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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75743 ***
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+ GEORGES GOYAU
+ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
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+ UN GRAND MISSIONNAIRE
+ LE CARDINAL LAVIGERIE
+
+ Avec deux portraits
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+ PARIS
+ LIBRAIRIE PLON
+ PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+ 8, RUE GARANCIÈRE--6e
+ Tous droits réservés
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+Il a été tiré de cet ouvrage
+
+100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, numérotés de 1 à 100.
+
+L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.
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+DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
+
+Histoire religieuse. Un volume de l’_Histoire de la Nation française_,
+avec des illustrations de MAURICE DENIS.
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+
+Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1925.
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+Copyright 1925 by Plon-Nourrit et Cie.
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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+[Illustration: LE CARDINAL LAVIGERIE (Portrait de L. Bonnat)]
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+ A LA MÉMOIRE
+ DE
+ BERNARD BRUNHES
+
+ A MON AMI
+ JEAN BRUNHES
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+ G. G.
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+UN GRAND MISSIONNAIRE
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+LE CARDINAL LAVIGERIE
+
+
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+INTRODUCTION
+
+LA FRANCE EN AFRIQUE AVANT LAVIGERIE
+
+
+Colonisation de l’Afrique du Nord, apostolat de l’Afrique du Nord,
+c’étaient là deux idées assez neuves au moment où la voix de Lavigerie,
+débarquant en Algérie en 1867 comme archevêque, commença de s’élever
+pour lancer des appels aux colons, des appels aux apôtres.
+
+
+I
+
+La monarchie de Juillet, trouvant en 1830, dans l’héritage de la
+dynastie déchue, ce cadeau suprême fait par Charles X à la France,
+l’Algérie, s’en était sentie, tout d’abord, singulièrement
+embarrassée[1]. Rares, à cette date, étaient les hommes politiques qui
+comprenaient, à l’exemple d’Hyde de Neuville, ministre du roi détrôné,
+qu’il fallait abandonner la théorie du «pacte colonial» et considérer
+les colonies comme un prolongement de la patrie.
+
+ [1] René VALET, _L’Afrique du Nord devant le Parlement au dix-neuvième
+ siècle_, p. 27-28 (Paris, Champion, 1923).
+
+Il y eut toujours en France des docteurs de vie sédentaire. Nous les
+avons vus naguère, aux seizième et dix-septième siècles, jeter sur nos
+premières tentatives coloniales, sur les tentatives canadiennes, leurs
+suspicions défiantes[2]. Au dix-huitième siècle, ils n’avaient nullement
+désarmé, et leur opposition à l’idée «d’une plus grande France» était
+devenue d’autant plus robuste, qu’elle s’appuyait désormais sur des
+arguments plus économiques que littéraires. «Il faut que les hommes
+restent où ils sont», professait Montesquieu[3]. «Je croirai avoir rendu
+service à ma patrie, insistait Bernardin de Saint-Pierre, si j’empêche
+un seul homme d’en sortir, et si je puis le déterminer à cultiver un
+arpent de terre de plus dans quelque lande abandonnée[4].» Deux ans
+avant la révolution de Juillet, le _Cours complet d’économie politique
+pratique_ de Jean-Baptiste Say, considéré par beaucoup d’esprits comme
+un programme irrévocable, comme le dernier mot de la science des
+nations, proclamait que la prospérité des États de l’Europe est ailleurs
+que dans les souverainetés qu’ils exercent au loin; qu’elle est dans les
+admirables développements de leur industrie[5]. Telle était la doctrine
+triomphante, la doctrine à la mode, au moment où Louis-Philippe prenait
+le trône.
+
+ [2] Voir notre livre: _les Origines religieuses du Canada_ (Paris,
+ Grasset, 1924).
+
+ [3] _Lettres persanes_, lettre 122. René VALET, _op. cit._, p. 21. Cf.
+ Léon DESCHAMPS, _Histoire de la question coloniale en France_, p.
+ 296-297 (Paris, Plon, 1891).
+
+ [4] _Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap de
+ Bonne-Espérance, avec des observations nouvelles sur la nature et
+ sur les hommes_, par un officier du roi, I, p. V (Amsterdam,
+ 1773).--DESCHAMPS, _op. cit._, p. 303.
+
+ [5] VALET, _op. cit._, p. 43-45.
+
+Qu’allait-on faire en ces galères qui menaient nos troupes vers
+l’Algérie? L’économie politique déconseillait de pareilles promenades,
+et notre diplomatie les redoutait, puisqu’elles risquaient de nous
+brouiller avec l’Angleterre.
+
+Par surcroît, les campagnes de presse naguère déchaînées contre le
+ministère Polignac avaient fait croire à «presque toute la France», au
+dire de Désiré Nisard, que «le vrai motif de la guerre contre le Dey
+était de préparer l’armée française à une guerre contre les
+Parisiens[6]». L’Algérie apparaissait à beaucoup de gens comme une sorte
+de champ de manœuvre où les soudards destinés à comprimer les libertés
+civiques étaient envoyés pour se faire la main. Et l’opinion française
+demeurait très inattentive à la voix de Sismondi,--ce Genevois qui eut
+tant d’idées neuves--annonçant, dès le mois de mai 1830, que le royaume
+d’Alger ne serait pas seulement une conquête, qu’il serait une colonie,
+qu’il serait un pays neuf, sur lequel le surplus de la population et de
+l’activité française pourrait se répandre[7].
+
+ [6] NISARD, _Souvenirs et notes biographiques_, I, p. 35. (Paris,
+ Calmann Lévy, 1888).
+
+ [7] _Revue encyclopédique_, mai 1830 (cité dans VALET, _op. cit._, p.
+ 46).
+
+Soutenu par ce sens de la continuité et de la dignité nationale qui
+survit en France aux soubresauts révolutionnaires, le gouvernement de
+Louis-Philippe, quelque médiocre que fût son enthousiasme pour
+l’Algérie, eut vite fait de reconnaître que là où les fleurs de lis
+s’étaient avancées, les trois couleurs ne pouvaient battre en retraite:
+dès le mois d’octobre 1830, une dépêche du maréchal Gérard à Clauzel
+attestait qu’aux Tuileries on était décidé à conserver Alger[8]. Mais on
+n’osait encore le dire ni au peuple français ni à ses représentants;
+c’est en 1834 seulement que la monarchie de Juillet proclama cette
+détermination. Notoirement, dans les Chambres, puis dans la commission
+d’études qu’en 1833 le maréchal Soult fit expédier en Afrique, l’opinion
+était très partagée. «Conquête fâcheuse», «legs onéreux», «possession
+moins profitable qu’onéreuse», «occupation peu avantageuse», tels sont
+les mots qu’on recueillait sur les lèvres de certains commissaires. Et
+cependant, par sept voix sur huit, la commission fut d’avis que la
+France devait se maintenir là-bas[9]. Une occupation restreinte et plus
+tard susceptible d’extension, mais limitée momentanément à quatre
+villes, Alger, Bône, Oran, Bougie, et à deux territoires autour d’Alger
+et de Bône, telles furent les conclusions de la commission supérieure
+qui fut constituée à Paris à la fin de 1833, pour poser enfin les
+assises d’une politique algérienne[10].
+
+ [8] VALET, _op. cit._, p. 61-62.
+
+ [9] VALET, _op. cit._, p. 85-99.
+
+ [10] VALET, _op. cit._, p. 99-109.
+
+Le ministère et deux commissions successives étaient donc d’accord pour
+ne point quitter l’Algérie; Clauzel, qui là-bas avait toute la
+responsabilité, et qui connaissait bien son champ d’action,
+pronostiquait qu’«Alger pourrait être la gloire d’un gouvernement et une
+source de richesses pour la France»[11]. Et pourtant, au cours des
+débats parlementaires du printemps de 1834, on entendit Passy déclarer
+qu’il donnerait volontiers Alger pour une bicoque du Rhin; le marquis de
+Sade dénoncer l’occupation d’Alger comme la plus folle des entreprises,
+comme un gouffre dans lequel viendraient s’engloutir toutes les
+richesses du pays; Dupin aîné souhaiter qu’on hâtât le moment de libérer
+la France d’un fardeau qu’elle ne pourrait et qu’elle ne voudrait pas
+porter plus longtemps. Une voix domina, pour un instant, ces prophètes
+de malheur: «La pensée de l’abandon d’Alger, disait-elle, resterait
+éternellement comme un remords sur la date de cette année, sur la
+Chambre et sur le gouvernement qui l’auraient consenti»; c’était la voix
+d’Alphonse de Lamartine[12].
+
+ [11] VALET, _op. cit._, p. 81.
+
+ [12] VALET, _op. cit._, p. 112-122.
+
+Mais la Chambre, timide, et désireuse d’affirmer avec éclat sa timidité,
+votait, sur le budget proposé, une réduction de deux cent cinquante
+mille francs, pour marquer son désir d’une occupation restreinte, et la
+lutte allait s’engager, dans les législatures suivantes, entre ceux qui
+insistaient pour qu’on s’en allât ou pour qu’on se cantonnât dans
+quelques points d’occupation bien délimités, et ceux qui souhaitaient
+que notre drapeau fît enfin le tour de l’Algérie, et qu’il y planât.
+
+«Cette nouvelle France, bien plus difficile à peupler qu’à conquérir»;
+c’est en ces termes que le duc d’Orléans, dans une lettre du 10 décembre
+1839, parlait de l’Algérie[13]; et il n’est pas sans intérêt de relever,
+sous la plume de l’héritier du trône, trente ans exactement avant le
+livre de Prévost-Paradol, ce mot décisif: «nouvelle France». Mais le duc
+d’Orléans ne se trompait point lorsqu’il signalait les difficultés du
+peuplement.
+
+ [13] GIROD DE L’AIN, _Le Maréchal Valée_, p. 473 (Paris,
+ Berger-Levrault, 1911).
+
+Que valent les décisions de principe, lorsque pour les appliquer la foi
+manque? Thiers faisait preuve de perspicacité lorsqu’il considérait
+comme un non-sens l’idée d’une occupation restreinte; mais quelque foi
+qu’il pût avoir dans l’œuvre algérienne, comment cette foi pouvait-elle
+devenir communicative, persuasive, comment pouvait-elle faire des
+adeptes, lorsqu’il criait avec désinvolture: «L’Afrique, ce n’est qu’un
+grenier à coups de poings[14]!» Et s’il y eut là-bas un homme de peu de
+foi, ce fut assurément Bugeaud, durant les premières années qu’il passa
+en Algérie. Son programme, dans une lettre au ministre de la Guerre, le
+5 mai 1837, est celui-ci: «Exploiter le pays commercialement, en ayant
+une petite zone pour y essayer la colonisation et la culture des plantes
+qui ne peuvent pas nuire à l’industrie agricole de la France[15].»
+
+ [14] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (éd. de 1925: t. IV des
+ _Œuvres complètes_, p. 215. Paris, Lethielleux).
+
+ [15] YVER, _Documents relatifs au traité de la Tafna_, p. 40 (Alger,
+ Carbonel, 1924).
+
+Une petite zone, et dont l’extension ne puisse pas porter ombrage aux
+agriculteurs français, tel est, à cette époque, l’horizon colonial de
+cet agriculteur qui s’appelait Bugeaud. Et ses lettres privées, où il
+s’épanchait à cœur ouvert, nous montrent avec quelle humeur morose il
+envisageait cet horizon. «L’Afrique, confiait-il à Damrémont le 15 mai
+1837, est une plaie qui, sans être mortelle, n’en est pas moins très
+fatigante et peut dans le cas d’une guerre européenne devenir
+dangereuse[16].»
+
+ [16] YVER, _Documents relatifs au traité de la Tafna_, p. 88. Voir les
+ deux articles de M. de Lanzac de Laborie dans le _Correspondant_ des
+ 25 août et 10 septembre 1923, et Ch.-André JULIEN, _La Révolution de
+ 1848 et les révolutions du dix-neuvième siècle_, février 1925, p.
+ 318-323.
+
+«La Restauration, écrivait-il le 26 mai 1838, se targue de nous _avoir
+donné_ l’Algérie, elle ne nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un
+funeste présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie de Juillet ce
+que l’Espagne a été pour l’Empire[17].»
+
+ [17] _Lettres inédites du maréchal Bugeaud_, éd. Tattet et Féray.
+ Bugeaud d’Isly, p. 182. (Paris, Émile-Paul, 1923.)
+
+«Misérable Afrique, reprenait-il le 16 août 1839, tu as toujours été un
+embarras, à présent tu es un immense danger[18].»
+
+ [18] _Lettres inédites_, p. 203.
+
+«Je n’ai pas laissé échapper une occasion, insistait-il le 14 janvier
+1841, de dire à la tribune et partout que je regardais l’Afrique comme
+une plaie de la France[19].»
+
+ [19] _Lettres inédites_, p. 233.
+
+Le futur général Daumas était presque aussi pessimiste lorsqu’il
+écrivait le 8 juillet 1838: «Je ne puis mieux comparer l’État dans
+lequel nous vivons qu’à un édifice dont toutes les pierres se détachent
+les unes après les autres, sans qu’on y fasse la moindre réparation. Il
+doit inévitablement s’écrouler; mais quand tombera la dernière?[20]»
+
+ [20] _Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara_, éd. Yver,
+ p. 243.
+
+
+II
+
+Il semblait que cette France du début de la monarchie de Juillet se
+souvînt assez peu d’avoir été la France des croisés; et l’idée qu’elle
+allait frôler l’Islam, le coudoyer, l’apprivoiser peut-être, suscitait
+dans les esprits le souvenir des aphorismes de Voltaire sur la tolérance
+plutôt que le souvenir de saint Louis expirant sur la plage tunisienne,
+à l’ombre de cette croix qu’il avait lui-même apportée.
+
+Lorsque la France de Charles X avait entrepris cette campagne d’Alger
+qui fut l’adieu des Bourbons à l’histoire, Clermont-Tonnerre, qui, comme
+ministre de la Guerre, avait eu à la préparer, écrivait à son roi: «Ce
+n’est peut-être pas sans des vues particulières que la Providence
+appelle le fils de saint Louis à venger à la fois l’humanité, la
+religion, et ses propres injures. Peut-être, avec le temps, aurons-nous
+le bonheur, en civilisant les indigènes, de les rendre chrétiens.» Dans
+le discours du trône, du 2 mars 1830, Charles X à son tour proclamait:
+«La réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant à
+l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au
+profit de la chrétienté.» Mais d’autre part, ce même Clermont-Tonnerre
+s’était hâté d’affirmer le véritable esprit de tolérance de la France,
+son respect pour les mosquées, pour les marabouts; et dans la
+proclamation en langue arabe qu’avait rédigée le maréchal de Bourmont
+«pour les Couloughlis, fils des Turcs, et pour les Arabes habitant le
+territoire d’Alger», on lisait: «Nous respectons votre religion sacrée,
+car Sa Majesté le roi protège toutes les religions[21].»
+
+ [21] ESQUER, _la Prise d’Alger_, p. 74 et 78 et 267-268 (Paris,
+ Champion, 1923).
+
+Huit ans durant, sous la monarchie de Juillet, l’Algérie fut en contact
+avec la France politique et militaire sans que chez elle la France
+religieuse s’installât. Officiers et fonctionnaires firent assez vite
+une constatation très imprévue; ils observaient que les Arabes, au lieu
+de considérer l’effacement du christianisme comme une marque d’égards
+pour leurs susceptibilités de fidèles du Prophète, interprétaient plutôt
+comme un témoignage d’impiété, d’athéisme, cette façon d’abstentionnisme
+religieux qu’ils observaient chez les Français.
+
+L’intendant Genty de Bussy, dans le livre qu’il publiait en 1835 sous le
+titre: _De l’établissement des Français dans la régence d’Alger, et des
+moyens d’en assurer la prospérité_, constatait cet abstentionnisme. Tout
+en notant que dès la fin de 1832, dans Alger même, le culte catholique
+avait trouvé «un lieu digne de lui»[22], Genty de Bussy ajoutait:
+
+ [22] GENTY DE BUSSY, _op. cit._, I, p. 142. Sur Pierre Genty de Bussy,
+ voir l’introduction du capitaine Tattet aux _Lettres inédites_ de
+ BUGEAUD, p. 11-13.
+
+ Nous avons dépouillé l’exercice du culte chrétien d’une partie de ses
+ pratiques; processions, pompes, cérémonies, nous avons tout refoulé
+ dans l’intérieur, et jusqu’à ce drapeau du Christ, qui, dans la mère
+ patrie, annonce au loin nos églises, nous ne l’avons point arboré,
+ sacrifiant ainsi nos symboles les plus chers au désir de faire vivre
+ deux religions en paix sur la même terre et de calmer les passions.
+
+Sa plume s’exaltait à la pensée de ce sacrifice: ce n’est pas en vain
+qu’il avait lu les «philosophes», et dans cette phraséologie du
+dix-huitième siècle qui nous fait aujourd’hui sourire et qui nous paraît
+plus archaïque que la langue du moyen âge, ce brave homme ajoutait:
+
+ Nous ne sommes plus au temps où, voués à la guerre et au sacerdoce,
+ les peuples, passant de l’église dans les camps, s’égorgeaient pour se
+ convertir.
+
+Mais il y avait en Genty de Bussy, à côté d’un «philosophe», un
+politique réaliste; et par une courbe curieuse, il en arrivait à dire:
+
+ La religion chrétienne, dépouillée par la philosophie de ce zèle
+ exclusif qui l’animait aux premiers âges, si elle eût échoué
+ complètement sur les Maures, eût pu devenir pour nous un précieux
+ auxiliaire vis-à-vis des Arabes. Chez ces hommes neufs et sauvages, il
+ y avait quelques chances de la faire germer, et si nous les eussions
+ exploitées, nous en aurions peut-être déjà recueilli les fruits. D’un
+ autre côté, vis-à-vis des peuples à fortes et énergiques croyances
+ comme les Maures, affecter de n’en avoir aucune était nous décréditer
+ à leurs yeux. Comment prétendre à leur parler un jour de la
+ supériorité de nos dogmes, quand il n’était que trop visible que, pour
+ la plupart, nous en avions déserté les obligations? Sous ce rapport
+ encore, nous n’avons donc pas fait tout ce que nous aurions pu faire.
+
+Si bien qu’après s’être réjoui, en théorie, que nous eussions conformé
+notre conduite à l’esprit de tolérance du siècle antérieur en
+n’apparaissant, aux yeux de nos nouveaux sujets, ni comme des croyants,
+ni comme des pratiquants, Genty de Bussy finissait par avouer que,
+politiquement, c’était là une faute.
+
+Et il concluait:
+
+ Nous avons deux puissants éléments de conviction, notre religion et
+ notre charte, employons-les avec prudence; ne les appelons que quand
+ l’heure en sera venue, nos résultats n’en seront que plus assurés. Que
+ si, après, et chez ces peuples des montagnes, ces Arabes, ces Kabyles,
+ qui n’ont d’autre religion que la force, d’autre Dieu que leur épée,
+ de nouveaux apôtres chrétiens veulent tenter une conversion, qu’ils
+ partent; la lice est ouverte, nos vœux suivront leur audace; l’Afrique
+ profitera de leur triomphe, et les couronnes du martyre qui les
+ attendent pourront devenir aussi, dans ces contrées stationnaires, les
+ marchepieds de la civilisation[23].
+
+ [23] GENTY DE BUSSY, _op. cit._, I, p. 145-148. Il ajoutait en note:
+ «On assure que le gouvernement français, d’accord avec le
+ Saint-Siège, a l’intention d’envoyer de nouveau dans la Régence des
+ Lazaristes orientalistes. Ce serait là, sans doute, une
+ philanthropique et excellente idée. Étrangers à l’ambition et au
+ monde, ces saints hommes ne veulent le bien que pour le bien, et, en
+ pareil cas, pour le faire, peu leur importe le théâtre; c’est dans
+ leur conscience seule qu’ils en trouvent la récompense.»
+
+Ce métaphorique langage attestait, chez Genty de Bussy, l’idée que tôt
+ou tard, en pays algérien, la croix, au lieu de continuer à s’effacer,
+serait arborée par des missionnaires, et qu’elle devancerait en terre
+d’Islam la culture occidentale.
+
+Un an plus tard, en 1836, le capitaine d’état-major Pellissier, qui,
+deux ans durant, de 1832 à 1834, avait occupé, dans Alger, les fonctions
+de chef de bureau des Arabes, confessait à son tour dans ses _Annales
+algériennes_:
+
+ Les Arabes, hommes à foi vive, sont persuadés qu’il vaut encore mieux
+ avoir une mauvaise religion que de ne pas en avoir du tout.
+ L’indifférence que nous affections sur cette matière les étonne; et
+ s’ils y voient une garantie de tolérance, il faut dire qu’elle est
+ d’un autre côté une des causes qui diminuent leur estime pour nous...
+ En parlant des Français, ils ne disent pas: il est fâcheux qu’ils
+ soient chrétiens, mais: il est fâcheux qu’ils ne soient pas même
+ chrétiens.
+
+D’où Pellissier concluait que puisque les Arabes «en sont à désirer
+qu’il y ait chez nous un principe religieux, il faut leur offrir ce
+principe». Et subitement il souhaitait de «voir surgir, parmi nous, une
+croyance progressive et de fusion. Les Arabes, disait-il, en seraient
+agréablement surpris.» Il rêvait d’un «prophète chrétien par son père,
+musulman par sa mère», grâce auquel il n’y aurait «ni froissement, ni
+violence». «En attendant sa venue, concluait-il, faisons-lui des
+sentiers droits. Ne choquons point les indigènes dans leur croyance,
+mais n’affichons plus une indifférence qui a produit tout le peu de bien
+qu’elle pouvait produire, et qui, poussée plus loin, serait
+dangereuse[24].»
+
+ [24] PELLISSIER, _Annales algériennes_, II, p. 291-292 (Paris,
+ Anselin, 1836).
+
+A cette époque même, pour condamner cette indifférence, l’âme arabe
+élevait la voix, par les lèvres d’Abd-el-Kader. C’était au cours d’une
+discussion avec le colonel de Maussion, qui négociait avec lui la
+restitution de nos auxiliaires nègres, tombés prisonniers entre ses
+mains. «Ce sont des choses, disait l’émir, et non des personnes. Vous ne
+nous avez pas rendu les nombreux troupeaux capturés dans les
+razzias.»--«Tu m’opposes ta loi, observait alors le colonel, mais je
+t’oppose notre religion, qui ne nous permet pas d’assimiler un homme,
+parce qu’il est noir, à un animal.»
+
+A quoi l’émir ripostait: «Mais est-ce que vous avez une religion? Est-ce
+que vous êtes chrétiens? Où sont vos marabouts? Où sont vos églises? Où
+et quand adressez-vous des prières à Dieu? Le Coran, nous ordonne de
+considérer Sidna Aïssa (Notre Seigneur Jésus) comme un prophète, et
+l’Indji (l’Évangile) comme un livre révélé par Dieu; les peuples qui
+suivent les préceptes de l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays
+musulman nous ne respectons pas la religion des Juifs? N’ont-ils pas
+partout des synagogues? Mais vous, vous êtes des infidèles sans
+religion, des Koufar.»
+
+«Tu as été trompé par des apparences, objectait le colonel. Est-ce que
+nous n’avons pas soigné vos blessés sur les champs de bataille?»
+
+Et l’émir insistait: «C’est là une preuve de charité et non un
+témoignage de religion. Pourquoi n’y a-t-il pas de prêtre à vos
+consulats? Pourquoi ce prêtre n’est-il pas là au milieu de nous? Je me
+serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser la tête en lui
+demandant sa bénédiction[25].»
+
+ [25] Récit du docteur Warnier, reproduit dans PONTOIS, _Les Odeurs de
+ Tunis_, p. 340 (Paris, Savine).
+
+Un peu plus tard, le futur général Daumas, qui alors exerçait, comme
+simple capitaine, les fonctions de consul à Mascara et de commissaire du
+roi auprès d’Abd-el-Kader, se sentait étrangement gêné, lui qui n’était,
+disait-il, «ni musulman, ni chrétien», d’assister aux prières de l’émir.
+Il sentait «le mépris fort peu dissimulé» que son indifférence
+inspirait. «Je ne savais quelle contenance prendre, racontait-il plus
+tard à Veuillot; j’étais ennuyé et même humilié de ma figure d’incrédule
+parmi tous ces hommes qui, si sérieusement et avec un aspect si grave,
+s’adressaient au ciel.» Et il ajoutait qu’un jour, au milieu du camp
+arabe, pendant la prière, pour relever sa considération, peut-être un
+peu aussi pour soulager son cœur, il avait fait le signe de la croix et
+paru, de son côté, réciter ses prières... qu’il ne savait pas[26].
+
+ [26] Louis VEUILLOT, _Mélanges religieux, historiques, politiques et
+ littéraires_, troisième série, II, p. 522 (Paris, Vivès, 1875).
+
+Daumas, causant avec d’autres musulmans, éprouvait des impressions
+analogues à celles que lui laissait Abd-el-Kader. Il écrivait le 7
+janvier 1838 au chef d’état-major général de l’armée d’Afrique:
+
+ Nous avons reçu la visite d’un grand marabout du pays, Sidi Mohamet
+ ben Haoua. Ce brave homme nous a parlé de Sidi Nahyssa (Jésus-Christ),
+ d’Abraham, de David, de Salomon, de Sidi Mouça (Moïse), enfin de tous
+ les patriarches. Quand il a vu que nous les connaissions, il a paru
+ enchanté. «Dieu, nous a-t-il dit, _a fait et séparé_; nous n’en sommes
+ pas moins frères et vous valez mieux que les Turcs, qui nous pillaient
+ et massacraient.» Naguère nous passions pour des impies, des païens,
+ et maintenant on nous accorde la croyance en un seul Dieu. C’est un
+ grand pas de fait. Les marabouts, que j’ai vus, paraissent bien
+ disposés en notre faveur, et j’ai grand soin de les entretenir dans de
+ pareilles idées[27].
+
+ [27] _Correspondance_ du capitaine DAUMAS, consul à Mascara, éd. Yver,
+ p. 59. Comparer la conversation entre Veuillot et l’indigène
+ Bou-Gandoura en 1841, conversation que «le musulman termine en
+ disant au chrétien: «Les choses auraient été différemment en Algérie
+ si tous les Européens avaient été comme vous.» (Correspondance de
+ Louis VEUILLOT, I, p. 101. Paris, Retaux, 1903.)
+
+Que l’émir Abd-el-Kader ou que le marabout Mohamet ben Haoua
+s’inquiétassent ainsi de nos rapports avec notre Dieu, et que même ils
+fissent mine de nous interpeller sur ces rapports: c’était là un
+symptôme dont les autorités administratives ne pouvaient pas méconnaître
+la portée. Et ce même gouvernement des Tuileries qui, le 2 août 1834,
+avait, par ordonnance royale, défendu de reconnaître un caractère
+officiel à tout ecclésiastique qu’enverrait la cour de Rome en
+Algérie[28], engageait, quatre ans plus tard, des négociations avec le
+Vatican pour la création d’un évêché d’Alger.
+
+ [28] MARTY, _Correspondant_, septembre 1861, p. 38.
+
+
+III
+
+«Un chef spirituel, écrivait le maréchal Valée, le 5 mai 1838, au
+ministre Molé, trouvera en Afrique un nombre considérable de
+fidèles[29].» Valée, comme l’écrira bientôt Veuillot, «avait compris
+que, là où la France planterait une croix, elle resterait plus longtemps
+que là où elle porterait seulement un drapeau»[30]. Il réputait
+nécessaire la création d’une seconde paroisse dans Alger et de plusieurs
+paroisses dans la plaine; il constatait qu’Oran, Mostaganem, Bougie,
+Bône, la garnison de Constantine, réclamaient un culte. Et de fait, il y
+avait urgence: une église à Alger, deux misérables chapelles à Bône et à
+Oran, quelques rares prêtres français, quelques religieux ou prêtres
+fugitifs chassés d’Espagne et des Baléares par la récente révolution,
+voilà tout ce qu’allait trouver en Algérie, pour le service de l’idée
+chrétienne, Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger[31].
+
+ [29] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 179.
+
+ [30] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_, édit. de 1925, p. 196, t. IV
+ des _Œuvres complètes_.
+
+ [31] DUPUCH, _Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne_, IV, p. 343
+ (Bordeaux, Faye, 1849).
+
+Le ministre Molé, à la date du 13 juin, répondait à Valée:
+
+ L’affaiblissement si regrettable du principe religieux chez nous, nous
+ fait trop oublier la puissance qu’il conserve ailleurs.
+
+ Une expression m’a frappé dans la lettre de Mohammed à Abd-el-Kader;
+ ce mot est celui _d’impie_ qu’il emploie à la place de celui
+ d’infidèle, et qui semble indiquer qu’il nous regarde comme un peuple
+ sans religion et peut-être ennemi de toutes les religions. Ne
+ pensez-vous pas que l’organisation du culte catholique à Alger aurait
+ déjà sur l’esprit des Arabes une heureuse influence[32]?
+
+ [32] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 180.
+
+C’étaient là des idées neuves, sous la plume d’un ministre de
+Louis-Philippe. Il les aurait jugées, un an plus tard, singulièrement
+justifiées, s’il avait eu sous les yeux une très curieuse lettre que le
+capitaine Daumas, le 23 juin 1839, adressait de Mascara à son chef
+hiérarchique Guéhenneuc. Nous voyons là un soldat, vivant parmi les
+indigènes, habitué à écouter ce qu’ils disent, à entendre ce qu’ils
+murmurent, à deviner ce qu’ils cachent; il est ravi d’avoir à leur
+annoncer que désormais l’Algérie possédera un évêque, et de leur
+commenter cette nomination, et de recueillir leurs commentaires, à eux,
+et de faire ainsi absoudre sa patrie du grief d’athéisme.
+
+ J’ai déjà trouvé l’occasion, raconte-t-il, d’instruire les chefs de
+ Mascara de l’arrivée du vénérable prélat que nous avons le bonheur de
+ posséder. Cette occasion s’est présentée naturellement. Nous étions
+ chez le caïd; on vint à parler de religion, et je fis adroitement
+ passer en revue tous les griefs qui, selon les Musulmans, font de nous
+ des impies. «Comment voulez-vous que nous vous traitions autrement,
+ dit un savant, le qroudja du cady; vous ne jeûnez pas, on ne vous voit
+ jamais prier, dans vos villes vous autorisez le vice et la
+ prostitution, et enfin, partout, on vous entend renier Dieu
+ (jurer).--Vous avez tort, répondis-je, de nous juger par ce que vous
+ voyez faire à nos soldats qui, comme les vôtres, ne suivent pas
+ exactement leur religion. Comme vous, nous ne proclamons qu’un seul
+ Dieu, le maître du monde; notre jeûne dure quarante jours; dans notre
+ pays nous avons de nombreuses mosquées constamment remplies de
+ fidèles, et nous avons des marabouts, qui ne consacrent leur existence
+ qu’à propager la parole de Dieu et à soulager l’infortune sans aucune
+ distinction de pays ni de religion.--Ah! bah! Vous avez des
+ marabouts!--Oui, nous avons des marabouts, et la preuve, c’est qu’il
+ vient d’en arriver un à Oran renommé par sa piété, ses vertus, et qui
+ déjà a su s’attirer le respect et la vénération de tous les Arabes.»
+ Là-dessus, je me levai et partis. Le soir, je fus instruit par l’un
+ des agents qu’on avait après moi beaucoup causé sur les chrétiens et
+ qu’un talaib avait dit: «Le consul a raison, les Français suivent
+ l’Évangile, le Prophète nous en parle dans le Coran...» Je ne m’en
+ tiendrai pas là et saurai faire répandre dans le public l’arrivée de
+ Mgr l’évêque, arrivée qui fera, je crois, le plus grand bien à notre
+ cause, en détruisant promptement tous les absurdes préjugés
+ naturellement répandus sur nous[33].
+
+ [33] _Correspondance_ du capitaine DAUMAS, p. 492-493.
+
+De l’avis de militaires tels que Valée, Maussion, Daumas, de l’avis
+d’hommes d’État tels que Molé, il convenait donc que la France fît en
+Afrique acte personnel de christianisme, pour éviter l’accusation d’être
+indifférente à l’idée même de Dieu; et c’était là un premier progrès sur
+les conceptions timides, erronées, qui tout au début de l’occupation
+avaient induit la monarchie de Juillet à n’arborer qu’avec beaucoup de
+réserve et de crainte les emblèmes chrétiens. Il fallait qu’un tel
+progrès s’accomplît, pour qu’un homme comme Abd-el-Kader, qui était
+avant tout un homme religieux, comprît peu à peu qu’il y avait une
+différence à faire entre les idolâtres de l’Yémen ou de la Perse, contre
+qui Mahomet prêcha la guerre sainte, et les chrétiens qu’il rencontrait
+en Algérie, et que ces chrétiens étaient plus près de lui et du Prophète
+que longtemps il ne l’avait pensé[34].
+
+ [34] Voir colonel Paul AZAN, _L’émir Abd-el-Kader_, p. 282-283 (Paris,
+ Hachette, 1925).
+
+
+IV
+
+Un livre parut en 1844 qui s’intitulait: _les Français en Algérie_.
+L’auteur, six mois durant, de la fin de février à la fin d’août 1841,
+avait, à la demande de Guizot, étudié sur place, auprès de Bugeaud
+devenu gouverneur général, les questions algériennes. Les deux rapports
+que de là-bas, le 8 mars et le 19 avril 1841, il avait expédiés à
+Guizot, et dont le premier lui avait valu un «satisfecit»
+ministériel[35], avaient déjà laissé voir l’intérêt qu’il prenait aux
+choses religieuses de l’Algérie, et dès le début de son livre il disait:
+«Elles n’ont qu’une bien étroite place dans presque tous les livres
+qu’on a faits; elles en méritent une meilleure, que je voudrais leur
+donner[36].» Ce ton si décisif ne surprendra personne, lorsqu’on saura
+que le livre était signé Louis Veuillot. Il était rentré en France
+«plein de faits douloureux et plein de conseils impossibles»; il voulait
+les livrer au public; il voyait là un «devoir»[37].
+
+ [35] VEUILLOT, _Correspondance_, I, p. 86.
+
+ [36] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (_Œuvres complètes_, IV, p.
+ 11). Sur le séjour de Louis Veuillot en Algérie, voir Eugène
+ VEUILLOT, _Louis Veuillot_, I, p. 229-265 (Paris, Retaux).
+
+ [37] Veuillot à Edmond Leclerc, Alger, 20 juin 1841 (_Correspondance_,
+ I, p. 94-95).
+
+Il jetait un regard rétrospectif sur l’Algérie des premières années de
+la conquête, sur cette Algérie où l’on avait paru vouloir voiler à
+l’Islam les bras du Christ et le bois de la croix. Et parlant de ces
+«politiques qui se sont tant efforcés de déguiser le peu de religion qui
+nous reste, sous le beau prétexte de ne point effaroucher le fanatisme
+musulman», il les accusait d’avoir «commis la plus lourde faute que
+l’enfer ait pu leur conseiller. Rien ne répugne plus au fanatisme
+musulman, expliquait-il, qu’un peuple sans croyance et sans Dieu[38].»
+
+ [38] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (_Œuvres complètes_, IV, p.
+ 223).
+
+Partout dans son livre, on retrouvait cette idée; elle se répétait, se
+diversifiait, avec l’émouvante insistance d’un appel d’alarme.
+Spectateur de ces Arabes qui «nous reprochaient qu’on ne nous voyait
+jamais prier[39]», il déduisait:
+
+ [39] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 9).
+
+ La guerre contre nous n’était pas seulement patriotique, elle était
+ sainte. Envahisseurs du sol, détestés à ce titre, nous étions encore
+ et surtout haïs et méprisés comme infidèles, comme impies. On nous
+ reprochait nos mœurs, nos blasphèmes, notre religion fausse; on nous
+ reprochait plus encore notre irréligion. C’était œuvre de piété de
+ faire la guerre aux chiens qui adorent les idoles ou qui n’ont pas de
+ Dieu[40].
+
+ [40] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 7).
+
+On voyait Veuillot, à onze ans de distance, interpeller les commissaires
+qui étaient venus en 1833 enquêter en Algérie.
+
+ Ces personnages politiques, ces hauts commissaires, ces législateurs,
+ ces chrétiens envoyés dans un pays infidèle pour savoir ce qu’il
+ convient à leur patrie d’y faire, ne songent pas un seul moment à la
+ religion catholique, n’en prononcent pas le nom... Qu’on institue une
+ commission de civilisation et qu’il ne soit venu à la pensée de
+ personne d’y introduire un prêtre, c’est un de ces traits qui peignent
+ une époque et qui font deviner des abîmes[41].
+
+ [41] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 93).
+
+Mais au delà et au-dessus de ces commissaires, puissances éphémères,
+puissances déchues dès qu’était accompli leur mandat, il interpellait un
+pouvoir plus stable, celui des bureaux; il interpellait même,
+indirectement, ce maréchal Bugeaud sous les auspices duquel avait
+commencé de s’essayer jadis, en Périgord, sa plume de journaliste.
+
+ En matière de religion, c’est le mauvais côté, le côté officiel de
+ l’esprit français qui règne sur l’Algérie[42].
+
+ [42] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 118).
+
+ Je regrette que le gouvernement de M. le maréchal Bugeaud, d’ailleurs
+ bienveillant pour la religion, ne s’inspire pas plus largement des
+ lumières catholiques, et ne diffère que bien peu, à cet égard, de
+ celui de nos préfets[43].
+
+ [43] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 12).
+
+Il y avait dans le livre de Veuillot deux chapitres, l’un sur
+l’aumônerie militaire, l’autre sur Mgr Dupuch, qui ressemblaient à deux
+lamentations. Il signalait à la respectueuse pitié des chrétiens de
+France cet «évêque sans clergé, au milieu d’un peuple infidèle ou
+incrédule», et il disait de lui:
+
+ Appuyé par les autorités les plus hautes: à Paris, par le roi, par la
+ reine, par le ministre; à Alger, par le gouverneur général; mais ayant
+ contre lui une bureaucratie intraitable, qui, soit à Alger, soit à
+ Paris, est la même partout; repoussé par l’indifférence des riches;
+ trop pauvre, malgré les dons nombreux des fidèles de France, pour
+ pouvoir assister tant de pauvres qui venaient frapper à sa porte;
+ soigneusement tenu en dehors de tout conseil administratif, et n’étant
+ lui-même que le plus tracassé des administrés; séparé des soldats;
+ bientôt suspect de nuire à nos progrès auprès des musulmans, à qui
+ l’on veut absolument que sa mission fasse ombrage, il ne tarda pas à
+ s’apercevoir que l’évêque d’Alger n’était que le curé d’une de ces
+ paroisses de France où le conseil municipal, regardant le culte comme
+ une charge inutile du budget, ne veut jamais ni rebâtir le presbytère,
+ ni réparer l’église, ni surtout permettre que le pasteur paraisse hors
+ de la sacristie, dans laquelle on se réserve d’aller le tourmenter à
+ plaisir[44].
+
+ [44] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 195-196).
+
+[Illustration: LE CARDINAL LAVIGERIE EN VÊTEMENTS PONTIFICAUX]
+
+Le témoignage même de Mgr Dupuch, que l’on trouve dans ses _Fastes
+sacrés de l’Afrique chrétienne_, confirme ce jugement de Louis Veuillot.
+La monarchie de Juillet avait consenti que l’occupation de l’Algérie
+s’attestât, de çà, de là, par l’érection de quelques croix. Le maréchal
+Valée en plantait une sur le minaret de l’ancienne mosquée de
+Blidah[45]. Mais les sœurs voulaient, elles, installer le crucifix dans
+l’hôpital d’Alger; on leur créait des difficultés[46]. Faute d’aumônerie
+militaire, un bataillon de chasseurs se plaignait d’avoir manqué de
+messe trois ans durant[47]. «Nous n’avions pas un seul prêtre, écrivait
+un soldat au moment de la prise de Constantine, c’était plus triste
+qu’on ne pourrait se l’imaginer; les mourants me priaient de leur
+chanter le _De Profundis_ et le _Miserere_[48].» Mgr Dupuch dut déclarer
+en 1841 que si les chefs d’armée, en dehors du gouvernement proprement
+dit, ne toléraient pas de temps en temps la présence d’un prêtre auprès
+des colonnes expéditionnaires, il partirait lui-même pour la guerre[49].
+Visitant la chambrette du presbytère qui servait de lieu de culte aux
+catholiques de Mostaganem, Veuillot s’écriait:
+
+ [45] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 408.
+
+ [46] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 453.
+
+ [47] Charles DE RIANCEY, _De la situation religieuse de l’Algérie_, p.
+ 13-14 (publié par le comité électoral pour la défense de la liberté
+ religieuse). Paris, Lecoffre, 1846.
+
+ [48] MARTY, _Correspondant_, septembre 1861, p. 50.
+
+ [49] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 488-489.
+
+ Je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du dernier évangile:
+ Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. La religion (en
+ Algérie) n’est ni forte, ni persécutée; elle est méprisée, elle est
+ jugée inutile[50].
+
+ [50] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, P. 233-234).
+
+Et Mgr Dupuch gémissait à son tour sur le misérable état de certaines
+églises, sur la désinvolture avec laquelle, à Boufarik, le commissaire
+civil s’installait dans la chapelle catholique, reléguait l’autel et les
+liturgies dans une misérable hutte en planches pourries, ni carrelée, ni
+pavée, ni planchéiée.
+
+En vain la monarchie de Juillet avait-elle senti la nécessité de
+disculper la France de l’accusation qu’on lui lançait d’ignorer Dieu;
+Veuillot persistait à dire:
+
+ Malgré nos églises, malgré nos prêtres, déjà si impuissants par leur
+ petit nombre, et garrottés encore par une politique hostile
+ lorsqu’elle n’est pas indifférente, les Arabes sont restés dans cette
+ conviction que nous sommes un peuple athée[51].
+
+ [51] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 118).
+
+Il n’ignorait pas, assurément, que la petite chancellerie algérienne, au
+cours des dernières années, s’était montrée «aussi vigilante que
+pourrait l’être une pensionnaire des Oiseaux ou du Sacré-Cœur, à marquer
+tous ses messages arabes d’un dicton pieux quelconque, pourvu, bien
+entendu, qu’il ne fût pas exclusivement chrétien»[52]. Cela lui faisait
+l’effet d’une chose triste et plaisante, et ces fonctionnaires qui
+persistaient «à singer la piété musulmane»[53] lui paraissaient mal
+qualifiés pour donner autour d’eux l’impression que les Français étaient
+d’authentiques fidèles de leur Dieu.
+
+ [52] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 139).
+
+ [53] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 116).
+
+
+V
+
+D’ordre du pouvoir, d’ailleurs, ce Dieu n’avait pas le droit de chercher
+d’autres fidèles. Vous n’êtes chargé que des chrétiens romains, disait à
+Mgr Dupuch le gouvernement des Tuileries; et le pouvoir civil ne vous
+reconnaît aucune autre juridiction. Il y avait là une détermination très
+nette, très exclusive, nettement précisée, dès le 5 mai 1838, dans la
+lettre du maréchal Valée que nous avons déjà citée. Après avoir posé en
+principe que la première de toutes les qualités, chez un évêque d’Alger,
+devait être une «pieuse tolérance», et qu’il importait que «tout esprit
+de prosélytisme fût banni de la pensée des prêtres», Valée précisait
+avec inflexibilité:
+
+ L’administration spirituelle des populations catholiques, le soin de
+ les pénétrer du véritable esprit du christianisme, doivent seuls
+ préoccuper l’évêque d’Alger, et il méconnaîtrait la nature de sa
+ mission s’il cherchait à amener au sein de l’Église les musulmans et
+ les juifs sur lesquels la domination française s’étend
+ aujourd’hui[54].
+
+ [54] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 180.
+
+Telle était la conception administrative que l’on se formait de l’évêque
+d’Alger: elle ne concordait nullement avec celle qu’en avait Grégoire
+XVI. Valée fut probablement très flatté de recevoir de Rome, en mai
+1839, un bref fort élogieux: «Vous avez continué, lui disait le Pape, à
+veiller à ce que, forts de votre appui, les prêtres que nous avons
+envoyés par notre autorité apostolique propageassent la lumière de
+l’Évangile et exerçassent plus librement et plus fructueusement pour le
+salut des anciens et des nouveaux fidèles les autres parties de leur
+ministère sacré[55].» Valée, s’il eût osé, eût probablement dit au
+pontife: «Parlons des anciens fidèles, Très Saint Père; mais des
+_nouveaux fidèles_, qu’est-ce à dire et qu’entend par là Votre Sainteté?
+La France, en Algérie, ne fait point de propagande religieuse.» Et c’eût
+été le début d’une discussion entre l’État et l’Église, qui d’ailleurs,
+en fait, ne tarda point à éclater, et qui allait durer une trentaine
+d’aimées.
+
+ [55] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 181.
+
+Grégoire XVI, dans le bref par lequel il confiait à Mgr Dupuch l’évêché
+d’Alger, lui avait signifié: «Un champ immense est ouvert devant vous.
+Là, dans les premiers siècles, un grand nombre d’églises avaient fleuri.
+Allez donc, partez au nom de Dieu vers cette partie de la vigne du
+Seigneur si longtemps désolée. Prenez votre faux, entrez vigoureusement
+dans votre vigne.» Le pape manifestait «l’heureuse espérance de voir la
+lumière de la vérité catholique se répandre dans les autres parties
+voisines de l’Afrique, et prendre de continuels accroissements[56].»
+
+ [56] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 405-406.
+
+Entrer vigoureusement dans sa vigne, Mgr Dupuch y était tout prêt;
+mais l’administration s’opposait. A la porte de l’église
+Notre-Dame-des-Victoires à Alger, une sentinelle empêchait les Arabes
+d’entrer. Mgr Dupuch avait fait venir des Jésuites comme prêtres
+auxiliaires; mais l’un d’eux, qui lui était expédié de Syrie, le P.
+Planchet, recevait en 1839, sous peine d’arrestation, défense de
+débarquer à Philippeville, parce qu’il savait et parlait l’arabe[57].
+
+ [57] BURNICHON, _La Compagnie de Jésus en France: un siècle,
+ 1814-1914_, III, p. 311 et 321 (Paris, Beauchesne, 1919).
+
+En termes amers, Veuillot commentait cette politique:
+
+ Les commis du ministère de la guerre pensent qu’il y aurait les
+ inconvénients politiques les plus graves à essayer d’instruire les
+ Maures. On ne voit rien que de légitime à brûler les maisons des
+ Arabes; on permet aux Maures de dire publiquement dans leur mosquée la
+ _kholba_ au nom de l’empereur du Maroc et même au nom d’Abd-el-Kader;
+ mais on interdit aux prêtres catholiques toute démarche qui aurait
+ pour but d’amener un musulman à se faire chrétien, et la raison, c’est
+ qu’il ne faut pas exciter leur fanatisme[58].
+
+ [58] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 46-47).
+
+Il avait vu les indigènes, face à face avec l’évêque; il les avait vus
+l’accueillir «avec une véritable tendresse». Mais «quelques employés
+français, grondait-il, ont eu peur de sa mission, et nous n’en retirons
+pas les fruits. S’il était vrai, ce qui n’est pas, que la prépondérance
+de la religion catholique offusquât les Maures, quel meilleur moyen
+aurait-elle de se faire pardonner cette prépondérance nécessaire, qu’en
+répandant parmi les Maures beaucoup de bienfaits? Quoi! ils lui
+reprocheraient de recueillir les orphelins, de soigner les pauvres, de
+protéger les opprimés, et de leur dire à eux vaincus, dans leur langue,
+qu’ils sont comme nous les enfants de Dieu... N’eût-on laissé à la
+religion que les orphelins, que les pauvres, que les prisonniers, tous
+ces misérables seraient devenus autant de voix qui auraient publié dans
+la langue des vaincus les générosités de la France, les œuvres
+miséricordieuses de son culte, l’inépuisable charité des ministres de
+son Dieu[59].»
+
+ [59] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 199 et 111).
+
+Mais lors même que l’état d’esprit administratif eût condamné la plume
+de Veuillot à demeurer impuissante, Veuillot n’admettait pas qu’elle
+restât silencieuse; et ce livre: _les Français en Algérie_, faisait sans
+cesse résonner aux oreilles françaises, avec l’âpreté d’un reproche,
+cette émouvante question: Voilà quatorze ans que vous êtes là-bas; qu’y
+avez-vous fait comme apôtres? Et chaque fois que la question surgissait,
+survenait, sous l’ardente plume de Veuillot, une réponse morose,
+attristée. On eût dit qu’il voulait fouiller l’âme de ces politiques, de
+ces soldats, de ces commerçants, qui avaient commencé de transplanter la
+France en Algérie: «La question, disait-il, était de savoir si la
+conquête serait une bonne ou une mauvaise affaire. L’orgueil de nos
+armes, les profits de notre commerce offraient la matière du débat... La
+France a voulu travailler pour sa gloire, non pour la gloire de
+Dieu[60].» Mais cette France, c’était «la patrie de Godefroi de
+Bouillon, de Pierre l’Ermite, de saint Bernard et de saint Louis», et
+Veuillot, après l’avoir ainsi définie, disait douloureusement: «Elle
+multiplie les prodiges de son ancien courage pour conquérir un royaume
+infidèle; mais elle ne songe qu’à le gagner à ses comptoirs et ne veut
+point le gagner à son Dieu[61].» Autour de lui, cependant, à Paris, il
+sentait s’ébaucher un renouveau catholique, et cette coïncidence rendait
+ses interrogations plus pressantes encore: «Est-ce donc pour rien,
+s’écriait-il, que la France est devenue reine d’Alger au moment où
+quelque zèle religieux se réveille dans son cœur[62]?» Et c’est avec
+l’accent d’un pénitent qu’il confessait,--une confession qui était un
+réquisitoire: «Malgré tout ce que nous avons fondé, nous avons perdu là
+des âmes que nous pouvions sauver, nous n’avons pas fait à la croix le
+même honneur qu’à nos drapeaux[63].»
+
+ [60] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 5).
+
+ [61] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 37).
+
+ [62] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 85).
+
+ [63] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 12).
+
+Mais il savait, hélas! l’administration impénitente, et cela le faisait
+trembler.
+
+ Le chrétien, écrivait-il, voyant la religion négligée à dessein par
+ ceux qui sont chargés d’établir en Algérie la puissance française,
+ murmure avec effroi cet oracle divin, tant de fois réalisé parmi les
+ hommes: _Nisi dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui
+ ædificant eam_[64].
+
+ [64] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 243).
+
+Veuillot, d’ailleurs, n’était pas de ceux dont la voix expire en un
+murmure d’épouvante: son livre voulait être un livre constructeur. Et la
+haute originalité de ce livre trop peu connu, c’était de jeter le défi à
+une opinion sceptique qui croyait à peine à l’avenir de l’Algérie, et
+qui croyait moins encore à l’avenir du christianisme en Algérie, et de
+dire en substance à cette opinion: Je crois au premier de ces avenirs
+parce que je crois au second. Le Paris de l’époque boudait à l’Algérie,
+grognait contre elle. Bugeaud tout le premier grognait, faute de pouvoir
+bouder; il supputait ironiquement, devant ses convives, ce que chacun de
+ses repas coûtait à la France[65]; et Veuillot lui-même, d’Alger, sous
+l’évidente impression de ces propos pessimistes du général, avait un
+jour, dans une lettre à Guizot, qualifié de «malheureusement impossible»
+cet abandon de l’Algérie, auquel d’aucuns songeaient encore[66]. Mais
+dans son livre, sa paradoxale âme d’apôtre, bravant tout d’un coup
+bouderies et grognements, prévenait tous les douteurs qu’un jour
+viendrait où s’agiteraient les destinées de Tunis, où s’agiteraient
+celles du Maroc. Il leur parlait avec une assurance de prophète; il leur
+disait formellement:
+
+ [65] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 9).
+
+ [66] Veuillot à Guizot (IV, p. 250).
+
+ Le sang des compagnons de saint Louis, répandu sur les plages de
+ Tunis, est un vieux titre que nous serons contraints de faire valoir
+ un jour; entre notre province de Tlemcen et les rivages de l’Espagne
+ régénérée, l’air manquera aux prétendus descendants du calife qui font
+ encore peser sur le Maroc leur sceptre barbare[67].
+
+ [67] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 4).
+
+Ainsi Veuillot, dès 1844, prévoyait-il le futur empire africain.
+Consultant «la foi chrétienne et l’expérience de dix-huit siècles»,
+constatant qu’elles ne nous permettent pas de croire «qu’il puisse
+exister jamais un peuple inconvertissable[68]», sa dialectique hardie,
+avec l’aventureux élan d’un acte de foi, déduisait du devoir même
+qu’avait le christianisme français de suivre en Afrique notre drapeau,
+et puis de le précéder, les destinées futures du sol africain. Et sa
+puissance de vision, passant outre aux timidités des économistes, aux
+susceptibilités des politiques, l’amenait à certaines intuitions qui
+durent leur paraître folles.
+
+ [68] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 110).
+
+Il ne comptait pas, à vrai dire, sur une prochaine ou rapide
+assimilation des Arabes: «Les Arabes, écrivait-il, ne seront à la France
+que lorsqu’ils seront Français; ils ne seront Français que lorsqu’ils
+seront chrétiens; ils ne seront pas chrétiens tant que nous ne saurons
+pas l’être nous-mêmes. Or, nous ne savons pas l’être encore[69].» Mais
+il souhaitait que sans retard l’apostolat religieux s’organisât:
+
+ [69] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 45).
+
+ Dans le clergé français, signalait-il, on trouverait en abondance des
+ apôtres; tous nos religieux seraient heureux de donner leur vie pour
+ la conquête chrétienne de cette terre, infidèle encore sous les
+ drapeaux français; ils seraient hospitaliers, maîtres d’école,
+ missionnaires, agriculteurs, savants; il y aurait, si on l’avait
+ voulu, même un ordre militaire[70].
+
+ [70] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 242).
+
+Mais dans la pensée de Veuillot, ce projet d’évangélisation impliquait
+tout d’abord un projet de peuplement.
+
+ Il faut en Algérie, expliquait-il, non pas des concubinaires et des
+ bâtards, mais des familles, et des familles chrétiennes; il faut à
+ leur tête des prêtres respectés et sévères, la sévérité étant la
+ sainte douceur de la religion; il faut à ces villages, qui seront
+ autant de petites républiques, une organisation pour le moins aussi
+ théocratique que militaire, qui leur apprenne à répondre à la guerre
+ sainte des musulmans par la guerre sainte des chrétiens[71].
+
+ [71] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 101).
+
+Non pas qu’il voulût organiser en Algérie une guerre de religion, ce
+serait là prendre à contresens sa pensée; mais il lui semblait que si
+les musulmans, au nom du Coran, déchaînaient contre nous le fameux
+_Djehad_, la guerre contre l’infidèle, les colons dont la foi catholique
+soutiendrait l’énergie auraient, pour résister, un surcroît de force.
+Écrivant à Guizot, il lui rappelait quel secours avait été le
+puritanisme pour les émigrants anglais qui fondèrent les États-Unis[72];
+il attendait, pour les colons de l’Algérie, le même secours du
+catholicisme. Si pour organiser ces villages défensifs et agricoles, on
+ne trouvait pas assez de Français, de Basques ou d’Alsaciens, on
+pourrait songer, disait-il, à des catholiques suisses avec lesquels il
+s’offrait à négocier, ou bien à des Polonais, que Montalembert serait en
+mesure de faire venir, ou bien à des familles syriennes[73].
+
+ [72] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 255). (Veuillot à Guizot, 19 avril
+ 1841.)
+
+ [73] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 247). (Veuillot à Guizot, 8 mars
+ 1841.)
+
+Il faudra plus d’un quart de siècle pour que les idées de Veuillot
+commencent de se réaliser. La Trappe de Staouéli, qui, dès 1843, étalait
+une magnifique leçon de travail agricole, aurait bénéficié d’un beaucoup
+plus large rayonnement, si les administrations locales eussent été
+animées d’un esprit plus pratique et d’une confiance plus allègre dans
+l’avenir algérien. Le projet qu’un jour développa Bugeaud, d’établir en
+dix ans, sur le sol algérien, cent mille soldats à demi libérés, se
+heurtait à l’indifférence parlementaire. C’était de la part du maréchal
+une audace, de rassembler quelques orphelins arabes dont les pères
+étaient morts au cours des combats contre nos armées, et d’oser dire au
+Jésuite Brumauld: «Tâchez, Père, d’en faire des chrétiens. Si vous
+réussissez, ceux-là du moins ne retourneront pas dans leurs broussailles
+pour nous f... des coups de fusil[74]»; et l’on put un instant fonder
+beaucoup d’espérances sur l’orphelinat de Ben-Aknoun, à qui s’adjoignit
+dans la suite celui de Boufarik, et qui comptait, en 1850, deux cent
+soixante-dix orphelins. Mais les grandioses desseins de ce Jésuite, qui
+voulait attirer en Algérie les enfants de l’Assistance publique,
+devaient se heurter, sous le second Empire, à d’irréductibles
+oppositions, et le droit que réclamait le P. Brumauld d’être un
+colonisateur, au sens que Louis Veuillot eût donné à ce mot, ne lui fut
+jamais accordé[75].
+
+ [74] VEUILLOT, _Mélanges_, 3e série, II. p. 514.
+
+ [75] BURNICHON, _op. cit._, III, p. 327-329.
+
+«Il faut des paysans, et des paysans et encore des paysans», criera-t-il
+aux sénateurs, en 1859, et il leur expliquera que ses maisons, après
+quinze ans d’efforts et de sacrifices, étaient au moment de périr faute
+d’élèves, et que «leur conservation et leur perfectionnement ne
+demandaient qu’un mouvement continu de douze ou quinze cents enfants des
+deux sexes». Mais ses appels tomberont dans le vide, comme y était
+tombé, sous la monarchie de Juillet, le livre prophétique et réalisateur
+sorti de la plume de Louis Veuillot[76].
+
+ [76] _Pétition du P. Brumauld au Sénat en faveur de la colonisation de
+ l’Algérie et de la jeunesse malheureuse de France_ (1859).
+
+
+VI
+
+Peu de temps après la publication du livre de Veuillot, Mgr Dupuch,
+découragé par l’ingratitude des circonstances et par le poids de ses
+dettes, finissait par démissionner. Dans la lettre de démission qu’il
+adressait à Grégoire XVI, on le sentait déchiré de tristesse[77]. Sans
+ambages, il confiait au pape:
+
+ [77] Texte de la lettre de démission dans DUPUCH, _op. cit._, IV, p.
+ 439 et sq. Sur les embarras financiers qui amenèrent cette
+ démission, voir MARTY, _Correspondant_, septembre, 1861, p. 65-75.
+
+«Partout où la religion catholique se trouve comparée aux sectes qui
+s’en sont séparées, ou même à d’autres cultes, sa condition est
+habituellement la plus déplorable. Je n’aurai que trop d’occasions de le
+faire remarquer au pape, à qui je serais coupable de ne pas signaler
+cette affligeante et fatale tendance[78].»
+
+ [78] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 453.
+
+Les mêmes obstacles se dressaient devant son successeur, Mgr Pavy. «Il
+nous est impossible, disait-il en son mandement de prise de possession,
+de croire et de nous taire; impossible de tenir enchaîné le verbe de
+Dieu; impossible de ne pas appeler sur tout homme venant en ce monde la
+lumière du Dieu vivant; de laisser périr de sang-froid les âmes pour
+lesquelles Jésus-Christ est mort[79]»; et des lettres pastorales
+ultérieures insistaient auprès de son clergé pour qu’il «ne négligeât
+rien de ce qui pouvait déterminer de véritables conversions parmi les
+Arabes[80].» Mais les statuts diocésains qu’il édicta en 1853, et qui
+prescrivaient aux prêtres la «mission des indigènes» et la sollicitude
+pour les enfants musulmans, étaient destinés à demeurer lettre morte.
+Autour de Mgr Pavy, des Jésuites étaient à l’œuvre, dans plusieurs
+paroisses et dans les deux orphelinats agricoles du P. Brumauld: «Les
+Arabes, leur écrivait de Lyon leur provincial dès 1847, sont le grand
+objet de notre mission en Afrique»; et il leur conseillait de faire
+comme avait fait jadis, aux Indes, le célèbre Père de Nobili, d’aller
+vivre au milieu des indigènes, de prendre leurs coutumes, pour les
+amener à la religion. Le P. Brumauld songeait à former, dans son
+orphelinat de Ben-Aknour, des missionnaires parlant l’arabe. Il faut
+consulter l’État, objecta Mgr Pavy. L’État ne répondit pas[81]. Le
+lazariste Girard, qui dirigeait le séminaire de Kouba, fut un jour
+menacé de gros ennuis, pour avoir, dans les ruisseaux d’Alger, recueilli
+quelques petits Arabes[82]; et malgré la démarche de l’évêque près du
+général Pélissier, alors gouverneur intérimaire, les enfants durent être
+rendus à leurs familles.
+
+ [79] Mgr PAVY, _Œuvres_, I, p. 25 (Paris, Poussielgue, 1858).
+
+ [80] GODARD, préface des _OEuvres_ de Mgr PAVY, I, p. XLVIII.
+
+ [81] BURNICHON, _op. cit._, III, p. 311 et suiv.--Louis DE BAUDICOUR,
+ _La Guerre et le gouvernement de l’Algérie_, p. 593-596 (Paris,
+ Sagnier et Bray, 1853).
+
+ [82] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 179 (Paris, Poussielgue,
+ 1884).--RIBOLET, _Un Grand évêque ou vingt ans de l’Église d’Afrique
+ sous l’administration de Mgr Pavy_, p. 35-39 (Alger, Jourdan, 1902).
+
+Une consigne d’État commandait qu’on laissât les indigènes «parqués dans
+leur Coran», sans jamais s’occuper de leurs âmes, et quarante ans
+durant, dans les sphères officielles, l’idée d’apostolat parut
+incompatible avec l’idée de tolérance. «Il y a là, dira Lavigerie, une
+honte pour la nation française.»
+
+On peut dire qu’en Algérie, pendant cette période, la France apôtre eut
+les mains liées. Nul esprit de secte, d’ailleurs, chez ces militaires
+que l’on verra, durant les premières années de l’épiscopat de Lavigerie,
+redouter et suspecter ses premiers efforts de contact avec l’Islam; ce
+qui les obsédait, c’était la crainte que l’apostolat chrétien ne
+provoquât parmi les populations musulmanes des incidents, qui
+s’aggraveraient, peut-être, jusqu’à soulever des conflits sanglants; et
+sous l’impression de cette crainte, il leur déplaisait de trouver, chez
+les messagers du Christ, un esprit d’aventure qui pouvait susciter des
+complications politiques. Par ailleurs, cette France colonisatrice à
+laquelle ils voulaient épargner des ennuis n’avait pas des destinées
+beaucoup plus brillantes que celles de la France missionnaire. Elle
+avait commencé de prendre quelque essor, dans les dernières années du
+gouvernement de Bugeaud et pendant la première moitié du second Empire;
+mais lorsque prévalut, en 1865, par la volonté formelle de Napoléon III,
+l’idée d’un royaume arabe, qui serait séparé, par une sorte de cloison
+étanche, du petit groupe des colons, les maximes administratives
+nouvelles cessèrent d’encourager l’immigration, les concessions de
+terres ne furent plus accordées qu’à des sociétés de capitalistes, et la
+colonisation libre, réduite à ses propres ressources, s’arrêta,
+végéta[83].
+
+ [83] _La Colonisation en Algérie_ (1830-1921), p. 26 (Alger, Pfister,
+ 1922).--CAMBON, _Le Gouvernement général de l’Algérie_, p. 130 et
+ 153 (Paris, Champion, 1922). En 1885 encore, on pourra lire dans les
+ _Lettres sur la politique coloniale_, de Yves GUYOT, p. 31-41
+ (Paris, Reinwald): «Si on voulait représenter dans une allégorie le
+ prix de revient en hommes des 25 000 colons installés en Algérie et
+ y vivant avec leurs propres ressources, chacun d’eux serait assis
+ sur quatre cadavres et gardé par deux soldats».
+
+Telle était la situation de l’Algérie lorsque Lavigerie y porta, avec
+son ascendant d’archevêque, cette idée de peuplement et cette idée
+d’évangélisation qu’avait esquissées, déjà, la plume de Louis Veuillot,
+et lorsqu’il voulut, en chef d’Église, traduire ces idées en
+réalisations.
+
+Ces religieux hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires,
+agriculteurs, savants, dont avait rêvé Louis Veuillot, ce furent les
+Pères Blancs du cardinal Lavigerie; ces villages agricoles et défensifs
+qu’avait réclamés Louis Veuillot, ce furent les villages d’Alsaciens, ce
+furent les villages d’Arabes chrétiens ou de Kabyles chrétiens, fondés
+par Lavigerie.
+
+Le 2 février 1876, Veuillot écrivait dans _l’Univers_:
+
+ La création de ces villages, la fondation d’une nouvelle famille
+ religieuse, destinée à l’évangélisation de l’immense désert africain,
+ sont des événements historiques de premier ordre. Il y a quelques
+ années encore, ils n’étaient rêvés que dans un très lointain avenir
+ par la foi la plus hardie et la plus croyante à l’impossible... A
+ cette heure, on peut dire que le nouveau monde africain est déjà
+ vivant dans son berceau, que le baptême a commencé d’y descendre... La
+ famine qui moissonna les pauvres Arabes en 1868 est le principe des
+ villages arabes chrétiens, de la fondation des missionnaires et de
+ l’évangélisation de toute l’Afrique. Ce coup de foudre a creusé ce
+ puits de bénédiction, dont les eaux vivifieront tous les déserts.
+
+Et Veuillot pronostiquait:
+
+ Des missionnaires apporteront à toute une race l’Évangile et la
+ liberté attendus deux mille ans. A présent, il est permis d’espérer
+ que le siècle ne s’achèvera pas sans qu’une église catholique s’élève
+ à Tombouctou et encore ailleurs. Il y aura des églises, un clergé, des
+ écoles, des hôpitaux, des hommes libres, une industrie, un monde. De
+ là ne venaient vivants que des esclaves, de là partiront des
+ missionnaires[84].
+
+ [84] «VEUILLOT, _Derniers Mélanges_, III, p. 61-64 (Paris,
+ Lethielleux, 1908).
+
+Veuillot avait vécu assez longtemps pour voir l’archevêque d’Alger,--cet
+archevêque qu’on ne considérait autrefois que comme l’aumônier en chef
+d’un noyau de colons,--travailler à mettre l’empreinte de notre
+spiritualité religieuse sur la civilisation de l’Afrique du Nord et
+représenter, vis-à-vis de cette Afrique, une France désormais en marche,
+bien que jusque-là on l’eût condamnée à piétiner, la France catholique.
+Mais Veuillot disparaîtra trop tôt pour voir surgir, au centre de
+l’Afrique, ces églises et ces écoles, ces hôpitaux, et surtout ces
+hommes libres, esclaves de la veille, qu’avait entrevus son imagination
+complice de sa foi. Il disparaîtra trop tôt pour entrevoir l’œuvre de
+haute portée qu’allait accomplir peu à peu l’initiative privée de la
+France en terre tunisienne, à la faveur d’un climat salubre, et sans se
+heurter, comme en Algérie, aux usages indigènes de propriété collective.
+Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer des héritiers et des
+réalisateurs de son rêve dans ces hommes d’énergie qui, groupés autour
+de M. Jules Saurin, s’essaient à transfigurer l’agriculture de l’Afrique
+du Nord par le développement de la production fourragère et par
+l’utilisation des eaux de crue, et qui préparent ainsi, à l’encontre de
+tous les obstacles, le peuplement français de cette France
+d’outre-mer[85]. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer en
+Lavigerie, soit le tribun de l’antiesclavagisme et le libérateur de
+l’Afrique noire, soit le précurseur de la colonisation française en
+Tunisie.
+
+ [85] Voir le livre de M. Jules SAURIN: _Vingt-cinq ans de colonisation
+ nord-africaine_ (Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes
+ et coloniales, 1925).
+
+ * * * * *
+
+La vie de Lavigerie, telle que nous la voyons, se déroule comme une page
+de notre histoire religieuse, comme une page de notre histoire
+nationale; page toujours émouvante, et quelquefois piquante, presque
+paradoxale, lorsqu’on voit le cardinal réaliser avec l’aide épisodique
+du gouvernement de la République, ces idées de colonisation, ces idées
+d’apostolat, qui, sous la timide et rétive monarchie de Juillet, étaient
+comme tombées dans le désert lorsque Veuillot les avait émises. Et ce
+qui résulte de cette confrontation entre le livre de Veuillot et la vie
+de Lavigerie, c’est que la maturité de notre œuvre algérienne, comme,
+deux siècles plus tôt, la naissance de notre œuvre canadienne, fut
+aidée, dans quelque mesure, par notre souci séculaire de porter toujours
+plus loin le règne de Dieu. Car il y a dans nos annales, de siècle en
+siècle, certains épisodes de gloire, dont la devise: _Gesta Dei per
+Francos_, fut tout d’abord l’instigatrice avant d’en devenir le résumé.
+
+_P.-S._--Nous sommes très redevables au recueil de documents publié en
+deux volumes par Mgr Grussenmeyer: _Vingt-cinq années d’épiscopat:
+documents biographiques sur S. Em. le cardinal Lavigerie_ (Alger,
+Jourdan, 1880), et à l’excellent livre de Mgr Baunard: _Le Cardinal
+Lavigerie_ (2 volumes, Paris, Poussielgue, 1896), qui demeure encore, au
+bout de trente ans, une source très riche d’informations; et nous aurons
+l’occasion, lorsque nous aborderons l’histoire de l’activité tunisienne
+de Lavigerie et des campagnes antiesclavagistes, d’exploiter de précieux
+documents que nous a communiqués M. l’abbé Tournier, l’historien du rôle
+politique du cardinal, et dont il fera prochainement l’objet d’une
+publication; que M. l’abbé Tournier veuille bien trouver ici
+l’expression de nos plus vifs remerciements. Nous remercions aussi M. le
+commandant Jean Hanoteau pour la bonne grâce avec laquelle il a mis à
+notre disposition les papiers laissés par le général Hanoteau, l’éminent
+spécialiste des questions kabyles; le R. P. Federlin, des Pères Blancs,
+pour la gracieuse communication de la photographie du cardinal en
+vêtements liturgiques; et M. l’abbé Mourret, directeur au Séminaire de
+Saint-Sulpice, pour la copie de certains passages du _Journal_ inédit de
+M. Icard.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE; SES DÉBUTS
+
+
+I.--De la cure de campagne à la Sorbonne.
+
+Un jour de 1838, Charles-Martial Allemand-Lavigerie, alors âgé de treize
+ans, s’en fut dire à Mgr Lacroix, évêque de Bayonne: «Je veux être curé
+de campagne.» Son père le conduisait, ou, pour mieux dire,
+l’accompagnait; car Lavigerie, même en son jeune âge, ne fut jamais
+quelqu’un qui acceptait volontiers d’être conduit; et presque toute sa
+vie, il aura plus d’occasions de commander que d’obéir. En ce jour
+décisif où l’enfant venait confier à l’évêque sa vocation, cultivée
+d’abord, au foyer même, par la pieuse influence de deux vieilles bonnes,
+M. Lavigerie père n’avait qu’à faire escorte.
+
+Ce haut fonctionnaire des douanes avait d’abord, avec sa femme, fait
+pour ce fils d’autres rêves. Voyant Charles jouer à la chapelle, on
+s’était figuré, dans le ménage, que ce serait un jeu sans lendemain, et
+qu’après les vigoureuses aspersions dont il gratifiait les petits Juifs
+dans les ruisseaux de Bayonne sous prétexte de les baptiser, il ne
+songerait pas à pousser plus loin l’administration des sacrements. Mais
+Charles, qui jamais n’eut de temps à perdre, coupait court aux visées
+plus mondaines de sa famille en traînant son père à sa suite pour
+demander à l’évêque un presbytère rural. Quelques semaines se passaient,
+et sa mère, dans le parloir du séminaire de Laressore, se trouvait
+brusquement en présence d’un fait acquis, la tonsure toute fraîche que
+triomphalement il s’était faite. Il avait d’ailleurs une curieuse façon
+de la consoler. «Je crois, lui écrira-t-il un peu plus tard, que je n’ai
+pas un caractère à rendre un intérieur agréable, tandis que l’action
+extérieure et la vie d’apostolat est ma vocation.» Que pouvait-on
+objecter à un enfant qui faisait de ses défauts eux-mêmes un marchepied
+vers l’autel, et qui signifiait que son caractère tel quel, son
+caractère tout entier, lui serait d’une belle ressource pour devenir un
+jour le ministre de Dieu?
+
+Un tel tempérament, pour se laisser modeler, avait besoin de s’incliner
+devant une supériorité. Lavigerie la rencontra bientôt à Paris, au
+séminaire de Saint Nicolas-du-Chardonnet, où il s’en fut achever ses
+classes. Un prêtre était là, qui lui fit l’effet, tout de suite, d’un
+«ouragan de lumière et de feu, courbant et absorbant tout»: c’était
+l’abbé Dupanloup, futur évêque d’Orléans. On pourrait, en l’honneur de
+ce prêtre, arranger une sorte d’hymne dont Renan fournirait les strophes
+et Lavigerie les antistrophes.
+
+«C’était un éveilleur incomparable, dira Renan; il était pour chacun de
+ses deux cents élèves l’excitateur toujours présent, le motif de vivre
+et de travailler[86].» Et Lavigerie, de son côté: «On était subjugué
+dans un mélange d’admiration, de crainte et de respect, que je n’ai plus
+retrouvé nulle part au même degré[87].» Lorsque, à l’âge de
+cinquante-huit ans, Lavigerie tracera ces lignes de souvenir, il sera,
+dans trois continents, un manieur d’hommes, expert à les subjuguer; dans
+une telle phrase écrite par une telle plume, tous les mots portent; ils
+attestent la joie intense que dut éprouver un enfant, naturellement
+dominateur, à se sentir un instant dominé, et à ratifier allégrement,
+librement, par son admiration même pour la personne de Dupanloup, les
+droits qu’avait «Monsieur le supérieur» à être écouté et obéi.
+
+ [86] RENAN, _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_, p. 176. (Paris,
+ Crès, 1913).
+
+ [87] LAVIGERIE, _Lettre à l’abbé Lagrange sur les deux premiers
+ volumes de l’Histoire de Mgr Dupanloup_. Tunis, 1883.
+
+La cure de campagne que ses treize ans postulaient acheva de s’effacer
+du champ de ses visions, un certain jour de mai 1844 où survint au
+séminaire d’Issy, pour la lecture spirituelle, un vicaire apostolique de
+Mandchourie. Ce jour-là comme tous les autres, le jeune abbé Lavigerie
+était recueilli; il était déjà celui qui, devenu évêque, commandera à
+tous ses prêtres vingt minutes de méditation quotidienne. Mais il y a
+des recueillements qui sont des évasions: un missionnaire, prêchant dans
+un séminaire, ouvre aux imaginations une fenêtre sur le vaste monde.
+Lavigerie n’était pas de ceux qui eussent laissé se refermer la fenêtre,
+le visiteur une fois parti; et dans l’enclos du séminaire, il était
+plutôt homme à prolonger les courants d’air.
+
+Au début d’octobre 1845, il entrait à Saint-Sulpice, pour la retraite
+qui ouvrait l’année scolaire. Il s’agenouillait, plusieurs jours durant,
+non loin d’un autre clerc qui, le 6 du même mois, allait s’éloigner pour
+toujours, et déposer sa soutane dans un hôtel voisin. Semaine historique
+en vérité, qui vit Lavigerie monter les marches du séminaire et Renan
+les descendre. Renan bientôt fera un nouvel acte de foi,--un acte de foi
+dans la science, mais cet acte même ne sera qu’une étape vers la période
+où il se laissera de plus en plus aller à «caresser», en jouisseur, «sa
+petite pensée»; et Lavigerie, au contraire, dans l’atmosphère
+sulpicienne, se préparera à devenir le plus grand homme d’action qu’ait
+connu l’Église du dix-neuvième siècle.
+
+Le cardinal Bourret, qui, avec une trentaine de futurs évêques,
+appartenait à la même promotion que Lavigerie, se souvenait de lui plus
+tard comme d’une «puissante organisation qui débordait tous les cadres,
+et à qui certains détails ne pouvaient convenir, mais qui excellait dans
+les grandes choses». Mgr Affre, archevêque de Paris, pensait
+probablement de même. Lorsque Lavigerie eut passé deux ans à
+Saint-Sulpice, ce prélat voulut lui faire prendre un peu d’air. Il
+venait de fonder, tout proche de là, l’école des Carmes, pour la
+formation scientifique des professeurs ecclésiastiques: il décida que
+Lavigerie en serait l’un des premiers élèves[88]; et de novembre 1847 à
+juin 1848, le jeune clerc devint tour à tour sous-diacre, bachelier ès
+lettres et licencié ès lettres.
+
+ [88] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 246.
+
+Pour la première fois sans doute, un élève de Saint-Sulpice, en cours
+d’études, publia des livres; en cette même année 1848 où deux
+expéditions en Sorbonne lui rapportaient deux parchemins, Lavigerie
+faisait paraître un cours de versions grecques et un cours de thèmes
+grecs, auxquels devait s’adjoindre, deux ans plus tard, un lexique
+français-grec[89]. Mgr Affre estimait que, dans les luttes suprêmes
+qu’elle livrait au monopole universitaire, l’Église accroîtrait ses
+chances de victoire si elle était soucieuse de posséder un clergé
+savant: l’équipée scolaire de l’abbé Lavigerie était un bel
+encouragement pour les desseins de son archevêque.
+
+ [89] TOURNIER, _Bibliographie du cardinal Lavigerie_ (Paris, Perrin,
+ 1913).
+
+Et lorsqu’en 1849 Lavigerie eut été ordonné prêtre, Mgr Sibour le
+réexpédia à l’École des Carmes, pour qu’il y devînt le premier docteur
+ès lettres.
+
+Parmi les professeurs qui se trouvèrent alors sur le chemin de
+Lavigerie, il en était un dont plus tard Léon XIII lui dira: «Je l’ai
+connu; c’est une de ces belles âmes françaises, si belles quand elles
+sont belles.» Ce professeur s’appelait Frédéric Ozanam. «Ne vous usez
+pas avant le temps, conseillait-il mélancoliquement au jeune Lavigerie,
+vous le regretteriez ensuite inutilement quand votre santé serait perdue
+et que vous ne pourriez plus rien pour Dieu et pour son Église. Ne
+faites pas comme moi, j’en suis là aujourd’hui![90]»
+
+ [90] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 253.
+
+Dix mois suffirent à Lavigerie pour composer ses thèses; on eût dit
+qu’il se plaisait moins à faire besogne de science qu’à montrer à
+l’Université et à l’Église que des clercs pouvaient, tout comme des
+laïcs, s’outiller pour cette besogne. A l’heure où la loi Falloux allait
+remettre aux mains des jeunes générations sacerdotales une partie de la
+gent écolière, l’exemple de Lavigerie, son succès, leur enseignaient
+très opportunément le bon usage de la Sorbonne, et leur signifiaient que
+le meilleur moyen de bien instruire les autres était de s’instruire
+elles-mêmes.
+
+Il est parfois dangereux d’être un devancier; l’éclat même du rôle qu’on
+a joué resplendit comme une prédestination, dont on devient le captif.
+Lavigerie diplômé, Lavigerie vainqueur de Sorbonne, paraissait voué tout
+naturellement, par son prestige même, à quelque tâche d’apostolat parmi
+le peuple des étudiants: il y avait là, non moins qu’en pays jaune ou
+qu’en pays noir, beaucoup de gentils. Où Lavigerie professera-t-il?
+Voilà le genre de questions que posaient ceux qui s’intéressaient à ses
+brillantes destinées, tandis que son imagination, à lui, s’enfuyait loin
+du quartier Latin. On disait qu’à la faculté de Caen l’Université lui
+offrait une place, et qu’il la refusait. On le voyait, à la fin de 1850,
+enseigner la quatrième au séminaire de Notre-Dame-des-Champs, le
+catéchisme en deux pensionnats de religieuses, et la littérature latine
+aux étudiants ecclésiastiques de l’École des Carmes. On apprenait à la
+fin de 1853 qu’il allait, à la suite d’un brillant concours, devenir,
+dans le Panthéon rendu au culte, membre du chapitre de Sainte-Geneviève.
+Mais les premiers mois de 1854 lui ouvraient un autre champ d’action:
+c’est à la Sorbonne qu’il entrait comme professeur, à la demande de Mgr
+Maret, qui voulait rajeunir la Faculté de théologie. C’en était fait,
+dès lors, faute de loisirs, de _la Bibliothèque pieuse et instructive à
+l’usage de la jeunesse chrétienne_, dont un éditeur lui avait confié la
+direction; les brochures qu’il avait projetées et qui devaient
+s’intituler: _Charité au dix-neuvième siècle_; _Foi et Martyre_;
+_Martyrs en Chine et au Tong-king_; _Triomphes de la foi sur la
+barbarie_, ne devaient jamais voir le jour. En choisissant ces sujets de
+brochures, il avait voulu, semble-t-il, ménager à sa pensée quelques
+beaux terrains d’émigration. Mais il fallait qu’elle rentrât au logis;
+ses précédents succès de Sorbonne emprisonnaient définitivement
+Lavigerie dans une chaire de Sorbonne; docilement il acceptait, et il
+allait y traiter, six ans durant, de l’école d’Alexandrie, du
+protestantisme, du jansénisme.
+
+Il fit ses cours avec plus d’ampleur que d’érudition minutieuse; ainsi
+le voulait la mode du temps, qui avait ses avantages. Ceux qui
+connaissaient sa nature remuante eurent tôt fait de sentir que dans sa
+dignité professionnelle Lavigerie manquait d’entrain. Nous avons à cet
+égard le témoignage d’Hilaire de Lacombe, l’historien des débats
+parlementaires d’où sortit la loi Falloux[91]. Il était, nous dit-il,
+«languissant et triste, désœuvré: il attendait sa voie. Tout indiquait
+que la Sorbonne, lieu d’étude et de retraite, ne lui serait qu’une
+étape. Cette respectable Sorbonne devait sembler un peu morte à ce jeune
+homme que l’esprit de vie travaillait». L’excellent observateur qu’était
+Hilaire de Lacombe avait donc le sentiment que ce maître d’enseignement
+supérieur, tout en accomplissant consciencieusement son métier, se
+tenait à la disposition d’une autre destinée, et qu’il l’attendait. Le
+mot de son ami Bourret continuait de se vérifier: Lavigerie débordait
+les cadres.
+
+ [91] Bernard DE LACOMBE, _Correspondant_, 10 novembre 1909, p. 893.
+
+Il les débordait, mais sans manœuvrer lui-même pour les élargir; il s’en
+remettait, pour cela, à ceux qui avaient quelque droit de régir son
+existence ou sa conscience. Ainsi l’exigeaient son sens de l’autorité et
+ce que j’appellerais volontiers ses doctrines d’organisateur. Je
+n’oserais dire qu’il aimât beaucoup obéir, et qu’il s’y complût
+spécialement comme on se complaît en une vertu de choix; mais il lui
+plaisait certainement qu’en tous lieux l’obéissance fût en pratique, à
+commencer par la sienne. Et de même que son archevêque, en 1847, avait
+élargi pour lui le cadre de Saint-Sulpice, le cadre de la Sorbonne, en
+1856, lui fut élargi par son confesseur, le P. de Ravignan.
+
+«Je vois pour vous un autre horizon», lui disait fréquemment ce Jésuite.
+Ravignan voyait, mais sans définir encore: l’horizon demeurait imprécis,
+ou bien inaccessible. Subitement, un jour de 1856, l’horizon se dévoila,
+se rapprocha, et Ravignan parla. La guerre de Crimée avait commencé de
+familiariser l’Islam, en terre ottomane, avec la charité chrétienne,
+représentée, dans les hôpitaux de Constantinople, par les sœurs de
+Saint-Vincent-de-Paul; l’_Œuvre des Écoles d’Orient_ s’était fondée,
+pour prolonger cette révélation, et pour propager, parmi les chrétientés
+séparées de Rome, la culture catholique[92]. Augustin Cauchy, Charles
+Lenormant, le P. Gagarin, songeaient que pour émouvoir en faveur de
+cette œuvre la charité des fidèles, il serait bon qu’elle fût dirigée
+par un ecclésiastique de Sorbonne; ils s’en ouvraient à Ravignan; et
+Ravignan, tout de suite, signifiait à Lavigerie: Vous êtes l’homme. De
+quoi Lavigerie fut aussitôt persuadé; sa vocation même, cette vocation
+qui, depuis plusieurs années, se mortifiait, lui donnait, cette fois,
+des ailes pour obéir. Il s’en fut droit chez le P. Gagarin, qui lui
+remit les registres de l’œuvre, encore bien blancs, et la caisse, encore
+bien vide, en ajoutant: «Vous voilà à l’eau, mon cher abbé; maintenant
+il faut nager.» Nager et même s’y essouffler, Lavigerie ne demandait pas
+mieux. En Sorbonne, il avait l’impression d’étouffer, et lorsque de la
+Sorbonne il s’en allait à cette œuvre nouvelle, il respirait. Son rôle
+de missionnaire commençait.
+
+ [92] _Lettre de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Beluze pour servir de
+ préface à la Vie de Mgr Dauphin_. Carthage, 1883.--Hilaire DE
+ LACOMBE, _Le Cinquantenaire de l’Œuvre des Écoles d’Orient_, dans le
+ _Bulletin de l’Œuvre_, mai-juin 1906.
+
+
+II.--L’abbé Lavigerie dans la France du Levant.
+
+Il apercevait, dans le Levant méditerranéen, soixante-dix millions de
+chrétiens étrangers à l’Église romaine, et destinés, si quelque jour la
+Turquie s’effondrait, à tomber sous l’hégémonie spirituelle de la
+Russie; une œuvre française s’était fondée, pour leur faire
+connaître Rome, pour ouvrir à leurs enfants des écoles où ils se
+familiariseraient, tout en même temps, avec la foi latine et la langue
+française; et cette œuvre disait à Lavigerie: Faites vivre, en me
+faisant vivre, les âmes de là-bas. Pratiquement, ce qu’on lui demandait
+en le nommant directeur, c’était, tout d’abord, qu’il quêtât. Trois ans
+durant, les loisirs que les cours lui laissaient furent employés à
+tendre la main, de ville en ville, de chaire en chaire. Nombreux sont
+les ordres, Dominicains, Franciscains, Jésuites même, dont les
+fondateurs commencèrent par la mendicité. Lavigerie, à sa façon,
+s’imposait le même apprentissage. Il fut parfois mal reçu; il s’en
+amusait plutôt qu’il ne s’en décourageait; et toute sa vie il se
+souviendra d’un certain vicaire général qui, l’introduisant à
+contre-cœur dans les familles riches de l’endroit, insistait
+immédiatement sur les urgents besoins des œuvres locales. Ce qui racheta
+ses fatigues de quêteur, ce fut le bilan final: les recettes des écoles
+d’Orient, qui n’étaient, en 1857, que de seize mille francs, dépassaient
+soixante mille en 1859.
+
+Soixante mille francs, quelle goutte d’eau, dans ce vaste flot de
+détresses humaines qui subitement, en 1860, couvrit toute la Syrie, à la
+suite des massacres et pillages commis par les Druses! Des troupes
+françaises partaient, pour remettre là-bas un peu d’ordre; mais la
+charité, seule, pouvait commencer d’y rétablir quelque vie. L’éloquence
+de Lavigerie, sa main tendue, ses appels aux évêques des pays voisins,
+firent, cette année-là, des prodiges: au nom de l’œuvre des Écoles
+d’Orient, il s’en fut dans le Levant, pour organiser les distributions
+qu’exigeaient les misères: elles devaient s’élever, en moins d’une
+année, à deux millions cent trente-six mille francs.
+
+Il allait prendre contact avec le schisme, prendre contact avec l’Islam;
+et dès cette première campagne, il était ce qu’il sera toujours,
+missionnaire de son Église, porteur de l’âme de la France. Foi et
+patrie, les deux causes se confondaient en ces régions du Levant, où
+l’élan des croisades et les prérogatives accordées par le Saint Siège
+avaient depuis longtemps installé notre ascendant: Lavigerie allait les
+servir, l’une et l’autre, en s’essayant à reconstruire, derrière la
+façade tant bien que mal restaurée par notre armée, l’édifice d’une
+chrétienté. Nos troupes n’avaient pas les mains libres: l’Angleterre
+surveillait leurs mouvements, les paralysait, exigeait qu’elles ne
+survinssent, là-bas, qu’à titre d’auxiliaires du sultan, destinées à lui
+prêter aide pour le rétablissement de l’ordre. Mais dans la personne de
+Lavigerie, la charité chrétienne et française allait bientôt les
+devancer, les dépasser, atteindre des parages où elles ne pouvaient
+pénétrer, et se faire d’autant plus entrante qu’elles étaient
+contraintes de se montrer plus discrètes. Il fallait remonter assez haut
+dans l’histoire, jusqu’au cœur du dix-septième siècle, pour y retrouver
+le spectacle d’une initiative d’Église accomplissant une tâche où l’État
+se sentait gêné, et peut-être inexpert. Lavigerie excellera dans ce
+genre de mission; il fut tout de suite en Syrie ce qu’il sera plus tard
+à Alger, à Carthage, sous l’Équateur, un type d’homme d’Église qui, en
+se plaçant à l’avant-garde de la France, l’entraînait elle-même, bon gré
+mal gré, vers un rôle d’avant-garde, quelles que fussent les mains qui
+guidaient ses destinées, celles de Napoléon III ou celles de Mac-Mahon,
+celles de Gambetta ou celles de Jules Ferry.
+
+Lorsque le 30 septembre 1860 il mit le pied sur le paquebot l’_Indus_,
+qui l’emportait dans le Levant, il s’éloignait, chose étrange, avec
+l’idée qu’il allait peut-être mourir. La mort venait de tomber près de
+lui; quinze jours plus tôt, son père était trépassé. Pourquoi ne
+serait-ce pas bientôt son tour, à lui? Succomber en secourant ses
+frères, sur le champ de bataille de la charité, cela lui paraissait une
+belle fin. Dès son premier pas dans la carrière de l’action, il
+constatait et attestait que la pensée de la mort n’opprime pas l’énergie
+et ne stérilise pas l’effort. Cette pensée le hantera toujours; il
+aimera s’en faire une escorte, et la faire chevaucher, en croupe,
+derrière son imagination nomade et conquérante.
+
+La mort, il la rencontrait partout en Orient. A Beyrouth où il débarqua,
+vingt mille réfugiés s’entassaient, qui avaient échappé aux massacres,
+et qui les racontaient. On lui présentait trois cent cinquante orphelins
+qui acclamaient la France, l’acclamaient lui-même. Il les entendait
+chanter:
+
+ Salut, ô France bien-aimée,
+ Patrie antique de l’honneur,
+ Qui sur une terre opprimée
+ A fait refleurir le bonheur.
+
+Il leur annonçait qu’il leur apportait l’obole du pauvre aussi bien que
+celle du riche: «Mon aumône, déclarait-il, consistera à vous donner un
+peu d’air, de lumière et d’espace, afin que vous puissiez recevoir
+auprès de vous de nouveaux compagnons. Je vous donnerai quelques pierres
+inanimées, et au milieu d’elles s’élèveront des pierres vivantes,
+vivantes pour l’amour de l’Église et de la France[93].» Il voulait faire
+acte de bâtisseur, bâtisseur de chrétienté; il lui fallait cela, comme
+une revanche sur la mort; et lorsqu’il se taisait, on le voyait pleurer.
+
+ [93] POUJOULAT, _La Vérité sur la Syrie et l’expédition française_, p.
+ 297-301 (Paris, Gaume, 1861.)
+
+S’enfonçant dans la montagne, il se laissait montrer un nuage noir;
+c’étaient les corbeaux et les vautours qui depuis trois mois dévoraient
+les deux mille cadavres entassés dans Deir-el-Kamar. Il s’acheminait
+vers le charnier; à sa vue, des paysans en haillons déchargeaient leurs
+armes en signe de joie; des femmes faisaient fumer de l’encens sur des
+assiettes de terre; et, pour le saluer, des formes s’approchaient,
+douloureusement affublées d’ornements sacerdotaux en lambeaux: c’étaient
+des prêtres. Il visitait le sérail où l’on avait fait six cents
+cadavres; il regardait, dans la muraille, la brèche cruelle,
+ensanglantée, par laquelle nombre de chrétiens avaient dû passer leurs
+bras, pour que, de l’autre côté, des bourreaux les amputassent, d’un
+coup de sabre; et redisant la messe, pour la première fois, dans
+l’église à demi détruite et depuis trois mois veuve de Dieu, il lui
+semblait que les habitants «voyaient, dans la restauration de leur
+culte, le gage le plus sûr de la réparation de leurs malheurs». Les
+poètes arabes, émus, allaient bientôt célébrer ce prêtre comme «le
+trésor que l’Occident a envoyé à l’Orient, dans un jour plus beau que le
+printemps, plus frais que l’eau des fontaines, plus doux que le parfum
+du nard, des roses et de l’encens».
+
+Son cheval lui cassa le bras: ce ne fut qu’un épisode; Lavigerie, dur au
+mal, en abrégea la durée. Son pèlerinage se poursuivit dans la région de
+Saïda, où l’incendie avait dévasté quarante villages; et passant par
+Zahlé, où les Jésuites avaient eu cinq martyrs, il s’engagea sur la
+route de Damas. Mais de Damas, pillé vingt-deux jours durant, que
+restait-il? Des ruines, recouvrant les corps de huit mille
+chrétiens[94]; et, les dominant, une seule maison, que les flammes
+avaient léchée sans l’entamer, celle des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
+L’église de Deir-el-Kamar, l’hospice de Damas, c’était la foi, c’était
+la charité, survivant au passage de l’Islam dévastateur. Lavigerie, qui
+savait faire parler les symboles, se rappellera longtemps l’éloquence de
+ces deux symboles-là. L’émir Abd-el-Kader s’était, autant qu’il l’avait
+pu, généreusement entremis pour la protection des chrétiens; il en avait
+sauvé un millier, en les recevant sous son toit. «Je n’ai fait
+qu’accomplir notre sainte loi et ce que commande l’humanité, écrivait-il
+à Schamil, le héros musulman du Caucase; en effet, notre loi est la
+sanction des plus belle qualités, et elle embrasse toutes les vertus
+pratiques de la même manière qu’un collier embrasse le cou[95].»
+Lavigerie s’en fut remercier l’émir. Ses lèvres voulurent se poser sur
+la main d’Abd-el-Kader, en gratitude pour toutes les vies chrétiennes
+qu’il avait libérées du péril. Mais l’émir refusa cet hommage, de la
+part d’un ministre de Dieu. Et Lavigerie de lui dire: «Le Dieu que je
+sers, Émir, peut être aussi le vôtre! tous les hommes justes doivent
+être ses enfants.»
+
+ [94] Le document capital sur le voyage de Lavigerie est le Mémoire que
+ lui-même rédigea et qu’on trouvera au tome II des _Œuvres choisies_,
+ p. 135-244 (Paris, Poussielgue, 1884). Sur les massacres de Syrie,
+ voir les documents recueillis par LENORMANT: _Une persécution du
+ christianisme en 1860: les derniers événements de Syrie_, p. 171-208
+ (Paris, Douniol, 1860).
+
+ [95] Texte des lettres entre Schamil et Abd-el-Kader dans POUJOULAT,
+ _op. cit._, p. 433-436.--Sur le rôle d’Abd-el-Kader, voir LENORMANT,
+ _op. cit._, p. 141-142, et colonel Paul AZAN, _L’Émir Abd-el-Kader_,
+ p. 269-273.
+
+Il allait rapporter de Syrie, avec l’amour du soleil méditerranéen, le
+souvenir tenace de ces deux aspects de l’Islam, l’aspect hospitalier,
+l’aspect sanguinaire. Mais dans sa mémoire, c’était le second qui
+prévalait. Tout le premier, il connaissait la sourate du Coran, dans
+laquelle le Prophète prescrit à ses fidèles de n’écraser jamais
+l’orphelin de leur mépris et de ne pas repousser celui qui mendie son
+pain; et il était prêt à faire honneur à l’âme d’Abd-el-Kader d’avoir
+surtout retenu, dans la doctrine de Mahomet, certaines disciplines de
+bonté. Mais d’autres sourates, en conseillant la guerre contre
+l’infidèle, le _Djehad_, multipliaient les cadavres, et les orphelins,
+et les mendiants. Ces fillettes ramassées à Beyrouth par nos Sœurs de
+charité, et que Lavigerie adoptait, n’étaient-elles pas les douloureuses
+victimes de l’implacable _Djehad_? «L’Islam, a dit le voyageur
+Palsgrave, est le «panthéisme de la force». Interpellant cette doctrine,
+Lavigerie lui demandait compte du contraste entre deux chiffres:
+pourquoi la région entre Gaza et Alep comptait-elle, autrefois, 18
+millions de chrétiens, et aujourd’hui 500 000[96]? Il dénonçait l’Islam
+comme force de destruction, force inhumaine, force meurtrière. Il allait
+se refaire quêteur: ayant recueilli les gémissements des chrétiens, il
+allait les répercuter, dussent-ils résonner, comme un importun cri
+d’alarme, aux oreilles de cette France qui voisinait ailleurs avec
+l’Islamisme.
+
+ [96] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 255.
+
+Il avait regardé, aussi, ces tronçons d’églises, unies à Rome, qui
+là-bas subsistaient: il n’y avait aperçu que des missionnaires latins,
+et quelques prêtres venus de l’hérésie à l’Église romaine, et bien
+ignorants encore; il songeait qu’il serait nécessaire de créer, pour le
+clergé oriental, des séminaires où des clercs seraient élevés, suivant
+les usages et les rites du terroir, pour exercer un jour la fonction
+sacerdotale; et les deux messages qu’adressaient à Pie IX et au clergé
+de France les évêques orientaux attestaient la confiance que dès lors
+ils avaient mise en Lavigerie, «ambassadeur de la charité
+française»[97].
+
+ [97] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 230-244.
+
+Regagnant l’Europe, il porta tout de suite en deux endroits la
+confidence de ses rêves, à Pie IX d’abord, puis aux ministres de
+l’Empereur. Le relèvement des Églises orientales préoccupait alors le
+pape: Lavigerie lui en dessinait les méthodes. Les Tuileries, par
+crainte de l’Angleterre, avaient fermé les yeux sur la complicité des
+Turcs et des Druses, et réduit notre armée de Syrie à un rôle
+d’observatrice: Lavigerie venait annoncer que ces catholiques orientaux
+échappés aux massacres, que ces Syriens qui s’appelaient eux-mêmes des
+«Frangis», souhaitaient de notre part un actif protectorat. «Il y a en
+France, insistait-il, une opinion qui réclame pour eux: ce sont là des
+manifestations dont l’Angleterre ne saurait contester la valeur, et sur
+lesquelles la France pourrait appuyer une politique généreuse.»
+
+Il fit marcher Pressensé, Crémieux, à côté de Saint-Marc Girardin et
+d’Augustin Cochin; tous ensemble, ils expédièrent au Sénat plus de dix
+mille signatures, pour les catholiques de Syrie. Il lui apparaissait
+qu’«un conseil de guerre français eût su faire bientôt la lumière, là où
+les tribunaux turcs avaient entassé à dessein les ténèbres[98]».
+L’Angleterre fut plus forte: le gouvernement impérial retira son corps
+expéditionnaire, et de nouveau les catholiques de Syrie se sentirent
+seuls. Attention! criait Lavigerie, l’Angleterre va prendre leurs
+enfants, en faire des protestants. Et l’œuvre des Écoles d’Orient voyait
+les souscriptions affluer, pour lutter, au moins sur ce terrain, contre
+l’Angleterre.
+
+ [98] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 229.
+
+Créer une opinion publique, et dire ensuite au gouvernement:
+«Laissez-vous pousser, laissez-vous porter; les voies vous sont
+ouvertes, entrez-y»; telle sera la continuelle tactique de cet
+irrésistible agent de pénétration qu’était Lavigerie. L’Empereur,
+semble-t-il, tout en demeurant rebelle à ses impulsions, goûta son
+importune audace, puisqu’un ruban rouge la récompensa.
+
+
+III.--En route vers Alger, par Rome et Nancy.
+
+A le voir ainsi se prodiguer, s’attarder tour à tour dans les sphères où
+s’élaborait la politique et dans les sphères où se fabriquait l’esprit
+public, et tâcher d’influer, par celles-ci, sur celles-là, d’aucuns
+peut-être l’accusaient sommairement d’être un ambitieux, un friand
+d’honneurs. Mais non, l’évêché de Vannes lui eût permis d’émerger; il le
+refusait, n’ayant pas soif de faire carrière. Il lui parut qu’à Rome
+l’auditorat de la Rote lui permettrait d’agir, de rester en contact avec
+les hautes cimes de l’Église et les hautes cimes de l’État, et de leur
+redire les besoins de l’Orient; il accepta, et Pie IX, sans retard, le
+faisait entrer comme consulteur dans la congrégation spéciale qu’il
+venait de créer à la Propagande pour les rites orientaux. L’église
+nationale de Saint-Louis-des-Français entendit Lavigerie, en février
+1862, dénoncer les misères de l’Orient. L’instinct de conquête qui fait
+les apôtres trouve dans l’atmosphère séculaire de Rome--de toutes les
+Romes--une merveilleuse éducatrice: à l’école des Césars, à l’école des
+Papes, il se discipline et il se complète, il se règle et il se
+parachève, par l’esprit d’organisation. Lavigerie ne se bornait pas au
+rôle d’accusateur: il traçait, dans ce même sermon, le plan de
+séminaires pour la formation d’un clergé indigène oriental; et voyant
+s’allumer, parmi les Slaves de Bulgarie, certaines étincelles, il créait
+un comité à Civita-Vecchia pour les ramener à l’unité romaine[99].
+
+ [99] Texte du discours dans LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p.
+ 245-263.
+
+Mais que pesaient une heure de sermon, une réunion de comité, en face
+des multiples heures durant lesquelles cette cour de cassation qu’était
+la Rote examinait petits et grands procès? Lavigerie s’ennuyait d’être
+ainsi «juge de mur mitoyen»; il en souffrait, il allait le dire à Pie
+IX. Il sentait aussi, de jour en jour, se tendre les rapports entre le
+Saint-Siège et l’Empire français; la question romaine s’exacerbait, des
+heurts étaient imminents; «Je me trouvai forcément mêlé, écrira-t-il
+plus tard, à toutes les questions ardues que soulevait l’occupation
+d’une partie des États de l’Église par l’usurpation italienne et celle
+de Rome par les Français. Je ne tardai pas à ressentir une très vive
+répugnance pour ce rôle, à une époque surtout où la question du
+Saint-Siège devenait si grave avec la France. Comme Français, je devais
+servir et surtout ne jamais trahir mon pays; comme prêtre, je devais
+soutenir et défendre le Pape, qui, lui, ne voulait ni être soutenu, ni
+être défendu autrement que par l’affirmation de son droit absolu et
+complet. On avait résolu de le sauver alors malgré lui, comme on disait,
+en faisant avec l’Italie, en dehors de lui, la convention de septembre.
+De là un louvoiement perpétuel, dans l’impossibilité de tout condamner
+ni de tout approuver, dans l’intérêt des causes que l’on doit
+défendre[100].» Entre les deux puissances qui risquaient de
+s’entre-choquer, Lavigerie se jugeait mal qualifié pour servir de
+tampon. «Je ne suis pas diplomate», confiait-il à Pie IX, sans trop
+croire, peut-être, qu’il ne l’était pas. C’est au contraire le propre
+des diplomates de pressentir les mauvais terrains; et Lavigerie, venu à
+Rome avec la confiance des deux pouvoirs, se rendait compte qu’un ancien
+professeur de Sorbonne, aisément suspect de gallicanisme, était peu
+désigné pour se mêler à leurs brouilles: il voulait s’en aller.
+
+ [100] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 267.
+
+Mais qu’allait-on faire de lui? En général, on cherche l’homme qui
+convient à la fonction. Paris et Rome devaient renverser le problème, il
+fallait trouver une fonction qui convînt à cet homme-là. Il fut un
+instant question de lui donner un titre d’archevêque _in partibus_ avec
+résidence à Paris; il se serait ainsi, de loin, sur l’échiquier du
+Levant, taillé une façon d’archidiocèse, dont l’œuvre des Écoles
+d’Orient eût fourni le budget. Un lointain champ d’action qui n’aurait
+de frontières que celles qu’il fixerait, cela de prime abord lui
+plaisait. Mais il y avait là je ne sais quoi d’exceptionnel, qui fit
+peut-être peur; et Paris et Rome, en mars 1863, s’entendirent,
+finalement, pour faire de lui un évêque de Nancy.
+
+Ses armes épiscopales, un pélican qui nourrit ses petits de son sang,
+parlaient de charité, et bientôt pourtant il apparut fastueux; il lui
+fallut en son évêché des meubles neufs pour ses réceptions et, dans le
+chœur de sa cathédrale, un trône pontifical étincelant, pour les
+liturgies. Mais descendu de son trône, disparu de ses salons, il vivait
+en ascète, dans une chambrette. Il avait une très haute notion de
+l’évêque; il estimait opportun de la traduire en images, par la majesté
+de sa stature, par l’éclat de son accueil, par la pompe de ses
+cérémonies; il savait que la magnificence est parfois un instrument de
+règne. On l’avait dit autoritaire, avant qu’il n’arrivât: il fit à ses
+prêtres cette surprise, de créer, pour leurs affaires disciplinaires, la
+première officialité diocésaine qui, dans la France du Concordat, ait
+fonctionné sur des bases vraiment régulières; l’évêque le plus
+autoritaire qu’ait peut-être connu cette période, et que son naturel
+devait parfois entraîner à certains soubresauts d’absolutisme, fut au
+dix-neuvième siècle le premier qui, renonçant à juger lui-même ses
+clercs, leur assura des garanties judiciaires; il ne se réservait que le
+droit de grâce, ne voulant pas se dessaisir de cette souveraineté-là. Il
+lui fallut moins de quatre ans pour créer en faveur de ses vieux prêtres
+une caisse de retraites, et pour ouvrir aux jeunes laïcs, que leurs
+études supérieures appelaient à Nancy, une maison d’éducation; moins de
+quatre ans pour transfigurer les études cléricales par la création d’un
+séminaire de philosophie.
+
+Il lui déplaisait, et très sincèrement il s’en ouvrait à Pie IX, que
+dans le clergé de France la vraie science fût beaucoup trop négligée.
+«L’outrecuidance et l’exagération dans les affirmations, déclarait-il,
+ne remplacent malheureusement pas le savoir profond et solide; et sous
+ce rapport, nous restons bien loin de nos pères et même de plusieurs
+autres clergés des nations étrangères.»
+
+Sous la mitre, l’ancien élève de l’École des Carmes se retrouvait: il ne
+cachait pas à ses curés qu’il rêvait de ressusciter le «clergé doctoral,
+tel qu’il existait parmi nous, dans les premiers siècles». Ses
+congrégations de femmes furent très émues en apprenant que Monseigneur
+considérait le brevet d’obédience comme une insuffisante garantie de
+science, et qu’il instituait, en son évêché, des examens pour les sœurs.
+Quelle idée, chez ce jeune prélat, de se montrer plus exigeant que la
+loi Falloux! Cette fantaisie lui passerait, disait-on, d’autant que
+déjà, dans l’épiscopat, deux de ses collègues le blâmaient; on allait le
+faire sermonner par le nonce. Mais d’un bond Lavigerie était chez le
+Pape, faisait approuver par une congrégation romaine l’ordonnance tant
+discutée, puis courait à Paris, voyait le nonce, le laissait tempêter,
+et lui montrait ensuite, en prenant congé, la décision de la
+congrégation romaine[101]. Durant toute sa vie épiscopale, Lavigerie
+excellera dans l’art de consulter Rome et dans l’art de lui obéir, et ne
+les séparera jamais l’un de l’autre.
+
+ [101] Félix KLEIN, _le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique_, p.
+ 32-34 (Paris, Poussielgue, 1893).
+
+Tout se transformait, tout se renouvelait, dans le diocèse de Nancy; il
+semblait que les regards de Lavigerie fussent concentrés sur son
+troupeau; et c’est à la vie de son diocèse que se rapportaient toutes
+ses paroles épiscopales, tous ses actes épiscopaux. Plusieurs évêques à
+cette date disaient volontiers leur mot dans les différends entre
+l’Empire et le Saint-Siège: Lavigerie restait à l’écart, et ajournait,
+de propos délibéré, tout commentaire de l’encyclique _Quanta cura_ et du
+_Syllabus_. On pourra relever, dans sa vie d’évêque, nombre
+d’escarmouches contre l’État; mais ce seront des escarmouches dont il
+aura lui-même réglé l’allure, précisé le terrain, mesuré la portée,
+qu’il conduira avec plus de tristesse que d’allégresse, et que toujours
+il aura le désir d’abréger. «L’État et l’Église, disait-il dans l’un de
+ses mandements de Nancy, ont également à perdre à des dissensions
+douloureuses; formule limpide dont s’inspirera toute son activité
+politique, cheminant volontiers d’un pouvoir à l’autre, pour les
+prémunir, l’un et l’autre, contre l’esprit de dissension; et si
+quelques-uns insinuaient que c’était là un programme d’opportuniste, je
+voudrais leur persuader que c’est bien plutôt un programme de
+missionnaire,--de missionnaire patriote, qui avait entrevu, dans le
+Levant, l’entr’aide que la France et l’Église se pouvaient prêter, et
+qui redoutait les luttes intestines comme une gêne et comme une menace
+pour ces lointaines collaborations. Missionnaire, Lavigerie l’était
+toujours, on le sentait dans une lettre pastorale sur saint Martin, dont
+le sanctuaire provisoire s’inaugurait à Tours. Le portrait de saint
+Martin, tel qu’il le traçait dans cette lettre, c’était moins peut-être
+une reconstitution du passé qu’un programme personnel d’activité
+épiscopale.
+
+Soudainement le champ d’action requis par ce programme allait se
+présenter. Le 11 novembre 1866, se trouvant à Tours pour l’inauguration
+du sanctuaire, Lavigerie se voyait, en rêve, transporté dans un pays
+lointain, parmi des hommes noirs ou basanés qui parlaient une langue
+inconnue. Le 18, il recevait du maréchal de Mac-Mahon, gouverneur de
+l’Algérie, l’offre de l’évêché d’Alger, vacant depuis l’avant-veille par
+la mort de Mgr Pavy. «Cette position, disait le maréchal, est, selon
+moi, une des plus importantes qui puisse être confiée au clergé de
+France; elle présente, il est vrai, des difficultés grandes. Mais je
+connais votre zèle pour la religion, et je suis persuadé que ce ne
+seront pas ces difficultés qui pourront arrêter un homme de votre
+caractère.» Lavigerie, au bout de vingt-quatre heures, acceptait. Il
+répondait au maréchal: «Jamais je n’aurais pensé de moi-même à quitter
+un diocèse que j’aime profondément et où j’ai conservé des œuvres
+nombreuses; et si Votre Excellence me proposait un siège plus
+considérable que celui de Nancy, ma réponse serait certainement
+négative. Mais je n’ai accepté l’épiscopat que comme une œuvre de
+dévouement et de sacrifices. Vous me proposez une mission pénible,
+laborieuse, un siège épiscopal de tous points inférieur au mien, et qui
+m’est cher, vous pensez que j’y puis faire plus de bien qu’un autre. Un
+évêque catholique, monsieur le Maréchal, ne peut répondre qu’une seule
+chose à une semblable proposition: j’accepte le douloureux sacrifice qui
+m’est offert[102].» Ayant fait à Nancy son apprentissage d’évêque, il
+allait devenir, à Alger, l’évêque missionnaire. L’Algérie à
+christianiser, et puis, plus au delà, un continent barbare de deux cents
+millions d’âmes à conquérir, voilà ce qu’il entrevoyait. S’éloigner
+ainsi, c’était un «douloureux sacrifice», un «déchirement de cœur»; mais
+quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt, ayant «la jeunesse, l’habitude
+de la parole, celle de grouper les volontés et les ressources.» Ainsi
+justifiait-il sa décision, dans une lettre à Mgr Maret. «Je suivais,
+écrira-t-il plus tard, l’attrait impérieux de ma jeunesse vers
+l’apostolat, et je répondais à l’appel de Dieu.»
+
+ [102] Mac-Mahon à Lavigerie, 17 novembre 1866; Lavigerie à Mac-Mahon,
+ 19 novembre 1866 (dans LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 184-186).
+
+
+IV.--Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire; surprise
+de l’État.
+
+Quelques instants de conversation avec le maréchal de Mac-Mahon allaient
+bientôt convaincre le prélat que Dieu et la France du second Empire ne
+parlaient point la même langue. Dieu disait à l’Église: Allez, enseignez
+toutes les nations.--Hormis les musulmans, corrigeait la France
+officielle. Lavigerie n’admettait pas cette exception.
+
+«Je ne comprends pas, maréchal, avait tout d’abord dit l’Empereur à
+Mac-Mahon, pourquoi vous tenez tant à avoir Mgr Lavigerie. Vous ne ferez
+pas bon ménage avec lui. Il manque de prudence et de mesure. J’ai déjà
+eu à m’en plaindre comme auditeur de rote. C’est un prélat trop ardent
+pour un pays musulman, où les questions religieuses doivent être
+traitées avec un tact infini[103].» Mac-Mahon regrettait fort, après sa
+première causerie avec Lavigerie, d’avoir passé outre aux prévisions de
+son souverain; et sans déguiser sa volte-face, le maréchal, noblement
+soucieux d’éviter toutes divergences futures, se hâtait de suggérer à
+l’Empereur, bien pacifiquement, qu’on pourrait transporter le prélat,
+tout de suite, sur quelque autre siège. _Promoveatur ut amoveatur!_ Le
+cardinal de Bonald, à Lyon, était fort âgé; Lavigerie, devenant son
+coadjuteur, aurait peu de temps à attendre pour être primat des Gaules.
+Napoléon III fit venir Lavigerie, lui offrit le siège de Lyon. «Ce
+serait une honte, répondit le prélat; il dépendait de Votre Majesté de
+me nommer ou de ne pas me nommer au siège d’Alger; mais puisque j’y suis
+nommé, je veux et je dois y aller[104].»
+
+ [103] DU BARAIL, _Souvenirs_, III, p. 47 (Paris, Plon, 1896). Sur le
+ conflit entre l’archevêque et le maréchal, on trouvera, dans
+ _l’Univers_ du 28 octobre 1896, un article très documenté de M.
+ Geoffroy de Grandmaison.
+
+ [104] Ce fut dans cette audience, sans doute, que Lavigerie fit
+ accepter par Napoléon III l’idée de lui donner comme successeur à
+ Nancy son ami l’abbé Foulon, alors supérieur du petit séminaire de
+ Notre-Dame-des-Champs, et plus tard cardinal. «Pour l’aptitude,
+ l’intelligence et la vertu, j’en réponds comme de moi-même», dit
+ Lavigerie à l’Empereur. Nous devons ce détail à l’obligeance de M.
+ Pierre Jouvenet, neveu du cardinal Foulon.
+
+«Il est bien probable, écrivait-il à Mgr Maret, qu’il ferait plus doux
+vivre à Lyon, mais il fera certainement moins dur mourir à Alger, même
+et surtout s’il y a, comme on me l’assure, beaucoup à souffrir.»
+
+Cette lettre à Mgr Maret circula parmi ses amis, beaucoup ne la
+comprirent pas. Préférer à la prochaine primatie des Gaules, garante
+d’une pourpre rapide, un évêché d’outre-mer, c’était, à les entendre,
+faire trop peu de cas, vraiment, des sourires de l’Empereur et de la
+destinée. Mais Alger, pour Lavigerie, c’était un champ de mission, un
+champ qu’il voulait occuper, défricher, élargir, avec une pleine liberté
+de gestes, avec une ample aisance de mouvements, un champ où son rêve
+enfin se fixerait, et où s’achèverait l’usure de sa vie; il n’admettait
+pas qu’après l’avoir fiancé à cette lointaine église, Mac-Mahon et
+l’Empereur lui proposassent un plus beau parti. De Rome, Pie IX
+l’encourageait; de la Sorbonne, Mgr Maret lui écrivait: «L’absence de
+toute tentative pour christianiser l’Algérie, depuis l’époque déjà bien
+longue où nous sommes les maîtres, est une véritable honte pour la
+France. Or, je connais personnellement tous les évêques de France, il
+n’y en a aucun, en dehors de vous, qui soit capable de faire cesser par
+une initiative efficace ce triste état de choses[105].» Lavigerie se
+sentait des ailes en lisant de semblables lignes; il les acceptait, non
+comme un hommage à sa valeur, mais comme une intimation de son devoir.
+«Je vous quitte, disait-il à ses diocésains de Nancy, pour porter, si je
+le puis, mon concours à la grande œuvre de civilisation chrétienne qui
+doit faire surgir, des désordres et des ténèbres d’une antique barbarie,
+une France nouvelle.»
+
+ [105] Texte de la lettre de Maret dans LAVIGERIE, _Revue de Lille_,
+ janvier 1897, p. 269.
+
+_La France nouvelle_: c’était le titre que trois mois plus tard
+Prévost-Paradol allait donner à son livre, dont les dernières pages
+prophétisaient l’avenir algérien. Le siège d’Alger, quelques mois avant
+la mort de Mgr Pavy, avait été rehaussé par sa transformation en
+archevêché, mais d’autre part, cet archidiocèse était comme démembré par
+la création de deux nouveaux diocèses: Oran et Constantine[106]. Ces
+amputations plaisaient peu à Lavigerie, parce que, «pour opérer, pour
+manœuvrer à l’aise, comme écrivait son ami Bourret, il lui fallait un
+grand chantier, une vaste terre». Mais il se soumit, sans chicaner:
+c’était bon pour des évêques continentaux de lutter pied à pied, le cas
+échéant, pour qu’on respectât la superficie traditionnelle de leurs
+diocèses; son diocèse, lui, il le construira de ses propres mains; ce
+sera Carthage, ce sera, en quelque mesure, la région des Grands Lacs.
+Immense diocèse, qui visera à faire du Sahara une enclave, diocèse
+toujours en marche, empiétant sur l’Islam, empiétant sur l’Afrique
+fétichiste. Et Lavigerie lui-même, au jour le jour, en reculera les
+bornes, et dans ces dicastères des congrégations romaines où l’on
+conserve le cadastre de tous les diocèses du monde, on n’aura qu’à
+ratifier, en les scellant du sceau du pêcheur, les tracés signés
+Lavigerie.
+
+ [106] Sur ces changements souhaités par Mgr Pavy, voir RIBOLET, _op.
+ cit._, p. 196 et 422-427.
+
+L’archidiocèse que la France lui donnait,--cette étroite bande de terre
+qu’est l’Afrique du Nord,--offre au géologue l’aspect d’une région
+méditerranéenne. «Les montagnes qui l’accidentent, a-t-on pu dire, sont
+le prolongement immédiat des chaînes italiennes et l’amorce des chaînes
+espagnoles.» Et l’on a conclu, très nettement, qu’elle n’a pas
+grand’chose de commun avec l’Afrique, et qu’elle tourne le dos au
+continent noir[107]. Mais pourquoi les conceptions des apôtres se
+laisseraient-elles asservir aux constatations de la géographie? Tourner
+le dos, voilà un mot qui n’est pas de leur vocabulaire. Ils ont un
+_Credo_ que les fils de Cham attendent, et, par la porte qu’ouvre
+l’Algérie, ce _Credo_ peut passer: c’est là ce qui frappe un Lavigerie,
+ce qui frappe un Père de Foucauld. N’allez pas leur dire que le sol sur
+lequel se posent leurs pieds est encore en quelque sorte un morceau
+d’Europe, et que la composition même de ce sol les inviterait à regarder
+vers Marseille plutôt que vers Tombouctou, vers la civilisation plutôt
+que vers les profondeurs du monde noir; ils vous répondraient qu’ils
+interrogent les géographes, non point sur la préhistoire d’un coin de
+terre, mais sur les routes naturelles qui y trouvent une amorce et qui,
+toujours plus avant, toujours plus loin, s’ouvrent à leur marche
+aventureuse, devancière de celle du Christ.
