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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 ***
+
+
+
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+
+ Au lecteur
+
+ Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
+ originale.
+
+ L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ La liste des modifications se trouve à la fin du texte.
+
+ La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
+
+ Les mots en gras dans l'original sont entourés par des =.
+
+
+
+
+ MARIE-CLAIRE
+
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+ IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
+
+ _15 exemplaires numérotés sur papier de Hollande._
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+
+
+ MARGUERITE AUDOUX
+
+ MARIE-CLAIRE
+
+ ROMAN
+
+ _Préface d'OCTAVE MIRBEAU_
+
+
+ SOIXANTE-SIXIÈME MILLE
+
+
+ PARIS
+ BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
+ EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
+ 11, RUE DE GRENELLE, 11
+
+ 1911
+
+ Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
+ réservés pour tous pays.
+
+ Copyright by EUGÈNE FASQUELLE, 1910.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+_Francis Jourdain, un soir, me confia la vie douloureuse d'une femme
+dont il était le grand ami._
+
+_Couturière, toujours malade, très pauvre, quelquefois sans pain, elle
+s'appelait Marguerite Audoux. Malgré tout son courage, ne pouvant plus
+travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle
+écrivait._
+
+_Elle écrivait non avec l'espoir de publier ses œuvres, mais pour ne
+point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme pour
+lui tenir compagnie, et aussi, je pense, parce qu'elle aimait écrire._
+
+_Il connaissait d'elle une œuvre,_ Marie-Claire, _qui lui paraissait
+très belle. Il me demanda de la lire. J'aime le goût de Francis
+Jourdain, et j'en fais grand cas. Sa tournure d'esprit, sa sensibilité
+me contentent infiniment... En me remettant le manuscrit, il ajouta:_
+
+_--Notre cher Philippe admirait beaucoup ça... Il eût bien voulu que
+ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne
+pouvait rien pour lui?..._
+
+
+_Je suis convaincu que les bons livres ont une puissance
+indestructible... De si loin qu'ils arrivent, ou si enfouis qu'ils
+soient dans les misères ignorées d'une maison d'ouvrier, ils se
+révèlent toujours... Certes, on les déteste... On les nie et on les
+insulte... Qu'est-ce que cela fait? Ils sont plus forts que tout et que
+tout le monde._
+
+_Et la preuve c'est que_ Marie-Claire _paraît, aujourd'hui, en volume,
+chez Fasquelle._
+
+
+_Il m'est doux de parler de ce livre admirable, et je voudrais, dans la
+foi de mon âme, y intéresser tous ceux qui aiment encore la lecture.
+Comme moi-même, ils y goûteront des joies rares, ils y sentiront une
+émotion nouvelle et très forte._
+
+Marie-Claire _est une œuvre d'un grand goût. Sa simplicité, sa
+vérité, son élégance d'esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont
+impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages,
+les gens. Ils sont marqués, dessinés d'un trait, du trait qu'il faut
+pour les rendre vivants et inoubliables. On n'en souhaite jamais un
+autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce qui
+nous étonne surtout, ce qui nous subjugue, c'est la force de l'action
+intérieure, et c'est toute la lumière douce et chantante qui se lève
+sur ce livre, comme le soleil sur un beau matin d'été. Et l'on sent
+bien souvent passer la phrase des grands écrivains: un son que nous
+n'entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprit s'émerveille._
+
+_Et voilà le miracle:_
+
+_Marguerite Audoux n'était pas une «déclassée intellectuelle», c'était
+bien la petite couturière qui, tantôt, fait des journées bourgeoises,
+pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans une chambre
+si exiguë qu'il faut déplacer le mannequin pour atteindre la machine à
+coudre._
+
+_Elle a raconté comment, lorsque en sa jeunesse elle gardait les
+moutons dans une ferme de la Sologne, la découverte, dans un grenier,
+d'un vieux bouquin lui révéla le monde des histoires. Depuis ce
+jour-là, avec une passion grandissante, elle lut tout ce qui lui
+tombait sous la main, feuilletons, vieux almanachs, etc. Et elle fut
+prise du désir vague, informulé, d'écrire un jour, elle aussi, des
+histoires. Et ce désir se réalisa, le jour où le médecin, consulté à
+l'Hôtel-Dieu, lui interdit de coudre, sous peine de devenir aveugle._
+
+_Des journalistes ont imaginé que Marguerite Audoux s'écria alors:
+«Puisque je ne peux plus coudre un corsage, je vais faire un livre.»_
+
+_Cette légende, capable de satisfaire, à la fois, le goût qu'ont
+les bourgeois pour l'extraordinaire et le mépris qu'ils ont de la
+littérature, est fausse et absurde._
+
+_Chez l'auteur de_ Marie-Claire, _le goût de la littérature n'est pas
+distinct de la curiosité supérieure de la vie, et ce qu'elle s'amusa
+à noter, ce fut, tout simplement, le spectacle de la vie quotidienne,
+mais encore plus ce qu'elle imaginait, ce qu'elle devinait de
+l'existence des gens rencontrés. Déjà, ses dons d'intuition égalaient
+ses facultés d'observation... Elle ne parlait jamais à quiconque de
+cette «manie» de griffonner, et brûlait ses bouts de papier, qu'elle
+croyait ne pouvoir intéresser personne._
+
+_Il fallut que le hasard la conduisît dans un milieu où fréquentaient
+quelques jeunes artistes, pour qu'elle se rendît compte combien les
+séduisait, combien les empoignait son don du récit. Charles-Louis
+Philippe l'encouragea particulièrement, mais jamais il ne lui donna de
+conseils. Adressés à une femme dont la sensibilité était si éduquée
+déjà, la volonté si arrêtée, le tempérament si affirmé, il les sentait
+encore plus inutiles que dangereux._
+
+_A notre époque, tous les gens cultivés, et ceux qui croient l'être,
+se soucient fort de retour à la tradition et parlent de s'imposer une
+forte discipline... N'est-il pas délicieux que ce soit une ouvrière,
+ignorant l'orthographe, qui retrouve, ou plutôt qui invente ces grandes
+qualités de sobriété, de goût, d'évocation, auxquelles l'expérience et
+la volonté n'arrivent jamais seules?_
+
+_La volonté, d'ailleurs, ne fait pas défaut à Marguerite Audoux, et
+quant à l'expérience, ce qui lui en tient lieu, c'est ce sens inné de
+la langue qui lui permet non pas d'écrire comme une somnambule, mais de
+travailler sa phrase, de l'équilibrer, de la simplifier, en vue d'un
+rythme dont elle n'a pas appris à connaître les lois, mais dont elle
+a, dans son sûr génie, une merveilleuse et mystérieuse conscience._
+
+_Elle est douée d'imagination, mais entendons-nous, d'une imagination
+noble, ardente et magnifique, qui n'est pas celle des jeunes femmes
+qui rêvent et des romanciers qui combinent. Elle n'est ni à côté ni au
+delà de la vie; elle semble seulement prolonger les faits observés,
+et les rendre plus clairs. Si j'étais critique, ou, à Dieu ne plaise,
+psychologue, j'appellerais cette imagination une imagination déductive.
+Mais je ne me hasarde pas sur ce terrain périlleux._
+
+_Lisez_ Marie-Claire... _Et quand vous l'aurez lue, sans vouloir
+blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains--et
+je parle des plus glorieux--celui qui eût pu écrire un tel livre, avec
+cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes._
+
+ OCTAVE MIRBEAU.
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous. Les hommes entraient
+comme dans une église, et les femmes faisaient le signe de la croix en
+sortant.
+
+Je me glissai dans la chambre de mes parents, et je fus bien étonnée de
+voir que ma mère avait une grande bougie allumée près de son lit. Mon
+père se penchait sur le pied du lit, pour regarder ma mère, qui dormait
+les mains croisées sur sa poitrine.
+
+Notre voisine, la mère Colas, nous garda tout le jour chez elle. A
+toutes les femmes qui sortaient de chez nous, elle disait:
+
+--Vous savez, elle n'a pas voulu embrasser ses enfants.
+
+Les femmes se mouchaient en nous regardant, et la mère Colas ajoutait:
+
+--Ces maladies-là, ça rend méchant.
+
+Les jours qui suivirent, nous avions des robes à larges carreaux blancs
+et noirs.
+
+La mère Colas nous donnait à manger et nous envoyait jouer dans les
+champs. Ma sœur, qui était déjà grande, s'enfonçait dans les haies,
+grimpait aux arbres, fouillait dans les mares et revenait le soir les
+poches pleines de bêtes de toutes sortes qui me faisaient peur et
+mettaient la mère Colas bien en colère.
+
+J'avais surtout une grande répugnance pour les vers de terre. Cette
+chose rouge et élastique me causait une horreur sans nom, et s'il
+m'arrivait d'en écraser un par mégarde, j'en ressentais de longs
+frissons de dégoût. Les jours où je souffrais de points de côté, la
+mère Colas défendait à ma sœur de s'éloigner. Mais ma sœur s'ennuyait
+et voulait quand même m'emmener. Alors, elle ramassait des vers,
+qu'elle laissait grouiller dans ses mains, en les approchant de ma
+figure. Aussitôt, je disais que je n'avais plus mal, et je me laissais
+traîner dans les champs.
+
+Une fois, elle m'en jeta une grosse poignée sur ma robe. Je reculai si
+précipitamment que je tombai dans un chaudron d'eau chaude. La mère
+Colas se lamentait en me déshabillant. Je n'avais pas grand mal; elle
+promit une bonne fessée à ma sœur, et comme les ramoneurs passaient
+devant chez nous, elle les appela pour l'emmener.
+
+Ils entrèrent tous les trois avec leurs sacs et leurs cordes; ma sœur
+criait et demandait pardon, et moi j'avais bien honte d'être toute nue.
+
+
+
+
+Mon père nous emmenait souvent dans un endroit où il y avait des hommes
+qui buvaient du vin; il me mettait debout entre les verres, pour me
+faire chanter la complainte de Geneviève de Brabant. Tous ces hommes
+riaient, m'embrassaient, et voulaient me faire boire du vin.
+
+Il faisait toujours nuit quand nous revenions chez nous. Mon père
+faisait de grands pas en se balançant; il manquait souvent de tomber;
+parfois, il se mettait à pleurer tout haut en disant qu'on avait changé
+sa maison. Alors, ma sœur poussait des cris, et, malgré la nuit,
+c'était toujours elle qui finissait par retrouver notre maison.
+
+Il arriva un matin que la mère Colas nous accabla de reproches, disant
+que nous étions des enfants de malheur, qu'elle ne nous donnerait
+plus à manger, et que nous pouvions bien aller retrouver notre père,
+qui était parti on ne savait où. Quand sa colère fut passée, elle nous
+donna à manger comme d'habitude; mais, quelques instants après, elle
+nous fit monter dans la carriole du père Chicon. La carriole était
+pleine de paille et de sacs de grains. J'étais placée derrière, dans
+une sorte de niche, entre les sacs; la voiture penchait en arrière et
+chaque secousse me faisait glisser sur la paille.
+
+J'eus une très grande peur tout le long de la route; à chaque glissade,
+je croyais que la carriole allait me perdre, ou bien que les sacs
+allaient s'écrouler sur moi.
+
+On s'arrêta devant une auberge. Une femme nous fit descendre, secoua la
+paille de nos robes, et nous fit boire du lait. Tout en nous caressant,
+elle disait au père Chicon:
+
+--Alors, vous pensez que leur père les voudra?
+
+Le père Chicon branla la tête en cognant sa pipe contre la table; il
+fit une grimace avec sa grosse lèvre et il répondit:
+
+--Il est peut-être parti encore plus loin. Le fils à Girard m'a dit
+qu'il l'avait rencontré sur la route de Paris.
+
+Le père Chicon nous mena ensuite dans une belle maison, où il y avait
+un perron avec beaucoup de marches.
+
+Il causa longtemps avec un monsieur qui faisait de grands gestes et qui
+parlait de tour de France. Le monsieur mit sa main sur ma tête, et il
+répéta plusieurs fois:
+
+--Il ne m'avait pas dit qu'il avait des enfants.
+
+Je compris qu'il parlait de mon père, et je demandai à le voir. Le
+monsieur me regarda sans répondre, puis il demanda au père Chicon:
+
+--Quel âge a donc celle-ci?
+
+--Dans les cinq ans, dit le vieux.
+
+Pendant ce temps, ma sœur jouait sur les marches avec un petit chat.
+
+La carriole nous ramena chez la mère Colas, qui nous reçut en
+bougonnant et en nous bousculant; quelques jours après, elle nous fit
+monter en chemin de fer, et le soir même nous étions dans une grande
+maison où il y avait beaucoup de petites filles.
+
+Sœur Gabrielle nous sépara tout de suite. Elle dit que ma sœur était
+assez grande pour aller aux moyennes, tandis que moi je resterais aux
+petites.
+
+Sœur Gabrielle était toute petite, vieille, maigre, et courbée; elle
+dirigeait le dortoir et le réfectoire. Au dortoir, elle passait un bras
+sec et dur entre notre chemise et le drap, pour s'assurer de notre
+propreté, et elle fouettait à heure fixe, et avec des verges, celles
+dont les draps étaient humides.
+
+Au réfectoire, elle faisait la salade dans une immense terrine jaune.
+
+Les manches retroussées jusqu'aux épaules, elle plongeait et
+replongeait dans la salade ses deux bras noirs et noueux, qui sortaient
+de là tout luisants et gouttelants, et qui me faisaient penser à des
+branches mortes, les jours de pluie.
+
+
+
+
+J'eus tout de suite une amie.
+
+Je la vis venir vers moi en se dandinant, l'air effronté.
+
+Elle n'était guère plus haute que le banc sur lequel j'étais assise.
+Elle appuya ses coudes sans façon sur moi, et elle me dit:
+
+--Pourquoi ne joues-tu pas?
+
+Je répondis que j'avais mal au côté.
+
+--Ah oui, reprit-elle; ta maman était poitrinaire, et sœur Gabrielle a
+dit que tu mourrais bientôt.
+
+Elle grimpa sur le banc, s'assit en faisant disparaître sous elle ses
+petites jambes; puis elle me demanda mon nom, mon âge, m'apprit qu'elle
+s'appelait Ismérie, qu'elle était plus vieille que moi, et que le
+médecin disait qu'elle ne grandirait jamais. Elle m'apprit aussi que
+la maîtresse de classe s'appelait sœur Marie-Aimée, qu'elle était très
+méchante et punissait sévèrement les bavardes.
+
+Elle sauta tout d'un coup sur ses pieds en criant:
+
+Augustine!
+
+Sa voix était comme celle d'un garçon, et ses jambes étaient un peu
+tordues.
+
+A la fin de la récréation, je l'aperçus sur le dos d'Augustine, qui la
+balançait d'une épaule sur l'autre, comme pour la jeter à terre. En
+passant devant moi, elle me cria de sa grosse voix:
+
+--Tu me porteras aussi, dis?
+
+Je fis bientôt la connaissance d'Augustine.
+
+
+
+
+Un mal d'yeux que j'avais s'aggrava. La nuit, mes paupières se
+collaient l'une contre l'autre, de sorte que j'étais complètement
+aveugle, jusqu'à ce qu'on me les eût baignées. Ce fut elle qui fut
+chargée de me conduire à l'infirmerie. Tous les matins, elle venait
+me prendre au petit dortoir. Je l'entendais venir depuis la porte. Ce
+n'était pas long; elle me saisissait la main, et m'entraînait du même
+pas qu'elle était venue, sans s'occuper si je me cognais aux lits.
+
+Nous traversions les couloirs comme le vent, et descendions les deux
+étages comme une avalanche; mes pieds rencontraient une marche de temps
+en temps; je descendais comme on tombe dans le vide; Augustine avait
+une main ferme qui me tenait solidement.
+
+Pour aller à l'infirmerie, il fallait passer derrière la chapelle, puis
+devant une petite maison toute blanche; là, on redoublait de vitesse.
+
+Un jour que, n'en pouvant plus, j'étais tombée sur les genoux, elle me
+releva avec une tape sur la tête, en disant:
+
+--Dépêche-toi donc, on est devant la maison des morts.
+
+Tous les jours ensuite, dans la crainte que je tombe, elle
+m'avertissait quand nous étions devant la maison des morts.
+
+J'avais surtout peur de la peur d'Augustine. Puisqu'elle courait si
+fort, c'est qu'il y avait du danger. J'arrivais à l'infirmerie en nage
+et sans souffle; quelqu'un me poussait sur une petite chaise, et mon
+point de côté était passé depuis longtemps quand on venait me laver les
+yeux.
+
+Ce fut encore Augustine qui me conduisit dans la classe de sœur
+Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pour dire:
+
+--Ma Sœur, voilà la nouvelle.
+
+Je m'attendais à une rebuffade, mais sœur Marie-Aimée me sourit,
+m'embrassa plusieurs fois, et dit:
+
+--Tu es trop petite pour être sur un banc. Je vais te mettre ici.
+
+Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre.
+
+Comme il y faisait bon dans ce creux de pupitre! Comme la chaleur des
+jupes de laine caressait mon corps tout meurtri par les escaliers de
+bois et de pierres!
+
+Souvent deux pieds se posaient de chaque côté de mon petit banc et
+je me trouvais étroitement enclavée entre deux jambes nerveuses et
+chaudes. Une main tâtonnante m'appuyait la tête sur les jupes entre
+les genoux, et sous cette main douce, et sur cet oreiller chaud, je
+m'endormais.
+
+Quand je m'éveillais, l'oreiller se transformait en table. La même
+main y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et
+quelques bonbons.
+
+Autour de moi, j'entendais vivre le monde.
+
+Une voix pleurait:
+
+--Non, ma Sœur, ce n'est pas moi.
+
+Des voix criardes disaient:
+
+--Si, ma Sœur, c'est elle.
+
+Au-dessus de ma tête, une voix pleine et chaude imposait silence, en
+s'accompagnant de coups de règle sur le pupitre, qui résonnaient et
+faisaient dans mon creux un bruit énorme.
+
+Parfois, il se faisait un grand mouvement. Les pieds se retiraient
+de mon petit banc, les genoux se rapprochaient, la chaise remuait,
+et je voyais se pencher vers mon nid une guimpe blanche, un menton
+mince, des dents fines et pointues, et enfin deux yeux caressants qui
+m'apportaient la confiance.
+
+
+
+
+Aussitôt que mon mal d'yeux fut guéri, un alphabet s'ajouta aux
+friandises. C'était un petit livre où il y avait des images à côté des
+mots. Je regardais souvent une grosse fraise que j'imaginais au moins
+aussi grosse qu'une brioche.
+
+Quand il ne fit plus froid dans la classe, sœur Marie-Aimée me plaça
+sur un banc entre Ismérie et Marie Renaud, qui étaient mes voisines de
+lit. De temps en temps, elle me permettait de revenir à mon cher creux,
+où je trouvais des livres avec des histoires qui me faisaient oublier
+l'heure.
+
+Un matin, Ismérie m'entraîna en grand mystère pour m'apprendre que sœur
+Marie-Aimée ne ferait plus la classe, parce qu'elle allait prendre la
+place de sœur Gabrielle pour le dortoir et le réfectoire. Elle ne me
+dit pas où elle avait appris cela, mais elle en était toute chagrinée.
+
+Elle aimait beaucoup sœur Gabrielle, qui la traitait toujours comme un
+petit enfant; mais elle n'aimait pas cette sœur Aimée, ainsi qu'elle
+l'appelait avec un air de mépris, quand elle savait n'être entendue que
+de nous.
+
+Elle disait aussi que sœur Marie-Aimée ne lui permettrait pas de nous
+grimper sur le dos, et qu'on ne pourrait pas se moquer d'elle comme de
+sœur Gabrielle, qui montait les marches tout de travers.
+
+Le soir, après la prière, sœur Gabrielle nous annonça son départ. Elle
+nous embrassa toutes, en commençant par les plus petites. La montée
+au dortoir se fit en grand désordre: les grandes chuchotaient et se
+révoltaient à l'avance contre cette sœur Marie-Aimée; les petites
+pleurnichaient comme à l'approche d'un danger.
+
+Ismérie, que je portais sur mon dos, pleurait bruyamment, ses petits
+doigts m'étranglaient un peu, et ses larmes me tombaient dans le cou.
+
+Personne ne pensait à rire de sœur Gabrielle, qui montait péniblement
+en disant: «Chut! chut!» sans se lasser, et sans que le bruit diminuât.
+La bonne du petit dortoir pleurait aussi: elle me secoua un peu en me
+déshabillant; elle disait:
+
+--Je suis sûre que tu es contente, toi, d'avoir ta sœur Marie-Aimée.
+
+Nous l'appelions Bonne Esther.
+
+Des trois bonnes que nous avions, c'était elle que je préférais. Elle
+était un peu bourrue, mais elle nous aimait bien.
+
+La nuit, elle réveillait celles qui avaient de mauvaises habitudes,
+afin de leur épargner les verges du lendemain. Quand je toussais, elle
+se levait et à tâtons me fourrait dans la bouche un morceau de sucre
+mouillé. Bien des fois aussi, elle m'avait emporté de mon lit, où
+j'étais glacée, pour me réchauffer dans le sien.
+
+
+
+
+Le lendemain, on entra en grand silence au réfectoire. Les bonnes
+nous ordonnèrent de rester debout; plusieurs grandes se tenaient très
+droites avec un air fier; Bonne Justine restait humble et triste
+au bout de la table, tandis que Bonne Néron, qui avait l'air d'un
+gendarme, faisait les cent pas au milieu du réfectoire.
+
+Elle regardait souvent la pendule en haussant dédaigneusement les
+épaules.
+
+Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porte ouverte derrière elle; elle
+me parut plus grande avec son tablier blanc et ses manches blanches.
+Elle marchait lentement en regardant tout le monde; le chapelet qui
+pendait à son côté faisait entendre un petit bruit, et sa jupe se
+balançait un peu dans le bas. Elle monta les trois marches de son
+estrade, et nous fit asseoir d'un geste de la main.
+
+L'après-midi, elle nous mena dans la campagne.
+
+Il faisait très chaud. J'allai m'asseoir près d'elle, sur une hauteur;
+elle lisait un livre en surveillant d'un coup d'œil les petites filles,
+qui jouaient dans un champ au-dessous de nous. Elle regarda longtemps
+le soleil couchant en disant à chaque instant:
+
+--Que c'est beau! que c'est beau!...
+
+Le soir même, les verges disparurent du petit dortoir, et au réfectoire
+la salade fut retournée avec de longues spatules. A part cela, rien
+ne fut changé. Nous allions en classe de neuf heures à midi, et
+l'après-midi nous épluchions des noix pour un marchand d'huiles.
+
+Les plus grandes les cassaient avec un marteau, et les plus petites
+les séparaient des coquilles. Il était bien défendu d'en manger, et
+surtout ce n'était pas facile: il s'en trouvait toujours une pour vous
+dénoncer, par jalousie de gourmandise.
+
+C'était Bonne Esther qui nous regardait dans la bouche. Quelquefois,
+elle s'attardait à une incorrigible gourmande. Alors, elle lui faisait
+les gros yeux, puis elle lui disait en la renvoyant d'une taloche!
+
+--J'ai l'œil sur toi.
+
+Nous étions quelques-unes en qui elle avait grande confiance. Elle nous
+faisait pivoter en faisant semblant de nous regarder, et elle disait en
+riant:
+
+--Ferme ton bec.
+
+J'avais souvent envie d'en manger, mais les bons yeux de Bonne Esther
+passaient devant moi, et je rougissais à l'idée de tromper sa confiance.
+
+A la longue, l'envie devint si forte, que je ne pensais plus qu'à cela:
+pendant des jours et des jours, je cherchai le moyen d'en manger sans
+me faire prendre. J'essayai d'en cacher dans mes manches, mais j'étais
+si maladroite que je les perdais aussitôt; et puis, j'avais envie d'en
+manger beaucoup, beaucoup. Il me semblait que j'en aurais mangé un
+plein sac.
+
+Un jour enfin, je trouvai l'occasion. Bonne Esther, qui nous menait
+coucher, glissa sur une coquille, et lâcha sa lanterne, qui s'éteignit.
+Comme je me trouvais à côté d'une bassine pleine, j'en pris une grosse
+poignée, que je fourrai dans ma poche.
+
+Aussitôt que tout le monde fut couché, je sortis les noix de ma poche,
+et, la tête sous les draps, j'en pris ma pleine bouche; mais aussitôt
+il me sembla que tout le dortoir entendait le bruit que faisaient
+mes mâchoires; j'avais beau croquer doucement et lentement, le bruit
+cognait dans mes oreilles, comme des coups de maillet. Bonne Esther se
+leva: elle alluma la lampe, regarda sous les lits en se baissant.
+
+Quand elle fut près de moi, je la regardai épouvantée. Elle dit tout
+bas:
+
+--Tu ne dors donc pas?
+
+Puis elle continua ses recherches. Elle alla jusqu'au bout du dortoir,
+ouvrit et referma la porte, mais à peine était-elle recouchée et la
+lampe éteinte, que le loquet de la porte tapa comme si on l'ouvrait.
+
+Bonne Esther ralluma encore la lampe et dit:
+
+--Ça, c'est trop fort; ce n'est pourtant pas la chatte qui ouvre la
+porte toute seule.
+
+Il me semblait qu'elle avait peur: je l'entendais remuer dans son lit,
+et tout d'un coup elle se mit à crier:
+
+--Mon Dieu! mon Dieu!
+
+Ismérie lui demanda ce qu'elle avait. Elle nous dit qu'une main ouvrait
+la porte à la chatte, et qu'elle venait de sentir un grand souffle sur
+son visage.
+
+Dans la demi-clarté, on voyait la porte entr'ouverte. J'étais très
+effrayée. Je pensais que c'était le démon qui venait me chercher. Au
+bout d'un long moment, on n'entendait plus rien. Bonne Esther demanda
+si l'une de nous voulait bien se lever pour souffler la lampe, qui
+n'était cependant pas très loin de son lit. Personne ne répondit. Alors
+elle m'appela. Je me levai, pendant qu'elle disait:
+
+--Toi qui es si sage, les revenants ne te feront rien.
+
+Elle se tut en même temps que je soufflai la lampe, et tout de suite je
+vis des milliers de points brillants, pendant que je sentais un grand
+froid sur les joues. Je devinais sous les lits des dragons verts avec
+des gueules tout enflammées. Je sentais leurs griffes sur mes pieds, et
+des lumières sautaient de chaque côté de ma tête. J'éprouvais un grand
+besoin de m'asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais fermement
+qu'il me manquait les deux pieds. Quand j'osai m'en assurer, je les
+trouvai bien froids, et je finis par m'endormir en les tenant dans mes
+deux mains.
+
+Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur un lit près de la porte.
+
+Elle avait fait ses petits pendant la nuit.
+
+On rapporta l'histoire à sœur Marie-Aimée. Elle répondit que c'était
+sûrement la chatte qui avait ouvert la porte, en se dressant vers le
+loquet. Mais la chose ne fut jamais bien éclaircie, et les petites en
+causèrent longtemps tout bas.
+
+
+
+
+La semaine suivante, toutes celles qui avaient huit ans descendirent au
+grand dortoir.
+
+J'eus un lit placé près d'une fenêtre, tout près de la chambre de sœur
+Marie-Aimée.
+
+Marie Renaud et Ismérie restèrent mes voisines. Souvent, quand nous
+étions couchées, sœur Marie-Aimée venait s'asseoir près de ma fenêtre.
+Elle me prenait une main qu'elle caressait, tout en regardant dehors.
+Une nuit, il y eut un grand feu dans le voisinage. Tout le dortoir
+était éclairé. Sœur Marie-Aimée ouvrit la fenêtre toute grande, puis
+elle me secoua, en disant:
+
+--Réveille-toi, viens voir le feu!
+
+Elle me prit dans ses bras. Elle me passait la main sur le visage pour
+me réveiller en me répétant:
+
+--Viens voir le feu. Vois comme c'est beau!
+
+J'avais si envie de dormir que je laissais tomber ma tête sur son
+épaule. Alors, elle me donna une bonne gifle, en m'appelant petite
+brute. Cette fois, j'étais réveillée, et je me mis à pleurer. Elle me
+prit de nouveau dans ses bras; elle s'assit et me berça en me tenant
+serrée contre elle.
+
+Elle avançait la tête vers la croisée. Son visage était comme
+transparent, et ses yeux étaient pleins de lumière.
+
+Ismérie aurait bien voulu que sœur Marie-Aimée ne vînt jamais vers la
+fenêtre; cela l'empêchait de bavarder; elle avait toujours quelque
+chose à dire; sa voix était si forte, qu'on l'entendait à l'autre bout
+du dortoir. Sœur Marie-Aimée disait:
+
+--Voilà encore Ismérie qui parle.
+
+Ismérie répondait:
+
+--Voilà encore sœur Marie-Aimée qui gronde.
+
+J'étais confondue de son audace. Je pensais que sœur Marie-Aimée
+faisait semblant de ne pas l'entendre.
+
+Pourtant, un jour, elle lui dit:
+
+--Je vous défends de répondre, espèce de naine.
+
+Ismérie cria:
+
+--Mon gnouf!
+
+C'était un mot dont nous nous servions entre nous et qui voulait dire:
+«Regarde mon nez, si je t'écoute.»
+
+Sœur Marie-Aimée s'élança vers le martinet. Je tremblai pour le petit
+corps d'Ismérie, mais elle se jeta à plat ventre, en gigotant, et se
+tordant avec des cris bizarres. Sœur Marie-Aimée la poussa du pied avec
+dégoût; elle dit en lançant le martinet au loin:
+
+--Quelle affreuse petite créature!
+
+Dans la suite, elle évitait de la regarder et ne paraissait pas
+entendre ses insolences. Toutefois, elle nous défendait sévèrement de
+la porter sur notre dos. Cela n'empêchait pas Ismérie de grimper après
+moi comme un singe. Je n'avais pas le courage de la repousser, et, en
+me baissant un peu, je la laissais s'installer sur mon dos.
+
+Cela se passait surtout en montant au dortoir. Elle avait une grande
+difficulté à enjamber les marches, elle en riait elle-même, elle
+disait qu'elle montait comme les poules.
+
+Comme sœur Marie-Aimée était toujours en avant, je tâchais de me
+trouver dans les dernières; il arrivait parfois qu'elle se retournait
+brusquement; alors Ismérie glissait le long de moi avec une rapidité et
+une adresse étonnantes.
+
+Je restais toujours un peu gênée sous le regard de sœur Marie-Aimée, et
+Ismérie ne manquait jamais de me dire:
+
+--Tu vois comme tu es bête: tu t'es encore fait prendre.
+
+Elle n'avait jamais pu grimper sur Marie Renaud, qui la repoussait
+toujours, en disant qu'elle usait et salissait nos robes.
+
+
+
+
+Si Ismérie était bavarde, par contre Marie Renaud ne causait jamais.
+
+Chaque matin, elle m'aidait à faire mon lit; elle passait soigneusement
+ses mains sur les draps, pour lisser les cassures; elle refusait
+obstinément mon aide pour faire le sien, prétendant que je roulais les
+draps n'importe comment. J'étais toujours stupéfaite de voir que son
+lit n'avait aucun désordre à son lever.
+
+Elle finit par me confier qu'elle épinglait ses draps et ses
+couvertures après son matelas. Elle avait une quantité de petites
+cachettes pleines de toutes sortes de choses. A table, elle mangeait
+toujours un bout du dessert de la veille; celui du jour restait dans sa
+poche; elle le caressait et en mangeait un petit morceau de temps en
+temps. Je la trouvais souvent dans les coins en train de faire de la
+dentelle avec une épingle.
+
+Sa plus grande joie était de brosser, plier et ranger; aussi, grâce
+à elle, mes souliers étaient toujours bien cirés, et ma robe des
+dimanches soigneusement pliée.
+
+Cela dura jusqu'au jour où il vint une nouvelle bonne, qui s'appelait
+Madeleine. Elle ne fut pas longtemps à s'apercevoir que je n'étais pour
+rien dans le bon arrangement de ma toilette; elle se mit à crier en me
+traitant de mijaurée, de grande fainéante, disant que je me faisais
+servir comme une demoiselle, et que c'était honteux de faire travailler
+cette pauvre Marie Renaud qui n'avait pas deux liards de vie. Bonne
+Néron se mit d'accord avec elle pour dire que j'étais une orgueilleuse,
+que je me croyais au-dessus de tout le monde, que je ne faisais jamais
+rien comme les autres, qu'elles n'avaient jamais vu une fille comme
+moi, et que j'étais dépareillée.
+
+Elles criaient toutes deux à la fois en se tenant penchées sur moi.
+
+Je pensais à deux fées braillardes, une noire et une blanche: Bonne
+Néron si haute et si noire, et Madeleine si blonde et si fraîche avec
+de grosses lèvres ouvertes, ses dents si écartées et sa langue large et
+épaisse qui remuait et poussait de la salive au coin de sa bouche.
+
+Bonne Néron leva la main sur moi et dit:
+
+--Voulez-vous baisser les yeux!
+
+Elle ajouta en s'éloignant:
+
+--C'est qu'elle vous fait honte quand elle vous regarde comme cela.
+
+Je savais depuis longtemps que Bonne Néron ressemblait à un taureau,
+mais il me fut impossible de trouver à quelle bête ressemblait
+Madeleine. J'y pensais pendant plusieurs jours en repassant dans ma
+tête le nom de toutes les bêtes que je connaissais, et je finis par y
+renoncer.
+
+Elle était grasse et elle marchait en fléchissant les reins; elle avait
+une voix perçante qui surprenait tout le monde.
+
+Elle demanda à chanter à la chapelle, mais comme elle ne savait pas
+les cantiques, sœur Marie-Aimée me chargea de les lui apprendre.
+Marie Renaud put recommencer de brosser et plier mes habits sans que
+personne eût l'air de s'en apercevoir. Elle était si contente qu'elle
+me fit cadeau d'une épingle double pour attacher mon mouchoir, que
+je perdais toujours. Deux jours après, j'avais perdu l'épingle et le
+mouchoir.
+
+Oh, ce mouchoir! quel cauchemar épouvantable! maintenant encore,
+quand j'y pense, une angoisse me prend. Pendant des années, je perdis
+régulièrement un mouchoir par semaine.
+
+Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoir propre contre le sale que
+nous jetions à terre devant elle. J'y pensais seulement à ce moment-là;
+alors, je retournais toutes mes poches; je courais comme une folle
+dans les dortoirs, dans les couloirs, jusqu'au grenier; je cherchais
+partout. Mon Dieu! pourvu que je trouve un mouchoir!
+
+En passant devant la Vierge, je joignais les mains avec ferveur: «Mère
+admirable, faites que je trouve un mouchoir!»
+
+Mais je n'en trouvais pas, et je redescendais, rouge, essoufflée,
+penaude, n'osant pas prendre celui que me tendait sœur Marie-Aimée.
+
+J'entendais d'avance le reproche si mérité. Les jours où je n'entendais
+pas de reproches, je voyais un front plissé, des yeux courroucés qui
+me suivaient longtemps sans se détourner; j'étais si écrasée de honte
+que je pouvais à peine lever les pieds. Je marchais tout effacée, sans
+remuer le corps; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir.
+
+Madeleine me regardait avec un air de fausse compassion, et elle ne
+pouvait pas toujours s'empêcher de me dire que je méritais une sévère
+punition.
+
+Elle paraissait très attachée à sœur Marie-Aimée; elle la servait
+attentivement, et fondait en larmes au moindre reproche.
+
+Elle avait des crises de gros sanglots que sœur Marie-Aimée calmait en
+lui caressant les joues. Alors, elle riait et pleurait tout à la fois.
+Elle avait un mouvement des épaules qui laissait voir son cou blanc, et
+qui faisait dire à Bonne Néron qu'elle avait l'air d'une chatte.
+
+
+
+
+Bonne Néron s'en alla un jour après une scène, au milieu du déjeuner,
+alors qu'il régnait un grand silence. Elle cria tout à coup:
+
+--Oui, je veux m'en aller, et je m'en irai!
+
+Comme sœur Marie-Aimée la regardait tout étonnée, elle lui fit face en
+baissant la tête, qu'elle secouait et lançait en avant, criant plus
+fort qu'elle ne souffrirait pas plus longtemps d'être commandée par une
+morveuse, oui, une morveuse.
+
+Elle était arrivée à reculons près de la porte; elle l'ouvrit tout
+en donnant de furieux coups de tête, et avant de disparaître, elle
+lança son grand bras dans la direction de sœur Marie-Aimée et, avec un
+profond mépris, elle dit:
+
+--Ça n'a pas seulement vingt-cinq ans!
+
+Quelques petites filles étaient terrifiées; d'autres éclatèrent
+de rire. Madeleine eut une véritable crise de nerfs; elle se jeta
+aux genoux de sœur Marie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en
+embrassant sa robe. Elle lui prit les mains, qu'elle frotta contre sa
+grosse bouche humide; tout cela, en poussant des cris, comme si une
+catastrophe épouvantable était arrivée.
+
+Sœur Marie-Aimée n'arrivait pas à se dégager; elle finit par se fâcher.
+Alors, Madeleine s'évanouit en tombant sur le dos.
+
+Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit un signe de mon côté.
+Croyant qu'elle avait besoin de mes services, j'accourus. Mais elle me
+renvoya:
+
+--Non, pas toi, Marie Renaud.
+
+Elle lui remit ses clefs, et bien que Marie Renaud ne fût jamais entrée
+dans la chambre de sœur Marie-Aimée, elle trouva tout de suite le
+flacon demandé.
+
+
+
+
+Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron,
+elle prit de l'autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur
+Marie-Aimée; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout
+propos: qu'elle était notre surveillante, et non pas notre bonne.
+
+Le jour de son évanouissement, j'avais vu ses seins, qui m'avaient paru
+si beaux, que je n'avais encore rien imaginé de pareil.
+
+Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucun cas de ses remontrances.
+Cela la mettait en colère; elle me criblait de mots grossiers, et
+finissait toujours par me traiter d'espèce de princesse.
+
+Elle ne pouvait supporter l'affection que me montrait sœur Marie-Aimée;
+et quand elle la voyait m'embrasser, elle rougissait de dépit.
+
+Je commençais à grandir et j'étais assez bien portante. Sœur
+Marie-Aimée disait qu'elle était fière de moi. Elle me serrait si fort
+en m'embrassant qu'elle me faisait mal. Puis elle disait en posant
+délicatement ses doigts sur mon front:
+
+--Ma petite fille! mon petit enfant!
+
+Pendant les récréations, je restais souvent près d'elle. Je l'écoutais
+lire: elle lisait d'une voix profonde et mordante, et, quand les
+personnages lui déplaisaient par trop, elle fermait violemment le livre
+et se mêlait à nos jeux.
+
+Elle eût voulu me voir sans défaut. Elle répétait souvent:
+
+--Je veux que tu sois parfaite; entends-tu? parfaite.
+
+Un jour, elle crut que j'avais menti.
+
+Nous avions trois vaches qui paissaient quelquefois sur une pelouse au
+milieu de laquelle se trouvait un énorme marronnier. La vache blanche
+était méchante, et nous en avions peur, parce qu'elle avait déjà
+piétiné une petite fille.
+
+Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et, directement sous le
+marronnier, une belle vache noire. Je dis à Ismérie:
+
+--Tiens, on a changé la vache blanche, sans doute parce qu'elle était
+méchante.
+
+Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mit à crier, disant que je me
+moquais toujours des autres, en voulant leur faire croire des choses
+qui n'existaient pas.
+
+Je lui montrai la vache: elle soutint que c'était la blanche; moi, je
+soutenais que c'était une noire.
+
+Sœur Marie-Aimée entendit. Elle paraissait outrée, quand elle dit:
+
+--Comment peux-tu soutenir que cette vache est noire?
+
+A ce moment, la vache se déplaça; elle paraissait maintenant noire et
+blanche, et je compris que c'était l'ombre du marronnier qui m'avait
+trompée. J'étais si stupéfaite que je ne trouvai rien à répondre; je ne
+savais comment expliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment.
+
+--Pourquoi as-tu menti? allons! réponds, pourquoi as-tu menti?
+
+Je répondis que je ne savais pas.
+
+Elle m'envoya en pénitence sous le hangar, en m'assurant que je
+n'aurais comme nourriture que du pain et de l'eau.
+
+Comme je n'avais pas menti, la pénitence me laissa indifférente.
+
+Sous ce hangar, il n'y avait que de vieilles armoires, et des choses
+servant au jardinage. Je grimpai d'une chose sur l'autre, et je me
+trouvai bientôt assise sur la plus haute armoire.
+
+J'avais dix ans, et c'était la première fois que je me trouvais seule.
+J'en ressentis comme un contentement. Tout en balançant mes jambes,
+j'imaginais tout un monde invisible: une vieille armoire à ferrures
+rouillées devint l'entrée d'un palais magnifique. J'étais une petite
+fille abandonnée sur une montagne; une belle dame vêtue comme une fée
+m'avait aperçue et venait me chercher; des chiens merveilleux couraient
+devant elle; ils étaient presque à mes pieds, lorsque je vis devant
+l'armoire aux ferrures sœur Marie-Aimée, qui regardait de tous côtés.
+
+Je ne savais pas que j'étais assise sur un meuble; je me croyais
+encore sur la montagne, et j'étais seulement ennuyée que l'arrivée
+de sœur Marie-Aimée eût fait disparaître le palais avec tous ses
+personnages.
+
+Elle me découvrit au balancement de mes jambes; et je m'aperçus en même
+temps qu'elle que j'étais sur une armoire.
+
+Elle resta un moment les yeux levés vers moi; puis, elle tira de la
+poche de son tablier un morceau de pain, un bout de boudin, une petite
+fiole de vin, me montra chaque chose l'une après l'autre, et, la voix
+fâchée, elle dit:
+
+--C'était pour toi; eh bien, voilà!
+
+Elle remit le tout dans sa poche, et s'en alla.
+
+Un instant après, Madeleine m'apporta du pain et de l'eau, et je restai
+jusqu'au soir sous le hangar.
+
+
+
+
+Depuis quelque temps, sœur Marie-Aimée devenait triste; elle ne
+jouait plus avec nous; souvent, elle oubliait l'heure de notre dîner.
+Madeleine m'envoyait la chercher à la chapelle, où je la trouvais à
+genoux, le visage caché dans ses mains.
+
+Il me fallait la tirer par sa robe pour me faire entendre. Il me sembla
+plusieurs fois qu'elle avait pleuré; mais je n'osais pas la regarder
+de peur de la fâcher. Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui
+parlait, elle répondait par oui ou par non, d'un ton sec.
+
+Pourtant, elle s'occupa activement d'une petite fête que nous faisions
+tous les ans à Pâques. Elle fit apporter les gâteaux que l'on rangea
+sur une table, en les recouvrant d'une nappe blanche, pour ne pas
+donner trop de tentation aux gourmandes.
+
+Le dîner s'était passé au milieu d'un babillage énorme, à cause de la
+permission que nous avions de causer à table les jours de fête. Sœur
+Marie-Aimée nous avait servies avec son bon sourire et une bonne parole
+pour chacune. Elle se disposait à nous servir les gâteaux en se faisant
+aider par Madeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait.
+
+A ce moment, la chatte, qui était dessous, sauta à terre et se sauva.
+Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrent ensemble un «ah!» prolongé,
+puis Madeleine cria:
+
+--La sale bête, elle a mordu à tous les gâteaux!
+
+Sœur Marie-Aimée n'aimait pas la chatte. Elle resta un moment immobile,
+puis elle courut prendre un bâton et se lança après la bête.
+
+Ce fut une course épouvantable: la chatte, affolée, sautait de tous
+côtés, échappant au bâton, qui ne frappait que les bancs et les murs.
+Toutes les petites filles, prises de peur, se sauvaient vers la porte.
+Sœur Marie-Aimée les arrêta d'un mot: Que personne ne sorte!
+
+Elle avait un visage que je ne connaissais pas: ses lèvres rentrées,
+ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du
+feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras.
+
+Malgré moi, je regardai de nouveau. La poursuite continuait: sœur
+Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence; ses lèvres s'étaient
+ouvertes et on voyait ses petites dents pointues; elle courait dans
+tous les sens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevant
+rapidement ses jupes; au moment où elle allait l'atteindre, la chatte
+fit un bond formidable et s'accrocha après un rideau, tout en haut
+d'une fenêtre.
+
+Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aimée avec des mouvements de
+jeune chien un peu lourd, voulut aller chercher un bâton plus long,
+mais sœur Marie-Aimée l'arrêta d'un geste en disant:
+
+--Elle a bien fait de s'échapper!
+
+Bonne Justine, qui était près de moi, disait en se cachant les yeux:
+
+--Oh! c'est honteux! c'est honteux!
+
+Moi aussi, je trouvais que c'était honteux: une sorte de
+déconsidération me venait pour sœur Marie-Aimée, que j'avais toujours
+crue sans défaut. Je comparais cette scène avec une autre qui s'était
+passée un jour de grand orage. Combien j'avais trouvé sœur Marie-Aimée
+au-dessus de tout, ce jour-là! Je la revoyais, montée sur un banc: elle
+fermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beaux bras
+dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et, pendant que
+nous étions épouvantées par les éclairs et les coups de vent furieux,
+elle disait d'une voix calme:
+
+--Mais... c'est un ouragan!
+
+Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculer les petites filles au fond
+de la salle. Elle ouvrait la porte toute grande à la chatte, qui sortit
+en trois bonds.
+
+
+
+
+L'après-midi, je fus bien étonnée de voir que ce n'était pas notre
+vieux curé qui disait les vêpres.
+
+Celui-ci était grand et fort. Il chantait d'une voix forte et saccadée.
+Toute la soirée, on parla de lui. Madeleine disait que c'était un bel
+homme, et sœur Marie-Aimée trouva qu'il avait la voix jeune, mais qu'il
+prononçait les mots comme un vieillard. Elle dit aussi qu'il avait la
+démarche jeune et distinguée.
+
+Quand il vint nous faire visite deux ou trois jours après, je vis qu'il
+avait des cheveux blancs qui bouclaient au-dessus de son cou, et que
+ses yeux et ses sourcils étaient très noirs.
+
+Il demanda à voir celles qui se préparaient au catéchisme, et voulut
+savoir le nom de chacune. Sœur Marie-Aimée répondit pour moi. Elle dit
+en mettant sa main sur ma tête:
+
+--Celle-ci, c'est notre Marie-Claire.
+
+Ismérie s'approcha à son tour. Il la regarda avec une grande curiosité,
+la fit tourner le dos et marcher devant lui; il compara sa taille à
+celle d'un bébé de trois ans, et comme il demandait à sœur Marie-Aimée
+si elle était intelligente, Ismérie se retourna brusquement en disant
+qu'elle était moins bête que les autres.
+
+Il se mit à rire, et je vis que ses dents étaient très blanches. Quand
+il parlait, il faisait un mouvement en avant, comme s'il voulait
+rattraper ses mots, qui semblaient lui échapper malgré lui.
+
+Sœur Marie-Aimée le reconduisit jusqu'à la porte de la grande cour. Les
+autres fois, elle n'accompagnait les visiteurs que jusqu'à la porte de
+la salle.
+
+Elle reprit sa place sur son estrade et au bout d'un moment, elle dit,
+sans regarder personne:
+
+--C'est un homme vraiment très distingué.
+
+Notre nouveau curé habitait dans une petite maisonnette, tout près
+de la chapelle. Le soir, il se promenait dans les allées plantées de
+tilleuls. Il passait très près du carré de pelouse où nous jouions, et
+il saluait, en se courbant très bas, sœur Marie-Aimée.
+
+Tous les jeudis après-midi, il venait nous rendre visite: il s'asseyait
+en s'appuyant au dossier de sa chaise, et, après avoir croisé les
+jambes l'une sur l'autre, il nous racontait des histoires. Il était
+très gai, et sœur Marie-Aimée disait qu'il riait de bon cœur.
+
+Il arrivait parfois que sœur Marie-Aimée était souffrante; alors, il
+montait lui faire visite dans sa chambre.
+
+On voyait passer Madeleine avec une théière et deux tasses; elle était
+rouge et empressée.
+
+Quand l'été fut fini, M. le curé vint nous voir le soir après dîner; il
+passait la veillée avec nous.
+
+A neuf heures sonnant, il nous quittait; et sœur Marie-Aimée
+l'accompagnait toujours dans le couloir jusqu'à la grande porte.
+
+
+
+
+Il y avait déjà un an qu'il était avec nous, et je n'avais pu encore
+m'habituer à me confesser à lui. Souvent, il me regardait avec un rire
+qui me faisait croire qu'il se souvenait de mes péchés.
+
+Nous allions à confesse à jours fixes: chacune passait à son tour;
+quand il n'en restait plus qu'une ou deux avant moi, je commençais à
+trembler.
+
+Mon cœur battait à toute volée, et j'avais des crampes d'estomac qui me
+coupaient la respiration.
+
+Puis, mon tour arrivé, je me levais, les jambes tremblantes, la tête
+bourdonnante et les joues froides. Je tombais sur les genoux dans le
+confessionnal, et tout aussitôt la voix marmottante et comme lointaine
+de M. le curé me rendait un peu de confiance. Mais il fallait toujours
+qu'il m'aidât à me rappeler mes péchés: sans cela, j'en aurais oublié
+la moitié.
+
+A la fin de la confession, il me demandait toujours mon nom. J'aurais
+bien voulu en dire un autre, mais en même temps que j'y pensais, le
+mien sortait précipitamment de ma bouche.
+
+Le moment de la première communion approchait; elle devait avoir lieu
+au mois de mai, et on commençait déjà les préparatifs.
+
+Sœur Marie-Aimée composait des cantiques nouveaux; elle avait fait
+aussi une sorte de cantique à la louange de M. le curé.
+
+Quinze jours avant la cérémonie, on nous sépara des autres. Nous
+passions tout notre temps en prières.
+
+Madeleine devait surveiller notre recueillement; mais il lui arriva
+plus d'une fois de le troubler, en se disputant avec l'une ou l'autre.
+
+Ma camarade s'appelait Sophie.
+
+Elle n'était pas bruyante, et nous nous éloignions toujours des
+disputes. Nous causions de choses graves. Je lui avouai mon aversion
+pour la confession, et combien j'avais peur de faire une mauvaise
+communion.
+
+Elle était très pieuse, et elle ne comprenait rien à mes appréhensions.
+Elle trouvait que je manquais de piété, et elle avait remarqué que je
+m'endormais pendant la prière.
+
+Elle m'avoua à son tour qu'elle avait grand'peur de la mort; elle en
+parlait d'un air craintif, en baissant la voix.
+
+Ses yeux étaient presque verts, et ses cheveux si beaux que sœur
+Marie-Aimée n'avait jamais voulu les lui couper, comme aux autres
+petites filles.
+
+Enfin, le grand jour arriva.
+
+Ma confession générale n'avait pas été trop pénible: cela m'avait donné
+à peu près la même impression qu'un bon bain. Je me sentais très propre.
+
+Cependant, je tremblais si fort en recevant l'hostie, que mes dents en
+gardèrent une partie. J'eus un éblouissement, et il me sembla qu'un
+rideau noir descendait devant moi. Je crus reconnaître la voix de sœur
+Marie-Aimée, qui demandait:
+
+--Es-tu malade?
+
+J'eus conscience qu'elle m'accompagnait jusqu'à mon prie-Dieu, qu'elle
+me mettait mon cierge dans la main, en disant:
+
+--Tiens-le bien.
+
+J'avais la gorge si serrée qu'il m'était impossible d'avaler, et je
+sentis qu'un liquide me coulait de la bouche.
+
+Alors, une peur folle monta en moi, car Madeleine nous avait bien
+averties, que s'il nous arrivait de mordre l'hostie, le sang de Jésus
+coulerait de notre bouche sans que rien pût l'arrêter.
+
+Sœur Marie-Aimée m'essuyait le visage, et disait tout bas:
+
+--Fais donc attention, voyons; es-tu malade?
+
+Ma gorge se desserra, et j'avalai brusquement l'hostie avec un flot de
+salive.
+
+J'osai alors regarder le sang qui était sur ma robe, mais je ne vis
+qu'une petite tache pareille à celle qu'aurait pu faire une goutte
+d'eau.
+
+Je portai mon mouchoir à mes lèvres et j'essuyai ma langue: il n'y
+avait pas non plus de sang sur mon mouchoir.
+
+Je n'étais pas très sûre de tout cela, mais comme on nous faisait lever
+pour chanter, j'essayai de chanter avec les autres.
+
+Quand M. le curé vint nous voir dans la journée, sœur Marie-Aimée lui
+dit que j'avais failli m'évanouir pendant la communion. Il me releva la
+tête, et après m'avoir bien regardée dans les yeux, il se mit à rire,
+et dit que j'étais une petite fille très sensible.
+
+
+
+
+Aussitôt que nous avions fait notre première communion, nous n'allions
+plus en classe. Bonne Justine nous apprenait à faire de la lingerie.
+Nous faisions des coiffes pour les paysannes. Ce n'était pas très
+difficile, et comme c'était quelque chose de nouveau, je travaillais
+avec ardeur.
+
+Bonne Justine déclara que je ferais une très bonne lingère. Sœur
+Marie-Aimée dit en m'embrassant:
+
+--Si seulement tu pouvais vaincre ta paresse!
+
+Mais quand j'eus fait plusieurs coiffes, et qu'il me fallut toujours
+recommencer, ma paresse reprit vite le dessus. Je m'ennuyais, et je ne
+pouvais me décider à travailler.
+
+Je serais restée des heures et des heures sans bouger, à regarder
+travailler les autres.
+
+Marie Renaud cousait en silence; elle faisait des points si petits et
+si serrés, qu'il fallait avoir de bons yeux pour les voir.
+
+Ismérie cousait en chantonnant sans crainte des réprimandes.
+
+Les unes cousaient le dos courbé, le front plissé, avec des doigts
+mouillés qui faisaient crisser les aiguilles; d'autres cousaient
+lentement, avec soin, sans fatigue, sans ennui, en comptant les points
+tout bas.
+
+J'aurais bien voulu être comme celles-là! Je me grondais en moi-même,
+et pendant quelques minutes je les imitais.
+
+Mais le moindre bruit me dérangeait, et je restais à écouter ou
+regarder ce qui se passait autour de moi. Madeleine disait que j'avais
+toujours le nez en l'air.
+
+Je passais tout mon temps à imaginer des aiguilles qui auraient cousu
+toutes seules.
+
+Pendant longtemps, j'ai eu l'espoir qu'une gentille petite vieille,
+visible pour moi seulement, sortirait de la grande cheminée et
+viendrait coudre ma coiffe très vite.
+
+Je finis par devenir insensible aux reproches. Sœur Marie-Aimée ne
+savait plus que faire pour m'encourager ou me punir.
+
+Un jour, elle décida que je ferais la lecture tout haut, deux fois par
+jour. Ce fut une grande joie pour moi; je trouvais que l'heure de la
+lecture n'arrivait jamais assez vite, et je fermais toujours le livre
+avec regret.
+
+
+
+
+Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisait chanter Colette, l'infirme.
+
+Elle chantait toujours les mêmes chansons, mais sa voix était si belle
+qu'on ne se lassait pas de l'entendre. Elle chantait simplement, sans
+quitter son ouvrage, en balançant seulement un peu la tête.
+
+Bonne Justine, qui savait l'histoire de chacune, racontait que Colette
+avait été apportée avec les deux jambes broyées, quand elle était
+encore toute petite.
+
+Maintenant, elle avait vingt ans: elle marchait péniblement avec deux
+cannes, et ne voulait pas se servir de béquilles, de peur d'avoir l'air
+d'une vieille.
+
+Pendant les récréations, je la voyais toujours seule sur un banc. Elle
+s'étirait sans cesse en se renversant en arrière. Ses yeux noirs
+avaient la prunelle si large, qu'on ne voyait presque pas le blanc.
+
+Je me sentais attirée vers elle; j'aurais voulu être son amie. Elle
+paraissait très fière, et quand je lui rendais un petit service, elle
+avait une façon de me dire: «Merci, petite», qui me renvoyait tout de
+suite à mes douze ans.
+
+Madeleine prit un air mystérieux pour me dire qu'il était bien défendu
+de parler seule avec Colette; et quand je voulus savoir pourquoi, elle
+s'embrouilla dans une histoire longue et compliquée qui ne m'apprit
+rien du tout.
+
+Je m'adressai à Bonne Justine, qui fit les mêmes simagrées pour me dire
+qu'on disait beaucoup de mal de Colette, et qu'une petite fille comme
+moi ne devait pas s'approcher d'elle.
+
+Je ne pus jamais parvenir à comprendre pourquoi. A force de la
+regarder, je m'aperçus que chaque fois qu'une grande lui donnait le
+bras pour la promener un peu, il en venait tout de suite trois ou
+quatre qui causaient et riaient avec elle.
+
+Je pensai qu'elle n'avait pas d'amie. Une grande pitié s'ajouta au
+sentiment qui m'attirait vers elle, et un jour que les grandes la
+délaissaient, je lui offris mon bras pour faire le tour de la pelouse.
+
+J'étais debout, devant elle, un peu intimidée. Je sentais qu'elle ne
+refuserait pas.
+
+Elle me fixa, puis elle dit:
+
+--Tu sais que c'est défendu?
+
+Je fis signe que oui.
+
+Elle eut un mouvement de la tête pour me fixer davantage.
+
+--Et tu n'as pas peur d'être punie?
+
+Je fis signe que non.
+
+J'avais une grande envie de pleurer qui me serrait la gorge. Je l'aidai
+à se lever. Elle s'appuyait d'une main sur une canne, et malgré cela,
+elle pesait sur moi de tout son poids.
+
+Je compris combien la marche lui était pénible; elle ne me dit pas un
+mot pendant la promenade, et, quand je l'eus ramenée à son banc, elle
+dit en me regardant:
+
+--Merci, Marie-Claire.
+
+En me voyant avec Colette, Bonne Justine avait levé les bras au ciel,
+et fait le signe de la croix.
+
+A l'autre bout de la pelouse, Madeleine braillait en me montrant le
+poing.
+
+
+
+
+Le soir, je vis bien que sœur Marie-Aimée savait ce que j'avais fait,
+mais elle ne m'en fit aucun reproche.
+
+Pendant la récréation suivante, elle m'attira sur son petit banc,
+elle prit ma tête dans ses deux mains, et se pencha sur moi. Elle ne
+me disait rien, mais ses yeux plongeaient dans tout mon visage: il me
+semblait que j'étais enveloppée dans ses yeux. J'en ressentais comme
+une chaleur, et j'y étais à mon aise. Elle m'embrassa longuement au
+front, puis elle me sourit et dit:
+
+--Va, tu es mon beau lis blanc.
+
+Je la trouvai si belle avec ses yeux qui avaient des rayons de
+plusieurs couleurs que je lui dis:
+
+--Vous aussi, ma Mère, vous êtes une belle fleur.
+
+Elle prit un ton dégagé pour me dire:
+
+--Oui, mais je ne compte plus dans les lis.
+
+Puis elle me demanda brusquement:
+
+--Tu n'aimes donc plus Ismérie?
+
+--Si, ma Mère.
+
+--Ah! eh bien, et Colette?
+
+--Je l'aime bien aussi.
+
+Elle me repoussa:
+
+--Oh! toi, tu aimes tout le monde!
+
+
+
+
+Presque chaque jour, j'offrais mon bras à Colette.
+
+Elle me parlait seulement pour faire quelques remarques sur l'une ou
+l'autre.
+
+Quand je m'asseyais près d'elle, elle me regardait curieusement: elle
+trouvait que j'avais une drôle de figure.
+
+Un jour, elle me demanda si je la trouvais jolie. Aussitôt, je me
+rappelai que sœur Marie-Aimée disait qu'elle était noire comme une
+taupe.
+
+Je vis pourtant qu'elle avait un grand front, de grands yeux, et le
+reste du visage tout mince. En la regardant, je ne sais pourquoi je
+pensais à un puits profond et noir qui aurait été plein d'eau chaude.
+
+Non, je ne la trouvais pas jolie! Mais je n'osai pas le lui dire,
+parce qu'elle était infirme, et je répondis qu'elle serait bien plus
+jolie si elle avait la peau blanche.
+
+Petit à petit, je devenais son amie.
+
+Elle me confia qu'elle espérait s'en aller pour se marier, comme la
+grande Nina, qui venait nous voir le dimanche, avec son enfant.
+
+Elle me tapait sur le bras en me disant:
+
+--Vois-tu, moi, il faut que je me marie.
+
+Elle s'étirait longuement, en tendant tout son corps en avant.
+
+Il y avait des jours où elle pleurait avec un chagrin si profond que je
+ne trouvais rien à lui dire.
+
+Elle regardait ses jambes toutes tortillées, et c'était comme un
+gémissement quand elle disait:
+
+--Il faudrait un miracle pour que je puisse sortir d'ici.
