +<p>Et peu à peu, il m’avait appris qu’à l’âge de douze ans on l’avait +placé chez le bûcheron qui habitait déjà la maison de la colline. Il +avait su très vite grimper au sommet des arbres pour y attacher la +corde qui devait les faire pencher; puis, la journée finie, et son +fagot de bois sur le dos, il partait en avant pour arriver plus vite +à la maison, où il trouvait la petite fille du bûcheron, en train de +faire la soupe.</p> + +<p>Elle était du même âge que lui, et ils étaient devenus tout de suite de +bons amis.</p> + +<p>Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.</p> + +<p>Le vieux bûcheron, qui croyait les enfants bien endormis, s’en alla à +la messe de minuit. Mais eux s’étaient levés aussitôt après son départ. +Ils voulaient préparer le réveillon pour le retour du vieux, et ils se +faisaient une joie de sa surprise.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_183">183</span></p> + +<p>Pendant que la fillette faisait cuire des châtaignes, et mettait sur la +table le pot de miel et la cruche de cidre, Jean le Rouge préparait un +feu de grosses bûches.</p> + +<p>Du temps passa; les châtaignes étaient cuites, et le bûcheron tardait +à rentrer. Les enfants s’assirent par terre devant le feu pour avoir +plus chaud, et ils finirent par s’endormir, en s’appuyant l’un contre +l’autre.</p> + +<p>Jean se réveilla aux cris que poussait la petite fille. Il ne comprit +pas tout d’abord pourquoi elle levait les bras si haut devant la flamme.</p> + +<p>Comme elle sautait sur ses pieds pour s’enfuir, il vit qu’elle brûlait.</p> + +<p>Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, et elle courait en éclairant +les arbres.</p> + +<p>Alors, Jean l’avait saisie, et jetée dans la fontaine de la source.</p> + +<p>Le feu s’était éteint tout de suite, mais lorsque Jean voulut la sortir +de la fontaine, il la trouva si lourde, qu’il crut qu’elle était morte. +Elle ne faisait aucun mouvement, et il mit longtemps à la tirer de +l’eau, puis, il la ramena à la maison, en la traînant comme un fagot.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_184">184</span></p> + +<p>Les grosses bûches étaient devenues des braises rouges; seule, la plus +grosse, qui était humide, continuait à fumer et à grésiller.</p> + +<p>Le visage de la petite fille n’était plus qu’une énorme boursouflure +noire et violacée et son corps à moitié nu laissait voir de larges +taches rouges.</p> + +<p>Elle resta de longs mois malade, et quand, enfin, on la crut guérie, <ins class="correction" title="ou">on</ins> +s’aperçut qu’elle était devenue muette.</p> + +<p>Elle entendait très bien, elle pouvait même rire comme tout le monde; +mais il lui était impossible d’articuler un seul mot.</p> + +<p>Pendant que Jean le Rouge me racontait ces choses, sa femme le +regardait en remuant les yeux, comme si elle lisait un livre.</p> + +<p>Son visage portait des traces profondes de brûlures, mais on s’y +habituait très vite, et on ne voyait plus que sa bouche aux dents +blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elle appelait ses enfants en +faisant entendre un éclat de voix prolongé, et les petits accouraient, +et comprenaient tous ses gestes.</p> + +<p>J’étais désolée aussi de leur voir quitter la maison de la colline.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_185">185</span></p> + +<p>C’étaient les derniers amis qui me restaient et l’idée m’était venue de +parler d’eux à Mme Alphonse, dans l’espoir qu’elle obtiendrait de son +mari qu’il veuille bien les garder.</p> + +<p>Je trouvai l’occasion un jour que M. Tirande et son fils étaient entrés +dans la lingerie en parlant de changements à faire à la ferme.</p> + +<p>M. Alphonse ne voulait pas de troupeau: il parlait d’acheter des +machines agricoles, d’abattre les sapins et de défricher la colline. +Les étables serviraient de remises pour les machines, et la maison de +la colline deviendrait un grenier à fourrages.</p> + +<p>Je ne sais si Mme Alphonse entendait; elle travaillait à sa dentelle +avec une grande attention.</p> + +<p>Aussitôt que les deux hommes furent sortis, j’osai parler de Jean le +Rouge.</p> + +<p>J’expliquai combien il avait été utile à maître Sylvain: je dis son +chagrin de quitter cette maison qu’il habitait depuis si longtemps, et +quand je m’arrêtai, tout angoissée de la réponse qui allait venir, Mme +Alphonse retira son crochet du fil et dit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_186">186</span></p> + +<p>—Je crois que je me suis trompée d’une maille.</p> + +<p>Elle compta jusqu’à dix-neuf, et elle ajouta:</p> + +<p>—C’est ennuyeux, il faut que je défasse tout un rang.</p> + +<p>Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, il eut un mouvement de colère, +qui lui fit tendre le poing vers Villevieille. Mais sa femme lui mit la +main sur l’épaule en le regardant. Aussitôt Jean se calma.</p> + +<p>Jean le Rouge quitta la maison de la colline à la fin de janvier, et +une profonde tristesse entra en moi.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_187">187</span></p> +</div> + +<p>Maintenant, je <ins class="correction" title="n'avait">n’avais</ins> plus d’amis.</p> + +<p>Je ne reconnaissais plus la ferme; tous ces gens s’y mettaient à leur +aise, et il me semblait que c’était moi la nouvelle venue. La servante +me regardait avec méfiance, et les laboureurs évitaient de me parler.</p> + +<p>La servante s’appelait Adèle. Tout le jour, on l’entendait bougonner +et traîner ses sabots. Elle faisait du bruit même quand elle marchait +sur la paille. A table, elle mangeait debout, et elle répondait sans +politesse aux observations des maîtres.</p> + +<p>M. Alphonse avait fait enlever le banc de la porte et mettre à sa place +des petits arbustes verts qu’on avait enclos d’un treillage.</p> + +<p>Il avait fait aussi enlever le vieil orme où la hulotte était venue +chanter, les soirs d’été.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span></p> + +<p>Il devait y avoir longtemps que le vieil arbre ne donnait plus +d’ombrage au seuil de la maison: il ne portait plus qu’un bouquet de +feuillage tout en haut, et cela lui faisait comme une tête, qui se +penchait pour écouter ce qui se disait en bas.</p> + +<p>Les bûcherons qui vinrent pour l’abattre furent d’avis que cela ne +serait pas facile. Il menaçait, en tombant, de démolir la toiture de la +maison.</p> + +<p>Enfin, après bien des discussions, et bien des tours autour de lui, +on décida de l’enserrer de grosses cordes qui le feraient pencher et +l’obligeraient à tomber sur le fumier.</p> + +<p>Il fallut la journée de deux hommes pour l’abattre, et au moment où +on croyait qu’il allait se coucher tranquillement, une des cordes se +desserra et le vieil orme se releva pour retomber de côté. Il glissa +sur le toit en entraînant la cheminée et une grande quantité de tuiles, +et après avoir écorché le mur, il se coucha en travers de la porte: et +pas une de ses branches ne toucha le fumier.</p> + +<p>M. Alphonse ne put retenir un cri de colère. Il saisit la hache d’un +des bûcherons, et il <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> frappa l’arbre d’un coup si violent qu’un +morceau d’écorce sauta dans la fenêtre de la lingerie et cassa un +carreau.</p> + +<p>Mme Alphonse vit des éclats de verre tomber sur moi, elle se leva +avec une vivacité que je ne lui connaissais pas, et avec des mains +tremblantes et des yeux peureux, elle examina minutieusement chaque +endroit de la nappe que j’étais en train de broder.</p> + +<p>Mais elle ne vit pas que j’essuyais avec mon mouchoir une petite +coupure que le verre m’avait faite à la joue.</p> + +<p>Elle eut si peur qu’il n’arrivât malheur aux piles de linge qui +commençaient à s’entasser, qu’elle m’emmena le lendemain chez sa mère +pour me faire voir comment il fallait ranger les armoires.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_190">190</span></p> +</div> + +<p>La mère de Mme Alphonse s’appelait Mme Deslois; mais quand les +laboureurs parlaient d’elle, ils disaient toujours «la bourgeoise du +château».</p> + +<p>Elle n’était venue qu’une fois à Villevieille.</p> + +<p>Elle s’était approchée de moi, et m’avait regardée de très près en +clignant des yeux. C’était une grande femme qui marchait courbée, comme +si elle cherchait quelque chose par terre. Elle habitait le grand +domaine du Gué Perdu.</p> + +<p>Mme Alphonse prit un sentier, le long de la petite rivière.</p> + +<p>On était à la fin de mars, et les prés étaient déjà tout fleuris.</p> + +<p>Mme Alphonse marchait tout droit dans le <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> sentier; mais moi, +j’avais un grand plaisir à marcher dans l’herbe molle.</p> + +<p>On arriva bientôt près du grand bois où le loup m’avait pris un agneau.</p> + +<p>J’avais gardé de ce bois une frayeur mystérieuse, et quand on quitta le +sentier de la rivière pour prendre un chemin qui traversait les bois, +je fus prise d’une véritable épouvante.</p> + +<p>Cependant le chemin était large; il devait même y passer souvent des +voitures, car les ornières y étaient profondes.</p> + +<p>Au-dessus de nos têtes, les aiguilles des sapins crissaient +continuellement en se frôlant. Cela faisait un bruit doux et léger qui +ne ressemblait en rien au chuchotement sec et coupé de silences que le +bois avait fait entendre quand il était chargé de neige. Malgré cela, +je ne pouvais m’empêcher de regarder derrière moi.</p> + +<p>On ne marcha pas longtemps dans les bois; le chemin tournait à gauche, +et on se trouva tout de suite dans la cour du Gué Perdu.</p> + +<p>La petite rivière passait derrière les étables, comme à Villevieille; +mais ici les prés étaient <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> très resserrés et on eût dit que les +bâtiments voulaient se cacher dans la sapinière.</p> + +<p>La maison d’habitation ne ressemblait pas aux fermes des environs. +Le bas en était fait de vieux murs très épais et le premier étage +paraissait avoir été posé dessus en attendant.</p> + +<p>Je ne trouvai pas que cette maison eût l’air d’un château, elle me +faisait plutôt penser à une vieille souche d’arbre, de laquelle serait +sorti un rejeton mal venu.