+
+ [107] FRIBOURG, _l’Afrique latine_, p. 12 (Paris, Plon, 1922). «Il y a
+ bien plus de différence, confirme M. DE PEYERIMHOFF, entre la
+ Flandre et la Provence, qu’entre le sud de la France et le nord de
+ l’Afrique.» (_Enquête sur la colonisation officielle_, p. 8.)
+
+
+V.--Le programme pastoral de Lavigerie.
+
+Louis Veuillot jadis avait dit: «L’Église d’Afrique, vivante au tombeau,
+n’a point cessé d’exister»; et l’abbé Dagret, vicaire général de Mgr
+Dupuch, premier évêque d’Alger, avait voulu tirer tout entier, des
+œuvres de saint Augustin, le catéchisme du diocèse d’Alger[108].
+
+ [108] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (_Œuvres complètes_, IV, p.
+ 85 et 201).
+
+Débarquant en Algérie, ce fut la force de Lavigerie, et ce fut son
+prestige, de se présenter et de parler tout de suite au nom d’un
+lointain passé. Défense d’implanter le christianisme parmi ceux qui ne
+sont pas chrétiens, signifiait l’administration. Ils ne sont plus
+chrétiens, mais ils le furent, répondait implicitement Lavigerie, dans
+la lettre éloquente par laquelle il prenait possession de son siège; et
+comme autrefois ils l’avaient été, il allait se pencher sur les
+consciences africaines, soulever les alluvions que des invasions
+successives y avaient déposées, glorifier, sans ambages, l’Afrique
+chrétienne de jadis, et, sans ambages aussi, aspirer à la ressusciter.
+
+L’héritage dont ce nouvel évêque se considérait comme légataire ne se
+trouvait point dans la précaire succession de Mgr Pavy ou de Mgr Dupuch;
+c’était un héritage beaucoup plus antique, et sur lequel, après des
+siècles d’oubli, il revendiquait ses droits. Cet évêque missionnaire se
+présentait comme l’exécuteur testamentaire d’une très ancienne histoire.
+Il redisait les gloires de l’Église africaine, et ses sept cents
+évêques. Grégoire XVI, tout le premier, dans le bref par lequel il avait
+érigé l’évêché d’Alger, avait rappelé la place tenue par Carthage, par
+Hippone, dans l’histoire de l’Église et de la pensée chrétienne, au
+temps où il y avait, dans ces villes, des chaires épiscopales, occupées
+par Cyprien, par Augustin[109]; et l’un des premiers soins de Mgr
+Dupuch, réinstallant sur terre africaine la hiérarchie romaine, avait
+été de faire élever un monument à saint Augustin[110]. Lavigerie
+glorifiait ces augustes Pères de l’Église, puis s’attachait à un
+souvenir plus obscur, celui du dernier évêque d’Icosium, devenu plus
+tard Alger, un certain Victor, exilé par les Vandales, dans un
+douloureux cortège de quatre cents évêques; il suivait, de siècle en
+siècle, la destinée de ces chrétientés africaines; il les montrait
+rétablies par l’Empire byzantin, puis envahies par l’Islam; il
+compatissait à ces populations obligées à quatorze reprises de prêter
+obédience au Croissant, et, treize fois de suite, revenant à la foi du
+Christ jusqu’à ce que, finalement, celle de Mahomet les gardât. Il
+allait jusqu’à les comparer avec la Pologne, dont il ne pouvait admettre
+que la mort fût définitive[111].
+
+ [109] Texte du bref dans DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 323-332.
+
+ [110] MARTY, _Correspondant_, septembre 1861, p. 53-54.
+
+ [111] Lettre pastorale pour la prise de possession du diocèse d’Alger
+ (LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 6-8).
+
+Parallèle un peu forcé, car la Pologne ne cessa jamais d’aspirer à sa
+résurrection; et les Berbères, eux, tout en accueillant volontiers les
+souffles d’hérésie qui circulaient dans l’Islam, avaient fini par
+devenir, dans l’ensemble, des dévots du Prophète,--du Prophète,
+peut-être, plus que du Coran.
+
+Parmi eux, il en est qui veulent se faire chrétiens, insistait depuis
+1863 le P. Creuzat, jésuite, à qui l’autorité militaire avait permis,
+cette année-là, de s’installer curé à Fort-Napoléon. Le Père, qui leur
+prodiguait ses charités, recevait d’eux, en échange, de très bonnes
+paroles, où tout de suite il trouvait des raisons d’espoir et comme le
+gage d’une prochaine conquête spirituelle.--Illusions! répondait-on dans
+les sphères militaires. On y déclarait avoir vu les Kabyles de près; on
+s’appuyait sur l’opinion très autorisée du futur général Hanoteau--le
+_Bou Sipsi_ fort aimé des Kabyles, qui, depuis 1847, vivait parmi eux,
+et qui bientôt allait écrire:
+
+ Les Kabyles peuvent ne pas être des musulmans irréprochables, car, en
+ un grand nombre de cas, ils font bon marché des prescriptions de la
+ loi civile fondée sur le Coran, disant avec beaucoup de sens que ces
+ prescriptions ont été faites pour un pays très différent du leur et
+ pour un peuple qui n’avait ni leurs mœurs ni leur manière de vivre.
+ Mais, en tout ce qui concerne le dogme et les croyances religieuses,
+ leur foi est aussi naïve, aussi entière, aussi aveugle, que celle des
+ musulmans les plus rigides. La propagande chrétienne en Kabylie
+ trouvera toujours devant elle un obstacle insurmontable dans l’étroite
+ solidarité qui lie l’individu à la famille, la famille à la
+ _Kharouba_, la _Kharouba_ au village, et le village à la tribu. A
+ moins d’une conversion en masse du pays, chose fort improbable,
+ l’individu, la famille même qui voudraient abjurer l’islamisme
+ devraient, de gré ou de force, quitter le pays[112].
+
+ [112] HANOTEAU et LETOURNEUX, _La Kabylie et les coutumes kabyles_, 2e
+ édition, I, p. 380-384 (Paris, Challamel, 1893).
+
+Le P. Creuzat paraissait fort insensible aux objections des militaires;
+ce qu’il savait, lui, c’est que certains Kabyles le visitaient, et que,
+d’après leurs dires, on était tout prêt à accueillir, chez les
+Aït-Ferah, sa soutane et le catholicisme; pourquoi dès lors n’eût-il pas
+espéré, tôt ou tard, quelque abjuration en masse? Les autorités
+militaires apprirent un jour que l’aventureux missionnaire, en compagnie
+d’un autre prêtre, avait cru devoir répondre à l’appel de cette tribu,
+et que tous deux, hélas, avaient été l’objet d’une fort vilaine farce,
+et qu’ils avaient dû se retirer, couverts d’excréments humains,--et
+bafoués par surcroît. Et les autorités punirent de prison les quatre
+jeunes drôles, coupables de cette insolence, et ne les libérèrent que
+sur la demande même du P. Creuzat. Mais elles constatèrent sans délai
+que le zèle du Père n’était nullement découragé, et qu’il attribuait
+cette mésaventure à la malveillance d’une minorité.
+
+Le colonel Martin, qui commandait à Fort-Napoléon, poussa l’enquête plus
+avant. L’idée lui vint de faire questionner par l’_Amin_ El Hadj Loumis
+les gens de sa tribu; et l’_Amin_ répondit que, lorsqu’il leur avait
+demandé s’ils voulaient un prêtre chez eux, ces gens «étaient devenus
+aliénés», et que leurs voix s’étaient «abaissées», et que leurs yeux
+«avaient pleuré», et qu’à la pensée de se faire chrétiens ils avaient
+dit: Plutôt quitter le pays! Plutôt la mort! Trouvant la réponse un peu
+vive, le colonel Martin souhaita qu’elle fût atténuée, et finalement
+l’_Amin_ la rédigeait ainsi: «Cette demande doit être rejetée. Dieu nous
+préserve qu’un prêtre habite chez nous! Nous avons notre religion, et
+lui la sienne, qui en est différente. Il n’y a aucun intérêt à ce qu’il
+demeure chez nous, nous n’y consentirons jamais[113].»
+
+ [113] Nous empruntons ces détails à une lettre du colonel Hanoteau au
+ général Borel, datée de Fort-Napoléon, 23 mai 1868 (communication de
+ M. Jean Hanoteau).
+
+C’était net, très net; mais le P. Creuzat n’était point déconcerté. Mgr
+Lavigerie montrait à son tour des lettres, provenant de quelques
+_djemaas_ kabyles, lettres qui lui demandaient qu’il fondât en certains
+villages des établissements catholiques. Une bataille de textes, un duel
+de documents, paraissait s’engager; et derrière ces textes et ces
+documents, c’étaient, hélas! l’Église et l’armée qui semblaient à la
+veille d’entrer en conflit. Vous n’avez pas su faire questionner les
+Kabyles, disait aux militaires le P. Creuzat. Et de leur côté les
+militaires, avertis des lettres qu’avait reçues Lavigerie, les
+considéraient comme dictées par le P. Creuzat à des Kabyles
+complaisants. Ainsi se compliquait chaque jour davantage la question
+fort délicate des rapports éventuels entre l’âme kabyle et la culture
+chrétienne.
+
+Après tout, pensait le P. Creuzat, pourquoi ne point oser? Et il disait
+au général de Wimpffen: «Je ne crains pas le martyre.» A quoi le général
+répondait: «C’est possible, mais allez le chercher ailleurs que dans ma
+division.»--«Que vous ayez l’honneur du martyre, lui disait une autre
+fois le colonel Hanoteau, j’en serai très heureux pour vous, mais moins
+heureux pour les zouaves que je devrai envoyer pour vous venger.» Car il
+n’était nullement question, chez les militaires, de laisser impunis les
+attentats éventuels contre l’apostolat chrétien, mais on faisait
+observer que la Kabylie était une toute récente conquête, qu’elle était
+frémissante encore, et que le prosélytisme religieux, s’il ne s’exerçait
+avec mesure, risquait de surexciter, sur un tel sol, l’esprit de
+révolte.
+
+Lavigerie cependant avait consulté, sur les Kabyles, les livres signés
+du général Daumas; il notait, chez eux, la haine invétérée de l’Arabe
+conquérant,--de ces Hillal, pillards nomades venus de l’Hedjaz, qui
+s’étaient au dixième siècle abattus sur eux[114]; il retrouvait, chez
+eux, jusque dans leurs tatouages, le souvenir et l’image de la croix; la
+polygamie ne s’y apercevait que d’une façon très exceptionnelle. «Plus
+on creuse dans ce vieux tronc, avait écrit le général Daumas, plus, sous
+l’écorce musulmane, on trouve de sève chrétienne. On reconnaît alors que
+le peuple kabyle, autrefois chrétien tout entier, ne s’est pas
+complètement transformé dans sa religion nouvelle. Sous le coup du
+cimeterre, il a accepté le Koran, mais il ne l’a point embrassé. Il
+s’est revêtu du dogme ainsi que d’un burnous, mais il a gardé,
+par-dessous, sa forme sociale antérieure, et ce n’est pas uniquement
+dans les tatouages de sa figure qu’il étale devant nous, à son insu, le
+symbole de la croix[115].» Tous ces traits étaient interprétés par
+Lavigerie comme les indices d’une tradition chrétienne dont les Kabyles
+n’avaient plus l’intelligence.
+
+ [114] Sur les problèmes ethnographiques du pays berbère, voir
+ BERTHOLON et CHANTRE, _Recherches anthropologiques dans la Berbérie
+ orientale_ (Lyon, Rey, 1913), et PITTARD, _Les Races et l’histoire_,
+ p. 432-442 (Paris, Renaissance du livre, 1924).
+
+ [115] DAUMAS, _Mœurs et coutumes de l’Algérie_, p. 224 (Paris,
+ Hachette, 1853). MASSIGNON, _Annuaire du monde musulman_, 1923, p.
+ 93, explique d’ailleurs que 65 pour 100 de la population arabe a
+ oublié son origine berbère. Lavigerie insistera plus tard sur
+ l’empreinte laissée par le christianisme chez les Berbères, dans sa
+ _Lettre sur la mission du Sahara_ (_Œuvres choisies_, II, p. 107 et
+ suiv.) et dans sa lettre pastorale sur la dernière page connue de
+ l’histoire de l’ancienne Église d’Afrique (_Œuvres choisies_, II, p.
+ 457). Cf. Georges ÉLIE, _La Kabylie au Djurdjura et les Pères
+ blancs_ (_Correspondant_, 10 et 25 juillet 1923). Jean BARDOUX,
+ _Revue hebdomadaire_, 23 mai 1925, p. 422, explique que le Kabyle
+ est théoriquement musulman, mais que par le caractère polythéiste de
+ ses dévotions, il rappelle le paysan latin du temps de Varron.
+
+Êtes-vous bien sûr de cette tradition chrétienne? objectait le colonel
+Hanoteau. Si quelques Kabyles répètent que leurs ancêtres furent
+chrétiens, c’est qu’ils vous l’ont entendu dire, et que, pour un intérêt
+personnel, ils cherchent à vous être agréables en se donnant une origine
+qui ne les flatte nullement et qu’ils répudient au fond du cœur. Qui
+vous dit que les Berbères du Jurjura ne soient pas les descendants de
+ces tribus judaïsantes ou païennes dont parle Ibn Khaldoun? «Aucun
+document historique ne vient, il est vrai, à l’appui de cette hypothèse,
+mais aucun ne la contredit. La solution reste donc indécise[116].»
+
+ [116] HANOTEAU, _op. cit._, I, p. 382.
+
+Lavigerie n’avait pas le temps d’attendre que les obscurités de
+l’histoire fussent dissipées; la décision de sa volonté passait outre
+aux indécisions de la science.
+
+Un certain poème du _Manteau_, écrit par un musulman du treizième
+siècle, avait glorifié Mahomet comme «le prince des deux grands mondes
+de Dieu, celui des hommes et celui des génies, comme le souverain des
+deux races, les Arabes et les Berbères»[117]. Cette souveraineté
+niveleuse, Lavigerie aspirait à la démembrer, à lui soustraire tout
+d’abord les Berbères. Il se jugeait élu, lui archevêque de France, pour
+crier à ces peuples, au nom même de leur lointains ancêtres chrétiens:
+«Lazare, sors du tombeau.»
+
+ [117] ZWEMER et WARNERY, _L’Islam_, p. 66.
+
+Administrateurs et militaires n’avaient pas lu, dix-huit ans plus tôt,
+les _Fastes de l’Afrique chrétienne_, timidement publiés par Mgr Dupuch;
+ils ne se figuraient pas que cette littérature édifiante pût devenir
+ouvrière d’histoire. Mais de l’évocation même de ces souvenirs,
+Lavigerie déduisait tout un programme, et c’était celui-ci:
+
+«Faire de la terre algérienne le berceau d’une nation grande, généreuse,
+chrétienne, d’une autre France.
+
+«Répandre autour de nous, avec cette ardente initiative qui est le don
+de notre race et de notre foi, les vraies lumières d’une civilisation
+dont l’Évangile est la source et la loi.
+
+«Les porter au delà du désert jusqu’au centre de ce continent encore
+plongé dans la barbarie.
+
+«Relier ainsi l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale à la vie des
+peuples chrétiens[118].»
+
+ [118] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 9-10.
+
+Tout à l’heure l’imagination de Lavigerie, se promenant à travers les
+siècles, se servait du passé pour construire l’avenir; soudainement,
+c’est à travers les espaces qu’elle se promenait, à travers des espaces
+où elle n’acceptait aucune barrière, pas même celle du désert. Cet
+archevêque, que les Tuileries avaient envoyé à Alger pour qu’il régnât
+sur un noyau de Français, et qui constatait, d’ailleurs, que les deux
+tiers des églises ouvertes à ces Français n’étaient encore que des
+hangars ou des maisons de colons, faisait le geste d’étendre sa houlette
+sur les profondeurs inconnues d’un continent inexploré. Ce prélat
+concordataire dont on avait restreint le cadre en faisant d’Oran et de
+Constantine deux villes épiscopales annonçait, dès son entrée en
+fonctions, son intention bien nette de sortir du cadre, et d’annexer de
+nouvelles provinces à l’empire de la chrétienté.
+
+«O Église africaine, s’écriait-il, ta destinée a été de naître, de
+grandir et de mourir dans le sang de tes fils. Lorsque Dieu t’a rappelée
+du tombeau, c’est dans le sang des soldats de la France que tu as
+retrouvé la vie, et aujourd’hui c’est la main d’un Pontife abreuvé de
+toutes les amertumes qui te rend ton antique hiérarchie. Puissé-je mêler
+mes sueurs, mes larmes, mon sang s’il le faut, aux douleurs de ton long
+martyre[119]!»
+
+ [119] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 18.
+
+Et se retournant vers les indigènes, il leur disait: «Je vous bénis
+enfin, vous, anciens habitants de l’Algérie, que tant de préjugés
+séparent encore de nous et qui maudissez peut-être nos victoires. Je
+réclame de vous un privilège, celui de vous aimer comme mes fils, alors
+même que vous ne me reconnaîtriez pas pour père.»
+
+C’était une manifestation qu’un tel mandement. Elle contrastait, d’une
+façon abrupte, avec la pensée impériale, exposée dans le
+sénatus-consulte de 1864, avec la conception d’une Algérie où les deux
+populations, indigènes et colons, vivraient côte à côte, sans mélange,
+sans assimilation. Un royaume arabe dans l’Empire français, voilà ce que
+voulait Napoléon III: application nouvelle de ce principe des
+nationalités dont s’engouait, en Afrique comme en Europe, cette
+intelligence rêveuse. Cette erreur aura la vie dure: la littérature s’en
+fera complice; et c’est à juste titre que M. Louis Bertrand reproche à
+Fromentin d’avoir «créé ce préjugé qu’il n’y a rien de commun entre
+Africains et nous, et que nous sommes à tout jamais étrangers et fermés
+les uns aux autres[120]». Que des Berbères, que des Kabyles, descendants
+d’aïeux chrétiens, fussent ainsi, par la volonté même de la France,
+enfermés à tout jamais dans un royaume arabe, que la France eût cette
+étrange idée d’arabiser des populations qui n’avaient jamais reçu des
+Arabes qu’une empreinte superficielle, Lavigerie ne l’admettait pas:
+«Avec ce système, écrira-t-il bientôt, on ne sera pas, dans des siècles,
+plus avancé qu’aujourd’hui.» Il lui semblait que la France devenait la
+complice d’une oppression séculaire, d’une oppression contre laquelle
+les opprimés s’étaient treize fois révoltés, si elle persistait à
+vouloir séparer d’elle, par un infranchissable abîme, ces Berbères, ces
+Kabyles, et à les emprisonner dans leur barbarie, dans leur Coran. Il
+lui semblait qu’agir ainsi, ce serait, de la part de la France, ratifier
+les décisions imposées jadis par l’Islam à la pointe de l’épée, et
+qu’elle était venue là, au contraire, pour une œuvre de redressement, de
+réparation.
+
+ [120] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 343
+ (Paris, Fayard). Sur la méthode algérienne de Napoléon III, voir
+ André SERVIER, _L’Islam et la psychologie du Musulman_, p. 410-414
+ (Paris, Challamel, 1923).
+
+De bons observateurs de l’Islam parlent aujourd’hui comme Lavigerie. M.
+Louis Bertrand, dans ses _Villes d’or_, M. André Servier dans son livre:
+_L’Islam et la psychologie du musulman_, se sont insurgés contre ce
+préjugé que l’Islam ne serait pas seulement une religion, mais un mode
+de pensée propre aux races africaines, et qu’ainsi il n’y aurait aucun
+espoir d’amener jamais les indigènes à penser comme nous. Mais non,
+proteste M. Louis Bertrand, le contraire a été vrai pendant des siècles,
+et j’estime que c’est un devoir d’humanité de le leur rappeler avec
+insistance[121]. Et son œuvre magnifique de tribun de l’idée
+méditerranéenne vise à prouver qu’en 1830 nous sommes rentrés dans une
+province perdue de la latinité. Allant même plus loin que Lavigerie, qui
+considérait qu’il fallait «renouer, à travers d’innombrables siècles,
+une tradition abolie», M. Louis Bertrand estime, lui, «qu’il n’y a pas
+eu d’interruption, que l’Afrique n’a jamais cessé d’être latine, même
+sous son costume musulman, et qu’enfin ce que, dans les mœurs, les
+architectures, l’extérieur et le matériel de la vie, nous croyons
+«arabe» ou «oriental»,--c’est tout simplement du latin que nous ne
+connaissons plus[122].»
+
+ [121] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 370.
+
+ [122] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 344. Cf.
+ Louis BERTRAND, _Le Livre de la Méditerranée_ (édit. de 1923), p.
+ 78-80 (Paris, Plon).
+
+
+VI.--Les orphelinats pour enfants musulmans; le conflit avec Mac-Mahon.
+
+Lavigerie ne fut jamais homme à jeter le gant à la puissance civile,
+aventureusement, prématurément. Débarquant en Algérie en messager de
+l’idée chrétienne et en interprète d’un lointain passé, qu’il voulait
+faire revivre, il allait rechercher, sans retard, l’adhésion de
+l’Empereur, pour les premières mesures pratiques par lesquelles il
+voulait inaugurer son épiscopat.
+
+Lorsqu’en 1835 une amie d’Eugénie de Guérin, Mère Émilie de Vialar,
+avait installé dans Alger, au chevet des cholériques, les premières
+sœurs de _Saint-Joseph de l’Apparition_, on avait vu, six ans après, les
+Muphtis, et les Cadis, et le corps entier des Ulémas, expédier à
+Grégoire XVI une adresse solennelle, pour rendre hommage à l’œuvre de
+miséricorde et d’«apitoiement» qu’elles accomplissaient. Précédent
+significatif, qui attestait que la bienfaisance chrétienne ne portait
+pas ombrage à l’Islam[123].
+
+ [123] Louis PICARD, _Émilie de Vialar_, p. 85-87 (Paris, Maison de la
+ Bonne Presse, 1924). Le futur général Daumas racontait dans une
+ lettre du 11 février 1838 que, le docteur Warnier ayant soigné un
+ Arabe, l’autorité musulmane disait: «Voyez comme les chrétiens sont
+ généreux et bons, les musulmans n’en feraient pas autant.»
+ (_Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara_, éd. Yver,
+ p. 104.)
+
+Pourrait-on défendre à Lavigerie d’être charitable à son tour?
+Assurément non. Par une note que le 9 septembre 1867 il faisait remettre
+à Napoléon III, il annonçait son désir d’établir au centre de la
+Kabylie, loin des villages européens, d’accord avec les municipalités
+indigènes, quatre ou cinq maisons hospitalières, où des religieuses
+donneraient des soins; et il s’engageait d’ailleurs à interdire
+absolument toute propagande religieuse directe. Mais pouvait-on lui
+prohiber, d’autre part, de combler le fossé entre son clergé et les
+populations musulmanes, en imposant à ses prêtres la connaissance de
+l’arabe? Ainsi fit-il, au nom de son droit d’évêque, par une lettre
+circulaire du 31 octobre: dans son séminaire, des classes d’arabe
+s’installèrent; ses clercs furent informés qu’ils ne recevraient pas le
+sacerdoce avant de connaître cette langue; et Pie IX, sur sa demande,
+donna une existence canonique à une vaste association de prières, fondée
+depuis dix ans par un Jésuite pour la conversion de l’Islam. Mais savoir
+l’arabe, aller le parler là où il se parlait, et faire prier, enfin, à
+travers le monde, pour l’efficacité apostolique d’un tel contact,
+n’était-ce pas battre en brèche l’idée d’un «royaume arabe» barricadé
+d’avance, par la politique napoléonienne, contre toute infiltration
+française et chrétienne? Cette idée demeurait celle de la France
+officielle. De là, l’ordre de rappel qu’avaient reçu en 1866, malgré les
+regrets des Arabes, les Lazaristes et sœurs de charité de Laghouat[124];
+de là, aussi, l’impression de surprise, d’une surprise déjà à demi
+hostile, qu’éveillait Lavigerie dans les bureaux d’Alger, lorsqu’il
+déclarait avoir obtenu de l’Empereur la permission de faire de la
+propagande religieuse parmi les musulmans de l’Algérie, et avoir choisi
+le Fort-Napoléon pour tenter ses premiers essais[125].
+
+ [124] _Mgr Pavy_, par un ancien curé de Laghouat, p. 41-42 (Paris,
+ Challamel, 1867).
+
+ [125] Le colonel Hanoteau au maréchal Randon, 31 décembre 1867 (lettre
+ inédite).
+
+Dans son clergé même, et jusque dans son archevêché, on n’était pas sans
+inquiétude au sujet de ces nouveautés. Un jour, sortant de chez le
+prélat, à qui il avait cru devoir expliquer l’«obstacle infranchissable»
+qu’opposait à la propagande chrétienne l’organisation familiale et
+sociale des Kabyles, le futur général Hanoteau entra chez l’abbé Suchet,
+vicaire général, et lui raconta le langage qu’il venait de tenir. «Vous
+avez osé le lui dire! répondit l’abbé; je vous remercie beaucoup. Depuis
+qu’il est arrivé, l’archevêque nous la vie impossible, nous traite de
+vieilles bourriques et prétend que si rien n’a été fait, c’est que nous
+ne sommes bons à rien.» Hanoteau, mis en confiance, disait alors au
+vicaire général que ce qu’il y avait à faire, c’était de créer chez les
+Kabyles des hôpitaux de sœurs, pourvu qu’elles ne fissent aucune
+propagande religieuse et n’attendissent pas des résultats immédiats.
+Rentrez donc chez Monseigneur, lui suggéra l’abbé Suchet, et dites-lui
+cela: ce sera nous rendre à nous, à l’ancien clergé, un service
+personnel. Quelques minutes plus tard, Hanoteau, revoyant l’archevêque,
+lui développait cette idée; et Lavigerie lui paraissait
+«incrédule[126]». Lavigerie cependant n’oubliera pas cette conversation;
+et lorsque l’Église et l’armée, sur le sol d’Algérie, auront franchi la
+crise douloureuse qui allait bientôt les mettre aux prises, les projets
+de fondations religieuses que réalisera Lavigerie et le programme qu’il
+tracera aux sœurs hospitalières ne s’écarteront pas beaucoup des
+suggestions hasardées, ce jour-là, par le colonel Hanoteau.
+
+ [126] _Mémoires_ inédits du général M. Hanoteau.
+
+Cette année 1867, où pour la première fois Lavigerie avait foulé le sol
+algérien, ne devait pas s’achever sans qu’il eût signifié, publiquement,
+quelle était sa propre politique. On l’avait fait venir, comme évêque,
+pour qu’il bénît des charrues à vapeur, dont l’emploi s’inaugurait.
+L’étrange imprudence et comme on le connaissait mal, encore! Un
+Lavigerie ne se bornait pas à des liturgies! fonctionnaires et hommes
+d’épée l’entendaient, non sans surprise, demander publiquement à la
+France, pour l’Algérie, les libertés civiles, religieuses, agricoles,
+commerciales, qui manquaient encore à cette terre, et inviter les colons
+à sortir «de cette routine qui attend tout de l’État et à s’associer
+librement, pour tout ce qui est utile, fécond, chrétien»[127]. Il
+voulait aborder les indigènes et il donnait aux colons des leçons
+d’initiative; se mêlant aux deux peuples que juxtaposait le
+sénatus-consulte, il aspirait à n’en faire qu’un; avec d’inexpugnables
+façons de se carrer dans ses arguments, il bousculait, en affectant de
+ne point paraître provocateur, les habitudes bureaucratiques et les
+théories impériales.
+
+ [127] Vœux pour l’avenir de la colonie (LAVIGERIE, _Œuvres choisies_,
+ I, p. 135).
+
+Le choléra sévissait, puis les sauterelles, enfin la famine; devant de
+pareils fléaux, les deux peuples n’en faisaient plus qu’un, et vraiment
+il eût été difficile à l’administration de barrer la route à Lavigerie
+et à son ministère de charité. Au demeurant, le 1er janvier 1868,
+par-dessus la tête de l’administration, il s’adressait à la générosité
+de la France. Dans une lettre qu’il expédiait aux journaux catholiques,
+il montrait un grand nombre d’Arabes ne vivant plus que de l’herbe des
+champs ou des feuilles des arbres, qu’ils broutaient comme des animaux,
+errant presque nus, par troupes, dans le voisinage des villes, attendant
+les tombereaux d’immondices pour s’en disputer le contenu, déterrant,
+pour les manger, les cadavres des bêtes, et parfois, par douzaines,
+s’affaissant sur les routes, morts d’inanition[128].
+
+ [128] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 149-150.
+
+Évaluant à 100 000 le nombre des victimes au cours des six derniers
+mois[129], il annonçait son dessein d’adopter les orphelins, de les
+élever. Pour avoir des ressources, il quêtait en France, puis auprès des
+évêques de Belgique, d’Espagne, d’Angleterre, et jusqu’en Amérique. «Ces
+orphelins, disait-il, c’est ma part, c’est celle de l’Église, dans cet
+immense désastre.»
+
+ [129] Sur ce chiffre, voir LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 174.
+
+Avant même d’avoir des ressources, il assumait le fardeau. Tout de
+suite, dans sa maison de campagne, des convois d’enfants survinrent,
+véritables squelettes, dont quelques-uns, parfois, étaient, au cours de
+la route, devenus cadavres. Huit enfants, un jour, arrivaient de
+Laghouat, expédiés à l’archevêque par le futur général de Sonis[130].
+Lavigerie n’attendait pas toujours qu’ils se présentassent; en bon
+pasteur, il se promenait à leur recherche. On se souvint longtemps, à
+Montenotte, du petit garçon couvert de vermine, dévoré d’ulcères, qu’il
+fit monter près de lui, dans sa voiture, pour le ramener au séminaire de
+Saint-Eugène, où s’improvisait un asile. A la fin de janvier, il avait
+huit cents bouches à nourrir; en juin, il en aura dix-huit cents. «Dites
+à tous les Arabes, écrivait-il au curé de Montenotte, qu’ils n’ont qu’à
+envoyer leurs enfants au grand marabout des chrétiens, et que celui-ci
+leur enseignera à gagner honnêtement leur vie par le travail, à craindre
+Dieu et à aimer leurs frères.»
+
+ [130] BAUNARD, _Le Général de Sonis_, p. 244. (Paris, Poussielgue,
+ 1890.)
+
+Cette générosité d’accueil et d’appel, c’était une première étape; il en
+entrevoyait une seconde où il pourrait offrir aux indigènes une autre
+aumône, celle de la vérité. De Laghouat, un officier lui écrivait:
+«L’heure me paraît venue, l’occasion favorable.» Ce correspondant
+n’était autre que Sonis, qui considérait la «conversion des musulmans»
+comme «une dette d’honneur que la France s’est bien peu souciée de payer
+jusqu’à ce jour[131].» Déjà, dans son grand séminaire, l’idée de se
+dévouer à la conversion des Arabes tourmentait certaines âmes. M.
+Girard, le Lazariste qui depuis longtemps en était le directeur,--celui
+que familièrement on nommait le Père Éternel,--était venu chez lui, le
+29 janvier, avec trois jeunes clercs, qui demandaient, pour se préparer
+à ce futur apostolat un règlement monastique de vie[132]. Dans cette
+démarche, la Société future des Pères Blancs était en germe. Des
+arrière-plans s’entr’ouvraient dans la lettre que Lavigerie, le 6 avril,
+adressait au directeur des _Écoles d’Orient_: «Nos orphelinats, lui
+disait-il, seront, dans quelques années, une pépinière d’ouvriers
+utiles, soutiens, amis, de notre colonisation française, et, disons le
+mot, d’Arabes chrétiens. Ce sera le commencement de la régénération de
+ce peuple et de cette _assimilation_ véritable que l’on cherche sans la
+trouver jamais, parce qu’on la cherche jusqu’ici avec le Coran, et
+qu’avec le Coran, dans mille ans comme aujourd’hui, nous serons des
+chiens de chrétiens, et il sera méritoire et saint de nous égorger et de
+nous jeter à la mer[133].»
+
+ [131] BAUNARD, _Le Général de Sonis_, p. 245.
+
+ [132] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 29-31. Sur le Lazariste
+ Joseph Girard (1793-1879), voir LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p.
+ 385-394.
+
+ [133] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 161-162.
+
+Un _post-scriptum_ à cette lettre faisait connaître d’atroces actes
+d’anthropophagie commis dans la région de Tenès: un ménage de gardiens
+de mosquée, affamé, avait tué cinq passants, puis leur neveu, puis leur
+enfant. «L’absence complète de sens moral, clamait Lavigerie, favorise
+sans contredit la multiplication de ces forfaits.» Et il concluait: «Il
+faut relever ce peuple. Il faut que la France lui donne, je me trompe,
+lui laisse donner les principes de l’Évangile, ou qu’elle le chasse dans
+les déserts, loin du monde civilisé[134].»
+
+ [134] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 165-166.
+
+Dans cette alternative ainsi présentée, il ne fallait voir qu’un
+artifice de dialectique, qui ne mentionnait une solution évidemment
+absurde: l’expulsion des Arabes, que pour en imposer une autre: leur
+évangélisation[135]; mais le maréchal de Mac-Mahon, le colonel Gresley,
+prirent la phrase de Lavigerie au pied de la lettre; et, sous les
+regards impuissants du général de Wimpfen, qui estimait qu’en sauvant de
+la mort des milliers d’êtres Lavigerie avait «acquis le droit de diriger
+leur esprit et leur cœur vers le but le meilleur et le plus utile à la
+France», le conflit entre le gouverneur et l’évêque éclata. «Voulez-vous
+donc refouler les indigènes dans les déserts? lui demandait en substance
+Mac-Mahon, dans une lettre du 26 avril. La France s’y refuse. Les
+indigènes ne vont-ils pas dire que vous voulez profiter de l’état de
+détresse où ils se trouvent, pour leur faire acheter, par le sacrifice
+de leur religion, le pain que vous leur donnez?» Il accusait le prélat
+d’exciter à la haine entre les citoyens, et d’être devenu «un drapeau
+pour tout ce qui était hostile au gouvernement».
+
+ [135] Voir les explications de LAVIGERIE dans _Œuvres choisies_, I, p.
+ 168-170 et 174-176.
+
+«L’archevêque voudrait-il nous organiser une petite fronde, écrivait le
+colonel Hanoteau, en attendant qu’il attache la croix rouge sur l’épaule
+des colons voltairiens pour marcher à la conquête du bien d’autrui en
+refoulant dans les déserts les propriétaires[136]?»
+
+ [136] Hanoteau à Labeaume, 8 mai 1868. (Lettre inédite.)
+
+Des bruits circulaient, d’après lesquels la maréchale de Mac-Mahon, qui,
+sous le précédent épiscopat, présidait toutes les œuvres de charité,
+était menacée d’excommunication par le nouvel archevêque[137]. Des
+questions d’étiquette aggravaient le conflit. Lavigerie se plaignait que
+l’autorité militaire ne tirât pas pour lui, comme pour un maréchal,
+vingt-cinq coups de canon; il se plaignait que, lorsqu’il voyageait, des
+chevaux de l’armée ne fussent pas mis à sa disposition[138]. Un jeune
+Français, à Alger, ayant été assassiné par un Arabe, les obsèques
+donnaient lieu à des manifestations tumultueuses, et dans les sphères
+militaires on attribuait cet émoi des esprits au bruit fait par
+l’archevêque autour des récents actes d’anthropophagie. Et de bouche en
+bouche courait le récit de la déception cruelle qu’avaient subie, chez
+les Aït-Boudran, le P. Stumpf et le frère Jeannin, connu des indigènes
+sous le nom de Capsule; l’_Amin_ leur avait avoué que les avances qu’il
+leur avait faites n’étaient point sérieuses, et que, s’il les laissait
+s’installer, il serait tué par ses coreligionnaires. Mais on ripostait,
+à l’archevêché, que si Stumpf et Capsule avaient subi cet accueil, il
+avait été provoqué par des espions aux gages du gouverneur[139].
+
+ [137] Général DU BARAIL, _Souvenirs_, III, p. 48.
+
+ [138] Le baron Durrieu à Niel, 28 mars 1868. (Archives de la Guerre.)
+
+ [139] Papiers Hanoteau.
+
+«La guerre est déclarée», écrivait Lavigerie à l’abbé Bourret. «Si le
+gouvernement de l’Empereur me disgracie, j’aurai pour compensation la
+joie de ma conscience.» Et du palais épiscopal d’Alger, deux lettres
+partaient, l’une pour le maréchal, l’autre pour l’Empereur. Lavigerie,
+répondant à Mac-Mahon, réclamait pour l’Évangile, en Algérie, terre de
+chrétienté, la même liberté que dans les pays infidèles. Combien discret
+serait l’usage de cette liberté, il l’attestait en affirmant: «Je n’ai
+pas voulu, et je l’ai déclaré hautement, qu’un seul des 1 200 enfants
+recueillis par moi fût baptisé, autrement qu’au moment de la mort; et
+encore, au moment de la mort, je ne l’ai permis que pour ceux-là
+seulement qui n’avaient pas l’âge de raison[140].» Ces orphelins, donc,
+n’étaient pas acculés à acheter leur pain par leur rupture avec leur
+foi. Mais que, devenu leur père, il les abandonnât, qu’il les rejetât
+dans le monde de l’Islam, qu’il s’abstînt, au moment venu, d’offrir à
+leur liberté d’adhésion la foi qui était celle de la France:
+formellement il s’y refusait. Il ne voulait plus, en un mot, que
+théoriquement, administrativement, bureaucratiquement, une barrière fût
+dressée entre la civilisation catholique et l’Islam; et son optimisme
+d’apôtre, se tournant vers l’Empereur, lui écrivait: «Je ne crains pas
+d’affirmer, Sire, qu’avec la liberté de conscience et dès lors de la
+prédication, nous rendrons en très peu d’années les Kabyles chrétiens.
+Pour les Arabes, ce serait plus long, on ne peut compter que sur les
+enfants, mais, par les enfants, le succès est assuré[141].» Lavigerie
+réclamait de l’Empereur, en Algérie, la même liberté dont le
+catholicisme jouissait en Turquie, celle d’ouvrir des asiles de
+bienfaisance. Nous la refuser, disait-il, c’est nous priver de notre
+liberté de conscience. Mais bientôt Napoléon III répondait: «Vous avez,
+monsieur l’archevêque, une grande tâche à remplir, celle de moraliser
+les deux cent mille colons catholiques qui sont en Algérie. Quant aux
+Arabes, laissez au gouverneur général le soin de la discipline.» Le
+maréchal Niel, ministre de la Guerre, annonçait joyeusement à Mac-Mahon,
+dans une lettre privée, que la plume du souverain avait été _très
+impériale_[142]; et dans une dépêche d’adhésion qu’il adressait lui-même
+à Mac-Mahon, Niel représentait l’archevêque comme ayant «demandé
+équivalemment que la liberté de conscience fût enlevée aux musulmans de
+la colonie».
+
+ [140] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 176-177. Cf. p. 198
+ (Lavigerie à Niel, 17 mai 1868): «Aucune des femmes veuves
+ recueillies par moi n’a été baptisée, quoique plusieurs l’aient
+ demandé déjà, et cela parce que je craignais que leur demande ne fût
+ intéressée.»
+
+ [141] _L’archevêque d’Alger et l’administration algérienne: recueil de
+ lettres sur l’apostolat catholique en Algérie_, p. 28. (Alger,
+ Bastide, 1871.)
+
+ [142] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868. (Archives de la Guerre.)
+
+Autour de Lavigerie, en ce début de mai 1868, un certain nombre
+d’évêques français commençaient de se grouper, comme autour du défenseur
+de la liberté de l’Évangile. «Prélat au cœur vraiment chrétien et
+vraiment français, écrivait Montalembert, il fait tressaillir
+d’admiration toutes les âmes catholiques d’un bout de l’Europe à
+l’autre», et Montalembert constatait que dès cette date, Lavigerie avait
+«une place à jamais enviable dans notre histoire»[143].
+
+ [143] _Correspondant_, 25 mai 1868, p. 603.
+
+Louis Veuillot commentait: «Le sort des enfants rendus aux _tribus_
+préoccupe l’archevêque et devrait davantage toucher les bureaux. Pour
+les filles, elles ne seront et ne peuvent être réclamées que pour être
+_vendues_ sous forme de prétendu mariage, au premier venu, selon l’usage
+universel des Arabes, consacré, hélas! par l’administration et par les
+tribunaux algériens. Quant aux garçons, quiconque est au courant des
+mœurs musulmanes sait trop ce qui les attend s’ils sont livrés sans
+défense à leurs «coreligionnaires».
+
+«Ici donc une question de haute moralité prime le droit de la tribu ou
+des parents éloignés qui réclameraient les orphelins. Cette question, la
+France, nation chrétienne, ne peut l’éluder.
+
+«Mais il y a plus: il y a un cas d’indignité, reconnu par toutes les
+lois humaines et par le Coran lui-même, puisque c’est du Coran que l’on
+s’appuie.
+
+«Car enfin, ces tribus, ou, si l’on veut encore, ces oncles, ces
+cousins, ont abandonné les orphelins dans le moment où ils avaient plus
+besoin de secours; ils les ont laissés là, sauvagement, impitoyablement,
+ils les ont livrés à la mort pour ne pas leur partager un reste de pain.
+Sont-ils en droit de réclamer aujourd’hui une autorité abdiquée de la
+sorte, surtout lorsqu’ils ne la réclament que pour en tirer de vils et
+abominables profits? Ce cas, l’archevêque, père adoptif des orphelins,
+le soumet à la conscience et à la loi du pays[144].»
+
+ [144] VEUILLOT, _Mélanges religieux, historiques, politiques et
+ littéraires_, 3e série, II, p. 513-514.
+
+
+VII.--La solution du conflit.
+
+Lavigerie avait contre lui le gouverneur général, le ministre de la
+Guerre, l’Empereur. Mais celui que l’Algérie croyait vaincu avait déjà
+passé la mer, pour livrer bataille, à Paris. Baroche, le ministre de la
+Justice, avait dit à Niel: «La question se réduit à savoir si, lorsqu’un
+évêque a recueilli, nourri et soigné des orphelins abandonnés par leurs
+familles, on peut à un jour donné les enlever à l’évêque, non pour les
+rendre à leurs parents, mais pour les livrer à une tribu qui tient,
+par-dessus tout, à en faire des musulmans[145]», et Baroche avait appelé
+Lavigerie, pour qu’il fît valoir auprès de l’Empereur cette
+considération. Autour du cabinet impérial les influences s’agitaient,
+s’entre-heurtaient. Un «savon» l’attend là-bas, écrivait le général
+Borel au colonel Hanoteau, et le général ajoutait ces mots, témoignage
+de l’excitation qui régnait dans l’entourage de Mac-Mahon: «Avez-vous
+jamais trouvé tant de violence, d’astuce, d’ignorance, de mauvaise foi,
+de haine et de passion réunies ensemble, et tout cela sous la robe d’un
+prêtre et d’un archevêque? Il est bien à désirer qu’il ne revienne plus
+ici[146].»
+
+ [145] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868.
+
+ [146] Borel à Hanoteau, 21 mai 1868. (Lettre inédite.)
+
+L’Empereur, d’abord, fermait sa porte au prélat, et partait pour
+Biarritz. Lavigerie l’y suivait, ayant dans son portefeuille une phrase
+qu’avait prononcée l’Empereur, à Alger, en 1860: «La Providence nous a
+appelés à répandre sur la terre d’Algérie les bienfaits de la
+civilisation.» Derrière la porte impériale, enfin forcée, un glacial
+accueil l’attendait; mais il répéta la phrase impériale, en demandant:
+Que fais-je autre chose? Et s’il en faut croire une lettre de Niel à
+Mac-Mahon, il reconnut du reste «avoir _quelques torts_, mais chercha à
+prouver qu’un grand nombre de personnes étaient de son avis, et
+produisit, à l’appui de son attestation, des lettres émanant d’officiers
+de l’armée»[147]. Il osait ajouter que si le gouvernement ne lui rendait
+pas la liberté de faire son devoir, il la prendrait. A l’issue de
+l’audience, il obtint de l’Empereur la promesse d’une lettre
+ministérielle l’autorisant à garder ses orphelins et à faire auprès des
+Arabes son œuvre de charité. Une dernière manœuvre fut tentée. Baroche
+le fit venir, lui offrant une seconde fois, pour en finir avec ses
+difficultés, la coadjutorerie de Lyon. Ce serait me déshonorer, répondit
+Lavigerie. Le Pape, le 27 mai, dans un bref, le félicitait d’avoir, «par
+sa charité, incliné le cœur des infidèles vers la religion et la nation
+dont ils avaient reçu tant de bienfaits, et rompu ainsi l’obstacle qui
+jusque-là s’opposait à l’apostolat chrétien».
+
+ [147] Niel à Mac-Mahon, 20 mai 1868. (Archives de la Guerre.)
+
+Vingt-quatre heures plus tard, la lettre ministérielle qu’avait promise
+l’Empereur paraissait au _Journal officiel_. Le maréchal Niel y
+signifiait au prélat: «Le gouvernement n’a jamais eu l’intention de
+restreindre vos droits d’évêque, et toute latitude vous sera laissée
+pour étendre et améliorer les asiles où vous aimez à prodiguer aux
+enfants abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les secours de la
+charité chrétienne[148].»
+
+ [148] Niel consolait Mac-Mahon, dans une lettre du 25 mai 1868, en lui
+ expliquant que «le principe d’autorité du gouverneur général, juge
+ en dernier ressort de l’opportunité de la création d’asiles
+ hospitaliers», demeurait sauf. (Archives de la Guerre.) On trouvera
+ dans la _Revue d’histoire des Missions_, septembre 1925, le texte de
+ ces lettres inédites du maréchal Niel.
+
+Lavigerie avait cause gagnée! «Voilà donc, écrivait-il, l’aurore d’une
+ère nouvelle en Algérie, et, pour la charité catholique, l’assurance
+d’un avenir meilleur[149].» Dans sa visite à Biarritz, en ce diocèse
+même où il avait voulu, à l’âge de treize ans, être curé de campagne, il
+venait de conquérir, à l’âge de quarante-trois ans, le droit de devenir
+le grand aumônier de l’Islam, le droit d’en devenir peut-être
+l’archevêque.
+
+ [149] Lavigerie au directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient, 23 mai
+ 1868 (_Œuvres choisies_, I, p. 202).
+
+Les Tuileries avaient cessé de restreindre son bercail aux deux cent
+mille colons européens dont lui parlait, quelques mois plus tôt, la
+lettre impériale; les Tuileries consentaient que l’Église romaine ouvrît
+vers l’Islam certaines avenues.
+
+«D’une part, concluait Louis Veuillot, l’Église d’Alger possède une
+force qu’on ne lui connaissait pas: l’opinion est pour elle. D’autre
+part, et comme conséquence de ce fait important, la question se trouve à
+l’étude dans le sein du gouvernement lui-même plus qu’elle n’y fut
+jamais. On peut attendre que les bureaux arabes ne trancheront plus en
+ces matières aussi lestement qu’ils en avaient coutume. L’éveil est
+donné et l’archevêque a tous les moyens de reprendre un débat dont la
+bonne issue n’importe pas moins à la colonisation qu’à la religion. Ces
+deux causes sont jointes et savent désormais qu’elles doivent succomber
+ou triompher ensemble.
+
+«Nous demandons à Dieu qu’il soit encore temps, et qu’un Abd-el-Kader ou
+un Bou-Maza ne s’élève pas un jour du milieu de ces enfants arabes, à
+qui une folie doublement déplorable s’obstine à fermer l’Évangile et à
+ouvrir le Coran[150].»
+
+ [150] VEUILLOT, _Mélanges religieux, historiques, politiques et
+ littéraires_, 3e série, II, p. 526.
+
+Deux ans plus tard, dans une note qu’il adressera au gouvernement de
+Tours, Lavigerie dira: «Il faut respecter scrupuleusement la foi
+religieuse des indigènes, en leur laissant toute liberté de la
+pratiquer. Mais il faut aussi, par tous les moyens moraux en notre
+pouvoir, les relever de leur abaissement et surtout de leur paresse et
+de leur faiblesse. Sans cela, au contact d’une population intelligente
+et active, ils disparaîtront tous, et, dans un siècle, il n’en restera
+plus un seul[151].»
+
+ [151] TOURNIER, _Correspondant_, 10 mars 1912, p. 835 et suiv.
+
+Les feuilles algériennes hostiles, qui ne voulaient voir en lui qu’un
+convertisseur, fourvoyaient l’opinion: ses premières démarches en pays
+d’Islam étaient celles d’un civilisateur, qui voulait enseigner aux
+indigènes le bon usage de leurs bras, et de leurs terres, et de leurs
+vies.
+
+Il avait demandé la liberté, il l’avait obtenue. Il ne voulait pas en
+user, déclarait-il, pour la prédication directe de la foi chrétienne aux
+Arabes. Il lui semblait que «cette prédication faite imprudemment, au
+lieu de hâter l’œuvre, l’éloignerait et la rendrait à jamais impossible,
+en faisant naître les oppositions du fanatisme»[152]. Mais c’était par
+l’exemple, par les bienfaits, par la charité, par le temps enfin, qu’un
+rapprochement, à son avis, devait s’opérer; et ce rapprochement, il
+avait confiance qu’un jour l’État lui en saurait gré, puisque des
+millions de bras, toujours prêts à s’armer, seraient ainsi remis à la
+disposition de la France, pour rendre à la terre d’Algérie son antique
+fécondité des temps romains, que l’Islam avait abolie.
+
+ [152] LAVIGERIE, «Lettre au président de l’Œuvre des Écoles d’Orient
+ sur le premier village d’orphelins arabes», janvier 1873 (_Œuvres
+ choisies_, I, p. 237).
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE
+
+
+I.--L’éducation agricole de l’Algérie: Pères Blancs et Sœurs Blanches.
+
+Lavigerie, à Biarritz, avait convaincu l’Empereur qu’un archevêque
+d’Alger était quelque chose d’autre et quelque chose de plus que le
+chapelain mitré d’une colonie européenne. Ce succès une fois remporté,
+il s’en fut voir Pie IX: «J’ai été reçu en triomphe et comblé par le
+pape», écrivait-il le 10 août 1868 à l’abbé Bourret. Il racontait qu’à
+Rome, on l’avait «saharatisé», qu’on l’avait «négrifié». Il joignait
+désormais à son office d’archevêque les fonctions de supérieur et de
+délégué apostolique d’une mission créée à sa demande, et pour lui: la
+mission du Sahara occidental. Au-delà de ces Berbères, de ces Arabes,
+dont l’État français avait fini par lui permettre le contact, il
+revoyait s’ouvrir devant lui, par la volonté de Rome, une autre province
+spirituelle, comprenant toutes les oasis de l’immense désert, jusqu’à
+Tombouctou. L’Algérie, le Sénégal, lui apparaissaient comme «deux
+grandes portes que la miséricorde divine avait ouvertes, pour tant de
+peuples, à la charité et à la vérité catholique»; il se réjouissait qu’à
+ces deux seuils de l’Afrique inconnue, soldats de France et prêtres de
+France fussent installés. En mai 1869, lorsque l’entourage du gouverneur
+général l’avait vu partir, on avait escompté qu’il ne reviendrait point,
+et qu’une permutation de siège libérerait l’Algérie de son esprit
+d’entreprise; il rentrait là-bas, en septembre, avec un parchemin
+pontifical qui lui ouvrait un continent.
+
+En ce même mois de septembre 1869, la Propagande, envoyant des
+instructions aux vicaires apostoliques des Indes orientales, leur
+recommandait de travailler à la conversion des musulmans par la
+diffusion d’opuscules sur la divinité du christianisme[153]. Rome aurait
+cru pécher contre l’humanité si elle avait paresseusement admis que plus
+de deux cents millions d’âmes, les âmes de l’Islam, fussent exclues des
+grâces du Christ.
+
+ [153] _Acta et decreta sacrorum conciliorum recentiorum_ (_Collectio
+ Lacensis_), VI, col. 666. (Fribourg, Herder.)
+
+Lavigerie, ainsi soutenu par l’impulsion romaine, retrouvait ses
+orphelinats très prospères: petits Kabyles, petits Arabes s’y formaient
+à toutes sortes de métiers. L’apprentissage agricole, surtout,
+préoccupait le prélat. Dans l’histoire de l’apostolat chrétien,
+nombreuses sont les pages où l’on voit les missionnaires tenir tout
+d’abord aux populations le langage du Dieu de la Genèse, et leur
+enseigner, à son exemple, la loi du travail et la culture de la terre.
+On dirait qu’ils veulent leur présenter les énergies mêmes du sol, ce
+don de Dieu, avant de leur révéler, par le Décalogue, les exigences de
+sa loi, avant de leur révéler, par l’Évangile, les condescendances de sa
+paternité[154]. Lavigerie, s’inspirant de ces exemples séculaires,
+allait viser au défrichement des terres, avant de songer à celui des
+âmes. Se rappelant que «le mélange des travaux manuels, des travaux des
+champs et des travaux apostoliques est la première forme qu’ait eue dans
+l’Église l’œuvre de la propagation de la foi», il était décidé à
+établir, sur plusieurs points de la province d’Alger, de vastes
+fermes-écoles où les enfants indigènes dont les parents le désireraient
+viendraient librement avec les enfants européens «se former au bien, au
+travail, apprendre nos méthodes, et recevoir une instruction première
+qui modifierait profondément la routine et les préjugés de leur race.»
+Ben-Aknour, Maison Carrée, Sidi Moussa, Saint-Ferdinand, accueillaient
+les garçons; Kouba, Sidi Ibrahim, Saint-Eugène, El-Bior accueillaient
+les filles.
+
+ [154] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur
+ l’agriculture et l’apostolat missionnaire, dans notre livre:
+ _Orientations catholiques_, p. 172-198 (Paris, Perrin, 1925).
+
+Des moines agriculteurs, voilà ce que furent, dans leur séminaire
+spécial ouvert le 10 octobre 1868, les cinq premiers missionnaires
+d’Afrique. Lavigerie rêvait, dès cette date, de les voir rayonner de
+proche en proche, d’une part dans le désert qui s’étend depuis le sud de
+l’Algérie jusqu’au Sénégal, et d’autre part dans le pays de l’or et des
+nègres; il rêvait même, déjà,--comme il le proclamait en conférant le
+sous-diaconat à l’un d’entre eux, Félix Charmetant,--de voir cette
+humble et aventureuse société donner bientôt à l’Église des martyrs.
+Sous la direction spirituelle d’un Jésuite et sous la discipline
+intellectuelle d’un Sulpicien, quinze mois de formation étaient prévus;
+il leur était prescrit de ne plus parler que l’arabe, et dans cette
+période de débuts le professeur d’arabe fut le cuisinier de la maison.
+Il avait consigne de les familiariser sans ménagements avec le menu des
+indigènes, comme avec leur langue. On devait coucher sur la dure,
+employer les récréations à panser les plaies des Berbères ou des Arabes,
+et s’habituer à connaître, pour les soigner, leurs plus dangereuses
+maladies. Lavigerie proposait à ses novices l’exemple des premiers
+Bénédictins, qui, parce qu’instituteurs de la vie laborieuse, avaient
+été des civilisateurs! Les anciens moines d’Occident avaient assaini le
+sol, l’avaient cultivé: au réfectoire, on lisait Montalembert, leur
+hagiographe, pour s’instruire de leurs méthodes, pour s’enflammer de
+leur zèle. On pouvait espérer que l’orgueil musulman céderait plus
+aisément, un jour, aux suggestions des missionnaires s’ils adoptaient
+franchement, sans esprit de retour, les façons extérieures de vivre, les
+vêtements, la nourriture, les mœurs nomades, la langue de l’Islam. Ce
+fut pour eux comme une règle religieuse, de se former à être des
+déracinés et de s’incarner Arabes, si l’on peut ainsi dire, pour qu’en
+retour les Arabes s’assimilassent un peu de leur âme.
+
+Des dévouements nouveaux survinrent, en réponse à la circulaire qu’avait
+expédiée Lavigerie dans tous les grands séminaires de France, et qui
+réclamait impérieusement, pour l’Algérie, des éducateurs d’indigènes,
+et, pour le Soudan, des apôtres. «C’est là, écrivait le prélat, la
+conséquence logique et providentielle de la conquête algérienne, car
+cette conquête elle-même est, selon mes faibles vues, le début d’une
+dernière croisade, croisade pacifique et civilisatrice, qui doit assurer
+à la France catholique une prépondérance marquée dans les destinées de
+l’Afrique du Nord.»
+
+Des paysannes s’attelant à la culture, voilà ce que furent, de leur
+côté, dès le mois de septembre 1869, les premières sœurs missionnaires
+d’Afrique. C’étaient huit jeunes filles, dont deux avaient moins de
+seize ans. Un prêtre d’Alger, l’abbé Le Maulf, était allé les chercher
+jusqu’en Bretagne. Quelques lignes de Lavigerie les avaient capturées:
+«Chez les musulmans, disaient ces lignes, il n’y a que la femme qui
+puisse aborder la femme et lui apporter le salut. Il n’y a nulle part,
+mais surtout en Afrique, personne de plus apte que la femme à un
+ministère qui est premièrement un ministère de charité.» Séduites, elles
+passèrent la Méditerranée. L’Afrique féminine était à conquérir; elles
+allaient s’y mettre! Mais les sœurs de Saint-Charles, à qui Lavigerie
+les confia, commencèrent par leur donner des bêches, des pioches, et
+autres instruments de culture; et en avant! Il fallait être expertes en
+labour, pour apprivoiser plus tard au travail de la terre les orphelins
+arabes. Elles étaient venues pour être des «bonnes sœurs»; et l’on
+faisait d’elles, d’abord, de bonnes paysannes, courbées sur la glèbe.
+
+Lavigerie était très formel: Pères Blancs, Sœurs missionnaires, avaient
+des terres; il fallait donc qu’ils en vécussent, à la façon des apôtres
+et des premiers solitaires qui se flattaient de n’être point à charge
+aux fidèles, et de vivre de leur travail. Leur labeur manuel, tel qu’ils
+le concevaient, devait remplir dans la société chrétienne une fonction
+économique, et s’exercer avec la dignité d’une liturgie. Un jour, revêtu
+du rochet, de la mosette et de l’étole, il surgissait, inattendu, au
+milieu des vignobles de Maison Carrée. Le pieux bataillon de vendangeurs
+était là; devant eux, à voix haute, ce Lavigerie qu’ils appelaient
+volontiers papa commençait une prière, demandant au Seigneur qu’à jamais
+leur fussent épargnées les angoisses de la faim, et que l’esprit de
+pénitence tînt leurs énergies en haleine; puis, s’armant d’une serpette,
+saisissant un panier, il se mettait lui-même à vendanger, sous les
+insolents rayons d’un soleil d’août.
+
+Ses deux instruments étaient forgés: Pères Blancs et Sœurs
+missionnaires. Ceux-là élèveraient des jeunes hommes, celles-ci des
+jeunes filles. Et déjà Lavigerie préparait le lendemain en achetant, dès
+le mois d’octobre 1869, dans la vallée du Chelif, plusieurs milliers
+d’hectares de terres, où ces jeunes hommes, où ces jeunes filles,
+fonderaient plus tard des foyers et formeraient des villages d’Arabes
+chrétiens[155]. Car déjà, dans les orphelinats, sans hâte, avec prudence
+et discrétion, on commençait à baptiser. Lavigerie frémissait
+d’espérance lorsqu’il entendait un de ces jeunes néophytes lui dire: «Je
+préfère le christianisme à l’islamisme, parce que celui-ci ordonne de
+tuer les chrétiens, et celui-là de mourir pour les Arabes.» Parmi ces
+orphelins qu’il rassemblait plus près de son aile, au petit séminaire de
+Saint-Eugène, il se plaisait à pressentir de futurs médecins arabes et
+même peut-être de futurs prêtres; et se berçant de cette pensée, il
+voyait en eux des recrues, dont les bonnes volontés, plus tard, se
+mettraient au service de la Délégation du Sahara et du Soudan.
+
+ [155] Voir sa lettre aux chrétiens de France et de Belgique sur les
+ orphelins arabes d’Alger, janvier 1870 (LAVIGERIE, _Œuvres
+ choisies_, I, p. 205-227).
+
+
+II.--Une grande crise: la guerre de 1870 et l’insurrection kabyle.
+
+Arrivant à Rome, le 6 décembre 1869, pour le Concile du Vatican, un
+prestige l’entourait, qui lui eût permis, s’il l’eût voulu, de jouer un
+rôle important dans cette assemblée. Il y avait là Mgr Maret, son vieil
+ami de Sorbonne, toujours doyen de la Faculté de théologie: des
+publications retentissantes, dont Lavigerie avait vainement essayé de le
+dissuader[156], groupaient autour de ce prélat beaucoup de ceux qui
+voulaient ajourner ou combattre la définition de l’infaillibilité
+papale. Son amitié peut-être avait escompté que Lavigerie se rangerait
+derrière lui. Je suis un évêque missionnaire, protestait Lavigerie; et
+pour un évêque missionnaire, «il y a un bon modèle à suivre: c’est saint
+Martin; il avait fait le vœu de ne plus se trouver dans aucun concile, y
+ayant éprouvé une diminution de son don des miracles. J’en ai fait
+autant pour les discussions des théologiens». Il avait d’ailleurs,
+jadis, dans ses leçons de Sorbonne sur le jansénisme, enseigné
+l’infaillibilité.
+
+ [156] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 273.
+
+Sous ses regards, de curieux chassés-croisés s’accomplissaient: ce Mgr
+Maret, qui pourvoyait d’arguments les prélats de l’opposition, avait, en
+sa jeunesse, été menaisien et infaillibiliste; et Mgr Cousseau, l’évêque
+d’Angoulême, devenu champion très ardent de la définition, avait
+commencé, jadis, par être gallican. Mais aujourd’hui Mgr Maret déclarait
+redouter que la France ne devînt incrédule plutôt que de devenir
+«ultramontaine», et Mgr Cousseau estimait qu’en taxant la définition
+d’inopportune on la rendait nécessaire. Ils se rencontraient chez
+Lavigerie. «Nous allons voir si les deux augures peuvent aujourd’hui se
+regarder sans rire», disait l’archevêque. Et tous deux, en bonne amitié,
+s’avouaient réciproquement leurs évolutions respectives. Lavigerie
+observait: il constatait, de part et d’autre, «des sentiments également
+respectables», d’une part l’«amour de la vérité pure et complète»,
+d’autre part, «l’amour des âmes et le respect des traditions de l’ancien
+clergé de France, si vénérable sous tant de rapports»[157].
+
+ [157] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 249-251.
+
+Exégèse des textes scripturaires, examen des défaillances doctrinales
+imputées à Libère, ou bien à Vigile, ou bien à Jean XXII, argumentations
+dialectiques sur les assises ou la portée de l’infaillibilité: Lavigerie
+laissait cela à d’autres; il avait le dessein d’être, tout simplement,
+avec le Pape et la majorité des évêques. «Je ne veux savoir, disait-il,
+que ce que veut et ce que pense l’Église, pour penser et dire comme
+elle.» Il était pourtant trop réaliste, trop soucieux des répercussions
+du spirituel sur le temporel, pour négliger de prêter attention aux
+anxiétés de certains États; qu’ils s’ingérassent dans le Concile, cela
+ne lui paraissait nullement désirable. Voyant à Paris Émile Ollivier, il
+le prévenait que dans une telle immixtion le gouvernement ne trouverait
+que «des dégoûts et des échecs». Mais il souhaitait qu’au lieu de s’user
+dans une résistance sans issue, les esprits modérés de l’épiscopat
+employassent leurs efforts à mitiger les termes de la définition[158].
+Lavigerie, s’il eût fait un séjour prolongé au concile du Vatican, se
+fût comporté vis-à-vis de la majorité infaillibiliste, comme en 1682
+Bossuet, dans l’assemblée du clergé de France, s’était comporté
+vis-à-vis de la majorité gallicane. De même que Bossuet, devant cette
+assemblée qui prétendait opposer à Rome la barrière des Quatre articles,
+prêchait sur l’Unité de l’Église un sermon qui rendait hommage à Rome,
+de même Lavigerie, en face d’une majorité que les pouvoirs civils
+qualifiaient d’ultramontaine, eût volontiers travaillé, s’il eût eu le
+loisir de faire besogne théologique, à «rendre la définition telle que
+Bossuet pût la signer». Mais ce loisir lui manquait, et dès le mois de
+mars, il disparut du concile: ses œuvres religieuses le
+rappelaient[159].
+
+ [158] Émile OLLIVIER, _l’Église et l’État au concile du Vatican_, II,
+ p. 97 (Paris, Garnier). On lit dans le _Journal_ de M. Icard, alors
+ directeur au séminaire de Saint-Sulpice, à la date du 4 février
+ 1870: «Mgr Lavigerie a dit au cardinal Antonelli que dans la
+ situation où était le Concile, il était d’une importance extrême de
+ ne pas amener un éclat et des controverses qui agiteraient les
+ évêques; que le pape ne peut guère prendre une initiative dans une
+ affaire qui lui semble personnelle; que la congrégation des
+ «postulata» ne le devrait pas non plus, puisqu’elle n’agit que sous
+ le gré du pape; mais qu’un évêque pourrait très bien amener une
+ ouverture dans la discussion du schéma de l’Église: si l’on insère
+ dans ce schéma le chapitre du Concile de Florence, l’évêque
+ demandera que, comme il s’est élevé des controverses sur
+ l’interprétation de ce chapitre, les Pères déclarent que l’on doit
+ l’entendre en ce sens, que, lorsqu’un pape déclare solennellement à
+ l’Église que telle vérité est révélée et enseignée par la tradition,
+ son jugement est irréformable. De cette manière, on ne sépare pas le
+ pape de l’Église, on ne donne pas occasion aux hommes prévenus de
+ croire que le pape peut définir ce que bon lui semblera. L’idée de
+ l’archevêque d’Alger est utile; il y a là un acheminement à la paix;
+ on ne sépare pas le pape de l’Église; on écarte l’hypothèse d’une
+ infaillibilité séparée. Je crois que l’on peut disposer les termes
+ du schéma de manière à lui concilier le plus grand nombre de
+ suffrages.» (Communication de M. l’abbé Mourret.)
+
+ [159] Lavigerie, plus tard, revenant sur le Concile dans des pages
+ émues sur Mgr Maret, constatera, à la faveur du recul, que toutes
+ les démarches de Mgr Maret et de Mgr Dupanloup, «inspirées, au fond,
+ par l’amour de l’Église et par celui des âmes qu’ils croyaient
+ compromises par ce projet de définition, ne furent que des illusions
+ dont la main de Dieu profita pour tout mener à ses fins». Maret lui
+ écrira après le concile: «Vous avez été le sage, comme toujours,
+ moi, j’ai été l’imprudent. Vous aviez tout prédit, je n’ai voulu ni
+ vous écouter, ni vous croire, mais cependant je vous ai toujours
+ aimé»; et Lavigerie obtiendra de Pie IX qu’il nomme Maret primicier
+ de Saint-Denis, et de Léon XIII qu’il le nomme archevêque de Lépante
+ (_Revue de Lille_, janvier 1897, p. 271-276).
+
+Au concile même, soixante-huit prélats déposaient un vœu pour
+l’évangélisation de cette vigne délaissée qu’était l’Afrique noire[160];
+ils la signalaient, comme une tâche urgente, aux évêques du littoral
+africain, à tout le peuple chrétien; et leurs mystiques métaphores
+souhaitaient qu’en un jour prochain, la race nègre brillât, comme une
+perle aux noirs reflets, dans le diadème de l’Immaculée... Déjà
+Lavigerie, ayant laissé derrière lui les discussions conciliaires,
+s’occupait de hâter ce jour, en tête-à-tête avec l’Afrique, avec son
+rêve.
+
+ [160] _Collectio Lacensis_, VII, col. 905.
+
+Il ne pressentait pas encore les orages qui allaient fondre sur
+l’Algérie, en même temps que sur la France.
+
+Le 15 juillet 1870, la guerre franco-allemande éclatait: peu de jours
+après, au Corps législatif, Émile Keller faisait applaudir la lettre
+d’un évêque qui mettait la moitié de ses prêtres à la disposition de la
+France, comme aumôniers, comme ambulanciers; cet évêque, qui bientôt
+allait autoriser ses fabriques à donner leurs cloches pour en faire des
+canons, était Lavigerie. En quelques semaines, l’Algérie dut se priver
+d’une moitié de son clergé: première étape dans l’appauvrissement
+spirituel.
+
+Le 4 septembre, le canon, dans Alger, annonça la proclamation de la
+République; ce fut tout de suite, dans la ville, un bouillonnement de
+lie. «L’archevêque emprisonne les orphelins», murmurait une populace
+menaçante; «il faut les délivrer». On parlait de ses millions, on criait
+des journaux qui racontaient, en les travestissant, «les faits et gestes
+du citoyen Charles». Il se sentait tellement écœuré, qu’un instant,
+devant l’un des Pères Blancs, il déposa sa croix, son anneau, déclara
+qu’il ne voulait plus être archevêque. Sans de telles heures
+d’abattement, qu’il se reprochait ensuite comme des lâchetés, cet
+incomparable moteur d’histoire aurait pu se laisser fasciner, et puis
+fourvoyer, par l’orgueil d’agir; habitué à la fréquente soumission des
+hommes, à la fréquente soumission des circonstances elles-mêmes, il
+était bon, j’allais dire hygiénique, qu’il sentît parfois, tout d’un
+coup, s’opposer à sa puissance le plus humiliant de tous les obstacles,
+celui qui provient d’une défaillance intérieure de volonté; ces
+heures-là, et la confusion qu’elles lui laissaient, l’obligeaient à
+certaines disciplines d’anéantissement qui le préservaient d’une
+périlleuse griserie.
+
+Abattu, c’était naturel qu’il le fût, lorsqu’il voyait, en 1871, dans
+cette Maison Carrée où, sous la pression de la nécessité, il avait
+rassemblé tous ses orphelins, une atroce famine s’installer. Il y avait
+là cinq cents enfants qui vivaient de feuilles de bourrache et de
+patates; et les Pères Blancs partageaient leur menu, besognaient avec
+eux, tout le jour, sur un sol encore ingrat, et, la nuit, rapiéçaient
+les hardes de tous ces petits miséreux. Lavigerie souffrait cruellement:
+il s’exacerbait, devenait dur, rudoyait parfois les enfants, bousculait
+parfois les Pères, ne se maîtrisait plus. Il ne lui venait plus un sou
+de la France, qui se débattait contre l’acharnement du Prussien; il
+demandait pardon à Dieu, aux hommes, d’avoir entrepris une œuvre que la
+faillite menaçait. «Dites aux Pères Blancs que je leur rends leur
+liberté», signifiait-il un jour au P. Charmetant.--«Ils ont répondu
+qu’ils voulaient rester», lui rapporta le Père, le lendemain.--Et
+l’archevêque de répliquer: «Ah! pauvres chers insensés, que vont-ils
+devenir?» Sa dépression personnelle s’accentuait: plus moyen,
+pensait-il, de garder les enfants; il fallait liquider, partager entre
+ceux qu’on avait baptisés les terres qu’on avait achetées, renvoyer les
+autres. Et le P. Charmetant répondait: «Non, monseigneur, jamais,
+jamais!» L’archevêque alors, le pressant sur son cœur, lui disait:
+«Restez donc, puisque vous le voulez; c’est votre affaire, ce n’est plus
+la mienne. Vous aurez la honte de la débâcle. Moi, je n’y suis plus pour
+rien, je pars.» On était alors au cœur de l’hiver, il partit. Et ce fut
+l’honneur de ces premiers Pères Blancs de ne point l’accuser de
+désertion et de ne point déserter eux-mêmes la tâche que leur avait
+remise, naguère, son esprit de confiance dans l’avenir, momentanément
+affaibli. Cette nature était si spontanément en dehors, que les
+fléchissements s’y laissaient voir sans fard, à l’œil nu, dans cette
+même lumière crue qui d’ordinaire en faisait resplendir la grandeur
+soutenue, rayonnante.
+
+On apprit bientôt qu’en France Lavigerie se ressaisissait. Toutes ses
+pensées se tendaient vers l’Algérie, pour les lendemains de la guerre.
+Une note qu’il remettait au gouvernement de Tours réclamait des terres
+pour établir des colons, et des colons pour peupler les terres,--des
+colons qui ne fussent pas tarés, qui ne fussent pas «l’écume de la
+France». Candidat dans les Landes, aux élections d’où sortit l’Assemblée
+nationale, il eût souhaité pouvoir dire à la France, comme député, tout
+ce qu’elle était en droit d’attendre de sa colonie d’Algérie, et tout ce
+que cette colonie devait attendre d’elle. Le scrutin ne lui fut pas
+propice. Malgré le geste qu’il avait fait en s’éloignant de son diocèse,
+ou peut-être à cause de ce geste, le souvenir de ses orphelins
+l’obsédait; il négociait avec des orphelinats de Marseille, de San Pier
+d’Arena, qui pourraient éventuellement les accueillir. Et il écrivait à
+ses Pères Blancs: «Quoi qu’il arrive, mes amis, ne vous laissez pas
+aller au découragement.»
+
+Après six mois d’absence, il rentrait en Algérie; c’était pour y trouver
+la Kabylie en flammes. Quelle cruauté pour lui, après les espérances
+qu’il avait caressées, de voir se révolter contre la civilisation
+française et chrétienne ceux-là mêmes en qui il s’était plu à saluer un
+ancien peuple chrétien! «C’est la faute, disait-il, à la politique
+française, qui a fait d’eux, maladroitement, des musulmans fanatiques.»
+Il eut cette idée que l’Église devait aller vers eux, pour leur faire
+tomber les armes des mains; il envoya le P. Charmetant à la recherche de
+Mokrani, l’un des chefs de l’insurrection: Mokrani fut tué sans que le
+Père eût pu le joindre. Plus heureux, le curé de Palestro pouvait
+parlementer avec un autre chef d’insurgés; mais un coup de pistolet, qui
+tuait le prêtre, interrompait subitement l’entretien[161]. Entre
+l’Église qui voulait rencontrer les Kabyles, et les Kabyles qui
+semblaient parfois accepter le rendez-vous, la fureur même de la guerre
+faisait barrière.
+
+ [161] Sur la mort de l’abbé Monginot à Palestro (24 avril 1871), voir
+ RINN, _Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie_, p. 305-308
+ (Alger, Jourdan, 1891).
+
+L’amiral de Gueydon, enfin, ramena la paix, et Lavigerie put constater
+qu’après ces tourmentes successives, les œuvres qu’en 1870 il avait
+laissées derrière lui étaient assurément affaiblies, mais que pourtant
+elles demeuraient debout.
+
+
+III.--Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée.
+
+Il n’y avait plus de noviciat des Pères Blancs, aucune recrue ne s’était
+présentée depuis la guerre; mais chez ce qui restait des Pères Blancs,
+il y avait un missionnaire qui voulait que la société vécût, parce qu’il
+estimait que «le bien qu’on y pouvait accomplir, et qu’on touchait du
+doigt, était tel qu’on ne le trouverait pas dans le ministère des
+meilleures paroisses»: c’était le P. Charmetant, tout fier d’avoir vu
+revenir à Maison Carrée, fidèlement, cent quinze néophytes arabes, sur
+cent vingt-deux qu’on y avait baptisés. Le 24 septembre 1871, jour de la
+fête de Notre-Dame-de-la-Merci, rédemptrice des esclaves, un appel de
+Lavigerie redemandait aux séminaires de la métropole de futurs Pères
+Blancs; Charmetant faisait un tour de France pour commenter l’appel; on
+informait la charité française que huit cents francs par an pourvoyaient
+à l’entretien d’un novice missionnaire; et bientôt trois prêtres, trois
+diacres, deux sous-diacres, se présentaient[162]. Ce qui les attirait,
+c’était le tableau même que leur avait tracé Lavigerie, le tableau d’une
+«mission pauvre, pénible, difficile, et la plus abandonnée qui fût au
+monde»; et la perspective de «privations de toutes sortes, et peut-être,
+dans les commencements surtout, du martyre». Du côté du gouvernement
+général, qu’occupait alors l’amiral de Gueydon, il n’y avait plus de
+tiraillements à craindre. «Il y en a qui vous combattent, disait
+l’amiral aux Pères Blancs, et moi je vous approuve. En cherchant à
+rapprocher les indigènes de vous par l’instruction et la charité, vous
+faites l’œuvre de la France. La France ne fait plus assez d’hommes pour
+peupler l’Algérie. Il faut y suppléer en francisant nos deux millions de
+Berbères; mettez-y toujours la même prudence, et alors comptez sur moi.»
+
+ [162] Sur le caractère, le but et l’esprit des Pères Blancs, voir le
+ livre intitulé: _La Société des missionnaires d’Afrique_, p. 16-25
+ (Paris, Letouzey, 1924).
+
+«J’ai passé ma vie, déclarait-il un autre jour à Lavigerie, à protéger
+les missions catholiques sur toutes les mers du globe. Je ne puis
+admettre qu’elles soient persécutées sur une terre française. Il faut
+beaucoup de réserve, beaucoup de tact, agir par des bienfaits et non par
+des discours; mais le temps d’associer peu à peu le peuple vaincu par
+nous à la civilisation chrétienne est enfin venu[163].»
+
+ [163] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 260.
+
+L’œuvre des Sœurs missionnaires, elle aussi, avait survécu aux orages.
+Elles s’essayaient dans l’Aveyron, s’exerçant à cultiver la vigne, à
+soigner les vers à soie; puis pauvrement, sur le pont d’un vaisseau,
+mêlées aux passagers les plus besogneux, elles faisaient la traversée de
+la Méditerranée; et dans leur monastère de Saint-Charles de Kouba, «à la
+fois solitude et paradis», disait Lavigerie, elles devaient
+s’astreindre, chaque jour, à creuser de leurs propres mains les fosses
+pour les pieds de vigne, sous les regards de la population enfantine que
+leur exemple même formait au travail.
+
+Pour ses Pères Blancs, pour ses Sœurs missionnaires, Lavigerie dessinait
+un âpre idéal: il voulait les amener à s’identifier, par le dénuement,
+par l’endurance, par la fatigue, aux plus pauvres d’entre les Arabes,
+aux plus asservies d’entre les femmes. «Pauvres créatures, disait-il des
+femmes arabes, elles souffrent, elles pleurent, elles sont faibles,
+c’est donc à elles que l’Évangile est d’abord destiné. La conversion des
+Arabes commencera par les femmes, et ces femmes seront à la fois les
+plus puissantes missionnaires et la première conquête de l’Évangile.» Il
+voulait que ces nonnes transplantées de France, ces nonnes dont il
+faisait d’abord des vigneronnes, annonçassent un jour à l’Afrique
+féminine tout ce que jette de lumières, sur la dignité de la femme,
+l’impérieux message chrétien[164].
+
+ [164] Sur la triste situation que font à la femme les mœurs kabyles,
+ voir Jean BARDOUX, _Revue hebdomadaire_, 23 mai 1925, p. 414-419.
+
+Se tournant vers la France, il demandait, enfin, des colons. Cinq cent
+mille hectares de terres cultivables étaient devenus disponibles en
+Kabylie; il avait obtenu que cent mille hectares fussent réservés par
+une loi aux immigrés d’Alsace et de Lorraine. Ancien évêque de Nancy, il
+les appelait, il les pressait de venir, leur montrait l’Algérie leur
+ouvrant ses portes, leur garantissait qu’il ferait tout pour eux. Ainsi
+jetait-il un pont par-dessus la Méditerranée entre ces populations qui,
+pour quarante-huit ans, cessaient d’être françaises, et cette terre
+d’Algérie dont Prévost-Paradol avait dit quatre ans plus tôt: «Elle doit
+être _le plus tôt possible_ peuplée, possédée et cultivée par des
+Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté
+dans l’arrangement des affaires humaines[165]»; et l’on constatait,
+trente ans plus tard, que, grâce à l’initiative de Lavigerie, neuf cent
+six familles alsaciennes s’étaient acclimatées en Algérie[166].
+
+ [165] PRÉVOST-PARADOL, _La France nouvelle_, p. 418 (Paris, Lévy,
+ 1868).
+
+ [166] Les statistiques de 1899 attestèrent que sur 1 183 familles
+ alsaciennes ainsi immigrées, 387 possédaient encore leur concession,
+ 519 ne l’avaient plus, mais étaient restées en Algérie, 277
+ seulement avaient disparu. (_La Colonisation en Algérie_, 1830-1921,
+ publication du gouvernement général de l’Algérie, p. 26.)
+
+La basilique de Notre-Dame d’Afrique, altier promontoire jeté en pleine
+mer par la chrétienté algérienne, achevait de s’édifier. De là-haut,
+chaque dimanche, depuis que Lavigerie était archevêque d’Alger, une
+absoute solennelle, en plein air, était donnée par le clergé devant les
+flots de la Méditerranée, «tombe immense, disait Lavigerie, qui
+recouvre, comme d’un drap mortuaire, les ossements de tant de
+chrétiens»; l’absoute planait sur toutes les vies humaines qui au cours
+des siècles avaient trouvé là leur sépulture; et cette solennelle prière
+hebdomadaire était comme un lien liturgique entre les deux Frances, la
+France continentale qui avait tour à tour expédié là-bas des religieux,
+des soldats, des colons, et la France d’outre-mer qui les avait
+accueillis ou qui avait eu à déplorer que la traversée leur eût été
+fatale. Le 2 juillet 1872, la basilique s’inaugurait. Lavigerie y
+faisait ensevelir le corps de Mgr Pavy, son prédécesseur; et il y
+bénissait le mariage de deux couples indigènes, orphelins de la famine
+de 1867. Il voulait commenter cette bénédiction, il ne le pouvait, il
+pleurait, regardant avec émotion ces enfants d’Islam qui se mariaient
+sous la discipline du Christ.
+
+
+IV.--Les villages de néophytes; le Concile d’Afrique.
+
+Six semaines se passaient; Lavigerie était à Rome, devant Pie IX; il
+amenait derrière lui deux visiteurs, en blanc costume arabe. Ces Arabes
+étaient des Français: l’un s’appelait Charmetant, l’autre Deguerry.
+Lavigerie les présentait au Pape comme les prémices de la mission
+africaine, prêts à tout donner pour elle, même leurs têtes, et Pie IX
+constatait avec émotion que tandis qu’en Europe la vie congréganiste
+était persécutée, elle refleurissait sur terre d’Afrique. L’ère des
+préparatifs était terminée: il était décidé qu’à l’automne les Pères
+Blancs allaient s’essaimer. L’Algérie, et puis, au delà, l’inconnu de
+l’Afrique, tels furent aussitôt leurs deux champs d’occupation.
+
+Charmetant partit le premier dès la fin de l’automne, pour le pays des
+dattes, pour le Mzab, cherchant à travers le désert les oasis «jetées
+comme une Océanie terrestre»; il y trouvait des Berbères, comme en
+Kabylie, et la trace d’anciens usages chrétiens, et un souvenir très
+profond, très vivant, d’un chrétien comme Sonis, qui naguère avait fait
+respecter dans ces régions l’épée de la France, et dont les indigènes
+lui disaient: «Il ne craignait que Dieu seul, mais lui était craint de
+tous. Il ne préférait personne, et tout fils d’Adam était son frère.»
+
+Lavigerie, annonçant le départ de Charmetant, avait marqué, comme le but
+ultime de sa mission, la recherche d’un chemin vers les grands lacs et
+vers les pays nègres qui les entourent. «Nous voudrions, expliquait-il,
+faire en partant d’Alger, quelque chose de semblable à ce qu’a fait par
+une autre voie Livingstone, non pas, comme lui, pour des recherches
+géographiques que nous ne dédaignons pas sans doute, mais pour la
+conquête des âmes et la régénération de ces pauvres peuplades, où des
+millions de créatures de Dieu sont courbées sous le joug du plus cruel
+esclavage.» Et bientôt Lavigerie voyait arriver à Alger un négrillon,
+qui avait tour à tour été l’esclave de six maîtres, et dont Charmetant
+avait fait l’acquisition pour trois cents francs en le voyant attelé à
+la manivelle d’un puits. D’autres Pères Blancs à Laghouat, Tuggurth,
+Ouargla, Géryville, tenaient dispensaire et parfois école; dans la
+première de ces bourgades, dans la seule année 1873, on soignait quatre
+mille malades.
+
+L’autre pèlerin de Rome, le P. Deguerry, recevait mission, lui, de
+civiliser la terre même d’Algérie: il s’installait d’abord aux Atafs,
+dans la vallée du Chelif, pour fonder, avec les orphelins et orphelines
+d’âge nubile, le premier village d’Arabes chrétiens,--le village des
+fils du marabout, comme disaient les indigènes. Cette agglomération
+s’appelait Saint-Cyprien du Tighzel, en souvenir du grand évêque du
+troisième siècle. Lavigerie, à la façon d’un patriarche biblique, savait
+préparer, soit à la Maison Carrée, soit à Saint-Charles de Kouba, les
+rencontres qui pouvaient aboutir à des mariages; c’était parfois dans
+les champs, entre moissonneurs et glaneuses; c’était, d’autres fois,
+dans un parloir, où devant une douzaine de jeunes filles, subitement,
+une douzaine de garçons faisaient irruption. Que deux cœurs
+s’entendissent, et d’avance, à Saint-Cyprien, un lot de terre les
+attendait, et des bœufs. «Je me propose de vous conduire neuf nouveaux
+ménages vers la fin du mois», écrivait Lavigerie au P. Deguerry, le 3
+janvier 1873.
+
+Avant la fin de l’année 1873, il y eut là des sœurs missionnaires.
+Lavigerie, un jour, les réunissant à Saint-Charles, leur avait dit: «Je
+vous préviens que vous manquerez de tout: qui de vous désire partir?»
+Presque toutes s’étaient levées, et deux cortèges se formèrent: quelques
+sœurs suivies d’orphelines, quelques Pères Blancs suivis d’orphelins.
+L’archevêque, aux Atafs, bénissait les mariages, invitait chaque couple
+à tirer au sort sa maison, son champ, ses bœufs, organisait en plein air
+une _diffa_ somptueuse, où toute la population arabe, invitée,
+s’attablait autour des moutons rôtis et dansait autour des feux de joie.
+«On n’a jamais vu que Dieu et ce marabout chrétien, disaient les Arabes,
+donner ainsi pour rien à des enfants abandonnés les terres, les maisons
+et les bœufs[167].» Tandis que les Arabes se réjouissaient, les Sœurs
+peinaient. Il y avait des broussailles à défricher, des terres à
+ensemencer; il fallait qu’elles fussent compétentes pour enseigner les
+femmes arabes. Lavigerie, devant elles, empoignant les deux manches
+d’une charrue, traçait deux beaux sillons; elles n’avaient qu’à faire
+comme lui. Il voulait qu’elles fissent le long des haies la cueillette
+des figues, des asperges sauvages, il voulait qu’elles comptassent
+chaque soir les brebis ou les chèvres que les orphelins ramenaient des
+pâturages et que, s’il en manquait, elles luttassent de vitesse avec les
+chacals pour les ressaisir, les ramener; il voulait qu’elles fissent
+provision de tortues, pour les jours où l’on n’avait rien d’autre à
+manger. «Avec leur costume blanc, écrivait-il, le voile blanc qui couvre
+leurs têtes comme celui des femmes arabes, leur grande croix rouge sur
+la poitrine, courbées sur la terre qu’elles cultivent en priant, elles
+semblent l’apparition d’un autre âge et font penser aux vierges qui
+peuplaient, il y a quatorze siècles, les solitudes africaines.» Les
+Pères Blancs, eux, faisaient l’école, donnaient des remèdes, pansaient
+les plaies qui leur étaient présentées: «Pourquoi font-ils cela,
+disaient entre eux les indigènes? Nos pères et nos mères eux-mêmes ne le
+feraient point.» Et se tournant vers eux: «Tous les chrétiens seront
+damnés, mais vous autres vous ne le serez pas. Vous êtes croyants au
+fond de votre cœur. Vous connaissez Dieu[168].»
+
+ [167] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 234-235.
+
+ [168] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 241-242.
+
+De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire «une prédication, la
+prédication du vrai mode d’assimilation nationale et religieuse.» Heures
+de prière, heures de travail, devaient se dérouler, quotidiennement,
+comme l’archevêque l’avait prescrit. Ce village était un petit monde
+clos, qui devait se suffire à lui-même; on l’abritait avec sollicitude
+contre les souffles de l’Islam; les provisions venaient d’Alger, pour
+que ces Arabes chrétiens n’eussent point à fréquenter les marchés
+musulmans. Une sœur Javouhey parmi les noirs de la Guyane, un Lavigerie
+parmi les Arabes d’Algérie, n’aiment pas que dans les petites «cités de
+Dieu» qu’ils font éclore, l’administration civile introduise ses
+fonctionnaires: Lavigerie luttera, lorsque Chanzy voudra mettre à
+Saint-Cyprien un adjoint représentant le gouvernement, et obtiendra
+finalement que cette agglomération soit régie par une municipalité
+composée d’Arabes chrétiens. Car il était sûr de ces Arabes, il savait
+que sur eux les Pères Blancs régnaient, d’une royauté qui rappelait à
+quelques égards celle qu’avaient jadis exercée les Jésuites au Paraguay,
+et qui avait forcé l’admiration, peu suspecte, de certains philosophes
+du dix-huitième siècle. Lavigerie d’ailleurs n’admettait pas que le zèle
+de ses Pères Blancs s’enfermât dans un village; ils devaient visiter,
+trois fois la semaine, les tribus des alentours.
+
+Chez les Kabyles, à l’autre extrémité du diocèse, à Tizi-Ouzou, à
+Fort-National, il y avait des Jésuites, dont le ministère s’exerçait
+parmi nos soldats. Ayant l’occasion d’observer les Kabyles, ils ne
+sentaient pas en eux des musulmans bien corrects, ni bien fervents, et
+cependant l’atmosphère entière du pays leur paraissait rebelle au
+christianisme. «Pour qu’un Kabyle se convertisse, écrivait l’un de ces
+Jésuites, il faudrait que toute sa maison en fît autant; pour la
+conversion de sa maison, il faudrait celle du village; pour la
+conversion du village, celle de la tribu, et pour celle de la tribu,
+celle de toute la nation[169].» Lavigerie pensait de même.
+«L’expérience, disait-il, a montré que si l’on baptisait tel ou tel
+individu en particulier, il se trouverait dans un milieu tel que sa
+persévérance serait impossible, et que tôt ou tard il reviendrait à son
+ancienne vie. Il faut, pour que les conversions soient solides, qu’elles
+aient lieu en masse, afin que les néophytes se puissent soutenir les uns
+les autres. Quand nous aurons gagné la confiance des peuples par la
+charité et l’éducation des enfants, au jour venu, tout se détachera de
+soi-même et sans secousse, comme un fruit mûr, pour se donner à nous.»
+Tout le premier, il avait, en 1872, exploré le terrain, fait une pointe
+lui-même au cœur de la Kabylie, et tout d’un coup paru, en grand costume
+d’évêque, avec une suite de prêtres, dans une assemblée municipale
+kabyle[170]. Quel pittoresque dialogue on vit alors s’engager!
+«Regardez-moi, disait Lavigerie: je suis un évêque chrétien. Les
+Français descendent en partie des Romains, ainsi que vous, et ils sont
+chrétiens comme vous l’étiez autrefois. Autrefois, il y avait en Afrique
+plus de cinq cents évêques comme moi, et ils étaient tous Kabyles, et
+parmi eux il y en avait d’illustres et de grands par la science. Et tout
+votre peuple était chrétien. Mais ce sont les Arabes qui sont venus et
+qui ont tué vos évêques et vos prêtres, et qui ont fait vos pères
+musulmans par la force. Savez-vous cela?» Gravement, les hommes
+écoutaient, pressés autour du prélat, le long de deux gradins de pierre,
+sous le hangar qui faisait fonction de mairie; et des grappes de femmes,
+des grappes d’enfants, tant bien que mal perchés sur les rochers
+voisins, regardaient, écoutaient. La voix de l’amin s’éleva: ainsi
+s’appelle le maire chez les Kabyles. Il répondait à Lavigerie: «Ce que
+vous nous dites, tous nous le savons, mais il y a bien longtemps de
+cela. Nos grands-pères nous l’ont dit, mais nous, nous ne l’avons pas
+vu.» Réponse évasive, un peu déconcertante! Certains de ces Kabyles,
+pourtant, avaient le front tatoué d’une croix, en signe, disaient-ils,
+de l’ancienne voie qu’avaient suivie leurs pères. Lavigerie, en février
+1873, faisait venir de Saint-Cyprien le P. Deguerry, pour approfondir,
+dans les mémoires kabyles, l’indolent et vague souvenir qu’elles
+gardaient de cette «ancienne voie». A Taourirt, aux Ouadhias, aux Arifs,
+le P. Deguerry et le P. Prudhomme fondaient trois stations de charité.
+On les recevait mal, à l’origine, quand ils abordaient avec leurs
+remèdes, au fond d’humbles gourbis, les malades ou les infirmes; mais
+peu à peu, on se familiarisa avec eux. On fit grève, d’abord, dans les
+écoles qu’ils ouvrirent; mais bientôt, avec l’appui du commandant de
+Fort-National, ils groupèrent quarante élèves dans celle de Taourirt.
+
+ [169] BURNICHON, _op. cit._, IV, p. 586-587.
+
+ [170] Lavigerie disait à ses missionnaires que la conversion en masse
+ des Kabyles demanderait peut-être un siècle; et quand en 1886 il
+ leur permettra la prédication chrétienne, ce sera «selon la méthode
+ historique, à l’exclusion du catéchisme». (_Revue d’Histoire des
+ Missions_, septembre 1925, p. 366-368).
+
+En cinq ans, malgré l’effroyable épreuve de la guerre et de
+l’insurrection, Lavigerie avait su faire de l’Église d’Afrique une
+Église tentaculaire, ardente à rayonner, à disséminer ses postes
+d’occupation, à multiplier en terre de gentilité les travaux d’approche,
+à se réinstaller dans les régions qui, seize siècles plus tôt, avaient
+été, déjà, terre de chrétienté. Cette Église appliquait, avec un élan
+très neuf, des méthodes très vieilles, aussi vieilles que l’apostolat
+chrétien; guidée par un chef qui savait mettre au service de l’idée de
+tradition toutes les somptuosités de son imagination, on la voyait, au
+début de mai 1873, monter en procession vers Notre-Dame d’Afrique,
+promenant avec elle les reliques de sainte Monique, les saints Livres,
+les écrits des docteurs africains, la collection des anciens conciles
+africains, enveloppés de voiles d’or; c’était tout un passé de sainteté,
+de doctrine, de jurisprudence canonique, qui dans ce magnifique apparat
+était solennellement introduit sous la voûte toute neuve de Notre-Dame
+d’Afrique pour en prendre possession, et pour régir le présent et
+l’avenir.
+
+«Si l’on veut savoir ce que furent des catacombes et des nécropoles aux
+premier siècles du christianisme, écrira plus tard M. Louis Bertrand, ce
+n’est pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse ou à Tipasa; aucune
+autre contrée du monde méditerranéen ne possède plus de monuments et de
+vestiges de la haute antiquité chrétienne que l’Afrique du Nord[171].»
+Déjà cette pensée planait sur le premier concile d’Afrique, et les Pères
+qui entouraient Lavigerie aimaient à se considérer comme les ouvriers et
+les témoins d’un réveil.
+
+ [171] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 119.
+
+Saint Augustin, jadis, avait glorifié ses diocésains, les chrétiens
+puniques, comme il les appelait, pour la ferveur croyante avec laquelle
+ils désignaient l’Eucharistie, sacrement du corps du Christ, par ce
+simple mot: la vie; Lavigerie, qui treize ans plus tard, dans une lettre
+pastorale, commentera la tradition eucharistique de la première Église
+d’Afrique, voulait que cette Église attestât sa résurrection par un
+concile, où elle se manifesterait hautement comme une province de la
+chrétienté.
+
+Et donnant une voix à ces livres antiques, relique de la vieille pensée
+chrétienne, où l’on retrouvait, au delà des siècles de mort, des
+promesses de vie, il demandait à l’Église nouvelle, bénéficiaire de ces
+promesses, qu’en ces assises conciliaires, qui devaient durer cinq
+semaines, elle s’organisât, précisât ses liturgies; et qu’elle retrouvât
+dans ses vieux docteurs, Tertullien et Cyprien, Optat et Augustin,
+Arnobe et Fulgence, les éléments d’une apologétique de terroir, dont
+s’illuminerait le _Credo_ de l’Église universelle; et qu’enfin, faisant
+écho à Rome comme autrefois eux-mêmes lui avaient fait écho, elle
+corroborât par ses propres décrets les condamnations portées par Pie IX
+contre les doctrines qui niaient le Christ ou qui, sans le nier,
+l’exilaient.
+
+Ainsi fit le concile provincial d’Afrique, joyeux d’affirmer et
+d’interpréter en ses décrets, non seulement la foi des fidèles immigrés
+d’Europe, mais aussi le _Credo_ fraîchement balbutié de ces premiers
+convertis des Pères Blancs, Arabes et Kabyles, que le concile fêtait en
+leur appliquant ces mots de saint Augustin: «Essaim printanier, fleur de
+notre Église et fruits de nos travaux, vous êtes notre couronne!»
+
+C’est peut-être devant ces mêmes urnes baptismales au bord desquelles
+les convertis nouveaux récitaient leur _Credo_, que les antiques saints
+de l’Afrique populaire, les Nabor, les Namphasio, les Quartillosa, les
+Macaria, avaient jadis été enfantés à la vie spirituelle; ils étaient,
+eux aussi, comme l’a remarqué Louis Bertrand, des artisans, des
+travailleurs des champs, comme ces Berbères, à qui s’adressait
+l’apostolat des Pères Blancs. Il semblait qu’au delà des siècles, une
+lignée chrétienne se renouât. Et d’autre part, le premier concile
+d’Afrique, en «louant et encourageant» la société des Pères Blancs, dont
+les membres, en six ans, s’étaient élevés à une centaine, érigeait la
+province d’Afrique en terre de croisade. «La Providence, commentait
+Lavigerie dans une lettre aux Pères Blancs, _voulait_ que cette
+conquête, la dernière des rois très chrétiens, fût aussi la dernière
+croisade, celle qui doit se consommer par les armes vraiment
+apostoliques, la charité et le martyre. Elle voulait que des apôtres
+nouveaux partissent de ces rivages où est mort le plus saint de nos
+rois[172].»
+
+ [172] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 268.
+
+Il est d’usage qu’à la fin d’un concile provincial, des acclamations
+liturgiques, s’élevant jusqu’aux voûtes du sanctuaire, traduisent en
+mots ailés les vœux des âmes. Après que le concile eut souhaité «de
+longues années à l’archevêque Lavigerie, restaurateur des conciles
+d’Afrique, et l’achèvement de toutes les œuvres si courageusement
+entreprises par sa charité pour l’extension de la religion chrétienne»,
+d’autres acclamations retentirent, où l’archevêque avait su résumer
+toute l’histoire d’hier et de demain. Le célébrant proclamait: «A
+l’Église d’Afrique, ressuscitée d’entre les morts, _alléluia!
+alléluia!_» Et la foule répondait: «Puisse-t-elle, après sa
+résurrection, ne jamais plus mourir!» Le célébrant alors reprenait: «A
+l’armée française qui, par sa valeur invincible, a conquis et conserve
+au règne de la croix et à la civilisation chrétienne ces régions
+infidèles!» A quoi le peuple chrétien répliquait, empruntant les paroles
+bibliques: «Qu’ils avancent sur leurs chars et sur leurs chevaux, et
+nous, nous invoquerons pour eux le Dieu des armées!» Mais d’autres
+avaient besoin d’invocations; la liturgie continuait: «Aux missionnaires
+qui, par la grâce de Dieu, veulent porter la lumière de l’Évangile aux
+peuples de l’Afrique, assis dans les ténèbres et à l’ombre de la
+mort.»--«Qu’ils sont beaux, s’écriait alors le chœur, les pieds de ceux
+qui annoncent la paix, qui annoncent le bonheur! Que le Seigneur dilate
+leurs tentes!»
+
+
+V.--Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie.--Le discours sur l’armée
+et la mission de la France en Afrique.
+
+Ces pompes eurent de douloureux lendemains. Lavigerie, en 1873 et 1874,
+se sentit obsédé de menaces, en lui, et autour de lui. Il croyait à sa
+mort prochaine: «Ma santé, écrivait-il, se perd chaque jour dans ses
+sources les plus profondes. Je pense sérieusement à mourir, à bien
+mourir surtout!» La presse de gauche, en Algérie, traitait ses œuvres de
+«spéculations», et de «voleuses» les sœurs de charité; et Louis
+Veuillot, dans un article du 17 août 1873, conjurait le général Chanzy
+et, à son défaut, le maréchal de Mac-Mahon, d’intervenir, pour protéger
+le citoyen le plus utile de l’Algérie. «Devant les musulmans à peine
+vaincus, écrivait Veuillot, on livre nos évêques, nos prêtres, nos sœurs
+de charité, aux outrages incomparables d’un tas de frénétiques dont fort
+peu oseraient dérouler l’histoire de leur vie, et dont pas un peut-être
+n’est exempt de crimes envers la société[173].»
+
+ [173] VEUILLOT, _Derniers mélanges_, I, p. 437-440.
+
+Des échos des sphères politiques, répercutés avec une complaisance
+pénible dans ces organes de la presse algérienne, révélaient à
+l’archevêque que ses œuvres étaient peut-être vouées à l’inanition, par
+la suppression des crédits budgétaires. On craignait, sur plusieurs
+bancs parlementaires, qu’il ne devînt le grand électeur algérien, et
+cela faisait peur. «La haine de certains Algériens contre le
+christianisme, lui disait un des officiers généraux qui s’étaient
+occupés des affaires de l’Algérie, les amène à sacrifier même leur
+sécurité et leur prospérité[174].» Il protestait avec véhémence contre
+un discours du député Warnier, qui demandait que les orphelins convertis
+fussent placés chez les colons européens[175]; et finalement, s’étant
+déterminé à les naturaliser français dès qu’il étaient majeurs, il
+obtenait que les 75 000 francs tant discutés fussent maintenus au
+budget, à titre de subvention pour l’établissement des «indigènes
+chrétiens naturalisés français». Il traînait en France, et puis à
+Carlsbad, ses affreuses douleurs rhumatismales devenues chroniques;
+elles s’apaisaient, mais à Alger, à la fin de l’été, l’assaillaient à
+nouveau. «Me voilà passé au rang des patraques, gémissait-il, _servus
+inutilissimus_»; et songeant à se retirer bientôt dans quelque coin, il
+voulait, d’urgence, mettre sur le papier la constitution définitive des
+Pères Blancs. Ces mauvaises nuits aboutissant à des aurores où il
+faisait œuvre d’architecte, ces crises de santé scandant les étapes
+successives de son activité d’administrateur et d’apôtre, c’était là,
+pour ses proches, le plus émouvant des spectacles. Les actes qu’en ces
+heures d’inquiétude il accomplissait comme des testaments, bien loin
+qu’ils fussent les préludes de sa mort, l’engageaient dans une nouvelle
+étape de sa vie, plus féconde encore, plus aventureuse encore que celles
+qui l’avaient précédée. Les soubresauts de son humeur et de sa santé
+donnaient à ces actes l’accent et l’allure de «dernières volontés»; ils
+étaient, tout au contraire, comme l’amorce d’œuvres nouvelles,
+auxquelles d’ores et déjà sa personnalité s’identifiait, et qui
+exigeaient que sa vie durât.
+
+ [174] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 261.
+
+ [175] _Ibid._, I, p. 252-265.
+
+La hantise du désert et de ses au-delà dominait de plus en plus sa
+pensée. Ces Pères Blancs auxquels il voulait définitivement donner une
+charte lui étaient apparus, six ans plus tôt, comme devant être des
+agriculteurs, des laboureurs. Le règlement qu’en 1874 il rédigeait
+réservait ce rôle aux Frères de leur Société et prévoyait surtout, pour
+les Pères, une activité de missionnaires, accoutumés à vivre de la vie
+des plus pauvres Arabes, «comme le Christ lui-même avait vécu». Ils
+étaient alors cent six missionnaires ou novices, dont cinquante prêtres.
+
+Un jésuite, le P. Terrasse, les avait formés; ils trouvaient désormais,
+dans leur société même, les maîtres qui forgeraient les âmes. Mais
+Lavigerie aimera toujours se souvenir que six ans durant c’est à l’école
+de saint Ignace que les Pères Blancs s’étaient imprégnés de la
+spiritualité missionnaire; il imprimera, à la suite de leurs règles, la
+lettre d’Ignace sur l’obéissance et leur en prescrira l’étude durant le
+noviciat. Au demeurant, que faisaient-ils autre chose que d’exécuter en
+Afrique un rêve semblable au rêve primordial d’Ignace, un rêve dont avec
+ses six compagnons il s’entretenait sur la colline de Montmartre, et qui
+les portait tous les six, si quelque bateau s’offrait à eux, à s’en
+aller aux Lieux Saints évangéliser l’Islam?
+
+Lavigerie organisait le chapitre général des Pères Blancs, mettait à
+leur tête pour trois ans, avec le titre de vicaire de la Société, le P.
+Deguerry, et demeurait lui-même, comme fondateur et comme évêque, le
+supérieur général. «Je puis mourir en paix», déclarait-il en août 1874
+dans le sermon qu’il prononçait à Maison Carrée, à la consécration de
+l’église des Pères Blancs[176]; il se sentait si las, si malade! Il leur
+parlait de Livingstone, à qui l’Angleterre avait fait, quelques mois
+plus tôt, des funérailles royales. «Vous, leur disait-il, vous mourrez
+ignorés du monde. C’est la seule promesse que je vous aie faite.» Un de
+ces Pères, qui l’écoutait, portait sur lui une preuve bien émouvante de
+ses promesses: sur son _celebret_ de prêtre, l’archevêque avait un jour
+écrit: «_Visum pro martyrio_, vu pour le martyre[177].» La solennité se
+déroulait devant les plus hauts dignitaires de l’Algérie: Chanzy était
+là, au premier rang, regardant cet archevêque qui se croyait déjà
+agrippé par la mort, et puis à ses pieds ces jeunes hommes qui devaient
+en l’entendant sacrifier d’avance, par l’acceptation éventuelle d’une
+mort sanglante, leurs beaux songes d’une longue vie de charité; et la
+tristesse tout humaine que cette scène laissait aux spectateurs
+répondait mal à l’allégresse intime à laquelle s’abandonnaient cette âme
+d’archevêque et ces âmes de clercs, ouvriers et tout en même temps
+esclaves du plan divin.
+
+ [176] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 275-283.
+
+ [177] _Ibid._, I, p. 270.
+
+Quelques semaines plus tard, on apprenait que Lavigerie s’éloignait,
+qu’il prenait pour l’administration de son diocèse des dispositions
+graves, et qu’il allait hiverner à Rome, sans avoir fixé la date de son
+retour.
+
+Le reverrait-on jamais, même? N’avait-il pas dépensé pour les Pères
+Blancs, dans cette solennité qui semblait achever la fondation de
+l’ordre, ce qui lui restait encore de voix et d’ardeur? Et devrait-on
+bientôt dire de lui, devant une tombe, ce que dit d’un inconnu cette
+épitaphe éloquemment commentée par Lacordaire: Plaignez le mort, parce
+qu’il s’est reposé! Les mois d’hiver se succédèrent, prolongeant cette
+anxiété, l’aggravant même; puis à Pâques, dans sa cathédrale,
+l’archevêque reparut, et la jubilation des chants liturgiques semblait
+acclamer sa propre résurrection. Son chômage de Rome lui avait permis
+d’interroger d’une façon plus pressante encore, à la faveur du recul,
+les immenses horizons de l’Afrique, faisant la part des mirages et la
+part des certitudes; et les conclusions de son interrogatoire, il
+allait, le 26 avril 1875, à l’occasion de l’établissement de l’aumônerie
+militaire, les signifier à l’Algérie civile, militaire, religieuse, dans
+un étincelant discours sur «l’armée et la mission de la France en
+Afrique»[178].
+
+ [178] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 23-83.
+
+Du haut de la chaire, il déroulait toute l’histoire de la conquête, avec
+ses fatigues, avec ses gloires. On avait l’impression, en l’écoutant, de
+voir Dieu débarquer avec la France, avancer avec elle, et par elle,
+derrière elle, devant elle, rentrer chez lui; n’y avait-il pas eu jadis
+une Église épiscopale, là même où seize prêtres de France, au lendemain
+du débarquement de Bourmont, avaient, sur un autel improvisé, immolé
+l’hostie? Et Bedeau n’avait-il pas rencontré des Kabyles qui, se
+rappelant leurs ancêtres chrétiens, lui disaient: Nous sommes plus
+rapprochés des Français que des Arabes? La France de Louis-Philippe, dix
+ans durant, avait perdu son temps; elle avait estimé, avec Bugeaud,
+qu’il ne fallait pas «s’engager dans la conquête absolue de l’Algérie»,
+et soudainement un jour, elle avait eu l’émotion tragique de voir se
+dresser devant elle, pour la jeter à la mer, l’Afrique arabe et cette
+vieille Afrique chrétienne; dans ces luttes douloureuses, nos troupes
+s’étaient couvertes de gloire, et Bugeaud, survenant comme chef dans une
+Algérie à demi pacifiée, avait avoué que cet élan de la France était
+peut-être «l’ouvrage du Destin». Et Lavigerie de commenter: «Il reconnut
+donc, ce vieux soldat, dans la voix de la France qui l’appelait à la
+suivre, l’écho d’une voix plus haute. Il la nommait du nom que mettait
+sur ses lèvres son ignorance des choses de Dieu. Mais le Destin dont il
+parle n’est pas la force aveugle du fatalisme, c’est un plus noble
+Maître, c’est celui qu’il priait, au soir de ses journées.» Lavigerie
+montrait Bugeaud réalisant, «par de merveilleux succès, ce qu’un
+instinct supérieur lui révélait comme l’œuvre de la Providence»; il
+rappelait les noms des vainqueurs, les noms des victoires, comme s’il
+eût proclamé, pour en dire merci, les grâces faites par l’Éternel. Et la
+fierté de ses accents était instigatrice de fiertés.
+
+Mais tout d’un coup, en l’écoutant, on se demandait à quoi tant de
+grâces avaient servi; cette Algérie, disait-il, compte encore moins
+d’habitants français qu’elle n’a pris de soldats à la France. Il
+évoquait les récentes menaces, l’insurrection kabyle, l’insécurité dont
+elle avait témoigné. «Est-ce donc pour cela, questionnait-il, que nous
+avons vu la Providence tout conduire comme par la main?... Non,
+l’éternelle sagesse qui proportionne toujours les moyens à la fin
+qu’elle veut obtenir, ne se proposait pas, par de si grands coups, des
+effets jusqu’à présent si précaires.» Interpellant alors la France
+chrétienne, il lui disait: «Tu es venue en Algérie, non pas seulement y
+récolter de plus riches moissons, mais y semer la vérité, y former un
+peuple libre et chrétien.» Vous voyez les choses en évêque, allait-on
+lui dire peut-être. Il avait prévu l’objection: Lamoricière avait pensé
+de même, sans être évêque, et Lavigerie se hâtait de confier aux échos
+de la chaire ce mot du grand général: «La Providence, qui nous destine à
+civiliser l’Afrique, nous a donné la victoire.» Il concluait que la
+France avait agi contre son droit en humiliant la croix devant le
+croissant, en paraissant oublier son culte et même le renier, en
+empêchant les lèvres des prêtres de répandre la vérité; et il affirmait,
+d’ailleurs, que comme missionnaire, il ne voulait d’autre arme que la
+charité, et que sa poitrine, s’il le fallait, serait «la première à se
+placer devant les vaincus pour protéger contre d’injustes violences
+leurs âmes autant que leurs corps».
+
+Ainsi, toute cette épopée militaire où gloire humaine et gloire divine
+semblaient s’être confondues et comme entr’aidées, toute cette pompe des
+souvenirs, toutes ces chevauchées de victoire, avaient fait avenue vers
+ce tableau: un chef d’Église disant à la force: «Halte-là, c’est mon
+tour, à moi, maintenant, d’agir sur ces vaincus», et les abritant, les
+enveloppant d’une charité protectrice.
+
+Il parlait depuis cinq quarts d’heure, sans plus s’essouffler que ces
+armées françaises dont il avait raconté les exploits. Mais il avait un
+mot à dire encore, un de ces mots-programmes qui ponctuent les
+évolutions de l’histoire. Il conviait son auditoire à jeter un regard
+sur l’immensité de l’Afrique, sur le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, débris
+de nations autrefois chrétiennes, mêlés à ceux des invasions barbares,
+et puis, plus en arrière, sur l’Afrique nègre, l’Afrique de
+l’anthropophagie, l’Afrique de l’esclavage. «C’est vous, disait-il aux
+Français qui l’écoutaient, c’est vous qui ouvrirez les portes de ce
+monde immense, et les clefs de ce sépulcre sont ici dans vos mains. Déjà
+il est ouvert par votre conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus,
+dignes d’une mission si belle, l’Afrique retrouvera la lumière, et tous
+ces peuples, aujourd’hui perdus dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous
+doivent la vie.»
+
+Ayant ainsi dessiné, au delà de l’œuvre proprement algérienne, les
+premiers linéaments de l’œuvre africaine, Lavigerie descendait de
+chaire; l’heure d’éloquence à laquelle on venait d’assister marquait
+comme une ligne de partage entre les deux versants de son existence,
+entre l’époque où il était surtout impatient de rétablir le Christ dans
+des terres qui, jadis, l’avaient connu et prié, et l’époque où il allait
+aventurer le nom du Christ, et les apôtres du Christ, dans des régions
+où ni ce nom ni ces apôtres n’avaient jamais pénétré; ce prêtre qui, six
+mois auparavant, semblait à bout de forces, se réveillait prédicateur de
+croisade, pour dix-sept ans encore. Vers cette époque, il disait à un
+enfant, que lui présentait Mgr Foulon: «Ah! tu as cinq ans! Moi j’en ai
+cent.» Et l’enfant, voyant cette longue barbe, ces cheveux déjà très
+blancs, s’écriait naïvement: «Oh! oui, Monseigneur[179]!» Si la vie
+qu’il avait déjà menée pesait sur lui comme le fardeau d’un siècle, les
+tâches qui lui restaient à accomplir devaient être plus accablantes
+encore.
+
+ [179] Communication de M. Pierre Jouvenet.
+
+
+VI.--Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX; ses
+nouveaux projets.
+
+L’œuvre algérienne se poursuivait: de nouveaux postes de Pères blancs
+s’organisaient chez les Kabyles; le village de Sainte-Monique, récemment
+fondé à quelques kilomètres des Atafs, accueillait à son tour des
+ménages d’Arabes chrétiens. La collaboration entre l’armée et l’Église,
+dont le discours archiépiscopal avait été comme le manifeste,
+s’attestait avec éclat, aux Atafs même, par la création d’un
+établissement de bienfaisance pour les indigènes: le général Wolf,
+naguère, avait, pour cette fondation, apporté au préfet une somme de
+38 000 francs, prélevée dans la caisse de la division militaire. _Bit
+Allah_, maison de Dieu, ainsi s’appelait cet hôpital; il s’inaugurait,
+en février 1876, par une somptueuse solennité religieuse où tout Alger
+s’était transporté; une _fantasia_ y succédait, puis un repas biblique
+de 4 000 Arabes groupés, en plein air, autour des moutons et des bœufs
+rôtis. Les Sœurs missionnaires s’installaient; Bit Allah serait le
+centre, d’où leur charité rayonnerait: «Elles parleront aux femmes
+indigènes, proclamait Lavigerie, un langage plus puissant que celui de
+nos armes[180].» Elles avaient ordre, chaque matin, avec leur petit
+panier de remèdes et un orphelin arabe qui servait d’interprète, de
+parcourir les villages avoisinants pour soigner les malades au nom de
+Dieu, et pour ramener parfois à l’hôpital ceux que la mort menaçait.
+«C’est pour un prince, tout cela?» avaient dit d’abord les Arabes en
+voyant l’accueillante bâtisse; et lorsqu’ils apprenaient que c’était
+pour eux, et pour les plus misérables d’entre eux, pour ceux qui
+jusque-là n’opposaient à la maladie qu’un impuissant fatalisme, le chef
+même de la _fantasia_, ancien compagnon d’Abd-el-Kader, disait à
+Lavigerie: «Jadis, j’ai fait parler la poudre contre la France lors de
+la conquête du pays, aujourd’hui je la fais parler pour fêter la
+conquête que la France a faite de tous les cœurs.» Un autre cheick
+ajoutait: «La première fois que je t’ai vu, je te prenais pour un
+marabout comme les autres. Mais à présent, je vois que tu pourrais, à
+toi seul, faire tourner la moitié du monde.»
+
+ [180] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 249.
+
+La moitié du monde, peut-être, et nous verrons bientôt l’action
+européenne qu’exerceront les campagnes antiesclavagistes du cardinal
+Lavigerie. Mais ce qui ne tournait pas à son gré, hélas! c’était, à
+Paris, la girouette parlementaire. Il apprenait, en 1876, que dans le
+prochain exercice français des crédits affectés au diocèse d’Alger
+devaient être diminués de moitié. On lui supprimait 209 000 francs. D’un
+coup d’œil, il mesura les ruines que cette disette pécuniaire
+entraînerait; beaucoup de ses espoirs s’effondraient. Cette disgrâce
+même ressemblait à un avertissement. Il constatait que chacun de ses
+villages chrétiens coûtait des centaines de mille francs pour trois
+cents habitants. «C’est bien cher, disait-il, et il faut qu’une mission
+soit bien riche pour pouvoir en faire plusieurs. C’est donc là une
+exception, ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut ainsi
+arriver à convertir un pays, ce n’est pas chose pratique[181].» Peu à
+peu son œuvre africaine allait prendre le pas sur son œuvre algérienne,
+et c’est en portant ses regards plus loin qu’il continuerait de se
+sentir le maître des lendemains. «En France, tout semble finir,
+écrivait-il mélancoliquement au sujet de la situation politique; dans
+l’immense Afrique au contraire, tout commence, et nos missions sont en
+même temps l’œuvre et le gage de l’avenir.»
+
+ [181] _La Société des missionnaires d’Afrique_, p. 28.
+
+Tout avait commencé par des martyres. Trois Pères Blancs, Paulmier,
+Menoret, Bouchaud, s’étaient mis en route pour Tombouctou, en décembre
+1875, «avec l’ordre et la résolution de s’établir définitivement dans la
+capitale du Soudan, ou d’y laisser leur vie pour l’amour de la croix.»