+
+Il me vint tout d'un coup l'idée que la Vierge pourrait faire le
+miracle.
+
+Colette trouva la chose toute simple.
+
+Elle était tout étonnée de n'y avoir pas encore songé: il était si
+juste qu'elle eût des jambes comme les autres!
+
+Elle voulut s'en occuper tout de suite.
+
+Elle m'expliqua qu'il fallait être plusieurs jeunes filles pour faire
+la neuvaine; que nous irions nous purifier par la communion; et que
+pendant neuf jours nous ne cesserions pas de prier afin d'obtenir la
+grâce.
+
+Il fallait que cela fût dans le plus grand secret.
+
+Il fut convenu que ma camarade Sophie serait des nôtres, à cause de sa
+grande piété. Colette se chargeait d'en parler à quelques grandes qui
+avaient bon cœur.
+
+Deux jours après, tout fut réglé.
+
+Colette devait jeûner et faire pénitence pendant les neuf jours. Le
+dixième, qui serait un dimanche, elle irait communier comme d'habitude,
+en se servant de sa canne, et du bras de l'une de nous; puis, l'hostie
+dans son cœur, elle ferait le vœu d'élever ses enfants dans l'amour de
+la Vierge; après cela, elle se lèverait toute droite et entonnerait de
+sa voix magnifique le _Te Deum_, que nous reprendrions en chœur.
+
+Pendant les neuf jours, je priai avec une ferveur que je n'avais jamais
+connue. Les prières ordinaires me semblaient fades. Je récitais les
+litanies de la Vierge; je cherchais les plus belles louanges, et les
+répétais sans me lasser!
+
+--Étoile du matin, guérissez Colette.
+
+La première fois, je restai si longtemps à genoux que sœur Marie-Aimée
+vint me gronder.
+
+Personne ne remarqua les petits signes que nous échangions, et la
+neuvaine se termina dans le plus grand secret.
+
+
+
+
+Colette était bien pâle, quand elle vint à la messe: ses joues étaient
+encore plus minces; elle se tenait les yeux baissés, et ses paupières
+étaient toutes violettes.
+
+Je pensai que c'était la fin de son martyre, et une joie profonde me
+soulevait.
+
+Tout près de moi, une Vierge vêtue d'une grande robe blanche souriait
+en me regardant, et dans un élan de toute ma foi, ma pensée lui cria:
+
+--Miroir de Justice, guérissez Colette!
+
+Et, les tempes serrées par la volonté de ne pas distraire ma pensée, je
+répétais:
+
+--Miroir de Justice, guérissez Colette!
+
+Maintenant, Colette s'en allait communier. Sa canne faisait un petit
+bruit sec sur les dalles.
+
+Quand elle se fut agenouillée, celle qui l'avait accompagnée revint
+avec la canne, tant elle était sûre qu'elle serait inutile.
+
+Ce fut lamentable.
+
+Colette essaya de se mettre debout, et retomba sur les genoux. Sa main
+tâtonna pour prendre sa canne, et, ne la trouvant pas, elle fit un
+nouveau mouvement pour se lever.
+
+Elle se cramponna à la Sainte Table, et s'accrocha au bras d'une sœur
+qui communiait près d'elle; puis, ses épaules balancèrent, et elle
+s'écroula en entraînant la sœur.
+
+Deux des nôtres se précipitèrent, et traînèrent la pauvre Colette
+jusqu'à son banc.
+
+Pourtant, j'espérais encore, et, jusqu'à la fin de la messe, j'attendis
+le _Te Deum_.
+
+Aussitôt que cela me fut possible, je rejoignis Colette.
+
+Elle était entourée des grandes, qui essayaient de la consoler en lui
+conseillant de se donner à Dieu pour toujours. Elle pleurait doucement,
+sans secousses, la tête un peu penchée, et ses larmes tombaient sur ses
+mains, qu'elle tenait croisées l'une sur l'autre.
+
+Je m'agenouillai devant elle, et, quand elle me regarda, je lui dis:
+
+--Peut-être qu'on peut se marier malgré qu'on est infirme.
+
+L'histoire de Colette fut bientôt connue de toute la maison; il y eut
+une tristesse générale qui empêcha les jeux d'être bruyants. Ismérie
+croyait m'apprendre une grande nouvelle en me racontant la chose.
+
+Ma camarade Sophie me dit qu'il fallait se soumettre aux volontés de la
+Vierge, parce qu'elle savait mieux que nous ce qui convenait au bonheur
+de Colette.
+
+
+
+
+J'aurais bien voulu savoir si sœur Marie-Aimée avait été avertie. Je ne
+la vis que dans l'après-midi, à l'heure de la promenade. Elle n'avait
+pas l'air triste; on aurait plutôt dit qu'elle était contente; jamais
+elle ne m'avait paru aussi jolie. Tout son visage resplendissait.
+
+Pendant la promenade, je remarquai qu'elle marchait comme si quelque
+chose l'eût soulevée. Je ne me rappelais pas l'avoir jamais vue marcher
+comme cela. Son voile s'envolait un peu aux épaules, et sa guimpe ne
+cachait pas complètement son cou.
+
+Elle ne faisait aucune attention à nous; elle ne regardait rien, et
+on eût dit qu'elle voyait quelque chose. Par instants, elle souriait,
+comme si quelqu'un lui eût parlé intérieurement.
+
+Le soir, après dîner, je la retrouvai assise sur un vieux banc qui
+touchait à un gros tilleul. M. le curé était assis près d'elle, le dos
+appuyé contre l'arbre.
+
+Ils avaient l'air grave.
+
+Je croyais qu'ils parlaient de Colette, et je m'arrêtai à quelques pas
+d'eux.
+
+Sœur Marie-Aimée disait, comme si elle répondait à une question:
+
+--Oui, à quinze ans.
+
+Monsieur le curé dit:
+
+--A quinze ans, on n'a pas la vocation.
+
+Je n'entendis pas ce que répondit sœur Marie-Aimée, mais M. le curé
+reprit:
+
+--A quinze ans, on a toutes les vocations: il suffit d'un geste
+affectueux ou indifférent, pour vous éloigner ou vous encourager dans
+une voie.
+
+Il fit une pause, et dit plus bas:
+
+--Vos parents ont été bien coupables.
+
+Sœur Marie-Aimée répondit:
+
+--Je ne regrette rien.
+
+Ils restèrent longtemps sans parler; puis sœur Marie-Aimée leva le
+doigt comme pour une recommandation et dit:
+
+--En tout lieu, malgré tout, et toujours.
+
+Monsieur le curé étendit un peu la main en riant, et il dit aussi:
+
+--En tout lieu, malgré tout, et toujours.
+
+La cloche du coucher sonna tout à coup, et M. le curé disparut dans les
+allées de tilleuls.
+
+Pendant longtemps, je me répétai les mots que j'avais entendus; mais
+jamais je ne pus les associer à l'histoire de Colette.
+
+
+
+
+Colette ne comptait plus sur un miracle pour s'en aller; et pourtant,
+elle ne pouvait se résigner à rester dans cette maison.
+
+Quand elle vit partir une à une toutes celles qui avaient son âge,
+elle commença de se révolter. Elle ne voulut plus aller à confesse, ni
+communier; elle allait à la messe, parce qu'elle chantait et aimait la
+musique.
+
+Je restais souvent près d'elle pour la consoler.
+
+Elle m'expliquait que le mariage, c'était l'amour.
+
+
+
+
+Sœur Marie-Aimée, qui était souffrante depuis quelque temps, tomba tout
+à fait malade.
+
+Madeleine la soignait avec dévouement et nous dirigeait à tort et à
+travers. Elle s'acharnait particulièrement sur moi; et quand elle me
+voyait lasse de coudre, elle disait en essayant de prendre un air
+hautain:
+
+--Puisque Mademoiselle n'aime pas la couture, elle n'a qu'à prendre le
+balai.
+
+Elle s'avisa un dimanche de me faire nettoyer les escaliers, pendant
+l'heure de la messe. Nous étions en janvier; un froid humide, venant
+des couloirs, montait les marches et pénétrait sous ma robe.
+
+Je balayais de toutes mes forces, pour me réchauffer.
+
+Les sons de l'harmonium venaient de la chapelle jusqu'à moi; par
+instants je reconnaissais les notes aigres et perçantes de Madeleine,
+et les éclats saccadés de M. le curé.
+
+Je suivais la messe d'après les chants. La voix de Colette monta tout
+à coup; elle était forte et pure; elle s'élargit, couvrit les sons de
+l'harmonium, domina tout, puis elle s'envola par-dessus les tilleuls,
+par-dessus les maisons, plus haut que le clocher.
+
+J'en ressentis un grand frisson, et quand la voix redescendit un peu
+tremblante, quand elle fut rentrée dans l'église et étouffée par les
+sons de l'harmonium, je me mis à pleurer avec des hoquets, comme une
+toute petite fille. Puis la voix pointue de Madeleine perça de nouveau,
+et je balayais à grands coups, comme si mon balai devait effacer cette
+voix qui m'était si désagréable.
+
+
+
+
+Ce jour-là, sœur Marie-Aimée me fit appeler près d'elle. Il y avait
+bien deux mois qu'elle n'était pas sortie de sa chambre. Elle
+commençait d'aller mieux, mais je remarquai que ses yeux ne brillaient
+plus du tout. Ils me faisaient penser à un arc-en-ciel presque fondu.
+
+Elle me fit raconter les petites histoires drôles qui s'étaient
+passées; elle voulait sourire en m'écoutant, mais sa bouche ne se
+relevait que d'un seul côté. Elle me demanda aussi si je l'avais
+entendue crier.
+
+Oh! oui, je l'avais entendue; c'était pendant sa maladie. Elle avait
+poussé des cris si épouvantables au milieu de la nuit, que tout
+le dortoir en avait été réveillé. Madeleine allait et venait. On
+l'entendait remuer de l'eau; et comme je lui demandais ce qu'avait
+sœur Marie-Aimée, elle m'avait répondu tout en courant:
+
+--Des douleurs.
+
+J'avais aussitôt pensé que Bonne Justine avait aussi des douleurs; mais
+jamais elle n'avait crié comme cela, et j'imaginais les jambes de sœur
+Marie-Aimée trois fois plus enflées que celles de Bonne Justine.
+
+Les cris étaient devenus de plus en plus forts. Il y en avait eu un si
+terrible, qu'il semblait lui sortir des entrailles. Ensuite on avait
+entendu quelques plaintes. Puis, plus rien.
+
+Au bout d'un moment, Madeleine était venue parler à Marie Renaud.
+Aussitôt Marie Renaud avait mis sa robe, et je l'avais entendue
+descendre.
+
+Un instant après, elle était revenue avec M. le curé. Il était entré
+précipitamment dans la chambre de sœur Marie-Aimée et Madeleine avait
+vite refermé la porte sur lui.
+
+Il n'était pas resté longtemps; mais il s'en était retourné bien moins
+vite qu'il n'était venu. Il marchait en baissant la tête, et sa main
+droite ramenait un pan de son manteau sur son bras gauche, comme s'il
+voulait préserver une chose précieuse.
+
+Je pensai qu'il remportait les Saintes Huiles, et je n'osai pas lui
+demander si sœur Marie-Aimée était morte.
+
+Je n'avais pas oublié non plus le coup de poing que j'avais reçu
+de Madeleine, lorsque je m'étais accrochée à sa jupe. Elle m'avait
+renversée, en disant très bas et très vite:
+
+--Elle va mieux.
+
+Le jour où sœur Marie-Aimée fut guérie, Madeleine perdit son arrogance,
+et tout rentra dans l'ordre.
+
+
+
+
+J'avais toujours la même répugnance pour la couture, et sœur
+Marie-Aimée commençait à s'en inquiéter.
+
+Elle en parla devant moi à la sœur de M. le curé. C'était une vieille
+demoiselle qui avait une longue figure, et de grands yeux fanés. Elle
+s'appelait Mlle Maximilienne.
+
+Sœur Marie-Aimée disait combien elle était inquiète de mon avenir; elle
+trouvait que j'apprenais les choses avec une grande facilité, mais
+qu'aucun travail de couture ne m'intéressait.
+
+Elle avait remarqué depuis longtemps que j'aimais l'étude. Alors, elle
+s'était informée s'il ne me restait pas quelques parents éloignés, qui
+auraient pu se charger de moi; mais il ne me restait qu'une vieille
+parente, qui avait déjà adopté ma sœur, et refusait de s'occuper de
+moi.
+
+Mlle Maximilienne offrit de me prendre dans son magasin de modes, M. le
+curé trouva que c'était une très bonne idée; il ajouta qu'il se ferait
+même un plaisir de venir deux fois par semaine afin de m'instruire un
+peu. Sœur Marie-Aimée paraissait vraiment heureuse; elle ne savait
+comment exprimer sa reconnaissance.
+
+Il fut convenu que j'entrerais chez Mlle Maximilienne aussitôt que M.
+le curé serait de retour d'un voyage qu'il devait faire à Rome. Sœur
+Marie-Aimée allait s'occuper de mon trousseau, et Mlle Maximilienne
+irait trouver la supérieure pour obtenir la permission.
+
+L'idée que la supérieure allait s'occuper de moi me causa un véritable
+malaise. Je ne pouvais m'empêcher de penser au mauvais regard qu'elle
+lançait de notre côté, quand elle passait près du vieux banc où venait
+s'asseoir M. le curé.
+
+Aussi, j'attendais avec impatience la réponse qu'elle donnerait à Mlle
+Maximilienne.
+
+M. le curé était parti depuis une semaine, et sœur Marie-Aimée
+m'entretenait chaque jour de mon nouvel emploi. Elle me disait combien
+elle serait contente de me voir le dimanche. Elle me faisait mille
+recommandations, et me donnait toutes sortes de conseils au sujet de ma
+santé.
+
+
+
+
+Un matin, la supérieure me fit demander.
+
+En entrant chez elle, je vis qu'elle était assise dans un grand
+fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j'avais entendu raconter
+sur elle me revinrent à la mémoire; et à la voir, toute noire au milieu
+de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait
+poussé dans un souterrain.
+
+Elle abaissa et releva plusieurs fois les paupières. Elle avait un
+sourire qui ressemblait à une insulte. Je sentis que je rougissais très
+fort et malgré cela je ne détournai pas les yeux.
+
+Elle eut un petit ricanement, et dit:
+
+--Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler?
+
+Je répondis que je pensais que c'était pour me parler de Mlle
+Maximilienne.
+
+Elle ricana encore.
+
+--Ah oui, Mlle Maximilienne; eh bien! détrompez-vous. Nous avons décidé
+de vous placer dans une ferme de la Sologne.
+
+Elle ferma ses yeux à demi pour me dire:
+
+--Vous serez bergère, mademoiselle!
+
+Elle ajouta, en appuyant sur les mots:
+
+--Vous garderez les moutons.
+
+Je dis simplement:
+
+--Bien, ma Mère.
+
+Elle remonta des profondeurs de son fauteuil, et demanda:
+
+--Vous savez ce que c'est que garder les moutons?
+
+Je répondis que j'avais vu des bergères dans les champs.
+
+Elle avança vers moi sa figure jaune, et reprit:
+
+--Il vous faudra nettoyer les étables. Cela sent très mauvais; et les
+bergères sont des filles malpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de
+la ferme, on vous apprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs.
+
+Elle parlait très fort, comme si elle craignait de n'être pas comprise.
+
+Je répondis comme tout à l'heure:
+
+--Bien, ma Mère.
+
+Elle se haussa sur les bras de son fauteuil; et, en me fixant de ses
+yeux luisants, elle dit encore:
+
+--Vous n'êtes donc pas fière?
+
+Je souris d'un air indifférent.
+
+--Non, ma Mère.
+
+Elle parut profondément étonnée; mais, comme je continuais de sourire
+avec indifférence, sa voix devint moins dure pour me dire:
+
+--Vraiment, mon enfant? J'avais toujours cru que vous étiez
+orgueilleuse.
+
+Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha ses yeux sous ses paupières,
+et se mit à parler d'une voix monotone, comme quand elle récitait les
+prières. Elle disait: qu'on devait obéir à ses maîtres, ne jamais
+manquer à ses devoirs de religion, et que la fermière viendrait me
+chercher la veille du jour de la Saint-Jean.
+
+Je sortis de chez elle avec des sentiments que je n'aurais pu exprimer.
+Mais ce qui dominait en moi, c'était la crainte de faire de la peine à
+sœur Marie-Aimée. Comment lui dire cela?
+
+Je n'eus guère le temps de la réflexion. Elle m'attendait à l'entrée de
+notre couloir; elle me saisit aux épaules, et en baissant son visage
+vers le mien, elle dit:
+
+--Eh bien?
+
+Elle avait un regard inquiet qui commandait la réponse. Je dis tout de
+suite:
+
+--Elle ne veut pas, et je serai bergère.
+
+Elle ne comprit pas. Elle fronça les sourcils.
+
+--Comment cela, bergère?
+
+Je repris très vite:
+
+--Elle m'a trouvé une place dans une ferme, et puis je trairai les
+vaches et je soignerai les porcs.
+
+Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment que je me cognai au mur.
+
+Elle s'élança vers la porte; je crus qu'elle courait chez la
+supérieure, mais elle ne fit que quelques pas dehors; elle rentra,
+et se mit à marcher à grands pas dans le couloir. Elle serrait les
+poings et frappait du pied; elle tournait sur elle-même et respirait
+fortement. Puis elle s'adossa contre le mur, laissa tomber ses bras
+comme si elle était accablée, et, d'une voix qui semblait venir de
+loin, elle dit:
+
+--Elle se venge, ah oui, elle se venge!
+
+Elle revint vers moi, me prit affectueusement les mains et demanda:
+
+--Tu ne lui as donc pas dit que tu ne voulais pas? Tu ne l'as donc pas
+suppliée de te laisser aller chez Mlle Maximilienne?
+
+Je secouai la tête pour dire non; et je répétai tout à la file et avec
+les mêmes mots tout ce que m'avait dit la supérieure.
+
+Elle m'écouta sans m'interrompre. Puis elle me recommanda le silence
+auprès de mes compagnes. Elle pensait que cela s'arrangerait aussitôt
+que M. le curé serait de retour.
+
+
+
+
+Le dimanche suivant, comme nous prenions nos rangs pour la messe,
+Madeleine entra comme une folle dans la salle; elle leva les bras en
+criant:
+
+--Monsieur le curé est mort.
+
+Et elle s'abattit en travers de la table qui était auprès d'elle.
+
+Tous les bruits s'arrêtèrent, on courut à Madeleine qui poussait des
+cris aigus. On voulait tout savoir. Mais elle se berçait sur la table
+en disant d'une voix désolée:
+
+--Il est mort, il est mort.
+
+Je ne pensais à rien; je ne savais pas si j'avais de la peine, et,
+pendant tout le temps de la messe, la voix de Madeleine sonna comme une
+cloche à mes oreilles.
+
+Il ne fut pas question de promenade ce jour-là; les plus petites même
+restèrent silencieuses. Je me mis à la recherche de sœur Marie-Aimée.
+Elle n'avait pas assisté aux offices, et je savais par Marie Renaud
+qu'elle n'était pas malade.
+
+Je la trouvai dans le réfectoire. Elle était assise sur son estrade, sa
+tête était appuyée de côté sur la table, et ses bras pendaient le long
+de sa chaise.
+
+J'allai m'asseoir assez loin d'elle; et d'entendre sa plainte si
+profonde, je me mis à sangloter aussi, en cachant ma figure dans mes
+mains. Mais cela ne dura pas longtemps, et je sentis bien que je
+n'avais pas de chagrin. Je fis même des efforts pour pleurer, mais il
+me fut impossible de continuer à verser une seule larme. J'avais un peu
+honte de moi parce que je croyais qu'on devait pleurer quand quelqu'un
+mourait; et je n'osais pas découvrir mon visage dans la crainte que
+sœur Marie-Aimée crût que j'avais mauvais cœur.
+
+Maintenant, je l'écoutais pleurer. Ses longues plaintes me rappelaient
+le vent d'hiver dans la grande cheminée. Cela montait et descendait
+comme si elle eût voulu composer une sorte de chant; puis cela se
+heurtait, se cassait, et finissait en notes basses et tremblées.
+
+Un peu avant l'heure du dîner, Madeleine entra dans le réfectoire. Elle
+emmena sœur Marie-Aimée en la soutenant avec précaution.
+
+Dans la soirée, elle nous raconta que M. le curé était mort à Rome, et
+qu'on allait le ramener pour le mettre dans son caveau de famille.
+
+
+
+
+Le lendemain, sœur Marie-Aimée s'occupa de nous comme d'habitude. Elle
+ne pleurait plus, mais elle ne souffrait pas qu'on lui parlât; elle
+marchait en regardant la terre et paraissait m'avoir oubliée.
+
+Cependant, je n'avais plus qu'un jour à rester ici. D'après ce que
+m'avait dit la supérieure, la fermière viendrait me chercher demain,
+puisque c'était après-demain le jour de la Saint-Jean.
+
+Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœur Marie-Aimée eut dit:
+«Seigneur, prenez en pitié les exilés, et secourez les prisonniers»,
+elle ajouta à voix très haute:
+
+--Nous allons dire une prière pour une de vos compagnes qui s'en va
+dans le monde.
+
+Je compris tout de suite qu'il s'agissait de moi, et je me trouvai
+aussi à plaindre que les exilés et les prisonniers.
+
+Il me fut impossible de m'endormir ce soir-là. Je savais que je
+partirais demain; mais je ne savais pas ce que c'était que la Sologne.
+J'imaginais un pays très éloigné où il n'y avait que des plaines toutes
+fleuries. Je me voyais la gardienne d'un troupeau de beaux moutons
+blancs, et j'avais deux chiens à mes côtés qui n'attendaient qu'un
+signe pour faire ranger les bêtes. Je n'aurais pas osé le dire à sœur
+Marie-Aimée, mais en ce moment, je préférais être bergère plutôt que
+demoiselle de magasin.
+
+Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi, ramena ma pensée vers
+mes compagnes.
+
+La nuit était si claire que je voyais distinctement tous les lits.
+Je les suivais un à un, et je m'arrêtais un peu près de celles que
+j'aimais. Presque en face de moi je voyais les magnifiques cheveux de
+ma camarade Sophie: ils s'éparpillaient sur l'oreiller, et faisaient
+davantage de clarté sur son lit. Un peu plus loin, c'étaient les lits
+de Chemineau l'Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau la Bête.
+Chemineau l'Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, et des
+grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand on l'accusait d'une
+faute; elle haussait les épaules et regardait autour d'elle avec mépris.
+
+Sœur Marie-Aimée disait que sa conscience était aussi blanche que son
+front.
+
+Chemineau la Bête était de moitié plus haute que sa sœur; ses cheveux
+rudes rejoignaient presque ses sourcils; elle était carrée des épaules
+et large des hanches; nous l'appelions le chien de garde de sa sœur.
+
+Et tout là-bas, à l'autre bout du dortoir, il y avait Colette.
+
+Elle croyait toujours que j'allais chez Mlle Maximilienne. Elle
+était persuadée que je me marierais très jeune, et elle m'avait fait
+promettre de venir la chercher aussitôt que je serais mariée.
+
+Ma pensée tourna longtemps autour d'elle. Puis je regardai vers
+la fenêtre: les ombres des tilleuls s'allongeaient de mon côté.
+J'imaginais qu'ils venaient me dire adieu, et je leur souriais.
+
+De l'autre côté des tilleuls, j'apercevais l'infirmerie; elle
+paraissait se reculer, et ses petites fenêtres me faisaient penser à
+des yeux malades.
+
+Là aussi, je m'arrêtais à cause de la sœur Agathe. Elle était si gaie
+et si bonne que les petites filles riaient toujours quand elle les
+grondait.
+
+C'était elle qui faisait les pansements.
+
+Quand on venait la trouver pour un bobo au doigt, elle nous recevait
+avec des mots drôles; et, selon qu'on était gourmande ou coquette, elle
+promettait un gâteau ou un ruban qu'elle désignait d'un vague signe de
+tête; et, pendant que le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le
+bobo se trouvait percé, lavé, et pansé.
+
+Je me souvenais d'une engelure que j'avais eue au pied, et qui ne
+voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathe m'avait dit d'un air grave:
+
+--Écoute, je vais t'y mettre quelque chose de divin, et si ton pied
+n'est pas guéri dans trois jours, on sera obligé de te le couper.
+
+Et pendant trois jours, j'avais évité de marcher pour ne pas déranger
+cette chose divine qui était sur mon pied. Je pensais à un bout de la
+vraie croix ou à un morceau du voile de la Vierge.
+
+Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je
+demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec
+un rire malicieux:
+
+--Bête, c'était de l'onguent Arthur Divain.
+
+
+
+
+La nuit était très avancée quand je m'endormis, et dès le matin
+j'attendis la fermière. J'aurais voulu qu'elle vînt, et j'avais peur de
+la voir venir.
+
+Sœur Marie-Aimée relevait brusquement la tête chaque fois que quelqu'un
+ouvrait la porte.
+
+Comme nous finissions de dîner, la portière vint demander si j'étais
+prête à partir.
+
+Sœur Marie-Aimée la renvoya en disant que je serais prête dans un
+instant.
+
+Elle se leva en me faisant signe de la suivre. Elle m'aida à
+m'habiller, me remit un petit paquet de linge, et dit tout à coup:
+
+--C'est demain qu'on le ramène, et tu ne seras plus là.
+
+Elle reprit en me regardant dans les yeux:
+
+--Jure-moi que tu diras tous les soirs un _De Profundis_ pour lui.
+
+Je jurai.
+
+Alors, elle me serra avec violence sur sa poitrine, et elle se sauva
+vers sa chambre.
+
+Puis j'entendis qu'elle disait:
+
+--Oh! c'est trop, mon Dieu, c'est trop!
+
+
+Je traversai la cour toute seule, et la fermière, qui m'attendait,
+m'emmena aussitôt.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+Je me trouvai bientôt installée au milieu de paniers vides dans une
+voiture couverte d'une bâche, et quand le cheval s'arrêta de lui-même
+dans la cour de la ferme, il y avait déjà longtemps qu'il faisait nuit.
+
+Le fermier sortit de la maison avec une lanterne qu'il balançait au
+bout de son bras et qui n'éclairait que ses sabots; il s'approcha de
+nous et m'aida à descendre de la voiture, puis il haussa sa lanterne
+jusqu'à ma figure et il dit en se reculant:
+
+--Quelle drôle de petite servante!
+
+La fermière me conduisit dans une chambre où il y avait deux lits. Elle
+me montra le mien et me dit que le lendemain je resterais seule avec le
+vacher, parce que tout le monde irait à la fête de la Saint-Jean.
+
+Dès que je fus levée, le lendemain, le vacher m'emmena dans les
+étables, pour l'aider à donner le fourrage aux bêtes; il me montra la
+bergerie et m'apprit que je serais bergère d'agneaux à la place de la
+vieille Bibiche. Il m'expliqua que chaque année on séparait les agneaux
+d'avec leur mère et qu'il fallait une deuxième bergère pour les garder.
+Il m'apprit aussi que la ferme s'appelait Villevieille, et que personne
+n'était malheureux ici parce que maître Sylvain et Pauline sa femme
+étaient de braves gens.
+
+Quand toutes les bêtes furent soignées, le vacher me fit asseoir près
+de lui dans l'allée des Châtaigniers. De là on voyait le tournant du
+chemin qui montait vers la route et tout l'intérieur de la ferme. Les
+bâtiments formaient un carré, et l'énorme fumier qui était au milieu
+dégageait une odeur chaude qui dominait l'odeur des foins à moitié
+séchés.
+
+Un grand silence s'étendait autour de la ferme, et de tous côtés on
+ne voyait que des sapins et des champs de blé. Il me semblait que je
+venais d'être transportée dans un pays perdu, et que je resterais
+toujours seule avec le vacher et les bêtes que j'entendais remuer
+dans les étables. Il faisait très chaud, j'étais comme engourdie par
+une lourde envie de dormir; mais la peur de tout ce qui m'entourait
+m'empêchait de céder au sommeil. Des mouches de toutes couleurs
+tournaient autour de moi en ronflant. Le vacher tressait une corbeille
+de jonc, et les chiens dormaient tranquillement.
+
+Au coucher du soleil, la voiture qui ramenait les fermiers parut au
+détour du chemin. Il y avait cinq personnes dans la voiture, deux
+hommes et trois femmes. En passant devant moi la fermière me sourit et
+les autres se penchèrent pour me voir. Peu après la ferme s'emplit de
+bruit, et comme il était trop tard pour faire la soupe, tout le monde
+dîna d'un morceau de pain et d'un bol de lait.
+
+
+
+
+Dès le lendemain, la fermière me remit un manteau de grosse toile, et
+je suivis la vieille Bibiche pour apprendre à garder les agneaux.
+
+La vieille Bibiche et sa chienne Castille avaient une si grande
+ressemblance que je pensais toujours qu'elles étaient de la même
+famille. Elles paraissaient du même âge, et leurs yeux troubles étaient
+de la même couleur. Quand les agneaux s'écartaient du chemin, Bibiche
+disait: «Jappe, Castille, jappe.» Elle répétait cela très vite, comme
+un seul mot, et même quand Castille ne jappait pas, les agneaux se
+rangeaient, tant la voix de la vieille ressemblait à celle de sa
+chienne.
+
+Lorsqu'on commença la moisson, il me sembla que j'assistais à une chose
+pleine de mystère. Des hommes s'approchaient du blé et le couchaient
+par terre à grands coups réguliers pendant que d'autres le relevaient
+en gerbes qui s'appuyaient les unes contre les autres... Les cris des
+moissonneurs semblaient parfois venir d'en haut, et je ne pouvais
+m'empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé dans les
+airs.
+
+Le repas du soir réunissait tout le monde. Chacun se plaçait à sa guise
+le long de la table, et la fermière remplissait les assiettes jusqu'au
+bord. Les jeunes mordaient à pleines dents dans leur pain, tandis que
+les vieux coupaient précieusement chaque bouchée. Tous mangeaient en
+silence, et le pain bis paraissait plus blanc dans leurs mains noires.
+
+A la fin du repas, les plus âgés parlaient des récoltes avec le
+fermier, pendant que les jeunes causaient et riaient avec Martine
+la grande bergère. C'était elle qui donnait le pain et versait le
+vin. Elle répondait en riant à toutes les plaisanteries, mais quand
+un garçon avançait la main vers elle, elle s'effaçait vivement et
+ne se laissait jamais saisir. Personne ne faisait attention à moi;
+je m'asseyais sur des bûches un peu à l'écart, et je regardais les
+visages. Maître Sylvain avait de grands yeux noirs qui s'arrêtaient
+tranquillement sur chacun; il parlait sans élever la voix, en appuyant
+ses mains ouvertes sur la table. La fermière avait un visage sérieux et
+préoccupé; on eût dit qu'elle redoutait toujours un malheur, et c'est à
+peine si elle souriait quand les autres riaient aux éclats.
+
+La vieille Bibiche croyait toujours que je m'endormais. Elle venait me
+tirer par la manche pour m'emmener coucher. Son lit était à côté du
+mien; elle chuchotait sa prière en se déshabillant, et elle soufflait
+la lampe sans s'occuper de moi.
+
+
+
+
+Aussitôt après la moisson, elle me laissa aller seule au champ avec
+sa chienne. Castille s'ennuyait avec moi, elle me quittait à chaque
+instant pour retourner à la ferme près de sa vieille maîtresse.
+
+J'avais beaucoup de peine à rassembler mes agneaux, qui couraient de
+tous côtés. Je me comparais à sœur Marie-Aimée quand elle disait que
+son petit troupeau était difficile à gouverner; et cependant elle
+nous rassemblait d'un coup de cloche, ou elle obtenait le silence en
+grossissant un peu la voix; mais moi, j'avais beau grossir ma voix ou
+faire claquer mon fouet, les agneaux ne comprenaient pas, et j'étais
+obligée de courir comme un chien autour du troupeau.
+
+Un soir, il se trouva qu'il m'en manquait deux. Chaque soir, je me
+mettais en travers de la porte pour n'en laisser entrer qu'un à la
+fois; ainsi je les comptais facilement.
+
+J'entrai dans la bergerie et j'essayai de les compter encore; ce
+n'était pas facile et je dus y renoncer, car j'en trouvais toujours
+plus qu'il n'en fallait.
+
+Je me persuadai que j'avais mal compté la première fois, et je n'en dis
+rien à personne. Le lendemain, je les comptai en les faisant sortir de
+la bergerie: il en manquait bien deux.
+
+J'étais très inquiète; toute la journée, je les cherchai dans les
+champs, et le soir, après m'être assurée qu'ils manquaient toujours,
+j'en avertis la fermière. On fit des recherches pendant plusieurs
+jours, mais les agneaux restèrent introuvables. Alors les fermiers me
+prirent à part l'un après l'autre. Ils voulaient me faire avouer que
+des hommes étaient venus prendre les agneaux, et ils m'assuraient que
+je ne serais pas grondée si je disais la vérité. J'avais beau affirmer
+que je ne savais pas ce qu'ils étaient devenus, je voyais bien qu'on ne
+me croyait pas.
+
+Maintenant, j'avais peur dans les champs, depuis que je savais que
+des hommes pouvaient se cacher pour prendre les moutons; je croyais
+toujours voir remuer quelqu'un derrière les buissons.
+
+J'appris très vite à les compter des yeux; et qu'ils fussent dispersés
+ou rapprochés les uns des autres, en une minute je savais si le compte
+y était.
+
+
+
+
+L'automne arriva et je m'ennuyais davantage. Je regrettais les caresses
+de sœur Marie-Aimée. J'avais une si grande envie de la voir qu'il
+m'arrivait de fermer les yeux en imaginant qu'elle venait dans le
+sentier; j'entendais réellement ses pas et le bruissement de sa robe
+sur l'herbe; lorsque je la sentais tout près de moi, j'ouvrais les yeux
+et aussitôt tout s'effaçait.
+
+Pendant longtemps j'eus l'idée de lui écrire, mais je n'osais pas
+demander ce qu'il fallait pour cela. La fermière ne savait pas écrire,
+et personne ne recevait de lettre à la ferme.
+
+Je m'enhardis jusqu'à demander à maître Sylvain s'il voulait bien
+m'emmener un jour à la ville. Il ne répondit pas tout de suite; il
+fixa sur moi ses grands yeux tranquilles, et il dit qu'une bergère
+ne devait jamais quitter son troupeau. Il voulait bien me conduire de
+temps en temps à la messe du village, mais il ne fallait pas compter
+qu'il m'emmènerait à la ville.
+
+J'en restai tout étourdie. C'était comme si j'avais appris un grand
+malheur; et chaque fois que j'y pensais, je voyais sœur Marie-Aimée
+comme une chose très précieuse que le fermier aurait brisée par mégarde.
+
+Le samedi d'après, je vis partir les fermiers dès le matin comme
+d'habitude; mais, au lieu de rester jusqu'au soir, ils étaient de
+retour dans l'après-midi avec un marchand qui venait acheter une partie
+des agneaux.
+
+Je n'avais jamais pensé qu'on pût aller à la ville en si peu de temps;
+l'idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le pré pour courir
+embrasser sœur Marie-Aimée. Je trouvai bientôt que cela n'était pas
+possible, et je décidai de m'en aller pendant la nuit. J'espérais que
+je ne mettrais pas beaucoup plus de temps que le cheval du fermier,
+et qu'en partant au milieu de la nuit je pourrais être de retour pour
+mener les agneaux aux champs.
+
+Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse horloge
+sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à la main. Je
+laçai mes souliers à tâtons en m'appuyant contre une charrue, et je
+m'éloignai très vite dans l'obscurité.
+
+Aussitôt que j'eus dépassé les bâtiments de la ferme, je m'aperçus
+que la nuit n'était pas très noire. Le vent soufflait furieusement et
+de gros nuages roulaient sous la lune. La route était loin, et pour
+y arriver il fallait passer sur un pont de bois à moitié démoli; les
+premières pluies avaient grossi la petite rivière, et l'eau passait
+par-dessus les planches.
+
+La peur me prit, parce que l'eau et le vent faisaient un bruit que
+je n'avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je
+traversai vivement les planches glissantes.
+
+J'arrivai à la route plus vite que je ne pensais; je tournai à gauche
+comme je l'avais vu faire au fermier quand il allait au marché de la
+ville. Et voilà qu'un peu plus loin la route se séparait en deux. Je ne
+savais plus laquelle prendre. Je m'engageai tantôt dans l'une, tantôt
+dans l'autre. Celle de gauche m'attirait davantage; je la pris et je
+marchai très vite pour rattraper le temps perdu.
+
+Dans le lointain, j'apercevais une masse noire qui couvrait tout
+le pays. Cela semblait s'avancer lentement vers moi, et pendant un
+instant, j'eus envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à
+aboyer me rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus
+que la masse noire était une forêt que la route allait traverser. En
+y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent, il
+soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force,
+faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J'entendais
+de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches; puis
+j'entendis marcher derrière moi, et je sentis qu'on me touchait à
+l'épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant
+j'étais sûre que quelqu'un m'avait touchée du doigt; puis les pas
+continuaient comme si une personne invisible tournait autour de moi;
+alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais
+plus si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux sautaient sous
+mes souliers et retombaient derrière moi avec un bruit de grêle. Je
+n'avais qu'une idée: courir jusqu'au bout de la forêt.
+
+J'arrivai bientôt à une grande clairière. La lune l'éclairait de tout
+son plein, et le vent qui faisait rage soulevait et rejetait les
+paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous les sens.
+
+Je voulais m'arrêter pour respirer un peu; mais les grands arbres se
+balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient
+à des bêtes noires s'allongeaient brusquement sur la route, puis
+elles s'éloignaient en glissant pour se cacher derrière les arbres.
+Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais.
+Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si elles
+voulaient m'empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que
+je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j'avais peur de les
+sentir sous mes pieds.
+
+Le vent s'apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes. La
+clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait sous
+bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout; je m'avançai un peu
+et je reconnus que c'était une petite maison étroite et haute. Sans
+plus réfléchir, je cognai à la porte; je voulais demander que l'on
+me garde en attendant que la pluie ait cessé. Je cognai une seconde
+fois, et aussitôt j'entendis remuer dans la maison. Je croyais qu'on
+allait m'ouvrir la porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui
+s'ouvrit. Un homme qui avait un bonnet de coton demanda:
+
+--Qui est là?
+
+Je répondis:
+
+--Une petite fille.
+
+L'homme reprit d'une voix étonnée: «Une petite fille!» puis il me
+demanda d'où je venais, où j'allais, et ce que je voulais.
+
+Je n'avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme que je
+venais de quitter; mais je mentis en disant que j'allais retrouver ma
+mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien me faire entrer
+dans sa maison pendant la pluie.
+
+Il me dit d'attendre et je l'entendis causer avec une autre personne;
+puis il revint à la fenêtre pour me demander si j'étais seule. Il
+voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j'avais treize ans, il
+trouva que je n'étais pas peureuse d'avoir traversé le bois pendant la
+nuit.
+
+Il resta un moment penché comme s'il espérait voir mon visage que je
+tenais levé vers lui; puis il tourna la tête à droite et à gauche en
+cherchant à voir dans la profondeur du bois; et il me conseilla de
+marcher encore un peu, en m'assurant qu'il y avait un village au bout
+de la forêt, et que je trouverais des maisons où je pourrais me sécher.
+
+Je m'en retournai dans la nuit. La lune s'était tout à fait cachée et
+la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai encore longtemps
+avant d'arriver au village. Les maisons étaient toutes fermées, et
+c'est à peine si on les distinguait dans l'obscurité. Il n'y avait que
+le forgeron qui était levé. En passant devant sa maison, je montai ses
+deux marches avec l'intention de me reposer chez lui. Il était occupé
+à mettre une grosse barre de fer dans les charbons rouges; et quand
+il leva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu'un
+géant.
+
+A chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait; cela
+faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient des faux, des
+scies et des lames de toutes sortes. L'homme avait le front plissé et
+il regardait fixement le feu.
+
+Je sentis que je n'oserais jamais lui parler, et je m'éloignai sans
+faire de bruit.
+
+Lorsqu'il fit tout à fait jour, je vis que je n'étais plus éloignée de
+la ville. Je reconnaissais même les endroits où sœur Marie-Aimée nous
+conduisait dans nos promenades. Je ne marchais plus que lentement, en
+traînant les pieds qui me faisaient beaucoup souffrir. J'étais si lasse
+que je fus obligée de me faire violence pour ne pas m'asseoir sur les
+tas de cailloux de la route.
+
+Le bruit d'une voiture allant à fond de train me fit retourner la
+tête: aussitôt je restai immobile et le cœur battant; j'avais reconnu
+la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta sa bête tout
+contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit d'une seule main par
+la ceinture de ma robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et
+après avoir tourné bride la voiture repartit à grand train.
+
+En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au pas. Il se
+retourna vers moi et dit en me regardant:
+
+--C'est heureux pour toi que je t'ai rattrapée; sans cela on t'aurait
+ramenée entre deux gendarmes.
+
+Comme je ne répondais pas, il reprit:
+
+--Tu ne sais peut-être pas qu'il y a des gendarmes pour ramener les
+petites filles qui se sauvent?
+
+Je répondis:
+
+--Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.
+
+Il demanda:
+
+--Tu es donc malheureuse chez nous?
+
+Je répondis encore:
+
+--Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.
+
+Il avait l'air de ne pas comprendre, et il continuait ses questions,
+en nommant chaque personne de la ferme pour savoir de qui j'avais à me
+plaindre. Et chaque fois je répondais la même chose.
+
+A la fin il perdit patience, et se redressa en disant:
+
+--Quelle entêtée!
+
+Je levai les yeux sur lui pour dire que je me sauverais encore s'il
+ne voulait pas me conduire vers sœur Marie-Aimée. Je continuai de
+le regarder en attendant sa réponse, et je vis bien qu'il était
+embarrassé. Il resta un long moment à réfléchir; puis, il me dit en
+mettant sa main sur mon genou:
+
+--Écoutez-moi, ma petite, et tâchez de comprendre ce que je vais vous
+dire.
+
+Et quand il eut fini de parler, je sus qu'il avait pris l'engagement
+de me garder jusqu'à l'âge de dix-huit ans, sans jamais m'emmener à la
+ville. Je sus aussi que la supérieure avait tous les droits sur moi,
+et que, si je me sauvais encore, elle ne manquerait pas de me faire
+enfermer sous prétexte que je courais les bois toute seule pendant la
+nuit. Il termina en disant qu'il espérait que j'oublierais le couvent,
+et que je me prendrais d'affection pour lui et sa femme, qui ne
+voulaient que mon bien.
+
+J'étais très troublée, et je retenais une grosse envie de pleurer.
+
+--Allons, dit le fermier, en me tendant la main, soyons bons amis,
+voulez-vous?
+
+Je lui donnai ma main, et pendant qu'il la serrait un peu fort, je
+répondis:
+
+--Je veux bien.
+
+Il fit claquer son fouet, et on eut bientôt dépassé la forêt.
+
+La pluie tombait toujours, fine comme un brouillard, et les labours
+paraissaient encore plus noirs.
+
+Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers
+nous en faisant de grands gestes. Pendant un instant, je crus qu'il me
+menaçait, mais quand il fut près, je vis qu'il serrait quelque chose
+dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de
+faucher à la hauteur de sa tête. J'étais si intriguée que je regardai
+maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s'il me répondait:
+
+--C'est Gaboret qui fait ses semailles.
+
+Quelques instants après, nous arrivions à la ferme.
+
+La fermière nous attendait sur le pas de la porte. En m'apercevant,
+elle ouvrit la bouche comme si elle était restée longtemps sans
+respirer, et son visage sérieux perdit un moment son air inquiet. Je
+passai devant elle pour prendre mon manteau, et j'allai droit à la
+bergerie.
+
+Les moutons sortirent en se bousculant. Ils auraient dû être aux champs
+depuis longtemps déjà.
+
+
+
+
+Tout le jour je pensai à ce que m'avait dit le fermier. Je ne
+comprenais pas pourquoi la supérieure voulait m'empêcher de voir sœur
+Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœur Marie-Aimée ne pouvait plus
+rien pour moi, et je me résignais en pensant qu'un jour viendrait où
+personne ne pourrait m'empêcher de la rejoindre.
+
+A l'heure du coucher, la fermière m'accompagna pour mettre une
+couverture de plus sur mon lit; et après m'avoir souhaité le bonsoir,
+elle me défendit de lui dire Madame: elle voulait que je l'appelle tout
+simplement Pauline; puis elle s'en alla après m'avoir dit que j'étais
+un peu l'enfant de la maison, et qu'elle ferait tout son possible pour
+que je m'habitue à la ferme.
+
+Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir à table à côté de son
+frère. Il lui dit en riant qu'il ne fallait pas me laisser jeûner,
+parce que j'avais bien besoin de grandir.
+
+Le frère du fermier s'appelait Eugène; il parlait très peu, mais il
+regardait toujours ceux qui parlaient, et ses petits yeux avaient
+souvent l'air de se moquer. Il avait trente ans, mais il n'en
+paraissait pas beaucoup plus de vingt. Il savait toujours répondre à ce
+qu'on lui demandait, et je ne sentais aucune gêne près de lui.
+
+Il se serra près du mur pour me faire plus de place à table, et il
+répondit seulement au fermier:
+
+--Sois tranquille.
+
+Maintenant que tous les champs étaient labourés, Martine menait ses
+brebis très loin sur des pâturages qu'elle appelait «les Communs». Le
+vacher et moi, menions nos bêtes le long des prés et dans les bois
+où il y avait de la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré
+un grand manteau de laine qui me couvrait jusqu'aux pieds. Le vacher
+allumait souvent du feu; il partageait avec moi les pommes de terre
+et les châtaignes qu'il faisait cuire sur les charbons. Il m'apprenait
+à connaître de quel côté venait le vent afin de profiter du plus petit
+abri contre le froid, et tout en nous chauffant, il me chantait la
+chanson de l'Eau et du Vin.
+
+C'était une chanson qui avait au moins vingt couplets. L'eau et le vin
+s'accusaient réciproquement de faire le malheur du genre humain, tout
+en s'adressant à eux-mêmes les plus grands éloges. Moi, je trouvais
+que c'était l'eau qui avait raison, mais le vacher disait que le vin
+n'avait pas tort non plus. Nous restions de longues heures ensemble.
+Il me parlait de son pays qui était très éloigné de la Sologne. Il me
+raconta qu'il avait toujours été vacher, et qu'un taureau l'avait roulé
+et blessé quand il était encore enfant. Il en était resté longtemps
+malade, avec des douleurs qui le faisaient crier; puis les douleurs
+avaient fini par s'en aller, mais il était devenu tout tordu comme je
+le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où il avait
+été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais il n'avait
+trouvé de si bons maîtres qu'à Villevieille. Il trouvait aussi que les
+vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas à celles de son pays, qui
+étaient petites, avec des cornes pointues comme des fuseaux. Celles-ci
+étaient grandes et fortes, avec des cornes rugueuses et sans finesse.
+Il les aimait et leur parlait en les nommant par leur nom. Sa préférée
+était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée au
+printemps. A tout instant elle levait la tête et regardait au loin, et
+tout d'un coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à pleine
+voix:
+
+--Arrête, la Blanche, arrête.
+
+Le plus souvent elle s'arrêtait d'elle-même, mais il y avait des
+moments où il fallait lui envoyer le chien. Il lui arrivait aussi de
+lutter contre lui pour passer quand même, et c'était seulement quand il
+la mordait au mufle qu'elle rentrait dans le troupeau.
+
+Le vacher la plaignait et disait:
+
+--On ne sait pas ce qu'elle regrette.
+
+
+
+
+Au mois de décembre, les vaches restèrent tout à fait à l'étable. Je
+croyais qu'il en serait de même des moutons. Mais le frère du fermier
+m'expliqua que la Sologne était un pays très pauvre, et que les
+fermiers ne récoltaient pas assez de fourrages pour nourrir toutes
+leurs bêtes.
+
+A présent je m'en allais seule le long des prés et dans les bois. Tous
+les oiseaux étaient partis. Le brouillard s'étendait sur les terres
+labourées, et les bois étaient pleins de silence. Il y avait des jours
+où je me sentais si abandonnée que je croyais que la terre s'était
+écroulée autour de moi, et quand un corbeau passait en criant dans le
+ciel gris, sa voix forte et enrouée semblait m'annoncer les malheurs du
+monde.
+
+Les moutons eux-mêmes ne sautaient plus. Le marchand avait emmené tous
+les mâles, et les petites femelles ne savaient plus jouer entre elles.
+Elles marchaient serrées les unes contre les autres, et même quand
+elles ne mangeaient pas, elles restaient la tête baissée.
+
+Quelques-unes me faisaient penser à des petites filles que j'avais
+connues. Je les caressais en les forçant de lever la tête: mais leurs
+yeux restaient tournés en bas, et leurs prunelles fixes ressemblaient à
+du verre sans reflet.
+
+Un jour, je fus surprise par un brouillard si épais qu'il me fut
+impossible de reconnaître mon chemin. Je me trouvai tout à coup auprès
+d'un grand bois qui m'était inconnu. Le haut des arbres se perdait
+complètement dans le brouillard, et les bruyères paraissaient toutes
+enveloppées de laine. Des formes blanches descendaient des arbres et
+glissaient sur les bruyères en longues traînées transparentes.
+
+Je poussai les moutons vers le pré qui était à côté; mais ils se
+tassèrent et refusèrent d'avancer. Je passai devant eux pour voir
+ce qui les empêchait d'aller plus loin, et je reconnus la petite
+rivière qui coulait au bas de la colline. C'est à peine si on voyait
+l'eau; elle avait l'air de dormir sous une épaisse couverture de laine
+blanche. Je restai un long moment à la regarder; puis je ramenai mes
+moutons le long du bois. Pendant que je cherchais à reconnaître de
+quel côté se trouvait la ferme, les moutons contournèrent le bois, et
+ils se trouvèrent bientôt sur un chemin bordé de haies. Le brouillard
+s'épaissit encore, et il me sembla que je marchais entre deux hautes
+murailles. Je suivais les moutons sans savoir où ils me menaient. Ils
+quittèrent brusquement le chemin pour tourner à droite, mais je les
+arrêtai aussitôt: je venais d'apercevoir l'entrée d'une église. Les
+portes en étaient grandes ouvertes, et de chaque côté on voyait deux
+lumières rouges qui éclairaient la voûte grise. D'énormes piliers se
+rangeaient en lignes droites, et tout au fond on devinait les fenêtres
+à petits carreaux qu'une lumière éclairait faiblement. J'avais beaucoup
+de mal à empêcher les moutons d'aller vers cette église, et tout en les
+repoussant, je m'aperçus qu'ils étaient couverts de petites perles
+blanches. Ils se secouaient à tout instant, et cela faisait comme
+un léger bruit de cliquetis. Je ne savais que penser de tout cela;
+puis une grande inquiétude me vint à l'idée que maître Sylvain devait
+m'attendre avec impatience. Je me persuadai qu'en retournant sur mes
+pas je retrouverais facilement la ferme, et en faisant le moins de
+bruit possible, je repoussai les moutons sur le chemin qui m'avait
+amenée. Comme j'entrais dans ce chemin, une voix d'homme s'éleva près
+de moi. Elle disait:
+
+--Laisse-les donc rentrer, ces pauvres bêtes.
+
+Et en même temps, l'homme faisait retourner le troupeau vers l'église.
+Je reconnus tout de suite Eugène, le frère du fermier. Il passa sa main
+sur le dos d'un mouton en disant:
+
+--Ils sont jolis avec leurs petites boules de givre, mais ce n'est pas
+bon pour eux.
+
+Je ne fus pas étonnée de le rencontrer là. Je lui montrai l'église en
+demandant ce que c'était.
+
+--C'était pour toi, me répondit-il. Je craignais que tu ne retrouves
+pas l'allée des châtaigniers, et j'avais suspendu une lanterne de
+chaque côté.
+
+Quelque chose se brouilla dans ma tête; et ce ne fut qu'au bout d'un
+instant que je compris que ces gros piliers noircis et délabrés par
+le temps étaient tout simplement les troncs des châtaigniers. En même
+temps je reconnus les fenêtres à petits carreaux de la grande salle que
+le feu de la cheminée éclairait.
+
+Eugène compta lui-même les moutons. Il m'aida à leur faire une chaude
+litière de paille, et au moment où je sortais de la bergerie, il me
+retint pour me demander si vraiment j'ignorais ce qu'étaient devenus
+les deux agneaux perdus. Je fus prise d'une grande honte en pensant
+qu'il pouvait croire que je mentais, et je ne pus m'empêcher de pleurer
+en lui assurant qu'ils avaient disparu sans que je m'en fusse aperçue.
+Alors il m'apprit qu'il les avait retrouvés noyés dans un trou d'eau.
+
+Je crus qu'il allait me gronder pour ma négligence. Mais il me dit
+doucement:
+
+--Va vite te chauffer. Tu rapportes dans tes cheveux tout le givre de
+la Sologne.
+
+Je me promis d'aller voir le trou d'eau dès le lendemain. Mais, pendant
+la nuit, la neige tomba si épaisse, qu'il ne fallut pas penser aller
+aux champs. J'aidai la vieille Bibiche à raccommoder le linge, et
+Martine se mit à filer son rouet en chantant des complaintes.
+
+
+
+
+Le soir, pendant la veillée, les chiens ne cessèrent d'aboyer avec
+fureur. Martine paraissait inquiète. Elle écouta les chiens, puis elle
+dit en se tournant vers le fermier:
+
+--J'ai bien peur que ce temps-là nous amène des loups.
+
+Le fermier se leva pour parler aux chiens, et il s'en alla faire le
+tour des étables avec sa lanterne.
+
+Pendant les huit jours que dura la neige, il vint des centaines de
+corbeaux dans la ferme. Ils avaient si faim que rien ne pouvait les
+effrayer. Ils entraient dans les écuries et dans la grange, et ils
+dévastaient les meules de blé. Le fermier en tua beaucoup. On en mit
+cuire quelques-uns avec le lard et les choux. Tout le monde trouva que
+c'était très bon; mais les chiens n'en voulurent jamais manger.
+
+
+
+
+Le premier jour où l'on fit sortir les troupeaux, les sapins étaient
+encore tout chargés de neige. La colline était toute blanche aussi;
+elle paraissait s'être beaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc
+m'éblouissait; je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque
+instant je craignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montait
+au-dessus des toits de la ferme.
+
+Les moutons ne trouvaient rien à manger; ils couraient de tous côtés.
+Je ne les laissais pas s'écarter; ils ressemblaient eux-mêmes à de la
+neige qui aurait bougé, et j'étais obligée de faire bien attention pour
+ne pas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d'un pré
+qui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à se débarrasser
+de la neige qui l'alourdissait: les grosses branches la rejetaient
+d'un seul coup, pendant que d'autres, plus faibles, se balançaient pour
+la faire glisser à terre.
+
+Je n'étais jamais entrée dans ce bois. Je savais seulement qu'il était
+très étendu et que Martine y menait parfois ses brebis. Les sapins y
+étaient très grands et les bruyères très hautes.
+
+Depuis un moment je regardais une grosse touffe de bruyère. Il m'avait
+semblé la voir remuer, en même temps qu'il en sortait un bruit comme si
+on avait cassé une brindille en marchant dessus.
+
+J'eus tout de suite une inquiétude. Je pensai: «Il y a quelqu'un là.»
+Puis le même bruit se répéta beaucoup plus près, sans que rien ne
+bougeât. J'essayai de me rassurer en me disant que c'était un lièvre,
+ou une autre petite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré
+toutes les bonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu'il
+y avait quelqu'un là.
+
+J'en ressentais une gêne si grande que je me décidai à me rapprocher de
+la ferme. Je fis deux pas vers mes moutons, mais au même moment ils se
+resserrèrent précipitamment en s'éloignant du bois.
+
+Je cherchai vivement à voir ce qui avait pu les effrayer ainsi, et à
+deux pas de moi, au beau milieu du troupeau, je vis un chien jaune
+qui emportait un mouton dans sa gueule. Je pensai tout d'abord que
+Castille était devenue enragée, mais, dans le même instant, Castille se
+jeta dans mes jupes en poussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je
+devinai que c'était un loup. Il emportait le mouton à pleine gueule,
+par le milieu du corps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il
+sauta le large fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière
+me firent penser à des ailes. A ce moment je n'aurais pas trouvé
+extraordinaire qu'il se fût envolé par-dessus les arbres.
+
+Je restai quelques instants sans savoir si j'avais eu peur. Puis
+je sentis que je ne pouvais plus détourner mes yeux du fossé. Mes
+paupières étaient devenues si raides qu'il me sembla que je ne pourrais
+jamais plus les fermer. Je voulus crier pour qu'on m'entendît de la
+ferme, mais ma voix ne voulut pas sortir. Je voulus courir aussi, mais
+mes jambes tremblaient si fort que je fus forcée de m'asseoir sur la
+terre mouillée.
+
+Castille continuait de hurler comme si elle recevait des coups, et
+les moutons restaient serrés en un tas. Quand je pus les ramener à la
+ferme, je courus chercher maître Sylvain. En me voyant il devina tout
+de suite ce qui était arrivé. Il appela son frère et il décrocha les
+deux fusils, pendant que je tâchais de désigner l'endroit où le loup
+avait disparu. Ils revinrent à la nuit sans l'avoir retrouvé.
+
+On ne parla que de cela pendant la veillée. Eugène voulait savoir
+comment était le loup, et la vieille Bibiche se fâcha, quand je dis
+qu'il avait de longs poils jaunes comme Castille, mais qu'il était bien
+plus beau qu'elle.
+
+
+
+
+Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Elle venait de faire sortir
+ses brebis, et elle n'était pas encore au bout de l'allée des
+châtaigniers, quand on l'entendit pousser des cris étouffés.
+
+Tout le monde sortit de la maison en courant. J'arrivai la première
+près de Martine. Elle était baissée, et elle tirait de toutes ses
+forces sur une brebis qu'un loup venait d'étrangler, et qu'il cherchait
+à emporter. Il tenait la brebis par le cou; et il tirait de son côté
+aussi fort que la bergère.
+
+Le chien de Martine le mordait férocement aux cuisses, mais il n'avait
+pas l'air de le sentir, et quand maître Sylvain lui tira un coup de
+fusil à bout portant, il roula en emportant dans sa gueule une partie
+du cou de la brebis.
+
+Les yeux de Martine s'étaient agrandis, et sa bouche était devenue
+toute blanche. Son bonnet avait glissé de son chignon, et la raie
+qui séparait ses cheveux me fit penser à un sentier où l'on pouvait
+se promener sans danger. L'expression ferme de son visage s'était
+changée en une petite grimace douloureuse, et ses mains s'ouvraient
+et se fermaient d'un mouvement régulier. Elle cessa de s'appuyer au
+châtaignier pour se rapprocher d'Eugène qui regardait le loup. Elle
+resta un moment à le regarder aussi, et elle dit tout haut:
+
+--Pauvre bête, comme il devait avoir faim!
+
+Le fermier mit le loup et la brebis sur la même brouette, pour les
+ramener à la ferme. Les chiens suivaient en flairant d'un air craintif.
+
+Pendant plusieurs jours, le fermier et son frère chassèrent dans les
+environs. Quand Eugène passait près de moi, il s'arrêtait toujours
+pour me dire un mot affectueux. Il m'affirmait que les coups de fusil
+éloignaient les loups, et qu'on en voyait rarement dans le pays. Malgré
+cela, je n'osai plus retourner vers le grand bois. Je préférais aller
+sur la colline qui était seulement recouverte de genêts et de bruyères.
+
+
+
+
+Au commencement du printemps, la fermière m'apprit à traire les vaches
+et à soigner les porcs. Elle disait qu'elle voulait faire de moi une
+bonne fermière. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la supérieure,
+quand elle m'avait dit d'un ton méprisant:
+
+--Vous trairez les vaches, et vous soignerez les porcs!
+
+Elle avait l'air de m'infliger une punition en disant cela, et voilà
+que je n'éprouvais que du contentement à m'occuper des bêtes. Pour me
+donner de la force, j'appuyais mon front contre le flanc de la vache,
+et bientôt mon seau s'emplissait. Il se formait au-dessus du lait une
+écume qui prenait des teintes changeantes, et, quand le soleil passait
+dessus, elle devenait si merveilleuse que je ne me lassais pas de la
+regarder.
+
+Je n'éprouvais aucun dégoût à soigner les porcs. Leur nourriture se
+composait de pommes de terre cuites et de lait caillé. Je plongeais
+mes mains dans le seau pour bien mélanger le tout, et j'avais un grand
+plaisir à leur faire attendre un instant leur nourriture. Leurs cris
+discordants, et les mouvements si vifs de leurs groins m'amusaient
+toujours.
