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Un volume de l’_Histoire de la Nation française_, +avec des illustrations de MAURICE DENIS. + + +Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1925. + + + + +Copyright 1925 by Plon-Nourrit et Cie. + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. + + + + +[Illustration: LE CARDINAL LAVIGERIE (Portrait de L. Bonnat)] + + + + + A LA MÉMOIRE + DE + BERNARD BRUNHES + + A MON AMI + JEAN BRUNHES + + G. G. + + + + +UN GRAND MISSIONNAIRE + +LE CARDINAL LAVIGERIE + + + + +INTRODUCTION + +LA FRANCE EN AFRIQUE AVANT LAVIGERIE + + +Colonisation de l’Afrique du Nord, apostolat de l’Afrique du Nord, +c’étaient là deux idées assez neuves au moment où la voix de Lavigerie, +débarquant en Algérie en 1867 comme archevêque, commença de s’élever +pour lancer des appels aux colons, des appels aux apôtres. + + +I + +La monarchie de Juillet, trouvant en 1830, dans l’héritage de la +dynastie déchue, ce cadeau suprême fait par Charles X à la France, +l’Algérie, s’en était sentie, tout d’abord, singulièrement +embarrassée[1]. Rares, à cette date, étaient les hommes politiques qui +comprenaient, à l’exemple d’Hyde de Neuville, ministre du roi détrôné, +qu’il fallait abandonner la théorie du «pacte colonial» et considérer +les colonies comme un prolongement de la patrie. + + [1] René VALET, _L’Afrique du Nord devant le Parlement au dix-neuvième + siècle_, p. 27-28 (Paris, Champion, 1923). + +Il y eut toujours en France des docteurs de vie sédentaire. Nous les +avons vus naguère, aux seizième et dix-septième siècles, jeter sur nos +premières tentatives coloniales, sur les tentatives canadiennes, leurs +suspicions défiantes[2]. Au dix-huitième siècle, ils n’avaient nullement +désarmé, et leur opposition à l’idée «d’une plus grande France» était +devenue d’autant plus robuste, qu’elle s’appuyait désormais sur des +arguments plus économiques que littéraires. «Il faut que les hommes +restent où ils sont», professait Montesquieu[3]. «Je croirai avoir rendu +service à ma patrie, insistait Bernardin de Saint-Pierre, si j’empêche +un seul homme d’en sortir, et si je puis le déterminer à cultiver un +arpent de terre de plus dans quelque lande abandonnée[4].» Deux ans +avant la révolution de Juillet, le _Cours complet d’économie politique +pratique_ de Jean-Baptiste Say, considéré par beaucoup d’esprits comme +un programme irrévocable, comme le dernier mot de la science des +nations, proclamait que la prospérité des États de l’Europe est ailleurs +que dans les souverainetés qu’ils exercent au loin; qu’elle est dans les +admirables développements de leur industrie[5]. Telle était la doctrine +triomphante, la doctrine à la mode, au moment où Louis-Philippe prenait +le trône. + + [2] Voir notre livre: _les Origines religieuses du Canada_ (Paris, + Grasset, 1924). + + [3] _Lettres persanes_, lettre 122. René VALET, _op. cit._, p. 21. Cf. + Léon DESCHAMPS, _Histoire de la question coloniale en France_, p. + 296-297 (Paris, Plon, 1891). + + [4] _Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap de + Bonne-Espérance, avec des observations nouvelles sur la nature et + sur les hommes_, par un officier du roi, I, p. V (Amsterdam, + 1773).--DESCHAMPS, _op. cit._, p. 303. + + [5] VALET, _op. cit._, p. 43-45. + +Qu’allait-on faire en ces galères qui menaient nos troupes vers +l’Algérie? L’économie politique déconseillait de pareilles promenades, +et notre diplomatie les redoutait, puisqu’elles risquaient de nous +brouiller avec l’Angleterre. + +Par surcroît, les campagnes de presse naguère déchaînées contre le +ministère Polignac avaient fait croire à «presque toute la France», au +dire de Désiré Nisard, que «le vrai motif de la guerre contre le Dey +était de préparer l’armée française à une guerre contre les +Parisiens[6]». L’Algérie apparaissait à beaucoup de gens comme une sorte +de champ de manœuvre où les soudards destinés à comprimer les libertés +civiques étaient envoyés pour se faire la main. Et l’opinion française +demeurait très inattentive à la voix de Sismondi,--ce Genevois qui eut +tant d’idées neuves--annonçant, dès le mois de mai 1830, que le royaume +d’Alger ne serait pas seulement une conquête, qu’il serait une colonie, +qu’il serait un pays neuf, sur lequel le surplus de la population et de +l’activité française pourrait se répandre[7]. + + [6] NISARD, _Souvenirs et notes biographiques_, I, p. 35. (Paris, + Calmann Lévy, 