</p> + +<p>Mme Deslois parut sur le pas de la porte en nous entendant venir.</p> + +<p>Elle me regarda encore en clignant des yeux. Elle dit tout de suite à +haute voix qu’elle avait perdu un sou dans la paille, et que c’était +bien étonnant que, depuis huit jours, personne ne l’eût encore trouvé. +Tout en parlant, elle remuait avec son pied la mince couche de paille +qui était devant la porte.</p> + +<p>Mme Alphonse ne devait pas entendre. Ses gros yeux fixaient +l’intérieur, et ce fut presque avec ardeur qu’elle expliqua le motif de +notre visite.</p> + +<p>Mme Deslois voulut me conduire elle-même <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> à la lingerie; elle mit +les clefs sur les armoires, et après m’avoir recommandé de bien faire +attention, et de ne rien déranger, elle me laissa seule.</p> + +<p>J’eus vite fait d’ouvrir et de refermer les grandes armoires +reluisantes.</p> + +<p>J’aurais voulu m’en aller tout de suite. Cette grande lingerie froide +m’épouvantait comme une prison: mes pas résonnaient sur les dalles, +comme s’il y avait eu en dessous des caveaux profonds. Il me sembla +tout à coup que je ne sortirais plus jamais de cette lingerie.</p> + +<p>Je tendis l’oreille pour écouter le bruit des bêtes, mais je n’entendis +que la voix de Mme Deslois. C’était une voix forte et rauque, qui +traversait les murs et pénétrait partout.</p> + +<p>J’allais vers la fenêtre, pour me sentir moins seule, quand une porte +que je n’avais pas remarquée s’ouvrit brusquement derrière moi. Je +tournai la tête, et je vis entrer un homme jeune, qui portait une +longue blouse blanche, et une casquette grise.</p> + +<p>Il s’arrêta comme s’il était surpris de trouver <span class="pagenum" id="Page_194">194</span> quelqu’un là, et +moi je continuais de le regarder sans pouvoir détacher mes yeux de lui.</p> + +<p>Il traversa la lingerie sans que nos regards se soient quittés, et il +s’éloigna après s’être cogné contre la boiserie de la porte. Une minute +après, il passa contre la fenêtre, et nos regards se rencontrèrent +encore.</p> + +<p>J’en restai mal à l’aise, et sans savoir pourquoi, j’allai fermer les +portes qu’il avait laissées ouvertes.</p> + +<p>Un moment après, Mme Alphonse vint me chercher, et je repris avec elle +le chemin de Villevieille.</p> + +<p>Depuis que M. Alphonse avait remplacé Pauline, j’avais pris l’habitude +d’aller m’asseoir sur un houx en forme de siège, qui se trouvait au +milieu d’un grand buisson peu éloigné de la ferme.</p> + +<p>Maintenant que le printemps venait, j’y allais à l’heure où les +laboureurs fumaient leur pipe sur le seuil des écuries.</p> + +<p>J’y restais longtemps à écouter les bruits du soir, et un grand désir +me venait de ressembler aux arbres.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span></p> + +<p>Ce soir-là, il m’arriva de penser à l’homme du Gué Perdu. Mais chaque +fois que je voulais fixer la couleur de ses yeux, ils entraient si +profondément dans les miens, qu’il me semblait que j’en étais tout +éclairée.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_196">196</span></p> +</div> + +<p>Le dimanche qui suivit était jour de Pâques. Adèle était partie à +la messe, dans la voiture de M. Alphonse. Je restai seule avec un +laboureur, pour garder la ferme. Après le déjeuner, l’homme se coucha +sur un tas de paille devant la porte, et moi, j’allai me cacher dans +mon buisson.</p> + +<p>Je cherchai à entendre le son des cloches. Mais la ferme était trop +éloignée des villages et aucun son ne venait jusqu’à moi.</p> + +<p>Ma pensée s’en alla vers sœur Marie-Aimée. Je pensais aussi à Sophie, +qui venait me réveiller, chaque année, pour que je puisse entendre +toutes les cloches de la ville qui sonnaient Pâques en même temps.</p> + +<p>Il lui était arrivé, une année, de ne pas se réveiller; elle en eut +tant de regret que, l’année <span class="pagenum" id="Page_197">197</span> suivante, elle mit un gros caillou +dans sa bouche pour s’empêcher de dormir. Chaque fois qu’elle se +laissait aller au sommeil, ses dents portaient sur le caillou, et elle +se réveillait aussitôt.</p> + +<p>Je pensais aussi à la grand’messe où Colette chantait à pleine voix. Je +revoyais la débandade sur les pelouses, et l’air tout affairé de sœur +Marie-Aimée s’occupant du grand repas des fêtes.</p> + +<p>Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant de sœur Marie-Aimée, je +verrais la figure ingrate de Mme Alphonse, et les yeux luisants de +son mari qui me faisaient tant peur; et en pensant qu’il me faudrait +rester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à un profond +découragement.</p> + +<p>Quand je fus lasse de pleurer, je vis avec surprise que le soleil +avait beaucoup baissé. A travers les branches du buisson, je voyais +s’allonger sur le pré les ombres longues et minces des peupliers; et, +plus près de moi, je vis aussi une grande ombre qui bougeait. Elle +s’avançait, puis s’arrêtait, et s’avançait de nouveau.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span></p> + +<p>Je compris tout de suite que quelqu’un allait passer devant ma +cachette, et presque aussitôt, l’homme à la blouse blanche entrait dans +le buisson, en se baissant pour éviter les branches.</p> + +<p>J’en ressentis un grand froid par tout le corps.</p> + +<p>Cependant, je me remis très vite; mais il me resta un tremblement +nerveux, qu’il me fut impossible de dissimuler.</p> + +<p>Lui, restait debout devant moi sans parler.</p> + +<p>Je regardais la douceur qui était dans ses yeux; et je sentis revenir +la chaleur dans mon corps.</p> + +<p>Je remarquai qu’il portait comme Eugène une chemise de couleur et une +cravate nouée sous le col; et quand il parla, il me sembla que je +connaissais sa voix depuis longtemps.</p> + +<p>Il s’était appuyé contre une grosse branche, en face de moi, et il me +demanda s’il ne me restait plus de parents.</p> + +<p>Je répondis que non.</p> + +<p>Il fit glisser entre ses doigts une branche couverte de jeunes pousses, +et, sans me regarder, il dit encore:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_199">199</span></p> + +<p>—Alors, vous êtes seule au monde?</p> + +<p>Je répondis vivement:</p> + +<p>—Oh, non, j’ai sœur Marie-Aimée!</p> + +<p>Et sans lui laisser le temps de me questionner, je dis combien je +l’aimais, et avec quelle impatience j’attendais le moment où je +pourrais la rejoindre.</p> + +<p>J’étais si heureuse de parler d’elle, que je ne m’arrêtais plus.</p> + +<p>Je disais sa beauté et son intelligence qui me semblaient au-dessus de +tout.</p> + +<p>Je disais aussi son chagrin le jour de mon départ, et j’imaginais sa +joie le jour où elle me verrait revenir.</p> + +<p>Pendant que je parlais, il avait les yeux fixés sur mon visage, mais +son regard semblait voir beaucoup plus loin.</p> + +<p>Après un silence, il me demanda encore:</p> + +<p>—Est-ce que vous n’aimez personne ici?</p> + +<p>—Non, dis-je, tous ceux que j’aimais sont partis.</p> + +<p>Et j’ajoutai avec un peu de rancune:</p> + +<p>—Jusqu’à Jean le Rouge qu’ils ont chassé!</p> + +<p>—Pourtant, dit-il, Mme Alphonse n’est pas méchante?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span></p> + +<p>Je répondis qu’elle n’était ni méchante ni bonne, et que je la +quitterais sans regret.</p> + +<p>A ce moment, on entendit crier les roues de la voiture de M. Alphonse, +qui rentrait, et je me levai pour partir.</p> + +<p>Il s’effaça un peu, pour me laisser passer, et je le laissai seul dans +le buisson.</p> + +<p>Le soir, je profitai d’un moment de bonne humeur d’Adèle, pour lui +demander si elle connaissait les laboureurs du Gué Perdu. Elle me +répondit qu’elle ne connaissait que les plus anciens; car depuis que +Mme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaient pas longtemps chez +elle.</p> + +<p>Une crainte que je n’aurais pu expliquer m’empêcha de parler du jeune +homme à la blouse blanche; et Adèle ajouta en remuant le menton:</p> + +<p>—Heureusement que son fils aîné est revenu de Paris: les laboureurs +seront moins malheureux.</p> + +<p>Le lendemain, pendant que Mme Alphonse travaillait à sa dentelle, je +cousais en pensant au laboureur à la blouse blanche.</p> + +<p>Je ne pouvais le séparer d’Eugène dans ma <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> pensée; il s’exprimait +comme lui, et je leur trouvais un air de ressemblance.</p> + +<p>Vers le soir, je crus le voir passer devant les écuries, et la minute +d’après, il s’arrêtait sur le seuil de la lingerie.</p> + +<p>Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser sur Mme Alphonse; il tenait +<ins class="correction" title="le">la</ins> tête haute, et sa bouche fléchissait un peu du côté gauche.</p> + +<p>Mme Alphonse dit, d’une voix traînante, en le voyant:</p> + +<p>—Tiens, voilà Henri.</p> + +<p>Elle se laissa embrasser sur les deux joues; puis elle indiqua une +chaise à côté d’elle. Mais lui, s’assit un peu de travers sur la table, +en repoussant la toile.</p> + +<p>Comme Adèle passait, Mme Alphonse lui dit:</p> + +<p>—Si vous voyez mon mari, dites-lui que mon frère est ici.</p> + +<p>Je mis quelques instants à comprendre; puis je devinai brusquement que +c’était lui le fils aîné de Mme Deslois.</p> + +<p>Une honte que je n’avais pas encore connue me fit rougir violemment, et +un immense regret me vint d’avoir parlé de sœur Marie-Aimée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span></p> + +<p>Il me sembla que je venais de jeter au vent la plus belle chose que je +possédais, et malgré tous mes efforts, je ne pus retenir deux larmes +qui s’accrochèrent à ma bouche, avant de tomber sur la toile fine que +j’ourlais.</p> + +<p>Henri Deslois resta longtemps sur le coin de la table.</p> + +<p>A chaque instant, je sentais son regard sur moi, et c’était comme un +poids lourd qui m’empêchait de relever le front.</p> + +<p>Deux jours après, je le retrouvai dans le buisson.</p> + +<p>En le voyant assis sur le houx, il me vint une grande faiblesse dans +les jambes, et je m’arrêtai.</p> + +<p>Il se leva aussitôt pour me céder la place, mais je restai à le +regarder.