+
+
+
+
+Au mois de mai, maître Sylvain ajouta une chèvre à mon troupeau. Il
+l'avait achetée pour aider la fermière à nourrir le petit enfant
+qu'elle venait d'avoir après dix ans de mariage.
+
+Cette chèvre était plus difficile à garder que le troupeau tout entier.
+Elle fut cause que mes moutons entrèrent dans l'avoine, qui était déjà
+haute.
+
+Le fermier s'en aperçut, et il me gronda; il m'accusait de m'endormir
+dans quelque coin, pendant que le troupeau dévastait son champ.
+
+J'étais forcée de passer chaque jour près d'un bois de jeunes sapins.
+En trois bonds la chèvre l'atteignait, et c'était pendant que je la
+cherchais que mes agneaux mangeaient l'avoine.
+
+La première fois j'attendis longtemps qu'elle revînt d'elle-même.
+Je faisais ma voix plus douce pour l'appeler. Enfin je me décidai à
+l'aller chercher. Mais la sapinière était si serrée que je ne savais
+pas comment faire pour y entrer.
+
+Pourtant je ne pouvais pas m'en aller sans voir ce que la chèvre était
+devenue. Je crus reconnaître l'endroit où elle avait disparu, et j'y
+entrai en mettant mes mains devant ma figure pour éviter les piquants.
+Je la vis presque tout de suite à travers mes doigts; elle était tout
+près. J'avançai la main pour la saisir par une corne, mais elle recula
+en déplaçant les branches qui revinrent me frapper avec force. Je
+réussis cependant à la saisir, et je la ramenai au troupeau.
+
+Chaque jour elle recommençait. Je poussais mes moutons le plus loin
+possible de l'avoine et je me lançais à sa poursuite.
+
+C'était une chèvre toute blanche, et j'avais tout de suite trouvé
+qu'elle ressemblait à Madeleine. Elle avait comme elle les yeux très
+éloignés l'un de l'autre. Lorsque je la forçais à sortir des sapins,
+elle me regardait longtemps sans bouger les yeux.
+
+Dans ces moments-là, je pensais que Madeleine s'était transformée en
+chèvre. Il m'arrivait de la supplier de ne pas recommencer; et j'étais
+sûre qu'elle me comprenait quand je lui faisais des reproches.
+
+Comme je sortais un jour de la sapinière avec mes cheveux tout défaits,
+je fis un mouvement de la tête qui les ramena en avant. Aussitôt la
+chèvre fit un bond de côté en poussant un bêlement de peur. Elle
+revint sur moi, les cornes basses; mais je baissai aussi la tête en
+secouant mes cheveux qui traînaient jusqu'à terre; alors elle se sauva
+en faisant des cabrioles impossibles à décrire. Chaque fois qu'elle
+entrait dans la sapinière, je me vengeais en lui faisant peur avec mes
+cheveux.
+
+Maître Sylvain me surprit un matin où je me lançais sur elle. Il fut
+pris d'un fou rire qui me remplit de confusion. Je m'arrêtai aussitôt
+en tâchant de relever mes cheveux sur ma tête.
+
+La chèvre était revenue près de moi. Elle me regardait en allongeant
+le cou, et en tordant ses reins d'une façon comique, prête à repartir
+au moindre geste. Le fermier n'en finissait plus de rire; il se tenait,
+cassé en deux, et il riait à grands éclats. On ne voyait de lui que sa
+blouse, sa barbe et son grand chapeau. Ses éclats de rire me donnaient
+envie de pleurer, et il me semblait qu'il resterait toujours ainsi,
+tordu et bruyant.
+
+Quand enfin il fut calmé, il m'interrogea doucement. Je lui racontai
+les malices de la chèvre. Alors il la menaça du doigt en riant de
+nouveau.
+
+Ce fut Martine qui l'emmena le lendemain. Mais le deuxième jour, elle
+déclara qu'elle aimait mieux quitter la ferme, que de continuer à
+garder cette chèvre qui était possédée du diable.
+
+La vieille Bibiche disait que les chèvres avaient besoin d'être
+battues. Mais je me souvenais du seul coup de bâton que je lui avais
+donné; ses côtes avaient rendu un son si étrange, que je n'avais jamais
+osé recommencer.
+
+On la laissa en liberté autour de la ferme, et elle disparut un jour
+sans qu'on pût jamais savoir ce qu'elle était devenue.
+
+La Saint-Jean approchait, et pour fêter l'anniversaire de mon arrivée à
+la ferme, Eugène dit qu'il fallait m'emmener au village.
+
+Pour ce jour de fête, la fermière me fit cadeau d'une robe jaune
+qu'elle avait portée quand elle était jeune fille.
+
+Le village s'appelait Sainte-Montagne. Il n'avait qu'une rue, au bout
+de laquelle se trouvait l'église.
+
+Martine m'entraîna vite à la messe déjà commencée. Elle me poussa sur
+un banc, et elle-même alla s'asseoir sur celui qui était devant moi.
+
+L'impression grave que j'avais eue en entrant dans l'église s'effaça
+presque aussitôt. Deux femmes, derrière moi, ne cessèrent de parler du
+marché de la veille, et des hommes qui se trouvaient près de la porte
+ne se gênaient pas pour parler tout haut.
+
+Il n'y eut de silence que lorsque le curé monta en chaire. Je crus
+qu'il allait prêcher, mais il annonça seulement les mariages: à chaque
+nom qu'il prononçait les femmes se penchaient à droite ou à gauche avec
+des sourires.
+
+L'idée de la prière ne me vint même pas. Je regardais prier Martine à
+genoux. Ses mèches brunes et bouclées sortaient de dessous son bonnet
+brodé. Elle avait les épaules larges, et son corsage blanc était serré
+à la taille par un ruban noir. Toute sa personne faisait penser à une
+chose fraîche et neuve.
+
+Pourtant la supérieure m'avait dit que les bergères étaient des filles
+malpropres.
+
+Je revoyais Martine au milieu de ses brebis avec sa jupe courte à
+rayures, ses bas bien tirés et ses sabots recouverts de cuir qu'elle
+cirait comme des souliers. Cependant elle prenait grand soin de son
+troupeau, et la fermière affirmait qu'elle connaissait chacune de ses
+brebis.
+
+A la sortie de la messe, elle me quitta pour courir vers une vieille
+femme qu'elle embrassa tendrement. Puis je la perdis de vue et restai
+toute seule, ne sachant où aller.
+
+Pas très loin je voyais l'auberge du Cheval Blanc. Il en sortait un
+grand bruit de voix et de vaisselle. Les gens y entraient par groupes,
+et il n'y eut bientôt plus personne sur la place.
+
+J'allais rentrer dans l'église en attendant que Martine vienne me
+chercher, lorsque je vis accourir Eugène. Il me prit par la main et dit
+tout en riant:
+
+--Si ta robe n'avait pas été aussi jaune, je t'aurais sûrement oubliée.
+
+Il me regardait d'un air moqueur et amusé.
+
+Il me conduisit chez le maître d'école, en le priant de me faire
+déjeuner et de me mener promener avec ses enfants.
+
+Le maître d'école était habillé comme les messieurs de la ville,
+tandis qu'Eugène avait une blouse bleue, et je fus bien étonnée de les
+entendre se tutoyer.
+
+En attendant le déjeuner, le maître d'école me prêta un livre de contes
+de fées; et lorsque l'heure de la promenade arriva, j'aurais préféré
+qu'on me laissât seule finir le livre.
+
+Sur la place du village les garçons et les filles dansaient dans le
+soleil et la poussière. Je trouvai leurs balancements exagérés et leur
+gaieté trop bruyante.
+
+Je sentais en moi comme une grande tristesse; et quand, à la nuit
+tombante, la voiture nous ramena à la ferme, j'éprouvai un vrai
+soulagement à me retrouver dans le silence et l'odeur des prés.
+
+
+
+
+A quelques jours de là, en rentrant des champs, un mouton qui longeait
+une haie fit un bond énorme. En m'approchant, je vis qu'il saignait
+au nez. Je pensai qu'il s'était piqué à une grosse épine, et, après
+l'avoir lavé, je n'y pensai plus. Le lendemain je fus terrifiée en le
+retrouvant avec la tête presque aussi grosse que le corps. Au cri que
+je poussai, Martine accourut, et le cri qu'elle poussa elle-même fit
+accourir tout le monde.
+
+J'expliquai ce qui était arrivé la veille, et le fermier assura que le
+mouton avait dû être mordu par une vipère.
+
+Il fallait lui faire des lavages, et le laisser à l'étable jusqu'à ce
+que l'enflure soit partie.
+
+Je ne demandais pas mieux que de soigner la pauvre bête; mais quand je
+fus seule avec elle, une épouvante me prit.
+
+Cette tête énorme qui se balançait sur ce petit corps me causait une
+frayeur insensée. Les yeux démesurés, la bouche immense et les oreilles
+qui se tenaient droites et raides, composaient un monstre difficile
+à imaginer. Il restait constamment au milieu de l'étable, comme s'il
+eût craint de se cogner au mur. J'essayai de m'approcher de lui, en me
+disant que ce n'était qu'un mouton. Mais aussitôt qu'il se tournait
+de mon côté, je filais comme une flèche vers la porte. Je ressentais
+cependant une grande pitié pour lui. Par instants il me semblait
+que cette face qui se balançait de droite à gauche me faisait des
+reproches. Alors quelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais
+venir la folie. Je compris que j'étais capable de le laisser mourir de
+faim.
+
+Je racontai cela au vacher, qui voulut bien se charger de soigner
+le mouton tant que durerait l'enflure. Il se moquait de moi: il ne
+comprenait pas comment je pouvais avoir si grand'peur d'un mouton
+malade.
+
+J'eus l'occasion de lui rendre un service à mon tour, et j'en fus bien
+contente.
+
+En détachant le taureau un matin, il avait fait un faux pas, et était
+tombé devant lui. Le taureau l'avait flairé en reniflant et soufflant.
+C'était un jeune qu'on avait élevé à la ferme et qui commençait à faire
+la mauvaise tête.
+
+Le vacher craignait de le voir devenir furieux, et il était persuadé
+que la bête se souviendrait de l'avoir vu à terre devant elle.
+
+J'aurais bien voulu le rassurer, mais je ne savais pas ce qu'il fallait
+dire pour cela. Puis j'étais toute surprise de le trouver tout à coup
+si vieux: il avait jeté son chapeau à terre, et je remarquai pour la
+première fois que ses cheveux étaient tout gris.
+
+Toute la journée, je pensai à lui, et le lendemain, pendant que les
+vaches sortaient une à une, je ne pus m'empêcher d'entrer dans l'étable.
+
+Le vacher regardait fixement le taureau qui tirait impatiemment sur sa
+chaîne. Je m'approchai, et après avoir caressé la bête, je la détachai.
+
+Le vacher laissa passer le taureau qui sortit comme un fou, et après
+m'avoir regardée tout surpris, il le suivit en boitant.
+
+J'avais bien moins peur du taureau que du mouton enflé, et chaque jour
+j'entrais dans l'étable en prenant des précautions pour ne pas être vue.
+
+Pourtant Eugène m'avait vue. Il me prit à part, et en plongeant ses
+petits yeux dans les miens, il dit:
+
+--Pourquoi détaches-tu le taureau?
+
+Je craignais de faire gronder le vacher en disant la vérité; et je
+cherchais quelque chose à dire, mais je ne trouvais rien. Je commençais
+à dire que je ne le détachais pas. Alors Eugène prit son air moqueur
+pour me dire:
+
+--Est-ce que tu serais menteuse, par hasard?
+
+Aussitôt je lui racontai tout et, le samedi d'après, la bête était
+vendue.
+
+
+
+
+J'avais souvent remarqué combien il était bon pour tout le monde.
+Chaque fois que le fermier avait des différends avec ses ouvriers, il
+finissait toujours par appeler son frère qui arrangeait les choses en
+quelques mots.
+
+Il s'occupait aux mêmes travaux que maître Sylvain. Mais il refusait
+d'aller au marché: il disait qu'il n'aurait même pas su vendre un
+fromage.
+
+Il marchait posément, en se balançant, comme s'il eût réglé sa marche
+sur celle de ses bœufs.
+
+Il passait presque tous ses dimanches à Sainte-Montagne. Quand le temps
+était trop mauvais, il restait à lire dans la grande salle. Souvent je
+le guettais dans l'espoir qu'il oublierait son livre; mais jamais il
+ne l'oubliait. J'étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme.
+Aussi je ramassais tous les bouts de papier qui traînaient.
+
+La fermière avait fini par le remarquer, et elle disait que je
+deviendrais avare.
+
+Un dimanche que j'avais osé demander un livre à Eugène, il me fit
+cadeau d'un gros cahier de chansons.
+
+Pendant tout l'été, je l'emportais aux champs. Je composais des airs
+aux chansons qui me plaisaient le mieux; puis je m'en lassai, et, en
+aidant la fermière au grand nettoyage de la Toussaint, je découvris des
+almanachs de plusieurs années.
+
+Pauline me dit de les porter au grenier; mais je fis semblant de les
+oublier dans le tiroir où ils étaient, et je les emportai en cachette
+l'un après l'autre. Ils étaient remplis d'histoires amusantes, et
+l'hiver passa sans que je me sois aperçue du froid.
+
+Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n'en
+découvrirais pas d'autres. Je ne trouvai qu'un petit livre sans
+couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on
+l'avait longtemps porté dans la poche. Les deux premières pages
+manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en
+étaient tout effacés. Je m'approchai de la lucarne pour avoir plus de
+clarté, et à l'en-tête des pages, je vis que c'étaient les _Aventures
+de Télémaque_.
+
+Je l'ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent
+si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche.
+
+Comme j'allais descendre du grenier, il me vint à l'idée que c'était
+Eugène qui l'avait mis là, et qu'il pouvait venir le reprendre d'un
+moment à l'autre; alors je le remis sur la solive noire où il était.
+Chaque fois que j'avais l'occasion d'aller au grenier, je m'assurais
+qu'il était toujours à sa place, et j'en lisais autant que je pouvais.
+
+
+
+
+Dans ce moment-là, j'eus encore un mouton malade. Ses flancs étaient
+creux, comme s'il n'avait pas mangé depuis longtemps. J'allai demander
+à la fermière comment il fallait le soigner.
+
+Elle s'arrêta de plumer une poule pour me demander si le mouton était
+très tendu.
+
+Je ne répondis pas tout de suite. Je me demandais ce que voulait dire
+le mot _tendu_. Puis je pensai que tous les moutons malades devaient
+être tendus. Alors je dis: oui. Et pour affirmer davantage, je me
+dépêchai d'ajouter:
+
+--Il est tout plat.
+
+La fermière se mit à rire en se moquant. Elle dit à Eugène qui
+sifflotait à quelques pas:
+
+--Venez écouter ça, Eugène. Elle a un mouton qui est tendu et plat tout
+à la fois.
+
+Eugène rit aussi: il m'appela bergère d'occasion, et il m'apprit que
+les moutons étaient tendus quand ils avaient le ventre enflé.
+
+Deux jours après, Pauline me dit qu'elle et maître Sylvain voyaient
+bien que je ne ferais jamais une bonne bergère, et qu'ils avaient
+décidé de me garder à la maison. La vieille Bibiche n'était plus bonne
+à rien, et Pauline ne pouvait suffire à tout depuis qu'elle avait son
+enfant.
+
+Aux premiers mots, je compris qu'il me serait facile d'aller souvent au
+grenier, et je remerciai vivement la fermière.
+
+
+
+
+Maintenant que j'étais servante de ferme, il me fallait tuer les poules
+et les lapins. Je ne pouvais m'y décider, et la fermière ne comprenait
+rien à mes répugnances. Elle disait que j'étais comme Eugène qui se
+sauvait quand on tuait le cochon.
+
+Je voulus pourtant essayer de tuer un poulet pour montrer ma bonne
+volonté. Il se débattait entre mes mains, et bientôt la paille fut
+toute rouge autour de moi. Quand il ne bougea plus, je le déposai dans
+la grange en attendant que la vieille Bibiche vînt le plumer; mais elle
+se moqua bien de moi, en retrouvant le poulet sur ses pattes au milieu
+d'un van plein de graine. Il mangeait goulûment, comme s'il eût voulu
+se guérir au plus vite du mal que je venais de lui faire. La vieille
+Bibiche le saisit, et quand elle lui eut passé la lame sur le cou, la
+paille fut beaucoup plus rouge que la première fois.
+
+Pendant l'heure de la sieste, je montais au grenier pour lire un peu.
+J'ouvrais le livre au hasard; et, à le relire ainsi, j'y découvrais
+toujours quelque chose de nouveau.
+
+J'aimais ce livre, il était pour moi comme un jeune prisonnier que
+j'allais visiter en cachette. Je l'imaginais vêtu comme un page et
+m'attendant assis sur la solive noire. Un soir, je fis avec lui un beau
+voyage.
+
+Après avoir fermé le livre, je m'accoudai à la lucarne du grenier.
+Le jour était presque fini, et les sapins paraissaient moins verts.
+Le soleil s'enfonçait dans des nuages blancs, qui bouffaient et se
+creusaient comme du duvet.
+
+Sans savoir comment cela s'était fait, je me trouvai tout à coup
+au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenait par la main, et nos
+têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque ne disait rien; mais je
+savais que nous allions dans le soleil.
+
+La vieille Bibiche m'appelait d'en bas. Je reconnaissais très bien sa
+voix, malgré la distance. Elle devait être bien en colère pour crier
+si fort. Je me souciais peu de ses cris. Je ne voyais que le duvet
+brillant qui entourait le soleil, et qui commençait à s'ouvrir pour
+nous laisser passer.
+
+Un choc sur le bras me fit retomber dans le grenier. La vieille Bibiche
+m'écartait de la lucarne en disant:
+
+--S'il y a du bon sens à me faire crier comme ça! Voilà plus de vingt
+fois que je t'appelle pour manger la soupe.
+
+Peu de temps après, je ne retrouvai plus le livre sur la solive. Mais
+c'était un ami que je portais dans mon cœur, et j'en gardai longtemps
+le souvenir.
+
+
+
+
+Deux jours avant la Noël, maître Sylvain se prépara à tuer le porc. Il
+aiguisa deux grands couteaux, et après avoir fait une litière de paille
+fraîche au milieu de la cour, il fit sortir le porc qui se mit à crier
+comme s'il se doutait de la vérité. Il lui passa des cordes aux quatre
+pieds; et pendant qu'il les fixait à de solides piquets, il dit à sa
+femme:
+
+--Cache les couteaux, Pauline, il ne faut pas qu'il les voie.
+
+Pauline me remit une sorte de poêle très profonde que je devais tenir
+avec adresse afin de ne pas perdre une seule goutte du sang que
+j'allais recueillir.
+
+Le fermier s'approcha du porc qui était tombé sur le flanc. Il mit un
+genou en terre devant lui et après l'avoir tâté près du cou, il tendit
+la main vers sa femme qui lui passa le plus grand couteau. Il en appuya
+la pointe à l'endroit que marquait son doigt, et il se mit à l'enfoncer
+lentement.
+
+A ce moment, les cris que poussait le porc ressemblaient à des cris
+humains.
+
+Il sortit de sa blessure une goutte de sang qui coula en une grande
+traînée rouge. Puis deux jets montèrent le long du couteau, et
+retombèrent sur la main du fermier. Quand le couteau fut enfoncé
+jusqu'au manche, maître Sylvain pesa dessus pendant un moment, et il le
+retira aussi lentement qu'il l'avait enfoncé.
+
+En voyant ressortir la lame toute rayée de rouge, je sentis que ma
+bouche devenait froide et que je n'avais plus de salive.
+
+Mes doigts se desserrèrent aussi, et la poêle pencha toute d'un côté.
+
+Maître Sylvain le vit: il leva les yeux sur moi, et il cria à sa femme:
+
+--Prends-lui la poêle.
+
+J'étais incapable de dire une parole, mais je fis signe que non. Le
+regard si calme du fermier avait chassé mon émotion, et ce fut d'une
+main ferme que je continuai à tenir la poêle sous le jet qui sortait en
+bouillonnant.
+
+Lorsque le porc eut cessé de crier, Eugène s'approcha de nous. Il
+parut stupéfait de me voir attentive aux dernières gouttes rouges qui
+roulaient une à une comme des larmes.
+
+--Comment! dit-il, c'est toi qui as reçu le sang?
+
+--Mais oui, répondit le fermier; cela prouve qu'elle n'est pas une
+poule mouillée comme toi.
+
+--C'est vrai! dit Eugène en s'adressant à moi. Cela m'est très pénible
+de voir égorger les bêtes.
+
+--Bah! dit maître Sylvain, les bêtes sont faites pour nous nourrir
+comme le bois pour nous chauffer.
+
+Eugène se détournait un peu, comme s'il était honteux de sa faiblesse.
+
+Il avait les épaules minces, et son cou était aussi rond que celui de
+Martine.
+
+Maître Sylvain disait qu'il était tout le portrait de leur mère.
+
+Jamais je ne l'avais vu se mettre en colère.
+
+On l'entendait toujours chantonner d'une voix faible et harmonieuse.
+
+Le soir, il rentrait des champs assis en travers sur un de ses bœufs,
+et souvent il chantait la même chanson.
+
+C'était l'histoire d'un soldat s'en retournant à la guerre après avoir
+retrouvé sa fiancée mariée.
+
+Il traînait longtemps sur le refrain qui se terminait ainsi:
+
+ Quand, par un tour de maladresse,
+ Un boulet m'emportera:
+ Allons, adieu, chère maîtresse,
+ Je m'en vais dans les combats.
+
+Pauline lui parlait toujours d'un ton respectueux. Elle ne comprenait
+pas comment je pouvais être aussi libre avec lui.
+
+Le premier soir où elle m'avait vue assise à côté de lui sur le banc
+de la porte, elle m'avait fait signe de rentrer. Mais Eugène m'avait
+rappelée en disant:
+
+--Viens écouter la hulotte.
+
+Souvent nous étions encore sur le banc quand tout le monde était déjà
+couché.
+
+La hulotte venait jusque sur le vieil orme qui était près de la
+porte. Son hululement très doux semblait nous dire bonsoir; puis elle
+s'envolait, et ses grandes ailes passaient en silence au-dessus de nous.
+
+Plusieurs fois, une voix chanta sur la colline.
+
+J'en restais toute frissonnante. Cette voix pleine qui passait dans la
+nuit me rappelait celle de Colette.
+
+Eugène rentrait quand la voix cessait; mais moi je restais dans
+l'espoir de l'entendre encore. Alors il me disait:
+
+--Rentre donc, va; c'est fini.
+
+
+
+
+Et maintenant que l'hiver était revenu et que nous ne pouvions
+plus nous asseoir devant la porte, il restait entre nous comme une
+communication secrète. Quand il se moquait de quelqu'un, ses yeux
+pleins de finesse cherchaient les miens, et s'il donnait son avis dans
+un cas embarrassant, il se tournait de mon côté comme s'il attendait de
+moi une approbation.
+
+Il me semblait que je l'avais toujours connu, et tout au fond de
+moi-même, je l'appelais mon grand frère.
+
+Il demandait souvent à Pauline si elle était contente de moi. Pauline
+répondait qu'il n'y avait pas besoin de me montrer deux fois la même
+chose; elle me reprochait seulement de manquer d'ordre dans mon
+travail. Elle disait que je commençais aussi bien par la fin que par
+le commencement.
+
+Je n'avais pas oublié sœur Marie-Aimée; mais je ne m'ennuyais plus, et
+je me trouvais heureuse à la ferme.
+
+
+
+
+Au mois de juin qui suivit, des hommes vinrent comme chaque année pour
+tondre les moutons. Ils apportaient une mauvaise nouvelle: dans tout le
+pays les moutons tombaient malades aussitôt qu'ils étaient tondus, et
+il en mourait une grande quantité.
+
+Maître Sylvain prit ses précautions, mais malgré tout ce qu'il put
+faire, il y en eut bientôt une centaine de malades.
+
+Le vétérinaire affirmait qu'en les baignant dans la rivière on en
+sauverait beaucoup. Alors le fermier se mit dans l'eau jusqu'à la
+ceinture, et un à un il plongea les moutons jusqu'au dernier. Il était
+rouge, et la sueur qui coulait de son front tombait en grosses gouttes
+dans la rivière.
+
+Le soir, il se coucha avec la fièvre; et le troisième jour il mourut
+d'une fluxion de poitrine.
+
+Pauline ne pouvait croire à son malheur; et Eugène rôdait dans les
+étables avec des yeux épouvantés.
+
+
+
+
+Peu après la mort du fermier, le propriétaire de la ferme vint nous
+rendre visite. C'était un petit homme sec qui ne tenait pas en place,
+et quand il s'arrêtait un moment, il me semblait toujours qu'il dansait
+sur un pied.
+
+Il avait le visage complètement rasé et il s'appelait M. Tirande.
+
+Il entra dans la salle où je me tenais avec Pauline, il en fit le tour
+en arrondissant le dos; puis il dit en me montrant l'enfant:
+
+--Emportez-le, j'ai besoin de causer avec la fermière.
+
+Je sortis dans la cour et, tout en ayant l'air de promener l'enfant, je
+passai devant la fenêtre ouverte.
+
+Pauline n'avait pas bougé de sa chaise. Elle tenait les mains jointes
+sur ses genoux, et elle penchait la tête en avant comme si elle
+cherchait à comprendre une chose très difficile. M. Tirande parlait
+sans la regarder. Il marchait de la cheminée à la porte, et le bruit de
+ses talons sur les carreaux se confondait avec sa voix cassée.
+
+Il sortit aussi vite qu'il était entré; et, dans mon inquiétude, je
+vins demander à Pauline ce qu'il lui avait dit.
+
+Elle prit son enfant dans ses bras, et, tout en pleurant, elle me dit
+que M. Tirande voulait la renvoyer de la ferme pour y mettre son fils
+qui venait de se marier.
+
+A la fin de la semaine, M. Tirande revint avec son fils et sa bru. Ils
+commencèrent par visiter les étables, et lorsqu'ils entrèrent dans la
+maison, M. Tirande s'arrêta une minute devant moi pour me dire que sa
+bru avait décidé de me prendre à son service.
+
+Pauline entendit; elle fit vivement un pas vers moi; mais à ce moment
+Eugène entrait avec des papiers à la main, et tout le monde s'assit
+autour de la table.
+
+Pendant qu'ils étaient tous occupés à lire et à signer des papiers, je
+regardai la bru de M. Tirande. C'était une grande femme brune qui avait
+de gros yeux et un air ennuyé.
+
+Elle sortit de la ferme avec son mari sans avoir une seule fois regardé
+de mon côté.
+
+Quand leur voiture eut disparu au bout de l'allée des châtaigniers,
+Pauline raconta à Eugène ce que m'avait dit M. Tirande.
+
+Eugène, qui allait sortir, se retourna brusquement vers moi; il
+paraissait indigné, et sa voix était toute changée quand il dit que
+ces gens-là disposaient de moi comme d'un objet leur appartenant, et
+pendant que Pauline s'apitoyait sur mon sort, il m'apprit que c'était
+déjà M. Tirande qui avait forcé maître Sylvain à me prendre à la ferme.
+Il rappela à Pauline combien le fermier avait eu pitié de moi en me
+voyant si chétive, et il m'assura qu'il avait bien du regret de ne
+pouvoir m'emmener dans leur nouvelle ferme.
+
+Nous étions tous les trois debout dans la grande salle. Je sentais sur
+ma tête le regard désolé de Pauline, et la voix d'Eugène me faisait
+penser à un chant plein de douceur.
+
+Pauline devait quitter la ferme à la fin de l'été. Chaque jour je
+travaillais à mettre le linge en ordre: je n'aurais pas voulu qu'elle
+emportât une seule pièce de linge déchirée. Je m'appliquais à faire les
+fines reprises que m'avait apprises Bonne Justine, et je pliais chaque
+chose avec soin.
+
+Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de la porte.
+
+Le clair de lune faisait briller les toits de la bergerie, et le fumier
+était entouré d'une vapeur blanche qui ressemblait à un voile de tulle.
+
+Aucun bruit ne sortait des étables. On n'entendait que le grincement
+du berceau que Pauline balançait pour endormir son enfant. Aussitôt
+que tous les grains furent rentrés, Eugène commença le déménagement.
+Le vacher emmena ses vaches, et la vieille Bibiche s'en alla dans la
+voiture qui emportait toutes les volailles de la basse-cour.
+
+Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu'Eugène
+ne voulait confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait
+emporter Pauline et son enfant.
+
+Le petit garçon s'était endormi dans une corbeille pleine de paille,
+et Eugène le déposa dans la voiture sans le réveiller. Pauline le
+recouvrit avec son châle, et, après avoir fait un grand signe de croix
+vers la maison, elle ramassa les guides, et la voiture s'engagea sous
+les châtaigniers.
+
+Je voulus les accompagner jusqu'à la route; je suivais derrière les
+bœufs entre Eugène et Martine.
+
+Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses
+bœufs en les touchant de la main.
+
+Nous étions déjà très loin sur la route lorsque Pauline s'aperçut que
+la nuit venait. Elle arrêta son cheval, et lorsque je fus montée sur le
+marchepied de la voiture pour l'embrasser, elle me dit tristement:
+
+--Adieu, ma fille! Conduis-toi bien.
+
+Elle ajouta, la voix pleine de larmes:
+
+--Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il ne t'aurait jamais abandonnée.
+
+Martine m'embrassa en souriant:
+
+--On se reverra peut-être! me dit-elle.
+
+Eugène ôta son chapeau; il me donna une longue poignée de main en
+disant lentement:
+
+--Adieu, mon petit compagnon. Je me souviendrai toujours de toi.
+
+
+Quand j'eus marché un peu, je me retournai pour les voir encore; et,
+malgré la nuit qui augmentait, je vis qu'Eugène et Martine marchaient
+en se tenant par la main.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+Les nouveaux fermiers arrivèrent le lendemain. Les laboureurs et la
+servante étaient venus dès le matin, et, lorsque le soir, les maîtres
+entrèrent dans la maison, je savais qu'on les appelait M. et Mme
+Alphonse.
+
+M. Tirande resta deux jours à Villevieille et partit après m'avoir
+rappelé que j'étais au service de sa bru, et que je n'aurais plus à
+m'occuper des travaux de la ferme.
+
+
+
+
+Dès la première semaine, Mme Alphonse avait fait transformer la chambre
+d'Eugène en lingerie, et elle m'avait aussitôt installée devant une
+grande table sur laquelle étaient plusieurs pièces de toile, que je
+devais transformer en linge de toutes sortes.
+
+Elle venait s'asseoir près de moi, pour faire de la dentelle; elle
+restait des journées entières sans me dire un mot.
+
+Quelquefois elle me parlait des armoires pleines de linge de sa mère.
+
+Sa voix était sans timbre, et sa bouche remuait à peine pour parler.
+
+M. Tirande paraissait beaucoup aimer sa bru. Chaque fois qu'il venait,
+il s'informait de ce qu'elle pouvait désirer.
+
+Elle n'aimait que le linge. Alors il partait en promettant d'acheter
+d'autres pièces de toile.
+
+M. Alphonse ne paraissait guère qu'aux heures de repas. J'aurais été
+bien en peine de dire à quoi il employait son temps.
+
+Son visage me rappelait celui de la supérieure. Il avait comme elle la
+peau jaune et les yeux brillants; on eût dit qu'il portait en lui un
+brasier qui pouvait le consumer d'un moment à l'autre.
+
+Il était très pieux, et chaque dimanche, il partait avec Mme Alphonse à
+la messe du village qu'habitait M. Tirande.
+
+Au commencement, ils voulurent m'emmener dans leur voiture; mais je
+refusai, préférant aller à Sainte-Montagne où j'espérais rencontrer
+Pauline ou Eugène.
+
+Quelquefois, un des laboureurs venait avec moi, mais le plus souvent,
+je m'en allais seule, par un chemin de traverse qui diminuait de
+beaucoup le trajet.
+
+C'était un chemin rude et pierreux qui grimpait sur la colline, à
+travers les genêts.
+
+A l'endroit le plus élevé, je m'arrêtais devant la maison de Jean le
+Rouge.
+
+Cette maison était basse et profonde; les murs étaient aussi noirs que
+le chaume qui la recouvrait; et on eût pu passer à côté sans la voir,
+tant les genêts qui l'entouraient étaient hauts.
+
+J'entrais pour dire bonjour à Jean le Rouge, que je connaissais depuis
+que j'étais à la ferme de Villevieille.
+
+Il avait toujours travaillé pour maître Sylvain, qui le tenait en
+grande estime. Eugène disait qu'on pouvait le faire toucher à tout et
+qu'avec lui les choses étaient toujours bien faites.
+
+
+
+
+Maintenant, M. Alphonse ne voulait plus l'occuper; il parlait de le
+renvoyer de la maison de la colline. Jean le Rouge en était si affecté,
+qu'il ne pensait plus qu'à cela.
+
+Aussitôt après la messe, je revenais par le même chemin. Les enfants
+de Jean m'entouraient pour avoir le pain bénit que je leur rapportais.
+Ils étaient six, et l'aîné n'avait pas encore douze ans. Mon pain bénit
+n'était guère plus gros qu'une bouchée; aussi, je le remettais à la
+femme de Jean qui le distribuait en parts égales.
+
+Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pour moi un escabeau devant
+le feu, et il s'asseyait lui-même sur une rondelle de bois, qu'il
+roulait du pied, jusqu'à la cheminée. Sa femme ramenait les brindilles
+dans le feu avec de lourdes pincettes; et dans le chaudron pendu à la
+crémaillère, on voyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.
+
+Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m'avait dit:
+
+--Je suis aussi un enfant abandonné.
+
+Et peu à peu, il m'avait appris qu'à l'âge de douze ans on l'avait
+placé chez le bûcheron qui habitait déjà la maison de la colline. Il
+avait su très vite grimper au sommet des arbres pour y attacher la
+corde qui devait les faire pencher; puis, la journée finie, et son
+fagot de bois sur le dos, il partait en avant pour arriver plus vite
+à la maison, où il trouvait la petite fille du bûcheron, en train de
+faire la soupe.
+
+Elle était du même âge que lui, et ils étaient devenus tout de suite de
+bons amis.
+
+Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.
+
+Le vieux bûcheron, qui croyait les enfants bien endormis, s'en alla à
+la messe de minuit. Mais eux s'étaient levés aussitôt après son départ.
+Ils voulaient préparer le réveillon pour le retour du vieux, et ils se
+faisaient une joie de sa surprise.
+
+Pendant que la fillette faisait cuire des châtaignes, et mettait sur la
+table le pot de miel et la cruche de cidre, Jean le Rouge préparait un
+feu de grosses bûches.
+
+Du temps passa; les châtaignes étaient cuites, et le bûcheron tardait
+à rentrer. Les enfants s'assirent par terre devant le feu pour avoir
+plus chaud, et ils finirent par s'endormir, en s'appuyant l'un contre
+l'autre.
+
+Jean se réveilla aux cris que poussait la petite fille. Il ne comprit
+pas tout d'abord pourquoi elle levait les bras si haut devant la flamme.
+
+Comme elle sautait sur ses pieds pour s'enfuir, il vit qu'elle brûlait.
+
+Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, et elle courait en éclairant
+les arbres.
+
+Alors, Jean l'avait saisie, et jetée dans la fontaine de la source.
+
+Le feu s'était éteint tout de suite, mais lorsque Jean voulut la sortir
+de la fontaine, il la trouva si lourde, qu'il crut qu'elle était morte.
+Elle ne faisait aucun mouvement, et il mit longtemps à la tirer de
+l'eau, puis, il la ramena à la maison, en la traînant comme un fagot.
+
+Les grosses bûches étaient devenues des braises rouges; seule, la plus
+grosse, qui était humide, continuait à fumer et à grésiller.
+
+Le visage de la petite fille n'était plus qu'une énorme boursouflure
+noire et violacée et son corps à moitié nu laissait voir de larges
+taches rouges.
+
+Elle resta de longs mois malade, et quand, enfin, on la crut guérie, on
+s'aperçut qu'elle était devenue muette.
+
+Elle entendait très bien, elle pouvait même rire comme tout le monde;
+mais il lui était impossible d'articuler un seul mot.
+
+Pendant que Jean le Rouge me racontait ces choses, sa femme le
+regardait en remuant les yeux, comme si elle lisait un livre.
+
+Son visage portait des traces profondes de brûlures, mais on s'y
+habituait très vite, et on ne voyait plus que sa bouche aux dents
+blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elle appelait ses enfants en
+faisant entendre un éclat de voix prolongé, et les petits accouraient,
+et comprenaient tous ses gestes.
+
+J'étais désolée aussi de leur voir quitter la maison de la colline.
+
+C'étaient les derniers amis qui me restaient et l'idée m'était venue de
+parler d'eux à Mme Alphonse, dans l'espoir qu'elle obtiendrait de son
+mari qu'il veuille bien les garder.
+
+Je trouvai l'occasion un jour que M. Tirande et son fils étaient entrés
+dans la lingerie en parlant de changements à faire à la ferme.
+
+M. Alphonse ne voulait pas de troupeau: il parlait d'acheter des
+machines agricoles, d'abattre les sapins et de défricher la colline.
+Les étables serviraient de remises pour les machines, et la maison de
+la colline deviendrait un grenier à fourrages.
+
+Je ne sais si Mme Alphonse entendait; elle travaillait à sa dentelle
+avec une grande attention.
+
+Aussitôt que les deux hommes furent sortis, j'osai parler de Jean le
+Rouge.
+
+J'expliquai combien il avait été utile à maître Sylvain: je dis son
+chagrin de quitter cette maison qu'il habitait depuis si longtemps, et
+quand je m'arrêtai, tout angoissée de la réponse qui allait venir, Mme
+Alphonse retira son crochet du fil et dit:
+
+--Je crois que je me suis trompée d'une maille.
+
+Elle compta jusqu'à dix-neuf, et elle ajouta:
+
+--C'est ennuyeux, il faut que je défasse tout un rang.
+
+Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, il eut un mouvement de colère,
+qui lui fit tendre le poing vers Villevieille. Mais sa femme lui mit la
+main sur l'épaule en le regardant. Aussitôt Jean se calma.
+
+Jean le Rouge quitta la maison de la colline à la fin de janvier, et
+une profonde tristesse entra en moi.
+
+
+
+
+Maintenant, je n'avais plus d'amis.
+
+Je ne reconnaissais plus la ferme; tous ces gens s'y mettaient à leur
+aise, et il me semblait que c'était moi la nouvelle venue. La servante
+me regardait avec méfiance, et les laboureurs évitaient de me parler.
+
+La servante s'appelait Adèle. Tout le jour, on l'entendait bougonner
+et traîner ses sabots. Elle faisait du bruit même quand elle marchait
+sur la paille. A table, elle mangeait debout, et elle répondait sans
+politesse aux observations des maîtres.
+
+M. Alphonse avait fait enlever le banc de la porte et mettre à sa place
+des petits arbustes verts qu'on avait enclos d'un treillage.
+
+Il avait fait aussi enlever le vieil orme où la hulotte était venue
+chanter, les soirs d'été.
+
+Il devait y avoir longtemps que le vieil arbre ne donnait plus
+d'ombrage au seuil de la maison: il ne portait plus qu'un bouquet de
+feuillage tout en haut, et cela lui faisait comme une tête, qui se
+penchait pour écouter ce qui se disait en bas.
+
+Les bûcherons qui vinrent pour l'abattre furent d'avis que cela ne
+serait pas facile. Il menaçait, en tombant, de démolir la toiture de la
+maison.
+
+Enfin, après bien des discussions, et bien des tours autour de lui,
+on décida de l'enserrer de grosses cordes qui le feraient pencher et
+l'obligeraient à tomber sur le fumier.
+
+Il fallut la journée de deux hommes pour l'abattre, et au moment où
+on croyait qu'il allait se coucher tranquillement, une des cordes se
+desserra et le vieil orme se releva pour retomber de côté. Il glissa
+sur le toit en entraînant la cheminée et une grande quantité de tuiles,
+et après avoir écorché le mur, il se coucha en travers de la porte: et
+pas une de ses branches ne toucha le fumier.
+
+M. Alphonse ne put retenir un cri de colère. Il saisit la hache d'un
+des bûcherons, et il frappa l'arbre d'un coup si violent qu'un morceau
+d'écorce sauta dans la fenêtre de la lingerie et cassa un carreau.
+
+Mme Alphonse vit des éclats de verre tomber sur moi, elle se leva
+avec une vivacité que je ne lui connaissais pas, et avec des mains
+tremblantes et des yeux peureux, elle examina minutieusement chaque
+endroit de la nappe que j'étais en train de broder.
+
+Mais elle ne vit pas que j'essuyais avec mon mouchoir une petite
+coupure que le verre m'avait faite à la joue.
+
+Elle eut si peur qu'il n'arrivât malheur aux piles de linge qui
+commençaient à s'entasser, qu'elle m'emmena le lendemain chez sa mère
+pour me faire voir comment il fallait ranger les armoires.
+
+
+
+
+La mère de Mme Alphonse s'appelait Mme Deslois; mais quand les
+laboureurs parlaient d'elle, ils disaient toujours «la bourgeoise du
+château».
+
+Elle n'était venue qu'une fois à Villevieille.
+
+Elle s'était approchée de moi, et m'avait regardée de très près en
+clignant des yeux. C'était une grande femme qui marchait courbée, comme
+si elle cherchait quelque chose par terre. Elle habitait le grand
+domaine du Gué Perdu.
+
+Mme Alphonse prit un sentier, le long de la petite rivière.
+
+On était à la fin de mars, et les prés étaient déjà tout fleuris.
+
+Mme Alphonse marchait tout droit dans le sentier; mais moi, j'avais un
+grand plaisir à marcher dans l'herbe molle.
+
+On arriva bientôt près du grand bois où le loup m'avait pris un agneau.
+
+J'avais gardé de ce bois une frayeur mystérieuse, et quand on quitta le
+sentier de la rivière pour prendre un chemin qui traversait les bois,
+je fus prise d'une véritable épouvante.
+
+Cependant le chemin était large; il devait même y passer souvent des
+voitures, car les ornières y étaient profondes.
+
+Au-dessus de nos têtes, les aiguilles des sapins crissaient
+continuellement en se frôlant. Cela faisait un bruit doux et léger qui
+ne ressemblait en rien au chuchotement sec et coupé de silences que le
+bois avait fait entendre quand il était chargé de neige. Malgré cela,
+je ne pouvais m'empêcher de regarder derrière moi.
+
+On ne marcha pas longtemps dans les bois; le chemin tournait à gauche,
+et on se trouva tout de suite dans la cour du Gué Perdu.
+
+La petite rivière passait derrière les étables, comme à Villevieille;
+mais ici les prés étaient très resserrés et on eût dit que les
+bâtiments voulaient se cacher dans la sapinière.
+
+La maison d'habitation ne ressemblait pas aux fermes des environs.
+Le bas en était fait de vieux murs très épais et le premier étage
+paraissait avoir été posé dessus en attendant.
+
+Je ne trouvai pas que cette maison eût l'air d'un château, elle me
+faisait plutôt penser à une vieille souche d'arbre, de laquelle serait
+sorti un rejeton mal venu.
+
+Mme Deslois parut sur le pas de la porte en nous entendant venir.
+
+Elle me regarda encore en clignant des yeux. Elle dit tout de suite à
+haute voix qu'elle avait perdu un sou dans la paille, et que c'était
+bien étonnant que, depuis huit jours, personne ne l'eût encore trouvé.
+Tout en parlant, elle remuait avec son pied la mince couche de paille
+qui était devant la porte.
+
+Mme Alphonse ne devait pas entendre. Ses gros yeux fixaient
+l'intérieur, et ce fut presque avec ardeur qu'elle expliqua le motif de
+notre visite.
+
+Mme Deslois voulut me conduire elle-même à la lingerie; elle mit les
+clefs sur les armoires, et après m'avoir recommandé de bien faire
+attention, et de ne rien déranger, elle me laissa seule.
+
+J'eus vite fait d'ouvrir et de refermer les grandes armoires
+reluisantes.
+
+J'aurais voulu m'en aller tout de suite. Cette grande lingerie froide
+m'épouvantait comme une prison: mes pas résonnaient sur les dalles,
+comme s'il y avait eu en dessous des caveaux profonds. Il me sembla
+tout à coup que je ne sortirais plus jamais de cette lingerie.
+
+Je tendis l'oreille pour écouter le bruit des bêtes, mais je n'entendis
+que la voix de Mme Deslois. C'était une voix forte et rauque, qui
+traversait les murs et pénétrait partout.
+
+J'allais vers la fenêtre, pour me sentir moins seule, quand une porte
+que je n'avais pas remarquée s'ouvrit brusquement derrière moi. Je
+tournai la tête, et je vis entrer un homme jeune, qui portait une
+longue blouse blanche, et une casquette grise.
+
+Il s'arrêta comme s'il était surpris de trouver quelqu'un là, et moi
+je continuais de le regarder sans pouvoir détacher mes yeux de lui.
+
+Il traversa la lingerie sans que nos regards se soient quittés, et il
+s'éloigna après s'être cogné contre la boiserie de la porte. Une minute
+après, il passa contre la fenêtre, et nos regards se rencontrèrent
+encore.
+
+J'en restai mal à l'aise, et sans savoir pourquoi, j'allai fermer les
+portes qu'il avait laissées ouvertes.
+
+Un moment après, Mme Alphonse vint me chercher, et je repris avec elle
+le chemin de Villevieille.
+
+Depuis que M. Alphonse avait remplacé Pauline, j'avais pris l'habitude
+d'aller m'asseoir sur un houx en forme de siège, qui se trouvait au
+milieu d'un grand buisson peu éloigné de la ferme.
+
+Maintenant que le printemps venait, j'y allais à l'heure où les
+laboureurs fumaient leur pipe sur le seuil des écuries.
+
+J'y restais longtemps à écouter les bruits du soir, et un grand désir
+me venait de ressembler aux arbres.
+
+Ce soir-là, il m'arriva de penser à l'homme du Gué Perdu. Mais chaque
+fois que je voulais fixer la couleur de ses yeux, ils entraient si
+profondément dans les miens, qu'il me semblait que j'en étais tout
+éclairée.
+
+
+
+
+Le dimanche qui suivit était jour de Pâques. Adèle était partie à
+la messe, dans la voiture de M. Alphonse. Je restai seule avec un
+laboureur, pour garder la ferme. Après le déjeuner, l'homme se coucha
+sur un tas de paille devant la porte, et moi, j'allai me cacher dans
+mon buisson.
+
+Je cherchai à entendre le son des cloches. Mais la ferme était trop
+éloignée des villages et aucun son ne venait jusqu'à moi.
+
+Ma pensée s'en alla vers sœur Marie-Aimée. Je pensais aussi à Sophie,
+qui venait me réveiller, chaque année, pour que je puisse entendre
+toutes les cloches de la ville qui sonnaient Pâques en même temps.
+
+Il lui était arrivé, une année, de ne pas se réveiller; elle en eut
+tant de regret que, l'année suivante, elle mit un gros caillou dans sa
+bouche pour s'empêcher de dormir. Chaque fois qu'elle se laissait aller
+au sommeil, ses dents portaient sur le caillou, et elle se réveillait
+aussitôt.
+
+Je pensais aussi à la grand'messe où Colette chantait à pleine voix. Je
+revoyais la débandade sur les pelouses, et l'air tout affairé de sœur
+Marie-Aimée s'occupant du grand repas des fêtes.
+
+Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant de sœur Marie-Aimée, je
+verrais la figure ingrate de Mme Alphonse, et les yeux luisants de
+son mari qui me faisaient tant peur; et en pensant qu'il me faudrait
+rester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à un profond
+découragement.
+
+Quand je fus lasse de pleurer, je vis avec surprise que le soleil
+avait beaucoup baissé. A travers les branches du buisson, je voyais
+s'allonger sur le pré les ombres longues et minces des peupliers; et,
+plus près de moi, je vis aussi une grande ombre qui bougeait. Elle
+s'avançait, puis s'arrêtait, et s'avançait de nouveau.
+
+Je compris tout de suite que quelqu'un allait passer devant ma
+cachette, et presque aussitôt, l'homme à la blouse blanche entrait dans
+le buisson, en se baissant pour éviter les branches.
+
+J'en ressentis un grand froid par tout le corps.
+
+Cependant, je me remis très vite; mais il me resta un tremblement
+nerveux, qu'il me fut impossible de dissimuler.
+
+Lui, restait debout devant moi sans parler.
+
+Je regardais la douceur qui était dans ses yeux; et je sentis revenir
+la chaleur dans mon corps.
+
+Je remarquai qu'il portait comme Eugène une chemise de couleur et une
+cravate nouée sous le col; et quand il parla, il me sembla que je
+connaissais sa voix depuis longtemps.
+
+Il s'était appuyé contre une grosse branche, en face de moi, et il me
+demanda s'il ne me restait plus de parents.
+
+Je répondis que non.
+
+Il fit glisser entre ses doigts une branche couverte de jeunes pousses,
+et, sans me regarder, il dit encore:
+
+--Alors, vous êtes seule au monde?
+
+Je répondis vivement:
+
+--Oh, non, j'ai sœur Marie-Aimée!
+
+Et sans lui laisser le temps de me questionner, je dis combien je
+l'aimais, et avec quelle impatience j'attendais le moment où je
+pourrais la rejoindre.
+
+J'étais si heureuse de parler d'elle, que je ne m'arrêtais plus.
+
+Je disais sa beauté et son intelligence qui me semblaient au-dessus de
+tout.
+
+Je disais aussi son chagrin le jour de mon départ, et j'imaginais sa
+joie le jour où elle me verrait revenir.
+
+Pendant que je parlais, il avait les yeux fixés sur mon visage, mais
+son regard semblait voir beaucoup plus loin.
+
+Après un silence, il me demanda encore:
+
+--Est-ce que vous n'aimez personne ici?
+
+--Non, dis-je, tous ceux que j'aimais sont partis.
+
+Et j'ajoutai avec un peu de rancune:
+
+--Jusqu'à Jean le Rouge qu'ils ont chassé!
+
+--Pourtant, dit-il, Mme Alphonse n'est pas méchante?
+
+Je répondis qu'elle n'était ni méchante ni bonne, et que je la
+quitterais sans regret.
+
+A ce moment, on entendit crier les roues de la voiture de M. Alphonse,
+qui rentrait, et je me levai pour partir.
+
+Il s'effaça un peu, pour me laisser passer, et je le laissai seul dans
+le buisson.
+
+Le soir, je profitai d'un moment de bonne humeur d'Adèle, pour lui
+demander si elle connaissait les laboureurs du Gué Perdu. Elle me
+répondit qu'elle ne connaissait que les plus anciens; car depuis que
+Mme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaient pas longtemps chez
+elle.
+
+Une crainte que je n'aurais pu expliquer m'empêcha de parler du jeune
+homme à la blouse blanche; et Adèle ajouta en remuant le menton:
+
+--Heureusement que son fils aîné est revenu de Paris: les laboureurs
+seront moins malheureux.
+
+Le lendemain, pendant que Mme Alphonse travaillait à sa dentelle, je
+cousais en pensant au laboureur à la blouse blanche.
+
+Je ne pouvais le séparer d'Eugène dans ma pensée; il s'exprimait comme
+lui, et je leur trouvais un air de ressemblance.
+
+Vers le soir, je crus le voir passer devant les écuries, et la minute
+d'après, il s'arrêtait sur le seuil de la lingerie.
+
+Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser sur Mme Alphonse; il tenait
+la tête haute, et sa bouche fléchissait un peu du côté gauche.
+
+Mme Alphonse dit, d'une voix traînante, en le voyant:
+
+--Tiens, voilà Henri.
+
+Elle se laissa embrasser sur les deux joues; puis elle indiqua une
+chaise à côté d'elle. Mais lui, s'assit un peu de travers sur la table,
+en repoussant la toile.
+
+Comme Adèle passait, Mme Alphonse lui dit:
+
+--Si vous voyez mon mari, dites-lui que mon frère est ici.
+
+Je mis quelques instants à comprendre; puis je devinai brusquement que
+c'était lui le fils aîné de Mme Deslois.
+
+Une honte que je n'avais pas encore connue me fit rougir violemment, et
+un immense regret me vint d'avoir parlé de sœur Marie-Aimée.
+
+Il me sembla que je venais de jeter au vent la plus belle chose que je
+possédais, et malgré tous mes efforts, je ne pus retenir deux larmes
+qui s'accrochèrent à ma bouche, avant de tomber sur la toile fine que
+j'ourlais.
+
+Henri Deslois resta longtemps sur le coin de la table.
+
+A chaque instant, je sentais son regard sur moi, et c'était comme un
+poids lourd qui m'empêchait de relever le front.
+
+Deux jours après, je le retrouvai dans le buisson.
+
+En le voyant assis sur le houx, il me vint une grande faiblesse dans
+les jambes, et je m'arrêtai.
+
+Il se leva aussitôt pour me céder la place, mais je restai à le
+regarder.
+
+Il avait dans les yeux la même douceur que la première fois, et, comme
+s'il attendait que je lui raconte une nouvelle histoire, il demanda:
+
+--N'avez-vous rien à me dire, ce soir?
+
+Toutes les paroles qui me vinrent à l'esprit me semblèrent inutiles et
+je fis «non» de la tête; il reprit:
+
+--J'étais votre ami, l'autre jour.
+
+Ce souvenir augmenta mon regret, et je répondis seulement:
+
+--Vous êtes le frère de Mme Alphonse.
+
+Je le quittai, et n'osai plus retourner dans le buisson.
+
+Il revint souvent à Villevieille.
+
+J'évitais de le regarder, mais sa voix me causait toujours un profond
+malaise.
+
+
+
+
+Depuis que Jean le Rouge était parti, je ne savais que faire de mon
+temps après la messe. Chaque dimanche, je passais devant la maison de
+la colline; parfois, je regardais à travers les fentes des contrevents,
+et quand il m'arrivait de heurter le bois avec mon front, il rendait un
+son qui me faisait reculer tout effrayée.
+
+Un dimanche, je remarquai que la porte n'avait pas de serrure.
+J'appuyai le doigt sur le loquet, et aussitôt la porte s'ouvrit avec un
+grand bruit.
+
+Je ne m'attendais pas à ce qu'elle s'ouvrît si vite, et je restai là,
+avec l'envie de la refermer et de m'éloigner. Puis, comme le bruit
+avait cessé, et que le soleil était tout de suite entré en faisant un
+grand carré de clarté, je me décidai à entrer aussi, en laissant la
+porte ouverte.
+
+La grande cheminée n'avait plus sa crémaillère, ni ses hauts landiers;
+il ne restait dans la salle que les épaisses rondelles de bois qui
+avaient servi de sièges aux enfants de Jean le Rouge. L'écorce en était
+usée, et le dessus était poli et comme ciré, à force d'avoir servi. La
+deuxième chambre était complètement vide; elle n'était pas carrelée, et
+sur la terre battue, les pieds des lits avaient creusé des trous.
+
+La porte du fond n'avait pas non plus de serrure, et je me trouvai
+bientôt dans le jardin.
+
+Les plates-bandes conservaient encore quelques légumes d'hiver, et les
+arbres à fruits étaient en fleurs.
+
+La plupart étaient très vieux; plusieurs étaient devenus bossus, et
+leurs branches s'abaissaient comme si elles trouvaient que les fleurs
+même étaient trop lourdes à porter.
+
+Au bas du jardin, la colline s'évasait en pente douce jusqu'à une
+immense plaine où paissaient des troupeaux, et tout au bout, une
+rangée de peupliers faisaient comme une barrière qui empêchait le ciel
+d'entrer dans la plaine.
+
+Peu à peu je reconnaissais chaque endroit. Voici la petite rivière, au
+bas de la colline. Je ne vois pas l'eau, mais les saules ont l'air de
+se ranger pour la laisser passer.
+
+Elle disparaît derrière les bâtiments de Villevieille, dont les toits
+sont de la même couleur que les châtaigniers, et la voilà de l'autre
+côté. Elle brille par endroits, entre les minces peupliers; puis
+elle s'enfonce dans ce grand bois de sapins, qui paraît tout noir,
+et qui cache le Gué Perdu: c'est le chemin que Mme Alphonse m'a fait
+suivre pour aller chez sa mère... Son frère avait dû venir par le même
+sentier, le jour où il m'était apparu dans le buisson de houx.
+
+Aujourd'hui, il n'y avait personne dans le sentier. Tout était d'un
+vert tendre, et j'avais beau regarder entre les bouquets d'arbres,
+aucune blouse n'apparaissait.
+
+Je cherchais aussi des yeux le buisson; mais il était caché par les
+toits de la ferme.
+
+Henri Deslois y était venu plusieurs fois depuis le jour de Pâques. Je
+n'aurais pas su dire comment je le savais; mais, ces jours-là, je ne
+pouvais m'empêcher d'en faire le tour.
+
+Hier, Henri Deslois était entré dans la lingerie, pendant que j'étais
+seule: il avait fait un geste comme s'il allait me parler.
+
+Aussitôt, mes yeux s'étaient attachés à lui, comme la première fois, et
+il était reparti sans rien dire.
+
+Et maintenant que j'étais dans ce jardin sans clôture, tout entouré de
+genêts fleuris, le désir me venait d'y vivre toujours.
+
+Un gros pommier se penchait à côté de moi, et trempait le bout de ses
+branches dans la source.
+
+La source sortait du tronc creux d'un arbre, et le trop-plein s'en
+allait en petits ruisseaux à travers les plates-bandes.
+
+Ce jardin plein de fleurs et d'eau claire me paraissait le plus beau
+jardin de la terre, et quand je tournais la tête vers la maison grande
+ouverte au soleil, j'attendais toujours qu'il en sortît des êtres
+extraordinaires.
+
+Cette maison basse et sans couleur me semblait pleine de mystère: il
+sortait d'elle des petits glissements brusques et irréguliers, et tout
+à l'heure, j'avais bien cru entendre le bruit que faisait Henri Deslois
+quand il posait le pied sur le seuil de la ferme de Villevieille.
+
+J'avais écouté, comme si j'espérais le voir s'approcher. Mais le bruit
+de pas ne s'était pas renouvelé, et bientôt je m'aperçus que les genêts
+et les arbres faisaient entendre toutes sortes de sons mystérieux.
+
+J'imaginais que j'étais un jeune arbre, que le vent pouvait déplacer
+à son gré. Le même souffle frais qui balançait les genêts passait sur
+ma tête et emmêlait mes cheveux; et pour imiter le pommier, je me
+baissais, et trempais mes doigts dans l'eau pure de la source.
+
+Un nouveau bruit me fit regarder vers la maison, et je n'eus aucune
+surprise en voyant Henri Deslois dans l'encadrement de la porte.
+
+Il était tête nue, et les bras ballants.
+
+Il fit deux pas dans le jardin, et son regard s'en alla au loin dans la
+plaine.
+
+Ses cheveux étaient séparés sur le côté, et son front s'allongeait très
+loin vers les tempes.
+
+Il resta un long moment sans bouger; puis, il se tourna tout à fait
+vers moi.
+
+Deux arbres seulement nous séparaient; il fit encore un pas, il prit
+d'une main le tout jeune arbre qui était devant lui, et les branches
+fleuries firent comme un bouquet au-dessus de sa tête. La clarté était
+si grande, qu'il me semblait que l'écorce des arbres brillait et que
+chaque fleur rayonnait, et, dans les yeux d'Henri Deslois, il y avait
+une douceur si profonde, que je m'avançai vers lui sans aucune honte.
+
+Il ne fit pas un mouvement, mais quand je m'arrêtai devant lui, son
+visage devint plus blanc que sa blouse, et sa bouche trembla.
+
+Il prit mes deux mains, qu'il appuya fortement contre ses tempes, et il
+dit d'une voix très basse:
+
+--Je suis comme un avare qui a retrouvé son trésor.
+
+En ce moment, la cloche de l'église de Sainte-Montagne se mit à sonner.
+Les sons montaient la colline en courant, et après s'être reposés un
+instant au-dessus de nous, s'en allaient se perdre plus haut.
+
+Les heures passèrent avec le jour, les troupeaux disparurent un à un
+de la plaine: une vapeur blanche se leva de la petite rivière; puis
+le soleil passa derrière la barrière de peupliers, et les fleurs des
+genêts commencèrent à devenir plus sombres.
+
+Henri Deslois me ramena sur le chemin de la ferme; il marchait devant
+moi, dans le sentier étroit, et quand il me quitta un peu avant l'allée
+des châtaigniers, je sentis que je l'aimais plus que sœur Marie-Aimée.
+
+La maison de la colline devint notre maison.