1888). + + [7] _Revue encyclopédique_, mai 1830 (cité dans VALET, _op. cit._, p. + 46). + +Soutenu par ce sens de la continuité et de la dignité nationale qui +survit en France aux soubresauts révolutionnaires, le gouvernement de +Louis-Philippe, quelque médiocre que fût son enthousiasme pour +l’Algérie, eut vite fait de reconnaître que là où les fleurs de lis +s’étaient avancées, les trois couleurs ne pouvaient battre en retraite: +dès le mois d’octobre 1830, une dépêche du maréchal Gérard à Clauzel +attestait qu’aux Tuileries on était décidé à conserver Alger[8]. Mais on +n’osait encore le dire ni au peuple français ni à ses représentants; +c’est en 1834 seulement que la monarchie de Juillet proclama cette +détermination. Notoirement, dans les Chambres, puis dans la commission +d’études qu’en 1833 le maréchal Soult fit expédier en Afrique, l’opinion +était très partagée. «Conquête fâcheuse», «legs onéreux», «possession +moins profitable qu’onéreuse», «occupation peu avantageuse», tels sont +les mots qu’on recueillait sur les lèvres de certains commissaires. Et +cependant, par sept voix sur huit, la commission fut d’avis que la +France devait se maintenir là-bas[9]. Une occupation restreinte et plus +tard susceptible d’extension, mais limitée momentanément à quatre +villes, Alger, Bône, Oran, Bougie, et à deux territoires autour d’Alger +et de Bône, telles furent les conclusions de la commission supérieure +qui fut constituée à Paris à la fin de 1833, pour poser enfin les +assises d’une politique algérienne[10]. + + [8] VALET, _op. cit._, p. 61-62. + + [9] VALET, _op. cit._, p. 85-99. + + [10] VALET, _op. cit._, p. 99-109. + +Le ministère et deux commissions successives étaient donc d’accord pour +ne point quitter l’Algérie; Clauzel, qui là-bas avait toute la +responsabilité, et qui connaissait bien son champ d’action, +pronostiquait qu’«Alger pourrait être la gloire d’un gouvernement et une +source de richesses pour la France»[11]. Et pourtant, au cours des +débats parlementaires du printemps de 1834, on entendit Passy déclarer +qu’il donnerait volontiers Alger pour une bicoque du Rhin; le marquis de +Sade dénoncer l’occupation d’Alger comme la plus folle des entreprises, +comme un gouffre dans lequel viendraient s’engloutir toutes les +richesses du pays; Dupin aîné souhaiter qu’on hâtât le moment de libérer +la France d’un fardeau qu’elle ne pourrait et qu’elle ne voudrait pas +porter plus longtemps. Une voix domina, pour un instant, ces prophètes +de malheur: «La pensée de l’abandon d’Alger, disait-elle, resterait +éternellement comme un remords sur la date de cette année, sur la +Chambre et sur le gouvernement qui l’auraient consenti»; c’était la voix +d’Alphonse de Lamartine[12]. + + [11] VALET, _op. cit._, p. 81. + + [12] VALET, _op. cit._, p. 112-122. + +Mais la Chambre, timide, et désireuse d’affirmer avec éclat sa timidité, +votait, sur le budget proposé, une réduction de deux cent cinquante +mille francs, pour marquer son désir d’une occupation restreinte, et la +lutte allait s’engager, dans les législatures suivantes, entre ceux qui +insistaient pour qu’on s’en allât ou pour qu’on se cantonnât dans +quelques points d’occupation bien délimités, et ceux qui souhaitaient +que notre drapeau fît enfin le tour de l’Algérie, et qu’il y planât. + +«Cette nouvelle France, bien plus difficile à peupler qu’à conquérir»; +c’est en ces termes que le duc d’Orléans, dans une lettre du 10 décembre +1839, parlait de l’Algérie[13]; et il n’est pas sans intérêt de relever, +sous la plume de l’héritier du trône, trente ans exactement avant le +livre de Prévost-Paradol, ce mot décisif: «nouvelle France». Mais le duc +d’Orléans ne se trompait point lorsqu’il signalait les difficultés du +peuplement. + + [13] GIROD DE L’AIN, _Le Maréchal Valée_, p. 473 (Paris, + Berger-Levrault, 1911). + +Que valent les décisions de principe, lorsque pour les appliquer la foi +manque? Thiers faisait preuve de perspicacité lorsqu’il considérait +comme un non-sens l’idée d’une occupation restreinte; mais quelque foi +qu’il pût avoir dans l’œuvre algérienne, comment cette foi pouvait-elle +devenir communicative, persuasive, comment pouvait-elle faire des +adeptes, lorsqu’il criait avec désinvolture: «L’Afrique, ce n’est qu’un +grenier à coups de poings[14]!» Et s’il y eut là-bas un homme de peu de +foi, ce fut assurément Bugeaud, durant les premières années qu’il passa +en Algérie. Son programme, dans