</p> + +<p>Il avait dans les yeux la même douceur que la première fois, et, comme +s’il attendait que je lui raconte une nouvelle histoire, il demanda:</p> + +<p>—N’avez-vous rien à me dire, ce soir?</p> + +<p>Toutes les paroles qui me vinrent à l’esprit me semblèrent inutiles et +je fis «non» de la tête; il reprit:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p> + +<p>—J’étais votre ami, l’autre jour.</p> + +<p>Ce souvenir augmenta mon regret, et je répondis seulement:</p> + +<p>—Vous êtes le frère de Mme Alphonse.</p> + +<p>Je le quittai, et n’osai plus retourner dans le buisson.</p> + +<p>Il revint souvent à Villevieille.</p> + +<p>J’évitais de le regarder, mais sa voix me causait toujours un profond +malaise.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_204">204</span></p> +</div> + +<p>Depuis que Jean le Rouge était parti, je ne savais que faire de mon +temps après la messe. Chaque dimanche, je passais devant la maison de +la colline; parfois, je regardais à travers les fentes des contrevents, +et quand il m’arrivait de heurter le bois avec mon front, il rendait un +son qui me faisait reculer tout effrayée.</p> + +<p>Un dimanche, je remarquai que la porte n’avait pas de serrure. +J’appuyai le doigt sur le loquet, et aussitôt la porte s’ouvrit avec un +grand bruit.</p> + +<p>Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’ouvrît si vite, et je restai là, +avec l’envie de la refermer et de m’éloigner. Puis, comme le bruit +avait cessé, et que le soleil était tout de suite entré en faisant un +grand carré de clarté, je <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> me décidai à entrer aussi, en laissant +la porte ouverte.</p> + +<p>La grande cheminée n’avait plus sa crémaillère, ni ses hauts landiers; +il ne restait dans la salle que les épaisses rondelles de bois qui +avaient servi de sièges aux enfants de Jean le Rouge. L’écorce en était +usée, et le dessus était poli et comme ciré, à force d’avoir servi. La +deuxième chambre était complètement vide; elle n’était pas carrelée, et +sur la terre battue, les pieds des lits avaient creusé des trous.</p> + +<p>La porte du fond n’avait pas non plus de serrure, et je me trouvai +bientôt dans le jardin.</p> + +<p>Les plates-bandes conservaient encore quelques légumes d’hiver, et les +arbres à fruits étaient en fleurs.</p> + +<p>La plupart étaient très vieux; plusieurs étaient devenus bossus, et +leurs branches s’abaissaient comme si elles trouvaient que les fleurs +même étaient trop lourdes à porter.</p> + +<p>Au bas du jardin, la colline s’évasait en pente douce jusqu’à une +immense plaine où paissaient des troupeaux, et tout au bout, <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> une +rangée de peupliers faisaient comme une barrière qui empêchait le ciel +d’entrer dans la plaine.</p> + +<p>Peu à peu je reconnaissais chaque endroit. Voici la petite rivière, au +bas de la colline. Je ne vois pas l’eau, mais les saules ont l’air de +se ranger pour la laisser passer.</p> + +<p>Elle disparaît derrière les bâtiments de Villevieille, dont les toits +sont de la même couleur que les châtaigniers, et la voilà de l’autre +côté. Elle brille par endroits, entre les minces peupliers; puis +elle s’enfonce dans ce grand bois de sapins, qui paraît tout noir, +et qui cache le Gué Perdu: c’est le chemin que Mme Alphonse m’a fait +suivre pour aller chez sa mère... Son frère avait dû venir par le même +sentier, le jour où il m’était apparu dans le buisson de houx.</p> + +<p>Aujourd’hui, il n’y avait personne dans le sentier. Tout était d’un +vert tendre, et j’avais beau regarder entre les bouquets d’arbres, +aucune blouse n’apparaissait.</p> + +<p>Je cherchais aussi des yeux le buisson; mais il était caché par les +toits de la ferme.</p> + +<p>Henri Deslois y était venu plusieurs fois <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> depuis le jour de +Pâques. Je n’aurais pas su dire comment je le savais; mais, ces +jours-là, je ne pouvais m’empêcher d’en faire le tour.</p> + +<p>Hier, Henri Deslois était entré dans la lingerie, pendant que j’étais +seule: il avait fait un geste comme s’il allait me parler.</p> + +<p>Aussitôt, mes yeux s’étaient attachés à lui, comme la première fois, et +il était reparti sans rien dire.</p> + +<p>Et maintenant que j’étais dans ce jardin sans clôture, tout entouré de +genêts fleuris, le désir me venait d’y vivre toujours.</p> + +<p>Un gros pommier se penchait à côté de moi, et trempait le bout de ses +branches dans la source.</p> + +<p>La source sortait du tronc creux d’un arbre, et le trop-plein s’en +allait en petits ruisseaux à travers les plates-bandes.</p> + +<p>Ce jardin plein de fleurs et d’eau claire me paraissait le plus beau +jardin de la terre, et quand je tournais la tête vers la maison grande +ouverte au soleil, j’attendais toujours qu’il en sortît des êtres +extraordinaires.</p> + +<p>Cette maison basse et sans couleur me <span class="pagenum" id="Page_208">208</span> semblait pleine de mystère: +il sortait d’elle des petits glissements brusques et irréguliers, +et tout à l’heure, j’avais bien cru entendre le bruit que faisait +Henri Deslois quand il posait le pied sur le seuil de la ferme de +Villevieille.</p> + +<p>J’avais écouté, comme si j’espérais le voir s’approcher. Mais le bruit +de pas ne s’était pas renouvelé, et bientôt je m’aperçus que les genêts +et les arbres faisaient entendre toutes sortes de sons mystérieux.</p> + +<p>J’imaginais que j’étais un jeune arbre, que le vent pouvait déplacer +à son gré. Le même souffle frais qui balançait les genêts passait sur +ma tête et emmêlait mes cheveux; et pour imiter le pommier, je me +baissais, et trempais mes doigts dans l’eau pure de la source.</p> + +<p>Un nouveau bruit me fit regarder vers la maison, et je n’eus aucune +surprise en voyant Henri Deslois dans l’encadrement de la porte.</p> + +<p>Il était tête nue, et les bras ballants.</p> + +<p>Il fit deux pas dans le jardin, et son regard s’en alla au loin dans la +plaine.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span></p> + +<p>Ses cheveux étaient séparés sur le côté, et son front s’allongeait très +loin vers les tempes.</p> + +<p>Il resta un long moment sans bouger; puis, il se tourna tout à fait +vers moi.</p> + +<p>Deux arbres seulement nous séparaient; il fit encore un pas, il prit +d’une main le tout jeune arbre qui était devant lui, et les branches +fleuries firent comme un bouquet au-dessus de sa tête. La clarté était +si grande, qu’il me semblait que l’écorce des arbres brillait et que +chaque fleur rayonnait, et, dans les yeux d’Henri Deslois, il y avait +une douceur si profonde, que je m’avançai vers lui sans aucune honte.</p> + +<p>Il ne fit pas un mouvement, mais quand je m’arrêtai devant lui, son +visage devint plus blanc que sa blouse, et sa bouche trembla.</p> + +<p>Il prit mes deux mains, qu’il appuya fortement contre ses tempes, et il +dit d’une voix très basse:</p> + +<p>—Je suis comme un avare qui a retrouvé son trésor.</p> + +<p>En ce moment, la cloche de l’église de Sainte-Montagne se mit à sonner. +Les sons <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> montaient la colline en courant, et après s’être reposés +un instant au-dessus de nous, s’en allaient se perdre plus haut.</p> + +<p>Les heures passèrent avec le jour, les troupeaux disparurent un à un +de la plaine: une vapeur blanche se leva de la petite rivière; puis +le soleil passa derrière la barrière de peupliers, et les fleurs des +genêts commencèrent à devenir plus sombres.</p> + +<p>Henri Deslois me ramena sur le chemin de la ferme; il marchait devant +moi, dans le sentier étroit, et quand il me quitta un peu avant l’allée +des châtaigniers, je sentis que je l’aimais plus que sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>La maison de la colline devint notre maison.</p> + +<p>Chaque dimanche j’y retrouvais Henri Deslois, et, comme au temps de +Jean le Rouge, je rapportais le pain bénit que nous partagions en riant.</p> + +<p>Il y avait en nous comme une folie de liberté, qui nous faisait courir +autour du jardin, et mouiller nos souliers dans le ruisseau de la +source.</p> + +<p>Henri Deslois disait:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p> + +<p>—Le dimanche, j’ai aussi dix-sept ans!</p> + +<p>Parfois, nous faisions de longues promenades dans les bois qui +entouraient la colline.</p> + +<p>Henri Deslois ne se lassait pas de m’entendre raconter mon enfance avec +sœur Marie-Aimée. Nous parlions aussi d’Eugène, qu’il connaissait. Il +disait qu’il était de ceux qu’on aime à avoir pour amis.</p> + +<p>Je lui dis aussi combien j’avais été mauvaise bergère; et tout en +pensant qu’il allait se moquer de moi, je racontai l’histoire du mouton +enflé. Il ne se moqua pas, il passa seulement un doigt sur mon front, +en disant:</p> + +<p>—Il faut beaucoup d’amour pour guérir ça!</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_212">212</span></p> +</div> + +<p>Il nous arriva un jour de nous arrêter près d’un immense champ de +blé, dont on ne voyait pas la fin. Des milliers de papillons blancs +voltigeaient au-dessus des épis. Henri Deslois ne parlait pas, et moi +je regardais les épis qui se ployaient et se redressaient comme s’ils +voulaient prendre leur élan pour fuir. On eût dit que les papillons +leur apportaient des ailes pour les aider; mais les épis avaient beau +s’agiter, ils ne parvenaient pas à quitter la terre.</p> + +<p>Je le dis à Henri Deslois, qui regarda longtemps le blé; puis, comme +s’il parlait pour lui-même, il dit en traînant sur les mots:</p> + +<p>—Il en est de même pour l’homme; parfois une douce créature vient +à lui; elle est semblable aux papillons blancs de la plaine; il ne +<span class="pagenum" id="Page_213">213</span> sait si elle monte de la terre, ou si elle descend d’en haut; il +sent qu’avec elle il pourrait vivre du vent qui passe et du miel des +fleurs. Mais, pareil à la racine qui retient l’épi à la terre, un lien +mystérieux l’attache à son devoir qui est fort comme la terre.