+
+Chaque dimanche j'y retrouvais Henri Deslois, et, comme au temps de
+Jean le Rouge, je rapportais le pain bénit que nous partagions en riant.
+
+Il y avait en nous comme une folie de liberté, qui nous faisait courir
+autour du jardin, et mouiller nos souliers dans le ruisseau de la
+source.
+
+Henri Deslois disait:
+
+--Le dimanche, j'ai aussi dix-sept ans!
+
+Parfois, nous faisions de longues promenades dans les bois qui
+entouraient la colline.
+
+Henri Deslois ne se lassait pas de m'entendre raconter mon enfance avec
+sœur Marie-Aimée. Nous parlions aussi d'Eugène, qu'il connaissait. Il
+disait qu'il était de ceux qu'on aime à avoir pour amis.
+
+Je lui dis aussi combien j'avais été mauvaise bergère; et tout en
+pensant qu'il allait se moquer de moi, je racontai l'histoire du mouton
+enflé. Il ne se moqua pas, il passa seulement un doigt sur mon front,
+en disant:
+
+--Il faut beaucoup d'amour pour guérir ça!
+
+
+
+
+Il nous arriva un jour de nous arrêter près d'un immense champ de
+blé, dont on ne voyait pas la fin. Des milliers de papillons blancs
+voltigeaient au-dessus des épis. Henri Deslois ne parlait pas, et moi
+je regardais les épis qui se ployaient et se redressaient comme s'ils
+voulaient prendre leur élan pour fuir. On eût dit que les papillons
+leur apportaient des ailes pour les aider; mais les épis avaient beau
+s'agiter, ils ne parvenaient pas à quitter la terre.
+
+Je le dis à Henri Deslois, qui regarda longtemps le blé; puis, comme
+s'il parlait pour lui-même, il dit en traînant sur les mots:
+
+--Il en est de même pour l'homme; parfois une douce créature vient
+à lui; elle est semblable aux papillons blancs de la plaine; il ne
+sait si elle monte de la terre, ou si elle descend d'en haut; il
+sent qu'avec elle il pourrait vivre du vent qui passe et du miel des
+fleurs. Mais, pareil à la racine qui retient l'épi à la terre, un lien
+mystérieux l'attache à son devoir qui est fort comme la terre.
+
+Il me sembla que sa voix avait un accent de souffrance, et que
+sa bouche fléchissait davantage. Mais presque aussitôt ses yeux
+s'arrêtèrent sur moi, et il dit d'une voix plus ferme:
+
+--Ayons confiance en nous!
+
+
+
+
+L'été passa, puis l'automne; et malgré le mauvais temps de décembre,
+nous ne pouvions nous décider à quitter la maison de la colline.
+
+Henri Deslois apportait des livres que nous lisions, assis sur les
+rondelles de bois, dans la pièce qui donnait sur le jardin. Je rentrais
+à la ferme quand la nuit venait, et Adèle, qui croyait que je passais
+mon temps à la danse du village, s'étonnait toujours de mon air triste.
+
+Presque chaque jour, Henri Deslois venait à Villevieille. Je
+l'entendais venir de loin; il montait sans bride ni selle une grande
+jument blanche qui trottait lourdement, et qui le portait à travers
+les labours et les sentiers. C'était une bête patiente et douce. Son
+maître la laissait en liberté dans la cour, pendant qu'il entrait
+dire bonjour à Mme Alphonse. Aussitôt que M. Alphonse l'entendait, il
+entrait dans la lingerie.
+
+Tous deux parlaient de l'amélioration des terres ou des gens qu'ils
+connaissaient; mais il y avait toujours dans la conversation un mot ou
+une tournure de phrase qui venait à moi comme la pensée visible d'Henri
+Deslois.
+
+Je rencontrais souvent le regard de M. Alphonse, et je ne pouvais pas
+toujours m'empêcher de rougir.
+
+Un après-midi qu'Henri Deslois entrait tout souriant, M. Alphonse lui
+cria:
+
+--Vous savez que j'ai vendu la maison de la colline.
+
+Les deux hommes se regardèrent; ils devinrent si pâles tous les deux
+que j'eus peur de les voir mourir sur place. Puis M. Alphonse se leva
+de sa chaise pour s'adosser à la cheminée, pendant qu'Henri Deslois
+poussait la porte, sans pouvoir arriver à la fermer.
+
+Mme Alphonse posa sa dentelle sur ses genoux; et elle dit comme si elle
+répétait une leçon:
+
+--Cette maison ne servait à rien, et je suis bien contente qu'elle soit
+vendue.
+
+Henri Deslois vint s'asseoir sur la table, si près de moi qu'il aurait
+pu me toucher. Il dit d'une voix assez ferme:
+
+--Je regrette que vous l'ayez vendue sans m'en avoir parlé, car j'avais
+l'intention de l'acheter.
+
+M. Alphonse se tortilla comme un ver. Il faisait des efforts pour rire
+aux éclats, et, à travers son rire, il disait:
+
+--L'acheter, l'acheter, mais qu'en auriez-vous fait?
+
+Henri Deslois posa sa main sur le dossier de ma chaise, et il répondit:
+
+--Je l'aurais habitée comme Jean le Rouge.
+
+M. Alphonse se mit à aller et venir devant la cheminée; son visage
+était devenu d'un jaune terreux; il tenait ses mains dans les poches de
+son pantalon, et ses pieds se soulevaient si vite qu'on eût dit qu'il
+les remontait avec une ficelle qu'il tenait dans chaque main.
+
+Puis il vint s'appuyer à la table en face de nous, et en nous regardant
+l'un après l'autre de ses yeux qui luisaient, il dit avec un mouvement
+de tout son buste en avant:
+
+--Eh bien! je l'ai vendue, et comme cela, tout est fini!
+
+Pendant le silence qui suivit, on entendit la jument blanche gratter le
+seuil avec son sabot, comme si elle appelait son maître.
+
+Henri Deslois se dirigea vers la porte; puis il revint près de moi pour
+ramasser mon ouvrage qui avait glissé de mes mains sans que je m'en
+fusse aperçue.
+
+Il embrassa sa sœur, et, avant de partir, il dit en me regardant:
+
+--A demain!
+
+
+
+
+Le lendemain, dans la matinée, ce fut Mme Deslois qui entra dans la
+lingerie. Elle vint droit à moi avec des mots insultants.
+
+Mais M. Alphonse la fit taire d'un geste sec; puis, s'adressant à moi
+d'une voix adoucie, il dit:
+
+--Mme Alphonse m'envoie vous dire qu'elle tient beaucoup à vous garder
+près d'elle. Elle désire seulement que dorénavant vous veniez à la
+messe avec nous.
+
+Il essaya de sourire en ajoutant:
+
+--Vous ferez le voyage en voiture.
+
+C'était la première fois qu'il me parlait directement. Sa voix me parut
+un peu voilée, comme s'il éprouvait une gêne à me dire ces choses.
+
+Je ne savais pas pourquoi je pensai que Mme Alphonse n'avait rien dit
+de tout cela, et qu'il mentait. Puis, en ce moment, il ressemblait
+tellement à la supérieure, que je ne pus m'empêcher de le braver.
+
+Je répondis que je n'aimais pas aller en voiture, et que je
+continuerais d'aller à Sainte-Montagne.
+
+Il rentra sa lèvre inférieure, et il se mit à la mordiller.
+
+Aussitôt, Mme Deslois s'avança menaçante, en me traitant d'insolente.
+Elle répétait ce mot comme si elle n'en trouvait pas d'autres.
+
+Elle le criait de plus en plus fort, et bientôt elle perdit toute
+mesure. Le blanc de ses yeux devint tout rouge, et elle leva la main
+pour me frapper.
+
+Je reculai vivement en passant derrière ma chaise. Mme Deslois buta
+dans la chaise, qu'elle renversa, et elle dut se retenir à la table
+pour ne pas tomber.
+
+Ses cris rauques m'épouvantaient.
+
+Je voulus sortir de la lingerie; mais M. Alphonse s'était mis devant
+la porte comme pour la garder, et je revins en face de Mme Deslois, de
+l'autre côté de la table.
+
+Elle parlait maintenant d'une voix étranglée. Elle disait des mots dont
+le sens m'échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une
+odeur insupportable. Elle cessa, après avoir crié de toutes ses forces:
+
+--Je suis sa mère, entendez-vous?
+
+M. Alphonse revint vers moi; il dit en me prenant le bras:
+
+--Voyons! écoutez-moi.
+
+Je me dégageai en le repoussant, et je sortis de la maison en courant.
+
+Les derniers mots de Mme Deslois entraient dans ma tête comme un
+marteau pointu:
+
+«Je suis sa mère, entendez-vous?»
+
+Oh! ma mère Marie-Aimée, comme vous étiez belle à côté de cette autre
+mère, et comme je vous aimais en ce moment! Comme vos yeux de plusieurs
+couleurs rayonnaient et illuminaient votre vêtement noir, et comme
+votre visage était pur dans votre cornette blanche! Vous étiez aussi
+visible pour moi, que si vous eussiez été réellement devant moi.
+
+
+
+
+Je fus toute surprise de me retrouver devant la maison de la colline;
+et en même temps, je m'aperçus que la neige tombait en tourmente.
+J'entrai dans la maison pour m'abriter, et j'allai tout de suite dans
+la pièce qui donnait sur le jardin.
+
+Je cherchai à fixer ma pensée; mais mes idées tournoyaient dans ma
+tête comme les flocons de neige qui paraissaient monter de la terre et
+tomber du ciel en même temps; et chaque fois que je faisais un effort
+pour penser, ma mémoire ne m'apportait que les bribes d'une chanson
+que les petites filles chantaient joyeusement dans leurs rondes et qui
+disait:
+
+ On a tant fait sauter la vieille,
+ Qu'elle est morte en sautillant,
+ Tireli,
+ Sautons, sautons, la vieille!
+
+Je me trouvais bien dans cette maison silencieuse.
+
+La neige s'arrêta de tomber, et les arbres me semblèrent aussi beaux
+que le jour où je les avais vus tout fleuris; et brusquement le
+souvenir de ce qui venait de se passer, se précisa dans mon esprit. Je
+revis la main aux doigts carrés de Mme Deslois; un grand frisson me
+secoua; quelle vilaine main, et comme elle était grande!
+
+Puis l'expression du regard de M. Alphonse, quand il me prit le bras.
+Maintenant que j'y pensais, je me rappelais avoir déjà vu ce regard à
+une petite fille.
+
+C'était un jour que je venais de voler un fruit tombé; elle s'était
+précipitée sur moi, en disant:
+
+--Donne-m'en la moitié, et je ne le dirai pas.
+
+Une grande répugnance m'était venue de partager avec elle, et, au
+risque de me faire voir par sœur Marie-Aimée, j'étais allée reporter le
+fruit sous l'arbre.
+
+Et voilà qu'à penser à ces choses un désir violent me venait de revoir
+sœur Marie-Aimée. J'aurais voulu partir tout de suite. Mais, en même
+temps, je pensai qu'Henri Deslois avait dit hier en partant: «A demain!»
+
+Peut-être était-il déjà à la ferme, m'attendant et s'inquiétant de ce
+que je pouvais être devenue.
+
+Je sortis de la maison pour courir à Villevieille.
+
+Je n'avais fait que quelques pas, lorsque je le vis venir sur le chemin.
+
+La jument blanche gravissait difficilement le sentier plein de neige.
+
+Henri Deslois était tête nue comme la première fois qu'il était venu
+ici; sa blouse se gonflait sous le vent, et il se retenait à la
+crinière de sa bête.
+
+La jument s'arrêta devant moi.
+
+Son maître se pencha, et saisit mes deux mains que je levais vers lui.
+
+Il y avait sur son visage quelque chose de tourmenté que je n'y avais
+jamais vu. Je remarquai aussi que ses sourcils se rejoignaient comme
+ceux de Mme Deslois. Il dit un peu essoufflé:
+
+--Je savais que je vous retrouverais ici.
+
+Il ouvrit encore la bouche, et je fus tout de suite sûre que ses
+paroles allaient me donner de la joie.
+
+Il serra davantage mes mains, et dit de la même voix essoufflée:
+
+--N'ayez pas de haine contre moi.
+
+Il détourna les yeux des miens:
+
+--Je ne peux plus être votre ami.
+
+Aussitôt, je crus que quelqu'un me donnait un coup violent sur la tête.
+
+Il se fit dans mes oreilles un grand bruit de scie. Je vis Henri
+Deslois frissonner longuement, et j'entendis encore qu'il disait:
+
+--Oh! comme j'ai froid!
+
+Puis, je ne sentis plus sur mes mains la chaleur des siennes; et quand
+je compris que je restais seule sur le chemin, je ne vis plus qu'une
+masse d'un blanc gris, qui paraissait glisser sans bruit sur la neige
+du sentier.
+
+
+
+
+Je descendis lentement l'autre versant de la colline.
+
+Je marchai longtemps dans la neige qui crissait sous mes pieds.
+
+J'avais déjà fait la moitié du chemin, lorsqu'un paysan m'offrit de
+monter dans sa voiture. Il allait aussi à la ville, et je me trouvai
+bientôt devant l'Orphelinat.
+
+Je sonnai, et tout de suite la portière m'examina par le judas.
+
+Je la reconnus. C'était toujours Bel-Œil.
+
+Nous l'avions surnommée ainsi parce qu'elle avait un gros œil blanc.
+Elle ouvrit après m'avoir reconnue aussi. Elle me fit entrer, mais
+avant de refermer la porte derrière moi, elle me dit:
+
+--Sœur Marie-Aimée n'est plus ici.
+
+Je ne répondis pas; alors elle répéta:
+
+--Sœur Marie-Aimée n'est plus ici.
+
+J'entendais bien, mais je n'y apportais aucune attention; c'était comme
+dans les rêves où les choses les plus extraordinaires vous arrivent,
+sans que cela ait de l'importance.
+
+Je regardais son œil blanc, et je dis simplement:
+
+--Je reviens.
+
+Elle ferma la porte derrière moi, et elle me laissa debout sous
+l'auvent, pendant qu'elle allait prévenir la supérieure.
+
+Elle revint en disant que la supérieure voulait parler à sœur
+Désirée-des-Anges avant de me recevoir.
+
+A un coup de sonnette, Bel-Œil se leva, en me faisant signe de la
+suivre.
+
+La neige s'était remise à tomber.
+
+L'obscurité était presque complète chez la supérieure.
+
+Je ne vis tout d'abord que le feu qui flambait en sifflant. Une voix me
+fit regarder plus près. La supérieure disait:
+
+--Alors vous revenez?
+
+J'essayai de fixer mes idées; je ne savais pas bien si je revenais.
+Elle reprit:
+
+--Sœur Marie-Aimée n'est plus ici.
+
+Je crus que c'était le mauvais rêve qui continuait, et je toussai pour
+me réveiller; puis je regardai le feu, et je tâchai de savoir pourquoi
+il sifflait. La supérieure dit encore:
+
+--Est-ce que vous êtes malade?
+
+Je répondis:
+
+--Non.
+
+La chaleur me ranimait, et je me sentais mieux.
+
+Je comprenais enfin que j'étais revenue, et que je me trouvais chez la
+supérieure. Je rencontrai ses yeux fixes et me rappelai tout.
+
+Elle disait en se moquant:
+
+--Vous n'avez pas beaucoup changé; quel âge avez-vous donc?
+
+Je répondis que j'avais dix-huit ans.
+
+--Eh bien, reprit-elle, cela ne vous a pas beaucoup fait grandir,
+d'aller dans le monde.
+
+Elle mit un coude sur la table, et me demanda pourquoi je revenais.
+
+Je voulais répondre que c'était pour voir sœur Marie-Aimée; mais j'eus
+peur de l'entendre encore me dire que sœur Marie-Aimée n'était plus
+ici, et je restai silencieuse.
+
+Elle tira d'un tiroir une lettre qu'elle glissa sous sa main ouverte,
+et dit de l'air ennuyé d'une personne que l'on dérange pour peu de
+chose:
+
+--Cette lettre m'avait déjà appris que vous étiez devenue une fille
+orgueilleuse et hardie.
+
+Elle repoussa la lettre d'un geste las, et, après avoir respiré
+longuement, elle dit encore:
+
+--On va vous envoyer aux cuisines, en attendant qu'on vous trouve une
+autre place.
+
+Le feu sifflait sans relâche. Je continuais de le regarder sans
+parvenir à reconnaître laquelle des trois bûches faisait entendre ce
+sifflement.
+
+La supérieure haussa sa voix monotone pour attirer mon attention. Elle
+me prévenait que sœur Désirée-des-Anges me surveillerait étroitement,
+et qu'il ne me serait pas permis de parler à mes anciennes compagnes.
+
+Je la vis faire un geste vers la porte, et je sortis dans la neige.
+
+Tout là-bas, de l'autre côté des allées, je voyais les cuisines.
+Sœur Désirée-des-Anges, longue et droite, m'attendait à la porte. Je
+ne voyais d'elle que sa cornette et sa robe noire, et je l'imaginais
+vieille et sèche.
+
+L'idée me vint de me sauver; je n'avais qu'à courir jusqu'à la porte;
+je dirais à Bel-Œil que j'étais venue en visite; elle me laisserait
+sortir et tout serait dit.
+
+Au lieu d'aller du côté de la porte, je me dirigeai vers les bâtiments
+où s'était passé mon enfance.
+
+Je ne savais pas pourquoi j'y allais. Mais je ne pouvais pas m'empêcher
+d'y aller. Je ressentais aussi une grande fatigue, et j'aurais voulu
+m'étendre pour dormir longtemps.
+
+Le vieux banc était toujours à sa place; j'écartai de la main la neige
+qui le recouvrait; et je m'assis en m'appuyant au tilleul, comme
+autrefois M. le curé.
+
+J'attendais quelque chose, et je ne savais pas quoi. Je regardai la
+fenêtre de la chambre de sœur Marie-Aimée.
+
+Elle n'avait plus ses beaux rideaux de mousseline brodée, mais elle
+avait beau être pareille aux autres, je la trouvais quand même
+différente, et, si les épais rideaux de calicot ne déparaient pas les
+autres fenêtres, ils lui faisaient à elle comme un visage aux yeux
+fermés.
+
+La nuit commença à tomber sur les allées, et les lumières s'allumaient
+à l'intérieur des salles.
+
+Je voulais me lever du banc; je pensais: «Bel-Œil va m'ouvrir la porte.»
+
+Mais mon corps était comme écrasé, et il me semblait que des mains
+larges et dures se posaient lourdement sur ma tête, et toujours ces
+mots revenaient comme si je les avais prononcés tout haut: «Bel-Œil va
+m'ouvrir la porte.»
+
+Mais voilà qu'une voix pleine de pitié disait près de moi:
+
+--Je vous en prie, Marie-Claire, ne restez pas ainsi dans la neige!
+
+Je relevai la tête: j'avais devant moi une toute jeune religieuse dont
+le visage était si beau, que je ne me souvenais pas d'en avoir jamais
+vu de pareil.
+
+Elle se pencha pour m'aider à me lever, et comme j'avais de la peine
+à me tenir debout, elle passa mon bras sous le sien pendant qu'elle
+disait:
+
+--Appuyez-vous sur moi.
+
+Je vis aussitôt qu'elle me conduisait vers les cuisines, dont la large
+porte vitrée était tout éclairée.
+
+Je ne pensais plus à rien. La neige, qui tombait fine et dure, me
+piquait le visage, et je sentais de violentes brûlures aux paupières.
+En entrant dans les cuisines, je reconnus les deux jeunes filles qui se
+tenaient devant le grand fourneau carré.
+
+C'étaient Véronique la pimbêche et la grosse Mélanie, et il me sembla
+entendre sœur Marie-Aimée quand elle les nommait ainsi.
+
+Seule, la grosse Mélanie me fit un petit signe au passage, et j'entrai
+avec la jeune sœur dans une chambre éclairée par une veilleuse.
+
+Cette chambre était séparée en deux par un grand rideau blanc.
+
+La jeune sœur me fit asseoir sur une chaise qu'elle tira de derrière le
+rideau, et elle sortit sans rien dire.
+
+Un peu après, la grosse Mélanie et Véronique la pimbêche entrèrent
+pour mettre du linge propre au petit lit de fer qui était à côté de moi.
+
+Quand elles eurent fini, Véronique, qui avait évité de me regarder, se
+tourna vers moi pour me dire qu'on n'aurait jamais cru que je serais
+revenue. Elle avait un air méprisant comme si elle me reprochait une
+chose honteuse.
+
+La grosse Mélanie joignit ses mains sous son menton. Elle penchait
+toujours la tête de côté, comme quand elle était petite fille. Elle me
+dit avec un sourire affectueux:
+
+--Je suis bien contente qu'on t'ait mise aux cuisines.
+
+Puis, elle tapota un peu le lit.
+
+--Tu prends ma place, c'est moi qui couchais ici.
+
+Elle montra du doigt le rideau en baissant la voix:
+
+--Sœur Désirée-des-Anges couche là.
+
+Quand elles furent sorties en fermant la porte derrière elles, je me
+rapprochai du lit de fer.
+
+Ce grand rideau blanc m'impressionnait. Il me semblait voir remuer des
+ombres dans le creux des plis que la veilleuse n'éclairait pas.
+
+Mon attention fut détournée par la cloche du dîner. J'en reconnaissais
+le son, et, malgré moi, j'en comptais les coups.
+
+Puis le silence se fit, et la jeune sœur entra de nouveau dans la
+chambre. Elle m'apportait un bol de bouillon tout fumant.
+
+Elle fit glisser le grand rideau sur sa tringle; et elle eut presque le
+même geste que Mélanie quand elle dit:
+
+--Voici votre chambre, et voici la mienne!
+
+Je fus tout de suite rassurée en voyant que son petit lit de fer était
+pareil au mien. Je commençais à penser que j'avais devant moi sœur
+Désirée-des-Anges, mais je n'osais pas y croire et je le lui demandai.
+
+Elle fit «oui» de la tête, et tout en approchant sa chaise de la
+mienne, elle dit en mettant son visage dans la lumière:
+
+--On dirait que vous ne me reconnaissez pas!
+
+Je la regardai sans répondre.
+
+Non, je ne la reconnaissais pas: j'étais même sûre de ne l'avoir jamais
+vue, car je n'imaginais pas qu'on pût oublier ses traits lorsqu'on les
+avait vus une seule fois.
+
+Elle fit une petite moue comique en disant:
+
+--Je vois bien que vous ne vous souvenez plus de cette pauvre Désirée
+Joly.
+
+Désirée Joly?... ah! si je m'en souvenais! c'était une jeune fille qui
+faisait son noviciat; elle avait un visage plus rose que les roses,
+elle avait aussi une taille fine, et elle était rieuse et aimante.
+Elle sautait si fort, quand elle jouait à la ronde avec nous, que sœur
+Marie-Aimée lui disait souvent:
+
+--Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut, on voit vos genoux.
+
+Et maintenant, j'avais beau regarder sœur Désirée-des-Anges, il m'était
+impossible de faire le plus petit rapprochement. Elle dit:
+
+--Oui, le vêtement de religieuse nous change beaucoup!
+
+Elle releva ses manches d'un geste vif, et avec la même petite moue de
+tout à l'heure, elle dit encore:
+
+--Oubliez que je suis sœur Désirée-des-Anges, et rappelez-vous que
+Désirée Joly vous aimait bien autrefois.
+
+Elle reprit avec vivacité:
+
+--Oh! moi, je vous ai reconnue tout de suite. Vous avez toujours votre
+figure de petite fille.
+
+Quand je lui dis que j'avais imaginé une sœur Désirée-des-Anges bien
+vieille et bien méchante, elle répondit:
+
+--Nous nous étions trompées toutes les deux; on vous avait montrée
+à moi comme une fille vaniteuse et arrogante. Mais quand je vous ai
+vue pleurer au milieu de toute cette neige, j'ai pensé que vous aviez
+surtout de la peine et je suis allée vers vous.
+
+Après m'avoir aidée à me mettre au lit, elle sépara la chambre avec le
+rideau, et je m'endormis aussitôt.
+
+Mais c'était un mauvais sommeil. Je me réveillais à tout instant;
+j'avais toujours une grosse pierre sur la poitrine, et quand je
+réussissais à la rejeter, elle se partageait en plusieurs morceaux, qui
+retombaient sur moi, et m'écrasaient les membres.
+
+Puis je rêvai que je me trouvais sur une route pleine de pierres
+coupantes. J'y marchais avec une extrême difficulté; de chaque côté de
+la route, il y avait des champs, des vignes, des maisons.
+
+Toutes les maisons étaient couvertes de neige, tandis qu'un beau soleil
+éclairait les arbres chargés de fruits.
+
+Je quittais la route pour entrer dans les champs, et je m'arrêtais à
+tous les arbres, pour goûter à chaque fruit, mais tous étaient amers,
+et je les rejetais avec dégoût.
+
+Je cherchais à entrer dans les maisons couvertes de neige, mais aucune
+n'avait de porte. Je revins sur la route, et voilà que les pierres
+s'amoncelèrent autour de moi en si grande quantité qu'il me fut
+impossible d'avancer. Alors, j'appelai à mon secours; j'appelai de
+toutes mes forces, sans que personne entendît. Et quand je sentis que
+j'allais être ensevelie sous l'énorme monceau, je fis un tel effort
+pour me dégager, que je me réveillai.
+
+Pendant un instant, je crus que je rêvais encore; le plafond de la
+chambre me parut à une hauteur extraordinaire. La tringle qui soutenait
+le rideau blanc brillait par endroits, et la branche de buis clouée au
+mur allongeait son ombre jusque sur la Vierge, qui tendait les bras
+dans son coin.
+
+Puis un coq chanta. Il recommença plusieurs fois comme s'il eût voulu
+effacer son premier chant, qui s'était arrêté court, comme un cri
+d'angoisse.
+
+La veilleuse se mit à grésiller. Elle pétilla longtemps avant de
+s'éteindre, et, quand tout fut devenu noir dans la chambre, j'entendis
+la respiration mince et régulière de sœur Désirée-des-Anges.
+
+
+
+
+Bien avant le jour, je me levai pour commencer mon métier de cuisinière.
+
+Mélanie me montra comment on soulevait les énormes marmites.
+
+Il fallait autant d'adresse que de force. Il me fallut plus d'une
+semaine avant de pouvoir seulement les bouger de place.
+
+Ce fut encore Mélanie qui m'apprit à sonner la lourde cloche du réveil:
+elle me montra comment on cambrait les reins pour tirer la corde. Je
+saisis vite le balancement du son régulier, et chaque matin, malgré le
+froid ou la pluie, j'avais un grand plaisir à sonner le réveil.
+
+La cloche avait un son clair que le vent augmentait ou diminuait, et je
+ne me lassais pas de l'entendre.
+
+Il y avait des jours où je sonnais si longtemps, que sœur
+Désirée-des-Anges ouvrait la fenêtre et me disait avec une moue
+suppliante:
+
+--Assez! Assez!
+
+Depuis que j'étais aux cuisines, Véronique la pimbêche affectait de
+regarder de côté en me parlant, et si je me renseignais près d'elle
+pour connaître la place d'un objet, elle me l'indiquait seulement d'un
+geste.
+
+Sœur Désirée-des-Anges la suivait des yeux en faisant une petite
+grimace du coin de la bouche.
+
+Elle n'avait plus sa pétulance de jeune novice, mais elle restait
+enjouée et moqueuse.
+
+Chaque soir, nous nous retrouvions dans notre chambre. Elle me forçait
+à rire par quelques remarques plaisantes sur ce qui s'était passé dans
+la journée.
+
+Il arrivait, parfois, que mon rire finissait en sanglots douloureux;
+alors, elle appuyait ses mains l'une contre l'autre comme les saintes,
+et elle disait en regardant en haut:
+
+--Oh! comme je voudrais que votre chagrin s'en aille!
+
+Puis, elle s'agenouillait par terre pour prier, et souvent je
+m'endormais avant de l'avoir vue se relever.
+
+Le travail des cuisines m'était très pénible. J'aidais Mélanie au
+récurage des marmites et au lavage des dalles.
+
+C'était elle qui en faisait la plus grande partie; elle était forte
+comme un homme et toujours prête à rendre service. Aussitôt qu'elle
+me voyait fatiguée, elle m'asseyait de force sur une chaise, et elle
+disait avec une autorité souriante:
+
+--Prends ta récréation.
+
+Dès les premiers jours de mon arrivée, elle m'avait rappelé la
+difficulté qu'elle avait eue à apprendre son catéchisme. Elle n'avait
+pas oublié que pendant toute une saison j'avais passé toutes mes
+récréations à essayer de le lui faire retenir par cœur. Et maintenant,
+c'était une joie pour elle de me faire reposer un instant.
+
+Véronique était chargée de préparer les légumes et de recevoir la
+viande de boucherie.
+
+Elle se tenait raide et pincée, près de la bascule où les garçons
+déposaient la viande.
+
+Elle se disputait souvent avec eux, trouvant toujours que les morceaux
+étaient coupés trop gros ou trop petits.
+
+Les garçons finirent par lui dire des injures, et sœur
+Désirée-des-Anges me chargea de recevoir les bouchers à sa place.
+
+Elle vint tout de même le lendemain près de la bascule, mais j'étais
+là, avec sœur Désirée-des-Anges, qui m'expliquait la manière de peser.
+
+
+
+
+Un matin, un des deux bouchers poussa une exclamation en prononçant mon
+nom. Sœur Désirée-des-Anges s'approcha, et moi je regardai le garçon,
+toute surprise: c'était un nouveau, mais je ne fus pas longtemps à le
+reconnaître. C'était l'aîné des enfants de Jean le Rouge. Il s'avançait
+tout joyeux de me rencontrer; il parla tout de suite de ses parents
+qui avaient enfin trouvé une bonne place au château du Gué Perdu. Lui,
+n'avait aucun goût pour le travail des champs, et il avait voulu entrer
+chez un boucher de la ville.
+
+Il se reprit très vite pour me dire que le Gué Perdu se trouvait tout
+près de Villevieille et il me demanda si je le connaissais; je fis un
+signe de tête, pour dire que je le connaissais.
+
+Alors il continua, disant que ses parents y étaient installés depuis
+plusieurs mois, et qu'il y avait eu une belle fête la semaine dernière
+à l'occasion du mariage de M. Henri Deslois.
+
+J'entendis encore quelques mots que je ne compris pas; puis, le jour
+éclatant des cuisines se changea en nuit noire, et je sentis que les
+dalles s'enfonçaient et m'entraînaient dans un trou sans fond.
+
+Je sentis encore que sœur Désirée-des-Anges venait à mon secours, mais
+déjà une bête s'était accrochée à ma poitrine. Il sortait d'elle un
+bruit qui m'était très douloureux à entendre. C'était comme un horrible
+sanglot qui s'arrêtait toujours au même endroit. Puis le jour revint,
+et j'aperçus au-dessus de moi le visage de sœur Désirée-des-Anges, et
+celui de Mélanie. Elles souriaient toutes deux du même sourire inquiet,
+et le visage large de Mélanie avait une grande ressemblance avec le
+visage fin et décoloré de sœur Désirée-des-Anges.
+
+Je me dressai sur le lit, tout étonnée d'être couchée en plein jour;
+mais je ne me levai pas. Le souvenir du petit Jean le Rouge me revint,
+et pendant des heures et des heures j'essayai d'étouffer mon mal.
+
+Quand sœur Désirée-des-Anges entra dans la chambre à l'heure du
+coucher, elle s'assit sur le pied de mon lit. Elle mit encore ses mains
+comme les saintes, et elle me dit:
+
+--Parlez-moi de votre peine.
+
+Je parlai, et il me sembla que chaque mot que je prononçais emportait
+un peu de ma souffrance. Lorsque j'eus tout dit, sœur Désirée-des-Anges
+alla prendre l'_Imitation de Jésus-Christ_, et elle se mit à lire tout
+haut.
+
+Elle lisait avec un accent doux et résigné, et il y avait des mots
+qu'elle traînait comme une plainte qui finit.
+
+Les jours suivants, je revis le petit Jean le Rouge; il parla encore du
+Gué Perdu, et pendant qu'il disait le contentement de ses parents, et
+la bonté du maître pour eux, je revoyais la maison de la colline avec
+son jardin fleuri et sa source dont le ruisseau descendait jusqu'à la
+petite rivière en se cachant sous les genêts.
+
+Je parlais souvent d'elle à sœur Désirée-des-Anges, qui m'écoutait
+avec recueillement. Elle en connaissait les alentours et les moindres
+recoins, et un soir qu'elle restait songeuse, et que je lui en
+demandais la raison, elle répondit en regardant au loin:
+
+--L'été va finir, et je pense que les arbres du jardin sont chargés de
+fruits!
+
+
+
+
+Pendant le mois de septembre, beaucoup de religieuses vinrent rendre
+visite à la supérieure.
+
+Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. A chaque coup, Véronique
+sortait pour s'assurer de celle qui entrait; elle avait un mot
+désagréable pour chacune des religieuses qu'elle reconnaissait.
+
+Vers le soir, il y eut encore un coup de cloche; Véronique, qui se
+trouvait sur la porte, cria:
+
+--Par exemple, en voilà une que personne n'attendait.
+
+Et en rentrant seulement sa tête dans les cuisines, elle nous dit:
+
+--C'est sœur Marie-Aimée.
+
+La grosse cuillère à pot m'échappa des doigts et glissa jusqu'au fond
+de la marmite.
+
+Je me précipitai vers la porte, en bousculant Véronique qui voulait
+m'empêcher de passer.
+
+Mélanie courut derrière moi pour me retenir:
+
+--Reviens, disait-elle, la supérieure te voit.
+
+Mais j'avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Je m'étais jetée contre
+elle avec une si grande force que nous avions manqué de tomber ensemble.
+
+Elle m'entoura à pleins bras. Elle était toute frémissante, et comme
+transportée.
+
+Elle me prit la tête, et comme si j'eusse été un tout petit enfant,
+elle m'embrassa par tout le visage.
+
+Sa cornette faisait entendre un bruit de papier froissé, et ses larges
+manches reculaient vers ses coudes.
+
+Mélanie avait raison: la supérieure me voyait, elle sortait de la
+chapelle, et s'avançait dans l'allée où nous étions.
+
+Sœur Marie-Aimée la vit; elle cessa de m'embrasser pour poser sa main
+sur mon épaule, tandis que je passais vivement mon bras autour de sa
+taille, dans la crainte qu'elle ne m'éloignât d'elle.
+
+Toutes deux, maintenant, nous regardions venir la supérieure. Elle
+passa devant nous sans lever les yeux, et elle ne parut pas avoir vu le
+salut plein de gravité que lui fit sœur Marie-Aimée.
+
+Aussitôt qu'elle nous eut dépassées, j'entraînai sœur Marie-Aimée sur
+le vieux banc. Elle hésita, et dit avant de s'asseoir:
+
+--On dirait que les choses nous attendent.
+
+Elle s'assit, sans s'adosser au tilleul, et je m'agenouillai dans
+l'herbe à ses pieds.
+
+Ses yeux n'avaient plus de rayons; on eût dit que les couleurs
+s'étaient mélangées, et tout son visage, si fin, s'était comme
+rapetissé, et retiré au fond de sa cornette. Sa guimpe ne
+s'arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine, et ses mains
+laissaient voir leurs veines bleues.
+
+Son regard se posa à peine sur la fenêtre de sa chambre; il passa sur
+les allées de tilleuls, il fit le tour de la grande cour carrée, et
+pendant qu'il s'arrêtait sur la maison de la supérieure, elle laissa
+échapper ces paroles comme un murmure:
+
+--Il faut bien pardonner aux autres, si nous voulons qu'on nous
+pardonne!
+
+Elle ramena son regard sur moi, et elle dit:
+
+--Tes yeux sont tristes.
+
+Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme si elle voulait y effacer une
+chose qui lui déplaisait; et, en les retenant fermés, elle dit de la
+même voix murmurante:
+
+--Tant de souffrances passent sur nous!
+
+Elle retira ses mains pour les mêler aux miennes, et sans me quitter du
+regard, avec un accent plein de prière, elle me parla:
+
+--Ma douce fille, écoute-moi: ne deviens jamais une pauvre religieuse!
+
+Elle eut comme un long soupir de regret, et elle reprit:
+
+--Notre habit noir et blanc annonce aux autres que nous sommes des
+créatures de force et de clarté, et toutes les larmes s'étalent devant
+nous, et toutes les souffrances veulent être consolées par nous; mais
+pour nous, personne ne s'inquiète de nos souffrances, et c'est comme
+si nous n'avions pas de visage.
+
+Puis elle parla d'avenir; elle disait:
+
+--Je m'en vais où vont les missionnaires. Je vivrai là-bas dans une
+maison pleine d'épouvante; j'aurai sans cesse devant les yeux toutes
+les laideurs, et toutes les pourritures!
+
+J'écoutai sa voix profonde; il y avait au fond comme une ardeur: on eût
+dit qu'elle pouvait prendre pour elle seule toutes les souffrances de
+la terre.
+
+Ses doigts cessèrent de s'entre-croiser aux miens. Elle les passa sur
+mes joues, et sa voix se fit très douce pour me dire:
+
+--La pureté de ton visage restera gravée dans ma pensée.
+
+Et pendant que son regard passait au-dessus de moi, elle ajouta:
+
+--Dieu nous a donné le souvenir, et il n'est au pouvoir de personne de
+nous le retirer.
+
+Elle se leva du banc, je l'accompagnai jusqu'à la sortie, et, quand
+Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte, j'en écoutai un long
+moment le bruit sourd et prolongé.
+
+
+Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plus tard dans la chambre.
+Elle avait assisté à des prières particulières, pour le départ de sœur
+Marie-Aimée, qui s'en allait soigner les lépreux.
+
+
+
+
+L'hiver revint encore une fois.
+
+Sœur Désirée-des-Anges avait vite compris mon goût pour la lecture;
+elle m'apportait l'un après l'autre tous les livres de la bibliothèque
+des sœurs.
+
+C'était, pour la plupart, des livres enfantins, que je lisais en
+tournant plusieurs pages à la fois. Je préférais les récits de voyages
+et je lisais la nuit à la lueur de la veilleuse.
+
+Sœur Désirée-des-Anges me grondait, quand elle se réveillait, mais
+aussitôt qu'elle se rendormait, je reprenais mon livre.
+
+Peu à peu une douce amitié nous avait liées; le rideau blanc ne
+séparait plus nos lits pendant la nuit; la gêne s'en était allée
+d'entre nous, et toutes nos pensées nous étaient communes.
+
+Elle avait une gaieté fine, qui ne s'altérait jamais.
+
+Une seule chose lui paraissait ennuyeuse dans la vie: c'était son
+costume de religieuse. Elle le trouvait lourd et incommode; elle disait
+avec une expression de lassitude:
+
+--Quand je m'habille, il me semble que je me mets dans une maison où il
+fait toujours noir.
+
+Elle s'en débarrassait très vite le soir, et elle était tout heureuse
+de marcher dans la chambre en costume de nuit.
+
+Elle disait avec sa petite moue:
+
+--Je commence à m'y faire, mais dans les premiers temps la cornette
+m'écorchait les joues, et la robe me tirait les épaules en bas.
+
+Au printemps, elle se mit à tousser.
+
+Elle avait une petite toux sèche qui ne se faisait entendre que de
+temps en temps.
+
+Son corps long et fin parut encore plus fragile. Elle gardait toute sa
+gaieté; elle se plaignait seulement que sa robe devenait de plus en
+plus lourde.
+
+
+
+
+Pendant une nuit du mois de mai, elle ne cessa de s'agiter et de rêver
+tout haut.
+
+J'avais lu toute la nuit, et je m'aperçus tout à coup que le jour
+venait. Je soufflai la veilleuse, et j'essayai de dormir un peu.
+
+Je commençais à sommeiller, lorsque sœur Désirée-des-Anges se mit à
+dire:
+
+--Ouvrez la fenêtre, c'est aujourd'hui qu'il vient!
+
+Je crus qu'elle rêvait encore, mais elle reprit d'une voix claire:
+
+--Ouvrez la fenêtre, afin qu'il entre!
+
+Je me dressai pour m'assurer qu'elle dormait, et je la vis assise sur
+son lit. Elle avait rejeté ses couvertures, et elle défaisait les
+cordons de sa cornette de nuit. Elle la retira pour la lancer au pied
+du lit; puis elle secoua la tête, en faisant rouler ses cheveux courts
+et bouclés sur son front, et aussitôt je reconnus Désirée Joly.
+
+Je me levai un peu effrayée; elle répéta:
+
+--Ouvrez la fenêtre, afin qu'il entre!
+
+J'ouvris la fenêtre toute grande, et quand je me retournai, sœur
+Désirée-des-Anges tendait ses mains jointes vers le soleil levant, et
+d'une voix soudainement affaiblie elle disait:
+
+--J'ai ôté ma robe, je n'en pouvais plus.
+
+Elle s'étendit tranquillement, et plus rien ne bougea sur son visage.
+
+Je retins longtemps ma respiration pour écouter la sienne; puis,
+j'aspirai longuement, comme si mon souffle devait en même temps entrer
+dans sa poitrine.
+
+Mais en la regardant de plus près, je compris que le dernier souffle
+était déjà sorti d'elle. Ses yeux grands ouverts semblaient regarder un
+rayon de soleil qui s'avançait comme une longue flèche.
+
+Des hirondelles passaient et repassaient devant la fenêtre en poussant
+des cris comme les petites filles, et des bruits que je n'avais jamais
+entendus m'emplissaient les oreilles.
+
+Je levai la tête vers les fenêtres des dortoirs, dans l'espoir que
+quelqu'un pourrait entendre ce que j'avais à dire.
+
+Mais mon regard ne rencontra que le cadran de la grosse horloge,
+qui semblait regarder dans la chambre par-dessus les tilleuls: il
+marquait cinq heures; alors je ramenai les couvertures sur sœur
+Désirée-des-Anges et je sortis sonner le réveil.
+
+Je sonnai longtemps; les sons s'en allaient loin, bien loin! Ils s'en
+allaient où s'en était allée sœur Désirée-des-Anges.
+
+Je sonnais, parce qu'il me semblait que la cloche disait au monde que
+sœur Désirée-des-Anges était morte.
+
+Je sonnais aussi parce que j'espérais qu'elle mettrait encore une fois
+son beau visage à la fenêtre pour me dire:
+
+«Assez! assez!»
+
+Mélanie m'arracha brusquement la corde. La cloche, qui était lancée,
+retomba à faux, et fit entendre une sorte de plainte.
+
+Mélanie me dit:
+
+--Es-tu folle, voilà plus d'un quart d'heure que tu sonnes!
+
+Je répondis:
+
+--Sœur Désirée-des-Anges est morte.
+
+Véronique entra avec nous dans la chambre; elle remarqua que le rideau
+blanc ne séparait pas les deux lits; et avec un geste de mépris, elle
+trouva que c'était honteux pour une religieuse de laisser voir ses
+cheveux.
+
+Mélanie passait son doigt sur chaque larme qui coulait sur ses joues.
+Sa tête se penchait davantage de côté; et elle me dit tout bas:
+
+--Elle est encore plus jolie qu'avant.
+
+Le soleil s'étalait maintenant sur le lit, et recouvrait complètement
+la morte.
+
+Toute la journée, je restai près d'elle.
+
+Quelques religieuses vinrent la voir. L'une d'elles lui recouvrit le
+visage avec un linge; mais aussitôt qu'elle fut sortie, je retirai le
+linge.
+
+Mélanie vint passer la veillée de nuit avec moi. Quand elle eut fermé
+la fenêtre, elle alluma la grosse lampe, afin, dit-elle, que sœur
+Désirée-des-Anges ne regardât pas encore dans le noir.
+
+
+
+
+Huit jours après, Bel-Œil entra dans les cuisines. Elle venait
+m'avertir de me tenir prête à partir le jour même. Elle tenait dans le
+creux de sa main deux pièces d'or, qu'elle mit l'une à côté de l'autre
+sur le coin du fourneau, et en les touchant du bout du doigt elle dit:
+
+--Notre Mère Supérieure vous donne quarante francs.
+
+Je ne voulais pas partir sans dire adieu à Colette et à Ismérie, que
+j'avais souvent aperçues de l'autre côté de la pelouse.
+
+Mais Mélanie m'assura qu'elles n'avaient que du mépris pour moi.
+
+Colette ne comprenait pas que je ne sois pas encore mariée, et Ismérie
+ne me pardonnait pas d'aimer sœur Marie-Aimée.
+
+Mélanie m'accompagna jusqu'à la porte.
+
+En passant devant le vieux banc, je vis qu'un des pieds avait cédé, et
+qu'il était tombé dans l'herbe par un bout.
+
+A la porte, je trouvai une femme aux yeux durs. Elle me dit avec
+autorité:
+
+--Je suis ta sœur.
+
+Je ne la reconnus pas.
+
+Douze ans avaient passé depuis notre séparation.
+
+A peine dehors, elle m'arrêta par le bras, et d'une voix aussi dure que
+ses yeux, elle me demanda combien j'avais d'argent.
+
+Je lui montrai les deux pièces d'or que je venais de recevoir.
+
+--En ce cas, dit-elle, tu feras mieux de rester dans la ville, où tu
+trouveras plus facilement à te placer.
+
+Tout en continuant d'avancer, elle m'apprit qu'elle était mariée à un
+cultivateur des environs, et qu'elle ne voulait pas se créer des ennuis
+pour moi.
+
+Nous étions arrivées devant la gare.
+
+Elle m'entraîna sur le quai, pour l'aider à porter quelques paquets;
+elle me dit adieu, quand son train s'ébranla, et je restai là, à le
+regarder s'éloigner.
+
+Presque aussitôt, un autre train s'arrêta. Les employés couraient sur
+le quai en criant:
+
+--Les voyageurs pour Paris, traversez!
+
+Dans l'instant même, je vis Paris avec ses hautes maisons toutes
+semblables à des palais, et dont les toits étaient si hauts qu'ils se
+perdaient dans les nuages.
+
+Un jeune employé me heurta; il s'arrêta devant moi en disant:
+
+--Est-ce que vous allez à Paris, mademoiselle?
+
+J'hésitai à peine pour répondre:
+
+--Oui, mais je n'ai pas mon billet.
+
+Il tendit la main.
+
+--Donnez, dit-il, je vais aller vous le chercher.
+
+Je lui remis une de mes deux pièces, et il partit en courant.
+
+Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet et les quelques sous de
+monnaie qu'il me rapportait, et, conduite par lui, je traversai la
+voie, montai vivement dans le train.
+
+Le jeune employé resta un moment devant la portière, puis il s'éloigna
+en se retournant. Il avait, comme Henri Deslois, des yeux pleins de
+douceur, et un air grave.
+
+Le train siffla un premier coup, comme s'il me donnait un
+avertissement; et quand il m'emporta, son deuxième coup se prolongea
+comme un grand cri.
+
+
+Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette
+
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+ Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
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+ =à 3 fr. 50 le volume=
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+
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+
+ 2219.--L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+ Liste des modifications:
+
+ Page 24: «pas» remplacé par «par» (et je finis par m'endormir)
+ Page 30: «dépapareillée» par «dépareillée» (que j'étais dépareillée)
+ Page 32 et 224: «essouflée» par «essoufflée» (rouge, essoufflée,
+ penaude)
+ Page 128: «brouille» par «brouilla» (Quelque chose se brouilla dans
+ ma tête)
+ Page 141: «poussuite» par «poursuite» (je me lançais à sa poursuite)
+ Page 157: «patttes» par «pattes» (le poulet sur ses pattes)
+ Page 161: «millieu» par «milieu» (au milieu de la cour)
+ Page 180: «qne» par «que» (que je connaissais)
+ Page 184: «ou» par «on» (on s'aperçut qu'elle était)
+ Page 187: «n'avait» par «n'avais» (Maintenant, je n'avais plus d'amis.)
+ Page 201: «le» par «la» (il tenait la tête haute)
+ Page 235: «Désiré-des-Anges» par «Désirée-des-Anges» (Désirée-des-Anges
+ bien vieille)
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 ***
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+/* correction popup */
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+
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+
+/* note au lecteur */
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+
+ </style>
+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 ***</div>
+
+<hr class="full">
+
+<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
+
+<h1>MARIE-CLAIRE</h1>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum2 hidden" id="Page_II">II</span></p>
+
+ <p class="center margintop4">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</p>
+
+ <p class="center margintop15"><i>15 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.</i></p>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="titlepage">
+ <p><span class="pagenum2 hidden" id="Page_III">III</span></p>
+
+ <p class="title1">MARGUERITE AUDOUX</p>
+
+ <p class="center">_____</p>
+
+ <p class="title2">MARIE-CLAIRE</p>
+
+ <p class="title3">—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;ROMAN&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—</p>
+
+ <p class="center">_____</p>
+
+ <p class="title4"><i>Préface d’OCTAVE MIRBEAU</i></p>
+
+ <p class="center margintop2">_____</p>
+
+ <p class="title5">SOIXANTE-SIXIÈME MILLE</p>
+
+ <p class="center">_____</p>
+
+ <p class="title6">PARIS</p>
+
+ <p class="title7">BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p>
+
+ <p class="title8">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</p>
+
+ <p class="center">11, <span class="smcap2">RUE DE GRENELLE</span>, 11</p>
+
+ <p class="center margintopminus1">_</p>
+
+ <p class="center">1911</p>
+
+ <p class="center">Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation<br>
+ réservés pour tous pays.</p>
+
+ <p class="center">Copyright by <span class="smcap">Eugène Fasquelle</span>, 1910.</p>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum2 hidden" id="Page_V">V</span></p>
+ <h2>PRÉFACE</h2>
+</div>
+
+<p><i>Francis Jourdain, un soir, me confia la vie douloureuse d’une femme
+dont il était le grand ami.</i></p>
+
+<p><i>Couturière, toujours malade, très pauvre, quelquefois sans pain,
+elle s’appelait Marguerite Audoux. Malgré tout son courage, ne pouvant
+plus travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle
+écrivait.</i></p>
+
+<p><i>Elle écrivait non avec l’espoir de publier ses œuvres, mais pour
+ne point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme
+pour lui tenir compagnie, et aussi, je pense, parce qu’elle aimait
+écrire.</i></p>
+
+<p><i>Il connaissait d’elle une œuvre,</i> Marie-Claire, <i>qui lui
+paraissait très belle. Il me demanda de </i><span class="pagenum2" id="Page_VI">VI</span><i> la lire. J’aime le goût
+de Francis Jourdain, et j’en fais grand cas. Sa tournure d’esprit, sa
+sensibilité me contentent infiniment... En me remettant le manuscrit,
+il ajouta:</i></p>
+
+<p><i>—Notre cher Philippe admirait beaucoup ça... Il eût bien voulu que
+ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne
+pouvait rien pour lui?...</i></p>
+
+<p class="br"><i>Je suis convaincu que les bons livres ont une puissance
+indestructible... De si loin qu’ils arrivent, ou si enfouis qu’ils
+soient dans les misères ignorées d’une maison d’ouvrier, ils se
+révèlent toujours... Certes, on les déteste... On les nie et on les
+insulte... Qu’est-ce que cela fait? Ils sont plus forts que tout et que
+tout le monde.</i></p>
+
+<p><i>Et la preuve c’est que</i> Marie-Claire <i>paraît, aujourd’hui, en
+volume, chez Fasquelle.</i></p>
+
+<p class="br"><i>Il m’est doux de parler de ce livre admirable, et je voudrais, dans
+la foi de mon âme, y intéresser tous ceux qui aiment encore la lecture.
+Comme moi-même, ils y goûteront des joies rares, ils y sentiront une
+émotion nouvelle et très forte.</i></p>
+
+<p>Marie-Claire <i>est une œuvre d’un grand goût.</i> <span class="pagenum2" id="Page_VII">VII</span> <i>Sa simplicité,
+sa vérité, son élégance d’esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont
+impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages,
+les gens. Ils sont marqués, dessinés d’un trait, du trait qu’il faut
+pour les rendre vivants et inoubliables. On n’en souhaite jamais un
+autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce
+qui nous étonne surtout, ce qui nous subjugue, c’est la force de
+l’action intérieure, et c’est toute la lumière douce et chantante qui
+se lève sur ce livre, comme le soleil sur un beau matin d’été. Et
+l’on sent bien souvent passer la phrase des grands écrivains: un son
+que nous n’entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprit
+s’émerveille.</i></p>
+
+<p><i>Et voilà le miracle:</i></p>
+
+<p><i>Marguerite Audoux n’était pas une «déclassée intellectuelle»,
+c’était bien la petite couturière qui, tantôt, fait des journées
+bourgeoises, pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans
+une chambre si exiguë qu’il faut déplacer le mannequin pour atteindre
+la machine à coudre.</i></p>
+
+<p><i>Elle a raconté comment, lorsque en sa jeunesse elle gardait les
+moutons dans une ferme de la Sologne, la découverte, dans un grenier,</i>
+<span class="pagenum2" id="Page_VIII">VIII</span> <i>d’un vieux bouquin lui révéla le monde des histoires. Depuis
+ce jour-là, avec une passion grandissante, elle lut tout ce qui lui
+tombait sous la main, feuilletons, vieux almanachs, etc. Et elle fut
+prise du désir vague, informulé, d’écrire un jour, elle aussi, des
+histoires. Et ce désir se réalisa, le jour où le médecin, consulté à
+l’Hôtel-Dieu, lui interdit de coudre, sous peine de devenir aveugle.</i></p>
+
+<p><i>Des journalistes ont imaginé que Marguerite Audoux s’écria alors:
+«Puisque je ne peux plus coudre un corsage, je vais faire un livre.»</i></p>
+
+<p><i>Cette légende, capable de satisfaire, à la fois, le goût qu’ont
+les bourgeois pour l’extraordinaire et le mépris qu’ils ont de la
+littérature, est fausse et absurde.</i></p>
+
+<p><i>Chez l’auteur de</i> Marie-Claire, <i>le goût de la littérature
+n’est pas distinct de la curiosité supérieure de la vie, et ce
+qu’elle s’amusa à noter, ce fut, tout simplement, le spectacle de la
+vie quotidienne, mais encore plus ce qu’elle imaginait, ce qu’elle
+devinait de l’existence des gens rencontrés. Déjà, ses dons d’intuition
+égalaient ses facultés d’observation... Elle ne parlait jamais à
+quiconque de cette «manie» de griffonner, et brûlait ses bouts de
+papier, qu’elle croyait ne pouvoir intéresser personne.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum2" id="Page_IX">IX</span></p>
+
+<p><i>Il fallut que le hasard la conduisît dans un milieu où fréquentaient
+quelques jeunes artistes, pour qu’elle se rendît compte combien les
+séduisait, combien les empoignait son don du récit. Charles-Louis
+Philippe l’encouragea particulièrement, mais jamais il ne lui donna de
+conseils. Adressés à une femme dont la sensibilité était si éduquée
+déjà, la volonté si arrêtée, le tempérament si affirmé, il les sentait
+encore plus inutiles que dangereux.</i></p>
+
+<p><i>A notre époque, tous les gens cultivés, et ceux qui croient l’être,
+se soucient fort de retour à la tradition et parlent de s’imposer une
+forte discipline... N’est-il pas délicieux que ce soit une ouvrière,
+ignorant l’orthographe, qui retrouve, ou plutôt qui invente ces grandes
+qualités de sobriété, de goût, d’évocation, auxquelles l’expérience et
+la volonté n’arrivent jamais seules?</i></p>
+
+<p><i>La volonté, d’ailleurs, ne fait pas défaut à Marguerite Audoux, et
+quant à l’expérience, ce qui lui en tient lieu, c’est ce sens inné
+de la langue qui lui permet non pas d’écrire comme une somnambule,
+mais de travailler sa phrase, de l’équilibrer, de la simplifier, en
+vue d’un rythme dont elle n’a pas appris à connaître</i> <span class="pagenum2" id="Page_X">X</span> <i>les lois,
+mais dont elle a, dans son sûr génie, une merveilleuse et mystérieuse
+conscience.</i></p>
+
+<p><i>Elle est douée d’imagination, mais entendons-nous, d’une imagination
+noble, ardente et magnifique, qui n’est pas celle des jeunes femmes
+qui rêvent et des romanciers qui combinent. Elle n’est ni à côté ni au
+delà de la vie; elle semble seulement prolonger les faits observés,
+et les rendre plus clairs. Si j’étais critique, ou, à Dieu ne plaise,
+psychologue, j’appellerais cette imagination une imagination déductive.
+Mais je ne me hasarde pas sur ce terrain périlleux.</i></p>
+
+<p><i>Lisez</i> Marie-Claire...<i> Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir
+blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains—et
+je parle des plus glorieux—celui qui eût pu écrire un tel livre, avec
+cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes.</i></p>
+
+<p class="rsignature"><span class="smcap">Octave Mirbeau.</span></p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_1">1</span></p>
+ <h2>PREMIÈRE PARTIE</h2>
+</div>
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_3">3</span></p>
+</div>
+
+<p>Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous. Les hommes entraient
+comme dans une église, et les femmes faisaient le signe de la croix en
+sortant.</p>
+
+<p>Je me glissai dans la chambre de mes parents, et je fus bien étonnée de
+voir que ma mère avait une grande bougie allumée près de son lit. Mon
+père se penchait sur le pied du lit, pour regarder ma mère, qui dormait
+les mains croisées sur sa poitrine.</p>
+
+<p>Notre voisine, la mère Colas, nous garda tout le jour chez elle. A
+toutes les femmes qui sortaient de chez nous, elle disait:</p>
+
+<p>—Vous savez, elle n’a pas voulu embrasser ses enfants.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_4">4</span></p>
+
+<p>Les femmes se mouchaient en nous regardant, et la mère Colas ajoutait:</p>
+
+<p>—Ces maladies-là, ça rend méchant.</p>
+
+<p>Les jours qui suivirent, nous avions des robes à larges carreaux blancs
+et noirs.</p>
+
+<p>La mère Colas nous donnait à manger et nous envoyait jouer dans les
+champs. Ma sœur, qui était déjà grande, s’enfonçait dans les haies,
+grimpait aux arbres, fouillait dans les mares et revenait le soir les
+poches pleines de bêtes de toutes sortes qui me faisaient peur et
+mettaient la mère Colas bien en colère.</p>
+
+<p>J’avais surtout une grande répugnance pour les vers de terre. Cette
+chose rouge et élastique me causait une horreur sans nom, et s’il
+m’arrivait d’en écraser un par mégarde, j’en ressentais de longs
+frissons de dégoût. Les jours où je souffrais de points de côté, la
+mère Colas défendait à ma sœur de s’éloigner. Mais ma sœur s’ennuyait
+et voulait quand même m’emmener. Alors, elle ramassait des vers,
+qu’elle laissait grouiller dans ses mains, en les approchant de ma
+figure. Aussitôt, je disais que je n’avais plus mal, et je me laissais
+traîner dans les champs.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_5">5</span></p>
+
+<p>Une fois, elle m’en jeta une grosse poignée sur ma robe. Je reculai si
+précipitamment que je tombai dans un chaudron d’eau chaude. La mère
+Colas se lamentait en me déshabillant. Je n’avais pas grand mal; elle
+promit une bonne fessée à ma sœur, et comme les ramoneurs passaient
+devant chez nous, elle les appela pour l’emmener.</p>
+
+<p>Ils entrèrent tous les trois avec leurs sacs et leurs cordes; ma sœur
+criait et demandait pardon, et moi j’avais bien honte d’être toute nue.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_6">6</span></p>
+</div>
+
+<p>Mon père nous emmenait souvent dans un endroit où il y avait des hommes
+qui buvaient du vin; il me mettait debout entre les verres, pour me
+faire chanter la complainte de Geneviève de Brabant. Tous ces hommes
+riaient, m’embrassaient, et voulaient me faire boire du vin.</p>
+
+<p>Il faisait toujours nuit quand nous revenions chez nous. Mon père
+faisait de grands pas en se balançant; il manquait souvent de tomber;
+parfois, il se mettait à pleurer tout haut en disant qu’on avait changé
+sa maison. Alors, ma sœur poussait des cris, et, malgré la nuit,
+c’était toujours elle qui finissait par retrouver notre maison.</p>
+
+<p>Il arriva un matin que la mère Colas nous accabla de reproches, disant
+que nous étions <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> des enfants de malheur, qu’elle ne nous donnerait
+plus à manger, et que nous pouvions bien aller retrouver notre père,
+qui était parti on ne savait où. Quand sa colère fut passée, elle nous
+donna à manger comme d’habitude; mais, quelques instants après, elle
+nous fit monter dans la carriole du père Chicon. La carriole était
+pleine de paille et de sacs de grains. J’étais placée derrière, dans
+une sorte de niche, entre les sacs; la voiture penchait en arrière et
+chaque secousse me faisait glisser sur la paille.</p>
+
+<p>J’eus une très grande peur tout le long de la route; à chaque glissade,
+je croyais que la carriole allait me perdre, ou bien que les sacs
+allaient s’écrouler sur moi.</p>
+
+<p>On s’arrêta devant une auberge. Une femme nous fit descendre, secoua la
+paille de nos robes, et nous fit boire du lait. Tout en nous caressant,
+elle disait au père Chicon:</p>
+
+<p>—Alors, vous pensez que leur père les voudra?</p>
+
+<p>Le père Chicon branla la tête en cognant sa pipe contre la table; il
+fit une grimace avec sa grosse lèvre et il répondit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_8">8</span></p>
+
+<p>—Il est peut-être parti encore plus loin. Le fils à Girard m’a dit
+qu’il l’avait rencontré sur la route de Paris.</p>
+
+<p>Le père Chicon nous mena ensuite dans une belle maison, où il y avait
+un perron avec beaucoup de marches.</p>
+
+<p>Il causa longtemps avec un monsieur qui faisait de grands gestes et qui
+parlait de tour de France. Le monsieur mit sa main sur ma tête, et il
+répéta plusieurs fois:</p>
+
+<p>—Il ne m’avait pas dit qu’il avait des enfants.</p>
+
+<p>Je compris qu’il parlait de mon père, et je demandai à le voir. Le
+monsieur me regarda sans répondre, puis il demanda au père Chicon:</p>
+
+<p>—Quel âge a donc celle-ci?</p>
+
+<p>—Dans les cinq ans, dit le vieux.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, ma sœur jouait sur les marches avec un petit chat.</p>
+
+<p>La carriole nous ramena chez la mère Colas, qui nous reçut en
+bougonnant et en nous bousculant; quelques jours après, elle nous fit
+monter en chemin de fer, et le soir même nous étions dans une grande
+maison où il y avait beaucoup de petites filles.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_9">9</span></p>
+
+<p>Sœur Gabrielle nous sépara tout de suite. Elle dit que ma sœur était
+assez grande pour aller aux moyennes, tandis que moi je resterais aux
+petites.</p>
+
+<p>Sœur Gabrielle était toute petite, vieille, maigre, et courbée; elle
+dirigeait le dortoir et le réfectoire. Au dortoir, elle passait un bras
+sec et dur entre notre chemise et le drap, pour s’assurer de notre
+propreté, et elle fouettait à heure fixe, et avec des verges, celles
+dont les draps étaient humides.</p>
+
+<p>Au réfectoire, elle faisait la salade dans une immense terrine jaune.</p>
+
+<p>Les manches retroussées jusqu’aux épaules, elle plongeait et
+replongeait dans la salade ses deux bras noirs et noueux, qui sortaient
+de là tout luisants et gouttelants, et qui me faisaient penser à des
+branches mortes, les jours de pluie.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_10">10</span></p>
+</div>
+
+<p>J’eus tout de suite une amie.</p>
+
+<p>Je la vis venir vers moi en se dandinant, l’air effronté.</p>
+
+<p>Elle n’était guère plus haute que le banc sur lequel j’étais assise.