une lettre au ministre de la Guerre, le +5 mai 1837, est celui-ci: «Exploiter le pays commercialement, en ayant +une petite zone pour y essayer la colonisation et la culture des plantes +qui ne peuvent pas nuire à l’industrie agricole de la France[15].» + + [14] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (éd. de 1925: t. IV des + _Œuvres complètes_, p. 215. Paris, Lethielleux). + + [15] YVER, _Documents relatifs au traité de la Tafna_, p. 40 (Alger, + Carbonel, 1924). + +Une petite zone, et dont l’extension ne puisse pas porter ombrage aux +agriculteurs français, tel est, à cette époque, l’horizon colonial de +cet agriculteur qui s’appelait Bugeaud. Et ses lettres privées, où il +s’épanchait à cœur ouvert, nous montrent avec quelle humeur morose il +envisageait cet horizon. «L’Afrique, confiait-il à Damrémont le 15 mai +1837, est une plaie qui, sans être mortelle, n’en est pas moins très +fatigante et peut dans le cas d’une guerre européenne devenir +dangereuse[16].» + + [16] YVER, _Documents relatifs au traité de la Tafna_, p. 88. Voir les + deux articles de M. de Lanzac de Laborie dans le _Correspondant_ des + 25 août et 10 septembre 1923, et Ch.-André JULIEN, _La Révolution de + 1848 et les révolutions du dix-neuvième siècle_, février 1925, p. + 318-323. + +«La Restauration, écrivait-il le 26 mai 1838, se targue de nous _avoir +donné_ l’Algérie, elle ne nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un +funeste présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie de Juillet ce +que l’Espagne a été pour l’Empire[17].» + + [17] _Lettres inédites du maréchal Bugeaud_, éd. Tattet et Féray. + Bugeaud d’Isly, p. 182. (Paris, Émile-Paul, 1923.) + +«Misérable Afrique, reprenait-il le 16 août 1839, tu as toujours été un +embarras, à présent tu es un immense danger[18].» + + [18] _Lettres inédites_, p. 203. + +«Je n’ai pas laissé échapper une occasion, insistait-il le 14 janvier +1841, de dire à la tribune et partout que je regardais l’Afrique comme +une plaie de la France[19].» + + [19] _Lettres inédites_, p. 233. + +Le futur général Daumas était presque aussi pessimiste lorsqu’il +écrivait le 8 juillet 1838: «Je ne puis mieux comparer l’État dans +lequel nous vivons qu’à un édifice dont toutes les pierres se détachent +les unes après les autres, sans qu’on y fasse la moindre réparation. Il +doit inévitablement s’écrouler; mais quand tombera la dernière?[20]» + + [20] _Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara_, éd. Yver, + p. 243. + + +II + +Il semblait que cette France du début de la monarchie de Juillet se +souvînt assez peu d’avoir été la France des croisés; et l’idée qu’elle +allait frôler l’Islam, le coudoyer, l’apprivoiser peut-être, suscitait +dans les esprits le souvenir des aphorismes de Voltaire sur la tolérance +plutôt que le souvenir de saint Louis expirant sur la plage tunisienne, +à l’ombre de cette croix qu’il avait lui-même apportée. + +Lorsque la France de Charles X avait entrepris cette campagne d’Alger +qui fut l’adieu des Bourbons à l’histoire, Clermont-Tonnerre, qui, comme +ministre de la Guerre, avait eu à la préparer, écrivait à son roi: «Ce +n’est peut-être pas sans des vues particulières que la Providence +appelle le fils de saint Louis à venger à la fois l’humanité, la +religion, et ses propres injures. Peut-être, avec le temps, aurons-nous +le bonheur, en civilisant les indigènes, de les rendre chrétiens.» Dans +le discours du trône, du 2 mars 1830, Charles X à son tour proclamait: +«La réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant à +l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au +profit de la chrétienté.» Mais d’autre part, ce même Clermont-Tonnerre +s’était hâté d’affirmer le véritable esprit de tolérance de la France, +son respect pour les mosquées, pour les marabouts; et dans la +proclamation en langue arabe qu’avait rédigée le maréchal de Bourmont +«pour les Couloughlis, fils des Turcs, et pour les Arabes habitant le +territoire d’Alger», on lisait: «Nous respectons votre religion sacrée, +car Sa Majesté le roi protège toutes les religions[21].» + + [21] ESQUER, _la Prise d’Alger_, p. 74 et 78 et 267-268 (Paris, + Champion, 1923). + +Huit ans durant, sous la monarchie de Juillet, l’Algérie fut en contact +avec la France politique et militaire sans que chez elle la France +religieuse s’installât. Officiers et fonctionnaires firent assez vite +une constatation très imprévue; ils