+Une fois au Soudan, il était décidé qu’ils rachèteraient de jeunes
+esclaves noirs, qui peut-être, élevés par l’archevêque, deviendraient
+plus tard des médecins, pour le salut de leurs peuples; et Lavigerie
+caressait l’espoir «que parmi ces enfants se trouverait quelque grande
+âme, puissante et bonne, et que cette âme, un jour, suffirait à allumer
+de proche en proche, chez des peuples courbés sous tant de maux,
+l’incendie qui finirait par consumer l’esclavage, cause unique de tous
+leurs genres d’abaissements.» Lavigerie, hélas! dans les premiers mois
+de 1876, n’avait pas vu survenir les convois d’enfants attendus, mais
+d’angoissantes rumeurs qui annonçaient que les Touareg du Sud avaient
+massacré les trois missionnaires; «ces pauvres enfants, gémissait-il,
+c’est moi qui suis la cause de leur mort», et le gouvernement général
+interdisait qu’on recommençât des expéditions semblables, par cette
+route néfaste. Mais les Pères Blancs, eux, étaient tous prêts à
+recommencer, à partir, par cette route ou par une autre, pour remplacer
+leurs premiers martyrs. «Tous veulent partir pour le Sahara, écrivait
+Lavigerie, afin de ne pas manquer l’occasion, parce que, dans ce moment,
+la guerre sainte y est déclarée. Mais je m’oppose à un si beau geste,
+avec la prudence du vieux hibou qui sait que le monde ne se fait ni ne
+se défait en un jour.»
+
+Il n’avait fait patienter leur zèle que pour lui préparer un champ plus
+vaste encore. Léopold II, roi des Belges, fondait en 1876 l’_Association
+internationale pour l’exploration de l’Afrique_: toutes les nations
+policées étaient conviées, par le discours royal, à ouvrir à la
+civilisation la seule partie du globe où elle n’eût pas encore pénétré.
+«Que fera l’Église? que doit-elle faire?» méditait anxieusement
+Lavigerie[182]. Il constatait que l’Association faisait abstraction de
+toute religion, mais elle traçait des voies, elle ouvrait des portes;
+par ces voies, par ces portes, il fallait que l’Évangile passât,
+pénétrât, s’installât. De tous côtés, sur le littoral, des missions
+chrétiennes cernaient «la pauvre race de Cham»: allait-on laisser
+explorateurs et marchands s’enfoncer au centre du continent noir, sans
+que l’Église elle-même avançât? Lavigerie voulait présider à cette
+avance, et, d’un geste, lancer ses Pères Blancs, qui piétinaient et
+s’impatientaient. La France politique chicanait à son archevêché d’Alger
+quelques miettes budgétaires; il songeait à démissionner, à n’être plus
+qu’un prélat missionnaire, l’apôtre de l’Afrique. Les Pères Blancs, au
+1er janvier 1877, étaient avertis de son projet de démission; mais Pie
+IX, pressenti, lui ordonnait d’y renoncer[183]. Il conserverait donc
+l’archevêché d’Alger, quitte à s’adjoindre, un an plus tard, un
+coadjuteur. Il le conserverait, malgré le vote du Conseil général, où
+les voix françaises, prévalant sur les voix musulmanes, décidaient la
+suppression de tous les crédits accordés à des congrégations religieuses
+sur le budget de l’Assistance publique. Mais voyant le Pape, en janvier
+1878, il l’entretenait du centre de l’Afrique, et de Tunis, et de
+Sainte-Anne de Jérusalem,--trois projets nouveaux dont un seul eût suffi
+pour remplir une fin de vie, et même une vie tout entière.
+
+ [182] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 22 et suiv.
+
+ [183] Correspondance entre Lavigerie et la Propagande, dans LAVIGERIE,
+ _Œuvres choisies_, I, p. 370-371.
+
+Quelques mois encore, et la mort allait libérer Pie IX de son long
+calice de tristesses, sans cesse rempli, sans cesse alourdi, par
+l’hostilité des puissances politiques. Ces foules ferventes, qui depuis
+1870 saluaient en sa personne un autre Pierre-ès-liens, lui parlaient
+sans cesse, dans leurs assidus pèlerinages, d’évêques persécutés, de
+congrégations chassées, de projets de loi qui, sous le nom de liberté,
+déguisaient des oppressions. Chaque jour s’accentuait le contraste entre
+l’idéal de société chrétienne qu’avaient dessiné ses enseignements
+pontificaux, et les mœurs politiques de l’Europe et de l’Amérique. Et le
+malheur des temps voulait que ses frères de l’épiscopat affluassent
+auprès de ses douleurs pour lui dire les leurs et tenter d’être
+consolés.
+
+Mais Lavigerie, s’agenouillant devant Pie IX, le 21 juillet 1877,
+n’apportait, lui, ni doléances, ni gémissements, et montrait au pape
+trois nouveaux domaines qu’il voulait, par ses Pères Blancs, ouvrir à
+l’Église de Rome.
+
+La Tunisie d’abord. Deux ans plus tôt, Lavigerie, visitant à Carthage la
+colline de Byrsa où saint Louis était mort, s’était vu entouré d’enfants
+arabes qui lui demandaient l’aumône, pour l’amour de Dieu et de saint
+Louis. Ces Arabes, en leur cœur, se souvenaient donc du roi de France?
+De par un traité secret entre le bey Hussein-Pacha et le consul général
+Matthieu de Lesseps, la France était devenue propriétaire de ce terrain
+au moment même où Charles X perdait son trône. Elle s’était crue quitte
+en faisant édifier, sous la monarchie de Juillet, une médiocre chapelle,
+pouvant contenir une cinquantaine de personnes. L’humble sanctuaire, tel
+quel, avait joué son petit rôle; le bey de Tunis, Achmet, aimait à dire
+que la miséricorde et la vérité s’y rencontraient, que la justice et la
+paix s’y embrassaient; et lorsqu’un jour de 1843 une famille d’esclaves,
+fuyant les mauvais traitements d’un maître, était venue chercher asile
+dans cette chapelle auprès du «santo sultan» des Français, le bey avait
+déclaré: cette famille sera libre, et désormais tout enfant qui naîtra
+de parents esclaves sera libre[184]. Un prêtre de France, l’abbé
+Bourgade, était venu s’installer là, comme aumônier: quelque temps
+durant, avec le concours de sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, il
+avait essayé de donner une vie à ce sanctuaire, de faire prospérer, aux
+alentours, un collège Saint-Louis, un petit hôpital Saint-Louis; mais
+après sa rentrée en France, dans les premières années du second Empire,
+la chapelle, l’enclos, étaient rapidement tombés dans un état de
+«délaissement navrant»[185]; et la statue même devant laquelle
+s’égrenaient, une fois l’an seulement, les prières liturgiques, se
+trouvait être, par une singulière erreur, une effigie de Charles V, roi
+de France, baptisée du nom de saint Louis[186]. La générale Chanzy
+souffrait d’une telle abdication de la France chrétienne; et Lavigerie
+avait résolu d’y mettre un terme. Secondé par Roustan, consul général de
+France, et par l’appui de Pie IX, il avait obtenu, dès 1875, que le
+vicariat apostolique de Tunisie, confié aux Capucins italiens, autorisât
+deux Pères Blancs à s’installer sur cette colline: le pouvoir Romain
+avait ainsi posé les premières assises de l’installation de la France à
+Carthage, et Lavigerie, tout de suite, avait fait quêter, en France,
+pour que sur cette historique colline s’élevât un jour une basilique,
+commémoratrice des souvenirs[187]. D’opportunes acquisitions de terres
+l’avaient, en 1876, rendu maître de tout le plateau de l’ancienne
+acropole carthaginoise, où il rêvait d’établir un jour un collège
+français; et, faisant un pas de plus, au début de juillet 1877, il était
+venu à Tunis. Il était pleine nuit quand il approchait des portes, elles
+étaient closes: le factionnaire tunisien, dont le _qui vive_ demeurait
+sans écho, était sur le point de tirer, quand une voix lui cria, à
+temps, que c’était le grand marabout des roumis.
+
+ [184] BOURGADE, _Soirées de Carthage ou dialogues entre un prêtre
+ catholique, un muphti et un cadi_, p. 3 (Paris, Lecoffre, 1851).
+
+ [185] Paul GABENT, _Un oublié, l’abbé Bourgade_ (Auch, imprimerie
+ centrale 1905).
+
+ [186] On trouvera dans l’_Essai iconographique sur saint Louis_, par
+ Gaston LE BRETON (Paris, Jules Martin, 1880), la curieuse histoire
+ de cette statue de Charles V: enlevée au portail de l’ancienne
+ église des Célestins de Paris pendant la Révolution, elle fut portée
+ au dépôt des Petits-Augustins et cataloguée sous le nom de Louis IX;
+ au retour des Bourbons, elle servit de modèle pour figurer saint
+ Louis. Je dois à l’obligeance du savant Père Delattre et de M.
+ Alfred Merlin ces précieuses explications.
+
+ [187] Voir au t. II des _Œuvres choisies_, p. 357-378, la lettre de
+ Lavigerie aux Pères Blancs, installés sur les ruines de Carthage.
+
+Ce grand marabout s’était hâté de voir le Bey, la colonie européenne; il
+avait constaté qu’Italiens et Maltais, qui tous ensemble étaient une
+cinquantaine de mille, réduisaient à l’effacement la minuscule
+population française, qui ne dépassait pas deux milliers d’âmes. Mais
+des centaines d’indigènes, affluant vers lui de toute la Tunisie, venant
+coucher sur le seuil de sa demeure, venant lui réclamer leur dîner, lui
+avaient attesté tout ce que pourrait, là encore, la charité, mise au
+service de l’influence catholique et française. La précaire Église
+tunisienne n’avait pas, jusqu’ici, les ressources nécessaires pour
+révéler vraiment à l’Islam la bienfaisance chrétienne. Lavigerie voulait
+que cette révélation s’accomplît par des générosités françaises. Ayant
+ainsi laissé l’impression fugitive d’une souveraineté nouvelle,
+magnifique et généreuse, et s’étant senti plus souverain, sur cette
+terre musulmane, en face de ces prêtres italiens, qu’il ne l’était dans
+sa métropole d’Alger, il commençait à songer: «Pourquoi la France ne
+mettrait-elle pas un écu sur chaque motte de terre où l’Italie met un
+homme?» Il rêvait de voir un jour Tunis, sous les auspices de la France,
+devenir pour ses missions comme une façon de capitale où jeunes Arabes,
+jeunes Berbères, jeunes nègres, vivraient à proximité du Christ.
+Lavigerie, naviguant vers Rome, portait à Pie IX toutes les visions,
+tous les songes d’avenir, qu’il emportait de la Tunisie; et déjà sur ses
+lèvres le nom de Carthage, cessant de désigner une ruine, signifiait une
+ambition.
+
+Puis, un autre nom historique succédait: celui de Jérusalem. Là aussi,
+il lui paraissait que Rome, et la France, et ses Pères Blancs,
+pouvaient, en collaborant, faire une grande œuvre. La France possédait
+là, depuis 1857, le sanctuaire de Sainte-Anne, élevé, d’après la
+tradition, au lieu même où était née la Vierge Marie. Le patriarche
+italien n’avait jamais voulu qu’une congrégation française s’y
+installât. Mettez-y vos Pères Blancs, quand même, disait à Lavigerie le
+duc Decazes. Le duc connaissait Lavigerie, et la nuance de joie qu’il
+éprouverait à lutter pour les prérogatives françaises contre la nation
+dont Pie IX se plaignait; et Lavigerie venait dire à Pie IX qu’il était
+tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze Pères Blancs[188].
+
+ [188] L’histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem, est
+ retracée, avec beaucoup d’érudition, dans une longue lettre de
+ Lavigerie à l’évêque de Vannes, reproduite au t. II des _Œuvres
+ choisies_, p. 271-356.
+
+Mais il insistait, surtout, sur une troisième route où il voulait
+engager ses Pères Blancs et qui ne les acheminerait pas, celle-là, vers
+quelque métropole historique, mais vers la mystérieuse barbarie de
+l’Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que l’Association
+internationale pour l’exploration de l’Afrique n’avait pas mis la croix
+sur son drapeau; que derrière elle, déjà, le protestantisme était en
+marche; que les sections anglaise, allemande et américaine de
+l’Association n’étaient composées que de protestants, et que l’Église
+romaine risquait d’être devancée, si elle ne se hâtait.
+
+Pie IX ému consultait la congrégation de la Propagande, les divers chefs
+de missions: l’appel de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente
+nécessité. «Quel spectacle plein de grandeur, insistait Lavigerie le 2
+janvier 1878 dans une lettre au cardinal Franchi: un pape prisonnier
+dans son palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu’à ce jour
+inaccessible de l’Afrique, avec la mission hautement donnée d’y détruire
+l’esclavage. Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande croisade
+de foi et d’humanité, qui annoncerait la création d’une armée d’apôtres
+prêts à marcher à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres
+fils de Cham, serait l’une des plus grandes choses de ce siècle et même
+de l’histoire de l’Église.» L’argent, expliqua-t-il, on le trouverait,
+pourvu que le pape dît un mot, auprès des deux grandes œuvres de la
+Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance; et puis, «avec la foi,
+selon la promesse du Christ, on transporte les montagnes, les montagnes
+d’or comme les autres». Quant aux hommes, Pie IX avait sous les yeux une
+supplique de cinquante Pères Blancs qui ne demandaient qu’un signe pour
+aller à l’assaut du continent noir.
+
+Ce signe s’esquissait à Rome au début de février 1878, au moment même où
+Pie IX se mourait; l’organisation des missions de l’Afrique équatoriale
+sous la haute direction de Lavigerie, sous la direction immédiate des
+Pères Livinhac et Pascal, était d’ores et déjà, dans les bureaux de la
+Propagande, chose décidée. Un nouveau pape, le 24 février, ratifiait et
+publiait cette décision; il avait nom Léon XIII. Être pape depuis quatre
+jours, et recevoir, comme cadeau de joyeux avènement, tout un monde à
+convertir, toute une besogne civilisatrice à accomplir, passionnante
+pour l’humanité tout entière, c’est là une bonne fortune dont un Léon
+XIII sait gré à un Lavigerie. Tout de suite leurs imaginations
+s’accordèrent, leurs ambitions se comprirent, leurs audaces
+s’additionnèrent; et, quatorze ans durant, les plus glorieux épisodes de
+l’histoire de l’Église, victoires sur le paganisme, victoires sur
+l’esclavagisme africain, victoires sur les archaïsmes politiques, seront
+le fruit de leur collaboration.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR: LE RELÈVEMENT DE
+CARTHAGE
+
+
+I.--Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique équatoriale.
+
+Lavigerie, en dix ans, dans son archidiocèse d’Alger, avait construit
+quarante-neuf lieux de culte, établi onze congrégations, dépensé pour
+les besoins de ses ouailles huit millions huit cent soixante-dix mille
+francs. On l’avait, sans cesse, senti préoccupé d’enseigner à la France
+le bon usage de l’Algérie, et de chercher dans l’histoire du passé, dans
+des initiatives scolaires, dans des initiatives charitables, l’amorce
+d’un contact entre les populations musulmanes et les assises chrétiennes
+de la civilisation française; et il lui avait plu d’être salué comme «le
+premier colon de l’Algérie». Il fut souvent, pour les gouverneurs
+successifs, le conseiller des heures difficiles, un conseiller qui
+savait encourager, réconforter. «Je vous plains, madame, disait-il à la
+femme de l’un d’entre eux. Depuis que je suis archevêque d’Alger, je
+n’ai point vu une femme de gouverneur qui ne soit venue dans mon cabinet
+pour y pleurer[189].»
+
+ [189] CAMBON, _le Gouvernement général de l’Algérie_, p. 258 (Paris,
+ Champion, 1922).
+
+En 1878, l’époque était proche où il allait avoir deux capitales: à côté
+d’Alger, sa métropole concordataire, où parfois il se sentait inquiété,
+gêné, par la politique religieuse de la République, Carthage, bientôt,
+lui sera comme une seconde métropole, dans laquelle on le verra, avec
+une souveraine aisance, collaborer avec le Quai d’Orsay pour le prestige
+extérieur de la France. Une biographie détaillée de Lavigerie, à partir
+de 1878 et même un peu plus tôt, exigerait un regard prolongé sur les
+archives des Affaires étrangères: là seulement, on pourrait suivre, au
+jour le jour, la collaboration, parfois paradoxale d’apparence, entre
+cet homme d’Église et un État qui déjà se qualifiait de laïque, mais qui
+n’admettait pas que les effervescences d’anticléricalisme fussent autre
+chose que des scènes de ménage, entre Français, dans l’enceinte de la
+France.
+
+Le premier confident à qui Lavigerie fit connaître, en février 1878, la
+création par Rome des missions de l’Afrique équatoriale, confiées aux
+Pères Blancs, fut le ministre des Affaires étrangères. «Évêque français
+de l’Afrique, disait-il, je n’ai pas cru pouvoir rester indifférent à
+une œuvre si considérable de civilisation, qui intéresse également
+l’humanité, la science et la religion. J’ai pensé qu’il serait
+avantageux pour la France d’être représentée, dans ces vastes régions
+encore mystérieuses, non pas seulement par des pionniers isolés, comme
+les autres peuples, mais par une corporation qui pourra donner à son
+action civilisatrice et scientifique la suite, la durée, l’étendue, qui
+la rendent puissante. Dix prêtres de la Société des missionnaires, dont
+je suis le supérieur, se préparent à partir très prochainement en
+avant-garde pour Zanzibar.» Tous les termes sont ici pesés; ce n’est pas
+l’archevêque d’Alger qui parle, mais, comme eussent dit les légistes, le
+supérieur d’une congrégation. Une congrégation, c’est une force, où la
+communauté des disciplines, et des souffrances, et des mérites, et des
+ambitions, ajoute à chaque énergie individuelle la poussée de l’énergie
+collective: pour cette organisation d’Église, qui là-bas représentera la
+France, Lavigerie demandera au ministère une recommandation près de nos
+consuls, un passage gratuit sur nos paquebots.
+
+L’esprit dont s’animaient les Pères Blancs répondait pleinement à celui
+de leur chef: «Une autre pensée, écrivait le P. Deniaud, se mêle dans
+nos cœurs à celles de la foi: la pensée de la France. C’est pour elle
+aussi que nous allons travailler. Nous sommes les premiers Français qui,
+envoyés par notre évêque, Français comme nous, allons porter sa langue
+et son influence dans les profondeurs africaines. D’autres nous suivront
+un jour, et cette route pacifique que nous allons tracer, où peut-être
+nous laisserons nos tombes, sera poursuivie par les conquérants
+pacifiques de notre France. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne l’ont
+précédée; elle ne pouvait manquer plus longtemps à ce grand rendez-vous
+de l’humanité et de la civilisation[190].»
+
+ [190] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 101.
+
+D’avance, entre ces dix, la distribution des terroirs et des âmes était
+faite. Cinq d’entre eux, le P. Livinhac en tête, devaient s’occuper de
+la région du Nyanza; les cinq autres, le P. Pascal en tête, de celle du
+Tanganyika. Des instructions de Lavigerie, qu’ils emportaient avec eux,
+leur disaient, en formules incisives: «Dans vos souffrances, songez au
+triomphe des martyrs; sans cela vous ne serez que des voyageurs
+vulgaires, et, comme je vous l’ai dit quelquefois, des Robinsons, au
+lieu d’être des hommes de Dieu... Pour une si grande œuvre, il faut
+avoir assez de foi pour demander des miracles. De la foi, beaucoup de
+foi, c’est tout ce qu’il faut pour les obtenir.» Tel était leur viatique
+spirituel; et pensant, d’autre part, à «nos pauvres barbares civilisés
+de France et d’Europe», Lavigerie disait à ses Pères Blancs l’honneur et
+l’avantage que pourrait retirer l’Église s’ils trouvaient l’occasion,
+sous ces latitudes équatoriales, de cultiver un peu les sciences
+naturelles et de fournir quelques renseignements aux sociétés savantes.
+Seize siècles plus tôt, cette question: A-t-on le droit de courir au
+martyre, de le rechercher? avait déchiré les chrétientés africaines; la
+solution de bon sens et d’humilité que lui avait alors donnée l’Église
+de Rome trouvait un écho sous la plume de Lavigerie, lorsqu’il écrivait:
+«Plutôt changer de direction si le pays de Nyanza est redoutable aux
+voyageurs.»
+
+Les Dix, partis de Marseille le 21 avril, étaient à Zanzibar en juin. Le
+P. Charmetant et le P. Deniaud les avaient précédés. A eux deux, faisant
+l’office de fourriers, ils avaient commencé d’organiser les troupes de
+porteurs nègres qui devraient les escorter, et d’hommes armés qui
+devraient les défendre; ils avaient rassemblé les innombrables objets
+qu’une pareille caravane devait emporter avec elle pour les offrir,
+comme droits de péage, aux petits souverains dont on traverserait le
+territoire; c’était un véritable capharnaüm, où resplendissaient de
+somptueux habits de cérémonie, achetés au Temple, et destinés à parer
+les courtisans des roitelets nègres, ou les roitelets eux-mêmes. Car
+dans ces régions où la terrible mouche tsé-tsé tuait les animaux
+domestiques, où les principicules sauvages ne connaissaient aucune
+monnaie d’échange, il fallait traîner avec soi un véritable bazar
+ambulant, qui exigeait de nombreuses épaules humaines.
+
+Avant de quitter Zanzibar pour s’enfoncer dans la meurtrière Afrique,
+les Dix recevaient des lettres de Lavigerie, qui leur disait: Je prie
+pour vous à Rome, je vais prier pour vous au Saint-Sépulcre. L’équipe
+destinée au Tanganyika, bientôt réduite à quatre par la mort du P.
+Pascal, ne devait arriver à destination qu’en janvier 1879; il fallut
+six mois de marche encore aux cinq apôtres de l’Ouganda pour qu’ils
+fussent au but. Sans rien perdre de ce don d’ubiquité qui la fixait
+presque simultanément à Rome et à Jérusalem, à Alger et à Tunis, à Paris
+et aux Grands Lacs, c’est dans cette dernière région que la pensée de
+Lavigerie s’attardait alors avec le plus de tendresse. Elle suivait ses
+fils, aventureusement expédiés; elle cherchait, parmi les petits clercs
+de son séminaire, les recrues qui pourraient un jour, là-bas, remplacer
+les martyrs.
+
+J’ai soif, j’ai soif, criait-il au vendredi-saint de 1879, dans un
+discours tout haletant: il répétait ce cri suppliant du Christ en croix,
+le commentait, conjurait ses auditeurs d’avoir soif des âmes. La
+première caravane cheminait encore, que déjà la seconde se
+préparait[191]. Les lettres qu’il adressait à Paris, à la procure des
+Pères Blancs, s’occupaient des moindres détails du nouveau bazar qu’il y
+avait à acheter, à encaisser, à transporter. Comme escorte armée, pour
+cette seconde caravane, il voulait d’anciens zouaves pontificaux:
+Charmetant fut envoyé à Bruxelles, pour en trouver. Et l’imagination
+débridée de Lavigerie voyait en eux les fondateurs éventuels d’un
+royaume chrétien au centre de l’Afrique équatoriale, qui deviendrait
+très puissant, probablement en peu de temps. Ce serait un chapitre
+nouveau s’ajoutant, sous les regards du dix-neuvième siècle finissant, à
+l’histoire des royautés jadis fondées par l’Église aux marches de la
+civilisation chrétienne; et Lavigerie semblait impatient, déjà, de
+mettre ce chapitre au net, avant même que le brouillon n’en eût été
+ratifié dans le plan divin.
+
+ [191] Voir _Journal de voyage des missionnaires d’Alger aux Grands
+ Lacs de l’Afrique équatoriale_ (Alger, Jourdan, 1879).
+
+Il rédigeait, pour l’apostolat de l’Afrique centrale, des instructions
+nouvelles: ne pas élever à l’européenne les petits nègres, non plus que
+Pierre et Paul n’avaient voulu transformer en Hébreux les petits
+Romains, non plus qu’Irénée n’avait voulu transformer en Grecs les
+petits Lyonnais; ne pas baptiser les nègres, sauf le cas de mort, sans
+qu’ils eussent été postulants depuis deux ans. Le 2 juin 1879, à
+Notre-Dame d’Afrique, Lavigerie armait chevaliers quatre Belges et deux
+Écossais, anciens zouaves pontificaux; en chape rouge et or, au pied de
+l’autel, il leur donnait l’épée, l’accolade. Et le soir, dans la chaire
+de sa cathédrale, il commentait leur imminent départ,--le départ des
+douze Pères ou Frères missionnaires dont ils allaient être les
+protecteurs. «Les voici qui viennent, s’écriait-il, ces conquérants
+pacifiques! Zanzibar, tu les as vus s’enfoncer dans les plaines
+brûlantes, franchir les montagnes inhospitalières qui s’élèvent en face
+de tes rivages. Tu vas les revoir encore, n’ayant pour arme que leur
+croix, pour ambition que de porter la vie dans cet empire de la
+mort[192].» Lavigerie les chargeait, au nom du Saint-Siège, d’être, pour
+les populations qu’ils allaient aborder, des prédicateurs de délivrance.
+«Dites-leur, à ces peuples nouveaux, que ce Jésus dont vous leur
+montrerez la croix est mort entre ses bras pour porter toutes les
+libertés au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal, la liberté
+des peuples contre le joug de la tyrannie, la liberté des consciences
+contre le joug des persécuteurs, la liberté du corps contre le joug de
+l’esclavage.» Et son geste de bénédiction s’élevait sur ces
+missionnaires en partance, «au nom de Pierre qui, captif dans la
+personne de Léon, préparait le dernier coup porté à l’esclavage moderne,
+au sein même de cette Rome où Paul prisonnier portait le premier coup à
+l’antique servitude.»
+
+ [192] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 77.
+
+Quelques minutes encore, il parlait, regrettant que ses forces lui
+interdissent de partir avec eux, d’être là-bas le sacrificateur, à cet
+autel où leur sang viendrait peut-être se mêler au sang de l’Agneau.
+Puis, descendant de chaire, il allait, devant l’autel, s’agenouiller à
+leurs pieds, et les baisait; et tous les autres Pères, tous les novices,
+tous les hommes présents, faisaient de même; le célèbre discours de
+Fénelon sur la fête de l’Épiphanie recevait ainsi, dans cette
+cathédrale, une sorte de sanction liturgique. Un an plus tard, hélas!
+huit de ces partants, missionnaires ou zouaves, avaient déjà succombé à
+la fièvre et semé de leurs tombes la route des Grands Lacs. Tout autre
+que Lavigerie se fût peut-être découragé; mais ces catastrophes mêmes
+étaient, pour lui, un motif de s’acharner.
+
+Il chargeait le Père Deguerry de remonter le Haut-Nil pour y trouver,
+éventuellement, une nouvelle route vers l’Ouganda. Et sans même attendre
+le fruit de cette exploration, il préparait une troisième caravane qui
+allait, avant la fin de 1880, gagner Zanzibar. «Nous jurons ensemble, la
+Société missionnaire et moi, proclamait-il devant ce troisième
+contingent d’apôtres, nous jurons de mourir tous jusqu’au dernier,
+plutôt que d’abandonner ces missions de l’Équateur.» Et tous ces Pères
+Blancs, tous leurs novices, juraient avec lui. Un Breton, ancien zouave
+de Lamoricière et de Charette, le capitaine Joubert, était de
+l’expédition; il n’avait pu, naguère, sauver le royaume du Pape; il
+allait peut-être, en Afrique, donner au Pape un royaume. Car de plus en
+plus vastes étaient les ambitions territoriales de Lavigerie: à Kabele
+et au Haut-Congo, la Propagande venait de créer pour ses Pères Blancs
+deux nouveaux vicariats. Le Père Charbonnier, récemment nommé Supérieur
+général, régnait désormais, de son observatoire de Maison Carrée, sur
+quatre champs de mission.
+
+
+II.--Lavigerie à Jérusalem: la France institutrice des clergés d’Orient.
+
+Cependant, à Sainte-Anne de Jérusalem, s’effaçant discrètement et se
+morfondant un peu, quelques Pères Blancs, conformément aux consignes de
+Lavigerie, se considéraient comme députés par la France et par l’Église
+pour prier en faveur du monde chrétien et de la pauvre Afrique en
+particulier. Lavigerie, en juin 1878, à l’heure même où ses premiers
+missionnaires commençaient à cheminer de Zanzibar aux Grands Lacs, avait
+fait une apparition à Jérusalem[193]: le consul Patrimonio,
+officiellement, lui avait remis les clefs de Sainte-Anne. Les
+instructions qu’emportaient d’Alger à Jérusalem, à l’automne de cette
+même année, trois Pères Blancs et un Frère, et les lettres successives
+que Lavigerie leur adressait, leur prescrivaient d’accepter, pour
+l’instant, une vie monotone, de la prendre comme un second noviciat,
+d’étudier, d’attendre, d’être humbles, petits, modestes, de façon à ne
+pas surexciter, au Patriarcat ou à la Custodie, les susceptibilités
+italiennes. On avait pensé, d’abord, à faire de Sainte-Anne un institut
+d’études bibliques; mais au bout de quelques mois, des enfants s’étaient
+présentés, aspirant, dans ce sanctuaire ressuscité, au rôle biblique
+d’Éliacin. De ce jour-là, une pensée, qui déjà flottait dans l’esprit de
+Lavigerie, s’éclaira d’un trait de lumière: tous ces enfants de chœur,
+il fallait qu’ils fussent, non pas de rite latin, mais de rite oriental,
+et que les Pères Blancs, s’orientalisant eux-mêmes dans la mesure du
+possible, s’acheminassent vers l’ouverture d’une école apostolique où
+seraient formés des prêtres pour les diverses chrétientés indigènes
+unies à l’Église romaine; et bientôt le patriarche grec-melchite,
+rendant visite aux Pères Blancs, souhaitait lui-même cette fondation.
+
+ [193] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 265-269.
+
+Il fallait faire accepter l’idée à Paris, la faire accepter à Rome: de
+part et d’autre, de graves obstacles surgissaient. Dans le Paris
+politique de 1880, de quel œil verrait-on l’établissement d’un séminaire
+ecclésiastique dans des locaux qui demeuraient propriété de la France,
+avec le concours pécuniaire de la France? Et que dirait, à Rome, d’un
+projet aussi décisif, la congrégation de la Propagande, où certaines
+influences tenaces continuaient, au contraire, de lutter pour la
+latinisation des Orientaux, pour l’éviction discrète et progressive de
+leurs rites indigènes? Mais à Paris, il y avait Gambetta; à Rome, il y
+avait Léon XIII: avec ces deux appuis, Lavigerie devait vaincre.
+
+Lavigerie s’en venait dire à Gambetta qu’à la demande de certaines
+notabilités musulmanes de Jérusalem, les Pères Blancs venaient d’ouvrir
+à Sainte-Anne une école secondaire où les petits musulmans apprenaient
+notre langue: Gambetta disait bravo, et intéressait au projet Barthélemy
+Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères. Lavigerie, en mars
+1881, écrivait à celui-ci, qu’«à côté de cette école externe, il y
+aurait grand avantage à établir à Sainte-Anne une école normale
+d’instituteurs français, choisis de tous les points de l’Orient, et
+destinés eux-mêmes à aller fonder des écoles françaises dans leur pays
+respectifs.»
+
+En présence d’une telle suggestion, comment Barthélemy Saint-Hilaire
+eût-il pu n’être pas propice? «Je m’attends, continuait le prélat, à
+trouver opposition parmi les missionnaires italiens, qui partout font
+maintenant à l’action française une guerre acharnée.» Et ce pronostic
+même ne pouvait que piquer au jeu un homme d’État du quai d’Orsay. Ayant
+ainsi préparé le terrain, l’adroit épistolier continuait: «Il y a lieu
+de compter avec l’esprit oriental qui n’admet aucune œuvre vitale que
+sous une forme religieuse. Parler dans ce pays d’institution purement
+laïque serait une chose impossible. Aussi donnerai-je simplement à notre
+École normale le nom d’École apostolique; et comme le clergé tout
+entier, même le clergé oriental, peut se marier dans ces régions et y
+exercer toutes sortes d’états, rien n’empêcherait que ceux des
+instituteurs formés par nous qui le voudraient reçussent plus tard le
+sacerdoce dans leurs rites respectifs.» Lavigerie faisait ainsi
+merveille, quand il le voulait, pour présenter le fait religieux aux
+susceptibilités laïques. Il pouvait, à ses heures, être cassant et
+véhément, mais toujours à bon escient et jamais avec maladresse; son
+intelligence, son goût de manier les hommes, son amour du succès le
+portaient, plutôt, à vouloir assouplir les contours d’une idée, amortir
+les angles d’un projet, pour rendre cette idée, ce projet, plus
+accessible, plus acceptable, à certains esprits distants ou prévenus,
+dont l’assentiment était pourtant nécessaire. Barthélemy Saint-Hilaire
+fut conquis, Gambetta donna son appui, et quatre-vingt-dix mille francs
+furent votés pour l’ouverture de ce qu’on appela, au Palais-Bourbon, le
+collège français de Sainte-Anne.
+
+A peine ce vote enlevé, Lavigerie était à Rome; il voyait Léon XIII, et
+les autorités de la Propagande; il se prévalait de ses anciennes
+expériences de directeur de l’œuvre des Écoles d’Orient pour soutenir
+que l’un des plus grands obstacles qui écartaient de Rome les
+schismatiques orientaux était la frayeur du latinisme. Il pensait donc
+travailler pour la réunion des Églises, en demandant l’autorisation de
+faire de Sainte-Anne un séminaire grec-melchite où le rite oriental
+serait en vigueur: il augurait qu’à la faveur d’une telle éducation les
+jeunes pupilles de Sainte-Anne seraient un jour des agents efficaces
+pour la conversion de l’Orient. Il insistait, en novembre, dans une
+lettre au cardinal préfet de la Propagande; et celui-ci faisait savoir,
+en mars 1882, que son projet répondait aux vœux de la Congrégation.
+
+Sous le nom de Collège français, l’institution de Sainte-Anne avait des
+subsides de Paris; sous le nom de séminaire oriental, elle avait
+l’approbation de Rome; elle pouvait aussitôt s’ouvrir.
+
+L’esprit de déférence pour les rites indigènes, représenté par
+Lavigerie, avait définitivement prévalu, à Rome, sur l’esprit de
+latinisation, et Léon XIII, déjà soucieux de multiplier les ponts entre
+le Saint-Siège et les églises séparées, apprenait bientôt avec une joie
+confiante l’accueil que faisaient à cette fondation les évêques
+orientaux. Le séminaire restera vide, murmuraient les derniers
+latinisants. Lavigerie pourra faire savoir à Rome, au bout de trois ans,
+qu’avec soixante-deux élèves le séminaire était plein[194].
+
+ [194] Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’étude spéciale que nous
+ avons consacrée à Lavigerie et au séminaire de Sainte-Anne dans
+ notre livre _Les Nations apôtres, vieille France, jeune Allemagne_
+ (Paris, Perrin, 1903).
+
+Il se plaisait à cette pensée qu’il y avait là désormais, dans
+Jérusalem, une sorte de centre d’unité catholique, où la diversité même
+des rites scellerait la généreuse fraternité des âmes. Ce prêtre aimait
+à se pencher sur des ruines pour y retrouver des éléments de vie. Au
+centre de l’Afrique, esclavagiste et polygame, parfois anthropophage,
+c’étaient les ruines, particulièrement tragiques, de ce que le Dieu de
+la Genèse avait mis de grandeur et de dignité dans les âmes humaines; en
+ces Lieux-Saints où le Christ était venu fonder un bercail,--et un
+seul,--c’étaient les ruines de la primordiale unité des âmes
+chrétiennes; et plus près du regard de Lavigerie, enfin, dans cette
+Tunisie où déjà, grâce à lui, la France avait pris pied sur la colline
+de Carthage, c’étaient les ruines d’une antique chrétienté qui, comme
+celle de l’Algérie, avait été d’abord ravagée par les Vandales, et puis
+balayée par l’Islam.
+
+
+III.--Lavigerie devancier de la France et conseiller de la France en
+Tunisie.
+
+Que pouvaient, en cette Tunisie, pour les besoins religieux de la
+population européenne, déjà nombreuse, déjà éparse, une quinzaine de
+Capucins italiens? Que pouvaient-ils, surtout, pour hâter la rencontre
+entre les détresses islamiques et la charité chrétienne? Lavigerie, dès
+1875, s’inspirant de ses ambitions patriotiques non moins que de son
+désir d’action religieuse, avait suggéré au ministère des Affaires
+étrangères que les Français devraient entrer en Tunisie «loyalement, non
+en conquérants, mais en vue d’une politique de protectorat». Voyant que
+cette entrée tardait, il se sentait tout prêt à prendre les
+devants.--«Je suis disposé, disait-il dès 1879 à notre consul Roustan, à
+me charger, avec mes missionnaires, du service religieux de la Tunisie»,
+et il jetait des jalons, à cet effet, auprès de la Propagande.
+
+Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de Roustan, un résultat qui
+serait un triomphe nouveau pour votre politique: celui d’annexer
+officiellement, au point de vue religieux, la Tunisie à l’Algérie
+française, et de pouvoir y créer librement, par ce moyen, tous les
+établissements, écoles, hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors
+titulaire du Quai d’Orsay, Lavigerie l’entretenait de la nécessité pour
+la France de prendre pied en Tunisie. L’Angleterre et l’Allemagne
+étaient consentantes: elles avaient fait à la France des avances, au
+congrès de Berlin[195]: pourquoi tarder à les accepter? Sans plus
+attendre, Lavigerie s’installait lui-même, sur l’historique colline de
+Carthage, dans une bien humble maison arabe qu’il avait acquise d’un
+dentiste. Au printemps et à la fin de l’automne de 1880, il y faisait
+deux séjours prolongés, surveillant les travaux du collège Saint-Louis,
+acquérant à la Marsa, pour l’entretien de ses futures œuvres
+tunisiennes, un immense domaine où, l’année d’après, il allait planter
+la vigne. Le «premier colon de l’Algérie» allait être le premier
+viticulteur de la Tunisie. Et cette maisonnette, d’où planaient et
+débordaient ses rêves, devenait le quartier général d’où la France
+religieuse, désireuse de faire pénétrer le Christ en Tunisie, aiderait
+la France politique à y pénétrer avec lui[196].
+
+ [195] Voir René VALET, _L’Afrique du Nord devant le parlement au
+ dix-neuvième siècle_, p. 158-163.
+
+ [196] Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son
+ établissement en Tunisie, les influences religieuses, voir P. H. X.,
+ _La Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines_,
+ p. 452-453 (Paris, Plon, 1891).
+
+Allait-on assister, après vingt et un siècles, à un nouveau duel entre
+Rome et Carthage? On eût pu le croire, en lisant les virulentes attaques
+d’une partie de la presse italienne contre l’archevêque d’Alger. Nul ne
+savait, comme lui, transformer les souvenirs historiques en instruments
+de conquête. «Eh bien, monseigneur, que disent les ombres d’Annibal et
+d’Amilcar?» Ainsi l’avait accueilli Pie IX treize ans plus tôt, quelques
+mois après sa nomination en Algérie. Pie IX le connaissait bien; il
+savait que Lavigerie aimait écouter parler les morts, et les faire
+parler. Ce seul nom de Carthage était pour lui d’une magnifique
+éloquence; pourquoi donc le royaume d’Italie empêcherait-il Carthage de
+régner, là où déjà, jadis, elle avait régné[197]?
+
+ [197] L’Italie, lisait-on dans la préface du recueil de discours de
+ Jules Ferry, publié par Rambaud, sous le titre: _Affaires de
+ Tunisie_ (Paris, Hetzel, 1882), est «une puissance jeune, remuante,
+ exigeante envers la fortune qui lui a prodigué les plus hautes
+ faveurs, hantée par les grands souvenirs, les grands noms et les
+ grands rêves. Elle est à Rome, il lui siérait d’être à Carthage.
+ Pourquoi? Parce que c’est Carthage». Sur le mécontentement italien,
+ voir René VALET, _op. cit._, p. 163-168 et 202-203, et l’article
+ anonyme de M. André LEBON sur _les Préliminaires du traité du
+ Bardo_. (_Annales de l’École libre des sciences politiques_, 1893.)
+
+Au nom de la Rome papale en même temps qu’au nom de la France, Lavigerie
+travaillait pour cet avènement. Autour de lui il fouillait les mémoires
+humaines, et faisait fouiller, au-dessous de lui, les alluvions, cette
+mémoire de la terre. Les vieux Arabes lui disaient que ce Bou Saïd,
+honoré dans une mosquée du même nom en face de Carthage, n’était autre
+que le saint roi Louis devenu musulman, paraît-il, à son lit de mort, à
+la suite d’une apparition du Prophète. Lavigerie recueillait cette
+légende: elle profanait, assurément, la gloire du saint roi «roumi»;
+mais elle la montrait, pourtant, se perpétuant dans les imaginations
+tunisiennes: n’était-ce pas un motif, pour la France, de n’être pas plus
+longtemps absente? Le P. Delattre, par des explorations méthodiques,
+exhumait de la colline même de Carthage les débris des civilisations
+successives; il interrogeait ces ruines dont déjà Chateaubriand disait
+qu’elles n’avaient rien de bien conservé, mais qu’elles occupaient un
+espace considérable[198]; il ramassait pieusement toutes ces épaves,
+jadis dédaignées, sans doute, par les Pisans, lorsque il Carthage était
+pour eux comme la carrière où ils venaient chercher les pierres du dôme
+de Pise. Sous les yeux de Lavigerie se formait tout un musée
+d’archéologie chrétienne; en voyant ces inscriptions, en voyant ces
+lampes qui portaient parfois l’emblème du Christ vainqueur, Lavigerie
+écrivait à Xavier Charmes pour demander au ministère de l’Instruction
+publique l’établissement d’une mission archéologique à Carthage[199]. Le
+langage des pierres, le langage des objets sacrés qu’on recueillait,
+aidaient l’Église à raviver la physionomie de Carthage chrétienne:
+pourquoi donc cette Carthage ne redeviendrait-elle pas, en Afrique, la
+messagère de Rome?
+
+ [198] CHATEAUBRIAND, _Itinéraire de Paris à Jérusalem_, 7e partie
+ (_Œuvres complètes_, éd. Garnier, V, p. 454. Paris, 1859).
+
+ [199] Voir la lettre qu’il écrivait à Wallon, secrétaire perpétuel de
+ l’Académie des inscriptions, sur, le même sujet (_Œuvres choisies_,
+ II, p. 397-451).
+
+Lorsque au printemps de 1881 Lavigerie, après quatre mois de séjour,
+s’éloigna de Carthage, l’expédition de Tunisie, dont en janvier 1879
+Gambetta avait repoussé l’idée, était bien près d’être résolue[200]. Un
+entretien décisif du baron de Courcel, directeur des affaires
+politiques, achevait de mordre sur l’esprit de Gambetta[201], à qui
+Lavigerie avait, par l’intermédiaire de Charmetant, fait transmettre un
+long rapport. Pour préparer l’expédition, le capitaine Sandherr, qui
+allait, vingt ans durant, jouer un rôle d’élite dans le «service des
+renseignements» du ministère de la Guerre, se faisait renseigner par
+Lavigerie et par les Pères Blancs sur l’état d’esprit des indigènes
+tunisiens[202]. «Les Pères Blancs, écrivait-il à Lavigerie, sont les
+Français les plus patriotes et les plus désintéressés que j’aie
+l’honneur de connaître.» Lavigerie, d’ailleurs, correspondait
+directement avec le ministère de la Guerre, signalant l’agitation qui
+grossissait parmi les 50 000 Kabyles, les rumeurs circulant sur les
+marchés arabes, d’après lesquelles la France «ne viendrait jamais à bout
+du bey de Tunis», les sourdes manœuvres qui se préparaient au Maroc
+contre la France, avec l’appui de l’Allemagne, et la grosse imprudence
+qu’on avait commise en remplaçant, en Kabylie, tous les administrateurs
+militaires par des administrateurs civils, «uniquement pour obéir aux
+politiciens de la rue». Pour être renseignée, pour mûrir et préciser ses
+décisions, la France de Gambetta s’adressait à cet archevêque,
+collaborait avec lui. «Un homme essentiellement politique, non un
+persécuteur: la passion philosophique ou théologique lui est
+certainement inconnue»: c’est ainsi que Lavigerie jugeait Gambetta, et
+l’expédition de Tunisie résulta de leurs échanges de vues.
+
+ [200] Sur les évolutions d’esprit de Gambetta au sujet de l’expédition
+ tunisienne, voir baronne DE BILLING, _Le Baron Robert de Billing,
+ vie, notes, correspondance_, p. 395-396 (Paris, Savine).
+
+ [201] HANOTAUX, _Histoire de la France contemporaine_ (1871-1900): IV,
+ _La République parlementaire_, p. 650-651 (Paris, Furne).
+
+ [202] TOURNIER, _Correspondant_, 10 mars 1912, p. 843.
+
+Étrange aveuglement des partis politiques! Cinquante et un ans plus tôt,
+lorsque la France des Bourbons avait rendu à notre pays ce suprême
+service, de lui donner l’Algérie, les libéraux de l’époque déclaraient
+que le vrai motif de la guerre contre le Dey était de préparer nos
+troupes à faire le coup de feu contre les Parisiens! Aujourd’hui que la
+France républicaine ouvrait à l’Église de France et à l’Église romaine
+un nouveau domaine d’action, on voyait les conservateurs catholiques
+s’unir aux partis radicaux pour protester contre l’expédition
+tunisienne[203]. Lavigerie passait outre, haussant ses robustes épaules.
+
+ [203] Sur l’exploitation électorale de nos difficultés tunisiennes par
+ l’opposition, voir LEROY-BAULIEU, _Revue politique et littéraire_,
+ 13 août 1881, et VALET, _op. cit._, p. 210-211.
+
+La convention du 12 mai 1881, connue sous le nom de traité du Bardo,
+établit en Tunisie le protectorat de la France. «Plaise à Dieu, écrivait
+Lavigerie au clergé d’Alger, que ce triomphe de la France soit le
+triomphe définitif de la civilisation chrétienne dans ces pays
+barbares!» Le Saint-Siège, dès le 28 juin, le nommait administrateur du
+vicariat apostolique de Tunisie[204]: c’était une façon sommaire,
+éminemment efficace, de ratifier, en face des susceptibilités
+italiennes, l’installation en terre tunisienne du sacerdoce français. On
+tenait compte, d’ailleurs, de ces susceptibilités, en décidant que les
+Capucins italiens garderaient leurs églises, sous l’autorité d’un
+supérieur, qui aurait le titre de préfet apostolique, et qui, comme
+Lavigerie, dépendrait de la congrégation de la Propagande; et c’est
+seulement en 1891 que Lavigerie les fera définitivement s’éloigner,
+d’accord avec le Saint-Siège.
+
+ [204] Texte du bref dans LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 382-384.
+ Quelques semaines plus tôt, à la Chambre italienne, le député
+ Massari avait parlé des résistances qu’opposait le Saint-Siège aux
+ efforts du gouvernement français pour faire nommer à Tunis, en
+ remplacement de Mgr Suter, un moine français (CHIALA, _Pagine di
+ storia contemporanea_; fasc. _Tunisi_, p. 264, Turin, Roux, 1892).
+
+Mgr Suter, le vieux Capucin italien qui depuis quarante ans était là-bas
+supérieur, vint lui-même remettre à Lavigerie, comme insigne de son
+autorité pastorale sur la Tunisie, l’étole qu’il avait reçue jadis de la
+reine Marie-Amélie. Le tête-à-tête fut émouvant. Lavigerie s’inclina
+devant le moine octogénaire en lui disant: «Placez l’étole, vous-même,
+sur mes épaules, et bénissez-moi.» Suter accepta: il allait bientôt
+s’effacer, avec une pension viagère de la France.
+
+«Il était grand temps, note le baron Robert de Billing, qu’un prélat
+éminent comme le cardinal Lavigerie vînt prendre dans ses mains
+vigoureuses le gouvernement de tous ces religieux, dont l’esprit de
+discipline et d’abnégation avait beaucoup souffert d’un trop long
+séjour, sans doute, loin de leurs communautés d’Europe[205].»
+
+ [205] BILLING, _op. cit._, p. 389.
+
+Cinq millions de francs par an, voilà ce qu’il fallait à Lavigerie pour
+faire de la Tunisie un beau diocèse. Ses plans étaient faits: il
+voulait, sans trêve, une cathédrale et une seconde paroisse à Tunis, dix
+autres paroisses ailleurs, un grand et un petit séminaires, trente
+écoles, un pensionnat de jeunes filles. Il portait ce plan à Rome, dès
+le mois de juillet, le mettait sous les yeux du préfet de la Propagande,
+obtenait que son titre complet fût: «Administrateur de Carthage et de
+Tunis. Car l’Église antique de Carthage, expliquait-il, réveille les
+mémoires les plus touchantes et les plus saintes.» En août, il arrivait
+à Paris, pour organiser, au nom de Léon XIII, une quête nationale pour
+la Tunisie: «Tout me manque, criait Lavigerie aux catholiques de France;
+si la faim fait sortir les loups du bois, elle en fait aussi sortir les
+pasteurs; tout évêque voudrait posséder des trésors pour rendre à la
+prière ce lieu vénérable: Carthage.» Mais alors pesaient sur les
+catholiques de France certaines influences politiques dont neuf ans plus
+tard Léon XIII et Lavigerie devaient commencer à les affranchir; et ces
+influences firent échouer l’appel de Lavigerie. La quête, dans tout le
+pays, ne rapporta que trois cent mille francs. L’expédition tunisienne
+était impopulaire dans les partis de droite comme dans ceux d’extrême
+gauche: Lavigerie avait sa part de cette impopularité. Gambetta, du
+moins, comprenait Lavigerie; il savait les précieux renseignements que
+le prélat donnait au Quai d’Orsay sur les troubles de Tunisie, et sur
+les points où notre armée devait frapper pour y mettre un terme. «Je
+n’ai jamais été mieux renseigné sur les affaires de l’Algérie et de la
+Tunisie, disait un jour Gambetta, que par mes conversations avec le P.
+Charmetant», et il avait même chargé ce Père Blanc de s’informer si
+l’amiral de Gueydon consentirait à reprendre, éventuellement, le
+gouvernement de l’Algérie[206]. Telle était la confiance qu’inspiraient
+au président de la Chambre des députés Lavigerie et ses collaborateurs.
+Consultez la liste du premier conseil de protectorat de la Tunisie: vous
+n’y trouvez pas le nom de Lavigerie; il préfère rester à l’écart
+officiellement. «On peut m’y donner entrée par une disposition secrète,
+avait-il dit; mais c’est tout», et il avait d’ailleurs, de sa propre
+main, dressé le plan de ce conseil, où il voulait que fussent groupés
+tous les chefs de service. En fait, l’instigateur, le promoteur,
+l’organisateur, c’était Lavigerie: on le verra d’une façon limpide,
+décisive, lorsque M. l’abbé Tournier publiera les trouvailles d’archives
+sur lesquelles sa générosité de chercheur nous a permis de jeter les
+yeux, et lorsqu’on y lira tels mémoires que Lavigerie adressait à
+Gambetta «sur les personnalités à maintenir ou à écarter en Tunisie, ou
+sur le remboursement de la dette tunisienne». L’idée de maintenir le
+gouvernement musulman du Bey trouvait en cet homme d’Église un acharné
+défenseur: «Vouloir substituer un gouvernement chrétien, écrivait-il, ce
+serait surexciter jusqu’à la folie les ardeurs du fanatisme.»
+«L’organisation tunisienne, telle que la comprend Monseigneur, est
+admise en principe», signifiait à Charmetant Gambetta, devenu chef du
+grand ministère.
+
+ [206] D’HAUSSONVILLE, _La Colonisation officielle en Algérie_, p. 22
+ et suiv. (Paris, Lévy, 1883).
+
+Lavigerie, dès lors, pouvait demander à Gambetta un budget des cultes
+pour la Tunisie: Gambetta prêterait l’oreille. Un jour, à l’issue d’une
+causerie, le prélat disait à l’homme d’État: «Merci, monsieur le
+ministre, mais l’anticléricalisme, qu’en faites-vous dans tout cela?» Et
+Gambetta de répondre: «L’anticléricalisme, Monseigneur, c’est pour la
+France, mais ce n’est pas article d’exportation.» Gambetta admettait
+qu’en Tunisie la France protégeât le catholicisme et que le
+catholicisme, aussi, y protégeât la France.
+
+«On ne peut me laisser à moi seul, insistait Lavigerie, la charge
+d’entretenir à Tunis un clergé que j’ai mission de rallier à l’influence
+française. Si la France ne se hâte de prendre ce moyen tout-puissant
+d’action, les gouvernements rivaux s’en serviront contre elle. C’est
+contre elle que l’Angleterre se propose de rétribuer désormais les
+religieuses et prêtres anglo-saxons qui se trouvent en Tunisie. Si cet
+exemple est donné, je ne doute pas que, malgré ses embarras financiers,
+l’Italie le suive bientôt. Ces prêtres, recevant un traitement régulier
+de leurs gouvernements respectifs, constitueraient ici peu à peu un État
+dans l’État. La France le veut-elle? Un autre inconvénient serait de les
+laisser vivre des aumônes de leurs nationaux, dont ils seraient ainsi
+amenés à embrasser le parti. La France le veut-elle? Dans le premier
+cas, je me mettrai sérieusement à l’œuvre. Dans le second, je n’aurai
+qu’à m’abstenir, me contentant de délivrer le gouvernement, par ma
+présence en Tunisie, des embarras que lui causerait en ce moment un
+prélat italien!»
+
+La conviction de Gambetta était faite, et les bureaux du ministère
+élaboraient des résolutions conformes, lorsque Gambetta tomba du
+pouvoir; Freycinet, qui lui succéda au quai d’Orsay, ratifia ces
+résolutions, et tout de suite, sans avis des Chambres, préleva sur les
+crédits spéciaux du budget des cultes une somme de cinquante mille
+francs pour l’administration apostolique de Tunis. Une idée bientôt vint
+à Lavigerie: celle d’une grande loterie qui émettrait six millions de
+billets au profit des œuvres du Vicariat apostolique. Soit, répondit
+Freycinet, pourvu que le nom de l’archevêque, qui pourrait émouvoir
+l’anticléricalisme des Chambres, ne paraisse pas.
+
+Tandis qu’il recevait ainsi du gouvernement français un appui tout à la
+fois timide et efficace, Lavigerie, selon le désir de Léon XIII, allait
+faire de la Tunisie, provisoirement, sa résidence ordinaire, pour en
+commencer l’organisation.
+
+Quittant l’Algérie pour la Tunisie, en octobre 1881, il faisait étape à
+Bône, où il venait d’acheter l’antique acropole qui s’était appelée
+Hippone, et dont saint Augustin, jadis, avait fait un point lumineux
+vers lequel se tournaient les yeux des chrétiens de l’Afrique et du
+monde; il sacrait, là, l’évêque de Constantine, et commentait dans un
+discours la pose de la première pierre de la basilique d’Hippone, où
+solennellement il fêtera, cinq ans plus tard, le centenaire de la
+conversion d’Augustin. Il fallait que de nouveau le Christ régnât là où
+Augustin avait été son ministre. Et dès le lendemain les souffles de
+résurrection chrétienne qui planaient sur cette colline d’Hippone
+entraînaient Lavigerie vers l’autre acropole, celle de Carthage, où une
+autre chaire épiscopale illustre, celle de saint Cyprien, allait être
+relevée.
+
+
+IV.--Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade pacificatrice
+de Lavigerie.
+
+«J’aurais voulu, disait plus tard le ministre Roustan, avoir ce prélat
+pour maître, j’aurais servi Richelieu.» Un Richelieu qui, dans ses
+visites pastorales, agissait comme un saint Vincent de Paul: tel était
+exactement Lavigerie. C’est la campagne de la charité après celle des
+armes, écrivait-il; celle-là n’a qu’un but, celui de panser les
+blessures, demandant à tous, à quelque race qu’ils appartiennent, non
+pas ce qu’ils croient ou ce qu’ils aiment, mais ce qu’ils ont souffert.
+Français, Maltais, Italiens, Musulmans, Israélites, devenaient, tous
+ensemble, les clients de sa charité. «Tout le monde, sans distinction de
+culte et de nationalité, écrivait Gabriel Charmes, proclame ici sa
+grande liberté d’esprit, sa parfaite tolérance, son initiative
+féconde[207].» Secourir les pauvres, guérir les blessés, soigner les
+malades, aimer les Arabes comme «des frères et les enfants du même
+Dieu», telle était la méthode qu’il prescrivait à son nouveau clergé.
+Officiellement, sur un bateau de la marine française, il allait d’un
+port à l’autre, cherchant les misères, les secourant sur l’heure, ou les
+envoyant à ses congrégations de femmes qui s’installaient.
+
+ [207] Gabriel CHARMES, _La Tunisie et la Tripolitaine_, p. 129 (Paris,
+ Lévy, 1883).
+
+Forgemol, Bréart, Saussier, Logerot, généraux de nos armées, avaient
+étalé, devant les populations bientôt soumises, un des aspects de la
+France: c’était un autre aspect, plus conquérant encore, qui se révélait
+à elles dans la personne de Lavigerie, débarquant fastueusement sous le
+pavillon de notre marine, pour des gestes d’amour, pour des paroles de
+paix. A Sfax, en janvier 1882, toute la population musulmane s’empressa
+vers lui, pour lui parler de dix millions de piastres qu’elle avait à
+payer dans les quarante-huit heures comme indemnité de guerre, et du
+péril que couraient, si Sfax se montrait insolvable, les chefs de
+famille détenus comme otages. Lavigerie fit savoir à ce flot populaire
+que c’est dans l’église qu’il donnerait audience. En dépit de leurs
+préventions musulmanes, tous s’engouffraient dans le sanctuaire
+chrétien: l’archevêque, vêtu de ses habits pontificaux, les attendait au
+pied de l’autel, les invitait au repentir, leur faisait jurer de ne plus
+reprendre les armes contre la France, leur promettait des délais de
+paiement. Les acclamations retentissaient, le qualifiaient de sauveur,
+de père; elles se prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée; elles
+se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de l’archevêque, le
+conduisant au bateau qui l’attendait, était traînée, poussée, presque
+portée par la foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes lui
+avaient suffi, dans une église, pour installer en ce coin de terre la
+souveraineté de la France: le prestige même de son sacerdoce avait servi
+d’assise à l’ascendant de son pays: que pouvaient faire, contre ce
+prêtre, la jalousie un peu mortifiée du consulat d’Angleterre, ou bien
+du consulat d’Italie?
+
+Quelques années plus tôt, Maccio, consul d’Italie, avec quarante marins
+par lesquels il s’était fait rendre les honneurs militaires, était venu
+occuper son poste de consul «à son de trompe et dans l’appareil de la
+guerre[208]». Aujourd’hui son successeur Raybaudi, à demi intimidé par
+l’ascendant moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat:
+«Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce bien nous fait de
+mal!» Non certes, ce bien ne faisait pas de mal aux Italiens nécessiteux
+qui, pour la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver, dans la
+maison récemment ouverte des Petites Sœurs des Pauvres, un asile pour
+leurs vieux jours; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux colons
+venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient profiter de la prospérité
+économique bientôt créée par la France. Mais contre cette saillie du
+consul, comment Lavigerie eût-il protesté, puisqu’elle attestait le
+caractère définitif de l’installation française? Une lettre de
+l’archevêque au cardinal préfet de la Propagande lui disait:
+«Militairement parlant, la conquête est achevée.» Votre Éminence,
+continuait-il, «me pardonnera, quoiqu’elle soit de la patrie de Scipion,
+de remplacer le _Delenda Carthago_ par l’_Instauranda Carthago_».
+
+ [208] CHARMES, _op. cit._, p. 285, note.
+
+Non pas qu’il aspirât, comme les héros éponymes des villes antiques, à
+la vanité glorieuse d’être fondateur de cité; mais Carthage relevée,
+c’était à ses yeux une revanche de l’idée chrétienne, succédant à des
+siècles d’effacement; c’était le couronnement naturel de ces trois
+chapitres qu’il venait d’introduire en son catéchisme diocésain, sur
+l’Église d’Afrique, sur son histoire, sur ses saints.
+
+
+V.--Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique.
+
+Si grande que fût cette œuvre, si lourd qu’en fût le fardeau, il avait
+l’œil ailleurs, sur tous les autres champs d’action où il avait mis son
+empreinte. Entre deux lettres au Quai d’Orsay sur la Tunisie, il
+publiait, dans les _Annales de la Propagation de la Foi_, des pages
+anxieuses, douloureuses, sur l’œuvre de l’Islam dans l’Afrique
+équatoriale. Ces pages mettaient sous les regards des États européens un
+immense péril. Ils entretenaient des missions tout autour du littoral
+africain, et l’Islam, animé depuis quelque temps d’une recrudescence de
+vie, était en train de devancer le christianisme parmi les populations
+nègres. Avec l’Islam se propageait, sous ces latitudes, un débordement
+de mœurs, que les vieux nègres de l’Ouganda étaient les premiers à
+dénoncer; avec l’Islam se répandaient la traite des esclaves, et ses
+abominations homicides. Pourquoi le P. Deniaud, le P. Augier, l’ancien
+zouave pontifical d’Hoop, de la mission du Tanganyika, avaient-ils, le 4
+mai 1881, été massacrés? Parce qu’ils réclamaient à une tribu nègre,
+voisine de leur résidence, un petit esclave racheté, dûment payé, et que
+cette tribu prétendait conserver. Puisque les deux Pères Blancs et cet
+auxiliaire avaient payé de leur vie leur office de rédempteurs de noirs,
+leur souvenir même commandait que l’on s’obstinât à cette œuvre, plus
+tenacement que jamais.
+
+Lavigerie fortifiait ses postes; il en créait un nouveau, à Tabora, pour
+servir d’intermédiaire entre les missions du Nyanza et celles du
+Tanganyika: il demandait à ses Pères Blancs des rapports détaillés, leur
+disant en souriant qu’ils n’avaient pas là-bas, comme on l’a quelquefois
+en France, l’excuse de l’heure de la poste. Freycinet, un jour, ouvrant
+une lettre de Lavigerie, et croyant y trouver des échos de Tunisie, eut
+une singulière surprise: un nouveau royaume s’offrait à la France,
+l’Ouganda, sur le bord du lac Nyanza. Lavigerie racontait une
+conversation du roi M’tésa avec le vicaire apostolique Livinhac: ce
+M’tésa, qu’il regardât au Nord, qu’il regardât au Sud, se sentait pris
+de peur: il lui semblait que ses États, encerclés entre les troupes du
+Madhi qui s’avançaient, et les forces musulmanes de la Sultanie de
+Zanzibar, étaient en péril; et les missionnaires anglais qui
+l’entouraient, et qui s’efforçaient de le gagner au protestantisme,
+réussissaient surtout à le rendre défiant de l’Angleterre. Il avait prié
+Livinhac de lui obtenir le protectorat de la France; et Lavigerie, sans
+tarder, en informait Freycinet. C’eût été la France s’installant au
+centre de l’Afrique, coupant à l’Angleterre la route du Cap au Caire.
+Mais quel accueil eût fait, à de pareils desseins, un Parlement qui déjà
+réputait trop aventureuse l’expédition tunisienne? Freycinet jugea plus
+sage de ne les point envisager[209]. A défaut de la France, l’Église
+romaine s’implantait dans l’Ouganda: la petite chrétienté dont le P.
+Livinhac était le chef allait se révéler, quelques années plus tard,
+comme un chef-d’œuvre d’évangélisation, et comme une merveille
+d’héroïsme.
+
+ [209] Voir au sujet de ce refus de la France les regrets du général
+ PHILEBERT dans son livre: _le Partage de l’Afrique_, p. 28 (Paris,
+ Charles-Lavauzelle, 1897).
+
+Tombouctou, aussi, la cité mystérieuse encore à laquelle le désert
+servait d’avenue, demeurait, sur l’horizon de Lavigerie, comme une
+provocante énigme; et les routes du Sahara occidental ayant naguère été
+néfastes pour les premiers Pères blancs, c’est en partant de Ghadamès, à
+présent, que d’autres Pères Blancs songeaient à trouver l’accès du
+Soudan. Il y avait là un certain P. Richard, cavalier incomparable,
+parlant arabe au point de passer pour un Arabe, et dont les nomades
+disaient: C’est notre sultan. Il avait hâte, au lendemain du massacre de
+l’expédition Flatters, de s’enfoncer dans le désert avec deux autres
+Pères. Lavigerie temporisait, et finalement, en août 1881, les Pères
+étaient autorisés à partir; quatre mois plus tard, ils étaient massacrés
+par quelques Touareg. Lavigerie, à cette nouvelle, rassemblant ses
+missionnaires dans sa chapelle de Carthage, chantait le _Te Deum_ pour
+remercier Dieu de ces nouveaux martyrs; et ses chants alternaient avec
+ses larmes. Il commandait aux Pères Blancs de Ghadamès, à ceux de
+Tripoli, de se replier sur Alger, mais il ne pouvait consentir à perdre
+de vue le Soudan, et le _Bulletin des Missions_, au lendemain même de ce
+nouvel échec, reparlait de Tombouctou.
+
+Lavigerie était encore sous le poids de cette série de deuils,--deuils
+au Tanganyika, deuils au désert,--lorsqu’il apprit qu’au début de mars
+1882 le ministre Roustan, dont il admirait et aimait la fermeté
+d’attitude et l’intrépidité patriotique, s’éloignait de la Tunisie à la
+suite d’odieuses campagnes diffamatoires. Le ministère, à Paris,
+consultait Lavigerie pour savoir quel successeur donner à Roustan: cet
+homme d’Église devenait, de plus en plus, un informateur d’État. Paul
+Cambon, qui fut l’élu, lui écrivait: «Je ne connais rien du monde
+nouveau où je vais entrer. Je pourrai avoir recours à vos lumières, vous
+demander votre appui et vous donner mon concours.» Et par une allusion
+discrète à l’anticléricalisme français, Paul Cambon ajoutait: «Grâce à
+Dieu, nous ne serons pas gênés là-bas par des querelles qui, ici,
+rendent toutes choses difficiles.»
+
+
+VI.--Lavigerie cardinal.
+
+Entre le départ de Roustan et l’arrivée de Paul Cambon, quelques
+semaines s’écoulèrent où Lavigerie parut exercer l’interrègne, au nom de
+la France; et ce fut au cours de cet interrègne, le 19 mars, qu’il
+apprit que Léon XIII faisait de lui un cardinal. La pourpre, il l’aurait
+eue depuis longtemps, s’il avait en 1868 accepté d’être coadjuteur de
+Lyon. Mais ce qui faisait, pour lui, le prix de cette pourpre, c’était
+le sentiment qu’avec lui s’inaugurait une lignée cardinalice dont il
+allait être l’ancêtre: la lignée des cardinaux d’Afrique[210]. Il
+semblait à Lavigerie que l’honneur fait à sa personne symbolisait un
+progrès de l’Église; son entrée dans le Sacré Collège et la pénétration
+du Christ dans les profondeurs de l’Afrique lui apparaissaient comme
+deux faits connexes; et cette pourpre attestait qu’après tant de siècles
+d’obscures souffrances l’Afrique chrétienne était redevenue une réalité,
+qu’elle était redevenue une force dans les conseils de l’Église. Avec
+son instinct quasi génial de grand cérémoniaire, il concerta lui-même
+les pompes de son élévation cardinalice. Il voulut que la calotte lui
+fût portée par le garde noble pontifical à Saint-Louis de Carthage, et
+que, pour l’entourer, la Maison Carrée envoyât ses Pères Blancs, et que
+Malte lui expédiât quelques-uns des noirs qu’il y faisait élever; la
+fête ainsi préparée se déroula le 16 avril 1882, dans un appareil de
+splendeur. «Vous direz à Léon XIII, disait-il au garde noble, que sous
+son grand pontificat vous avez vu le signe de la Rédemption couronner
+cette antique acropole comme un signe de résurrection et
+d’espérance[211].»
+
+ [210] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 532.
+
+ [211] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 534.
+
+Et le soir, lorsqu’il rentra à Tunis, il connut l’allégresse du
+triomphateur, porté jusqu’à sa cathédrale par une foule enthousiaste. Un
+mois après, à Paris, il recevait la barrette à l’Élysée et, dans le
+discours qu’il adressait à Jules Grévy traçait un éloquent portrait du
+missionnaire français, qui «compte parmi ses jours les plus fortunés,
+ceux où, en servant la religion et l’humanité, il peut servir et honorer
+le nom de la France[212].» «Me voilà un vrai patriarche, écrivait-il à
+sa vieille tante. Quelle vie je mène depuis quinze ans, et maintenant
+plus que jamais! Qui eût dit à ma chère et pauvre mère que c’était la
+destinée de son fils, alors qu’il ne voulait être que curé de campagne?»
+Il courait à Rome prendre le chapeau, naviguait vers Malte, pour
+baptiser et confirmer douze négrillons; Malte le recevait comme un
+souverain. Le 5 septembre, enfin, sa pourpre apparaissait dans Alger,
+première étape de son apostolat d’Afrique, pépinière où mûrissait au
+jour le jour la vocation de ses Pères Blancs. Mais dans Alger pas de
+pompe; la municipalité radicale avait décidé qu’aucun cortège extérieur
+ne devait entourer ou fêter ce prêtre; l’idée laïque exigeait,
+paraît-il, que son contact avec son peuple s’enfermât entre les quatre
+murs d’un sanctuaire.
+
+ [212] _Ibid._, II, p. 538.
+
+Les susceptibilités de cette idée nouvelle allaient, deux mois plus
+tard, se déchaîner dans l’enceinte même du Palais-Bourbon, contre
+Freycinet, en raison des cinquante mille francs qu’il avait alloués au
+clergé tunisien: il y eut heureusement une majorité pour voter l’ordre
+du jour pur et simple. Des voix s’étaient élevées, pour reprocher à
+Lavigerie ses fréquentes absences d’Alger; il écrivait à M. Fallières,
+alors ministre des Cultes, une lettre éloquente sur le fruit de ces
+absences. «Depuis les frontières de l’Algérie, lui disait-il, jusqu’à
+celles des colonies anglaises et hollandaises du cap de Bonne-Espérance,
+tout le territoire intérieur de l’Afrique est désormais placé, au point
+de vue religieux, sous une autorité française. C’est là un résultat qui
+aura, pour le jour où la France croira devoir intervenir activement,
+elle aussi, dans les questions africaines, des conséquences heureuses et
+fécondes[213].»
+
+ [213] TOURNIER, _Correspondant_, 10 mars 1912, p. 849.
+
+Alger n’était plus, à ses yeux, que «l’une des extrémités d’un vaste
+champ de charité et d’apostolat»; il lui semblait que «de Tunis, grâce
+aux moyens de communication récemment établis», il pourrait «plus
+aisément veiller sur tout l’ensemble de ses œuvres[214]». «Ma résidence
+ordinaire sera un peu sur les grands chemins», avait-il écrit, dès 1880,
+à Mgr Foulon.
+
+ [214] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 388.
+
+Sous la houlette du cardinal, réinstallé à Carthage, le vicariat
+apostolique de Tunisie s’organisa. Les congrégations arrivaient, pour
+les besognes d’enseignement ou de charité, Dames de Sion et Sœurs du
+Bon-Secours, Frères des écoles chrétiennes et Sœurs missionnaires
+d’Afrique. Les œuvres scolaires qu’avaient commencées, avant l’arrivée
+de la France, les Frères des écoles chrétiennes et les Sœurs de
+Saint-Joseph de l’Apparition, se développaient et se multipliaient. A
+l’instigation de Lavigerie, le livre de classe français se propageait en
+Tunisie; une bibliothèque populaire s’ouvrait à Tunis. Le collège ouvert
+dans cette ville par Lavigerie commençait à recevoir les enfants des
+premières familles musulmanes, parmi lesquels un neveu du Bey. A
+l’époque même où la France politique soustrayait à toute influence
+d’Église le régime scolaire, il plaisait à Lavigerie que dans cette plus
+grande France qu’était la Tunisie, l’idée française eût pour citadelle
+les écoles fondées par l’Église, en face des écoles italiennes richement
+subventionnées par le Quirinal, et ouvertement athées. On verra bientôt,
+à Bizerte, de petites Maltaises se proclamer Françaises, de petits
+Italiens entonner des chants de Déroulède: ce seront les pupilles de
+Lavigerie. «La présence de ce cardinal vaut une armée», gémissait
+amèrement, dans la _Riforma_, un des publicistes de Crispi. Lavigerie
+ripostait aux hostilités italiennes en faisant quêter, dans les églises
+tunisiennes, pour les inondés du nord de l’Italie.
+
+
+VII.--Le relèvement du siège de Carthage.
+
+Il devait dire un jour: «J’ai plus fait en Tunisie en dix-huit mois
+qu’en dix-huit ans en Algérie.» Mais cet étonnant réalisateur, cet
+ouvrier d’histoire dont la sollicitude se dépensait, sans jamais s’y
+perdre, dans la profusion des détails, demeurait toujours insatisfait
+jusqu’à ce qu’il eût imaginé et accompli l’acte symbolique qui devait
+résumer son œuvre et captiver les imaginations définitivement soumises.
+Carthage relevée, tel était le symbole qu’il fallait à Lavigerie, pour
+qu’aux yeux de l’Église et de la France, de l’Islam et de l’Europe,
+l’œuvre tunisienne fût parachevée. Flaubert, voulant en 1858 ressusciter
+Carthage, avouait qu’il fallait être «fou et triplement frénétique»,
+pour s’engouer d’un pareil rêve[215]: ce rêve, Lavigerie le reprenait,
+mais en le mettant sous les auspices de l’Église séculaire. Un évêque
+lorrain du onzième siècle, devenu pape sous le nom de Léon IX, avait en
+1053 jeté un regard sur les ruines de ce royaume qu’avait été, pour le
+Christ, la terre d’Afrique. Il n’y trouvait plus, à cette date, sous
+l’hégémonie de l’Islam, que cinq évêchés[216], et il écrivait: «Il est
+hors de doute, qu’après le pontife romain le premier archevêque et le
+grand métropolitain de toute l’Afrique est l’évêque de Carthage. Ce
+dernier ne peut être dépouillé, en faveur de quelque évêché d’Afrique
+que ce soit, de ce privilège qu’il a reçu du Saint Siège apostolique et
+romain, mais il le conservera jusqu’à la fin des siècles, et tant que le
+nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera invoqué en Afrique, soit que
+Carthage reste abandonnée, soit qu’elle ressuscite un jour dans sa
+gloire.» On trouvait trace encore, sous Grégoire VII, en 1076, d’un
+archevêque de Carthage, et puis le nom disparaissait de l’histoire, mais
+continuait cependant, comme l’avait affirmé Léon IX en son hardi
+langage, de participer à l’immortalité même de l’Église.
+
+ [215] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 334-335.
+
+ [216] TOULOTTE, _Géographie de l’Afrique chrétienne_, p. 98-99 (Paris,
+ Procure des Pères Blancs, 1894).--LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II,
+ p. 458-482.
+
+Lavigerie, en avril 1883, étalait sous les regards de Léon XIII les
+volontés de Léon IX. D’avance il édifiait, dans son vignoble de la
+Marsa, le palais épiscopal de Carthage: en octobre 1883, ce palais était
+prêt; il recevait, un jour de mai 1884, les deux fils aînés du bey, et
+l’un d’eux lui disait dans un toast: «C’est simple justice de laisser
+une véritable liberté à votre action bienfaisante.» D’avance il traçait
+les plans pour la construction de la future cathédrale de Saint-Louis;
+il adressait un appel à tout ce qui restait en France de «fils des
+croisés», à leur chef à tous, aussi, qui achevait de mourir hors de
+France, le comte de Chambord, fils de saint Louis; en mai 1884, la
+première pierre se posait. Les deux volumes d’_Œuvres choisies_ que
+publiait à cette date le cardinal étaient comme un long acte d’amour à
+l’endroit de cette Afrique sur laquelle sa houlette aspirait à planer et
+où ses Pères Blancs poussaient une pointe nouvelle en s’installant à
+Ghardaïa, dans le Mzab. Il voulait que ce fût à Carthage même que
+fussent proclamés, dans un synode de ses prêtres, les statuts de ce qui
+n’était encore que le vicariat apostolique de Tunisie. Il se plaisait à
+leur montrer, dans l’Algérie voisine, les trois cents églises où le
+Christ était adoré, des séminaires rappelant «les anciennes institutions
+épiscopales dont Augustin avait tracé la loi», et «plus de deux mille
+religieux et religieuses là où les vertus des vierges et des solitaires
+de l’ancienne Afrique embaumaient autrefois les déserts». Et les prêtres
+qui l’écoutaient acclamaient «avec une allégresse extrême, _cum summa
+alacritate_», la requête cardinalice qui, au nom de Léon IX, avait
+imploré de Léon XIII la restauration du siège de Carthage.
+
+La requête arrivait à son heure. En cette année 1885, le ministre
+Mancini, malgré la judicieuse opposition du roi Humbert Ier, venait
+d’allonger sur le riche patrimoine de la Propagande une main qui pouvait
+un jour devenir avide: il était permis de craindre que, possédant le
+temporel de cette congrégation romaine, les successeurs de Mancini ne
+voulussent un jour s’en servir pour régner sur l’apostolat universel.
+«Dans l’assujettissement de la Propagande, écrivait Lavigerie à Ferry,
+l’Italie voit une sorte de revanche ou de compensation à son impuissance
+coloniale», et il demandait au Quai d’Orsay de provoquer, auprès du
+cabinet de Rome, une protestation des divers gouvernements. L’acte de
+Mancini frappait Léon XIII au cœur: il lui paraissait indispensable au
+rayonnement de l’Église Romaine qu’elle apparût pleinement libre; ancien
+administrateur des États Romains, son indépendance de cœur à l’endroit
+de l’État nouveau qui les avait rayés de la carte était une sécurité
+pour le monde chrétien. La troisième Rome voulait empiéter sur la
+Propagande, la Propagande allait répondre en relevant Carthage. Jules
+Ferry, qui s’intéressait passionnément à la question, mit un bateau, en
+mai, à la disposition de Lavigerie, pour qu’il s’en fût à Rome presser
+la décision. Le 28 juin, elle devenait publique, et Jules Ferry
+apprenait avec joie que la Tunisie devenait diocèse régulier, sous le
+titre d’archidiocèse de Carthage, uni, dans la personne de Lavigerie, à
+l’archidiocèse d’Alger.
+
+Moins de trois mois après, le 16 septembre, dans la chapelle
+Saint-Cyprien de Carthage, par un de ces synchronismes dont Lavigerie
+savait illuminer l’histoire, on célébrait, tout à la fois, le seize cent
+vingt-sixième anniversaire du martyre de Cyprien, et le sacre épiscopal
+du P. Livinhac, devenu, par un récent décret de la Propagande, vicaire
+apostolique de l’Ouganda. Toutes les splendeurs du Pontifical romain,
+dont s’accompagne le sacre d’un évêque, inauguraient ainsi le renouveau
+de gloire religieuse dont désormais bénéficiait Carthage: à peine cet
+archevêché était-il restauré que Lavigerie, conformément aux termes
+grandioses de Léon IX, faisait le geste de l’ériger en métropole de
+l’Afrique; et lorsqu’en 1889 l’évêque de Malte, avec l’appui de
+l’Angleterre, tentera d’obtenir le titre de primat d’Afrique, Lavigerie
+s’insurgera, tempêtera, menacera le Saint-Siège de démissionner.
+
+Mais une question se posait: cet archevêché, comment le faire vivre? La
+loterie tunisienne, dont Lavigerie avait espéré trois millions, avait
+mal réussi; auprès d’un certain nombre de catholiques de France, la
+Tunisie était impopulaire, parce que Ferry l’était: ils boudaient à
+Lavigerie, au lieu de chercher, dans le spectacle des résurrections
+chrétiennes qui s’accomplissaient en Afrique, une consolation pour les
+attristants épisodes d’anticléricalisme qui depuis quatre ans s’étaient
+déroulés à l’ombre de leurs clochers. Il fallait pourtant que le nouveau
+diocèse de Tunis trouvât des ressources. Jules Ferry, tout d’abord, se
+donna l’honneur d’y pourvoir. «Il vous considère, écrivait à Lavigerie
+Paul Cambon, comme l’un des plus actifs et des plus puissants
+auxiliaires de la France du dehors. Il fera pour vous ce que vous
+voudrez.» Il fallait à Lavigerie un traitement pour vingt-cinq curés.
+Ferry, qui n’avait pas le droit de le prendre sur le budget des cultes,
+la Tunisie n’étant pas concordataire, les rémunéra comme aumôniers
+militaires. Il lui fallait des subventions pour ses écoles religieuses:
+Ferry, tout en admettant que Lavigerie en choisirait les maîtres et les
+maîtresses, les entretint comme écoles communales. Ainsi ressuscita
+l’Église de Carthage, par la collaboration de Lavigerie et de Jules
+Ferry. A la fin d’octobre 1884, l’archevêque fut à la mort: allait-il
+succomber, comme Moïse, au seuil de la terre promise? Il se raffermit,
+et sa convalescence s’acheva, lorsque lui parvint, en novembre, la bulle
+officielle dans laquelle Léon XIII, érigeant Carthage en Église
+métropolitaine, glorifiait, tout à la fois, cette Église historique et
+l’homme sage et infatigable (_vir sapiens et impiger_) à qui elle était
+confiée.
+
+La pourpre romaine, trois cent soixante-seize ans plus tôt,
+resplendissant sur les épaules du cardinal Ximenès, encadrée par les
+troupes de Ferdinand le Catholique, s’était un instant montrée, sur les
+rivages d’Oran, comme messagère de l’Évangile et rédemptrice des
+captifs; et puis elle avait dû s’effacer. Désormais, sur la carrure
+puissante de Lavigerie, elle s’étalait au grand soleil d’Afrique,
+accueillie par les populations, respectée par l’Europe politique, et
+cette pourpre n’était plus une vision éphémère, mais la parure de la
+hiérarchie restaurée.
+
+En ce même mois de novembre 1884, à Berlin, dans l’aréopage diplomatique
+où grandes et petites nations d’Europe se partageaient l’Afrique,
+Stanley, parlant devant une commission, prononçait avec respect le nom
+de Lavigerie; et c’est en évoquant l’action apostolique de l’archevêque
+de Carthage que le baron de Courcel, qui représentait la France,
+obtenait, malgré l’ambassadeur de Turquie, que la conférence de Berlin
+reconnût expressément la liberté des missions et leur droit d’être
+protégées.
+
+C’étaient là, pour Lavigerie, de beaux rayons de soleil, que tout de
+suite des nuages vinrent offusquer. Il apprenait qu’en contraste avec
+les biais généreux imaginés par Jules Ferry, la commission du budget, au
+Palais-Bourbon, infligeait aux crédits habituels prévus pour
+l’archevêché d’Alger d’irréparables amputations. Sa pourpre et sa
+gloire, à la fin du printemps de 1885, se firent suppliantes,
+quémandeuses, dans les chaires de France. Il déclarait qu’il mourrait de
+fatigue sur les grands chemins, s’il le fallait, plutôt que de laisser
+son clergé mourir de faim. On a cru surtout frapper l’Église dans nos
+personnes, disait-il à la Madeleine, mais en réalité on a surtout frappé
+la France. Il quêtait lui-même, de rang en rang, demandant la charité
+pour l’amour de la France. Parlant à Saint-Sulpice, où les souvenirs de
+sa jeunesse ecclésiastique l’obsédaient, il rappelait ce mot du
+Psalmiste: «Moi aussi, j’ai été jeune et me voilà vieux!... Je ne puis,
+continuait-il, ajouter avec le Psalmiste que je n’ai pas vu le juste
+mendier son pain et celui de ses enfants.» Il pleurait, pleurait; et son
+éloquence assurait à ses gestes de mendiant d’éclatantes victoires.
+Jules Ferry venait d’être renversé du pouvoir: dans le ministère Brisson
+qui lui avait succédé, Goblet détenait les cultes. Cette promenade
+cardinalice le gênait: il y mit un terme en faisant rétablir cent mille
+francs au chapitre budgétaire concernant les trois diocèses de
+l’Algérie. C’était un début de réparation, assez parcimonieux
+d’ailleurs.
+
+Pour l’instant, Lavigerie s’en contentait. En cet été de 1885 il
+aspirait à porter à Jérusalem, dans son école de Sainte-Anne, le
+prestige de la France et le programme qui s’esquissait, dans les
+conseils du Vatican, en vue de la réunion des Églises d’Orient; il
+voulait qu’un bateau de l’État, officiellement, le menât dans le Levant;
+il se montrerait aux Orientaux, au nom de sa patrie, au nom de Rome; sa
+pourpre toute fraîche, d’un rayonnement si authentiquement français,
+aurait la joie de mettre l’empreinte de Rome sur la vie religieuse du
+Levant, comme sur celle de l’Afrique. Ferry se fût probablement
+enthousiasmé pour ce programme, mais que pouvait en penser Goblet, dans
+un cabinet Brisson? Le bateau de l’État fut refusé, et pour une
+fois,--la première peut-être,--cette souveraineté tenace, invincible,
+qu’exerçait à la longue l’imagination de Lavigerie sur la rébellion des
+faits et des hommes, consentit à une abdication. Le grand dessein qu’il
+laissait ainsi s’évanouir sera repris et accompli par le cardinal
+Langénieux, neuf ans plus tard, sur l’ordre formel de Léon XIII[217], et
+le secrétaire de l’archevêque de Reims, dans ces assises palestiniennes
+tenues à Jérusalem, sera l’un des Pères Blancs du cardinal Lavigerie.
+
+ [217] Voir LARGENT, _Le cardinal Langénieux_, p, 195-254 (Paris,
+ Gabalda, 1911).
+
+
+VIII.--La croix sous l’équateur: la «masse noire» des martyrs. Lavigerie
+dans son observatoire de Biskra.
+
+Carthage d’ailleurs rappelait Lavigerie: tout le monde, là-bas, avait
+besoin de lui. Sa puissance était une bienfaisance. Des prêtres qui
+soignaient et secouraient les malades, des sœurs qui soulageaient la
+misère des femmes et des enfants, telle était la cour dont s’entourait
+cette souveraineté. Et lorsque des détracteurs l’accusaient à la tribune
+française de «poursuivre une œuvre de prosélytisme inacceptable», de
+«provoquer même», par ce prosélytisme, «des soulèvements et des
+attentats», de «préparer des vêpres tunisiennes», il répondait qu’il ne
+faisait rien de plus que d’«aimer les musulmans, et de leur montrer
+qu’en les aimant ainsi il obéissait à une loi de charité supérieure à la
+leur». Notre seule joie, disait-il, c’est, après tous nos sacrifices,
+d’entendre ces musulmans nous dire quelquefois: «Ah! vraiment les
+chrétiens de France sont bons[218].»
+
+ [218] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 522.
+
+Son palais jouissait d’une sorte de droit d’asile: femmes persécutées,
+esclaves fugitives, favoris disgraciés de la cour beylicale, y
+trouvaient protection, sécurité. Les diplomates des diverses puissances
+se tenaient en rapport avec lui; il avait des relations particulièrement
+suivies avec le consul d’Angleterre, avec Julius Eckardt, consul
+d’Allemagne, mais beaucoup plus distantes avec celui d’Espagne, qui
+avait un jour tenté de se mettre sur son chemin, avec celui d’Autriche,
+qui s’était contenté de lui faire une «visite en papier». Lavigerie
+savait être susceptible, au nom de la France[219]. Julius Eckardt nous
+parle longuement de lui dans ses Mémoires; il s’y montre fasciné par la
+physionomie de cet archevêque, qu’il jugeait «extraordinairement
+majestueuse». On prenait une leçon de politique, en regardant Lavigerie
+manier les colonies étrangères. La colonie maltaise, où il avait son
+banquier, lui obéissait: sur un mot de lui, en janvier 1884, on avait vu
+les représentants de cette colonie s’en aller saluer Paul Cambon, sous
+la conduite d’un capucin qui servait d’interprète. La colonie italienne,
+qui d’abord avait partagé les susceptibilités de ses consuls,
+s’apprivoisait lentement: «Lavigerie, écrit Julius Eckardt, savait si
+habilement ménager les côtés faibles des Italiens, qu’il apparaissait
+comme leur ami.» La supériorité notoire des écoles entretenues par le
+cardinal, la prépondérance économique qu’il devait à ses vignobles,
+cultivés par des centaines de travailleurs, donnaient à son prestige de
+nouvelles assises.
+
+ [219] Julius v. ECKARDT, _Lebenserinnerungen_, II, p. 173-175
+ (Leipzig, Hirzel, 1910).
+
+«A Tunis, lisait-on dans _l’Indépendant Tunisien_ du 27 juin 1885, le
+voyageur n’est pas peu surpris d’entendre un sermon français devant un
+auditoire à peu près entièrement composé de Maltais et d’Italiens. On
+peut dire, sans exception aucune, que Lavigerie est le maître spirituel
+de la colonie étrangère sur ces rivages. Son ministère est tout-puissant
+pour calmer les irritations, pour déjouer les complots contre la France,
+pour maintenir dans l’obéissance et le devoir toutes ces populations
+dont une religion commune est le seul lien[220].» Malmusi, le consul
+d’Italie, observait que grâce au cardinal, l’Église, au moins en
+Tunisie, était traitée et respectée par la France comme une alliée de la
+cause française[221].
+
+ [220] Cité dans PONTOIS, _les Odeurs de Tunis_, p. 337 (Paris,
+ Savine).
+
+ [221] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 178.
+
+Les intérêts politiques de la France exigeaient que cet archevêque fût
+là. Il disait nettement à Malmusi: «Votre prédécesseur Maccio est
+devenu, par son attitude, le véritable auteur du protectorat! Que vous
+suiviez son exemple, et le protectorat peut devenir une annexion.» Ce
+n’était là qu’un avertissement amical, nullement une menace, car nul
+n’était plus hostile que le cardinal à l’idée d’une annexion pure et
+simple de la Tunisie. Un jour le commandant du corps expéditionnaire,
+qui avait nom général Boulanger, s’enthousiasmait pour cette idée; mais
+Paul Cambon, qui demeurait rebelle, se réjouissait de trouver, auprès du
+pouvoir public et de l’opinion française, un efficace appui dans la
+personne de Lavigerie, partisan décidé du protectorat.
+
+La sollicitude de Lavigerie pour l’Église tunisienne exigeait aussi
+qu’il fût là; Carthage recevait des Carmélites, des Franciscaines
+missionnaires de Marie; c’était toute une petite cité de Dieu qui
+s’étendait, se disséminait, se posait avec un parti-pris d’archéologique
+ferveur sur tous les points précis de l’acropole consacrés par des
+souvenirs chrétiens; et cette cité de Dieu devait un jour, dans la
+pensée de Lavigerie, devenir, sur cette acropole, le berceau d’une
+grande ville. Combien apparaissaient mesquins, en face de toutes ces
+promesses d’avenir, les votes des Chambres marchandant ou supprimant des
+crédits: «Je me moque bien de cette bêtise, disait Lavigerie à Eckardt,
+une seule quête me rapportera plus que cette bagatelle»; et il
+s’exprimait si librement qu’il envoyait ensuite un de ses chanoines
+prier le consul de ne point transmettre en clair ses propos, s’il lui
+plaisait de les raconter[222].
+
+ [222] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 181.
+
+Le scolasticat des Pères Blancs groupait autour du vieil archevêque les
+prémices du futur apostolat de l’Afrique; il aimait s’entourer de ces
+jeunes recrues. Il voulut les avoir sous son regard, en cette émouvante
+journée du 20 juin 1886 où, après avoir baptisé les cloches de sa
+cathédrale de Saint-Louis, il descendit dans un caveau qu’il avait fait
+construire, proclama que ce serait là sa tombe, et fit planer sa
+bénédiction. Cet artisan de résurrection signifiait à ces enfants que la
+pensée de la mort, en lui, dominait toutes les autres, et qu’elle
+l’invitait, sans cesse, à mieux régler sa vie, et à mieux travailler à
+mesure que le temps lui échappait. La nuit viendra, continuait-il, dans
+laquelle on ne travaille plus.
+
+Du travail, l’Afrique centrale lui en donnait. Il y possédait là quatre
+vicariats, Nyanza, Tanganyika, Haut-Congo, Ounyanembé. Dans les deux
+premiers, la semence chrétienne mûrissait rapidement: ces conquêtes de
+l’Église sur les peuples noirs le consolaient un peu des piétinements
+qui semblaient au contraire s’imposer à elle, aux portes de l’Islam. Des
+orphelinats se fondaient, où affluaient les négrillons rachetés aux
+marchands d’esclaves. Sur un territoire laissé aux Pères Blancs par le
+roi des Belges, le capitaine Joubert s’installait avec quelques
+centaines de nègres: c’était comme l’ébauche du royaume chrétien
+qu’édifiaient les songes aventureux du cardinal; et ce chevalier du
+Christ qu’était Joubert, en épousant une négresse chrétienne, attestait
+aux noirs la réhabilitation morale de leur race. Mais dans l’Ouganda, de
+sombres nuages grossissaient, dont allait sortir pour la race noire un
+autre genre de réhabilitation.
+
+Depuis décembre 1885, le roi Mwanga, successeur de M’Tésa, préparait une
+persécution contre le catholicisme. Lavigerie le savait; il savait aussi
+que ce mouvement d’hostilité à l’endroit des missions européennes était
+dû, en partie, aux suspicions provoquées par les ambitions allemandes
+qui, tout autour de Zanzibar, rôdaient et progressaient. «Je reconnais
+volontiers, déclarait-il un jour au consul Julius Eckardt, la situation
+prépondérante de l’Allemagne dans le sud-est du continent noir, et je
+suis convaincu que M. de Bismarck donnera sa protection sans réserve à
+la maison de mission française qui est à la limite des possessions
+allemandes[223].» Il apparaissait au cardinal qu’en agissant ainsi
+Bismarck ne ferait que conjurer le péril que les ambitions germaniques
+avaient elles-mêmes créé. Cela équivalait à solliciter l’Allemagne de
+prendre la protection de nos missions: l’ouverture était certainement
+imprudente. L’imprudence s’accrut dans une note où Lavigerie, sur
+l’astucieuse demande du consul, précisait sa pensée. On fut bouleversé,
+au Quai d’Orsay, le jour où l’on apprit, par une démarche du cabinet de
+Berlin, que Bismarck était tout prêt à faire pénétrer l’Allemagne dans
+l’Afrique des lacs par la porte que lui ouvrait Lavigerie. La France
+avait refusé, naguère, le protectorat de l’Ouganda, mais pouvait-elle le
+laisser prendre par l’Allemagne, au moment où elle s’occupait, avec
+l’Angleterre, de défendre le sultan de Zanzibar contre l’avidité
+allemande? Entre ces préoccupations de la France et la démarche de
+Lavigerie, le heurt était évident: la France fit savoir à l’archevêque
+qu’il avait fait un faux pas. Cependant, en Ouganda, les événements se
+précipitaient; et dans l’été de 1886, à la cour du roi Mwanga, le sang
+chrétien coulait à flots. On compta cent quarante martyrs.
+
+ [223] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 176.
+
+Chrétiens depuis quelques années ou même depuis quelques mois, ces
+nègres, pour la plupart très jeunes, montrèrent une ferveur de foi, une
+vaillance à souffrir, qui les égalait aux martyrs des premiers siècles.
+Le P. Lourdel, bientôt, dans une lettre tragique, disait à Lavigerie,
+entre autres traits d’héroïsme, l’histoire de trente et un pages du roi
+Mwanga, liés comme autant de fagots, et brûlés vifs, de leurs trois
+camarades se proclamant chrétiens, et aspirant, eux aussi, au martyre,
+et l’histoire du juge de paix Mouromba, amputé de ses pieds, de ses
+mains, de plusieurs lambeaux de chair, voyant tous ces débris griller
+devant lui, et survivant trois jours à ces atroces traitements[224].
+
+ [224] NICQ, _le Père Siméon Lourdel_, 3e édit., p. 306-384 (Maison
+ Carrée, 1922). Vingt-deux de ces martyrs seront, en 1920, béatifiés
+ par Benoît XV (_loc. cit._, p. 531-537).
+
+Jadis, une troupe de martyrs chrétiens, sur la colline d’Utique, avait
+reçu, dans la liturgie, le nom de _masse blanche_, en raison de la chaux
+où on les avait ensevelis. Lavigerie, évoquant ce souvenir, honorait du
+nom de _masse noire_ les martyrs nègres de l’Ouganda. Il informait Léon
+XIII, lui demandait l’autorisation de célébrer une messe d’action de
+grâces pour la vitalité chrétienne dont ces morts avaient témoigné. Le
+soir même du 5 mai 1887, où cette messe fut célébrée à Notre-Dame
+d’Afrique, une nouvelle caravane de huit Pères Blancs s’en allait vers
+ces latitudes ensanglantées, nouveaux porteurs du message que Rome et
+Carthage offraient aux pays nègres et dont la fécondité venait de
+s’attester avec un si tragique éclat.
+
+Lavigerie, désormais, passait ses heures à Biskra, dans l’intimité du
+passé africain et du désert inaccessible. De longues heures durant, il
+se courbait sur les documents historiques, épigraphiques,
+archéologiques, pour refaire le livre: _Africa christiana_, qu’avait en
+1816 écrit Morselli. Il y avait, dans la préface de ce livre, une page
+que depuis longtemps il aimait: celle où Morselli souhaitait que, grâce
+à quelque nouveau Bélisaire, l’Église Romaine, un jour, rentrât en
+Afrique comme chez elle, _tanquam in propria sua_. Lavigerie et la
+France avaient accompli cette réintégration. De temps à autre, le
+cardinal interrompait son travail pour contempler, dans quelque
+promenade, l’immense horizon saharien; sa pensée s’évadait, plus au
+delà, vers ces centaines de milliers d’esclaves, qui souffraient.
+
+Et pendant que la pensée de Lavigerie, peu faite évidemment pour la
+quiétude un peu égoïste des besognes d’érudition, traversait le désert
+pour chercher au loin les esclaves, la pensée de Léon XIII, traversant
+la mer, cherchait Lavigerie. «Vos si rares services rendus à l’Afrique,
+lui écrivait le Pape en novembre 1887, vous recommandent à ce point, que
+vous semblez comparable aux hommes qui ont le mieux mérité du nom
+catholique et de la civilisation.» Lorsqu’en mars 1888 Lavigerie
+célébrait en sa cathédrale d’Alger son jubilé épiscopal, il y avait là
+un représentant de Léon XIII. Il semblait que chaque jour rapprochait
+plus intimement leurs deux génies; et le mois de mai 1888, qui amenait
+Lavigerie à Rome, allait être, de par la volonté de Léon XIII, le point
+de départ de la campagne antiesclavagiste, suprême gloire de sa vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME
+
+LES DERNIÈRES ANNÉES
+
+
+I.--L’esclavagisme dans l’Afrique noire[225].
+
+ [225] La source capitale pour cette étude est le livre intitulé:
+ _Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste_, par le
+ cardinal LAVIGERIE (Saint-Cloud, Belin, 1889). Voir aussi Joseph
+ IMBART DE LA TOUR, _L’esclavage en Afrique et la croisade noire_
+ (Paris, Bonne Presse, 1894), et l’étude de BONET-MAURY sur la France
+ et le mouvement antiesclavagiste au dix-neuvième siècle dans son
+ livre: _France, christianisme et civilisation_ (Paris, Hachette,
+ 1907).
+
+«Il est temps que cette hideuse plaie qu’est l’esclavage, tant de fois
+proscrite par l’Église, disparaisse enfin du monde civilisé.» Ainsi
+s’achevait, en 1845, un cours sur l’affranchissement des esclaves,
+professé devant la Faculté de théologie de Lyon par l’abbé Pavy, qui
+allait bientôt précéder Lavigerie sur le siège d’Alger[226]. Un coup
+d’œil jeté sur l’Afrique, quarante-trois ans plus tard, attestait, de
+plus en plus impérieusement, l’urgence d’un tel appel.
+
+ [226] PAVY, _Affranchissement des esclaves_, publié en réponse à MM.
+ Louis Blanc, Germain Casse, Jules Simon, par L.-C. Pavy, p. 271
+ (Lyon, Briday, 1875).
+
+«Côte des esclaves»: ce lugubre mot, qui désigna longtemps, à l’occident
+de l’Afrique, un tronçon de rivage, évoquait le souvenir des soixante
+mille têtes de bétail humain, capturées et vendues, en six ans, avec la
+complicité de la reine Élisabeth, par un trafiquant venu d’Angleterre.
+«Le Nil des esclaves»: ainsi se nommait le Niger sous la plume des vieux
+cartographes arabes; et ce nom même était un cynique aveu. La
+philanthropie du dix-neuvième siècle n’avait pu infliger à ces
+appellations géographiques le décisif démenti qu’eût souhaité la
+conscience humaine. Il n’y avait plus d’esclaves depuis 1838 dans les
+colonies anglaises, depuis 1848 dans les colonies françaises, depuis
+1865 aux États-Unis; il n’y avait plus d’esclaves blancs sur les marchés
+de l’Islam, depuis que l’Europe, en débarquant sur la côte barbaresque,
+avait mis un terme à la piraterie méditerranéenne, et depuis que la
+Russie avait achevé d’occuper le Caucase. Mais le khédive même d’Égypte
+avait un jour expliqué: «La disparition graduelle des esclaves blancs, à
+Constantinople et dans le bassin de la Méditerranée, a rendu nécessaire
+l’accroissement des esclaves noirs; les mœurs, les traditions, les
+besoins des populations musulmanes, en ont fait, pour elles, un mal
+nécessaire.» On s’était donc mis à razzier, dans l’inaccessible Afrique,
+nègres et négresses, et la traite africaine, dans le dernier quart du
+dix-neuvième siècle, avait sans cesse progressé.
+
+Cette traite nouvelle n’avait rien de commun avec l’ancienne traite
+coloniale, qui, chaque année, expédiait en Amérique un certain
+contingent de bras humains, pour la culture d’un sol rebelle, ni même
+avec la traite telle qu’elle se pratiquait dans les années 1860 à 1870,
+en vue de trouver de solides épaules et de robustes jarrets qui
+portassent jusqu’à la côte africaine les défenses d’éléphants. Il
+semblait que la mode actuelle, chez les esclavagistes, fût de
+rechercher, non seulement de bons portefaix, mais des femmes, des
+enfants, qui, durant les longs jours de marche, ne pouvaient aisément
+s’enfuir. «Quand j’ai essayé, écrivait Livingstone, de rendre compte de
+ces faits, j’ai dû rester très loin de la vérité, de peur d’être taxé
+d’exagération; mais en surfaire les calamités est une pure
+impossibilité. Les scènes de la traite se représentent malgré moi et, au
+milieu de la nuit, me réveillent en sursaut.»
+
+Des bandes armées jusqu’aux dents, venues de l’Égypte, ou du Maroc, ou
+de Zanzibar, s’abattaient soudainement, comme des trombes, sur ces hauts
+plateaux de l’Afrique, où les populations n’avaient d’autres armes que
+des flèches et des lances. Le nègre, pour ces musulmans, c’était
+quelqu’un qui n’appartenait pas à la famille humaine. Des commentateurs
+du Coran le leur affirmaient: bonne excuse pour créer la terreur, tuer
+les vieillards, ramasser hommes mûrs et jeunes gens, enfants et femmes,
+et les emmener vers un marché de l’intérieur, les fers aux mains, des
+cangues au cou. «Toute femme, tout enfant, qui s’éloigne à dix minutes
+de son village, écrivait à Lavigerie un de ses Pères Blancs, n’est plus
+certain d’y revenir.» Malheur à ceux qui, dans la triste caravane,
+malgré le stimulant du fouet, ne marchaient pas assez vite! On les
+abattait, pour éviter qu’ils ne ralentissent le convoi. Malheur aux
+mères si elles s’avouaient lasses! On tuait le bébé qu’elles portaient:
+ce serait cela de moins sur les épaules. «Si on perdait la route qui
+conduit de l’Afrique équatoriale aux villes où se vendent les esclaves,
+disait un explorateur, on pourrait la retrouver aisément, par les
+ossements des nègres dont elle est bordée.»
+
+Le capitaine Joubert, cheminant une fois, trente-deux jours durant,
+derrière une bande d’esclavagistes, voyait périr, le long du chemin, un
+quart de leur cargaison. «Les démons, s’écriait-il, ne sont pas plus
+cruels que les musulmans de Zanzibar.» Souvent, lorsqu’on arrivait au
+marché, il ne restait plus en vie que la moitié ou le tiers de ce qui
+avait été capturé.
+
+Un Arabe disait tout naturellement au P. Guillemé, l’un des
+missionnaires de Lavigerie, en lui montrant aux environs d’Oujiji un
+abominable charnier: «Autrefois on jetait là les esclaves morts, et
+chaque nuit les hyènes venaient les emporter. Mais cette année il y en a
+trop, les hyènes sont dégoûtées de la chair humaine.» Devant les
+infortunés qui pouvaient se traîner jusqu’au marché, l’Islam survenait
+en acheteur, séparant les couples, enlevant les enfants aux mères.
+
+Stanley, en son premier voyage, avait vu, autour de Stanley Pool, dans
+un pays grand comme l’Irlande, un million d’habitants; peu d’années
+après, il repassait; tout était ravagé; sur le million, cinq mille
+seulement avaient échappé à l’esclavage ou à la mort. Pour se procurer
+cinquante femmes, un traitant, que l’explorateur Cameron connaissait,
+avait un jour détruit six villages, massacré quinze cents habitants. Les
+Pères Blancs, à leur arrivée à Tanganyika, avaient entrevu, dans la
+province de Manyema, une certaine richesse de cultures: en dix ans, les
+esclavagistes, s’acharnant sur ce territoire grand comme le tiers de la
+France, en avaient fait une solitude, et, suivant le mot d’un écrivain
+anglais, changé ce paradis paisible en un enfer.
+
+«De véritables pompes pneumatiques de l’enfer, voilà ce que sont,
+écrivait à Lavigerie le P. Mornet, les expéditions de ces horribles
+sangsues; tous les villages où nous allions, encore hier, faire le
+catéchisme, sont maintenant de vastes déserts.»
+
+«Dans une époque qui ne paraît pas bien éloignée, prophétisait en 1891
+le capitaine Binger, la dépopulation complète du continent africain nous
+surprendra[227].» Il était fatal d’ailleurs, comme l’explique le colonel
+Monteil, «qu’au sein de groupements ethniques imprécis, rivaux les uns
+des autres, voisins de la barbarie, se développassent des conflits
+honteux et sanglants ayant pour aboutissement la plaie honteuse de
+l’esclavage[228].»
+
+ [227] BINGER, _Esclavage, islamisme et christianisme_, p. 93 (Paris,
+ Société d’éditions scientifiques, 1891). Voir aussi, sur la
+ dépopulation résultant de l’esclavagisme, les témoignages de
+ Livingstone et de Barth recueillis et commentés par le général
+ PHILEBERT dans son livre: _la Conquête pacifique de l’intérieur
+ africain_, p. 256-275 (Paris, Leroux, 1889).
+
+ [228] MONTEIL, _Quelques feuillets de l’histoire coloniale_, p. 53
+ (Paris, Challamel, 1924).
+
+L’Afrique se déchirait elle-même. Au Soudan, les commerçants
+esclavagistes recrutaient parmi certaines peuplades noires des
+auxiliaires, et leur donnaient des fusils pour qu’elles s’en servissent
+contre les peuplades limitrophes; en trois ans, Joubert voyait les armes
+à feu se multiplier. Et dans le Soudan, petits et grands roitelets
+musulmans se faisaient à leur tour esclavagistes, faute de monnaie
+d’échange, faute de ressources. Sous les yeux de Galliéni, les luttes
+armées entre villages voisins se terminaient par la vente des
+prisonniers de guerre, à titre d’esclaves. On pouvait avoir, dans les
+périodes d’abondance, deux captifs pour quinze kilos de sel[229]. Binger
+observait qu’en cette région «le plus grand générateur de l’esclavage
+était le défaut de budget[230]». Chaque fois qu’une caisse royale était
+vide, une razzia dans les villages païens s’organisait: on y rabattait
+le gibier nègre pour le donner, en guise de salaire, aux fonctionnaires,
+ou pour se procurer, en échange de dix ou vingt captifs, un beau cheval
+de guerre. Dès 1872, un membre du Parlement anglais avait évalué à deux
+cent mille le chiffre annuel des esclaves ainsi vendus. Le noir parlant
+de son esclave l’appelait couramment «ma bête, mon animal»; les pâles
+lueurs qui faisaient scintiller en ces âmes de noirs l’idée de dignité
+humaine achevaient de s’éteindre. Des chefs trouvaient tout naturel de
+faire enterrer vivants leurs esclaves, de les jeter sur des bûchers ou
+dans des viviers, de leur faire couper les mains pour que les tambours,
+frappés par de simples moignons, rendissent un son plus doux.
+
+ [229] GALLIÉNI, _Voyage au Soudan français_, p. 599-602 (Paris,
+ Hachette, 1885).
+
+ [230] BINGER, _Esclavage, islamisme et christianisme_, p. 14-22 et 97.
+
+De jour en jour, la femme s’avilissait davantage. Les Pères Blancs
+constataient que l’afflux même des troupeaux de femmes esclaves
+développait, chez les riverains du Tanganyika ou du Nyanza, les
+instincts de polygamie: pour une chèvre, on pouvait acheter plusieurs
+femmes à la caravane qui passait; et lorsqu’on était un roi, comme, dans
+l’Ouganda, M’tésa ou bien Mwanga, on n’avait qu’à guetter le nuage de
+poussière qui en annonçait l’approche pour avoir, le soir même, tout un
+lot de captives nouvelles dans le harem royal que parfois douze cents
+femmes peuplaient. Si commune était cette denrée, la femme, qu’un
+roitelet du Buganda disait un jour à un Père blanc: «J’ai tué cinq de
+mes femmes pendant la nuit», et que Speke, à la cour même de l’Ouganda,
+en voyait chaque jour une, deux ou trois, menées à la mort. Le colonel
+Archinard, vainqueur d’Ahmadou, se trouvait en présence de six cents
+femmes, qu’il libérait.
+
+Il était douloureusement clair que Décalogue, évangile, progrès moral,
+progrès des lois, seraient tenus en échec en Afrique, tant que se
+perpétuerait l’atroce institution de l’esclavagisme. Lavigerie ne
+contestait pas qu’à la faveur des prescriptions du Coran sur la charité
+à l’endroit des esclaves, la servitude domestique, en terre ottomane,
+gardât un certain caractère de douceur. Mais son égard et son cœur se
+reportaient vers le point de départ de l’asservissement, vers l’instant
+tragique où le traitant avait fait son mauvais coup; et pour le crime
+commis à cet instant-là, il ne consentait aucune amnistie, aucune
+circonstance atténuante, aucun laisser-passer: car d’un tel crime,
+perpétuellement multiplié, résultait la démoralisation d’une race. Mais
+ce crime durerait, ce crime irait s’aggravant, tant que la marchandise
+humaine trouverait dans l’Islam des acquéreurs.
+
+C’est ce qu’avait compris, dès 1876, le regard pénétrant du roi Léopold
+II. Il avait eu l’honneur, à cette date, de soutenir le premier, devant
+les membres de l’Association internationale africaine, la cause de la
+liberté des noirs; il avait eu l’audace généreuse de vouloir provoquer,
+jusque dans les foules, un mouvement d’opinion et de s’essayer à créer
+un denier antiesclavagiste, en vue d’une caisse destinée à la
+suppression de la traite[231].
+
+ [231] DESCAMPS, _les Grandes Initiatives dans la lutte contre
+ l’esclavagisme_. (_Le mouvement antiesclavagiste_, 1re année, p.
+ 2-13.)
+
+Les puissances européennes qui possédaient des droits en Afrique
+s’étaient engagées en 1885, par l’article VI de l’acte général de
+Berlin, «à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la
+traite des noirs», à «protéger et favoriser, sans distinction de
+nationalité ni de culte, toutes les institutions et entreprises,
+religieuses, scientifiques ou charitables, créées ou organisées à ces
+fins». Et sans retard, au Soudan occidental, dès le début de 1887,
+Galliéni avait créé à Kayes, pour accueillir les captifs fugitifs, un
+village de liberté[232]. De tels villages, il en eût fallu, partout en
+Afrique, des milliers! L’article IX de l’acte de Berlin avait précisé
+que les territoires formant le bassin conventionnel du Congo ne
+pourraient servir de marché ni de voie de transit pour la traite des
+esclaves, de quelque race que ce fût. Qu’importaient aux traitants ces
+décisions de l’Europe? Ils connaissaient, à l’Ouest, le chemin du Maroc,
+dont le sultan proclamait audacieusement que ses États étaient un
+paradis pour les esclaves,--étrange paradis où, dans l’établissement
+royal d’où ils sortaient eunuques pour le service de Sa Majesté,
+vingt-huit sur trente succombaient à l’opération criminelle. Et devant
+les traitants s’ouvraient, du côté de l’Est, le chemin de la
+Tripolitaine, le chemin de la mer Rouge; et le Livre bleu anglais de
+1888 allait publier, à ce sujet, les plus émouvantes révélations. Elles
+attestaient que les embarcations européennes qui surveillaient la mer
+Rouge n’étaient pas suffisantes pour empêcher le départ ou le
+débarquement des convois de chair noire; elles relataient qu’à Djeddah
+un officier anglais pénétrait dans dix-huit maisons où d’infâmes
+marchands abritaient leurs cargaisons humaines, introduites dans la
+ville moyennant le paiement aux autorités d’un dollar par tête
+d’esclave.
+
+ [232] GALLIÉNI, _Deux campagnes au Soudan français_ (1886-1888), p.
+ 142-143 (Paris, Hachette, 1891).
+
+Mœurs islamiques et mercantilisme islamique continuaient de braver la
+philanthropie européenne; et cette philanthropie, en Europe même, si
+formel que fût l’Acte de Berlin, se sentait tenue en échec par de
+sourdes oppositions. C’était une tristesse pour Lavigerie d’«entendre
+délibérer froidement, par des hommes qui se préoccupaient de commerce et
+d’économie politique, si, pour ramener en Algérie le trafic qui se
+dirigeait sur le Maroc et profitait particulièrement à l’Angleterre, il
+ne convenait pas de laisser se rétablir le libre passage et la libre
+vente des esclaves en territoire algérien[233]».
+
+ [233] Voir le discours de Wallon au Sénat, 7 mars 1891, se plaignant
+ que dans son livre sur _la Politique française en Tunisie_,
+ d’Estournelles de Constant (P. H. X.) considère la Chambre de
+ commerce d’Alger comme hostile à la suppression de l’esclavage
+ domestique en Algérie (_Bulletin de la Société antiesclavagiste_,
+ 1891-1892, p. 31).
+
+Balancer ainsi les arguments pour ou contre l’esclavagisme, on osait
+cela devant lui, qui dès 1879 avait signalé «la plaie affreuse pesant
+sur toute une race infortunée», et déclaré «anathème» à l’esclavage. Il
+écrivait dès cette date, à propos de la petite poignée d’esclaves
+rachetés que lui avaient envoyés ses Pères Blancs: «J’ai vu les tristes
+victimes de ce commerce impie, j’ai entendu de leur bouche le récit de
+leurs maux.» La vieille Église africaine, saint Cyprien vendant les
+vases sacrés pour le rachat des captifs, saint Augustin, sur le marché
+d’Hippone, s’approchant des esclaves mis en vente et les interrogeant au
+sujet des nations barbares du fond de l’Afrique, dictaient à Lavigerie
+son devoir; et puisque la conscience européenne se révélait trop souvent
+impuissante et parfois défaillante, il allait susciter, d’urgence, une
+parole papale, et mettre ensuite au service de cette parole son âme
+frémissante et sa santé ruinée.
+
+
+II.--Lavigerie devant Léon XIII: son investiture pour la croisade.
+
+En cette année 1888, le Brésil, à la voix de ses évêques, achevait
+d’abolir l’esclavage: dans cet immense pays où quarante ans plus tôt
+besognaient deux millions d’esclaves, tous les hommes devenaient
+libres[234]. Léon XIII préparait, à l’adresse de l’épiscopat brésilien,
+une encyclique de doctrine et d’allégresse. Lavigerie, qui déjà dix ans
+plus tôt, dans un mémoire à la Propagande, avait souhaité que le drapeau
+de l’abolition de l’esclavage fût arboré hautement par l’Église devant
+le monde civilisé, écrivait à Léon XIII dès le 16 février: «Ce n’est pas
+seulement dans l’Amérique du Sud que l’esclavage existe, c’est surtout
+en Afrique qu’il conserve toutes ses horreurs.» Et de ces horreurs,
+Lavigerie parlait au Pape d’après les récits des missionnaires, d’après
+ceux mêmes des esclaves. «Quatre cent mille hommes par an, disait-il, en
+sont victimes. En vingt-cinq années, qui paraissent la moyenne de la vie
+africaine, cela fait _dix millions_; _dix millions d’hommes actuellement
+vivants_, voués à la vie et à la mort que je viens de décrire.»
+C’étaient là les chiffres donnés par ses Pères Blancs: l’explorateur
+Cameron, plus sombre encore, parlait d’un demi-million d’hommes par an.
+«La destruction de l’esclavage, observait en passant Lavigerie, est le
+coup le plus terrible que l’on puisse porter au mahométisme. La société
+musulmane, telle qu’elle est organisée, ne peut, en effet, vivre sans
+esclaves.»
+
+ [234] Sur l’histoire de cette abolition, voir les pages de NABUCO, _La
+ Lutte antiesclavagiste au Brésil_, dans le compte rendu du congrès
+ international antiesclavagiste de 1900, p. 89-98.
+
+Le tableau terrifiant tracé par Lavigerie se retrouvait, en raccourci,
+dans la lettre qu’au mois de mai Léon XIII adressait aux évêques du
+Brésil, lettre où l’on voyait toute la tradition chrétienne, toute la
+série des actes pontificaux, aspirer vers l’émancipation de l’esclave,
+et la préparer. Le Pape proclamait infâme le commerce de l’homme; il
+demandait qu’on l’arrêtât, qu’on le prohibât, qu’on le supprimât; au nom
+de la loi divine, au nom de la loi de nature, il le condamnait. Et
+regardant vers les missionnaires, il ajoutait: «Tandis que, par un
+concours plus actif des intelligences et des entreprises, de nouvelles
+voies, de nouvelles relations commerciales sont ouvertes vers les terres
+africaines, c’est aux hommes voués à l’apostolat de prendre tous les
+moyens possibles pour procurer le salut et la liberté des esclaves.»
+
+Peu de jours s’écoulaient, et dans le Vatican, le jeudi de la Pentecôte,
+une scène symbolique se déroulait: Léon XIII recevait un pèlerinage
+africain et un pèlerinage lyonnais, présentés l’un et l’autre par
+Lavigerie. D’une part, douze Arabes ou Berbères en burnous, musulmans de
+l’avant-veille; douze noirs, païens de la veille; douze Pères Blancs,
+apôtres et libérateurs. D’autre part, les représentants de la grande
+cité lyonnaise, qui depuis plus de soixante ans, par l’œuvre de la
+Propagation de la Foi, donnait un budget à l’apostolat catholique
+universel. Il y avait là, sous les yeux de Léon XIII, comme un tableau
+vivant, où s’entrevoyaient toutes les étapes de l’action missionnaire:
+l’étape de la quête, qui purifie l’or en le mettant au service de la
+vérité; l’étape de la prodigalité charitable, qui jamais ne calcule les
+dépenses, surtout celles de dévouement; l’étape de la prédication, où
+les âmes se laissent cueillir et s’en réjouissent. Lavigerie aimait ces
+images plastiques où s’encadrait sa somptueuse stature, et qui, à elles
+toutes seules, donnaient la sensation d’un instant historique marquant
+un progrès du Christ, ou bien un progrès de l’humanité. Il organisait
+ces mises en scène avec une ingéniosité de liturgiste, et son éloquence
+les commentait: il disait à Léon XIII merci pour sa lettre; et lui
+montrant les douze noirs naguère vendus comme un vil bétail, et que la
+générosité de la Sainte-Enfance avait rendus à la liberté et donnés au
+Christ, Lavigerie redisait au Pape: «Ils ont laissé, dans l’intérieur de
+notre immense continent, tout un peuple, leur propre peuple, voué à ces
+effroyables misères.» Une immense Église venait de naître: elle était
+l’héritière de l’ancienne Église d’Afrique, à laquelle avaient
+appartenu, peut-être, les ancêtres de ces hommes en burnous, mais déjà
+l’Église d’aujourd’hui dépassait en rayonnement l’Église d’autrefois,
+comme en témoignaient ces nègres, venus des profondeurs du continent
+noir; et cette Église s’agenouillait devant le Pape. Léon XIII prenait
+la parole, conjurait derechef États et missionnaires d’employer tous les
+moyens pour que «cette plaie, ce hideux trafic, la traite des nègres, ne
+déshonorât pas plus longtemps le genre humain». Mais se tournant vers
+Lavigerie, il ajoutait: «C’est sur vous surtout, monsieur le cardinal,
+que nous comptons.»