+Elle appuya ses coudes sans façon sur moi, et elle me dit:</p>
+
+<p>—Pourquoi ne joues-tu pas?</p>
+
+<p>Je répondis que j’avais mal au côté.</p>
+
+<p>—Ah oui, reprit-elle; ta maman était poitrinaire, et sœur Gabrielle a
+dit que tu mourrais bientôt.</p>
+
+<p>Elle grimpa sur le banc, s’assit en faisant disparaître sous elle ses
+petites jambes; puis elle me demanda mon nom, mon âge, m’apprit qu’elle
+s’appelait Ismérie, qu’elle était plus vieille que moi, et que le
+médecin disait qu’elle ne grandirait jamais. Elle m’apprit <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> aussi
+que la maîtresse de classe s’appelait sœur Marie-Aimée, qu’elle était
+très méchante et punissait sévèrement les bavardes.</p>
+
+<p>Elle sauta tout d’un coup sur ses pieds en criant:</p>
+
+<p>Augustine!</p>
+
+<p>Sa voix était comme celle d’un garçon, et ses jambes étaient un peu
+tordues.</p>
+
+<p>A la fin de la récréation, je l’aperçus sur le dos d’Augustine, qui la
+balançait d’une épaule sur l’autre, comme pour la jeter à terre. En
+passant devant moi, elle me cria de sa grosse voix:</p>
+
+<p>—Tu me porteras aussi, dis?</p>
+
+<p>Je fis bientôt la connaissance d’Augustine.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_12">12</span></p>
+</div>
+
+<p>Un mal d’yeux que j’avais s’aggrava. La nuit, mes paupières se
+collaient l’une contre l’autre, de sorte que j’étais complètement
+aveugle, jusqu’à ce qu’on me les eût baignées. Ce fut elle qui fut
+chargée de me conduire à l’infirmerie. Tous les matins, elle venait
+me prendre au petit dortoir. Je l’entendais venir depuis la porte. Ce
+n’était pas long; elle me saisissait la main, et m’entraînait du même
+pas qu’elle était venue, sans s’occuper si je me cognais aux lits.</p>
+
+<p>Nous traversions les couloirs comme le vent, et descendions les deux
+étages comme une avalanche; mes pieds rencontraient une marche de temps
+en temps; je descendais comme on tombe dans le vide; Augustine avait
+une main ferme qui me tenait solidement.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p>
+
+<p>Pour aller à l’infirmerie, il fallait passer derrière la chapelle, puis
+devant une petite maison toute blanche; là, on redoublait de vitesse.</p>
+
+<p>Un jour que, n’en pouvant plus, j’étais tombée sur les genoux, elle me
+releva avec une tape sur la tête, en disant:</p>
+
+<p>—Dépêche-toi donc, on est devant la maison des morts.</p>
+
+<p>Tous les jours ensuite, dans la crainte que je tombe, elle
+m’avertissait quand nous étions devant la maison des morts.</p>
+
+<p>J’avais surtout peur de la peur d’Augustine. Puisqu’elle courait si
+fort, c’est qu’il y avait du danger. J’arrivais à l’infirmerie en nage
+et sans souffle; quelqu’un me poussait sur une petite chaise, et mon
+point de côté était passé depuis longtemps quand on venait me laver les
+yeux.</p>
+
+<p>Ce fut encore Augustine qui me conduisit dans la classe de sœur
+Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pour dire:</p>
+
+<p>—Ma Sœur, voilà la nouvelle.</p>
+
+<p>Je m’attendais à une rebuffade, mais sœur Marie-Aimée me sourit,
+m’embrassa plusieurs fois, et dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span></p>
+
+<p>—Tu es trop petite pour être sur un banc. Je vais te mettre ici.</p>
+
+<p>Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre.</p>
+
+<p>Comme il y faisait bon dans ce creux de pupitre! Comme la chaleur des
+jupes de laine caressait mon corps tout meurtri par les escaliers de
+bois et de pierres!</p>
+
+<p>Souvent deux pieds se posaient de chaque côté de mon petit banc et
+je me trouvais étroitement enclavée entre deux jambes nerveuses et
+chaudes. Une main tâtonnante m’appuyait la tête sur les jupes entre
+les genoux, et sous cette main douce, et sur cet oreiller chaud, je
+m’endormais.</p>
+
+<p>Quand je m’éveillais, l’oreiller se transformait en table. La même
+main y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et
+quelques bonbons.</p>
+
+<p>Autour de moi, j’entendais vivre le monde.</p>
+
+<p>Une voix pleurait:</p>
+
+<p>—Non, ma Sœur, ce n’est pas moi.</p>
+
+<p>Des voix criardes disaient:</p>
+
+<p>—Si, ma Sœur, c’est elle.</p>
+
+<p>Au-dessus de ma tête, une voix pleine et <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> chaude imposait silence,
+en s’accompagnant de coups de règle sur le pupitre, qui résonnaient et
+faisaient dans mon creux un bruit énorme.</p>
+
+<p>Parfois, il se faisait un grand mouvement. Les pieds se retiraient
+de mon petit banc, les genoux se rapprochaient, la chaise remuait,
+et je voyais se pencher vers mon nid une guimpe blanche, un menton
+mince, des dents fines et pointues, et enfin deux yeux caressants qui
+m’apportaient la confiance.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_16">16</span></p>
+</div>
+
+<p>Aussitôt que mon mal d’yeux fut guéri, un alphabet s’ajouta aux
+friandises. C’était un petit livre où il y avait des images à côté des
+mots. Je regardais souvent une grosse fraise que j’imaginais au moins
+aussi grosse qu’une brioche.</p>
+
+<p>Quand il ne fit plus froid dans la classe, sœur Marie-Aimée me plaça
+sur un banc entre Ismérie et Marie Renaud, qui étaient mes voisines de
+lit. De temps en temps, elle me permettait de revenir à mon cher creux,
+où je trouvais des livres avec des histoires qui me faisaient oublier
+l’heure.</p>
+
+<p>Un matin, Ismérie m’entraîna en grand mystère pour m’apprendre que sœur
+Marie-Aimée ne ferait plus la classe, parce qu’elle allait prendre la
+place de sœur Gabrielle <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> pour le dortoir et le réfectoire. Elle
+ne me dit pas où elle avait appris cela, mais elle en était toute
+chagrinée.</p>
+
+<p>Elle aimait beaucoup sœur Gabrielle, qui la traitait toujours comme un
+petit enfant; mais elle n’aimait pas cette sœur Aimée, ainsi qu’elle
+l’appelait avec un air de mépris, quand elle savait n’être entendue que
+de nous.</p>
+
+<p>Elle disait aussi que sœur Marie-Aimée ne lui permettrait pas de nous
+grimper sur le dos, et qu’on ne pourrait pas se moquer d’elle comme de
+sœur Gabrielle, qui montait les marches tout de travers.</p>
+
+<p>Le soir, après la prière, sœur Gabrielle nous annonça son départ. Elle
+nous embrassa toutes, en commençant par les plus petites. La montée
+au dortoir se fit en grand désordre: les grandes chuchotaient et se
+révoltaient à l’avance contre cette sœur Marie-Aimée; les petites
+pleurnichaient comme à l’approche d’un danger.</p>
+
+<p>Ismérie, que je portais sur mon dos, pleurait bruyamment, ses petits
+doigts m’étranglaient un peu, et ses larmes me tombaient dans le cou.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span></p>
+
+<p>Personne ne pensait à rire de sœur Gabrielle, qui montait péniblement
+en disant: «Chut! chut!» sans se lasser, et sans que le bruit diminuât.
+La bonne du petit dortoir pleurait aussi: elle me secoua un peu en me
+déshabillant; elle disait:</p>
+
+<p>—Je suis sûre que tu es contente, toi, d’avoir ta sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Nous l’appelions Bonne Esther.</p>
+
+<p>Des trois bonnes que nous avions, c’était elle que je préférais. Elle
+était un peu bourrue, mais elle nous aimait bien.</p>
+
+<p>La nuit, elle réveillait celles qui avaient de mauvaises habitudes,
+afin de leur épargner les verges du lendemain. Quand je toussais, elle
+se levait et à tâtons me fourrait dans la bouche un morceau de sucre
+mouillé. Bien des fois aussi, elle m’avait emporté de mon lit, où
+j’étais glacée, pour me réchauffer dans le sien.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_19">19</span></p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain, on entra en grand silence au réfectoire. Les bonnes
+nous ordonnèrent de rester debout; plusieurs grandes se tenaient très
+droites avec un air fier; Bonne Justine restait humble et triste
+au bout de la table, tandis que Bonne Néron, qui avait l’air d’un
+gendarme, faisait les cent pas au milieu du réfectoire.</p>
+
+<p>Elle regardait souvent la pendule en haussant dédaigneusement les
+épaules.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porte ouverte derrière elle; elle
+me parut plus grande avec son tablier blanc et ses manches blanches.
+Elle marchait lentement en regardant tout le monde; le chapelet qui
+pendait à son côté faisait entendre un petit bruit, et sa jupe se
+balançait un peu dans le <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> bas. Elle monta les trois marches de son
+estrade, et nous fit asseoir d’un geste de la main.</p>
+
+<p>L’après-midi, elle nous mena dans la campagne.</p>
+
+<p>Il faisait très chaud. J’allai m’asseoir près d’elle, sur une hauteur;
+elle lisait un livre en surveillant d’un coup d’œil les petites filles,
+qui jouaient dans un champ au-dessous de nous. Elle regarda longtemps
+le soleil couchant en disant à chaque instant:</p>
+
+<p>—Que c’est beau! que c’est beau!...</p>
+
+<p>Le soir même, les verges disparurent du petit dortoir, et au réfectoire
+la salade fut retournée avec de longues spatules. A part cela, rien
+ne fut changé. Nous allions en classe de neuf heures à midi, et
+l’après-midi nous épluchions des noix pour un marchand d’huiles.</p>
+
+<p>Les plus grandes les cassaient avec un marteau, et les plus petites
+les séparaient des coquilles. Il était bien défendu d’en manger, et
+surtout ce n’était pas facile: il s’en trouvait toujours une pour vous
+dénoncer, par jalousie de gourmandise.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_21">21</span></p>
+
+<p>C’était Bonne Esther qui nous regardait dans la bouche. Quelquefois,
+elle s’attardait à une incorrigible gourmande. Alors, elle lui faisait
+les gros yeux, puis elle lui disait en la renvoyant d’une taloche!</p>
+
+<p>—J’ai l’œil sur toi.</p>
+
+<p>Nous étions quelques-unes en qui elle avait grande confiance. Elle nous
+faisait pivoter en faisant semblant de nous regarder, et elle disait en
+riant:</p>
+
+<p>—Ferme ton bec.</p>
+
+<p>J’avais souvent envie d’en manger, mais les bons yeux de Bonne Esther
+passaient devant moi, et je rougissais à l’idée de tromper sa confiance.</p>
+
+<p>A la longue, l’envie devint si forte, que je ne pensais plus qu’à cela:
+pendant des jours et des jours, je cherchai le moyen d’en manger sans
+me faire prendre. J’essayai d’en cacher dans mes manches, mais j’étais
+si maladroite que je les perdais aussitôt; et puis, j’avais envie d’en
+manger beaucoup, beaucoup. Il me semblait que j’en aurais mangé un
+plein sac.</p>
+
+<p>Un jour enfin, je trouvai l’occasion. Bonne <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> Esther, qui nous
+menait coucher, glissa sur une coquille, et lâcha sa lanterne, qui
+s’éteignit. Comme je me trouvais à côté d’une bassine pleine, j’en pris
+une grosse poignée, que je fourrai dans ma poche.</p>
+
+<p>Aussitôt que tout le monde fut couché, je sortis les noix de ma poche,
+et, la tête sous les draps, j’en pris ma pleine bouche; mais aussitôt
+il me sembla que tout le dortoir entendait le bruit que faisaient
+mes mâchoires; j’avais beau croquer doucement et lentement, le bruit
+cognait dans mes oreilles, comme des coups de maillet. Bonne Esther se
+leva: elle alluma la lampe, regarda sous les lits en se baissant.</p>
+
+<p>Quand elle fut près de moi, je la regardai épouvantée. Elle dit tout
+bas:</p>
+
+<p>—Tu ne dors donc pas?</p>
+
+<p>Puis elle continua ses recherches. Elle alla jusqu’au bout du dortoir,
+ouvrit et referma la porte, mais à peine était-elle recouchée et la
+lampe éteinte, que le loquet de la porte tapa comme si on l’ouvrait.</p>
+
+<p>Bonne Esther ralluma encore la lampe et dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_23">23</span></p>
+
+<p>—Ça, c’est trop fort; ce n’est pourtant pas la chatte qui ouvre la
+porte toute seule.</p>
+
+<p>Il me semblait qu’elle avait peur: je l’entendais remuer dans son lit,
+et tout d’un coup elle se mit à crier:</p>
+
+<p>—Mon Dieu! mon Dieu!</p>
+
+<p>Ismérie lui demanda ce qu’elle avait. Elle nous dit qu’une main ouvrait
+la porte à la chatte, et qu’elle venait de sentir un grand souffle sur
+son visage.</p>
+
+<p>Dans la demi-clarté, on voyait la porte entr’ouverte. J’étais très
+effrayée. Je pensais que c’était le démon qui venait me chercher. Au
+bout d’un long moment, on n’entendait plus rien. Bonne Esther demanda
+si l’une de nous voulait bien se lever pour souffler la lampe, qui
+n’était cependant pas très loin de son lit. Personne ne répondit. Alors
+elle m’appela. Je me levai, pendant qu’elle disait:</p>
+
+<p>—Toi qui es si sage, les revenants ne te feront rien.</p>
+
+<p>Elle se tut en même temps que je soufflai la lampe, et tout de suite je
+vis des milliers de points brillants, pendant que je sentais un <span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
+grand froid sur les joues. Je devinais sous les lits des dragons verts
+avec des gueules tout enflammées. Je sentais leurs griffes sur mes
+pieds, et des lumières sautaient de chaque côté de ma tête. J’éprouvais
+un grand besoin de m’asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais
+fermement qu’il me manquait les deux pieds. Quand j’osai m’en assurer,
+je les trouvai bien froids, et je finis <ins class="correction" title="pas">par</ins> m’endormir en les tenant
+dans mes deux mains.</p>
+
+<p>Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur un lit près de la porte.</p>
+
+<p>Elle avait fait ses petits pendant la nuit.</p>
+
+<p>On rapporta l’histoire à sœur Marie-Aimée. Elle répondit que c’était
+sûrement la chatte qui avait ouvert la porte, en se dressant vers le
+loquet. Mais la chose ne fut jamais bien éclaircie, et les petites en
+causèrent longtemps tout bas.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_25">25</span></p>
+</div>
+
+<p>La semaine suivante, toutes celles qui avaient huit ans descendirent au
+grand dortoir.</p>
+
+<p>J’eus un lit placé près d’une fenêtre, tout près de la chambre de sœur
+Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Marie Renaud et Ismérie restèrent mes voisines. Souvent, quand nous
+étions couchées, sœur Marie-Aimée venait s’asseoir près de ma fenêtre.
+Elle me prenait une main qu’elle caressait, tout en regardant dehors.
+Une nuit, il y eut un grand feu dans le voisinage. Tout le dortoir
+était éclairé. Sœur Marie-Aimée ouvrit la fenêtre toute grande, puis
+elle me secoua, en disant:</p>
+
+<p>—Réveille-toi, viens voir le feu!</p>
+
+<p>Elle me prit dans ses bras. Elle me passait la main sur le visage pour
+me réveiller en me répétant:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p>
+
+<p>—Viens voir le feu. Vois comme c’est beau!</p>
+
+<p>J’avais si envie de dormir que je laissais tomber ma tête sur son
+épaule. Alors, elle me donna une bonne gifle, en m’appelant petite
+brute. Cette fois, j’étais réveillée, et je me mis à pleurer. Elle me
+prit de nouveau dans ses bras; elle s’assit et me berça en me tenant
+serrée contre elle.</p>
+
+<p>Elle avançait la tête vers la croisée. Son visage était comme
+transparent, et ses yeux étaient pleins de lumière.</p>
+
+<p>Ismérie aurait bien voulu que sœur Marie-Aimée ne vînt jamais vers la
+fenêtre; cela l’empêchait de bavarder; elle avait toujours quelque
+chose à dire; sa voix était si forte, qu’on l’entendait à l’autre bout
+du dortoir. Sœur Marie-Aimée disait:</p>
+
+<p>—Voilà encore Ismérie qui parle.</p>
+
+<p>Ismérie répondait:</p>
+
+<p>—Voilà encore sœur Marie-Aimée qui gronde.</p>
+
+<p>J’étais confondue de son audace. Je pensais que sœur Marie-Aimée
+faisait semblant de ne pas l’entendre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_27">27</span></p>
+
+<p>Pourtant, un jour, elle lui dit:</p>
+
+<p>—Je vous défends de répondre, espèce de naine.</p>
+
+<p>Ismérie cria:</p>
+
+<p>—Mon gnouf!</p>
+
+<p>C’était un mot dont nous nous servions entre nous et qui voulait dire:
+«Regarde mon nez, si je t’écoute.»</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée s’élança vers le martinet. Je tremblai pour le petit
+corps d’Ismérie, mais elle se jeta à plat ventre, en gigotant, et se
+tordant avec des cris bizarres. Sœur Marie-Aimée la poussa du pied avec
+dégoût; elle dit en lançant le martinet au loin:</p>
+
+<p>—Quelle affreuse petite créature!</p>
+
+<p>Dans la suite, elle évitait de la regarder et ne paraissait pas
+entendre ses insolences. Toutefois, elle nous défendait sévèrement de
+la porter sur notre dos. Cela n’empêchait pas Ismérie de grimper après
+moi comme un singe. Je n’avais pas le courage de la repousser, et, en
+me baissant un peu, je la laissais s’installer sur mon dos.</p>
+
+<p>Cela se passait surtout en montant au dortoir. Elle avait une grande
+difficulté à enjamber <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> les marches, elle en riait elle-même, elle
+disait qu’elle montait comme les poules.</p>
+
+<p>Comme sœur Marie-Aimée était toujours en avant, je tâchais de me
+trouver dans les dernières; il arrivait parfois qu’elle se retournait
+brusquement; alors Ismérie glissait le long de moi avec une rapidité et
+une adresse étonnantes.</p>
+
+<p>Je restais toujours un peu gênée sous le regard de sœur Marie-Aimée, et
+Ismérie ne manquait jamais de me dire:</p>
+
+<p>—Tu vois comme tu es bête: tu t’es encore fait prendre.</p>
+
+<p>Elle n’avait jamais pu grimper sur Marie Renaud, qui la repoussait
+toujours, en disant qu’elle usait et salissait nos robes.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_29">29</span></p>
+</div>
+
+<p>Si Ismérie était bavarde, par contre Marie Renaud ne causait jamais.</p>
+
+<p>Chaque matin, elle m’aidait à faire mon lit; elle passait soigneusement
+ses mains sur les draps, pour lisser les cassures; elle refusait
+obstinément mon aide pour faire le sien, prétendant que je roulais les
+draps n’importe comment. J’étais toujours stupéfaite de voir que son
+lit n’avait aucun désordre à son lever.</p>
+
+<p>Elle finit par me confier qu’elle épinglait ses draps et ses
+couvertures après son matelas. Elle avait une quantité de petites
+cachettes pleines de toutes sortes de choses. A table, elle mangeait
+toujours un bout du dessert de la veille; celui du jour restait dans sa
+poche; elle le caressait et en mangeait un petit morceau de temps en
+temps. Je la trouvais <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> souvent dans les coins en train de faire de
+la dentelle avec une épingle.</p>
+
+<p>Sa plus grande joie était de brosser, plier et ranger; aussi, grâce
+à elle, mes souliers étaient toujours bien cirés, et ma robe des
+dimanches soigneusement pliée.</p>
+
+<p>Cela dura jusqu’au jour où il vint une nouvelle bonne, qui s’appelait
+Madeleine. Elle ne fut pas longtemps à s’apercevoir que je n’étais pour
+rien dans le bon arrangement de ma toilette; elle se mit à crier en me
+traitant de mijaurée, de grande fainéante, disant que je me faisais
+servir comme une demoiselle, et que c’était honteux de faire travailler
+cette pauvre Marie Renaud qui n’avait pas deux liards de vie. Bonne
+Néron se mit d’accord avec elle pour dire que j’étais une orgueilleuse,
+que je me croyais au-dessus de tout le monde, que je ne faisais jamais
+rien comme les autres, qu’elles n’avaient jamais vu une fille comme
+moi, et que j’étais <ins class="correction" title="dépapareillée">dépareillée</ins>.</p>
+
+<p>Elles criaient toutes deux à la fois en se tenant penchées sur moi.</p>
+
+<p>Je pensais à deux fées braillardes, une <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> noire et une blanche:
+Bonne Néron si haute et si noire, et Madeleine si blonde et si fraîche
+avec de grosses lèvres ouvertes, ses dents si écartées et sa langue
+large et épaisse qui remuait et poussait de la salive au coin de sa
+bouche.</p>
+
+<p>Bonne Néron leva la main sur moi et dit:</p>
+
+<p>—Voulez-vous baisser les yeux!</p>
+
+<p>Elle ajouta en s’éloignant:</p>
+
+<p>—C’est qu’elle vous fait honte quand elle vous regarde comme cela.</p>
+
+<p>Je savais depuis longtemps que Bonne Néron ressemblait à un taureau,
+mais il me fut impossible de trouver à quelle bête ressemblait
+Madeleine. J’y pensais pendant plusieurs jours en repassant dans ma
+tête le nom de toutes les bêtes que je connaissais, et je finis par y
+renoncer.</p>
+
+<p>Elle était grasse et elle marchait en fléchissant les reins; elle avait
+une voix perçante qui surprenait tout le monde.</p>
+
+<p>Elle demanda à chanter à la chapelle, mais comme elle ne savait pas
+les cantiques, sœur Marie-Aimée me chargea de les lui apprendre. Marie
+Renaud put recommencer de brosser <span class="pagenum" id="Page_32">32</span> et plier mes habits sans que
+personne eût l’air de s’en apercevoir. Elle était si contente qu’elle
+me fit cadeau d’une épingle double pour attacher mon mouchoir, que
+je perdais toujours. Deux jours après, j’avais perdu l’épingle et le
+mouchoir.</p>
+
+<p>Oh, ce mouchoir! quel cauchemar épouvantable! maintenant encore,
+quand j’y pense, une angoisse me prend. Pendant des années, je perdis
+régulièrement un mouchoir par semaine.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoir propre contre le sale que
+nous jetions à terre devant elle. J’y pensais seulement à ce moment-là;
+alors, je retournais toutes mes poches; je courais comme une folle
+dans les dortoirs, dans les couloirs, jusqu’au grenier; je cherchais
+partout. Mon Dieu! pourvu que je trouve un mouchoir!</p>
+
+<p>En passant devant la Vierge, je joignais les mains avec ferveur: «Mère
+admirable, faites que je trouve un mouchoir!»</p>
+
+<p>Mais je n’en trouvais pas, et je redescendais, rouge, <ins class="correction" title="essouflée">essoufflée</ins>,
+penaude, n’osant pas prendre celui que me tendait sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_33">33</span></p>
+
+<p>J’entendais d’avance le reproche si mérité. Les jours où je n’entendais
+pas de reproches, je voyais un front plissé, des yeux courroucés qui
+me suivaient longtemps sans se détourner; j’étais si écrasée de honte
+que je pouvais à peine lever les pieds. Je marchais tout effacée, sans
+remuer le corps; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir.</p>
+
+<p>Madeleine me regardait avec un air de fausse compassion, et elle ne
+pouvait pas toujours s’empêcher de me dire que je méritais une sévère
+punition.</p>
+
+<p>Elle paraissait très attachée à sœur Marie-Aimée; elle la servait
+attentivement, et fondait en larmes au moindre reproche.</p>
+
+<p>Elle avait des crises de gros sanglots que sœur Marie-Aimée calmait en
+lui caressant les joues. Alors, elle riait et pleurait tout à la fois.
+Elle avait un mouvement des épaules qui laissait voir son cou blanc, et
+qui faisait dire à Bonne Néron qu’elle avait l’air d’une chatte.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_34">34</span></p>
+</div>
+
+<p>Bonne Néron s’en alla un jour après une scène, au milieu du déjeuner,
+alors qu’il régnait un grand silence. Elle cria tout à coup:</p>
+
+<p>—Oui, je veux m’en aller, et je m’en irai!</p>
+
+<p>Comme sœur Marie-Aimée la regardait tout étonnée, elle lui fit face en
+baissant la tête, qu’elle secouait et lançait en avant, criant plus
+fort qu’elle ne souffrirait pas plus longtemps d’être commandée par une
+morveuse, oui, une morveuse.</p>
+
+<p>Elle était arrivée à reculons près de la porte; elle l’ouvrit tout
+en donnant de furieux coups de tête, et avant de disparaître, elle
+lança son grand bras dans la direction de sœur Marie-Aimée et, avec un
+profond mépris, elle dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_35">35</span></p>
+
+<p>—Ça n’a pas seulement vingt-cinq ans!</p>
+
+<p>Quelques petites filles étaient terrifiées; d’autres éclatèrent
+de rire. Madeleine eut une véritable crise de nerfs; elle se jeta
+aux genoux de sœur Marie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en
+embrassant sa robe. Elle lui prit les mains, qu’elle frotta contre sa
+grosse bouche humide; tout cela, en poussant des cris, comme si une
+catastrophe épouvantable était arrivée.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée n’arrivait pas à se dégager; elle finit par se fâcher.
+Alors, Madeleine s’évanouit en tombant sur le dos.</p>
+
+<p>Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit un signe de mon côté.
+Croyant qu’elle avait besoin de mes services, j’accourus. Mais elle me
+renvoya:</p>
+
+<p>—Non, pas toi, Marie Renaud.</p>
+
+<p>Elle lui remit ses clefs, et bien que Marie Renaud ne fût jamais entrée
+dans la chambre de sœur Marie-Aimée, elle trouva tout de suite le
+flacon demandé.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_36">36</span></p>
+</div>
+
+<p>Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron,
+elle prit de l’autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur
+Marie-Aimée; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout
+propos: qu’elle était notre surveillante, et non pas notre bonne.</p>
+
+<p>Le jour de son évanouissement, j’avais vu ses seins, qui m’avaient paru
+si beaux, que je n’avais encore rien imaginé de pareil.</p>
+
+<p>Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucun cas de ses remontrances.
+Cela la mettait en colère; elle me criblait de mots grossiers, et
+finissait toujours par me traiter d’espèce de princesse.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait supporter l’affection que me montrait sœur Marie-Aimée;
+et quand <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> elle la voyait m’embrasser, elle rougissait de dépit.</p>
+
+<p>Je commençais à grandir et j’étais assez bien portante. Sœur
+Marie-Aimée disait qu’elle était fière de moi. Elle me serrait si fort
+en m’embrassant qu’elle me faisait mal. Puis elle disait en posant
+délicatement ses doigts sur mon front:</p>
+
+<p>—Ma petite fille! mon petit enfant!</p>
+
+<p>Pendant les récréations, je restais souvent près d’elle. Je l’écoutais
+lire: elle lisait d’une voix profonde et mordante, et, quand les
+personnages lui déplaisaient par trop, elle fermait violemment le livre
+et se mêlait à nos jeux.</p>
+
+<p>Elle eût voulu me voir sans défaut. Elle répétait souvent:</p>
+
+<p>—Je veux que tu sois parfaite; entends-tu? parfaite.</p>
+
+<p>Un jour, elle crut que j’avais menti.</p>
+
+<p>Nous avions trois vaches qui paissaient quelquefois sur une pelouse au
+milieu de laquelle se trouvait un énorme marronnier. La vache blanche
+était méchante, et nous en avions peur, parce qu’elle avait déjà
+piétiné une petite fille.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span></p>
+
+<p>Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et, directement sous le
+marronnier, une belle vache noire. Je dis à Ismérie:</p>
+
+<p>—Tiens, on a changé la vache blanche, sans doute parce qu’elle était
+méchante.</p>
+
+<p>Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mit à crier, disant que je me
+moquais toujours des autres, en voulant leur faire croire des choses
+qui n’existaient pas.</p>
+
+<p>Je lui montrai la vache: elle soutint que c’était la blanche; moi, je
+soutenais que c’était une noire.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée entendit. Elle paraissait outrée, quand elle dit:</p>
+
+<p>—Comment peux-tu soutenir que cette vache est noire?</p>
+
+<p>A ce moment, la vache se déplaça; elle paraissait maintenant noire et
+blanche, et je compris que c’était l’ombre du marronnier qui m’avait
+trompée. J’étais si stupéfaite que je ne trouvai rien à répondre; je ne
+savais comment expliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment.</p>
+
+<p>—Pourquoi as-tu menti? allons! réponds, pourquoi as-tu menti?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span></p>
+
+<p>Je répondis que je ne savais pas.</p>
+
+<p>Elle m’envoya en pénitence sous le hangar, en m’assurant que je
+n’aurais comme nourriture que du pain et de l’eau.</p>
+
+<p>Comme je n’avais pas menti, la pénitence me laissa indifférente.</p>
+
+<p>Sous ce hangar, il n’y avait que de vieilles armoires, et des choses
+servant au jardinage. Je grimpai d’une chose sur l’autre, et je me
+trouvai bientôt assise sur la plus haute armoire.</p>
+
+<p>J’avais dix ans, et c’était la première fois que je me trouvais seule.
+J’en ressentis comme un contentement. Tout en balançant mes jambes,
+j’imaginais tout un monde invisible: une vieille armoire à ferrures
+rouillées devint l’entrée d’un palais magnifique. J’étais une petite
+fille abandonnée sur une montagne; une belle dame vêtue comme une fée
+m’avait aperçue et venait me chercher; des chiens merveilleux couraient
+devant elle; ils étaient presque à mes pieds, lorsque je vis devant
+l’armoire aux ferrures sœur Marie-Aimée, qui regardait de tous côtés.</p>
+
+<p>Je ne savais pas que j’étais assise sur un <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> meuble; je me croyais
+encore sur la montagne, et j’étais seulement ennuyée que l’arrivée
+de sœur Marie-Aimée eût fait disparaître le palais avec tous ses
+personnages.</p>
+
+<p>Elle me découvrit au balancement de mes jambes; et je m’aperçus en même
+temps qu’elle que j’étais sur une armoire.</p>
+
+<p>Elle resta un moment les yeux levés vers moi; puis, elle tira de la
+poche de son tablier un morceau de pain, un bout de boudin, une petite
+fiole de vin, me montra chaque chose l’une après l’autre, et, la voix
+fâchée, elle dit:</p>
+
+<p>—C’était pour toi; eh bien, voilà!</p>
+
+<p>Elle remit le tout dans sa poche, et s’en alla.</p>
+
+<p>Un instant après, Madeleine m’apporta du pain et de l’eau, et je restai
+jusqu’au soir sous le hangar.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_41">41</span></p>
+</div>
+
+<p>Depuis quelque temps, sœur Marie-Aimée devenait triste; elle ne
+jouait plus avec nous; souvent, elle oubliait l’heure de notre dîner.
+Madeleine m’envoyait la chercher à la chapelle, où je la trouvais à
+genoux, le visage caché dans ses mains.</p>
+
+<p>Il me fallait la tirer par sa robe pour me faire entendre. Il me sembla
+plusieurs fois qu’elle avait pleuré; mais je n’osais pas la regarder
+de peur de la fâcher. Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui
+parlait, elle répondait par oui ou par non, d’un ton sec.</p>
+
+<p>Pourtant, elle s’occupa activement d’une petite fête que nous faisions
+tous les ans à Pâques. Elle fit apporter les gâteaux que l’on rangea
+sur une table, en les recouvrant d’une <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> nappe blanche, pour ne pas
+donner trop de tentation aux gourmandes.</p>
+
+<p>Le dîner s’était passé au milieu d’un babillage énorme, à cause de la
+permission que nous avions de causer à table les jours de fête. Sœur
+Marie-Aimée nous avait servies avec son bon sourire et une bonne parole
+pour chacune. Elle se disposait à nous servir les gâteaux en se faisant
+aider par Madeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait.</p>
+
+<p>A ce moment, la chatte, qui était dessous, sauta à terre et se sauva.
+Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrent ensemble un «ah!» prolongé,
+puis Madeleine cria:</p>
+
+<p>—La sale bête, elle a mordu à tous les gâteaux!</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée n’aimait pas la chatte. Elle resta un moment immobile,
+puis elle courut prendre un bâton et se lança après la bête.</p>
+
+<p>Ce fut une course épouvantable: la chatte, affolée, sautait de tous
+côtés, échappant au bâton, qui ne frappait que les bancs et les murs.
+Toutes les petites filles, prises de peur, se sauvaient vers la porte.
+Sœur Marie-Aimée les arrêta d’un mot: Que personne ne sorte!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_43">43</span></p>
+
+<p>Elle avait un visage que je ne connaissais pas: ses lèvres rentrées,
+ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du
+feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras.</p>
+
+<p>Malgré moi, je regardai de nouveau. La poursuite continuait: sœur
+Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence; ses lèvres s’étaient
+ouvertes et on voyait ses petites dents pointues; elle courait dans
+tous les sens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevant
+rapidement ses jupes; au moment où elle allait l’atteindre, la chatte
+fit un bond formidable et s’accrocha après un rideau, tout en haut
+d’une fenêtre.</p>
+
+<p>Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aimée avec des mouvements de
+jeune chien un peu lourd, voulut aller chercher un bâton plus long,
+mais sœur Marie-Aimée l’arrêta d’un geste en disant:</p>
+
+<p>—Elle a bien fait de s’échapper!</p>
+
+<p>Bonne Justine, qui était près de moi, disait en se cachant les yeux:</p>
+
+<p>—Oh! c’est honteux! c’est honteux!</p>
+
+<p>Moi aussi, je trouvais que c’était honteux: <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> une sorte de
+déconsidération me venait pour sœur Marie-Aimée, que j’avais toujours
+crue sans défaut. Je comparais cette scène avec une autre qui s’était
+passée un jour de grand orage. Combien j’avais trouvé sœur Marie-Aimée
+au-dessus de tout, ce jour-là! Je la revoyais, montée sur un banc: elle
+fermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beaux bras
+dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et, pendant que
+nous étions épouvantées par les éclairs et les coups de vent furieux,
+elle disait d’une voix calme:</p>
+
+<p>—Mais... c’est un ouragan!</p>
+
+<p>Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculer les petites filles au fond
+de la salle. Elle ouvrait la porte toute grande à la chatte, qui sortit
+en trois bonds.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_45">45</span></p>
+</div>
+
+<p>L’après-midi, je fus bien étonnée de voir que ce n’était pas notre
+vieux curé qui disait les vêpres.</p>
+
+<p>Celui-ci était grand et fort. Il chantait d’une voix forte et saccadée.
+Toute la soirée, on parla de lui. Madeleine disait que c’était un bel
+homme, et sœur Marie-Aimée trouva qu’il avait la voix jeune, mais qu’il
+prononçait les mots comme un vieillard. Elle dit aussi qu’il avait la
+démarche jeune et distinguée.</p>
+
+<p>Quand il vint nous faire visite deux ou trois jours après, je vis qu’il
+avait des cheveux blancs qui bouclaient au-dessus de son cou, et que
+ses yeux et ses sourcils étaient très noirs.</p>
+
+<p>Il demanda à voir celles qui se préparaient au catéchisme, et voulut
+savoir le nom de <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> chacune. Sœur Marie-Aimée répondit pour moi. Elle
+dit en mettant sa main sur ma tête:</p>
+
+<p>—Celle-ci, c’est notre Marie-Claire.</p>
+
+<p>Ismérie s’approcha à son tour. Il la regarda avec une grande curiosité,
+la fit tourner le dos et marcher devant lui; il compara sa taille à
+celle d’un bébé de trois ans, et comme il demandait à sœur Marie-Aimée
+si elle était intelligente, Ismérie se retourna brusquement en disant
+qu’elle était moins bête que les autres.</p>
+
+<p>Il se mit à rire, et je vis que ses dents étaient très blanches. Quand
+il parlait, il faisait un mouvement en avant, comme s’il voulait
+rattraper ses mots, qui semblaient lui échapper malgré lui.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée le reconduisit jusqu’à la porte de la grande cour. Les
+autres fois, elle n’accompagnait les visiteurs que jusqu’à la porte de
+la salle.</p>
+
+<p>Elle reprit sa place sur son estrade et au bout d’un moment, elle dit,
+sans regarder personne:</p>
+
+<p>—C’est un homme vraiment très distingué.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_47">47</span></p>
+
+<p>Notre nouveau curé habitait dans une petite maisonnette, tout près
+de la chapelle. Le soir, il se promenait dans les allées plantées de
+tilleuls. Il passait très près du carré de pelouse où nous jouions, et
+il saluait, en se courbant très bas, sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Tous les jeudis après-midi, il venait nous rendre visite: il s’asseyait
+en s’appuyant au dossier de sa chaise, et, après avoir croisé les
+jambes l’une sur l’autre, il nous racontait des histoires. Il était
+très gai, et sœur Marie-Aimée disait qu’il riait de bon cœur.</p>
+
+<p>Il arrivait parfois que sœur Marie-Aimée était souffrante; alors, il
+montait lui faire visite dans sa chambre.</p>
+
+<p>On voyait passer Madeleine avec une théière et deux tasses; elle était
+rouge et empressée.</p>
+
+<p>Quand l’été fut fini, M. le curé vint nous voir le soir après dîner; il
+passait la veillée avec nous.</p>
+
+<p>A neuf heures sonnant, il nous quittait; et sœur Marie-Aimée
+l’accompagnait toujours dans le couloir jusqu’à la grande porte.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_48">48</span></p>
+</div>
+
+<p>Il y avait déjà un an qu’il était avec nous, et je n’avais pu encore
+m’habituer à me confesser à lui. Souvent, il me regardait avec un rire
+qui me faisait croire qu’il se souvenait de mes péchés.</p>
+
+<p>Nous allions à confesse à jours fixes: chacune passait à son tour;
+quand il n’en restait plus qu’une ou deux avant moi, je commençais à
+trembler.</p>
+
+<p>Mon cœur battait à toute volée, et j’avais des crampes d’estomac qui me
+coupaient la respiration.</p>
+
+<p>Puis, mon tour arrivé, je me levais, les jambes tremblantes, la tête
+bourdonnante et les joues froides. Je tombais sur les genoux dans le
+confessionnal, et tout aussitôt la voix marmottante et comme lointaine
+de M. le <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> curé me rendait un peu de confiance. Mais il fallait
+toujours qu’il m’aidât à me rappeler mes péchés: sans cela, j’en aurais
+oublié la moitié.</p>
+
+<p>A la fin de la confession, il me demandait toujours mon nom. J’aurais
+bien voulu en dire un autre, mais en même temps que j’y pensais, le
+mien sortait précipitamment de ma bouche.</p>
+
+<p>Le moment de la première communion approchait; elle devait avoir lieu
+au mois de mai, et on commençait déjà les préparatifs.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée composait des cantiques nouveaux; elle avait fait
+aussi une sorte de cantique à la louange de M. le curé.</p>
+
+<p>Quinze jours avant la cérémonie, on nous sépara des autres. Nous
+passions tout notre temps en prières.</p>
+
+<p>Madeleine devait surveiller notre recueillement; mais il lui arriva
+plus d’une fois de le troubler, en se disputant avec l’une ou l’autre.</p>
+
+<p>Ma camarade s’appelait Sophie.</p>
+
+<p>Elle n’était pas bruyante, et nous nous éloignions toujours des
+disputes. Nous causions <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> de choses graves. Je lui avouai mon
+aversion pour la confession, et combien j’avais peur de faire une
+mauvaise communion.</p>
+
+<p>Elle était très pieuse, et elle ne comprenait rien à mes appréhensions.
+Elle trouvait que je manquais de piété, et elle avait remarqué que je
+m’endormais pendant la prière.</p>
+
+<p>Elle m’avoua à son tour qu’elle avait grand’peur de la mort; elle en
+parlait d’un air craintif, en baissant la voix.</p>
+
+<p>Ses yeux étaient presque verts, et ses cheveux si beaux que sœur
+Marie-Aimée n’avait jamais voulu les lui couper, comme aux autres
+petites filles.</p>
+
+<p>Enfin, le grand jour arriva.</p>
+
+<p>Ma confession générale n’avait pas été trop pénible: cela m’avait donné
+à peu près la même impression qu’un bon bain. Je me sentais très propre.</p>
+
+<p>Cependant, je tremblais si fort en recevant l’hostie, que mes dents en
+gardèrent une partie. J’eus un éblouissement, et il me sembla qu’un
+rideau noir descendait devant moi. Je crus reconnaître la voix de sœur
+Marie-Aimée, qui demandait:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_51">51</span></p>
+
+<p>—Es-tu malade?</p>
+
+<p>J’eus conscience qu’elle m’accompagnait jusqu’à mon prie-Dieu, qu’elle
+me mettait mon cierge dans la main, en disant:</p>
+
+<p>—Tiens-le bien.</p>
+
+<p>J’avais la gorge si serrée qu’il m’était impossible d’avaler, et je
+sentis qu’un liquide me coulait de la bouche.</p>
+
+<p>Alors, une peur folle monta en moi, car Madeleine nous avait bien
+averties, que s’il nous arrivait de mordre l’hostie, le sang de Jésus
+coulerait de notre bouche sans que rien pût l’arrêter.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée m’essuyait le visage, et disait tout bas:</p>
+
+<p>—Fais donc attention, voyons; es-tu malade?</p>
+
+<p>Ma gorge se desserra, et j’avalai brusquement l’hostie avec un flot de
+salive.</p>
+
+<p>J’osai alors regarder le sang qui était sur ma robe, mais je ne vis
+qu’une petite tache pareille à celle qu’aurait pu faire une goutte
+d’eau.</p>
+
+<p>Je portai mon mouchoir à mes lèvres et j’essuyai ma langue: il n’y
+avait pas non plus de sang sur mon mouchoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span></p>
+
+<p>Je n’étais pas très sûre de tout cela, mais comme on nous faisait lever
+pour chanter, j’essayai de chanter avec les autres.</p>
+
+<p>Quand M. le curé vint nous voir dans la journée, sœur Marie-Aimée lui
+dit que j’avais failli m’évanouir pendant la communion. Il me releva la
+tête, et après m’avoir bien regardée dans les yeux, il se mit à rire,
+et dit que j’étais une petite fille très sensible.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_53">53</span></p>
+</div>
+
+<p>Aussitôt que nous avions fait notre première communion, nous n’allions
+plus en classe. Bonne Justine nous apprenait à faire de la lingerie.
+Nous faisions des coiffes pour les paysannes. Ce n’était pas très
+difficile, et comme c’était quelque chose de nouveau, je travaillais
+avec ardeur.</p>
+
+<p>Bonne Justine déclara que je ferais une très bonne lingère. Sœur
+Marie-Aimée dit en m’embrassant:</p>
+
+<p>—Si seulement tu pouvais vaincre ta paresse!</p>
+
+<p>Mais quand j’eus fait plusieurs coiffes, et qu’il me fallut toujours
+recommencer, ma paresse reprit vite le dessus. Je m’ennuyais, et je ne
+pouvais me décider à travailler.</p>
+
+<p>Je serais restée des heures et des heures <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> sans bouger, à regarder
+travailler les autres.</p>
+
+<p>Marie Renaud cousait en silence; elle faisait des points si petits et
+si serrés, qu’il fallait avoir de bons yeux pour les voir.</p>
+
+<p>Ismérie cousait en chantonnant sans crainte des réprimandes.</p>
+
+<p>Les unes cousaient le dos courbé, le front plissé, avec des doigts
+mouillés qui faisaient crisser les aiguilles; d’autres cousaient
+lentement, avec soin, sans fatigue, sans ennui, en comptant les points
+tout bas.</p>
+
+<p>J’aurais bien voulu être comme celles-là! Je me grondais en moi-même,
+et pendant quelques minutes je les imitais.</p>
+
+<p>Mais le moindre bruit me dérangeait, et je restais à écouter ou
+regarder ce qui se passait autour de moi. Madeleine disait que j’avais
+toujours le nez en l’air.</p>
+
+<p>Je passais tout mon temps à imaginer des aiguilles qui auraient cousu
+toutes seules.</p>
+
+<p>Pendant longtemps, j’ai eu l’espoir qu’une gentille petite vieille,
+visible pour moi seulement, sortirait de la grande cheminée et
+viendrait coudre ma coiffe très vite.</p>
+
+<p>Je finis par devenir insensible aux reproches. <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> Sœur Marie-Aimée ne
+savait plus que faire pour m’encourager ou me punir.</p>
+
+<p>Un jour, elle décida que je ferais la lecture tout haut, deux fois par
+jour. Ce fut une grande joie pour moi; je trouvais que l’heure de la
+lecture n’arrivait jamais assez vite, et je fermais toujours le livre
+avec regret.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_56">56</span></p>
+</div>
+
+<p>Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisait chanter Colette, l’infirme.</p>
+
+<p>Elle chantait toujours les mêmes chansons, mais sa voix était si belle
+qu’on ne se lassait pas de l’entendre. Elle chantait simplement, sans
+quitter son ouvrage, en balançant seulement un peu la tête.</p>
+
+<p>Bonne Justine, qui savait l’histoire de chacune, racontait que Colette
+avait été apportée avec les deux jambes broyées, quand elle était
+encore toute petite.</p>
+
+<p>Maintenant, elle avait vingt ans: elle marchait péniblement avec deux
+cannes, et ne voulait pas se servir de béquilles, de peur d’avoir l’air
+d’une vieille.</p>
+
+<p>Pendant les récréations, je la voyais toujours seule sur un banc. Elle
+s’étirait sans <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> cesse en se renversant en arrière. Ses yeux noirs
+avaient la prunelle si large, qu’on ne voyait presque pas le blanc.</p>
+
+<p>Je me sentais attirée vers elle; j’aurais voulu être son amie. Elle
+paraissait très fière, et quand je lui rendais un petit service, elle
+avait une façon de me dire: «Merci, petite», qui me renvoyait tout de
+suite à mes douze ans.</p>
+
+<p>Madeleine prit un air mystérieux pour me dire qu’il était bien défendu
+de parler seule avec Colette; et quand je voulus savoir pourquoi, elle
+s’embrouilla dans une histoire longue et compliquée qui ne m’apprit
+rien du tout.</p>
+
+<p>Je m’adressai à Bonne Justine, qui fit les mêmes simagrées pour me dire
+qu’on disait beaucoup de mal de Colette, et qu’une petite fille comme
+moi ne devait pas s’approcher d’elle.</p>
+
+<p>Je ne pus jamais parvenir à comprendre pourquoi. A force de la
+regarder, je m’aperçus que chaque fois qu’une grande lui donnait le
+bras pour la promener un peu, il en venait tout de suite trois ou
+quatre qui causaient et riaient avec elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_58">58</span></p>
+
+<p>Je pensai qu’elle n’avait pas d’amie. Une grande pitié s’ajouta au
+sentiment qui m’attirait vers elle, et un jour que les grandes la
+délaissaient, je lui offris mon bras pour faire le tour de la pelouse.</p>
+
+<p>J’étais debout, devant elle, un peu intimidée. Je sentais qu’elle ne
+refuserait pas.</p>
+
+<p>Elle me fixa, puis elle dit:</p>
+
+<p>—Tu sais que c’est défendu?</p>
+
+<p>Je fis signe que oui.</p>
+
+<p>Elle eut un mouvement de la tête pour me fixer davantage.</p>
+
+<p>—Et tu n’as pas peur d’être punie?</p>
+
+<p>Je fis signe que non.</p>
+
+<p>J’avais une grande envie de pleurer qui me serrait la gorge. Je l’aidai
+à se lever. Elle s’appuyait d’une main sur une canne, et malgré cela,
+elle pesait sur moi de tout son poids.</p>
+
+<p>Je compris combien la marche lui était pénible; elle ne me dit pas un
+mot pendant la promenade, et, quand je l’eus ramenée à son banc, elle
+dit en me regardant:</p>
+
+<p>—Merci, Marie-Claire.</p>
+
+<p>En me voyant avec Colette, Bonne Justine <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> avait levé les bras au
+ciel, et fait le signe de la croix.</p>
+
+<p>A l’autre bout de la pelouse, Madeleine braillait en me montrant le
+poing.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_60">60</span></p>
+</div>
+
+<p>Le soir, je vis bien que sœur Marie-Aimée savait ce que j’avais fait,
+mais elle ne m’en fit aucun reproche.</p>
+
+<p>Pendant la récréation suivante, elle m’attira sur son petit banc,
+elle prit ma tête dans ses deux mains, et se pencha sur moi. Elle ne
+me disait rien, mais ses yeux plongeaient dans tout mon visage: il me
+semblait que j’étais enveloppée dans ses yeux. J’en ressentais comme
+une chaleur, et j’y étais à mon aise. Elle m’embrassa longuement au
+front, puis elle me sourit et dit:</p>
+
+<p>—Va, tu es mon beau lis blanc.</p>
+
+<p>Je la trouvai si belle avec ses yeux qui avaient des rayons de
+plusieurs couleurs que je lui dis:</p>
+
+<p>—Vous aussi, ma Mère, vous êtes une belle fleur.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_61">61</span></p>
+
+<p>Elle prit un ton dégagé pour me dire:</p>
+
+<p>—Oui, mais je ne compte plus dans les lis.</p>
+
+<p>Puis elle me demanda brusquement:</p>
+
+<p>—Tu n’aimes donc plus Ismérie?</p>
+
+<p>—Si, ma Mère.</p>
+
+<p>—Ah! eh bien, et Colette?</p>
+
+<p>—Je l’aime bien aussi.</p>
+
+<p>Elle me repoussa:</p>
+
+<p>—Oh! toi, tu aimes tout le monde!</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_62">62</span></p>
+</div>
+
+<p>Presque chaque jour, j’offrais mon bras à Colette.</p>
+
+<p>Elle me parlait seulement pour faire quelques remarques sur l’une ou
+l’autre.</p>
+
+<p>Quand je m’asseyais près d’elle, elle me regardait curieusement: elle
+trouvait que j’avais une drôle de figure.</p>
+
+<p>Un jour, elle me demanda si je la trouvais jolie. Aussitôt, je me
+rappelai que sœur Marie-Aimée disait qu’elle était noire comme une
+taupe.</p>
+
+<p>Je vis pourtant qu’elle avait un grand front, de grands yeux, et le
+reste du visage tout mince. En la regardant, je ne sais pourquoi je
+pensais à un puits profond et noir qui aurait été plein d’eau chaude.</p>
+
+<p>Non, je ne la trouvais pas jolie! Mais je n’osai <span class="pagenum" id="Page_63">63</span> pas le lui dire,
+parce qu’elle était infirme, et je répondis qu’elle serait bien plus
+jolie si elle avait la peau blanche.</p>
+
+<p>Petit à petit, je devenais son amie.</p>
+
+<p>Elle me confia qu’elle espérait s’en aller pour se marier, comme la
+grande Nina, qui venait nous voir le dimanche, avec son enfant.</p>
+
+<p>Elle me tapait sur le bras en me disant:</p>
+
+<p>—Vois-tu, moi, il faut que je me marie.</p>
+
+<p>Elle s’étirait longuement, en tendant tout son corps en avant.</p>
+
+<p>Il y avait des jours où elle pleurait avec un chagrin si profond que je
+ne trouvais rien à lui dire.</p>
+
+<p>Elle regardait ses jambes toutes tortillées, et c’était comme un
+gémissement quand elle disait:</p>
+
+<p>—Il faudrait un miracle pour que je puisse sortir d’ici.</p>
+
+<p>Il me vint tout d’un coup l’idée que la Vierge pourrait faire le
+miracle.</p>
+
+<p>Colette trouva la chose toute simple.</p>
+
+<p>Elle était tout étonnée de n’y avoir pas encore songé: il était si
+juste qu’elle eût des jambes comme les autres!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_64">64</span></p>
+
+<p>Elle voulut s’en occuper tout de suite.</p>
+
+<p>Elle m’expliqua qu’il fallait être plusieurs jeunes filles pour faire
+la neuvaine; que nous irions nous purifier par la communion; et que
+pendant neuf jours nous ne cesserions pas de prier afin d’obtenir la
+grâce.</p>
+
+<p>Il fallait que cela fût dans le plus grand secret.</p>
+
+<p>Il fut convenu que ma camarade Sophie serait des nôtres, à cause de sa
+grande piété. Colette se chargeait d’en parler à quelques grandes qui
+avaient bon cœur.</p>
+
+<p>Deux jours après, tout fut réglé.</p>
+
+<p>Colette devait jeûner et faire pénitence pendant les neuf jours. Le
+dixième, qui serait un dimanche, elle irait communier comme d’habitude,
+en se servant de sa canne, et du bras de l’une de nous; puis, l’hostie
+dans son cœur, elle ferait le vœu d’élever ses enfants dans l’amour de
+la Vierge; après cela, elle se lèverait toute droite et entonnerait de
+sa voix magnifique le <i>Te Deum</i>, que nous reprendrions en chœur.</p>
+
+<p>Pendant les neuf jours, je priai avec une ferveur que je n’avais jamais
+connue. Les <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> prières ordinaires me semblaient fades. Je récitais
+les litanies de la Vierge; je cherchais les plus belles louanges, et
+les répétais sans me lasser!</p>
+
+<p>—Étoile du matin, guérissez Colette.</p>
+
+<p>La première fois, je restai si longtemps à genoux que sœur Marie-Aimée
+vint me gronder.</p>
+
+<p>Personne ne remarqua les petits signes que nous échangions, et la
+neuvaine se termina dans le plus grand secret.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_66">66</span></p>
+</div>
+
+<p>Colette était bien pâle, quand elle vint à la messe: ses joues étaient
+encore plus minces; elle se tenait les yeux baissés, et ses paupières
+étaient toutes violettes.</p>
+
+<p>Je pensai que c’était la fin de son martyre, et une joie profonde me
+soulevait.</p>
+
+<p>Tout près de moi, une Vierge vêtue d’une grande robe blanche souriait
+en me regardant, et dans un élan de toute ma foi, ma pensée lui cria:</p>
+
+<p>—Miroir de Justice, guérissez Colette!</p>
+
+<p>Et, les tempes serrées par la volonté de ne pas distraire ma pensée, je
+répétais:</p>
+
+<p>—Miroir de Justice, guérissez Colette!</p>
+
+<p>Maintenant, Colette s’en allait communier. Sa canne faisait un petit
+bruit sec sur les dalles.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p>
+
+<p>Quand elle se fut agenouillée, celle qui l’avait accompagnée revint
+avec la canne, tant elle était sûre qu’elle serait inutile.</p>
+
+<p>Ce fut lamentable.</p>
+
+<p>Colette essaya de se mettre debout, et retomba sur les genoux. Sa main
+tâtonna pour prendre sa canne, et, ne la trouvant pas, elle fit un
+nouveau mouvement pour se lever.</p>
+
+<p>Elle se cramponna à la Sainte Table, et s’accrocha au bras d’une sœur
+qui communiait près d’elle; puis, ses épaules balancèrent, et elle
+s’écroula en entraînant la sœur.</p>
+
+<p>Deux des nôtres se précipitèrent, et traînèrent la pauvre Colette
+jusqu’à son banc.</p>
+
+<p>Pourtant, j’espérais encore, et, jusqu’à la fin de la messe, j’attendis
+le <i>Te Deum</i>.</p>
+
+<p>Aussitôt que cela me fut possible, je rejoignis Colette.</p>
+
+<p>Elle était entourée des grandes, qui essayaient de la consoler en lui
+conseillant de se donner à Dieu pour toujours. Elle pleurait doucement,
+sans secousses, la tête un peu penchée, et ses larmes tombaient sur ses
+mains, qu’elle tenait croisées l’une sur l’autre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span></p>
+
+<p>Je m’agenouillai devant elle, et, quand elle me regarda, je lui dis:</p>
+
+<p>—Peut-être qu’on peut se marier malgré qu’on est infirme.</p>
+
+<p>L’histoire de Colette fut bientôt connue de toute la maison; il y eut
+une tristesse générale qui empêcha les jeux d’être bruyants. Ismérie
+croyait m’apprendre une grande nouvelle en me racontant la chose.</p>
+
+<p>Ma camarade Sophie me dit qu’il fallait se soumettre aux volontés de la
+Vierge, parce qu’elle savait mieux que nous ce qui convenait au bonheur
+de Colette.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_69">69</span></p>
+</div>
+
+<p>J’aurais bien voulu savoir si sœur Marie-Aimée avait été avertie. Je ne
+la vis que dans l’après-midi, à l’heure de la promenade. Elle n’avait
+pas l’air triste; on aurait plutôt dit qu’elle était contente; jamais
+elle ne m’avait paru aussi jolie. Tout son visage resplendissait.</p>
+
+<p>Pendant la promenade, je remarquai qu’elle marchait comme si quelque
+chose l’eût soulevée. Je ne me rappelais pas l’avoir jamais vue marcher
+comme cela. Son voile s’envolait un peu aux épaules, et sa guimpe ne
+cachait pas complètement son cou.</p>
+
+<p>Elle ne faisait aucune attention à nous; elle ne regardait rien, et
+on eût dit qu’elle voyait quelque chose. Par instants, elle souriait,
+comme si quelqu’un lui eût parlé intérieurement.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_70">70</span></p>
+
+<p>Le soir, après dîner, je la retrouvai assise sur un vieux banc qui
+touchait à un gros tilleul. M. le curé était assis près d’elle, le dos
+appuyé contre l’arbre.</p>
+
+<p>Ils avaient l’air grave.</p>
+
+<p>Je croyais qu’ils parlaient de Colette, et je m’arrêtai à quelques pas
+d’eux.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée disait, comme si elle répondait à une question:</p>
+
+<p>—Oui, à quinze ans.</p>
+
+<p>Monsieur le curé dit:</p>
+
+<p>—A quinze ans, on n’a pas la vocation.</p>
+
+<p>Je n’entendis pas ce que répondit sœur Marie-Aimée, mais M. le curé
+reprit:</p>
+
+<p>—A quinze ans, on a toutes les vocations: il suffit d’un geste
+affectueux ou indifférent, pour vous éloigner ou vous encourager dans
+une voie.</p>
+
+<p>Il fit une pause, et dit plus bas:</p>
+
+<p>—Vos parents ont été bien coupables.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée répondit:</p>
+
+<p>—Je ne regrette rien.</p>
+
+<p>Ils restèrent longtemps sans parler; puis sœur Marie-Aimée leva le
+doigt comme pour une recommandation et dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_71">71</span></p>
+
+<p>—En tout lieu, malgré tout, et toujours.</p>
+
+<p>Monsieur le curé étendit un peu la main en riant, et il dit aussi:</p>
+
+<p>—En tout lieu, malgré tout, et toujours.</p>
+
+<p>La cloche du coucher sonna tout à coup, et M. le curé disparut dans les
+allées de tilleuls.</p>
+
+<p>Pendant longtemps, je me répétai les mots que j’avais entendus; mais
+jamais je ne pus les associer à l’histoire de Colette.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_72">72</span></p>
+</div>
+
+<p>Colette ne comptait plus sur un miracle pour s’en aller; et pourtant,
+elle ne pouvait se résigner à rester dans cette maison.</p>
+
+<p>Quand elle vit partir une à une toutes celles qui avaient son âge,
+elle commença de se révolter. Elle ne voulut plus aller à confesse, ni
+communier; elle allait à la messe, parce qu’elle chantait et aimait la
+musique.</p>
+
+<p>Je restais souvent près d’elle pour la consoler.</p>
+
+<p>Elle m’expliquait que le mariage, c’était l’amour.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_73">73</span></p>
+</div>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée, qui était souffrante depuis quelque temps, tomba tout
+à fait malade.</p>
+
+<p>Madeleine la soignait avec dévouement et nous dirigeait à tort et à
+travers. Elle s’acharnait particulièrement sur moi; et quand elle me
+voyait lasse de coudre, elle disait en essayant de prendre un air
+hautain:</p>
+
+<p>—Puisque Mademoiselle n’aime pas la couture, elle n’a qu’à prendre le
+balai.</p>
+
+<p>Elle s’avisa un dimanche de me faire nettoyer les escaliers, pendant
+l’heure de la messe. Nous étions en janvier; un froid humide, venant
+des couloirs, montait les marches et pénétrait sous ma robe.</p>
+
+<p>Je balayais de toutes mes forces, pour me réchauffer.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_74">74</span></p>
+
+<p>Les sons de l’harmonium venaient de la chapelle jusqu’à moi; par
+instants je reconnaissais les notes aigres et perçantes de Madeleine,
+et les éclats saccadés de M. le curé.</p>
+
+<p>Je suivais la messe d’après les chants. La voix de Colette monta tout
+à coup; elle était forte et pure; elle s’élargit, couvrit les sons de
+l’harmonium, domina tout, puis elle s’envola par-dessus les tilleuls,
+par-dessus les maisons, plus haut que le clocher.</p>
+
+<p>J’en ressentis un grand frisson, et quand la voix redescendit un peu
+tremblante, quand elle fut rentrée dans l’église et étouffée par les
+sons de l’harmonium, je me mis à pleurer avec des hoquets, comme une
+toute petite fille. Puis la voix pointue de Madeleine perça de nouveau,
+et je balayais à grands coups, comme si mon balai devait effacer cette
+voix qui m’était si désagréable.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_75">75</span></p>
+</div>
+
+<p>Ce jour-là, sœur Marie-Aimée me fit appeler près d’elle. Il y avait
+bien deux mois qu’elle n’était pas sortie de sa chambre. Elle
+commençait d’aller mieux, mais je remarquai que ses yeux ne brillaient
+plus du tout. Ils me faisaient penser à un arc-en-ciel presque fondu.</p>
+
+<p>Elle me fit raconter les petites histoires drôles qui s’étaient
+passées; elle voulait sourire en m’écoutant, mais sa bouche ne se
+relevait que d’un seul côté. Elle me demanda aussi si je l’avais
+entendue crier.</p>
+
+<p>Oh! oui, je l’avais entendue; c’était pendant sa maladie. Elle avait
+poussé des cris si épouvantables au milieu de la nuit, que tout
+le dortoir en avait été réveillé. Madeleine allait et venait. On
+l’entendait remuer de <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> l’eau; et comme je lui demandais ce qu’avait
+sœur Marie-Aimée, elle m’avait répondu tout en courant:</p>
+
+<p>—Des douleurs.</p>
+
+<p>J’avais aussitôt pensé que Bonne Justine avait aussi des douleurs; mais
+jamais elle n’avait crié comme cela, et j’imaginais les jambes de sœur
+Marie-Aimée trois fois plus enflées que celles de Bonne Justine.</p>
+
+<p>Les cris étaient devenus de plus en plus forts. Il y en avait eu un si
+terrible, qu’il semblait lui sortir des entrailles. Ensuite on avait
+entendu quelques plaintes. Puis, plus rien.</p>
+
+<p>Au bout d’un moment, Madeleine était venue parler à Marie Renaud.