</p> + +<p>Il me sembla que sa voix avait un accent de souffrance, et que +sa bouche fléchissait davantage. Mais presque aussitôt ses yeux +s’arrêtèrent sur moi, et il dit d’une voix plus ferme:</p> + +<p>—Ayons confiance en nous!</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_214">214</span></p> +</div> + +<p>L’été passa, puis l’automne; et malgré le mauvais temps de décembre, +nous ne pouvions nous décider à quitter la maison de la colline.</p> + +<p>Henri Deslois apportait des livres que nous lisions, assis sur les +rondelles de bois, dans la pièce qui donnait sur le jardin. Je rentrais +à la ferme quand la nuit venait, et Adèle, qui croyait que je passais +mon temps à la danse du village, s’étonnait toujours de mon air triste.</p> + +<p>Presque chaque jour, Henri Deslois venait à Villevieille. Je +l’entendais venir de loin; il montait sans bride ni selle une grande +jument blanche qui trottait lourdement, et qui le portait à travers +les labours et les sentiers. C’était une bête patiente et douce. Son +maître <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> la laissait en liberté dans la cour, pendant qu’il entrait +dire bonjour à Mme Alphonse. Aussitôt que M. Alphonse l’entendait, il +entrait dans la lingerie.</p> + +<p>Tous deux parlaient de l’amélioration des terres ou des gens qu’ils +connaissaient; mais il y avait toujours dans la conversation un mot ou +une tournure de phrase qui venait à moi comme la pensée visible d’Henri +Deslois.</p> + +<p>Je rencontrais souvent le regard de M. Alphonse, et je ne pouvais pas +toujours m’empêcher de rougir.</p> + +<p>Un après-midi qu’Henri Deslois entrait tout souriant, M. Alphonse lui +cria:</p> + +<p>—Vous savez que j’ai vendu la maison de la colline.</p> + +<p>Les deux hommes se regardèrent; ils devinrent si pâles tous les deux +que j’eus peur de les voir mourir sur place. Puis M. Alphonse se leva +de sa chaise pour s’adosser à la cheminée, pendant qu’Henri Deslois +poussait la porte, sans pouvoir arriver à la fermer.</p> + +<p>Mme Alphonse posa sa dentelle sur ses genoux; et elle dit comme si elle +répétait une leçon:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p> + +<p>—Cette maison ne servait à rien, et je suis bien contente qu’elle soit +vendue.</p> + +<p>Henri Deslois vint s’asseoir sur la table, si près de moi qu’il aurait +pu me toucher. Il dit d’une voix assez ferme:</p> + +<p>—Je regrette que vous l’ayez vendue sans m’en avoir parlé, car j’avais +l’intention de l’acheter.</p> + +<p>M. Alphonse se tortilla comme un ver. Il faisait des efforts pour rire +aux éclats, et, à travers son rire, il disait:</p> + +<p>—L’acheter, l’acheter, mais qu’en auriez-vous fait?</p> + +<p>Henri Deslois posa sa main sur le dossier de ma chaise, et il répondit:</p> + +<p>—Je l’aurais habitée comme Jean le Rouge.</p> + +<p>M. Alphonse se mit à aller et venir devant la cheminée; son visage +était devenu d’un jaune terreux; il tenait ses mains dans les poches de +son pantalon, et ses pieds se soulevaient si vite qu’on eût dit qu’il +les remontait avec une ficelle qu’il tenait dans chaque main.</p> + +<p>Puis il vint s’appuyer à la table en face de nous, et en nous regardant +l’un après l’autre <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> de ses yeux qui luisaient, il dit avec un +mouvement de tout son buste en avant:</p> + +<p>—Eh bien! je l’ai vendue, et comme cela, tout est fini!</p> + +<p>Pendant le silence qui suivit, on entendit la jument blanche gratter le +seuil avec son sabot, comme si elle appelait son maître.</p> + +<p>Henri Deslois se dirigea vers la porte; puis il revint près de moi pour +ramasser mon ouvrage qui avait glissé de mes mains sans que je m’en +fusse aperçue.</p> + +<p>Il embrassa sa sœur, et, avant de partir, il dit en me regardant:</p> + +<p>—A demain!</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_218">218</span></p> +</div> + +<p>Le lendemain, dans la matinée, ce fut Mme Deslois qui entra dans la +lingerie. Elle vint droit à moi avec des mots insultants.</p> + +<p>Mais M. Alphonse la fit taire d’un geste sec; puis, s’adressant à moi +d’une voix adoucie, il dit:</p> + +<p>—Mme Alphonse m’envoie vous dire qu’elle tient beaucoup à vous garder +près d’elle. Elle désire seulement que dorénavant vous veniez à la +messe avec nous.</p> + +<p>Il essaya de sourire en ajoutant:</p> + +<p>—Vous ferez le voyage en voiture.</p> + +<p>C’était la première fois qu’il me parlait directement. Sa voix me parut +un peu voilée, comme s’il éprouvait une gêne à me dire ces choses.</p> + +<p>Je ne savais pas pourquoi je pensai que <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> Mme Alphonse n’avait rien +dit de tout cela, et qu’il mentait. Puis, en ce moment, il ressemblait +tellement à la supérieure, que je ne pus m’empêcher de le braver.</p> + +<p>Je répondis que je n’aimais pas aller en voiture, et que je +continuerais d’aller à Sainte-Montagne.</p> + +<p>Il rentra sa lèvre inférieure, et il se mit à la mordiller.</p> + +<p>Aussitôt, Mme Deslois s’avança menaçante, en me traitant d’insolente. +Elle répétait ce mot comme si elle n’en trouvait pas d’autres.</p> + +<p>Elle le criait de plus en plus fort, et bientôt elle perdit toute +mesure. Le blanc de ses yeux devint tout rouge, et elle leva la main +pour me frapper.</p> + +<p>Je reculai vivement en passant derrière ma chaise. Mme Deslois buta +dans la chaise, qu’elle renversa, et elle dut se retenir à la table +pour ne pas tomber.</p> + +<p>Ses cris rauques m’épouvantaient.</p> + +<p>Je voulus sortir de la lingerie; mais M. Alphonse s’était mis devant +la porte comme pour la garder, et je revins en face de Mme Deslois, de +l’autre côté de la table.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_220">220</span></p> + +<p>Elle parlait maintenant d’une voix étranglée. Elle disait des mots dont +le sens m’échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une +odeur insupportable. Elle cessa, après avoir crié de toutes ses forces:</p> + +<p>—Je suis sa mère, entendez-vous?</p> + +<p>M. Alphonse revint vers moi; il dit en me prenant le bras:</p> + +<p>—Voyons! écoutez-moi.</p> + +<p>Je me dégageai en le repoussant, et je sortis de la maison en courant.</p> + +<p>Les derniers mots de Mme Deslois entraient dans ma tête comme un +marteau pointu:</p> + +<p>«Je suis sa mère, entendez-vous?»</p> + +<p>Oh! ma mère Marie-Aimée, comme vous étiez belle à côté de cette autre +mère, et comme je vous aimais en ce moment! Comme vos yeux de plusieurs +couleurs rayonnaient et illuminaient votre vêtement noir, et comme +votre visage était pur dans votre cornette blanche! Vous étiez aussi +visible pour moi, que si vous eussiez été réellement devant moi.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_221">221</span></p> +</div> + +<p>Je fus toute surprise de me retrouver devant la maison de la colline; +et en même temps, je m’aperçus que la neige tombait en tourmente. +J’entrai dans la maison pour m’abriter, et j’allai tout de suite dans +la pièce qui donnait sur le jardin.</p> + +<p>Je cherchai à fixer ma pensée; mais mes idées tournoyaient dans ma +tête comme les flocons de neige qui paraissaient monter de la terre et +tomber du ciel en même temps; et chaque fois que je faisais un effort +pour penser, ma mémoire ne m’apportait que les bribes d’une chanson +que les petites filles chantaient joyeusement dans leurs rondes et qui +disait:</p> + +<div class="cpoesie"> + <div class="poem"> + <span class="i0">On a tant fait sauter la vieille,</span><br> + <span class="i0">Qu’elle est morte en sautillant,</span><br> + <span class="i10">Tireli,</span><br> + <span class="i0">Sautons, sautons, la vieille!</span> + </div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_222">222</span></p> + +<p>Je me trouvais bien dans cette maison silencieuse.</p> + +<p>La neige s’arrêta de tomber, et les arbres me semblèrent aussi beaux +que le jour où je les avais vus tout fleuris; et brusquement le +souvenir de ce qui venait de se passer, se précisa dans mon esprit. Je +revis la main aux doigts carrés de Mme Deslois; un grand frisson me +secoua; quelle vilaine main, et comme elle était grande!</p> + +<p>Puis l’expression du regard de M. Alphonse, quand il me prit le bras. +Maintenant que j’y pensais, je me rappelais avoir déjà vu ce regard à +une petite fille.</p> + +<p>C’était un jour que je venais de voler un fruit tombé; elle s’était +précipitée sur moi, en disant:</p> + +<p>—Donne-m’en la moitié, et je ne le dirai pas.</p> + +<p>Une grande répugnance m’était venue de partager avec elle, et, au +risque de me faire voir par sœur Marie-Aimée, j’étais allée reporter le +fruit sous l’arbre.</p> + +<p>Et voilà qu’à penser à ces choses un désir violent me venait de revoir +sœur Marie-Aimée. <span class="pagenum" id="Page_223">223</span> J’aurais voulu partir tout de suite. Mais, en +même temps, je pensai qu’Henri Deslois avait dit hier en partant: «A +demain!»</p> + +<p>Peut-être était-il déjà à la ferme, m’attendant et s’inquiétant de ce +que je pouvais être devenue.</p> + +<p>Je sortis de la maison pour courir à Villevieille.</p> + +<p>Je n’avais fait que quelques pas, lorsque je le vis venir sur le chemin.</p> + +<p>La jument blanche gravissait difficilement le sentier plein de neige.</p> + +<p>Henri Deslois était tête nue comme la première fois qu’il était venu +ici; sa blouse se gonflait sous le vent, et il se retenait à la +crinière de sa bête.</p> + +<p>La jument s’arrêta devant moi.</p> + +<p>Son maître se pencha, et saisit mes deux mains que je levais vers lui.</p> + +<p>Il y avait sur son visage quelque chose de tourmenté que je n’y avais +jamais vu. Je remarquai aussi que ses sourcils se rejoignaient comme +ceux de Mme Deslois. Il dit un peu essoufflé:</p> + +<p>—Je savais que je vous retrouverais ici.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_224">224</span></p> + +<p>Il ouvrit encore la bouche, et je fus tout de suite sûre que ses +paroles allaient me donner de la joie.</p> + +<p>Il serra davantage mes mains, et dit de la même voix <ins class="correction" title="essouflée">essoufflée</ins>:</p> + +<p>—N’ayez pas de haine contre moi.</p> + +<p>Il détourna les yeux des miens:</p> + +<p>—Je ne peux plus être votre ami.