observaient que les Arabes, au lieu +de considérer l’effacement du christianisme comme une marque d’égards +pour leurs susceptibilités de fidèles du Prophète, interprétaient plutôt +comme un témoignage d’impiété, d’athéisme, cette façon d’abstentionnisme +religieux qu’ils observaient chez les Français. + +L’intendant Genty de Bussy, dans le livre qu’il publiait en 1835 sous le +titre: _De l’établissement des Français dans la régence d’Alger, et des +moyens d’en assurer la prospérité_, constatait cet abstentionnisme. Tout +en notant que dès la fin de 1832, dans Alger même, le culte catholique +avait trouvé «un lieu digne de lui»[22], Genty de Bussy ajoutait: + + [22] GENTY DE BUSSY, _op. cit._, I, p. 142. Sur Pierre Genty de Bussy, + voir l’introduction du capitaine Tattet aux _Lettres inédites_ de + BUGEAUD, p. 11-13. + + Nous avons dépouillé l’exercice du culte chrétien d’une partie de ses + pratiques; processions, pompes, cérémonies, nous avons tout refoulé + dans l’intérieur, et jusqu’à ce drapeau du Christ, qui, dans la mère + patrie, annonce au loin nos églises, nous ne l’avons point arboré, + sacrifiant ainsi nos symboles les plus chers au désir de faire vivre + deux religions en paix sur la même terre et de calmer les passions. + +Sa plume s’exaltait à la pensée de ce sacrifice: ce n’est pas en vain +qu’il avait lu les «philosophes», et dans cette phraséologie du +dix-huitième siècle qui nous fait aujourd’hui sourire et qui nous paraît +plus archaïque que la langue du moyen âge, ce brave homme ajoutait: + + Nous ne sommes plus au temps où, voués à la guerre et au sacerdoce, + les peuples, passant de l’église dans les camps, s’égorgeaient pour se + convertir. + +Mais il y avait en Genty de Bussy, à côté d’un «philosophe», un +politique réaliste; et par une courbe curieuse, il en arrivait à dire: + + La religion chrétienne, dépouillée par la philosophie de ce zèle + exclusif qui l’animait aux premiers âges, si elle eût échoué + complètement sur les Maures, eût pu devenir pour nous un précieux + auxiliaire vis-à-vis des Arabes. Chez ces hommes neufs et sauvages, il + y avait quelques chances de la faire germer, et si nous les eussions + exploitées, nous en aurions peut-être déjà recueilli les fruits. D’un + autre côté, vis-à-vis des peuples à fortes et énergiques croyances + comme les Maures, affecter de n’en avoir aucune était nous décréditer + à leurs yeux. Comment prétendre à leur parler un jour de la + supériorité de nos dogmes, quand il n’était que trop visible que, pour + la plupart, nous en avions déserté les obligations? Sous ce rapport + encore, nous n’avons donc pas fait tout ce que nous aurions pu faire. + +Si bien qu’après s’être réjoui, en théorie, que nous eussions conformé +notre conduite à l’esprit de tolérance du siècle antérieur en +n’apparaissant, aux yeux de nos nouveaux sujets, ni comme des croyants, +ni comme des pratiquants, Genty de Bussy finissait par avouer que, +politiquement, c’était là une faute. + +Et il concluait: + + Nous avons deux puissants éléments de conviction, notre religion et + notre charte, employons-les avec prudence; ne les appelons que quand + l’heure en sera venue, nos résultats n’en seront que plus assurés. Que + si, après, et chez ces peuples des montagnes, ces Arabes, ces Kabyles, + qui n’ont d’autre religion que la force, d’autre Dieu que leur épée, + de nouveaux apôtres chrétiens veulent tenter une conversion, qu’ils + partent; la lice est ouverte, nos vœux suivront leur audace; l’Afrique + profitera de leur triomphe, et les couronnes du martyre qui les + attendent pourront devenir aussi, dans ces contrées stationnaires, les + marchepieds de la civilisation[23]. + + [23] GENTY DE BUSSY, _op. cit._, I, p. 145-148. Il ajoutait en note: + «On assure que le gouvernement français, d’accord avec le + Saint-Siège, a l’intention d’envoyer de nouveau dans la Régence des + Lazaristes orientalistes. Ce serait là, sans doute, une + philanthropique et excellente idée. Étrangers à l’ambition et au + monde, ces saints hommes ne veulent le bien que pour le bien, et, en + pareil cas, pour le faire, peu leur importe le théâtre; c’est dans + leur conscience seule qu’ils en trouvent la récompense.» + +Ce métaphorique langage attestait, chez Genty de Bussy, l’idée que tôt +ou tard, en pays algérien, la croix, au lieu de continuer à s’effacer, +serait arborée par des missionnaires, et qu’elle devancerait en terre +d’Islam la culture