+
+C’était une investiture; Lavigerie, d’un coup d’œil, en mesura la
+portée. «La cause même de l’humanité, de la liberté chrétienne, de la
+justice, écrivait-il, nous est ainsi remise au nom de Dieu même, par son
+vicaire.» «Vous êtes le rédempteur de l’Afrique, commentait Mgr Bourret;
+et ce continent vous devra son double salut, naturel et surnaturel.»
+Lavigerie avait eu l’intention, d’abord, de regagner son diocèse; mais
+il lui semblait que l’ordre même de Rome le poussait maintenant vers
+Paris, pour y parler «des crimes sans nom qui désolent l’intérieur de
+l’Afrique», et pour jeter ensuite «un grand cri, un de ces cris qui
+remuent, jusqu’au fond de l’âme, tout ce qui dans le monde est encore
+digne du nom d’homme et de celui de chrétien».
+
+
+III.--La période apostolique de la croisade: les discours de Paris,
+Londres et Bruxelles.
+
+Le 1er juillet, à Paris, du haut de la chaire de Saint-Sulpice,
+Lavigerie jetait ce cri. Quarante ans plus tôt, dans cette église,
+couché sur les marches de l’autel, il avait promis de dévouer aux
+membres souffrants de Dieu toutes les énergies de son cœur; vieillard
+qui penchait vers la tombe, il continuait d’accomplir cette promesse en
+commençant au nom du Pape une prédication de croisade, «honneur suprême,
+disait-il, d’une vie qui va finir». On voyait alors Lavigerie étaler le
+spectacle de l’Afrique noire, en toute sa brutale horreur; il fallait
+que le monde chrétien se soulevât d’un «mouvement immense d’indignation
+et de pitié»; il fallait de l’or, il fallait des jeunes gens.
+
+De l’or pour ces Pères Blancs, qui écrivaient à leur cardinal: «Le chef
+arabe promet de partir demain matin de bonne heure et nous laisse
+racheter, parmi les victimes de la chasse de cet après-midi, les femmes
+et les enfants dont nous pouvons payer la rançon. Tout ce que nous avons
+y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer dans leurs
+foyers; mais aussi du désespoir des pauvres malheureux qui ne peuvent
+participer à la délivrance, qui sont emmenés de force, enchaînés à leurs
+cangues, au milieu de leurs cris de désespoir! Oh! que n’avons-nous, du
+moins, de quoi les délivrer tous!»
+
+Mais ces rachats, c’était encore, en définitive, une concession à la
+force brutale: Lavigerie voulait un remède plus prompt, plus efficace,
+plus décisif. Rappelant l’époque où les chevaliers de Malte et de
+Saint-Lazare, d’Alcantara et de l’Ordre teutonique, s’armaient pour la
+défense des faibles et suppléaient à ce que l’autorité des États
+réguliers ne pouvait alors accomplir ni même tenter, Lavigerie
+s’écriait:
+
+«Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers pays de l’Europe, ne
+ressusciteriez-vous pas, dans les contrées barbares de l’intérieur de
+l’Afrique, ces nobles entreprises de nos pères?» Et confiant ces vœux
+aux journalistes de toutes les opinions, pour être propagés, répercutés,
+il évoquait, en terminant, l’image de ce Macédonien, qu’un jour saint
+Paul entrevoyait en rêve, et qui lui criait jusqu’en Asie Mineure:
+«Passe la mer, et viens nous secourir.» L’Afrique esclave, aujourd’hui,
+lançait vers la France la même clameur.
+
+Le 31 juillet, Lavigerie parlait à Londres, sous la présidence de lord
+Granville. Il glorifiait Wilberforce, avocat infatigable des esclaves.
+Il redisait l’appel suprême du grand explorateur Livingstone, qu’il
+venait de relire, gravé sur son tombeau, à Westminster: «Je ne puis rien
+faire de plus que de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes
+du ciel descendent sur tous ceux, quels qu’ils soient, Anglais,
+Américains ou Turcs, qui contribueront à faire disparaître de ce monde
+la plaie affreuse de l’esclavage.»
+
+Sous les auspices de ce souhait émouvant, Lavigerie présentait à son
+auditoire anglais quatre cents témoins dont il allait dire le
+témoignage: c’étaient ses trois cents Pères Blancs vivants, ses cents
+Pères Blancs déjà morts, dont onze martyrs. Témoins d’élite, ceux-ci au
+moins, puisqu’ils s’étaient fait égorger. Et, sous l’impression de leurs
+dépositions, le cardinal Manning faisait voter la résolution suivante:
+
+«Le temps est maintenant arrivé où toutes les nations de l’Europe qui,
+au Congrès de Vienne en 1815, et à la Conférence de Vérone en 1822, ont
+pris une série de résolutions condamnant sévèrement le commerce des
+esclaves, doivent prendre des mesures sérieuses pour en arriver à un
+effet pratique. Comme les brigands arabes, dont les dévastations
+sanguinaires dépeuplent en ce moment l’Afrique, ne sont ni sujets à des
+lois ni sous une autorité responsable, il appartient aux gouvernements
+de l’Europe d’assurer leur disparition de tous les territoires où ils
+ont eux-mêmes quelque pouvoir. Ce meeting se propose également de faire
+instance auprès du gouvernement de Sa Majesté, pour que, de concert avec
+les pouvoirs européens qui réclament en ce moment une possession ou une
+influence territoriale en Afrique, il adopte telles mesures qui puissent
+assurer l’abolition de l’affreux commerce des esclaves, qui est encore
+maintenant pratiqué par ces ennemis de la race humaine.»
+
+Une quinzaine plus tard, le jour de l’Assomption, c’est à Bruxelles que
+Lavigerie parlait. Sur ses lèvres, la parabole évangélique de l’ivraie
+et du bon grain recevait une interprétation nouvelle: l’homme qui jetait
+le bon grain, c’était le roi Léopold, semeur de la civilisation sur un
+territoire grand comme soixante fois la Belgique; les gens qui dormaient
+autour de lui, c’étaient les catholiques belges; et l’ennemi, qui
+pendant leur sommeil avait semé l’ivraie, c’était l’Arabe esclavagiste.
+Lavigerie décrivait, dans les provinces du Haut-Congo, son œuvre de
+mort, qui dans certaines régions n’avait laissé vivre, d’après Stanley,
+qu’un nègre sur deux cents; il insistait sur ces cruautés, quelque
+répugnant qu’en fût le récit. «Pour sauver l’Afrique intérieure,
+criait-il, il faut soulever enfin la colère du monde.» Il disait aux
+Belges: «Vous êtes en présence de provinces qui agonisent; il faut sans
+retard leur venir en aide.» Leur roi le voulait, et il leur répétait les
+paroles royales. Dieu le voulait, et il faisait parler le Christ, qui,
+s’ils demeuraient indolents, leur dirait un jour: «C’est avec les noirs,
+avec vos noirs, que j’ai souffert et que vous m’avez abandonné.»
+«Avez-vous, demandait-il à ses auditeurs, le sentiment de la liberté, de
+la dignité, de la grandeur de notre nature? ou êtes-vous nés pour
+accepter que l’on s’endorme sous le joug de l’esclavage? Peuple de la
+Belgique, tu es le dernier, ce semble, à qui de semblables questions
+puissent être adressées! L’amour de la liberté, la noble fierté humaine,
+tu les as montrés à toutes les pages de ton histoire, et si tu es
+aujourd’hui un peuple libre, jouissant de tous les droits de la
+conscience, tu le dois à l’horreur de la servitude et au sang que tu as
+versé pour ton indépendance!» Il réclamait cent jeunes Belges décidés à
+être des héros et à délivrer de ce fléau la province du Haut-Congo. Cela
+suffirait, pour que ces esclavagistes qui fièrement disaient: «Le
+souverain de l’Afrique intérieure, c’est la poudre», fussent désormais
+tenus en échec. Il souhaitait un million pour que cette petite armée de
+libérateurs eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui ferait la police.
+
+Une voix bientôt s’élevait dans la presse belge, celle de l’ambassadeur
+de Turquie, pour accuser Lavigerie de donner à la croisade projetée le
+caractère d’une expédition contre l’Islam. Obtenez de vos docteurs, lui
+ripostait en substance Lavigerie, qu’ils déclarent contraire au droit
+naturel et divin la capture et la vente de l’infidèle par le croyant.
+Mais en attendant qu’ils fissent cette déclaration, contraire aux
+commentaires les plus qualifiés du Coran, le cardinal maintenait: «Tous
+les souverains musulmans indépendants de l’Afrique pratiquent
+l’esclavagisme; tous les chefs esclavagistes sont musulmans; la Turquie
+n’empêche que pour la forme, et très imparfaitement, la vente des
+esclaves, dans ses provinces d’Afrique et dans ses provinces d’Asie; les
+interprètes du Coran ne condamnent pas l’esclavagisme; les juges
+musulmans qui jugent d’après le Coran ne se prononcent jamais contre
+lui.» Lavigerie possédait ses sources: il savait citer Nachtigal,
+déclarant quelques années plus tôt qu’aux yeux des musulmans du Fezzan
+la traite était pleinement légitime et qu’ils la considéraient comme une
+branche d’affaires s’accordant avec leurs convictions religieuses; il
+savait citer Schweinfurth, qui jadis avait montré Mehemet Ali lui-même
+faisant de la chasse aux esclaves une source légale de revenus pour le
+Trésor; il avait retenu ce propos, recueilli par des officiers anglais
+sur certaines lèvres musulmanes: «Allah destine les Africains à nous
+servir.»
+
+Il n’était pas à court d’arguments, et comme un journal de Paris
+l’accusait de crier sus au mahométisme, de vouloir armer contre les
+musulmans le bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire,
+il ripostait que tout ce qu’il demandait, c’était le désarmement de ces
+brigands atroces qu’étaient les esclavagistes, et qu’il n’avait jamais,
+sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous prétexte de religion.
+A ce moment même, les nouvelles du Tanganyika annonçaient la capture par
+les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés d’esclaves,
+véritables squelettes fiévreux, couverts de plaies, entassés comme des
+harengs.
+
+L’Assemblée des catholiques allemands, tenue à Fribourg en Brisgau,
+recevait de Lavigerie un long mémoire. Il montrait le problème tel qu’il
+était: cinq cents musulmans à désarmer, à rendre aux pays d’où ils
+étaient venus. Et il disait avec l’explorateur Cameron: «Ce n’est pas
+par des discours ni par des écrits que l’Afrique peut être régénérée,
+mais par des actes. Que chacun de ceux qui croient pouvoir y prêter la
+main le fasse donc. Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre ou
+négociant; mais chacun peut donner une cordiale assistance aux hommes
+que le dévouement ou la vocation mène dans les lieux inconnus.»
+
+Que d’abord un demi-millier de malfaiteurs fût mis hors d’état de nuire,
+et Lavigerie annonçait que les missionnaires étaient à leur poste,
+d’avance, pour l’œuvre civilisatrice qui s’imposait; qu’ils venaient de
+racheter, cette année même, dans la mission de Kubanga, cent cinquante
+esclaves, et que leur hôpital faisait accueil à toutes les épaves noires
+qui se présentaient.
+
+Sur le papier, c’était chose grandiose qu’une croisade universelle des
+États contre l’esclavagisme. Mais Lavigerie réfléchissait que ces États
+avaient des intérêts propres, et que leurs interventions mêmes contre ce
+fléau leur procureraient probablement des bénéfices politiques,
+récompense naturelle de leurs efforts. Dès lors, dans un comité
+universel de l’œuvre antiesclavagiste, les intérêts politiques couraient
+le risque de s’affronter, de se combattre; et si l’on voulait créer un
+immense budget antiesclavagiste où les divers États puiseraient pour les
+besoins de leurs campagnes respectives, des difficultés diplomatiques
+étaient à craindre. Lavigerie, pour écarter ce péril, décida que dans
+les diverses capitales l’œuvre aurait des conseils nationaux,
+indépendants les uns des autres, qui trouveraient, sur leur territoire
+même, leurs ressources, et qui les emploieraient, en Afrique, pour leurs
+propres campagnes nationales contre l’esclavage.
+
+Mais à côté de ces campagnes nationales, Lavigerie rêvait, tenacement,
+d’un petit détachement international de bonnes volontés, qui s’en
+iraient faire la police, au cœur de l’Afrique. Joubert, depuis dix ans,
+entouré de sa petite armée de trois cents noirs, faisait régner la paix
+sur un vaste territoire: il n’y avait pas de caravane esclavagiste en
+ces parages-là. Lavigerie, invoquant ce précédent, faisait appel à des
+volontaires qui seraient comme les cadres européens de troupes
+indigènes, et qui surveilleraient les grandes routes et fermeraient le
+passage aux convois d’esclaves; volontiers eût-il demandé une sorte de
+gendarmerie sacrée pour l’intérieur de l’Afrique.
+
+Une telle carrière pouvait être pour des apôtres une occasion de
+sainteté; pour des déclassés, un moyen de relèvement; pour des inquiets,
+tracassés par le démon de l’aventure, une source de jouissance. Les
+candidatures se multiplièrent: sept cents Belges et beaucoup plus de
+Français. Il y eut en peu de jours deux mille demandes d’enrôlement,
+parmi lesquelles le cardinal voulait qu’on fît un choix sévère. Et les
+messages de tous ces conscrits, prêts à s’engager pour cette façon de
+guerre sainte, l’amenaient à constater qu’en fait, au 1er janvier 1888,
+«ni la philosophie ni l’économie politique, ni les assemblées, ni les
+gouvernements n’avaient pris en mains, d’une manière pratique, la cause
+de l’esclavage africain, et que, depuis le mois de mai de la même année,
+cette cause s’agitait dans tous les esprits et dans tous les cœurs.»
+Voilà ce qu’avait pu la parole du Pape et celle de son cardinal, et
+leurs deux échos continuaient de se répercuter, de se fortifier
+mutuellement.
+
+Un bref de Léon XIII, en octobre 1888, se réjouissait que France et
+Belgique, Angleterre, Allemagne, Portugal[235], eussent répondu à ses
+appels. «Quelle grandeur d’âme vous apportez, disait le Pape au
+cardinal, là où il s’agit du salut des hommes!» Il lui envoyait trois
+cent mille francs pour être partagés entre les divers comités
+antiesclavagistes, et il ajoutait: «Nous ne doutons pas que les Italiens
+et les Espagnols deviennent, avec le même cœur, les promoteurs et les
+auxiliaires d’une telle œuvre.»
+
+ [235] En ce qui regarde le Portugal, voir _Bulletin de la Société
+ antiesclavagiste_, 1888-1889, p. 378-381.
+
+
+IV.--La période des difficultés diplomatiques: les congrès.
+
+Déjà, en effet, l’Espagne se remuait; Lavigerie, dans une lettre à M.
+Sorela, qui projetait la fondation à Madrid d’une société
+antiesclavagiste, saluait tout le passé de la nation espagnole, les noms
+éclatants de Las Casas, de Pierre Claver, de Ximenès, et signalait à
+l’Espagne, tout près d’elle, en face d’elle, la seule puissance
+islamique qui jusque-là se fût formellement refusée à prendre quelque
+engagement pour la suppression de la traite, le sultanat du Maroc. De
+l’autre côté de notre Afrique, une porte s’ouvrait sur la Méditerranée,
+pour les cargaisons d’esclaves qu’attendait le Levant islamique: c’était
+la Tripolitaine; on prêtait à Lavigerie cette idée que si l’Italie se
+substituait à la Turquie comme gardienne de cette porte, ce serait, pour
+la traite, un débouché de moins. Là-dessus, les diplomaties s’émurent,
+et tout d’abord la diplomatie turque; et la presse italienne, qui se
+refusait à considérer la Tripolitaine comme une compensation pour la
+perte de la Tunisie, entama contre le cardinal une âpre campagne. Après
+l’universelle révolte de pitié humaine qu’avaient déchaînée la parole
+papale et la parole cardinalice, les diplomaties nationales inclinaient
+à se ressaisir, à temporiser.
+
+Lavigerie passa les Alpes, faisant front, tout seul, à l’artillerie
+d’une presse hostile, dont Crispi dirigeait le feu: il allait parler à
+Naples, adressait une lettre à la réunion antiesclavagiste de Palerme,
+et puis, le 28 décembre 1888, montait, à Rome, dans la chaire de
+l’église du Gesù. Il touchait, d’une main délicate, aux antagonismes des
+peuples chrétiens, et ces antagonismes mêmes étaient pour lui une raison
+nouvelle de les grouper tous ensemble, pour une sainte entreprise. «Il
+n’y a pas de sollicitude, disait-il, qui puisse mieux les disposer à
+oublier leurs propres querelles et les haines du passé.» Ce prélat que
+des polémiques passionnées désignaient comme un ennemi de l’Italie
+semblait rêver d’une France et d’une Italie qui s’aimeraient, en aimant,
+toutes deux ensemble, la souffrance humaine. Sa conférence jetait une
+sombre lumière, non seulement sur les souffrances de la veille, mais sur
+les périls du lendemain.
+
+«Tandis qu’en Europe et en Asie, s’écriait-il, le mahométisme semble se
+préparer au dernier sommeil, il renouvelle, sur notre continent
+africain, sa vigueur dans le sang. La couche qui arrive, celle du Mahdi
+et des Senoussis, est encore plus ardente que celle qui l’a précédée.
+Elle fait schisme avec le reste du monde musulman, auquel elle reproche
+sa mollesse. Faisant appel à la fureur sauvage des noirs, ces fanatiques
+couvrent déjà de leurs ramifications secrètes toutes nos provinces. Je
+vous signale ce danger, plus voisin que l’Europe ne le pense. Croyez-en
+un vieux pilote qui connaît les écueils et les tempêtes de la barbarie.
+C’est le quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque jour croissant
+tente de séparer à jamais de nous. Point de doute: je le répète, il n’y
+a pas dans l’ancien monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas un
+homme, qui ne comprenne que le devoir de cette croisade lui est imposé
+par le nom d’homme, et par l’ordre établi de Dieu: _Homo sum et nihil
+humani a me alienum puto._»
+
+Lavigerie, à Rome, voyait Schlœzer, représentant de la Prusse
+bismarckienne. Le chancelier de Berlin, jusque-là, en dépit d’une lettre
+de Lavigerie, en dépit de l’envoi que lui avait fait le cardinal de ses
+trois conférences de Paris, Londres et Bruxelles, était demeuré
+silencieux; mais lorsque Bismarck eut reçu les décisions contre la
+traite des noirs prises par les catholiques de Cologne[236], lorsqu’il
+eut reçu le memorandum du Saint-Siège pour une action commune des
+gouvernements européens contre l’esclavage, il expédia à Léon XIII un
+témoignage d’admiration pour Lavigerie apôtre des noirs, un témoignage
+d’adhésion à sa grande campagne de charité.
+
+ [236] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. 79-86.
+
+Milan attendait Lavigerie, et ses forces le trahissaient. Son entourage
+le suppliait: «N’y allez point, Éminence, il y va de votre vie.» Et lui
+de répondre: «Quel meilleur emploi puis-je en faire que de la donner
+pour le rachat des esclaves?» Sa parole, dans la chaire milanaise,
+continua de planer sur les difficultés franco-italiennes, avec une
+aisance souveraine: «La Méditerranée, mes frères, ses parrains lui ont
+donné divers noms de baptême, selon le pays dont ils sont. On l’a appelé
+un lac français, un lac anglais, un lac italien. Je serais bien heureux
+de pouvoir le baptiser du nom de lac chrétien, un lac que ne
+souillassent plus des embarcations d’esclaves.» Épuisé, mais toujours
+debout, il prosternait sa fatigue, dont il n’admettait jamais qu’elle
+pût devenir une lassitude, devant le corps de saint Charles Borromée,
+devant les reliques de saint Ambroise, leur demandant un surcroît de
+force, un surcroît de charité, un surcroît de voix, pour clamer les maux
+de l’Afrique. Et dans une église de Marseille, quatre jours plus tard,
+il recommençait.
+
+«Je suis à bout de forces, écrivait-il à Émile Keller, j’ai perdu le
+sommeil, l’appétit, la faculté même, je crois, de me mouvoir et de
+penser, il ne me reste que celle de sentir; et je sens que jusqu’au bout
+je resterai attaché à l’œuvre de l’abolition de l’esclavage, ne croyant
+pas qu’il y ait en ce moment une œuvre plus sainte et plus nécessaire.»
+
+Au loin, certaines imaginations, s’exaltant du prestige même de cette
+œuvre, s’abandonnaient à d’audacieux desseins, dont certains documents
+conservés par M. l’abbé Tournier demeurent aujourd’hui les témoins. Le
+futur cardinal Bourret, évêque de Rodez, écrivait à Lavigerie, après une
+conversation avec Jules Simon: «Cette grande œuvre d’humanité pourrait
+devenir aussi une grande œuvre de restauration pontificale»; et Mgr
+Bourret rêvait d’un congrès, provoqué par Lavigerie, dans lequel «un
+certain nombre de personnalités politiques des diverses nations
+rechercheraient un _modus vivendi_ supportable pour la Papauté.» Vers la
+même époque, Léopold II, roi des Belges, suggérait au P. Charmetant que
+l’on pourrait faire accepter par les puissances la formation dans
+l’Afrique équatoriale d’une colonie pontificale, sous leur garantie
+collective[237]. Charmetant portait à Léon XIII cette offre royale, et
+Léon XIII la déclinait; mais de telles suggestions attestaient la
+répercussion des campagnes libératrices entreprises au nom du
+Saint-Siège par le cardinal Lavigerie, et l’ascendant qu’en recueillait,
+pour elle-même, la puissance spirituelle de la Papauté.
+
+ [237] Au sujet de cette offre, on trouve une première allusion, faite
+ par Lavigerie lui-même, dans les _Documents relatifs au congrès
+ libre antiesclavagiste de Paris_, p. 43.
+
+Lavigerie rentrait dans Alger, le 21 janvier 1889, «tout perclus de
+rhumatismes et de douleurs névralgiques»; ne pouvant même plus signer de
+sa main, il dictait ses lettres, et le scribe docile, ému, écrivait des
+phrases comme celles-ci: «Si le bon Dieu voulait me trouver un enfer qui
+fût tout à fait à ma taille, il me condamnerait à ne rien faire pour lui
+durant toute l’éternité; ce serait, je le sens, le plus grand châtiment
+qu’il pût m’infliger.»
+
+Sans retard, dans son diocèse, il se refaisait prédicateur, pour les
+noirs. Il apparaissait le jour de la Chandeleur, dans la basilique de
+Notre-Dame d’Afrique; il parlait à l’entrée du chœur, en grande tenue
+pontificale, et c’était pour adresser deux supplications. La première,
+il la jetait aux fidèles. Il leur rappelait un mot sinistre du khédive
+d’Égypte: «Puisque vous nous avez empêchés de prendre les blancs, il
+faut bien que nous prenions les noirs.» Les noirs, commentait-il,
+«paient donc pour vous, mes frères; ils sont votre rançon, et vous ne
+feriez rien pour ceux qui vous remplacent dans la captivité et dans la
+mort!» Mais une seconde supplication succédait; d’une voix de tonnerre,
+d’un geste presque impérieux, il se tournait vers l’image de Notre-Dame
+d’Afrique, statue noire comme les noirs eux-mêmes, et l’interpellait sur
+ce qu’elle avait fait pour eux, depuis vingt-cinq ans qu’il l’avait
+proclamée reine de l’Afrique. «L’Afrique, lui criait-il, a compté sur
+votre protection. Qu’avez-vous fait pour elle, et comment souffrez-vous
+encore de telles horreurs? N’êtes-vous reine de l’Afrique que pour
+régner sur des cadavres? N’êtes-vous mère que pour oublier vos enfants?
+Il faut que cela finisse.» Des coups de crosse, frappant sur la dalle du
+chœur, scandaient ses sommations.
+
+Huit jours plus tard, dans une grande réunion organisée à la Sorbonne,
+une voix redisait qu’il fallait que cela finît: c’était la voix de Jules
+Simon[238].
+
+ [238] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p.
+ 247-266. Peu après la mort de Lavigerie, Jules Simon lui rendra
+ hommage en quelques pages que l’on trouve en son livre: _Quatre
+ portraits_ (Paris, Lévy, 1896).
+
+«Si brisé que soit mon corps, insistait Lavigerie, mon cœur ne l’est pas
+encore.» Il ne convenait pas que, le vendredi saint, fête par excellence
+de la souffrance, son cœur se tût sur le martyre de la race de Cham:
+faisant violence à son corps, il gravissait péniblement, dans sa
+cathédrale d’Alger, les degrés de la chaire; il prêchait sur la Passion
+des nègres, renouvellement de la Passion cruelle du Sauveur; sur leur
+calvaire à eux, «continent immense, où le sang coulait des veines de
+millions de noirs, mêlé aux larmes des mères»; sur les Hérode, les
+Pilate, les Judas, qui entreprenaient de défendre l’esclavagisme par
+amour de l’or, ou, peut-être, par opposition à la foi chrétienne; et les
+draperies noires qui assombrissaient l’église avaient mission de
+rappeler, disait-il, «non seulement la passion du Sauveur, mais encore
+la mort qui plane sur l’Afrique et la destruction qui la menace[239]».
+
+ [239] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p.
+ 327-337.
+
+Ce mot de mort, ce mot de destruction, qui résonnaient comme des glas,
+étaient tragiquement commentés par les nouvelles que Lavigerie, depuis
+le début de l’année, recevait du centre de l’Afrique. Les esclavagistes
+musulmans, riches et bien armés, avaient, dans l’Ouganda, fait un coup
+d’État. Le roi Kivewa, tombé sous leur joug, avait renvoyé ses ministres
+chrétiens, catholiques ou protestants; toutes les missions avaient été
+incendiées, tous les orphelinats détruits; tous les missionnaires, Mgr
+Livinhac en tête, avaient été emprisonnés, huit jours durant, puis
+entassés sur une barque, et transportés de l’autre côté du lac. «Vous
+avez voulu ménager l’Allemagne et l’Angleterre, écrivait à M. Mackay,
+chef de la mission anglaise, l’un de ces triomphateurs musulmans; nous
+tuerons l’un après l’autre tous les blancs établis dans l’intérieur de
+l’Afrique équatoriale.»
+
+Mgr Lavigerie méditait sur cet événement: il lui semblait être d’une
+incalculable gravité. Quelques années plus tôt, le sultan musulman de
+Zanzibar pouvait être rendu responsable des attentats commis à
+l’intérieur par les esclavagistes, qui tous venaient de ses États et
+reconnaissaient son pouvoir. Mais aujourd’hui, sa souveraineté était
+considérée comme expirant officiellement à dix kilomètres du
+rivage[240]; dans l’intérieur de l’Afrique, c’était à l’Europe de se
+défendre elle-même. Les esclavagistes, entourant les rois sauvages, ne
+les poussaient à l’expulsion des blancs que pour demeurer les seuls
+maîtres, et lorsqu’ils murmuraient aux oreilles des souverains noirs de
+fallacieuses paroles sur l’affranchissement politique de l’Afrique, ils
+ne visaient à rien de moins qu’à régner eux-mêmes, par une dictature de
+terreur, sur une Afrique subjuguée, à travers laquelle ils razzieraient
+à volonté, à discrétion, le bétail humain nécessaire à leur trafic.
+
+ [240] Sur les inconvénients de cette restriction de la souveraineté du
+ sultan de Zanzibar, voir un article de la _Gazette populaire de
+ Cologne_, cité dans le _Bulletin de la Société antiesclavagiste_,
+ 1888-1889, p. 17-23.
+
+Il apparaissait à Lavigerie que cette catastrophe requérait de l’Europe
+un surcroît de sacrifices et qu’il fallait, désormais, plusieurs
+milliers d’hommes, qui, remontant le Zambèse, le Chiri, le Nyassa, se
+fraieraient ainsi, vers l’Afrique équatoriale, la seule route désormais
+ouverte à leurs pas libérateurs. Il voulait que, d’urgence, les comités
+antiesclavagistes des diverses nations délibérassent; il annonçait à
+Keller son intention de convoquer prochainement un congrès[241]. Il
+avait hâte que ce congrès eût lieu, avant celui des puissances, et
+qu’ainsi fût mise en lumière l’initiative du Pape; il rêvait que Léon
+XIII y fût représenté par un légat, et investi de la présidence
+d’honneur. Dans la circulaire même qu’au mois d’avril 1889 il expédiera
+d’Alger, et qui convoquera le Congrès à Lucerne pour le mois d’août, se
+dessineront déjà plusieurs projets qui le hantaient: «Organisation de
+corps volontaires et peut-être même, sur quelques points essentiels, de
+corps religieux, par exemple, au milieu des déserts du Sahara;--création
+d’asiles fortifiés, comme ils ont existé autrefois, dans les siècles de
+barbarie, sur les grandes voies de communication, en Espagne, en
+Hongrie, en Orient, pour protéger les voyageurs et faire avancer peu à
+peu la vie, le commerce européen et la civilisation jusqu’aux limites
+mêmes du Soudan[242].»
+
+ [241] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p.
+ 215-230.
+
+ [242] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p.
+ 311-325.
+
+Il appelait à ce Congrès, non seulement l’Europe, mais des représentants
+du monde noir, noirs d’Haïti, noirs de Liberia, noirs des États-Unis: il
+désirait qu’en faveur de leurs frères du centre de l’Afrique leurs voix
+se fissent entendre, et qu’elles fussent acclamées.
+
+Sans plus attendre, des conférences d’Émile Keller à Paris, de Georges
+Picot à Bourges et à Paris, tenaient les esprits en haleine et mettaient
+les dévouements en branle[243].
+
+ [243] _Ibid._, p. 364-376, 405-421, 432-454.
+
+Des congrès, des conférences, il en fallait: c’était nécessaire pour
+agir sur l’opinion du monde; mais l’Afrique avait-elle le temps
+d’attendre que dans des congrès on eût délibéré? Lavigerie ne le pensait
+pas; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance de plus en plus
+impérieuse le langage d’un chef d’État,--son État, c’était
+l’Afrique!--il entrait en rapports avec le Portugal, demandait qu’un
+nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient Alger pour prendre la
+voie du lac Nyassa, pût remonter jusqu’au Tanganyika, y retrouver
+Joubert, et s’en aller avec lui vers leurs frères de l’Ouganda,
+ensevelis dans un tourbillon d’insurrections barbares. Le Portugal
+permettait, et la caravane libératrice se mettait en route.
+
+Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne. Mais il n’y eut à
+Lucerne, au début d’août 1889, d’autres congressistes que deux jeunes
+gens, représentants de dix millions de noirs, qui avaient quitté
+l’Amérique trop tôt pour apprendre que le Congrès était ajourné... Car
+l’imminence des élections françaises retenait en France la plupart des
+personnalités qui eussent pu représenter la France, à Lucerne, aux côtés
+des congressistes des autres pays; et Lavigerie, redoutant les effets
+fâcheux que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale,
+l’effacement de sa patrie et la prépondérance des nations protestantes,
+avait, le 24 juillet, par une circulaire expédiée de Lucerne[244], fait
+savoir que le Congrès n’aurait pas lieu. Mais ces deux jeunes nègres qui
+étaient venus là pour rencontrer les champions de l’antiesclavagisme
+universel, champions de toute langue et de toute nationalité, se
+jugeaient récompensés de leur voyage puisqu’ils rencontraient Lavigerie,
+et ils lui disaient: «Si jamais Votre Éminence met le pied en Amérique,
+des foules innombrables de nos compatriotes viendront acclamer le
+libérateur de leurs frères[245].»
+
+ [244] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p.
+ 424-425.
+
+ [245] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p.
+ 459-463.
+
+Trois mois plus tard, s’ouvrait à Bruxelles, entre les représentants des
+divers États, la conférence officielle pour la suppression de
+l’esclavage; elle se prolongea jusqu’au printemps. Lavigerie, d’avance,
+dans un mémoire adressé à Léopold II, avait dessiné ce qu’il attendait
+d’elle[246]. Dans son oasis de Biskra, où désormais l’hiver il tentait
+de refaire sa santé, il reçut de l’Ouganda des nouvelles moins
+inquiétantes. «Dieu dût-il faire un miracle, lui écrivait Mgr Livinhac,
+le parti protestant ne triomphera pas.» Mais Biskra est aux écoutes du
+désert: et les mystérieuses rumeurs sahariennes précisaient aux oreilles
+attentives de Lavigerie l’immense péril que créait en Afrique
+l’effervescence du senoussisme.
+
+ [246] Lavigerie à Léopold II, 8 novembre 1889. (_Bulletin de la
+ Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. 520-552.)
+
+Déjà, dès 1868, dans son livre sur _la Kabylie et les coutumes kabyles_,
+le futur général Hanoteau signalait comme un péril pour notre domination
+en Kabylie,--comme «un danger de tous les instants», disait-il, ces
+ordres religieux, «moins accessibles à nos moyens d’influence et plus
+difficiles à surveiller» que ne l’étaient les marabouts. «Comme ils
+obéissent, précisait-il, à des chefs qui presque tous résident à
+l’étranger, le signal de la révolte peut être donné à l’improviste, sans
+qu’aucun indice précurseur nous ait avertis[247].»
+
+ [247] HANOTEAU et LETOURNEUX, _op. cit._, II, p. 105.
+
+«Chez les musulmans du dix-neuvième siècle, avait écrit en 1886 M. Le
+Chatelier[248], le mahométisme mystique représente le principe religieux
+actif. Et le fait qui domine l’évolution moderne du monde islamique est
+le prodigieux mouvement de rénovation, de propagande, qui s’accomplit en
+Asie, en Afrique surtout. Sans rien préjuger pour l’avenir, on ne
+saurait nier qu’il y ait là pour les intérêts actuels du monde civilisé
+un danger grave. Les confréries ont été traitées, tantôt avec une
+considération trop bienveillante, tantôt avec un respect voisin de la
+crainte. Elles ont ainsi acquis une situation très forte, alors qu’il
+eût été facile, si on les avait mieux comprises, de les réduire presque
+à néant.»
+
+ [248] _L’Islam, au dix-neuvième siècle_, p. 180-187 (Paris, Leroux,
+ 1886).
+
+Lavigerie était d’accord avec les meilleurs observateurs de l’Islam,
+avec Henri Duveyrier, avec le général Philebert[249], lorsqu’il redisait
+à Léopold II, dans une longue lettre, les origines, la mystique
+popularité de ce chérif oranais, Snoussi, qui, vers 1796, s’était
+proclamé prophète (_madhi_), et lorsqu’il parlait des centaines de
+milliers de fanatiques qui, groupés en confréries, n’aspiraient qu’à
+soulever le Soudan contre l’Europe et à jeter les Européens à la mer...
+Oui, tous les Européens, y compris les Turcs, qui venaient de se
+disqualifier, aux yeux des Senoussistes, en prohibant la traite des
+noirs, et qu’une sanglante devise madhiste confondait avec les chrétiens
+pour les vouer, tous ensemble, à une même mort[250].
+
+ [249] Général PHILEBERT, _la Conquête pacifique de l’intérieur
+ africain_, p. 26-36.
+
+ [250] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 1-41. Sur
+ les développements ultérieurs du péril senoussiste, voir BINGER,
+ _Bulletin de l’Afrique française_, 1902; deux articles du
+ _Correspondant_, 25 novembre et 10 décembre 1909; et Lothrop
+ STODDARD, _le Nouveau Monde de l’Islam_, trad. Doysié, p. 51 et
+ suiv. (Paris, Payot, 1923). Sur l’état actuel de l’émirat des
+ Senoussis, constitué depuis 1920 par décret royal italien, voir
+ MASSIGNON, _Annuaire du monde musulman_, p. 144-146.
+
+
+V.--L’achèvement de l’œuvre tunisienne. Les adieux de Lavigerie à
+l’Europe.
+
+A peine avait-il dirigé vers Bruxelles cet anxieux cri d’alarme, que
+Lavigerie, quittant Biskra, réapparaissait en Tunisie, où depuis deux
+ans on ne l’avait pas revu. Sa première visite était pour la cathédrale
+de Carthage, désormais achevée. On l’avait construite rapidement, pressé
+qu’on était de la voir se dresser, moins comme un monument d’art que
+comme un symbole. Les jeunes élèves des Pères Blancs menaient Lavigerie
+au caveau qui devait contenir son tombeau, et l’aidaient ensuite à
+remonter dans la basilique. «Merci, mes enfants, leur disait-il. Le jour
+vient et il est proche, où vous n’aurez plus à me remonter.» En grande
+pompe, le jour de l’Ascension, devant le résident général de France et
+dix évêques, la cathédrale s’inaugurait[251]. Lavigerie, dans une lettre
+pastorale, interprétait l’événement.
+
+ [251] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 215-222.
+
+Jadis César, campant sur les ruines de Carthage, avait entendu, s’il en
+faut croire Appien, les sanglots d’une immense multitude qui demandait
+d’être rappelée à la vie, et César, saisissant ses tablettes, y avait
+jeté ces deux mots: «Relever Carthage.» Cinq siècles plus tard, saint
+Victor de Vite, au terme de son _Histoire des persécutions vandales_,
+avait invoqué tous les saints d’Afrique, pour qu’en retour de leurs
+souffrances, de leurs martyres, ils obtinssent de leur Dieu la
+résurrection de l’Église africaine. Sous les yeux de Lavigerie, le
+programme de César et la prière de Victor de Vite avaient commencé de
+s’accomplir: une Carthage ressuscitée présidait aux destinées d’une
+Église africaine ressuscitée, et le prélat s’écriait: «Me blâmerez-vous
+d’avoir cru comme César aux sanglots des multitudes disparues sous les
+ruines de leur patrie, et, comme l’évêque de Vite, aux prières des
+saints de notre Afrique, implorant de Dieu sa résurrection?»
+
+Il ouvrait un concile, dans la resplendissante cathédrale; on y émettait
+le vœu que saint Fulgence, l’évêque exilé par les Vandales, fût proclamé
+par Rome docteur de l’Église, et le concile, au bout de deux jours,
+transportait sa séance finale à Tunis, où Lavigerie allait poser la
+première pierre d’une autre cathédrale. «C’est un revenant épique que
+cet homme! s’écriait M. Louis Bertrand; c’est Turpin, l’archevêque de la
+chanson de Roland[252].»
+
+ [252] Louis BERTRAND, _le Sang des races_, préface de 1920, p. 5.
+
+L’âge le pressait d’achever ses fondations, et les événements eux-mêmes
+semblaient se presser, pour apporter à ses espoirs quelques prémices
+d’accomplissement; en ce même mois de mai 1890, il avait la joie
+d’annoncer à Paris le décret du Bey de Tunis, qui supprimait l’esclavage
+dans ses États[253], et cette autre joie, plus grande encore, de
+recevoir une lettre dans laquelle le roi Mwanga, inopinément restauré
+sur son trône de l’Ouganda, lui demandait des missionnaires et
+promettait toute sa bonne volonté pour empêcher la traite des esclaves.
+Les deux médecins qui, dans une caravane nouvelle groupant des Pères
+Blancs de quatre nations, partaient à ce moment même pour l’équateur,
+avaient jadis été rachetés de l’esclavage, puis élevés à Malte: ainsi
+s’associaient, déjà, les esclaves de la veille aux campagnes de
+libération.
+
+ [253] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 187-191.
+
+L’Afrique s’aidait donc elle-même, pour déraciner le fléau, et l’Europe
+aidait l’Afrique. La conférence de Bruxelles, par l’acte général du 2
+juillet 1890, préconisait l’établissement graduel, à l’intérieur du
+continent noir, de stations fortement occupées; la construction de
+routes et de voies ferrées reliant les stations à la côte,
+l’installation de bateaux à vapeur sur les grands fleuves et les lacs;
+la restriction de l’importation des armes à feu et des munitions;
+l’organisation d’expéditions et de colonnes mobiles. L’armée de la
+France, sans plus attendre, allait traquer l’esclavage dans un de ses
+plus redoutables repaires, le Dahomey[254], et déjà l’expédition belge
+de Winck et Van Kerchove était en route, pour porter secours à Joubert
+et pour semer, sur les bords du Tanganyika, une série de postes armés.
+Une voix éloquente, en 1891, s’élevait au Congrès de Malines; c’était
+celle de M. le chevalier Descamps, futur vice-président du Sénat belge.
+«Ne croyez pas, s’écriait-il, que l’Océan baigne nos frontières
+simplement pour permettre aux Belges de ramasser des coquillages sur ses
+rives. Ne craignez pas de pratiquer la mer[255].» Et l’on voyait, en
+cette année 1891, puis en 1892, naviguer vers Zanzibar, pour atteindre,
+par là, la mer intérieure du Tanganyika, l’expédition du capitaine
+Jacques, puis celle du lieutenant Long, impatients de libérer l’Afrique
+de ses bandes d’esclavagistes; et les noms d’Albertville, Baudouinville,
+Fort Clémentine, allaient bientôt dire aux riverains du Tanganyika ce
+que voulait faire pour eux la chrétienne Belgique[256]. Lavigerie
+saluait cette révolution, «qui allait faire entrer la quatrième partie
+du monde dans la lumière de la civilisation, de la liberté et de la
+vie»; il proclamait que l’œuvre faite à Bruxelles était très
+satisfaisante, très belle, qu’elle répondait à ses vœux, sinon à tous
+ses vœux; il se réjouissait de ce mot dit à un prélat belge par le
+ministre des Affaires étrangères de Belgique: «Ce qui se fait à la
+conférence n’est, au fond, que l’œuvre provoquée par l’action du Pape et
+de son envoyé[257].» Il ouvrait un concours, au nom du Pape, pour la
+composition d’un ouvrage populaire destiné à aider la campagne
+antiesclavagiste[258], et lorsque bientôt il apprit que la Hollande
+hésitait à signer l’acte de Bruxelles, il insista près du roi par un
+pressant message, que la jeune reine Wilhelmine eut à cœur d’exaucer, au
+lendemain même de son avènement[259].
+
+ [254] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1891-1892, p.
+ 273-290.
+
+ [255] DESCAMPS, _Discours sur l’avenir de la civilisation en Afrique_,
+ prononcé à l’assemblée générale du congrès de Malines le 10 août
+ 1891, p. 16 (Louvain, Peeters, 1891).
+
+ [256] Voir DESCAMPS, _les Stations civilisatrices au Tanganyika_, p. 9
+ (Bruxelles, Goemaere, 1894) et, dans le _Bulletin de la Société
+ antiesclavagiste_, 1891-1892, p. 266-269, la lettre de Lavigerie sur
+ l’expédition Jacques.
+
+ [257] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_,
+ p. 43.
+
+ [258] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_,
+ p. 46. Le lauréat du concours, qui eut pour juges Jules Simon,
+ Bardoux, Arthur Desjardins, le duc de Broglie, Antonin
+ Lefèvre-Pontalis, Franck, Georges Picot, le marquis de Vogüé,
+ Wallon, Julien Davignon, fut M. le baron Descamps, actuellement
+ vice-président du Sénat belge et membre de l’Institut, pour son
+ drame, _Africa_ (Louvain, Peeters, 1894).
+
+ [259] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 307-314.
+
+Lavigerie regrettait qu’on n’eût pas envisagé le sort de tant de pauvres
+nègres que, sous la fallacieuse rubrique de travailleurs libres, on
+transportait à des centaines de lieues de leur pays, et qui, ainsi
+déracinés, étaient à la merci de toutes les exploitations; il
+regrettait, aussi, qu’on ne se fût point occupé des progrès des sectes
+musulmanes en Afrique[260].
+
+ [260] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_,
+ p. 36-37.
+
+Mais l’acte général de Bruxelles admettait explicitement le concours des
+sociétés antiesclavagistes, «pour la formation de corps volontaires
+destinés, sous l’autorité des puissances, à réprimer les violences et la
+continuation de la traite»; pour un rôle de charité auprès des victimes
+de l’esclavage, particulièrement des femmes et des enfants; pour le
+développement et la protection de toutes les missions; et pour éclairer,
+enfin, «l’opinion indépendante» et l’opinion des commissaires, membres
+des bureaux de surveillance et de renseignements[261]. Les comités de
+ces sociétés, qui n’avaient pu se réunir à Lucerne, allaient, en
+septembre 1890, tenir un congrès à Paris, et l’éloquent
+discours-programme qu’allait y faire entendre Émile Keller devait
+répondre aux vœux officiels de la conférence de Bruxelles et combler les
+lacunes qu’y constatait Lavigerie.
+
+ [261] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_,
+ p. 40.
+
+Lavigerie lui-même, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, voulut ouvrir
+le congrès. En face de lui, au banc d’œuvre, autour de Mgr Livinhac,
+siégeait la race nègre, représentée par quatorze noirs de l’Ouganda. Le
+cardinal interpellait Mgr Livinhac, lui remettait l’avenir de sa
+gigantesque entreprise: «Je ne suis point Élie, lui disait-il, mais je
+dépose sur vos épaules, comme sur celles d’un autre Élisée, le manteau
+que je ne puis plus porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra
+désormais de me remplacer en France et dans l’intérieur de votre
+congrégation, de plaider la cause de nos missionnaires et de nos œuvres,
+de tendre pour eux, dans nos églises, comme je l’ai fait si longtemps,
+ces mains qui ont été enchaînées pour l’amour de Notre-Seigneur, et de
+leur faire entendre cette voix qui a confessé Jésus-Christ. Pour moi, je
+vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus sortir[262].» Quarante-huit
+heures plus tard, à la clôture du Congrès, Lavigerie se levait, comme
+pour parler: «Voilà mon discours, dit-il, c’est mon fils[263]», et il
+montrait Livinhac. Celui-ci prenait la parole, glorifiait les martyrs de
+l’Ouganda. Mais parmi les jeunes noirs qui étaient là, devant la
+tribune, il y avait le fils de Mathias, l’un de ces martyrs. Lavigerie
+l’appelait, l’embrassait: «C’est un acte de foi que j’accomplis en votre
+nom», disait-il à l’auditoire, et il chargeait Livinhac de traduire au
+jeune nègre cette phrase: «Ton père est au ciel, mais tu as un père sur
+la terre; ce père, c’est moi.» Et ce père se penchait vers un autre
+noir, qui avait eu l’oreille coupée au temps de la persécution, et
+l’embrassait[264].
+
+ [262] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_,
+ p. 82.
+
+ [263] _Ibid._, p. 171.
+
+ [264] _Ibid._, p. 178.--_Bulletin de la Société antiesclavagiste_,
+ 1890, p. 306 (lettre des jeunes noirs racontant la scène).
+
+En octobre, avec Livinhac et les quatorze nègres, Lavigerie était à
+Rome, aux pieds de Léon XIII, et le Pape, sur sa demande, instituait
+dans toute la chrétienté, en faveur de l’abolition de l’esclavage, une
+quête annuelle[265].
+
+ [265] Il fut bientôt décidé que la Propagande distribuerait elle-même
+ entre les diverses missions le produit de la quête antiesclavagiste,
+ et que les divers comités nationaux ne conserveraient qu’un rôle de
+ patronage, purement moral, et les divergences entre Lavigerie et
+ Keller au sujet de la politique intérieure française devaient avoir
+ pour résultat, en août 1891, la démission de Keller et de ses
+ confrères du Comité antiesclavagiste français, à la demande de
+ Lavigerie.
+
+
+VI.--Les dernières épreuves: A l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal.
+
+Ce fut pour Lavigerie, l’une des dernières joies de son âme de
+missionnaire. Les Pères Blancs de Jérusalem, à cette même date, lui en
+ménageaient une autre, en lui annonçant que l’un des premiers élèves de
+Sainte-Anne venait d’être ordonné prêtre, et qu’ainsi s’inaugurait, en
+terre palestinienne, la formation par les Pères Blancs d’un clergé
+indigène destiné aux Églises de l’Orient. Lavigerie avait encore deux
+années à vivre, deux années de douleur. Les souffrances physiques qui
+depuis longtemps lui livraient assaut, si accablantes à certaines heures
+qu’à plusieurs reprises, déjà, il avait reçu l’Extrême-Onction,
+achevaient lentement, et par saccades, de maîtriser ses forces; mais
+accoutumé comme il l’était, en ses méditations quasi quotidiennes, à
+aller au-devant de la mort, l’approche de cette mort, venant elle-même à
+sa rencontre, ne pouvait endolorir son âme. D’autres douleurs
+l’obsédaient, l’accablaient.
+
+Quelques semaines après avoir dit, du haut de la chaire de
+Saint-Sulpice, qu’il ne reviendrait plus en France, il lui fallut,
+d’accord avec Léon XIII, parler à la France. Il choisit lui-même son
+heure, et son cadre, et la forme d’éloquence dont ses lèvres allaient
+revêtir la pensée pontificale: ce fut par un toast, prononcé devant
+l’escadre, devant les hautes personnalités du gouvernement algérien, que
+Lavigerie, solennellement, délia l’Église de France de toute attache
+avec les anciens partis et orienta dans les voies nouvelles les méthodes
+de défense religieuse. Malmusi, consul général d’Italie, avait dit en
+1885 à son collègue allemand Julius Eckardt[266]: «Le cardinal, malgré
+de violentes collisions épisodiques avec le gouvernement athée de Paris,
+travaille avec la ténacité qui lui est propre à réconcilier Léon XIII
+avec le régime républicain.» Cinq ans s’étaient écoulés, et Lavigerie,
+sur le désir de Léon XIII, devenait l’annonciateur d’une politique qu’il
+avait, semble-t-il, contribué lui-même à préparer. Des polémiques se
+déchaînèrent. D’aucuns virent un contraste entre ce cri de «ralliement»
+et le message que seize ans plus tôt il adressait au comte de Chambord
+pour lui conseiller un coup d’État: on exhuma ce vieux document, pour
+assourdir les échos de _la Marseillaise_, jouée par ses Pères Blancs.
+D’autres l’accusèrent de capituler devant une législation antireligieuse
+contre laquelle plusieurs fois s’étaient dressés ses mandements. Il
+laissait dire, sans rien regretter: Français et missionnaire de la
+France, il lui paraissait qu’en souhaitant qu’un progrès s’accomplît
+vers l’unité morale de la mère patrie, il représentait les intérêts de
+la plus grande France, en même temps que la pensée de Léon XIII.
+«L’Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s’attache qu’à un seul
+cadavre, à celui qui s’est lui-même attaché sur la croix[267]!»...
+Lavigerie pensait de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour où il
+avait reçu la calotte cardinalice, qu’il n’avait jamais voulu entrer
+dans les divisions et dans les passions des partis[268]»; lui qui se
+sentait «le serviteur d’un maître qu’on n’avait jamais pu enfermer dans
+un tombeau». «Son esprit, dira devant son cercueil M. Jules Cambon,
+était de ceux qui regardent où ils vont et non d’où ils viennent; c’est
+ainsi qu’il était venu à la République[269].»
+
+ [266] ECKARDT, _Lebenserinnerungen_, II, p. 178.
+
+ [267] Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton FULLERTON
+ dans son livre: _les Grands Problèmes de la politique mondiale_, p.
+ 106 (Paris, Chapelot, 1915).
+
+ [268] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 535. Le livre essentiel sur
+ ces événements est celui de M. l’abbé TOURNIER: _le Cardinal
+ Lavigerie et son action politique_ (Paris, Perrin, 1913). Voir aussi
+ Mgr BAUNARD, _Léon XIII et le toast d’Alger_ (Paris, De Gigord,
+ 1913), et MAHIEU, _Vie de Mgr Baunard_, p. 418-422 (Paris, Gigord,
+ 1924).
+
+ [269] CAMBON, _le Gouvernement général de l’Algérie_, p. 395-396.
+
+C’est une loi dans l’histoire, que les grandes libérations ne
+s’accomplissent qu’au prix de beaucoup de souffrances; une fois de plus,
+cette loi se vérifiait. Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens des
+œuvres missionnaires; on calcula qu’en six mois, le mécontentement
+produit par le toast d’Alger frustrait de trois cent mille francs leur
+budget d’apostolat et de rédemption; il semblait qu’un certain nombre de
+catholiques de France voulussent punir le cardinal par une grève de la
+charité.
+
+L’heure était bien mal choisie pour cette vindicative réponse, aussi
+nocive aux intérêts de l’Église qu’aux intérêts de la France. Car, à ce
+moment même, la Compagnie impériale de l’Est Africain, soutenue par
+l’Angleterre, ne visait à rien de moins qu’à faire de l’Ouganda, sous le
+protectorat anglais, un État protestant. «Nous te prions, notre
+seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres catholiques de là-bas, et
+nous prions tous les grands chefs de la religion d’avoir pitié de nous.
+Envoie-nous des Européens qui soient bons, et ne nous imposent pas la
+religion du mensonge... Quant à nous, nous défendrons notre religion par
+la force, si les officiers européens continuent à anéantir ici le parti
+de Jésus-Christ.» Cela devait finir là-bas par de tragiques mêlées entre
+les ouailles des Pères Blancs et les soldats de la Compagnie anglaise;
+les catholiques furent mitraillés, leurs maisons incendiées, et
+Lavigerie, recevant en avril 1892 les lugubres nouvelles, pouvait se
+demander s’il existait encore quelque mission de l’Ouganda[270]. Il
+adressait à une notabilité catholique de l’Angleterre une protestation
+qui était un gémissement.
+
+ [270] LEBLOND, _le Père Auguste Achte_, p. 153-182 et 207-208 (Paris,
+ Procure des missionnaires d’Afrique, 1913).--Jules LECLERCQ,
+ _Bulletin de la Société belge d’études coloniales_, juillet-août
+ 1923.--_Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1891-1892, p.
+ 247-251, 308-345, 433-456.
+
+Cependant, à Biskra, sous la tendresse fiévreuse de son regard paternel,
+une autre œuvre naissait, celle des Frères Pionniers, demi-soldats et
+demi-moines, dont les postes, s’échelonnant à travers le Sahara,
+devaient, dans la pensée de Lavigerie, faire la police du Christ, offrir
+un asile aux esclaves fugitifs, des remèdes aux voyageurs malades, et,
+tôt ou tard, relier le Sahara au Soudan. Le général Philebert, qui fut
+l’un des premiers, parmi nos chefs militaires à tenter de se mesurer
+avec l’immensité du Sahara, avait dit en termes formels: «Le mieux
+serait d’accepter l’aide et le concours des missionnaires d’Alger.
+Quelques Pères Blancs amenés à Témassinine formeraient un noyau, autour
+duquel se constituerait beaucoup plus vite une colonie, telle que nous
+la désirons[271].» Lavigerie s’apprêtait à fournir des Frères Pionniers,
+pour l’accomplissement et le perfectionnement d’un tel dessein. Ouargla,
+depuis le printemps de 1891, avait sa colonie de Frères Pionniers; et
+dans une visite que faisaient au cardinal, au printemps de 1892, Jules
+Ferry et M. Jules Cambon, il était question d’employer ces Frères armés
+pour une expédition au Touat. Mais des difficultés diplomatiques
+survinrent: le Maroc s’inquiétait; les sphères militaires se montraient
+soupçonneuses; les diplomaties européennes posaient des questions
+alarmées: qu’était-ce que ce corps franc, mobilisé par un prêtre de
+France? dans quelle mesure engageait-il la responsabilité de la France?
+D’aucuns insinuaient, à Paris, que le cardinal avait déjà 1 500 hommes
+sous les armes, à Biskra, pour une guerre contre l’Islam. Ces 1 500
+hommes n’étaient encore que vingt! Le cardinal fut officiellement
+informé que la France renonçait à l’expédition du Touat et à l’emploi
+des Frères Pionniers, et même à les aider: ce Sahara, qui, en 1878,
+s’était fermé devant ses premiers Pères Blancs, se fermait aujourd’hui
+devant ses Frères Pionniers. «En les fondant, disait-il le 15 novembre
+1892, j’avais compté sur la politique coloniale; aujourd’hui tout
+s’écroule.» Et de sa chambre de malade, il donnait l’ordre de ne plus
+accepter de nouveaux engagements et de rendre toute liberté aux Frères
+antérieurement enrôlés. Cet _Amen_ d’assentiment, qui faisait accueil à
+la plus profonde des déceptions, se confondit presque avec ses premières
+paroles d’agonie.
+
+ [271] Général PHILEBERT, _Création de postes sur la route du Soudan_,
+ p. 11 (Paris, Baudoin, 1890). L’appel de Lavigerie pour l’œuvre des
+ Frères du Sahara est publié au _Bulletin de la Société
+ antiesclavagiste_, 1891-1892, p. 1-17; le premier projet s’en trouve
+ dans une lettre à Keller, du 25 mars 1890 (même _Bulletin_, 1890, p.
+ 41-67).
+
+Il avait encore dix jours à vivre. Sa pensée s’en allait vers le congrès
+eucharistique qui se préparait à Jérusalem, vers l’idéal d’union des
+Églises dont ce Congrès voulait s’inspirer. Cela le rajeunissait de
+trente ans: n’était-ce pas lui qui, en 1861, avait le premier promené,
+dans une Syrie ravagée, la foi de Rome et la charité de la France? Il
+donna mille francs aux organisateurs de ce Congrès: l’Orient chrétien,
+où son génie apostolique avait autrefois fait ses premières armes,
+obtenait ainsi la dernière de ses aumônes. C’était le 22 novembre: le
+25, celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, avait dit: «Je ne veux plus un
+seul jour de repos», entrait dans le repos de la mort.
+
+On ouvrait son testament, daté de 1884, et l’on y lisait: «Je t’avais
+tout sacrifié, ô chère Afrique, lorsque, poussé par une force intérieure
+qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à
+ton service. Depuis, que de traverses, que de peines! Je ne les rappelle
+que pour pardonner, et pour exprimer encore une fois mon indicible
+espérance de voir la portion de ce grand continent qui a connu autrefois
+la religion chrétienne revenir pleinement à la lumière, et celle qui est
+restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort.
+C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une
+vie d’homme pour une semblable entreprise? A peine ai-je pu ébaucher ce
+travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y
+tracer les routes de l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre
+chose pour toi que souffrir, et par mes souffrances, te préparer des
+apôtres.»
+
+
+VII.--Les lendemains.
+
+Les apôtres formés par Lavigerie ont continué son œuvre. Lavigerie
+voulait, en 1871, fonder en Algérie des villages d’orphelins; les Pères
+Blancs, au lendemain de la famine qui sévit l’année d’après sa mort,
+créèrent en Tunisie, pour les orphelins, la grande exploitation agricole
+de Saint-Joseph de Thibar, qui fut le point de départ d’un nouveau
+village chrétien[272]. Lavigerie prévoyait, en 1878, quatre vicariats
+apostoliques; actuellement, le rayonnement même de l’apostolat des Pères
+Blancs a contraint la congrégation romaine de la Propagande de démembrer
+et de multiplier leurs terrains d’action: ils possèdent en Afrique onze
+vicariats et une préfecture apostolique. Les statistiques de janvier
+1925 donnaient, pour leurs missions d’Afrique, le chiffre de 400 275
+baptisés et de 163 751 catéchumènes. Il y avait dans la seule chrétienté
+de l’Ouganda, du 1er juillet 1910 au 30 juin 1911, 1 236 000
+communions[273].
+
+ [272] Antoine PHILIPPE, _Chronique sociale de France_, novembre 1924,
+ p. 810.
+
+ [273] LEBLOND, _le Père Auguste Achte_, p. 430.
+
+Les Sœurs Blanches d’Afrique, deux ans seulement après la mort de leur
+fondateur, s’enfonçaient dans les ténèbres de l’intérieur, qui, devant
+leur regard embrasé d’espérances, s’éclairaient d’une lueur d’Épiphanie.
+A l’heure présente, dans quatre-vingt-trois maisons, elles enseignent,
+soignent, baptisent, font l’instruction de la femme arabe, ou de la
+femme païenne. Il advient souvent que d’avance, dès le berceau, ses
+parents l’ont vendue comme épouse: la sœur missionnaire, pour la faire
+chrétienne, doit indemniser le fiancé de ce qu’il a payé comme dot: la
+nécessité de ces coûteux remboursements entrave la besogne d’apostolat,
+mais ne décourage pas les apôtres[274].
+
+ [274] LEBLOND, _op. cit._, p. 418.
+
+Sous l’égide de ces deux ordres, les races indigènes ont commencé de
+fournir des prêtres à l’autel, des religieuses au cloître: les missions
+dont Lavigerie fut l’ancêtre possèdent, présentement, trente-quatre
+prêtres indigènes, quatre grands séminaires avec cent quatorze
+séminaristes noirs, neuf petits séminaires avec quatre cent soixante et
+un élèves noirs, et, sous le voile de religieuses, deux cent deux
+négresses.
+
+Tenacement, mais en vain, le cardinal avait souhaité, pour ses Pères
+Blancs, l’honneur d’être les agents de liaison, qui ouvriraient une
+route et jetteraient un pont entre l’Algérie et le Soudan: ce
+«mysticisme transsaharien» dont parle quelque part le colonel Monteil,
+et qui donna l’élan, vers 1880, à plusieurs essais héroïques, allait
+inspirer, au lendemain de la mort du cardinal, la tentative du P.
+Hacquard, suivie d’un nouvel échec. Il faudra dix années encore pour que
+le commandant Laperrine, par l’heureux amalgame de ses tirailleurs et de
+ses spahis, prépare la grande œuvre de la pénétration saharienne. Mais
+lorsqu’en 1894 la France militaire se fut installée à Tombouctou, les
+Pères Blancs, débarquant à Dakar, s’engagèrent dans la vallée du Niger,
+et pénétrèrent à leur tour au cœur du Soudan: l’apostolat religieux,
+dans le sillage de nos armées, atteignait ainsi, par une autre voie, ce
+Soudan, où s’était si souvent transporté, par delà le chapelet des oasis
+sahariennes, l’esprit conquérant du cardinal.
+
+Ainsi sont au travail, conformément aux méthodes définies par Lavigerie,
+les instruments forgés par Lavigerie pour réaliser, au jour le jour,
+l’impérieux appel qu’au nom de son Église et de son pays il adressait à
+l’âme missionnaire.
+
+L’œuvre antiesclavagiste, elle aussi, ne fut point une œuvre éphémère:
+sa vitalité s’attesta par le Congrès antiesclavagiste de 1900, par la
+création en Afrique d’un certain nombre de villages de liberté[275];
+elle s’atteste, aujourd’hui même, par la décision qu’a prise, en 1924,
+le conseil de la Société des Nations, de constituer une commission de
+l’esclavage, chargée de lutter contre les dernières survivances de la
+traite, contre les abus de l’esclavage domestique, contre la polygamie
+enfin, qui, en provoquant la restriction de la natalité, tarit les races
+indigènes et entrave leur essor économique[276]. Dans les sollicitudes
+et les travaux de cette commission genevoise, à laquelle les
+missionnaires commencent de prêter leur concours, c’est toujours
+l’esprit de Lavigerie qui survit et qui veille.
+
+ [275] DU TEIL, _Correspondant_, 25 juin 1903.
+
+ [276] BEAUPIN, _Chronique sociale de France_, novembre 1924.
+
+Quelques années après la mort du cardinal, le général du Barail, traçant
+de lui, dans ses _Souvenirs_, un portrait fort peu bienveillant,
+concluait qu’en agissant comme Lavigerie, «on risque de mériter, en
+guise d’oraison funèbre, l’épigramme appliquée à certains hommes
+d’Église: il parlait sans cesse du ciel pour ne s’occuper que des choses
+de la terre; mais on risque aussi d’arriver les mains presque vides
+auprès de Celui qui a donné à ses disciples la divine consigne: _Ite et
+docete_[277]». Apparemment le général, écrivant ces lignes, était hanté
+par le double souvenir des lointains différends de Lavigerie avec
+Mac-Mahon et de ses récents sourires à la forme républicaine; il
+semblait que cette double impression lui voilât les résultats obtenus
+par le cardinal,--d’un voile tellement opaque qu’il osait dire en cette
+même page, quelques années seulement après les martyres de l’Ouganda:
+«Je ne crois pas que les Pères Blancs aient à leur actif une conversion
+sérieuse.» L’histoire religieuse de l’Afrique au cours des trente
+dernières années achève de s’insurger contre un tel verdict: la divine
+consigne _Ite et docete_, dont parle Du Barail, fut réalisée par les
+missionnaires de Lavigerie, comme elle l’avait été par le cardinal
+lui-même.
+
+ [277] DU BARAIL, _op. cit._, III, p. 47-49.
+
+
+
+
+ÉPILOGUE
+
+L’œuvre missionnaire de Lavigerie.
+
+
+M. Jules Cambon disait de lui, devant son cercueil: «Le cardinal avait
+rêvé de conquérir l’Afrique à la France et à la civilisation, et il a
+mené cette entreprise en bon Français et en bon Européen. Il a été, sur
+la terre africaine, le précurseur de tous ces hardis voyageurs, de ces
+marins, de ces soldats, qui semblent renouveler chez nous la gloire des
+conquérants du Nouveau-Monde.» Tel est l’hommage que rendit au cardinal
+Lavigerie la République du président Carnot.
+
+Parmi les assistants, il y avait M. Louis Bertrand; il entendait, jusque
+derrière le glorieux cercueil, «le clabaudage de l’envie, de la sottise,
+du sectarisme imbécile et malfaisant», mais il écrira plus tard: «Les
+paroles d’adieu de Cambon, avec l’accent de l’orateur, sont restées dans
+ma mémoire comme une sorte de protestation contre l’inintelligence des
+contemporains et comme un premier hommage de la postérité[278].»
+
+ [278] Louis BERTRAND, _le Sang des races_ (préface de 1920), p. 5.
+
+
+I
+
+Lavigerie s’insère avec une incomparable splendeur dans cette lignée de
+missionnaires qui furent, dans les trois derniers siècles, les pionniers
+de la plus grande France, et qui donnèrent comme préface à notre
+histoire coloniale une sorte de préhistoire religieuse, éminemment
+féconde. Son imagination, puis son action, commencèrent d’installer la
+France à Tunis, plusieurs années avant que notre diplomatie n’osât y
+aspirer. Il avait fallu neuf ans à la monarchie de Juillet pour que,
+dans la France algérienne d’outre-mer, une crosse d’évêque cheminât; la
+crosse de Lavigerie, au contraire, précéda en Tunisie les armées de la
+République; la civilisation chrétienne commença de s’y étaler et de s’y
+faire aimer, avant que ces armées ne survinssent avec une allure plus
+pacificatrice que conquérante. Une fois engagée dans les voies que lui
+avait ouvertes Lavigerie, la France officielle le voulut comme
+conseiller, comme guide, comme collaborateur permanent. L’œuvre de
+l’État français, en Tunisie, réalisa les conceptions de cet homme
+d’Église.
+
+Il y a je ne sais quoi d’épique dans la carrière de ce prêtre qui,
+chargé par l’empereur Napoléon III, avec toutes sortes de réserves et de
+réticences, d’un diocèse de la banlieue méditerranéenne, fait de ce
+diocèse, avec la collaboration successive de la République française et
+des congrès diplomatiques européens, l’avant-poste du Christ pour la
+conquête d’un immense continent. Nos romantiques, en matière de
+politique étrangère, avaient eu vraiment d’étranges utopies[279].
+Lamartine, rendant visite à l’émir Beschir, souverain des Druses du
+Liban, oubliait rapidement les mutilations et les massacres dont cet
+émir s’était rendu coupable, et saluait avec entrain, comme plus vieille
+et «originairement plus pure et plus parfaite que la nôtre», comme
+«fille des vertus primitives», la civilisation orientale. Michelet, du
+jour où il eut épousé une femme d’origine créole, rêvait d’une Amérique
+régénérée par le sang noir venu d’Afrique, par cette race de Cham si
+cruellement calomniée. Le spectacle des ruines cruellement accumulées en
+Syrie par ces Druses dont s’éprenait Lamartine, le spectacle des
+atrocités de l’Afrique noire, témoignaient à Lavigerie tout ce qu’il y
+avait d’incorrigible utopie dans ces hommages romantiques aux
+civilisations exotiques: comme observateur non moins que comme prêtre,
+il estimait urgent, tout d’abord, de leur présenter le Christ avant de
+s’exalter pour elles.
+
+ [279] Voir SEILLIÈRE, _Revue d’histoire diplomatique_,
+ octobre-décembre 1924.
+
+Au début de son épiscopat algérien, il s’occupa surtout de jeter un pont
+entre le christianisme et l’Islam.
+
+Il agit à ciel ouvert, prudemment mais sans se cacher.
+
+Il ne pouvait admettre que le pouvoir civil condamnât à jamais les
+musulmans à être des gentils; et c’était au contraire sa mission
+d’évêque, de les relever d’une telle condamnation. Il constata, après
+les premières expériences, que des succès locaux étaient possibles, mais
+sur des terrains bien restreints, et que de petits groupes d’enfants
+arabes ou berbères, enveloppés d’une atmosphère chrétienne, pouvaient
+devenir accessibles à la foi du Christ, mais que les âmes des adultes,
+elles, semblaient généralement murées.
+
+Quelles que fussent les difficultés d’approche, s’étonnera-t-on qu’un
+Lavigerie n’ait jamais adhéré à la formule sommaire, d’après laquelle
+«on ne convertit point un musulman»? M. René Bazin recueillait naguère
+certains indices, en Algérie, en Tunisie, dont il concluait que «les
+Musulmans peuvent être rapprochés de nous jusqu’à s’intéresser au
+principe supérieur de notre civilisation, même jusqu’à devenir
+chrétiens[280]». Si l’on insistait en faveur de cette formule: «Le
+musulman est inconvertissable», les missions évangéliques anglo-saxonnes
+et germaniques, qui tenaient au Caire en 1906, à Lucknow en 1911, deux
+grands congrès pour l’apostolat de l’Islam, auraient le droit d’y
+relever beaucoup d’audace et quelque lâcheté, et de nous faire observer,
+à l’encontre, que dans les îles de la Sonde, dans l’Hindoustan, en
+Perse, en Arabie même, le protestantisme s’essaie, parfois
+victorieusement, à effriter le bloc islamique[281]. Lavigerie et après
+lui le P. de Foucauld se sont toujours refusés à admettre que le geste
+de saint François d’Assise et des premiers Franciscains apôtres du
+Maroc, le geste de saint Louis et du bienheureux Raymond Lulle, portant
+aux âmes islamiques le catholicisme, fût condamné à demeurer, pour toute
+la suite des siècles, un geste illusoire et stérile. Mais Lavigerie
+jugea nécessaire, dès le début, de «ménager la lumière aux yeux malades
+des musulmans pour ne les éclairer que peu à peu, de crainte de les
+aveugler sans retour[282]». Pascal eût aimé ces lignes subtiles,
+extraites du discours qu’il adressait au concile provincial de 1873. Le
+mot _Caritas_, le seul qu’il eût voulu comme devise dans ses armes
+épiscopales, fut en définitive, vis-à-vis des musulmans d’Afrique, sa
+seule méthode d’apostolat.
+
+ [280] BAZIN, _Revue des Deux Mondes_, 1er décembre 1924, p. 496-503.
+ Comparer dans la _Chronique sociale de France_, avril et mai 1924,
+ les deux articles de M. Pasquier-Bronde sur l’influence sociale
+ exercée chez les Kabyles par les écoles, les bureaux d’assistance
+ sociale, l’œuvre du _Foyer kabyle_, et sur les premières conversions
+ individuelles.
+
+ [281] Voir le fascicule de la _Revue du monde musulman_ de novembre
+ 1911 intitulé: _la Conquête du monde musulman_.
+
+ [282] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 90.
+
+«Je viens de lire, écrivait un jour Montalembert à Hilaire de Lacombe,
+le journal du voyage fait en Espagne, cinquante ans après l’expulsion
+des Maures, par certain calife, venu voir ce que devenait le royaume de
+ses aïeux. Il n’admire rien, tout lui paraît petit de ce qui a été fait
+depuis leur départ, excepté un couvent des frères de Saint-Jean-de-Dieu.
+Il n’en revient pas, qu’ils se dévouent aux misérables, et le voyageur
+constate que sa religion ne lui a jamais rien montré de pareil[283].»
+Suggérer aux musulmans d’aujourd’hui une pareille remarque, c’est à peu
+près à quoi se réduisait l’apologétique de Lavigerie: il savait
+l’inefficacité des polémiques doctrinales contre l’Islam, et «l’héroïque
+courage» qu’exigent des musulmans, «en raison des difficultés de
+l’entourage[284]», les conversions individuelles.
+
+ [283] Je remercie M. Bernard de Lacombe, à qui je dois cette
+ intéressante communication.
+
+ [284] MASSIGNON, _The Moslem World_, 1915, p. 140.
+
+L’abbé Bourgade, l’humble aumônier de Saint-Louis de Carthage, avait, au
+milieu du dix-neuvième siècle, publié trois livres de dialogues:
+_Soirées de Carthage_, _la Clef du Coran_, _le Passage du Coran à
+l’Évangile_, pour essayer d’acheminer les âmes musulmanes vers un
+contact plus immédiat avec Seïd Aïça (c’est le nom qu’elles donnent au
+Christ); et Mgr Pavy, présentant ces livres au public, avait fait
+remarquer, tout le premier, que cette «causerie simple, ingénieuse et de
+bonne amitié», n’avait rien d’une controverse, la controverse étant
+interdite par le Coran lui-même à ses disciples[285]. Pour tenter de
+présenter Seïd Aïça à la conscience islamique, Lavigerie n’empruntait
+pas les méthodes socratiques inaugurées par le bon abbé Bourgade; il
+faisait le bien et voulait qu’on fît le bien, au nom de Seïd Aïça. Il
+lui paraissait que dispensaires, hôpitaux, orphelinats, en révélant aux
+musulmans les fruits de charité auxquels se reconnaît l’arbre chrétien,
+les induiraient peut-être, tôt ou tard, à venir s’asseoir à son ombre.
+
+ [285] BOURGADE, _Soirées de Carthage_, p. X (Paris, Lecoffre, 1852).
+
+
+II
+
+Mais sans supprimer ou déserter les avant-postes de charité qui devaient
+attester aux Arabes et aux Kabyles l’active bienfaisance du
+christianisme, Lavigerie, peu à peu, s’abandonna plus pleinement à une
+autre hantise: celle de la formidable poussée qu’exerçait l’Islam pour
+pénétrer au cœur de l’Afrique noire, et pour s’y installer. Un
+_postulatum_ de soixante-huit Pères, au concile du Vatican, avait
+réclamé pour les noirs de l’Afrique un regard de l’Église[286].
+Lavigerie osa regarder, et conclure que d’urgence l’apostolat du Christ
+devait devancer auprès des fétichistes l’apostolat de Mahomet.
+L’imagination des frères Tharaud, épiant au delà des mers et des déserts
+la voix diffuse de l’Islam, croyait naguère l’entendre dire: «Vaincu sur
+votre petit coin du monde, je refleuris ailleurs, dans la Chine
+innombrable, les Indes embrasées, et dans la sombre Afrique[287].» Les
+ambitions africaines de l’Islam inquiètent aujourd’hui la curiosité des
+explorateurs et la sollicitude des diplomates: on l’a vu, dans les dix
+premières années du vingtième siècle, porté par soixante Arabes de
+Zanzibar, s’installer dans le sud du Nyassa, et échafauder, presque en
+chaque village, une hutte mosquée; on le voit encercler l’Abyssinie et
+faire effort pour démanteler ce vieux bastion du christianisme
+africain[288].
+
+ [286] _Collectio Lacensis_, VII, col. 905.
+
+ [287] Jérôme et Jean THARAUD, _la Bataille à Scutari d’Albanie_, p.
+ 206. (Paris, Émile-Paul, 1913.)
+
+ [288] GUÉRINOT, _Islam et Abyssinie_ (_Revue du monde musulman_,
+ 1918.) Lorsque pourtant M. T. R. Threlfall, dans un article de la
+ _Nineteenth Century_, mars 1900, écrit qu’à côté de la propagande
+ musulmane dans le centre de l’Afrique «la propagande chrétienne
+ n’est qu’un mythe», on peut trouver qu’il méconnaît singulièrement
+ les résultats obtenus par les Pères Blancs. Sur l’Islam au
+ Nyassaland et aux portes de l’Éthiopie, voir aussi MASSIGNON,
+ _Annuaire du monde musulman_, 1923, p. 198 et 221.
+
+Lavigerie fut l’un des premiers à surveiller l’esprit de conquête de
+l’Islam, à le dénoncer, à le contrecarrer; il fut l’un des premiers à
+révéler au monde qu’au cours de ce dix-neuvième siècle où les diverses
+puissances de l’Europe, s’installant de çà de là sur l’immense littoral,
+se croyaient maîtresses des portes de l’Afrique, l’Islam peu à peu, avec
+ses confréries militaires et mystiques, avec ses caravanes
+esclavagistes, s’avançait vers le centre même du continent noir.
+
+«Nous sommes les premiers, écrivait dès 1878 un de ses Pères Blancs,
+qui, depuis l’origine du christianisme, allons représenter
+Notre-Seigneur et son Église dans ce monde barbare et encore à peu près
+inconnu. Devant nous, cent et peut-être deux cents millions d’âmes nous
+tendent invisiblement les bras, comme ces infidèles de la Macédoine, que
+saint Paul vit en songe[289].» Voilà le cri de joie par lequel
+s’inaugurait l’apostolat catholique dans la région des Grands Lacs.
+D’aucuns chez nous commençaient à dire: «Qu’importe, après tout, que
+l’Islam fasse la conquête des fétichistes? Tel quel, il les élèverait
+vers une forme supérieure de religiosité»; et des administrateurs,
+enclins à tenir en suspicion les missions catholiques, auraient
+volontiers, au nom de ce programme, favorisé en Afrique la propagande
+musulmane. Lavigerie s’insurgea toujours contre de pareilles méthodes;
+et le souci des intérêts de la France amena d’excellents connaisseurs de
+l’âme africaine à les condamner comme il les condamnait. «Oui, disait il
+y a trente ans un de nos missionnaires au Congo, le P. Moreau, des Pères
+du Saint-Esprit, la civilisation musulmane est un grand pas sur le
+fétichisme; mais ce pas est le premier et le dernier, il enraye
+tout[290].»
+
+ [289] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 99. En fait, ainsi que
+ l’explique M. Louis Massignon dans son étude sur l’Église catholique
+ romaine et l’Islam, _The Moslem World_, avril 1915, p. 129-142, la
+ raison fondamentale qui a jusqu’ici dissuadé le Saint-Siège
+ d’organiser en terres musulmanes un apostolat religieux visant les
+ musulmans, est le souci qu’ont eu les Papes de protéger les
+ communautés chrétiennes existant dans ces pays et de n’offrir aux
+ pouvoirs musulmans aucun prétexte de les troubler ou de les gêner
+ dans la profession de la foi chrétienne. Léon XIII, en 1879, fit un
+ premier pas dans une voie nouvelle, en recommandant au Sultan les
+ œuvres d’éducation et de charité mises à la disposition des
+ musulmans par l’Église romaine.
+
+ [290] Cardinal PERRAUD. Allocution au congrès antiesclavagiste de
+ 1900. (_Compte rendu du congrès_, p. 186.)
+
+«Si j’ai au Soudan respecté toutes les croyances, écrivait, deux ans
+après la mort de Lavigerie, le colonel Archinard, si je me suis attiré
+même l’affection des musulmans en me montrant souvent leur protecteur,
+je n’ai cependant pas voulu qu’ils puissent faire de la propagande à
+notre suite dans les pays fétichistes qui avaient toujours su leur
+résister. Favoriser l’islamisme sous prétexte qu’on n’est pas soi-même
+un catholique convaincu, c’est trahir les intérêts français. Le
+catholicisme avec son imposant cérémonial convient mieux encore aux
+populations noires que l’islamisme. Plus que dans aucune autre de nos
+colonies, il faut faire au Soudan de la propagande religieuse, parce que
+c’est de la propagande française, et, quelles que soient nos sympathies,
+nous n’avons pas le choix de la religion à propager, car l’islamisme
+nous fait des rivaux et des ennemis, et, en Afrique, le protestantisme
+fait des sujets anglais.» Tout en constatant qu’il serait «impolitique
+de combattre ouvertement le mahométisme en Sénégambie», Galliéni, dès
+1885, signalait que «les ennemis les plus acharnés de notre domination
+ont toujours marché contre nous en invoquant le nom du Prophète», et que
+«notre devoir le plus élémentaire est d’encourager de tout notre pouvoir
+les efforts des peuples nègres restés encore réfractaires aux idées du
+mahométisme[291]». Le colonel Archinard, tout comme Lavigerie, déplorait
+l’aspect d’État laïque que la France croit devoir parfois affecter,
+vis-à-vis des musulmans et vis-à-vis des fétichistes. «Les noirs, comme
+les musulmans, insistait-il, s’étonnent de ne nous voir jamais faire
+acte de religion.» Et tout protestant qu’il fût, le colonel Archinard
+invitait le commandant Quiquandon à dire à l’un des chefs soudanais que
+le colonel était catholique, et que pour consolider avec lui les liens
+d’amitié, il devait prendre cette religion-là.
+
+ [291] GALLIÉNI, _Voyage au Soudan français_, p. 617-618.
+
+Le très regretté général Mangin, qui cite ces très suggestifs documents,
+ajoute qu’il est naturel que nous respections le sentiment religieux de
+nos protégés musulmans, mais non pas l’Islam en soi. «La confusion est
+trop fréquente, dit-il, et elle a pour résultat d’ajouter notre prestige
+à celui de l’Islam, d’accroître la ferveur de ses adhérents, et d’en
+augmenter le nombre. Il est des élégances de costume ou de manières qui
+sont de mauvais ton; il est également des élégances intellectuelles qui
+sont déplacées, et l’affectation d’une extrême sympathie pour l’Islam
+est de celles-là. Le fait d’envoyer des _tolbas_ venant d’Algérie pour
+enseigner le Coran dans les _medersas_ de l’Afrique occidentale a été
+une faute, il faut savoir le dire[292].»
+
+ [292] Général MANGIN, _Regards sur la France d’Afrique_, p. 211 et
+ suiv. (Paris, Plon, 1923).--Cf. René BAZIN, _Revue des Deux Mondes_,
+ 1er décembre 1924, p. 488-492.--M. Maurice DELAFOSSE, _Afrique
+ française_, supplément, décembre 1922, p. 321-333, explique d’autre
+ part que l’islamisation des noirs soudanais, accomplie depuis le
+ quinzième siècle par les conquérants musulmans, fut assez
+ superficielle, et qu’on vit un certain nombre d’entre eux, une fois
+ devenus sujets européens, rejeter le Coran pour revenir au
+ fétichisme.
+
+C’est ainsi que plus de trente ans après la mort de Lavigerie, le chef
+perspicace qui fut entre la France et l’Afrique noire un incomparable
+truchement, suggérait à la métropole un programme africain de politique
+religieuse qui se rapproche singulièrement du programme du
+cardinal[293].
+
+ [293] Le capitaine ANDRÉ, dans son livre: _l’Islam noir, contribution
+ à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique
+ occidentale_ (Paris, Geuthner, 1924), explique de son côté que
+ l’Islam, en ces régions, est, de féodal et théocratique, devenu
+ démocratique, et que, «si les noirs de la côte ne sont pas encore
+ parvenus au stade de la rébellion, leurs associations à tendances
+ particularistes augmentent en nombre et en volume». Cf. JALABERT,
+ _Études_, 20 mai 1925, p. 448-454.
+
+
+III
+
+Ce fut une gloire pour Lavigerie, et tout en même temps pour son Église,
+que, dix ans seulement après le premier contact entre ses Pères Blancs
+et l’Afrique noire, l’expérience acquise sur cette terre vierge permît à
+Lavigerie de revendiquer et d’obtenir, pour le catholicisme
+missionnaire, un rôle et une voix dans les congrès où se débattaient les
+destinées de l’Afrique. Nouveauté d’autant plus émouvante, qu’elle se
+produisait à l’époque où la Papauté, récemment déchue de sa souveraineté
+temporelle, semblait vouée désormais au silence dans les disputes entre
+les hommes. A peine Carthage était-elle rétablie dans cette dignité
+primatiale qui lui conférait sur l’Afrique une sorte de souveraineté
+spirituelle, et déjà, de cette Carthage, Lavigerie parlait aux puissants
+de la terre, un Gambetta, un Ferry, un Bismarck, pour leur indiquer les
+exigences civilisatrices de l’Église; et Lavigerie réussissait à leur
+faire comprendre que dans cette Afrique où les susceptibilités
+diplomatiques risquaient d’être une cause de paralysie, l’Église, avec
+leur aide, pouvait servir, plus librement et plus clairement
+qu’eux-mêmes, la cause de l’humanité.
+
+«De petits esprits, lit-on dans Montesquieu, exagèrent trop l’injustice
+que l’on fait aux Africains, car, si elle était telle qu’ils la disent,
+ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre
+eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de
+la miséricorde et de la pitié?[294]» Cent quarante ans après l’_Esprit
+des Lois_, Lavigerie, ayant éclairé d’une effrayante lumière
+«l’injustice» faite aux Africains, réclama d’urgence, au nom de son
+_Credo_, cette convention vengeresse; et grâce à lui l’Église, à la fin
+de ce dix-neuvième siècle qui l’avait mise aux prises avec le
+«philosophisme» révolutionnaire, apparut à l’univers civilisé comme
+l’instigatrice d’une croisade libératrice, émancipatrice.
+
+ [294] MONTESQUIEU, _Esprit des Lois_, livre XV, chapitre V. Voir
+ Russell Parsons JAMESON, _Montesquieu et l’esclavage_ (Paris,
+ Hachette, 1911).
+
+Julius Eckardt, le consul d’Allemagne, qui observa de très près
+Lavigerie, et qui admirait en lui, entre autres détails, «un des rares
+prélats français qui eussent une idée claire de l’essence et de la
+portée du protestantisme», écrivait: «Par ses luttes contre l’esclavage,
+par son active charité, il a incomparablement mieux préparé le
+christianisme que par des prédications de propagande et par des
+conversions précipitées. Ses efforts missionnaires furent de nature
+essentiellement humaine[295].»
+
+ [295] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 182.
+
+Les phraséologies officielles qui fêtèrent, en 1889, le centenaire de la
+Déclaration des droits, furent moins efficaces pour révéler au monde la
+générosité française que ne l’était, en cette même année, la
+revendication des droits de l’esclave, promenée de chaire en chaire, de
+capitale en capitale, par la voix d’un prélat parlant au nom de Dieu. De
+fait ce prélat, pour déborder le cadre du presbytère de campagne où
+s’enfermait sa naïve imagination d’enfant, n’avait eu qu’à vouloir
+réaliser la définition du prêtre autrefois donnée par Chrysostome: «Un
+homme universel, qui s’intéresse aux épreuves et aux souffrances de
+l’humanité, comme si le monde entier lui avait été confié et qu’il eût
+été établi le père de tous ses semblables.» Ces mots résument la vie de
+Lavigerie, ils expliquent son âme, ils éclairent sa gloire.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+APPENDICE
+
+
+TESTAMENT SPIRITUEL DU CARDINAL LAVIGERIE[296].
+
+ [296] Ce testament date de 1884 ou 1885 (BAUNARD, _Le cardinal
+ Lavigerie_, II, p. 670.)
+
+Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il!
+
+Ceci est mon testament spirituel. Je le commence en déclarant, en
+présence de l’éternité qui va s’ouvrir devant moi, que je veux mourir
+dans les sentiments où j’ai toujours vécu, à savoir ceux d’une
+obéissance et d’un dévouement sans bornes au Saint-Siège apostolique et
+à Notre Saint-Père le Pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre.
+
+J’ai toujours cru, je crois tout ce qu’ils enseignent et dans le sens où
+ils l’enseignent. J’ai toujours cru, je crois qu’en dehors du Pape ou
+contre le Pape, il n’y a et il ne peut y avoir dans l’Église que
+trouble, confusion, erreur et perte éternelle. Lui seul a été établi
+comme le fondement de l’Unité, et par conséquent de la vie, en tout ce
+qui tient au salut éternel.
+
+J’ai l’insigne honneur d’appartenir de plus près au Saint-Siège
+apostolique par mon caractère de prêtre, d’évêque, par mon titre de
+cardinal de la Sainte Église romaine. Sans doute ces honneurs, qui sont
+fort au-dessus de ma misère et de ma faiblesse, sont faits pour me
+confondre, en ce moment surtout, où je songe à me présenter au tribunal
+de Dieu. Mais j’y veux voir un motif de reconnaissance et de fidélité
+d’autant plus grande envers la chaire de Pierre et envers Notre
+Saint-Père le Pape, qui m’a comblé des marques de sa confiance et de sa
+bonté.
+
+Je l’ai servi de mon mieux tant que j’ai pu. Ne pouvant plus rien
+maintenant, je prie Notre-Seigneur d’agréer le sacrifice que je lui fais
+de ma vie, et les souffrances qui accompagneront ma mort, pour la
+prolongation des jours précieux de Léon XIII et le triomphe de ses
+desseins magnanimes.
+
+Je confonds dans mon dévouement au Saint-Siège celui que j’ai toujours
+eu pour la France chrétienne et pour les missions d’Afrique, à la tête
+desquelles je suis placé. La paix, la gloire, la vie même de la France
+sont étroitement liées à sa foi catholique, et par conséquent à sa
+fidélité envers le Saint-Siège. C’est surtout d’elle qu’on a pu dire, à
+chacune des pages de son histoire: _Sacerdotium et regnum cum inter se
+consentiunt, bene regitur mundus. Cum autem non concordant, non tantum
+parvae res non crescunt, sed etiam magnae miserabiliter delabuntur._
+
+J’ai tout fait, dans la mesure de mes forces et de mon intelligence,
+pour maintenir cette concorde si désirable. Je puis dire en vérité que
+j’en meurs, car la maladie qui me conduit au tombeau est la conséquence
+des fatigues surhumaines que je me suis imposées, l’été dernier, à Rome
+et à Paris, pour empêcher une rupture éclatante que tout semblait rendre
+inévitable. Et là, je travaillais encore plus, dans un sens, pour ma
+pauvre et chère patrie que pour l’Église. Car l’Église a des assurances
+d’immortalité, mais la France n’a d’autres promesses que celles que la
+Providence a faites aux nations de la terre, et elle a contre elle,
+hélas! la menace divine: _Omnis civitas contra se divisa non stabit._
+
+Oh! si je pouvais lui parler encore du fond de ma tombe! Si je pouvais,
+avec ce désintéressement de toutes choses qui est le propre de la vie à
+venir, lui représenter une dernière fois, comme je l’ai fait souvent à
+ceux qui la gouvernent, ce qui peut lui donner la paix! Je la vois avec
+une amère douleur descendre chaque jour du rang de puissance et
+d’honneur où l’avaient placée, dans le monde, la foi et les vertus de
+nos pères, la politique sage et persévérante de nos rois.
+
+Je ne parle pas de son régime intérieur. Je ne me suis jamais mêlé à
+l’action et surtout aux passions des partis. Ma vie s’est écoulée
+presque tout entière au dehors, depuis que j’ai âge d’homme. C’est là
+que j’ai pu juger de sa décadence, et que j’ai vu, à mesure qu’elle
+abandonne sa foi et ses traditions, sa voix être moins écoutée et son
+nom moins respecté.
+
+La France va-t-elle finir? Dieu va-t-il lui retirer sa mission qu’il lui
+avait confiée, de défendre et de protéger généreusement dans le monde la
+justice et la vérité? Ma prière suprême est que ce malheur lui soit
+épargné. Mais qu’est-ce que la prière d’un homme devant la justice de
+Dieu?
+
+C’est à toi que je viens maintenant, ô ma chère Afrique! Je t’avais tout
+sacrifié, il y a dix-sept ans, lorsque, poussé par une force intérieure,
+qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à
+ton service. Depuis, que de traverses, que de fatigues, que de
+peines!... Je ne les rappelle que pour pardonner et pour exprimer encore
+une fois mon indicible espérance de voir la portion de ce grand
+continent, qui a connu autrefois la religion chrétienne, revenir
+pleinement à la lumière; et celle qui est restée plongée dans la
+barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort.
+
+C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une
+vie d’homme pour une semblable entreprise? A peine ai-je pu ébaucher ce
+travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y
+tracer les routes à l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre
+chose pour toi que souffrir, et, par mes souffrances, te préparer des
+apôtres!
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Pages.
+ INTRODUCTION. La France en Afrique avant Lavigerie. 1
+
+ CHAPITRE PREMIER
+ LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE. SES DÉBUTS
+
+ I.--De la cure de campagne à la Sorbonne 42
+ II.--L’abbé Lavigerie dans la France du Levant 50
+ III.--En route vers Alger, par Rome et Nancy 59
+ IV.--Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire;
+ surprise de l’État 66
+ V.--Le programme pastoral de Lavigerie 71
+ VI.--Les orphelinats pour enfants musulmans; le conflit
+ avec Mac-Mahon 82
+ VII.--La solution du conflit 94
+
+ CHAPITRE II
+ LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE
+
+ I.--L’éducation agricole de l’Algérie: Pères Blancs et
+ Sœurs Blanches 99
+ II.--Une grande crise: la guerre de 1870 et l’insurrection
+ kabyle 105
+ III.--Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée 113
+ IV.--Les villages de néophytes; le concile d’Afrique 117
+ V.--Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. Le discours
+ sur l’armée et la mission de la France en Afrique 128
+ VI.--Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX;
+ ses nouveaux projets 137
+
+ CHAPITRE III
+ LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR.
+ LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE
+
+ I.--Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique
+ équatoriale 148
+ II.--Lavigerie à Jérusalem: la France institutrice des
+ clergés d’Orient 156
+ III.--Lavigerie devancier de la France et conseiller de la
+ France en Tunisie 161
+ IV.--Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade
+ pacificatrice de Lavigerie 172
+ V.--Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique 175
+ VI.--Lavigerie cardinal 179
+ VII.--Le relèvement du siège de Carthage 183
+ VIII.--La croix sous l’équateur: la «masse noire» des martyrs.
+ Lavigerie dans son observatoire de Biskra 190
+
+ CHAPITRE IV
+ LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME. LES DERNIÈRES ANNÉES
+
+ I.--L’esclavagisme dans l’Afrique noire 199
+ II.--Lavigerie devant Léon XIII: son investiture pour
+ la croisade 209
+ III.--La période apostolique de la croisade: les discours de
+ Paris, Londres et Bruxelles 212
+ IV.--La période des difficultés diplomatiques: les congrès 220
+ V.--L’achèvement de l’œuvre tunisienne, les adieux de
+ Lavigerie à l’Europe 233
+ VI.--Les dernières épreuves: à l’Ouganda, au Sahara. Mort
+ du cardinal 240
+ VII.--Les lendemains 246
+
+ ÉPILOGUE: l’œuvre missionnaire de Lavigerie 251
+ APPENDICE: le testament spirituel de Lavigerie 265
+
+
+PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--32506
+
+
+
+
+DERNIÈRES PUBLICATIONS
+
+
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+ L’Imprudente Aventure, roman.
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+ Paroles d’un revenant.
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+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75743 ***
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+<span class="xsmall">DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p>
+
+<h1><span class="xsmall">UN GRAND MISSIONNAIRE</span><br>
+LE CARDINAL LAVIGERIE</h1>
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+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
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+
+<p class="top4em c i">Il a été tiré de cet ouvrage<br>
+100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder,<br>
+numérotés de 1 à 100.</p>
+
+<p class="c gap i">L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+<p class="drap"><b>Histoire religieuse</b>. Un volume de l’<i>Histoire de la Nation
+française</i>, avec des illustrations de <span class="sc">Maurice Denis</span>.</p>
+
+
+<p class="c gap">Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1925.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="copy top4em">Copyright 1925 by Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p>
+
+<p class="copy">Droits de reproduction et de traduction
+réservés pour tous pays.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><img src="images/illu1.jpg" alt=""><br>
+<span class="xsmall">LE CARDINAL LAVIGERIE</span><br>
+(Portrait de L. Bonnat)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+
+<p class="c top4em i"><span class="small">A LA MÉMOIRE</span><br>
+<span class="xsmall">DE</span><br>
+BERNARD BRUNHES</p>
+
+<p class="c i"><span class="small">A MON AMI</span><br>
+JEAN BRUNHES<br></p>
+
+<p class="offr i small">G. G.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c">UN GRAND MISSIONNAIRE<br>
+<span class="xlarge">LE CARDINAL LAVIGERIE</span></p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">INTRODUCTION<br>
+LA FRANCE EN AFRIQUE AVANT LAVIGERIE</h2>
+
+
+<p>Colonisation de l’Afrique du Nord, apostolat
+de l’Afrique du Nord, c’étaient là deux idées assez
+neuves au moment où la voix de Lavigerie, débarquant
+en Algérie en 1867 comme archevêque,
+commença de s’élever pour lancer des appels aux
+colons, des appels aux apôtres.</p>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>La monarchie de Juillet, trouvant en 1830, dans
+l’héritage de la dynastie déchue, ce cadeau suprême
+fait par Charles X à la France, l’Algérie,
+s’en était sentie, tout d’abord, singulièrement
+embarrassée<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Rares, à cette date, étaient les
+hommes politiques qui comprenaient, à l’exemple
+d’Hyde de Neuville, ministre du roi détrôné, qu’il
+fallait abandonner la théorie du « pacte colonial »
+et considérer les colonies comme un prolongement
+de la patrie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> René <span class="sc">Valet</span>, <i>L’Afrique du Nord devant le Parlement au
+dix-neuvième siècle</i>, p. 27-28 (Paris, Champion, 1923).</p>
+</div>
+<p>Il y eut toujours en France des docteurs de vie
+sédentaire. Nous les avons vus naguère, aux
+seizième et dix-septième siècles, jeter sur nos premières
+tentatives coloniales, sur les tentatives canadiennes,
+leurs suspicions défiantes<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. Au dix-huitième
+siècle, ils n’avaient nullement désarmé, et
+leur opposition à l’idée « d’une plus grande France »
+était devenue d’autant plus robuste, qu’elle s’appuyait
+désormais sur des arguments plus économiques
+que littéraires. « Il faut que les hommes
+restent où ils sont », professait Montesquieu<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. « Je
+croirai avoir rendu service à ma patrie, insistait
+Bernardin de Saint-Pierre, si j’empêche un seul
+homme d’en sortir, et si je puis le déterminer à cultiver
+un arpent de terre de plus dans quelque lande
+abandonnée<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. » Deux ans avant la révolution de
+Juillet, le <i>Cours complet d’économie politique pratique</i>
+de Jean-Baptiste Say, considéré par beaucoup
+d’esprits comme un programme irrévocable, comme
+le dernier mot de la science des nations, proclamait
+que la prospérité des États de l’Europe est
+ailleurs que dans les souverainetés qu’ils exercent
+au loin ; qu’elle est dans les admirables développements
+de leur industrie<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Telle était la doctrine
+triomphante, la doctrine à la mode, au moment
+où Louis-Philippe prenait le trône.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Voir notre livre : <i>les Origines religieuses du Canada</i>
+(Paris, Grasset, 1924).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Lettres persanes</i>, lettre 122. René <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 21.
+Cf. Léon <span class="sc">Deschamps</span>, <i>Histoire de la question coloniale en
+France</i>, p. 296-297 (Paris, Plon, 1891).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap
+de Bonne-Espérance, avec des observations nouvelles sur la
+nature et sur les hommes</i>, par un officier du roi, I, p. <small>V</small>
+(Amsterdam, 1773). — <span class="sc">Deschamps</span>, <i>op. cit.</i>, p. 303.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 43-45.</p>
+</div>
+<p>Qu’allait-on faire en ces galères qui menaient
+nos troupes vers l’Algérie ? L’économie politique
+déconseillait de pareilles promenades, et notre
+diplomatie les redoutait, puisqu’elles risquaient
+de nous brouiller avec l’Angleterre.</p>
+
+<p>Par surcroît, les campagnes de presse naguère
+déchaînées contre le ministère Polignac avaient
+fait croire à « presque toute la France », au dire de
+Désiré Nisard, que « le vrai motif de la guerre contre
+le Dey était de préparer l’armée française à une
+guerre contre les Parisiens<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> ». L’Algérie apparaissait
+à beaucoup de gens comme une sorte de champ
+de manœuvre où les soudards destinés à comprimer
+les libertés civiques étaient envoyés pour se faire
+la main. Et l’opinion française demeurait très
+inattentive à la voix de Sismondi, — ce Genevois
+qui eut tant d’idées neuves — annonçant, dès le
+mois de mai 1830, que le royaume d’Alger ne serait
+pas seulement une conquête, qu’il serait une colonie,
+qu’il serait un pays neuf, sur lequel le surplus
+de la population et de l’activité française
+pourrait se répandre<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <span class="sc">Nisard</span>, <i>Souvenirs et notes biographiques</i>, I, p. 35.
+(Paris, Calmann Lévy, 1888).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Revue encyclopédique</i>, mai 1830 (cité dans <span class="sc">Valet</span>, <i>op.
+cit.</i>, p. 46).</p>
+</div>
+<p>Soutenu par ce sens de la continuité et de la
+dignité nationale qui survit en France aux soubresauts
+révolutionnaires, le gouvernement de
+Louis-Philippe, quelque médiocre que fût son
+enthousiasme pour l’Algérie, eut vite fait de
+reconnaître que là où les fleurs de lis s’étaient
+avancées, les trois couleurs ne pouvaient battre
+en retraite : dès le mois d’octobre 1830, une
+dépêche du maréchal Gérard à Clauzel attestait
+qu’aux Tuileries on était décidé à conserver
+Alger<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>. Mais on n’osait encore le dire ni au
+peuple français ni à ses représentants ; c’est en
+1834 seulement que la monarchie de Juillet proclama
+cette détermination. Notoirement, dans
+les Chambres, puis dans la commission d’études
+qu’en 1833 le maréchal Soult fit expédier en Afrique,
+l’opinion était très partagée. « Conquête fâcheuse »,
+« legs onéreux », « possession moins profitable
+qu’onéreuse », « occupation peu avantageuse »,
+tels sont les mots qu’on recueillait sur les lèvres
+de certains commissaires. Et cependant, par sept
+voix sur huit, la commission fut d’avis que la
+France devait se maintenir là-bas<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Une occupation
+restreinte et plus tard susceptible d’extension,
+mais limitée momentanément à quatre villes,
+Alger, Bône, Oran, Bougie, et à deux territoires
+autour d’Alger et de Bône, telles furent les conclusions
+de la commission supérieure qui fut constituée
+à Paris à la fin de 1833, pour poser enfin
+les assises d’une politique algérienne<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 61-62.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 85-99.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 99-109.</p>
+</div>
+<p>Le ministère et deux commissions successives
+étaient donc d’accord pour ne point quitter l’Algérie ;
+Clauzel, qui là-bas avait toute la responsabilité,
+et qui connaissait bien son champ d’action,
+pronostiquait qu’« Alger pourrait être la gloire
+d’un gouvernement et une source de richesses
+pour la France »<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Et pourtant, au cours des
+débats parlementaires du printemps de 1834,
+on entendit Passy déclarer qu’il donnerait volontiers
+Alger pour une bicoque du Rhin ; le marquis
+de Sade dénoncer l’occupation d’Alger comme
+la plus folle des entreprises, comme un gouffre
+dans lequel viendraient s’engloutir toutes les richesses
+du pays ; Dupin aîné souhaiter qu’on
+hâtât le moment de libérer la France d’un fardeau
+qu’elle ne pourrait et qu’elle ne voudrait pas
+porter plus longtemps. Une voix domina, pour
+un instant, ces prophètes de malheur : « La pensée
+de l’abandon d’Alger, disait-elle, resterait éternellement
+comme un remords sur la date de cette
+année, sur la Chambre et sur le gouvernement qui
+l’auraient consenti » ; c’était la voix d’Alphonse
+de Lamartine<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 81.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 112-122.</p>
+</div>
+<p>Mais la Chambre, timide, et désireuse d’affirmer
+avec éclat sa timidité, votait, sur le budget proposé,
+une réduction de deux cent cinquante mille
+francs, pour marquer son désir d’une occupation
+restreinte, et la lutte allait s’engager, dans les
+législatures suivantes, entre ceux qui insistaient
+pour qu’on s’en allât ou pour qu’on se cantonnât
+dans quelques points d’occupation bien délimités,
+et ceux qui souhaitaient que notre drapeau fît
+enfin le tour de l’Algérie, et qu’il y planât.</p>
+
+<p>« Cette nouvelle France, bien plus difficile à
+peupler qu’à conquérir » ; c’est en ces termes que
+le duc d’Orléans, dans une lettre du 10 décembre
+1839, parlait de l’Algérie<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> ; et il n’est
+pas sans intérêt de relever, sous la plume de l’héritier
+du trône, trente ans exactement avant le
+livre de Prévost-Paradol, ce mot décisif : « nouvelle
+France ». Mais le duc d’Orléans ne se trompait
+point lorsqu’il signalait les difficultés du peuplement.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>Le Maréchal Valée</i>, p. 473 (Paris,
+Berger-Levrault, 1911).</p>
+</div>
+<p>Que valent les décisions de principe, lorsque
+pour les appliquer la foi manque ? Thiers faisait
+preuve de perspicacité lorsqu’il considérait comme
+un non-sens l’idée d’une occupation restreinte ;
+mais quelque foi qu’il pût avoir dans l’œuvre algérienne,
+comment cette foi pouvait-elle devenir
+communicative, persuasive, comment pouvait-elle
+faire des adeptes, lorsqu’il criait avec désinvolture :
+« L’Afrique, ce n’est qu’un grenier à coups
+de poings<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> ! » Et s’il y eut là-bas un homme de
+peu de foi, ce fut assurément Bugeaud, durant
+les premières années qu’il passa en Algérie. Son
+programme, dans une lettre au ministre de la
+Guerre, le 5 mai 1837, est celui-ci : « Exploiter le
+pays commercialement, en ayant une petite
+zone pour y essayer la colonisation et la culture
+des plantes qui ne peuvent pas nuire à l’industrie
+agricole de la France<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (éd. de 1925 : t. IV
+des <i>Œuvres complètes</i>, p. 215. Paris, Lethielleux).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> <span class="sc">Yver</span>, <i>Documents relatifs au traité de la Tafna</i>, p. 40
+(Alger, Carbonel, 1924).</p>
+</div>
+<p>Une petite zone, et dont l’extension ne puisse
+pas porter ombrage aux agriculteurs français,
+tel est, à cette époque, l’horizon colonial de cet
+agriculteur qui s’appelait Bugeaud. Et ses lettres
+privées, où il s’épanchait à cœur ouvert, nous
+montrent avec quelle humeur morose il envisageait
+cet horizon. « L’Afrique, confiait-il à Damrémont
+le 15 mai 1837, est une plaie qui, sans
+être mortelle, n’en est pas moins très fatigante
+et peut dans le cas d’une guerre européenne devenir
+dangereuse<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> <span class="sc">Yver</span>, <i>Documents relatifs au traité de la Tafna</i>, p. 88.
+Voir les deux articles de M. de Lanzac de Laborie dans le
+<i>Correspondant</i> des 25 août et 10 septembre 1923, et Ch.-André
+<span class="sc">Julien</span>, <i>La Révolution de 1848 et les révolutions du dix-neuvième
+siècle</i>, février 1925, p. 318-323.</p>
+</div>
+<p>« La Restauration, écrivait-il le 26 mai 1838,
+se targue de nous <i>avoir donné</i> l’Algérie, elle ne
+nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un funeste
+présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie
+de Juillet ce que l’Espagne a été pour
+l’Empire<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> <i>Lettres inédites du maréchal Bugeaud</i>, éd. Tattet et Féray.
+Bugeaud d’Isly, p. 182. (Paris, Émile-Paul, 1923.)</p>
+</div>
+<p>« Misérable Afrique, reprenait-il le 16 août 1839,
+tu as toujours été un embarras, à présent tu es
+un immense danger<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> <i>Lettres inédites</i>, p. 203.</p>
+</div>
+<p>« Je n’ai pas laissé échapper une occasion,
+insistait-il le 14 janvier 1841, de dire à la tribune
+et partout que je regardais l’Afrique comme une
+plaie de la France<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> <i>Lettres inédites</i>, p. 233.</p>
+</div>
+<p>Le futur général Daumas était presque aussi
+pessimiste lorsqu’il écrivait le 8 juillet 1838 :
+« Je ne puis mieux comparer l’État dans lequel
+nous vivons qu’à un édifice dont toutes les pierres
+se détachent les unes après les autres, sans qu’on
+y fasse la moindre réparation. Il doit inévitablement
+s’écrouler ; mais quand tombera la dernière ?<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara</i>,
+éd. Yver, p. 243.</p>
+</div>
+<div class="h3"></div>
+<h3>II</h3>
+
+<p>Il semblait que cette France du début de la
+monarchie de Juillet se souvînt assez peu d’avoir
+été la France des croisés ; et l’idée qu’elle allait
+frôler l’Islam, le coudoyer, l’apprivoiser peut-être,
+suscitait dans les esprits le souvenir des aphorismes
+de Voltaire sur la tolérance plutôt que le
+souvenir de saint Louis expirant sur la plage
+tunisienne, à l’ombre de cette croix qu’il avait
+lui-même apportée.</p>
+
+<p>Lorsque la France de Charles X avait entrepris
+cette campagne d’Alger qui fut l’adieu des Bourbons
+à l’histoire, Clermont-Tonnerre, qui, comme
+ministre de la Guerre, avait eu à la préparer,
+écrivait à son roi : « Ce n’est peut-être pas sans des
+vues particulières que la Providence appelle le
+fils de saint Louis à venger à la fois l’humanité,
+la religion, et ses propres injures. Peut-être,
+avec le temps, aurons-nous le bonheur, en civilisant
+les indigènes, de les rendre chrétiens. » Dans
+le discours du trône, du 2 mars 1830, Charles X
+à son tour proclamait : « La réparation éclatante
+que je veux obtenir, en satisfaisant à l’honneur
+de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant,
+au profit de la chrétienté. » Mais d’autre part,
+ce même Clermont-Tonnerre s’était hâté d’affirmer
+le véritable esprit de tolérance de la France, son
+respect pour les mosquées, pour les marabouts ;
+et dans la proclamation en langue arabe qu’avait
+rédigée le maréchal de Bourmont « pour les Couloughlis,
+fils des Turcs, et pour les Arabes habitant
+le territoire d’Alger », on lisait : « Nous respectons
+votre religion sacrée, car Sa Majesté le
+roi protège toutes les religions<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> <span class="sc">Esquer</span>, <i>la Prise d’Alger</i>, p. 74 et 78 et 267-268 (Paris,
+Champion, 1923).</p>
+</div>
+<p>Huit ans durant, sous la monarchie de Juillet,
+l’Algérie fut en contact avec la France politique
+et militaire sans que chez elle la France religieuse
+s’installât. Officiers et fonctionnaires firent assez
+vite une constatation très imprévue ; ils observaient
+que les Arabes, au lieu de considérer l’effacement
+du christianisme comme une marque
+d’égards pour leurs susceptibilités de fidèles du
+Prophète, interprétaient plutôt comme un témoignage
+d’impiété, d’athéisme, cette façon d’abstentionnisme
+religieux qu’ils observaient chez
+les Français.</p>
+
+<p>L’intendant Genty de Bussy, dans le livre qu’il
+publiait en 1835 sous le titre : <i>De l’établissement
+des Français dans la régence d’Alger, et des moyens
+d’en assurer la prospérité</i>, constatait cet abstentionnisme.
+Tout en notant que dès la fin de 1832,
+dans Alger même, le culte catholique avait trouvé
+« un lieu digne de lui »<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>, Genty de Bussy ajoutait :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> <span class="sc">Genty de Bussy</span>, <i>op. cit.</i>, I, p. 142. Sur Pierre Genty
+de Bussy, voir l’introduction du capitaine Tattet aux <i>Lettres
+inédites</i> de <span class="sc">Bugeaud</span>, p. 11-13.</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p>Nous avons dépouillé l’exercice du culte chrétien
+d’une partie de ses pratiques ; processions, pompes,
+cérémonies, nous avons tout refoulé dans l’intérieur,
+et jusqu’à ce drapeau du Christ, qui, dans la mère
+patrie, annonce au loin nos églises, nous ne l’avons
+point arboré, sacrifiant ainsi nos symboles les plus
+chers au désir de faire vivre deux religions en paix
+sur la même terre et de calmer les passions.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Sa plume s’exaltait à la pensée de ce sacrifice :
+ce n’est pas en vain qu’il avait lu les « philosophes »,
+et dans cette phraséologie du dix-huitième siècle
+qui nous fait aujourd’hui sourire et qui nous paraît
+plus archaïque que la langue du moyen âge, ce
+brave homme ajoutait :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Nous ne sommes plus au temps où, voués à la guerre
+et au sacerdoce, les peuples, passant de l’église dans
+les camps, s’égorgeaient pour se convertir.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Mais il y avait en Genty de Bussy, à côté d’un
+« philosophe », un politique réaliste ; et par une
+courbe curieuse, il en arrivait à dire :</p>
+
+<blockquote>
+<p>La religion chrétienne, dépouillée par la philosophie
+de ce zèle exclusif qui l’animait aux premiers âges,
+si elle eût échoué complètement sur les Maures, eût
+pu devenir pour nous un précieux auxiliaire vis-à-vis
+des Arabes. Chez ces hommes neufs et sauvages, il y
+avait quelques chances de la faire germer, et si nous
+les eussions exploitées, nous en aurions peut-être déjà
+recueilli les fruits. D’un autre côté, vis-à-vis des
+peuples à fortes et énergiques croyances comme les
+Maures, affecter de n’en avoir aucune était nous décréditer
+à leurs yeux. Comment prétendre à leur parler
+un jour de la supériorité de nos dogmes, quand il
+n’était que trop visible que, pour la plupart, nous en
+avions déserté les obligations ? Sous ce rapport encore,
+nous n’avons donc pas fait tout ce que nous aurions
+pu faire.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Si bien qu’après s’être réjoui, en théorie, que
+nous eussions conformé notre conduite à l’esprit
+de tolérance du siècle antérieur en n’apparaissant,
+aux yeux de nos nouveaux sujets, ni comme des
+croyants, ni comme des pratiquants, Genty de
+Bussy finissait par avouer que, politiquement,
+c’était là une faute.</p>
+
+<p>Et il concluait :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Nous avons deux puissants éléments de conviction,
+notre religion et notre charte, employons-les avec
+prudence ; ne les appelons que quand l’heure en sera
+venue, nos résultats n’en seront que plus assurés.
+Que si, après, et chez ces peuples des montagnes, ces
+Arabes, ces Kabyles, qui n’ont d’autre religion que
+la force, d’autre Dieu que leur épée, de nouveaux
+apôtres chrétiens veulent tenter une conversion, qu’ils
+partent ; la lice est ouverte, nos vœux suivront leur
+audace ; l’Afrique profitera de leur triomphe, et les
+couronnes du martyre qui les attendent pourront devenir
+aussi, dans ces contrées stationnaires, les marchepieds
+de la civilisation<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> <span class="sc">Genty de Bussy</span>, <i>op. cit.</i>, I, p. 145-148. Il ajoutait en
+note : « On assure que le gouvernement français, d’accord
+avec le Saint-Siège, a l’intention d’envoyer de nouveau dans
+la Régence des Lazaristes orientalistes. Ce serait là, sans
+doute, une philanthropique et excellente idée. Étrangers à
+l’ambition et au monde, ces saints hommes ne veulent le
+bien que pour le bien, et, en pareil cas, pour le faire, peu
+leur importe le théâtre ; c’est dans leur conscience seule qu’ils
+en trouvent la récompense. »</p>
+</div>
+<p>Ce métaphorique langage attestait, chez Genty
+de Bussy, l’idée que tôt ou tard, en pays algérien,
+la croix, au lieu de continuer à s’effacer, serait
+arborée par des missionnaires, et qu’elle devancerait
+en terre d’Islam la culture occidentale.</p>
+
+<p>Un an plus tard, en 1836, le capitaine d’état-major
+Pellissier, qui, deux ans durant, de 1832
+à 1834, avait occupé, dans Alger, les fonctions
+de chef de bureau des Arabes, confessait à son tour
+dans ses <i>Annales algériennes</i> :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Les Arabes, hommes à foi vive, sont persuadés qu’il
+vaut encore mieux avoir une mauvaise religion que
+de ne pas en avoir du tout. L’indifférence que nous
+affections sur cette matière les étonne ; et s’ils y voient
+une garantie de tolérance, il faut dire qu’elle est d’un
+autre côté une des causes qui diminuent leur estime
+pour nous… En parlant des Français, ils ne disent
+pas : il est fâcheux qu’ils soient chrétiens, mais : il
+est fâcheux qu’ils ne soient pas même chrétiens.</p>
+</blockquote>
+
+<p>D’où Pellissier concluait que puisque les Arabes
+« en sont à désirer qu’il y ait chez nous un principe
+religieux, il faut leur offrir ce principe ». Et subitement
+il souhaitait de « voir surgir, parmi nous,
+une croyance progressive et de fusion. Les Arabes,
+disait-il, en seraient agréablement surpris. » Il
+rêvait d’un « prophète chrétien par son père,
+musulman par sa mère », grâce auquel il n’y aurait
+« ni froissement, ni violence ». « En attendant sa
+venue, concluait-il, faisons-lui des sentiers droits.
+Ne choquons point les indigènes dans leur croyance,
+mais n’affichons plus une indifférence qui a produit
+tout le peu de bien qu’elle pouvait produire,
+et qui, poussée plus loin, serait dangereuse<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> <span class="sc">Pellissier</span>, <i>Annales algériennes</i>, II, p. 291-292 (Paris,
+Anselin, 1836).</p>
+</div>
+<p>A cette époque même, pour condamner cette
+indifférence, l’âme arabe élevait la voix, par les
+lèvres d’Abd-el-Kader. C’était au cours d’une discussion
+avec le colonel de Maussion, qui négociait
+avec lui la restitution de nos auxiliaires
+nègres, tombés prisonniers entre ses mains. « Ce
+sont des choses, disait l’émir, et non des personnes.
+Vous ne nous avez pas rendu les nombreux troupeaux
+capturés dans les razzias. » — « Tu m’opposes
+ta loi, observait alors le colonel, mais je t’oppose
+notre religion, qui ne nous permet pas d’assimiler
+un homme, parce qu’il est noir, à un animal. »</p>
+
+<p>A quoi l’émir ripostait : « Mais est-ce que vous
+avez une religion ? Est-ce que vous êtes chrétiens ?
+Où sont vos marabouts ? Où sont vos églises ? Où
+et quand adressez-vous des prières à Dieu ? Le
+Coran, nous ordonne de considérer Sidna Aïssa
+(Notre Seigneur Jésus) comme un prophète, et
+l’Indji (l’Évangile) comme un livre révélé par
+Dieu ; les peuples qui suivent les préceptes de
+l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays
+musulman nous ne respectons pas la religion des
+Juifs ? N’ont-ils pas partout des synagogues ?