</p> + +<p>Aussitôt, je crus que quelqu’un me donnait un coup violent sur la tête.</p> + +<p>Il se fit dans mes oreilles un grand bruit de scie. Je vis Henri +Deslois frissonner longuement, et j’entendis encore qu’il disait:</p> + +<p>—Oh! comme j’ai froid!</p> + +<p>Puis, je ne sentis plus sur mes mains la chaleur des siennes; et quand +je compris que je restais seule sur le chemin, je ne vis plus qu’une +masse d’un blanc gris, qui paraissait glisser sans bruit sur la neige +du sentier.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_225">225</span></p> +</div> + +<p>Je descendis lentement l’autre versant de la colline.</p> + +<p>Je marchai longtemps dans la neige qui crissait sous mes pieds.</p> + +<p>J’avais déjà fait la moitié du chemin, lorsqu’un paysan m’offrit de +monter dans sa voiture. Il allait aussi à la ville, et je me trouvai +bientôt devant l’Orphelinat.</p> + +<p>Je sonnai, et tout de suite la portière m’examina par le judas.</p> + +<p>Je la reconnus. C’était toujours Bel-Œil.</p> + +<p>Nous l’avions surnommée ainsi parce qu’elle avait un gros œil blanc. +Elle ouvrit après m’avoir reconnue aussi. Elle me fit entrer, mais +avant de refermer la porte derrière moi, elle me dit:</p> + +<p>—Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p> + +<p>Je ne répondis pas; alors elle répéta:</p> + +<p>—Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.</p> + +<p>J’entendais bien, mais je n’y apportais aucune attention; c’était comme +dans les rêves où les choses les plus extraordinaires vous arrivent, +sans que cela ait de l’importance.</p> + +<p>Je regardais son œil blanc, et je dis simplement:</p> + +<p>—Je reviens.</p> + +<p>Elle ferma la porte derrière moi, et elle me laissa debout sous +l’auvent, pendant qu’elle allait prévenir la supérieure.</p> + +<p>Elle revint en disant que la supérieure voulait parler à sœur +Désirée-des-Anges avant de me recevoir.</p> + +<p>A un coup de sonnette, Bel-Œil se leva, en me faisant signe de la +suivre.</p> + +<p>La neige s’était remise à tomber.</p> + +<p>L’obscurité était presque complète chez la supérieure.</p> + +<p>Je ne vis tout d’abord que le feu qui flambait en sifflant. Une voix me +fit regarder plus près. La supérieure disait:</p> + +<p>—Alors vous revenez?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p> + +<p>J’essayai de fixer mes idées; je ne savais pas bien si je revenais. +Elle reprit:</p> + +<p>—Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.</p> + +<p>Je crus que c’était le mauvais rêve qui continuait, et je toussai pour +me réveiller; puis je regardai le feu, et je tâchai de savoir pourquoi +il sifflait. La supérieure dit encore:</p> + +<p>—Est-ce que vous êtes malade?</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>La chaleur me ranimait, et je me sentais mieux.</p> + +<p>Je comprenais enfin que j’étais revenue, et que je me trouvais chez la +supérieure. Je rencontrai ses yeux fixes et me rappelai tout.</p> + +<p>Elle disait en se moquant:</p> + +<p>—Vous n’avez pas beaucoup changé; quel âge avez-vous donc?</p> + +<p>Je répondis que j’avais dix-huit ans.</p> + +<p>—Eh bien, reprit-elle, cela ne vous a pas beaucoup fait grandir, +d’aller dans le monde.</p> + +<p>Elle mit un coude sur la table, et me demanda pourquoi je revenais.</p> + +<p>Je voulais répondre que c’était pour voir sœur Marie-Aimée; mais j’eus +peur de l’entendre <span class="pagenum" id="Page_228">228</span> encore me dire que sœur Marie-Aimée n’était +plus ici, et je restai silencieuse.</p> + +<p>Elle tira d’un tiroir une lettre qu’elle glissa sous sa main ouverte, +et dit de l’air ennuyé d’une personne que l’on dérange pour peu de +chose:</p> + +<p>—Cette lettre m’avait déjà appris que vous étiez devenue une fille +orgueilleuse et hardie.</p> + +<p>Elle repoussa la lettre d’un geste las, et, après avoir respiré +longuement, elle dit encore:</p> + +<p>—On va vous envoyer aux cuisines, en attendant qu’on vous trouve une +autre place.</p> + +<p>Le feu sifflait sans relâche. Je continuais de le regarder sans +parvenir à reconnaître laquelle des trois bûches faisait entendre ce +sifflement.</p> + +<p>La supérieure haussa sa voix monotone pour attirer mon attention. Elle +me prévenait que sœur Désirée-des-Anges me surveillerait étroitement, +et qu’il ne me serait pas permis de parler à mes anciennes compagnes.</p> + +<p>Je la vis faire un geste vers la porte, et je sortis dans la neige.</p> + +<p>Tout là-bas, de l’autre côté des allées, je <span class="pagenum" id="Page_229">229</span> voyais les cuisines. +Sœur Désirée-des-Anges, longue et droite, m’attendait à la porte. Je +ne voyais d’elle que sa cornette et sa robe noire, et je l’imaginais +vieille et sèche.</p> + +<p>L’idée me vint de me sauver; je n’avais qu’à courir jusqu’à la porte; +je dirais à Bel-Œil que j’étais venue en visite; elle me laisserait +sortir et tout serait dit.</p> + +<p>Au lieu d’aller du côté de la porte, je me dirigeai vers les bâtiments +où s’était passé mon enfance.</p> + +<p>Je ne savais pas pourquoi j’y allais. Mais je ne pouvais pas m’empêcher +d’y aller. Je ressentais aussi une grande fatigue, et j’aurais voulu +m’étendre pour dormir longtemps.</p> + +<p>Le vieux banc était toujours à sa place; j’écartai de la main la neige +qui le recouvrait; et je m’assis en m’appuyant au tilleul, comme +autrefois M. le curé.</p> + +<p>J’attendais quelque chose, et je ne savais pas quoi. Je regardai la +fenêtre de la chambre de sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>Elle n’avait plus ses beaux rideaux de mousseline brodée, mais elle +avait beau être pareille aux autres, je la trouvais quand même <span class="pagenum" id="Page_230">230</span> +différente, et, si les épais rideaux de calicot ne déparaient pas les +autres fenêtres, ils lui faisaient à elle comme un visage aux yeux +fermés.</p> + +<p>La nuit commença à tomber sur les allées, et les lumières s’allumaient +à l’intérieur des salles.</p> + +<p>Je voulais me lever du banc; je pensais: «Bel-Œil va m’ouvrir la porte.»</p> + +<p>Mais mon corps était comme écrasé, et il me semblait que des mains +larges et dures se posaient lourdement sur ma tête, et toujours ces +mots revenaient comme si je les avais prononcés tout haut: «Bel-Œil va +m’ouvrir la porte.»</p> + +<p>Mais voilà qu’une voix pleine de pitié disait près de moi:</p> + +<p>—Je vous en prie, Marie-Claire, ne restez pas ainsi dans la neige!</p> + +<p>Je relevai la tête: j’avais devant moi une toute jeune religieuse dont +le visage était si beau, que je ne me souvenais pas d’en avoir jamais +vu de pareil.</p> + +<p>Elle se pencha pour m’aider à me lever, et comme j’avais de la peine à +me tenir debout, <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> elle passa mon bras sous le sien pendant qu’elle +disait:</p> + +<p>—Appuyez-vous sur moi.</p> + +<p>Je vis aussitôt qu’elle me conduisait vers les cuisines, dont la large +porte vitrée était tout éclairée.</p> + +<p>Je ne pensais plus à rien. La neige, qui tombait fine et dure, me +piquait le visage, et je sentais de violentes brûlures aux paupières. +En entrant dans les cuisines, je reconnus les deux jeunes filles qui se +tenaient devant le grand fourneau carré.</p> + +<p>C’étaient Véronique la pimbêche et la grosse Mélanie, et il me sembla +entendre sœur Marie-Aimée quand elle les nommait ainsi.</p> + +<p>Seule, la grosse Mélanie me fit un petit signe au passage, et j’entrai +avec la jeune sœur dans une chambre éclairée par une veilleuse.</p> + +<p>Cette chambre était séparée en deux par un grand rideau blanc.</p> + +<p>La jeune sœur me fit asseoir sur une chaise qu’elle tira de derrière le +rideau, et elle sortit sans rien dire.</p> + +<p>Un peu après, la grosse Mélanie et Véronique <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> la pimbêche entrèrent +pour mettre du linge propre au petit lit de fer qui était à côté de moi.</p> + +<p>Quand elles eurent fini, Véronique, qui avait évité de me regarder, se +tourna vers moi pour me dire qu’on n’aurait jamais cru que je serais +revenue. Elle avait un air méprisant comme si elle me reprochait une +chose honteuse.</p> + +<p>La grosse Mélanie joignit ses mains sous son menton. Elle penchait +toujours la tête de côté, comme quand elle était petite fille. Elle me +dit avec un sourire affectueux:</p> + +<p>—Je suis bien contente qu’on t’ait mise aux cuisines.</p> + +<p>Puis, elle tapota un peu le lit.</p> + +<p>—Tu prends ma place, c’est moi qui couchais ici.</p> + +<p>Elle montra du doigt le rideau en baissant la voix:</p> + +<p>—Sœur Désirée-des-Anges couche là.</p> + +<p>Quand elles furent sorties en fermant la porte derrière elles, je me +rapprochai du lit de fer.</p> + +<p>Ce grand rideau blanc m’impressionnait. Il <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> me semblait voir remuer +des ombres dans le creux des plis que la veilleuse n’éclairait pas.</p> + +<p>Mon attention fut détournée par la cloche du dîner. J’en reconnaissais +le son, et, malgré moi, j’en comptais les coups.</p> + +<p>Puis le silence se fit, et la jeune sœur entra de nouveau dans la +chambre. Elle m’apportait un bol de bouillon tout fumant.</p> + +<p>Elle fit glisser le grand rideau sur sa tringle; et elle eut presque le +même geste que Mélanie quand elle dit:</p> + +<p>—Voici votre chambre, et voici la mienne!</p> + +<p>Je fus tout de suite rassurée en voyant que son petit lit de fer était +pareil au mien. Je commençais à penser que j’avais devant moi sœur +Désirée-des-Anges, mais je n’osais pas y croire et je le lui demandai.</p> + +<p>Elle fit «oui» de la tête, et tout en approchant sa chaise de la +mienne, elle dit en mettant son visage dans la lumière:</p> + +<p>—On dirait que vous ne me reconnaissez pas!</p> + +<p>Je la regardai sans répondre.</p> + +<p>Non, je ne la reconnaissais pas: j’étais même sûre de ne l’avoir jamais +vue, car je <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> n’imaginais pas qu’on pût oublier ses traits lorsqu’on +les avait vus une seule fois.</p> + +<p>Elle fit une petite moue comique en disant:</p> + +<p>—Je vois bien que vous ne vous souvenez plus de cette pauvre Désirée +Joly.