occidentale. + +Un an plus tard, en 1836, le capitaine d’état-major Pellissier, qui, +deux ans durant, de 1832 à 1834, avait occupé, dans Alger, les fonctions +de chef de bureau des Arabes, confessait à son tour dans ses _Annales +algériennes_: + + Les Arabes, hommes à foi vive, sont persuadés qu’il vaut encore mieux + avoir une mauvaise religion que de ne pas en avoir du tout. + L’indifférence que nous affections sur cette matière les étonne; et + s’ils y voient une garantie de tolérance, il faut dire qu’elle est + d’un autre côté une des causes qui diminuent leur estime pour nous... + En parlant des Français, ils ne disent pas: il est fâcheux qu’ils + soient chrétiens, mais: il est fâcheux qu’ils ne soient pas même + chrétiens. + +D’où Pellissier concluait que puisque les Arabes «en sont à désirer +qu’il y ait chez nous un principe religieux, il faut leur offrir ce +principe». Et subitement il souhaitait de «voir surgir, parmi nous, une +croyance progressive et de fusion. Les Arabes, disait-il, en seraient +agréablement surpris.» Il rêvait d’un «prophète chrétien par son père, +musulman par sa mère», grâce auquel il n’y aurait «ni froissement, ni +violence». «En attendant sa venue, concluait-il, faisons-lui des +sentiers droits. Ne choquons point les indigènes dans leur croyance, +mais n’affichons plus une indifférence qui a produit tout le peu de bien +qu’elle pouvait produire, et qui, poussée plus loin, serait +dangereuse[24].» + + [24] PELLISSIER, _Annales algériennes_, II, p. 291-292 (Paris, + Anselin, 1836). + +A cette époque même, pour condamner cette indifférence, l’âme arabe +élevait la voix, par les lèvres d’Abd-el-Kader. C’était au cours d’une +discussion avec le colonel de Maussion, qui négociait avec lui la +restitution de nos auxiliaires nègres, tombés prisonniers entre ses +mains. «Ce sont des choses, disait l’émir, et non des personnes. Vous ne +nous avez pas rendu les nombreux troupeaux capturés dans les +razzias.»--«Tu m’opposes ta loi, observait alors le colonel, mais je +t’oppose notre religion, qui ne nous permet pas d’assimiler un homme, +parce qu’il est noir, à un animal.» + +A quoi l’émir ripostait: «Mais est-ce que vous avez une religion? Est-ce +que vous êtes chrétiens? Où sont vos marabouts? Où sont vos églises? Où +et quand adressez-vous des prières à Dieu? Le Coran, nous ordonne de +considérer Sidna Aïssa (Notre Seigneur Jésus) comme un prophète, et +l’Indji (l’Évangile) comme un livre révélé par Dieu; les peuples qui +suivent les préceptes de l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays +musulman nous ne respectons pas la religion des Juifs? N’ont-ils pas +partout des synagogues? Mais vous, vous êtes des infidèles sans +religion, des Koufar.» + +«Tu as été trompé par des apparences, objectait le colonel. Est-ce que +nous n’avons pas soigné vos blessés sur les champs de bataille?» + +Et l’émir insistait: «C’est là une preuve de charité et non un +témoignage de religion. Pourquoi n’y a-t-il pas de prêtre à vos +consulats? Pourquoi ce prêtre n’est-il pas là au milieu de nous? Je me +serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser la tête en lui +demandant sa bénédiction[25].» + + [25] Récit du docteur Warnier, reproduit dans PONTOIS, _Les Odeurs de + Tunis_, p. 340 (Paris, Savine). + +Un peu plus tard, le futur général Daumas, qui alors exerçait, comme +simple capitaine, les fonctions de consul à Mascara et de commissaire du +roi auprès d’Abd-el-Kader, se sentait étrangement gêné, lui qui n’était, +disait-il, «ni musulman, ni chrétien», d’assister aux prières de l’émir. +Il sentait «le mépris fort peu dissimulé» que son indifférence +inspirait. «Je ne savais quelle contenance prendre, racontait-il plus +tard à Veuillot; j’étais ennuyé et même humilié de ma figure d’incrédule +parmi tous ces hommes qui, si sérieusement et avec un aspect si grave, +s’adressaient au ciel.» Et il ajoutait qu’un jour, au milieu du camp +arabe, pendant la prière, pour relever sa considération, peut-être un +peu aussi pour soulager son cœur, il avait fait le signe de la croix et +paru, de son côté, réciter ses prières... qu’il ne savait pas[26]. + + [26] Louis VEUILLOT, _Mélanges religieux, historiques, politiques et + littéraires_, troisième série, II, p. 522 (Paris, Vivès, 1875). + +Daumas, causant avec d’autres musulmans, éprouvait des impressions +analogues à celles que lui laissait Abd-el-Kader. Il écrivait le 7 +janvier 1838 au