+Mais vous, vous êtes des infidèles sans religion,
+des Koufar. »</p>
+
+<p>« Tu as été trompé par des apparences, objectait
+le colonel. Est-ce que nous n’avons pas soigné
+vos blessés sur les champs de bataille ? »</p>
+
+<p>Et l’émir insistait : « C’est là une preuve de charité
+et non un témoignage de religion. Pourquoi
+n’y a-t-il pas de prêtre à vos consulats ? Pourquoi
+ce prêtre n’est-il pas là au milieu de nous ? Je me
+serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser
+la tête en lui demandant sa bénédiction<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Récit du docteur Warnier, reproduit dans <span class="sc">Pontois</span>, <i>Les
+Odeurs de Tunis</i>, p. 340 (Paris, Savine).</p>
+</div>
+<p>Un peu plus tard, le futur général Daumas,
+qui alors exerçait, comme simple capitaine, les
+fonctions de consul à Mascara et de commissaire
+du roi auprès d’Abd-el-Kader, se sentait étrangement
+gêné, lui qui n’était, disait-il, « ni musulman,
+ni chrétien », d’assister aux prières de l’émir. Il
+sentait « le mépris fort peu dissimulé » que son
+indifférence inspirait. « Je ne savais quelle contenance
+prendre, racontait-il plus tard à Veuillot ;
+j’étais ennuyé et même humilié de ma figure d’incrédule
+parmi tous ces hommes qui, si sérieusement
+et avec un aspect si grave, s’adressaient au ciel. »
+Et il ajoutait qu’un jour, au milieu du camp arabe,
+pendant la prière, pour relever sa considération,
+peut-être un peu aussi pour soulager son cœur,
+il avait fait le signe de la croix et paru, de son côté,
+réciter ses prières… qu’il ne savait pas<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Louis <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges religieux, historiques, politiques
+et littéraires</i>, troisième série, II, p. 522 (Paris, Vivès,
+1875).</p>
+</div>
+<p>Daumas, causant avec d’autres musulmans,
+éprouvait des impressions analogues à celles que
+lui laissait Abd-el-Kader. Il écrivait le 7 janvier
+1838 au chef d’état-major général de l’armée
+d’Afrique :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Nous avons reçu la visite d’un grand marabout du
+pays, Sidi Mohamet ben Haoua. Ce brave homme nous
+a parlé de Sidi Nahyssa (Jésus-Christ), d’Abraham,
+de David, de Salomon, de Sidi Mouça (Moïse), enfin
+de tous les patriarches. Quand il a vu que nous les
+connaissions, il a paru enchanté. « Dieu, nous a-t-il
+dit, <i>a fait et séparé</i> ; nous n’en sommes pas moins
+frères et vous valez mieux que les Turcs, qui nous
+pillaient et massacraient. » Naguère nous passions
+pour des impies, des païens, et maintenant on nous
+accorde la croyance en un seul Dieu. C’est un grand
+pas de fait. Les marabouts, que j’ai vus, paraissent
+bien disposés en notre faveur, et j’ai grand soin de les
+entretenir dans de pareilles idées<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> <i>Correspondance</i> du capitaine <span class="sc">Daumas</span>, consul à Mascara,
+éd. Yver, p. 59. Comparer la conversation entre Veuillot et
+l’indigène Bou-Gandoura en 1841, conversation que « le musulman
+termine en disant au chrétien : « Les choses auraient
+été différemment en Algérie si tous les Européens avaient été
+comme vous. » (Correspondance de Louis <span class="sc">Veuillot</span>, I,
+p. 101. Paris, Retaux, 1903.)</p>
+</div>
+<p>Que l’émir Abd-el-Kader ou que le marabout
+Mohamet ben Haoua s’inquiétassent ainsi de nos
+rapports avec notre Dieu, et que même ils fissent
+mine de nous interpeller sur ces rapports : c’était
+là un symptôme dont les autorités administratives
+ne pouvaient pas méconnaître la portée. Et ce
+même gouvernement des Tuileries qui, le 2 août
+1834, avait, par ordonnance royale, défendu de
+reconnaître un caractère officiel à tout ecclésiastique
+qu’enverrait la cour de Rome en Algérie<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>,
+engageait, quatre ans plus tard, des négociations
+avec le Vatican pour la création d’un évêché
+d’Alger.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre 1861, p. 38.</p>
+</div>
+<div class="h3"></div>
+<h3>III</h3>
+
+<p>« Un chef spirituel, écrivait le maréchal Valée,
+le 5 mai 1838, au ministre Molé, trouvera en Afrique
+un nombre considérable de fidèles<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. » Valée,
+comme l’écrira bientôt Veuillot, « avait compris
+que, là où la France planterait une croix, elle resterait
+plus longtemps que là où elle porterait
+seulement un drapeau »<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. Il réputait nécessaire
+la création d’une seconde paroisse dans Alger
+et de plusieurs paroisses dans la plaine ; il constatait
+qu’Oran, Mostaganem, Bougie, Bône, la
+garnison de Constantine, réclamaient un culte.
+Et de fait, il y avait urgence : une église à Alger,
+deux misérables chapelles à Bône et à Oran,
+quelques rares prêtres français, quelques religieux
+ou prêtres fugitifs chassés d’Espagne et
+des Baléares par la récente révolution, voilà tout
+ce qu’allait trouver en Algérie, pour le service de
+l’idée chrétienne, Mgr Dupuch, premier évêque
+d’Alger<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 179.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i>, édit. de 1925, p. 196,
+t. IV des <i>Œuvres complètes</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne</i>, IV, p. 343
+(Bordeaux, Faye, 1849).</p>
+</div>
+<p>Le ministre Molé, à la date du 13 juin, répondait
+à Valée :</p>
+
+<blockquote>
+<p>L’affaiblissement si regrettable du principe religieux
+chez nous, nous fait trop oublier la puissance
+qu’il conserve ailleurs.</p>
+
+<p>Une expression m’a frappé dans la lettre de
+Mohammed à Abd-el-Kader ; ce mot est celui <i>d’impie</i>
+qu’il emploie à la place de celui d’infidèle, et qui
+semble indiquer qu’il nous regarde comme un peuple
+sans religion et peut-être ennemi de toutes les religions.
+Ne pensez-vous pas que l’organisation du culte
+catholique à Alger aurait déjà sur l’esprit des Arabes
+une heureuse influence<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a> ?</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 180.</p>
+</div>
+<p>C’étaient là des idées neuves, sous la plume d’un
+ministre de Louis-Philippe. Il les aurait jugées,
+un an plus tard, singulièrement justifiées, s’il
+avait eu sous les yeux une très curieuse lettre
+que le capitaine Daumas, le 23 juin 1839, adressait
+de Mascara à son chef hiérarchique Guéhenneuc.
+Nous voyons là un soldat, vivant parmi les indigènes,
+habitué à écouter ce qu’ils disent, à entendre
+ce qu’ils murmurent, à deviner ce qu’ils cachent ;
+il est ravi d’avoir à leur annoncer que désormais
+l’Algérie possédera un évêque, et de leur commenter
+cette nomination, et de recueillir leurs commentaires,
+à eux, et de faire ainsi absoudre sa patrie
+du grief d’athéisme.</p>
+
+<blockquote>
+<p>J’ai déjà trouvé l’occasion, raconte-t-il, d’instruire
+les chefs de Mascara de l’arrivée du vénérable prélat
+que nous avons le bonheur de posséder. Cette occasion
+s’est présentée naturellement. Nous étions chez le
+caïd ; on vint à parler de religion, et je fis adroitement
+passer en revue tous les griefs qui, selon les Musulmans,
+font de nous des impies. « Comment voulez-vous
+que nous vous traitions autrement, dit un savant, le
+qroudja du cady ; vous ne jeûnez pas, on ne vous voit
+jamais prier, dans vos villes vous autorisez le vice et
+la prostitution, et enfin, partout, on vous entend
+renier Dieu (jurer). — Vous avez tort, répondis-je, de
+nous juger par ce que vous voyez faire à nos soldats
+qui, comme les vôtres, ne suivent pas exactement leur
+religion. Comme vous, nous ne proclamons qu’un seul
+Dieu, le maître du monde ; notre jeûne dure quarante
+jours ; dans notre pays nous avons de nombreuses
+mosquées constamment remplies de fidèles, et nous
+avons des marabouts, qui ne consacrent leur existence
+qu’à propager la parole de Dieu et à soulager
+l’infortune sans aucune distinction de pays ni de religion. — Ah !
+bah ! Vous avez des marabouts ! — Oui,
+nous avons des marabouts, et la preuve, c’est qu’il
+vient d’en arriver un à Oran renommé par sa piété,
+ses vertus, et qui déjà a su s’attirer le respect et la
+vénération de tous les Arabes. » Là-dessus, je me levai
+et partis. Le soir, je fus instruit par l’un des agents
+qu’on avait après moi beaucoup causé sur les chrétiens
+et qu’un talaib avait dit : « Le consul a raison, les
+Français suivent l’Évangile, le Prophète nous en parle
+dans le Coran… » Je ne m’en tiendrai pas là et saurai
+faire répandre dans le public l’arrivée de Mgr l’évêque,
+arrivée qui fera, je crois, le plus grand bien à notre
+cause, en détruisant promptement tous les absurdes
+préjugés naturellement répandus sur nous<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>Correspondance</i> du capitaine <span class="sc">Daumas</span>, p. 492-493.</p>
+</div>
+<p>De l’avis de militaires tels que Valée, Maussion,
+Daumas, de l’avis d’hommes d’État tels que Molé,
+il convenait donc que la France fît en Afrique acte
+personnel de christianisme, pour éviter l’accusation
+d’être indifférente à l’idée même de Dieu ; et
+c’était là un premier progrès sur les conceptions
+timides, erronées, qui tout au début de l’occupation
+avaient induit la monarchie de Juillet à n’arborer
+qu’avec beaucoup de réserve et de crainte
+les emblèmes chrétiens. Il fallait qu’un tel progrès
+s’accomplît, pour qu’un homme comme Abd-el-Kader,
+qui était avant tout un homme religieux,
+comprît peu à peu qu’il y avait une différence à
+faire entre les idolâtres de l’Yémen ou de la Perse,
+contre qui Mahomet prêcha la guerre sainte, et
+les chrétiens qu’il rencontrait en Algérie, et que
+ces chrétiens étaient plus près de lui et du Prophète
+que longtemps il ne l’avait pensé<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Voir colonel Paul <span class="sc">Azan</span>, <i>L’émir Abd-el-Kader</i>, p. 282-283
+(Paris, Hachette, 1925).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Un livre parut en 1844 qui s’intitulait : <i>les
+Français en Algérie</i>. L’auteur, six mois durant,
+de la fin de février à la fin d’août 1841, avait, à la
+demande de Guizot, étudié sur place, auprès de
+Bugeaud devenu gouverneur général, les questions
+algériennes. Les deux rapports que de là-bas,
+le 8 mars et le 19 avril 1841, il avait expédiés à
+Guizot, et dont le premier lui avait valu un
+« satisfecit » ministériel<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, avaient déjà laissé
+voir l’intérêt qu’il prenait aux choses religieuses
+de l’Algérie, et dès le début de son livre il disait :
+« Elles n’ont qu’une bien étroite place dans presque
+tous les livres qu’on a faits ; elles en méritent une
+meilleure, que je voudrais leur donner<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>. » Ce
+ton si décisif ne surprendra personne, lorsqu’on
+saura que le livre était signé Louis Veuillot. Il
+était rentré en France « plein de faits douloureux
+et plein de conseils impossibles » ; il
+voulait les livrer au public ; il voyait là un
+« devoir »<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Correspondance</i>, I, p. 86.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (<i>Œuvres complètes</i>,
+IV, p. 11). Sur le séjour de Louis Veuillot en Algérie, voir
+Eugène <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Louis Veuillot</i>, I, p. 229-265 (Paris, Retaux).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Veuillot à Edmond Leclerc, Alger, 20 juin 1841 (<i>Correspondance</i>,
+I, p. 94-95).</p>
+</div>
+<p>Il jetait un regard rétrospectif sur l’Algérie des
+premières années de la conquête, sur cette Algérie
+où l’on avait paru vouloir voiler à l’Islam les bras
+du Christ et le bois de la croix. Et parlant de ces
+« politiques qui se sont tant efforcés de déguiser
+le peu de religion qui nous reste, sous le beau prétexte
+de ne point effaroucher le fanatisme musulman »,
+il les accusait d’avoir « commis la plus
+lourde faute que l’enfer ait pu leur conseiller.
+Rien ne répugne plus au fanatisme musulman,
+expliquait-il, qu’un peuple sans croyance et sans
+Dieu<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (<i>Œuvres complètes</i>,
+IV, p. 223).</p>
+</div>
+<p>Partout dans son livre, on retrouvait cette idée ;
+elle se répétait, se diversifiait, avec l’émouvante
+insistance d’un appel d’alarme. Spectateur de
+ces Arabes qui « nous reprochaient qu’on ne nous
+voyait jamais prier<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> », il déduisait :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 9).</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p>La guerre contre nous n’était pas seulement patriotique,
+elle était sainte. Envahisseurs du sol, détestés
+à ce titre, nous étions encore et surtout haïs et méprisés
+comme infidèles, comme impies. On nous reprochait
+nos mœurs, nos blasphèmes, notre religion fausse ; on
+nous reprochait plus encore notre irréligion. C’était
+œuvre de piété de faire la guerre aux chiens qui
+adorent les idoles ou qui n’ont pas de Dieu<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 7).</p>
+</div>
+<p>On voyait Veuillot, à onze ans de distance,
+interpeller les commissaires qui étaient venus en
+1833 enquêter en Algérie.</p>
+
+<blockquote>
+<p>Ces personnages politiques, ces hauts commissaires,
+ces législateurs, ces chrétiens envoyés dans un pays
+infidèle pour savoir ce qu’il convient à leur patrie d’y
+faire, ne songent pas un seul moment à la religion catholique,
+n’en prononcent pas le nom… Qu’on institue
+une commission de civilisation et qu’il ne soit venu à la
+pensée de personne d’y introduire un prêtre, c’est un
+de ces traits qui peignent une époque et qui font deviner
+des abîmes<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 93).</p>
+</div>
+<p>Mais au delà et au-dessus de ces commissaires,
+puissances éphémères, puissances déchues dès
+qu’était accompli leur mandat, il interpellait un
+pouvoir plus stable, celui des bureaux ; il interpellait
+même, indirectement, ce maréchal Bugeaud
+sous les auspices duquel avait commencé de s’essayer
+jadis, en Périgord, sa plume de journaliste.</p>
+
+<blockquote>
+<p>En matière de religion, c’est le mauvais côté, le côté
+officiel de l’esprit français qui règne sur l’Algérie<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 118).</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p>Je regrette que le gouvernement de M. le maréchal
+Bugeaud, d’ailleurs bienveillant pour la religion, ne
+s’inspire pas plus largement des lumières catholiques,
+et ne diffère que bien peu, à cet égard, de celui de nos
+préfets<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 12).</p>
+</div>
+<p>Il y avait dans le livre de Veuillot deux chapitres,
+l’un sur l’aumônerie militaire, l’autre sur Mgr Dupuch,
+qui ressemblaient à deux lamentations. Il
+signalait à la respectueuse pitié des chrétiens
+de France cet « évêque sans clergé, au milieu d’un
+peuple infidèle ou incrédule », et il disait de lui :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Appuyé par les autorités les plus hautes : à Paris,
+par le roi, par la reine, par le ministre ; à Alger, par le
+gouverneur général ; mais ayant contre lui une bureaucratie
+intraitable, qui, soit à Alger, soit à Paris, est
+la même partout ; repoussé par l’indifférence des
+riches ; trop pauvre, malgré les dons nombreux des
+fidèles de France, pour pouvoir assister tant de pauvres
+qui venaient frapper à sa porte ; soigneusement tenu
+en dehors de tout conseil administratif, et n’étant lui-même
+que le plus tracassé des administrés ; séparé
+des soldats ; bientôt suspect de nuire à nos progrès
+auprès des musulmans, à qui l’on veut absolument
+que sa mission fasse ombrage, il ne tarda pas à s’apercevoir
+que l’évêque d’Alger n’était que le curé d’une de
+ces paroisses de France où le conseil municipal, regardant
+le culte comme une charge inutile du budget, ne
+veut jamais ni rebâtir le presbytère, ni réparer l’église,
+ni surtout permettre que le pasteur paraisse hors de
+la sacristie, dans laquelle on se réserve d’aller le tourmenter
+à plaisir<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 195-196).</p>
+</div>
+<p class="c"><img src="images/illu2.jpg" alt=""><br>
+<span class="xsmall">LE CARDINAL LAVIGERIE EN VÊTEMENTS PONTIFICAUX</span></p>
+
+<p>Le témoignage même de Mgr Dupuch, que l’on
+trouve dans ses <i>Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne</i>,
+confirme ce jugement de Louis Veuillot.
+La monarchie de Juillet avait consenti que l’occupation
+de l’Algérie s’attestât, de çà, de là, par
+l’érection de quelques croix. Le maréchal Valée
+en plantait une sur le minaret de l’ancienne mosquée
+de Blidah<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>. Mais les sœurs voulaient,
+elles, installer le crucifix dans l’hôpital d’Alger ;
+on leur créait des difficultés<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. Faute d’aumônerie
+militaire, un bataillon de chasseurs se plaignait
+d’avoir manqué de messe trois ans durant<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>.
+« Nous n’avions pas un seul prêtre, écrivait un
+soldat au moment de la prise de Constantine,
+c’était plus triste qu’on ne pourrait se l’imaginer ;
+les mourants me priaient de leur chanter le <i lang="la" xml:lang="la">De
+Profundis</i> et le <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i><a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>. » Mgr Dupuch dut
+déclarer en 1841 que si les chefs d’armée, en dehors
+du gouvernement proprement dit, ne toléraient
+pas de temps en temps la présence d’un prêtre
+auprès des colonnes expéditionnaires, il partirait
+lui-même pour la guerre<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>. Visitant la chambrette
+du presbytère qui servait de lieu de culte aux catholiques
+de Mostaganem, Veuillot s’écriait :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 408.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 453.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Charles <span class="sc">de Riancey</span>, <i>De la situation religieuse de l’Algérie</i>,
+p. 13-14 (publié par le comité électoral pour la défense
+de la liberté religieuse). Paris, Lecoffre, 1846.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre 1861, p. 50.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 488-489.</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p>Je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du
+dernier évangile : Il est venu chez lui, et les siens ne
+l’ont pas reçu. La religion (en Algérie) n’est ni forte, ni
+persécutée ; elle est méprisée, elle est jugée inutile<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, P. 233-234).</p>
+</div>
+<p>Et Mgr Dupuch gémissait à son tour sur le misérable
+état de certaines églises, sur la désinvolture
+avec laquelle, à Boufarik, le commissaire civil
+s’installait dans la chapelle catholique, reléguait
+l’autel et les liturgies dans une misérable hutte
+en planches pourries, ni carrelée, ni pavée, ni planchéiée.</p>
+
+<p>En vain la monarchie de Juillet avait-elle senti
+la nécessité de disculper la France de l’accusation
+qu’on lui lançait d’ignorer Dieu ; Veuillot persistait
+à dire :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Malgré nos églises, malgré nos prêtres, déjà si impuissants
+par leur petit nombre, et garrottés encore
+par une politique hostile lorsqu’elle n’est pas indifférente,
+les Arabes sont restés dans cette conviction que
+nous sommes un peuple athée<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 118).</p>
+</div>
+<p>Il n’ignorait pas, assurément, que la petite chancellerie
+algérienne, au cours des dernières années,
+s’était montrée « aussi vigilante que pourrait
+l’être une pensionnaire des Oiseaux ou du Sacré-Cœur,
+à marquer tous ses messages arabes d’un dicton
+pieux quelconque, pourvu, bien entendu,
+qu’il ne fût pas exclusivement chrétien »<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>.
+Cela lui faisait l’effet d’une chose triste et plaisante,
+et ces fonctionnaires qui persistaient « à
+singer la piété musulmane »<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> lui paraissaient
+mal qualifiés pour donner autour d’eux l’impression
+que les Français étaient d’authentiques fidèles
+de leur Dieu.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 139).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 116).</p>
+</div>
+<div class="h3"></div>
+<h3>V</h3>
+
+<p>D’ordre du pouvoir, d’ailleurs, ce Dieu n’avait
+pas le droit de chercher d’autres fidèles. Vous
+n’êtes chargé que des chrétiens romains, disait à
+Mgr Dupuch le gouvernement des Tuileries ; et
+le pouvoir civil ne vous reconnaît aucune autre
+juridiction. Il y avait là une détermination très
+nette, très exclusive, nettement précisée, dès le
+5 mai 1838, dans la lettre du maréchal Valée
+que nous avons déjà citée. Après avoir posé en
+principe que la première de toutes les qualités, chez
+un évêque d’Alger, devait être une « pieuse tolérance »,
+et qu’il importait que « tout esprit de prosélytisme
+fût banni de la pensée des prêtres »,
+Valée précisait avec inflexibilité :</p>
+
+<blockquote>
+<p>L’administration spirituelle des populations catholiques,
+le soin de les pénétrer du véritable esprit du christianisme,
+doivent seuls préoccuper l’évêque d’Alger,
+et il méconnaîtrait la nature de sa mission s’il cherchait
+à amener au sein de l’Église les musulmans et les
+juifs sur lesquels la domination française s’étend aujourd’hui<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 180.</p>
+</div>
+<p>Telle était la conception administrative que l’on
+se formait de l’évêque d’Alger : elle ne concordait
+nullement avec celle qu’en avait Grégoire XVI.
+Valée fut probablement très flatté de recevoir de
+Rome, en mai 1839, un bref fort élogieux : « Vous
+avez continué, lui disait le Pape, à veiller à ce que,
+forts de votre appui, les prêtres que nous avons
+envoyés par notre autorité apostolique propageassent
+la lumière de l’Évangile et exerçassent
+plus librement et plus fructueusement pour le
+salut des anciens et des nouveaux fidèles les autres
+parties de leur ministère sacré<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. » Valée, s’il eût
+osé, eût probablement dit au pontife : « Parlons
+des anciens fidèles, Très Saint Père ; mais des <i>nouveaux
+fidèles</i>, qu’est-ce à dire et qu’entend par là
+Votre Sainteté ? La France, en Algérie, ne fait point
+de propagande religieuse. » Et c’eût été le début
+d’une discussion entre l’État et l’Église, qui d’ailleurs,
+en fait, ne tarda point à éclater, et qui allait
+durer une trentaine d’aimées.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 181.</p>
+</div>
+<p>Grégoire XVI, dans le bref par lequel il confiait
+à Mgr Dupuch l’évêché d’Alger, lui avait signifié :
+« Un champ immense est ouvert devant vous. Là,
+dans les premiers siècles, un grand nombre d’églises
+avaient fleuri. Allez donc, partez au nom de Dieu
+vers cette partie de la vigne du Seigneur si longtemps
+désolée. Prenez votre faux, entrez vigoureusement
+dans votre vigne. » Le pape manifestait
+« l’heureuse espérance de voir la lumière de
+la vérité catholique se répandre dans les autres
+parties voisines de l’Afrique, et prendre de continuels
+accroissements<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 405-406.</p>
+</div>
+<p>Entrer vigoureusement dans sa vigne, Mgr Dupuch
+y était tout prêt ; mais l’administration s’opposait.
+A la porte de l’église Notre-Dame-des-Victoires
+à Alger, une sentinelle empêchait les Arabes
+d’entrer. Mgr Dupuch avait fait venir des Jésuites
+comme prêtres auxiliaires ; mais l’un d’eux, qui
+lui était expédié de Syrie, le P. Planchet, recevait
+en 1839, sous peine d’arrestation, défense de débarquer
+à Philippeville, parce qu’il savait et parlait
+l’arabe<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>La Compagnie de Jésus en France : un siècle,
+1814-1914</i>, III, p. 311 et 321 (Paris, Beauchesne, 1919).</p>
+</div>
+<p>En termes amers, Veuillot commentait cette
+politique :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Les commis du ministère de la guerre pensent qu’il
+y aurait les inconvénients politiques les plus graves
+à essayer d’instruire les Maures. On ne voit rien que de
+légitime à brûler les maisons des Arabes ; on permet
+aux Maures de dire publiquement dans leur mosquée
+la <i>kholba</i> au nom de l’empereur du Maroc et même
+au nom d’Abd-el-Kader ; mais on interdit aux prêtres
+catholiques toute démarche qui aurait pour but
+d’amener un musulman à se faire chrétien, et la raison,
+c’est qu’il ne faut pas exciter leur fanatisme<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 46-47).</p>
+</div>
+<p>Il avait vu les indigènes, face à face avec l’évêque ;
+il les avait vus l’accueillir « avec une véritable tendresse ».
+Mais « quelques employés français, grondait-il,
+ont eu peur de sa mission, et nous n’en
+retirons pas les fruits. S’il était vrai, ce qui n’est
+pas, que la prépondérance de la religion catholique
+offusquât les Maures, quel meilleur moyen aurait-elle
+de se faire pardonner cette prépondérance
+nécessaire, qu’en répandant parmi les Maures
+beaucoup de bienfaits ? Quoi ! ils lui reprocheraient
+de recueillir les orphelins, de soigner les pauvres,
+de protéger les opprimés, et de leur dire à eux vaincus,
+dans leur langue, qu’ils sont comme nous les
+enfants de Dieu… N’eût-on laissé à la religion
+que les orphelins, que les pauvres, que les prisonniers,
+tous ces misérables seraient devenus autant
+de voix qui auraient publié dans la langue des
+vaincus les générosités de la France, les œuvres
+miséricordieuses de son culte, l’inépuisable charité
+des ministres de son Dieu<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 199 et 111).</p>
+</div>
+<p>Mais lors même que l’état d’esprit administratif
+eût condamné la plume de Veuillot à demeurer
+impuissante, Veuillot n’admettait pas qu’elle restât
+silencieuse ; et ce livre : <i>les Français en Algérie</i>,
+faisait sans cesse résonner aux oreilles françaises,
+avec l’âpreté d’un reproche, cette émouvante question :
+Voilà quatorze ans que vous êtes là-bas ;
+qu’y avez-vous fait comme apôtres ? Et chaque
+fois que la question surgissait, survenait, sous l’ardente
+plume de Veuillot, une réponse morose,
+attristée. On eût dit qu’il voulait fouiller l’âme de
+ces politiques, de ces soldats, de ces commerçants,
+qui avaient commencé de transplanter la France
+en Algérie : « La question, disait-il, était de savoir
+si la conquête serait une bonne ou une mauvaise
+affaire. L’orgueil de nos armes, les profits de notre
+commerce offraient la matière du débat… La France
+a voulu travailler pour sa gloire, non pour la gloire
+de Dieu<a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>. » Mais cette France, c’était « la patrie
+de Godefroi de Bouillon, de Pierre l’Ermite, de saint
+Bernard et de saint Louis », et Veuillot, après l’avoir
+ainsi définie, disait douloureusement : « Elle
+multiplie les prodiges de son ancien courage pour
+conquérir un royaume infidèle ; mais elle ne songe
+qu’à le gagner à ses comptoirs et ne veut point
+le gagner à son Dieu<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>. » Autour de lui, cependant,
+à Paris, il sentait s’ébaucher un renouveau catholique,
+et cette coïncidence rendait ses interrogations
+plus pressantes encore : « Est-ce donc pour rien,
+s’écriait-il, que la France est devenue reine d’Alger
+au moment où quelque zèle religieux se réveille
+dans son cœur<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a> ? » Et c’est avec l’accent d’un pénitent
+qu’il confessait, — une confession qui était
+un réquisitoire : « Malgré tout ce que nous avons
+fondé, nous avons perdu là des âmes que nous
+pouvions sauver, nous n’avons pas fait à la croix
+le même honneur qu’à nos drapeaux<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 5).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 37).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 85).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 12).</p>
+</div>
+<p>Mais il savait, hélas ! l’administration impénitente,
+et cela le faisait trembler.</p>
+
+<blockquote>
+<p>Le chrétien, écrivait-il, voyant la religion négligée
+à dessein par ceux qui sont chargés d’établir en Algérie
+la puissance française, murmure avec effroi cet oracle
+divin, tant de fois réalisé parmi les hommes : <i lang="la" xml:lang="la">Nisi
+dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt
+qui ædificant eam</i><a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 243).</p>
+</div>
+<p>Veuillot, d’ailleurs, n’était pas de ceux dont la
+voix expire en un murmure d’épouvante : son livre
+voulait être un livre constructeur. Et la haute originalité
+de ce livre trop peu connu, c’était de jeter
+le défi à une opinion sceptique qui croyait à peine
+à l’avenir de l’Algérie, et qui croyait moins encore
+à l’avenir du christianisme en Algérie, et de dire
+en substance à cette opinion : Je crois au premier
+de ces avenirs parce que je crois au second. Le
+Paris de l’époque boudait à l’Algérie, grognait
+contre elle. Bugeaud tout le premier grognait,
+faute de pouvoir bouder ; il supputait ironiquement,
+devant ses convives, ce que chacun de ses
+repas coûtait à la France<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a> ; et Veuillot lui-même,
+d’Alger, sous l’évidente impression de ces propos
+pessimistes du général, avait un jour, dans une
+lettre à Guizot, qualifié de « malheureusement impossible »
+cet abandon de l’Algérie, auquel d’aucuns
+songeaient encore<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a>. Mais dans son livre, sa paradoxale
+âme d’apôtre, bravant tout d’un coup bouderies
+et grognements, prévenait tous les douteurs
+qu’un jour viendrait où s’agiteraient les destinées
+de Tunis, où s’agiteraient celles du Maroc.
+Il leur parlait avec une assurance de prophète ; il
+leur disait formellement :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 9).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> Veuillot à Guizot (IV, p. 250).</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p>Le sang des compagnons de saint Louis, répandu sur
+les plages de Tunis, est un vieux titre que nous serons
+contraints de faire valoir un jour ; entre notre province
+de Tlemcen et les rivages de l’Espagne régénérée,
+l’air manquera aux prétendus descendants du calife
+qui font encore peser sur le Maroc leur sceptre barbare<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 4).</p>
+</div>
+<p>Ainsi Veuillot, dès 1844, prévoyait-il le futur
+empire africain. Consultant « la foi chrétienne et
+l’expérience de dix-huit siècles », constatant qu’elles
+ne nous permettent pas de croire « qu’il puisse
+exister jamais un peuple inconvertissable<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a> », sa
+dialectique hardie, avec l’aventureux élan d’un
+acte de foi, déduisait du devoir même qu’avait le
+christianisme français de suivre en Afrique notre
+drapeau, et puis de le précéder, les destinées futures
+du sol africain. Et sa puissance de vision,
+passant outre aux timidités des économistes, aux
+susceptibilités des politiques, l’amenait à certaines
+intuitions qui durent leur paraître folles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 110).</p>
+</div>
+<p>Il ne comptait pas, à vrai dire, sur une prochaine
+ou rapide assimilation des Arabes : « Les Arabes,
+écrivait-il, ne seront à la France que lorsqu’ils seront
+Français ; ils ne seront Français que lorsqu’ils
+seront chrétiens ; ils ne seront pas chrétiens tant
+que nous ne saurons pas l’être nous-mêmes. Or,
+nous ne savons pas l’être encore<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a>. » Mais il souhaitait
+que sans retard l’apostolat religieux s’organisât :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 45).</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p>Dans le clergé français, signalait-il, on trouverait
+en abondance des apôtres ; tous nos religieux seraient
+heureux de donner leur vie pour la conquête chrétienne
+de cette terre, infidèle encore sous les drapeaux français ;
+ils seraient hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires,
+agriculteurs, savants ; il y aurait, si on l’avait
+voulu, même un ordre militaire<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 242).</p>
+</div>
+<p>Mais dans la pensée de Veuillot, ce projet d’évangélisation
+impliquait tout d’abord un projet de
+peuplement.</p>
+
+<blockquote>
+<p>Il faut en Algérie, expliquait-il, non pas des concubinaires
+et des bâtards, mais des familles, et des familles
+chrétiennes ; il faut à leur tête des prêtres respectés
+et sévères, la sévérité étant la sainte douceur
+de la religion ; il faut à ces villages, qui seront autant
+de petites républiques, une organisation pour le moins
+aussi théocratique que militaire, qui leur apprenne
+à répondre à la guerre sainte des musulmans par la
+guerre sainte des chrétiens<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 101).</p>
+</div>
+<p>Non pas qu’il voulût organiser en Algérie une
+guerre de religion, ce serait là prendre à contresens
+sa pensée ; mais il lui semblait que si les
+musulmans, au nom du Coran, déchaînaient
+contre nous le fameux <i>Djehad</i>, la guerre contre
+l’infidèle, les colons dont la foi catholique soutiendrait
+l’énergie auraient, pour résister, un surcroît
+de force. Écrivant à Guizot, il lui rappelait quel
+secours avait été le puritanisme pour les émigrants
+anglais qui fondèrent les États-Unis<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a> ; il attendait,
+pour les colons de l’Algérie, le même secours
+du catholicisme. Si pour organiser ces villages défensifs
+et agricoles, on ne trouvait pas assez de Français,
+de Basques ou d’Alsaciens, on pourrait songer,
+disait-il, à des catholiques suisses avec lesquels il
+s’offrait à négocier, ou bien à des Polonais, que
+Montalembert serait en mesure de faire venir, ou
+bien à des familles syriennes<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 255). (Veuillot à Guizot,
+19 avril 1841.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 247). (Veuillot à Guizot,
+8 mars 1841.)</p>
+</div>
+<p>Il faudra plus d’un quart de siècle pour que les
+idées de Veuillot commencent de se réaliser. La
+Trappe de Staouéli, qui, dès 1843, étalait une magnifique
+leçon de travail agricole, aurait bénéficié
+d’un beaucoup plus large rayonnement, si les administrations
+locales eussent été animées d’un esprit
+plus pratique et d’une confiance plus allègre dans
+l’avenir algérien. Le projet qu’un jour développa
+Bugeaud, d’établir en dix ans, sur le sol algérien,
+cent mille soldats à demi libérés, se heurtait à
+l’indifférence parlementaire. C’était de la part du
+maréchal une audace, de rassembler quelques orphelins
+arabes dont les pères étaient morts au cours
+des combats contre nos armées, et d’oser dire au
+Jésuite Brumauld : « Tâchez, Père, d’en faire des
+chrétiens. Si vous réussissez, ceux-là du moins ne
+retourneront pas dans leurs broussailles pour nous
+f… des coups de fusil<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a> » ; et l’on put un instant
+fonder beaucoup d’espérances sur l’orphelinat de
+Ben-Aknoun, à qui s’adjoignit dans la suite celui
+de Boufarik, et qui comptait, en 1850, deux cent
+soixante-dix orphelins. Mais les grandioses desseins
+de ce Jésuite, qui voulait attirer en Algérie les
+enfants de l’Assistance publique, devaient se
+heurter, sous le second Empire, à d’irréductibles
+oppositions, et le droit que réclamait le P. Brumauld
+d’être un colonisateur, au sens que Louis
+Veuillot eût donné à ce mot, ne lui fut jamais
+accordé<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges</i>, 3<sup>e</sup> série, II. p. 514.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>op. cit.</i>, III, p. 327-329.</p>
+</div>
+<p>« Il faut des paysans, et des paysans et encore
+des paysans », criera-t-il aux sénateurs, en 1859,
+et il leur expliquera que ses maisons, après quinze
+ans d’efforts et de sacrifices, étaient au moment de
+périr faute d’élèves, et que « leur conservation et
+leur perfectionnement ne demandaient qu’un mouvement
+continu de douze ou quinze cents enfants
+des deux sexes ». Mais ses appels tomberont dans
+le vide, comme y était tombé, sous la monarchie
+de Juillet, le livre prophétique et réalisateur sorti
+de la plume de Louis Veuillot<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> <i>Pétition du P. Brumauld au Sénat en faveur de la colonisation
+de l’Algérie et de la jeunesse malheureuse de France</i> (1859).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Peu de temps après la publication du livre de
+Veuillot, Mgr Dupuch, découragé par l’ingratitude
+des circonstances et par le poids de ses dettes, finissait
+par démissionner. Dans la lettre de démission
+qu’il adressait à Grégoire XVI, on le sentait déchiré
+de tristesse<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a>. Sans ambages, il confiait au pape :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> Texte de la lettre de démission dans <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>,
+IV, p. 439 et sq. Sur les embarras financiers qui amenèrent
+cette démission, voir <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre, 1861,
+p. 65-75.</p>
+</div>
+<p>« Partout où la religion catholique se trouve comparée
+aux sectes qui s’en sont séparées, ou même
+à d’autres cultes, sa condition est habituellement
+la plus déplorable. Je n’aurai que trop d’occasions
+de le faire remarquer au pape, à qui je serais coupable
+de ne pas signaler cette affligeante et fatale
+tendance<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 453.</p>
+</div>
+<p>Les mêmes obstacles se dressaient devant son
+successeur, Mgr Pavy. « Il nous est impossible,
+disait-il en son mandement de prise de possession,
+de croire et de nous taire ; impossible de tenir enchaîné
+le verbe de Dieu ; impossible de ne pas appeler
+sur tout homme venant en ce monde la lumière
+du Dieu vivant ; de laisser périr de sang-froid
+les âmes pour lesquelles Jésus-Christ est
+mort<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a> » ; et des lettres pastorales ultérieures
+insistaient auprès de son clergé pour qu’il « ne
+négligeât rien de ce qui pouvait déterminer de véritables
+conversions parmi les Arabes<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a>. » Mais les
+statuts diocésains qu’il édicta en 1853, et qui prescrivaient
+aux prêtres la « mission des indigènes » et
+la sollicitude pour les enfants musulmans, étaient
+destinés à demeurer lettre morte. Autour de
+Mgr Pavy, des Jésuites étaient à l’œuvre, dans
+plusieurs paroisses et dans les deux orphelinats
+agricoles du P. Brumauld : « Les Arabes, leur
+écrivait de Lyon leur provincial dès 1847, sont le
+grand objet de notre mission en Afrique » ; et il
+leur conseillait de faire comme avait fait jadis,
+aux Indes, le célèbre Père de Nobili, d’aller vivre
+au milieu des indigènes, de prendre leurs coutumes,
+pour les amener à la religion. Le P. Brumauld
+songeait à former, dans son orphelinat de Ben-Aknour,
+des missionnaires parlant l’arabe. Il faut
+consulter l’État, objecta Mgr Pavy. L’État ne
+répondit pas<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>. Le lazariste Girard, qui dirigeait
+le séminaire de Kouba, fut un jour menacé de
+gros ennuis, pour avoir, dans les ruisseaux d’Alger,
+recueilli quelques petits Arabes<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a> ; et malgré la
+démarche de l’évêque près du général Pélissier,
+alors gouverneur intérimaire, les enfants durent
+être rendus à leurs familles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> Mgr <span class="sc">Pavy</span>, <i>Œuvres</i>, I, p. 25 (Paris, Poussielgue, 1858).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> <span class="sc">Godard</span>, préface des <i>OEuvres</i> de Mgr <span class="sc">Pavy</span>, I, p. <small>XLVIII</small>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>op. cit.</i>, III, p. 311 et suiv. — Louis <span class="sc">de
+Baudicour</span>, <i>La Guerre et le gouvernement de l’Algérie</i>, p. 593-596
+(Paris, Sagnier et Bray, 1853).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 179 (Paris, Poussielgue,
+1884). — <span class="sc">Ribolet</span>, <i>Un Grand évêque ou vingt ans de l’Église
+d’Afrique sous l’administration de Mgr Pavy</i>, p. 35-39 (Alger,
+Jourdan, 1902).</p>
+</div>
+<p>Une consigne d’État commandait qu’on laissât
+les indigènes « parqués dans leur Coran », sans
+jamais s’occuper de leurs âmes, et quarante ans
+durant, dans les sphères officielles, l’idée d’apostolat
+parut incompatible avec l’idée de tolérance.
+« Il y a là, dira Lavigerie, une honte pour la nation
+française. »</p>
+
+<p>On peut dire qu’en Algérie, pendant cette période,
+la France apôtre eut les mains liées. Nul esprit
+de secte, d’ailleurs, chez ces militaires que l’on
+verra, durant les premières années de l’épiscopat
+de Lavigerie, redouter et suspecter ses premiers
+efforts de contact avec l’Islam ; ce qui les obsédait,
+c’était la crainte que l’apostolat chrétien ne provoquât
+parmi les populations musulmanes des incidents,
+qui s’aggraveraient, peut-être, jusqu’à soulever
+des conflits sanglants ; et sous l’impression
+de cette crainte, il leur déplaisait de trouver,
+chez les messagers du Christ, un esprit d’aventure
+qui pouvait susciter des complications politiques.
+Par ailleurs, cette France colonisatrice à laquelle
+ils voulaient épargner des ennuis n’avait pas
+des destinées beaucoup plus brillantes que celles
+de la France missionnaire. Elle avait commencé
+de prendre quelque essor, dans les dernières années
+du gouvernement de Bugeaud et pendant la première
+moitié du second Empire ; mais lorsque
+prévalut, en 1865, par la volonté formelle de
+Napoléon III, l’idée d’un royaume arabe, qui
+serait séparé, par une sorte de cloison étanche, du
+petit groupe des colons, les maximes administratives
+nouvelles cessèrent d’encourager l’immigration,
+les concessions de terres ne furent plus accordées
+qu’à des sociétés de capitalistes, et la colonisation
+libre, réduite à ses propres ressources,
+s’arrêta, végéta<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> <i>La Colonisation en Algérie</i> (1830-1921), p. 26 (Alger,
+Pfister, 1922). — <span class="sc">Cambon</span>, <i>Le Gouvernement général de l’Algérie</i>,
+p. 130 et 153 (Paris, Champion, 1922). En 1885 encore, on
+pourra lire dans les <i>Lettres sur la politique coloniale</i>, de Yves
+<span class="sc">Guyot</span>, p. 31-41 (Paris, Reinwald) : « Si on voulait représenter
+dans une allégorie le prix de revient en hommes des
+25 000 colons installés en Algérie et y vivant avec leurs
+propres ressources, chacun d’eux serait assis sur quatre cadavres
+et gardé par deux soldats ».</p>
+</div>
+<p>Telle était la situation de l’Algérie lorsque Lavigerie
+y porta, avec son ascendant d’archevêque,
+cette idée de peuplement et cette idée d’évangélisation
+qu’avait esquissées, déjà, la plume de
+Louis Veuillot, et lorsqu’il voulut, en chef d’Église,
+traduire ces idées en réalisations.</p>
+
+<p>Ces religieux hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires,
+agriculteurs, savants, dont avait rêvé
+Louis Veuillot, ce furent les Pères Blancs du cardinal
+Lavigerie ; ces villages agricoles et défensifs
+qu’avait réclamés Louis Veuillot, ce furent les villages
+d’Alsaciens, ce furent les villages d’Arabes
+chrétiens ou de Kabyles chrétiens, fondés par
+Lavigerie.</p>
+
+<p>Le 2 février 1876, Veuillot écrivait dans <i>l’Univers</i> :</p>
+
+<blockquote>
+<p>La création de ces villages, la fondation d’une nouvelle
+famille religieuse, destinée à l’évangélisation de
+l’immense désert africain, sont des événements historiques
+de premier ordre. Il y a quelques années encore,
+ils n’étaient rêvés que dans un très lointain
+avenir par la foi la plus hardie et la plus croyante à
+l’impossible… A cette heure, on peut dire que le nouveau
+monde africain est déjà vivant dans son berceau,
+que le baptême a commencé d’y descendre… La famine
+qui moissonna les pauvres Arabes en 1868 est le principe
+des villages arabes chrétiens, de la fondation des
+missionnaires et de l’évangélisation de toute l’Afrique.
+Ce coup de foudre a creusé ce puits de bénédiction,
+dont les eaux vivifieront tous les déserts.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Et Veuillot pronostiquait :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Des missionnaires apporteront à toute une race
+l’Évangile et la liberté attendus deux mille ans. A
+présent, il est permis d’espérer que le siècle ne s’achèvera
+pas sans qu’une église catholique s’élève à Tombouctou
+et encore ailleurs. Il y aura des églises, un
+clergé, des écoles, des hôpitaux, des hommes libres,
+une industrie, un monde. De là ne venaient vivants que
+des esclaves, de là partiront des missionnaires<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> « <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Derniers Mélanges</i>, III, p. 61-64 (Paris,
+Lethielleux, 1908).</p>
+</div>
+<p>Veuillot avait vécu assez longtemps pour voir
+l’archevêque d’Alger, — cet archevêque qu’on ne
+considérait autrefois que comme l’aumônier en
+chef d’un noyau de colons, — travailler à mettre
+l’empreinte de notre spiritualité religieuse sur la
+civilisation de l’Afrique du Nord et représenter,
+vis-à-vis de cette Afrique, une France désormais
+en marche, bien que jusque-là on l’eût condamnée
+à piétiner, la France catholique. Mais Veuillot
+disparaîtra trop tôt pour voir surgir, au centre de
+l’Afrique, ces églises et ces écoles, ces hôpitaux,
+et surtout ces hommes libres, esclaves de la veille,
+qu’avait entrevus son imagination complice de sa
+foi. Il disparaîtra trop tôt pour entrevoir l’œuvre
+de haute portée qu’allait accomplir peu à peu
+l’initiative privée de la France en terre tunisienne,
+à la faveur d’un climat salubre, et sans se heurter,
+comme en Algérie, aux usages indigènes de propriété
+collective. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir
+saluer des héritiers et des réalisateurs de son rêve
+dans ces hommes d’énergie qui, groupés autour
+de M. Jules Saurin, s’essaient à transfigurer l’agriculture
+de l’Afrique du Nord par le développement
+de la production fourragère et par l’utilisation des
+eaux de crue, et qui préparent ainsi, à l’encontre
+de tous les obstacles, le peuplement français de
+cette France d’outre-mer<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a>. Il disparaîtra trop
+tôt pour pouvoir saluer en Lavigerie, soit le tribun
+de l’antiesclavagisme et le libérateur de l’Afrique
+noire, soit le précurseur de la colonisation française
+en Tunisie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Voir le livre de M. Jules <span class="sc">Saurin</span> : <i>Vingt-cinq ans de colonisation
+nord-africaine</i> (Paris, Société d’éditions géographiques,
+maritimes et coloniales, 1925).</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>La vie de Lavigerie, telle que nous la voyons, se
+déroule comme une page de notre histoire religieuse,
+comme une page de notre histoire nationale ;
+page toujours émouvante, et quelquefois piquante,
+presque paradoxale, lorsqu’on voit le cardinal
+réaliser avec l’aide épisodique du gouvernement
+de la République, ces idées de colonisation, ces
+idées d’apostolat, qui, sous la timide et rétive
+monarchie de Juillet, étaient comme tombées
+dans le désert lorsque Veuillot les avait émises.
+Et ce qui résulte de cette confrontation entre le
+livre de Veuillot et la vie de Lavigerie, c’est que la
+maturité de notre œuvre algérienne, comme, deux
+siècles plus tôt, la naissance de notre œuvre canadienne,
+fut aidée, dans quelque mesure, par notre
+souci séculaire de porter toujours plus loin le règne
+de Dieu. Car il y a dans nos annales, de siècle en
+siècle, certains épisodes de gloire, dont la devise :
+<i lang="la" xml:lang="la">Gesta Dei per Francos</i>, fut tout d’abord l’instigatrice
+avant d’en devenir le résumé.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> — Nous sommes très redevables au recueil
+de documents publié en deux volumes par Mgr Grussenmeyer :
+<i>Vingt-cinq années d’épiscopat : documents
+biographiques sur S. Em. le cardinal Lavigerie</i> (Alger,
+Jourdan, 1880), et à l’excellent livre de Mgr Baunard :
+<i>Le Cardinal Lavigerie</i> (2 volumes, Paris, Poussielgue,
+1896), qui demeure encore, au bout de trente
+ans, une source très riche d’informations ; et nous
+aurons l’occasion, lorsque nous aborderons l’histoire de
+l’activité tunisienne de Lavigerie et des campagnes
+antiesclavagistes, d’exploiter de précieux documents
+que nous a communiqués M. l’abbé Tournier, l’historien
+du rôle politique du cardinal, et dont il fera prochainement
+l’objet d’une publication ; que M. l’abbé Tournier
+veuille bien trouver ici l’expression de nos plus vifs remerciements.
+Nous remercions aussi M. le commandant
+Jean Hanoteau pour la bonne grâce avec laquelle
+il a mis à notre disposition les papiers laissés par le
+général Hanoteau, l’éminent spécialiste des questions
+kabyles ; le R. P. Federlin, des Pères Blancs, pour la
+gracieuse communication de la photographie du cardinal
+en vêtements liturgiques ; et M. l’abbé Mourret,
+directeur au Séminaire de Saint-Sulpice, pour la copie
+de certains passages du <i>Journal</i> inédit de M. Icard.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="small">LA VOCATION MISSIONNAIRE
+DU CARDINAL LAVIGERIE ; SES DÉBUTS</span></h2>
+
+
+<h3>I. — <span class="i">De la cure de campagne à la Sorbonne.</span></h3>
+
+<p>Un jour de 1838, Charles-Martial Allemand-Lavigerie,
+alors âgé de treize ans, s’en fut dire à
+Mgr Lacroix, évêque de Bayonne : « Je veux être
+curé de campagne. » Son père le conduisait, ou,
+pour mieux dire, l’accompagnait ; car Lavigerie,
+même en son jeune âge, ne fut jamais quelqu’un
+qui acceptait volontiers d’être conduit ; et presque
+toute sa vie, il aura plus d’occasions de commander
+que d’obéir. En ce jour décisif où l’enfant venait
+confier à l’évêque sa vocation, cultivée d’abord,
+au foyer même, par la pieuse influence de deux
+vieilles bonnes, M. Lavigerie père n’avait qu’à
+faire escorte.</p>
+
+<p>Ce haut fonctionnaire des douanes avait d’abord,
+avec sa femme, fait pour ce fils d’autres rêves.
+Voyant Charles jouer à la chapelle, on s’était figuré,
+dans le ménage, que ce serait un jeu sans lendemain,
+et qu’après les vigoureuses aspersions dont il gratifiait
+les petits Juifs dans les ruisseaux de Bayonne
+sous prétexte de les baptiser, il ne songerait pas à
+pousser plus loin l’administration des sacrements.
+Mais Charles, qui jamais n’eut de temps à perdre,
+coupait court aux visées plus mondaines de sa famille
+en traînant son père à sa suite pour demander
+à l’évêque un presbytère rural. Quelques semaines
+se passaient, et sa mère, dans le parloir du séminaire
+de Laressore, se trouvait brusquement en
+présence d’un fait acquis, la tonsure toute fraîche
+que triomphalement il s’était faite. Il avait d’ailleurs
+une curieuse façon de la consoler. « Je crois,
+lui écrira-t-il un peu plus tard, que je n’ai pas un
+caractère à rendre un intérieur agréable, tandis que
+l’action extérieure et la vie d’apostolat est ma vocation. »
+Que pouvait-on objecter à un enfant qui
+faisait de ses défauts eux-mêmes un marchepied
+vers l’autel, et qui signifiait que son caractère tel
+quel, son caractère tout entier, lui serait d’une
+belle ressource pour devenir un jour le ministre
+de Dieu ?</p>
+
+<p>Un tel tempérament, pour se laisser modeler,
+avait besoin de s’incliner devant une supériorité.
+Lavigerie la rencontra bientôt à Paris, au séminaire
+de Saint Nicolas-du-Chardonnet, où il s’en fut
+achever ses classes. Un prêtre était là, qui lui fit
+l’effet, tout de suite, d’un « ouragan de lumière
+et de feu, courbant et absorbant tout » : c’était
+l’abbé Dupanloup, futur évêque d’Orléans. On
+pourrait, en l’honneur de ce prêtre, arranger une
+sorte d’hymne dont Renan fournirait les strophes
+et Lavigerie les antistrophes.</p>
+
+<p>« C’était un éveilleur incomparable, dira Renan ;
+il était pour chacun de ses deux cents élèves l’excitateur
+toujours présent, le motif de vivre et de
+travailler<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a>. » Et Lavigerie, de son côté : « On
+était subjugué dans un mélange d’admiration, de
+crainte et de respect, que je n’ai plus retrouvé
+nulle part au même degré<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>. » Lorsque, à l’âge de
+cinquante-huit ans, Lavigerie tracera ces lignes
+de souvenir, il sera, dans trois continents, un
+manieur d’hommes, expert à les subjuguer ; dans
+une telle phrase écrite par une telle plume, tous les
+mots portent ; ils attestent la joie intense que dut
+éprouver un enfant, naturellement dominateur,
+à se sentir un instant dominé, et à ratifier allégrement,
+librement, par son admiration même pour
+la personne de Dupanloup, les droits qu’avait
+« Monsieur le supérieur » à être écouté et obéi.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> <span class="sc">Renan</span>, <i>Souvenirs d’enfance et de jeunesse</i>, p. 176. (Paris,
+Crès, 1913).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Lettre à l’abbé Lagrange sur les deux premiers
+volumes de l’Histoire de Mgr Dupanloup</i>. Tunis, 1883.</p>
+</div>
+<p>La cure de campagne que ses treize ans postulaient
+acheva de s’effacer du champ de ses visions,
+un certain jour de mai 1844 où survint au séminaire
+d’Issy, pour la lecture spirituelle, un vicaire apostolique
+de Mandchourie. Ce jour-là comme tous les
+autres, le jeune abbé Lavigerie était recueilli ; il
+était déjà celui qui, devenu évêque, commandera
+à tous ses prêtres vingt minutes de méditation
+quotidienne. Mais il y a des recueillements qui sont
+des évasions : un missionnaire, prêchant dans
+un séminaire, ouvre aux imaginations une fenêtre
+sur le vaste monde. Lavigerie n’était pas de ceux
+qui eussent laissé se refermer la fenêtre, le visiteur
+une fois parti ; et dans l’enclos du séminaire, il
+était plutôt homme à prolonger les courants d’air.</p>
+
+<p>Au début d’octobre 1845, il entrait à Saint-Sulpice,
+pour la retraite qui ouvrait l’année scolaire.
+Il s’agenouillait, plusieurs jours durant, non loin
+d’un autre clerc qui, le 6 du même mois, allait
+s’éloigner pour toujours, et déposer sa soutane dans
+un hôtel voisin. Semaine historique en vérité,
+qui vit Lavigerie monter les marches du séminaire et
+Renan les descendre. Renan bientôt fera un nouvel
+acte de foi, — un acte de foi dans la science, mais
+cet acte même ne sera qu’une étape vers la période
+où il se laissera de plus en plus aller à « caresser »,
+en jouisseur, « sa petite pensée » ; et Lavigerie, au
+contraire, dans l’atmosphère sulpicienne, se préparera
+à devenir le plus grand homme d’action
+qu’ait connu l’Église du dix-neuvième siècle.</p>
+
+<p>Le cardinal Bourret, qui, avec une trentaine de
+futurs évêques, appartenait à la même promotion
+que Lavigerie, se souvenait de lui plus tard comme
+d’une « puissante organisation qui débordait tous
+les cadres, et à qui certains détails ne pouvaient
+convenir, mais qui excellait dans les grandes
+choses ». Mgr Affre, archevêque de Paris, pensait
+probablement de même. Lorsque Lavigerie eut
+passé deux ans à Saint-Sulpice, ce prélat voulut
+lui faire prendre un peu d’air. Il venait de fonder,
+tout proche de là, l’école des Carmes, pour la formation
+scientifique des professeurs ecclésiastiques :
+il décida que Lavigerie en serait l’un des premiers
+élèves<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">[88]</a> ; et de novembre 1847 à juin 1848, le
+jeune clerc devint tour à tour sous-diacre, bachelier
+ès lettres et licencié ès lettres.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88"><span class="label">[88]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 246.</p>
+</div>
+<p>Pour la première fois sans doute, un élève de
+Saint-Sulpice, en cours d’études, publia des livres ;
+en cette même année 1848 où deux expéditions
+en Sorbonne lui rapportaient deux parchemins,
+Lavigerie faisait paraître un cours de versions
+grecques et un cours de thèmes grecs, auxquels
+devait s’adjoindre, deux ans plus tard, un lexique
+français-grec<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">[89]</a>. Mgr Affre estimait que, dans les
+luttes suprêmes qu’elle livrait au monopole universitaire,
+l’Église accroîtrait ses chances de victoire
+si elle était soucieuse de posséder un clergé
+savant : l’équipée scolaire de l’abbé Lavigerie
+était un bel encouragement pour les desseins de
+son archevêque.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89"><span class="label">[89]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Bibliographie du cardinal Lavigerie</i> (Paris,
+Perrin, 1913).</p>
+</div>
+<p>Et lorsqu’en 1849 Lavigerie eut été ordonné
+prêtre, Mgr Sibour le réexpédia à l’École des Carmes,
+pour qu’il y devînt le premier docteur ès lettres.</p>
+
+<p>Parmi les professeurs qui se trouvèrent alors
+sur le chemin de Lavigerie, il en était un dont
+plus tard Léon XIII lui dira : « Je l’ai connu ;
+c’est une de ces belles âmes françaises, si belles
+quand elles sont belles. » Ce professeur s’appelait
+Frédéric Ozanam. « Ne vous usez pas avant le
+temps, conseillait-il mélancoliquement au jeune
+Lavigerie, vous le regretteriez ensuite inutilement
+quand votre santé serait perdue et que vous ne
+pourriez plus rien pour Dieu et pour son Église.
+Ne faites pas comme moi, j’en suis là aujourd’hui !<a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">[90]</a> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90"><span class="label">[90]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 253.</p>
+</div>
+<p>Dix mois suffirent à Lavigerie pour composer
+ses thèses ; on eût dit qu’il se plaisait moins à
+faire besogne de science qu’à montrer à l’Université
+et à l’Église que des clercs pouvaient, tout comme
+des laïcs, s’outiller pour cette besogne. A l’heure
+où la loi Falloux allait remettre aux mains des
+jeunes générations sacerdotales une partie de la
+gent écolière, l’exemple de Lavigerie, son succès,
+leur enseignaient très opportunément le bon usage
+de la Sorbonne, et leur signifiaient que le meilleur
+moyen de bien instruire les autres était de s’instruire
+elles-mêmes.</p>
+
+<p>Il est parfois dangereux d’être un devancier ;
+l’éclat même du rôle qu’on a joué resplendit comme
+une prédestination, dont on devient le captif.
+Lavigerie diplômé, Lavigerie vainqueur de Sorbonne,
+paraissait voué tout naturellement, par son
+prestige même, à quelque tâche d’apostolat parmi
+le peuple des étudiants : il y avait là, non moins
+qu’en pays jaune ou qu’en pays noir, beaucoup
+de gentils. Où Lavigerie professera-t-il ? Voilà
+le genre de questions que posaient ceux qui s’intéressaient
+à ses brillantes destinées, tandis que son
+imagination, à lui, s’enfuyait loin du quartier Latin.
+On disait qu’à la faculté de Caen l’Université lui
+offrait une place, et qu’il la refusait. On le voyait,
+à la fin de 1850, enseigner la quatrième au séminaire
+de Notre-Dame-des-Champs, le catéchisme
+en deux pensionnats de religieuses, et la littérature
+latine aux étudiants ecclésiastiques de l’École
+des Carmes. On apprenait à la fin de 1853 qu’il
+allait, à la suite d’un brillant concours, devenir,
+dans le Panthéon rendu au culte, membre du chapitre
+de Sainte-Geneviève. Mais les premiers mois
+de 1854 lui ouvraient un autre champ d’action :
+c’est à la Sorbonne qu’il entrait comme professeur,
+à la demande de Mgr Maret, qui voulait rajeunir
+la Faculté de théologie. C’en était fait, dès lors,
+faute de loisirs, de <i>la Bibliothèque pieuse et instructive
+à l’usage de la jeunesse chrétienne</i>, dont un éditeur
+lui avait confié la direction ; les brochures
+qu’il avait projetées et qui devaient s’intituler :
+<i>Charité au dix-neuvième siècle</i> ; <i>Foi et Martyre</i> ;
+<i>Martyrs en Chine et au Tong-king</i> ; <i>Triomphes de
+la foi sur la barbarie</i>, ne devaient jamais voir le
+jour. En choisissant ces sujets de brochures, il
+avait voulu, semble-t-il, ménager à sa pensée
+quelques beaux terrains d’émigration. Mais il fallait
+qu’elle rentrât au logis ; ses précédents succès de
+Sorbonne emprisonnaient définitivement Lavigerie
+dans une chaire de Sorbonne ; docilement il acceptait,
+et il allait y traiter, six ans durant, de l’école
+d’Alexandrie, du protestantisme, du jansénisme.</p>
+
+<p>Il fit ses cours avec plus d’ampleur que d’érudition
+minutieuse ; ainsi le voulait la mode du
+temps, qui avait ses avantages. Ceux qui connaissaient
+sa nature remuante eurent tôt fait de sentir
+que dans sa dignité professionnelle Lavigerie
+manquait d’entrain. Nous avons à cet égard le
+témoignage d’Hilaire de Lacombe, l’historien des
+débats parlementaires d’où sortit la loi Falloux<a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">[91]</a>.
+Il était, nous dit-il, « languissant et triste, désœuvré :
+il attendait sa voie. Tout indiquait que la
+Sorbonne, lieu d’étude et de retraite, ne lui serait
+qu’une étape. Cette respectable Sorbonne devait
+sembler un peu morte à ce jeune homme que l’esprit
+de vie travaillait ». L’excellent observateur
+qu’était Hilaire de Lacombe avait donc le sentiment
+que ce maître d’enseignement supérieur, tout
+en accomplissant consciencieusement son métier, se
+tenait à la disposition d’une autre destinée, et qu’il
+l’attendait. Le mot de son ami Bourret continuait
+de se vérifier : Lavigerie débordait les cadres.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91"><span class="label">[91]</span></a> Bernard <span class="sc">de Lacombe</span>, <i>Correspondant</i>, 10 novembre 1909,
+p. 893.</p>
+</div>
+<p>Il les débordait, mais sans manœuvrer lui-même
+pour les élargir ; il s’en remettait, pour cela, à ceux
+qui avaient quelque droit de régir son existence ou
+sa conscience. Ainsi l’exigeaient son sens de l’autorité
+et ce que j’appellerais volontiers ses doctrines
+d’organisateur. Je n’oserais dire qu’il aimât beaucoup
+obéir, et qu’il s’y complût spécialement
+comme on se complaît en une vertu de choix ;
+mais il lui plaisait certainement qu’en tous lieux
+l’obéissance fût en pratique, à commencer par la
+sienne. Et de même que son archevêque, en 1847,
+avait élargi pour lui le cadre de Saint-Sulpice, le
+cadre de la Sorbonne, en 1856, lui fut élargi par
+son confesseur, le P. de Ravignan.</p>
+
+<p>« Je vois pour vous un autre horizon », lui disait
+fréquemment ce Jésuite. Ravignan voyait, mais
+sans définir encore : l’horizon demeurait imprécis,
+ou bien inaccessible. Subitement, un jour de 1856,
+l’horizon se dévoila, se rapprocha, et Ravignan
+parla. La guerre de Crimée avait commencé de
+familiariser l’Islam, en terre ottomane, avec la
+charité chrétienne, représentée, dans les hôpitaux
+de Constantinople, par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ;
+l’<i>Œuvre des Écoles d’Orient</i> s’était fondée,
+pour prolonger cette révélation, et pour propager,
+parmi les chrétientés séparées de Rome, la culture
+catholique<a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">[92]</a>. Augustin Cauchy, Charles Lenormant,
+le P. Gagarin, songeaient que pour émouvoir
+en faveur de cette œuvre la charité des fidèles, il
+serait bon qu’elle fût dirigée par un ecclésiastique
+de Sorbonne ; ils s’en ouvraient à Ravignan ;
+et Ravignan, tout de suite, signifiait à Lavigerie :
+Vous êtes l’homme. De quoi Lavigerie fut aussitôt
+persuadé ; sa vocation même, cette vocation qui,
+depuis plusieurs années, se mortifiait, lui donnait,
+cette fois, des ailes pour obéir. Il s’en fut droit
+chez le P. Gagarin, qui lui remit les registres de
+l’œuvre, encore bien blancs, et la caisse, encore
+bien vide, en ajoutant : « Vous voilà à l’eau, mon
+cher abbé ; maintenant il faut nager. » Nager et
+même s’y essouffler, Lavigerie ne demandait pas
+mieux. En Sorbonne, il avait l’impression d’étouffer,
+et lorsque de la Sorbonne il s’en allait à cette
+œuvre nouvelle, il respirait. Son rôle de missionnaire
+commençait.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92"><span class="label">[92]</span></a> <i>Lettre de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Beluze pour
+servir de préface à la Vie de Mgr Dauphin</i>. Carthage, 1883. — Hilaire
+<span class="sc">de Lacombe</span>, <i>Le Cinquantenaire de l’Œuvre des Écoles
+d’Orient</i>, dans le <i>Bulletin de l’Œuvre</i>, mai-juin 1906.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c3">II. — <span class="i">L’abbé Lavigerie dans la France du Levant.</span></h3>
+
+<p>Il apercevait, dans le Levant méditerranéen,
+soixante-dix millions de chrétiens étrangers à
+l’Église romaine, et destinés, si quelque jour la
+Turquie s’effondrait, à tomber sous l’hégémonie
+spirituelle de la Russie ; une œuvre française
+s’était fondée, pour leur faire connaître Rome,
+pour ouvrir à leurs enfants des écoles où ils se familiariseraient,
+tout en même temps, avec la foi latine
+et la langue française ; et cette œuvre disait à
+Lavigerie : Faites vivre, en me faisant vivre, les
+âmes de là-bas. Pratiquement, ce qu’on lui demandait
+en le nommant directeur, c’était, tout d’abord,
+qu’il quêtât. Trois ans durant, les loisirs que les
+cours lui laissaient furent employés à tendre la
+main, de ville en ville, de chaire en chaire. Nombreux
+sont les ordres, Dominicains, Franciscains,
+Jésuites même, dont les fondateurs commencèrent
+par la mendicité. Lavigerie, à sa façon,
+s’imposait le même apprentissage. Il fut parfois
+mal reçu ; il s’en amusait plutôt qu’il ne s’en décourageait ;
+et toute sa vie il se souviendra d’un certain
+vicaire général qui, l’introduisant à contre-cœur
+dans les familles riches de l’endroit, insistait immédiatement
+sur les urgents besoins des œuvres
+locales. Ce qui racheta ses fatigues de quêteur, ce
+fut le bilan final : les recettes des écoles d’Orient,
+qui n’étaient, en 1857, que de seize mille francs,
+dépassaient soixante mille en 1859.</p>
+
+<p>Soixante mille francs, quelle goutte d’eau,
+dans ce vaste flot de détresses humaines qui
+subitement, en 1860, couvrit toute la Syrie, à la
+suite des massacres et pillages commis par les
+Druses ! Des troupes françaises partaient, pour
+remettre là-bas un peu d’ordre ; mais la charité,
+seule, pouvait commencer d’y rétablir quelque vie.
+L’éloquence de Lavigerie, sa main tendue, ses appels
+aux évêques des pays voisins, firent, cette
+année-là, des prodiges : au nom de l’œuvre des
+Écoles d’Orient, il s’en fut dans le Levant, pour
+organiser les distributions qu’exigeaient les misères :
+elles devaient s’élever, en moins d’une année, à
+deux millions cent trente-six mille francs.</p>
+
+<p>Il allait prendre contact avec le schisme, prendre
+contact avec l’Islam ; et dès cette première campagne,
+il était ce qu’il sera toujours, missionnaire
+de son Église, porteur de l’âme de la France. Foi
+et patrie, les deux causes se confondaient en ces
+régions du Levant, où l’élan des croisades et les
+prérogatives accordées par le Saint Siège avaient
+depuis longtemps installé notre ascendant : Lavigerie
+allait les servir, l’une et l’autre, en s’essayant
+à reconstruire, derrière la façade tant bien que mal
+restaurée par notre armée, l’édifice d’une chrétienté.
+Nos troupes n’avaient pas les mains libres :
+l’Angleterre surveillait leurs mouvements, les
+paralysait, exigeait qu’elles ne survinssent, là-bas,
+qu’à titre d’auxiliaires du sultan, destinées
+à lui prêter aide pour le rétablissement de l’ordre.
+Mais dans la personne de Lavigerie, la charité chrétienne
+et française allait bientôt les devancer, les
+dépasser, atteindre des parages où elles ne pouvaient
+pénétrer, et se faire d’autant plus entrante
+qu’elles étaient contraintes de se montrer plus
+discrètes. Il fallait remonter assez haut dans
+l’histoire, jusqu’au cœur du dix-septième siècle,
+pour y retrouver le spectacle d’une initiative
+d’Église accomplissant une tâche où l’État se
+sentait gêné, et peut-être inexpert. Lavigerie
+excellera dans ce genre de mission ; il fut tout de
+suite en Syrie ce qu’il sera plus tard à Alger, à
+Carthage, sous l’Équateur, un type d’homme
+d’Église qui, en se plaçant à l’avant-garde de la
+France, l’entraînait elle-même, bon gré mal gré,
+vers un rôle d’avant-garde, quelles que fussent les
+mains qui guidaient ses destinées, celles de Napoléon
+III ou celles de Mac-Mahon, celles de Gambetta
+ou celles de Jules Ferry.</p>
+
+<p>Lorsque le 30 septembre 1860 il mit le pied sur
+le paquebot l’<i>Indus</i>, qui l’emportait dans le Levant,
+il s’éloignait, chose étrange, avec l’idée qu’il
+allait peut-être mourir. La mort venait de tomber
+près de lui ; quinze jours plus tôt, son père était
+trépassé. Pourquoi ne serait-ce pas bientôt son
+tour, à lui ? Succomber en secourant ses frères, sur
+le champ de bataille de la charité, cela lui paraissait
+une belle fin. Dès son premier pas dans la carrière
+de l’action, il constatait et attestait que la pensée
+de la mort n’opprime pas l’énergie et ne stérilise
+pas l’effort. Cette pensée le hantera toujours ; il
+aimera s’en faire une escorte, et la faire chevaucher,
+en croupe, derrière son imagination nomade
+et conquérante.</p>
+
+<p>La mort, il la rencontrait partout en Orient. A
+Beyrouth où il débarqua, vingt mille réfugiés
+s’entassaient, qui avaient échappé aux massacres,
+et qui les racontaient. On lui présentait trois cent
+cinquante orphelins qui acclamaient la France,
+l’acclamaient lui-même. Il les entendait chanter :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Salut, ô France bien-aimée,</div>
+<div class="verse">Patrie antique de l’honneur,</div>
+<div class="verse">Qui sur une terre opprimée</div>
+<div class="verse">A fait refleurir le bonheur.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Il leur annonçait qu’il leur apportait l’obole du
+pauvre aussi bien que celle du riche : « Mon aumône,
+déclarait-il, consistera à vous donner un peu d’air,
+de lumière et d’espace, afin que vous puissiez recevoir
+auprès de vous de nouveaux compagnons.
+Je vous donnerai quelques pierres inanimées, et au
+milieu d’elles s’élèveront des pierres vivantes, vivantes
+pour l’amour de l’Église et de la France<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">[93]</a>. »
+Il voulait faire acte de bâtisseur, bâtisseur de
+chrétienté ; il lui fallait cela, comme une revanche
+sur la mort ; et lorsqu’il se taisait, on le voyait
+pleurer.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93"><span class="label">[93]</span></a> <span class="sc">Poujoulat</span>, <i>La Vérité sur la Syrie et l’expédition française</i>,
+p. 297-301 (Paris, Gaume, 1861.)</p>
+</div>
+<p>S’enfonçant dans la montagne, il se laissait
+montrer un nuage noir ; c’étaient les corbeaux
+et les vautours qui depuis trois mois dévoraient
+les deux mille cadavres entassés dans Deir-el-Kamar.
+Il s’acheminait vers le charnier ; à sa vue,
+des paysans en haillons déchargeaient leurs armes
+en signe de joie ; des femmes faisaient fumer de
+l’encens sur des assiettes de terre ; et, pour le saluer,
+des formes s’approchaient, douloureusement affublées
+d’ornements sacerdotaux en lambeaux :
+c’étaient des prêtres. Il visitait le sérail où l’on
+avait fait six cents cadavres ; il regardait, dans la
+muraille, la brèche cruelle, ensanglantée, par laquelle
+nombre de chrétiens avaient dû passer leurs
+bras, pour que, de l’autre côté, des bourreaux les
+amputassent, d’un coup de sabre ; et redisant la
+messe, pour la première fois, dans l’église à demi
+détruite et depuis trois mois veuve de Dieu, il
+lui semblait que les habitants « voyaient, dans la
+restauration de leur culte, le gage le plus sûr
+de la réparation de leurs malheurs ». Les poètes
+arabes, émus, allaient bientôt célébrer ce prêtre
+comme « le trésor que l’Occident a envoyé à l’Orient,
+dans un jour plus beau que le printemps, plus frais
+que l’eau des fontaines, plus doux que le parfum
+du nard, des roses et de l’encens ».</p>
+
+<p>Son cheval lui cassa le bras : ce ne fut qu’un
+épisode ; Lavigerie, dur au mal, en abrégea la
+durée. Son pèlerinage se poursuivit dans la région
+de Saïda, où l’incendie avait dévasté quarante
+villages ; et passant par Zahlé, où les Jésuites
+avaient eu cinq martyrs, il s’engagea sur la route
+de Damas. Mais de Damas, pillé vingt-deux jours
+durant, que restait-il ? Des ruines, recouvrant les
+corps de huit mille chrétiens<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">[94]</a> ; et, les dominant,
+une seule maison, que les flammes avaient léchée
+sans l’entamer, celle des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
+L’église de Deir-el-Kamar, l’hospice de
+Damas, c’était la foi, c’était la charité, survivant
+au passage de l’Islam dévastateur. Lavigerie,
+qui savait faire parler les symboles, se rappellera
+longtemps l’éloquence de ces deux symboles-là.
+L’émir Abd-el-Kader s’était, autant qu’il l’avait
+pu, généreusement entremis pour la protection des
+chrétiens ; il en avait sauvé un millier, en les recevant
+sous son toit. « Je n’ai fait qu’accomplir
+notre sainte loi et ce que commande l’humanité,
+écrivait-il à Schamil, le héros musulman du Caucase ;
+en effet, notre loi est la sanction des plus
+belle qualités, et elle embrasse toutes les vertus
+pratiques de la même manière qu’un collier embrasse
+le cou<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">[95]</a>. » Lavigerie s’en fut remercier
+l’émir. Ses lèvres voulurent se poser sur la main
+d’Abd-el-Kader, en gratitude pour toutes les vies
+chrétiennes qu’il avait libérées du péril. Mais
+l’émir refusa cet hommage, de la part d’un ministre
+de Dieu. Et Lavigerie de lui dire : « Le Dieu que
+je sers, Émir, peut être aussi le vôtre ! tous les
+hommes justes doivent être ses enfants. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94"><span class="label">[94]</span></a> Le document capital sur le voyage de Lavigerie est le
+Mémoire que lui-même rédigea et qu’on trouvera au tome II
+des <i>Œuvres choisies</i>, p. 135-244 (Paris, Poussielgue, 1884).
+Sur les massacres de Syrie, voir les documents recueillis par
+<span class="sc">Lenormant</span> : <i>Une persécution du christianisme en 1860 : les
+derniers événements de Syrie</i>, p. 171-208 (Paris, Douniol,
+1860).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95"><span class="label">[95]</span></a> Texte des lettres entre Schamil et Abd-el-Kader dans
+<span class="sc">Poujoulat</span>, <i>op. cit.</i>, p. 433-436. — Sur le rôle d’Abd-el-Kader,
+voir <span class="sc">Lenormant</span>, <i>op. cit.</i>, p. 141-142, et colonel Paul <span class="sc">Azan</span>,
+<i>L’Émir Abd-el-Kader</i>, p. 269-273.</p>
+</div>
+<p>Il allait rapporter de Syrie, avec l’amour du
+soleil méditerranéen, le souvenir tenace de ces
+deux aspects de l’Islam, l’aspect hospitalier, l’aspect
+sanguinaire. Mais dans sa mémoire, c’était le
+second qui prévalait. Tout le premier, il connaissait
+la sourate du Coran, dans laquelle le Prophète prescrit
+à ses fidèles de n’écraser jamais l’orphelin de
+leur mépris et de ne pas repousser celui qui mendie
+son pain ; et il était prêt à faire honneur à
+l’âme d’Abd-el-Kader d’avoir surtout retenu,
+dans la doctrine de Mahomet, certaines disciplines
+de bonté. Mais d’autres sourates, en conseillant
+la guerre contre l’infidèle, le <i>Djehad</i>, multipliaient
+les cadavres, et les orphelins, et les mendiants.
+Ces fillettes ramassées à Beyrouth par nos Sœurs
+de charité, et que Lavigerie adoptait, n’étaient-elles
+pas les douloureuses victimes de l’implacable
+<i>Djehad</i> ? « L’Islam, a dit le voyageur Palsgrave,
+est le « panthéisme de la force ». Interpellant cette
+doctrine, Lavigerie lui demandait compte du contraste
+entre deux chiffres : pourquoi la région
+entre Gaza et Alep comptait-elle, autrefois, 18 millions
+de chrétiens, et aujourd’hui 500 000<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">[96]</a> ?
+Il dénonçait l’Islam comme force de destruction,
+force inhumaine, force meurtrière. Il allait se refaire
+quêteur : ayant recueilli les gémissements des
+chrétiens, il allait les répercuter, dussent-ils résonner,
+comme un importun cri d’alarme, aux
+oreilles de cette France qui voisinait ailleurs avec
+l’Islamisme.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96"><span class="label">[96]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 255.</p>
+</div>
+<p>Il avait regardé, aussi, ces tronçons d’églises,
+unies à Rome, qui là-bas subsistaient : il n’y avait
+aperçu que des missionnaires latins, et quelques
+prêtres venus de l’hérésie à l’Église romaine, et
+bien ignorants encore ; il songeait qu’il serait nécessaire
+de créer, pour le clergé oriental, des séminaires
+où des clercs seraient élevés, suivant les usages et
+les rites du terroir, pour exercer un jour la fonction
+sacerdotale ; et les deux messages qu’adressaient
+à Pie IX et au clergé de France les évêques orientaux
+attestaient la confiance que dès lors ils avaient
+mise en Lavigerie, « ambassadeur de la charité
+française »<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">[97]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97"><span class="label">[97]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 230-244.</p>
+</div>
+<p>Regagnant l’Europe, il porta tout de suite en
+deux endroits la confidence de ses rêves, à Pie IX
+d’abord, puis aux ministres de l’Empereur. Le
+relèvement des Églises orientales préoccupait alors
+le pape : Lavigerie lui en dessinait les méthodes.
+Les Tuileries, par crainte de l’Angleterre, avaient
+fermé les yeux sur la complicité des Turcs et des
+Druses, et réduit notre armée de Syrie à un rôle
+d’observatrice : Lavigerie venait annoncer que
+ces catholiques orientaux échappés aux massacres,
+que ces Syriens qui s’appelaient eux-mêmes des
+« Frangis », souhaitaient de notre part un actif
+protectorat. « Il y a en France, insistait-il, une opinion
+qui réclame pour eux : ce sont là des manifestations
+dont l’Angleterre ne saurait contester la
+valeur, et sur lesquelles la France pourrait appuyer
+une politique généreuse. »</p>
+
+<p>Il fit marcher Pressensé, Crémieux, à côté de
+Saint-Marc Girardin et d’Augustin Cochin ; tous
+ensemble, ils expédièrent au Sénat plus de dix
+mille signatures, pour les catholiques de Syrie.
+Il lui apparaissait qu’« un conseil de guerre
+français eût su faire bientôt la lumière, là où les
+tribunaux turcs avaient entassé à dessein les
+ténèbres<a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">[98]</a> ». L’Angleterre fut plus forte : le gouvernement
+impérial retira son corps expéditionnaire,
+et de nouveau les catholiques de Syrie se
+sentirent seuls. Attention ! criait Lavigerie, l’Angleterre
+va prendre leurs enfants, en faire des protestants.
+Et l’œuvre des Écoles d’Orient voyait
+les souscriptions affluer, pour lutter, au moins
+sur ce terrain, contre l’Angleterre.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98"><span class="label">[98]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 229.</p>
+</div>
+<p>Créer une opinion publique, et dire ensuite au
+gouvernement : « Laissez-vous pousser, laissez-vous
+porter ; les voies vous sont ouvertes, entrez-y » ;
+telle sera la continuelle tactique de cet irrésistible
+agent de pénétration qu’était Lavigerie. L’Empereur,
+semble-t-il, tout en demeurant rebelle
+à ses impulsions, goûta son importune audace, puisqu’un
+ruban rouge la récompensa.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c4">III. — <span class="i">En route vers Alger, par Rome et Nancy.</span></h3>
+
+<p>A le voir ainsi se prodiguer, s’attarder tour à
+tour dans les sphères où s’élaborait la politique et
+dans les sphères où se fabriquait l’esprit public,
+et tâcher d’influer, par celles-ci, sur celles-là,
+d’aucuns peut-être l’accusaient sommairement
+d’être un ambitieux, un friand d’honneurs. Mais
+non, l’évêché de Vannes lui eût permis d’émerger ;
+il le refusait, n’ayant pas soif de faire carrière.
+Il lui parut qu’à Rome l’auditorat de la Rote lui
+permettrait d’agir, de rester en contact avec les
+hautes cimes de l’Église et les hautes cimes de
+l’État, et de leur redire les besoins de l’Orient ; il
+accepta, et Pie IX, sans retard, le faisait entrer
+comme consulteur dans la congrégation spéciale
+qu’il venait de créer à la Propagande pour les rites
+orientaux. L’église nationale de Saint-Louis-des-Français
+entendit Lavigerie, en février 1862,
+dénoncer les misères de l’Orient. L’instinct de conquête
+qui fait les apôtres trouve dans l’atmosphère
+séculaire de Rome — de toutes les Romes — une
+merveilleuse éducatrice : à l’école des Césars,
+à l’école des Papes, il se discipline et il se complète,
+il se règle et il se parachève, par l’esprit d’organisation.
+Lavigerie ne se bornait pas au rôle d’accusateur :
+il traçait, dans ce même sermon, le plan de
+séminaires pour la formation d’un clergé indigène
+oriental ; et voyant s’allumer, parmi les Slaves
+de Bulgarie, certaines étincelles, il créait un comité
+à Civita-Vecchia pour les ramener à l’unité romaine<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">[99]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99"><span class="label">[99]</span></a> Texte du discours dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II,
+p. 245-263.</p>
+</div>
+<p>Mais que pesaient une heure de sermon, une réunion
+de comité, en face des multiples heures durant
+lesquelles cette cour de cassation qu’était la
+Rote examinait petits et grands procès ? Lavigerie
+s’ennuyait d’être ainsi « juge de mur mitoyen » ;
+il en souffrait, il allait le dire à Pie IX. Il sentait
+aussi, de jour en jour, se tendre les rapports entre
+le Saint-Siège et l’Empire français ; la question
+romaine s’exacerbait, des heurts étaient imminents ;
+« Je me trouvai forcément mêlé, écrira-t-il plus tard,
+à toutes les questions ardues que soulevait l’occupation
+d’une partie des États de l’Église par l’usurpation
+italienne et celle de Rome par les Français.
+Je ne tardai pas à ressentir une très vive répugnance
+pour ce rôle, à une époque surtout où la
+question du Saint-Siège devenait si grave avec la
+France. Comme Français, je devais servir et surtout
+ne jamais trahir mon pays ; comme prêtre,
+je devais soutenir et défendre le Pape, qui, lui, ne
+voulait ni être soutenu, ni être défendu autrement
+que par l’affirmation de son droit absolu et complet.
+On avait résolu de le sauver alors malgré lui,
+comme on disait, en faisant avec l’Italie, en dehors
+de lui, la convention de septembre. De là un
+louvoiement perpétuel, dans l’impossibilité de
+tout condamner ni de tout approuver, dans l’intérêt
+des causes que l’on doit défendre<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">[100]</a>. » Entre
+les deux puissances qui risquaient de s’entre-choquer,
+Lavigerie se jugeait mal qualifié pour servir
+de tampon. « Je ne suis pas diplomate », confiait-il
+à Pie IX, sans trop croire, peut-être, qu’il ne l’était
+pas. C’est au contraire le propre des diplomates de
+pressentir les mauvais terrains ; et Lavigerie, venu
+à Rome avec la confiance des deux pouvoirs, se rendait
+compte qu’un ancien professeur de Sorbonne,
+aisément suspect de gallicanisme, était peu désigné
+pour se mêler à leurs brouilles : il voulait s’en aller.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100"><span class="label">[100]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 267.</p>
+</div>
+<p>Mais qu’allait-on faire de lui ? En général, on
+cherche l’homme qui convient à la fonction. Paris
+et Rome devaient renverser le problème, il fallait
+trouver une fonction qui convînt à cet homme-là.
+Il fut un instant question de lui donner un titre
+d’archevêque <i lang="la" xml:lang="la">in partibus</i> avec résidence à Paris ;
+il se serait ainsi, de loin, sur l’échiquier du Levant,
+taillé une façon d’archidiocèse, dont l’œuvre des
+Écoles d’Orient eût fourni le budget. Un lointain
+champ d’action qui n’aurait de frontières que
+celles qu’il fixerait, cela de prime abord lui plaisait.
+Mais il y avait là je ne sais quoi d’exceptionnel,
+qui fit peut-être peur ; et Paris et Rome, en mars
+1863, s’entendirent, finalement, pour faire de lui
+un évêque de Nancy.</p>
+
+<p>Ses armes épiscopales, un pélican qui nourrit
+ses petits de son sang, parlaient de charité, et bientôt
+pourtant il apparut fastueux ; il lui fallut en
+son évêché des meubles neufs pour ses réceptions
+et, dans le chœur de sa cathédrale, un trône pontifical
+étincelant, pour les liturgies. Mais descendu
+de son trône, disparu de ses salons, il vivait en
+ascète, dans une chambrette. Il avait une très haute
+notion de l’évêque ; il estimait opportun de la traduire
+en images, par la majesté de sa stature,
+par l’éclat de son accueil, par la pompe de ses cérémonies ;
+il savait que la magnificence est parfois
+un instrument de règne. On l’avait dit autoritaire,
+avant qu’il n’arrivât : il fit à ses prêtres cette surprise,
+de créer, pour leurs affaires disciplinaires, la
+première officialité diocésaine qui, dans la France
+du Concordat, ait fonctionné sur des bases vraiment
+régulières ; l’évêque le plus autoritaire qu’ait
+peut-être connu cette période, et que son naturel
+devait parfois entraîner à certains soubresauts
+d’absolutisme, fut au dix-neuvième siècle le premier
+qui, renonçant à juger lui-même ses clercs, leur
+assura des garanties judiciaires ; il ne se réservait
+que le droit de grâce, ne voulant pas se dessaisir de
+cette souveraineté-là. Il lui fallut moins de quatre
+ans pour créer en faveur de ses vieux prêtres une
+caisse de retraites, et pour ouvrir aux jeunes laïcs,
+que leurs études supérieures appelaient à Nancy,
+une maison d’éducation ; moins de quatre ans pour
+transfigurer les études cléricales par la création
+d’un séminaire de philosophie.</p>
+
+<p>Il lui déplaisait, et très sincèrement il s’en
+ouvrait à Pie IX, que dans le clergé de France la
+vraie science fût beaucoup trop négligée. « L’outrecuidance
+et l’exagération dans les affirmations,
+déclarait-il, ne remplacent malheureusement pas le
+savoir profond et solide ; et sous ce rapport, nous
+restons bien loin de nos pères et même de plusieurs
+autres clergés des nations étrangères. »</p>
+
+<p>Sous la mitre, l’ancien élève de l’École des
+Carmes se retrouvait : il ne cachait pas à ses curés
+qu’il rêvait de ressusciter le « clergé doctoral, tel
+qu’il existait parmi nous, dans les premiers siècles ».
+Ses congrégations de femmes furent très émues
+en apprenant que Monseigneur considérait le
+brevet d’obédience comme une insuffisante garantie
+de science, et qu’il instituait, en son évêché,
+des examens pour les sœurs. Quelle idée, chez ce
+jeune prélat, de se montrer plus exigeant que la
+loi Falloux ! Cette fantaisie lui passerait, disait-on,
+d’autant que déjà, dans l’épiscopat, deux de ses
+collègues le blâmaient ; on allait le faire sermonner
+par le nonce. Mais d’un bond Lavigerie était chez
+le Pape, faisait approuver par une congrégation
+romaine l’ordonnance tant discutée, puis courait
+à Paris, voyait le nonce, le laissait tempêter, et
+lui montrait ensuite, en prenant congé, la décision
+de la congrégation romaine<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">[101]</a>. Durant toute sa
+vie épiscopale, Lavigerie excellera dans l’art de
+consulter Rome et dans l’art de lui obéir, et ne les
+séparera jamais l’un de l’autre.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101"><span class="label">[101]</span></a> Félix <span class="sc">Klein</span>, <i>le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique</i>,
+p. 32-34 (Paris, Poussielgue, 1893).</p>
+</div>
+<p>Tout se transformait, tout se renouvelait, dans
+le diocèse de Nancy ; il semblait que les regards de
+Lavigerie fussent concentrés sur son troupeau ;
+et c’est à la vie de son diocèse que se rapportaient
+toutes ses paroles épiscopales, tous ses actes épiscopaux.
+Plusieurs évêques à cette date disaient
+volontiers leur mot dans les différends entre l’Empire
+et le Saint-Siège : Lavigerie restait à l’écart,
+et ajournait, de propos délibéré, tout commentaire
+de l’encyclique <i lang="la" xml:lang="la">Quanta cura</i> et du <i lang="la" xml:lang="la">Syllabus</i>. On
+pourra relever, dans sa vie d’évêque, nombre d’escarmouches
+contre l’État ; mais ce seront des escarmouches
+dont il aura lui-même réglé l’allure, précisé
+le terrain, mesuré la portée, qu’il conduira
+avec plus de tristesse que d’allégresse, et que toujours
+il aura le désir d’abréger. « L’État et l’Église,
+disait-il dans l’un de ses mandements de Nancy,
+ont également à perdre à des dissensions douloureuses ;
+formule limpide dont s’inspirera toute
+son activité politique, cheminant volontiers d’un
+pouvoir à l’autre, pour les prémunir, l’un et l’autre,
+contre l’esprit de dissension ; et si quelques-uns
+insinuaient que c’était là un programme d’opportuniste,
+je voudrais leur persuader que c’est bien
+plutôt un programme de missionnaire, — de
+missionnaire patriote, qui avait entrevu, dans le
+Levant, l’entr’aide que la France et l’Église se
+pouvaient prêter, et qui redoutait les luttes intestines
+comme une gêne et comme une menace
+pour ces lointaines collaborations. Missionnaire,
+Lavigerie l’était toujours, on le sentait dans une
+lettre pastorale sur saint Martin, dont le sanctuaire
+provisoire s’inaugurait à Tours. Le portrait de
+saint Martin, tel qu’il le traçait dans cette lettre,
+c’était moins peut-être une reconstitution du passé
+qu’un programme personnel d’activité épiscopale.</p>
+
+<p>Soudainement le champ d’action requis par
+ce programme allait se présenter. Le 11 novembre
+1866, se trouvant à Tours pour l’inauguration
+du sanctuaire, Lavigerie se voyait, en rêve,
+transporté dans un pays lointain, parmi des hommes
+noirs ou basanés qui parlaient une langue inconnue.
+Le 18, il recevait du maréchal de Mac-Mahon,
+gouverneur de l’Algérie, l’offre de l’évêché d’Alger,
+vacant depuis l’avant-veille par la mort de
+Mgr Pavy. « Cette position, disait le maréchal,
+est, selon moi, une des plus importantes qui puisse
+être confiée au clergé de France ; elle présente,
+il est vrai, des difficultés grandes. Mais je connais
+votre zèle pour la religion, et je suis persuadé
+que ce ne seront pas ces difficultés qui pourront
+arrêter un homme de votre caractère. » Lavigerie,
+au bout de vingt-quatre heures, acceptait. Il répondait
+au maréchal : « Jamais je n’aurais pensé de
+moi-même à quitter un diocèse que j’aime profondément
+et où j’ai conservé des œuvres nombreuses ;
+et si Votre Excellence me proposait un
+siège plus considérable que celui de Nancy, ma
+réponse serait certainement négative. Mais je
+n’ai accepté l’épiscopat que comme une œuvre
+de dévouement et de sacrifices. Vous me proposez
+une mission pénible, laborieuse, un siège épiscopal
+de tous points inférieur au mien, et qui m’est cher,
+vous pensez que j’y puis faire plus de bien qu’un
+autre. Un évêque catholique, monsieur le Maréchal,
+ne peut répondre qu’une seule chose à une semblable
+proposition : j’accepte le douloureux sacrifice
+qui m’est offert<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">[102]</a>. » Ayant fait à Nancy
+son apprentissage d’évêque, il allait devenir, à
+Alger, l’évêque missionnaire. L’Algérie à christianiser,
+et puis, plus au delà, un continent barbare
+de deux cents millions d’âmes à conquérir, voilà
+ce qu’il entrevoyait. S’éloigner ainsi, c’était un
+« douloureux sacrifice », un « déchirement de cœur » ;
+mais quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt, ayant
+« la jeunesse, l’habitude de la parole, celle de
+grouper les volontés et les ressources. » Ainsi justifiait-il
+sa décision, dans une lettre à Mgr Maret.
+« Je suivais, écrira-t-il plus tard, l’attrait impérieux
+de ma jeunesse vers l’apostolat, et je répondais à
+l’appel de Dieu. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102"><span class="label">[102]</span></a> Mac-Mahon à Lavigerie, 17 novembre 1866 ; Lavigerie
+à Mac-Mahon, 19 novembre 1866 (dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres
+choisies</i>, I, p. 184-186).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c5">IV. — <span class="i">Les projets missionnaires
+de l’archevêque concordataire ; surprise de l’État.</span></h3>
+
+<p>Quelques instants de conversation avec le maréchal
+de Mac-Mahon allaient bientôt convaincre
+le prélat que Dieu et la France du second Empire
+ne parlaient point la même langue. Dieu disait à
+l’Église : Allez, enseignez toutes les nations. — Hormis
+les musulmans, corrigeait la France officielle.
+Lavigerie n’admettait pas cette exception.</p>
+
+<p>« Je ne comprends pas, maréchal, avait tout
+d’abord dit l’Empereur à Mac-Mahon, pourquoi
+vous tenez tant à avoir Mgr Lavigerie. Vous ne
+ferez pas bon ménage avec lui. Il manque de prudence
+et de mesure. J’ai déjà eu à m’en plaindre
+comme auditeur de rote. C’est un prélat trop ardent
+pour un pays musulman, où les questions
+religieuses doivent être traitées avec un tact
+infini<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">[103]</a>. » Mac-Mahon regrettait fort, après sa
+première causerie avec Lavigerie, d’avoir passé
+outre aux prévisions de son souverain ; et sans déguiser
+sa volte-face, le maréchal, noblement soucieux
+d’éviter toutes divergences futures, se hâtait
+de suggérer à l’Empereur, bien pacifiquement,
+qu’on pourrait transporter le prélat, tout de suite,
+sur quelque autre siège. <i lang="la" xml:lang="la">Promoveatur ut amoveatur !</i>
+Le cardinal de Bonald, à Lyon, était fort âgé ;
+Lavigerie, devenant son coadjuteur, aurait peu
+de temps à attendre pour être primat des Gaules.
+Napoléon III fit venir Lavigerie, lui offrit le siège
+de Lyon. « Ce serait une honte, répondit le prélat ;
+il dépendait de Votre Majesté de me nommer ou
+de ne pas me nommer au siège d’Alger ; mais
+puisque j’y suis nommé, je veux et je dois y
+aller<a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">[104]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103"><span class="label">[103]</span></a> <span class="sc">Du Barail</span>, <i>Souvenirs</i>, III, p. 47 (Paris, Plon, 1896).
+Sur le conflit entre l’archevêque et le maréchal, on trouvera,
+dans <i>l’Univers</i> du 28 octobre 1896, un article très documenté
+de M. Geoffroy de Grandmaison.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104"><span class="label">[104]</span></a> Ce fut dans cette audience, sans doute, que Lavigerie
+fit accepter par Napoléon III l’idée de lui donner comme
+successeur à Nancy son ami l’abbé Foulon, alors supérieur du
+petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, et plus tard
+cardinal. « Pour l’aptitude, l’intelligence et la vertu, j’en réponds
+comme de moi-même », dit Lavigerie à l’Empereur.
+Nous devons ce détail à l’obligeance de M. Pierre Jouvenet,
+neveu du cardinal Foulon.</p>
+</div>
+<p>« Il est bien probable, écrivait-il à Mgr Maret,
+qu’il ferait plus doux vivre à Lyon, mais il fera certainement
+moins dur mourir à Alger, même et
+surtout s’il y a, comme on me l’assure, beaucoup
+à souffrir. »</p>
+
+<p>Cette lettre à Mgr Maret circula parmi ses amis,
+beaucoup ne la comprirent pas. Préférer à la prochaine
+primatie des Gaules, garante d’une pourpre
+rapide, un évêché d’outre-mer, c’était, à les entendre,
+faire trop peu de cas, vraiment, des
+sourires de l’Empereur et de la destinée. Mais Alger,
+pour Lavigerie, c’était un champ de mission, un
+champ qu’il voulait occuper, défricher, élargir,
+avec une pleine liberté de gestes, avec une ample
+aisance de mouvements, un champ où son rêve
+enfin se fixerait, et où s’achèverait l’usure de sa vie ;
+il n’admettait pas qu’après l’avoir fiancé à cette
+lointaine église, Mac-Mahon et l’Empereur lui
+proposassent un plus beau parti. De Rome, Pie IX
+l’encourageait ; de la Sorbonne, Mgr Maret lui
+écrivait : « L’absence de toute tentative pour christianiser
+l’Algérie, depuis l’époque déjà bien longue
+où nous sommes les maîtres, est une véritable honte
+pour la France. Or, je connais personnellement
+tous les évêques de France, il n’y en a aucun, en
+dehors de vous, qui soit capable de faire cesser par
+une initiative efficace ce triste état de choses<a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">[105]</a>. »
+Lavigerie se sentait des ailes en lisant de semblables
+lignes ; il les acceptait, non comme un hommage à
+sa valeur, mais comme une intimation de son devoir.
+« Je vous quitte, disait-il à ses diocésains
+de Nancy, pour porter, si je le puis, mon concours
+à la grande œuvre de civilisation chrétienne
+qui doit faire surgir, des désordres et des
+ténèbres d’une antique barbarie, une France nouvelle. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105"><span class="label">[105]</span></a> Texte de la lettre de Maret dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de
+Lille</i>, janvier 1897, p. 269.</p>
+</div>
+<p><i>La France nouvelle</i> : c’était le titre que trois mois
+plus tard Prévost-Paradol allait donner à son livre,
+dont les dernières pages prophétisaient l’avenir
+algérien. Le siège d’Alger, quelques mois avant
+la mort de Mgr Pavy, avait été rehaussé par sa
+transformation en archevêché, mais d’autre part,
+cet archidiocèse était comme démembré par la
+création de deux nouveaux diocèses : Oran et
+Constantine<a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">[106]</a>. Ces amputations plaisaient peu à
+Lavigerie, parce que, « pour opérer, pour manœuvrer
+à l’aise, comme écrivait son ami Bourret,
+il lui fallait un grand chantier, une vaste terre ».
+Mais il se soumit, sans chicaner : c’était bon pour
+des évêques continentaux de lutter pied à pied,
+le cas échéant, pour qu’on respectât la superficie
+traditionnelle de leurs diocèses ; son diocèse,
+lui, il le construira de ses propres mains ; ce sera
+Carthage, ce sera, en quelque mesure, la région
+des Grands Lacs. Immense diocèse, qui visera à
+faire du Sahara une enclave, diocèse toujours en
+marche, empiétant sur l’Islam, empiétant sur
+l’Afrique fétichiste. Et Lavigerie lui-même, au
+jour le jour, en reculera les bornes, et dans ces
+dicastères des congrégations romaines où l’on
+conserve le cadastre de tous les diocèses du monde,
+on n’aura qu’à ratifier, en les scellant du sceau
+du pêcheur, les tracés signés Lavigerie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106"><span class="label">[106]</span></a> Sur ces changements souhaités par Mgr Pavy, voir <span class="sc">Ribolet</span>,
+<i>op. cit.</i>, p. 196 et 422-427.</p>
+</div>
+<p>L’archidiocèse que la France lui donnait, — cette
+étroite bande de terre qu’est l’Afrique du
+Nord, — offre au géologue l’aspect d’une région
+méditerranéenne. « Les montagnes qui l’accidentent,
+a-t-on pu dire, sont le prolongement
+immédiat des chaînes italiennes et l’amorce des
+chaînes espagnoles. » Et l’on a conclu, très nettement,
+qu’elle n’a pas grand’chose de commun avec
+l’Afrique, et qu’elle tourne le dos au continent
+noir<a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">[107]</a>. Mais pourquoi les conceptions des apôtres
+se laisseraient-elles asservir aux constatations de
+la géographie ? Tourner le dos, voilà un mot qui
+n’est pas de leur vocabulaire. Ils ont un <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>
+que les fils de Cham attendent, et, par la porte
+qu’ouvre l’Algérie, ce <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> peut passer : c’est là
+ce qui frappe un Lavigerie, ce qui frappe un Père
+de Foucauld. N’allez pas leur dire que le sol sur
+lequel se posent leurs pieds est encore en quelque
+sorte un morceau d’Europe, et que la composition
+même de ce sol les inviterait à regarder vers Marseille
+plutôt que vers Tombouctou, vers la civilisation
+plutôt que vers les profondeurs du monde noir ;
+ils vous répondraient qu’ils interrogent les géographes,
+non point sur la préhistoire d’un coin de
+terre, mais sur les routes naturelles qui y trouvent
+une amorce et qui, toujours plus avant, toujours
+plus loin, s’ouvrent à leur marche aventureuse,
+devancière de celle du Christ.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107"><span class="label">[107]</span></a> <span class="sc">Fribourg</span>, <i>l’Afrique latine</i>, p. 12 (Paris, Plon, 1922).
+« Il y a bien plus de différence, confirme M. <span class="sc">de Peyerimhoff</span>,
+entre la Flandre et la Provence, qu’entre le sud de la France
+et le nord de l’Afrique. » (<i>Enquête sur la colonisation officielle</i>,
+p. 8.)</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c6">V. — <span class="i">Le programme pastoral de Lavigerie.</span></h3>
+
+<p>Louis Veuillot jadis avait dit : « L’Église
+d’Afrique, vivante au tombeau, n’a point cessé
+d’exister » ; et l’abbé Dagret, vicaire général de
+Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger, avait
+voulu tirer tout entier, des œuvres de saint Augustin,
+le catéchisme du diocèse d’Alger<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">[108]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108"><span class="label">[108]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (<i>Œuvres complètes</i>,
+IV, p. 85 et 201).</p>
+</div>
+<p>Débarquant en Algérie, ce fut la force de
+Lavigerie, et ce fut son prestige, de se présenter
+et de parler tout de suite au nom d’un lointain
+passé. Défense d’implanter le christianisme parmi
+ceux qui ne sont pas chrétiens, signifiait l’administration.
+Ils ne sont plus chrétiens, mais ils le
+furent, répondait implicitement Lavigerie, dans
+la lettre éloquente par laquelle il prenait possession
+de son siège ; et comme autrefois ils l’avaient été,
+il allait se pencher sur les consciences africaines,
+soulever les alluvions que des invasions successives
+y avaient déposées, glorifier, sans ambages,
+l’Afrique chrétienne de jadis, et, sans ambages
+aussi, aspirer à la ressusciter.</p>
+
+<p>L’héritage dont ce nouvel évêque se considérait
+comme légataire ne se trouvait point dans la précaire
+succession de Mgr Pavy ou de Mgr Dupuch ;
+c’était un héritage beaucoup plus antique, et sur
+lequel, après des siècles d’oubli, il revendiquait
+ses droits. Cet évêque missionnaire se présentait
+comme l’exécuteur testamentaire d’une très ancienne
+histoire. Il redisait les gloires de l’Église
+africaine, et ses sept cents évêques. Grégoire XVI,
+tout le premier, dans le bref par lequel il avait
+érigé l’évêché d’Alger, avait rappelé la place tenue
+par Carthage, par Hippone, dans l’histoire de
+l’Église et de la pensée chrétienne, au temps où
+il y avait, dans ces villes, des chaires épiscopales,
+occupées par Cyprien, par Augustin<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">[109]</a> ; et l’un
+des premiers soins de Mgr Dupuch, réinstallant
+sur terre africaine la hiérarchie romaine, avait été
+de faire élever un monument à saint Augustin<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">[110]</a>.
+Lavigerie glorifiait ces augustes Pères de l’Église,
+puis s’attachait à un souvenir plus obscur, celui du
+dernier évêque d’Icosium, devenu plus tard Alger,
+un certain Victor, exilé par les Vandales, dans
+un douloureux cortège de quatre cents évêques ;
+il suivait, de siècle en siècle, la destinée de ces chrétientés
+africaines ; il les montrait rétablies par
+l’Empire byzantin, puis envahies par l’Islam ; il
+compatissait à ces populations obligées à quatorze
+reprises de prêter obédience au Croissant, et, treize
+fois de suite, revenant à la foi du Christ jusqu’à
+ce que, finalement, celle de Mahomet les gardât.
+Il allait jusqu’à les comparer avec la Pologne, dont
+il ne pouvait admettre que la mort fût définitive<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">[111]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109"><span class="label">[109]</span></a> Texte du bref dans <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 323-332.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110"><span class="label">[110]</span></a> <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre 1861, p. 53-54.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111"><span class="label">[111]</span></a> Lettre pastorale pour la prise de possession du diocèse
+d’Alger (<span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 6-8).</p>
+</div>
+<p>Parallèle un peu forcé, car la Pologne ne cessa
+jamais d’aspirer à sa résurrection ; et les Berbères,
+eux, tout en accueillant volontiers les souffles
+d’hérésie qui circulaient dans l’Islam, avaient fini
+par devenir, dans l’ensemble, des dévots du Prophète, — du
+Prophète, peut-être, plus que du
+Coran.</p>
+
+<p>Parmi eux, il en est qui veulent se faire chrétiens,
+insistait depuis 1863 le P. Creuzat, jésuite, à qui
+l’autorité militaire avait permis, cette année-là,
+de s’installer curé à Fort-Napoléon. Le Père, qui
+leur prodiguait ses charités, recevait d’eux, en
+échange, de très bonnes paroles, où tout de suite il
+trouvait des raisons d’espoir et comme le gage
+d’une prochaine conquête spirituelle. — Illusions !
+répondait-on dans les sphères militaires. On y
+déclarait avoir vu les Kabyles de près ; on s’appuyait
+sur l’opinion très autorisée du futur général
+Hanoteau — le <i>Bou Sipsi</i> fort aimé des Kabyles,
+qui, depuis 1847, vivait parmi eux, et qui bientôt
+allait écrire :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Les Kabyles peuvent ne pas être des musulmans
+irréprochables, car, en un grand nombre de cas, ils
+font bon marché des prescriptions de la loi civile
+fondée sur le Coran, disant avec beaucoup de sens que
+ces prescriptions ont été faites pour un pays très différent
+du leur et pour un peuple qui n’avait ni leurs
+mœurs ni leur manière de vivre. Mais, en tout ce qui
+concerne le dogme et les croyances religieuses, leur foi
+est aussi naïve, aussi entière, aussi aveugle, que celle
+des musulmans les plus rigides. La propagande chrétienne
+en Kabylie trouvera toujours devant elle un
+obstacle insurmontable dans l’étroite solidarité qui lie
+l’individu à la famille, la famille à la <i>Kharouba</i>, la <i>Kharouba</i>
+au village, et le village à la tribu. A moins
+d’une conversion en masse du pays, chose fort improbable,
+l’individu, la famille même qui voudraient
+abjurer l’islamisme devraient, de gré ou de force,
+quitter le pays<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">[112]</a>.</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112"><span class="label">[112]</span></a> <span class="sc">Hanoteau</span> et <span class="sc">Letourneux</span>, <i>La Kabylie et les coutumes
+kabyles</i>, 2<sup>e</sup> édition, I, p. 380-384 (Paris, Challamel, 1893).</p>
+</div>
+<p>Le P. Creuzat paraissait fort insensible aux objections
+des militaires ; ce qu’il savait, lui, c’est
+que certains Kabyles le visitaient, et que, d’après
+leurs dires, on était tout prêt à accueillir, chez les
+Aït-Ferah, sa soutane et le catholicisme ; pourquoi
+dès lors n’eût-il pas espéré, tôt ou tard, quelque
+abjuration en masse ? Les autorités militaires apprirent
+un jour que l’aventureux missionnaire, en
+compagnie d’un autre prêtre, avait cru devoir
+répondre à l’appel de cette tribu, et que tous deux,
+hélas, avaient été l’objet d’une fort vilaine farce,
+et qu’ils avaient dû se retirer, couverts d’excréments
+humains, — et bafoués par surcroît. Et les
+autorités punirent de prison les quatre jeunes
+drôles, coupables de cette insolence, et ne les libérèrent
+que sur la demande même du P. Creuzat.
+Mais elles constatèrent sans délai que le zèle du
+Père n’était nullement découragé, et qu’il attribuait
+cette mésaventure à la malveillance d’une
+minorité.</p>
+
+<p>Le colonel Martin, qui commandait à Fort-Napoléon,
+poussa l’enquête plus avant. L’idée lui
+vint de faire questionner par l’<i>Amin</i> El Hadj
+Loumis les gens de sa tribu ; et l’<i>Amin</i> répondit
+que, lorsqu’il leur avait demandé s’ils voulaient
+un prêtre chez eux, ces gens « étaient devenus
+aliénés », et que leurs voix s’étaient « abaissées »,
+et que leurs yeux « avaient pleuré », et qu’à la
+pensée de se faire chrétiens ils avaient dit : Plutôt
+quitter le pays ! Plutôt la mort ! Trouvant la réponse
+un peu vive, le colonel Martin souhaita
+qu’elle fût atténuée, et finalement l’<i>Amin</i> la rédigeait
+ainsi : « Cette demande doit être rejetée. Dieu
+nous préserve qu’un prêtre habite chez nous !
+Nous avons notre religion, et lui la sienne, qui en
+est différente. Il n’y a aucun intérêt à ce qu’il
+demeure chez nous, nous n’y consentirons jamais<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">[113]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113"><span class="label">[113]</span></a> Nous empruntons ces détails à une lettre du colonel
+Hanoteau au général Borel, datée de Fort-Napoléon, 23 mai
+1868 (communication de M. Jean Hanoteau).</p>
+</div>
+<p>C’était net, très net ; mais le P. Creuzat n’était
+point déconcerté. Mgr Lavigerie montrait à son
+tour des lettres, provenant de quelques <i>djemaas</i>
+kabyles, lettres qui lui demandaient qu’il fondât
+en certains villages des établissements catholiques.
+Une bataille de textes, un duel de documents,
+paraissait s’engager ; et derrière ces textes et ces
+documents, c’étaient, hélas ! l’Église et l’armée
+qui semblaient à la veille d’entrer en conflit. Vous
+n’avez pas su faire questionner les Kabyles, disait
+aux militaires le P. Creuzat. Et de leur côté les
+militaires, avertis des lettres qu’avait reçues Lavigerie,
+les considéraient comme dictées par le
+P. Creuzat à des Kabyles complaisants. Ainsi se
+compliquait chaque jour davantage la question
+fort délicate des rapports éventuels entre l’âme
+kabyle et la culture chrétienne.</p>
+
+<p>Après tout, pensait le P. Creuzat, pourquoi ne
+point oser ? Et il disait au général de Wimpffen :
+« Je ne crains pas le martyre. » A quoi le général
+répondait : « C’est possible, mais allez le chercher
+ailleurs que dans ma division. » — « Que vous ayez
+l’honneur du martyre, lui disait une autre fois le
+colonel Hanoteau, j’en serai très heureux pour vous,
+mais moins heureux pour les zouaves que je devrai
+envoyer pour vous venger. » Car il n’était
+nullement question, chez les militaires, de laisser
+impunis les attentats éventuels contre l’apostolat
+chrétien, mais on faisait observer que la Kabylie
+était une toute récente conquête, qu’elle était
+frémissante encore, et que le prosélytisme religieux,
+s’il ne s’exerçait avec mesure, risquait de
+surexciter, sur un tel sol, l’esprit de révolte.</p>
+
+<p>Lavigerie cependant avait consulté, sur les
+Kabyles, les livres signés du général Daumas ;
+il notait, chez eux, la haine invétérée de l’Arabe
+conquérant, — de ces Hillal, pillards nomades venus
+de l’Hedjaz, qui s’étaient au dixième siècle abattus
+sur eux<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">[114]</a> ; il retrouvait, chez eux, jusque dans
+leurs tatouages, le souvenir et l’image de la croix ;
+la polygamie ne s’y apercevait que d’une façon
+très exceptionnelle. « Plus on creuse dans ce vieux
+tronc, avait écrit le général Daumas, plus, sous
+l’écorce musulmane, on trouve de sève chrétienne.
+On reconnaît alors que le peuple kabyle, autrefois
+chrétien tout entier, ne s’est pas complètement
+transformé dans sa religion nouvelle. Sous le coup
+du cimeterre, il a accepté le Koran, mais il ne l’a
+point embrassé. Il s’est revêtu du dogme ainsi
+que d’un burnous, mais il a gardé, par-dessous, sa
+forme sociale antérieure, et ce n’est pas uniquement
+dans les tatouages de sa figure qu’il étale
+devant nous, à son insu, le symbole de la croix<a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">[115]</a>. »
+Tous ces traits étaient interprétés par Lavigerie
+comme les indices d’une tradition chrétienne
+dont les Kabyles n’avaient plus l’intelligence.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114"><span class="label">[114]</span></a> Sur les problèmes ethnographiques du pays berbère, voir
+<span class="sc">Bertholon</span> et <span class="sc">Chantre</span>, <i>Recherches anthropologiques dans la
+Berbérie orientale</i> (Lyon, Rey, 1913), et <span class="sc">Pittard</span>, <i>Les Races et
+l’histoire</i>, p. 432-442 (Paris, Renaissance du livre, 1924).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115"><span class="label">[115]</span></a> <span class="sc">Daumas</span>, <i>Mœurs et coutumes de l’Algérie</i>, p. 224 (Paris,
+Hachette, 1853). <span class="sc">Massignon</span>, <i>Annuaire du monde musulman</i>,
+1923, p. 93, explique d’ailleurs que 65 pour 100 de la
+population arabe a oublié son origine berbère. Lavigerie insistera
+plus tard sur l’empreinte laissée par le christianisme chez
+les Berbères, dans sa <i>Lettre sur la mission du Sahara</i> (<i>Œuvres
+choisies</i>, II, p. 107 et suiv.) et dans sa lettre pastorale sur la
+dernière page connue de l’histoire de l’ancienne Église d’Afrique
+(<i>Œuvres choisies</i>, II, p. 457). Cf. Georges <span class="sc">Élie</span>, <i>La Kabylie au
+Djurdjura et les Pères blancs</i> (<i>Correspondant</i>, 10 et 25 juillet
+1923). Jean <span class="sc">Bardoux</span>, <i>Revue hebdomadaire</i>, 23 mai 1925,
+p. 422, explique que le Kabyle est théoriquement musulman,
+mais que par le caractère polythéiste de ses dévotions, il rappelle
+le paysan latin du temps de Varron.</p>
+</div>
+<p>Êtes-vous bien sûr de cette tradition chrétienne ?
+objectait le colonel Hanoteau. Si quelques Kabyles
+répètent que leurs ancêtres furent chrétiens, c’est
+qu’ils vous l’ont entendu dire, et que, pour un intérêt
+personnel, ils cherchent à vous être agréables
+en se donnant une origine qui ne les flatte nullement
+et qu’ils répudient au fond du cœur. Qui vous
+dit que les Berbères du Jurjura ne soient pas les
+descendants de ces tribus judaïsantes ou païennes
+dont parle Ibn Khaldoun ? « Aucun document historique
+ne vient, il est vrai, à l’appui de cette hypothèse,
+mais aucun ne la contredit. La solution
+reste donc indécise<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">[116]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116"><span class="label">[116]</span></a> <span class="sc">Hanoteau</span>, <i>op. cit.</i>, I, p. 382.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie n’avait pas le temps d’attendre que
+les obscurités de l’histoire fussent dissipées ; la
+décision de sa volonté passait outre aux indécisions
+de la science.</p>
+
+<p>Un certain poème du <i>Manteau</i>, écrit par un musulman
+du treizième siècle, avait glorifié Mahomet
+comme « le prince des deux grands mondes de
+Dieu, celui des hommes et celui des génies, comme
+le souverain des deux races, les Arabes et les
+Berbères »<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">[117]</a>. Cette souveraineté niveleuse, Lavigerie
+aspirait à la démembrer, à lui soustraire
+tout d’abord les Berbères. Il se jugeait élu, lui
+archevêque de France, pour crier à ces peuples,
+au nom même de leur lointains ancêtres chrétiens :
+« Lazare, sors du tombeau. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117"><span class="label">[117]</span></a> <span class="sc">Zwemer</span> et <span class="sc">Warnery</span>, <i>L’Islam</i>, p. 66.</p>
+</div>
+<p>Administrateurs et militaires n’avaient pas lu,
+dix-huit ans plus tôt, les <i>Fastes de l’Afrique chrétienne</i>,
+timidement publiés par Mgr Dupuch ;
+ils ne se figuraient pas que cette littérature édifiante
+pût devenir ouvrière d’histoire. Mais de
+l’évocation même de ces souvenirs, Lavigerie
+déduisait tout un programme, et c’était celui-ci :</p>
+
+<p>« Faire de la terre algérienne le berceau d’une
+nation grande, généreuse, chrétienne, d’une autre
+France.</p>
+
+<p>« Répandre autour de nous, avec cette ardente
+initiative qui est le don de notre race et de notre
+foi, les vraies lumières d’une civilisation dont
+l’Évangile est la source et la loi.</p>
+
+<p>« Les porter au delà du désert jusqu’au centre
+de ce continent encore plongé dans la barbarie.</p>
+
+<p>« Relier ainsi l’Afrique du Nord et l’Afrique
+centrale à la vie des peuples chrétiens<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">[118]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118"><span class="label">[118]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 9-10.</p>
+</div>
+<p>Tout à l’heure l’imagination de Lavigerie, se
+promenant à travers les siècles, se servait du passé
+pour construire l’avenir ; soudainement, c’est à
+travers les espaces qu’elle se promenait, à travers
+des espaces où elle n’acceptait aucune barrière,
+pas même celle du désert. Cet archevêque, que les
+Tuileries avaient envoyé à Alger pour qu’il régnât
+sur un noyau de Français, et qui constatait,
+d’ailleurs, que les deux tiers des églises ouvertes
+à ces Français n’étaient encore que des hangars
+ou des maisons de colons, faisait le geste d’étendre
+sa houlette sur les profondeurs inconnues d’un continent
+inexploré. Ce prélat concordataire dont on
+avait restreint le cadre en faisant d’Oran et de Constantine
+deux villes épiscopales annonçait, dès son
+entrée en fonctions, son intention bien nette de
+sortir du cadre, et d’annexer de nouvelles provinces
+à l’empire de la chrétienté.</p>
+
+<p>« O Église africaine, s’écriait-il, ta destinée a
+été de naître, de grandir et de mourir dans le sang
+de tes fils. Lorsque Dieu t’a rappelée du tombeau,
+c’est dans le sang des soldats de la France que tu
+as retrouvé la vie, et aujourd’hui c’est la main d’un
+Pontife abreuvé de toutes les amertumes qui te
+rend ton antique hiérarchie. Puissé-je mêler mes
+sueurs, mes larmes, mon sang s’il le faut, aux douleurs
+de ton long martyre<a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">[119]</a> ! »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119"><span class="label">[119]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 18.</p>
+</div>
+<p>Et se retournant vers les indigènes, il leur disait :
+« Je vous bénis enfin, vous, anciens habitants de
+l’Algérie, que tant de préjugés séparent encore de
+nous et qui maudissez peut-être nos victoires.