</p> + +<p>Désirée Joly?... ah! si je m’en souvenais! c’était une jeune fille qui +faisait son noviciat; elle avait un visage plus rose que les roses, +elle avait aussi une taille fine, et elle était rieuse et aimante. +Elle sautait si fort, quand elle jouait à la ronde avec nous, que sœur +Marie-Aimée lui disait souvent:</p> + +<p>—Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut, on voit vos genoux.</p> + +<p>Et maintenant, j’avais beau regarder sœur Désirée-des-Anges, il m’était +impossible de faire le plus petit rapprochement. Elle dit:</p> + +<p>—Oui, le vêtement de religieuse nous change beaucoup!</p> + +<p>Elle releva ses manches d’un geste vif, et avec la même petite moue de +tout à l’heure, elle dit encore:</p> + +<p>—Oubliez que je suis sœur Désirée-des-Anges, et rappelez-vous que +Désirée Joly vous aimait bien autrefois.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span></p> + +<p>Elle reprit avec vivacité:</p> + +<p>—Oh! moi, je vous ai reconnue tout de suite. Vous avez toujours votre +figure de petite fille.</p> + +<p>Quand je lui dis que j’avais imaginé une sœur <ins class="correction" title="Désiré-des-Anges">Désirée-des-Anges</ins> bien +vieille et bien méchante, elle répondit:</p> + +<p>—Nous nous étions trompées toutes les deux; on vous avait montrée +à moi comme une fille vaniteuse et arrogante. Mais quand je vous ai +vue pleurer au milieu de toute cette neige, j’ai pensé que vous aviez +surtout de la peine et je suis allée vers vous.</p> + +<p>Après m’avoir aidée à me mettre au lit, elle sépara la chambre avec le +rideau, et je m’endormis aussitôt.</p> + +<p>Mais c’était un mauvais sommeil. Je me réveillais à tout instant; +j’avais toujours une grosse pierre sur la poitrine, et quand je +réussissais à la rejeter, elle se partageait en plusieurs morceaux, qui +retombaient sur moi, et m’écrasaient les membres.</p> + +<p>Puis je rêvai que je me trouvais sur une route pleine de pierres +coupantes. J’y marchais avec une extrême difficulté; de chaque <span class="pagenum" id="Page_236">236</span> +côté de la route, il y avait des champs, des vignes, des maisons.</p> + +<p>Toutes les maisons étaient couvertes de neige, tandis qu’un beau soleil +éclairait les arbres chargés de fruits.</p> + +<p>Je quittais la route pour entrer dans les champs, et je m’arrêtais à +tous les arbres, pour goûter à chaque fruit, mais tous étaient amers, +et je les rejetais avec dégoût.</p> + +<p>Je cherchais à entrer dans les maisons couvertes de neige, mais aucune +n’avait de porte. Je revins sur la route, et voilà que les pierres +s’amoncelèrent autour de moi en si grande quantité qu’il me fut +impossible d’avancer. Alors, j’appelai à mon secours; j’appelai de +toutes mes forces, sans que personne entendît. Et quand je sentis que +j’allais être ensevelie sous l’énorme monceau, je fis un tel effort +pour me dégager, que je me réveillai.</p> + +<p>Pendant un instant, je crus que je rêvais encore; le plafond de la +chambre me parut à une hauteur extraordinaire. La tringle qui soutenait +le rideau blanc brillait par endroits, et la branche de buis clouée au +mur allongeait <span class="pagenum" id="Page_237">237</span> son ombre jusque sur la Vierge, qui tendait les +bras dans son coin.</p> + +<p>Puis un coq chanta. Il recommença plusieurs fois comme s’il eût voulu +effacer son premier chant, qui s’était arrêté court, comme un cri +d’angoisse.</p> + +<p>La veilleuse se mit à grésiller. Elle pétilla longtemps avant de +s’éteindre, et, quand tout fut devenu noir dans la chambre, j’entendis +la respiration mince et régulière de sœur Désirée-des-Anges.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_238">238</span></p> +</div> + +<p>Bien avant le jour, je me levai pour commencer mon métier de cuisinière.</p> + +<p>Mélanie me montra comment on soulevait les énormes marmites.</p> + +<p>Il fallait autant d’adresse que de force. Il me fallut plus d’une +semaine avant de pouvoir seulement les bouger de place.</p> + +<p>Ce fut encore Mélanie qui m’apprit à sonner la lourde cloche du réveil: +elle me montra comment on cambrait les reins pour tirer la corde. Je +saisis vite le balancement du son régulier, et chaque matin, malgré le +froid ou la pluie, j’avais un grand plaisir à sonner le réveil.</p> + +<p>La cloche avait un son clair que le vent augmentait ou diminuait, et je +ne me lassais pas de l’entendre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span></p> + +<p>Il y avait des jours où je sonnais si longtemps, que sœur +Désirée-des-Anges ouvrait la fenêtre et me disait avec une moue +suppliante:</p> + +<p>—Assez! Assez!</p> + +<p>Depuis que j’étais aux cuisines, Véronique la pimbêche affectait de +regarder de côté en me parlant, et si je me renseignais près d’elle +pour connaître la place d’un objet, elle me l’indiquait seulement d’un +geste.</p> + +<p>Sœur Désirée-des-Anges la suivait des yeux en faisant une petite +grimace du coin de la bouche.</p> + +<p>Elle n’avait plus sa pétulance de jeune novice, mais elle restait +enjouée et moqueuse.</p> + +<p>Chaque soir, nous nous retrouvions dans notre chambre. Elle me forçait +à rire par quelques remarques plaisantes sur ce qui s’était passé dans +la journée.</p> + +<p>Il arrivait, parfois, que mon rire finissait en sanglots douloureux; +alors, elle appuyait ses mains l’une contre l’autre comme les saintes, +et elle disait en regardant en haut:</p> + +<p>—Oh! comme je voudrais que votre chagrin s’en aille!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p> + +<p>Puis, elle s’agenouillait par terre pour prier, et souvent je +m’endormais avant de l’avoir vue se relever.</p> + +<p>Le travail des cuisines m’était très pénible. J’aidais Mélanie au +récurage des marmites et au lavage des dalles.</p> + +<p>C’était elle qui en faisait la plus grande partie; elle était forte +comme un homme et toujours prête à rendre service. Aussitôt qu’elle +me voyait fatiguée, elle m’asseyait de force sur une chaise, et elle +disait avec une autorité souriante:</p> + +<p>—Prends ta récréation.</p> + +<p>Dès les premiers jours de mon arrivée, elle m’avait rappelé la +difficulté qu’elle avait eue à apprendre son catéchisme. Elle n’avait +pas oublié que pendant toute une saison j’avais passé toutes mes +récréations à essayer de le lui faire retenir par cœur. Et maintenant, +c’était une joie pour elle de me faire reposer un instant.</p> + +<p>Véronique était chargée de préparer les légumes et de recevoir la +viande de boucherie.</p> + +<p>Elle se tenait raide et pincée, près de la bascule où les garçons +déposaient la viande.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p> + +<p>Elle se disputait souvent avec eux, trouvant toujours que les morceaux +étaient coupés trop gros ou trop petits.</p> + +<p>Les garçons finirent par lui dire des injures, et sœur +Désirée-des-Anges me chargea de recevoir les bouchers à sa place.</p> + +<p>Elle vint tout de même le lendemain près de la bascule, mais j’étais +là, avec sœur Désirée-des-Anges, qui m’expliquait la manière de peser.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_242">242</span></p> +</div> + +<p>Un matin, un des deux bouchers poussa une exclamation en prononçant mon +nom. Sœur Désirée-des-Anges s’approcha, et moi je regardai le garçon, +toute surprise: c’était un nouveau, mais je ne fus pas longtemps à le +reconnaître. C’était l’aîné des enfants de Jean le Rouge. Il s’avançait +tout joyeux de me rencontrer; il parla tout de suite de ses parents +qui avaient enfin trouvé une bonne place au château du Gué Perdu. Lui, +n’avait aucun goût pour le travail des champs, et il avait voulu entrer +chez un boucher de la ville.</p> + +<p>Il se reprit très vite pour me dire que le Gué Perdu se trouvait tout +près de Villevieille et il me demanda si je le connaissais; je fis un +signe de tête, pour dire que je le connaissais.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span></p> + +<p>Alors il continua, disant que ses parents y étaient installés depuis +plusieurs mois, et qu’il y avait eu une belle fête la semaine dernière +à l’occasion du mariage de M. Henri Deslois.</p> + +<p>J’entendis encore quelques mots que je ne compris pas; puis, le jour +éclatant des cuisines se changea en nuit noire, et je sentis que les +dalles s’enfonçaient et m’entraînaient dans un trou sans fond.</p> + +<p>Je sentis encore que sœur Désirée-des-Anges venait à mon secours, mais +déjà une bête s’était accrochée à ma poitrine. Il sortait d’elle un +bruit qui m’était très douloureux à entendre. C’était comme un horrible +sanglot qui s’arrêtait toujours au même endroit. Puis le jour revint, +et j’aperçus au-dessus de moi le visage de sœur Désirée-des-Anges, et +celui de Mélanie. Elles souriaient toutes deux du même sourire inquiet, +et le visage large de Mélanie avait une grande ressemblance avec le +visage fin et décoloré de sœur Désirée-des-Anges.</p> + +<p>Je me dressai sur le lit, tout étonnée d’être couchée en plein jour; +mais je ne me levai pas. Le souvenir du petit Jean le Rouge me <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> +revint, et pendant des heures et des heures j’essayai d’étouffer mon +mal.</p> + +<p>Quand sœur Désirée-des-Anges entra dans la chambre à l’heure du +coucher, elle s’assit sur le pied de mon lit. Elle mit encore ses mains +comme les saintes, et elle me dit:</p> + +<p>—Parlez-moi de votre peine.</p> + +<p>Je parlai, et il me sembla que chaque mot que je prononçais emportait +un peu de ma souffrance. Lorsque j’eus tout dit, sœur Désirée-des-Anges +alla prendre l’<i>Imitation de Jésus-Christ</i>, et elle se mit à lire +tout haut.</p> + +<p>Elle lisait avec un accent doux et résigné, et il y avait des mots +qu’elle traînait comme une plainte qui finit.</p> + +<p>Les jours suivants, je revis le petit Jean le Rouge; il parla encore du +Gué Perdu, et pendant qu’il disait le contentement de ses parents, et +la bonté du maître pour eux, je revoyais la maison de la colline avec +son jardin fleuri et sa source dont le ruisseau descendait jusqu’à la +petite rivière en se cachant sous les genêts.