chef d’état-major général de l’armée d’Afrique: + + Nous avons reçu la visite d’un grand marabout du pays, Sidi Mohamet + ben Haoua. Ce brave homme nous a parlé de Sidi Nahyssa (Jésus-Christ), + d’Abraham, de David, de Salomon, de Sidi Mouça (Moïse), enfin de tous + les patriarches. Quand il a vu que nous les connaissions, il a paru + enchanté. «Dieu, nous a-t-il dit, _a fait et séparé_; nous n’en sommes + pas moins frères et vous valez mieux que les Turcs, qui nous pillaient + et massacraient.» Naguère nous passions pour des impies, des païens, + et maintenant on nous accorde la croyance en un seul Dieu. C’est un + grand pas de fait. Les marabouts, que j’ai vus, paraissent bien + disposés en notre faveur, et j’ai grand soin de les entretenir dans de + pareilles idées[27]. + + [27] _Correspondance_ du capitaine DAUMAS, consul à Mascara, éd. Yver, + p. 59. Comparer la conversation entre Veuillot et l’indigène + Bou-Gandoura en 1841, conversation que «le musulman termine en + disant au chrétien: «Les choses auraient été différemment en Algérie + si tous les Européens avaient été comme vous.» (Correspondance de + Louis VEUILLOT, I, p. 101. Paris, Retaux, 1903.) + +Que l’émir Abd-el-Kader ou que le marabout Mohamet ben Haoua +s’inquiétassent ainsi de nos rapports avec notre Dieu, et que même ils +fissent mine de nous interpeller sur ces rapports: c’était là un +symptôme dont les autorités administratives ne pouvaient pas méconnaître +la portée. Et ce même gouvernement des Tuileries qui, le 2 août 1834, +avait, par ordonnance royale, défendu de reconnaître un caractère +officiel à tout ecclésiastique qu’enverrait la cour de Rome en +Algérie[28], engageait, quatre ans plus tard, des négociations avec le +Vatican pour la création d’un évêché d’Alger. + + [28] MARTY, _Correspondant_, septembre 1861, p. 38. + + +III + +«Un chef spirituel, écrivait le maréchal Valée, le 5 mai 1838, au +ministre Molé, trouvera en Afrique un nombre considérable de +fidèles[29].» Valée, comme l’écrira bientôt Veuillot, «avait compris +que, là où la France planterait une croix, elle resterait plus longtemps +que là où elle porterait seulement un drapeau»[30]. Il réputait +nécessaire la création d’une seconde paroisse dans Alger et de plusieurs +paroisses dans la plaine; il constatait qu’Oran, Mostaganem, Bougie, +Bône, la garnison de Constantine, réclamaient un culte. Et de fait, il y +avait urgence: une église à Alger, deux misérables chapelles à Bône et à +Oran, quelques rares prêtres français, quelques religieux ou prêtres +fugitifs chassés d’Espagne et des Baléares par la récente révolution, +voilà tout ce qu’allait trouver en Algérie, pour le service de l’idée +chrétienne, Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger[31]. + + [29] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 179. + + [30] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_, édit. de 1925, p. 196, t. IV + des _Œuvres complètes_. + + [31] DUPUCH, _Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne_, IV, p. 343 + (Bordeaux, Faye, 1849). + +Le ministre Molé, à la date du 13 juin, répondait à Valée: + + L’affaiblissement si regrettable du principe religieux chez nous, nous + fait trop oublier la puissance qu’il conserve ailleurs. + + Une expression m’a frappé dans la lettre de Mohammed à Abd-el-Kader; + ce mot est celui _d’impie_ qu’il emploie à la place de celui + d’infidèle, et qui semble indiquer qu’il nous regarde comme un peuple + sans religion et peut-être ennemi de toutes les religions. Ne + pensez-vous pas que l’organisation du culte catholique à Alger aurait + déjà sur l’esprit des Arabes une heureuse influence[32]? + + [32] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 180. + +C’étaient là des idées neuves, sous la plume d’un ministre de +Louis-Philippe. Il les aurait jugées, un an plus tard, singulièrement +justifiées, s’il avait eu sous les yeux une très curieuse lettre que le +capitaine Daumas, le 23 juin 1839, adressait de Mascara à son chef +hiérarchique Guéhenneuc. Nous voyons là un soldat, vivant parmi les +indigènes, habitué à écouter ce qu’ils disent, à entendre ce qu’ils +murmurent, à deviner ce qu’ils cachent; il est ravi d’avoir à leur +annoncer que désormais l’Algérie possédera un évêque, et de leur +commenter cette nomination, et de recueillir leurs commentaires, à eux, +et de faire ainsi absoudre sa patrie du grief d’athéisme. + + J’ai déjà trouvé l’occasion, raconte-t-il, d’instruire les chefs de + Mascara de l’arrivée du vénérable prélat que nous avons le bonheur de + posséder. Cette occasion s’est présentée naturellement. Nous étions + chez le caïd; on vint à parler de religion, et je fis adroitement + passer en revue tous les griefs qui, selon les Musulmans, font de nous + des impies. «Comment voulez-vous que nous vous traitions autrement, + dit un savant, le qroudja du cady; vous ne jeûnez pas, on ne vous voit + jamais prier, dans vos villes vous autorisez le vice et la + prostitution, et enfin, partout, on vous entend renier Dieu + (jurer).