+Je réclame de vous un privilège, celui de vous aimer
+comme mes fils, alors même que vous ne me reconnaîtriez
+pas pour père. »</p>
+
+<p>C’était une manifestation qu’un tel mandement.
+Elle contrastait, d’une façon abrupte, avec la
+pensée impériale, exposée dans le sénatus-consulte
+de 1864, avec la conception d’une Algérie où les
+deux populations, indigènes et colons, vivraient
+côte à côte, sans mélange, sans assimilation. Un
+royaume arabe dans l’Empire français, voilà ce
+que voulait Napoléon III : application nouvelle
+de ce principe des nationalités dont s’engouait,
+en Afrique comme en Europe, cette intelligence
+rêveuse. Cette erreur aura la vie dure : la littérature
+s’en fera complice ; et c’est à juste titre que
+M. Louis Bertrand reproche à Fromentin d’avoir
+« créé ce préjugé qu’il n’y a rien de commun entre
+Africains et nous, et que nous sommes à tout jamais
+étrangers et fermés les uns aux autres<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">[120]</a> ». Que des
+Berbères, que des Kabyles, descendants d’aïeux
+chrétiens, fussent ainsi, par la volonté même de la
+France, enfermés à tout jamais dans un royaume
+arabe, que la France eût cette étrange idée d’arabiser
+des populations qui n’avaient jamais reçu
+des Arabes qu’une empreinte superficielle, Lavigerie
+ne l’admettait pas : « Avec ce système, écrira-t-il
+bientôt, on ne sera pas, dans des siècles, plus
+avancé qu’aujourd’hui. » Il lui semblait que la
+France devenait la complice d’une oppression séculaire,
+d’une oppression contre laquelle les opprimés
+s’étaient treize fois révoltés, si elle persistait à
+vouloir séparer d’elle, par un infranchissable
+abîme, ces Berbères, ces Kabyles, et à les emprisonner
+dans leur barbarie, dans leur Coran. Il
+lui semblait qu’agir ainsi, ce serait, de la part de
+la France, ratifier les décisions imposées jadis par
+l’Islam à la pointe de l’épée, et qu’elle était venue
+là, au contraire, pour une œuvre de redressement,
+de réparation.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120"><span class="label">[120]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 343
+(Paris, Fayard). Sur la méthode algérienne de Napoléon III,
+voir André <span class="sc">Servier</span>, <i>L’Islam et la psychologie du Musulman</i>,
+p. 410-414 (Paris, Challamel, 1923).</p>
+</div>
+<p>De bons observateurs de l’Islam parlent aujourd’hui
+comme Lavigerie. M. Louis Bertrand, dans
+ses <i>Villes d’or</i>, M. André Servier dans son livre :
+<i>L’Islam et la psychologie du musulman</i>, se sont
+insurgés contre ce préjugé que l’Islam ne serait pas
+seulement une religion, mais un mode de pensée
+propre aux races africaines, et qu’ainsi il n’y aurait
+aucun espoir d’amener jamais les indigènes à
+penser comme nous. Mais non, proteste M. Louis
+Bertrand, le contraire a été vrai pendant des
+siècles, et j’estime que c’est un devoir d’humanité
+de le leur rappeler avec insistance<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">[121]</a>. Et son
+œuvre magnifique de tribun de l’idée méditerranéenne
+vise à prouver qu’en 1830 nous sommes
+rentrés dans une province perdue de la latinité.
+Allant même plus loin que Lavigerie, qui considérait
+qu’il fallait « renouer, à travers d’innombrables
+siècles, une tradition abolie », M. Louis Bertrand
+estime, lui, « qu’il n’y a pas eu d’interruption,
+que l’Afrique n’a jamais cessé d’être latine, même
+sous son costume musulman, et qu’enfin ce que,
+dans les mœurs, les architectures, l’extérieur et le
+matériel de la vie, nous croyons « arabe » ou « oriental », — c’est
+tout simplement du latin que nous
+ne connaissons plus<a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">[122]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121"><span class="label">[121]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 370.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122"><span class="label">[122]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 344.
+Cf. Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Le Livre de la Méditerranée</i> (édit. de
+1923), p. 78-80 (Paris, Plon).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c7">VI. — <span class="i">Les orphelinats pour enfants musulmans ;
+le conflit avec Mac-Mahon.</span></h3>
+
+<p>Lavigerie ne fut jamais homme à jeter le gant
+à la puissance civile, aventureusement, prématurément.
+Débarquant en Algérie en messager de
+l’idée chrétienne et en interprète d’un lointain
+passé, qu’il voulait faire revivre, il allait rechercher,
+sans retard, l’adhésion de l’Empereur, pour
+les premières mesures pratiques par lesquelles il
+voulait inaugurer son épiscopat.</p>
+
+<p>Lorsqu’en 1835 une amie d’Eugénie de Guérin,
+Mère Émilie de Vialar, avait installé dans Alger,
+au chevet des cholériques, les premières sœurs
+de <i>Saint-Joseph de l’Apparition</i>, on avait vu, six
+ans après, les Muphtis, et les Cadis, et le corps
+entier des Ulémas, expédier à Grégoire XVI une
+adresse solennelle, pour rendre hommage à l’œuvre
+de miséricorde et d’« apitoiement » qu’elles accomplissaient.
+Précédent significatif, qui attestait que
+la bienfaisance chrétienne ne portait pas ombrage
+à l’Islam<a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">[123]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123"><span class="label">[123]</span></a> Louis <span class="sc">Picard</span>, <i>Émilie de Vialar</i>, p. 85-87 (Paris, Maison
+de la Bonne Presse, 1924). Le futur général Daumas racontait
+dans une lettre du 11 février 1838 que, le docteur Warnier
+ayant soigné un Arabe, l’autorité musulmane disait : « Voyez
+comme les chrétiens sont généreux et bons, les musulmans
+n’en feraient pas autant. » (<i>Correspondance du capitaine
+Daumas, consul à Mascara</i>, éd. Yver, p. 104.)</p>
+</div>
+<p>Pourrait-on défendre à Lavigerie d’être charitable
+à son tour ? Assurément non. Par une note
+que le 9 septembre 1867 il faisait remettre à Napoléon
+III, il annonçait son désir d’établir au centre
+de la Kabylie, loin des villages européens, d’accord
+avec les municipalités indigènes, quatre ou cinq maisons
+hospitalières, où des religieuses donneraient
+des soins ; et il s’engageait d’ailleurs à interdire
+absolument toute propagande religieuse directe.
+Mais pouvait-on lui prohiber, d’autre part, de combler
+le fossé entre son clergé et les populations
+musulmanes, en imposant à ses prêtres la connaissance
+de l’arabe ? Ainsi fit-il, au nom de son droit
+d’évêque, par une lettre circulaire du 31 octobre :
+dans son séminaire, des classes d’arabe s’installèrent ;
+ses clercs furent informés qu’ils ne recevraient
+pas le sacerdoce avant de connaître cette
+langue ; et Pie IX, sur sa demande, donna une existence
+canonique à une vaste association de prières,
+fondée depuis dix ans par un Jésuite pour la conversion
+de l’Islam. Mais savoir l’arabe, aller le
+parler là où il se parlait, et faire prier, enfin, à
+travers le monde, pour l’efficacité apostolique
+d’un tel contact, n’était-ce pas battre en brèche
+l’idée d’un « royaume arabe » barricadé d’avance,
+par la politique napoléonienne, contre toute infiltration
+française et chrétienne ? Cette idée demeurait
+celle de la France officielle. De là, l’ordre de
+rappel qu’avaient reçu en 1866, malgré les regrets
+des Arabes, les Lazaristes et sœurs de charité de
+Laghouat<a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">[124]</a> ; de là, aussi, l’impression de surprise,
+d’une surprise déjà à demi hostile, qu’éveillait
+Lavigerie dans les bureaux d’Alger, lorsqu’il
+déclarait avoir obtenu de l’Empereur la permission
+de faire de la propagande religieuse parmi les
+musulmans de l’Algérie, et avoir choisi le Fort-Napoléon
+pour tenter ses premiers essais<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">[125]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124"><span class="label">[124]</span></a> <i>Mgr Pavy</i>, par un ancien curé de Laghouat, p. 41-42
+(Paris, Challamel, 1867).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125"><span class="label">[125]</span></a> Le colonel Hanoteau au maréchal Randon, 31 décembre
+1867 (lettre inédite).</p>
+</div>
+<p>Dans son clergé même, et jusque dans son archevêché,
+on n’était pas sans inquiétude au sujet de
+ces nouveautés. Un jour, sortant de chez le prélat,
+à qui il avait cru devoir expliquer l’« obstacle
+infranchissable » qu’opposait à la propagande
+chrétienne l’organisation familiale et sociale des
+Kabyles, le futur général Hanoteau entra chez
+l’abbé Suchet, vicaire général, et lui raconta le
+langage qu’il venait de tenir. « Vous avez osé le
+lui dire ! répondit l’abbé ; je vous remercie beaucoup.
+Depuis qu’il est arrivé, l’archevêque nous
+la vie impossible, nous traite de vieilles bourriques
+et prétend que si rien n’a été fait, c’est que
+nous ne sommes bons à rien. » Hanoteau, mis en
+confiance, disait alors au vicaire général que ce
+qu’il y avait à faire, c’était de créer chez les Kabyles
+des hôpitaux de sœurs, pourvu qu’elles ne fissent
+aucune propagande religieuse et n’attendissent
+pas des résultats immédiats. Rentrez donc chez
+Monseigneur, lui suggéra l’abbé Suchet, et dites-lui
+cela : ce sera nous rendre à nous, à l’ancien
+clergé, un service personnel. Quelques minutes plus
+tard, Hanoteau, revoyant l’archevêque, lui développait
+cette idée ; et Lavigerie lui paraissait
+« incrédule<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">[126]</a> ». Lavigerie cependant n’oubliera
+pas cette conversation ; et lorsque l’Église et
+l’armée, sur le sol d’Algérie, auront franchi la
+crise douloureuse qui allait bientôt les mettre aux
+prises, les projets de fondations religieuses que
+réalisera Lavigerie et le programme qu’il tracera
+aux sœurs hospitalières ne s’écarteront pas beaucoup
+des suggestions hasardées, ce jour-là, par le
+colonel Hanoteau.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126"><span class="label">[126]</span></a> <i>Mémoires</i> inédits du général M. Hanoteau.</p>
+</div>
+<p>Cette année 1867, où pour la première fois Lavigerie
+avait foulé le sol algérien, ne devait pas s’achever
+sans qu’il eût signifié, publiquement, quelle
+était sa propre politique. On l’avait fait venir,
+comme évêque, pour qu’il bénît des charrues à
+vapeur, dont l’emploi s’inaugurait. L’étrange
+imprudence et comme on le connaissait mal,
+encore ! Un Lavigerie ne se bornait pas à des
+liturgies ! fonctionnaires et hommes d’épée l’entendaient,
+non sans surprise, demander publiquement
+à la France, pour l’Algérie, les libertés civiles,
+religieuses, agricoles, commerciales, qui manquaient
+encore à cette terre, et inviter les colons à
+sortir « de cette routine qui attend tout de l’État
+et à s’associer librement, pour tout ce qui est utile,
+fécond, chrétien »<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">[127]</a>. Il voulait aborder les indigènes
+et il donnait aux colons des leçons d’initiative ;
+se mêlant aux deux peuples que juxtaposait
+le sénatus-consulte, il aspirait à n’en faire qu’un ;
+avec d’inexpugnables façons de se carrer dans ses
+arguments, il bousculait, en affectant de ne point
+paraître provocateur, les habitudes bureaucratiques
+et les théories impériales.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127"><span class="label">[127]</span></a> Vœux pour l’avenir de la colonie (<span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres
+choisies</i>, I, p. 135).</p>
+</div>
+<p>Le choléra sévissait, puis les sauterelles, enfin
+la famine ; devant de pareils fléaux, les deux peuples
+n’en faisaient plus qu’un, et vraiment il eût été
+difficile à l’administration de barrer la route à
+Lavigerie et à son ministère de charité. Au demeurant,
+le 1<sup>er</sup> janvier 1868, par-dessus la tête de
+l’administration, il s’adressait à la générosité
+de la France. Dans une lettre qu’il expédiait aux
+journaux catholiques, il montrait un grand nombre
+d’Arabes ne vivant plus que de l’herbe des champs
+ou des feuilles des arbres, qu’ils broutaient comme
+des animaux, errant presque nus, par troupes,
+dans le voisinage des villes, attendant les tombereaux
+d’immondices pour s’en disputer le contenu,
+déterrant, pour les manger, les cadavres des
+bêtes, et parfois, par douzaines, s’affaissant sur
+les routes, morts d’inanition<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">[128]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128"><span class="label">[128]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 149-150.</p>
+</div>
+<p>Évaluant à 100 000 le nombre des victimes au
+cours des six derniers mois<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">[129]</a>, il annonçait son
+dessein d’adopter les orphelins, de les élever.
+Pour avoir des ressources, il quêtait en France,
+puis auprès des évêques de Belgique, d’Espagne,
+d’Angleterre, et jusqu’en Amérique. « Ces orphelins,
+disait-il, c’est ma part, c’est celle de l’Église,
+dans cet immense désastre. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129"><span class="label">[129]</span></a> Sur ce chiffre, voir <span class="sc">Lavigerie</span>,
+<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 174.</p>
+</div>
+<p>Avant même d’avoir des ressources, il assumait
+le fardeau. Tout de suite, dans sa maison de campagne,
+des convois d’enfants survinrent, véritables
+squelettes, dont quelques-uns, parfois, étaient,
+au cours de la route, devenus cadavres. Huit
+enfants, un jour, arrivaient de Laghouat, expédiés
+à l’archevêque par le futur général de Sonis<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">[130]</a>.
+Lavigerie n’attendait pas toujours qu’ils se présentassent ;
+en bon pasteur, il se promenait à leur
+recherche. On se souvint longtemps, à Montenotte,
+du petit garçon couvert de vermine, dévoré
+d’ulcères, qu’il fit monter près de lui, dans sa voiture,
+pour le ramener au séminaire de Saint-Eugène,
+où s’improvisait un asile. A la fin de janvier,
+il avait huit cents bouches à nourrir ; en juin, il
+en aura dix-huit cents. « Dites à tous les Arabes,
+écrivait-il au curé de Montenotte, qu’ils n’ont qu’à
+envoyer leurs enfants au grand marabout des chrétiens,
+et que celui-ci leur enseignera à gagner honnêtement
+leur vie par le travail, à craindre Dieu
+et à aimer leurs frères. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130"><span class="label">[130]</span></a> <span class="sc">Baunard</span>, <i>Le Général de Sonis</i>, p. 244. (Paris, Poussielgue,
+1890.)</p>
+</div>
+<p>Cette générosité d’accueil et d’appel, c’était
+une première étape ; il en entrevoyait une seconde
+où il pourrait offrir aux indigènes une autre aumône,
+celle de la vérité. De Laghouat, un officier
+lui écrivait : « L’heure me paraît venue, l’occasion
+favorable. » Ce correspondant n’était autre que
+Sonis, qui considérait la « conversion des musulmans »
+comme « une dette d’honneur que la France
+s’est bien peu souciée de payer jusqu’à ce jour<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">[131]</a>. »
+Déjà, dans son grand séminaire, l’idée de se dévouer
+à la conversion des Arabes tourmentait certaines
+âmes. M. Girard, le Lazariste qui depuis
+longtemps en était le directeur, — celui que
+familièrement on nommait le Père Éternel, — était
+venu chez lui, le 29 janvier, avec trois jeunes
+clercs, qui demandaient, pour se préparer à ce
+futur apostolat un règlement monastique de
+vie<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">[132]</a>. Dans cette démarche, la Société future
+des Pères Blancs était en germe. Des arrière-plans
+s’entr’ouvraient dans la lettre que Lavigerie,
+le 6 avril, adressait au directeur des <i>Écoles d’Orient</i> :
+« Nos orphelinats, lui disait-il, seront, dans quelques
+années, une pépinière d’ouvriers utiles, soutiens,
+amis, de notre colonisation française, et, disons le
+mot, d’Arabes chrétiens. Ce sera le commencement
+de la régénération de ce peuple et de cette <i>assimilation</i>
+véritable que l’on cherche sans la trouver
+jamais, parce qu’on la cherche jusqu’ici avec le
+Coran, et qu’avec le Coran, dans mille ans comme
+aujourd’hui, nous serons des chiens de chrétiens,
+et il sera méritoire et saint de nous égorger et de
+nous jeter à la mer<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">[133]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131"><span class="label">[131]</span></a> <span class="sc">Baunard</span>, <i>Le Général de Sonis</i>, p. 245.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132"><span class="label">[132]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 29-31. Sur le Lazariste
+Joseph Girard (1793-1879), voir <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres
+choisies</i>, I, p. 385-394.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133"><span class="label">[133]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 161-162.</p>
+</div>
+<p>Un <i>post-scriptum</i> à cette lettre faisait connaître
+d’atroces actes d’anthropophagie commis dans la
+région de Tenès : un ménage de gardiens de mosquée,
+affamé, avait tué cinq passants, puis leur
+neveu, puis leur enfant. « L’absence complète
+de sens moral, clamait Lavigerie, favorise sans
+contredit la multiplication de ces forfaits. » Et il
+concluait : « Il faut relever ce peuple. Il faut que
+la France lui donne, je me trompe, lui laisse
+donner les principes de l’Évangile, ou qu’elle le
+chasse dans les déserts, loin du monde civilisé<a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">[134]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134"><span class="label">[134]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 165-166.</p>
+</div>
+<p>Dans cette alternative ainsi présentée, il ne
+fallait voir qu’un artifice de dialectique, qui ne
+mentionnait une solution évidemment absurde :
+l’expulsion des Arabes, que pour en imposer une
+autre : leur évangélisation<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">[135]</a> ; mais le maréchal
+de Mac-Mahon, le colonel Gresley, prirent la phrase
+de Lavigerie au pied de la lettre ; et, sous les regards
+impuissants du général de Wimpfen, qui estimait
+qu’en sauvant de la mort des milliers d’êtres
+Lavigerie avait « acquis le droit de diriger leur
+esprit et leur cœur vers le but le meilleur et le
+plus utile à la France », le conflit entre le gouverneur
+et l’évêque éclata. « Voulez-vous donc refouler
+les indigènes dans les déserts ? lui demandait
+en substance Mac-Mahon, dans une lettre du
+26 avril. La France s’y refuse. Les indigènes ne
+vont-ils pas dire que vous voulez profiter de l’état
+de détresse où ils se trouvent, pour leur faire acheter,
+par le sacrifice de leur religion, le pain que vous leur
+donnez ? » Il accusait le prélat d’exciter à la haine
+entre les citoyens, et d’être devenu « un drapeau
+pour tout ce qui était hostile au gouvernement ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135"><span class="label">[135]</span></a> Voir les explications de <span class="sc">Lavigerie</span> dans <i>Œuvres choisies</i>,
+I, p. 168-170 et 174-176.</p>
+</div>
+<p>« L’archevêque voudrait-il nous organiser une
+petite fronde, écrivait le colonel Hanoteau, en
+attendant qu’il attache la croix rouge sur l’épaule
+des colons voltairiens pour marcher à la conquête
+du bien d’autrui en refoulant dans les déserts les
+propriétaires<a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">[136]</a> ? »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136"><span class="label">[136]</span></a> Hanoteau à Labeaume, 8 mai 1868. (Lettre inédite.)</p>
+</div>
+<p>Des bruits circulaient, d’après lesquels la maréchale
+de Mac-Mahon, qui, sous le précédent épiscopat,
+présidait toutes les œuvres de charité,
+était menacée d’excommunication par le nouvel
+archevêque<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>. Des questions d’étiquette aggravaient
+le conflit. Lavigerie se plaignait que l’autorité
+militaire ne tirât pas pour lui, comme pour un
+maréchal, vingt-cinq coups de canon ; il se plaignait
+que, lorsqu’il voyageait, des chevaux de l’armée
+ne fussent pas mis à sa disposition<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">[138]</a>. Un jeune
+Français, à Alger, ayant été assassiné par un Arabe,
+les obsèques donnaient lieu à des manifestations
+tumultueuses, et dans les sphères militaires on attribuait
+cet émoi des esprits au bruit fait par l’archevêque
+autour des récents actes d’anthropophagie.
+Et de bouche en bouche courait le récit de la déception
+cruelle qu’avaient subie, chez les Aït-Boudran,
+le P. Stumpf et le frère Jeannin, connu des indigènes
+sous le nom de Capsule ; l’<i>Amin</i> leur avait
+avoué que les avances qu’il leur avait faites
+n’étaient point sérieuses, et que, s’il les laissait
+s’installer, il serait tué par ses coreligionnaires.
+Mais on ripostait, à l’archevêché, que si Stumpf
+et Capsule avaient subi cet accueil, il avait été provoqué
+par des espions aux gages du gouverneur<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">[139]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137"><span class="label">[137]</span></a> Général <span class="sc">du Barail</span>, <i>Souvenirs</i>, III, p. 48.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138"><span class="label">[138]</span></a> Le baron Durrieu à Niel, 28 mars 1868. (Archives de la
+Guerre.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139"><span class="label">[139]</span></a> Papiers Hanoteau.</p>
+</div>
+<p>« La guerre est déclarée », écrivait Lavigerie
+à l’abbé Bourret. « Si le gouvernement de l’Empereur
+me disgracie, j’aurai pour compensation
+la joie de ma conscience. » Et du palais épiscopal
+d’Alger, deux lettres partaient, l’une pour le maréchal,
+l’autre pour l’Empereur. Lavigerie, répondant
+à Mac-Mahon, réclamait pour l’Évangile,
+en Algérie, terre de chrétienté, la même liberté
+que dans les pays infidèles. Combien discret serait
+l’usage de cette liberté, il l’attestait en affirmant :
+« Je n’ai pas voulu, et je l’ai déclaré hautement,
+qu’un seul des 1 200 enfants recueillis par moi
+fût baptisé, autrement qu’au moment de la mort ;
+et encore, au moment de la mort, je ne l’ai permis
+que pour ceux-là seulement qui n’avaient pas
+l’âge de raison<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">[140]</a>. » Ces orphelins, donc, n’étaient
+pas acculés à acheter leur pain par leur rupture
+avec leur foi. Mais que, devenu leur père, il les abandonnât,
+qu’il les rejetât dans le monde de l’Islam,
+qu’il s’abstînt, au moment venu, d’offrir à leur
+liberté d’adhésion la foi qui était celle de la France :
+formellement il s’y refusait. Il ne voulait plus, en
+un mot, que théoriquement, administrativement,
+bureaucratiquement, une barrière fût dressée
+entre la civilisation catholique et l’Islam ; et son
+optimisme d’apôtre, se tournant vers l’Empereur,
+lui écrivait : « Je ne crains pas d’affirmer, Sire,
+qu’avec la liberté de conscience et dès lors de la
+prédication, nous rendrons en très peu d’années
+les Kabyles chrétiens. Pour les Arabes, ce serait
+plus long, on ne peut compter que sur les enfants,
+mais, par les enfants, le succès est assuré<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">[141]</a>. »
+Lavigerie réclamait de l’Empereur, en Algérie,
+la même liberté dont le catholicisme jouissait en
+Turquie, celle d’ouvrir des asiles de bienfaisance.
+Nous la refuser, disait-il, c’est nous priver de notre
+liberté de conscience. Mais bientôt Napoléon III
+répondait : « Vous avez, monsieur l’archevêque,
+une grande tâche à remplir, celle de moraliser les
+deux cent mille colons catholiques qui sont en
+Algérie. Quant aux Arabes, laissez au gouverneur
+général le soin de la discipline. » Le maréchal
+Niel, ministre de la Guerre, annonçait joyeusement
+à Mac-Mahon, dans une lettre privée, que la plume
+du souverain avait été <i>très impériale</i><a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">[142]</a> ; et dans
+une dépêche d’adhésion qu’il adressait lui-même
+à Mac-Mahon, Niel représentait l’archevêque
+comme ayant « demandé équivalemment que la
+liberté de conscience fût enlevée aux musulmans
+de la colonie ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140"><span class="label">[140]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 176-177. Cf. p. 198
+(Lavigerie à Niel, 17 mai 1868) : « Aucune des femmes veuves
+recueillies par moi n’a été baptisée, quoique plusieurs l’aient
+demandé déjà, et cela parce que je craignais que leur demande
+ne fût intéressée. »</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141"><span class="label">[141]</span></a> <i>L’archevêque d’Alger et l’administration algérienne :
+recueil de lettres sur l’apostolat catholique en Algérie</i>, p. 28.
+(Alger, Bastide, 1871.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142"><span class="label">[142]</span></a> Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868. (Archives de la Guerre.)</p>
+</div>
+<p>Autour de Lavigerie, en ce début de mai 1868,
+un certain nombre d’évêques français commençaient
+de se grouper, comme autour du défenseur
+de la liberté de l’Évangile. « Prélat au cœur vraiment
+chrétien et vraiment français, écrivait Montalembert,
+il fait tressaillir d’admiration toutes
+les âmes catholiques d’un bout de l’Europe à
+l’autre », et Montalembert constatait que dès
+cette date, Lavigerie avait « une place à jamais
+enviable dans notre histoire »<a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">[143]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143"><span class="label">[143]</span></a> <i>Correspondant</i>, 25 mai 1868, p. 603.</p>
+</div>
+<p>Louis Veuillot commentait : « Le sort des enfants
+rendus aux <i>tribus</i> préoccupe l’archevêque
+et devrait davantage toucher les bureaux. Pour
+les filles, elles ne seront et ne peuvent être réclamées
+que pour être <i>vendues</i> sous forme de prétendu
+mariage, au premier venu, selon l’usage universel
+des Arabes, consacré, hélas ! par l’administration
+et par les tribunaux algériens. Quant aux garçons,
+quiconque est au courant des mœurs musulmanes
+sait trop ce qui les attend s’ils sont livrés sans défense
+à leurs « coreligionnaires ».</p>
+
+<p>« Ici donc une question de haute moralité prime
+le droit de la tribu ou des parents éloignés qui
+réclameraient les orphelins. Cette question, la
+France, nation chrétienne, ne peut l’éluder.</p>
+
+<p>« Mais il y a plus : il y a un cas d’indignité,
+reconnu par toutes les lois humaines et par le
+Coran lui-même, puisque c’est du Coran que l’on
+s’appuie.</p>
+
+<p>« Car enfin, ces tribus, ou, si l’on veut encore,
+ces oncles, ces cousins, ont abandonné les orphelins
+dans le moment où ils avaient plus besoin
+de secours ; ils les ont laissés là, sauvagement,
+impitoyablement, ils les ont livrés à la mort pour
+ne pas leur partager un reste de pain. Sont-ils
+en droit de réclamer aujourd’hui une autorité
+abdiquée de la sorte, surtout lorsqu’ils ne la réclament
+que pour en tirer de vils et abominables
+profits ? Ce cas, l’archevêque, père adoptif des
+orphelins, le soumet à la conscience et à la loi du
+pays<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">[144]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144"><span class="label">[144]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges religieux, historiques, politiques et
+littéraires</i>, 3<sup>e</sup> série, II, p. 513-514.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c8">VII. — <span class="i">La solution du conflit.</span></h3>
+
+<p>Lavigerie avait contre lui le gouverneur général,
+le ministre de la Guerre, l’Empereur. Mais celui
+que l’Algérie croyait vaincu avait déjà passé la
+mer, pour livrer bataille, à Paris. Baroche, le
+ministre de la Justice, avait dit à Niel : « La question
+se réduit à savoir si, lorsqu’un évêque a recueilli,
+nourri et soigné des orphelins abandonnés
+par leurs familles, on peut à un jour donné les enlever
+à l’évêque, non pour les rendre à leurs parents,
+mais pour les livrer à une tribu qui tient, par-dessus
+tout, à en faire des musulmans<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">[145]</a> », et Baroche
+avait appelé Lavigerie, pour qu’il fît valoir auprès
+de l’Empereur cette considération. Autour du
+cabinet impérial les influences s’agitaient, s’entre-heurtaient.
+Un « savon » l’attend là-bas, écrivait
+le général Borel au colonel Hanoteau, et le général
+ajoutait ces mots, témoignage de l’excitation qui
+régnait dans l’entourage de Mac-Mahon : « Avez-vous
+jamais trouvé tant de violence, d’astuce,
+d’ignorance, de mauvaise foi, de haine et de passion
+réunies ensemble, et tout cela sous la robe d’un
+prêtre et d’un archevêque ? Il est bien à désirer
+qu’il ne revienne plus ici<a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">[146]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145"><span class="label">[145]</span></a> Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146"><span class="label">[146]</span></a> Borel à Hanoteau, 21 mai 1868. (Lettre inédite.)</p>
+</div>
+<p>L’Empereur, d’abord, fermait sa porte au prélat,
+et partait pour Biarritz. Lavigerie l’y suivait,
+ayant dans son portefeuille une phrase qu’avait
+prononcée l’Empereur, à Alger, en 1860 : « La Providence
+nous a appelés à répandre sur la terre
+d’Algérie les bienfaits de la civilisation. » Derrière
+la porte impériale, enfin forcée, un glacial accueil
+l’attendait ; mais il répéta la phrase impériale, en
+demandant : Que fais-je autre chose ? Et s’il en
+faut croire une lettre de Niel à Mac-Mahon, il
+reconnut du reste « avoir <i>quelques torts</i>, mais
+chercha à prouver qu’un grand nombre de personnes
+étaient de son avis, et produisit, à l’appui
+de son attestation, des lettres émanant d’officiers
+de l’armée »<a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">[147]</a>. Il osait ajouter que si le gouvernement
+ne lui rendait pas la liberté de faire son
+devoir, il la prendrait. A l’issue de l’audience, il
+obtint de l’Empereur la promesse d’une lettre ministérielle
+l’autorisant à garder ses orphelins et à
+faire auprès des Arabes son œuvre de charité.
+Une dernière manœuvre fut tentée. Baroche le
+fit venir, lui offrant une seconde fois, pour en finir
+avec ses difficultés, la coadjutorerie de Lyon.
+Ce serait me déshonorer, répondit Lavigerie. Le
+Pape, le 27 mai, dans un bref, le félicitait d’avoir,
+« par sa charité, incliné le cœur des infidèles vers
+la religion et la nation dont ils avaient reçu tant
+de bienfaits, et rompu ainsi l’obstacle qui jusque-là
+s’opposait à l’apostolat chrétien ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147"><span class="label">[147]</span></a> Niel à Mac-Mahon, 20 mai 1868. (Archives de la Guerre.)</p>
+</div>
+<p>Vingt-quatre heures plus tard, la lettre ministérielle
+qu’avait promise l’Empereur paraissait au
+<i>Journal officiel</i>. Le maréchal Niel y signifiait au
+prélat : « Le gouvernement n’a jamais eu l’intention
+de restreindre vos droits d’évêque, et toute latitude
+vous sera laissée pour étendre et améliorer
+les asiles où vous aimez à prodiguer aux enfants
+abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les
+secours de la charité chrétienne<a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">[148]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148"><span class="label">[148]</span></a> Niel consolait Mac-Mahon, dans une lettre du
+25 mai 1868, en lui expliquant que « le principe d’autorité du
+gouverneur général, juge en dernier ressort de l’opportunité
+de la création d’asiles hospitaliers », demeurait sauf. (Archives
+de la Guerre.) On trouvera dans la <i>Revue d’histoire des Missions</i>,
+septembre 1925, le texte de ces lettres inédites du
+maréchal Niel.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie avait cause gagnée ! « Voilà donc,
+écrivait-il, l’aurore d’une ère nouvelle en Algérie,
+et, pour la charité catholique, l’assurance d’un
+avenir meilleur<a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">[149]</a>. » Dans sa visite à Biarritz,
+en ce diocèse même où il avait voulu, à l’âge de
+treize ans, être curé de campagne, il venait de conquérir,
+à l’âge de quarante-trois ans, le droit de
+devenir le grand aumônier de l’Islam, le droit d’en
+devenir peut-être l’archevêque.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149"><span class="label">[149]</span></a> Lavigerie au directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient,
+23 mai 1868 (<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 202).</p>
+</div>
+<p>Les Tuileries avaient cessé de restreindre son
+bercail aux deux cent mille colons européens dont
+lui parlait, quelques mois plus tôt, la lettre impériale ;
+les Tuileries consentaient que l’Église romaine
+ouvrît vers l’Islam certaines avenues.</p>
+
+<p>« D’une part, concluait Louis Veuillot, l’Église
+d’Alger possède une force qu’on ne lui connaissait
+pas : l’opinion est pour elle. D’autre part, et comme
+conséquence de ce fait important, la question se
+trouve à l’étude dans le sein du gouvernement lui-même
+plus qu’elle n’y fut jamais. On peut attendre
+que les bureaux arabes ne trancheront plus en ces
+matières aussi lestement qu’ils en avaient coutume.
+L’éveil est donné et l’archevêque a tous les moyens
+de reprendre un débat dont la bonne issue n’importe
+pas moins à la colonisation qu’à la religion.
+Ces deux causes sont jointes et savent désormais
+qu’elles doivent succomber ou triompher ensemble.</p>
+
+<p>« Nous demandons à Dieu qu’il soit encore
+temps, et qu’un Abd-el-Kader ou un Bou-Maza ne
+s’élève pas un jour du milieu de ces enfants arabes,
+à qui une folie doublement déplorable s’obstine
+à fermer l’Évangile et à ouvrir le Coran<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">[150]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150"><span class="label">[150]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges religieux, historiques, politiques et
+littéraires</i>, 3<sup>e</sup> série, II, p. 526.</p>
+</div>
+<p>Deux ans plus tard, dans une note qu’il adressera
+au gouvernement de Tours, Lavigerie dira :
+« Il faut respecter scrupuleusement la foi religieuse
+des indigènes, en leur laissant toute liberté de la
+pratiquer. Mais il faut aussi, par tous les moyens
+moraux en notre pouvoir, les relever de leur abaissement
+et surtout de leur paresse et de leur faiblesse.
+Sans cela, au contact d’une population intelligente
+et active, ils disparaîtront tous, et, dans un
+siècle, il n’en restera plus un seul<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">[151]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151"><span class="label">[151]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Correspondant</i>, 10 mars 1912,
+p. 835 et suiv.</p>
+</div>
+<p>Les feuilles algériennes hostiles, qui ne voulaient
+voir en lui qu’un convertisseur, fourvoyaient
+l’opinion : ses premières démarches en pays d’Islam
+étaient celles d’un civilisateur, qui voulait
+enseigner aux indigènes le bon usage de leurs bras,
+et de leurs terres, et de leurs vies.</p>
+
+<p>Il avait demandé la liberté, il l’avait obtenue.
+Il ne voulait pas en user, déclarait-il, pour la prédication
+directe de la foi chrétienne aux Arabes.
+Il lui semblait que « cette prédication faite imprudemment,
+au lieu de hâter l’œuvre, l’éloignerait
+et la rendrait à jamais impossible, en faisant
+naître les oppositions du fanatisme »<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">[152]</a>. Mais
+c’était par l’exemple, par les bienfaits, par la charité,
+par le temps enfin, qu’un rapprochement, à
+son avis, devait s’opérer ; et ce rapprochement,
+il avait confiance qu’un jour l’État lui en saurait
+gré, puisque des millions de bras, toujours prêts
+à s’armer, seraient ainsi remis à la disposition de
+la France, pour rendre à la terre d’Algérie son
+antique fécondité des temps romains, que l’Islam
+avait abolie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152"><span class="label">[152]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, « Lettre au président de l’Œuvre des Écoles
+d’Orient sur le premier village d’orphelins arabes », janvier 1873
+(<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 237).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c9">CHAPITRE II<br>
+LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE</h2>
+
+
+<h3>I. — <span class="i">L’éducation agricole de l’Algérie :
+Pères Blancs et Sœurs Blanches.</span></h3>
+
+<p>Lavigerie, à Biarritz, avait convaincu l’Empereur
+qu’un archevêque d’Alger était quelque chose
+d’autre et quelque chose de plus que le chapelain
+mitré d’une colonie européenne. Ce succès une fois
+remporté, il s’en fut voir Pie IX : « J’ai été reçu
+en triomphe et comblé par le pape », écrivait-il
+le 10 août 1868 à l’abbé Bourret. Il racontait
+qu’à Rome, on l’avait « saharatisé », qu’on l’avait
+« négrifié ». Il joignait désormais à son office d’archevêque
+les fonctions de supérieur et de délégué
+apostolique d’une mission créée à sa demande,
+et pour lui : la mission du Sahara occidental.
+Au-delà de ces Berbères, de ces Arabes, dont l’État
+français avait fini par lui permettre le contact,
+il revoyait s’ouvrir devant lui, par la volonté de
+Rome, une autre province spirituelle, comprenant
+toutes les oasis de l’immense désert, jusqu’à
+Tombouctou. L’Algérie, le Sénégal, lui apparaissaient
+comme « deux grandes portes que la miséricorde
+divine avait ouvertes, pour tant de peuples,
+à la charité et à la vérité catholique » ; il se réjouissait
+qu’à ces deux seuils de l’Afrique inconnue,
+soldats de France et prêtres de France fussent
+installés. En mai 1869, lorsque l’entourage du
+gouverneur général l’avait vu partir, on avait
+escompté qu’il ne reviendrait point, et qu’une permutation
+de siège libérerait l’Algérie de son esprit
+d’entreprise ; il rentrait là-bas, en septembre,
+avec un parchemin pontifical qui lui ouvrait un
+continent.</p>
+
+<p>En ce même mois de septembre 1869, la Propagande,
+envoyant des instructions aux vicaires apostoliques
+des Indes orientales, leur recommandait
+de travailler à la conversion des musulmans par
+la diffusion d’opuscules sur la divinité du christianisme<a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">[153]</a>.
+Rome aurait cru pécher contre l’humanité
+si elle avait paresseusement admis que plus
+de deux cents millions d’âmes, les âmes de l’Islam,
+fussent exclues des grâces du Christ.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153"><span class="label">[153]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Acta et decreta sacrorum conciliorum recentiorum</i> (<i lang="la" xml:lang="la">Collectio
+Lacensis</i>), VI, col. 666. (Fribourg, Herder.)</p>
+</div>
+<p>Lavigerie, ainsi soutenu par l’impulsion romaine,
+retrouvait ses orphelinats très prospères : petits
+Kabyles, petits Arabes s’y formaient à toutes
+sortes de métiers. L’apprentissage agricole, surtout,
+préoccupait le prélat. Dans l’histoire de l’apostolat
+chrétien, nombreuses sont les pages où l’on
+voit les missionnaires tenir tout d’abord aux populations
+le langage du Dieu de la Genèse, et leur
+enseigner, à son exemple, la loi du travail et la
+culture de la terre. On dirait qu’ils veulent leur
+présenter les énergies mêmes du sol, ce don de Dieu,
+avant de leur révéler, par le Décalogue, les exigences
+de sa loi, avant de leur révéler, par l’Évangile,
+les condescendances de sa paternité<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">[154]</a>. Lavigerie,
+s’inspirant de ces exemples séculaires, allait
+viser au défrichement des terres, avant de songer à
+celui des âmes. Se rappelant que « le mélange des
+travaux manuels, des travaux des champs et des
+travaux apostoliques est la première forme qu’ait
+eue dans l’Église l’œuvre de la propagation de la
+foi », il était décidé à établir, sur plusieurs points
+de la province d’Alger, de vastes fermes-écoles où
+les enfants indigènes dont les parents le désireraient
+viendraient librement avec les enfants européens
+« se former au bien, au travail, apprendre nos
+méthodes, et recevoir une instruction première
+qui modifierait profondément la routine et les
+préjugés de leur race. » Ben-Aknour, Maison Carrée,
+Sidi Moussa, Saint-Ferdinand, accueillaient les
+garçons ; Kouba, Sidi Ibrahim, Saint-Eugène,
+El-Bior accueillaient les filles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154"><span class="label">[154]</span></a> Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur
+l’agriculture et l’apostolat missionnaire, dans notre livre :
+<i>Orientations catholiques</i>, p. 172-198 (Paris, Perrin, 1925).</p>
+</div>
+<p>Des moines agriculteurs, voilà ce que furent, dans
+leur séminaire spécial ouvert le 10 octobre 1868,
+les cinq premiers missionnaires d’Afrique. Lavigerie
+rêvait, dès cette date, de les voir rayonner
+de proche en proche, d’une part dans le désert
+qui s’étend depuis le sud de l’Algérie jusqu’au
+Sénégal, et d’autre part dans le pays de l’or et des
+nègres ; il rêvait même, déjà, — comme il le proclamait
+en conférant le sous-diaconat à l’un d’entre
+eux, Félix Charmetant, — de voir cette humble
+et aventureuse société donner bientôt à l’Église
+des martyrs. Sous la direction spirituelle d’un
+Jésuite et sous la discipline intellectuelle d’un Sulpicien,
+quinze mois de formation étaient prévus ;
+il leur était prescrit de ne plus parler que l’arabe,
+et dans cette période de débuts le professeur d’arabe
+fut le cuisinier de la maison. Il avait consigne de
+les familiariser sans ménagements avec le menu
+des indigènes, comme avec leur langue. On devait
+coucher sur la dure, employer les récréations à
+panser les plaies des Berbères ou des Arabes, et
+s’habituer à connaître, pour les soigner, leurs plus
+dangereuses maladies. Lavigerie proposait à ses
+novices l’exemple des premiers Bénédictins, qui,
+parce qu’instituteurs de la vie laborieuse, avaient
+été des civilisateurs ! Les anciens moines d’Occident
+avaient assaini le sol, l’avaient cultivé : au réfectoire,
+on lisait Montalembert, leur hagiographe,
+pour s’instruire de leurs méthodes, pour s’enflammer
+de leur zèle. On pouvait espérer que l’orgueil
+musulman céderait plus aisément, un jour,
+aux suggestions des missionnaires s’ils adoptaient
+franchement, sans esprit de retour, les façons
+extérieures de vivre, les vêtements, la nourriture,
+les mœurs nomades, la langue de l’Islam. Ce fut
+pour eux comme une règle religieuse, de se former
+à être des déracinés et de s’incarner Arabes,
+si l’on peut ainsi dire, pour qu’en retour les Arabes
+s’assimilassent un peu de leur âme.</p>
+
+<p>Des dévouements nouveaux survinrent, en réponse
+à la circulaire qu’avait expédiée Lavigerie
+dans tous les grands séminaires de France, et qui
+réclamait impérieusement, pour l’Algérie, des éducateurs
+d’indigènes, et, pour le Soudan, des
+apôtres. « C’est là, écrivait le prélat, la conséquence
+logique et providentielle de la conquête algérienne,
+car cette conquête elle-même est, selon mes faibles
+vues, le début d’une dernière croisade, croisade
+pacifique et civilisatrice, qui doit assurer à la
+France catholique une prépondérance marquée
+dans les destinées de l’Afrique du Nord. »</p>
+
+<p>Des paysannes s’attelant à la culture, voilà ce
+que furent, de leur côté, dès le mois de septembre
+1869, les premières sœurs missionnaires
+d’Afrique. C’étaient huit jeunes filles, dont deux
+avaient moins de seize ans. Un prêtre d’Alger,
+l’abbé Le Maulf, était allé les chercher jusqu’en
+Bretagne. Quelques lignes de Lavigerie les avaient
+capturées : « Chez les musulmans, disaient ces
+lignes, il n’y a que la femme qui puisse aborder la
+femme et lui apporter le salut. Il n’y a nulle part,
+mais surtout en Afrique, personne de plus apte
+que la femme à un ministère qui est premièrement
+un ministère de charité. » Séduites, elles passèrent
+la Méditerranée. L’Afrique féminine était à conquérir ;
+elles allaient s’y mettre ! Mais les sœurs
+de Saint-Charles, à qui Lavigerie les confia, commencèrent
+par leur donner des bêches, des pioches,
+et autres instruments de culture ; et en avant !
+Il fallait être expertes en labour, pour apprivoiser
+plus tard au travail de la terre les orphelins arabes.
+Elles étaient venues pour être des « bonnes sœurs » ;
+et l’on faisait d’elles, d’abord, de bonnes paysannes,
+courbées sur la glèbe.</p>
+
+<p>Lavigerie était très formel : Pères Blancs, Sœurs
+missionnaires, avaient des terres ; il fallait donc
+qu’ils en vécussent, à la façon des apôtres et des
+premiers solitaires qui se flattaient de n’être point
+à charge aux fidèles, et de vivre de leur travail.
+Leur labeur manuel, tel qu’ils le concevaient, devait
+remplir dans la société chrétienne une fonction
+économique, et s’exercer avec la dignité d’une
+liturgie. Un jour, revêtu du rochet, de la mosette
+et de l’étole, il surgissait, inattendu, au milieu
+des vignobles de Maison Carrée. Le pieux bataillon
+de vendangeurs était là ; devant eux, à voix haute,
+ce Lavigerie qu’ils appelaient volontiers papa
+commençait une prière, demandant au Seigneur
+qu’à jamais leur fussent épargnées les angoisses
+de la faim, et que l’esprit de pénitence tînt leurs
+énergies en haleine ; puis, s’armant d’une serpette,
+saisissant un panier, il se mettait lui-même à vendanger,
+sous les insolents rayons d’un soleil d’août.</p>
+
+<p>Ses deux instruments étaient forgés : Pères
+Blancs et Sœurs missionnaires. Ceux-là élèveraient
+des jeunes hommes, celles-ci des jeunes filles.
+Et déjà Lavigerie préparait le lendemain en achetant,
+dès le mois d’octobre 1869, dans la vallée
+du Chelif, plusieurs milliers d’hectares de terres, où
+ces jeunes hommes, où ces jeunes filles, fonderaient
+plus tard des foyers et formeraient des villages
+d’Arabes chrétiens<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">[155]</a>. Car déjà, dans les orphelinats,
+sans hâte, avec prudence et discrétion, on
+commençait à baptiser. Lavigerie frémissait d’espérance
+lorsqu’il entendait un de ces jeunes néophytes
+lui dire : « Je préfère le christianisme à
+l’islamisme, parce que celui-ci ordonne de tuer les
+chrétiens, et celui-là de mourir pour les Arabes. »
+Parmi ces orphelins qu’il rassemblait plus près de
+son aile, au petit séminaire de Saint-Eugène, il
+se plaisait à pressentir de futurs médecins arabes
+et même peut-être de futurs prêtres ; et se berçant
+de cette pensée, il voyait en eux des recrues, dont
+les bonnes volontés, plus tard, se mettraient au
+service de la Délégation du Sahara et du Soudan.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155"><span class="label">[155]</span></a> Voir sa lettre aux chrétiens de France et de Belgique
+sur les orphelins arabes d’Alger, janvier 1870 (<span class="sc">Lavigerie</span>,
+<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 205-227).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c10">II. — <span class="i">Une grande crise :
+la guerre de <span class="rm">1870</span> et l’insurrection kabyle.</span></h3>
+
+<p>Arrivant à Rome, le 6 décembre 1869, pour le
+Concile du Vatican, un prestige l’entourait, qui
+lui eût permis, s’il l’eût voulu, de jouer un rôle
+important dans cette assemblée. Il y avait là
+Mgr Maret, son vieil ami de Sorbonne, toujours
+doyen de la Faculté de théologie : des publications
+retentissantes, dont Lavigerie avait vainement
+essayé de le dissuader<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">[156]</a>, groupaient autour de
+ce prélat beaucoup de ceux qui voulaient ajourner
+ou combattre la définition de l’infaillibilité papale.
+Son amitié peut-être avait escompté que Lavigerie
+se rangerait derrière lui. Je suis un évêque missionnaire,
+protestait Lavigerie ; et pour un évêque
+missionnaire, « il y a un bon modèle à suivre :
+c’est saint Martin ; il avait fait le vœu de ne plus
+se trouver dans aucun concile, y ayant éprouvé
+une diminution de son don des miracles. J’en ai
+fait autant pour les discussions des théologiens ».
+Il avait d’ailleurs, jadis, dans ses leçons de Sorbonne
+sur le jansénisme, enseigné l’infaillibilité.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156"><span class="label">[156]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 273.</p>
+</div>
+<p>Sous ses regards, de curieux chassés-croisés
+s’accomplissaient : ce Mgr Maret, qui pourvoyait
+d’arguments les prélats de l’opposition, avait, en
+sa jeunesse, été menaisien et infaillibiliste ; et
+Mgr Cousseau, l’évêque d’Angoulême, devenu
+champion très ardent de la définition, avait commencé,
+jadis, par être gallican. Mais aujourd’hui
+Mgr Maret déclarait redouter que la France ne
+devînt incrédule plutôt que de devenir « ultramontaine »,
+et Mgr Cousseau estimait qu’en taxant la
+définition d’inopportune on la rendait nécessaire. Ils
+se rencontraient chez Lavigerie. « Nous allons voir
+si les deux augures peuvent aujourd’hui se regarder
+sans rire », disait l’archevêque. Et tous deux, en
+bonne amitié, s’avouaient réciproquement leurs
+évolutions respectives. Lavigerie observait : il constatait,
+de part et d’autre, « des sentiments également
+respectables », d’une part l’« amour de la
+vérité pure et complète », d’autre part, « l’amour des
+âmes et le respect des traditions de l’ancien clergé de
+France, si vénérable sous tant de rapports »<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">[157]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157"><span class="label">[157]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 249-251.</p>
+</div>
+<p>Exégèse des textes scripturaires, examen des
+défaillances doctrinales imputées à Libère, ou
+bien à Vigile, ou bien à Jean XXII, argumentations
+dialectiques sur les assises ou la portée de
+l’infaillibilité : Lavigerie laissait cela à d’autres ;
+il avait le dessein d’être, tout simplement, avec
+le Pape et la majorité des évêques. « Je ne veux
+savoir, disait-il, que ce que veut et ce que pense
+l’Église, pour penser et dire comme elle. » Il était
+pourtant trop réaliste, trop soucieux des répercussions
+du spirituel sur le temporel, pour négliger
+de prêter attention aux anxiétés de certains États ;
+qu’ils s’ingérassent dans le Concile, cela ne lui
+paraissait nullement désirable. Voyant à Paris
+Émile Ollivier, il le prévenait que dans une telle
+immixtion le gouvernement ne trouverait que « des
+dégoûts et des échecs ». Mais il souhaitait qu’au lieu
+de s’user dans une résistance sans issue, les esprits
+modérés de l’épiscopat employassent leurs efforts
+à mitiger les termes de la définition<a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">[158]</a>. Lavigerie,
+s’il eût fait un séjour prolongé au concile du Vatican,
+se fût comporté vis-à-vis de la majorité infaillibiliste,
+comme en 1682 Bossuet, dans l’assemblée
+du clergé de France, s’était comporté
+vis-à-vis de la majorité gallicane. De même que
+Bossuet, devant cette assemblée qui prétendait
+opposer à Rome la barrière des Quatre articles,
+prêchait sur l’Unité de l’Église un sermon qui
+rendait hommage à Rome, de même Lavigerie,
+en face d’une majorité que les pouvoirs civils
+qualifiaient d’ultramontaine, eût volontiers travaillé,
+s’il eût eu le loisir de faire besogne théologique,
+à « rendre la définition telle que Bossuet
+pût la signer ». Mais ce loisir lui manquait, et dès
+le mois de mars, il disparut du concile : ses œuvres
+religieuses le rappelaient<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">[159]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158"><span class="label">[158]</span></a> Émile <span class="sc">Ollivier</span>, <i>l’Église et l’État au concile du Vatican</i>,
+II, p. 97 (Paris, Garnier). On lit dans le <i>Journal</i> de M. Icard,
+alors directeur au séminaire de Saint-Sulpice, à la date du
+4 février 1870 : « Mgr Lavigerie a dit au cardinal Antonelli
+que dans la situation où était le Concile, il était d’une importance
+extrême de ne pas amener un éclat et des controverses
+qui agiteraient les évêques ; que le pape ne peut
+guère prendre une initiative dans une affaire qui lui semble
+personnelle ; que la congrégation des « postulata » ne le
+devrait pas non plus, puisqu’elle n’agit que sous le gré du
+pape ; mais qu’un évêque pourrait très bien amener une ouverture
+dans la discussion du schéma de l’Église : si l’on insère
+dans ce schéma le chapitre du Concile de Florence, l’évêque
+demandera que, comme il s’est élevé des controverses sur l’interprétation
+de ce chapitre, les Pères déclarent que l’on doit
+l’entendre en ce sens, que, lorsqu’un pape déclare solennellement
+à l’Église que telle vérité est révélée et enseignée par la
+tradition, son jugement est irréformable. De cette manière,
+on ne sépare pas le pape de l’Église, on ne donne pas occasion
+aux hommes prévenus de croire que le pape peut définir ce
+que bon lui semblera. L’idée de l’archevêque d’Alger est utile ;
+il y a là un acheminement à la paix ; on ne sépare pas le pape
+de l’Église ; on écarte l’hypothèse d’une infaillibilité séparée.
+Je crois que l’on peut disposer les termes du schéma de manière
+à lui concilier le plus grand nombre de suffrages. » (Communication
+de M. l’abbé Mourret.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159"><span class="label">[159]</span></a> Lavigerie, plus tard, revenant sur le Concile dans des
+pages émues sur Mgr Maret, constatera, à la faveur du recul,
+que toutes les démarches de Mgr Maret et de Mgr Dupanloup,
+« inspirées, au fond, par l’amour de l’Église et par celui
+des âmes qu’ils croyaient compromises par ce projet de définition,
+ne furent que des illusions dont la main de Dieu profita
+pour tout mener à ses fins ». Maret lui écrira après le concile :
+« Vous avez été le sage, comme toujours, moi, j’ai été l’imprudent.
+Vous aviez tout prédit, je n’ai voulu ni vous écouter, ni
+vous croire, mais cependant je vous ai toujours aimé » ; et
+Lavigerie obtiendra de Pie IX qu’il nomme Maret primicier
+de Saint-Denis, et de Léon XIII qu’il le nomme archevêque
+de Lépante (<i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 271-276).</p>
+</div>
+<p>Au concile même, soixante-huit prélats déposaient
+un vœu pour l’évangélisation de cette vigne
+délaissée qu’était l’Afrique noire<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">[160]</a> ; ils la signalaient,
+comme une tâche urgente, aux évêques
+du littoral africain, à tout le peuple chrétien ; et
+leurs mystiques métaphores souhaitaient qu’en un
+jour prochain, la race nègre brillât, comme une
+perle aux noirs reflets, dans le diadème de l’Immaculée…
+Déjà Lavigerie, ayant laissé derrière
+lui les discussions conciliaires, s’occupait de hâter
+ce jour, en tête-à-tête avec l’Afrique, avec son rêve.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160"><span class="label">[160]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Collectio Lacensis</i>, VII, col. 905.</p>
+</div>
+<p>Il ne pressentait pas encore les orages qui allaient
+fondre sur l’Algérie, en même temps que sur
+la France.</p>
+
+<p>Le 15 juillet 1870, la guerre franco-allemande
+éclatait : peu de jours après, au Corps législatif,
+Émile Keller faisait applaudir la lettre d’un
+évêque qui mettait la moitié de ses prêtres à la disposition
+de la France, comme aumôniers, comme
+ambulanciers ; cet évêque, qui bientôt allait
+autoriser ses fabriques à donner leurs cloches
+pour en faire des canons, était Lavigerie. En
+quelques semaines, l’Algérie dut se priver d’une
+moitié de son clergé : première étape dans l’appauvrissement
+spirituel.</p>
+
+<p>Le 4 septembre, le canon, dans Alger, annonça
+la proclamation de la République ; ce fut tout de
+suite, dans la ville, un bouillonnement de lie.
+« L’archevêque emprisonne les orphelins », murmurait
+une populace menaçante ; « il faut les délivrer ».
+On parlait de ses millions, on criait des
+journaux qui racontaient, en les travestissant,
+« les faits et gestes du citoyen Charles ». Il se sentait
+tellement écœuré, qu’un instant, devant l’un
+des Pères Blancs, il déposa sa croix, son anneau,
+déclara qu’il ne voulait plus être archevêque. Sans
+de telles heures d’abattement, qu’il se reprochait
+ensuite comme des lâchetés, cet incomparable
+moteur d’histoire aurait pu se laisser fasciner,
+et puis fourvoyer, par l’orgueil d’agir ; habitué à
+la fréquente soumission des hommes, à la fréquente
+soumission des circonstances elles-mêmes, il était
+bon, j’allais dire hygiénique, qu’il sentît parfois,
+tout d’un coup, s’opposer à sa puissance le plus
+humiliant de tous les obstacles, celui qui provient
+d’une défaillance intérieure de volonté ; ces heures-là,
+et la confusion qu’elles lui laissaient, l’obligeaient
+à certaines disciplines d’anéantissement
+qui le préservaient d’une périlleuse griserie.</p>
+
+<p>Abattu, c’était naturel qu’il le fût, lorsqu’il
+voyait, en 1871, dans cette Maison Carrée où,
+sous la pression de la nécessité, il avait rassemblé
+tous ses orphelins, une atroce famine s’installer.
+Il y avait là cinq cents enfants qui vivaient de
+feuilles de bourrache et de patates ; et les Pères
+Blancs partageaient leur menu, besognaient avec
+eux, tout le jour, sur un sol encore ingrat, et, la
+nuit, rapiéçaient les hardes de tous ces petits miséreux.
+Lavigerie souffrait cruellement : il s’exacerbait,
+devenait dur, rudoyait parfois les enfants,
+bousculait parfois les Pères, ne se maîtrisait plus.
+Il ne lui venait plus un sou de la France, qui se
+débattait contre l’acharnement du Prussien ; il
+demandait pardon à Dieu, aux hommes, d’avoir
+entrepris une œuvre que la faillite menaçait.
+« Dites aux Pères Blancs que je leur rends leur
+liberté », signifiait-il un jour au P. Charmetant. — « Ils
+ont répondu qu’ils voulaient rester », lui
+rapporta le Père, le lendemain. — Et l’archevêque
+de répliquer : « Ah ! pauvres chers insensés, que
+vont-ils devenir ? » Sa dépression personnelle s’accentuait :
+plus moyen, pensait-il, de garder les
+enfants ; il fallait liquider, partager entre ceux
+qu’on avait baptisés les terres qu’on avait achetées,
+renvoyer les autres. Et le P. Charmetant répondait :
+« Non, monseigneur, jamais, jamais ! » L’archevêque
+alors, le pressant sur son cœur, lui disait :
+« Restez donc, puisque vous le voulez ; c’est votre
+affaire, ce n’est plus la mienne. Vous aurez la honte
+de la débâcle. Moi, je n’y suis plus pour rien, je
+pars. » On était alors au cœur de l’hiver, il partit.
+Et ce fut l’honneur de ces premiers Pères Blancs
+de ne point l’accuser de désertion et de ne point
+déserter eux-mêmes la tâche que leur avait remise,
+naguère, son esprit de confiance dans l’avenir,
+momentanément affaibli. Cette nature était si
+spontanément en dehors, que les fléchissements
+s’y laissaient voir sans fard, à l’œil nu, dans cette
+même lumière crue qui d’ordinaire en faisait resplendir
+la grandeur soutenue, rayonnante.</p>
+
+<p>On apprit bientôt qu’en France Lavigerie se
+ressaisissait. Toutes ses pensées se tendaient vers
+l’Algérie, pour les lendemains de la guerre. Une
+note qu’il remettait au gouvernement de Tours
+réclamait des terres pour établir des colons, et des
+colons pour peupler les terres, — des colons qui
+ne fussent pas tarés, qui ne fussent pas « l’écume de
+la France ». Candidat dans les Landes, aux élections
+d’où sortit l’Assemblée nationale, il eût
+souhaité pouvoir dire à la France, comme député,
+tout ce qu’elle était en droit d’attendre de sa
+colonie d’Algérie, et tout ce que cette colonie
+devait attendre d’elle. Le scrutin ne lui fut pas
+propice. Malgré le geste qu’il avait fait en s’éloignant
+de son diocèse, ou peut-être à cause de ce
+geste, le souvenir de ses orphelins l’obsédait ; il
+négociait avec des orphelinats de Marseille, de
+San Pier d’Arena, qui pourraient éventuellement
+les accueillir. Et il écrivait à ses Pères Blancs :
+« Quoi qu’il arrive, mes amis, ne vous laissez pas
+aller au découragement. »</p>
+
+<p>Après six mois d’absence, il rentrait en Algérie ;
+c’était pour y trouver la Kabylie en flammes.
+Quelle cruauté pour lui, après les espérances qu’il
+avait caressées, de voir se révolter contre la civilisation
+française et chrétienne ceux-là mêmes en
+qui il s’était plu à saluer un ancien peuple chrétien !
+« C’est la faute, disait-il, à la politique française,
+qui a fait d’eux, maladroitement, des musulmans
+fanatiques. » Il eut cette idée que l’Église
+devait aller vers eux, pour leur faire tomber les
+armes des mains ; il envoya le P. Charmetant à
+la recherche de Mokrani, l’un des chefs de l’insurrection :
+Mokrani fut tué sans que le Père eût
+pu le joindre. Plus heureux, le curé de Palestro
+pouvait parlementer avec un autre chef d’insurgés ;
+mais un coup de pistolet, qui tuait le prêtre,
+interrompait subitement l’entretien<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">[161]</a>. Entre
+l’Église qui voulait rencontrer les Kabyles, et les
+Kabyles qui semblaient parfois accepter le rendez-vous,
+la fureur même de la guerre faisait barrière.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161"><span class="label">[161]</span></a> Sur la mort de l’abbé Monginot à Palestro (24 avril 1871),
+voir <span class="sc">Rinn</span>, <i>Histoire de l’insurrection de <span class="rm">1871</span> en Algérie</i>, p. 305-308
+(Alger, Jourdan, 1891).</p>
+</div>
+<p>L’amiral de Gueydon, enfin, ramena la paix,
+et Lavigerie put constater qu’après ces tourmentes
+successives, les œuvres qu’en 1870 il avait
+laissées derrière lui étaient assurément affaiblies,
+mais que pourtant elles demeuraient debout.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c11">III. — <span class="i">Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée.</span></h3>
+
+<p>Il n’y avait plus de noviciat des Pères Blancs,
+aucune recrue ne s’était présentée depuis la guerre ;
+mais chez ce qui restait des Pères Blancs, il y avait
+un missionnaire qui voulait que la société vécût,
+parce qu’il estimait que « le bien qu’on y pouvait
+accomplir, et qu’on touchait du doigt, était tel
+qu’on ne le trouverait pas dans le ministère des
+meilleures paroisses » : c’était le P. Charmetant,
+tout fier d’avoir vu revenir à Maison Carrée,
+fidèlement, cent quinze néophytes arabes, sur cent
+vingt-deux qu’on y avait baptisés. Le 24 septembre
+1871, jour de la fête de Notre-Dame-de-la-Merci,
+rédemptrice des esclaves, un appel de Lavigerie
+redemandait aux séminaires de la métropole
+de futurs Pères Blancs ; Charmetant faisait un tour
+de France pour commenter l’appel ; on informait
+la charité française que huit cents francs par an
+pourvoyaient à l’entretien d’un novice missionnaire ;
+et bientôt trois prêtres, trois diacres, deux
+sous-diacres, se présentaient<a id="FNanchor_162" href="#Footnote_162" class="fnanchor">[162]</a>. Ce qui les attirait,
+c’était le tableau même que leur avait tracé
+Lavigerie, le tableau d’une « mission pauvre,
+pénible, difficile, et la plus abandonnée qui fût au
+monde » ; et la perspective de « privations de toutes
+sortes, et peut-être, dans les commencements
+surtout, du martyre ». Du côté du gouvernement
+général, qu’occupait alors l’amiral de Gueydon,
+il n’y avait plus de tiraillements à craindre.
+« Il y en a qui vous combattent, disait l’amiral
+aux Pères Blancs, et moi je vous approuve. En
+cherchant à rapprocher les indigènes de vous
+par l’instruction et la charité, vous faites l’œuvre
+de la France. La France ne fait plus assez d’hommes
+pour peupler l’Algérie. Il faut y suppléer en francisant
+nos deux millions de Berbères ; mettez-y
+toujours la même prudence, et alors comptez
+sur moi. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_162" href="#FNanchor_162"><span class="label">[162]</span></a> Sur le caractère, le but et l’esprit des Pères Blancs, voir
+le livre intitulé : <i>La Société des missionnaires d’Afrique</i>, p. 16-25
+(Paris, Letouzey, 1924).</p>
+</div>
+<p>« J’ai passé ma vie, déclarait-il un autre jour à
+Lavigerie, à protéger les missions catholiques sur
+toutes les mers du globe. Je ne puis admettre
+qu’elles soient persécutées sur une terre française.
+Il faut beaucoup de réserve, beaucoup de tact,
+agir par des bienfaits et non par des discours ;
+mais le temps d’associer peu à peu le peuple vaincu
+par nous à la civilisation chrétienne est enfin
+venu<a id="FNanchor_163" href="#Footnote_163" class="fnanchor">[163]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_163" href="#FNanchor_163"><span class="label">[163]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 260.</p>
+</div>
+<p>L’œuvre des Sœurs missionnaires, elle aussi,
+avait survécu aux orages. Elles s’essayaient dans
+l’Aveyron, s’exerçant à cultiver la vigne, à soigner
+les vers à soie ; puis pauvrement, sur le pont d’un
+vaisseau, mêlées aux passagers les plus besogneux,
+elles faisaient la traversée de la Méditerranée ;
+et dans leur monastère de Saint-Charles de Kouba,
+« à la fois solitude et paradis », disait Lavigerie,
+elles devaient s’astreindre, chaque jour, à creuser
+de leurs propres mains les fosses pour les pieds
+de vigne, sous les regards de la population enfantine
+que leur exemple même formait au travail.</p>
+
+<p>Pour ses Pères Blancs, pour ses Sœurs missionnaires,
+Lavigerie dessinait un âpre idéal : il voulait
+les amener à s’identifier, par le dénuement,
+par l’endurance, par la fatigue, aux plus pauvres
+d’entre les Arabes, aux plus asservies d’entre les
+femmes. « Pauvres créatures, disait-il des femmes
+arabes, elles souffrent, elles pleurent, elles sont
+faibles, c’est donc à elles que l’Évangile est d’abord
+destiné. La conversion des Arabes commencera
+par les femmes, et ces femmes seront à la fois
+les plus puissantes missionnaires et la première
+conquête de l’Évangile. » Il voulait que ces nonnes
+transplantées de France, ces nonnes dont il faisait
+d’abord des vigneronnes, annonçassent un
+jour à l’Afrique féminine tout ce que jette de
+lumières, sur la dignité de la femme, l’impérieux
+message chrétien<a id="FNanchor_164" href="#Footnote_164" class="fnanchor">[164]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_164" href="#FNanchor_164"><span class="label">[164]</span></a> Sur la triste situation que font à la femme les mœurs
+kabyles, voir Jean <span class="sc">Bardoux</span>, <i>Revue hebdomadaire</i>, 23 mai 1925,
+p. 414-419.</p>
+</div>
+<p>Se tournant vers la France, il demandait, enfin,
+des colons. Cinq cent mille hectares de terres cultivables
+étaient devenus disponibles en Kabylie ;
+il avait obtenu que cent mille hectares fussent
+réservés par une loi aux immigrés d’Alsace et de
+Lorraine. Ancien évêque de Nancy, il les appelait,
+il les pressait de venir, leur montrait l’Algérie
+leur ouvrant ses portes, leur garantissait qu’il ferait
+tout pour eux. Ainsi jetait-il un pont par-dessus la
+Méditerranée entre ces populations qui, pour
+quarante-huit ans, cessaient d’être françaises, et
+cette terre d’Algérie dont Prévost-Paradol avait
+dit quatre ans plus tôt : « Elle doit être <i>le plus tôt
+possible</i> peuplée, possédée et cultivée par des
+Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour
+peser de notre côté dans l’arrangement des affaires
+humaines<a id="FNanchor_165" href="#Footnote_165" class="fnanchor">[165]</a> » ; et l’on constatait, trente ans plus
+tard, que, grâce à l’initiative de Lavigerie, neuf
+cent six familles alsaciennes s’étaient acclimatées
+en Algérie<a id="FNanchor_166" href="#Footnote_166" class="fnanchor">[166]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_165" href="#FNanchor_165"><span class="label">[165]</span></a> <span class="sc">Prévost-Paradol</span>, <i>La France nouvelle</i>, p. 418 (Paris,
+Lévy, 1868).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_166" href="#FNanchor_166"><span class="label">[166]</span></a> Les statistiques de 1899 attestèrent que sur 1 183 familles
+alsaciennes ainsi immigrées, 387 possédaient encore leur concession,
+519 ne l’avaient plus, mais étaient restées en Algérie,
+277 seulement avaient disparu. (<i>La Colonisation en Algérie</i>,
+1830-1921, publication du gouvernement général de l’Algérie,
+p. 26.)</p>
+</div>
+<p>La basilique de Notre-Dame d’Afrique, altier
+promontoire jeté en pleine mer par la chrétienté
+algérienne, achevait de s’édifier. De là-haut,
+chaque dimanche, depuis que Lavigerie était archevêque
+d’Alger, une absoute solennelle, en plein air,
+était donnée par le clergé devant les flots de la
+Méditerranée, « tombe immense, disait Lavigerie,
+qui recouvre, comme d’un drap mortuaire, les
+ossements de tant de chrétiens » ; l’absoute planait
+sur toutes les vies humaines qui au cours des siècles
+avaient trouvé là leur sépulture ; et cette solennelle
+prière hebdomadaire était comme un lien
+liturgique entre les deux Frances, la France
+continentale qui avait tour à tour expédié là-bas
+des religieux, des soldats, des colons, et la France
+d’outre-mer qui les avait accueillis ou qui avait
+eu à déplorer que la traversée leur eût été fatale.
+Le 2 juillet 1872, la basilique s’inaugurait. Lavigerie
+y faisait ensevelir le corps de Mgr Pavy, son prédécesseur ;
+et il y bénissait le mariage de deux
+couples indigènes, orphelins de la famine de 1867.
+Il voulait commenter cette bénédiction, il ne le
+pouvait, il pleurait, regardant avec émotion ces
+enfants d’Islam qui se mariaient sous la discipline
+du Christ.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c12">IV. — <span class="i">Les villages de néophytes ;
+le Concile d’Afrique.</span></h3>
+
+<p>Six semaines se passaient ; Lavigerie était à
+Rome, devant Pie IX ; il amenait derrière lui deux
+visiteurs, en blanc costume arabe. Ces Arabes
+étaient des Français : l’un s’appelait Charmetant,
+l’autre Deguerry. Lavigerie les présentait au Pape
+comme les prémices de la mission africaine, prêts
+à tout donner pour elle, même leurs têtes, et Pie IX
+constatait avec émotion que tandis qu’en Europe
+la vie congréganiste était persécutée, elle refleurissait
+sur terre d’Afrique. L’ère des préparatifs
+était terminée : il était décidé qu’à l’automne
+les Pères Blancs allaient s’essaimer. L’Algérie, et
+puis, au delà, l’inconnu de l’Afrique, tels furent
+aussitôt leurs deux champs d’occupation.</p>
+
+<p>Charmetant partit le premier dès la fin de
+l’automne, pour le pays des dattes, pour le Mzab,
+cherchant à travers le désert les oasis « jetées
+comme une Océanie terrestre » ; il y trouvait
+des Berbères, comme en Kabylie, et la trace
+d’anciens usages chrétiens, et un souvenir très
+profond, très vivant, d’un chrétien comme Sonis,
+qui naguère avait fait respecter dans ces régions
+l’épée de la France, et dont les indigènes lui disaient :
+« Il ne craignait que Dieu seul, mais lui
+était craint de tous. Il ne préférait personne, et
+tout fils d’Adam était son frère. »</p>
+
+<p>Lavigerie, annonçant le départ de Charmetant,
+avait marqué, comme le but ultime de sa mission,
+la recherche d’un chemin vers les grands lacs et
+vers les pays nègres qui les entourent. « Nous
+voudrions, expliquait-il, faire en partant d’Alger,
+quelque chose de semblable à ce qu’a fait par une
+autre voie Livingstone, non pas, comme lui, pour
+des recherches géographiques que nous ne dédaignons
+pas sans doute, mais pour la conquête des
+âmes et la régénération de ces pauvres peuplades,
+où des millions de créatures de Dieu sont courbées
+sous le joug du plus cruel esclavage. » Et bientôt
+Lavigerie voyait arriver à Alger un négrillon,
+qui avait tour à tour été l’esclave de six maîtres,
+et dont Charmetant avait fait l’acquisition pour
+trois cents francs en le voyant attelé à la manivelle
+d’un puits. D’autres Pères Blancs à Laghouat,
+Tuggurth, Ouargla, Géryville, tenaient dispensaire
+et parfois école ; dans la première de ces bourgades,
+dans la seule année 1873, on soignait quatre mille
+malades.</p>
+
+<p>L’autre pèlerin de Rome, le P. Deguerry, recevait
+mission, lui, de civiliser la terre même d’Algérie :
+il s’installait d’abord aux Atafs, dans la
+vallée du Chelif, pour fonder, avec les orphelins
+et orphelines d’âge nubile, le premier village
+d’Arabes chrétiens, — le village des fils du marabout,
+comme disaient les indigènes. Cette agglomération
+s’appelait Saint-Cyprien du Tighzel, en
+souvenir du grand évêque du troisième siècle.
+Lavigerie, à la façon d’un patriarche biblique,
+savait préparer, soit à la Maison Carrée, soit à
+Saint-Charles de Kouba, les rencontres qui pouvaient
+aboutir à des mariages ; c’était parfois
+dans les champs, entre moissonneurs et glaneuses ;
+c’était, d’autres fois, dans un parloir, où devant
+une douzaine de jeunes filles, subitement, une douzaine
+de garçons faisaient irruption. Que deux cœurs
+s’entendissent, et d’avance, à Saint-Cyprien, un
+lot de terre les attendait, et des bœufs. « Je me
+propose de vous conduire neuf nouveaux ménages
+vers la fin du mois », écrivait Lavigerie au P. Deguerry,
+le 3 janvier 1873.</p>
+
+<p>Avant la fin de l’année 1873, il y eut là des
+sœurs missionnaires. Lavigerie, un jour, les réunissant
+à Saint-Charles, leur avait dit : « Je vous
+préviens que vous manquerez de tout : qui de
+vous désire partir ? » Presque toutes s’étaient levées,
+et deux cortèges se formèrent : quelques sœurs
+suivies d’orphelines, quelques Pères Blancs suivis
+d’orphelins. L’archevêque, aux Atafs, bénissait
+les mariages, invitait chaque couple à tirer au sort
+sa maison, son champ, ses bœufs, organisait en
+plein air une <i>diffa</i> somptueuse, où toute la population
+arabe, invitée, s’attablait autour des moutons
+rôtis et dansait autour des feux de joie. « On
+n’a jamais vu que Dieu et ce marabout chrétien,
+disaient les Arabes, donner ainsi pour rien à des
+enfants abandonnés les terres, les maisons et les
+bœufs<a id="FNanchor_167" href="#Footnote_167" class="fnanchor">[167]</a>. » Tandis que les Arabes se réjouissaient,
+les Sœurs peinaient. Il y avait des broussailles
+à défricher, des terres à ensemencer ; il fallait
+qu’elles fussent compétentes pour enseigner les
+femmes arabes. Lavigerie, devant elles, empoignant
+les deux manches d’une charrue, traçait
+deux beaux sillons ; elles n’avaient qu’à faire comme
+lui. Il voulait qu’elles fissent le long des haies la
+cueillette des figues, des asperges sauvages, il
+voulait qu’elles comptassent chaque soir les brebis
+ou les chèvres que les orphelins ramenaient des
+pâturages et que, s’il en manquait, elles luttassent
+de vitesse avec les chacals pour les ressaisir, les
+ramener ; il voulait qu’elles fissent provision de
+tortues, pour les jours où l’on n’avait rien d’autre
+à manger. « Avec leur costume blanc, écrivait-il,
+le voile blanc qui couvre leurs têtes comme celui
+des femmes arabes, leur grande croix rouge sur
+la poitrine, courbées sur la terre qu’elles cultivent
+en priant, elles semblent l’apparition d’un autre
+âge et font penser aux vierges qui peuplaient, il y
+a quatorze siècles, les solitudes africaines. » Les
+Pères Blancs, eux, faisaient l’école, donnaient
+des remèdes, pansaient les plaies qui leur étaient
+présentées : « Pourquoi font-ils cela, disaient entre
+eux les indigènes ? Nos pères et nos mères eux-mêmes
+ne le feraient point. » Et se tournant vers
+eux : « Tous les chrétiens seront damnés, mais vous
+autres vous ne le serez pas. Vous êtes croyants au
+fond de votre cœur. Vous connaissez Dieu<a id="FNanchor_168" href="#Footnote_168" class="fnanchor">[168]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_167" href="#FNanchor_167"><span class="label">[167]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 234-235.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_168" href="#FNanchor_168"><span class="label">[168]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 241-242.</p>
+</div>
+<p>De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire
+« une prédication, la prédication du vrai mode
+d’assimilation nationale et religieuse. » Heures de
+prière, heures de travail, devaient se dérouler,
+quotidiennement, comme l’archevêque l’avait prescrit.
+Ce village était un petit monde clos, qui devait
+se suffire à lui-même ; on l’abritait avec sollicitude
+contre les souffles de l’Islam ; les provisions
+venaient d’Alger, pour que ces Arabes chrétiens
+n’eussent point à fréquenter les marchés musulmans.
+Une sœur Javouhey parmi les noirs de la
+Guyane, un Lavigerie parmi les Arabes d’Algérie,
+n’aiment pas que dans les petites « cités de Dieu »
+qu’ils font éclore, l’administration civile introduise
+ses fonctionnaires : Lavigerie luttera, lorsque
+Chanzy voudra mettre à Saint-Cyprien un adjoint
+représentant le gouvernement, et obtiendra finalement
+que cette agglomération soit régie par une
+municipalité composée d’Arabes chrétiens. Car
+il était sûr de ces Arabes, il savait que sur eux les
+Pères Blancs régnaient, d’une royauté qui rappelait
+à quelques égards celle qu’avaient jadis
+exercée les Jésuites au Paraguay, et qui avait
+forcé l’admiration, peu suspecte, de certains philosophes
+du dix-huitième siècle. Lavigerie d’ailleurs
+n’admettait pas que le zèle de ses Pères Blancs
+s’enfermât dans un village ; ils devaient visiter,
+trois fois la semaine, les tribus des alentours.</p>
+
+<p>Chez les Kabyles, à l’autre extrémité du diocèse,
+à Tizi-Ouzou, à Fort-National, il y avait des
+Jésuites, dont le ministère s’exerçait parmi nos
+soldats. Ayant l’occasion d’observer les Kabyles,
+ils ne sentaient pas en eux des musulmans bien
+corrects, ni bien fervents, et cependant l’atmosphère
+entière du pays leur paraissait rebelle au christianisme.
+« Pour qu’un Kabyle se convertisse, écrivait
+l’un de ces Jésuites, il faudrait que toute sa maison
+en fît autant ; pour la conversion de sa maison,
+il faudrait celle du village ; pour la conversion du
+village, celle de la tribu, et pour celle de la tribu,
+celle de toute la nation<a id="FNanchor_169" href="#Footnote_169" class="fnanchor">[169]</a>. » Lavigerie pensait de
+même. « L’expérience, disait-il, a montré que si
+l’on baptisait tel ou tel individu en particulier,
+il se trouverait dans un milieu tel que sa persévérance
+serait impossible, et que tôt ou tard il reviendrait
+à son ancienne vie. Il faut, pour que les
+conversions soient solides, qu’elles aient lieu en
+masse, afin que les néophytes se puissent soutenir
+les uns les autres. Quand nous aurons gagné la
+confiance des peuples par la charité et l’éducation
+des enfants, au jour venu, tout se détachera de
+soi-même et sans secousse, comme un fruit mûr,
+pour se donner à nous. » Tout le premier, il avait,
+en 1872, exploré le terrain, fait une pointe lui-même
+au cœur de la Kabylie, et tout d’un coup
+paru, en grand costume d’évêque, avec une suite
+de prêtres, dans une assemblée municipale kabyle<a id="FNanchor_170" href="#Footnote_170" class="fnanchor">[170]</a>.
+Quel pittoresque dialogue on vit alors
+s’engager ! « Regardez-moi, disait Lavigerie : je
+suis un évêque chrétien. Les Français descendent
+en partie des Romains, ainsi que vous, et ils sont
+chrétiens comme vous l’étiez autrefois. Autrefois,
+il y avait en Afrique plus de cinq cents évêques
+comme moi, et ils étaient tous Kabyles, et parmi
+eux il y en avait d’illustres et de grands par la
+science. Et tout votre peuple était chrétien. Mais
+ce sont les Arabes qui sont venus et qui ont tué
+vos évêques et vos prêtres, et qui ont fait vos pères
+musulmans par la force. Savez-vous cela ? » Gravement,
+les hommes écoutaient, pressés autour du
+prélat, le long de deux gradins de pierre, sous le
+hangar qui faisait fonction de mairie ; et des
+grappes de femmes, des grappes d’enfants, tant
+bien que mal perchés sur les rochers voisins, regardaient,
+écoutaient. La voix de l’amin s’éleva :
+ainsi s’appelle le maire chez les Kabyles. Il répondait
+à Lavigerie : « Ce que vous nous dites, tous
+nous le savons, mais il y a bien longtemps de cela.
+Nos grands-pères nous l’ont dit, mais nous, nous
+ne l’avons pas vu. » Réponse évasive, un peu déconcertante !
+Certains de ces Kabyles, pourtant,
+avaient le front tatoué d’une croix, en signe,
+disaient-ils, de l’ancienne voie qu’avaient suivie
+leurs pères. Lavigerie, en février 1873, faisait
+venir de Saint-Cyprien le P. Deguerry, pour approfondir,
+dans les mémoires kabyles, l’indolent et
+vague souvenir qu’elles gardaient de cette « ancienne
+voie ». A Taourirt, aux Ouadhias, aux Arifs,
+le P. Deguerry et le P. Prudhomme fondaient trois
+stations de charité. On les recevait mal, à l’origine,
+quand ils abordaient avec leurs remèdes, au
+fond d’humbles gourbis, les malades ou les infirmes ;
+mais peu à peu, on se familiarisa avec eux.
+On fit grève, d’abord, dans les écoles qu’ils ouvrirent ;
+mais bientôt, avec l’appui du commandant
+de Fort-National, ils groupèrent quarante élèves
+dans celle de Taourirt.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_169" href="#FNanchor_169"><span class="label">[169]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 586-587.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_170" href="#FNanchor_170"><span class="label">[170]</span></a> Lavigerie disait à ses missionnaires que la conversion
+en masse des Kabyles demanderait peut-être un siècle ; et
+quand en 1886 il leur permettra la prédication chrétienne, ce
+sera « selon la méthode historique, à l’exclusion du catéchisme ».
+(<i>Revue d’Histoire des Missions</i>, septembre 1925,
+p. 366-368).</p>
+</div>
+<p>En cinq ans, malgré l’effroyable épreuve de la
+guerre et de l’insurrection, Lavigerie avait su faire
+de l’Église d’Afrique une Église tentaculaire,
+ardente à rayonner, à disséminer ses postes d’occupation,
+à multiplier en terre de gentilité les travaux
+d’approche, à se réinstaller dans les régions
+qui, seize siècles plus tôt, avaient été, déjà, terre
+de chrétienté. Cette Église appliquait, avec un
+élan très neuf, des méthodes très vieilles, aussi
+vieilles que l’apostolat chrétien ; guidée par un
+chef qui savait mettre au service de l’idée de tradition
+toutes les somptuosités de son imagination,
+on la voyait, au début de mai 1873, monter en
+procession vers Notre-Dame d’Afrique, promenant
+avec elle les reliques de sainte Monique,
+les saints Livres, les écrits des docteurs africains,
+la collection des anciens conciles africains, enveloppés
+de voiles d’or ; c’était tout un passé de sainteté,
+de doctrine, de jurisprudence canonique, qui
+dans ce magnifique apparat était solennellement
+introduit sous la voûte toute neuve de Notre-Dame
+d’Afrique pour en prendre possession, et
+pour régir le présent et l’avenir.</p>
+
+<p>« Si l’on veut savoir ce que furent des catacombes
+et des nécropoles aux premier siècles du christianisme,
+écrira plus tard M. Louis Bertrand, ce n’est
+pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse ou à
+Tipasa ; aucune autre contrée du monde méditerranéen
+ne possède plus de monuments et de
+vestiges de la haute antiquité chrétienne que
+l’Afrique du Nord<a id="FNanchor_171" href="#Footnote_171" class="fnanchor">[171]</a>. » Déjà cette pensée planait
+sur le premier concile d’Afrique, et les Pères qui
+entouraient Lavigerie aimaient à se considérer
+comme les ouvriers et les témoins d’un réveil.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_171" href="#FNanchor_171"><span class="label">[171]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i>
+(édit. de 1921), p. 119.</p>
+</div>
+<p>Saint Augustin, jadis, avait glorifié ses diocésains,
+les chrétiens puniques, comme il les appelait,
+pour la ferveur croyante avec laquelle ils désignaient
+l’Eucharistie, sacrement du corps du Christ,
+par ce simple mot : la vie ; Lavigerie, qui treize ans
+plus tard, dans une lettre pastorale, commentera
+la tradition eucharistique de la première Église
+d’Afrique, voulait que cette Église attestât sa résurrection
+par un concile, où elle se manifesterait
+hautement comme une province de la chrétienté.</p>
+
+<p>Et donnant une voix à ces livres antiques, relique
+de la vieille pensée chrétienne, où l’on retrouvait,
+au delà des siècles de mort, des promesses
+de vie, il demandait à l’Église nouvelle, bénéficiaire
+de ces promesses, qu’en ces assises conciliaires,
+qui devaient durer cinq semaines, elle s’organisât,
+précisât ses liturgies ; et qu’elle retrouvât
+dans ses vieux docteurs, Tertullien et Cyprien,
+Optat et Augustin, Arnobe et Fulgence, les éléments
+d’une apologétique de terroir, dont s’illuminerait
+le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> de l’Église universelle ; et qu’enfin,
+faisant écho à Rome comme autrefois eux-mêmes
+lui avaient fait écho, elle corroborât par ses
+propres décrets les condamnations portées par
+Pie IX contre les doctrines qui niaient le Christ
+ou qui, sans le nier, l’exilaient.</p>
+
+<p>Ainsi fit le concile provincial d’Afrique, joyeux
+d’affirmer et d’interpréter en ses décrets, non
+seulement la foi des fidèles immigrés d’Europe,
+mais aussi le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> fraîchement balbutié de ces
+premiers convertis des Pères Blancs, Arabes et
+Kabyles, que le concile fêtait en leur appliquant
+ces mots de saint Augustin : « Essaim printanier,
+fleur de notre Église et fruits de nos travaux, vous
+êtes notre couronne ! »</p>
+
+<p>C’est peut-être devant ces mêmes urnes baptismales
+au bord desquelles les convertis nouveaux
+récitaient leur <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>, que les antiques saints de
+l’Afrique populaire, les Nabor, les Namphasio,
+les Quartillosa, les Macaria, avaient jadis été enfantés
+à la vie spirituelle ; ils étaient, eux aussi,
+comme l’a remarqué Louis Bertrand, des artisans,
+des travailleurs des champs, comme ces Berbères,
+à qui s’adressait l’apostolat des Pères Blancs. Il
+semblait qu’au delà des siècles, une lignée chrétienne
+se renouât. Et d’autre part, le premier concile
+d’Afrique, en « louant et encourageant » la
+société des Pères Blancs, dont les membres, en
+six ans, s’étaient élevés à une centaine, érigeait
+la province d’Afrique en terre de croisade. « La
+Providence, commentait Lavigerie dans une lettre
+aux Pères Blancs, <i>voulait</i> que cette conquête, la
+dernière des rois très chrétiens, fût aussi la dernière
+croisade, celle qui doit se consommer par les armes
+vraiment apostoliques, la charité et le martyre.
+Elle voulait que des apôtres nouveaux partissent
+de ces rivages où est mort le plus saint de nos
+rois<a id="FNanchor_172" href="#Footnote_172" class="fnanchor">[172]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_172" href="#FNanchor_172"><span class="label">[172]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 268.</p>
+</div>
+<p>Il est d’usage qu’à la fin d’un concile provincial,
+des acclamations liturgiques, s’élevant jusqu’aux
+voûtes du sanctuaire, traduisent en mots ailés
+les vœux des âmes. Après que le concile eut souhaité
+« de longues années à l’archevêque Lavigerie,
+restaurateur des conciles d’Afrique, et l’achèvement
+de toutes les œuvres si courageusement entreprises
+par sa charité pour l’extension de la religion
+chrétienne », d’autres acclamations retentirent, où
+l’archevêque avait su résumer toute l’histoire d’hier
+et de demain. Le célébrant proclamait : « A
+l’Église d’Afrique, ressuscitée d’entre les morts,
+<i>alléluia ! alléluia !</i> » Et la foule répondait : « Puisse-t-elle,
+après sa résurrection, ne jamais plus mourir ! »
+Le célébrant alors reprenait : « A l’armée française
+qui, par sa valeur invincible, a conquis et
+conserve au règne de la croix et à la civilisation
+chrétienne ces régions infidèles ! » A quoi le peuple
+chrétien répliquait, empruntant les paroles bibliques :
+« Qu’ils avancent sur leurs chars et sur
+leurs chevaux, et nous, nous invoquerons pour eux
+le Dieu des armées ! » Mais d’autres avaient besoin
+d’invocations ; la liturgie continuait : « Aux missionnaires
+qui, par la grâce de Dieu, veulent porter
+la lumière de l’Évangile aux peuples de l’Afrique,
+assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. » — « Qu’ils
+sont beaux, s’écriait alors le chœur,
+les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent
+le bonheur ! Que le Seigneur dilate leurs
+tentes ! »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c13">V. — <span class="i">Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. — Le
+discours sur l’armée
+et la mission de la France en Afrique.</span></h3>
+
+<p>Ces pompes eurent de douloureux lendemains.
+Lavigerie, en 1873 et 1874, se sentit obsédé de
+menaces, en lui, et autour de lui. Il croyait à sa
+mort prochaine : « Ma santé, écrivait-il, se perd
+chaque jour dans ses sources les plus profondes.
+Je pense sérieusement à mourir, à bien mourir
+surtout ! » La presse de gauche, en Algérie, traitait
+ses œuvres de « spéculations », et de « voleuses »
+les sœurs de charité ; et Louis Veuillot, dans un
+article du 17 août 1873, conjurait le général Chanzy
+et, à son défaut, le maréchal de Mac-Mahon,
+d’intervenir, pour protéger le citoyen le plus utile
+de l’Algérie. « Devant les musulmans à peine
+vaincus, écrivait Veuillot, on livre nos évêques,
+nos prêtres, nos sœurs de charité, aux outrages
+incomparables d’un tas de frénétiques dont fort
+peu oseraient dérouler l’histoire de leur vie, et
+dont pas un peut-être n’est exempt de crimes
+envers la société<a id="FNanchor_173" href="#Footnote_173" class="fnanchor">[173]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_173" href="#FNanchor_173"><span class="label">[173]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Derniers mélanges</i>, I, p. 437-440.</p>
+</div>
+<p>Des échos des sphères politiques, répercutés
+avec une complaisance pénible dans ces organes de
+la presse algérienne, révélaient à l’archevêque
+que ses œuvres étaient peut-être vouées à l’inanition,
+par la suppression des crédits budgétaires.
+On craignait, sur plusieurs bancs parlementaires,
+qu’il ne devînt le grand électeur algérien, et cela
+faisait peur. « La haine de certains Algériens contre
+le christianisme, lui disait un des officiers généraux
+qui s’étaient occupés des affaires de l’Algérie, les
+amène à sacrifier même leur sécurité et leur prospérité<a id="FNanchor_174" href="#Footnote_174" class="fnanchor">[174]</a>. »
+Il protestait avec véhémence contre
+un discours du député Warnier, qui demandait
+que les orphelins convertis fussent placés chez les
+colons européens<a id="FNanchor_175" href="#Footnote_175" class="fnanchor">[175]</a> ; et finalement, s’étant déterminé
+à les naturaliser français dès qu’il étaient
+majeurs, il obtenait que les 75 000 francs tant discutés
+fussent maintenus au budget, à titre de subvention
+pour l’établissement des « indigènes chrétiens
+naturalisés français ». Il traînait en France, et
+puis à Carlsbad, ses affreuses douleurs rhumatismales
+devenues chroniques ; elles s’apaisaient, mais
+à Alger, à la fin de l’été, l’assaillaient à nouveau.
+« Me voilà passé au rang des patraques, gémissait-il,
+<i lang="la" xml:lang="la">servus inutilissimus</i> » ; et songeant à se retirer
+bientôt dans quelque coin, il voulait, d’urgence,
+mettre sur le papier la constitution définitive des
+Pères Blancs. Ces mauvaises nuits aboutissant à
+des aurores où il faisait œuvre d’architecte, ces
+crises de santé scandant les étapes successives de
+son activité d’administrateur et d’apôtre, c’était
+là, pour ses proches, le plus émouvant des spectacles.
+Les actes qu’en ces heures d’inquiétude il
+accomplissait comme des testaments, bien loin
+qu’ils fussent les préludes de sa mort, l’engageaient
+dans une nouvelle étape de sa vie, plus
+féconde encore, plus aventureuse encore que celles
+qui l’avaient précédée. Les soubresauts de son
+humeur et de sa santé donnaient à ces actes l’accent
+et l’allure de « dernières volontés » ; ils étaient,
+tout au contraire, comme l’amorce d’œuvres nouvelles,
+auxquelles d’ores et déjà sa personnalité
+s’identifiait, et qui exigeaient que sa vie durât.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_174" href="#FNanchor_174"><span class="label">[174]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 261.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_175" href="#FNanchor_175"><span class="label">[175]</span></a> <i>Ibid.</i>, I, p. 252-265.</p>
+</div>
+<p>La hantise du désert et de ses au-delà dominait
+de plus en plus sa pensée. Ces Pères Blancs auxquels
+il voulait définitivement donner une charte
+lui étaient apparus, six ans plus tôt, comme devant
+être des agriculteurs, des laboureurs. Le règlement
+qu’en 1874 il rédigeait réservait ce rôle aux
+Frères de leur Société et prévoyait surtout, pour
+les Pères, une activité de missionnaires, accoutumés
+à vivre de la vie des plus pauvres Arabes, « comme
+le Christ lui-même avait vécu ». Ils étaient alors
+cent six missionnaires ou novices, dont cinquante
+prêtres.</p>
+
+<p>Un jésuite, le P. Terrasse, les avait formés ;
+ils trouvaient désormais, dans leur société même,
+les maîtres qui forgeraient les âmes. Mais Lavigerie
+aimera toujours se souvenir que six ans durant
+c’est à l’école de saint Ignace que les Pères Blancs
+s’étaient imprégnés de la spiritualité missionnaire ;
+il imprimera, à la suite de leurs règles, la lettre
+d’Ignace sur l’obéissance et leur en prescrira
+l’étude durant le noviciat. Au demeurant, que faisaient-ils
+autre chose que d’exécuter en Afrique
+un rêve semblable au rêve primordial d’Ignace,
+un rêve dont avec ses six compagnons il s’entretenait
+sur la colline de Montmartre, et qui les portait
+tous les six, si quelque bateau s’offrait à eux,
+à s’en aller aux Lieux Saints évangéliser l’Islam ?</p>
+
+<p>Lavigerie organisait le chapitre général des Pères
+Blancs, mettait à leur tête pour trois ans, avec le
+titre de vicaire de la Société, le P. Deguerry, et
+demeurait lui-même, comme fondateur et comme
+évêque, le supérieur général. « Je puis mourir en
+paix », déclarait-il en août 1874 dans le sermon qu’il
+prononçait à Maison Carrée, à la consécration de
+l’église des Pères Blancs<a id="FNanchor_176" href="#Footnote_176" class="fnanchor">[176]</a> ; il se sentait si las, si
+malade ! Il leur parlait de Livingstone, à qui l’Angleterre
+avait fait, quelques mois plus tôt, des funérailles
+royales. « Vous, leur disait-il, vous mourrez
+ignorés du monde. C’est la seule promesse que je
+vous aie faite. » Un de ces Pères, qui l’écoutait,
+portait sur lui une preuve bien émouvante de ses
+promesses : sur son <i lang="la" xml:lang="la">celebret</i> de prêtre, l’archevêque
+avait un jour écrit : « <i lang="la" xml:lang="la">Visum pro martyrio</i>, vu pour
+le martyre<a id="FNanchor_177" href="#Footnote_177" class="fnanchor">[177]</a>. » La solennité se déroulait devant
+les plus hauts dignitaires de l’Algérie : Chanzy
+était là, au premier rang, regardant cet archevêque
+qui se croyait déjà agrippé par la mort, et puis à
+ses pieds ces jeunes hommes qui devaient en l’entendant
+sacrifier d’avance, par l’acceptation éventuelle
+d’une mort sanglante, leurs beaux songes
+d’une longue vie de charité ; et la tristesse tout
+humaine que cette scène laissait aux spectateurs
+répondait mal à l’allégresse intime à laquelle s’abandonnaient
+cette âme d’archevêque et ces âmes de
+clercs, ouvriers et tout en même temps esclaves du
+plan divin.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_176" href="#FNanchor_176"><span class="label">[176]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 275-283.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_177" href="#FNanchor_177"><span class="label">[177]</span></a> <i>Ibid.</i>, I, p. 270.</p>
+</div>
+<p>Quelques semaines plus tard, on apprenait que
+Lavigerie s’éloignait, qu’il prenait pour l’administration
+de son diocèse des dispositions graves,
+et qu’il allait hiverner à Rome, sans avoir fixé
+la date de son retour.</p>
+
+<p>Le reverrait-on jamais, même ? N’avait-il pas
+dépensé pour les Pères Blancs, dans cette solennité
+qui semblait achever la fondation de l’ordre, ce
+qui lui restait encore de voix et d’ardeur ? Et devrait-on
+bientôt dire de lui, devant une tombe, ce
+que dit d’un inconnu cette épitaphe éloquemment
+commentée par Lacordaire : Plaignez le mort,
+parce qu’il s’est reposé ! Les mois d’hiver se succédèrent,
+prolongeant cette anxiété, l’aggravant
+même ; puis à Pâques, dans sa cathédrale, l’archevêque
+reparut, et la jubilation des chants liturgiques
+semblait acclamer sa propre résurrection.
+Son chômage de Rome lui avait permis d’interroger
+d’une façon plus pressante encore, à la faveur du
+recul, les immenses horizons de l’Afrique, faisant
+la part des mirages et la part des certitudes ; et
+les conclusions de son interrogatoire, il allait,
+le 26 avril 1875, à l’occasion de l’établissement
+de l’aumônerie militaire, les signifier à l’Algérie
+civile, militaire, religieuse, dans un étincelant
+discours sur « l’armée et la mission de la France
+en Afrique »<a id="FNanchor_178" href="#Footnote_178" class="fnanchor">[178]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_178" href="#FNanchor_178"><span class="label">[178]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 23-83.</p>
+</div>
+<p>Du haut de la chaire, il déroulait toute l’histoire
+de la conquête, avec ses fatigues, avec ses gloires.
+On avait l’impression, en l’écoutant, de voir Dieu
+débarquer avec la France, avancer avec elle, et
+par elle, derrière elle, devant elle, rentrer chez lui ;
+n’y avait-il pas eu jadis une Église épiscopale,
+là même où seize prêtres de France, au lendemain
+du débarquement de Bourmont, avaient, sur un
+autel improvisé, immolé l’hostie ? Et Bedeau
+n’avait-il pas rencontré des Kabyles qui, se rappelant
+leurs ancêtres chrétiens, lui disaient :
+Nous sommes plus rapprochés des Français que
+des Arabes ? La France de Louis-Philippe, dix ans
+durant, avait perdu son temps ; elle avait estimé,
+avec Bugeaud, qu’il ne fallait pas « s’engager dans
+la conquête absolue de l’Algérie », et soudainement
+un jour, elle avait eu l’émotion tragique de voir se
+dresser devant elle, pour la jeter à la mer, l’Afrique
+arabe et cette vieille Afrique chrétienne ; dans
+ces luttes douloureuses, nos troupes s’étaient couvertes
+de gloire, et Bugeaud, survenant comme
+chef dans une Algérie à demi pacifiée, avait avoué
+que cet élan de la France était peut-être « l’ouvrage
+du Destin ». Et Lavigerie de commenter : « Il
+reconnut donc, ce vieux soldat, dans la voix de
+la France qui l’appelait à la suivre, l’écho d’une
+voix plus haute. Il la nommait du nom que mettait
+sur ses lèvres son ignorance des choses de
+Dieu. Mais le Destin dont il parle n’est pas la force
+aveugle du fatalisme, c’est un plus noble Maître,
+c’est celui qu’il priait, au soir de ses journées. »
+Lavigerie montrait Bugeaud réalisant, « par de
+merveilleux succès, ce qu’un instinct supérieur lui
+révélait comme l’œuvre de la Providence » ; il
+rappelait les noms des vainqueurs, les noms des victoires,
+comme s’il eût proclamé, pour en dire merci,
+les grâces faites par l’Éternel. Et la fierté de ses
+accents était instigatrice de fiertés.</p>
+
+<p>Mais tout d’un coup, en l’écoutant, on se demandait
+à quoi tant de grâces avaient servi ;
+cette Algérie, disait-il, compte encore moins
+d’habitants français qu’elle n’a pris de soldats
+à la France. Il évoquait les récentes menaces, l’insurrection
+kabyle, l’insécurité dont elle avait témoigné.
+« Est-ce donc pour cela, questionnait-il,
+que nous avons vu la Providence tout conduire
+comme par la main ?… Non, l’éternelle sagesse qui
+proportionne toujours les moyens à la fin qu’elle
+veut obtenir, ne se proposait pas, par de si grands
+coups, des effets jusqu’à présent si précaires. »
+Interpellant alors la France chrétienne, il lui disait :
+« Tu es venue en Algérie, non pas seulement y
+récolter de plus riches moissons, mais y semer la
+vérité, y former un peuple libre et chrétien. » Vous
+voyez les choses en évêque, allait-on lui dire
+peut-être. Il avait prévu l’objection : Lamoricière
+avait pensé de même, sans être évêque, et Lavigerie
+se hâtait de confier aux échos de la chaire
+ce mot du grand général : « La Providence, qui
+nous destine à civiliser l’Afrique, nous a donné la
+victoire. » Il concluait que la France avait agi
+contre son droit en humiliant la croix devant le
+croissant, en paraissant oublier son culte et même
+le renier, en empêchant les lèvres des prêtres de
+répandre la vérité ; et il affirmait, d’ailleurs, que
+comme missionnaire, il ne voulait d’autre arme
+que la charité, et que sa poitrine, s’il le fallait,
+serait « la première à se placer devant les vaincus
+pour protéger contre d’injustes violences leurs
+âmes autant que leurs corps ».</p>
+
+<p>Ainsi, toute cette épopée militaire où gloire
+humaine et gloire divine semblaient s’être confondues
+et comme entr’aidées, toute cette pompe
+des souvenirs, toutes ces chevauchées de victoire,
+avaient fait avenue vers ce tableau : un chef
+d’Église disant à la force : « Halte-là, c’est mon
+tour, à moi, maintenant, d’agir sur ces vaincus »,
+et les abritant, les enveloppant d’une charité protectrice.</p>
+
+<p>Il parlait depuis cinq quarts d’heure, sans plus
+s’essouffler que ces armées françaises dont il avait
+raconté les exploits. Mais il avait un mot à dire
+encore, un de ces mots-programmes qui ponctuent
+les évolutions de l’histoire. Il conviait son auditoire
+à jeter un regard sur l’immensité de l’Afrique, sur
+le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, débris de nations
+autrefois chrétiennes, mêlés à ceux des invasions
+barbares, et puis, plus en arrière, sur l’Afrique
+nègre, l’Afrique de l’anthropophagie, l’Afrique de
+l’esclavage. « C’est vous, disait-il aux Français
+qui l’écoutaient, c’est vous qui ouvrirez les portes
+de ce monde immense, et les clefs de ce sépulcre
+sont ici dans vos mains. Déjà il est ouvert par votre
+conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus,
+dignes d’une mission si belle, l’Afrique retrouvera
+la lumière, et tous ces peuples, aujourd’hui perdus
+dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous doivent la
+vie. »</p>
+
+<p>Ayant ainsi dessiné, au delà de l’œuvre proprement
+algérienne, les premiers linéaments de l’œuvre
+africaine, Lavigerie descendait de chaire ; l’heure
+d’éloquence à laquelle on venait d’assister marquait
+comme une ligne de partage entre les deux
+versants de son existence, entre l’époque où il était
+surtout impatient de rétablir le Christ dans des
+terres qui, jadis, l’avaient connu et prié, et l’époque
+où il allait aventurer le nom du Christ, et les apôtres
+du Christ, dans des régions où ni ce nom ni ces
+apôtres n’avaient jamais pénétré ; ce prêtre qui,
+six mois auparavant, semblait à bout de forces,
+se réveillait prédicateur de croisade, pour dix-sept
+ans encore. Vers cette époque, il disait à un
+enfant, que lui présentait Mgr Foulon : « Ah !
+tu as cinq ans ! Moi j’en ai cent. » Et l’enfant,
+voyant cette longue barbe, ces cheveux déjà très
+blancs, s’écriait naïvement : « Oh ! oui, Monseigneur<a id="FNanchor_179" href="#Footnote_179" class="fnanchor">[179]</a> ! »
+Si la vie qu’il avait déjà menée pesait
+sur lui comme le fardeau d’un siècle, les tâches qui
+lui restaient à accomplir devaient être plus accablantes
+encore.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_179" href="#FNanchor_179"><span class="label">[179]</span></a> Communication de M. Pierre Jouvenet.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c14">VI. — <span class="i">Des martyrs chez les Pères Blancs.
+Lavigerie chez Pie IX ; ses nouveaux projets.</span></h3>
+
+<p>L’œuvre algérienne se poursuivait : de nouveaux
+postes de Pères blancs s’organisaient chez les
+Kabyles ; le village de Sainte-Monique, récemment
+fondé à quelques kilomètres des Atafs, accueillait
+à son tour des ménages d’Arabes chrétiens. La
+collaboration entre l’armée et l’Église, dont le discours
+archiépiscopal avait été comme le manifeste,
+s’attestait avec éclat, aux Atafs même, par la création
+d’un établissement de bienfaisance pour les
+indigènes : le général Wolf, naguère, avait, pour
+cette fondation, apporté au préfet une somme de
+38 000 francs, prélevée dans la caisse de la division
+militaire. <i>Bit Allah</i>, maison de Dieu, ainsi s’appelait
+cet hôpital ; il s’inaugurait, en février 1876,
+par une somptueuse solennité religieuse où tout
+Alger s’était transporté ; une <i>fantasia</i> y succédait,
+puis un repas biblique de 4 000 Arabes groupés,
+en plein air, autour des moutons et des bœufs
+rôtis. Les Sœurs missionnaires s’installaient ;
+Bit Allah serait le centre, d’où leur charité rayonnerait :
+« Elles parleront aux femmes indigènes,
+proclamait Lavigerie, un langage plus puissant
+que celui de nos armes<a id="FNanchor_180" href="#Footnote_180" class="fnanchor">[180]</a>. » Elles avaient ordre,
+chaque matin, avec leur petit panier de remèdes
+et un orphelin arabe qui servait d’interprète, de
+parcourir les villages avoisinants pour soigner les
+malades au nom de Dieu, et pour ramener parfois
+à l’hôpital ceux que la mort menaçait. « C’est pour
+un prince, tout cela ? » avaient dit d’abord les
+Arabes en voyant l’accueillante bâtisse ; et lorsqu’ils
+apprenaient que c’était pour eux, et pour
+les plus misérables d’entre eux, pour ceux qui
+jusque-là n’opposaient à la maladie qu’un impuissant
+fatalisme, le chef même de la <i>fantasia</i>, ancien
+compagnon d’Abd-el-Kader, disait à Lavigerie :
+« Jadis, j’ai fait parler la poudre contre la France
+lors de la conquête du pays, aujourd’hui je la
+fais parler pour fêter la conquête que la France
+a faite de tous les cœurs. » Un autre cheick
+ajoutait : « La première fois que je t’ai vu, je te
+prenais pour un marabout comme les autres. Mais
+à présent, je vois que tu pourrais, à toi seul, faire
+tourner la moitié du monde. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_180" href="#FNanchor_180"><span class="label">[180]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 249.</p>
+</div>
+<p>La moitié du monde, peut-être, et nous verrons
+bientôt l’action européenne qu’exerceront les campagnes
+antiesclavagistes du cardinal Lavigerie.
+Mais ce qui ne tournait pas à son gré, hélas ! c’était,
+à Paris, la girouette parlementaire. Il apprenait,
+en 1876, que dans le prochain exercice français des
+crédits affectés au diocèse d’Alger devaient
+être diminués de moitié. On lui supprimait
+209 000 francs. D’un coup d’œil, il mesura les
+ruines que cette disette pécuniaire entraînerait ;
+beaucoup de ses espoirs s’effondraient. Cette disgrâce
+même ressemblait à un avertissement. Il
+constatait que chacun de ses villages chrétiens
+coûtait des centaines de mille francs pour trois
+cents habitants. « C’est bien cher, disait-il, et il
+faut qu’une mission soit bien riche pour pouvoir
+en faire plusieurs. C’est donc là une exception,
+ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut
+ainsi arriver à convertir un pays, ce n’est pas chose
+pratique<a id="FNanchor_181" href="#Footnote_181" class="fnanchor">[181]</a>. » Peu à peu son œuvre africaine
+allait prendre le pas sur son œuvre algérienne,
+et c’est en portant ses regards plus loin qu’il continuerait
+de se sentir le maître des lendemains.
+« En France, tout semble finir, écrivait-il mélancoliquement
+au sujet de la situation politique ; dans
+l’immense Afrique au contraire, tout commence,
+et nos missions sont en même temps l’œuvre et le
+gage de l’avenir. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_181" href="#FNanchor_181"><span class="label">[181]</span></a> <i>La Société des missionnaires d’Afrique</i>, p. 28.</p>
+</div>
+<p>Tout avait commencé par des martyres. Trois
+Pères Blancs, Paulmier, Menoret, Bouchaud,
+s’étaient mis en route pour Tombouctou, en
+décembre 1875, « avec l’ordre et la résolution de
+s’établir définitivement dans la capitale du Soudan,
+ou d’y laisser leur vie pour l’amour de la croix. »
+Une fois au Soudan, il était décidé qu’ils rachèteraient
+de jeunes esclaves noirs, qui peut-être, élevés
+par l’archevêque, deviendraient plus tard des médecins,
+pour le salut de leurs peuples ; et Lavigerie
+caressait l’espoir « que parmi ces enfants se trouverait
+quelque grande âme, puissante et bonne,
+et que cette âme, un jour, suffirait à allumer de
+proche en proche, chez des peuples courbés sous
+tant de maux, l’incendie qui finirait par consumer
+l’esclavage, cause unique de tous leurs genres
+d’abaissements. » Lavigerie, hélas ! dans les premiers
+mois de 1876, n’avait pas vu survenir les
+convois d’enfants attendus, mais d’angoissantes
+rumeurs qui annonçaient que les Touareg du
+Sud avaient massacré les trois missionnaires ; « ces
+pauvres enfants, gémissait-il, c’est moi qui suis la
+cause de leur mort », et le gouvernement général
+interdisait qu’on recommençât des expéditions
+semblables, par cette route néfaste. Mais les Pères
+Blancs, eux, étaient tous prêts à recommencer,
+à partir, par cette route ou par une autre, pour
+remplacer leurs premiers martyrs. « Tous veulent
+partir pour le Sahara, écrivait Lavigerie, afin de
+ne pas manquer l’occasion, parce que, dans ce
+moment, la guerre sainte y est déclarée. Mais je
+m’oppose à un si beau geste, avec la prudence du
+vieux hibou qui sait que le monde ne se fait ni ne
+se défait en un jour. »</p>
+
+<p>Il n’avait fait patienter leur zèle que pour lui
+préparer un champ plus vaste encore. Léopold II,
+roi des Belges, fondait en 1876 l’<i>Association
+internationale pour l’exploration de l’Afrique</i> :
+toutes les nations policées étaient conviées, par
+le discours royal, à ouvrir à la civilisation la seule
+partie du globe où elle n’eût pas encore pénétré.
+« Que fera l’Église ? que doit-elle faire ? » méditait
+anxieusement Lavigerie<a id="FNanchor_182" href="#Footnote_182" class="fnanchor">[182]</a>. Il constatait que
+l’Association faisait abstraction de toute religion,
+mais elle traçait des voies, elle ouvrait des portes ;
+par ces voies, par ces portes, il fallait que l’Évangile
+passât, pénétrât, s’installât. De tous côtés,
+sur le littoral, des missions chrétiennes cernaient
+« la pauvre race de Cham » : allait-on laisser explorateurs
+et marchands s’enfoncer au centre du continent
+noir, sans que l’Église elle-même avançât ?
+Lavigerie voulait présider à cette avance, et, d’un
+geste, lancer ses Pères Blancs, qui piétinaient
+et s’impatientaient. La France politique chicanait
+à son archevêché d’Alger quelques miettes budgétaires ;
+il songeait à démissionner, à n’être plus
+qu’un prélat missionnaire, l’apôtre de l’Afrique.
+Les Pères Blancs, au 1<sup>er</sup> janvier 1877, étaient avertis
+de son projet de démission ; mais Pie IX, pressenti,
+lui ordonnait d’y renoncer<a id="FNanchor_183" href="#Footnote_183" class="fnanchor">[183]</a>. Il conserverait
+donc l’archevêché d’Alger, quitte à s’adjoindre,
+un an plus tard, un coadjuteur. Il le conserverait,
+malgré le vote du Conseil général, où les voix
+françaises, prévalant sur les voix musulmanes,
+décidaient la suppression de tous les crédits accordés
+à des congrégations religieuses sur le budget
+de l’Assistance publique. Mais voyant le Pape,
+en janvier 1878, il l’entretenait du centre de
+l’Afrique, et de Tunis, et de Sainte-Anne de Jérusalem, — trois
+projets nouveaux dont un seul eût
+suffi pour remplir une fin de vie, et même une vie
+tout entière.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_182" href="#FNanchor_182"><span class="label">[182]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>,
+II, p. 22 et suiv.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_183" href="#FNanchor_183"><span class="label">[183]</span></a> Correspondance entre Lavigerie et la Propagande, dans
+<span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 370-371.</p>
+</div>
+<p>Quelques mois encore, et la mort allait libérer
+Pie IX de son long calice de tristesses, sans cesse
+rempli, sans cesse alourdi, par l’hostilité des puissances
+politiques. Ces foules ferventes, qui depuis
+1870 saluaient en sa personne un autre Pierre-ès-liens,
+lui parlaient sans cesse, dans leurs assidus
+pèlerinages, d’évêques persécutés, de congrégations
+chassées, de projets de loi qui, sous le nom
+de liberté, déguisaient des oppressions. Chaque
+jour s’accentuait le contraste entre l’idéal de société
+chrétienne qu’avaient dessiné ses enseignements
+pontificaux, et les mœurs politiques de
+l’Europe et de l’Amérique. Et le malheur des
+temps voulait que ses frères de l’épiscopat affluassent
+auprès de ses douleurs pour lui dire les
+leurs et tenter d’être consolés.</p>
+
+<p>Mais Lavigerie, s’agenouillant devant Pie IX,
+le 21 juillet 1877, n’apportait, lui, ni doléances, ni
+gémissements, et montrait au pape trois nouveaux
+domaines qu’il voulait, par ses Pères Blancs,
+ouvrir à l’Église de Rome.</p>
+
+<p>La Tunisie d’abord. Deux ans plus tôt, Lavigerie,
+visitant à Carthage la colline de Byrsa où saint
+Louis était mort, s’était vu entouré d’enfants arabes
+qui lui demandaient l’aumône, pour l’amour de
+Dieu et de saint Louis. Ces Arabes, en leur cœur,
+se souvenaient donc du roi de France ? De par un
+traité secret entre le bey Hussein-Pacha et le consul
+général Matthieu de Lesseps, la France était devenue
+propriétaire de ce terrain au moment même
+où Charles X perdait son trône. Elle s’était crue
+quitte en faisant édifier, sous la monarchie de
+Juillet, une médiocre chapelle, pouvant contenir
+une cinquantaine de personnes. L’humble sanctuaire,
+tel quel, avait joué son petit rôle ; le bey
+de Tunis, Achmet, aimait à dire que la miséricorde
+et la vérité s’y rencontraient, que la justice et
+la paix s’y embrassaient ; et lorsqu’un jour de 1843
+une famille d’esclaves, fuyant les mauvais traitements
+d’un maître, était venue chercher asile dans
+cette chapelle auprès du « santo sultan » des Français,
+le bey avait déclaré : cette famille sera libre,
+et désormais tout enfant qui naîtra de parents
+esclaves sera libre<a id="FNanchor_184" href="#Footnote_184" class="fnanchor">[184]</a>. Un prêtre de France, l’abbé
+Bourgade, était venu s’installer là, comme aumônier :
+quelque temps durant, avec le concours de
+sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, il avait
+essayé de donner une vie à ce sanctuaire, de faire
+prospérer, aux alentours, un collège Saint-Louis,
+un petit hôpital Saint-Louis ; mais après sa rentrée
+en France, dans les premières années du second
+Empire, la chapelle, l’enclos, étaient rapidement
+tombés dans un état de « délaissement navrant »<a id="FNanchor_185" href="#Footnote_185" class="fnanchor">[185]</a> ;
+et la statue même devant laquelle s’égrenaient,
+une fois l’an seulement, les prières liturgiques,
+se trouvait être, par une singulière erreur, une
+effigie de Charles V, roi de France, baptisée du
+nom de saint Louis<a id="FNanchor_186" href="#Footnote_186" class="fnanchor">[186]</a>. La générale Chanzy souffrait
+d’une telle abdication de la France chrétienne ;
+et Lavigerie avait résolu d’y mettre un terme.