+Aussitôt Marie Renaud avait mis sa robe, et je l’avais entendue
+descendre.</p>
+
+<p>Un instant après, elle était revenue avec M. le curé. Il était entré
+précipitamment dans la chambre de sœur Marie-Aimée et Madeleine avait
+vite refermé la porte sur lui.</p>
+
+<p>Il n’était pas resté longtemps; mais il s’en était retourné bien moins
+vite qu’il n’était venu. Il marchait en baissant la tête, et sa main
+droite ramenait un pan de son manteau <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> sur son bras gauche, comme
+s’il voulait préserver une chose précieuse.</p>
+
+<p>Je pensai qu’il remportait les Saintes Huiles, et je n’osai pas lui
+demander si sœur Marie-Aimée était morte.</p>
+
+<p>Je n’avais pas oublié non plus le coup de poing que j’avais reçu
+de Madeleine, lorsque je m’étais accrochée à sa jupe. Elle m’avait
+renversée, en disant très bas et très vite:</p>
+
+<p>—Elle va mieux.</p>
+
+<p>Le jour où sœur Marie-Aimée fut guérie, Madeleine perdit son arrogance,
+et tout rentra dans l’ordre.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_78">78</span></p>
+</div>
+
+<p>J’avais toujours la même répugnance pour la couture, et sœur
+Marie-Aimée commençait à s’en inquiéter.</p>
+
+<p>Elle en parla devant moi à la sœur de M. le curé. C’était une vieille
+demoiselle qui avait une longue figure, et de grands yeux fanés. Elle
+s’appelait M<sup>lle</sup> Maximilienne.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée disait combien elle était inquiète de mon avenir; elle
+trouvait que j’apprenais les choses avec une grande facilité, mais
+qu’aucun travail de couture ne m’intéressait.</p>
+
+<p>Elle avait remarqué depuis longtemps que j’aimais l’étude. Alors, elle
+s’était informée s’il ne me restait pas quelques parents éloignés, qui
+auraient pu se charger de moi; mais il ne me restait qu’une vieille
+parente, <span class="pagenum" id="Page_79">79</span> qui avait déjà adopté ma sœur, et refusait de s’occuper
+de moi.</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Maximilienne offrit de me prendre dans son magasin de modes,
+M. le curé trouva que c’était une très bonne idée; il ajouta qu’il
+se ferait même un plaisir de venir deux fois par semaine afin de
+m’instruire un peu. Sœur Marie-Aimée paraissait vraiment heureuse; elle
+ne savait comment exprimer sa reconnaissance.</p>
+
+<p>Il fut convenu que j’entrerais chez M<sup>lle</sup> Maximilienne aussitôt que
+M. le curé serait de retour d’un voyage qu’il devait faire à Rome. Sœur
+Marie-Aimée allait s’occuper de mon trousseau, et M<sup>lle</sup> Maximilienne
+irait trouver la supérieure pour obtenir la permission.</p>
+
+<p>L’idée que la supérieure allait s’occuper de moi me causa un véritable
+malaise. Je ne pouvais m’empêcher de penser au mauvais regard qu’elle
+lançait de notre côté, quand elle passait près du vieux banc où venait
+s’asseoir M. le curé.</p>
+
+<p>Aussi, j’attendais avec impatience la réponse qu’elle donnerait à
+M<sup>lle</sup> Maximilienne.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span></p>
+
+<p>M. le curé était parti depuis une semaine, et sœur Marie-Aimée
+m’entretenait chaque jour de mon nouvel emploi. Elle me disait combien
+elle serait contente de me voir le dimanche. Elle me faisait mille
+recommandations, et me donnait toutes sortes de conseils au sujet de ma
+santé.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_81">81</span></p>
+</div>
+
+<p>Un matin, la supérieure me fit demander.</p>
+
+<p>En entrant chez elle, je vis qu’elle était assise dans un grand
+fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j’avais entendu raconter
+sur elle me revinrent à la mémoire; et à la voir, toute noire au milieu
+de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait
+poussé dans un souterrain.</p>
+
+<p>Elle abaissa et releva plusieurs fois les paupières. Elle avait un
+sourire qui ressemblait à une insulte. Je sentis que je rougissais très
+fort et malgré cela je ne détournai pas les yeux.</p>
+
+<p>Elle eut un petit ricanement, et dit:</p>
+
+<p>—Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler?</p>
+
+<p>Je répondis que je pensais que c’était pour me parler de Mlle
+Maximilienne.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span></p>
+
+<p>Elle ricana encore.</p>
+
+<p>—Ah oui, Mlle Maximilienne; eh bien! détrompez-vous. Nous avons décidé
+de vous placer dans une ferme de la Sologne.</p>
+
+<p>Elle ferma ses yeux à demi pour me dire:</p>
+
+<p>—Vous serez bergère, mademoiselle!</p>
+
+<p>Elle ajouta, en appuyant sur les mots:</p>
+
+<p>—Vous garderez les moutons.</p>
+
+<p>Je dis simplement:</p>
+
+<p>—Bien, ma Mère.</p>
+
+<p>Elle remonta des profondeurs de son fauteuil, et demanda:</p>
+
+<p>—Vous savez ce que c’est que garder les moutons?</p>
+
+<p>Je répondis que j’avais vu des bergères dans les champs.</p>
+
+<p>Elle avança vers moi sa figure jaune, et reprit:</p>
+
+<p>—Il vous faudra nettoyer les étables. Cela sent très mauvais; et les
+bergères sont des filles malpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de
+la ferme, on vous apprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs.</p>
+
+<p>Elle parlait très fort, comme si elle craignait de n’être pas comprise.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_83">83</span></p>
+
+<p>Je répondis comme tout à l’heure:</p>
+
+<p>—Bien, ma Mère.</p>
+
+<p>Elle se haussa sur les bras de son fauteuil; et, en me fixant de ses
+yeux luisants, elle dit encore:</p>
+
+<p>—Vous n’êtes donc pas fière?</p>
+
+<p>Je souris d’un air indifférent.</p>
+
+<p>—Non, ma Mère.</p>
+
+<p>Elle parut profondément étonnée; mais, comme je continuais de sourire
+avec indifférence, sa voix devint moins dure pour me dire:</p>
+
+<p>—Vraiment, mon enfant? J’avais toujours cru que vous étiez
+orgueilleuse.</p>
+
+<p>Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha ses yeux sous ses paupières,
+et se mit à parler d’une voix monotone, comme quand elle récitait les
+prières. Elle disait: qu’on devait obéir à ses maîtres, ne jamais
+manquer à ses devoirs de religion, et que la fermière viendrait me
+chercher la veille du jour de la Saint-Jean.</p>
+
+<p>Je sortis de chez elle avec des sentiments que je n’aurais pu exprimer.
+Mais ce qui dominait en moi, c’était la crainte de faire de la <span class="pagenum" id="Page_84">84</span>
+peine à sœur Marie-Aimée. Comment lui dire cela?</p>
+
+<p>Je n’eus guère le temps de la réflexion. Elle m’attendait à l’entrée de
+notre couloir; elle me saisit aux épaules, et en baissant son visage
+vers le mien, elle dit:</p>
+
+<p>—Eh bien?</p>
+
+<p>Elle avait un regard inquiet qui commandait la réponse. Je dis tout de
+suite:</p>
+
+<p>—Elle ne veut pas, et je serai bergère.</p>
+
+<p>Elle ne comprit pas. Elle fronça les sourcils.</p>
+
+<p>—Comment cela, bergère?</p>
+
+<p>Je repris très vite:</p>
+
+<p>—Elle m’a trouvé une place dans une ferme, et puis je trairai les
+vaches et je soignerai les porcs.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment que je me cognai au mur.</p>
+
+<p>Elle s’élança vers la porte; je crus qu’elle courait chez la
+supérieure, mais elle ne fit que quelques pas dehors; elle rentra,
+et se mit à marcher à grands pas dans le couloir. Elle serrait les
+poings et frappait du pied; elle tournait sur elle-même et respirait
+fortement. <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> Puis elle s’adossa contre le mur, laissa tomber ses
+bras comme si elle était accablée, et, d’une voix qui semblait venir de
+loin, elle dit:</p>
+
+<p>—Elle se venge, ah oui, elle se venge!</p>
+
+<p>Elle revint vers moi, me prit affectueusement les mains et demanda:</p>
+
+<p>—Tu ne lui as donc pas dit que tu ne voulais pas? Tu ne l’as donc pas
+suppliée de te laisser aller chez Mlle Maximilienne?</p>
+
+<p>Je secouai la tête pour dire non; et je répétai tout à la file et avec
+les mêmes mots tout ce que m’avait dit la supérieure.</p>
+
+<p>Elle m’écouta sans m’interrompre. Puis elle me recommanda le silence
+auprès de mes compagnes. Elle pensait que cela s’arrangerait aussitôt
+que M. le curé serait de retour.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_86">86</span></p>
+</div>
+
+<p>Le dimanche suivant, comme nous prenions nos rangs pour la messe,
+Madeleine entra comme une folle dans la salle; elle leva les bras en
+criant:</p>
+
+<p>—Monsieur le curé est mort.</p>
+
+<p>Et elle s’abattit en travers de la table qui était auprès d’elle.</p>
+
+<p>Tous les bruits s’arrêtèrent, on courut à Madeleine qui poussait des
+cris aigus. On voulait tout savoir. Mais elle se berçait sur la table
+en disant d’une voix désolée:</p>
+
+<p>—Il est mort, il est mort.</p>
+
+<p>Je ne pensais à rien; je ne savais pas si j’avais de la peine, et,
+pendant tout le temps de la messe, la voix de Madeleine sonna comme une
+cloche à mes oreilles.</p>
+
+<p>Il ne fut pas question de promenade ce <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> jour-là; les plus petites
+même restèrent silencieuses. Je me mis à la recherche de sœur
+Marie-Aimée. Elle n’avait pas assisté aux offices, et je savais par
+Marie Renaud qu’elle n’était pas malade.</p>
+
+<p>Je la trouvai dans le réfectoire. Elle était assise sur son estrade, sa
+tête était appuyée de côté sur la table, et ses bras pendaient le long
+de sa chaise.</p>
+
+<p>J’allai m’asseoir assez loin d’elle; et d’entendre sa plainte si
+profonde, je me mis à sangloter aussi, en cachant ma figure dans mes
+mains. Mais cela ne dura pas longtemps, et je sentis bien que je
+n’avais pas de chagrin. Je fis même des efforts pour pleurer, mais il
+me fut impossible de continuer à verser une seule larme. J’avais un peu
+honte de moi parce que je croyais qu’on devait pleurer quand quelqu’un
+mourait; et je n’osais pas découvrir mon visage dans la crainte que
+sœur Marie-Aimée crût que j’avais mauvais cœur.</p>
+
+<p>Maintenant, je l’écoutais pleurer. Ses longues plaintes me rappelaient
+le vent d’hiver dans la grande cheminée. Cela montait et <span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
+descendait comme si elle eût voulu composer une sorte de chant; puis
+cela se heurtait, se cassait, et finissait en notes basses et tremblées.</p>
+
+<p>Un peu avant l’heure du dîner, Madeleine entra dans le réfectoire. Elle
+emmena sœur Marie-Aimée en la soutenant avec précaution.</p>
+
+<p>Dans la soirée, elle nous raconta que M. le curé était mort à Rome, et
+qu’on allait le ramener pour le mettre dans son caveau de famille.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_89">89</span></p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain, sœur Marie-Aimée s’occupa de nous comme d’habitude. Elle
+ne pleurait plus, mais elle ne souffrait pas qu’on lui parlât; elle
+marchait en regardant la terre et paraissait m’avoir oubliée.</p>
+
+<p>Cependant, je n’avais plus qu’un jour à rester ici. D’après ce que
+m’avait dit la supérieure, la fermière viendrait me chercher demain,
+puisque c’était après-demain le jour de la Saint-Jean.</p>
+
+<p>Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœur Marie-Aimée eut dit:
+«Seigneur, prenez en pitié les exilés, et secourez les prisonniers»,
+elle ajouta à voix très haute:</p>
+
+<p>—Nous allons dire une prière pour une de vos compagnes qui s’en va
+dans le monde.</p>
+
+<p>Je compris tout de suite qu’il s’agissait de <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> moi, et je me trouvai
+aussi à plaindre que les exilés et les prisonniers.</p>
+
+<p>Il me fut impossible de m’endormir ce soir-là. Je savais que je
+partirais demain; mais je ne savais pas ce que c’était que la Sologne.
+J’imaginais un pays très éloigné où il n’y avait que des plaines toutes
+fleuries. Je me voyais la gardienne d’un troupeau de beaux moutons
+blancs, et j’avais deux chiens à mes côtés qui n’attendaient qu’un
+signe pour faire ranger les bêtes. Je n’aurais pas osé le dire à sœur
+Marie-Aimée, mais en ce moment, je préférais être bergère plutôt que
+demoiselle de magasin.</p>
+
+<p>Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi, ramena ma pensée vers
+mes compagnes.</p>
+
+<p>La nuit était si claire que je voyais distinctement tous les lits.
+Je les suivais un à un, et je m’arrêtais un peu près de celles que
+j’aimais. Presque en face de moi je voyais les magnifiques cheveux de
+ma camarade Sophie: ils s’éparpillaient sur l’oreiller, et faisaient
+davantage de clarté sur son lit. Un peu plus loin, c’étaient les lits
+de Chemineau l’Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau <span class="pagenum" id="Page_91">91</span> la
+Bête. Chemineau l’Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, et
+des grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand on l’accusait
+d’une faute; elle haussait les épaules et regardait autour d’elle avec
+mépris.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée disait que sa conscience était aussi blanche que son
+front.</p>
+
+<p>Chemineau la Bête était de moitié plus haute que sa sœur; ses cheveux
+rudes rejoignaient presque ses sourcils; elle était carrée des épaules
+et large des hanches; nous l’appelions le chien de garde de sa sœur.</p>
+
+<p>Et tout là-bas, à l’autre bout du dortoir, il y avait Colette.</p>
+
+<p>Elle croyait toujours que j’allais chez Mlle Maximilienne. Elle
+était persuadée que je me marierais très jeune, et elle m’avait fait
+promettre de venir la chercher aussitôt que je serais mariée.</p>
+
+<p>Ma pensée tourna longtemps autour d’elle. Puis je regardai vers
+la fenêtre: les ombres des tilleuls s’allongeaient de mon côté.
+J’imaginais qu’ils venaient me dire adieu, et je leur souriais.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_92">92</span></p>
+
+<p>De l’autre côté des tilleuls, j’apercevais l’infirmerie; elle
+paraissait se reculer, et ses petites fenêtres me faisaient penser à
+des yeux malades.</p>
+
+<p>Là aussi, je m’arrêtais à cause de la sœur Agathe. Elle était si gaie
+et si bonne que les petites filles riaient toujours quand elle les
+grondait.</p>
+
+<p>C’était elle qui faisait les pansements.</p>
+
+<p>Quand on venait la trouver pour un bobo au doigt, elle nous recevait
+avec des mots drôles; et, selon qu’on était gourmande ou coquette, elle
+promettait un gâteau ou un ruban qu’elle désignait d’un vague signe de
+tête; et, pendant que le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le
+bobo se trouvait percé, lavé, et pansé.</p>
+
+<p>Je me souvenais d’une engelure que j’avais eue au pied, et qui ne
+voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathe m’avait dit d’un air grave:</p>
+
+<p>—Écoute, je vais t’y mettre quelque chose de divin, et si ton pied
+n’est pas guéri dans trois jours, on sera obligé de te le couper.</p>
+
+<p>Et pendant trois jours, j’avais évité de marcher <span class="pagenum" id="Page_93">93</span> pour ne pas
+déranger cette chose divine qui était sur mon pied. Je pensais à un
+bout de la vraie croix ou à un morceau du voile de la Vierge.</p>
+
+<p>Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je
+demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec
+un rire malicieux:</p>
+
+<p>—Bête, c’était de l’onguent Arthur Divain.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_94">94</span></p>
+</div>
+
+<p>La nuit était très avancée quand je m’endormis, et dès le matin
+j’attendis la fermière. J’aurais voulu qu’elle vînt, et j’avais peur de
+la voir venir.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée relevait brusquement la tête chaque fois que quelqu’un
+ouvrait la porte.</p>
+
+<p>Comme nous finissions de dîner, la portière vint demander si j’étais
+prête à partir.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée la renvoya en disant que je serais prête dans un
+instant.</p>
+
+<p>Elle se leva en me faisant signe de la suivre. Elle m’aida à
+m’habiller, me remit un petit paquet de linge, et dit tout à coup:</p>
+
+<p>—C’est demain qu’on le ramène, et tu ne seras plus là.</p>
+
+<p>Elle reprit en me regardant dans les yeux:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span></p>
+
+<p>—Jure-moi que tu diras tous les soirs un <i>De Profundis</i> pour lui.</p>
+
+<p>Je jurai.</p>
+
+<p>Alors, elle me serra avec violence sur sa poitrine, et elle se sauva
+vers sa chambre.</p>
+
+<p>Puis j’entendis qu’elle disait:</p>
+
+<p>—Oh! c’est trop, mon Dieu, c’est trop!</p>
+
+<p class="br">Je traversai la cour toute seule, et la fermière, qui m’attendait,
+m’emmena aussitôt.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_97">97</span></p>
+ <h2>DEUXIÈME PARTIE</h2>
+</div>
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_99">99</span></p>
+</div>
+
+<p>Je me trouvai bientôt installée au milieu de paniers vides dans une
+voiture couverte d’une bâche, et quand le cheval s’arrêta de lui-même
+dans la cour de la ferme, il y avait déjà longtemps qu’il faisait nuit.</p>
+
+<p>Le fermier sortit de la maison avec une lanterne qu’il balançait au
+bout de son bras et qui n’éclairait que ses sabots; il s’approcha de
+nous et m’aida à descendre de la voiture, puis il haussa sa lanterne
+jusqu’à ma figure et il dit en se reculant:</p>
+
+<p>—Quelle drôle de petite servante!</p>
+
+<p>La fermière me conduisit dans une chambre où il y avait deux lits. Elle
+me montra le mien et me dit que le lendemain je resterais seule avec le
+vacher, parce que tout le monde irait à la fête de la Saint-Jean.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span></p>
+
+<p>Dès que je fus levée, le lendemain, le vacher m’emmena dans les
+étables, pour l’aider à donner le fourrage aux bêtes; il me montra la
+bergerie et m’apprit que je serais bergère d’agneaux à la place de la
+vieille Bibiche. Il m’expliqua que chaque année on séparait les agneaux
+d’avec leur mère et qu’il fallait une deuxième bergère pour les garder.
+Il m’apprit aussi que la ferme s’appelait Villevieille, et que personne
+n’était malheureux ici parce que maître Sylvain et Pauline sa femme
+étaient de braves gens.</p>
+
+<p>Quand toutes les bêtes furent soignées, le vacher me fit asseoir près
+de lui dans l’allée des Châtaigniers. De là on voyait le tournant du
+chemin qui montait vers la route et tout l’intérieur de la ferme. Les
+bâtiments formaient un carré, et l’énorme fumier qui était au milieu
+dégageait une odeur chaude qui dominait l’odeur des foins à moitié
+séchés.</p>
+
+<p>Un grand silence s’étendait autour de la ferme, et de tous côtés on
+ne voyait que des sapins et des champs de blé. Il me semblait que je
+venais d’être transportée dans un pays perdu, et que je resterais
+toujours seule avec <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> le vacher et les bêtes que j’entendais remuer
+dans les étables. Il faisait très chaud, j’étais comme engourdie par
+une lourde envie de dormir; mais la peur de tout ce qui m’entourait
+m’empêchait de céder au sommeil. Des mouches de toutes couleurs
+tournaient autour de moi en ronflant. Le vacher tressait une corbeille
+de jonc, et les chiens dormaient tranquillement.</p>
+
+<p>Au coucher du soleil, la voiture qui ramenait les fermiers parut au
+détour du chemin. Il y avait cinq personnes dans la voiture, deux
+hommes et trois femmes. En passant devant moi la fermière me sourit et
+les autres se penchèrent pour me voir. Peu après la ferme s’emplit de
+bruit, et comme il était trop tard pour faire la soupe, tout le monde
+dîna d’un morceau de pain et d’un bol de lait.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_102">102</span></p>
+</div>
+
+<p>Dès le lendemain, la fermière me remit un manteau de grosse toile, et
+je suivis la vieille Bibiche pour apprendre à garder les agneaux.</p>
+
+<p>La vieille Bibiche et sa chienne Castille avaient une si grande
+ressemblance que je pensais toujours qu’elles étaient de la même
+famille. Elles paraissaient du même âge, et leurs yeux troubles étaient
+de la même couleur. Quand les agneaux s’écartaient du chemin, Bibiche
+disait: «Jappe, Castille, jappe.» Elle répétait cela très vite, comme
+un seul mot, et même quand Castille ne jappait pas, les agneaux se
+rangeaient, tant la voix de la vieille ressemblait à celle de sa
+chienne.</p>
+
+<p>Lorsqu’on commença la moisson, il me sembla que j’assistais à une
+chose pleine de mystère. Des hommes s’approchaient du blé et le <span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
+couchaient par terre à grands coups réguliers pendant que d’autres le
+relevaient en gerbes qui s’appuyaient les unes contre les autres...
+Les cris des moissonneurs semblaient parfois venir d’en haut, et je ne
+pouvais m’empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé
+dans les airs.</p>
+
+<p>Le repas du soir réunissait tout le monde. Chacun se plaçait à sa guise
+le long de la table, et la fermière remplissait les assiettes jusqu’au
+bord. Les jeunes mordaient à pleines dents dans leur pain, tandis que
+les vieux coupaient précieusement chaque bouchée. Tous mangeaient en
+silence, et le pain bis paraissait plus blanc dans leurs mains noires.</p>
+
+<p>A la fin du repas, les plus âgés parlaient des récoltes avec le
+fermier, pendant que les jeunes causaient et riaient avec Martine la
+grande bergère. C’était elle qui donnait le pain et versait le vin.
+Elle répondait en riant à toutes les plaisanteries, mais quand un
+garçon avançait la main vers elle, elle s’effaçait vivement et ne
+se laissait jamais saisir. Personne ne faisait attention à moi; je
+m’asseyais sur des bûches un peu à l’écart, et je regardais <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> les
+visages. Maître Sylvain avait de grands yeux noirs qui s’arrêtaient
+tranquillement sur chacun; il parlait sans élever la voix, en appuyant
+ses mains ouvertes sur la table. La fermière avait un visage sérieux et
+préoccupé; on eût dit qu’elle redoutait toujours un malheur, et c’est à
+peine si elle souriait quand les autres riaient aux éclats.</p>
+
+<p>La vieille Bibiche croyait toujours que je m’endormais. Elle venait me
+tirer par la manche pour m’emmener coucher. Son lit était à côté du
+mien; elle chuchotait sa prière en se déshabillant, et elle soufflait
+la lampe sans s’occuper de moi.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_105">105</span></p>
+</div>
+
+<p>Aussitôt après la moisson, elle me laissa aller seule au champ avec
+sa chienne. Castille s’ennuyait avec moi, elle me quittait à chaque
+instant pour retourner à la ferme près de sa vieille maîtresse.</p>
+
+<p>J’avais beaucoup de peine à rassembler mes agneaux, qui couraient de
+tous côtés. Je me comparais à sœur Marie-Aimée quand elle disait que
+son petit troupeau était difficile à gouverner; et cependant elle
+nous rassemblait d’un coup de cloche, ou elle obtenait le silence en
+grossissant un peu la voix; mais moi, j’avais beau grossir ma voix ou
+faire claquer mon fouet, les agneaux ne comprenaient pas, et j’étais
+obligée de courir comme un chien autour du troupeau.</p>
+
+<p>Un soir, il se trouva qu’il m’en manquait <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> deux. Chaque soir, je
+me mettais en travers de la porte pour n’en laisser entrer qu’un à la
+fois; ainsi je les comptais facilement.</p>
+
+<p>J’entrai dans la bergerie et j’essayai de les compter encore; ce
+n’était pas facile et je dus y renoncer, car j’en trouvais toujours
+plus qu’il n’en fallait.</p>
+
+<p>Je me persuadai que j’avais mal compté la première fois, et je n’en dis
+rien à personne. Le lendemain, je les comptai en les faisant sortir de
+la bergerie: il en manquait bien deux.</p>
+
+<p>J’étais très inquiète; toute la journée, je les cherchai dans les
+champs, et le soir, après m’être assurée qu’ils manquaient toujours,
+j’en avertis la fermière. On fit des recherches pendant plusieurs
+jours, mais les agneaux restèrent introuvables. Alors les fermiers me
+prirent à part l’un après l’autre. Ils voulaient me faire avouer que
+des hommes étaient venus prendre les agneaux, et ils m’assuraient que
+je ne serais pas grondée si je disais la vérité. J’avais beau affirmer
+que je ne savais pas ce qu’ils étaient devenus, je voyais bien qu’on ne
+me croyait pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p>
+
+<p>Maintenant, j’avais peur dans les champs, depuis que je savais que
+des hommes pouvaient se cacher pour prendre les moutons; je croyais
+toujours voir remuer quelqu’un derrière les buissons.</p>
+
+<p>J’appris très vite à les compter des yeux; et qu’ils fussent dispersés
+ou rapprochés les uns des autres, en une minute je savais si le compte
+y était.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_108">108</span></p>
+</div>
+
+<p>L’automne arriva et je m’ennuyais davantage. Je regrettais les caresses
+de sœur Marie-Aimée. J’avais une si grande envie de la voir qu’il
+m’arrivait de fermer les yeux en imaginant qu’elle venait dans le
+sentier; j’entendais réellement ses pas et le bruissement de sa robe
+sur l’herbe; lorsque je la sentais tout près de moi, j’ouvrais les yeux
+et aussitôt tout s’effaçait.</p>
+
+<p>Pendant longtemps j’eus l’idée de lui écrire, mais je n’osais pas
+demander ce qu’il fallait pour cela. La fermière ne savait pas écrire,
+et personne ne recevait de lettre à la ferme.</p>
+
+<p>Je m’enhardis jusqu’à demander à maître Sylvain s’il voulait bien
+m’emmener un jour à la ville. Il ne répondit pas tout de suite; il fixa
+sur moi ses grands yeux tranquilles, et <span class="pagenum" id="Page_109">109</span> il dit qu’une bergère ne
+devait jamais quitter son troupeau. Il voulait bien me conduire de
+temps en temps à la messe du village, mais il ne fallait pas compter
+qu’il m’emmènerait à la ville.</p>
+
+<p>J’en restai tout étourdie. C’était comme si j’avais appris un grand
+malheur; et chaque fois que j’y pensais, je voyais sœur Marie-Aimée
+comme une chose très précieuse que le fermier aurait brisée par mégarde.</p>
+
+<p>Le samedi d’après, je vis partir les fermiers dès le matin comme
+d’habitude; mais, au lieu de rester jusqu’au soir, ils étaient de
+retour dans l’après-midi avec un marchand qui venait acheter une partie
+des agneaux.</p>
+
+<p>Je n’avais jamais pensé qu’on pût aller à la ville en si peu de temps;
+l’idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le pré pour courir
+embrasser sœur Marie-Aimée. Je trouvai bientôt que cela n’était pas
+possible, et je décidai de m’en aller pendant la nuit. J’espérais que
+je ne mettrais pas beaucoup plus de temps que le cheval du fermier,
+et qu’en partant au milieu de la nuit je pourrais être de retour pour
+mener les agneaux aux champs.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_110">110</span></p>
+
+<p>Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse horloge
+sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à la main. Je
+laçai mes souliers à tâtons en m’appuyant contre une charrue, et je
+m’éloignai très vite dans l’obscurité.</p>
+
+<p>Aussitôt que j’eus dépassé les bâtiments de la ferme, je m’aperçus
+que la nuit n’était pas très noire. Le vent soufflait furieusement et
+de gros nuages roulaient sous la lune. La route était loin, et pour
+y arriver il fallait passer sur un pont de bois à moitié démoli; les
+premières pluies avaient grossi la petite rivière, et l’eau passait
+par-dessus les planches.</p>
+
+<p>La peur me prit, parce que l’eau et le vent faisaient un bruit que
+je n’avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je
+traversai vivement les planches glissantes.</p>
+
+<p>J’arrivai à la route plus vite que je ne pensais; je tournai à gauche
+comme je l’avais vu faire au fermier quand il allait au marché de la
+ville. Et voilà qu’un peu plus loin la route se séparait en deux. Je ne
+savais plus laquelle prendre. Je m’engageai tantôt dans l’une, tantôt
+dans l’autre. Celle de gauche m’attirait <span class="pagenum" id="Page_111">111</span> davantage; je la pris et
+je marchai très vite pour rattraper le temps perdu.</p>
+
+<p>Dans le lointain, j’apercevais une masse noire qui couvrait tout
+le pays. Cela semblait s’avancer lentement vers moi, et pendant un
+instant, j’eus envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à
+aboyer me rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus
+que la masse noire était une forêt que la route allait traverser. En
+y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent, il
+soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force,
+faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J’entendais
+de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches; puis
+j’entendis marcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à
+l’épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant
+j’étais sûre que quelqu’un m’avait touchée du doigt; puis les pas
+continuaient comme si une personne invisible tournait autour de moi;
+alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais plus
+si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux sautaient sous mes
+souliers et <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> retombaient derrière moi avec un bruit de grêle. Je
+n’avais qu’une idée: courir jusqu’au bout de la forêt.</p>
+
+<p>J’arrivai bientôt à une grande clairière. La lune l’éclairait de tout
+son plein, et le vent qui faisait rage soulevait et rejetait les
+paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous les sens.</p>
+
+<p>Je voulais m’arrêter pour respirer un peu; mais les grands arbres se
+balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient
+à des bêtes noires s’allongeaient brusquement sur la route, puis
+elles s’éloignaient en glissant pour se cacher derrière les arbres.
+Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais.
+Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si elles
+voulaient m’empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que
+je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j’avais peur de les
+sentir sous mes pieds.</p>
+
+<p>Le vent s’apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes. La
+clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait sous
+<span class="pagenum" id="Page_113">113</span> bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout; je m’avançai
+un peu et je reconnus que c’était une petite maison étroite et haute.
+Sans plus réfléchir, je cognai à la porte; je voulais demander que l’on
+me garde en attendant que la pluie ait cessé. Je cognai une seconde
+fois, et aussitôt j’entendis remuer dans la maison. Je croyais qu’on
+allait m’ouvrir la porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui
+s’ouvrit. Un homme qui avait un bonnet de coton demanda:</p>
+
+<p>—Qui est là?</p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>—Une petite fille.</p>
+
+<p>L’homme reprit d’une voix étonnée: «Une petite fille!» puis il me
+demanda d’où je venais, où j’allais, et ce que je voulais.</p>
+
+<p>Je n’avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme que je
+venais de quitter; mais je mentis en disant que j’allais retrouver ma
+mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien me faire entrer
+dans sa maison pendant la pluie.</p>
+
+<p>Il me dit d’attendre et je l’entendis causer avec une autre personne;
+puis il revint à la <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> fenêtre pour me demander si j’étais seule. Il
+voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j’avais treize ans, il
+trouva que je n’étais pas peureuse d’avoir traversé le bois pendant la
+nuit.</p>
+
+<p>Il resta un moment penché comme s’il espérait voir mon visage que je
+tenais levé vers lui; puis il tourna la tête à droite et à gauche en
+cherchant à voir dans la profondeur du bois; et il me conseilla de
+marcher encore un peu, en m’assurant qu’il y avait un village au bout
+de la forêt, et que je trouverais des maisons où je pourrais me sécher.</p>
+
+<p>Je m’en retournai dans la nuit. La lune s’était tout à fait cachée et
+la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai encore longtemps
+avant d’arriver au village. Les maisons étaient toutes fermées, et
+c’est à peine si on les distinguait dans l’obscurité. Il n’y avait que
+le forgeron qui était levé. En passant devant sa maison, je montai ses
+deux marches avec l’intention de me reposer chez lui. Il était occupé
+à mettre une grosse barre de fer dans les charbons rouges; et quand
+il leva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu’un
+géant.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_115">115</span></p>
+
+<p>A chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait; cela
+faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient des faux, des
+scies et des lames de toutes sortes. L’homme avait le front plissé et
+il regardait fixement le feu.</p>
+
+<p>Je sentis que je n’oserais jamais lui parler, et je m’éloignai sans
+faire de bruit.</p>
+
+<p>Lorsqu’il fit tout à fait jour, je vis que je n’étais plus éloignée de
+la ville. Je reconnaissais même les endroits où sœur Marie-Aimée nous
+conduisait dans nos promenades. Je ne marchais plus que lentement, en
+traînant les pieds qui me faisaient beaucoup souffrir. J’étais si lasse
+que je fus obligée de me faire violence pour ne pas m’asseoir sur les
+tas de cailloux de la route.</p>
+
+<p>Le bruit d’une voiture allant à fond de train me fit retourner la
+tête: aussitôt je restai immobile et le cœur battant; j’avais reconnu
+la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta sa bête tout
+contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit d’une seule main par
+la ceinture de ma robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et
+après avoir <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> tourné bride la voiture repartit à grand train.</p>
+
+<p>En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au pas. Il se
+retourna vers moi et dit en me regardant:</p>
+
+<p>—C’est heureux pour toi que je t’ai rattrapée; sans cela on t’aurait
+ramenée entre deux gendarmes.</p>
+
+<p>Comme je ne répondais pas, il reprit:</p>
+
+<p>—Tu ne sais peut-être pas qu’il y a des gendarmes pour ramener les
+petites filles qui se sauvent?</p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>—Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>—Tu es donc malheureuse chez nous?</p>
+
+<p>Je répondis encore:</p>
+
+<p>—Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Il avait l’air de ne pas comprendre, et il continuait ses questions,
+en nommant chaque personne de la ferme pour savoir de qui j’avais à me
+plaindre. Et chaque fois je répondais la même chose.</p>
+
+<p>A la fin il perdit patience, et se redressa en disant:</p>
+
+<p>—Quelle entêtée!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span></p>
+
+<p>Je levai les yeux sur lui pour dire que je me sauverais encore s’il
+ne voulait pas me conduire vers sœur Marie-Aimée. Je continuai de
+le regarder en attendant sa réponse, et je vis bien qu’il était
+embarrassé. Il resta un long moment à réfléchir; puis, il me dit en
+mettant sa main sur mon genou:</p>
+
+<p>—Écoutez-moi, ma petite, et tâchez de comprendre ce que je vais vous
+dire.</p>
+
+<p>Et quand il eut fini de parler, je sus qu’il avait pris l’engagement
+de me garder jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans jamais m’emmener à la
+ville. Je sus aussi que la supérieure avait tous les droits sur moi,
+et que, si je me sauvais encore, elle ne manquerait pas de me faire
+enfermer sous prétexte que je courais les bois toute seule pendant la
+nuit. Il termina en disant qu’il espérait que j’oublierais le couvent,
+et que je me prendrais d’affection pour lui et sa femme, qui ne
+voulaient que mon bien.</p>
+
+<p>J’étais très troublée, et je retenais une grosse envie de pleurer.</p>
+
+<p>—Allons, dit le fermier, en me tendant la main, soyons bons amis,
+voulez-vous?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_118">118</span></p>
+
+<p>Je lui donnai ma main, et pendant qu’il la serrait un peu fort, je
+répondis:</p>
+
+<p>—Je veux bien.</p>
+
+<p>Il fit claquer son fouet, et on eut bientôt dépassé la forêt.</p>
+
+<p>La pluie tombait toujours, fine comme un brouillard, et les labours
+paraissaient encore plus noirs.</p>
+
+<p>Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers
+nous en faisant de grands gestes. Pendant un instant, je crus qu’il me
+menaçait, mais quand il fut près, je vis qu’il serrait quelque chose
+dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de
+faucher à la hauteur de sa tête. J’étais si intriguée que je regardai
+maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s’il me répondait:</p>
+
+<p>—C’est Gaboret qui fait ses semailles.</p>
+
+<p>Quelques instants après, nous arrivions à la ferme.</p>
+
+<p>La fermière nous attendait sur le pas de la porte. En m’apercevant,
+elle ouvrit la bouche comme si elle était restée longtemps sans
+respirer, et son visage sérieux perdit un moment <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> son air inquiet.
+Je passai devant elle pour prendre mon manteau, et j’allai droit à la
+bergerie.</p>
+
+<p>Les moutons sortirent en se bousculant. Ils auraient dû être aux champs
+depuis longtemps déjà.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_120">120</span></p>
+</div>
+
+<p>Tout le jour je pensai à ce que m’avait dit le fermier. Je ne
+comprenais pas pourquoi la supérieure voulait m’empêcher de voir sœur
+Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœur Marie-Aimée ne pouvait plus
+rien pour moi, et je me résignais en pensant qu’un jour viendrait où
+personne ne pourrait m’empêcher de la rejoindre.</p>
+
+<p>A l’heure du coucher, la fermière m’accompagna pour mettre une
+couverture de plus sur mon lit; et après m’avoir souhaité le bonsoir,
+elle me défendit de lui dire Madame: elle voulait que je l’appelle tout
+simplement Pauline; puis elle s’en alla après m’avoir dit que j’étais
+un peu l’enfant de la maison, et qu’elle ferait tout son possible pour
+que je m’habitue à la ferme.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_121">121</span></p>
+
+<p>Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir à table à côté de son
+frère. Il lui dit en riant qu’il ne fallait pas me laisser jeûner,
+parce que j’avais bien besoin de grandir.</p>
+
+<p>Le frère du fermier s’appelait Eugène; il parlait très peu, mais il
+regardait toujours ceux qui parlaient, et ses petits yeux avaient
+souvent l’air de se moquer. Il avait trente ans, mais il n’en
+paraissait pas beaucoup plus de vingt. Il savait toujours répondre à ce
+qu’on lui demandait, et je ne sentais aucune gêne près de lui.</p>
+
+<p>Il se serra près du mur pour me faire plus de place à table, et il
+répondit seulement au fermier:</p>
+
+<p>—Sois tranquille.</p>
+
+<p>Maintenant que tous les champs étaient labourés, Martine menait ses
+brebis très loin sur des pâturages qu’elle appelait «les Communs». Le
+vacher et moi, menions nos bêtes le long des prés et dans les bois
+où il y avait de la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré
+un grand manteau de laine qui me couvrait jusqu’aux pieds. Le vacher
+allumait souvent du feu; il partageait avec moi les <span class="pagenum" id="Page_122">122</span> pommes de
+terre et les châtaignes qu’il faisait cuire sur les charbons. Il
+m’apprenait à connaître de quel côté venait le vent afin de profiter
+du plus petit abri contre le froid, et tout en nous chauffant, il me
+chantait la chanson de l’Eau et du Vin.</p>
+
+<p>C’était une chanson qui avait au moins vingt couplets. L’eau et le vin
+s’accusaient réciproquement de faire le malheur du genre humain, tout
+en s’adressant à eux-mêmes les plus grands éloges. Moi, je trouvais
+que c’était l’eau qui avait raison, mais le vacher disait que le vin
+n’avait pas tort non plus. Nous restions de longues heures ensemble.
+Il me parlait de son pays qui était très éloigné de la Sologne. Il me
+raconta qu’il avait toujours été vacher, et qu’un taureau l’avait roulé
+et blessé quand il était encore enfant. Il en était resté longtemps
+malade, avec des douleurs qui le faisaient crier; puis les douleurs
+avaient fini par s’en aller, mais il était devenu tout tordu comme je
+le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où il avait
+été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais il n’avait
+trouvé de si bons <span class="pagenum" id="Page_123">123</span> maîtres qu’à Villevieille. Il trouvait aussi
+que les vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas à celles de son
+pays, qui étaient petites, avec des cornes pointues comme des fuseaux.
+Celles-ci étaient grandes et fortes, avec des cornes rugueuses et sans
+finesse. Il les aimait et leur parlait en les nommant par leur nom. Sa
+préférée était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée
+au printemps. A tout instant elle levait la tête et regardait au loin,
+et tout d’un coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à
+pleine voix:</p>
+
+<p>—Arrête, la Blanche, arrête.</p>
+
+<p>Le plus souvent elle s’arrêtait d’elle-même, mais il y avait des
+moments où il fallait lui envoyer le chien. Il lui arrivait aussi de
+lutter contre lui pour passer quand même, et c’était seulement quand il
+la mordait au mufle qu’elle rentrait dans le troupeau.</p>
+
+<p>Le vacher la plaignait et disait:</p>
+
+<p>—On ne sait pas ce qu’elle regrette.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_124">124</span></p>
+</div>
+
+<p>Au mois de décembre, les vaches restèrent tout à fait à l’étable. Je
+croyais qu’il en serait de même des moutons. Mais le frère du fermier
+m’expliqua que la Sologne était un pays très pauvre, et que les
+fermiers ne récoltaient pas assez de fourrages pour nourrir toutes
+leurs bêtes.</p>
+
+<p>A présent je m’en allais seule le long des prés et dans les bois. Tous
+les oiseaux étaient partis. Le brouillard s’étendait sur les terres
+labourées, et les bois étaient pleins de silence. Il y avait des jours
+où je me sentais si abandonnée que je croyais que la terre s’était
+écroulée autour de moi, et quand un corbeau passait en criant dans le
+ciel gris, sa voix forte et enrouée semblait m’annoncer les malheurs du
+monde.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_125">125</span></p>
+
+<p>Les moutons eux-mêmes ne sautaient plus. Le marchand avait emmené tous
+les mâles, et les petites femelles ne savaient plus jouer entre elles.
+Elles marchaient serrées les unes contre les autres, et même quand
+elles ne mangeaient pas, elles restaient la tête baissée.</p>
+
+<p>Quelques-unes me faisaient penser à des petites filles que j’avais
+connues. Je les caressais en les forçant de lever la tête: mais leurs
+yeux restaient tournés en bas, et leurs prunelles fixes ressemblaient à
+du verre sans reflet.</p>
+
+<p>Un jour, je fus surprise par un brouillard si épais qu’il me fut
+impossible de reconnaître mon chemin. Je me trouvai tout à coup auprès
+d’un grand bois qui m’était inconnu. Le haut des arbres se perdait
+complètement dans le brouillard, et les bruyères paraissaient toutes
+enveloppées de laine. Des formes blanches descendaient des arbres et
+glissaient sur les bruyères en longues traînées transparentes.</p>
+
+<p>Je poussai les moutons vers le pré qui était à côté; mais ils se
+tassèrent et refusèrent d’avancer. Je passai devant eux pour voir ce
+<span class="pagenum" id="Page_126">126</span> qui les empêchait d’aller plus loin, et je reconnus la petite
+rivière qui coulait au bas de la colline. C’est à peine si on voyait
+l’eau; elle avait l’air de dormir sous une épaisse couverture de laine
+blanche. Je restai un long moment à la regarder; puis je ramenai mes
+moutons le long du bois. Pendant que je cherchais à reconnaître de
+quel côté se trouvait la ferme, les moutons contournèrent le bois, et
+ils se trouvèrent bientôt sur un chemin bordé de haies. Le brouillard
+s’épaissit encore, et il me sembla que je marchais entre deux hautes
+murailles. Je suivais les moutons sans savoir où ils me menaient. Ils
+quittèrent brusquement le chemin pour tourner à droite, mais je les
+arrêtai aussitôt: je venais d’apercevoir l’entrée d’une église. Les
+portes en étaient grandes ouvertes, et de chaque côté on voyait deux
+lumières rouges qui éclairaient la voûte grise. D’énormes piliers se
+rangeaient en lignes droites, et tout au fond on devinait les fenêtres
+à petits carreaux qu’une lumière éclairait faiblement. J’avais beaucoup
+de mal à empêcher les moutons d’aller vers cette église, et tout en
+les repoussant, je m’aperçus qu’ils <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> étaient couverts de petites
+perles blanches. Ils se secouaient à tout instant, et cela faisait
+comme un léger bruit de cliquetis. Je ne savais que penser de tout
+cela; puis une grande inquiétude me vint à l’idée que maître Sylvain
+devait m’attendre avec impatience. Je me persuadai qu’en retournant sur
+mes pas je retrouverais facilement la ferme, et en faisant le moins
+de bruit possible, je repoussai les moutons sur le chemin qui m’avait
+amenée. Comme j’entrais dans ce chemin, une voix d’homme s’éleva près
+de moi. Elle disait:</p>
+
+<p>—Laisse-les donc rentrer, ces pauvres bêtes.</p>
+
+<p>Et en même temps, l’homme faisait retourner le troupeau vers l’église.
+Je reconnus tout de suite Eugène, le frère du fermier. Il passa sa main
+sur le dos d’un mouton en disant:</p>
+
+<p>—Ils sont jolis avec leurs petites boules de givre, mais ce n’est pas
+bon pour eux.</p>
+
+<p>Je ne fus pas étonnée de le rencontrer là. Je lui montrai l’église en
+demandant ce que c’était.</p>
+
+<p>—C’était pour toi, me répondit-il. Je craignais que tu ne retrouves
+pas l’allée des châtaigniers, <span class="pagenum" id="Page_128">128</span> et j’avais suspendu une lanterne de
+chaque côté.</p>
+
+<p>Quelque chose se <ins class="correction" title="brouille">brouilla</ins> dans ma tête; et ce ne fut qu’au bout d’un
+instant que je compris que ces gros piliers noircis et délabrés par
+le temps étaient tout simplement les troncs des châtaigniers. En même
+temps je reconnus les fenêtres à petits carreaux de la grande salle que
+le feu de la cheminée éclairait.</p>
+
+<p>Eugène compta lui-même les moutons. Il m’aida à leur faire une chaude
+litière de paille, et au moment où je sortais de la bergerie, il me
+retint pour me demander si vraiment j’ignorais ce qu’étaient devenus
+les deux agneaux perdus. Je fus prise d’une grande honte en pensant
+qu’il pouvait croire que je mentais, et je ne pus m’empêcher de pleurer
+en lui assurant qu’ils avaient disparu sans que je m’en fusse aperçue.
+Alors il m’apprit qu’il les avait retrouvés noyés dans un trou d’eau.</p>
+
+<p>Je crus qu’il allait me gronder pour ma négligence. Mais il me dit
+doucement:</p>
+
+<p>—Va vite te chauffer. Tu rapportes dans tes cheveux tout le givre de
+la Sologne.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p>
+
+<p>Je me promis d’aller voir le trou d’eau dès le lendemain. Mais, pendant
+la nuit, la neige tomba si épaisse, qu’il ne fallut pas penser aller
+aux champs. J’aidai la vieille Bibiche à raccommoder le linge, et
+Martine se mit à filer son rouet en chantant des complaintes.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_130">130</span></p>
+</div>
+
+<p>Le soir, pendant la veillée, les chiens ne cessèrent d’aboyer avec
+fureur. Martine paraissait inquiète. Elle écouta les chiens, puis elle
+dit en se tournant vers le fermier:</p>
+
+<p>—J’ai bien peur que ce temps-là nous amène des loups.</p>
+
+<p>Le fermier se leva pour parler aux chiens, et il s’en alla faire le
+tour des étables avec sa lanterne.</p>
+
+<p>Pendant les huit jours que dura la neige, il vint des centaines de
+corbeaux dans la ferme. Ils avaient si faim que rien ne pouvait les
+effrayer. Ils entraient dans les écuries et dans la grange, et ils
+dévastaient les meules de blé. Le fermier en tua beaucoup. On en mit
+cuire quelques-uns avec le lard et les choux. Tout le monde trouva que
+c’était très bon; mais les chiens n’en voulurent jamais manger.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_131">131</span></p>
+</div>
+
+<p>Le premier jour où l’on fit sortir les troupeaux, les sapins étaient
+encore tout chargés de neige. La colline était toute blanche aussi;
+elle paraissait s’être beaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc
+m’éblouissait; je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque
+instant je craignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montait
+au-dessus des toits de la ferme.</p>
+
+<p>Les moutons ne trouvaient rien à manger; ils couraient de tous côtés.
+Je ne les laissais pas s’écarter; ils ressemblaient eux-mêmes à de la
+neige qui aurait bougé, et j’étais obligée de faire bien attention pour
+ne pas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d’un pré
+qui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à se débarrasser
+de la neige qui l’alourdissait: les grosses branches la rejetaient <span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
+d’un seul coup, pendant que d’autres, plus faibles, se balançaient pour
+la faire glisser à terre.</p>
+
+<p>Je n’étais jamais entrée dans ce bois. Je savais seulement qu’il était
+très étendu et que Martine y menait parfois ses brebis. Les sapins y
+étaient très grands et les bruyères très hautes.</p>
+
+<p>Depuis un moment je regardais une grosse touffe de bruyère. Il m’avait
+semblé la voir remuer, en même temps qu’il en sortait un bruit comme si
+on avait cassé une brindille en marchant dessus.</p>
+
+<p>J’eus tout de suite une inquiétude. Je pensai: «Il y a quelqu’un là.»
+Puis le même bruit se répéta beaucoup plus près, sans que rien ne
+bougeât. J’essayai de me rassurer en me disant que c’était un lièvre,
+ou une autre petite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré
+toutes les bonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu’il
+y avait quelqu’un là.</p>
+
+<p>J’en ressentais une gêne si grande que je me décidai à me rapprocher de
+la ferme. Je fis deux pas vers mes moutons, mais au même <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> moment
+ils se resserrèrent précipitamment en s’éloignant du bois.</p>
+
+<p>Je cherchai vivement à voir ce qui avait pu les effrayer ainsi, et à
+deux pas de moi, au beau milieu du troupeau, je vis un chien jaune
+qui emportait un mouton dans sa gueule. Je pensai tout d’abord que
+Castille était devenue enragée, mais, dans le même instant, Castille se
+jeta dans mes jupes en poussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je
+devinai que c’était un loup. Il emportait le mouton à pleine gueule,
+par le milieu du corps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il
+sauta le large fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière
+me firent penser à des ailes. A ce moment je n’aurais pas trouvé
+extraordinaire qu’il se fût envolé par-dessus les arbres.</p>
+
+<p>Je restai quelques instants sans savoir si j’avais eu peur. Puis
+je sentis que je ne pouvais plus détourner mes yeux du fossé. Mes
+paupières étaient devenues si raides qu’il me sembla que je ne pourrais
+jamais plus les fermer. Je voulus crier pour qu’on m’entendît de la
+ferme, mais ma voix ne voulut pas sortir. Je voulus courir aussi, mais
+mes jambes <span class="pagenum" id="Page_134">134</span> tremblaient si fort que je fus forcée de m’asseoir sur
+la terre mouillée.</p>
+
+<p>Castille continuait de hurler comme si elle recevait des coups, et
+les moutons restaient serrés en un tas. Quand je pus les ramener à la
+ferme, je courus chercher maître Sylvain. En me voyant il devina tout
+de suite ce qui était arrivé. Il appela son frère et il décrocha les
+deux fusils, pendant que je tâchais de désigner l’endroit où le loup
+avait disparu. Ils revinrent à la nuit sans l’avoir retrouvé.</p>
+
+<p>On ne parla que de cela pendant la veillée. Eugène voulait savoir
+comment était le loup, et la vieille Bibiche se fâcha, quand je dis
+qu’il avait de longs poils jaunes comme Castille, mais qu’il était bien
+plus beau qu’elle.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_135">135</span></p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Elle venait de faire sortir
+ses brebis, et elle n’était pas encore au bout de l’allée des
+châtaigniers, quand on l’entendit pousser des cris étouffés.</p>
+
+<p>Tout le monde sortit de la maison en courant. J’arrivai la première
+près de Martine. Elle était baissée, et elle tirait de toutes ses
+forces sur une brebis qu’un loup venait d’étrangler, et qu’il cherchait
+à emporter. Il tenait la brebis par le cou; et il tirait de son côté
+aussi fort que la bergère.</p>
+
+<p>Le chien de Martine le mordait férocement aux cuisses, mais il n’avait
+pas l’air de le sentir, et quand maître Sylvain lui tira un coup de
+fusil à bout portant, il roula en emportant <span class="pagenum" id="Page_136">136</span> dans sa gueule une
+partie du cou de la brebis.</p>
+
+<p>Les yeux de Martine s’étaient agrandis, et sa bouche était devenue
+toute blanche. Son bonnet avait glissé de son chignon, et la raie
+qui séparait ses cheveux me fit penser à un sentier où l’on pouvait
+se promener sans danger. L’expression ferme de son visage s’était
+changée en une petite grimace douloureuse, et ses mains s’ouvraient
+et se fermaient d’un mouvement régulier. Elle cessa de s’appuyer au
+châtaignier pour se rapprocher d’Eugène qui regardait le loup. Elle
+resta un moment à le regarder aussi, et elle dit tout haut:</p>
+
+<p>—Pauvre bête, comme il devait avoir faim!</p>
+
+<p>Le fermier mit le loup et la brebis sur la même brouette, pour les
+ramener à la ferme. Les chiens suivaient en flairant d’un air craintif.</p>
+
+<p>Pendant plusieurs jours, le fermier et son frère chassèrent dans les
+environs. Quand Eugène passait près de moi, il s’arrêtait toujours pour
+me dire un mot affectueux. Il <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> m’affirmait que les coups de fusil
+éloignaient les loups, et qu’on en voyait rarement dans le pays. Malgré
+cela, je n’osai plus retourner vers le grand bois. Je préférais aller
+sur la colline qui était seulement recouverte de genêts et de bruyères.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_138">138</span></p>
+</div>
+
+<p>Au commencement du printemps, la fermière m’apprit à traire les vaches
+et à soigner les porcs. Elle disait qu’elle voulait faire de moi une
+bonne fermière. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la supérieure,
+quand elle m’avait dit d’un ton méprisant:</p>
+
+<p>—Vous trairez les vaches, et vous soignerez les porcs!</p>
+
+<p>Elle avait l’air de m’infliger une punition en disant cela, et voilà
+que je n’éprouvais que du contentement à m’occuper des bêtes. Pour me
+donner de la force, j’appuyais mon front contre le flanc de la vache,
+et bientôt mon seau s’emplissait. Il se formait au-dessus du lait une
+écume qui prenait des teintes changeantes, et, quand le soleil passait
+dessus, <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> elle devenait si merveilleuse que je ne me lassais pas de
+la regarder.</p>
+
+<p>Je n’éprouvais aucun dégoût à soigner les porcs. Leur nourriture se
+composait de pommes de terre cuites et de lait caillé. Je plongeais
+mes mains dans le seau pour bien mélanger le tout, et j’avais un grand
+plaisir à leur faire attendre un instant leur nourriture. Leurs cris
+discordants, et les mouvements si vifs de leurs groins m’amusaient
+toujours.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_140">140</span></p>
+</div>
+
+<p>Au mois de mai, maître Sylvain ajouta une chèvre à mon troupeau. Il
+l’avait achetée pour aider la fermière à nourrir le petit enfant
+qu’elle venait d’avoir après dix ans de mariage.</p>
+
+<p>Cette chèvre était plus difficile à garder que le troupeau tout entier.
+Elle fut cause que mes moutons entrèrent dans l’avoine, qui était déjà
+haute.</p>
+
+<p>Le fermier s’en aperçut, et il me gronda; il m’accusait de m’endormir
+dans quelque coin, pendant que le troupeau dévastait son champ.</p>
+
+<p>J’étais forcée de passer chaque jour près d’un bois de jeunes sapins.
+En trois bonds la chèvre l’atteignait, et c’était pendant que je la
+cherchais <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> que mes agneaux mangeaient l’avoine.</p>
+
+<p>La première fois j’attendis longtemps qu’elle revînt d’elle-même.