</p> + +<p>Je parlais souvent d’elle à sœur Désirée-des-Anges, qui m’écoutait +avec recueillement. <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> Elle en connaissait les alentours et les +moindres recoins, et un soir qu’elle restait songeuse, et que je lui en +demandais la raison, elle répondit en regardant au loin:</p> + +<p>—L’été va finir, et je pense que les arbres du jardin sont chargés de +fruits!</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_246">246</span></p> +</div> + +<p>Pendant le mois de septembre, beaucoup de religieuses vinrent rendre +visite à la supérieure.</p> + +<p>Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. A chaque coup, Véronique +sortait pour s’assurer de celle qui entrait; elle avait un mot +désagréable pour chacune des religieuses qu’elle reconnaissait.</p> + +<p>Vers le soir, il y eut encore un coup de cloche; Véronique, qui se +trouvait sur la porte, cria:</p> + +<p>—Par exemple, en voilà une que personne n’attendait.</p> + +<p>Et en rentrant seulement sa tête dans les cuisines, elle nous dit:</p> + +<p>—C’est sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>La grosse cuillère à pot m’échappa des <span class="pagenum" id="Page_247">247</span> doigts et glissa jusqu’au +fond de la marmite.</p> + +<p>Je me précipitai vers la porte, en bousculant Véronique qui voulait +m’empêcher de passer.</p> + +<p>Mélanie courut derrière moi pour me retenir:</p> + +<p>—Reviens, disait-elle, la supérieure te voit.</p> + +<p>Mais j’avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Je m’étais jetée contre +elle avec une si grande force que nous avions manqué de tomber ensemble.</p> + +<p>Elle m’entoura à pleins bras. Elle était toute frémissante, et comme +transportée.</p> + +<p>Elle me prit la tête, et comme si j’eusse été un tout petit enfant, +elle m’embrassa par tout le visage.</p> + +<p>Sa cornette faisait entendre un bruit de papier froissé, et ses larges +manches reculaient vers ses coudes.</p> + +<p>Mélanie avait raison: la supérieure me voyait, elle sortait de la +chapelle, et s’avançait dans l’allée où nous étions.</p> + +<p>Sœur Marie-Aimée la vit; elle cessa de m’embrasser pour poser sa main +sur mon <span class="pagenum" id="Page_248">248</span> épaule, tandis que je passais vivement mon bras autour de +sa taille, dans la crainte qu’elle ne m’éloignât d’elle.</p> + +<p>Toutes deux, maintenant, nous regardions venir la supérieure. Elle +passa devant nous sans lever les yeux, et elle ne parut pas avoir vu le +salut plein de gravité que lui fit sœur Marie-Aimée.</p> + +<p>Aussitôt qu’elle nous eut dépassées, j’entraînai sœur Marie-Aimée sur +le vieux banc. Elle hésita, et dit avant de s’asseoir:</p> + +<p>—On dirait que les choses nous attendent.</p> + +<p>Elle s’assit, sans s’adosser au tilleul, et je m’agenouillai dans +l’herbe à ses pieds.</p> + +<p>Ses yeux n’avaient plus de rayons; on eût dit que les couleurs +s’étaient mélangées, et tout son visage, si fin, s’était comme +rapetissé, et retiré au fond de sa cornette. Sa guimpe ne +s’arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine, et ses mains +laissaient voir leurs veines bleues.</p> + +<p>Son regard se posa à peine sur la fenêtre de sa chambre; il passa sur +les allées de tilleuls, il fit le tour de la grande cour carrée, et +pendant qu’il s’arrêtait sur la maison de la supérieure, <span class="pagenum" id="Page_249">249</span> elle +laissa échapper ces paroles comme un murmure:</p> + +<p>—Il faut bien pardonner aux autres, si nous voulons qu’on nous +pardonne!</p> + +<p>Elle ramena son regard sur moi, et elle dit:</p> + +<p>—Tes yeux sont tristes.</p> + +<p>Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme si elle voulait y effacer une +chose qui lui déplaisait; et, en les retenant fermés, elle dit de la +même voix murmurante:</p> + +<p>—Tant de souffrances passent sur nous!</p> + +<p>Elle retira ses mains pour les mêler aux miennes, et sans me quitter du +regard, avec un accent plein de prière, elle me parla:</p> + +<p>—Ma douce fille, écoute-moi: ne deviens jamais une pauvre religieuse!</p> + +<p>Elle eut comme un long soupir de regret, et elle reprit:</p> + +<p>—Notre habit noir et blanc annonce aux autres que nous sommes des +créatures de force et de clarté, et toutes les larmes s’étalent devant +nous, et toutes les souffrances veulent être consolées par nous; mais +pour nous, personne ne s’inquiète de nos souffrances, <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> et c’est +comme si nous n’avions pas de visage.</p> + +<p>Puis elle parla d’avenir; elle disait:</p> + +<p>—Je m’en vais où vont les missionnaires. Je vivrai là-bas dans une +maison pleine d’épouvante; j’aurai sans cesse devant les yeux toutes +les laideurs, et toutes les pourritures!</p> + +<p>J’écoutai sa voix profonde; il y avait au fond comme une ardeur: on eût +dit qu’elle pouvait prendre pour elle seule toutes les souffrances de +la terre.</p> + +<p>Ses doigts cessèrent de s’entre-croiser aux miens. Elle les passa sur +mes joues, et sa voix se fit très douce pour me dire:</p> + +<p>—La pureté de ton visage restera gravée dans ma pensée.</p> + +<p>Et pendant que son regard passait au-dessus de moi, elle ajouta:</p> + +<p>—Dieu nous a donné le souvenir, et il n’est au pouvoir de personne de +nous le retirer.</p> + +<p>Elle se leva du banc, je l’accompagnai jusqu’à la sortie, et, quand +Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte, j’en écoutai <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> un long +moment le bruit sourd et prolongé.</p> + +<p class="br">Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plus tard dans la chambre. +Elle avait assisté à des prières particulières, pour le départ de sœur +Marie-Aimée, qui s’en allait soigner les lépreux.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_252">252</span></p> +</div> + +<p>L’hiver revint encore une fois.</p> + +<p>Sœur Désirée-des-Anges avait vite compris mon goût pour la lecture; +elle m’apportait l’un après l’autre tous les livres de la bibliothèque +des sœurs.</p> + +<p>C’était, pour la plupart, des livres enfantins, que je lisais en +tournant plusieurs pages à la fois. Je préférais les récits de voyages +et je lisais la nuit à la lueur de la veilleuse.</p> + +<p>Sœur Désirée-des-Anges me grondait, quand elle se réveillait, mais +aussitôt qu’elle se rendormait, je reprenais mon livre.</p> + +<p>Peu à peu une douce amitié nous avait liées; le rideau blanc ne +séparait plus nos lits pendant la nuit; la gêne s’en était allée +d’entre nous, et toutes nos pensées nous étaient communes.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_253">253</span></p> + +<p>Elle avait une gaieté fine, qui ne s’altérait jamais.</p> + +<p>Une seule chose lui paraissait ennuyeuse dans la vie: c’était son +costume de religieuse. Elle le trouvait lourd et incommode; elle disait +avec une expression de lassitude:</p> + +<p>—Quand je m’habille, il me semble que je me mets dans une maison où il +fait toujours noir.</p> + +<p>Elle s’en débarrassait très vite le soir, et elle était tout heureuse +de marcher dans la chambre en costume de nuit.</p> + +<p>Elle disait avec sa petite moue:</p> + +<p>—Je commence à m’y faire, mais dans les premiers temps la cornette +m’écorchait les joues, et la robe me tirait les épaules en bas.</p> + +<p>Au printemps, elle se mit à tousser.</p> + +<p>Elle avait une petite toux sèche qui ne se faisait entendre que de +temps en temps.</p> + +<p>Son corps long et fin parut encore plus fragile. Elle gardait toute sa +gaieté; elle se plaignait seulement que sa robe devenait de plus en +plus lourde.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_254">254</span></p> +</div> + +<p>Pendant une nuit du mois de mai, elle ne cessa de s’agiter et de rêver +tout haut.</p> + +<p>J’avais lu toute la nuit, et je m’aperçus tout à coup que le jour +venait. Je soufflai la veilleuse, et j’essayai de dormir un peu.</p> + +<p>Je commençais à sommeiller, lorsque sœur Désirée-des-Anges se mit à +dire:</p> + +<p>—Ouvrez la fenêtre, c’est aujourd’hui qu’il vient!</p> + +<p>Je crus qu’elle rêvait encore, mais elle reprit d’une voix claire:</p> + +<p>—Ouvrez la fenêtre, afin qu’il entre!</p> + +<p>Je me dressai pour m’assurer qu’elle dormait, et je la vis assise sur +son lit. Elle avait rejeté ses couvertures, et elle défaisait les +cordons de sa cornette de nuit. Elle la retira pour la lancer au pied +du lit; puis elle secoua <span class="pagenum" id="Page_255">255</span> la tête, en faisant rouler ses cheveux +courts et bouclés sur son front, et aussitôt je reconnus Désirée Joly.</p> + +<p>Je me levai un peu effrayée; elle répéta:</p> + +<p>—Ouvrez la fenêtre, afin qu’il entre!</p> + +<p>J’ouvris la fenêtre toute grande, et quand je me retournai, sœur +Désirée-des-Anges tendait ses mains jointes vers le soleil levant, et +d’une voix soudainement affaiblie elle disait:</p> + +<p>—J’ai ôté ma robe, je n’en pouvais plus.</p> + +<p>Elle s’étendit tranquillement, et plus rien ne bougea sur son visage.</p> + +<p>Je retins longtemps ma respiration pour écouter la sienne; puis, +j’aspirai longuement, comme si mon souffle devait en même temps entrer +dans sa poitrine.</p> + +<p>Mais en la regardant de plus près, je compris que le dernier souffle +était déjà sorti d’elle. Ses yeux grands ouverts semblaient regarder un +rayon de soleil qui s’avançait comme une longue flèche.</p> + +<p>Des hirondelles passaient et repassaient devant la fenêtre en poussant +des cris comme les petites filles, et des bruits que je n’avais jamais +entendus m’emplissaient les oreilles.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span></p> + +<p>Je levai la tête vers les fenêtres des dortoirs, dans l’espoir que +quelqu’un pourrait entendre ce que j’avais à dire.</p> + +<p>Mais mon regard ne rencontra que le cadran de la grosse horloge, +qui semblait regarder dans la chambre par-dessus les tilleuls: il +marquait cinq heures; alors je ramenai les couvertures sur sœur +Désirée-des-Anges et je sortis sonner le réveil.</p> + +<p>Je sonnai longtemps; les sons s’en allaient loin, bien loin! Ils s’en +allaient où s’en était allée sœur Désirée-des-Anges.