+Secondé par Roustan, consul général de France,
+et par l’appui de Pie IX, il avait obtenu, dès 1875,
+que le vicariat apostolique de Tunisie, confié
+aux Capucins italiens, autorisât deux Pères Blancs
+à s’installer sur cette colline : le pouvoir Romain
+avait ainsi posé les premières assises de l’installation
+de la France à Carthage, et Lavigerie, tout de
+suite, avait fait quêter, en France, pour que sur
+cette historique colline s’élevât un jour une basilique,
+commémoratrice des souvenirs<a id="FNanchor_187" href="#Footnote_187" class="fnanchor">[187]</a>. D’opportunes
+acquisitions de terres l’avaient, en 1876,
+rendu maître de tout le plateau de l’ancienne acropole
+carthaginoise, où il rêvait d’établir un jour
+un collège français ; et, faisant un pas de plus, au
+début de juillet 1877, il était venu à Tunis. Il
+était pleine nuit quand il approchait des portes,
+elles étaient closes : le factionnaire tunisien, dont
+le <i>qui vive</i> demeurait sans écho, était sur le point
+de tirer, quand une voix lui cria, à temps, que c’était
+le grand marabout des roumis.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_184" href="#FNanchor_184"><span class="label">[184]</span></a> <span class="sc">Bourgade</span>, <i>Soirées de Carthage ou dialogues entre un
+prêtre catholique, un muphti et un cadi</i>, p. 3 (Paris, Lecoffre,
+1851).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_185" href="#FNanchor_185"><span class="label">[185]</span></a> Paul <span class="sc">Gabent</span>, <i>Un oublié, l’abbé Bourgade</i> (Auch, imprimerie
+centrale 1905).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_186" href="#FNanchor_186"><span class="label">[186]</span></a> On trouvera dans l’<i>Essai iconographique sur saint Louis</i>,
+par Gaston <span class="sc">Le breton</span> (Paris, Jules Martin, 1880), la curieuse
+histoire de cette statue de Charles V : enlevée au portail de
+l’ancienne église des Célestins de Paris pendant la Révolution,
+elle fut portée au dépôt des Petits-Augustins et cataloguée sous
+le nom de Louis IX ; au retour des Bourbons, elle servit de
+modèle pour figurer saint Louis. Je dois à l’obligeance du
+savant Père Delattre et de M. Alfred Merlin ces précieuses
+explications.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_187" href="#FNanchor_187"><span class="label">[187]</span></a> Voir au t. II des <i>Œuvres choisies</i>, p. 357-378, la lettre de
+Lavigerie aux Pères Blancs, installés sur les ruines de Carthage.</p>
+</div>
+<p>Ce grand marabout s’était hâté de voir le Bey,
+la colonie européenne ; il avait constaté qu’Italiens
+et Maltais, qui tous ensemble étaient une cinquantaine
+de mille, réduisaient à l’effacement la
+minuscule population française, qui ne dépassait
+pas deux milliers d’âmes. Mais des centaines d’indigènes,
+affluant vers lui de toute la Tunisie, venant
+coucher sur le seuil de sa demeure, venant lui
+réclamer leur dîner, lui avaient attesté tout ce
+que pourrait, là encore, la charité, mise au service
+de l’influence catholique et française. La précaire
+Église tunisienne n’avait pas, jusqu’ici, les ressources
+nécessaires pour révéler vraiment à l’Islam
+la bienfaisance chrétienne. Lavigerie voulait que
+cette révélation s’accomplît par des générosités
+françaises. Ayant ainsi laissé l’impression fugitive
+d’une souveraineté nouvelle, magnifique et généreuse,
+et s’étant senti plus souverain, sur cette
+terre musulmane, en face de ces prêtres italiens,
+qu’il ne l’était dans sa métropole d’Alger, il commençait
+à songer : « Pourquoi la France ne mettrait-elle
+pas un écu sur chaque motte de terre où
+l’Italie met un homme ? » Il rêvait de voir un jour
+Tunis, sous les auspices de la France, devenir
+pour ses missions comme une façon de capitale
+où jeunes Arabes, jeunes Berbères, jeunes nègres,
+vivraient à proximité du Christ. Lavigerie, naviguant
+vers Rome, portait à Pie IX toutes les
+visions, tous les songes d’avenir, qu’il emportait
+de la Tunisie ; et déjà sur ses lèvres le nom de Carthage,
+cessant de désigner une ruine, signifiait
+une ambition.</p>
+
+<p>Puis, un autre nom historique succédait : celui
+de Jérusalem. Là aussi, il lui paraissait que Rome,
+et la France, et ses Pères Blancs, pouvaient, en
+collaborant, faire une grande œuvre. La France
+possédait là, depuis 1857, le sanctuaire de Sainte-Anne,
+élevé, d’après la tradition, au lieu même où
+était née la Vierge Marie. Le patriarche italien
+n’avait jamais voulu qu’une congrégation française
+s’y installât. Mettez-y vos Pères Blancs,
+quand même, disait à Lavigerie le duc Decazes.
+Le duc connaissait Lavigerie, et la nuance de joie
+qu’il éprouverait à lutter pour les prérogatives
+françaises contre la nation dont Pie IX se plaignait ;
+et Lavigerie venait dire à Pie IX qu’il
+était tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze
+Pères Blancs<a id="FNanchor_188" href="#Footnote_188" class="fnanchor">[188]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_188" href="#FNanchor_188"><span class="label">[188]</span></a> L’histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem,
+est retracée, avec beaucoup d’érudition, dans une longue lettre
+de Lavigerie à l’évêque de Vannes, reproduite au t. II des
+<i>Œuvres choisies</i>, p. 271-356.</p>
+</div>
+<p>Mais il insistait, surtout, sur une troisième route
+où il voulait engager ses Pères Blancs et qui ne les
+acheminerait pas, celle-là, vers quelque métropole
+historique, mais vers la mystérieuse barbarie de
+l’Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que
+l’Association internationale pour l’exploration de
+l’Afrique n’avait pas mis la croix sur son drapeau ;
+que derrière elle, déjà, le protestantisme était en
+marche ; que les sections anglaise, allemande et
+américaine de l’Association n’étaient composées
+que de protestants, et que l’Église romaine risquait
+d’être devancée, si elle ne se hâtait.</p>
+
+<p>Pie IX ému consultait la congrégation de la
+Propagande, les divers chefs de missions : l’appel
+de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente
+nécessité. « Quel spectacle plein de grandeur,
+insistait Lavigerie le 2 janvier 1878 dans une lettre
+au cardinal Franchi : un pape prisonnier dans son
+palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu’à
+ce jour inaccessible de l’Afrique, avec la
+mission hautement donnée d’y détruire l’esclavage.
+Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande
+croisade de foi et d’humanité, qui annoncerait
+la création d’une armée d’apôtres prêts à marcher
+à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres
+fils de Cham, serait l’une des plus grandes choses
+de ce siècle et même de l’histoire de l’Église. » L’argent,
+expliqua-t-il, on le trouverait, pourvu que le
+pape dît un mot, auprès des deux grandes œuvres
+de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance ;
+et puis, « avec la foi, selon la promesse du Christ,
+on transporte les montagnes, les montagnes d’or
+comme les autres ». Quant aux hommes, Pie IX
+avait sous les yeux une supplique de cinquante
+Pères Blancs qui ne demandaient qu’un signe pour
+aller à l’assaut du continent noir.</p>
+
+<p>Ce signe s’esquissait à Rome au début de février
+1878, au moment même où Pie IX se mourait ;
+l’organisation des missions de l’Afrique équatoriale
+sous la haute direction de Lavigerie, sous
+la direction immédiate des Pères Livinhac et
+Pascal, était d’ores et déjà, dans les bureaux de
+la Propagande, chose décidée. Un nouveau pape,
+le 24 février, ratifiait et publiait cette décision ;
+il avait nom Léon XIII. Être pape depuis quatre
+jours, et recevoir, comme cadeau de joyeux avènement,
+tout un monde à convertir, toute une besogne
+civilisatrice à accomplir, passionnante pour
+l’humanité tout entière, c’est là une bonne fortune
+dont un Léon XIII sait gré à un Lavigerie. Tout
+de suite leurs imaginations s’accordèrent, leurs
+ambitions se comprirent, leurs audaces s’additionnèrent ;
+et, quatorze ans durant, les plus glorieux
+épisodes de l’histoire de l’Église, victoires sur le
+paganisme, victoires sur l’esclavagisme africain,
+victoires sur les archaïsmes politiques, seront le
+fruit de leur collaboration.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c15">CHAPITRE III<br>
+<span class="small">LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM
+ET SUR L’ÉQUATEUR : LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE</span></h2>
+
+
+<h3>I. — <span class="i">Les premières missions des Pères Blancs
+dans l’Afrique équatoriale.</span></h3>
+
+<p>Lavigerie, en dix ans, dans son archidiocèse
+d’Alger, avait construit quarante-neuf lieux de
+culte, établi onze congrégations, dépensé pour les
+besoins de ses ouailles huit millions huit cent
+soixante-dix mille francs. On l’avait, sans cesse,
+senti préoccupé d’enseigner à la France le bon
+usage de l’Algérie, et de chercher dans l’histoire
+du passé, dans des initiatives scolaires, dans des
+initiatives charitables, l’amorce d’un contact entre
+les populations musulmanes et les assises chrétiennes
+de la civilisation française ; et il lui avait
+plu d’être salué comme « le premier colon de l’Algérie ».
+Il fut souvent, pour les gouverneurs successifs,
+le conseiller des heures difficiles, un conseiller
+qui savait encourager, réconforter. « Je vous
+plains, madame, disait-il à la femme de l’un d’entre
+eux. Depuis que je suis archevêque d’Alger, je
+n’ai point vu une femme de gouverneur qui ne
+soit venue dans mon cabinet pour y pleurer<a id="FNanchor_189" href="#Footnote_189" class="fnanchor">[189]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_189" href="#FNanchor_189"><span class="label">[189]</span></a> <span class="sc">Cambon</span>, <i>le Gouvernement général de l’Algérie</i>, p. 258
+(Paris, Champion, 1922).</p>
+</div>
+<p>En 1878, l’époque était proche où il allait avoir
+deux capitales : à côté d’Alger, sa métropole
+concordataire, où parfois il se sentait inquiété,
+gêné, par la politique religieuse de la République,
+Carthage, bientôt, lui sera comme une seconde
+métropole, dans laquelle on le verra, avec une souveraine
+aisance, collaborer avec le Quai d’Orsay
+pour le prestige extérieur de la France. Une biographie
+détaillée de Lavigerie, à partir de 1878
+et même un peu plus tôt, exigerait un regard prolongé
+sur les archives des Affaires étrangères : là
+seulement, on pourrait suivre, au jour le jour, la
+collaboration, parfois paradoxale d’apparence,
+entre cet homme d’Église et un État qui déjà se
+qualifiait de laïque, mais qui n’admettait pas que
+les effervescences d’anticléricalisme fussent autre
+chose que des scènes de ménage, entre Français,
+dans l’enceinte de la France.</p>
+
+<p>Le premier confident à qui Lavigerie fit connaître,
+en février 1878, la création par Rome des
+missions de l’Afrique équatoriale, confiées aux
+Pères Blancs, fut le ministre des Affaires étrangères.
+« Évêque français de l’Afrique, disait-il, je n’ai
+pas cru pouvoir rester indifférent à une œuvre
+si considérable de civilisation, qui intéresse également
+l’humanité, la science et la religion. J’ai
+pensé qu’il serait avantageux pour la France d’être
+représentée, dans ces vastes régions encore mystérieuses,
+non pas seulement par des pionniers
+isolés, comme les autres peuples, mais par une corporation
+qui pourra donner à son action civilisatrice
+et scientifique la suite, la durée, l’étendue,
+qui la rendent puissante. Dix prêtres de la Société
+des missionnaires, dont je suis le supérieur, se
+préparent à partir très prochainement en avant-garde
+pour Zanzibar. » Tous les termes sont ici
+pesés ; ce n’est pas l’archevêque d’Alger qui parle,
+mais, comme eussent dit les légistes, le supérieur
+d’une congrégation. Une congrégation, c’est une
+force, où la communauté des disciplines, et des
+souffrances, et des mérites, et des ambitions, ajoute
+à chaque énergie individuelle la poussée de l’énergie
+collective : pour cette organisation d’Église, qui
+là-bas représentera la France, Lavigerie demandera
+au ministère une recommandation près de nos
+consuls, un passage gratuit sur nos paquebots.</p>
+
+<p>L’esprit dont s’animaient les Pères Blancs
+répondait pleinement à celui de leur chef : « Une
+autre pensée, écrivait le P. Deniaud, se mêle dans
+nos cœurs à celles de la foi : la pensée de la France.
+C’est pour elle aussi que nous allons travailler.
+Nous sommes les premiers Français qui, envoyés
+par notre évêque, Français comme nous, allons
+porter sa langue et son influence dans les profondeurs
+africaines. D’autres nous suivront un jour,
+et cette route pacifique que nous allons tracer,
+où peut-être nous laisserons nos tombes, sera poursuivie
+par les conquérants pacifiques de notre
+France. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne l’ont
+précédée ; elle ne pouvait manquer plus longtemps
+à ce grand rendez-vous de l’humanité et de la civilisation<a id="FNanchor_190" href="#Footnote_190" class="fnanchor">[190]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_190" href="#FNanchor_190"><span class="label">[190]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 101.</p>
+</div>
+<p>D’avance, entre ces dix, la distribution des terroirs
+et des âmes était faite. Cinq d’entre eux, le
+P. Livinhac en tête, devaient s’occuper de la région
+du Nyanza ; les cinq autres, le P. Pascal en tête,
+de celle du Tanganyika. Des instructions de Lavigerie,
+qu’ils emportaient avec eux, leur disaient,
+en formules incisives : « Dans vos souffrances, songez
+au triomphe des martyrs ; sans cela vous ne
+serez que des voyageurs vulgaires, et, comme je
+vous l’ai dit quelquefois, des Robinsons, au lieu
+d’être des hommes de Dieu… Pour une si grande
+œuvre, il faut avoir assez de foi pour demander des
+miracles. De la foi, beaucoup de foi, c’est tout
+ce qu’il faut pour les obtenir. » Tel était leur viatique
+spirituel ; et pensant, d’autre part, à « nos
+pauvres barbares civilisés de France et d’Europe »,
+Lavigerie disait à ses Pères Blancs l’honneur
+et l’avantage que pourrait retirer l’Église s’ils
+trouvaient l’occasion, sous ces latitudes équatoriales,
+de cultiver un peu les sciences naturelles
+et de fournir quelques renseignements aux sociétés
+savantes. Seize siècles plus tôt, cette question :
+A-t-on le droit de courir au martyre, de le rechercher ?
+avait déchiré les chrétientés africaines ; la
+solution de bon sens et d’humilité que lui avait
+alors donnée l’Église de Rome trouvait un écho
+sous la plume de Lavigerie, lorsqu’il écrivait :
+« Plutôt changer de direction si le pays de Nyanza
+est redoutable aux voyageurs. »</p>
+
+<p>Les Dix, partis de Marseille le 21 avril, étaient
+à Zanzibar en juin. Le P. Charmetant et le P. Deniaud
+les avaient précédés. A eux deux, faisant
+l’office de fourriers, ils avaient commencé d’organiser
+les troupes de porteurs nègres qui devraient
+les escorter, et d’hommes armés qui devraient
+les défendre ; ils avaient rassemblé les innombrables
+objets qu’une pareille caravane devait
+emporter avec elle pour les offrir, comme droits
+de péage, aux petits souverains dont on traverserait
+le territoire ; c’était un véritable capharnaüm,
+où resplendissaient de somptueux habits de cérémonie,
+achetés au Temple, et destinés à parer les
+courtisans des roitelets nègres, ou les roitelets
+eux-mêmes. Car dans ces régions où la terrible
+mouche tsé-tsé tuait les animaux domestiques,
+où les principicules sauvages ne connaissaient aucune
+monnaie d’échange, il fallait traîner avec soi
+un véritable bazar ambulant, qui exigeait de nombreuses
+épaules humaines.</p>
+
+<p>Avant de quitter Zanzibar pour s’enfoncer dans
+la meurtrière Afrique, les Dix recevaient des
+lettres de Lavigerie, qui leur disait : Je prie pour
+vous à Rome, je vais prier pour vous au Saint-Sépulcre.
+L’équipe destinée au Tanganyika, bientôt
+réduite à quatre par la mort du P. Pascal, ne devait
+arriver à destination qu’en janvier 1879 ; il fallut
+six mois de marche encore aux cinq apôtres de
+l’Ouganda pour qu’ils fussent au but. Sans rien
+perdre de ce don d’ubiquité qui la fixait presque
+simultanément à Rome et à Jérusalem, à Alger
+et à Tunis, à Paris et aux Grands Lacs, c’est dans
+cette dernière région que la pensée de Lavigerie
+s’attardait alors avec le plus de tendresse. Elle suivait
+ses fils, aventureusement expédiés ; elle cherchait,
+parmi les petits clercs de son séminaire, les
+recrues qui pourraient un jour, là-bas, remplacer
+les martyrs.</p>
+
+<p>J’ai soif, j’ai soif, criait-il au vendredi-saint
+de 1879, dans un discours tout haletant : il répétait
+ce cri suppliant du Christ en croix, le commentait,
+conjurait ses auditeurs d’avoir soif des âmes.
+La première caravane cheminait encore, que déjà
+la seconde se préparait<a id="FNanchor_191" href="#Footnote_191" class="fnanchor">[191]</a>. Les lettres qu’il adressait
+à Paris, à la procure des Pères Blancs, s’occupaient
+des moindres détails du nouveau bazar
+qu’il y avait à acheter, à encaisser, à transporter.
+Comme escorte armée, pour cette seconde caravane,
+il voulait d’anciens zouaves pontificaux : Charmetant
+fut envoyé à Bruxelles, pour en trouver. Et
+l’imagination débridée de Lavigerie voyait en eux
+les fondateurs éventuels d’un royaume chrétien
+au centre de l’Afrique équatoriale, qui deviendrait
+très puissant, probablement en peu de temps.
+Ce serait un chapitre nouveau s’ajoutant, sous les
+regards du dix-neuvième siècle finissant, à l’histoire
+des royautés jadis fondées par l’Église aux marches
+de la civilisation chrétienne ; et Lavigerie semblait
+impatient, déjà, de mettre ce chapitre au net, avant
+même que le brouillon n’en eût été ratifié dans le
+plan divin.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_191" href="#FNanchor_191"><span class="label">[191]</span></a> Voir <i>Journal de voyage des missionnaires d’Alger aux
+Grands Lacs de l’Afrique équatoriale</i> (Alger, Jourdan, 1879).</p>
+</div>
+<p>Il rédigeait, pour l’apostolat de l’Afrique centrale,
+des instructions nouvelles : ne pas élever
+à l’européenne les petits nègres, non plus que
+Pierre et Paul n’avaient voulu transformer en
+Hébreux les petits Romains, non plus qu’Irénée
+n’avait voulu transformer en Grecs les petits
+Lyonnais ; ne pas baptiser les nègres, sauf le cas
+de mort, sans qu’ils eussent été postulants depuis
+deux ans. Le 2 juin 1879, à Notre-Dame d’Afrique,
+Lavigerie armait chevaliers quatre Belges et deux
+Écossais, anciens zouaves pontificaux ; en chape
+rouge et or, au pied de l’autel, il leur donnait
+l’épée, l’accolade. Et le soir, dans la chaire de sa
+cathédrale, il commentait leur imminent départ, — le
+départ des douze Pères ou Frères missionnaires
+dont ils allaient être les protecteurs. « Les voici
+qui viennent, s’écriait-il, ces conquérants pacifiques !
+Zanzibar, tu les as vus s’enfoncer dans les
+plaines brûlantes, franchir les montagnes inhospitalières
+qui s’élèvent en face de tes rivages. Tu
+vas les revoir encore, n’ayant pour arme que leur
+croix, pour ambition que de porter la vie dans cet
+empire de la mort<a id="FNanchor_192" href="#Footnote_192" class="fnanchor">[192]</a>. » Lavigerie les chargeait,
+au nom du Saint-Siège, d’être, pour les populations
+qu’ils allaient aborder, des prédicateurs de
+délivrance. « Dites-leur, à ces peuples nouveaux,
+que ce Jésus dont vous leur montrerez la croix
+est mort entre ses bras pour porter toutes les libertés
+au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal,
+la liberté des peuples contre le joug de la tyrannie,
+la liberté des consciences contre le joug des persécuteurs,
+la liberté du corps contre le joug de l’esclavage. »
+Et son geste de bénédiction s’élevait sur
+ces missionnaires en partance, « au nom de Pierre
+qui, captif dans la personne de Léon, préparait
+le dernier coup porté à l’esclavage moderne, au
+sein même de cette Rome où Paul prisonnier
+portait le premier coup à l’antique servitude. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_192" href="#FNanchor_192"><span class="label">[192]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 77.</p>
+</div>
+<p>Quelques minutes encore, il parlait, regrettant
+que ses forces lui interdissent de partir avec eux,
+d’être là-bas le sacrificateur, à cet autel où leur
+sang viendrait peut-être se mêler au sang de
+l’Agneau. Puis, descendant de chaire, il allait,
+devant l’autel, s’agenouiller à leurs pieds, et les
+baisait ; et tous les autres Pères, tous les novices,
+tous les hommes présents, faisaient de même ;
+le célèbre discours de Fénelon sur la fête de l’Épiphanie
+recevait ainsi, dans cette cathédrale, une
+sorte de sanction liturgique. Un an plus tard,
+hélas ! huit de ces partants, missionnaires ou
+zouaves, avaient déjà succombé à la fièvre et semé
+de leurs tombes la route des Grands Lacs. Tout
+autre que Lavigerie se fût peut-être découragé ;
+mais ces catastrophes mêmes étaient, pour lui,
+un motif de s’acharner.</p>
+
+<p>Il chargeait le Père Deguerry de remonter le
+Haut-Nil pour y trouver, éventuellement, une
+nouvelle route vers l’Ouganda. Et sans même
+attendre le fruit de cette exploration, il préparait
+une troisième caravane qui allait, avant la fin
+de 1880, gagner Zanzibar. « Nous jurons ensemble,
+la Société missionnaire et moi, proclamait-il devant
+ce troisième contingent d’apôtres, nous
+jurons de mourir tous jusqu’au dernier, plutôt
+que d’abandonner ces missions de l’Équateur. »
+Et tous ces Pères Blancs, tous leurs novices, juraient
+avec lui. Un Breton, ancien zouave de Lamoricière
+et de Charette, le capitaine Joubert,
+était de l’expédition ; il n’avait pu, naguère, sauver
+le royaume du Pape ; il allait peut-être, en Afrique,
+donner au Pape un royaume. Car de plus en plus
+vastes étaient les ambitions territoriales de Lavigerie :
+à Kabele et au Haut-Congo, la Propagande
+venait de créer pour ses Pères Blancs deux nouveaux
+vicariats. Le Père Charbonnier, récemment
+nommé Supérieur général, régnait désormais, de
+son observatoire de Maison Carrée, sur quatre
+champs de mission.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c16">II. — <span class="i">Lavigerie à Jérusalem :
+la France institutrice des clergés d’Orient.</span></h3>
+
+<p>Cependant, à Sainte-Anne de Jérusalem, s’effaçant
+discrètement et se morfondant un peu,
+quelques Pères Blancs, conformément aux consignes
+de Lavigerie, se considéraient comme
+députés par la France et par l’Église pour prier
+en faveur du monde chrétien et de la pauvre
+Afrique en particulier. Lavigerie, en juin 1878,
+à l’heure même où ses premiers missionnaires
+commençaient à cheminer de Zanzibar aux Grands
+Lacs, avait fait une apparition à Jérusalem<a id="FNanchor_193" href="#Footnote_193" class="fnanchor">[193]</a> :
+le consul Patrimonio, officiellement, lui avait remis
+les clefs de Sainte-Anne. Les instructions qu’emportaient
+d’Alger à Jérusalem, à l’automne de
+cette même année, trois Pères Blancs et un Frère,
+et les lettres successives que Lavigerie leur adressait,
+leur prescrivaient d’accepter, pour l’instant,
+une vie monotone, de la prendre comme un second
+noviciat, d’étudier, d’attendre, d’être humbles,
+petits, modestes, de façon à ne pas surexciter,
+au Patriarcat ou à la Custodie, les susceptibilités
+italiennes. On avait pensé, d’abord, à faire de
+Sainte-Anne un institut d’études bibliques ; mais
+au bout de quelques mois, des enfants s’étaient
+présentés, aspirant, dans ce sanctuaire ressuscité,
+au rôle biblique d’Éliacin. De ce jour-là, une
+pensée, qui déjà flottait dans l’esprit de Lavigerie,
+s’éclaira d’un trait de lumière : tous ces enfants
+de chœur, il fallait qu’ils fussent, non pas de rite
+latin, mais de rite oriental, et que les Pères Blancs,
+s’orientalisant eux-mêmes dans la mesure du possible,
+s’acheminassent vers l’ouverture d’une école
+apostolique où seraient formés des prêtres pour les
+diverses chrétientés indigènes unies à l’Église
+romaine ; et bientôt le patriarche grec-melchite,
+rendant visite aux Pères Blancs, souhaitait lui-même
+cette fondation.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_193" href="#FNanchor_193"><span class="label">[193]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 265-269.</p>
+</div>
+<p>Il fallait faire accepter l’idée à Paris, la faire
+accepter à Rome : de part et d’autre, de graves
+obstacles surgissaient. Dans le Paris politique de
+1880, de quel œil verrait-on l’établissement d’un
+séminaire ecclésiastique dans des locaux qui demeuraient
+propriété de la France, avec le concours
+pécuniaire de la France ? Et que dirait, à Rome,
+d’un projet aussi décisif, la congrégation de la
+Propagande, où certaines influences tenaces continuaient,
+au contraire, de lutter pour la latinisation
+des Orientaux, pour l’éviction discrète et
+progressive de leurs rites indigènes ? Mais à Paris,
+il y avait Gambetta ; à Rome, il y avait Léon XIII :
+avec ces deux appuis, Lavigerie devait vaincre.</p>
+
+<p>Lavigerie s’en venait dire à Gambetta qu’à la
+demande de certaines notabilités musulmanes de
+Jérusalem, les Pères Blancs venaient d’ouvrir à
+Sainte-Anne une école secondaire où les petits
+musulmans apprenaient notre langue : Gambetta
+disait bravo, et intéressait au projet Barthélemy
+Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères.
+Lavigerie, en mars 1881, écrivait à celui-ci, qu’« à
+côté de cette école externe, il y aurait grand
+avantage à établir à Sainte-Anne une école normale
+d’instituteurs français, choisis de tous les
+points de l’Orient, et destinés eux-mêmes à aller
+fonder des écoles françaises dans leur pays respectifs. »</p>
+
+<p>En présence d’une telle suggestion, comment
+Barthélemy Saint-Hilaire eût-il pu n’être pas
+propice ? « Je m’attends, continuait le prélat, à
+trouver opposition parmi les missionnaires italiens,
+qui partout font maintenant à l’action française
+une guerre acharnée. » Et ce pronostic
+même ne pouvait que piquer au jeu un homme
+d’État du quai d’Orsay. Ayant ainsi préparé le
+terrain, l’adroit épistolier continuait : « Il y a
+lieu de compter avec l’esprit oriental qui n’admet
+aucune œuvre vitale que sous une forme religieuse.
+Parler dans ce pays d’institution purement laïque
+serait une chose impossible. Aussi donnerai-je
+simplement à notre École normale le nom d’École
+apostolique ; et comme le clergé tout entier, même
+le clergé oriental, peut se marier dans ces régions
+et y exercer toutes sortes d’états, rien n’empêcherait
+que ceux des instituteurs formés par
+nous qui le voudraient reçussent plus tard le sacerdoce
+dans leurs rites respectifs. » Lavigerie faisait
+ainsi merveille, quand il le voulait, pour présenter
+le fait religieux aux susceptibilités laïques. Il
+pouvait, à ses heures, être cassant et véhément,
+mais toujours à bon escient et jamais avec maladresse ;
+son intelligence, son goût de manier les
+hommes, son amour du succès le portaient, plutôt,
+à vouloir assouplir les contours d’une idée, amortir
+les angles d’un projet, pour rendre cette idée, ce
+projet, plus accessible, plus acceptable, à certains
+esprits distants ou prévenus, dont l’assentiment
+était pourtant nécessaire. Barthélemy Saint-Hilaire
+fut conquis, Gambetta donna son appui,
+et quatre-vingt-dix mille francs furent votés pour
+l’ouverture de ce qu’on appela, au Palais-Bourbon,
+le collège français de Sainte-Anne.</p>
+
+<p>A peine ce vote enlevé, Lavigerie était à Rome ;
+il voyait Léon XIII, et les autorités de la Propagande ;
+il se prévalait de ses anciennes expériences
+de directeur de l’œuvre des Écoles d’Orient pour
+soutenir que l’un des plus grands obstacles qui
+écartaient de Rome les schismatiques orientaux
+était la frayeur du latinisme. Il pensait donc
+travailler pour la réunion des Églises, en demandant
+l’autorisation de faire de Sainte-Anne un
+séminaire grec-melchite où le rite oriental serait
+en vigueur : il augurait qu’à la faveur d’une telle
+éducation les jeunes pupilles de Sainte-Anne
+seraient un jour des agents efficaces pour la conversion
+de l’Orient. Il insistait, en novembre,
+dans une lettre au cardinal préfet de la Propagande ;
+et celui-ci faisait savoir, en mars 1882, que son
+projet répondait aux vœux de la Congrégation.</p>
+
+<p>Sous le nom de Collège français, l’institution de
+Sainte-Anne avait des subsides de Paris ; sous le
+nom de séminaire oriental, elle avait l’approbation
+de Rome ; elle pouvait aussitôt s’ouvrir.</p>
+
+<p>L’esprit de déférence pour les rites indigènes,
+représenté par Lavigerie, avait définitivement
+prévalu, à Rome, sur l’esprit de latinisation, et
+Léon XIII, déjà soucieux de multiplier les ponts
+entre le Saint-Siège et les églises séparées, apprenait
+bientôt avec une joie confiante l’accueil que
+faisaient à cette fondation les évêques orientaux.
+Le séminaire restera vide, murmuraient les derniers
+latinisants. Lavigerie pourra faire savoir à
+Rome, au bout de trois ans, qu’avec soixante-deux
+élèves le séminaire était plein<a id="FNanchor_194" href="#Footnote_194" class="fnanchor">[194]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_194" href="#FNanchor_194"><span class="label">[194]</span></a> Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’étude spéciale que
+nous avons consacrée à Lavigerie et au séminaire de Sainte-Anne
+dans notre livre <i>Les Nations apôtres, vieille France, jeune
+Allemagne</i> (Paris, Perrin, 1903).</p>
+</div>
+<p>Il se plaisait à cette pensée qu’il y avait là désormais,
+dans Jérusalem, une sorte de centre d’unité
+catholique, où la diversité même des rites scellerait
+la généreuse fraternité des âmes. Ce prêtre
+aimait à se pencher sur des ruines pour y retrouver
+des éléments de vie. Au centre de l’Afrique,
+esclavagiste et polygame, parfois anthropophage,
+c’étaient les ruines, particulièrement tragiques,
+de ce que le Dieu de la Genèse avait mis de grandeur
+et de dignité dans les âmes humaines ; en ces
+Lieux-Saints où le Christ était venu fonder un bercail, — et
+un seul, — c’étaient les ruines de la
+primordiale unité des âmes chrétiennes ; et plus
+près du regard de Lavigerie, enfin, dans cette
+Tunisie où déjà, grâce à lui, la France avait pris
+pied sur la colline de Carthage, c’étaient les ruines
+d’une antique chrétienté qui, comme celle de l’Algérie,
+avait été d’abord ravagée par les Vandales,
+et puis balayée par l’Islam.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c17">III. — <span class="i">Lavigerie devancier de la France
+et conseiller de la France en Tunisie.</span></h3>
+
+<p>Que pouvaient, en cette Tunisie, pour les besoins
+religieux de la population européenne, déjà
+nombreuse, déjà éparse, une quinzaine de Capucins
+italiens ? Que pouvaient-ils, surtout, pour
+hâter la rencontre entre les détresses islamiques
+et la charité chrétienne ? Lavigerie, dès 1875,
+s’inspirant de ses ambitions patriotiques non moins
+que de son désir d’action religieuse, avait suggéré
+au ministère des Affaires étrangères que les Français
+devraient entrer en Tunisie « loyalement, non
+en conquérants, mais en vue d’une politique de
+protectorat ». Voyant que cette entrée tardait,
+il se sentait tout prêt à prendre les devants. — « Je
+suis disposé, disait-il dès 1879 à notre consul
+Roustan, à me charger, avec mes missionnaires,
+du service religieux de la Tunisie », et il jetait des
+jalons, à cet effet, auprès de la Propagande.</p>
+
+<p>Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de
+Roustan, un résultat qui serait un triomphe nouveau
+pour votre politique : celui d’annexer officiellement,
+au point de vue religieux, la Tunisie à
+l’Algérie française, et de pouvoir y créer librement,
+par ce moyen, tous les établissements, écoles,
+hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors titulaire
+du Quai d’Orsay, Lavigerie l’entretenait de
+la nécessité pour la France de prendre pied en
+Tunisie. L’Angleterre et l’Allemagne étaient consentantes :
+elles avaient fait à la France des
+avances, au congrès de Berlin<a id="FNanchor_195" href="#Footnote_195" class="fnanchor">[195]</a> : pourquoi tarder
+à les accepter ? Sans plus attendre, Lavigerie s’installait
+lui-même, sur l’historique colline de Carthage,
+dans une bien humble maison arabe qu’il
+avait acquise d’un dentiste. Au printemps et à la
+fin de l’automne de 1880, il y faisait deux séjours
+prolongés, surveillant les travaux du collège Saint-Louis,
+acquérant à la Marsa, pour l’entretien de
+ses futures œuvres tunisiennes, un immense domaine
+où, l’année d’après, il allait planter la vigne.
+Le « premier colon de l’Algérie » allait être le
+premier viticulteur de la Tunisie. Et cette maisonnette,
+d’où planaient et débordaient ses rêves,
+devenait le quartier général d’où la France religieuse,
+désireuse de faire pénétrer le Christ en
+Tunisie, aiderait la France politique à y pénétrer
+avec lui<a id="FNanchor_196" href="#Footnote_196" class="fnanchor">[196]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_195" href="#FNanchor_195"><span class="label">[195]</span></a> Voir René <span class="sc">Valet</span>, <i>L’Afrique du Nord devant le parlement
+au dix-neuvième siècle</i>, p. 158-163.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_196" href="#FNanchor_196"><span class="label">[196]</span></a> Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son établissement
+en Tunisie, les influences religieuses, voir P. H. X.,
+<i>La Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines</i>,
+p. 452-453 (Paris, Plon, 1891).</p>
+</div>
+<p>Allait-on assister, après vingt et un siècles, à
+un nouveau duel entre Rome et Carthage ? On
+eût pu le croire, en lisant les virulentes attaques
+d’une partie de la presse italienne contre l’archevêque
+d’Alger. Nul ne savait, comme lui, transformer
+les souvenirs historiques en instruments
+de conquête. « Eh bien, monseigneur, que disent
+les ombres d’Annibal et d’Amilcar ? » Ainsi l’avait
+accueilli Pie IX treize ans plus tôt, quelques mois
+après sa nomination en Algérie. Pie IX le connaissait
+bien ; il savait que Lavigerie aimait écouter
+parler les morts, et les faire parler. Ce seul nom de
+Carthage était pour lui d’une magnifique éloquence ;
+pourquoi donc le royaume d’Italie empêcherait-il
+Carthage de régner, là où déjà, jadis,
+elle avait régné<a id="FNanchor_197" href="#Footnote_197" class="fnanchor">[197]</a> ?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_197" href="#FNanchor_197"><span class="label">[197]</span></a> L’Italie, lisait-on dans la préface du recueil de discours
+de Jules Ferry, publié par Rambaud, sous le titre : <i>Affaires de
+Tunisie</i> (Paris, Hetzel, 1882), est « une puissance jeune,
+remuante, exigeante envers la fortune qui lui a prodigué les
+plus hautes faveurs, hantée par les grands souvenirs, les
+grands noms et les grands rêves. Elle est à Rome, il lui
+siérait d’être à Carthage. Pourquoi ? Parce que c’est Carthage ».
+Sur le mécontentement italien, voir René <span class="sc">Valet</span>, <i>op.
+cit.</i>, p. 163-168 et 202-203, et l’article anonyme de M. André
+<span class="sc">Lebon</span> sur <i>les Préliminaires du traité du Bardo</i>. (<i>Annales de
+l’École libre des sciences politiques</i>, 1893.)</p>
+</div>
+<p>Au nom de la Rome papale en même temps
+qu’au nom de la France, Lavigerie travaillait
+pour cet avènement. Autour de lui il fouillait les
+mémoires humaines, et faisait fouiller, au-dessous
+de lui, les alluvions, cette mémoire de la terre.
+Les vieux Arabes lui disaient que ce Bou Saïd,
+honoré dans une mosquée du même nom en face
+de Carthage, n’était autre que le saint roi Louis
+devenu musulman, paraît-il, à son lit de mort, à la
+suite d’une apparition du Prophète. Lavigerie
+recueillait cette légende : elle profanait, assurément,
+la gloire du saint roi « roumi » ; mais elle la
+montrait, pourtant, se perpétuant dans les imaginations
+tunisiennes : n’était-ce pas un motif,
+pour la France, de n’être pas plus longtemps
+absente ? Le P. Delattre, par des explorations
+méthodiques, exhumait de la colline même de
+Carthage les débris des civilisations successives ;
+il interrogeait ces ruines dont déjà Chateaubriand
+disait qu’elles n’avaient rien de bien conservé,
+mais qu’elles occupaient un espace considérable<a id="FNanchor_198" href="#Footnote_198" class="fnanchor">[198]</a> ;
+il ramassait pieusement toutes ces épaves, jadis
+dédaignées, sans doute, par les Pisans, lorsque il
+Carthage était pour eux comme la carrière où ils
+venaient chercher les pierres du dôme de Pise.
+Sous les yeux de Lavigerie se formait tout un musée
+d’archéologie chrétienne ; en voyant ces inscriptions,
+en voyant ces lampes qui portaient parfois
+l’emblème du Christ vainqueur, Lavigerie écrivait
+à Xavier Charmes pour demander au ministère
+de l’Instruction publique l’établissement d’une
+mission archéologique à Carthage<a id="FNanchor_199" href="#Footnote_199" class="fnanchor">[199]</a>. Le langage
+des pierres, le langage des objets sacrés qu’on recueillait,
+aidaient l’Église à raviver la physionomie
+de Carthage chrétienne : pourquoi donc cette
+Carthage ne redeviendrait-elle pas, en Afrique, la
+messagère de Rome ?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_198" href="#FNanchor_198"><span class="label">[198]</span></a> <span class="sc">Chateaubriand</span>, <i>Itinéraire de Paris à Jérusalem</i>,
+7<sup>e</sup> partie (<i>Œuvres complètes</i>, éd. Garnier, V, p. 454. Paris,
+1859).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_199" href="#FNanchor_199"><span class="label">[199]</span></a> Voir la lettre qu’il écrivait à Wallon, secrétaire perpétuel
+de l’Académie des inscriptions, sur, le même sujet (<i>Œuvres
+choisies</i>, II, p. 397-451).</p>
+</div>
+<p>Lorsque au printemps de 1881 Lavigerie, après
+quatre mois de séjour, s’éloigna de Carthage,
+l’expédition de Tunisie, dont en janvier 1879
+Gambetta avait repoussé l’idée, était bien près
+d’être résolue<a id="FNanchor_200" href="#Footnote_200" class="fnanchor">[200]</a>. Un entretien décisif du baron
+de Courcel, directeur des affaires politiques, achevait
+de mordre sur l’esprit de Gambetta<a id="FNanchor_201" href="#Footnote_201" class="fnanchor">[201]</a>, à qui
+Lavigerie avait, par l’intermédiaire de Charmetant,
+fait transmettre un long rapport. Pour préparer
+l’expédition, le capitaine Sandherr, qui allait,
+vingt ans durant, jouer un rôle d’élite dans le
+« service des renseignements » du ministère de la
+Guerre, se faisait renseigner par Lavigerie et par
+les Pères Blancs sur l’état d’esprit des indigènes
+tunisiens<a id="FNanchor_202" href="#Footnote_202" class="fnanchor">[202]</a>. « Les Pères Blancs, écrivait-il à Lavigerie,
+sont les Français les plus patriotes et les
+plus désintéressés que j’aie l’honneur de connaître. »
+Lavigerie, d’ailleurs, correspondait directement
+avec le ministère de la Guerre, signalant
+l’agitation qui grossissait parmi les 50 000 Kabyles,
+les rumeurs circulant sur les marchés arabes,
+d’après lesquelles la France « ne viendrait jamais
+à bout du bey de Tunis », les sourdes manœuvres
+qui se préparaient au Maroc contre la France, avec
+l’appui de l’Allemagne, et la grosse imprudence
+qu’on avait commise en remplaçant, en Kabylie,
+tous les administrateurs militaires par des administrateurs
+civils, « uniquement pour obéir aux
+politiciens de la rue ». Pour être renseignée, pour
+mûrir et préciser ses décisions, la France de Gambetta
+s’adressait à cet archevêque, collaborait
+avec lui. « Un homme essentiellement politique,
+non un persécuteur : la passion philosophique ou
+théologique lui est certainement inconnue » : c’est
+ainsi que Lavigerie jugeait Gambetta, et l’expédition
+de Tunisie résulta de leurs échanges de
+vues.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_200" href="#FNanchor_200"><span class="label">[200]</span></a> Sur les évolutions d’esprit de Gambetta au sujet de l’expédition
+tunisienne, voir baronne <span class="sc">de Billing</span>, <i>Le Baron Robert
+de Billing, vie, notes, correspondance</i>, p. 395-396 (Paris, Savine).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_201" href="#FNanchor_201"><span class="label">[201]</span></a> <span class="sc">Hanotaux</span>, <i>Histoire de la France contemporaine</i> (1871-1900) :
+IV, <i>La République parlementaire</i>, p. 650-651 (Paris,
+Furne).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_202" href="#FNanchor_202"><span class="label">[202]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Correspondant</i>, 10 mars 1912, p. 843.</p>
+</div>
+<p>Étrange aveuglement des partis politiques !
+Cinquante et un ans plus tôt, lorsque la France
+des Bourbons avait rendu à notre pays ce suprême
+service, de lui donner l’Algérie, les libéraux de
+l’époque déclaraient que le vrai motif de la guerre
+contre le Dey était de préparer nos troupes à faire
+le coup de feu contre les Parisiens ! Aujourd’hui
+que la France républicaine ouvrait à l’Église de
+France et à l’Église romaine un nouveau domaine
+d’action, on voyait les conservateurs catholiques
+s’unir aux partis radicaux pour protester contre
+l’expédition tunisienne<a id="FNanchor_203" href="#Footnote_203" class="fnanchor">[203]</a>. Lavigerie passait outre,
+haussant ses robustes épaules.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_203" href="#FNanchor_203"><span class="label">[203]</span></a> Sur l’exploitation électorale de nos difficultés tunisiennes
+par l’opposition, voir <span class="sc">Leroy-Baulieu</span>, <i>Revue politique et
+littéraire</i>, 13 août 1881, et <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 210-211.</p>
+</div>
+<p>La convention du 12 mai 1881, connue sous le
+nom de traité du Bardo, établit en Tunisie le protectorat
+de la France. « Plaise à Dieu, écrivait
+Lavigerie au clergé d’Alger, que ce triomphe de
+la France soit le triomphe définitif de la civilisation
+chrétienne dans ces pays barbares ! » Le Saint-Siège,
+dès le 28 juin, le nommait administrateur
+du vicariat apostolique de Tunisie<a id="FNanchor_204" href="#Footnote_204" class="fnanchor">[204]</a> : c’était une
+façon sommaire, éminemment efficace, de ratifier,
+en face des susceptibilités italiennes, l’installation
+en terre tunisienne du sacerdoce français. On
+tenait compte, d’ailleurs, de ces susceptibilités,
+en décidant que les Capucins italiens garderaient
+leurs églises, sous l’autorité d’un supérieur, qui
+aurait le titre de préfet apostolique, et qui, comme
+Lavigerie, dépendrait de la congrégation de la
+Propagande ; et c’est seulement en 1891 que Lavigerie
+les fera définitivement s’éloigner, d’accord
+avec le Saint-Siège.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_204" href="#FNanchor_204"><span class="label">[204]</span></a> Texte du bref dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 382-384.
+Quelques semaines plus tôt, à la Chambre italienne, le
+député Massari avait parlé des résistances qu’opposait le Saint-Siège
+aux efforts du gouvernement français pour faire nommer
+à Tunis, en remplacement de Mgr Suter, un moine français
+(<span class="sc">Chiala</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Pagine di storia contemporanea</i> ; fasc. <i>Tunisi</i>, p. 264,
+Turin, Roux, 1892).</p>
+</div>
+<p>Mgr Suter, le vieux Capucin italien qui depuis
+quarante ans était là-bas supérieur, vint lui-même
+remettre à Lavigerie, comme insigne de son autorité
+pastorale sur la Tunisie, l’étole qu’il avait
+reçue jadis de la reine Marie-Amélie. Le tête-à-tête
+fut émouvant. Lavigerie s’inclina devant le moine
+octogénaire en lui disant : « Placez l’étole, vous-même,
+sur mes épaules, et bénissez-moi. » Suter
+accepta : il allait bientôt s’effacer, avec une pension
+viagère de la France.</p>
+
+<p>« Il était grand temps, note le baron Robert de
+Billing, qu’un prélat éminent comme le cardinal
+Lavigerie vînt prendre dans ses mains vigoureuses
+le gouvernement de tous ces religieux, dont l’esprit
+de discipline et d’abnégation avait beaucoup
+souffert d’un trop long séjour, sans doute, loin de
+leurs communautés d’Europe<a id="FNanchor_205" href="#Footnote_205" class="fnanchor">[205]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_205" href="#FNanchor_205"><span class="label">[205]</span></a> <span class="sc">Billing</span>, <i>op. cit.</i>, p. 389.</p>
+</div>
+<p>Cinq millions de francs par an, voilà ce qu’il
+fallait à Lavigerie pour faire de la Tunisie un beau
+diocèse. Ses plans étaient faits : il voulait, sans
+trêve, une cathédrale et une seconde paroisse à
+Tunis, dix autres paroisses ailleurs, un grand et
+un petit séminaires, trente écoles, un pensionnat
+de jeunes filles. Il portait ce plan à Rome, dès le
+mois de juillet, le mettait sous les yeux du préfet
+de la Propagande, obtenait que son titre complet
+fût : « Administrateur de Carthage et de Tunis.
+Car l’Église antique de Carthage, expliquait-il,
+réveille les mémoires les plus touchantes et les
+plus saintes. » En août, il arrivait à Paris, pour
+organiser, au nom de Léon XIII, une quête nationale
+pour la Tunisie : « Tout me manque, criait
+Lavigerie aux catholiques de France ; si la faim
+fait sortir les loups du bois, elle en fait aussi sortir
+les pasteurs ; tout évêque voudrait posséder des
+trésors pour rendre à la prière ce lieu vénérable :
+Carthage. » Mais alors pesaient sur les catholiques
+de France certaines influences politiques dont neuf
+ans plus tard Léon XIII et Lavigerie devaient commencer
+à les affranchir ; et ces influences firent
+échouer l’appel de Lavigerie. La quête, dans tout le
+pays, ne rapporta que trois cent mille francs. L’expédition
+tunisienne était impopulaire dans les partis
+de droite comme dans ceux d’extrême gauche :
+Lavigerie avait sa part de cette impopularité.
+Gambetta, du moins, comprenait Lavigerie ; il
+savait les précieux renseignements que le prélat
+donnait au Quai d’Orsay sur les troubles de Tunisie,
+et sur les points où notre armée devait frapper
+pour y mettre un terme. « Je n’ai jamais été mieux
+renseigné sur les affaires de l’Algérie et de la
+Tunisie, disait un jour Gambetta, que par mes
+conversations avec le P. Charmetant », et il avait
+même chargé ce Père Blanc de s’informer si l’amiral
+de Gueydon consentirait à reprendre, éventuellement,
+le gouvernement de l’Algérie<a id="FNanchor_206" href="#Footnote_206" class="fnanchor">[206]</a>. Telle
+était la confiance qu’inspiraient au président de la
+Chambre des députés Lavigerie et ses collaborateurs.
+Consultez la liste du premier conseil de protectorat
+de la Tunisie : vous n’y trouvez pas le
+nom de Lavigerie ; il préfère rester à l’écart officiellement.
+« On peut m’y donner entrée par une disposition
+secrète, avait-il dit ; mais c’est tout »,
+et il avait d’ailleurs, de sa propre main, dressé
+le plan de ce conseil, où il voulait que fussent groupés
+tous les chefs de service. En fait, l’instigateur,
+le promoteur, l’organisateur, c’était Lavigerie : on
+le verra d’une façon limpide, décisive, lorsque
+M. l’abbé Tournier publiera les trouvailles d’archives
+sur lesquelles sa générosité de chercheur
+nous a permis de jeter les yeux, et lorsqu’on y
+lira tels mémoires que Lavigerie adressait à Gambetta
+« sur les personnalités à maintenir ou à
+écarter en Tunisie, ou sur le remboursement de la
+dette tunisienne ». L’idée de maintenir le gouvernement
+musulman du Bey trouvait en cet homme
+d’Église un acharné défenseur : « Vouloir substituer
+un gouvernement chrétien, écrivait-il, ce
+serait surexciter jusqu’à la folie les ardeurs du
+fanatisme. » « L’organisation tunisienne, telle que
+la comprend Monseigneur, est admise en principe »,
+signifiait à Charmetant Gambetta, devenu chef du
+grand ministère.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_206" href="#FNanchor_206"><span class="label">[206]</span></a> <span class="sc">D’Haussonville</span>, <i>La Colonisation officielle en Algérie</i>,
+p. 22 et suiv. (Paris, Lévy, 1883).</p>
+</div>
+<p>Lavigerie, dès lors, pouvait demander à Gambetta
+un budget des cultes pour la Tunisie : Gambetta
+prêterait l’oreille. Un jour, à l’issue d’une
+causerie, le prélat disait à l’homme d’État : « Merci,
+monsieur le ministre, mais l’anticléricalisme, qu’en
+faites-vous dans tout cela ? » Et Gambetta de répondre :
+« L’anticléricalisme, Monseigneur, c’est
+pour la France, mais ce n’est pas article d’exportation. »
+Gambetta admettait qu’en Tunisie la
+France protégeât le catholicisme et que le catholicisme,
+aussi, y protégeât la France.</p>
+
+<p>« On ne peut me laisser à moi seul, insistait
+Lavigerie, la charge d’entretenir à Tunis un clergé
+que j’ai mission de rallier à l’influence française.
+Si la France ne se hâte de prendre ce moyen tout-puissant
+d’action, les gouvernements rivaux s’en
+serviront contre elle. C’est contre elle que l’Angleterre
+se propose de rétribuer désormais les religieuses
+et prêtres anglo-saxons qui se trouvent en
+Tunisie. Si cet exemple est donné, je ne doute pas
+que, malgré ses embarras financiers, l’Italie le
+suive bientôt. Ces prêtres, recevant un traitement
+régulier de leurs gouvernements respectifs, constitueraient
+ici peu à peu un État dans l’État. La
+France le veut-elle ? Un autre inconvénient serait
+de les laisser vivre des aumônes de leurs nationaux,
+dont ils seraient ainsi amenés à embrasser le parti.
+La France le veut-elle ? Dans le premier cas, je me
+mettrai sérieusement à l’œuvre. Dans le second, je
+n’aurai qu’à m’abstenir, me contentant de délivrer
+le gouvernement, par ma présence en Tunisie, des
+embarras que lui causerait en ce moment un prélat
+italien ! »</p>
+
+<p>La conviction de Gambetta était faite, et les
+bureaux du ministère élaboraient des résolutions
+conformes, lorsque Gambetta tomba du pouvoir ;
+Freycinet, qui lui succéda au quai d’Orsay, ratifia
+ces résolutions, et tout de suite, sans avis des
+Chambres, préleva sur les crédits spéciaux du
+budget des cultes une somme de cinquante mille
+francs pour l’administration apostolique de Tunis.
+Une idée bientôt vint à Lavigerie : celle d’une
+grande loterie qui émettrait six millions de billets
+au profit des œuvres du Vicariat apostolique. Soit,
+répondit Freycinet, pourvu que le nom de l’archevêque,
+qui pourrait émouvoir l’anticléricalisme
+des Chambres, ne paraisse pas.</p>
+
+<p>Tandis qu’il recevait ainsi du gouvernement
+français un appui tout à la fois timide et efficace,
+Lavigerie, selon le désir de Léon XIII, allait faire
+de la Tunisie, provisoirement, sa résidence ordinaire,
+pour en commencer l’organisation.</p>
+
+<p>Quittant l’Algérie pour la Tunisie, en octobre
+1881, il faisait étape à Bône, où il venait
+d’acheter l’antique acropole qui s’était appelée
+Hippone, et dont saint Augustin, jadis, avait
+fait un point lumineux vers lequel se tournaient
+les yeux des chrétiens de l’Afrique et du monde ;
+il sacrait, là, l’évêque de Constantine, et commentait
+dans un discours la pose de la première pierre
+de la basilique d’Hippone, où solennellement il
+fêtera, cinq ans plus tard, le centenaire de la conversion
+d’Augustin. Il fallait que de nouveau le
+Christ régnât là où Augustin avait été son ministre.
+Et dès le lendemain les souffles de résurrection
+chrétienne qui planaient sur cette colline d’Hippone
+entraînaient Lavigerie vers l’autre acropole,
+celle de Carthage, où une autre chaire épiscopale
+illustre, celle de saint Cyprien, allait être relevée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c18">IV. — <span class="i">Le second acte de la conquête tunisienne.
+Promenade pacificatrice de Lavigerie.</span></h3>
+
+<p>« J’aurais voulu, disait plus tard le ministre
+Roustan, avoir ce prélat pour maître, j’aurais servi
+Richelieu. » Un Richelieu qui, dans ses visites pastorales,
+agissait comme un saint Vincent de Paul :
+tel était exactement Lavigerie. C’est la campagne
+de la charité après celle des armes, écrivait-il ;
+celle-là n’a qu’un but, celui de panser les blessures,
+demandant à tous, à quelque race qu’ils appartiennent,
+non pas ce qu’ils croient ou ce qu’ils
+aiment, mais ce qu’ils ont souffert. Français,
+Maltais, Italiens, Musulmans, Israélites, devenaient,
+tous ensemble, les clients de sa charité.
+« Tout le monde, sans distinction de culte et de
+nationalité, écrivait Gabriel Charmes, proclame
+ici sa grande liberté d’esprit, sa parfaite tolérance,
+son initiative féconde<a id="FNanchor_207" href="#Footnote_207" class="fnanchor">[207]</a>. » Secourir les pauvres,
+guérir les blessés, soigner les malades, aimer les
+Arabes comme « des frères et les enfants du même
+Dieu », telle était la méthode qu’il prescrivait à son
+nouveau clergé. Officiellement, sur un bateau de la
+marine française, il allait d’un port à l’autre, cherchant
+les misères, les secourant sur l’heure, ou les
+envoyant à ses congrégations de femmes qui s’installaient.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_207" href="#FNanchor_207"><span class="label">[207]</span></a> Gabriel <span class="sc">Charmes</span>, <i>La Tunisie et la Tripolitaine</i>, p. 129
+(Paris, Lévy, 1883).</p>
+</div>
+<p>Forgemol, Bréart, Saussier, Logerot, généraux
+de nos armées, avaient étalé, devant les populations
+bientôt soumises, un des aspects de la France :
+c’était un autre aspect, plus conquérant encore,
+qui se révélait à elles dans la personne de Lavigerie,
+débarquant fastueusement sous le pavillon de
+notre marine, pour des gestes d’amour, pour des
+paroles de paix. A Sfax, en janvier 1882, toute la
+population musulmane s’empressa vers lui, pour
+lui parler de dix millions de piastres qu’elle avait
+à payer dans les quarante-huit heures comme
+indemnité de guerre, et du péril que couraient, si
+Sfax se montrait insolvable, les chefs de famille
+détenus comme otages. Lavigerie fit savoir à ce
+flot populaire que c’est dans l’église qu’il donnerait
+audience. En dépit de leurs préventions musulmanes,
+tous s’engouffraient dans le sanctuaire
+chrétien : l’archevêque, vêtu de ses habits pontificaux,
+les attendait au pied de l’autel, les invitait
+au repentir, leur faisait jurer de ne plus reprendre
+les armes contre la France, leur promettait des
+délais de paiement. Les acclamations retentissaient,
+le qualifiaient de sauveur, de père ; elles se
+prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée ; elles
+se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de
+l’archevêque, le conduisant au bateau qui l’attendait,
+était traînée, poussée, presque portée par la
+foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes
+lui avaient suffi, dans une église, pour installer
+en ce coin de terre la souveraineté de la
+France : le prestige même de son sacerdoce avait
+servi d’assise à l’ascendant de son pays : que pouvaient
+faire, contre ce prêtre, la jalousie un peu
+mortifiée du consulat d’Angleterre, ou bien du
+consulat d’Italie ?</p>
+
+<p>Quelques années plus tôt, Maccio, consul d’Italie,
+avec quarante marins par lesquels il s’était fait
+rendre les honneurs militaires, était venu occuper
+son poste de consul « à son de trompe et dans
+l’appareil de la guerre<a id="FNanchor_208" href="#Footnote_208" class="fnanchor">[208]</a> ». Aujourd’hui son successeur
+Raybaudi, à demi intimidé par l’ascendant
+moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat :
+« Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce
+bien nous fait de mal ! » Non certes, ce bien ne faisait
+pas de mal aux Italiens nécessiteux qui, pour
+la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver,
+dans la maison récemment ouverte des Petites
+Sœurs des Pauvres, un asile pour leurs vieux
+jours ; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux
+colons venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient
+profiter de la prospérité économique bientôt
+créée par la France. Mais contre cette saillie du
+consul, comment Lavigerie eût-il protesté, puisqu’elle
+attestait le caractère définitif de l’installation
+française ? Une lettre de l’archevêque au cardinal
+préfet de la Propagande lui disait : « Militairement
+parlant, la conquête est achevée. » Votre
+Éminence, continuait-il, « me pardonnera, quoiqu’elle
+soit de la patrie de Scipion, de remplacer
+le <i lang="la" xml:lang="la">Delenda Carthago</i> par
+l’<i lang="la" xml:lang="la">Instauranda Carthago</i> ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_208" href="#FNanchor_208"><span class="label">[208]</span></a> <span class="sc">Charmes</span>, <i>op. cit.</i>, p. 285, note.</p>
+</div>
+<p>Non pas qu’il aspirât, comme les héros éponymes
+des villes antiques, à la vanité glorieuse d’être
+fondateur de cité ; mais Carthage relevée, c’était
+à ses yeux une revanche de l’idée chrétienne, succédant
+à des siècles d’effacement ; c’était le couronnement
+naturel de ces trois chapitres qu’il venait
+d’introduire en son catéchisme diocésain, sur
+l’Église d’Afrique, sur son histoire, sur ses saints.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c19">V. — <span class="i">Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique.</span></h3>
+
+<p>Si grande que fût cette œuvre, si lourd qu’en
+fût le fardeau, il avait l’œil ailleurs, sur tous les
+autres champs d’action où il avait mis son empreinte.
+Entre deux lettres au Quai d’Orsay sur
+la Tunisie, il publiait, dans les <i>Annales de la Propagation
+de la Foi</i>, des pages anxieuses, douloureuses,
+sur l’œuvre de l’Islam dans l’Afrique équatoriale.
+Ces pages mettaient sous les regards des États
+européens un immense péril. Ils entretenaient des
+missions tout autour du littoral africain, et l’Islam,
+animé depuis quelque temps d’une recrudescence
+de vie, était en train de devancer le christianisme
+parmi les populations nègres. Avec l’Islam se propageait,
+sous ces latitudes, un débordement de
+mœurs, que les vieux nègres de l’Ouganda étaient
+les premiers à dénoncer ; avec l’Islam se répandaient
+la traite des esclaves, et ses abominations
+homicides. Pourquoi le P. Deniaud, le P. Augier,
+l’ancien zouave pontifical d’Hoop, de la mission
+du Tanganyika, avaient-ils, le 4 mai 1881, été
+massacrés ? Parce qu’ils réclamaient à une tribu
+nègre, voisine de leur résidence, un petit esclave
+racheté, dûment payé, et que cette tribu prétendait
+conserver. Puisque les deux Pères Blancs et cet
+auxiliaire avaient payé de leur vie leur office de
+rédempteurs de noirs, leur souvenir même commandait
+que l’on s’obstinât à cette œuvre, plus
+tenacement que jamais.</p>
+
+<p>Lavigerie fortifiait ses postes ; il en créait un
+nouveau, à Tabora, pour servir d’intermédiaire
+entre les missions du Nyanza et celles du Tanganyika :
+il demandait à ses Pères Blancs des rapports
+détaillés, leur disant en souriant qu’ils
+n’avaient pas là-bas, comme on l’a quelquefois
+en France, l’excuse de l’heure de la poste. Freycinet,
+un jour, ouvrant une lettre de Lavigerie,
+et croyant y trouver des échos de Tunisie, eut une
+singulière surprise : un nouveau royaume s’offrait
+à la France, l’Ouganda, sur le bord du lac Nyanza.
+Lavigerie racontait une conversation du roi
+M’tésa avec le vicaire apostolique Livinhac : ce
+M’tésa, qu’il regardât au Nord, qu’il regardât au
+Sud, se sentait pris de peur : il lui semblait que
+ses États, encerclés entre les troupes du Madhi qui
+s’avançaient, et les forces musulmanes de la Sultanie
+de Zanzibar, étaient en péril ; et les missionnaires
+anglais qui l’entouraient, et qui s’efforçaient
+de le gagner au protestantisme, réussissaient
+surtout à le rendre défiant de l’Angleterre.
+Il avait prié Livinhac de lui obtenir le protectorat
+de la France ; et Lavigerie, sans tarder, en informait
+Freycinet. C’eût été la France s’installant au
+centre de l’Afrique, coupant à l’Angleterre la
+route du Cap au Caire. Mais quel accueil eût fait,
+à de pareils desseins, un Parlement qui déjà réputait
+trop aventureuse l’expédition tunisienne ?
+Freycinet jugea plus sage de ne les point envisager<a id="FNanchor_209" href="#Footnote_209" class="fnanchor">[209]</a>.
+A défaut de la France, l’Église romaine
+s’implantait dans l’Ouganda : la petite chrétienté
+dont le P. Livinhac était le chef allait se révéler,
+quelques années plus tard, comme un chef-d’œuvre
+d’évangélisation, et comme une merveille d’héroïsme.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_209" href="#FNanchor_209"><span class="label">[209]</span></a> Voir au sujet de ce refus de la France les regrets du
+général <span class="sc">Philebert</span> dans son livre : <i>le Partage de l’Afrique</i>, p. 28
+(Paris, Charles-Lavauzelle, 1897).</p>
+</div>
+<p>Tombouctou, aussi, la cité mystérieuse encore à
+laquelle le désert servait d’avenue, demeurait,
+sur l’horizon de Lavigerie, comme une provocante
+énigme ; et les routes du Sahara occidental ayant
+naguère été néfastes pour les premiers Pères
+blancs, c’est en partant de Ghadamès, à présent,
+que d’autres Pères Blancs songeaient à trouver
+l’accès du Soudan. Il y avait là un certain P. Richard,
+cavalier incomparable, parlant arabe au
+point de passer pour un Arabe, et dont les nomades
+disaient : C’est notre sultan. Il avait hâte, au lendemain
+du massacre de l’expédition Flatters, de
+s’enfoncer dans le désert avec deux autres Pères.
+Lavigerie temporisait, et finalement, en août 1881,
+les Pères étaient autorisés à partir ; quatre mois
+plus tard, ils étaient massacrés par quelques
+Touareg. Lavigerie, à cette nouvelle, rassemblant
+ses missionnaires dans sa chapelle de Carthage,
+chantait le <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i> pour remercier Dieu de ces
+nouveaux martyrs ; et ses chants alternaient avec
+ses larmes. Il commandait aux Pères Blancs de
+Ghadamès, à ceux de Tripoli, de se replier sur Alger,
+mais il ne pouvait consentir à perdre de vue le Soudan,
+et le <i>Bulletin des Missions</i>, au lendemain
+même de ce nouvel échec, reparlait de Tombouctou.</p>
+
+<p>Lavigerie était encore sous le poids de cette
+série de deuils, — deuils au Tanganyika, deuils au
+désert, — lorsqu’il apprit qu’au début de mars 1882
+le ministre Roustan, dont il admirait et aimait la
+fermeté d’attitude et l’intrépidité patriotique,
+s’éloignait de la Tunisie à la suite d’odieuses campagnes
+diffamatoires. Le ministère, à Paris, consultait
+Lavigerie pour savoir quel successeur
+donner à Roustan : cet homme d’Église devenait,
+de plus en plus, un informateur d’État. Paul Cambon,
+qui fut l’élu, lui écrivait : « Je ne connais rien
+du monde nouveau où je vais entrer. Je pourrai
+avoir recours à vos lumières, vous demander
+votre appui et vous donner mon concours. » Et
+par une allusion discrète à l’anticléricalisme français,
+Paul Cambon ajoutait : « Grâce à Dieu, nous
+ne serons pas gênés là-bas par des querelles qui, ici,
+rendent toutes choses difficiles. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c20">VI. — <span class="i">Lavigerie cardinal.</span></h3>
+
+<p>Entre le départ de Roustan et l’arrivée de Paul
+Cambon, quelques semaines s’écoulèrent où Lavigerie
+parut exercer l’interrègne, au nom de la
+France ; et ce fut au cours de cet interrègne, le
+19 mars, qu’il apprit que Léon XIII faisait de lui
+un cardinal. La pourpre, il l’aurait eue depuis
+longtemps, s’il avait en 1868 accepté d’être coadjuteur
+de Lyon. Mais ce qui faisait, pour lui, le prix
+de cette pourpre, c’était le sentiment qu’avec
+lui s’inaugurait une lignée cardinalice dont il
+allait être l’ancêtre : la lignée des cardinaux
+d’Afrique<a id="FNanchor_210" href="#Footnote_210" class="fnanchor">[210]</a>. Il semblait à Lavigerie que l’honneur
+fait à sa personne symbolisait un progrès
+de l’Église ; son entrée dans le Sacré Collège et la
+pénétration du Christ dans les profondeurs de
+l’Afrique lui apparaissaient comme deux faits
+connexes ; et cette pourpre attestait qu’après tant
+de siècles d’obscures souffrances l’Afrique chrétienne
+était redevenue une réalité, qu’elle était
+redevenue une force dans les conseils de l’Église.
+Avec son instinct quasi génial de grand cérémoniaire,
+il concerta lui-même les pompes de son élévation
+cardinalice. Il voulut que la calotte lui fût
+portée par le garde noble pontifical à Saint-Louis
+de Carthage, et que, pour l’entourer, la Maison
+Carrée envoyât ses Pères Blancs, et que Malte
+lui expédiât quelques-uns des noirs qu’il y faisait
+élever ; la fête ainsi préparée se déroula le
+16 avril 1882, dans un appareil de splendeur. « Vous
+direz à Léon XIII, disait-il au garde noble, que sous
+son grand pontificat vous avez vu le signe de la Rédemption
+couronner cette antique acropole comme
+un signe de résurrection et d’espérance<a id="FNanchor_211" href="#Footnote_211" class="fnanchor">[211]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_210" href="#FNanchor_210"><span class="label">[210]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 532.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_211" href="#FNanchor_211"><span class="label">[211]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 534.</p>
+</div>
+<p>Et le soir, lorsqu’il rentra à Tunis, il connut
+l’allégresse du triomphateur, porté jusqu’à sa
+cathédrale par une foule enthousiaste. Un mois
+après, à Paris, il recevait la barrette à l’Élysée
+et, dans le discours qu’il adressait à Jules Grévy
+traçait un éloquent portrait du missionnaire français,
+qui « compte parmi ses jours les plus fortunés,
+ceux où, en servant la religion et l’humanité, il
+peut servir et honorer le nom de la France<a id="FNanchor_212" href="#Footnote_212" class="fnanchor">[212]</a>. »
+« Me voilà un vrai patriarche, écrivait-il à sa vieille
+tante. Quelle vie je mène depuis quinze ans, et
+maintenant plus que jamais ! Qui eût dit à ma chère
+et pauvre mère que c’était la destinée de son fils,
+alors qu’il ne voulait être que curé de campagne ? »
+Il courait à Rome prendre le chapeau, naviguait
+vers Malte, pour baptiser et confirmer douze négrillons ;
+Malte le recevait comme un souverain.
+Le 5 septembre, enfin, sa pourpre apparaissait
+dans Alger, première étape de son apostolat
+d’Afrique, pépinière où mûrissait au jour le jour
+la vocation de ses Pères Blancs. Mais dans Alger
+pas de pompe ; la municipalité radicale avait décidé
+qu’aucun cortège extérieur ne devait entourer
+ou fêter ce prêtre ; l’idée laïque exigeait, paraît-il,
+que son contact avec son peuple s’enfermât entre
+les quatre murs d’un sanctuaire.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_212" href="#FNanchor_212"><span class="label">[212]</span></a> <i>Ibid.</i>, II, p. 538.</p>
+</div>
+<p>Les susceptibilités de cette idée nouvelle allaient,
+deux mois plus tard, se déchaîner dans l’enceinte
+même du Palais-Bourbon, contre Freycinet, en
+raison des cinquante mille francs qu’il avait alloués
+au clergé tunisien : il y eut heureusement une majorité
+pour voter l’ordre du jour pur et simple.
+Des voix s’étaient élevées, pour reprocher à Lavigerie
+ses fréquentes absences d’Alger ; il écrivait
+à M. Fallières, alors ministre des Cultes, une lettre
+éloquente sur le fruit de ces absences. « Depuis
+les frontières de l’Algérie, lui disait-il, jusqu’à
+celles des colonies anglaises et hollandaises du cap
+de Bonne-Espérance, tout le territoire intérieur
+de l’Afrique est désormais placé, au point de vue
+religieux, sous une autorité française. C’est là un
+résultat qui aura, pour le jour où la France croira
+devoir intervenir activement, elle aussi, dans les
+questions africaines, des conséquences heureuses
+et fécondes<a id="FNanchor_213" href="#Footnote_213" class="fnanchor">[213]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_213" href="#FNanchor_213"><span class="label">[213]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Correspondant</i>, 10 mars 1912, p. 849.</p>
+</div>
+<p>Alger n’était plus, à ses yeux, que « l’une des
+extrémités d’un vaste champ de charité et d’apostolat » ;
+il lui semblait que « de Tunis, grâce aux
+moyens de communication récemment établis »,
+il pourrait « plus aisément veiller sur tout l’ensemble
+de ses œuvres<a id="FNanchor_214" href="#Footnote_214" class="fnanchor">[214]</a> ». « Ma résidence ordinaire
+sera un peu sur les grands chemins », avait-il
+écrit, dès 1880, à Mgr Foulon.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_214" href="#FNanchor_214"><span class="label">[214]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 388.</p>
+</div>
+<p>Sous la houlette du cardinal, réinstallé à Carthage,
+le vicariat apostolique de Tunisie s’organisa.
+Les congrégations arrivaient, pour les besognes
+d’enseignement ou de charité, Dames de Sion et
+Sœurs du Bon-Secours, Frères des écoles chrétiennes
+et Sœurs missionnaires d’Afrique. Les
+œuvres scolaires qu’avaient commencées, avant
+l’arrivée de la France, les Frères des écoles chrétiennes
+et les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition,
+se développaient et se multipliaient. A l’instigation
+de Lavigerie, le livre de classe français
+se propageait en Tunisie ; une bibliothèque populaire
+s’ouvrait à Tunis. Le collège ouvert dans cette
+ville par Lavigerie commençait à recevoir les enfants
+des premières familles musulmanes, parmi
+lesquels un neveu du Bey. A l’époque même où la
+France politique soustrayait à toute influence
+d’Église le régime scolaire, il plaisait à Lavigerie
+que dans cette plus grande France qu’était la
+Tunisie, l’idée française eût pour citadelle les écoles
+fondées par l’Église, en face des écoles italiennes
+richement subventionnées par le Quirinal, et ouvertement
+athées. On verra bientôt, à Bizerte, de
+petites Maltaises se proclamer Françaises, de petits
+Italiens entonner des chants de Déroulède : ce
+seront les pupilles de Lavigerie. « La présence de
+ce cardinal vaut une armée », gémissait amèrement,
+dans la <i>Riforma</i>, un des publicistes de Crispi.
+Lavigerie ripostait aux hostilités italiennes en
+faisant quêter, dans les églises tunisiennes, pour
+les inondés du nord de l’Italie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c21">VII. — <span class="i">Le relèvement du siège de Carthage.</span></h3>
+
+<p>Il devait dire un jour : « J’ai plus fait en Tunisie
+en dix-huit mois qu’en dix-huit ans en Algérie. »
+Mais cet étonnant réalisateur, cet ouvrier d’histoire
+dont la sollicitude se dépensait, sans jamais
+s’y perdre, dans la profusion des détails, demeurait
+toujours insatisfait jusqu’à ce qu’il eût imaginé
+et accompli l’acte symbolique qui devait résumer
+son œuvre et captiver les imaginations définitivement
+soumises. Carthage relevée, tel était le symbole
+qu’il fallait à Lavigerie, pour qu’aux yeux de
+l’Église et de la France, de l’Islam et de l’Europe,
+l’œuvre tunisienne fût parachevée. Flaubert, voulant
+en 1858 ressusciter Carthage, avouait qu’il
+fallait être « fou et triplement frénétique », pour
+s’engouer d’un pareil rêve<a id="FNanchor_215" href="#Footnote_215" class="fnanchor">[215]</a> : ce rêve, Lavigerie le
+reprenait, mais en le mettant sous les auspices de
+l’Église séculaire. Un évêque lorrain du onzième
+siècle, devenu pape sous le nom de Léon IX, avait
+en 1053 jeté un regard sur les ruines de ce royaume
+qu’avait été, pour le Christ, la terre d’Afrique. Il
+n’y trouvait plus, à cette date, sous l’hégémonie
+de l’Islam, que cinq évêchés<a id="FNanchor_216" href="#Footnote_216" class="fnanchor">[216]</a>, et il écrivait : « Il
+est hors de doute, qu’après le pontife romain le
+premier archevêque et le grand métropolitain de
+toute l’Afrique est l’évêque de Carthage. Ce dernier
+ne peut être dépouillé, en faveur de quelque
+évêché d’Afrique que ce soit, de ce privilège qu’il
+a reçu du Saint Siège apostolique et romain, mais
+il le conservera jusqu’à la fin des siècles, et tant
+que le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera
+invoqué en Afrique, soit que Carthage reste abandonnée,
+soit qu’elle ressuscite un jour dans sa
+gloire. » On trouvait trace encore, sous Grégoire
+VII, en 1076, d’un archevêque de Carthage,
+et puis le nom disparaissait de l’histoire, mais
+continuait cependant, comme l’avait affirmé
+Léon IX en son hardi langage, de participer à
+l’immortalité même de l’Église.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_215" href="#FNanchor_215"><span class="label">[215]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 334-335.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_216" href="#FNanchor_216"><span class="label">[216]</span></a> <span class="sc">Toulotte</span>, <i>Géographie de l’Afrique chrétienne</i>, p. 98-99
+(Paris, Procure des Pères Blancs, 1894). — <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres
+choisies</i>, II, p. 458-482.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie, en avril 1883, étalait sous les regards
+de Léon XIII les volontés de Léon IX. D’avance
+il édifiait, dans son vignoble de la Marsa, le palais
+épiscopal de Carthage : en octobre 1883, ce palais
+était prêt ; il recevait, un jour de mai 1884, les
+deux fils aînés du bey, et l’un d’eux lui disait dans
+un toast : « C’est simple justice de laisser une véritable
+liberté à votre action bienfaisante. » D’avance
+il traçait les plans pour la construction de la future
+cathédrale de Saint-Louis ; il adressait un appel
+à tout ce qui restait en France de « fils des croisés »,
+à leur chef à tous, aussi, qui achevait de mourir
+hors de France, le comte de Chambord, fils de saint
+Louis ; en mai 1884, la première pierre se posait.
+Les deux volumes d’<i>Œuvres choisies</i> que publiait
+à cette date le cardinal étaient comme un long
+acte d’amour à l’endroit de cette Afrique sur laquelle
+sa houlette aspirait à planer et où ses Pères
+Blancs poussaient une pointe nouvelle en s’installant
+à Ghardaïa, dans le Mzab. Il voulait que
+ce fût à Carthage même que fussent proclamés,
+dans un synode de ses prêtres, les statuts de ce qui
+n’était encore que le vicariat apostolique de Tunisie.
+Il se plaisait à leur montrer, dans l’Algérie
+voisine, les trois cents églises où le Christ était
+adoré, des séminaires rappelant « les anciennes
+institutions épiscopales dont Augustin avait tracé
+la loi », et « plus de deux mille religieux et religieuses
+là où les vertus des vierges et des solitaires
+de l’ancienne Afrique embaumaient autrefois
+les déserts ». Et les prêtres qui l’écoutaient
+acclamaient « avec une allégresse extrême, <i lang="la" xml:lang="la">cum
+summa alacritate</i> », la requête cardinalice qui, au
+nom de Léon IX, avait imploré de Léon XIII la
+restauration du siège de Carthage.</p>
+
+<p>La requête arrivait à son heure. En cette
+année 1885, le ministre Mancini, malgré la judicieuse
+opposition du roi Humbert I<sup>er</sup>, venait
+d’allonger sur le riche patrimoine de la Propagande
+une main qui pouvait un jour devenir avide :
+il était permis de craindre que, possédant le temporel
+de cette congrégation romaine, les successeurs
+de Mancini ne voulussent un jour s’en servir
+pour régner sur l’apostolat universel. « Dans l’assujettissement
+de la Propagande, écrivait Lavigerie
+à Ferry, l’Italie voit une sorte de revanche ou de
+compensation à son impuissance coloniale », et il
+demandait au Quai d’Orsay de provoquer, auprès
+du cabinet de Rome, une protestation des divers
+gouvernements. L’acte de Mancini frappait
+Léon XIII au cœur : il lui paraissait indispensable
+au rayonnement de l’Église Romaine qu’elle apparût
+pleinement libre ; ancien administrateur des
+États Romains, son indépendance de cœur à l’endroit
+de l’État nouveau qui les avait rayés de la
+carte était une sécurité pour le monde chrétien.
+La troisième Rome voulait empiéter sur la Propagande,
+la Propagande allait répondre en relevant
+Carthage. Jules Ferry, qui s’intéressait passionnément
+à la question, mit un bateau, en mai, à la
+disposition de Lavigerie, pour qu’il s’en fût à
+Rome presser la décision. Le 28 juin, elle devenait
+publique, et Jules Ferry apprenait avec joie que la
+Tunisie devenait diocèse régulier, sous le titre
+d’archidiocèse de Carthage, uni, dans la personne
+de Lavigerie, à l’archidiocèse d’Alger.</p>
+
+<p>Moins de trois mois après, le 16 septembre, dans
+la chapelle Saint-Cyprien de Carthage, par un de
+ces synchronismes dont Lavigerie savait illuminer
+l’histoire, on célébrait, tout à la fois, le seize cent
+vingt-sixième anniversaire du martyre de Cyprien,
+et le sacre épiscopal du P. Livinhac, devenu, par
+un récent décret de la Propagande, vicaire apostolique
+de l’Ouganda. Toutes les splendeurs du Pontifical
+romain, dont s’accompagne le sacre d’un
+évêque, inauguraient ainsi le renouveau de gloire
+religieuse dont désormais bénéficiait Carthage : à
+peine cet archevêché était-il restauré que Lavigerie,
+conformément aux termes grandioses de
+Léon IX, faisait le geste de l’ériger en métropole de
+l’Afrique ; et lorsqu’en 1889 l’évêque de Malte, avec
+l’appui de l’Angleterre, tentera d’obtenir le titre
+de primat d’Afrique, Lavigerie s’insurgera, tempêtera,
+menacera le Saint-Siège de démissionner.</p>
+
+<p>Mais une question se posait : cet archevêché,
+comment le faire vivre ? La loterie tunisienne, dont
+Lavigerie avait espéré trois millions, avait mal
+réussi ; auprès d’un certain nombre de catholiques
+de France, la Tunisie était impopulaire, parce que
+Ferry l’était : ils boudaient à Lavigerie, au lieu de
+chercher, dans le spectacle des résurrections chrétiennes
+qui s’accomplissaient en Afrique, une consolation
+pour les attristants épisodes d’anticléricalisme
+qui depuis quatre ans s’étaient déroulés
+à l’ombre de leurs clochers. Il fallait pourtant que
+le nouveau diocèse de Tunis trouvât des ressources.
+Jules Ferry, tout d’abord, se donna l’honneur d’y
+pourvoir. « Il vous considère, écrivait à Lavigerie
+Paul Cambon, comme l’un des plus actifs et des
+plus puissants auxiliaires de la France du dehors.
+Il fera pour vous ce que vous voudrez. » Il fallait
+à Lavigerie un traitement pour vingt-cinq curés.
+Ferry, qui n’avait pas le droit de le prendre sur le
+budget des cultes, la Tunisie n’étant pas concordataire,
+les rémunéra comme aumôniers militaires. Il
+lui fallait des subventions pour ses écoles religieuses :
+Ferry, tout en admettant que Lavigerie en
+choisirait les maîtres et les maîtresses, les entretint
+comme écoles communales. Ainsi ressuscita l’Église
+de Carthage, par la collaboration de Lavigerie et
+de Jules Ferry. A la fin d’octobre 1884, l’archevêque
+fut à la mort : allait-il succomber, comme
+Moïse, au seuil de la terre promise ? Il se raffermit,
+et sa convalescence s’acheva, lorsque lui parvint,
+en novembre, la bulle officielle dans laquelle
+Léon XIII, érigeant Carthage en Église métropolitaine,
+glorifiait, tout à la fois, cette Église historique
+et l’homme sage et infatigable (<i lang="la" xml:lang="la">vir sapiens
+et impiger</i>) à qui elle était confiée.</p>
+
+<p>La pourpre romaine, trois cent soixante-seize ans
+plus tôt, resplendissant sur les épaules du cardinal
+Ximenès, encadrée par les troupes de Ferdinand
+le Catholique, s’était un instant montrée, sur les
+rivages d’Oran, comme messagère de l’Évangile
+et rédemptrice des captifs ; et puis elle avait dû
+s’effacer. Désormais, sur la carrure puissante de
+Lavigerie, elle s’étalait au grand soleil d’Afrique,
+accueillie par les populations, respectée par l’Europe
+politique, et cette pourpre n’était plus une
+vision éphémère, mais la parure de la hiérarchie
+restaurée.</p>
+
+<p>En ce même mois de novembre 1884, à Berlin,
+dans l’aréopage diplomatique où grandes et petites
+nations d’Europe se partageaient l’Afrique,
+Stanley, parlant devant une commission, prononçait
+avec respect le nom de Lavigerie ; et c’est en
+évoquant l’action apostolique de l’archevêque de
+Carthage que le baron de Courcel, qui représentait
+la France, obtenait, malgré l’ambassadeur de
+Turquie, que la conférence de Berlin reconnût
+expressément la liberté des missions et leur droit
+d’être protégées.</p>
+
+<p>C’étaient là, pour Lavigerie, de beaux rayons
+de soleil, que tout de suite des nuages vinrent
+offusquer. Il apprenait qu’en contraste avec les
+biais généreux imaginés par Jules Ferry, la commission
+du budget, au Palais-Bourbon, infligeait
+aux crédits habituels prévus pour l’archevêché
+d’Alger d’irréparables amputations. Sa pourpre
+et sa gloire, à la fin du printemps de 1885, se
+firent suppliantes, quémandeuses, dans les chaires
+de France. Il déclarait qu’il mourrait de fatigue
+sur les grands chemins, s’il le fallait, plutôt que de
+laisser son clergé mourir de faim. On a cru surtout
+frapper l’Église dans nos personnes, disait-il à la
+Madeleine, mais en réalité on a surtout frappé la
+France. Il quêtait lui-même, de rang en rang,
+demandant la charité pour l’amour de la France.
+Parlant à Saint-Sulpice, où les souvenirs de sa jeunesse
+ecclésiastique l’obsédaient, il rappelait ce
+mot du Psalmiste : « Moi aussi, j’ai été jeune et me
+voilà vieux !… Je ne puis, continuait-il, ajouter
+avec le Psalmiste que je n’ai pas vu le juste mendier
+son pain et celui de ses enfants. » Il pleurait,
+pleurait ; et son éloquence assurait à ses gestes
+de mendiant d’éclatantes victoires. Jules Ferry
+venait d’être renversé du pouvoir : dans le ministère
+Brisson qui lui avait succédé, Goblet détenait
+les cultes. Cette promenade cardinalice le gênait :
+il y mit un terme en faisant rétablir cent mille
+francs au chapitre budgétaire concernant les trois
+diocèses de l’Algérie. C’était un début de réparation,
+assez parcimonieux d’ailleurs.</p>
+
+<p>Pour l’instant, Lavigerie s’en contentait. En
+cet été de 1885 il aspirait à porter à Jérusalem,
+dans son école de Sainte-Anne, le prestige de la
+France et le programme qui s’esquissait, dans les
+conseils du Vatican, en vue de la réunion des
+Églises d’Orient ; il voulait qu’un bateau de l’État,
+officiellement, le menât dans le Levant ; il se montrerait
+aux Orientaux, au nom de sa patrie, au nom
+de Rome ; sa pourpre toute fraîche, d’un rayonnement
+si authentiquement français, aurait la joie
+de mettre l’empreinte de Rome sur la vie religieuse
+du Levant, comme sur celle de l’Afrique. Ferry
+se fût probablement enthousiasmé pour ce programme,
+mais que pouvait en penser Goblet, dans
+un cabinet Brisson ? Le bateau de l’État fut refusé,
+et pour une fois, — la première peut-être, — cette
+souveraineté tenace, invincible, qu’exerçait à la
+longue l’imagination de Lavigerie sur la rébellion
+des faits et des hommes, consentit à une abdication.
+Le grand dessein qu’il laissait ainsi s’évanouir sera
+repris et accompli par le cardinal Langénieux, neuf
+ans plus tard, sur l’ordre formel de Léon XIII<a id="FNanchor_217" href="#Footnote_217" class="fnanchor">[217]</a>,
+et le secrétaire de l’archevêque de Reims, dans ces
+assises palestiniennes tenues à Jérusalem, sera
+l’un des Pères Blancs du cardinal Lavigerie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_217" href="#FNanchor_217"><span class="label">[217]</span></a> Voir <span class="sc">Largent</span>, <i>Le cardinal Langénieux</i>, p, 195-254
+(Paris, Gabalda, 1911).</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c22">VIII. — <span class="i">La croix sous l’équateur :
+la « masse noire » des martyrs.
+Lavigerie dans son observatoire de Biskra.</span></h3>
+
+<p>Carthage d’ailleurs rappelait Lavigerie : tout le
+monde, là-bas, avait besoin de lui. Sa puissance
+était une bienfaisance. Des prêtres qui soignaient
+et secouraient les malades, des sœurs qui soulageaient
+la misère des femmes et des enfants, telle
+était la cour dont s’entourait cette souveraineté.
+Et lorsque des détracteurs l’accusaient à la tribune
+française de « poursuivre une œuvre de prosélytisme
+inacceptable », de « provoquer même », par ce
+prosélytisme, « des soulèvements et des
+attentats », de « préparer des vêpres tunisiennes »,
+il répondait qu’il ne faisait rien de plus que d’« aimer
+les musulmans, et de leur montrer qu’en les
+aimant ainsi il obéissait à une loi de charité supérieure
+à la leur ». Notre seule joie, disait-il, c’est,
+après tous nos sacrifices, d’entendre ces musulmans
+nous dire quelquefois : « Ah ! vraiment les
+chrétiens de France sont bons<a id="FNanchor_218" href="#Footnote_218" class="fnanchor">[218]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_218" href="#FNanchor_218"><span class="label">[218]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 522.</p>
+</div>
+<p>Son palais jouissait d’une sorte de droit d’asile :
+femmes persécutées, esclaves fugitives, favoris
+disgraciés de la cour beylicale, y trouvaient protection,
+sécurité. Les diplomates des diverses
+puissances se tenaient en rapport avec lui ; il avait
+des relations particulièrement suivies avec le
+consul d’Angleterre, avec Julius Eckardt, consul
+d’Allemagne, mais beaucoup plus distantes avec
+celui d’Espagne, qui avait un jour tenté de se
+mettre sur son chemin, avec celui d’Autriche, qui
+s’était contenté de lui faire une « visite en papier ».
+Lavigerie savait être susceptible, au nom de la
+France<a id="FNanchor_219" href="#Footnote_219" class="fnanchor">[219]</a>. Julius Eckardt nous parle longuement
+de lui dans ses Mémoires ; il s’y montre fasciné par
+la physionomie de cet archevêque, qu’il jugeait
+« extraordinairement majestueuse ». On prenait
+une leçon de politique, en regardant Lavigerie
+manier les colonies étrangères. La colonie maltaise,
+où il avait son banquier, lui obéissait : sur
+un mot de lui, en janvier 1884, on avait vu les
+représentants de cette colonie s’en aller saluer
+Paul Cambon, sous la conduite d’un capucin qui
+servait d’interprète. La colonie italienne, qui
+d’abord avait partagé les susceptibilités de ses
+consuls, s’apprivoisait lentement : « Lavigerie,
+écrit Julius Eckardt, savait si habilement ménager
+les côtés faibles des Italiens, qu’il apparaissait
+comme leur ami. » La supériorité notoire des écoles
+entretenues par le cardinal, la prépondérance économique
+qu’il devait à ses vignobles, cultivés par
+des centaines de travailleurs, donnaient à son prestige
+de nouvelles assises.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_219" href="#FNanchor_219"><span class="label">[219]</span></a> Julius v. <span class="sc">Eckardt</span>, <i lang="de" xml:lang="de">Lebenserinnerungen</i>, II, p. 173-175
+(Leipzig, Hirzel, 1910).</p>
+</div>
+<p>« A Tunis, lisait-on dans <i>l’Indépendant Tunisien</i>
+du 27 juin 1885, le voyageur n’est pas peu surpris
+d’entendre un sermon français devant un auditoire
+à peu près entièrement composé de Maltais
+et d’Italiens. On peut dire, sans exception aucune,
+que Lavigerie est le maître spirituel de la colonie
+étrangère sur ces rivages. Son ministère est tout-puissant
+pour calmer les irritations, pour déjouer
+les complots contre la France, pour maintenir dans
+l’obéissance et le devoir toutes ces populations
+dont une religion commune est le seul lien<a id="FNanchor_220" href="#Footnote_220" class="fnanchor">[220]</a>. »
+Malmusi, le consul d’Italie, observait que grâce
+au cardinal, l’Église, au moins en Tunisie, était
+traitée et respectée par la France comme une alliée
+de la cause française<a id="FNanchor_221" href="#Footnote_221" class="fnanchor">[221]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_220" href="#FNanchor_220"><span class="label">[220]</span></a> Cité dans <span class="sc">Pontois</span>, <i>les Odeurs de Tunis</i>, p. 337 (Paris,
+Savine).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_221" href="#FNanchor_221"><span class="label">[221]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 178.</p>
+</div>
+<p>Les intérêts politiques de la France exigeaient
+que cet archevêque fût là. Il disait nettement à
+Malmusi : « Votre prédécesseur Maccio est devenu,
+par son attitude, le véritable auteur du protectorat !
+Que vous suiviez son exemple, et le protectorat
+peut devenir une annexion. » Ce n’était là
+qu’un avertissement amical, nullement une menace,
+car nul n’était plus hostile que le cardinal
+à l’idée d’une annexion pure et simple de la Tunisie.
+Un jour le commandant du corps expéditionnaire,
+qui avait nom général Boulanger, s’enthousiasmait
+pour cette idée ; mais Paul Cambon, qui demeurait
+rebelle, se réjouissait de trouver, auprès du
+pouvoir public et de l’opinion française, un efficace
+appui dans la personne de Lavigerie, partisan
+décidé du protectorat.</p>
+
+<p>La sollicitude de Lavigerie pour l’Église tunisienne
+exigeait aussi qu’il fût là ; Carthage recevait
+des Carmélites, des Franciscaines missionnaires de
+Marie ; c’était toute une petite cité de Dieu qui
+s’étendait, se disséminait, se posait avec un parti-pris
+d’archéologique ferveur sur tous les points
+précis de l’acropole consacrés par des souvenirs
+chrétiens ; et cette cité de Dieu devait un jour,
+dans la pensée de Lavigerie, devenir, sur cette
+acropole, le berceau d’une grande ville. Combien
+apparaissaient mesquins, en face de toutes ces
+promesses d’avenir, les votes des Chambres marchandant
+ou supprimant des crédits : « Je me
+moque bien de cette bêtise, disait Lavigerie à
+Eckardt, une seule quête me rapportera plus que
+cette bagatelle » ; et il s’exprimait si librement
+qu’il envoyait ensuite un de ses chanoines prier
+le consul de ne point transmettre en clair ses
+propos, s’il lui plaisait de les raconter<a id="FNanchor_222" href="#Footnote_222" class="fnanchor">[222]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_222" href="#FNanchor_222"><span class="label">[222]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 181.</p>
+</div>
+<p>Le scolasticat des Pères Blancs groupait autour
+du vieil archevêque les prémices du futur apostolat
+de l’Afrique ; il aimait s’entourer de ces jeunes
+recrues. Il voulut les avoir sous son regard, en cette
+émouvante journée du 20 juin 1886 où, après avoir
+baptisé les cloches de sa cathédrale de Saint-Louis,
+il descendit dans un caveau qu’il avait fait construire,
+proclama que ce serait là sa tombe, et fit
+planer sa bénédiction. Cet artisan de résurrection
+signifiait à ces enfants que la pensée de la mort, en
+lui, dominait toutes les autres, et qu’elle l’invitait,
+sans cesse, à mieux régler sa vie, et à mieux travailler
+à mesure que le temps lui échappait. La
+nuit viendra, continuait-il, dans laquelle on ne
+travaille plus.</p>
+
+<p>Du travail, l’Afrique centrale lui en donnait.
+Il y possédait là quatre vicariats, Nyanza, Tanganyika,
+Haut-Congo, Ounyanembé. Dans les deux
+premiers, la semence chrétienne mûrissait rapidement :
+ces conquêtes de l’Église sur les peuples
+noirs le consolaient un peu des piétinements qui
+semblaient au contraire s’imposer à elle, aux
+portes de l’Islam. Des orphelinats se fondaient, où
+affluaient les négrillons rachetés aux marchands
+d’esclaves. Sur un territoire laissé aux Pères Blancs
+par le roi des Belges, le capitaine Joubert s’installait
+avec quelques centaines de nègres : c’était
+comme l’ébauche du royaume chrétien qu’édifiaient
+les songes aventureux du cardinal ; et ce
+chevalier du Christ qu’était Joubert, en épousant
+une négresse chrétienne, attestait aux noirs la
+réhabilitation morale de leur race. Mais dans
+l’Ouganda, de sombres nuages grossissaient, dont
+allait sortir pour la race noire un autre genre de
+réhabilitation.</p>
+
+<p>Depuis décembre 1885, le roi Mwanga, successeur
+de M’Tésa, préparait une persécution contre
+le catholicisme. Lavigerie le savait ; il savait aussi
+que ce mouvement d’hostilité à l’endroit des missions
+européennes était dû, en partie, aux suspicions
+provoquées par les ambitions allemandes
+qui, tout autour de Zanzibar, rôdaient et progressaient.
+« Je reconnais volontiers, déclarait-il un
+jour au consul Julius Eckardt, la situation prépondérante
+de l’Allemagne dans le sud-est du continent
+noir, et je suis convaincu que M. de Bismarck
+donnera sa protection sans réserve à la
+maison de mission française qui est à la limite
+des possessions allemandes<a id="FNanchor_223" href="#Footnote_223" class="fnanchor">[223]</a>. » Il apparaissait
+au cardinal qu’en agissant ainsi Bismarck ne ferait
+que conjurer le péril que les ambitions germaniques
+avaient elles-mêmes créé. Cela équivalait à solliciter
+l’Allemagne de prendre la protection de nos
+missions : l’ouverture était certainement imprudente.
+L’imprudence s’accrut dans une note où
+Lavigerie, sur l’astucieuse demande du consul, précisait
+sa pensée. On fut bouleversé, au Quai d’Orsay,
+le jour où l’on apprit, par une démarche du
+cabinet de Berlin, que Bismarck était tout prêt à
+faire pénétrer l’Allemagne dans l’Afrique des lacs
+par la porte que lui ouvrait Lavigerie. La France
+avait refusé, naguère, le protectorat de l’Ouganda,
+mais pouvait-elle le laisser prendre par l’Allemagne,
+au moment où elle s’occupait, avec l’Angleterre,
+de défendre le sultan de Zanzibar contre
+l’avidité allemande ? Entre ces préoccupations de
+la France et la démarche de Lavigerie, le heurt
+était évident : la France fit savoir à l’archevêque
+qu’il avait fait un faux pas. Cependant, en Ouganda,
+les événements se précipitaient ; et dans
+l’été de 1886, à la cour du roi Mwanga, le sang
+chrétien coulait à flots. On compta cent quarante
+martyrs.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_223" href="#FNanchor_223"><span class="label">[223]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 176.</p>
+</div>
+<p>Chrétiens depuis quelques années ou même
+depuis quelques mois, ces nègres, pour la plupart
+très jeunes, montrèrent une ferveur de foi, une
+vaillance à souffrir, qui les égalait aux martyrs
+des premiers siècles. Le P. Lourdel, bientôt, dans
+une lettre tragique, disait à Lavigerie, entre
+autres traits d’héroïsme, l’histoire de trente et
+un pages du roi Mwanga, liés comme autant de
+fagots, et brûlés vifs, de leurs trois camarades se
+proclamant chrétiens, et aspirant, eux aussi, au
+martyre, et l’histoire du juge de paix Mouromba,
+amputé de ses pieds, de ses mains, de plusieurs
+lambeaux de chair, voyant tous ces débris griller
+devant lui, et survivant trois jours à ces atroces
+traitements<a id="FNanchor_224" href="#Footnote_224" class="fnanchor">[224]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_224" href="#FNanchor_224"><span class="label">[224]</span></a> <span class="sc">Nicq</span>, <i>le Père Siméon Lourdel</i>, 3<sup>e</sup> édit., p. 306-384
+(Maison Carrée, 1922). Vingt-deux de ces martyrs seront,
+en 1920, béatifiés par Benoît XV (<i>loc. cit.</i>, p. 531-537).</p>
+</div>
+<p>Jadis, une troupe de martyrs chrétiens, sur la
+colline d’Utique, avait reçu, dans la liturgie, le
+nom de <i>masse blanche</i>, en raison de la chaux où
+on les avait ensevelis. Lavigerie, évoquant ce souvenir,
+honorait du nom de <i>masse noire</i> les martyrs
+nègres de l’Ouganda. Il informait Léon XIII, lui
+demandait l’autorisation de célébrer une messe
+d’action de grâces pour la vitalité chrétienne dont
+ces morts avaient témoigné. Le soir même du
+5 mai 1887, où cette messe fut célébrée à Notre-Dame
+d’Afrique, une nouvelle caravane de huit
+Pères Blancs s’en allait vers ces latitudes ensanglantées,
+nouveaux porteurs du message que Rome
+et Carthage offraient aux pays nègres et dont la fécondité
+venait de s’attester avec un si tragique
+éclat.</p>
+
+<p>Lavigerie, désormais, passait ses heures à Biskra,
+dans l’intimité du passé africain et du désert
+inaccessible. De longues heures durant, il se courbait
+sur les documents historiques, épigraphiques,
+archéologiques, pour refaire le livre : <i lang="la" xml:lang="la">Africa
+christiana</i>, qu’avait en 1816 écrit Morselli. Il y
+avait, dans la préface de ce livre, une page que depuis
+longtemps il aimait : celle où Morselli souhaitait
+que, grâce à quelque nouveau Bélisaire,
+l’Église Romaine, un jour, rentrât en Afrique
+comme chez elle, <i lang="la" xml:lang="la">tanquam in propria sua</i>. Lavigerie
+et la France avaient accompli cette réintégration.
+De temps à autre, le cardinal interrompait
+son travail pour contempler, dans quelque promenade,
+l’immense horizon saharien ; sa pensée
+s’évadait, plus au delà, vers ces centaines de milliers
+d’esclaves, qui souffraient.</p>
+
+<p>Et pendant que la pensée de Lavigerie, peu
+faite évidemment pour la quiétude un peu égoïste
+des besognes d’érudition, traversait le désert pour
+chercher au loin les esclaves, la pensée de Léon XIII,
+traversant la mer, cherchait Lavigerie. « Vos si
+rares services rendus à l’Afrique, lui écrivait le
+Pape en novembre 1887, vous recommandent à
+ce point, que vous semblez comparable aux
+hommes qui ont le mieux mérité du nom catholique
+et de la civilisation. » Lorsqu’en mars 1888
+Lavigerie célébrait en sa cathédrale d’Alger son
+jubilé épiscopal, il y avait là un représentant de
+Léon XIII. Il semblait que chaque jour rapprochait
+plus intimement leurs deux génies ; et le
+mois de mai 1888, qui amenait Lavigerie à Rome,
+allait être, de par la volonté de Léon XIII, le point
+de départ de la campagne antiesclavagiste, suprême
+gloire de sa vie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c23">CHAPITRE IV<br>
+LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME<br>
+LES DERNIÈRES ANNÉES</h2>
+
+
+<h3 title="I. — L’esclavagisme dans l’Afrique noire.">I. — <span class="i">L’esclavagisme
+dans l’Afrique noire<a id="FNanchor_225" href="#Footnote_225" class="fnanchor">[225]</a>.</span></h3>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_225" href="#FNanchor_225"><span class="label">[225]</span></a> La source capitale pour cette étude est le livre intitulé :
+<i>Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste</i>, par le
+cardinal <span class="sc">Lavigerie</span> (Saint-Cloud, Belin, 1889). Voir aussi
+Joseph <span class="sc">Imbart de la Tour</span>, <i>L’esclavage en Afrique et la
+croisade noire</i> (Paris, Bonne Presse, 1894), et l’étude de
+<span class="sc">Bonet-Maury</span> sur la France et le mouvement antiesclavagiste
+au dix-neuvième siècle dans son livre : <i>France, christianisme
+et civilisation</i> (Paris, Hachette, 1907).</p>
+</div>
+<p>« Il est temps que cette hideuse plaie qu’est
+l’esclavage, tant de fois proscrite par l’Église, disparaisse
+enfin du monde civilisé. » Ainsi s’achevait,
+en 1845, un cours sur l’affranchissement des esclaves,
+professé devant la Faculté de théologie
+de Lyon par l’abbé Pavy, qui allait bientôt précéder
+Lavigerie sur le siège d’Alger<a id="FNanchor_226" href="#Footnote_226" class="fnanchor">[226]</a>. Un coup
+d’œil jeté sur l’Afrique, quarante-trois ans plus
+tard, attestait, de plus en plus impérieusement,
+l’urgence d’un tel appel.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_226" href="#FNanchor_226"><span class="label">[226]</span></a> <span class="sc">Pavy</span>, <i>Affranchissement des esclaves</i>, publié en réponse
+à MM. Louis Blanc, Germain Casse, Jules Simon, par L.-C.
+Pavy, p. 271 (Lyon, Briday, 1875).</p>
+</div>
+<p>« Côte des esclaves » : ce lugubre mot, qui désigna
+longtemps, à l’occident de l’Afrique, un
+tronçon de rivage, évoquait le souvenir des
+soixante mille têtes de bétail humain, capturées
+et vendues, en six ans, avec la complicité de la
+reine Élisabeth, par un trafiquant venu d’Angleterre.
+« Le Nil des esclaves » : ainsi se nommait le
+Niger sous la plume des vieux cartographes
+arabes ; et ce nom même était un cynique aveu.
+La philanthropie du dix-neuvième siècle n’avait
+pu infliger à ces appellations géographiques le
+décisif démenti qu’eût souhaité la conscience
+humaine. Il n’y avait plus d’esclaves depuis 1838
+dans les colonies anglaises, depuis 1848 dans les
+colonies françaises, depuis 1865 aux États-Unis ; il
+n’y avait plus d’esclaves blancs sur les marchés
+de l’Islam, depuis que l’Europe, en débarquant
+sur la côte barbaresque, avait mis un terme à la
+piraterie méditerranéenne, et depuis que la Russie
+avait achevé d’occuper le Caucase. Mais le khédive
+même d’Égypte avait un jour expliqué : « La disparition
+graduelle des esclaves blancs, à Constantinople
+et dans le bassin de la Méditerranée, a rendu
+nécessaire l’accroissement des esclaves noirs ; les
+mœurs, les traditions, les besoins des populations
+musulmanes, en ont fait, pour elles, un mal nécessaire. »
+On s’était donc mis à razzier, dans l’inaccessible
+Afrique, nègres et négresses, et la traite
+africaine, dans le dernier quart du dix-neuvième
+siècle, avait sans cesse progressé.</p>
+
+<p>Cette traite nouvelle n’avait rien de commun
+avec l’ancienne traite coloniale, qui, chaque année,
+expédiait en Amérique un certain contingent de
+bras humains, pour la culture d’un sol rebelle, ni
+même avec la traite telle qu’elle se pratiquait dans
+les années 1860 à 1870, en vue de trouver de solides
+épaules et de robustes jarrets qui portassent jusqu’à
+la côte africaine les défenses d’éléphants. Il
+semblait que la mode actuelle, chez les esclavagistes,
+fût de rechercher, non seulement de bons
+portefaix, mais des femmes, des enfants, qui,
+durant les longs jours de marche, ne pouvaient
+aisément s’enfuir. « Quand j’ai essayé, écrivait
+Livingstone, de rendre compte de ces faits, j’ai dû
+rester très loin de la vérité, de peur d’être taxé
+d’exagération ; mais en surfaire les calamités est
+une pure impossibilité. Les scènes de la traite se
+représentent malgré moi et, au milieu de la nuit,
+me réveillent en sursaut. »</p>
+
+<p>Des bandes armées jusqu’aux dents, venues de
+l’Égypte, ou du Maroc, ou de Zanzibar, s’abattaient
+soudainement, comme des trombes, sur ces
+hauts plateaux de l’Afrique, où les populations
+n’avaient d’autres armes que des flèches et des
+lances. Le nègre, pour ces musulmans, c’était quelqu’un
+qui n’appartenait pas à la famille humaine.
+Des commentateurs du Coran le leur affirmaient :
+bonne excuse pour créer la terreur, tuer les vieillards,
+ramasser hommes mûrs et jeunes gens,
+enfants et femmes, et les emmener vers un marché
+de l’intérieur, les fers aux mains, des cangues au
+cou. « Toute femme, tout enfant, qui s’éloigne à
+dix minutes de son village, écrivait à Lavigerie
+un de ses Pères Blancs, n’est plus certain d’y revenir. »
+Malheur à ceux qui, dans la triste caravane,
+malgré le stimulant du fouet, ne marchaient pas
+assez vite ! On les abattait, pour éviter qu’ils ne
+ralentissent le convoi. Malheur aux mères si elles
+s’avouaient lasses ! On tuait le bébé qu’elles portaient :
+ce serait cela de moins sur les épaules. « Si
+on perdait la route qui conduit de l’Afrique équatoriale
+aux villes où se vendent les esclaves, disait
+un explorateur, on pourrait la retrouver aisément,
+par les ossements des nègres dont elle est bordée. »</p>
+
+<p>Le capitaine Joubert, cheminant une fois, trente-deux
+jours durant, derrière une bande d’esclavagistes,
+voyait périr, le long du chemin, un quart
+de leur cargaison. « Les démons, s’écriait-il, ne
+sont pas plus cruels que les musulmans de Zanzibar. »
+Souvent, lorsqu’on arrivait au marché, il
+ne restait plus en vie que la moitié ou le tiers de ce
+qui avait été capturé.</p>
+
+<p>Un Arabe disait tout naturellement au P. Guillemé,
+l’un des missionnaires de Lavigerie, en lui
+montrant aux environs d’Oujiji un abominable
+charnier : « Autrefois on jetait là les esclaves morts,
+et chaque nuit les hyènes venaient les emporter.
+Mais cette année il y en a trop, les hyènes sont
+dégoûtées de la chair humaine. » Devant les infortunés
+qui pouvaient se traîner jusqu’au marché,
+l’Islam survenait en acheteur, séparant les couples,
+enlevant les enfants aux mères.</p>
+
+<p>Stanley, en son premier voyage, avait vu, autour
+de Stanley Pool, dans un pays grand comme
+l’Irlande, un million d’habitants ; peu d’années
+après, il repassait ; tout était ravagé ; sur le million,
+cinq mille seulement avaient échappé à l’esclavage
+ou à la mort. Pour se procurer cinquante
+femmes, un traitant, que l’explorateur Cameron
+connaissait, avait un jour détruit six villages,
+massacré quinze cents habitants. Les Pères Blancs,
+à leur arrivée à Tanganyika, avaient entrevu, dans
+la province de Manyema, une certaine richesse de
+cultures : en dix ans, les esclavagistes, s’acharnant
+sur ce territoire grand comme le tiers de la France,
+en avaient fait une solitude, et, suivant le mot
+d’un écrivain anglais, changé ce paradis paisible
+en un enfer.</p>
+
+<p>« De véritables pompes pneumatiques de l’enfer,
+voilà ce que sont, écrivait à Lavigerie le P. Mornet,
+les expéditions de ces horribles sangsues ; tous
+les villages où nous allions, encore hier, faire le
+catéchisme, sont maintenant de vastes déserts. »</p>
+
+<p>« Dans une époque qui ne paraît pas bien éloignée,
+prophétisait en 1891 le capitaine Binger, la dépopulation
+complète du continent africain nous surprendra<a id="FNanchor_227" href="#Footnote_227" class="fnanchor">[227]</a>. »
+Il était fatal d’ailleurs, comme l’explique
+le colonel Monteil, « qu’au sein de groupements
+ethniques imprécis, rivaux les uns des autres,
+voisins de la barbarie, se développassent des conflits
+honteux et sanglants ayant pour aboutissement
+la plaie honteuse de l’esclavage<a id="FNanchor_228" href="#Footnote_228" class="fnanchor">[228]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_227" href="#FNanchor_227"><span class="label">[227]</span></a> <span class="sc">Binger</span>, <i>Esclavage, islamisme et christianisme</i>, p. 93
+(Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891). Voir aussi, sur
+la dépopulation résultant de l’esclavagisme, les témoignages
+de Livingstone et de Barth recueillis et commentés par le
+général <span class="sc">Philebert</span> dans son livre : <i>la Conquête pacifique de
+l’intérieur africain</i>, p. 256-275 (Paris, Leroux, 1889).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_228" href="#FNanchor_228"><span class="label">[228]</span></a> <span class="sc">Monteil</span>, <i>Quelques feuillets de l’histoire coloniale</i>, p. 53
+(Paris, Challamel, 1924).</p>
+</div>
+<p>L’Afrique se déchirait elle-même. Au Soudan,
+les commerçants esclavagistes recrutaient parmi
+certaines peuplades noires des auxiliaires, et leur
+donnaient des fusils pour qu’elles s’en servissent
+contre les peuplades limitrophes ; en trois ans,
+Joubert voyait les armes à feu se multiplier. Et
+dans le Soudan, petits et grands roitelets musulmans
+se faisaient à leur tour esclavagistes, faute
+de monnaie d’échange, faute de ressources. Sous
+les yeux de Galliéni, les luttes armées entre villages
+voisins se terminaient par la vente des prisonniers
+de guerre, à titre d’esclaves. On pouvait
+avoir, dans les périodes d’abondance, deux captifs
+pour quinze kilos de sel<a id="FNanchor_229" href="#Footnote_229" class="fnanchor">[229]</a>. Binger observait
+qu’en cette région « le plus grand générateur de
+l’esclavage était le défaut de budget<a id="FNanchor_230" href="#Footnote_230" class="fnanchor">[230]</a> ». Chaque
+fois qu’une caisse royale était vide, une razzia
+dans les villages païens s’organisait : on y rabattait
+le gibier nègre pour le donner, en guise de
+salaire, aux fonctionnaires, ou pour se procurer, en
+échange de dix ou vingt captifs, un beau cheval de
+guerre. Dès 1872, un membre du Parlement anglais
+avait évalué à deux cent mille le chiffre annuel des
+esclaves ainsi vendus. Le noir parlant de son esclave
+l’appelait couramment « ma bête, mon animal » ;
+les pâles lueurs qui faisaient scintiller en ces âmes
+de noirs l’idée de dignité humaine achevaient de
+s’éteindre. Des chefs trouvaient tout naturel de
+faire enterrer vivants leurs esclaves, de les jeter sur
+des bûchers ou dans des viviers, de leur faire couper
+les mains pour que les tambours, frappés par de
+simples moignons, rendissent un son plus doux.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_229" href="#FNanchor_229"><span class="label">[229]</span></a> <span class="sc">Galliéni</span>, <i>Voyage au Soudan français</i>, p. 599-602 (Paris,
+Hachette, 1885).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_230" href="#FNanchor_230"><span class="label">[230]</span></a> <span class="sc">Binger</span>, <i>Esclavage, islamisme et christianisme</i>, p. 14-22
+et 97.</p>
+</div>
+<p>De jour en jour, la femme s’avilissait davantage.
+Les Pères Blancs constataient que l’afflux
+même des troupeaux de femmes esclaves développait,
+chez les riverains du Tanganyika ou du
+Nyanza, les instincts de polygamie : pour une
+chèvre, on pouvait acheter plusieurs femmes à la
+caravane qui passait ; et lorsqu’on était un roi,
+comme, dans l’Ouganda, M’tésa ou bien Mwanga,
+on n’avait qu’à guetter le nuage de poussière qui
+en annonçait l’approche pour avoir, le soir même,
+tout un lot de captives nouvelles dans le harem
+royal que parfois douze cents femmes peuplaient.
+Si commune était cette denrée, la femme, qu’un
+roitelet du Buganda disait un jour à un Père
+blanc : « J’ai tué cinq de mes femmes pendant la
+nuit », et que Speke, à la cour même de l’Ouganda,
+en voyait chaque jour une, deux ou trois, menées
+à la mort. Le colonel Archinard, vainqueur
+d’Ahmadou, se trouvait en présence de six cents
+femmes, qu’il libérait.</p>
+
+<p>Il était douloureusement clair que Décalogue,
+évangile, progrès moral, progrès des lois, seraient
+tenus en échec en Afrique, tant que se perpétuerait
+l’atroce institution de l’esclavagisme. Lavigerie
+ne contestait pas qu’à la faveur des prescriptions
+du Coran sur la charité à l’endroit des esclaves,
+la servitude domestique, en terre ottomane,
+gardât un certain caractère de douceur. Mais son
+égard et son cœur se reportaient vers le point de
+départ de l’asservissement, vers l’instant tragique
+où le traitant avait fait son mauvais coup ; et pour
+le crime commis à cet instant-là, il ne consentait
+aucune amnistie, aucune circonstance atténuante,
+aucun laisser-passer : car d’un tel crime, perpétuellement
+multiplié, résultait la démoralisation
+d’une race. Mais ce crime durerait, ce crime irait
+s’aggravant, tant que la marchandise humaine
+trouverait dans l’Islam des acquéreurs.</p>
+
+<p>C’est ce qu’avait compris, dès 1876, le regard
+pénétrant du roi Léopold II. Il avait eu l’honneur,
+à cette date, de soutenir le premier, devant les
+membres de l’Association internationale africaine,
+la cause de la liberté des noirs ; il avait eu l’audace
+généreuse de vouloir provoquer, jusque dans les
+foules, un mouvement d’opinion et de s’essayer
+à créer un denier antiesclavagiste, en vue d’une
+caisse destinée à la suppression de la traite<a id="FNanchor_231" href="#Footnote_231" class="fnanchor">[231]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_231" href="#FNanchor_231"><span class="label">[231]</span></a> <span class="sc">Descamps</span>, <i>les Grandes Initiatives dans la lutte contre
+l’esclavagisme</i>. (<i>Le mouvement antiesclavagiste</i>, 1<sup>re</sup> année,
+p. 2-13.)</p>
+</div>
+<p>Les puissances européennes qui possédaient des
+droits en Afrique s’étaient engagées en 1885, par
+l’article VI de l’acte général de Berlin, « à concourir
+à la suppression de l’esclavage et surtout de la
+traite des noirs », à « protéger et favoriser, sans distinction
+de nationalité ni de culte, toutes les institutions
+et entreprises, religieuses, scientifiques ou
+charitables, créées ou organisées à ces fins ». Et
+sans retard, au Soudan occidental, dès le début
+de 1887, Galliéni avait créé à Kayes, pour accueillir
+les captifs fugitifs, un village de liberté<a id="FNanchor_232" href="#Footnote_232" class="fnanchor">[232]</a>. De
+tels villages, il en eût fallu, partout en Afrique,
+des milliers ! L’article IX de l’acte de Berlin avait
+précisé que les territoires formant le bassin conventionnel
+du Congo ne pourraient servir de marché
+ni de voie de transit pour la traite des esclaves, de
+quelque race que ce fût. Qu’importaient aux traitants
+ces décisions de l’Europe ? Ils connaissaient,
+à l’Ouest, le chemin du Maroc, dont le sultan proclamait
+audacieusement que ses États étaient un
+paradis pour les esclaves, — étrange paradis où,
+dans l’établissement royal d’où ils sortaient
+eunuques pour le service de Sa Majesté, vingt-huit
+sur trente succombaient à l’opération criminelle.
+Et devant les traitants s’ouvraient, du côté de
+l’Est, le chemin de la Tripolitaine, le chemin de la
+mer Rouge ; et le Livre bleu anglais de 1888 allait
+publier, à ce sujet, les plus émouvantes révélations.