+Je faisais ma voix plus douce pour l’appeler. Enfin je me décidai à
+l’aller chercher. Mais la sapinière était si serrée que je ne savais
+pas comment faire pour y entrer.</p>
+
+<p>Pourtant je ne pouvais pas m’en aller sans voir ce que la chèvre était
+devenue. Je crus reconnaître l’endroit où elle avait disparu, et j’y
+entrai en mettant mes mains devant ma figure pour éviter les piquants.
+Je la vis presque tout de suite à travers mes doigts; elle était tout
+près. J’avançai la main pour la saisir par une corne, mais elle recula
+en déplaçant les branches qui revinrent me frapper avec force. Je
+réussis cependant à la saisir, et je la ramenai au troupeau.</p>
+
+<p>Chaque jour elle recommençait. Je poussais mes moutons le plus loin
+possible de l’avoine et je me lançais à sa <ins class="correction" title="poussuite">poursuite</ins>.</p>
+
+<p>C’était une chèvre toute blanche, et j’avais tout de suite trouvé
+qu’elle ressemblait à Madeleine. Elle avait comme elle les yeux très
+éloignés l’un de l’autre. Lorsque je la forçais <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> à sortir des
+sapins, elle me regardait longtemps sans bouger les yeux.</p>
+
+<p>Dans ces moments-là, je pensais que Madeleine s’était transformée en
+chèvre. Il m’arrivait de la supplier de ne pas recommencer; et j’étais
+sûre qu’elle me comprenait quand je lui faisais des reproches.</p>
+
+<p>Comme je sortais un jour de la sapinière avec mes cheveux tout défaits,
+je fis un mouvement de la tête qui les ramena en avant. Aussitôt la
+chèvre fit un bond de côté en poussant un bêlement de peur. Elle
+revint sur moi, les cornes basses; mais je baissai aussi la tête en
+secouant mes cheveux qui traînaient jusqu’à terre; alors elle se sauva
+en faisant des cabrioles impossibles à décrire. Chaque fois qu’elle
+entrait dans la sapinière, je me vengeais en lui faisant peur avec mes
+cheveux.</p>
+
+<p>Maître Sylvain me surprit un matin où je me lançais sur elle. Il fut
+pris d’un fou rire qui me remplit de confusion. Je m’arrêtai aussitôt
+en tâchant de relever mes cheveux sur ma tête.</p>
+
+<p>La chèvre était revenue près de moi. Elle <span class="pagenum" id="Page_143">143</span> me regardait en
+allongeant le cou, et en tordant ses reins d’une façon comique, prête à
+repartir au moindre geste. Le fermier n’en finissait plus de rire; il
+se tenait, cassé en deux, et il riait à grands éclats. On ne voyait de
+lui que sa blouse, sa barbe et son grand chapeau. Ses éclats de rire me
+donnaient envie de pleurer, et il me semblait qu’il resterait toujours
+ainsi, tordu et bruyant.</p>
+
+<p>Quand enfin il fut calmé, il m’interrogea doucement. Je lui racontai
+les malices de la chèvre. Alors il la menaça du doigt en riant de
+nouveau.</p>
+
+<p>Ce fut Martine qui l’emmena le lendemain. Mais le deuxième jour, elle
+déclara qu’elle aimait mieux quitter la ferme, que de continuer à
+garder cette chèvre qui était possédée du diable.</p>
+
+<p>La vieille Bibiche disait que les chèvres avaient besoin d’être
+battues. Mais je me souvenais du seul coup de bâton que je lui avais
+donné; ses côtes avaient rendu un son si étrange, que je n’avais jamais
+osé recommencer.</p>
+
+<p>On la laissa en liberté autour de la ferme, <span class="pagenum" id="Page_144">144</span> et elle disparut un
+jour sans qu’on pût jamais savoir ce qu’elle était devenue.</p>
+
+<p>La Saint-Jean approchait, et pour fêter l’anniversaire de mon arrivée à
+la ferme, Eugène dit qu’il fallait m’emmener au village.</p>
+
+<p>Pour ce jour de fête, la fermière me fit cadeau d’une robe jaune
+qu’elle avait portée quand elle était jeune fille.</p>
+
+<p>Le village s’appelait Sainte-Montagne. Il n’avait qu’une rue, au bout
+de laquelle se trouvait l’église.</p>
+
+<p>Martine m’entraîna vite à la messe déjà commencée. Elle me poussa sur
+un banc, et elle-même alla s’asseoir sur celui qui était devant moi.</p>
+
+<p>L’impression grave que j’avais eue en entrant dans l’église s’effaça
+presque aussitôt. Deux femmes, derrière moi, ne cessèrent de parler du
+marché de la veille, et des hommes qui se trouvaient près de la porte
+ne se gênaient pas pour parler tout haut.</p>
+
+<p>Il n’y eut de silence que lorsque le curé monta en chaire. Je crus
+qu’il allait prêcher, mais il annonça seulement les mariages: à <span class="pagenum" id="Page_145">145</span>
+chaque nom qu’il prononçait les femmes se penchaient à droite ou à
+gauche avec des sourires.</p>
+
+<p>L’idée de la prière ne me vint même pas. Je regardais prier Martine à
+genoux. Ses mèches brunes et bouclées sortaient de dessous son bonnet
+brodé. Elle avait les épaules larges, et son corsage blanc était serré
+à la taille par un ruban noir. Toute sa personne faisait penser à une
+chose fraîche et neuve.</p>
+
+<p>Pourtant la supérieure m’avait dit que les bergères étaient des filles
+malpropres.</p>
+
+<p>Je revoyais Martine au milieu de ses brebis avec sa jupe courte à
+rayures, ses bas bien tirés et ses sabots recouverts de cuir qu’elle
+cirait comme des souliers. Cependant elle prenait grand soin de son
+troupeau, et la fermière affirmait qu’elle connaissait chacune de ses
+brebis.</p>
+
+<p>A la sortie de la messe, elle me quitta pour courir vers une vieille
+femme qu’elle embrassa tendrement. Puis je la perdis de vue et restai
+toute seule, ne sachant où aller.</p>
+
+<p>Pas très loin je voyais l’auberge du Cheval Blanc. Il en sortait un
+grand bruit de voix et <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> de vaisselle. Les gens y entraient par
+groupes, et il n’y eut bientôt plus personne sur la place.</p>
+
+<p>J’allais rentrer dans l’église en attendant que Martine vienne me
+chercher, lorsque je vis accourir Eugène. Il me prit par la main et dit
+tout en riant:</p>
+
+<p>—Si ta robe n’avait pas été aussi jaune, je t’aurais sûrement oubliée.</p>
+
+<p>Il me regardait d’un air moqueur et amusé.</p>
+
+<p>Il me conduisit chez le maître d’école, en le priant de me faire
+déjeuner et de me mener promener avec ses enfants.</p>
+
+<p>Le maître d’école était habillé comme les messieurs de la ville,
+tandis qu’Eugène avait une blouse bleue, et je fus bien étonnée de les
+entendre se tutoyer.</p>
+
+<p>En attendant le déjeuner, le maître d’école me prêta un livre de contes
+de fées; et lorsque l’heure de la promenade arriva, j’aurais préféré
+qu’on me laissât seule finir le livre.</p>
+
+<p>Sur la place du village les garçons et les filles dansaient dans le
+soleil et la poussière. Je trouvai leurs balancements exagérés et leur
+gaieté trop bruyante.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_147">147</span></p>
+
+<p>Je sentais en moi comme une grande tristesse; et quand, à la nuit
+tombante, la voiture nous ramena à la ferme, j’éprouvai un vrai
+soulagement à me retrouver dans le silence et l’odeur des prés.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_148">148</span></p>
+</div>
+
+<p>A quelques jours de là, en rentrant des champs, un mouton qui longeait
+une haie fit un bond énorme. En m’approchant, je vis qu’il saignait
+au nez. Je pensai qu’il s’était piqué à une grosse épine, et, après
+l’avoir lavé, je n’y pensai plus. Le lendemain je fus terrifiée en le
+retrouvant avec la tête presque aussi grosse que le corps. Au cri que
+je poussai, Martine accourut, et le cri qu’elle poussa elle-même fit
+accourir tout le monde.</p>
+
+<p>J’expliquai ce qui était arrivé la veille, et le fermier assura que le
+mouton avait dû être mordu par une vipère.</p>
+
+<p>Il fallait lui faire des lavages, et le laisser à l’étable jusqu’à ce
+que l’enflure soit partie.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_149">149</span></p>
+
+<p>Je ne demandais pas mieux que de soigner la pauvre bête; mais quand je
+fus seule avec elle, une épouvante me prit.</p>
+
+<p>Cette tête énorme qui se balançait sur ce petit corps me causait une
+frayeur insensée. Les yeux démesurés, la bouche immense et les oreilles
+qui se tenaient droites et raides, composaient un monstre difficile
+à imaginer. Il restait constamment au milieu de l’étable, comme s’il
+eût craint de se cogner au mur. J’essayai de m’approcher de lui, en me
+disant que ce n’était qu’un mouton. Mais aussitôt qu’il se tournait
+de mon côté, je filais comme une flèche vers la porte. Je ressentais
+cependant une grande pitié pour lui. Par instants il me semblait
+que cette face qui se balançait de droite à gauche me faisait des
+reproches. Alors quelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais
+venir la folie. Je compris que j’étais capable de le laisser mourir de
+faim.</p>
+
+<p>Je racontai cela au vacher, qui voulut bien se charger de soigner
+le mouton tant que durerait l’enflure. Il se moquait de moi: il ne
+comprenait pas comment je pouvais avoir si grand’peur d’un mouton
+malade.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p>
+
+<p>J’eus l’occasion de lui rendre un service à mon tour, et j’en fus bien
+contente.</p>
+
+<p>En détachant le taureau un matin, il avait fait un faux pas, et était
+tombé devant lui. Le taureau l’avait flairé en reniflant et soufflant.
+C’était un jeune qu’on avait élevé à la ferme et qui commençait à faire
+la mauvaise tête.</p>
+
+<p>Le vacher craignait de le voir devenir furieux, et il était persuadé
+que la bête se souviendrait de l’avoir vu à terre devant elle.</p>
+
+<p>J’aurais bien voulu le rassurer, mais je ne savais pas ce qu’il fallait
+dire pour cela. Puis j’étais toute surprise de le trouver tout à coup
+si vieux: il avait jeté son chapeau à terre, et je remarquai pour la
+première fois que ses cheveux étaient tout gris.</p>
+
+<p>Toute la journée, je pensai à lui, et le lendemain, pendant que les
+vaches sortaient une à une, je ne pus m’empêcher d’entrer dans l’étable.</p>
+
+<p>Le vacher regardait fixement le taureau qui tirait impatiemment sur sa
+chaîne. Je m’approchai, et après avoir caressé la bête, je la détachai.</p>
+
+<p>Le vacher laissa passer le taureau qui sortit <span class="pagenum" id="Page_151">151</span> comme un fou, et
+après m’avoir regardée tout surpris, il le suivit en boitant.</p>
+
+<p>J’avais bien moins peur du taureau que du mouton enflé, et chaque jour
+j’entrais dans l’étable en prenant des précautions pour ne pas être vue.</p>
+
+<p>Pourtant Eugène m’avait vue. Il me prit à part, et en plongeant ses
+petits yeux dans les miens, il dit:</p>
+
+<p>—Pourquoi détaches-tu le taureau?</p>
+
+<p>Je craignais de faire gronder le vacher en disant la vérité; et je
+cherchais quelque chose à dire, mais je ne trouvais rien. Je commençais
+à dire que je ne le détachais pas. Alors Eugène prit son air moqueur
+pour me dire:</p>
+
+<p>—Est-ce que tu serais menteuse, par hasard?</p>
+
+<p>Aussitôt je lui racontai tout et, le samedi d’après, la bête était
+vendue.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_152">152</span></p>
+</div>
+
+<p>J’avais souvent remarqué combien il était bon pour tout le monde.
+Chaque fois que le fermier avait des différends avec ses ouvriers, il
+finissait toujours par appeler son frère qui arrangeait les choses en
+quelques mots.</p>
+
+<p>Il s’occupait aux mêmes travaux que maître Sylvain. Mais il refusait
+d’aller au marché: il disait qu’il n’aurait même pas su vendre un
+fromage.</p>
+
+<p>Il marchait posément, en se balançant, comme s’il eût réglé sa marche
+sur celle de ses bœufs.</p>
+
+<p>Il passait presque tous ses dimanches à Sainte-Montagne. Quand le temps
+était trop mauvais, il restait à lire dans la grande salle. Souvent je
+le guettais dans l’espoir qu’il oublierait son livre; mais jamais il ne
+l’oubliait. <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> J’étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme.
+Aussi je ramassais tous les bouts de papier qui traînaient.</p>
+
+<p>La fermière avait fini par le remarquer, et elle disait que je
+deviendrais avare.</p>
+
+<p>Un dimanche que j’avais osé demander un livre à Eugène, il me fit
+cadeau d’un gros cahier de chansons.</p>
+
+<p>Pendant tout l’été, je l’emportais aux champs. Je composais des airs
+aux chansons qui me plaisaient le mieux; puis je m’en lassai, et, en
+aidant la fermière au grand nettoyage de la Toussaint, je découvris des
+almanachs de plusieurs années.</p>
+
+<p>Pauline me dit de les porter au grenier; mais je fis semblant de les
+oublier dans le tiroir où ils étaient, et je les emportai en cachette
+l’un après l’autre. Ils étaient remplis d’histoires amusantes, et
+l’hiver passa sans que je me sois aperçue du froid.</p>
+
+<p>Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n’en
+découvrirais pas d’autres. Je ne trouvai qu’un petit livre sans
+couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on
+l’avait longtemps <span class="pagenum" id="Page_154">154</span> porté dans la poche. Les deux premières pages
+manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en
+étaient tout effacés. Je m’approchai de la lucarne pour avoir plus de
+clarté, et à l’en-tête des pages, je vis que c’étaient les <i>Aventures
+de Télémaque</i>.</p>
+
+<p>Je l’ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent
+si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche.</p>
+
+<p>Comme j’allais descendre du grenier, il me vint à l’idée que c’était
+Eugène qui l’avait mis là, et qu’il pouvait venir le reprendre d’un
+moment à l’autre; alors je le remis sur la solive noire où il était.
+Chaque fois que j’avais l’occasion d’aller au grenier, je m’assurais
+qu’il était toujours à sa place, et j’en lisais autant que je pouvais.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_155">155</span></p>
+</div>
+
+<p>Dans ce moment-là, j’eus encore un mouton malade. Ses flancs étaient
+creux, comme s’il n’avait pas mangé depuis longtemps. J’allai demander
+à la fermière comment il fallait le soigner.</p>
+
+<p>Elle s’arrêta de plumer une poule pour me demander si le mouton était
+très tendu.</p>
+
+<p>Je ne répondis pas tout de suite. Je me demandais ce que voulait dire
+le mot <i>tendu</i>. Puis je pensai que tous les moutons malades
+devaient être tendus. Alors je dis: oui. Et pour affirmer davantage, je
+me dépêchai d’ajouter:</p>
+
+<p>—Il est tout plat.</p>
+
+<p>La fermière se mit à rire en se moquant. Elle dit à Eugène qui
+sifflotait à quelques pas:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p>
+
+<p>—Venez écouter ça, Eugène. Elle a un mouton qui est tendu et plat tout
+à la fois.</p>
+
+<p>Eugène rit aussi: il m’appela bergère d’occasion, et il m’apprit que
+les moutons étaient tendus quand ils avaient le ventre enflé.</p>
+
+<p>Deux jours après, Pauline me dit qu’elle et maître Sylvain voyaient
+bien que je ne ferais jamais une bonne bergère, et qu’ils avaient
+décidé de me garder à la maison. La vieille Bibiche n’était plus bonne
+à rien, et Pauline ne pouvait suffire à tout depuis qu’elle avait son
+enfant.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, je compris qu’il me serait facile d’aller souvent au
+grenier, et je remerciai vivement la fermière.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_157">157</span></p>
+</div>
+
+<p>Maintenant que j’étais servante de ferme, il me fallait tuer les poules
+et les lapins. Je ne pouvais m’y décider, et la fermière ne comprenait
+rien à mes répugnances. Elle disait que j’étais comme Eugène qui se
+sauvait quand on tuait le cochon.</p>
+
+<p>Je voulus pourtant essayer de tuer un poulet pour montrer ma bonne
+volonté. Il se débattait entre mes mains, et bientôt la paille fut
+toute rouge autour de moi. Quand il ne bougea plus, je le déposai dans
+la grange en attendant que la vieille Bibiche vînt le plumer; mais elle
+se moqua bien de moi, en retrouvant le poulet sur ses <ins class="correction" title="patttes">pattes</ins> au milieu
+d’un van plein de graine. Il mangeait goulûment, comme s’il eût voulu
+se guérir au plus vite du mal que je venais de lui faire. La vieille
+Bibiche <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> le saisit, et quand elle lui eut passé la lame sur le cou,
+la paille fut beaucoup plus rouge que la première fois.</p>
+
+<p>Pendant l’heure de la sieste, je montais au grenier pour lire un peu.
+J’ouvrais le livre au hasard; et, à le relire ainsi, j’y découvrais
+toujours quelque chose de nouveau.</p>
+
+<p>J’aimais ce livre, il était pour moi comme un jeune prisonnier que
+j’allais visiter en cachette. Je l’imaginais vêtu comme un page et
+m’attendant assis sur la solive noire. Un soir, je fis avec lui un beau
+voyage.</p>
+
+<p>Après avoir fermé le livre, je m’accoudai à la lucarne du grenier.
+Le jour était presque fini, et les sapins paraissaient moins verts.
+Le soleil s’enfonçait dans des nuages blancs, qui bouffaient et se
+creusaient comme du duvet.</p>
+
+<p>Sans savoir comment cela s’était fait, je me trouvai tout à coup
+au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenait par la main, et nos
+têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque ne disait rien; mais je
+savais que nous allions dans le soleil.</p>
+
+<p>La vieille Bibiche m’appelait d’en bas. Je reconnaissais très bien sa
+voix, malgré la <span class="pagenum" id="Page_159">159</span> distance. Elle devait être bien en colère pour
+crier si fort. Je me souciais peu de ses cris. Je ne voyais que le
+duvet brillant qui entourait le soleil, et qui commençait à s’ouvrir
+pour nous laisser passer.</p>
+
+<p>Un choc sur le bras me fit retomber dans le grenier. La vieille Bibiche
+m’écartait de la lucarne en disant:</p>
+
+<p>—S’il y a du bon sens à me faire crier comme ça! Voilà plus de vingt
+fois que je t’appelle pour manger la soupe.</p>
+
+<p>Peu de temps après, je ne retrouvai plus le livre sur la solive. Mais
+c’était un ami que je portais dans mon cœur, et j’en gardai longtemps
+le souvenir.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_160">160</span></p>
+</div>
+
+<p>Deux jours avant la Noël, maître Sylvain se prépara à tuer le porc. Il
+aiguisa deux grands couteaux, et après avoir fait une litière de paille
+fraîche au <ins class="correction" title="millieu">milieu</ins> de la cour, il fit sortir le porc qui se mit à crier
+comme s’il se doutait de la vérité. Il lui passa des cordes aux quatre
+pieds; et pendant qu’il les fixait à de solides piquets, il dit à sa
+femme:</p>
+
+<p>—Cache les couteaux, Pauline, il ne faut pas qu’il les voie.</p>
+
+<p>Pauline me remit une sorte de poêle très profonde que je devais tenir
+avec adresse afin de ne pas perdre une seule goutte du sang que
+j’allais recueillir.</p>
+
+<p>Le fermier s’approcha du porc qui était tombé sur le flanc. Il mit un
+genou en terre devant lui et après l’avoir tâté près du cou, <span class="pagenum" id="Page_161">161</span> il
+tendit la main vers sa femme qui lui passa le plus grand couteau. Il
+en appuya la pointe à l’endroit que marquait son doigt, et il se mit à
+l’enfoncer lentement.</p>
+
+<p>A ce moment, les cris que poussait le porc ressemblaient à des cris
+humains.</p>
+
+<p>Il sortit de sa blessure une goutte de sang qui coula en une grande
+traînée rouge. Puis deux jets montèrent le long du couteau, et
+retombèrent sur la main du fermier. Quand le couteau fut enfoncé
+jusqu’au manche, maître Sylvain pesa dessus pendant un moment, et il le
+retira aussi lentement qu’il l’avait enfoncé.</p>
+
+<p>En voyant ressortir la lame toute rayée de rouge, je sentis que ma
+bouche devenait froide et que je n’avais plus de salive.</p>
+
+<p>Mes doigts se desserrèrent aussi, et la poêle pencha toute d’un côté.</p>
+
+<p>Maître Sylvain le vit: il leva les yeux sur moi, et il cria à sa femme:</p>
+
+<p>—Prends-lui la poêle.</p>
+
+<p>J’étais incapable de dire une parole, mais je fis signe que non. Le
+regard si calme du fermier avait chassé mon émotion, et ce fut <span class="pagenum" id="Page_162">162</span>
+d’une main ferme que je continuai à tenir la poêle sous le jet qui
+sortait en bouillonnant.</p>
+
+<p>Lorsque le porc eut cessé de crier, Eugène s’approcha de nous. Il
+parut stupéfait de me voir attentive aux dernières gouttes rouges qui
+roulaient une à une comme des larmes.</p>
+
+<p>—Comment! dit-il, c’est toi qui as reçu le sang?</p>
+
+<p>—Mais oui, répondit le fermier; cela prouve qu’elle n’est pas une
+poule mouillée comme toi.</p>
+
+<p>—C’est vrai! dit Eugène en s’adressant à moi. Cela m’est très pénible
+de voir égorger les bêtes.</p>
+
+<p>—Bah! dit maître Sylvain, les bêtes sont faites pour nous nourrir
+comme le bois pour nous chauffer.</p>
+
+<p>Eugène se détournait un peu, comme s’il était honteux de sa faiblesse.</p>
+
+<p>Il avait les épaules minces, et son cou était aussi rond que celui de
+Martine.</p>
+
+<p>Maître Sylvain disait qu’il était tout le portrait de leur mère.</p>
+
+<p>Jamais je ne l’avais vu se mettre en colère.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_163">163</span></p>
+
+<p>On l’entendait toujours chantonner d’une voix faible et harmonieuse.</p>
+
+<p>Le soir, il rentrait des champs assis en travers sur un de ses bœufs,
+et souvent il chantait la même chanson.</p>
+
+<p>C’était l’histoire d’un soldat s’en retournant à la guerre après avoir
+retrouvé sa fiancée mariée.</p>
+
+<p>Il traînait longtemps sur le refrain qui se terminait ainsi:</p>
+
+<div class="cpoesie">
+ <div class="poem">
+ <p class="noindent">Quand, par un tour de maladresse,<br>
+ Un boulet m’emportera:<br>
+ Allons, adieu, chère maîtresse,<br>
+ Je m’en vais dans les combats.</p>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Pauline lui parlait toujours d’un ton respectueux. Elle ne comprenait
+pas comment je pouvais être aussi libre avec lui.</p>
+
+<p>Le premier soir où elle m’avait vue assise à côté de lui sur le banc
+de la porte, elle m’avait fait signe de rentrer. Mais Eugène m’avait
+rappelée en disant:</p>
+
+<p>—Viens écouter la hulotte.</p>
+
+<p>Souvent nous étions encore sur le banc quand tout le monde était déjà
+couché.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_164">164</span></p>
+
+<p>La hulotte venait jusque sur le vieil orme qui était près de la
+porte. Son hululement très doux semblait nous dire bonsoir; puis elle
+s’envolait, et ses grandes ailes passaient en silence au-dessus de nous.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, une voix chanta sur la colline.</p>
+
+<p>J’en restais toute frissonnante. Cette voix pleine qui passait dans la
+nuit me rappelait celle de Colette.</p>
+
+<p>Eugène rentrait quand la voix cessait; mais moi je restais dans
+l’espoir de l’entendre encore. Alors il me disait:</p>
+
+<p>—Rentre donc, va; c’est fini.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_165">165</span></p>
+</div>
+
+<p>Et maintenant que l’hiver était revenu et que nous ne pouvions
+plus nous asseoir devant la porte, il restait entre nous comme une
+communication secrète. Quand il se moquait de quelqu’un, ses yeux
+pleins de finesse cherchaient les miens, et s’il donnait son avis dans
+un cas embarrassant, il se tournait de mon côté comme s’il attendait de
+moi une approbation.</p>
+
+<p>Il me semblait que je l’avais toujours connu, et tout au fond de
+moi-même, je l’appelais mon grand frère.</p>
+
+<p>Il demandait souvent à Pauline si elle était contente de moi. Pauline
+répondait qu’il n’y avait pas besoin de me montrer deux fois la même
+chose; elle me reprochait seulement de manquer d’ordre dans mon
+travail. Elle disait <span class="pagenum" id="Page_166">166</span> que je commençais aussi bien par la fin que
+par le commencement.</p>
+
+<p>Je n’avais pas oublié sœur Marie-Aimée; mais je ne m’ennuyais plus, et
+je me trouvais heureuse à la ferme.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_167">167</span></p>
+</div>
+
+<p>Au mois de juin qui suivit, des hommes vinrent comme chaque année pour
+tondre les moutons. Ils apportaient une mauvaise nouvelle: dans tout le
+pays les moutons tombaient malades aussitôt qu’ils étaient tondus, et
+il en mourait une grande quantité.</p>
+
+<p>Maître Sylvain prit ses précautions, mais malgré tout ce qu’il put
+faire, il y en eut bientôt une centaine de malades.</p>
+
+<p>Le vétérinaire affirmait qu’en les baignant dans la rivière on en
+sauverait beaucoup. Alors le fermier se mit dans l’eau jusqu’à la
+ceinture, et un à un il plongea les moutons jusqu’au dernier. Il était
+rouge, et la sueur qui coulait de son front tombait en grosses gouttes
+dans la rivière.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span></p>
+
+<p>Le soir, il se coucha avec la fièvre; et le troisième jour il mourut
+d’une fluxion de poitrine.</p>
+
+<p>Pauline ne pouvait croire à son malheur; et Eugène rôdait dans les
+étables avec des yeux épouvantés.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_169">169</span></p>
+</div>
+
+<p>Peu après la mort du fermier, le propriétaire de la ferme vint nous
+rendre visite. C’était un petit homme sec qui ne tenait pas en place,
+et quand il s’arrêtait un moment, il me semblait toujours qu’il dansait
+sur un pied.</p>
+
+<p>Il avait le visage complètement rasé et il s’appelait M. Tirande.</p>
+
+<p>Il entra dans la salle où je me tenais avec Pauline, il en fit le tour
+en arrondissant le dos; puis il dit en me montrant l’enfant:</p>
+
+<p>—Emportez-le, j’ai besoin de causer avec la fermière.</p>
+
+<p>Je sortis dans la cour et, tout en ayant l’air de promener l’enfant, je
+passai devant la fenêtre ouverte.</p>
+
+<p>Pauline n’avait pas bougé de sa chaise. Elle <span class="pagenum" id="Page_170">170</span> tenait les mains
+jointes sur ses genoux, et elle penchait la tête en avant comme si elle
+cherchait à comprendre une chose très difficile. M. Tirande parlait
+sans la regarder. Il marchait de la cheminée à la porte, et le bruit de
+ses talons sur les carreaux se confondait avec sa voix cassée.</p>
+
+<p>Il sortit aussi vite qu’il était entré; et, dans mon inquiétude, je
+vins demander à Pauline ce qu’il lui avait dit.</p>
+
+<p>Elle prit son enfant dans ses bras, et, tout en pleurant, elle me dit
+que M. Tirande voulait la renvoyer de la ferme pour y mettre son fils
+qui venait de se marier.</p>
+
+<p>A la fin de la semaine, M. Tirande revint avec son fils et sa bru. Ils
+commencèrent par visiter les étables, et lorsqu’ils entrèrent dans la
+maison, M. Tirande s’arrêta une minute devant moi pour me dire que sa
+bru avait décidé de me prendre à son service.</p>
+
+<p>Pauline entendit; elle fit vivement un pas vers moi; mais à ce moment
+Eugène entrait avec des papiers à la main, et tout le monde s’assit
+autour de la table.</p>
+
+<p>Pendant qu’ils étaient tous occupés à lire <span class="pagenum" id="Page_171">171</span> et à signer des
+papiers, je regardai la bru de M. Tirande. C’était une grande femme
+brune qui avait de gros yeux et un air ennuyé.</p>
+
+<p>Elle sortit de la ferme avec son mari sans avoir une seule fois regardé
+de mon côté.</p>
+
+<p>Quand leur voiture eut disparu au bout de l’allée des châtaigniers,
+Pauline raconta à Eugène ce que m’avait dit M. Tirande.</p>
+
+<p>Eugène, qui allait sortir, se retourna brusquement vers moi; il
+paraissait indigné, et sa voix était toute changée quand il dit que
+ces gens-là disposaient de moi comme d’un objet leur appartenant, et
+pendant que Pauline s’apitoyait sur mon sort, il m’apprit que c’était
+déjà M. Tirande qui avait forcé maître Sylvain à me prendre à la ferme.
+Il rappela à Pauline combien le fermier avait eu pitié de moi en me
+voyant si chétive, et il m’assura qu’il avait bien du regret de ne
+pouvoir m’emmener dans leur nouvelle ferme.</p>
+
+<p>Nous étions tous les trois debout dans la grande salle. Je sentais sur
+ma tête le regard désolé de Pauline, et la voix d’Eugène me faisait
+penser à un chant plein de douceur.</p>
+
+<p>Pauline devait quitter la ferme à la fin de <span class="pagenum" id="Page_172">172</span> l’été. Chaque jour je
+travaillais à mettre le linge en ordre: je n’aurais pas voulu qu’elle
+emportât une seule pièce de linge déchirée. Je m’appliquais à faire les
+fines reprises que m’avait apprises Bonne Justine, et je pliais chaque
+chose avec soin.</p>
+
+<p>Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de la porte.</p>
+
+<p>Le clair de lune faisait briller les toits de la bergerie, et le fumier
+était entouré d’une vapeur blanche qui ressemblait à un voile de tulle.</p>
+
+<p>Aucun bruit ne sortait des étables. On n’entendait que le grincement
+du berceau que Pauline balançait pour endormir son enfant. Aussitôt
+que tous les grains furent rentrés, Eugène commença le déménagement.
+Le vacher emmena ses vaches, et la vieille Bibiche s’en alla dans la
+voiture qui emportait toutes les volailles de la basse-cour.</p>
+
+<p>Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu’Eugène
+ne voulait confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait
+emporter Pauline et son enfant.</p>
+
+<p>Le petit garçon s’était endormi dans une <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> corbeille pleine de
+paille, et Eugène le déposa dans la voiture sans le réveiller. Pauline
+le recouvrit avec son châle, et, après avoir fait un grand signe de
+croix vers la maison, elle ramassa les guides, et la voiture s’engagea
+sous les châtaigniers.</p>
+
+<p>Je voulus les accompagner jusqu’à la route; je suivais derrière les
+bœufs entre Eugène et Martine.</p>
+
+<p>Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses
+bœufs en les touchant de la main.</p>
+
+<p>Nous étions déjà très loin sur la route lorsque Pauline s’aperçut que
+la nuit venait. Elle arrêta son cheval, et lorsque je fus montée sur le
+marchepied de la voiture pour l’embrasser, elle me dit tristement:</p>
+
+<p>—Adieu, ma fille! Conduis-toi bien.</p>
+
+<p>Elle ajouta, la voix pleine de larmes:</p>
+
+<p>—Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il ne t’aurait jamais abandonnée.</p>
+
+<p>Martine m’embrassa en souriant:</p>
+
+<p>—On se reverra peut-être! me dit-elle.</p>
+
+<p>Eugène ôta son chapeau; il me donna une longue poignée de main en
+disant lentement:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p>
+
+<p>—Adieu, mon petit compagnon. Je me souviendrai toujours de toi.</p>
+
+<p class="br">Quand j’eus marché un peu, je me retournai pour les voir encore; et,
+malgré la nuit qui augmentait, je vis qu’Eugène et Martine marchaient
+en se tenant par la main.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_175">175</span></p>
+ <h2>TROISIÈME PARTIE</h2>
+</div>
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_177">177</span></p>
+</div>
+
+<p>Les nouveaux fermiers arrivèrent le lendemain. Les laboureurs et la
+servante étaient venus dès le matin, et, lorsque le soir, les maîtres
+entrèrent dans la maison, je savais qu’on les appelait M. et Mme
+Alphonse.</p>
+
+<p>M. Tirande resta deux jours à Villevieille et partit après m’avoir
+rappelé que j’étais au service de sa bru, et que je n’aurais plus à
+m’occuper des travaux de la ferme.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_178">178</span></p>
+</div>
+
+<p>Dès la première semaine, Mme Alphonse avait fait transformer la chambre
+d’Eugène en lingerie, et elle m’avait aussitôt installée devant une
+grande table sur laquelle étaient plusieurs pièces de toile, que je
+devais transformer en linge de toutes sortes.</p>
+
+<p>Elle venait s’asseoir près de moi, pour faire de la dentelle; elle
+restait des journées entières sans me dire un mot.</p>
+
+<p>Quelquefois elle me parlait des armoires pleines de linge de sa mère.</p>
+
+<p>Sa voix était sans timbre, et sa bouche remuait à peine pour parler.</p>
+
+<p>M. Tirande paraissait beaucoup aimer sa bru. Chaque fois qu’il venait,
+il s’informait de ce qu’elle pouvait désirer.</p>
+
+<p>Elle n’aimait que le linge. Alors il partait <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> en promettant
+d’acheter d’autres pièces de toile.</p>
+
+<p>M. Alphonse ne paraissait guère qu’aux heures de repas. J’aurais été
+bien en peine de dire à quoi il employait son temps.</p>
+
+<p>Son visage me rappelait celui de la supérieure. Il avait comme elle la
+peau jaune et les yeux brillants; on eût dit qu’il portait en lui un
+brasier qui pouvait le consumer d’un moment à l’autre.</p>
+
+<p>Il était très pieux, et chaque dimanche, il partait avec Mme Alphonse à
+la messe du village qu’habitait M. Tirande.</p>
+
+<p>Au commencement, ils voulurent m’emmener dans leur voiture; mais je
+refusai, préférant aller à Sainte-Montagne où j’espérais rencontrer
+Pauline ou Eugène.</p>
+
+<p>Quelquefois, un des laboureurs venait avec moi, mais le plus souvent,
+je m’en allais seule, par un chemin de traverse qui diminuait de
+beaucoup le trajet.</p>
+
+<p>C’était un chemin rude et pierreux qui grimpait sur la colline, à
+travers les genêts.</p>
+
+<p>A l’endroit le plus élevé, je m’arrêtais devant la maison de Jean le
+Rouge.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_180">180</span></p>
+
+<p>Cette maison était basse et profonde; les murs étaient aussi noirs que
+le chaume qui la recouvrait; et on eût pu passer à côté sans la voir,
+tant les genêts qui l’entouraient étaient hauts.</p>
+
+<p>J’entrais pour dire bonjour à Jean le Rouge, <ins class="correction" title="qne">que</ins> je connaissais depuis
+que j’étais à la ferme de Villevieille.</p>
+
+<p>Il avait toujours travaillé pour maître Sylvain, qui le tenait en
+grande estime. Eugène disait qu’on pouvait le faire toucher à tout et
+qu’avec lui les choses étaient toujours bien faites.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_181">181</span></p>
+</div>
+
+<p>Maintenant, M. Alphonse ne voulait plus l’occuper; il parlait de le
+renvoyer de la maison de la colline. Jean le Rouge en était si affecté,
+qu’il ne pensait plus qu’à cela.</p>
+
+<p>Aussitôt après la messe, je revenais par le même chemin. Les enfants
+de Jean m’entouraient pour avoir le pain bénit que je leur rapportais.
+Ils étaient six, et l’aîné n’avait pas encore douze ans. Mon pain bénit
+n’était guère plus gros qu’une bouchée; aussi, je le remettais à la
+femme de Jean qui le distribuait en parts égales.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pour moi un escabeau devant
+le feu, et il s’asseyait lui-même sur une rondelle de bois, qu’il
+roulait du pied, jusqu’à la cheminée. Sa femme ramenait les brindilles
+dans le feu <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> avec de lourdes pincettes; et dans le chaudron pendu à
+la crémaillère, on voyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.</p>
+
+<p>Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m’avait dit:</p>
+
+<p>—Je suis aussi un enfant abandonné.</p>
+
+<p>Et peu à peu, il m’avait appris qu’à l’âge de douze ans on l’avait
+placé chez le bûcheron qui habitait déjà la maison de la colline. Il
+avait su très vite grimper au sommet des arbres pour y attacher la
+corde qui devait les faire pencher; puis, la journée finie, et son
+fagot de bois sur le dos, il partait en avant pour arriver plus vite
+à la maison, où il trouvait la petite fille du bûcheron, en train de
+faire la soupe.</p>
+
+<p>Elle était du même âge que lui, et ils étaient devenus tout de suite de
+bons amis.</p>
+
+<p>Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.</p>
+
+<p>Le vieux bûcheron, qui croyait les enfants bien endormis, s’en alla à
+la messe de minuit. Mais eux s’étaient levés aussitôt après son départ.
+Ils voulaient préparer le réveillon pour le retour du vieux, et ils se
+faisaient une joie de sa surprise.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_183">183</span></p>
+
+<p>Pendant que la fillette faisait cuire des châtaignes, et mettait sur la
+table le pot de miel et la cruche de cidre, Jean le Rouge préparait un
+feu de grosses bûches.</p>
+
+<p>Du temps passa; les châtaignes étaient cuites, et le bûcheron tardait
+à rentrer. Les enfants s’assirent par terre devant le feu pour avoir
+plus chaud, et ils finirent par s’endormir, en s’appuyant l’un contre
+l’autre.</p>
+
+<p>Jean se réveilla aux cris que poussait la petite fille. Il ne comprit
+pas tout d’abord pourquoi elle levait les bras si haut devant la flamme.</p>
+
+<p>Comme elle sautait sur ses pieds pour s’enfuir, il vit qu’elle brûlait.</p>
+
+<p>Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, et elle courait en éclairant
+les arbres.</p>
+
+<p>Alors, Jean l’avait saisie, et jetée dans la fontaine de la source.</p>
+
+<p>Le feu s’était éteint tout de suite, mais lorsque Jean voulut la sortir
+de la fontaine, il la trouva si lourde, qu’il crut qu’elle était morte.
+Elle ne faisait aucun mouvement, et il mit longtemps à la tirer de
+l’eau, puis, il la ramena à la maison, en la traînant comme un fagot.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_184">184</span></p>
+
+<p>Les grosses bûches étaient devenues des braises rouges; seule, la plus
+grosse, qui était humide, continuait à fumer et à grésiller.</p>
+
+<p>Le visage de la petite fille n’était plus qu’une énorme boursouflure
+noire et violacée et son corps à moitié nu laissait voir de larges
+taches rouges.</p>
+
+<p>Elle resta de longs mois malade, et quand, enfin, on la crut guérie, <ins class="correction" title="ou">on</ins>
+s’aperçut qu’elle était devenue muette.</p>
+
+<p>Elle entendait très bien, elle pouvait même rire comme tout le monde;
+mais il lui était impossible d’articuler un seul mot.</p>
+
+<p>Pendant que Jean le Rouge me racontait ces choses, sa femme le
+regardait en remuant les yeux, comme si elle lisait un livre.</p>
+
+<p>Son visage portait des traces profondes de brûlures, mais on s’y
+habituait très vite, et on ne voyait plus que sa bouche aux dents
+blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elle appelait ses enfants en
+faisant entendre un éclat de voix prolongé, et les petits accouraient,
+et comprenaient tous ses gestes.</p>
+
+<p>J’étais désolée aussi de leur voir quitter la maison de la colline.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_185">185</span></p>
+
+<p>C’étaient les derniers amis qui me restaient et l’idée m’était venue de
+parler d’eux à Mme Alphonse, dans l’espoir qu’elle obtiendrait de son
+mari qu’il veuille bien les garder.</p>
+
+<p>Je trouvai l’occasion un jour que M. Tirande et son fils étaient entrés
+dans la lingerie en parlant de changements à faire à la ferme.</p>
+
+<p>M. Alphonse ne voulait pas de troupeau: il parlait d’acheter des
+machines agricoles, d’abattre les sapins et de défricher la colline.
+Les étables serviraient de remises pour les machines, et la maison de
+la colline deviendrait un grenier à fourrages.</p>
+
+<p>Je ne sais si Mme Alphonse entendait; elle travaillait à sa dentelle
+avec une grande attention.</p>
+
+<p>Aussitôt que les deux hommes furent sortis, j’osai parler de Jean le
+Rouge.</p>
+
+<p>J’expliquai combien il avait été utile à maître Sylvain: je dis son
+chagrin de quitter cette maison qu’il habitait depuis si longtemps, et
+quand je m’arrêtai, tout angoissée de la réponse qui allait venir, Mme
+Alphonse retira son crochet du fil et dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_186">186</span></p>
+
+<p>—Je crois que je me suis trompée d’une maille.</p>
+
+<p>Elle compta jusqu’à dix-neuf, et elle ajouta:</p>
+
+<p>—C’est ennuyeux, il faut que je défasse tout un rang.</p>
+
+<p>Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, il eut un mouvement de colère,
+qui lui fit tendre le poing vers Villevieille. Mais sa femme lui mit la
+main sur l’épaule en le regardant. Aussitôt Jean se calma.</p>
+
+<p>Jean le Rouge quitta la maison de la colline à la fin de janvier, et
+une profonde tristesse entra en moi.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_187">187</span></p>
+</div>
+
+<p>Maintenant, je <ins class="correction" title="n'avait">n’avais</ins> plus d’amis.</p>
+
+<p>Je ne reconnaissais plus la ferme; tous ces gens s’y mettaient à leur
+aise, et il me semblait que c’était moi la nouvelle venue. La servante
+me regardait avec méfiance, et les laboureurs évitaient de me parler.</p>
+
+<p>La servante s’appelait Adèle. Tout le jour, on l’entendait bougonner
+et traîner ses sabots. Elle faisait du bruit même quand elle marchait
+sur la paille. A table, elle mangeait debout, et elle répondait sans
+politesse aux observations des maîtres.</p>
+
+<p>M. Alphonse avait fait enlever le banc de la porte et mettre à sa place
+des petits arbustes verts qu’on avait enclos d’un treillage.</p>
+
+<p>Il avait fait aussi enlever le vieil orme où la hulotte était venue
+chanter, les soirs d’été.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span></p>
+
+<p>Il devait y avoir longtemps que le vieil arbre ne donnait plus
+d’ombrage au seuil de la maison: il ne portait plus qu’un bouquet de
+feuillage tout en haut, et cela lui faisait comme une tête, qui se
+penchait pour écouter ce qui se disait en bas.</p>
+
+<p>Les bûcherons qui vinrent pour l’abattre furent d’avis que cela ne
+serait pas facile. Il menaçait, en tombant, de démolir la toiture de la
+maison.</p>
+
+<p>Enfin, après bien des discussions, et bien des tours autour de lui,
+on décida de l’enserrer de grosses cordes qui le feraient pencher et
+l’obligeraient à tomber sur le fumier.</p>
+
+<p>Il fallut la journée de deux hommes pour l’abattre, et au moment où
+on croyait qu’il allait se coucher tranquillement, une des cordes se
+desserra et le vieil orme se releva pour retomber de côté. Il glissa
+sur le toit en entraînant la cheminée et une grande quantité de tuiles,
+et après avoir écorché le mur, il se coucha en travers de la porte: et
+pas une de ses branches ne toucha le fumier.</p>
+
+<p>M. Alphonse ne put retenir un cri de colère. Il saisit la hache d’un
+des bûcherons, et il <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> frappa l’arbre d’un coup si violent qu’un
+morceau d’écorce sauta dans la fenêtre de la lingerie et cassa un
+carreau.</p>
+
+<p>Mme Alphonse vit des éclats de verre tomber sur moi, elle se leva
+avec une vivacité que je ne lui connaissais pas, et avec des mains
+tremblantes et des yeux peureux, elle examina minutieusement chaque
+endroit de la nappe que j’étais en train de broder.</p>
+
+<p>Mais elle ne vit pas que j’essuyais avec mon mouchoir une petite
+coupure que le verre m’avait faite à la joue.</p>
+
+<p>Elle eut si peur qu’il n’arrivât malheur aux piles de linge qui
+commençaient à s’entasser, qu’elle m’emmena le lendemain chez sa mère
+pour me faire voir comment il fallait ranger les armoires.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_190">190</span></p>
+</div>
+
+<p>La mère de Mme Alphonse s’appelait Mme Deslois; mais quand les
+laboureurs parlaient d’elle, ils disaient toujours «la bourgeoise du
+château».</p>
+
+<p>Elle n’était venue qu’une fois à Villevieille.</p>
+
+<p>Elle s’était approchée de moi, et m’avait regardée de très près en
+clignant des yeux. C’était une grande femme qui marchait courbée, comme
+si elle cherchait quelque chose par terre. Elle habitait le grand
+domaine du Gué Perdu.</p>
+
+<p>Mme Alphonse prit un sentier, le long de la petite rivière.</p>
+
+<p>On était à la fin de mars, et les prés étaient déjà tout fleuris.</p>
+
+<p>Mme Alphonse marchait tout droit dans le <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> sentier; mais moi,
+j’avais un grand plaisir à marcher dans l’herbe molle.</p>
+
+<p>On arriva bientôt près du grand bois où le loup m’avait pris un agneau.</p>
+
+<p>J’avais gardé de ce bois une frayeur mystérieuse, et quand on quitta le
+sentier de la rivière pour prendre un chemin qui traversait les bois,
+je fus prise d’une véritable épouvante.</p>
+
+<p>Cependant le chemin était large; il devait même y passer souvent des
+voitures, car les ornières y étaient profondes.</p>
+
+<p>Au-dessus de nos têtes, les aiguilles des sapins crissaient
+continuellement en se frôlant. Cela faisait un bruit doux et léger qui
+ne ressemblait en rien au chuchotement sec et coupé de silences que le
+bois avait fait entendre quand il était chargé de neige. Malgré cela,
+je ne pouvais m’empêcher de regarder derrière moi.</p>
+
+<p>On ne marcha pas longtemps dans les bois; le chemin tournait à gauche,
+et on se trouva tout de suite dans la cour du Gué Perdu.</p>
+
+<p>La petite rivière passait derrière les étables, comme à Villevieille;
+mais ici les prés étaient <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> très resserrés et on eût dit que les
+bâtiments voulaient se cacher dans la sapinière.</p>
+
+<p>La maison d’habitation ne ressemblait pas aux fermes des environs.
+Le bas en était fait de vieux murs très épais et le premier étage
+paraissait avoir été posé dessus en attendant.</p>
+
+<p>Je ne trouvai pas que cette maison eût l’air d’un château, elle me
+faisait plutôt penser à une vieille souche d’arbre, de laquelle serait
+sorti un rejeton mal venu.</p>
+
+<p>Mme Deslois parut sur le pas de la porte en nous entendant venir.</p>
+
+<p>Elle me regarda encore en clignant des yeux. Elle dit tout de suite à
+haute voix qu’elle avait perdu un sou dans la paille, et que c’était
+bien étonnant que, depuis huit jours, personne ne l’eût encore trouvé.
+Tout en parlant, elle remuait avec son pied la mince couche de paille
+qui était devant la porte.</p>
+
+<p>Mme Alphonse ne devait pas entendre. Ses gros yeux fixaient
+l’intérieur, et ce fut presque avec ardeur qu’elle expliqua le motif de
+notre visite.</p>
+
+<p>Mme Deslois voulut me conduire elle-même <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> à la lingerie; elle mit
+les clefs sur les armoires, et après m’avoir recommandé de bien faire
+attention, et de ne rien déranger, elle me laissa seule.</p>
+
+<p>J’eus vite fait d’ouvrir et de refermer les grandes armoires
+reluisantes.</p>
+
+<p>J’aurais voulu m’en aller tout de suite. Cette grande lingerie froide
+m’épouvantait comme une prison: mes pas résonnaient sur les dalles,
+comme s’il y avait eu en dessous des caveaux profonds. Il me sembla
+tout à coup que je ne sortirais plus jamais de cette lingerie.</p>
+
+<p>Je tendis l’oreille pour écouter le bruit des bêtes, mais je n’entendis
+que la voix de Mme Deslois. C’était une voix forte et rauque, qui
+traversait les murs et pénétrait partout.</p>
+
+<p>J’allais vers la fenêtre, pour me sentir moins seule, quand une porte
+que je n’avais pas remarquée s’ouvrit brusquement derrière moi. Je
+tournai la tête, et je vis entrer un homme jeune, qui portait une
+longue blouse blanche, et une casquette grise.</p>
+
+<p>Il s’arrêta comme s’il était surpris de trouver <span class="pagenum" id="Page_194">194</span> quelqu’un là, et
+moi je continuais de le regarder sans pouvoir détacher mes yeux de lui.</p>
+
+<p>Il traversa la lingerie sans que nos regards se soient quittés, et il
+s’éloigna après s’être cogné contre la boiserie de la porte. Une minute
+après, il passa contre la fenêtre, et nos regards se rencontrèrent
+encore.</p>
+
+<p>J’en restai mal à l’aise, et sans savoir pourquoi, j’allai fermer les
+portes qu’il avait laissées ouvertes.</p>
+
+<p>Un moment après, Mme Alphonse vint me chercher, et je repris avec elle
+le chemin de Villevieille.</p>
+
+<p>Depuis que M. Alphonse avait remplacé Pauline, j’avais pris l’habitude
+d’aller m’asseoir sur un houx en forme de siège, qui se trouvait au
+milieu d’un grand buisson peu éloigné de la ferme.</p>
+
+<p>Maintenant que le printemps venait, j’y allais à l’heure où les
+laboureurs fumaient leur pipe sur le seuil des écuries.</p>
+
+<p>J’y restais longtemps à écouter les bruits du soir, et un grand désir
+me venait de ressembler aux arbres.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span></p>
+
+<p>Ce soir-là, il m’arriva de penser à l’homme du Gué Perdu. Mais chaque
+fois que je voulais fixer la couleur de ses yeux, ils entraient si
+profondément dans les miens, qu’il me semblait que j’en étais tout
+éclairée.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_196">196</span></p>
+</div>
+
+<p>Le dimanche qui suivit était jour de Pâques. Adèle était partie à
+la messe, dans la voiture de M. Alphonse. Je restai seule avec un
+laboureur, pour garder la ferme. Après le déjeuner, l’homme se coucha
+sur un tas de paille devant la porte, et moi, j’allai me cacher dans
+mon buisson.</p>
+
+<p>Je cherchai à entendre le son des cloches. Mais la ferme était trop
+éloignée des villages et aucun son ne venait jusqu’à moi.</p>
+
+<p>Ma pensée s’en alla vers sœur Marie-Aimée. Je pensais aussi à Sophie,
+qui venait me réveiller, chaque année, pour que je puisse entendre
+toutes les cloches de la ville qui sonnaient Pâques en même temps.</p>
+
+<p>Il lui était arrivé, une année, de ne pas se réveiller; elle en eut
+tant de regret que, l’année <span class="pagenum" id="Page_197">197</span> suivante, elle mit un gros caillou
+dans sa bouche pour s’empêcher de dormir. Chaque fois qu’elle se
+laissait aller au sommeil, ses dents portaient sur le caillou, et elle
+se réveillait aussitôt.</p>
+
+<p>Je pensais aussi à la grand’messe où Colette chantait à pleine voix. Je
+revoyais la débandade sur les pelouses, et l’air tout affairé de sœur
+Marie-Aimée s’occupant du grand repas des fêtes.</p>
+
+<p>Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant de sœur Marie-Aimée, je
+verrais la figure ingrate de Mme Alphonse, et les yeux luisants de
+son mari qui me faisaient tant peur; et en pensant qu’il me faudrait
+rester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à un profond
+découragement.</p>
+
+<p>Quand je fus lasse de pleurer, je vis avec surprise que le soleil
+avait beaucoup baissé. A travers les branches du buisson, je voyais
+s’allonger sur le pré les ombres longues et minces des peupliers; et,
+plus près de moi, je vis aussi une grande ombre qui bougeait. Elle
+s’avançait, puis s’arrêtait, et s’avançait de nouveau.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span></p>
+
+<p>Je compris tout de suite que quelqu’un allait passer devant ma
+cachette, et presque aussitôt, l’homme à la blouse blanche entrait dans
+le buisson, en se baissant pour éviter les branches.</p>
+
+<p>J’en ressentis un grand froid par tout le corps.</p>
+
+<p>Cependant, je me remis très vite; mais il me resta un tremblement
+nerveux, qu’il me fut impossible de dissimuler.</p>
+
+<p>Lui, restait debout devant moi sans parler.</p>
+
+<p>Je regardais la douceur qui était dans ses yeux; et je sentis revenir
+la chaleur dans mon corps.</p>
+
+<p>Je remarquai qu’il portait comme Eugène une chemise de couleur et une
+cravate nouée sous le col; et quand il parla, il me sembla que je
+connaissais sa voix depuis longtemps.</p>
+
+<p>Il s’était appuyé contre une grosse branche, en face de moi, et il me
+demanda s’il ne me restait plus de parents.</p>
+
+<p>Je répondis que non.</p>
+
+<p>Il fit glisser entre ses doigts une branche couverte de jeunes pousses,
+et, sans me regarder, il dit encore:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_199">199</span></p>
+
+<p>—Alors, vous êtes seule au monde?</p>
+
+<p>Je répondis vivement:</p>
+
+<p>—Oh, non, j’ai sœur Marie-Aimée!</p>
+
+<p>Et sans lui laisser le temps de me questionner, je dis combien je
+l’aimais, et avec quelle impatience j’attendais le moment où je
+pourrais la rejoindre.</p>
+
+<p>J’étais si heureuse de parler d’elle, que je ne m’arrêtais plus.</p>
+
+<p>Je disais sa beauté et son intelligence qui me semblaient au-dessus de
+tout.</p>
+
+<p>Je disais aussi son chagrin le jour de mon départ, et j’imaginais sa
+joie le jour où elle me verrait revenir.</p>
+
+<p>Pendant que je parlais, il avait les yeux fixés sur mon visage, mais
+son regard semblait voir beaucoup plus loin.</p>
+
+<p>Après un silence, il me demanda encore:</p>
+
+<p>—Est-ce que vous n’aimez personne ici?</p>
+
+<p>—Non, dis-je, tous ceux que j’aimais sont partis.</p>
+
+<p>Et j’ajoutai avec un peu de rancune:</p>
+
+<p>—Jusqu’à Jean le Rouge qu’ils ont chassé!</p>
+
+<p>—Pourtant, dit-il, Mme Alphonse n’est pas méchante?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span></p>
+
+<p>Je répondis qu’elle n’était ni méchante ni bonne, et que je la
+quitterais sans regret.</p>
+
+<p>A ce moment, on entendit crier les roues de la voiture de M. Alphonse,
+qui rentrait, et je me levai pour partir.</p>
+
+<p>Il s’effaça un peu, pour me laisser passer, et je le laissai seul dans
+le buisson.</p>
+
+<p>Le soir, je profitai d’un moment de bonne humeur d’Adèle, pour lui
+demander si elle connaissait les laboureurs du Gué Perdu. Elle me
+répondit qu’elle ne connaissait que les plus anciens; car depuis que
+Mme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaient pas longtemps chez
+elle.</p>
+
+<p>Une crainte que je n’aurais pu expliquer m’empêcha de parler du jeune
+homme à la blouse blanche; et Adèle ajouta en remuant le menton:</p>
+
+<p>—Heureusement que son fils aîné est revenu de Paris: les laboureurs
+seront moins malheureux.</p>
+
+<p>Le lendemain, pendant que Mme Alphonse travaillait à sa dentelle, je
+cousais en pensant au laboureur à la blouse blanche.</p>
+
+<p>Je ne pouvais le séparer d’Eugène dans ma <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> pensée; il s’exprimait
+comme lui, et je leur trouvais un air de ressemblance.</p>
+
+<p>Vers le soir, je crus le voir passer devant les écuries, et la minute
+d’après, il s’arrêtait sur le seuil de la lingerie.</p>
+
+<p>Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser sur Mme Alphonse; il tenait
+<ins class="correction" title="le">la</ins> tête haute, et sa bouche fléchissait un peu du côté gauche.</p>
+
+<p>Mme Alphonse dit, d’une voix traînante, en le voyant:</p>
+
+<p>—Tiens, voilà Henri.</p>
+
+<p>Elle se laissa embrasser sur les deux joues; puis elle indiqua une
+chaise à côté d’elle. Mais lui, s’assit un peu de travers sur la table,
+en repoussant la toile.</p>
+
+<p>Comme Adèle passait, Mme Alphonse lui dit:</p>
+
+<p>—Si vous voyez mon mari, dites-lui que mon frère est ici.</p>
+
+<p>Je mis quelques instants à comprendre; puis je devinai brusquement que
+c’était lui le fils aîné de Mme Deslois.</p>
+
+<p>Une honte que je n’avais pas encore connue me fit rougir violemment, et
+un immense regret me vint d’avoir parlé de sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span></p>
+
+<p>Il me sembla que je venais de jeter au vent la plus belle chose que je
+possédais, et malgré tous mes efforts, je ne pus retenir deux larmes
+qui s’accrochèrent à ma bouche, avant de tomber sur la toile fine que
+j’ourlais.</p>
+
+<p>Henri Deslois resta longtemps sur le coin de la table.</p>
+
+<p>A chaque instant, je sentais son regard sur moi, et c’était comme un
+poids lourd qui m’empêchait de relever le front.</p>
+
+<p>Deux jours après, je le retrouvai dans le buisson.</p>
+
+<p>En le voyant assis sur le houx, il me vint une grande faiblesse dans
+les jambes, et je m’arrêtai.</p>
+
+<p>Il se leva aussitôt pour me céder la place, mais je restai à le
+regarder.</p>
+
+<p>Il avait dans les yeux la même douceur que la première fois, et, comme
+s’il attendait que je lui raconte une nouvelle histoire, il demanda:</p>
+
+<p>—N’avez-vous rien à me dire, ce soir?</p>
+
+<p>Toutes les paroles qui me vinrent à l’esprit me semblèrent inutiles et
+je fis «non» de la tête; il reprit:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p>
+
+<p>—J’étais votre ami, l’autre jour.</p>
+
+<p>Ce souvenir augmenta mon regret, et je répondis seulement:</p>
+
+<p>—Vous êtes le frère de Mme Alphonse.</p>
+
+<p>Je le quittai, et n’osai plus retourner dans le buisson.</p>
+
+<p>Il revint souvent à Villevieille.</p>
+
+<p>J’évitais de le regarder, mais sa voix me causait toujours un profond
+malaise.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_204">204</span></p>
+</div>
+
+<p>Depuis que Jean le Rouge était parti, je ne savais que faire de mon
+temps après la messe. Chaque dimanche, je passais devant la maison de
+la colline; parfois, je regardais à travers les fentes des contrevents,
+et quand il m’arrivait de heurter le bois avec mon front, il rendait un
+son qui me faisait reculer tout effrayée.</p>
+
+<p>Un dimanche, je remarquai que la porte n’avait pas de serrure.