</p> + +<p>Je sonnais, parce qu’il me semblait que la cloche disait au monde que +sœur Désirée-des-Anges était morte.</p> + +<p>Je sonnais aussi parce que j’espérais qu’elle mettrait encore une fois +son beau visage à la fenêtre pour me dire:</p> + +<p>«Assez! assez!»</p> + +<p>Mélanie m’arracha brusquement la corde. La cloche, qui était lancée, +retomba à faux, et fit entendre une sorte de plainte.</p> + +<p>Mélanie me dit:</p> + +<p>—Es-tu folle, voilà plus d’un quart d’heure que tu sonnes!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_257">257</span></p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Sœur Désirée-des-Anges est morte.</p> + +<p>Véronique entra avec nous dans la chambre; elle remarqua que le rideau +blanc ne séparait pas les deux lits; et avec un geste de mépris, elle +trouva que c’était honteux pour une religieuse de laisser voir ses +cheveux.</p> + +<p>Mélanie passait son doigt sur chaque larme qui coulait sur ses joues. +Sa tête se penchait davantage de côté; et elle me dit tout bas:</p> + +<p>—Elle est encore plus jolie qu’avant.</p> + +<p>Le soleil s’étalait maintenant sur le lit, et recouvrait complètement +la morte.</p> + +<p>Toute la journée, je restai près d’elle.</p> + +<p>Quelques religieuses vinrent la voir. L’une d’elles lui recouvrit le +visage avec un linge; mais aussitôt qu’elle fut sortie, je retirai le +linge.</p> + +<p>Mélanie vint passer la veillée de nuit avec moi. Quand elle eut fermé +la fenêtre, elle alluma la grosse lampe, afin, dit-elle, que sœur +Désirée-des-Anges ne regardât pas encore dans le noir.</p> + +<hr class="section x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_258">258</span></p> +</div> + +<p>Huit jours après, Bel-Œil entra dans les cuisines. Elle venait +m’avertir de me tenir prête à partir le jour même. Elle tenait dans le +creux de sa main deux pièces d’or, qu’elle mit l’une à côté de l’autre +sur le coin du fourneau, et en les touchant du bout du doigt elle dit:</p> + +<p>—Notre Mère Supérieure vous donne quarante francs.</p> + +<p>Je ne voulais pas partir sans dire adieu à Colette et à Ismérie, que +j’avais souvent aperçues de l’autre côté de la pelouse.</p> + +<p>Mais Mélanie m’assura qu’elles n’avaient que du mépris pour moi.</p> + +<p>Colette ne comprenait pas que je ne sois pas encore mariée, et Ismérie +ne me pardonnait pas d’aimer sœur Marie-Aimée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p> + +<p>Mélanie m’accompagna jusqu’à la porte.</p> + +<p>En passant devant le vieux banc, je vis qu’un des pieds avait cédé, et +qu’il était tombé dans l’herbe par un bout.</p> + +<p>A la porte, je trouvai une femme aux yeux durs. Elle me dit avec +autorité:</p> + +<p>—Je suis ta sœur.</p> + +<p>Je ne la reconnus pas.</p> + +<p>Douze ans avaient passé depuis notre séparation.</p> + +<p>A peine dehors, elle m’arrêta par le bras, et d’une voix aussi dure que +ses yeux, elle me demanda combien j’avais d’argent.</p> + +<p>Je lui montrai les deux pièces d’or que je venais de recevoir.</p> + +<p>—En ce cas, dit-elle, tu feras mieux de rester dans la ville, où tu +trouveras plus facilement à te placer.</p> + +<p>Tout en continuant d’avancer, elle m’apprit qu’elle était mariée à un +cultivateur des environs, et qu’elle ne voulait pas se créer des ennuis +pour moi.</p> + +<p>Nous étions arrivées devant la gare.</p> + +<p>Elle m’entraîna sur le quai, pour l’aider à porter quelques paquets; +elle me dit adieu, <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> quand son train s’ébranla, et je restai là, à +le regarder s’éloigner.</p> + +<p>Presque aussitôt, un autre train s’arrêta. Les employés couraient sur +le quai en criant:</p> + +<p>—Les voyageurs pour Paris, traversez!</p> + +<p>Dans l’instant même, je vis Paris avec ses hautes maisons toutes +semblables à des palais, et dont les toits étaient si hauts qu’ils se +perdaient dans les nuages.</p> + +<p>Un jeune employé me heurta; il s’arrêta devant moi en disant:</p> + +<p>—Est-ce que vous allez à Paris, mademoiselle?</p> + +<p>J’hésitai à peine pour répondre:</p> + +<p>—Oui, mais je n’ai pas mon billet.</p> + +<p>Il tendit la main.</p> + +<p>—Donnez, dit-il, je vais aller vous le chercher.</p> + +<p>Je lui remis une de mes deux pièces, et il partit en courant.</p> + +<p>Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet et les quelques sous de +monnaie qu’il me rapportait, et, conduite par lui, je traversai la +voie, montai vivement dans le train.</p> + +<p>Le jeune employé resta un moment devant <span class="pagenum" id="Page_261">261</span> la portière, puis il +s’éloigna en se retournant. Il avait, comme Henri Deslois, des yeux +pleins de douceur, et un air grave.</p> + +<p>Le train siffla un premier coup, comme s’il me donnait un +avertissement; et quand il m’emporta, son deuxième coup se prolongea +comme un grand cri.</p> + +<p class="center br2">Paris.—<span class="smcap">L. Maretheux</span>, imprimeur, 1, rue Cassette</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_266">266</span></p> +</div> + +<table class="tablematieres" id="catalogue"> + <colgroup> + <col style="width: 80%;"> + <col style="width: 20%;"> + </colgroup> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc1">Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br> + <b>à 3 fr. 50 le volume</b><br> + EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, <span class="smcap">RUE DE GRENELLE</span></td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc4">————————————————————</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc2">DERNIÈRES PUBLICATIONS</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc5">———————</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">MARGUERITE AUDOUX</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Marie-Claire.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">FERDINAND BAC</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Le voyage romantique: Chez Louis II, roi de Bavière.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">ÉMILE BERGERAT</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Souvenirs d’un Enfant de Paris.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">N.-M. BERNARDIN</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">L’Abbé Frifillis.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">ALFRED CAPUS</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Robinson.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">JULES CLARETIE</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Quarante ans après (<span class="smcap">Impressions d’Alsace et de Lorraine</span>, + 1870-1910).</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">LÉON DAUDET</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">La Mésentente.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">VICTOR DUBRON</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Les Histoires d’un vieil Avocat.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">FRANC-NOHAIN</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Jaboune (Illustré). </td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">CHARLES-HENRY HIRSCH</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Amaury d’Ornières. </td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">JULES HURET</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">En Allemagne: La Bavière et la Saxe.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">ALFRED JARRY</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Gestes et Opinions du docteur Faustroll.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">VALERY LARBAUD</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Fermina Marquez. </td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">VICTOR MARGUERITTE</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">L’Or.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">OCTAVE MIRBEAU</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">La 628-E8.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">PAUL REBOUX</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">La Petite Papacoda.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">LOUIS DE ROBERT</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Le Roman du malade.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">ÉDOUARD ROD</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Le Glaive et le Bandeau.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">J.-H. ROSNY Aîné</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">La Guerre du feu.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">EDMOND ROSTAND</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Chantecler.</td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc3">ÉMILE ZOLA</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlmiddle">Correspondance.—Les Lettres et les Arts. </td> + <td class="tdrmiddle">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdc1">ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT<br> + 2219.—L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.</td> + </tr> +</table> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <div class="tnote"> + <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2> + + <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version + originale.</p> + + <p class="fontnote">L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="orthographe initiale">souris</ins> sur + le mot pour voir le mot original.</p> + + <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p> + + <p class="fontnote">La couverture est illustrée par une peinture de William Bouguereau, + peintre français né à La Rochelle. Elle appartient au domaine public.</p> + </div> +</div> + +<hr class="full"> +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 ***</div> + </body> +</html> + + diff --git a/75719-h/images/cover.jpg b/75719-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e7871c5 --- /dev/null +++ b/75719-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..b5dba15 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This book, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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