+Elles attestaient que les embarcations européennes
+qui surveillaient la mer Rouge n’étaient pas suffisantes
+pour empêcher le départ ou le débarquement
+des convois de chair noire ; elles relataient
+qu’à Djeddah un officier anglais pénétrait dans
+dix-huit maisons où d’infâmes marchands abritaient
+leurs cargaisons humaines, introduites dans
+la ville moyennant le paiement aux autorités d’un
+dollar par tête d’esclave.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_232" href="#FNanchor_232"><span class="label">[232]</span></a> <span class="sc">Galliéni</span>, <i>Deux campagnes au Soudan français</i> (1886-1888),
+p. 142-143 (Paris, Hachette, 1891).</p>
+</div>
+<p>Mœurs islamiques et mercantilisme islamique
+continuaient de braver la philanthropie européenne ;
+et cette philanthropie, en Europe même,
+si formel que fût l’Acte de Berlin, se sentait tenue
+en échec par de sourdes oppositions. C’était une
+tristesse pour Lavigerie d’« entendre délibérer
+froidement, par des hommes qui se préoccupaient
+de commerce et d’économie politique, si, pour
+ramener en Algérie le trafic qui se dirigeait sur
+le Maroc et profitait particulièrement à l’Angleterre,
+il ne convenait pas de laisser se rétablir le
+libre passage et la libre vente des esclaves en territoire
+algérien<a id="FNanchor_233" href="#Footnote_233" class="fnanchor">[233]</a> ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_233" href="#FNanchor_233"><span class="label">[233]</span></a> Voir le discours de Wallon au Sénat, 7 mars 1891, se
+plaignant que dans son livre sur <i>la Politique française en
+Tunisie</i>, d’Estournelles de Constant (P. H. X.) considère la
+Chambre de commerce d’Alger comme hostile à la suppression
+de l’esclavage domestique en Algérie (<i>Bulletin de la Société
+antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 31).</p>
+</div>
+<p>Balancer ainsi les arguments pour ou contre
+l’esclavagisme, on osait cela devant lui, qui
+dès 1879 avait signalé « la plaie affreuse pesant
+sur toute une race infortunée », et déclaré « anathème »
+à l’esclavage. Il écrivait dès cette date,
+à propos de la petite poignée d’esclaves rachetés
+que lui avaient envoyés ses Pères Blancs : « J’ai
+vu les tristes victimes de ce commerce impie, j’ai
+entendu de leur bouche le récit de leurs maux. »
+La vieille Église africaine, saint Cyprien vendant
+les vases sacrés pour le rachat des captifs, saint
+Augustin, sur le marché d’Hippone, s’approchant
+des esclaves mis en vente et les interrogeant au
+sujet des nations barbares du fond de l’Afrique,
+dictaient à Lavigerie son devoir ; et puisque la
+conscience européenne se révélait trop souvent
+impuissante et parfois défaillante, il allait susciter,
+d’urgence, une parole papale, et mettre ensuite
+au service de cette parole son âme frémissante et sa
+santé ruinée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c24">II. — <span class="i">Lavigerie devant Léon XIII :
+son investiture pour la croisade.</span></h3>
+
+<p>En cette année 1888, le Brésil, à la voix de ses
+évêques, achevait d’abolir l’esclavage : dans cet
+immense pays où quarante ans plus tôt besognaient
+deux millions d’esclaves, tous les hommes devenaient
+libres<a id="FNanchor_234" href="#Footnote_234" class="fnanchor">[234]</a>. Léon XIII préparait, à l’adresse
+de l’épiscopat brésilien, une encyclique de doctrine
+et d’allégresse. Lavigerie, qui déjà dix ans plus tôt,
+dans un mémoire à la Propagande, avait souhaité
+que le drapeau de l’abolition de l’esclavage fût
+arboré hautement par l’Église devant le monde
+civilisé, écrivait à Léon XIII dès le 16 février :
+« Ce n’est pas seulement dans l’Amérique du Sud
+que l’esclavage existe, c’est surtout en Afrique
+qu’il conserve toutes ses horreurs. » Et de ces
+horreurs, Lavigerie parlait au Pape d’après les
+récits des missionnaires, d’après ceux mêmes des
+esclaves. « Quatre cent mille hommes par an,
+disait-il, en sont victimes. En vingt-cinq années,
+qui paraissent la moyenne de la vie africaine, cela
+fait <i>dix millions</i> ; <i>dix millions d’hommes actuellement
+vivants</i>, voués à la vie et à la mort que je
+viens de décrire. » C’étaient là les chiffres donnés
+par ses Pères Blancs : l’explorateur Cameron, plus
+sombre encore, parlait d’un demi-million d’hommes
+par an. « La destruction de l’esclavage, observait
+en passant Lavigerie, est le coup le plus terrible
+que l’on puisse porter au mahométisme. La société
+musulmane, telle qu’elle est organisée, ne peut,
+en effet, vivre sans esclaves. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_234" href="#FNanchor_234"><span class="label">[234]</span></a> Sur l’histoire de cette abolition, voir les pages de <span class="sc">Nabuco</span>,
+<i>La Lutte antiesclavagiste au Brésil</i>, dans le compte rendu du
+congrès international antiesclavagiste de 1900, p. 89-98.</p>
+</div>
+<p>Le tableau terrifiant tracé par Lavigerie se retrouvait,
+en raccourci, dans la lettre qu’au mois
+de mai Léon XIII adressait aux évêques du Brésil,
+lettre où l’on voyait toute la tradition chrétienne,
+toute la série des actes pontificaux, aspirer vers
+l’émancipation de l’esclave, et la préparer. Le Pape
+proclamait infâme le commerce de l’homme ; il
+demandait qu’on l’arrêtât, qu’on le prohibât,
+qu’on le supprimât ; au nom de la loi divine, au
+nom de la loi de nature, il le condamnait. Et regardant
+vers les missionnaires, il ajoutait : « Tandis
+que, par un concours plus actif des intelligences
+et des entreprises, de nouvelles voies, de nouvelles
+relations commerciales sont ouvertes vers les terres
+africaines, c’est aux hommes voués à l’apostolat
+de prendre tous les moyens possibles pour procurer
+le salut et la liberté des esclaves. »</p>
+
+<p>Peu de jours s’écoulaient, et dans le Vatican,
+le jeudi de la Pentecôte, une scène symbolique se
+déroulait : Léon XIII recevait un pèlerinage africain
+et un pèlerinage lyonnais, présentés l’un et
+l’autre par Lavigerie. D’une part, douze Arabes
+ou Berbères en burnous, musulmans de l’avant-veille ;
+douze noirs, païens de la veille ; douze Pères
+Blancs, apôtres et libérateurs. D’autre part, les
+représentants de la grande cité lyonnaise, qui
+depuis plus de soixante ans, par l’œuvre de la Propagation
+de la Foi, donnait un budget à l’apostolat
+catholique universel. Il y avait là, sous les
+yeux de Léon XIII, comme un tableau vivant,
+où s’entrevoyaient toutes les étapes de l’action
+missionnaire : l’étape de la quête, qui purifie l’or
+en le mettant au service de la vérité ; l’étape de
+la prodigalité charitable, qui jamais ne calcule les
+dépenses, surtout celles de dévouement ; l’étape
+de la prédication, où les âmes se laissent cueillir
+et s’en réjouissent. Lavigerie aimait ces images
+plastiques où s’encadrait sa somptueuse stature,
+et qui, à elles toutes seules, donnaient la sensation
+d’un instant historique marquant un progrès du
+Christ, ou bien un progrès de l’humanité. Il organisait
+ces mises en scène avec une ingéniosité de
+liturgiste, et son éloquence les commentait : il
+disait à Léon XIII merci pour sa lettre ; et lui
+montrant les douze noirs naguère vendus comme
+un vil bétail, et que la générosité de la Sainte-Enfance
+avait rendus à la liberté et donnés au
+Christ, Lavigerie redisait au Pape : « Ils ont laissé,
+dans l’intérieur de notre immense continent, tout
+un peuple, leur propre peuple, voué à ces effroyables
+misères. » Une immense Église venait de naître :
+elle était l’héritière de l’ancienne Église d’Afrique,
+à laquelle avaient appartenu, peut-être, les ancêtres
+de ces hommes en burnous, mais déjà l’Église d’aujourd’hui
+dépassait en rayonnement l’Église d’autrefois,
+comme en témoignaient ces nègres, venus
+des profondeurs du continent noir ; et cette Église
+s’agenouillait devant le Pape. Léon XIII prenait
+la parole, conjurait derechef États et missionnaires
+d’employer tous les moyens pour que « cette plaie,
+ce hideux trafic, la traite des nègres, ne déshonorât
+pas plus longtemps le genre humain ». Mais se
+tournant vers Lavigerie, il ajoutait : « C’est sur
+vous surtout, monsieur le cardinal, que nous
+comptons. »</p>
+
+<p>C’était une investiture ; Lavigerie, d’un coup
+d’œil, en mesura la portée. « La cause même de
+l’humanité, de la liberté chrétienne, de la justice,
+écrivait-il, nous est ainsi remise au nom de Dieu
+même, par son vicaire. » « Vous êtes le rédempteur
+de l’Afrique, commentait Mgr Bourret ; et ce continent
+vous devra son double salut, naturel et surnaturel. »
+Lavigerie avait eu l’intention, d’abord,
+de regagner son diocèse ; mais il lui semblait que
+l’ordre même de Rome le poussait maintenant vers
+Paris, pour y parler « des crimes sans nom qui
+désolent l’intérieur de l’Afrique », et pour jeter
+ensuite « un grand cri, un de ces cris qui remuent,
+jusqu’au fond de l’âme, tout ce qui dans le monde
+est encore digne du nom d’homme et de celui de
+chrétien ».</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c25">III. — <span class="i">La période apostolique de la croisade :
+les discours de Paris, Londres et Bruxelles.</span></h3>
+
+<p>Le 1<sup>er</sup> juillet, à Paris, du haut de la chaire de
+Saint-Sulpice, Lavigerie jetait ce cri. Quarante ans
+plus tôt, dans cette église, couché sur les marches
+de l’autel, il avait promis de dévouer aux membres
+souffrants de Dieu toutes les énergies de son cœur ;
+vieillard qui penchait vers la tombe, il continuait
+d’accomplir cette promesse en commençant au
+nom du Pape une prédication de croisade, « honneur
+suprême, disait-il, d’une vie qui va finir ».
+On voyait alors Lavigerie étaler le spectacle de
+l’Afrique noire, en toute sa brutale horreur ; il fallait
+que le monde chrétien se soulevât d’un « mouvement
+immense d’indignation et de pitié » ; il
+fallait de l’or, il fallait des jeunes gens.</p>
+
+<p>De l’or pour ces Pères Blancs, qui écrivaient
+à leur cardinal : « Le chef arabe promet de partir
+demain matin de bonne heure et nous laisse racheter,
+parmi les victimes de la chasse de cet
+après-midi, les femmes et les enfants dont nous
+pouvons payer la rançon. Tout ce que nous avons
+y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer
+dans leurs foyers ; mais aussi du désespoir
+des pauvres malheureux qui ne peuvent participer
+à la délivrance, qui sont emmenés de force, enchaînés
+à leurs cangues, au milieu de leurs cris
+de désespoir ! Oh ! que n’avons-nous, du moins, de
+quoi les délivrer tous ! »</p>
+
+<p>Mais ces rachats, c’était encore, en définitive,
+une concession à la force brutale : Lavigerie voulait
+un remède plus prompt, plus efficace, plus
+décisif. Rappelant l’époque où les chevaliers de
+Malte et de Saint-Lazare, d’Alcantara et de l’Ordre
+teutonique, s’armaient pour la défense des faibles
+et suppléaient à ce que l’autorité des États réguliers
+ne pouvait alors accomplir ni même tenter,
+Lavigerie s’écriait :</p>
+
+<p>« Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers
+pays de l’Europe, ne ressusciteriez-vous pas, dans
+les contrées barbares de l’intérieur de l’Afrique,
+ces nobles entreprises de nos pères ? » Et confiant
+ces vœux aux journalistes de toutes les opinions,
+pour être propagés, répercutés, il évoquait, en
+terminant, l’image de ce Macédonien, qu’un jour
+saint Paul entrevoyait en rêve, et qui lui criait
+jusqu’en Asie Mineure : « Passe la mer, et viens
+nous secourir. » L’Afrique esclave, aujourd’hui,
+lançait vers la France la même clameur.</p>
+
+<p>Le 31 juillet, Lavigerie parlait à Londres, sous
+la présidence de lord Granville. Il glorifiait Wilberforce,
+avocat infatigable des esclaves. Il redisait
+l’appel suprême du grand explorateur Livingstone,
+qu’il venait de relire, gravé sur son tombeau, à
+Westminster : « Je ne puis rien faire de plus que
+de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes
+du ciel descendent sur tous ceux, quels
+qu’ils soient, Anglais, Américains ou Turcs, qui
+contribueront à faire disparaître de ce monde la
+plaie affreuse de l’esclavage. »</p>
+
+<p>Sous les auspices de ce souhait émouvant, Lavigerie
+présentait à son auditoire anglais quatre
+cents témoins dont il allait dire le témoignage :
+c’étaient ses trois cents Pères Blancs vivants, ses
+cents Pères Blancs déjà morts, dont onze martyrs.
+Témoins d’élite, ceux-ci au moins, puisqu’ils
+s’étaient fait égorger. Et, sous l’impression de leurs
+dépositions, le cardinal Manning faisait voter la
+résolution suivante :</p>
+
+<p>« Le temps est maintenant arrivé où toutes les
+nations de l’Europe qui, au Congrès de Vienne
+en 1815, et à la Conférence de Vérone en 1822, ont
+pris une série de résolutions condamnant sévèrement
+le commerce des esclaves, doivent prendre
+des mesures sérieuses pour en arriver à un effet
+pratique. Comme les brigands arabes, dont les
+dévastations sanguinaires dépeuplent en ce moment
+l’Afrique, ne sont ni sujets à des lois ni sous
+une autorité responsable, il appartient aux gouvernements
+de l’Europe d’assurer leur disparition
+de tous les territoires où ils ont eux-mêmes quelque
+pouvoir. Ce <span lang="en" xml:lang="en">meeting</span> se propose également de faire
+instance auprès du gouvernement de Sa Majesté,
+pour que, de concert avec les pouvoirs européens
+qui réclament en ce moment une possession ou une
+influence territoriale en Afrique, il adopte telles
+mesures qui puissent assurer l’abolition de l’affreux
+commerce des esclaves, qui est encore
+maintenant pratiqué par ces ennemis de la race
+humaine. »</p>
+
+<p>Une quinzaine plus tard, le jour de l’Assomption,
+c’est à Bruxelles que Lavigerie parlait. Sur ses
+lèvres, la parabole évangélique de l’ivraie et du
+bon grain recevait une interprétation nouvelle :
+l’homme qui jetait le bon grain, c’était le roi
+Léopold, semeur de la civilisation sur un territoire
+grand comme soixante fois la Belgique ; les gens
+qui dormaient autour de lui, c’étaient les catholiques
+belges ; et l’ennemi, qui pendant leur sommeil
+avait semé l’ivraie, c’était l’Arabe esclavagiste.
+Lavigerie décrivait, dans les provinces du
+Haut-Congo, son œuvre de mort, qui dans certaines
+régions n’avait laissé vivre, d’après Stanley, qu’un
+nègre sur deux cents ; il insistait sur ces cruautés,
+quelque répugnant qu’en fût le récit. « Pour sauver
+l’Afrique intérieure, criait-il, il faut soulever enfin
+la colère du monde. » Il disait aux Belges : « Vous
+êtes en présence de provinces qui agonisent ; il
+faut sans retard leur venir en aide. » Leur roi le
+voulait, et il leur répétait les paroles royales. Dieu
+le voulait, et il faisait parler le Christ, qui, s’ils
+demeuraient indolents, leur dirait un jour : « C’est
+avec les noirs, avec vos noirs, que j’ai souffert et
+que vous m’avez abandonné. » « Avez-vous, demandait-il
+à ses auditeurs, le sentiment de la liberté,
+de la dignité, de la grandeur de notre nature ? ou
+êtes-vous nés pour accepter que l’on s’endorme
+sous le joug de l’esclavage ? Peuple de la Belgique,
+tu es le dernier, ce semble, à qui de semblables
+questions puissent être adressées ! L’amour de la
+liberté, la noble fierté humaine, tu les as montrés
+à toutes les pages de ton histoire, et si tu es aujourd’hui
+un peuple libre, jouissant de tous les
+droits de la conscience, tu le dois à l’horreur de la
+servitude et au sang que tu as versé pour ton indépendance ! »
+Il réclamait cent jeunes Belges
+décidés à être des héros et à délivrer de ce fléau
+la province du Haut-Congo. Cela suffirait, pour
+que ces esclavagistes qui fièrement disaient : « Le
+souverain de l’Afrique intérieure, c’est la poudre »,
+fussent désormais tenus en échec. Il souhaitait
+un million pour que cette petite armée de libérateurs
+eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui
+ferait la police.</p>
+
+<p>Une voix bientôt s’élevait dans la presse belge,
+celle de l’ambassadeur de Turquie, pour accuser
+Lavigerie de donner à la croisade projetée le caractère
+d’une expédition contre l’Islam. Obtenez
+de vos docteurs, lui ripostait en substance Lavigerie,
+qu’ils déclarent contraire au droit naturel
+et divin la capture et la vente de l’infidèle par le
+croyant. Mais en attendant qu’ils fissent cette
+déclaration, contraire aux commentaires les plus
+qualifiés du Coran, le cardinal maintenait : « Tous
+les souverains musulmans indépendants de
+l’Afrique pratiquent l’esclavagisme ; tous les chefs
+esclavagistes sont musulmans ; la Turquie n’empêche
+que pour la forme, et très imparfaitement, la
+vente des esclaves, dans ses provinces d’Afrique
+et dans ses provinces d’Asie ; les interprètes du
+Coran ne condamnent pas l’esclavagisme ; les juges
+musulmans qui jugent d’après le Coran ne se prononcent
+jamais contre lui. » Lavigerie possédait
+ses sources : il savait citer Nachtigal, déclarant
+quelques années plus tôt qu’aux yeux des musulmans
+du Fezzan la traite était pleinement légitime
+et qu’ils la considéraient comme une branche d’affaires
+s’accordant avec leurs convictions religieuses ;
+il savait citer Schweinfurth, qui jadis
+avait montré Mehemet Ali lui-même faisant de la
+chasse aux esclaves une source légale de revenus
+pour le Trésor ; il avait retenu ce propos, recueilli
+par des officiers anglais sur certaines lèvres musulmanes :
+« Allah destine les Africains à nous servir. »</p>
+
+<p>Il n’était pas à court d’arguments, et comme un
+journal de Paris l’accusait de crier sus au mahométisme,
+de vouloir armer contre les musulmans le
+bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire,
+il ripostait que tout ce qu’il demandait,
+c’était le désarmement de ces brigands atroces
+qu’étaient les esclavagistes, et qu’il n’avait jamais,
+sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous
+prétexte de religion. A ce moment même, les nouvelles
+du Tanganyika annonçaient la capture par
+les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés
+d’esclaves, véritables squelettes fiévreux, couverts
+de plaies, entassés comme des harengs.</p>
+
+<p>L’Assemblée des catholiques allemands, tenue
+à Fribourg en Brisgau, recevait de Lavigerie un
+long mémoire. Il montrait le problème tel qu’il
+était : cinq cents musulmans à désarmer, à rendre
+aux pays d’où ils étaient venus. Et il disait avec
+l’explorateur Cameron : « Ce n’est pas par des discours
+ni par des écrits que l’Afrique peut être
+régénérée, mais par des actes. Que chacun de ceux
+qui croient pouvoir y prêter la main le fasse donc.
+Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre
+ou négociant ; mais chacun peut donner une cordiale
+assistance aux hommes que le dévouement
+ou la vocation mène dans les lieux inconnus. »</p>
+
+<p>Que d’abord un demi-millier de malfaiteurs fût
+mis hors d’état de nuire, et Lavigerie annonçait
+que les missionnaires étaient à leur poste, d’avance,
+pour l’œuvre civilisatrice qui s’imposait ; qu’ils
+venaient de racheter, cette année même, dans la
+mission de Kubanga, cent cinquante esclaves, et
+que leur hôpital faisait accueil à toutes les épaves
+noires qui se présentaient.</p>
+
+<p>Sur le papier, c’était chose grandiose qu’une croisade
+universelle des États contre l’esclavagisme.
+Mais Lavigerie réfléchissait que ces États avaient
+des intérêts propres, et que leurs interventions
+mêmes contre ce fléau leur procureraient probablement
+des bénéfices politiques, récompense naturelle
+de leurs efforts. Dès lors, dans un comité universel
+de l’œuvre antiesclavagiste, les intérêts politiques
+couraient le risque de s’affronter, de se combattre ;
+et si l’on voulait créer un immense budget antiesclavagiste
+où les divers États puiseraient pour les
+besoins de leurs campagnes respectives, des difficultés
+diplomatiques étaient à craindre. Lavigerie,
+pour écarter ce péril, décida que dans les diverses
+capitales l’œuvre aurait des conseils nationaux,
+indépendants les uns des autres, qui trouveraient,
+sur leur territoire même, leurs ressources, et qui les
+emploieraient, en Afrique, pour leurs propres
+campagnes nationales contre l’esclavage.</p>
+
+<p>Mais à côté de ces campagnes nationales, Lavigerie
+rêvait, tenacement, d’un petit détachement
+international de bonnes volontés, qui s’en iraient
+faire la police, au cœur de l’Afrique. Joubert,
+depuis dix ans, entouré de sa petite armée de trois
+cents noirs, faisait régner la paix sur un vaste
+territoire : il n’y avait pas de caravane esclavagiste
+en ces parages-là. Lavigerie, invoquant ce
+précédent, faisait appel à des volontaires qui seraient
+comme les cadres européens de troupes indigènes,
+et qui surveilleraient les grandes routes et
+fermeraient le passage aux convois d’esclaves ;
+volontiers eût-il demandé une sorte de gendarmerie
+sacrée pour l’intérieur de l’Afrique.</p>
+
+<p>Une telle carrière pouvait être pour des apôtres
+une occasion de sainteté ; pour des déclassés, un
+moyen de relèvement ; pour des inquiets, tracassés
+par le démon de l’aventure, une source
+de jouissance. Les candidatures se multiplièrent :
+sept cents Belges et beaucoup plus de Français.
+Il y eut en peu de jours deux mille demandes
+d’enrôlement, parmi lesquelles le cardinal voulait
+qu’on fît un choix sévère. Et les messages de tous
+ces conscrits, prêts à s’engager pour cette façon
+de guerre sainte, l’amenaient à constater qu’en
+fait, au 1<sup>er</sup> janvier 1888, « ni la philosophie ni l’économie
+politique, ni les assemblées, ni les gouvernements
+n’avaient pris en mains, d’une manière pratique,
+la cause de l’esclavage africain, et que, depuis
+le mois de mai de la même année, cette cause s’agitait
+dans tous les esprits et dans tous les cœurs. »
+Voilà ce qu’avait pu la parole du Pape et celle de
+son cardinal, et leurs deux échos continuaient de
+se répercuter, de se fortifier mutuellement.</p>
+
+<p>Un bref de Léon XIII, en octobre 1888, se réjouissait
+que France et Belgique, Angleterre, Allemagne,
+Portugal<a id="FNanchor_235" href="#Footnote_235" class="fnanchor">[235]</a>, eussent répondu à ses appels.
+« Quelle grandeur d’âme vous apportez, disait le
+Pape au cardinal, là où il s’agit du salut des
+hommes ! » Il lui envoyait trois cent mille francs
+pour être partagés entre les divers comités antiesclavagistes,
+et il ajoutait : « Nous ne doutons pas que
+les Italiens et les Espagnols deviennent, avec le
+même cœur, les promoteurs et les auxiliaires d’une
+telle œuvre. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_235" href="#FNanchor_235"><span class="label">[235]</span></a> En ce qui regarde le Portugal, voir <i>Bulletin de la Société
+antiesclavagiste</i>, 1888-1889, p. 378-381.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c26">IV. — <span class="i">La période des difficultés diplomatiques :
+les congrès.</span></h3>
+
+<p>Déjà, en effet, l’Espagne se remuait ; Lavigerie,
+dans une lettre à M. Sorela, qui projetait la fondation
+à Madrid d’une société antiesclavagiste, saluait
+tout le passé de la nation espagnole, les noms
+éclatants de Las Casas, de Pierre Claver, de
+Ximenès, et signalait à l’Espagne, tout près d’elle,
+en face d’elle, la seule puissance islamique qui
+jusque-là se fût formellement refusée à prendre
+quelque engagement pour la suppression de la
+traite, le sultanat du Maroc. De l’autre côté de
+notre Afrique, une porte s’ouvrait sur la Méditerranée,
+pour les cargaisons d’esclaves qu’attendait
+le Levant islamique : c’était la Tripolitaine ; on
+prêtait à Lavigerie cette idée que si l’Italie se
+substituait à la Turquie comme gardienne de cette
+porte, ce serait, pour la traite, un débouché de
+moins. Là-dessus, les diplomaties s’émurent, et
+tout d’abord la diplomatie turque ; et la presse
+italienne, qui se refusait à considérer la Tripolitaine
+comme une compensation pour la perte de la
+Tunisie, entama contre le cardinal une âpre campagne.
+Après l’universelle révolte de pitié humaine
+qu’avaient déchaînée la parole papale et la parole
+cardinalice, les diplomaties nationales inclinaient
+à se ressaisir, à temporiser.</p>
+
+<p>Lavigerie passa les Alpes, faisant front, tout
+seul, à l’artillerie d’une presse hostile, dont Crispi
+dirigeait le feu : il allait parler à Naples, adressait
+une lettre à la réunion antiesclavagiste de Palerme,
+et puis, le 28 décembre 1888, montait, à
+Rome, dans la chaire de l’église du Gesù. Il touchait,
+d’une main délicate, aux antagonismes des
+peuples chrétiens, et ces antagonismes mêmes
+étaient pour lui une raison nouvelle de les grouper
+tous ensemble, pour une sainte entreprise. « Il n’y
+a pas de sollicitude, disait-il, qui puisse mieux les
+disposer à oublier leurs propres querelles et les
+haines du passé. » Ce prélat que des polémiques
+passionnées désignaient comme un ennemi de
+l’Italie semblait rêver d’une France et d’une
+Italie qui s’aimeraient, en aimant, toutes deux
+ensemble, la souffrance humaine. Sa conférence
+jetait une sombre lumière, non seulement sur les
+souffrances de la veille, mais sur les périls du lendemain.</p>
+
+<p>« Tandis qu’en Europe et en Asie, s’écriait-il,
+le mahométisme semble se préparer au dernier
+sommeil, il renouvelle, sur notre continent africain,
+sa vigueur dans le sang. La couche qui arrive, celle
+du Mahdi et des Senoussis, est encore plus ardente
+que celle qui l’a précédée. Elle fait schisme avec
+le reste du monde musulman, auquel elle reproche
+sa mollesse. Faisant appel à la fureur sauvage des
+noirs, ces fanatiques couvrent déjà de leurs ramifications
+secrètes toutes nos provinces. Je vous
+signale ce danger, plus voisin que l’Europe ne le
+pense. Croyez-en un vieux pilote qui connaît les
+écueils et les tempêtes de la barbarie. C’est le
+quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque
+jour croissant tente de séparer à jamais de nous.
+Point de doute : je le répète, il n’y a pas dans l’ancien
+monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas
+un homme, qui ne comprenne que le devoir de
+cette croisade lui est imposé par le nom d’homme,
+et par l’ordre établi de Dieu : <i lang="la" xml:lang="la">Homo sum et nihil
+humani a me alienum puto.</i> »</p>
+
+<p>Lavigerie, à Rome, voyait Schlœzer, représentant
+de la Prusse bismarckienne. Le chancelier
+de Berlin, jusque-là, en dépit d’une lettre de Lavigerie,
+en dépit de l’envoi que lui avait fait le cardinal
+de ses trois conférences de Paris, Londres et
+Bruxelles, était demeuré silencieux ; mais lorsque
+Bismarck eut reçu les décisions contre la traite
+des noirs prises par les catholiques de Cologne<a id="FNanchor_236" href="#Footnote_236" class="fnanchor">[236]</a>,
+lorsqu’il eut reçu le memorandum du Saint-Siège
+pour une action commune des gouvernements européens
+contre l’esclavage, il expédia à Léon XIII
+un témoignage d’admiration pour Lavigerie apôtre
+des noirs, un témoignage d’adhésion à sa grande
+campagne de charité.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_236" href="#FNanchor_236"><span class="label">[236]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 79-86.</p>
+</div>
+<p>Milan attendait Lavigerie, et ses forces le trahissaient.
+Son entourage le suppliait : « N’y allez
+point, Éminence, il y va de votre vie. » Et lui de
+répondre : « Quel meilleur emploi puis-je en faire
+que de la donner pour le rachat des esclaves ? » Sa
+parole, dans la chaire milanaise, continua de planer
+sur les difficultés franco-italiennes, avec une aisance
+souveraine : « La Méditerranée, mes frères,
+ses parrains lui ont donné divers noms de baptême,
+selon le pays dont ils sont. On l’a appelé un lac
+français, un lac anglais, un lac italien. Je serais
+bien heureux de pouvoir le baptiser du nom de
+lac chrétien, un lac que ne souillassent plus des
+embarcations d’esclaves. » Épuisé, mais toujours
+debout, il prosternait sa fatigue, dont il n’admettait
+jamais qu’elle pût devenir une lassitude, devant
+le corps de saint Charles Borromée, devant
+les reliques de saint Ambroise, leur demandant
+un surcroît de force, un surcroît de charité, un
+surcroît de voix, pour clamer les maux de l’Afrique.
+Et dans une église de Marseille, quatre jours plus
+tard, il recommençait.</p>
+
+<p>« Je suis à bout de forces, écrivait-il à Émile
+Keller, j’ai perdu le sommeil, l’appétit, la faculté
+même, je crois, de me mouvoir et de penser, il ne
+me reste que celle de sentir ; et je sens que jusqu’au
+bout je resterai attaché à l’œuvre de l’abolition
+de l’esclavage, ne croyant pas qu’il y ait en ce moment
+une œuvre plus sainte et plus nécessaire. »</p>
+
+<p>Au loin, certaines imaginations, s’exaltant du
+prestige même de cette œuvre, s’abandonnaient à
+d’audacieux desseins, dont certains documents conservés
+par M. l’abbé Tournier demeurent aujourd’hui
+les témoins. Le futur cardinal Bourret,
+évêque de Rodez, écrivait à Lavigerie, après une
+conversation avec Jules Simon : « Cette grande
+œuvre d’humanité pourrait devenir aussi une
+grande œuvre de restauration pontificale » ; et
+Mgr Bourret rêvait d’un congrès, provoqué par
+Lavigerie, dans lequel « un certain nombre de personnalités
+politiques des diverses nations rechercheraient
+un <i lang="la" xml:lang="la">modus vivendi</i> supportable pour la
+Papauté. » Vers la même époque, Léopold II, roi
+des Belges, suggérait au P. Charmetant que l’on
+pourrait faire accepter par les puissances la formation
+dans l’Afrique équatoriale d’une colonie
+pontificale, sous leur garantie collective<a id="FNanchor_237" href="#Footnote_237" class="fnanchor">[237]</a>. Charmetant
+portait à Léon XIII cette offre royale, et
+Léon XIII la déclinait ; mais de telles suggestions
+attestaient la répercussion des campagnes libératrices
+entreprises au nom du Saint-Siège par le
+cardinal Lavigerie, et l’ascendant qu’en recueillait,
+pour elle-même, la puissance spirituelle de la Papauté.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_237" href="#FNanchor_237"><span class="label">[237]</span></a> Au sujet de cette offre, on trouve une première allusion,
+faite par Lavigerie lui-même, dans les <i>Documents relatifs au
+congrès libre antiesclavagiste de Paris</i>, p. 43.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie rentrait dans Alger, le 21 janvier 1889,
+« tout perclus de rhumatismes et de douleurs névralgiques » ;
+ne pouvant même plus signer de sa
+main, il dictait ses lettres, et le scribe docile, ému,
+écrivait des phrases comme celles-ci : « Si le bon
+Dieu voulait me trouver un enfer qui fût tout à
+fait à ma taille, il me condamnerait à ne rien faire
+pour lui durant toute l’éternité ; ce serait, je le
+sens, le plus grand châtiment qu’il pût m’infliger. »</p>
+
+<p>Sans retard, dans son diocèse, il se refaisait
+prédicateur, pour les noirs. Il apparaissait le jour
+de la Chandeleur, dans la basilique de Notre-Dame
+d’Afrique ; il parlait à l’entrée du chœur, en grande
+tenue pontificale, et c’était pour adresser deux
+supplications. La première, il la jetait aux fidèles.
+Il leur rappelait un mot sinistre du khédive
+d’Égypte : « Puisque vous nous avez empêchés de
+prendre les blancs, il faut bien que nous prenions
+les noirs. » Les noirs, commentait-il, « paient donc
+pour vous, mes frères ; ils sont votre rançon, et
+vous ne feriez rien pour ceux qui vous remplacent
+dans la captivité et dans la mort ! » Mais une seconde
+supplication succédait ; d’une voix de tonnerre,
+d’un geste presque impérieux, il se tournait
+vers l’image de Notre-Dame d’Afrique, statue
+noire comme les noirs eux-mêmes, et l’interpellait
+sur ce qu’elle avait fait pour eux, depuis vingt-cinq
+ans qu’il l’avait proclamée reine de l’Afrique.
+« L’Afrique, lui criait-il, a compté sur votre protection.
+Qu’avez-vous fait pour elle, et comment
+souffrez-vous encore de telles horreurs ? N’êtes-vous
+reine de l’Afrique que pour régner sur des cadavres ?
+N’êtes-vous mère que pour oublier vos
+enfants ? Il faut que cela finisse. » Des coups de
+crosse, frappant sur la dalle du chœur, scandaient
+ses sommations.</p>
+
+<p>Huit jours plus tard, dans une grande réunion
+organisée à la Sorbonne, une voix redisait qu’il
+fallait que cela finît : c’était la voix de Jules
+Simon<a id="FNanchor_238" href="#Footnote_238" class="fnanchor">[238]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_238" href="#FNanchor_238"><span class="label">[238]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1888-1889, p. 247-266.
+Peu après la mort de Lavigerie, Jules Simon lui rendra
+hommage en quelques pages que l’on trouve en son livre :
+<i>Quatre portraits</i> (Paris, Lévy, 1896).</p>
+</div>
+<p>« Si brisé que soit mon corps, insistait Lavigerie,
+mon cœur ne l’est pas encore. » Il ne convenait pas
+que, le vendredi saint, fête par excellence de la
+souffrance, son cœur se tût sur le martyre de la
+race de Cham : faisant violence à son corps, il gravissait
+péniblement, dans sa cathédrale d’Alger,
+les degrés de la chaire ; il prêchait sur la Passion
+des nègres, renouvellement de la Passion cruelle
+du Sauveur ; sur leur calvaire à eux, « continent
+immense, où le sang coulait des veines de millions
+de noirs, mêlé aux larmes des mères » ; sur les
+Hérode, les Pilate, les Judas, qui entreprenaient
+de défendre l’esclavagisme par amour de l’or, ou,
+peut-être, par opposition à la foi chrétienne ; et
+les draperies noires qui assombrissaient l’église
+avaient mission de rappeler, disait-il, « non seulement
+la passion du Sauveur, mais encore la mort
+qui plane sur l’Afrique et la destruction qui la
+menace<a id="FNanchor_239" href="#Footnote_239" class="fnanchor">[239]</a> ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_239" href="#FNanchor_239"><span class="label">[239]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 327-337.</p>
+</div>
+<p>Ce mot de mort, ce mot de destruction, qui résonnaient
+comme des glas, étaient tragiquement
+commentés par les nouvelles que Lavigerie, depuis
+le début de l’année, recevait du centre de l’Afrique.
+Les esclavagistes musulmans, riches et bien armés,
+avaient, dans l’Ouganda, fait un coup d’État. Le
+roi Kivewa, tombé sous leur joug, avait renvoyé
+ses ministres chrétiens, catholiques ou protestants ;
+toutes les missions avaient été incendiées, tous les
+orphelinats détruits ; tous les missionnaires,
+Mgr Livinhac en tête, avaient été emprisonnés,
+huit jours durant, puis entassés sur une barque,
+et transportés de l’autre côté du lac. « Vous avez
+voulu ménager l’Allemagne et l’Angleterre, écrivait
+à M. Mackay, chef de la mission anglaise, l’un
+de ces triomphateurs musulmans ; nous tuerons
+l’un après l’autre tous les blancs établis dans l’intérieur
+de l’Afrique équatoriale. »</p>
+
+<p>Mgr Lavigerie méditait sur cet événement : il
+lui semblait être d’une incalculable gravité. Quelques
+années plus tôt, le sultan musulman de Zanzibar
+pouvait être rendu responsable des attentats
+commis à l’intérieur par les esclavagistes, qui
+tous venaient de ses États et reconnaissaient son
+pouvoir. Mais aujourd’hui, sa souveraineté était
+considérée comme expirant officiellement à dix
+kilomètres du rivage<a id="FNanchor_240" href="#Footnote_240" class="fnanchor">[240]</a> ; dans l’intérieur de
+l’Afrique, c’était à l’Europe de se défendre elle-même.
+Les esclavagistes, entourant les rois sauvages,
+ne les poussaient à l’expulsion des blancs
+que pour demeurer les seuls maîtres, et lorsqu’ils
+murmuraient aux oreilles des souverains noirs de
+fallacieuses paroles sur l’affranchissement politique
+de l’Afrique, ils ne visaient à rien de moins
+qu’à régner eux-mêmes, par une dictature de terreur,
+sur une Afrique subjuguée, à travers laquelle
+ils razzieraient à volonté, à discrétion, le bétail
+humain nécessaire à leur trafic.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_240" href="#FNanchor_240"><span class="label">[240]</span></a> Sur les inconvénients de cette restriction de la souveraineté
+du sultan de Zanzibar, voir un article de la <i>Gazette populaire
+de Cologne</i>, cité dans le <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 17-23.</p>
+</div>
+<p>Il apparaissait à Lavigerie que cette catastrophe
+requérait de l’Europe un surcroît de sacrifices et
+qu’il fallait, désormais, plusieurs milliers d’hommes,
+qui, remontant le Zambèse, le Chiri, le Nyassa, se
+fraieraient ainsi, vers l’Afrique équatoriale, la
+seule route désormais ouverte à leurs pas libérateurs.
+Il voulait que, d’urgence, les comités antiesclavagistes
+des diverses nations délibérassent ;
+il annonçait à Keller son intention de convoquer
+prochainement un congrès<a id="FNanchor_241" href="#Footnote_241" class="fnanchor">[241]</a>. Il avait hâte que ce
+congrès eût lieu, avant celui des puissances, et
+qu’ainsi fût mise en lumière l’initiative du Pape ;
+il rêvait que Léon XIII y fût représenté par un
+légat, et investi de la présidence d’honneur. Dans la
+circulaire même qu’au mois d’avril 1889 il expédiera
+d’Alger, et qui convoquera le Congrès à Lucerne
+pour le mois d’août, se dessineront déjà plusieurs
+projets qui le hantaient : « Organisation de corps
+volontaires et peut-être même, sur quelques points
+essentiels, de corps religieux, par exemple, au
+milieu des déserts du Sahara ; — création d’asiles
+fortifiés, comme ils ont existé autrefois, dans les
+siècles de barbarie, sur les grandes voies de communication,
+en Espagne, en Hongrie, en Orient, pour
+protéger les voyageurs et faire avancer peu à peu
+la vie, le commerce européen et la civilisation jusqu’aux
+limites mêmes du Soudan<a id="FNanchor_242" href="#Footnote_242" class="fnanchor">[242]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_241" href="#FNanchor_241"><span class="label">[241]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 215-230.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_242" href="#FNanchor_242"><span class="label">[242]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 311-325.</p>
+</div>
+<p>Il appelait à ce Congrès, non seulement l’Europe,
+mais des représentants du monde noir, noirs
+d’Haïti, noirs de Liberia, noirs des États-Unis : il
+désirait qu’en faveur de leurs frères du centre de
+l’Afrique leurs voix se fissent entendre, et qu’elles
+fussent acclamées.</p>
+
+<p>Sans plus attendre, des conférences d’Émile
+Keller à Paris, de Georges Picot à Bourges et à
+Paris, tenaient les esprits en haleine et mettaient
+les dévouements en branle<a id="FNanchor_243" href="#Footnote_243" class="fnanchor">[243]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_243" href="#FNanchor_243"><span class="label">[243]</span></a> <i>Ibid.</i>, p. 364-376, 405-421, 432-454.</p>
+</div>
+<p>Des congrès, des conférences, il en fallait : c’était
+nécessaire pour agir sur l’opinion du monde ; mais
+l’Afrique avait-elle le temps d’attendre que dans
+des congrès on eût délibéré ? Lavigerie ne le pensait
+pas ; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance
+de plus en plus impérieuse le langage d’un
+chef d’État, — son État, c’était l’Afrique ! — il
+entrait en rapports avec le Portugal, demandait
+qu’un nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient
+Alger pour prendre la voie du lac Nyassa,
+pût remonter jusqu’au Tanganyika, y retrouver
+Joubert, et s’en aller avec lui vers leurs frères de
+l’Ouganda, ensevelis dans un tourbillon d’insurrections
+barbares. Le Portugal permettait, et la
+caravane libératrice se mettait en route.</p>
+
+<p>Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne.
+Mais il n’y eut à Lucerne, au début d’août 1889,
+d’autres congressistes que deux jeunes gens, représentants
+de dix millions de noirs, qui avaient
+quitté l’Amérique trop tôt pour apprendre que le
+Congrès était ajourné… Car l’imminence des élections
+françaises retenait en France la plupart des
+personnalités qui eussent pu représenter la France,
+à Lucerne, aux côtés des congressistes des autres
+pays ; et Lavigerie, redoutant les effets fâcheux
+que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale,
+l’effacement de sa patrie et la prépondérance
+des nations protestantes, avait, le 24 juillet,
+par une circulaire expédiée de Lucerne<a id="FNanchor_244" href="#Footnote_244" class="fnanchor">[244]</a>, fait
+savoir que le Congrès n’aurait pas lieu. Mais ces
+deux jeunes nègres qui étaient venus là pour
+rencontrer les champions de l’antiesclavagisme
+universel, champions de toute langue et de toute
+nationalité, se jugeaient récompensés de leur
+voyage puisqu’ils rencontraient Lavigerie, et ils lui
+disaient : « Si jamais Votre Éminence met le pied
+en Amérique, des foules innombrables de nos
+compatriotes viendront acclamer le libérateur de
+leurs frères<a id="FNanchor_245" href="#Footnote_245" class="fnanchor">[245]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_244" href="#FNanchor_244"><span class="label">[244]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 424-425.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_245" href="#FNanchor_245"><span class="label">[245]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1888-1889, p. 459-463.</p>
+</div>
+<p>Trois mois plus tard, s’ouvrait à Bruxelles, entre
+les représentants des divers États, la conférence
+officielle pour la suppression de l’esclavage ; elle
+se prolongea jusqu’au printemps. Lavigerie,
+d’avance, dans un mémoire adressé à Léopold II,
+avait dessiné ce qu’il attendait d’elle<a id="FNanchor_246" href="#Footnote_246" class="fnanchor">[246]</a>. Dans son
+oasis de Biskra, où désormais l’hiver il tentait de
+refaire sa santé, il reçut de l’Ouganda des nouvelles
+moins inquiétantes. « Dieu dût-il faire un miracle,
+lui écrivait Mgr Livinhac, le parti protestant ne
+triomphera pas. » Mais Biskra est aux écoutes du
+désert : et les mystérieuses rumeurs sahariennes
+précisaient aux oreilles attentives de Lavigerie
+l’immense péril que créait en Afrique l’effervescence
+du senoussisme.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_246" href="#FNanchor_246"><span class="label">[246]</span></a> Lavigerie à Léopold II, 8 novembre 1889. (<i>Bulletin de
+la Société antiesclavagiste</i>, 1888-1889, p. 520-552.)</p>
+</div>
+<p>Déjà, dès 1868, dans son livre sur <i>la Kabylie et
+les coutumes kabyles</i>, le futur général Hanoteau
+signalait comme un péril pour notre domination
+en Kabylie, — comme « un danger de tous les instants »,
+disait-il, ces ordres religieux, « moins accessibles
+à nos moyens d’influence et plus difficiles à
+surveiller » que ne l’étaient les marabouts. « Comme
+ils obéissent, précisait-il, à des chefs qui presque
+tous résident à l’étranger, le signal de la révolte
+peut être donné à l’improviste, sans qu’aucun indice
+précurseur nous ait avertis<a id="FNanchor_247" href="#Footnote_247" class="fnanchor">[247]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_247" href="#FNanchor_247"><span class="label">[247]</span></a> <span class="sc">Hanoteau</span> et <span class="sc">Letourneux</span>,
+<i>op. cit.</i>, II, p. 105.</p>
+</div>
+<p>« Chez les musulmans du dix-neuvième siècle,
+avait écrit en 1886 M. Le Chatelier<a id="FNanchor_248" href="#Footnote_248" class="fnanchor">[248]</a>, le mahométisme
+mystique représente le principe religieux
+actif. Et le fait qui domine l’évolution moderne
+du monde islamique est le prodigieux mouvement
+de rénovation, de propagande, qui s’accomplit en
+Asie, en Afrique surtout. Sans rien préjuger pour
+l’avenir, on ne saurait nier qu’il y ait là pour les
+intérêts actuels du monde civilisé un danger
+grave. Les confréries ont été traitées, tantôt avec
+une considération trop bienveillante, tantôt avec
+un respect voisin de la crainte. Elles ont ainsi
+acquis une situation très forte, alors qu’il eût été
+facile, si on les avait mieux comprises, de les réduire
+presque à néant. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_248" href="#FNanchor_248"><span class="label">[248]</span></a> <i>L’Islam, au dix-neuvième siècle</i>, p. 180-187 (Paris, Leroux,
+1886).</p>
+</div>
+<p>Lavigerie était d’accord avec les meilleurs observateurs
+de l’Islam, avec Henri Duveyrier, avec
+le général Philebert<a id="FNanchor_249" href="#Footnote_249" class="fnanchor">[249]</a>, lorsqu’il redisait à Léopold
+II, dans une longue lettre, les origines, la
+mystique popularité de ce chérif oranais, Snoussi,
+qui, vers 1796, s’était proclamé prophète (<i>madhi</i>),
+et lorsqu’il parlait des centaines de milliers de
+fanatiques qui, groupés en confréries, n’aspiraient
+qu’à soulever le Soudan contre l’Europe et à
+jeter les Européens à la mer… Oui, tous les
+Européens, y compris les Turcs, qui venaient de
+se disqualifier, aux yeux des Senoussistes, en
+prohibant la traite des noirs, et qu’une sanglante
+devise madhiste confondait avec les chrétiens
+pour les vouer, tous ensemble, à une même
+mort<a id="FNanchor_250" href="#Footnote_250" class="fnanchor">[250]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_249" href="#FNanchor_249"><span class="label">[249]</span></a> Général <span class="sc">Philebert</span>, <i>la Conquête pacifique de l’intérieur
+africain</i>, p. 26-36.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_250" href="#FNanchor_250"><span class="label">[250]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1890, p. 1-41. Sur
+les développements ultérieurs du péril senoussiste, voir <span class="sc">Binger</span>,
+<i>Bulletin de l’Afrique française</i>, 1902 ; deux articles du <i>Correspondant</i>,
+25 novembre et 10 décembre 1909 ; et Lothrop
+<span class="sc">Stoddard</span>, <i>le Nouveau Monde de l’Islam</i>, trad. Doysié, p. 51 et
+suiv. (Paris, Payot, 1923). Sur l’état actuel de l’émirat des
+Senoussis, constitué depuis 1920 par décret royal italien, voir
+<span class="sc">Massignon</span>, <i>Annuaire du monde musulman</i>, p. 144-146.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c27">V. — <span class="i">L’achèvement de l’œuvre tunisienne.
+Les adieux de Lavigerie à l’Europe.</span></h3>
+
+<p>A peine avait-il dirigé vers Bruxelles cet anxieux
+cri d’alarme, que Lavigerie, quittant Biskra, réapparaissait
+en Tunisie, où depuis deux ans on ne
+l’avait pas revu. Sa première visite était pour la
+cathédrale de Carthage, désormais achevée. On
+l’avait construite rapidement, pressé qu’on était
+de la voir se dresser, moins comme un monument
+d’art que comme un symbole. Les jeunes élèves
+des Pères Blancs menaient Lavigerie au caveau qui
+devait contenir son tombeau, et l’aidaient ensuite
+à remonter dans la basilique. « Merci, mes enfants,
+leur disait-il. Le jour vient et il est proche, où vous
+n’aurez plus à me remonter. » En grande pompe,
+le jour de l’Ascension, devant le résident général
+de France et dix évêques, la cathédrale s’inaugurait<a id="FNanchor_251" href="#Footnote_251" class="fnanchor">[251]</a>.
+Lavigerie, dans une lettre pastorale, interprétait
+l’événement.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_251" href="#FNanchor_251"><span class="label">[251]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1890, p. 215-222.</p>
+</div>
+<p>Jadis César, campant sur les ruines de Carthage,
+avait entendu, s’il en faut croire Appien, les
+sanglots d’une immense multitude qui demandait
+d’être rappelée à la vie, et César, saisissant ses
+tablettes, y avait jeté ces deux mots : « Relever
+Carthage. » Cinq siècles plus tard, saint Victor de
+Vite, au terme de son <i>Histoire des persécutions
+vandales</i>, avait invoqué tous les saints d’Afrique,
+pour qu’en retour de leurs souffrances, de leurs
+martyres, ils obtinssent de leur Dieu la résurrection
+de l’Église africaine. Sous les yeux de Lavigerie,
+le programme de César et la prière de Victor de
+Vite avaient commencé de s’accomplir : une Carthage
+ressuscitée présidait aux destinées d’une
+Église africaine ressuscitée, et le prélat s’écriait :
+« Me blâmerez-vous d’avoir cru comme César aux
+sanglots des multitudes disparues sous les ruines
+de leur patrie, et, comme l’évêque de Vite, aux
+prières des saints de notre Afrique, implorant de
+Dieu sa résurrection ? »</p>
+
+<p>Il ouvrait un concile, dans la resplendissante
+cathédrale ; on y émettait le vœu que saint Fulgence,
+l’évêque exilé par les Vandales, fût proclamé
+par Rome docteur de l’Église, et le concile,
+au bout de deux jours, transportait sa séance
+finale à Tunis, où Lavigerie allait poser la première
+pierre d’une autre cathédrale. « C’est un revenant
+épique que cet homme ! s’écriait M. Louis Bertrand ;
+c’est Turpin, l’archevêque de la chanson de
+Roland<a id="FNanchor_252" href="#Footnote_252" class="fnanchor">[252]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_252" href="#FNanchor_252"><span class="label">[252]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>le Sang des races</i>, préface de 1920,
+p. 5.</p>
+</div>
+<p>L’âge le pressait d’achever ses fondations, et les
+événements eux-mêmes semblaient se presser,
+pour apporter à ses espoirs quelques prémices
+d’accomplissement ; en ce même mois de mai 1890,
+il avait la joie d’annoncer à Paris le décret du Bey
+de Tunis, qui supprimait l’esclavage dans ses
+États<a id="FNanchor_253" href="#Footnote_253" class="fnanchor">[253]</a>, et cette autre joie, plus grande encore,
+de recevoir une lettre dans laquelle le roi Mwanga,
+inopinément restauré sur son trône de l’Ouganda,
+lui demandait des missionnaires et promettait
+toute sa bonne volonté pour empêcher la traite
+des esclaves. Les deux médecins qui, dans une caravane
+nouvelle groupant des Pères Blancs de quatre
+nations, partaient à ce moment même pour l’équateur,
+avaient jadis été rachetés de l’esclavage,
+puis élevés à Malte : ainsi s’associaient, déjà, les
+esclaves de la veille aux campagnes de libération.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_253" href="#FNanchor_253"><span class="label">[253]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1890, p. 187-191.</p>
+</div>
+<p>L’Afrique s’aidait donc elle-même, pour déraciner
+le fléau, et l’Europe aidait l’Afrique. La conférence
+de Bruxelles, par l’acte général du 2 juillet
+1890, préconisait l’établissement graduel, à
+l’intérieur du continent noir, de stations fortement
+occupées ; la construction de routes et de voies
+ferrées reliant les stations à la côte, l’installation
+de bateaux à vapeur sur les grands fleuves et les
+lacs ; la restriction de l’importation des armes à
+feu et des munitions ; l’organisation d’expéditions
+et de colonnes mobiles. L’armée de la France,
+sans plus attendre, allait traquer l’esclavage dans
+un de ses plus redoutables repaires, le
+Dahomey<a id="FNanchor_254" href="#Footnote_254" class="fnanchor">[254]</a>, et déjà l’expédition belge de Winck et
+Van Kerchove était en route, pour porter secours
+à Joubert et pour semer, sur les bords du Tanganyika,
+une série de postes armés. Une voix
+éloquente, en 1891, s’élevait au Congrès de Malines ;
+c’était celle de M. le chevalier Descamps,
+futur vice-président du Sénat belge. « Ne croyez
+pas, s’écriait-il, que l’Océan baigne nos frontières
+simplement pour permettre aux Belges de ramasser
+des coquillages sur ses rives. Ne craignez
+pas de pratiquer la mer<a id="FNanchor_255" href="#Footnote_255" class="fnanchor">[255]</a>. » Et l’on voyait, en
+cette année 1891, puis en 1892, naviguer vers
+Zanzibar, pour atteindre, par là, la mer intérieure
+du Tanganyika, l’expédition du capitaine Jacques,
+puis celle du lieutenant Long, impatients de libérer
+l’Afrique de ses bandes d’esclavagistes ; et les
+noms d’Albertville, Baudouinville, Fort Clémentine,
+allaient bientôt dire aux riverains du Tanganyika
+ce que voulait faire pour eux la chrétienne
+Belgique<a id="FNanchor_256" href="#Footnote_256" class="fnanchor">[256]</a>. Lavigerie saluait cette révolution,
+« qui allait faire entrer la quatrième partie du
+monde dans la lumière de la civilisation, de la liberté
+et de la vie » ; il proclamait que l’œuvre faite
+à Bruxelles était très satisfaisante, très belle,
+qu’elle répondait à ses vœux, sinon à tous ses
+vœux ; il se réjouissait de ce mot dit à un prélat
+belge par le ministre des Affaires étrangères de
+Belgique : « Ce qui se fait à la conférence n’est, au
+fond, que l’œuvre provoquée par l’action du Pape
+et de son envoyé<a id="FNanchor_257" href="#Footnote_257" class="fnanchor">[257]</a>. » Il ouvrait un concours, au
+nom du Pape, pour la composition d’un ouvrage
+populaire destiné à aider la campagne antiesclavagiste<a id="FNanchor_258" href="#Footnote_258" class="fnanchor">[258]</a>,
+et lorsque bientôt il apprit que la Hollande
+hésitait à signer l’acte de Bruxelles, il insista près
+du roi par un pressant message, que la jeune reine
+Wilhelmine eut à cœur d’exaucer, au lendemain
+même de son avènement<a id="FNanchor_259" href="#Footnote_259" class="fnanchor">[259]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_254" href="#FNanchor_254"><span class="label">[254]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 273-290.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_255" href="#FNanchor_255"><span class="label">[255]</span></a> <span class="sc">Descamps</span>, <i>Discours sur l’avenir de la civilisation en
+Afrique</i>, prononcé à l’assemblée générale du congrès de Malines
+le 10 août 1891, p. 16 (Louvain, Peeters, 1891).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_256" href="#FNanchor_256"><span class="label">[256]</span></a> Voir <span class="sc">Descamps</span>, <i>les Stations civilisatrices au Tanganyika</i>,
+p. 9 (Bruxelles, Goemaere, 1894) et, dans le <i>Bulletin de la
+Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 266-269, la lettre de
+Lavigerie sur l’expédition Jacques.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_257" href="#FNanchor_257"><span class="label">[257]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de
+Paris</i>, p. 43.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_258" href="#FNanchor_258"><span class="label">[258]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de
+Paris</i>, p. 46. Le lauréat du concours, qui eut pour juges Jules
+Simon, Bardoux, Arthur Desjardins, le duc de Broglie, Antonin
+Lefèvre-Pontalis, Franck, Georges Picot, le marquis de Vogüé,
+Wallon, Julien Davignon, fut M. le baron Descamps, actuellement
+vice-président du Sénat belge et membre de l’Institut,
+pour son drame, <i>Africa</i> (Louvain, Peeters, 1894).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_259" href="#FNanchor_259"><span class="label">[259]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1890, p. 307-314.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie regrettait qu’on n’eût pas envisagé
+le sort de tant de pauvres nègres que, sous la fallacieuse
+rubrique de travailleurs libres, on transportait
+à des centaines de lieues de leur pays, et
+qui, ainsi déracinés, étaient à la merci de toutes
+les exploitations ; il regrettait, aussi, qu’on ne se
+fût point occupé des progrès des sectes musulmanes
+en Afrique<a id="FNanchor_260" href="#Footnote_260" class="fnanchor">[260]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_260" href="#FNanchor_260"><span class="label">[260]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de
+Paris</i>, p. 36-37.</p>
+</div>
+<p>Mais l’acte général de Bruxelles admettait
+explicitement le concours des sociétés antiesclavagistes,
+« pour la formation de corps volontaires
+destinés, sous l’autorité des puissances, à réprimer
+les violences et la continuation de la traite » ; pour
+un rôle de charité auprès des victimes de l’esclavage,
+particulièrement des femmes et des enfants ;
+pour le développement et la protection de toutes
+les missions ; et pour éclairer, enfin, « l’opinion
+indépendante » et l’opinion des commissaires,
+membres des bureaux de surveillance et de renseignements<a id="FNanchor_261" href="#Footnote_261" class="fnanchor">[261]</a>.
+Les comités de ces sociétés, qui
+n’avaient pu se réunir à Lucerne, allaient, en septembre
+1890, tenir un congrès à Paris, et l’éloquent
+discours-programme qu’allait y faire entendre
+Émile Keller devait répondre aux vœux officiels
+de la conférence de Bruxelles et combler les lacunes
+qu’y constatait Lavigerie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_261" href="#FNanchor_261"><span class="label">[261]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de
+Paris</i>, p. 40.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie lui-même, du haut de la chaire de
+Saint-Sulpice, voulut ouvrir le congrès. En face de
+lui, au banc d’œuvre, autour de Mgr Livinhac,
+siégeait la race nègre, représentée par quatorze
+noirs de l’Ouganda. Le cardinal interpellait Mgr Livinhac,
+lui remettait l’avenir de sa gigantesque
+entreprise : « Je ne suis point Élie, lui disait-il,
+mais je dépose sur vos épaules, comme sur celles
+d’un autre Élisée, le manteau que je ne puis plus
+porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra désormais
+de me remplacer en France et dans l’intérieur
+de votre congrégation, de plaider la cause de nos
+missionnaires et de nos œuvres, de tendre pour
+eux, dans nos églises, comme je l’ai fait si longtemps,
+ces mains qui ont été enchaînées pour
+l’amour de Notre-Seigneur, et de leur faire entendre
+cette voix qui a confessé Jésus-Christ. Pour moi,
+je vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus
+sortir<a id="FNanchor_262" href="#Footnote_262" class="fnanchor">[262]</a>. » Quarante-huit heures plus tard, à la
+clôture du Congrès, Lavigerie se levait, comme
+pour parler : « Voilà mon discours, dit-il, c’est mon
+fils<a id="FNanchor_263" href="#Footnote_263" class="fnanchor">[263]</a> », et il montrait Livinhac. Celui-ci prenait
+la parole, glorifiait les martyrs de l’Ouganda.
+Mais parmi les jeunes noirs qui étaient là, devant
+la tribune, il y avait le fils de Mathias, l’un de ces
+martyrs. Lavigerie l’appelait, l’embrassait : « C’est
+un acte de foi que j’accomplis en votre nom »,
+disait-il à l’auditoire, et il chargeait Livinhac de
+traduire au jeune nègre cette phrase : « Ton père
+est au ciel, mais tu as un père sur la terre ; ce père,
+c’est moi. » Et ce père se penchait vers un autre
+noir, qui avait eu l’oreille coupée au temps de la
+persécution, et l’embrassait<a id="FNanchor_264" href="#Footnote_264" class="fnanchor">[264]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_262" href="#FNanchor_262"><span class="label">[262]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de
+Paris</i>, p. 82.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_263" href="#FNanchor_263"><span class="label">[263]</span></a> <i>Ibid.</i>, p. 171.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_264" href="#FNanchor_264"><span class="label">[264]</span></a> <i>Ibid.</i>, p. 178. — <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>,
+1890, p. 306 (lettre des jeunes noirs racontant la scène).</p>
+</div>
+<p>En octobre, avec Livinhac et les quatorze
+nègres, Lavigerie était à Rome, aux pieds de
+Léon XIII, et le Pape, sur sa demande, instituait
+dans toute la chrétienté, en faveur de l’abolition
+de l’esclavage, une quête annuelle<a id="FNanchor_265" href="#Footnote_265" class="fnanchor">[265]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_265" href="#FNanchor_265"><span class="label">[265]</span></a> Il fut bientôt décidé que la Propagande distribuerait
+elle-même entre les diverses missions le produit de la quête
+antiesclavagiste, et que les divers comités nationaux ne conserveraient
+qu’un rôle de patronage, purement moral, et les
+divergences entre Lavigerie et Keller au sujet de la politique
+intérieure française devaient avoir pour résultat, en août 1891,
+la démission de Keller et de ses confrères du Comité antiesclavagiste
+français, à la demande de Lavigerie.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c28">VI. — <span class="i">Les dernières épreuves :
+A l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal.</span></h3>
+
+<p>Ce fut pour Lavigerie, l’une des dernières joies
+de son âme de missionnaire. Les Pères Blancs de
+Jérusalem, à cette même date, lui en ménageaient
+une autre, en lui annonçant que l’un des premiers
+élèves de Sainte-Anne venait d’être ordonné
+prêtre, et qu’ainsi s’inaugurait, en terre palestinienne,
+la formation par les Pères Blancs d’un
+clergé indigène destiné aux Églises de l’Orient.
+Lavigerie avait encore deux années à vivre, deux
+années de douleur. Les souffrances physiques qui
+depuis longtemps lui livraient assaut, si accablantes
+à certaines heures qu’à plusieurs reprises,
+déjà, il avait reçu l’Extrême-Onction, achevaient
+lentement, et par saccades, de maîtriser ses forces ;
+mais accoutumé comme il l’était, en ses méditations
+quasi quotidiennes, à aller au-devant de la
+mort, l’approche de cette mort, venant elle-même
+à sa rencontre, ne pouvait endolorir son âme.
+D’autres douleurs l’obsédaient, l’accablaient.</p>
+
+<p>Quelques semaines après avoir dit, du haut
+de la chaire de Saint-Sulpice, qu’il ne reviendrait
+plus en France, il lui fallut, d’accord avec
+Léon XIII, parler à la France. Il choisit lui-même
+son heure, et son cadre, et la forme d’éloquence
+dont ses lèvres allaient revêtir la pensée pontificale :
+ce fut par un toast, prononcé devant l’escadre,
+devant les hautes personnalités du gouvernement
+algérien, que Lavigerie, solennellement,
+délia l’Église de France de toute attache
+avec les anciens partis et orienta dans les voies
+nouvelles les méthodes de défense religieuse. Malmusi,
+consul général d’Italie, avait dit en 1885 à
+son collègue allemand Julius Eckardt<a id="FNanchor_266" href="#Footnote_266" class="fnanchor">[266]</a> : « Le
+cardinal, malgré de violentes collisions épisodiques
+avec le gouvernement athée de Paris, travaille
+avec la ténacité qui lui est propre à réconcilier
+Léon XIII avec le régime républicain. » Cinq
+ans s’étaient écoulés, et Lavigerie, sur le désir
+de Léon XIII, devenait l’annonciateur d’une politique
+qu’il avait, semble-t-il, contribué lui-même
+à préparer. Des polémiques se déchaînèrent. D’aucuns
+virent un contraste entre ce cri de « ralliement »
+et le message que seize ans plus tôt il
+adressait au comte de Chambord pour lui conseiller
+un coup d’État : on exhuma ce vieux document,
+pour assourdir les échos de <i>la Marseillaise</i>, jouée
+par ses Pères Blancs. D’autres l’accusèrent de
+capituler devant une législation antireligieuse
+contre laquelle plusieurs fois s’étaient dressés ses
+mandements. Il laissait dire, sans rien regretter :
+Français et missionnaire de la France, il lui paraissait
+qu’en souhaitant qu’un progrès s’accomplît
+vers l’unité morale de la mère patrie, il représentait
+les intérêts de la plus grande France,
+en même temps que la pensée de Léon XIII.
+« L’Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s’attache
+qu’à un seul cadavre, à celui qui s’est lui-même
+attaché sur la croix<a id="FNanchor_267" href="#Footnote_267" class="fnanchor">[267]</a> ! »… Lavigerie pensait
+de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour
+où il avait reçu la calotte cardinalice, qu’il n’avait
+jamais voulu entrer dans les divisions et dans les
+passions des partis<a id="FNanchor_268" href="#Footnote_268" class="fnanchor">[268]</a> » ; lui qui se sentait « le serviteur
+d’un maître qu’on n’avait jamais pu enfermer
+dans un tombeau ». « Son esprit, dira devant
+son cercueil M. Jules Cambon, était de ceux qui
+regardent où ils vont et non d’où ils viennent ;
+c’est ainsi qu’il était venu à la République<a id="FNanchor_269" href="#Footnote_269" class="fnanchor">[269]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_266" href="#FNanchor_266"><span class="label">[266]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i lang="de" xml:lang="de">Lebenserinnerungen</i>,
+II, p. 178.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_267" href="#FNanchor_267"><span class="label">[267]</span></a> Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton
+<span class="sc">Fullerton</span> dans son livre : <i>les Grands Problèmes de la politique
+mondiale</i>, p. 106 (Paris, Chapelot, 1915).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_268" href="#FNanchor_268"><span class="label">[268]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 535. Le livre essentiel
+sur ces événements est celui de M. l’abbé <span class="sc">Tournier</span> : <i>le Cardinal
+Lavigerie et son action politique</i> (Paris, Perrin, 1913).
+Voir aussi Mgr <span class="sc">Baunard</span>, <i>Léon XIII et le toast d’Alger</i> (Paris,
+De Gigord, 1913), et <span class="sc">Mahieu</span>, <i>Vie de Mgr Baunard</i>, p. 418-422
+(Paris, Gigord, 1924).</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_269" href="#FNanchor_269"><span class="label">[269]</span></a> <span class="sc">Cambon</span>, <i>le Gouvernement général de l’Algérie</i>,
+p. 395-396.</p>
+</div>
+<p>C’est une loi dans l’histoire, que les grandes libérations
+ne s’accomplissent qu’au prix de beaucoup
+de souffrances ; une fois de plus, cette loi se vérifiait.
+Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens
+des œuvres missionnaires ; on calcula qu’en six
+mois, le mécontentement produit par le toast
+d’Alger frustrait de trois cent mille francs leur
+budget d’apostolat et de rédemption ; il semblait
+qu’un certain nombre de catholiques de France
+voulussent punir le cardinal par une grève de la
+charité.</p>
+
+<p>L’heure était bien mal choisie pour cette vindicative
+réponse, aussi nocive aux intérêts de l’Église
+qu’aux intérêts de la France. Car, à ce moment
+même, la Compagnie impériale de l’Est Africain,
+soutenue par l’Angleterre, ne visait à rien de
+moins qu’à faire de l’Ouganda, sous le protectorat
+anglais, un État protestant. « Nous te prions,
+notre seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres
+catholiques de là-bas, et nous prions tous les grands
+chefs de la religion d’avoir pitié de nous. Envoie-nous
+des Européens qui soient bons, et ne nous
+imposent pas la religion du mensonge… Quant à
+nous, nous défendrons notre religion par la force,
+si les officiers européens continuent à anéantir ici
+le parti de Jésus-Christ. » Cela devait finir là-bas
+par de tragiques mêlées entre les ouailles des Pères
+Blancs et les soldats de la Compagnie anglaise ;
+les catholiques furent mitraillés, leurs maisons
+incendiées, et Lavigerie, recevant en avril 1892
+les lugubres nouvelles, pouvait se demander s’il
+existait encore quelque mission de l’Ouganda<a id="FNanchor_270" href="#Footnote_270" class="fnanchor">[270]</a>.
+Il adressait à une notabilité catholique de l’Angleterre
+une protestation qui était un gémissement.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_270" href="#FNanchor_270"><span class="label">[270]</span></a> <span class="sc">Leblond</span>, <i>le Père Auguste Achte</i>, p. 153-182 et 207-208
+(Paris, Procure des missionnaires d’Afrique, 1913). — Jules
+<span class="sc">Leclercq</span>, <i>Bulletin de la Société belge d’études coloniales</i>, juillet-août
+1923. — <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892,
+p. 247-251, 308-345, 433-456.</p>
+</div>
+<p>Cependant, à Biskra, sous la tendresse fiévreuse
+de son regard paternel, une autre œuvre naissait,
+celle des Frères Pionniers, demi-soldats et demi-moines,
+dont les postes, s’échelonnant à travers le
+Sahara, devaient, dans la pensée de Lavigerie,
+faire la police du Christ, offrir un asile aux esclaves
+fugitifs, des remèdes aux voyageurs malades, et,
+tôt ou tard, relier le Sahara au Soudan. Le général
+Philebert, qui fut l’un des premiers, parmi nos
+chefs militaires à tenter de se mesurer avec l’immensité
+du Sahara, avait dit en termes formels :
+« Le mieux serait d’accepter l’aide et le concours
+des missionnaires d’Alger. Quelques Pères Blancs
+amenés à Témassinine formeraient un noyau, autour
+duquel se constituerait beaucoup plus vite
+une colonie, telle que nous la désirons<a id="FNanchor_271" href="#Footnote_271" class="fnanchor">[271]</a>. » Lavigerie
+s’apprêtait à fournir des Frères Pionniers,
+pour l’accomplissement et le perfectionnement
+d’un tel dessein. Ouargla, depuis le printemps
+de 1891, avait sa colonie de Frères Pionniers ; et
+dans une visite que faisaient au cardinal, au printemps
+de 1892, Jules Ferry et M. Jules Cambon,
+il était question d’employer ces Frères armés
+pour une expédition au Touat. Mais des difficultés
+diplomatiques survinrent : le Maroc s’inquiétait ;
+les sphères militaires se montraient soupçonneuses ;
+les diplomaties européennes posaient des questions
+alarmées : qu’était-ce que ce corps franc, mobilisé
+par un prêtre de France ? dans quelle mesure
+engageait-il la responsabilité de la France ? D’aucuns
+insinuaient, à Paris, que le cardinal avait
+déjà 1 500 hommes sous les armes, à Biskra, pour
+une guerre contre l’Islam. Ces 1 500 hommes
+n’étaient encore que vingt ! Le cardinal fut officiellement
+informé que la France renonçait à l’expédition
+du Touat et à l’emploi des Frères Pionniers,
+et même à les aider : ce Sahara, qui, en 1878,
+s’était fermé devant ses premiers Pères Blancs,
+se fermait aujourd’hui devant ses Frères Pionniers.
+« En les fondant, disait-il le 15 novembre 1892,
+j’avais compté sur la politique coloniale ; aujourd’hui
+tout s’écroule. » Et de sa chambre de malade,
+il donnait l’ordre de ne plus accepter de nouveaux
+engagements et de rendre toute liberté aux Frères
+antérieurement enrôlés. Cet <i>Amen</i> d’assentiment,
+qui faisait accueil à la plus profonde des déceptions,
+se confondit presque avec ses premières paroles
+d’agonie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_271" href="#FNanchor_271"><span class="label">[271]</span></a> Général <span class="sc">Philebert</span>, <i>Création de postes sur la route du
+Soudan</i>, p. 11 (Paris, Baudoin, 1890). L’appel de Lavigerie
+pour l’œuvre des Frères du Sahara est publié au <i>Bulletin de la
+Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 1-17 ; le premier projet
+s’en trouve dans une lettre à Keller, du 25 mars 1890 (même
+<i>Bulletin</i>, 1890, p. 41-67).</p>
+</div>
+<p>Il avait encore dix jours à vivre. Sa pensée
+s’en allait vers le congrès eucharistique qui se préparait
+à Jérusalem, vers l’idéal d’union des Églises
+dont ce Congrès voulait s’inspirer. Cela le rajeunissait
+de trente ans : n’était-ce pas lui qui, en 1861,
+avait le premier promené, dans une Syrie ravagée,
+la foi de Rome et la charité de la France ? Il donna
+mille francs aux organisateurs de ce Congrès :
+l’Orient chrétien, où son génie apostolique avait
+autrefois fait ses premières armes, obtenait ainsi
+la dernière de ses aumônes. C’était le 22 novembre :
+le 25, celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, avait
+dit : « Je ne veux plus un seul jour de repos », entrait
+dans le repos de la mort.</p>
+
+<p>On ouvrait son testament, daté de 1884, et l’on
+y lisait : « Je t’avais tout sacrifié, ô chère Afrique,
+lorsque, poussé par une force intérieure qui était
+visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me
+donner à ton service. Depuis, que de traverses,
+que de peines ! Je ne les rappelle que pour pardonner,
+et pour exprimer encore une fois mon indicible
+espérance de voir la portion de ce grand continent
+qui a connu autrefois la religion chrétienne
+revenir pleinement à la lumière, et celle qui est
+restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres
+et de sa mort. C’est à cette œuvre que j’avais
+consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une vie
+d’homme pour une semblable entreprise ? A peine
+ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai été que la
+voix du désert appelant ceux qui doivent y tracer
+les routes de l’Évangile. Je meurs donc sans avoir
+pu faire autre chose pour toi que souffrir, et par
+mes souffrances, te préparer des apôtres. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h3 id="c29">VII. — <span class="i">Les lendemains.</span></h3>
+
+<p>Les apôtres formés par Lavigerie ont continué
+son œuvre. Lavigerie voulait, en 1871, fonder en
+Algérie des villages d’orphelins ; les Pères Blancs,
+au lendemain de la famine qui sévit l’année d’après
+sa mort, créèrent en Tunisie, pour les orphelins, la
+grande exploitation agricole de Saint-Joseph de
+Thibar, qui fut le point de départ d’un nouveau
+village chrétien<a id="FNanchor_272" href="#Footnote_272" class="fnanchor">[272]</a>. Lavigerie prévoyait, en 1878,
+quatre vicariats apostoliques ; actuellement, le
+rayonnement même de l’apostolat des Pères Blancs
+a contraint la congrégation romaine de la Propagande
+de démembrer et de multiplier leurs terrains
+d’action : ils possèdent en Afrique onze vicariats
+et une préfecture apostolique. Les statistiques
+de janvier 1925 donnaient, pour leurs missions
+d’Afrique, le chiffre de 400 275 baptisés et de
+163 751 catéchumènes. Il y avait dans la seule
+chrétienté de l’Ouganda, du 1<sup>er</sup> juillet 1910 au
+30 juin 1911, 1 236 000 communions<a id="FNanchor_273" href="#Footnote_273" class="fnanchor">[273]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_272" href="#FNanchor_272"><span class="label">[272]</span></a> Antoine <span class="sc">Philippe</span>, <i>Chronique sociale de France</i>, novembre
+1924, p. 810.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_273" href="#FNanchor_273"><span class="label">[273]</span></a> <span class="sc">Leblond</span>, <i>le Père Auguste Achte</i>, p. 430.</p>
+</div>
+<p>Les Sœurs Blanches d’Afrique, deux ans seulement
+après la mort de leur fondateur, s’enfonçaient
+dans les ténèbres de l’intérieur, qui, devant
+leur regard embrasé d’espérances, s’éclairaient
+d’une lueur d’Épiphanie. A l’heure présente, dans
+quatre-vingt-trois maisons, elles enseignent,
+soignent, baptisent, font l’instruction de la femme
+arabe, ou de la femme païenne. Il advient souvent
+que d’avance, dès le berceau, ses parents
+l’ont vendue comme épouse : la sœur missionnaire,
+pour la faire chrétienne, doit indemniser le
+fiancé de ce qu’il a payé comme dot : la nécessité
+de ces coûteux remboursements entrave la
+besogne d’apostolat, mais ne décourage pas les
+apôtres<a id="FNanchor_274" href="#Footnote_274" class="fnanchor">[274]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_274" href="#FNanchor_274"><span class="label">[274]</span></a> <span class="sc">Leblond</span>, <i>op. cit.</i>, p. 418.</p>
+</div>
+<p>Sous l’égide de ces deux ordres, les races indigènes
+ont commencé de fournir des prêtres à l’autel,
+des religieuses au cloître : les missions dont
+Lavigerie fut l’ancêtre possèdent, présentement,
+trente-quatre prêtres indigènes, quatre grands
+séminaires avec cent quatorze séminaristes noirs,
+neuf petits séminaires avec quatre cent soixante
+et un élèves noirs, et, sous le voile de religieuses,
+deux cent deux négresses.</p>
+
+<p>Tenacement, mais en vain, le cardinal avait
+souhaité, pour ses Pères Blancs, l’honneur d’être
+les agents de liaison, qui ouvriraient une route
+et jetteraient un pont entre l’Algérie et le Soudan :
+ce « mysticisme transsaharien » dont parle quelque
+part le colonel Monteil, et qui donna l’élan,
+vers 1880, à plusieurs essais héroïques, allait inspirer,
+au lendemain de la mort du cardinal, la tentative
+du P. Hacquard, suivie d’un nouvel échec.
+Il faudra dix années encore pour que le commandant
+Laperrine, par l’heureux amalgame de
+ses tirailleurs et de ses spahis, prépare la grande
+œuvre de la pénétration saharienne. Mais lorsqu’en
+1894 la France militaire se fut installée à
+Tombouctou, les Pères Blancs, débarquant à
+Dakar, s’engagèrent dans la vallée du Niger, et
+pénétrèrent à leur tour au cœur du Soudan :
+l’apostolat religieux, dans le sillage de nos armées,
+atteignait ainsi, par une autre voie, ce Soudan,
+où s’était si souvent transporté, par delà le chapelet
+des oasis sahariennes, l’esprit conquérant
+du cardinal.</p>
+
+<p>Ainsi sont au travail, conformément aux méthodes
+définies par Lavigerie, les instruments
+forgés par Lavigerie pour réaliser, au jour le jour,
+l’impérieux appel qu’au nom de son Église et de
+son pays il adressait à l’âme missionnaire.</p>
+
+<p>L’œuvre antiesclavagiste, elle aussi, ne fut point
+une œuvre éphémère : sa vitalité s’attesta par le
+Congrès antiesclavagiste de 1900, par la création
+en Afrique d’un certain nombre de villages de
+liberté<a id="FNanchor_275" href="#Footnote_275" class="fnanchor">[275]</a> ; elle s’atteste, aujourd’hui même, par
+la décision qu’a prise, en 1924, le conseil de la
+Société des Nations, de constituer une commission
+de l’esclavage, chargée de lutter contre les dernières
+survivances de la traite, contre les abus de
+l’esclavage domestique, contre la polygamie enfin,
+qui, en provoquant la restriction de la natalité,
+tarit les races indigènes et entrave leur essor économique<a id="FNanchor_276" href="#Footnote_276" class="fnanchor">[276]</a>.
+Dans les sollicitudes et les travaux
+de cette commission genevoise, à laquelle les missionnaires
+commencent de prêter leur concours,
+c’est toujours l’esprit de Lavigerie qui survit et
+qui veille.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_275" href="#FNanchor_275"><span class="label">[275]</span></a> <span class="sc">Du Teil</span>, <i>Correspondant</i>, 25 juin 1903.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_276" href="#FNanchor_276"><span class="label">[276]</span></a> <span class="sc">Beaupin</span>, <i>Chronique sociale de France</i>,
+novembre 1924.</p>
+</div>
+<p>Quelques années après la mort du cardinal, le
+général du Barail, traçant de lui, dans ses <i>Souvenirs</i>,
+un portrait fort peu bienveillant, concluait
+qu’en agissant comme Lavigerie, « on risque de
+mériter, en guise d’oraison funèbre, l’épigramme
+appliquée à certains hommes d’Église : il parlait
+sans cesse du ciel pour ne s’occuper que des choses
+de la terre ; mais on risque aussi d’arriver les mains
+presque vides auprès de Celui qui a donné à ses
+disciples la divine consigne : <i lang="la" xml:lang="la">Ite et docete</i><a id="FNanchor_277" href="#Footnote_277" class="fnanchor">[277]</a> ».
+Apparemment le général, écrivant ces lignes,
+était hanté par le double souvenir des lointains
+différends de Lavigerie avec Mac-Mahon et de ses
+récents sourires à la forme républicaine ; il semblait
+que cette double impression lui voilât les résultats
+obtenus par le cardinal, — d’un voile tellement
+opaque qu’il osait dire en cette même page, quelques
+années seulement après les martyres de l’Ouganda :
+« Je ne crois pas que les Pères Blancs aient
+à leur actif une conversion sérieuse. » L’histoire
+religieuse de l’Afrique au cours des trente dernières
+années achève de s’insurger contre un tel verdict :
+la divine consigne <i lang="la" xml:lang="la">Ite et docete</i>, dont parle Du
+Barail, fut réalisée par les missionnaires de Lavigerie,
+comme elle l’avait été par le cardinal lui-même.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_277" href="#FNanchor_277"><span class="label">[277]</span></a> <span class="sc">Du Barail</span>, <i>op. cit.</i>, III, p. 47-49.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c30">ÉPILOGUE<br>
+<span class="i">L’œuvre missionnaire de Lavigerie.</span></h2>
+
+
+<p>M. Jules Cambon disait de lui, devant son cercueil :
+« Le cardinal avait rêvé de conquérir
+l’Afrique à la France et à la civilisation, et il a
+mené cette entreprise en bon Français et en bon
+Européen. Il a été, sur la terre africaine, le précurseur
+de tous ces hardis voyageurs, de ces marins,
+de ces soldats, qui semblent renouveler chez nous
+la gloire des conquérants du Nouveau-Monde. »
+Tel est l’hommage que rendit au cardinal Lavigerie
+la République du président Carnot.</p>
+
+<p>Parmi les assistants, il y avait M. Louis Bertrand ;
+il entendait, jusque derrière le glorieux
+cercueil, « le clabaudage de l’envie, de la sottise, du
+sectarisme imbécile et malfaisant », mais il écrira
+plus tard : « Les paroles d’adieu de Cambon, avec
+l’accent de l’orateur, sont restées dans ma mémoire
+comme une sorte de protestation contre l’inintelligence
+des contemporains et comme un premier
+hommage de la postérité<a id="FNanchor_278" href="#Footnote_278" class="fnanchor">[278]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_278" href="#FNanchor_278"><span class="label">[278]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>le Sang des races</i>
+(préface de 1920),
+p. 5.</p>
+</div>
+<div class="h3"></div>
+<h3>I</h3>
+
+<p>Lavigerie s’insère avec une incomparable splendeur
+dans cette lignée de missionnaires qui furent,
+dans les trois derniers siècles, les pionniers de la
+plus grande France, et qui donnèrent comme préface
+à notre histoire coloniale une sorte de préhistoire
+religieuse, éminemment féconde. Son imagination,
+puis son action, commencèrent d’installer
+la France à Tunis, plusieurs années avant que notre
+diplomatie n’osât y aspirer. Il avait fallu neuf ans
+à la monarchie de Juillet pour que, dans la France
+algérienne d’outre-mer, une crosse d’évêque cheminât ;
+la crosse de Lavigerie, au contraire, précéda
+en Tunisie les armées de la République ; la civilisation
+chrétienne commença de s’y étaler et de s’y
+faire aimer, avant que ces armées ne survinssent
+avec une allure plus pacificatrice que conquérante.
+Une fois engagée dans les voies que lui avait
+ouvertes Lavigerie, la France officielle le voulut
+comme conseiller, comme guide, comme collaborateur
+permanent. L’œuvre de l’État français, en
+Tunisie, réalisa les conceptions de cet homme
+d’Église.</p>
+
+<p>Il y a je ne sais quoi d’épique dans la carrière
+de ce prêtre qui, chargé par l’empereur Napoléon
+III, avec toutes sortes de réserves et de réticences,
+d’un diocèse de la banlieue méditerranéenne,
+fait de ce diocèse, avec la collaboration
+successive de la République française et des congrès
+diplomatiques européens, l’avant-poste du
+Christ pour la conquête d’un immense continent.
+Nos romantiques, en matière de politique étrangère,
+avaient eu vraiment d’étranges utopies<a id="FNanchor_279" href="#Footnote_279" class="fnanchor">[279]</a>.
+Lamartine, rendant visite à l’émir Beschir, souverain
+des Druses du Liban, oubliait rapidement
+les mutilations et les massacres dont cet émir
+s’était rendu coupable, et saluait avec entrain,
+comme plus vieille et « originairement plus pure
+et plus parfaite que la nôtre », comme « fille des
+vertus primitives », la civilisation orientale. Michelet,
+du jour où il eut épousé une femme d’origine
+créole, rêvait d’une Amérique régénérée par
+le sang noir venu d’Afrique, par cette race de
+Cham si cruellement calomniée. Le spectacle des
+ruines cruellement accumulées en Syrie par ces
+Druses dont s’éprenait Lamartine, le spectacle
+des atrocités de l’Afrique noire, témoignaient à
+Lavigerie tout ce qu’il y avait d’incorrigible
+utopie dans ces hommages romantiques aux civilisations
+exotiques : comme observateur non moins
+que comme prêtre, il estimait urgent, tout d’abord,
+de leur présenter le Christ avant de s’exalter pour
+elles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_279" href="#FNanchor_279"><span class="label">[279]</span></a> Voir <span class="sc">Seillière</span>, <i>Revue d’histoire diplomatique</i>,
+octobre-décembre 1924.</p>
+</div>
+<p>Au début de son épiscopat algérien, il s’occupa
+surtout de jeter un pont entre le christianisme et
+l’Islam.</p>
+
+<p>Il agit à ciel ouvert, prudemment mais sans se
+cacher.</p>
+
+<p>Il ne pouvait admettre que le pouvoir civil condamnât
+à jamais les musulmans à être des gentils ;
+et c’était au contraire sa mission d’évêque, de les
+relever d’une telle condamnation. Il constata,
+après les premières expériences, que des succès
+locaux étaient possibles, mais sur des terrains bien
+restreints, et que de petits groupes d’enfants
+arabes ou berbères, enveloppés d’une atmosphère
+chrétienne, pouvaient devenir accessibles à la foi
+du Christ, mais que les âmes des adultes, elles,
+semblaient généralement murées.</p>
+
+<p>Quelles que fussent les difficultés d’approche,
+s’étonnera-t-on qu’un Lavigerie n’ait jamais adhéré
+à la formule sommaire, d’après laquelle « on ne
+convertit point un musulman » ? M. René Bazin
+recueillait naguère certains indices, en Algérie,
+en Tunisie, dont il concluait que « les Musulmans
+peuvent être rapprochés de nous jusqu’à
+s’intéresser au principe supérieur de notre civilisation,
+même jusqu’à devenir chrétiens<a id="FNanchor_280" href="#Footnote_280" class="fnanchor">[280]</a> ».
+Si l’on insistait en faveur de cette formule : « Le
+musulman est inconvertissable », les missions
+évangéliques anglo-saxonnes et germaniques, qui
+tenaient au Caire en 1906, à Lucknow en 1911,
+deux grands congrès pour l’apostolat de l’Islam,
+auraient le droit d’y relever beaucoup d’audace
+et quelque lâcheté, et de nous faire observer, à
+l’encontre, que dans les îles de la Sonde, dans
+l’Hindoustan, en Perse, en Arabie même, le protestantisme
+s’essaie, parfois victorieusement, à
+effriter le bloc islamique<a id="FNanchor_281" href="#Footnote_281" class="fnanchor">[281]</a>. Lavigerie et après
+lui le P. de Foucauld se sont toujours refusés à
+admettre que le geste de saint François d’Assise
+et des premiers Franciscains apôtres du Maroc,
+le geste de saint Louis et du bienheureux Raymond
+Lulle, portant aux âmes islamiques le catholicisme,
+fût condamné à demeurer, pour toute la suite des
+siècles, un geste illusoire et stérile. Mais Lavigerie
+jugea nécessaire, dès le début, de « ménager la
+lumière aux yeux malades des musulmans pour
+ne les éclairer que peu à peu, de crainte de les
+aveugler sans retour<a id="FNanchor_282" href="#Footnote_282" class="fnanchor">[282]</a> ». Pascal eût aimé ces
+lignes subtiles, extraites du discours qu’il adressait
+au concile provincial de 1873. Le mot <i lang="la" xml:lang="la">Caritas</i>,
+le seul qu’il eût voulu comme devise dans ses
+armes épiscopales, fut en définitive, vis-à-vis des
+musulmans d’Afrique, sa seule méthode d’apostolat.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_280" href="#FNanchor_280"><span class="label">[280]</span></a> <span class="sc">Bazin</span>, <i>Revue des Deux Mondes</i>, 1<sup>er</sup> décembre 1924,
+p. 496-503. Comparer dans la <i>Chronique sociale de France</i>,
+avril et mai 1924, les deux articles de M. Pasquier-Bronde sur
+l’influence sociale exercée chez les Kabyles par les écoles, les
+bureaux d’assistance sociale, l’œuvre du <i>Foyer kabyle</i>, et sur
+les premières conversions individuelles.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_281" href="#FNanchor_281"><span class="label">[281]</span></a> Voir le fascicule de la <i>Revue du monde musulman</i> de novembre
+1911 intitulé : <i>la Conquête du monde musulman</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_282" href="#FNanchor_282"><span class="label">[282]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 90.</p>
+</div>
+<p>« Je viens de lire, écrivait un jour Montalembert
+à Hilaire de Lacombe, le journal du voyage
+fait en Espagne, cinquante ans après l’expulsion
+des Maures, par certain calife, venu voir ce que
+devenait le royaume de ses aïeux. Il n’admire rien,
+tout lui paraît petit de ce qui a été fait depuis leur
+départ, excepté un couvent des frères de Saint-Jean-de-Dieu.
+Il n’en revient pas, qu’ils se dévouent
+aux misérables, et le voyageur constate
+que sa religion ne lui a jamais rien montré de
+pareil<a id="FNanchor_283" href="#Footnote_283" class="fnanchor">[283]</a>. » Suggérer aux musulmans d’aujourd’hui
+une pareille remarque, c’est à peu près à quoi se
+réduisait l’apologétique de Lavigerie : il savait
+l’inefficacité des polémiques doctrinales contre
+l’Islam, et « l’héroïque courage » qu’exigent des
+musulmans, « en raison des difficultés de l’entourage<a id="FNanchor_284" href="#Footnote_284" class="fnanchor">[284]</a> »,
+les conversions individuelles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_283" href="#FNanchor_283"><span class="label">[283]</span></a> Je remercie M. Bernard de Lacombe, à qui je dois
+cette intéressante communication.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_284" href="#FNanchor_284"><span class="label">[284]</span></a> <span class="sc">Massignon</span>, <i lang="en" xml:lang="en">The Moslem World</i>,
+1915, p. 140.</p>
+</div>
+<p>L’abbé Bourgade, l’humble aumônier de Saint-Louis
+de Carthage, avait, au milieu du dix-neuvième
+siècle, publié trois livres de dialogues :
+<i>Soirées de Carthage</i>, <i>la Clef du Coran</i>, <i>le Passage
+du Coran à l’Évangile</i>, pour essayer d’acheminer
+les âmes musulmanes vers un contact plus immédiat
+avec Seïd Aïça (c’est le nom qu’elles donnent
+au Christ) ; et Mgr Pavy, présentant ces livres
+au public, avait fait remarquer, tout le premier,
+que cette « causerie simple, ingénieuse et de bonne
+amitié », n’avait rien d’une controverse, la controverse
+étant interdite par le Coran lui-même à ses
+disciples<a id="FNanchor_285" href="#Footnote_285" class="fnanchor">[285]</a>. Pour tenter de présenter Seïd Aïça à
+la conscience islamique, Lavigerie n’empruntait pas
+les méthodes socratiques inaugurées par le bon
+abbé Bourgade ; il faisait le bien et voulait qu’on
+fît le bien, au nom de Seïd Aïça. Il lui paraissait
+que dispensaires, hôpitaux, orphelinats, en révélant
+aux musulmans les fruits de charité auxquels se
+reconnaît l’arbre chrétien, les induiraient peut-être,
+tôt ou tard, à venir s’asseoir à son ombre.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_285" href="#FNanchor_285"><span class="label">[285]</span></a> <span class="sc">Bourgade</span>, <i>Soirées de Carthage</i>,
+p. <small>X</small> (Paris, Lecoffre, 1852).</p>
+</div>
+<div class="h3"></div>
+<h3>II</h3>
+
+<p>Mais sans supprimer ou déserter les avant-postes
+de charité qui devaient attester aux Arabes et aux
+Kabyles l’active bienfaisance du christianisme,
+Lavigerie, peu à peu, s’abandonna plus pleinement
+à une autre hantise : celle de la formidable poussée
+qu’exerçait l’Islam pour pénétrer au cœur de
+l’Afrique noire, et pour s’y installer. Un <i lang="la" xml:lang="la">postulatum</i>
+de soixante-huit Pères, au concile du Vatican, avait
+réclamé pour les noirs de l’Afrique un regard de
+l’Église<a id="FNanchor_286" href="#Footnote_286" class="fnanchor">[286]</a>. Lavigerie osa regarder, et conclure
+que d’urgence l’apostolat du Christ devait devancer
+auprès des fétichistes l’apostolat de Mahomet.
+L’imagination des frères Tharaud, épiant au delà
+des mers et des déserts la voix diffuse de l’Islam,
+croyait naguère l’entendre dire : « Vaincu sur votre
+petit coin du monde, je refleuris ailleurs, dans la
+Chine innombrable, les Indes embrasées, et dans
+la sombre Afrique<a id="FNanchor_287" href="#Footnote_287" class="fnanchor">[287]</a>. » Les ambitions africaines
+de l’Islam inquiètent aujourd’hui la curiosité des
+explorateurs et la sollicitude des diplomates : on
+l’a vu, dans les dix premières années du vingtième
+siècle, porté par soixante Arabes de Zanzibar,
+s’installer dans le sud du Nyassa, et échafauder,
+presque en chaque village, une hutte mosquée ;
+on le voit encercler l’Abyssinie et faire effort
+pour démanteler ce vieux bastion du christianisme
+africain<a id="FNanchor_288" href="#Footnote_288" class="fnanchor">[288]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_286" href="#FNanchor_286"><span class="label">[286]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Collectio Lacensis</i>, VII, col. 905.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_287" href="#FNanchor_287"><span class="label">[287]</span></a> Jérôme et Jean <span class="sc">Tharaud</span>, <i>la Bataille à Scutari d’Albanie</i>,
+p. 206. (Paris, Émile-Paul, 1913.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_288" href="#FNanchor_288"><span class="label">[288]</span></a> <span class="sc">Guérinot</span>, <i>Islam et Abyssinie</i> (<i>Revue du monde musulman</i>,
+1918.) Lorsque pourtant M. T. R. Threlfall, dans un article
+de la <i lang="en" xml:lang="en">Nineteenth Century</i>, mars 1900, écrit qu’à côté de la propagande
+musulmane dans le centre de l’Afrique « la propagande
+chrétienne n’est qu’un mythe », on peut trouver qu’il
+méconnaît singulièrement les résultats obtenus par les Pères
+Blancs. Sur l’Islam au Nyassaland et aux portes de l’Éthiopie,
+voir aussi <span class="sc">Massignon</span>, <i>Annuaire du monde musulman</i>, 1923,
+p. 198 et 221.</p>
+</div>
+<p>Lavigerie fut l’un des premiers à surveiller
+l’esprit de conquête de l’Islam, à le dénoncer, à
+le contrecarrer ; il fut l’un des premiers à révéler
+au monde qu’au cours de ce dix-neuvième siècle
+où les diverses puissances de l’Europe, s’installant
+de çà de là sur l’immense littoral, se croyaient
+maîtresses des portes de l’Afrique, l’Islam peu à
+peu, avec ses confréries militaires et mystiques,
+avec ses caravanes esclavagistes, s’avançait vers
+le centre même du continent noir.</p>
+
+<p>« Nous sommes les premiers, écrivait dès 1878
+un de ses Pères Blancs, qui, depuis l’origine du
+christianisme, allons représenter Notre-Seigneur
+et son Église dans ce monde barbare et encore à
+peu près inconnu. Devant nous, cent et peut-être
+deux cents millions d’âmes nous tendent invisiblement
+les bras, comme ces infidèles de la Macédoine,
+que saint Paul vit en songe<a id="FNanchor_289" href="#Footnote_289" class="fnanchor">[289]</a>. » Voilà le
+cri de joie par lequel s’inaugurait l’apostolat
+catholique dans la région des Grands Lacs. D’aucuns chez
+nous commençaient à dire : « Qu’importe,
+après tout, que l’Islam fasse la conquête des fétichistes ?
+Tel quel, il les élèverait vers une forme
+supérieure de religiosité » ; et des administrateurs,
+enclins à tenir en suspicion les missions catholiques,
+auraient volontiers, au nom de ce programme,
+favorisé en Afrique la propagande musulmane.
+Lavigerie s’insurgea toujours contre de
+pareilles méthodes ; et le souci des intérêts de la
+France amena d’excellents connaisseurs de l’âme
+africaine à les condamner comme il les condamnait.
+« Oui, disait il y a trente ans un de nos missionnaires
+au Congo, le P. Moreau, des Pères du
+Saint-Esprit, la civilisation musulmane est un
+grand pas sur le fétichisme ; mais ce pas est le premier
+et le dernier, il enraye tout<a id="FNanchor_290" href="#Footnote_290" class="fnanchor">[290]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_289" href="#FNanchor_289"><span class="label">[289]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 99. En fait, ainsi que
+l’explique M. Louis Massignon dans son étude sur l’Église catholique
+romaine et l’Islam, <i lang="en" xml:lang="en">The Moslem World</i>, avril 1915,
+p. 129-142, la raison fondamentale qui a jusqu’ici dissuadé
+le Saint-Siège d’organiser en terres musulmanes un apostolat
+religieux visant les musulmans, est le souci qu’ont eu les Papes
+de protéger les communautés chrétiennes existant dans ces
+pays et de n’offrir aux pouvoirs musulmans aucun prétexte
+de les troubler ou de les gêner dans la profession de la foi chrétienne.
+Léon XIII, en 1879, fit un premier pas dans une voie
+nouvelle, en recommandant au Sultan les œuvres d’éducation
+et de charité mises à la disposition des musulmans par l’Église
+romaine.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_290" href="#FNanchor_290"><span class="label">[290]</span></a> Cardinal <span class="sc">Perraud</span>. Allocution au congrès antiesclavagiste
+de 1900. (<i>Compte rendu du congrès</i>, p. 186.)</p>
+</div>
+<p>« Si j’ai au Soudan respecté toutes les croyances,
+écrivait, deux ans après la mort de Lavigerie, le
+colonel Archinard, si je me suis attiré même l’affection
+des musulmans en me montrant souvent
+leur protecteur, je n’ai cependant pas voulu qu’ils
+puissent faire de la propagande à notre suite dans
+les pays fétichistes qui avaient toujours su leur
+résister. Favoriser l’islamisme sous prétexte qu’on
+n’est pas soi-même un catholique convaincu, c’est
+trahir les intérêts français. Le catholicisme avec
+son imposant cérémonial convient mieux encore
+aux populations noires que l’islamisme. Plus que
+dans aucune autre de nos colonies, il faut faire au
+Soudan de la propagande religieuse, parce que
+c’est de la propagande française, et, quelles que
+soient nos sympathies, nous n’avons pas le choix
+de la religion à propager, car l’islamisme nous fait
+des rivaux et des ennemis, et, en Afrique, le protestantisme
+fait des sujets anglais. » Tout en constatant
+qu’il serait « impolitique de combattre
+ouvertement le mahométisme en Sénégambie »,
+Galliéni, dès 1885, signalait que « les ennemis les
+plus acharnés de notre domination ont toujours
+marché contre nous en invoquant le nom du Prophète »,
+et que « notre devoir le plus élémentaire
+est d’encourager de tout notre pouvoir les efforts
+des peuples nègres restés encore réfractaires aux
+idées du mahométisme<a id="FNanchor_291" href="#Footnote_291" class="fnanchor">[291]</a> ». Le colonel Archinard,
+tout comme Lavigerie, déplorait l’aspect d’État
+laïque que la France croit devoir parfois affecter,
+vis-à-vis des musulmans et vis-à-vis des fétichistes.
+« Les noirs, comme les musulmans, insistait-il,
+s’étonnent de ne nous voir jamais faire acte de
+religion. » Et tout protestant qu’il fût, le colonel
+Archinard invitait le commandant Quiquandon à
+dire à l’un des chefs soudanais que le colonel était
+catholique, et que pour consolider avec lui les liens
+d’amitié, il devait prendre cette religion-là.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_291" href="#FNanchor_291"><span class="label">[291]</span></a> <span class="sc">Galliéni</span>, <i>Voyage au Soudan français</i>, p. 617-618.</p>
+</div>
+<p>Le très regretté général Mangin, qui cite ces très
+suggestifs documents, ajoute qu’il est naturel que
+nous respections le sentiment religieux de nos protégés
+musulmans, mais non pas l’Islam en soi. « La
+confusion est trop fréquente, dit-il, et elle a pour
+résultat d’ajouter notre prestige à celui de l’Islam,
+d’accroître la ferveur de ses adhérents, et d’en
+augmenter le nombre. Il est des élégances de costume
+ou de manières qui sont de mauvais ton ; il
+est également des élégances intellectuelles qui sont
+déplacées, et l’affectation d’une extrême sympathie
+pour l’Islam est de celles-là. Le fait d’envoyer des
+<i>tolbas</i> venant d’Algérie pour enseigner le Coran
+dans les <i>medersas</i> de l’Afrique occidentale a été
+une faute, il faut savoir le dire<a id="FNanchor_292" href="#Footnote_292" class="fnanchor">[292]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_292" href="#FNanchor_292"><span class="label">[292]</span></a> Général <span class="sc">Mangin</span>, <i>Regards sur la France d’Afrique</i>, p. 211
+et suiv. (Paris, Plon, 1923). — Cf. René <span class="sc">Bazin</span>, <i>Revue des
+Deux Mondes</i>, 1<sup>er</sup> décembre 1924, p. 488-492. — M. Maurice
+<span class="sc">Delafosse</span>, <i>Afrique française</i>, supplément, décembre 1922,
+p. 321-333, explique d’autre part que l’islamisation des noirs
+soudanais, accomplie depuis le quinzième siècle par les conquérants
+musulmans, fut assez superficielle, et qu’on vit un
+certain nombre d’entre eux, une fois devenus sujets européens,
+rejeter le Coran pour revenir au fétichisme.</p>
+</div>
+<p>C’est ainsi que plus de trente ans après la mort
+de Lavigerie, le chef perspicace qui fut entre la
+France et l’Afrique noire un incomparable truchement,
+suggérait à la métropole un programme
+africain de politique religieuse qui se rapproche
+singulièrement du programme du cardinal<a id="FNanchor_293" href="#Footnote_293" class="fnanchor">[293]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_293" href="#FNanchor_293"><span class="label">[293]</span></a> Le capitaine <span class="sc">André</span>, dans son livre : <i>l’Islam noir, contribution
+à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique
+occidentale</i> (Paris, Geuthner, 1924), explique de son côté que
+l’Islam, en ces régions, est, de féodal et théocratique, devenu
+démocratique, et que, « si les noirs de la côte ne sont pas encore
+parvenus au stade de la rébellion, leurs associations à tendances
+particularistes augmentent en nombre et en volume ». Cf. <span class="sc">Jalabert</span>,
+<i>Études</i>, 20 mai 1925, p. 448-454.</p>
+</div>
+<div class="h3"></div>
+<h3>III</h3>
+
+<p>Ce fut une gloire pour Lavigerie, et tout en même
+temps pour son Église, que, dix ans seulement
+après le premier contact entre ses Pères Blancs
+et l’Afrique noire, l’expérience acquise sur cette
+terre vierge permît à Lavigerie de revendiquer et
+d’obtenir, pour le catholicisme missionnaire, un
+rôle et une voix dans les congrès où se débattaient
+les destinées de l’Afrique. Nouveauté d’autant
+plus émouvante, qu’elle se produisait à l’époque
+où la Papauté, récemment déchue de sa souveraineté
+temporelle, semblait vouée désormais au
+silence dans les disputes entre les hommes. A
+peine Carthage était-elle rétablie dans cette dignité
+primatiale qui lui conférait sur l’Afrique une sorte
+de souveraineté spirituelle, et déjà, de cette Carthage,
+Lavigerie parlait aux puissants de la terre,
+un Gambetta, un Ferry, un Bismarck, pour leur
+indiquer les exigences civilisatrices de l’Église ; et
+Lavigerie réussissait à leur faire comprendre que
+dans cette Afrique où les susceptibilités diplomatiques
+risquaient d’être une cause de paralysie,
+l’Église, avec leur aide, pouvait servir, plus librement
+et plus clairement qu’eux-mêmes, la cause
+de l’humanité.</p>
+
+<p>« De petits esprits, lit-on dans Montesquieu,
+exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains,
+car, si elle était telle qu’ils la disent, ne
+serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe,
+qui font entre eux tant de conventions inutiles,
+d’en faire une générale en faveur de la miséricorde
+et de la pitié ?<a id="FNanchor_294" href="#Footnote_294" class="fnanchor">[294]</a> » Cent quarante ans après
+l’<i>Esprit des Lois</i>, Lavigerie, ayant éclairé d’une
+effrayante lumière « l’injustice » faite aux Africains,
+réclama d’urgence, au nom de son <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>,
+cette convention vengeresse ; et grâce à lui l’Église,
+à la fin de ce dix-neuvième siècle qui l’avait mise
+aux prises avec le « philosophisme » révolutionnaire,
+apparut à l’univers civilisé comme l’instigatrice
+d’une croisade libératrice, émancipatrice.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_294" href="#FNanchor_294"><span class="label">[294]</span></a> <span class="sc">Montesquieu</span>, <i>Esprit des Lois</i>, livre XV, chapitre <small>V</small>. Voir
+Russell Parsons <span class="sc">Jameson</span>, <i>Montesquieu et l’esclavage</i> (Paris,
+Hachette, 1911).</p>
+</div>
+<p>Julius Eckardt, le consul d’Allemagne, qui observa
+de très près Lavigerie, et qui admirait en lui,
+entre autres détails, « un des rares prélats français
+qui eussent une idée claire de l’essence et de
+la portée du protestantisme », écrivait : « Par ses
+luttes contre l’esclavage, par son active charité,
+il a incomparablement mieux préparé le christianisme
+que par des prédications de propagande et
+par des conversions précipitées. Ses efforts missionnaires
+furent de nature essentiellement
+humaine<a id="FNanchor_295" href="#Footnote_295" class="fnanchor">[295]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_295" href="#FNanchor_295"><span class="label">[295]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 182.</p>
+</div>
+<p>Les phraséologies officielles qui fêtèrent, en 1889,
+le centenaire de la Déclaration des droits, furent
+moins efficaces pour révéler au monde la générosité
+française que ne l’était, en cette même année, la
+revendication des droits de l’esclave, promenée
+de chaire en chaire, de capitale en capitale, par la
+voix d’un prélat parlant au nom de Dieu. De fait
+ce prélat, pour déborder le cadre du presbytère
+de campagne où s’enfermait sa naïve imagination
+d’enfant, n’avait eu qu’à vouloir réaliser la définition
+du prêtre autrefois donnée par Chrysostome :
+« Un homme universel, qui s’intéresse aux épreuves
+et aux souffrances de l’humanité, comme si le
+monde entier lui avait été confié et qu’il eût été
+établi le père de tous ses semblables. » Ces mots
+résument la vie de Lavigerie, ils expliquent son
+âme, ils éclairent sa gloire.</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c31">APPENDICE</h2>
+
+
+<p class="c"><span class="xsmall">TESTAMENT SPIRITUEL DU CARDINAL LAVIGERIE</span><a id="FNanchor_296" href="#Footnote_296" class="fnanchor">[296]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_296" href="#FNanchor_296"><span class="label">[296]</span></a> Ce testament date de 1884 ou 1885 (<span class="sc">Baunard</span>, <i>Le cardinal
+Lavigerie</i>, II, p. 670.)</p>
+</div>
+<p>Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi
+soit-il !</p>
+
+<p>Ceci est mon testament spirituel. Je le commence en
+déclarant, en présence de l’éternité qui va s’ouvrir
+devant moi, que je veux mourir dans les sentiments
+où j’ai toujours vécu, à savoir ceux d’une obéissance
+et d’un dévouement sans bornes au Saint-Siège apostolique
+et à Notre Saint-Père le Pape, vicaire de
+Jésus-Christ sur la terre.</p>
+
+<p>J’ai toujours cru, je crois tout ce qu’ils enseignent
+et dans le sens où ils l’enseignent. J’ai toujours cru,
+je crois qu’en dehors du Pape ou contre le Pape, il n’y
+a et il ne peut y avoir dans l’Église que trouble,
+confusion, erreur et perte éternelle. Lui seul a été
+établi comme le fondement de l’Unité, et par conséquent
+de la vie, en tout ce qui tient au salut éternel.</p>
+
+<p>J’ai l’insigne honneur d’appartenir de plus près
+au Saint-Siège apostolique par mon caractère de
+prêtre, d’évêque, par mon titre de cardinal de la
+Sainte Église romaine. Sans doute ces honneurs, qui
+sont fort au-dessus de ma misère et de ma faiblesse,
+sont faits pour me confondre, en ce moment surtout,
+où je songe à me présenter au tribunal de Dieu. Mais
+j’y veux voir un motif de reconnaissance et de fidélité
+d’autant plus grande envers la chaire de Pierre et
+envers Notre Saint-Père le Pape, qui m’a comblé des
+marques de sa confiance et de sa bonté.</p>
+
+<p>Je l’ai servi de mon mieux tant que j’ai pu. Ne
+pouvant plus rien maintenant, je prie Notre-Seigneur
+d’agréer le sacrifice que je lui fais de ma vie, et les
+souffrances qui accompagneront ma mort, pour la
+prolongation des jours précieux de Léon XIII et le
+triomphe de ses desseins magnanimes.</p>
+
+<p>Je confonds dans mon dévouement au Saint-Siège
+celui que j’ai toujours eu pour la France chrétienne et
+pour les missions d’Afrique, à la tête desquelles je
+suis placé. La paix, la gloire, la vie même de la France
+sont étroitement liées à sa foi catholique, et par
+conséquent à sa fidélité envers le Saint-Siège. C’est
+surtout d’elle qu’on a pu dire, à chacune des pages
+de son histoire : <i lang="la" xml:lang="la">Sacerdotium et regnum cum inter se
+consentiunt, bene regitur mundus. Cum autem non
+concordant, non tantum parvae res non crescunt, sed
+etiam magnae miserabiliter delabuntur.</i></p>
+
+<p>J’ai tout fait, dans la mesure de mes forces et de
+mon intelligence, pour maintenir cette concorde si
+désirable. Je puis dire en vérité que j’en meurs, car
+la maladie qui me conduit au tombeau est la conséquence
+des fatigues surhumaines que je me suis imposées,
+l’été dernier, à Rome et à Paris, pour empêcher
+une rupture éclatante que tout semblait rendre inévitable.
+Et là, je travaillais encore plus, dans un sens,
+pour ma pauvre et chère patrie que pour l’Église. Car
+l’Église a des assurances d’immortalité, mais la France
+n’a d’autres promesses que celles que la Providence
+a faites aux nations de la terre, et elle a contre elle,
+hélas ! la menace divine : <i lang="la" xml:lang="la">Omnis civitas contra se divisa
+non stabit.</i></p>
+
+<p>Oh ! si je pouvais lui parler encore du fond de ma
+tombe ! Si je pouvais, avec ce désintéressement de
+toutes choses qui est le propre de la vie à venir, lui
+représenter une dernière fois, comme je l’ai fait souvent
+à ceux qui la gouvernent, ce qui peut lui donner
+la paix ! Je la vois avec une amère douleur descendre
+chaque jour du rang de puissance et d’honneur où
+l’avaient placée, dans le monde, la foi et les vertus de
+nos pères, la politique sage et persévérante de nos rois.</p>
+
+<p>Je ne parle pas de son régime intérieur. Je ne me
+suis jamais mêlé à l’action et surtout aux passions
+des partis. Ma vie s’est écoulée presque tout entière
+au dehors, depuis que j’ai âge d’homme. C’est là que
+j’ai pu juger de sa décadence, et que j’ai vu, à mesure
+qu’elle abandonne sa foi et ses traditions, sa voix être
+moins écoutée et son nom moins respecté.</p>
+
+<p>La France va-t-elle finir ? Dieu va-t-il lui retirer sa
+mission qu’il lui avait confiée, de défendre et de protéger
+généreusement dans le monde la justice et la
+vérité ? Ma prière suprême est que ce malheur lui soit
+épargné. Mais qu’est-ce que la prière d’un homme
+devant la justice de Dieu ?</p>
+
+<p>C’est à toi que je viens maintenant, ô ma chère
+Afrique ! Je t’avais tout sacrifié, il y a dix-sept ans,
+lorsque, poussé par une force intérieure, qui était
+visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me
+donner à ton service. Depuis, que de traverses, que
+de fatigues, que de peines !… Je ne les rappelle que
+pour pardonner et pour exprimer encore une fois
+mon indicible espérance de voir la portion de ce grand
+continent, qui a connu autrefois la religion chrétienne,
+revenir pleinement à la lumière ; et celle qui est restée
+plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de
+sa mort.</p>
+
+<p>C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie.
+Mais qu’est-ce qu’une vie d’homme pour une semblable
+entreprise ? A peine ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai
+été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y
+tracer les routes à l’Évangile. Je meurs donc sans avoir
+pu faire autre chose pour toi que souffrir, et, par
+mes souffrances, te préparer des apôtres !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="bot r small"><div>Pages.</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Introduction</span>.
+La France en Afrique avant Lavigerie.</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="xsmall">LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE.
+SES DÉBUTS</span></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
+<td class="drap">— De la cure de campagne à la Sorbonne</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">42</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
+<td class="drap">— L’abbé Lavigerie dans la France du Levant</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">50</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
+<td class="drap">— En route vers Alger, par Rome et Nancy</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">59</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
+<td class="drap">— Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire ;
+surprise de l’État</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">66</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
+<td class="drap">— Le programme pastoral de Lavigerie</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">71</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
+<td class="drap">— Les orphelinats pour enfants musulmans ; le
+conflit avec Mac-Mahon</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c7">82</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VII.</div></td>
+<td class="drap">— La solution du conflit</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c8">94</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE II<br>
+<span class="xsmall">LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE</span></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
+<td class="drap">— L’éducation agricole de l’Algérie : Pères Blancs
+et Sœurs Blanches</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c9">99</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
+<td class="drap">— Une grande crise : la guerre de 1870 et l’insurrection
+kabyle</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c10">105</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
+<td class="drap">— Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c11">113</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
+<td class="drap">— Les villages de néophytes ; le concile d’Afrique</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c12">117</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
+<td class="drap">— Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. Le
+discours sur l’armée et la mission de la
+France en Afrique</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c13">128</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
+<td class="drap">— Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie
+chez Pie IX ; ses nouveaux projets</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c14">137</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE III<br>
+<span class="xsmall">LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR.
+LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE</span></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
+<td class="drap">— Les premières missions des Pères Blancs dans
+l’Afrique équatoriale</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c15">148</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
+<td class="drap">— Lavigerie à Jérusalem : la France institutrice
+des clergés d’Orient</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c16">156</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
+<td class="drap">— Lavigerie devancier de la France et conseiller
+de la France en Tunisie</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c17">161</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
+<td class="drap">— Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade
+pacificatrice de Lavigerie</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c18">172</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
+<td class="drap">— Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c19">175</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
+<td class="drap">— Lavigerie cardinal</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c20">179</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VII.</div></td>
+<td class="drap">— Le relèvement du siège de Carthage</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c21">183</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td>
+<td class="drap">— La croix sous l’équateur : la « masse noire » des
+martyrs. Lavigerie dans son observatoire de
+Biskra</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c22">190</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE IV<br>
+<span class="xsmall">LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME.
+LES DERNIÈRES ANNÉES</span></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
+<td class="drap">— L’esclavagisme dans l’Afrique noire</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c23">199</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
+<td class="drap">— Lavigerie devant Léon XIII : son investiture
+pour la croisade</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c24">209</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
+<td class="drap">— La période apostolique de la croisade : les discours
+de Paris, Londres et Bruxelles</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c25">212</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
+<td class="drap">— La période des difficultés diplomatiques : les
+congrès</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c26">220</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
+<td class="drap">— L’achèvement de l’œuvre tunisienne, les adieux
+de Lavigerie à l’Europe</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c27">233</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
+<td class="drap">— Les dernières épreuves : à l’Ouganda, au
+Sahara. Mort du cardinal</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c28">240</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VII.</div></td>
+<td class="drap">— Les lendemains</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c29">246</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="drap padtop"><span class="sc">Épilogue</span> : l’œuvre missionnaire de Lavigerie</td>
+<td class="bot r padtop"><div><a href="#c30">251</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="drap padtop"><span class="sc">Appendice</span> : le testament spirituel de Lavigerie</td>
+<td class="bot r padtop"><div><a href="#c31">265</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 32506</p>
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+<div class="break"></div>
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+<p class="c top2em large b ssf">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
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+<div class="small">
+<p class="cc b">Georges ANDRÉ-CUEL</p>
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+<p class="drap">L’Homme fragile, <i>roman</i> (<i>L’AUBIER, n<sup>o</sup></i> 4).</p>
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+<p class="drap">Un Pénitent de Furnes, <i>roman</i>.</p>
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+<p class="drap">Les Chefs de file de la jeune génération.</p>
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+<p class="cc b">Albert GARENNE</p>
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+<p class="drap">La Captive nue, <i>roman</i></p>
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+<p class="cc b">Henri GHÉON</p>
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+<p class="drap">Le Comédien et la Grâce, <i>drame</i> (<i>LE ROSEAU D’OR, n<sup>o</sup></i> 2).</p>
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+<p class="cc b">Gabriel HANOTAUX</p>
+
+<p class="drap">Le général Mangin.</p>
+
+<p class="cc b">Émile HENRIOT</p>
+
+<p class="drap">Livres et Portrait. 2<sup>e</sup> <i>série</i>.</p>
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+<p class="cc b">R. P. HUC</p>
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+<p class="drap">Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie.</p>
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+<p class="cc b">Edmond JALOUX</p>
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+<p class="drap">Fumées dans la campagne, <i>roman</i>.</p>
+
+<p class="cc b">René JOUGLET</p>
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+<p class="drap">Les Confessions amoureuses, <i>roman</i>.</p>
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+<p class="cc b">Henri DE KERILLIS</p>
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+<p class="drap">De l’Algérie au Dahomey en automobile.</p>
+
+<p class="cc b">Éveline LE MAIRE</p>
+
+<p class="drap">*L’Ancêtre, <i>roman</i>.</p>
+
+<p class="cc b">André LICHTENBERGER</p>
+
+<p class="drap">Les André Graffougnat, <i>roman</i>.</p>
+
+<p class="cc b">Jean LONGNON</p>
+
+<p class="drap">La Nouvelle Hélène, <i>roman</i> (<i>L’AUBIER, N<sup>o</sup></i> 2).</p>
+
+<p class="cc b">Jacques MARITAIN</p>
+
+<p class="drap"><i>Trois réformateurs</i> : Luther, Descartes, Rousseau.
+(<i>LE ROSEAU D’OR, n<sup>o</sup></i> 1).</p>
+
+<p class="cc b">Jean MAUCLERE</p>
+
+<p class="drap">Tiotis aux yeux de mer, <i>roman</i>.</p>
+
+<p class="cc b">Ferdinand OSSENDOWSKI</p>
+
+<p class="drap">L’Homme et le Mystère en Asie.</p>
+
+<p class="cc b">Lewis STANTON PALEN</p>
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+<p class="drap">Le Diable blanc de la mer Noire.</p>
+
+<p class="cc b">Ernest PÉROCHON</p>
+
+<p class="drap">Huit gouttes d’opium, <i>nouvelles</i>.</p>
+
+<p class="cc b">Joseph DE PESQUIDOUX</p>
+
+<p class="drap">Le Livre de raison.</p>
+
+<p class="cc b">Jean DU PLESSIS</p>
+
+<p class="drap">Les Grands Dirigeables dans la paix et dans la guerre</p>
+
+<p class="cc b">C.-F. RAMUZ</p>
+
+<p class="drap">L’Amour du monde, <i>roman</i>. (<i>LE ROSEAU D’OR, N<sup>o</sup></i> 7).</p>
+
+<p class="cc b">Comtesse H. DE REINACH FOUSSEMAGNE</p>
+
+<p class="drap">Charlotte de Belgique, imp. du Mexique.</p>
+
+<p class="cc b">Élissa RHAÏS</p>
+
+<p class="drap">La Chemise qui porte bonheur, <i>contes</i>.</p>
+
+<p class="cc b">Comtesse DE SAINT-ROMAN</p>
+
+<p class="drap">Le Roman de l’Occitanienne et de Chateaubriand.</p>
+
+<p class="cc b">Isabelle SANDY</p>
+
+<p class="drap">L’Homme et la Sauvageonne, <i>roman</i>.</p>
+
+<p class="cc b">Raymond SCHWAB</p>
+
+<p class="drap">Mathias Crismant (<i>L’AUBIER, n<sup>o</sup></i> 1).</p>
+
+<p class="cc b">Robert SURCOUF</p>
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+<p class="drap">Un capitaine corsaire : Robert Surcouf.</p>
+
+<p class="cc b">Antone TCHÉKHOV</p>
+
+<p class="drap">Théâtre. Tome III.</p>
+
+<p class="cc b">J. et J. THARAUD</p>
+
+<p class="drap">Rendez-vous espagnols.</p>
+
+<p class="cc b">Cécile DE TORMAY</p>
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+<p class="drap">Le Livre proscrit.</p>
+
+<p class="cc b">Jean-Louis VAUDOYER</p>
+
+<p class="drap">Raymonde Mangematin, <i>roman</i>.</p>
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+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 32506 1-32.</p>
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+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75743 ***</div>
+</body>
+</html>
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