+J’appuyai le doigt sur le loquet, et aussitôt la porte s’ouvrit avec un
+grand bruit.</p>
+
+<p>Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’ouvrît si vite, et je restai là,
+avec l’envie de la refermer et de m’éloigner. Puis, comme le bruit
+avait cessé, et que le soleil était tout de suite entré en faisant un
+grand carré de clarté, je <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> me décidai à entrer aussi, en laissant
+la porte ouverte.</p>
+
+<p>La grande cheminée n’avait plus sa crémaillère, ni ses hauts landiers;
+il ne restait dans la salle que les épaisses rondelles de bois qui
+avaient servi de sièges aux enfants de Jean le Rouge. L’écorce en était
+usée, et le dessus était poli et comme ciré, à force d’avoir servi. La
+deuxième chambre était complètement vide; elle n’était pas carrelée, et
+sur la terre battue, les pieds des lits avaient creusé des trous.</p>
+
+<p>La porte du fond n’avait pas non plus de serrure, et je me trouvai
+bientôt dans le jardin.</p>
+
+<p>Les plates-bandes conservaient encore quelques légumes d’hiver, et les
+arbres à fruits étaient en fleurs.</p>
+
+<p>La plupart étaient très vieux; plusieurs étaient devenus bossus, et
+leurs branches s’abaissaient comme si elles trouvaient que les fleurs
+même étaient trop lourdes à porter.</p>
+
+<p>Au bas du jardin, la colline s’évasait en pente douce jusqu’à une
+immense plaine où paissaient des troupeaux, et tout au bout, <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> une
+rangée de peupliers faisaient comme une barrière qui empêchait le ciel
+d’entrer dans la plaine.</p>
+
+<p>Peu à peu je reconnaissais chaque endroit. Voici la petite rivière, au
+bas de la colline. Je ne vois pas l’eau, mais les saules ont l’air de
+se ranger pour la laisser passer.</p>
+
+<p>Elle disparaît derrière les bâtiments de Villevieille, dont les toits
+sont de la même couleur que les châtaigniers, et la voilà de l’autre
+côté. Elle brille par endroits, entre les minces peupliers; puis
+elle s’enfonce dans ce grand bois de sapins, qui paraît tout noir,
+et qui cache le Gué Perdu: c’est le chemin que Mme Alphonse m’a fait
+suivre pour aller chez sa mère... Son frère avait dû venir par le même
+sentier, le jour où il m’était apparu dans le buisson de houx.</p>
+
+<p>Aujourd’hui, il n’y avait personne dans le sentier. Tout était d’un
+vert tendre, et j’avais beau regarder entre les bouquets d’arbres,
+aucune blouse n’apparaissait.</p>
+
+<p>Je cherchais aussi des yeux le buisson; mais il était caché par les
+toits de la ferme.</p>
+
+<p>Henri Deslois y était venu plusieurs fois <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> depuis le jour de
+Pâques. Je n’aurais pas su dire comment je le savais; mais, ces
+jours-là, je ne pouvais m’empêcher d’en faire le tour.</p>
+
+<p>Hier, Henri Deslois était entré dans la lingerie, pendant que j’étais
+seule: il avait fait un geste comme s’il allait me parler.</p>
+
+<p>Aussitôt, mes yeux s’étaient attachés à lui, comme la première fois, et
+il était reparti sans rien dire.</p>
+
+<p>Et maintenant que j’étais dans ce jardin sans clôture, tout entouré de
+genêts fleuris, le désir me venait d’y vivre toujours.</p>
+
+<p>Un gros pommier se penchait à côté de moi, et trempait le bout de ses
+branches dans la source.</p>
+
+<p>La source sortait du tronc creux d’un arbre, et le trop-plein s’en
+allait en petits ruisseaux à travers les plates-bandes.</p>
+
+<p>Ce jardin plein de fleurs et d’eau claire me paraissait le plus beau
+jardin de la terre, et quand je tournais la tête vers la maison grande
+ouverte au soleil, j’attendais toujours qu’il en sortît des êtres
+extraordinaires.</p>
+
+<p>Cette maison basse et sans couleur me <span class="pagenum" id="Page_208">208</span> semblait pleine de mystère:
+il sortait d’elle des petits glissements brusques et irréguliers,
+et tout à l’heure, j’avais bien cru entendre le bruit que faisait
+Henri Deslois quand il posait le pied sur le seuil de la ferme de
+Villevieille.</p>
+
+<p>J’avais écouté, comme si j’espérais le voir s’approcher. Mais le bruit
+de pas ne s’était pas renouvelé, et bientôt je m’aperçus que les genêts
+et les arbres faisaient entendre toutes sortes de sons mystérieux.</p>
+
+<p>J’imaginais que j’étais un jeune arbre, que le vent pouvait déplacer
+à son gré. Le même souffle frais qui balançait les genêts passait sur
+ma tête et emmêlait mes cheveux; et pour imiter le pommier, je me
+baissais, et trempais mes doigts dans l’eau pure de la source.</p>
+
+<p>Un nouveau bruit me fit regarder vers la maison, et je n’eus aucune
+surprise en voyant Henri Deslois dans l’encadrement de la porte.</p>
+
+<p>Il était tête nue, et les bras ballants.</p>
+
+<p>Il fit deux pas dans le jardin, et son regard s’en alla au loin dans la
+plaine.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span></p>
+
+<p>Ses cheveux étaient séparés sur le côté, et son front s’allongeait très
+loin vers les tempes.</p>
+
+<p>Il resta un long moment sans bouger; puis, il se tourna tout à fait
+vers moi.</p>
+
+<p>Deux arbres seulement nous séparaient; il fit encore un pas, il prit
+d’une main le tout jeune arbre qui était devant lui, et les branches
+fleuries firent comme un bouquet au-dessus de sa tête. La clarté était
+si grande, qu’il me semblait que l’écorce des arbres brillait et que
+chaque fleur rayonnait, et, dans les yeux d’Henri Deslois, il y avait
+une douceur si profonde, que je m’avançai vers lui sans aucune honte.</p>
+
+<p>Il ne fit pas un mouvement, mais quand je m’arrêtai devant lui, son
+visage devint plus blanc que sa blouse, et sa bouche trembla.</p>
+
+<p>Il prit mes deux mains, qu’il appuya fortement contre ses tempes, et il
+dit d’une voix très basse:</p>
+
+<p>—Je suis comme un avare qui a retrouvé son trésor.</p>
+
+<p>En ce moment, la cloche de l’église de Sainte-Montagne se mit à sonner.
+Les sons <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> montaient la colline en courant, et après s’être reposés
+un instant au-dessus de nous, s’en allaient se perdre plus haut.</p>
+
+<p>Les heures passèrent avec le jour, les troupeaux disparurent un à un
+de la plaine: une vapeur blanche se leva de la petite rivière; puis
+le soleil passa derrière la barrière de peupliers, et les fleurs des
+genêts commencèrent à devenir plus sombres.</p>
+
+<p>Henri Deslois me ramena sur le chemin de la ferme; il marchait devant
+moi, dans le sentier étroit, et quand il me quitta un peu avant l’allée
+des châtaigniers, je sentis que je l’aimais plus que sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>La maison de la colline devint notre maison.</p>
+
+<p>Chaque dimanche j’y retrouvais Henri Deslois, et, comme au temps de
+Jean le Rouge, je rapportais le pain bénit que nous partagions en riant.</p>
+
+<p>Il y avait en nous comme une folie de liberté, qui nous faisait courir
+autour du jardin, et mouiller nos souliers dans le ruisseau de la
+source.</p>
+
+<p>Henri Deslois disait:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p>
+
+<p>—Le dimanche, j’ai aussi dix-sept ans!</p>
+
+<p>Parfois, nous faisions de longues promenades dans les bois qui
+entouraient la colline.</p>
+
+<p>Henri Deslois ne se lassait pas de m’entendre raconter mon enfance avec
+sœur Marie-Aimée. Nous parlions aussi d’Eugène, qu’il connaissait. Il
+disait qu’il était de ceux qu’on aime à avoir pour amis.</p>
+
+<p>Je lui dis aussi combien j’avais été mauvaise bergère; et tout en
+pensant qu’il allait se moquer de moi, je racontai l’histoire du mouton
+enflé. Il ne se moqua pas, il passa seulement un doigt sur mon front,
+en disant:</p>
+
+<p>—Il faut beaucoup d’amour pour guérir ça!</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_212">212</span></p>
+</div>
+
+<p>Il nous arriva un jour de nous arrêter près d’un immense champ de
+blé, dont on ne voyait pas la fin. Des milliers de papillons blancs
+voltigeaient au-dessus des épis. Henri Deslois ne parlait pas, et moi
+je regardais les épis qui se ployaient et se redressaient comme s’ils
+voulaient prendre leur élan pour fuir. On eût dit que les papillons
+leur apportaient des ailes pour les aider; mais les épis avaient beau
+s’agiter, ils ne parvenaient pas à quitter la terre.</p>
+
+<p>Je le dis à Henri Deslois, qui regarda longtemps le blé; puis, comme
+s’il parlait pour lui-même, il dit en traînant sur les mots:</p>
+
+<p>—Il en est de même pour l’homme; parfois une douce créature vient
+à lui; elle est semblable aux papillons blancs de la plaine; il ne
+<span class="pagenum" id="Page_213">213</span> sait si elle monte de la terre, ou si elle descend d’en haut; il
+sent qu’avec elle il pourrait vivre du vent qui passe et du miel des
+fleurs. Mais, pareil à la racine qui retient l’épi à la terre, un lien
+mystérieux l’attache à son devoir qui est fort comme la terre.</p>
+
+<p>Il me sembla que sa voix avait un accent de souffrance, et que
+sa bouche fléchissait davantage. Mais presque aussitôt ses yeux
+s’arrêtèrent sur moi, et il dit d’une voix plus ferme:</p>
+
+<p>—Ayons confiance en nous!</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_214">214</span></p>
+</div>
+
+<p>L’été passa, puis l’automne; et malgré le mauvais temps de décembre,
+nous ne pouvions nous décider à quitter la maison de la colline.</p>
+
+<p>Henri Deslois apportait des livres que nous lisions, assis sur les
+rondelles de bois, dans la pièce qui donnait sur le jardin. Je rentrais
+à la ferme quand la nuit venait, et Adèle, qui croyait que je passais
+mon temps à la danse du village, s’étonnait toujours de mon air triste.</p>
+
+<p>Presque chaque jour, Henri Deslois venait à Villevieille. Je
+l’entendais venir de loin; il montait sans bride ni selle une grande
+jument blanche qui trottait lourdement, et qui le portait à travers
+les labours et les sentiers. C’était une bête patiente et douce. Son
+maître <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> la laissait en liberté dans la cour, pendant qu’il entrait
+dire bonjour à Mme Alphonse. Aussitôt que M. Alphonse l’entendait, il
+entrait dans la lingerie.</p>
+
+<p>Tous deux parlaient de l’amélioration des terres ou des gens qu’ils
+connaissaient; mais il y avait toujours dans la conversation un mot ou
+une tournure de phrase qui venait à moi comme la pensée visible d’Henri
+Deslois.</p>
+
+<p>Je rencontrais souvent le regard de M. Alphonse, et je ne pouvais pas
+toujours m’empêcher de rougir.</p>
+
+<p>Un après-midi qu’Henri Deslois entrait tout souriant, M. Alphonse lui
+cria:</p>
+
+<p>—Vous savez que j’ai vendu la maison de la colline.</p>
+
+<p>Les deux hommes se regardèrent; ils devinrent si pâles tous les deux
+que j’eus peur de les voir mourir sur place. Puis M. Alphonse se leva
+de sa chaise pour s’adosser à la cheminée, pendant qu’Henri Deslois
+poussait la porte, sans pouvoir arriver à la fermer.</p>
+
+<p>Mme Alphonse posa sa dentelle sur ses genoux; et elle dit comme si elle
+répétait une leçon:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p>
+
+<p>—Cette maison ne servait à rien, et je suis bien contente qu’elle soit
+vendue.</p>
+
+<p>Henri Deslois vint s’asseoir sur la table, si près de moi qu’il aurait
+pu me toucher. Il dit d’une voix assez ferme:</p>
+
+<p>—Je regrette que vous l’ayez vendue sans m’en avoir parlé, car j’avais
+l’intention de l’acheter.</p>
+
+<p>M. Alphonse se tortilla comme un ver. Il faisait des efforts pour rire
+aux éclats, et, à travers son rire, il disait:</p>
+
+<p>—L’acheter, l’acheter, mais qu’en auriez-vous fait?</p>
+
+<p>Henri Deslois posa sa main sur le dossier de ma chaise, et il répondit:</p>
+
+<p>—Je l’aurais habitée comme Jean le Rouge.</p>
+
+<p>M. Alphonse se mit à aller et venir devant la cheminée; son visage
+était devenu d’un jaune terreux; il tenait ses mains dans les poches de
+son pantalon, et ses pieds se soulevaient si vite qu’on eût dit qu’il
+les remontait avec une ficelle qu’il tenait dans chaque main.</p>
+
+<p>Puis il vint s’appuyer à la table en face de nous, et en nous regardant
+l’un après l’autre <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> de ses yeux qui luisaient, il dit avec un
+mouvement de tout son buste en avant:</p>
+
+<p>—Eh bien! je l’ai vendue, et comme cela, tout est fini!</p>
+
+<p>Pendant le silence qui suivit, on entendit la jument blanche gratter le
+seuil avec son sabot, comme si elle appelait son maître.</p>
+
+<p>Henri Deslois se dirigea vers la porte; puis il revint près de moi pour
+ramasser mon ouvrage qui avait glissé de mes mains sans que je m’en
+fusse aperçue.</p>
+
+<p>Il embrassa sa sœur, et, avant de partir, il dit en me regardant:</p>
+
+<p>—A demain!</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_218">218</span></p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain, dans la matinée, ce fut Mme Deslois qui entra dans la
+lingerie. Elle vint droit à moi avec des mots insultants.</p>
+
+<p>Mais M. Alphonse la fit taire d’un geste sec; puis, s’adressant à moi
+d’une voix adoucie, il dit:</p>
+
+<p>—Mme Alphonse m’envoie vous dire qu’elle tient beaucoup à vous garder
+près d’elle. Elle désire seulement que dorénavant vous veniez à la
+messe avec nous.</p>
+
+<p>Il essaya de sourire en ajoutant:</p>
+
+<p>—Vous ferez le voyage en voiture.</p>
+
+<p>C’était la première fois qu’il me parlait directement. Sa voix me parut
+un peu voilée, comme s’il éprouvait une gêne à me dire ces choses.</p>
+
+<p>Je ne savais pas pourquoi je pensai que <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> Mme Alphonse n’avait rien
+dit de tout cela, et qu’il mentait. Puis, en ce moment, il ressemblait
+tellement à la supérieure, que je ne pus m’empêcher de le braver.</p>
+
+<p>Je répondis que je n’aimais pas aller en voiture, et que je
+continuerais d’aller à Sainte-Montagne.</p>
+
+<p>Il rentra sa lèvre inférieure, et il se mit à la mordiller.</p>
+
+<p>Aussitôt, Mme Deslois s’avança menaçante, en me traitant d’insolente.
+Elle répétait ce mot comme si elle n’en trouvait pas d’autres.</p>
+
+<p>Elle le criait de plus en plus fort, et bientôt elle perdit toute
+mesure. Le blanc de ses yeux devint tout rouge, et elle leva la main
+pour me frapper.</p>
+
+<p>Je reculai vivement en passant derrière ma chaise. Mme Deslois buta
+dans la chaise, qu’elle renversa, et elle dut se retenir à la table
+pour ne pas tomber.</p>
+
+<p>Ses cris rauques m’épouvantaient.</p>
+
+<p>Je voulus sortir de la lingerie; mais M. Alphonse s’était mis devant
+la porte comme pour la garder, et je revins en face de Mme Deslois, de
+l’autre côté de la table.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_220">220</span></p>
+
+<p>Elle parlait maintenant d’une voix étranglée. Elle disait des mots dont
+le sens m’échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une
+odeur insupportable. Elle cessa, après avoir crié de toutes ses forces:</p>
+
+<p>—Je suis sa mère, entendez-vous?</p>
+
+<p>M. Alphonse revint vers moi; il dit en me prenant le bras:</p>
+
+<p>—Voyons! écoutez-moi.</p>
+
+<p>Je me dégageai en le repoussant, et je sortis de la maison en courant.</p>
+
+<p>Les derniers mots de Mme Deslois entraient dans ma tête comme un
+marteau pointu:</p>
+
+<p>«Je suis sa mère, entendez-vous?»</p>
+
+<p>Oh! ma mère Marie-Aimée, comme vous étiez belle à côté de cette autre
+mère, et comme je vous aimais en ce moment! Comme vos yeux de plusieurs
+couleurs rayonnaient et illuminaient votre vêtement noir, et comme
+votre visage était pur dans votre cornette blanche! Vous étiez aussi
+visible pour moi, que si vous eussiez été réellement devant moi.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_221">221</span></p>
+</div>
+
+<p>Je fus toute surprise de me retrouver devant la maison de la colline;
+et en même temps, je m’aperçus que la neige tombait en tourmente.
+J’entrai dans la maison pour m’abriter, et j’allai tout de suite dans
+la pièce qui donnait sur le jardin.</p>
+
+<p>Je cherchai à fixer ma pensée; mais mes idées tournoyaient dans ma
+tête comme les flocons de neige qui paraissaient monter de la terre et
+tomber du ciel en même temps; et chaque fois que je faisais un effort
+pour penser, ma mémoire ne m’apportait que les bribes d’une chanson
+que les petites filles chantaient joyeusement dans leurs rondes et qui
+disait:</p>
+
+<div class="cpoesie">
+ <div class="poem">
+ <span class="i0">On a tant fait sauter la vieille,</span><br>
+ <span class="i0">Qu’elle est morte en sautillant,</span><br>
+ <span class="i10">Tireli,</span><br>
+ <span class="i0">Sautons, sautons, la vieille!</span>
+ </div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_222">222</span></p>
+
+<p>Je me trouvais bien dans cette maison silencieuse.</p>
+
+<p>La neige s’arrêta de tomber, et les arbres me semblèrent aussi beaux
+que le jour où je les avais vus tout fleuris; et brusquement le
+souvenir de ce qui venait de se passer, se précisa dans mon esprit. Je
+revis la main aux doigts carrés de Mme Deslois; un grand frisson me
+secoua; quelle vilaine main, et comme elle était grande!</p>
+
+<p>Puis l’expression du regard de M. Alphonse, quand il me prit le bras.
+Maintenant que j’y pensais, je me rappelais avoir déjà vu ce regard à
+une petite fille.</p>
+
+<p>C’était un jour que je venais de voler un fruit tombé; elle s’était
+précipitée sur moi, en disant:</p>
+
+<p>—Donne-m’en la moitié, et je ne le dirai pas.</p>
+
+<p>Une grande répugnance m’était venue de partager avec elle, et, au
+risque de me faire voir par sœur Marie-Aimée, j’étais allée reporter le
+fruit sous l’arbre.</p>
+
+<p>Et voilà qu’à penser à ces choses un désir violent me venait de revoir
+sœur Marie-Aimée. <span class="pagenum" id="Page_223">223</span> J’aurais voulu partir tout de suite. Mais, en
+même temps, je pensai qu’Henri Deslois avait dit hier en partant: «A
+demain!»</p>
+
+<p>Peut-être était-il déjà à la ferme, m’attendant et s’inquiétant de ce
+que je pouvais être devenue.</p>
+
+<p>Je sortis de la maison pour courir à Villevieille.</p>
+
+<p>Je n’avais fait que quelques pas, lorsque je le vis venir sur le chemin.</p>
+
+<p>La jument blanche gravissait difficilement le sentier plein de neige.</p>
+
+<p>Henri Deslois était tête nue comme la première fois qu’il était venu
+ici; sa blouse se gonflait sous le vent, et il se retenait à la
+crinière de sa bête.</p>
+
+<p>La jument s’arrêta devant moi.</p>
+
+<p>Son maître se pencha, et saisit mes deux mains que je levais vers lui.</p>
+
+<p>Il y avait sur son visage quelque chose de tourmenté que je n’y avais
+jamais vu. Je remarquai aussi que ses sourcils se rejoignaient comme
+ceux de Mme Deslois. Il dit un peu essoufflé:</p>
+
+<p>—Je savais que je vous retrouverais ici.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_224">224</span></p>
+
+<p>Il ouvrit encore la bouche, et je fus tout de suite sûre que ses
+paroles allaient me donner de la joie.</p>
+
+<p>Il serra davantage mes mains, et dit de la même voix <ins class="correction" title="essouflée">essoufflée</ins>:</p>
+
+<p>—N’ayez pas de haine contre moi.</p>
+
+<p>Il détourna les yeux des miens:</p>
+
+<p>—Je ne peux plus être votre ami.</p>
+
+<p>Aussitôt, je crus que quelqu’un me donnait un coup violent sur la tête.</p>
+
+<p>Il se fit dans mes oreilles un grand bruit de scie. Je vis Henri
+Deslois frissonner longuement, et j’entendis encore qu’il disait:</p>
+
+<p>—Oh! comme j’ai froid!</p>
+
+<p>Puis, je ne sentis plus sur mes mains la chaleur des siennes; et quand
+je compris que je restais seule sur le chemin, je ne vis plus qu’une
+masse d’un blanc gris, qui paraissait glisser sans bruit sur la neige
+du sentier.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_225">225</span></p>
+</div>
+
+<p>Je descendis lentement l’autre versant de la colline.</p>
+
+<p>Je marchai longtemps dans la neige qui crissait sous mes pieds.</p>
+
+<p>J’avais déjà fait la moitié du chemin, lorsqu’un paysan m’offrit de
+monter dans sa voiture. Il allait aussi à la ville, et je me trouvai
+bientôt devant l’Orphelinat.</p>
+
+<p>Je sonnai, et tout de suite la portière m’examina par le judas.</p>
+
+<p>Je la reconnus. C’était toujours Bel-Œil.</p>
+
+<p>Nous l’avions surnommée ainsi parce qu’elle avait un gros œil blanc.
+Elle ouvrit après m’avoir reconnue aussi. Elle me fit entrer, mais
+avant de refermer la porte derrière moi, elle me dit:</p>
+
+<p>—Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p>
+
+<p>Je ne répondis pas; alors elle répéta:</p>
+
+<p>—Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.</p>
+
+<p>J’entendais bien, mais je n’y apportais aucune attention; c’était comme
+dans les rêves où les choses les plus extraordinaires vous arrivent,
+sans que cela ait de l’importance.</p>
+
+<p>Je regardais son œil blanc, et je dis simplement:</p>
+
+<p>—Je reviens.</p>
+
+<p>Elle ferma la porte derrière moi, et elle me laissa debout sous
+l’auvent, pendant qu’elle allait prévenir la supérieure.</p>
+
+<p>Elle revint en disant que la supérieure voulait parler à sœur
+Désirée-des-Anges avant de me recevoir.</p>
+
+<p>A un coup de sonnette, Bel-Œil se leva, en me faisant signe de la
+suivre.</p>
+
+<p>La neige s’était remise à tomber.</p>
+
+<p>L’obscurité était presque complète chez la supérieure.</p>
+
+<p>Je ne vis tout d’abord que le feu qui flambait en sifflant. Une voix me
+fit regarder plus près. La supérieure disait:</p>
+
+<p>—Alors vous revenez?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p>
+
+<p>J’essayai de fixer mes idées; je ne savais pas bien si je revenais.
+Elle reprit:</p>
+
+<p>—Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.</p>
+
+<p>Je crus que c’était le mauvais rêve qui continuait, et je toussai pour
+me réveiller; puis je regardai le feu, et je tâchai de savoir pourquoi
+il sifflait. La supérieure dit encore:</p>
+
+<p>—Est-ce que vous êtes malade?</p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>—Non.</p>
+
+<p>La chaleur me ranimait, et je me sentais mieux.</p>
+
+<p>Je comprenais enfin que j’étais revenue, et que je me trouvais chez la
+supérieure. Je rencontrai ses yeux fixes et me rappelai tout.</p>
+
+<p>Elle disait en se moquant:</p>
+
+<p>—Vous n’avez pas beaucoup changé; quel âge avez-vous donc?</p>
+
+<p>Je répondis que j’avais dix-huit ans.</p>
+
+<p>—Eh bien, reprit-elle, cela ne vous a pas beaucoup fait grandir,
+d’aller dans le monde.</p>
+
+<p>Elle mit un coude sur la table, et me demanda pourquoi je revenais.</p>
+
+<p>Je voulais répondre que c’était pour voir sœur Marie-Aimée; mais j’eus
+peur de l’entendre <span class="pagenum" id="Page_228">228</span> encore me dire que sœur Marie-Aimée n’était
+plus ici, et je restai silencieuse.</p>
+
+<p>Elle tira d’un tiroir une lettre qu’elle glissa sous sa main ouverte,
+et dit de l’air ennuyé d’une personne que l’on dérange pour peu de
+chose:</p>
+
+<p>—Cette lettre m’avait déjà appris que vous étiez devenue une fille
+orgueilleuse et hardie.</p>
+
+<p>Elle repoussa la lettre d’un geste las, et, après avoir respiré
+longuement, elle dit encore:</p>
+
+<p>—On va vous envoyer aux cuisines, en attendant qu’on vous trouve une
+autre place.</p>
+
+<p>Le feu sifflait sans relâche. Je continuais de le regarder sans
+parvenir à reconnaître laquelle des trois bûches faisait entendre ce
+sifflement.</p>
+
+<p>La supérieure haussa sa voix monotone pour attirer mon attention. Elle
+me prévenait que sœur Désirée-des-Anges me surveillerait étroitement,
+et qu’il ne me serait pas permis de parler à mes anciennes compagnes.</p>
+
+<p>Je la vis faire un geste vers la porte, et je sortis dans la neige.</p>
+
+<p>Tout là-bas, de l’autre côté des allées, je <span class="pagenum" id="Page_229">229</span> voyais les cuisines.
+Sœur Désirée-des-Anges, longue et droite, m’attendait à la porte. Je
+ne voyais d’elle que sa cornette et sa robe noire, et je l’imaginais
+vieille et sèche.</p>
+
+<p>L’idée me vint de me sauver; je n’avais qu’à courir jusqu’à la porte;
+je dirais à Bel-Œil que j’étais venue en visite; elle me laisserait
+sortir et tout serait dit.</p>
+
+<p>Au lieu d’aller du côté de la porte, je me dirigeai vers les bâtiments
+où s’était passé mon enfance.</p>
+
+<p>Je ne savais pas pourquoi j’y allais. Mais je ne pouvais pas m’empêcher
+d’y aller. Je ressentais aussi une grande fatigue, et j’aurais voulu
+m’étendre pour dormir longtemps.</p>
+
+<p>Le vieux banc était toujours à sa place; j’écartai de la main la neige
+qui le recouvrait; et je m’assis en m’appuyant au tilleul, comme
+autrefois M. le curé.</p>
+
+<p>J’attendais quelque chose, et je ne savais pas quoi. Je regardai la
+fenêtre de la chambre de sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Elle n’avait plus ses beaux rideaux de mousseline brodée, mais elle
+avait beau être pareille aux autres, je la trouvais quand même <span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
+différente, et, si les épais rideaux de calicot ne déparaient pas les
+autres fenêtres, ils lui faisaient à elle comme un visage aux yeux
+fermés.</p>
+
+<p>La nuit commença à tomber sur les allées, et les lumières s’allumaient
+à l’intérieur des salles.</p>
+
+<p>Je voulais me lever du banc; je pensais: «Bel-Œil va m’ouvrir la porte.»</p>
+
+<p>Mais mon corps était comme écrasé, et il me semblait que des mains
+larges et dures se posaient lourdement sur ma tête, et toujours ces
+mots revenaient comme si je les avais prononcés tout haut: «Bel-Œil va
+m’ouvrir la porte.»</p>
+
+<p>Mais voilà qu’une voix pleine de pitié disait près de moi:</p>
+
+<p>—Je vous en prie, Marie-Claire, ne restez pas ainsi dans la neige!</p>
+
+<p>Je relevai la tête: j’avais devant moi une toute jeune religieuse dont
+le visage était si beau, que je ne me souvenais pas d’en avoir jamais
+vu de pareil.</p>
+
+<p>Elle se pencha pour m’aider à me lever, et comme j’avais de la peine à
+me tenir debout, <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> elle passa mon bras sous le sien pendant qu’elle
+disait:</p>
+
+<p>—Appuyez-vous sur moi.</p>
+
+<p>Je vis aussitôt qu’elle me conduisait vers les cuisines, dont la large
+porte vitrée était tout éclairée.</p>
+
+<p>Je ne pensais plus à rien. La neige, qui tombait fine et dure, me
+piquait le visage, et je sentais de violentes brûlures aux paupières.
+En entrant dans les cuisines, je reconnus les deux jeunes filles qui se
+tenaient devant le grand fourneau carré.</p>
+
+<p>C’étaient Véronique la pimbêche et la grosse Mélanie, et il me sembla
+entendre sœur Marie-Aimée quand elle les nommait ainsi.</p>
+
+<p>Seule, la grosse Mélanie me fit un petit signe au passage, et j’entrai
+avec la jeune sœur dans une chambre éclairée par une veilleuse.</p>
+
+<p>Cette chambre était séparée en deux par un grand rideau blanc.</p>
+
+<p>La jeune sœur me fit asseoir sur une chaise qu’elle tira de derrière le
+rideau, et elle sortit sans rien dire.</p>
+
+<p>Un peu après, la grosse Mélanie et Véronique <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> la pimbêche entrèrent
+pour mettre du linge propre au petit lit de fer qui était à côté de moi.</p>
+
+<p>Quand elles eurent fini, Véronique, qui avait évité de me regarder, se
+tourna vers moi pour me dire qu’on n’aurait jamais cru que je serais
+revenue. Elle avait un air méprisant comme si elle me reprochait une
+chose honteuse.</p>
+
+<p>La grosse Mélanie joignit ses mains sous son menton. Elle penchait
+toujours la tête de côté, comme quand elle était petite fille. Elle me
+dit avec un sourire affectueux:</p>
+
+<p>—Je suis bien contente qu’on t’ait mise aux cuisines.</p>
+
+<p>Puis, elle tapota un peu le lit.</p>
+
+<p>—Tu prends ma place, c’est moi qui couchais ici.</p>
+
+<p>Elle montra du doigt le rideau en baissant la voix:</p>
+
+<p>—Sœur Désirée-des-Anges couche là.</p>
+
+<p>Quand elles furent sorties en fermant la porte derrière elles, je me
+rapprochai du lit de fer.</p>
+
+<p>Ce grand rideau blanc m’impressionnait. Il <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> me semblait voir remuer
+des ombres dans le creux des plis que la veilleuse n’éclairait pas.</p>
+
+<p>Mon attention fut détournée par la cloche du dîner. J’en reconnaissais
+le son, et, malgré moi, j’en comptais les coups.</p>
+
+<p>Puis le silence se fit, et la jeune sœur entra de nouveau dans la
+chambre. Elle m’apportait un bol de bouillon tout fumant.</p>
+
+<p>Elle fit glisser le grand rideau sur sa tringle; et elle eut presque le
+même geste que Mélanie quand elle dit:</p>
+
+<p>—Voici votre chambre, et voici la mienne!</p>
+
+<p>Je fus tout de suite rassurée en voyant que son petit lit de fer était
+pareil au mien. Je commençais à penser que j’avais devant moi sœur
+Désirée-des-Anges, mais je n’osais pas y croire et je le lui demandai.</p>
+
+<p>Elle fit «oui» de la tête, et tout en approchant sa chaise de la
+mienne, elle dit en mettant son visage dans la lumière:</p>
+
+<p>—On dirait que vous ne me reconnaissez pas!</p>
+
+<p>Je la regardai sans répondre.</p>
+
+<p>Non, je ne la reconnaissais pas: j’étais même sûre de ne l’avoir jamais
+vue, car je <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> n’imaginais pas qu’on pût oublier ses traits lorsqu’on
+les avait vus une seule fois.</p>
+
+<p>Elle fit une petite moue comique en disant:</p>
+
+<p>—Je vois bien que vous ne vous souvenez plus de cette pauvre Désirée
+Joly.</p>
+
+<p>Désirée Joly?... ah! si je m’en souvenais! c’était une jeune fille qui
+faisait son noviciat; elle avait un visage plus rose que les roses,
+elle avait aussi une taille fine, et elle était rieuse et aimante.
+Elle sautait si fort, quand elle jouait à la ronde avec nous, que sœur
+Marie-Aimée lui disait souvent:</p>
+
+<p>—Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut, on voit vos genoux.</p>
+
+<p>Et maintenant, j’avais beau regarder sœur Désirée-des-Anges, il m’était
+impossible de faire le plus petit rapprochement. Elle dit:</p>
+
+<p>—Oui, le vêtement de religieuse nous change beaucoup!</p>
+
+<p>Elle releva ses manches d’un geste vif, et avec la même petite moue de
+tout à l’heure, elle dit encore:</p>
+
+<p>—Oubliez que je suis sœur Désirée-des-Anges, et rappelez-vous que
+Désirée Joly vous aimait bien autrefois.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span></p>
+
+<p>Elle reprit avec vivacité:</p>
+
+<p>—Oh! moi, je vous ai reconnue tout de suite. Vous avez toujours votre
+figure de petite fille.</p>
+
+<p>Quand je lui dis que j’avais imaginé une sœur <ins class="correction" title="Désiré-des-Anges">Désirée-des-Anges</ins> bien
+vieille et bien méchante, elle répondit:</p>
+
+<p>—Nous nous étions trompées toutes les deux; on vous avait montrée
+à moi comme une fille vaniteuse et arrogante. Mais quand je vous ai
+vue pleurer au milieu de toute cette neige, j’ai pensé que vous aviez
+surtout de la peine et je suis allée vers vous.</p>
+
+<p>Après m’avoir aidée à me mettre au lit, elle sépara la chambre avec le
+rideau, et je m’endormis aussitôt.</p>
+
+<p>Mais c’était un mauvais sommeil. Je me réveillais à tout instant;
+j’avais toujours une grosse pierre sur la poitrine, et quand je
+réussissais à la rejeter, elle se partageait en plusieurs morceaux, qui
+retombaient sur moi, et m’écrasaient les membres.</p>
+
+<p>Puis je rêvai que je me trouvais sur une route pleine de pierres
+coupantes. J’y marchais avec une extrême difficulté; de chaque <span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
+côté de la route, il y avait des champs, des vignes, des maisons.</p>
+
+<p>Toutes les maisons étaient couvertes de neige, tandis qu’un beau soleil
+éclairait les arbres chargés de fruits.</p>
+
+<p>Je quittais la route pour entrer dans les champs, et je m’arrêtais à
+tous les arbres, pour goûter à chaque fruit, mais tous étaient amers,
+et je les rejetais avec dégoût.</p>
+
+<p>Je cherchais à entrer dans les maisons couvertes de neige, mais aucune
+n’avait de porte. Je revins sur la route, et voilà que les pierres
+s’amoncelèrent autour de moi en si grande quantité qu’il me fut
+impossible d’avancer. Alors, j’appelai à mon secours; j’appelai de
+toutes mes forces, sans que personne entendît. Et quand je sentis que
+j’allais être ensevelie sous l’énorme monceau, je fis un tel effort
+pour me dégager, que je me réveillai.</p>
+
+<p>Pendant un instant, je crus que je rêvais encore; le plafond de la
+chambre me parut à une hauteur extraordinaire. La tringle qui soutenait
+le rideau blanc brillait par endroits, et la branche de buis clouée au
+mur allongeait <span class="pagenum" id="Page_237">237</span> son ombre jusque sur la Vierge, qui tendait les
+bras dans son coin.</p>
+
+<p>Puis un coq chanta. Il recommença plusieurs fois comme s’il eût voulu
+effacer son premier chant, qui s’était arrêté court, comme un cri
+d’angoisse.</p>
+
+<p>La veilleuse se mit à grésiller. Elle pétilla longtemps avant de
+s’éteindre, et, quand tout fut devenu noir dans la chambre, j’entendis
+la respiration mince et régulière de sœur Désirée-des-Anges.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_238">238</span></p>
+</div>
+
+<p>Bien avant le jour, je me levai pour commencer mon métier de cuisinière.</p>
+
+<p>Mélanie me montra comment on soulevait les énormes marmites.</p>
+
+<p>Il fallait autant d’adresse que de force. Il me fallut plus d’une
+semaine avant de pouvoir seulement les bouger de place.</p>
+
+<p>Ce fut encore Mélanie qui m’apprit à sonner la lourde cloche du réveil:
+elle me montra comment on cambrait les reins pour tirer la corde. Je
+saisis vite le balancement du son régulier, et chaque matin, malgré le
+froid ou la pluie, j’avais un grand plaisir à sonner le réveil.</p>
+
+<p>La cloche avait un son clair que le vent augmentait ou diminuait, et je
+ne me lassais pas de l’entendre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span></p>
+
+<p>Il y avait des jours où je sonnais si longtemps, que sœur
+Désirée-des-Anges ouvrait la fenêtre et me disait avec une moue
+suppliante:</p>
+
+<p>—Assez! Assez!</p>
+
+<p>Depuis que j’étais aux cuisines, Véronique la pimbêche affectait de
+regarder de côté en me parlant, et si je me renseignais près d’elle
+pour connaître la place d’un objet, elle me l’indiquait seulement d’un
+geste.</p>
+
+<p>Sœur Désirée-des-Anges la suivait des yeux en faisant une petite
+grimace du coin de la bouche.</p>
+
+<p>Elle n’avait plus sa pétulance de jeune novice, mais elle restait
+enjouée et moqueuse.</p>
+
+<p>Chaque soir, nous nous retrouvions dans notre chambre. Elle me forçait
+à rire par quelques remarques plaisantes sur ce qui s’était passé dans
+la journée.</p>
+
+<p>Il arrivait, parfois, que mon rire finissait en sanglots douloureux;
+alors, elle appuyait ses mains l’une contre l’autre comme les saintes,
+et elle disait en regardant en haut:</p>
+
+<p>—Oh! comme je voudrais que votre chagrin s’en aille!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p>
+
+<p>Puis, elle s’agenouillait par terre pour prier, et souvent je
+m’endormais avant de l’avoir vue se relever.</p>
+
+<p>Le travail des cuisines m’était très pénible. J’aidais Mélanie au
+récurage des marmites et au lavage des dalles.</p>
+
+<p>C’était elle qui en faisait la plus grande partie; elle était forte
+comme un homme et toujours prête à rendre service. Aussitôt qu’elle
+me voyait fatiguée, elle m’asseyait de force sur une chaise, et elle
+disait avec une autorité souriante:</p>
+
+<p>—Prends ta récréation.</p>
+
+<p>Dès les premiers jours de mon arrivée, elle m’avait rappelé la
+difficulté qu’elle avait eue à apprendre son catéchisme. Elle n’avait
+pas oublié que pendant toute une saison j’avais passé toutes mes
+récréations à essayer de le lui faire retenir par cœur. Et maintenant,
+c’était une joie pour elle de me faire reposer un instant.</p>
+
+<p>Véronique était chargée de préparer les légumes et de recevoir la
+viande de boucherie.</p>
+
+<p>Elle se tenait raide et pincée, près de la bascule où les garçons
+déposaient la viande.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p>
+
+<p>Elle se disputait souvent avec eux, trouvant toujours que les morceaux
+étaient coupés trop gros ou trop petits.</p>
+
+<p>Les garçons finirent par lui dire des injures, et sœur
+Désirée-des-Anges me chargea de recevoir les bouchers à sa place.</p>
+
+<p>Elle vint tout de même le lendemain près de la bascule, mais j’étais
+là, avec sœur Désirée-des-Anges, qui m’expliquait la manière de peser.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_242">242</span></p>
+</div>
+
+<p>Un matin, un des deux bouchers poussa une exclamation en prononçant mon
+nom. Sœur Désirée-des-Anges s’approcha, et moi je regardai le garçon,
+toute surprise: c’était un nouveau, mais je ne fus pas longtemps à le
+reconnaître. C’était l’aîné des enfants de Jean le Rouge. Il s’avançait
+tout joyeux de me rencontrer; il parla tout de suite de ses parents
+qui avaient enfin trouvé une bonne place au château du Gué Perdu. Lui,
+n’avait aucun goût pour le travail des champs, et il avait voulu entrer
+chez un boucher de la ville.</p>
+
+<p>Il se reprit très vite pour me dire que le Gué Perdu se trouvait tout
+près de Villevieille et il me demanda si je le connaissais; je fis un
+signe de tête, pour dire que je le connaissais.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span></p>
+
+<p>Alors il continua, disant que ses parents y étaient installés depuis
+plusieurs mois, et qu’il y avait eu une belle fête la semaine dernière
+à l’occasion du mariage de M. Henri Deslois.</p>
+
+<p>J’entendis encore quelques mots que je ne compris pas; puis, le jour
+éclatant des cuisines se changea en nuit noire, et je sentis que les
+dalles s’enfonçaient et m’entraînaient dans un trou sans fond.</p>
+
+<p>Je sentis encore que sœur Désirée-des-Anges venait à mon secours, mais
+déjà une bête s’était accrochée à ma poitrine. Il sortait d’elle un
+bruit qui m’était très douloureux à entendre. C’était comme un horrible
+sanglot qui s’arrêtait toujours au même endroit. Puis le jour revint,
+et j’aperçus au-dessus de moi le visage de sœur Désirée-des-Anges, et
+celui de Mélanie. Elles souriaient toutes deux du même sourire inquiet,
+et le visage large de Mélanie avait une grande ressemblance avec le
+visage fin et décoloré de sœur Désirée-des-Anges.</p>
+
+<p>Je me dressai sur le lit, tout étonnée d’être couchée en plein jour;
+mais je ne me levai pas. Le souvenir du petit Jean le Rouge me <span class="pagenum" id="Page_244">244</span>
+revint, et pendant des heures et des heures j’essayai d’étouffer mon
+mal.</p>
+
+<p>Quand sœur Désirée-des-Anges entra dans la chambre à l’heure du
+coucher, elle s’assit sur le pied de mon lit. Elle mit encore ses mains
+comme les saintes, et elle me dit:</p>
+
+<p>—Parlez-moi de votre peine.</p>
+
+<p>Je parlai, et il me sembla que chaque mot que je prononçais emportait
+un peu de ma souffrance. Lorsque j’eus tout dit, sœur Désirée-des-Anges
+alla prendre l’<i>Imitation de Jésus-Christ</i>, et elle se mit à lire
+tout haut.</p>
+
+<p>Elle lisait avec un accent doux et résigné, et il y avait des mots
+qu’elle traînait comme une plainte qui finit.</p>
+
+<p>Les jours suivants, je revis le petit Jean le Rouge; il parla encore du
+Gué Perdu, et pendant qu’il disait le contentement de ses parents, et
+la bonté du maître pour eux, je revoyais la maison de la colline avec
+son jardin fleuri et sa source dont le ruisseau descendait jusqu’à la
+petite rivière en se cachant sous les genêts.</p>
+
+<p>Je parlais souvent d’elle à sœur Désirée-des-Anges, qui m’écoutait
+avec recueillement. <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> Elle en connaissait les alentours et les
+moindres recoins, et un soir qu’elle restait songeuse, et que je lui en
+demandais la raison, elle répondit en regardant au loin:</p>
+
+<p>—L’été va finir, et je pense que les arbres du jardin sont chargés de
+fruits!</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_246">246</span></p>
+</div>
+
+<p>Pendant le mois de septembre, beaucoup de religieuses vinrent rendre
+visite à la supérieure.</p>
+
+<p>Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. A chaque coup, Véronique
+sortait pour s’assurer de celle qui entrait; elle avait un mot
+désagréable pour chacune des religieuses qu’elle reconnaissait.</p>
+
+<p>Vers le soir, il y eut encore un coup de cloche; Véronique, qui se
+trouvait sur la porte, cria:</p>
+
+<p>—Par exemple, en voilà une que personne n’attendait.</p>
+
+<p>Et en rentrant seulement sa tête dans les cuisines, elle nous dit:</p>
+
+<p>—C’est sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>La grosse cuillère à pot m’échappa des <span class="pagenum" id="Page_247">247</span> doigts et glissa jusqu’au
+fond de la marmite.</p>
+
+<p>Je me précipitai vers la porte, en bousculant Véronique qui voulait
+m’empêcher de passer.</p>
+
+<p>Mélanie courut derrière moi pour me retenir:</p>
+
+<p>—Reviens, disait-elle, la supérieure te voit.</p>
+
+<p>Mais j’avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Je m’étais jetée contre
+elle avec une si grande force que nous avions manqué de tomber ensemble.</p>
+
+<p>Elle m’entoura à pleins bras. Elle était toute frémissante, et comme
+transportée.</p>
+
+<p>Elle me prit la tête, et comme si j’eusse été un tout petit enfant,
+elle m’embrassa par tout le visage.</p>
+
+<p>Sa cornette faisait entendre un bruit de papier froissé, et ses larges
+manches reculaient vers ses coudes.</p>
+
+<p>Mélanie avait raison: la supérieure me voyait, elle sortait de la
+chapelle, et s’avançait dans l’allée où nous étions.</p>
+
+<p>Sœur Marie-Aimée la vit; elle cessa de m’embrasser pour poser sa main
+sur mon <span class="pagenum" id="Page_248">248</span> épaule, tandis que je passais vivement mon bras autour de
+sa taille, dans la crainte qu’elle ne m’éloignât d’elle.</p>
+
+<p>Toutes deux, maintenant, nous regardions venir la supérieure. Elle
+passa devant nous sans lever les yeux, et elle ne parut pas avoir vu le
+salut plein de gravité que lui fit sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p>Aussitôt qu’elle nous eut dépassées, j’entraînai sœur Marie-Aimée sur
+le vieux banc. Elle hésita, et dit avant de s’asseoir:</p>
+
+<p>—On dirait que les choses nous attendent.</p>
+
+<p>Elle s’assit, sans s’adosser au tilleul, et je m’agenouillai dans
+l’herbe à ses pieds.</p>
+
+<p>Ses yeux n’avaient plus de rayons; on eût dit que les couleurs
+s’étaient mélangées, et tout son visage, si fin, s’était comme
+rapetissé, et retiré au fond de sa cornette. Sa guimpe ne
+s’arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine, et ses mains
+laissaient voir leurs veines bleues.</p>
+
+<p>Son regard se posa à peine sur la fenêtre de sa chambre; il passa sur
+les allées de tilleuls, il fit le tour de la grande cour carrée, et
+pendant qu’il s’arrêtait sur la maison de la supérieure, <span class="pagenum" id="Page_249">249</span> elle
+laissa échapper ces paroles comme un murmure:</p>
+
+<p>—Il faut bien pardonner aux autres, si nous voulons qu’on nous
+pardonne!</p>
+
+<p>Elle ramena son regard sur moi, et elle dit:</p>
+
+<p>—Tes yeux sont tristes.</p>
+
+<p>Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme si elle voulait y effacer une
+chose qui lui déplaisait; et, en les retenant fermés, elle dit de la
+même voix murmurante:</p>
+
+<p>—Tant de souffrances passent sur nous!</p>
+
+<p>Elle retira ses mains pour les mêler aux miennes, et sans me quitter du
+regard, avec un accent plein de prière, elle me parla:</p>
+
+<p>—Ma douce fille, écoute-moi: ne deviens jamais une pauvre religieuse!</p>
+
+<p>Elle eut comme un long soupir de regret, et elle reprit:</p>
+
+<p>—Notre habit noir et blanc annonce aux autres que nous sommes des
+créatures de force et de clarté, et toutes les larmes s’étalent devant
+nous, et toutes les souffrances veulent être consolées par nous; mais
+pour nous, personne ne s’inquiète de nos souffrances, <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> et c’est
+comme si nous n’avions pas de visage.</p>
+
+<p>Puis elle parla d’avenir; elle disait:</p>
+
+<p>—Je m’en vais où vont les missionnaires. Je vivrai là-bas dans une
+maison pleine d’épouvante; j’aurai sans cesse devant les yeux toutes
+les laideurs, et toutes les pourritures!</p>
+
+<p>J’écoutai sa voix profonde; il y avait au fond comme une ardeur: on eût
+dit qu’elle pouvait prendre pour elle seule toutes les souffrances de
+la terre.</p>
+
+<p>Ses doigts cessèrent de s’entre-croiser aux miens. Elle les passa sur
+mes joues, et sa voix se fit très douce pour me dire:</p>
+
+<p>—La pureté de ton visage restera gravée dans ma pensée.</p>
+
+<p>Et pendant que son regard passait au-dessus de moi, elle ajouta:</p>
+
+<p>—Dieu nous a donné le souvenir, et il n’est au pouvoir de personne de
+nous le retirer.</p>
+
+<p>Elle se leva du banc, je l’accompagnai jusqu’à la sortie, et, quand
+Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte, j’en écoutai <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> un long
+moment le bruit sourd et prolongé.</p>
+
+<p class="br">Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plus tard dans la chambre.
+Elle avait assisté à des prières particulières, pour le départ de sœur
+Marie-Aimée, qui s’en allait soigner les lépreux.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_252">252</span></p>
+</div>
+
+<p>L’hiver revint encore une fois.</p>
+
+<p>Sœur Désirée-des-Anges avait vite compris mon goût pour la lecture;
+elle m’apportait l’un après l’autre tous les livres de la bibliothèque
+des sœurs.</p>
+
+<p>C’était, pour la plupart, des livres enfantins, que je lisais en
+tournant plusieurs pages à la fois. Je préférais les récits de voyages
+et je lisais la nuit à la lueur de la veilleuse.</p>
+
+<p>Sœur Désirée-des-Anges me grondait, quand elle se réveillait, mais
+aussitôt qu’elle se rendormait, je reprenais mon livre.</p>
+
+<p>Peu à peu une douce amitié nous avait liées; le rideau blanc ne
+séparait plus nos lits pendant la nuit; la gêne s’en était allée
+d’entre nous, et toutes nos pensées nous étaient communes.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_253">253</span></p>
+
+<p>Elle avait une gaieté fine, qui ne s’altérait jamais.</p>
+
+<p>Une seule chose lui paraissait ennuyeuse dans la vie: c’était son
+costume de religieuse. Elle le trouvait lourd et incommode; elle disait
+avec une expression de lassitude:</p>
+
+<p>—Quand je m’habille, il me semble que je me mets dans une maison où il
+fait toujours noir.</p>
+
+<p>Elle s’en débarrassait très vite le soir, et elle était tout heureuse
+de marcher dans la chambre en costume de nuit.</p>
+
+<p>Elle disait avec sa petite moue:</p>
+
+<p>—Je commence à m’y faire, mais dans les premiers temps la cornette
+m’écorchait les joues, et la robe me tirait les épaules en bas.</p>
+
+<p>Au printemps, elle se mit à tousser.</p>
+
+<p>Elle avait une petite toux sèche qui ne se faisait entendre que de
+temps en temps.</p>
+
+<p>Son corps long et fin parut encore plus fragile. Elle gardait toute sa
+gaieté; elle se plaignait seulement que sa robe devenait de plus en
+plus lourde.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_254">254</span></p>
+</div>
+
+<p>Pendant une nuit du mois de mai, elle ne cessa de s’agiter et de rêver
+tout haut.</p>
+
+<p>J’avais lu toute la nuit, et je m’aperçus tout à coup que le jour
+venait. Je soufflai la veilleuse, et j’essayai de dormir un peu.</p>
+
+<p>Je commençais à sommeiller, lorsque sœur Désirée-des-Anges se mit à
+dire:</p>
+
+<p>—Ouvrez la fenêtre, c’est aujourd’hui qu’il vient!</p>
+
+<p>Je crus qu’elle rêvait encore, mais elle reprit d’une voix claire:</p>
+
+<p>—Ouvrez la fenêtre, afin qu’il entre!</p>
+
+<p>Je me dressai pour m’assurer qu’elle dormait, et je la vis assise sur
+son lit. Elle avait rejeté ses couvertures, et elle défaisait les
+cordons de sa cornette de nuit. Elle la retira pour la lancer au pied
+du lit; puis elle secoua <span class="pagenum" id="Page_255">255</span> la tête, en faisant rouler ses cheveux
+courts et bouclés sur son front, et aussitôt je reconnus Désirée Joly.</p>
+
+<p>Je me levai un peu effrayée; elle répéta:</p>
+
+<p>—Ouvrez la fenêtre, afin qu’il entre!</p>
+
+<p>J’ouvris la fenêtre toute grande, et quand je me retournai, sœur
+Désirée-des-Anges tendait ses mains jointes vers le soleil levant, et
+d’une voix soudainement affaiblie elle disait:</p>
+
+<p>—J’ai ôté ma robe, je n’en pouvais plus.</p>
+
+<p>Elle s’étendit tranquillement, et plus rien ne bougea sur son visage.</p>
+
+<p>Je retins longtemps ma respiration pour écouter la sienne; puis,
+j’aspirai longuement, comme si mon souffle devait en même temps entrer
+dans sa poitrine.</p>
+
+<p>Mais en la regardant de plus près, je compris que le dernier souffle
+était déjà sorti d’elle. Ses yeux grands ouverts semblaient regarder un
+rayon de soleil qui s’avançait comme une longue flèche.</p>
+
+<p>Des hirondelles passaient et repassaient devant la fenêtre en poussant
+des cris comme les petites filles, et des bruits que je n’avais jamais
+entendus m’emplissaient les oreilles.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span></p>
+
+<p>Je levai la tête vers les fenêtres des dortoirs, dans l’espoir que
+quelqu’un pourrait entendre ce que j’avais à dire.</p>
+
+<p>Mais mon regard ne rencontra que le cadran de la grosse horloge,
+qui semblait regarder dans la chambre par-dessus les tilleuls: il
+marquait cinq heures; alors je ramenai les couvertures sur sœur
+Désirée-des-Anges et je sortis sonner le réveil.</p>
+
+<p>Je sonnai longtemps; les sons s’en allaient loin, bien loin! Ils s’en
+allaient où s’en était allée sœur Désirée-des-Anges.</p>
+
+<p>Je sonnais, parce qu’il me semblait que la cloche disait au monde que
+sœur Désirée-des-Anges était morte.</p>
+
+<p>Je sonnais aussi parce que j’espérais qu’elle mettrait encore une fois
+son beau visage à la fenêtre pour me dire:</p>
+
+<p>«Assez! assez!»</p>
+
+<p>Mélanie m’arracha brusquement la corde. La cloche, qui était lancée,
+retomba à faux, et fit entendre une sorte de plainte.</p>
+
+<p>Mélanie me dit:</p>
+
+<p>—Es-tu folle, voilà plus d’un quart d’heure que tu sonnes!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_257">257</span></p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>—Sœur Désirée-des-Anges est morte.</p>
+
+<p>Véronique entra avec nous dans la chambre; elle remarqua que le rideau
+blanc ne séparait pas les deux lits; et avec un geste de mépris, elle
+trouva que c’était honteux pour une religieuse de laisser voir ses
+cheveux.</p>
+
+<p>Mélanie passait son doigt sur chaque larme qui coulait sur ses joues.
+Sa tête se penchait davantage de côté; et elle me dit tout bas:</p>
+
+<p>—Elle est encore plus jolie qu’avant.</p>
+
+<p>Le soleil s’étalait maintenant sur le lit, et recouvrait complètement
+la morte.</p>
+
+<p>Toute la journée, je restai près d’elle.</p>
+
+<p>Quelques religieuses vinrent la voir. L’une d’elles lui recouvrit le
+visage avec un linge; mais aussitôt qu’elle fut sortie, je retirai le
+linge.</p>
+
+<p>Mélanie vint passer la veillée de nuit avec moi. Quand elle eut fermé
+la fenêtre, elle alluma la grosse lampe, afin, dit-elle, que sœur
+Désirée-des-Anges ne regardât pas encore dans le noir.</p>
+
+<hr class="section x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_258">258</span></p>
+</div>
+
+<p>Huit jours après, Bel-Œil entra dans les cuisines. Elle venait
+m’avertir de me tenir prête à partir le jour même. Elle tenait dans le
+creux de sa main deux pièces d’or, qu’elle mit l’une à côté de l’autre
+sur le coin du fourneau, et en les touchant du bout du doigt elle dit:</p>
+
+<p>—Notre Mère Supérieure vous donne quarante francs.</p>
+
+<p>Je ne voulais pas partir sans dire adieu à Colette et à Ismérie, que
+j’avais souvent aperçues de l’autre côté de la pelouse.</p>
+
+<p>Mais Mélanie m’assura qu’elles n’avaient que du mépris pour moi.</p>
+
+<p>Colette ne comprenait pas que je ne sois pas encore mariée, et Ismérie
+ne me pardonnait pas d’aimer sœur Marie-Aimée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p>
+
+<p>Mélanie m’accompagna jusqu’à la porte.</p>
+
+<p>En passant devant le vieux banc, je vis qu’un des pieds avait cédé, et
+qu’il était tombé dans l’herbe par un bout.</p>
+
+<p>A la porte, je trouvai une femme aux yeux durs. Elle me dit avec
+autorité:</p>
+
+<p>—Je suis ta sœur.</p>
+
+<p>Je ne la reconnus pas.</p>
+
+<p>Douze ans avaient passé depuis notre séparation.</p>
+
+<p>A peine dehors, elle m’arrêta par le bras, et d’une voix aussi dure que
+ses yeux, elle me demanda combien j’avais d’argent.</p>
+
+<p>Je lui montrai les deux pièces d’or que je venais de recevoir.</p>
+
+<p>—En ce cas, dit-elle, tu feras mieux de rester dans la ville, où tu
+trouveras plus facilement à te placer.</p>
+
+<p>Tout en continuant d’avancer, elle m’apprit qu’elle était mariée à un
+cultivateur des environs, et qu’elle ne voulait pas se créer des ennuis
+pour moi.</p>
+
+<p>Nous étions arrivées devant la gare.</p>
+
+<p>Elle m’entraîna sur le quai, pour l’aider à porter quelques paquets;
+elle me dit adieu, <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> quand son train s’ébranla, et je restai là, à
+le regarder s’éloigner.</p>
+
+<p>Presque aussitôt, un autre train s’arrêta. Les employés couraient sur
+le quai en criant:</p>
+
+<p>—Les voyageurs pour Paris, traversez!</p>
+
+<p>Dans l’instant même, je vis Paris avec ses hautes maisons toutes
+semblables à des palais, et dont les toits étaient si hauts qu’ils se
+perdaient dans les nuages.</p>
+
+<p>Un jeune employé me heurta; il s’arrêta devant moi en disant:</p>
+
+<p>—Est-ce que vous allez à Paris, mademoiselle?</p>
+
+<p>J’hésitai à peine pour répondre:</p>
+
+<p>—Oui, mais je n’ai pas mon billet.</p>
+
+<p>Il tendit la main.</p>
+
+<p>—Donnez, dit-il, je vais aller vous le chercher.</p>
+
+<p>Je lui remis une de mes deux pièces, et il partit en courant.</p>
+
+<p>Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet et les quelques sous de
+monnaie qu’il me rapportait, et, conduite par lui, je traversai la
+voie, montai vivement dans le train.</p>
+
+<p>Le jeune employé resta un moment devant <span class="pagenum" id="Page_261">261</span> la portière, puis il
+s’éloigna en se retournant. Il avait, comme Henri Deslois, des yeux
+pleins de douceur, et un air grave.</p>
+
+<p>Le train siffla un premier coup, comme s’il me donnait un
+avertissement; et quand il m’emporta, son deuxième coup se prolongea
+comme un grand cri.</p>
+
+<p class="center br2">Paris.—<span class="smcap">L. Maretheux</span>, imprimeur, 1, rue Cassette</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_266">266</span></p>
+</div>
+
+<table class="tablematieres" id="catalogue">
+ <colgroup>
+ <col style="width: 80%;">
+ <col style="width: 20%;">
+ </colgroup>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc1">Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br>
+ <b>à 3 fr. 50 le volume</b><br>
+ EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, <span class="smcap">RUE DE GRENELLE</span></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc4">————————————————————</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc2">DERNIÈRES PUBLICATIONS</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc5">———————</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">MARGUERITE AUDOUX</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Marie-Claire.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">FERDINAND BAC</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Le voyage romantique: Chez Louis II, roi de Bavière.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">ÉMILE BERGERAT</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Souvenirs d’un Enfant de Paris.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">N.-M. BERNARDIN</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">L’Abbé Frifillis.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">ALFRED CAPUS</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Robinson.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">JULES CLARETIE</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Quarante ans après (<span class="smcap">Impressions d’Alsace et de Lorraine</span>,
+ 1870-1910).</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">LÉON DAUDET</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">La Mésentente.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">VICTOR DUBRON</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Les Histoires d’un vieil Avocat.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">FRANC-NOHAIN</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Jaboune (Illustré). </td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">CHARLES-HENRY HIRSCH</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Amaury d’Ornières. </td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">JULES HURET</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">En Allemagne: La Bavière et la Saxe.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">ALFRED JARRY</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Gestes et Opinions du docteur Faustroll.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">VALERY LARBAUD</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Fermina Marquez. </td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">VICTOR MARGUERITTE</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">L’Or.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">OCTAVE MIRBEAU</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">La 628-E8.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">PAUL REBOUX</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">La Petite Papacoda.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">LOUIS DE ROBERT</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Le Roman du malade.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">ÉDOUARD ROD</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Le Glaive et le Bandeau.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">J.-H. ROSNY Aîné</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">La Guerre du feu.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">EDMOND ROSTAND</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Chantecler.</td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc3">ÉMILE ZOLA</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlmiddle">Correspondance.—Les Lettres et les Arts. </td>
+ <td class="tdrmiddle">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdc1">ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT<br>
+ 2219.—L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.</td>
+ </tr>
+</table>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <div class="tnote">
+ <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2>
+
+ <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
+ originale.</p>
+
+ <p class="fontnote">L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="orthographe initiale">souris</ins> sur
+ le mot pour voir le mot original.</p>
+
+ <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p>
+
+ <p class="fontnote">La couverture est illustrée par une peinture de William Bouguereau,
+ peintre français né à La Rochelle. Elle appartient au domaine public.</p>
+ </div>
+</div>
+
+<hr class="full">
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75719 ***</div>
+ </body>
+</html>
+
+
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