--Vous avez tort, répondis-je, de nous juger par ce que vous + voyez faire à nos soldats qui, comme les vôtres, ne suivent pas + exactement leur religion. Comme vous, nous ne proclamons qu’un seul + Dieu, le maître du monde; notre jeûne dure quarante jours; dans notre + pays nous avons de nombreuses mosquées constamment remplies de + fidèles, et nous avons des marabouts, qui ne consacrent leur existence + qu’à propager la parole de Dieu et à soulager l’infortune sans aucune + distinction de pays ni de religion.--Ah! bah! Vous avez des + marabouts!--Oui, nous avons des marabouts, et la preuve, c’est qu’il + vient d’en arriver un à Oran renommé par sa piété, ses vertus, et qui + déjà a su s’attirer le respect et la vénération de tous les Arabes.» + Là-dessus, je me levai et partis. Le soir, je fus instruit par l’un + des agents qu’on avait après moi beaucoup causé sur les chrétiens et + qu’un talaib avait dit: «Le consul a raison, les Français suivent + l’Évangile, le Prophète nous en parle dans le Coran...» Je ne m’en + tiendrai pas là et saurai faire répandre dans le public l’arrivée de + Mgr l’évêque, arrivée qui fera, je crois, le plus grand bien à notre + cause, en détruisant promptement tous les absurdes préjugés + naturellement répandus sur nous[33]. + + [33] _Correspondance_ du capitaine DAUMAS, p. 492-493. + +De l’avis de militaires tels que Valée, Maussion, Daumas, de l’avis +d’hommes d’État tels que Molé, il convenait donc que la France fît en +Afrique acte personnel de christianisme, pour éviter l’accusation d’être +indifférente à l’idée même de Dieu; et c’était là un premier progrès sur +les conceptions timides, erronées, qui tout au début de l’occupation +avaient induit la monarchie de Juillet à n’arborer qu’avec beaucoup de +réserve et de crainte les emblèmes chrétiens. Il fallait qu’un tel +progrès s’accomplît, pour qu’un homme comme Abd-el-Kader, qui était +avant tout un homme religieux, comprît peu à peu qu’il y avait une +différence à faire entre les idolâtres de l’Yémen ou de la Perse, contre +qui Mahomet prêcha la guerre sainte, et les chrétiens qu’il rencontrait +en Algérie, et que ces chrétiens étaient plus près de lui et du Prophète +que longtemps il ne l’avait pensé[34]. + + [34] Voir colonel Paul AZAN, _L’émir Abd-el-Kader_, p. 282-283 (Paris, + Hachette, 1925). + + +IV + +Un livre parut en 1844 qui s’intitulait: _les Français en Algérie_. +L’auteur, six mois durant, de la fin de février à la fin d’août 1841, +avait, à la demande de Guizot, étudié sur place, auprès de Bugeaud +devenu gouverneur général, les questions algériennes. Les deux rapports +que de là-bas, le 8 mars et le 19 avril 1841, il avait expédiés à +Guizot, et dont le premier lui avait valu un «satisfecit» +ministériel[35], avaient déjà laissé voir l’intérêt qu’il prenait aux +choses religieuses de l’Algérie, et dès le début de son livre il disait: +«Elles n’ont qu’une bien étroite place dans presque tous les livres +qu’on a faits; elles en méritent une meilleure, que je voudrais leur +donner[36].» Ce ton si décisif ne surprendra personne, lorsqu’on saura +que le livre était signé Louis Veuillot. Il était rentré en France +«plein de faits douloureux et plein de conseils impossibles»; il voulait +les livrer au public; il voyait là un «devoir»[37]. + + [35] VEUILLOT, _Correspondance_, I, p. 86. + + [36] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (_Œuvres complètes_, IV, p. + 11). Sur le séjour de Louis Veuillot en Algérie, voir Eugène + VEUILLOT, _Louis Veuillot_, I, p. 229-265 (Paris, Retaux). + + [37] Veuillot à Edmond Leclerc, Alger, 20 juin 1841 (_Correspondance_, + I, p. 94-95). + +Il jetait un regard rétrospectif sur l’Algérie des premières années de +la conquête, sur cette Algérie où l’on avait paru vouloir voiler à +l’Islam les bras du Christ et le bois de la croix. Et parlant de ces +«politiques qui se sont tant efforcés de déguiser le peu de religion qui +nous reste, sous le beau prétexte de ne point effaroucher le fanatisme +musulman», il les accusait d’avoir «commis la plus lourde faute que +l’enfer ait pu leur conseiller. Rien ne répugne plus au fanatisme +musulman, expliquait-il, qu’un peuple sans croyance et sans Dieu[38].» + + [38] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (_Œuvres complètes_, IV, p. + 223). + +Partout dans son livre, on retrouvait cette idée; elle se répétait, se +diversifiait, avec l’émouvante insistance d’un appel d’alarme. +Spectateur de ces Arabes qui «nous reprochaient qu’on ne nous voyait +jamais prier[39]», il déduisait: + + [39] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 9). + + La guerre contre nous n’était pas seulement patriotique, elle était + sainte. Envahisseurs du sol, détestés à ce titre, nous étions encore + et surtout haïs et méprisés comme infidèles, comme impies. On nous + reprochait nos mœurs, nos blasphèmes, notre religion fausse; on nous + reprochait plus encore notre irréligion. C’était œuvre de piété de + faire la guerre aux chiens qui adorent les idoles ou qui n’ont pas de + Dieu[40]. + + [40] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 7). + +On voyait Veuillot, à onze ans de distance, interpeller les commissaires +qui étaient venus en 1833 enquêter en Algérie. + + Ces personnages politiques, ces hauts commissaires, ces législateurs, + ces chrétiens envoyés dans un pays infidèle pour savoir ce qu’il + convient à leur patrie d’y faire, ne songent pas un seul moment à la + religion catholique, n’en prononcent pas le nom... Qu’on institue une + commission de civilisation et qu’il ne soit venu à la pensée de + personne d’y introduire un prêtre, c’est un de ces traits qui peignent + une époque et qui font deviner des abîmes[41]. + + [41] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 93). + +Mais au delà et au-dessus de ces commissaires, puissances éphémères, +puissances déchues dès qu’était accompli leur mandat, il interpellait un +pouvoir plus stable, celui des bureaux; il interpellait même, +indirectement, ce maréchal Bugeaud sous les auspices duquel avait +commencé de s’essayer jadis, en Périgord, sa plume de journaliste. + + En matière de religion, c’est le mauvais côté, le côté officiel de + l’esprit français qui règne sur l’Algérie[42]. + + [42] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 118). + + Je regrette que le gouvernement de M. le maréchal Bugeaud, d’ailleurs + bienveillant pour la religion, ne s’inspire pas plus largement des + lumières catholiques, et ne diffère que bien peu, à cet égard, de + celui de nos préfets[43]. + + [43] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 12). + +Il y avait dans le livre de Veuillot deux chapitres, l’un sur +l’aumônerie militaire, l’autre sur Mgr Dupuch, qui ressemblaient à deux +lamentations. Il signalait à la respectueuse pitié des chrétiens de +France cet «évêque sans clergé, au milieu d’un peuple infidèle ou +incrédule», et il disait de lui: + + Appuyé par les autorités les plus hautes: à Paris, par le roi, par la + reine, par le ministre; à Alger, par le gouverneur général; mais ayant + contre lui une bureaucratie intraitable, qui, soit à Alger, soit à + Paris, est la même partout; repoussé par l’indifférence des riches; + trop pauvre, malgré les dons nombreux des fidèles de France, pour + pouvoir assister tant de pauvres qui venaient frapper à sa porte; + soigneusement tenu en dehors de tout conseil administratif, et n’étant + lui-même que le plus tracassé des administrés; séparé des soldats; + bientôt suspect de nuire à nos progrès auprès des musulmans, à qui + l’on veut absolument que sa mission fasse ombrage, il ne tarda pas à + s’apercevoir que l’évêque d’Alger n’était que le curé d’une de ces + paroisses de France où le conseil municipal, regardant le culte comme + une charge inutile du budget, ne veut jamais ni rebâtir le presbytère, + ni réparer l’église, ni surtout permettre que le pasteur paraisse hors + de la sacristie, dans laquelle on se réserve d’aller le tourmenter à + plaisir[44]. + + [44] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 195-196). + +[Illustration: LE CARDINAL LAVIGERIE EN VÊTEMENTS PONTIFICAUX] + +Le témoignage même de Mgr Dupuch, que l’on trouve dans ses _Fastes +sacrés de l’Afrique chrétienne_, confirme ce jugement de Louis Veuillot. +La monarchie de Juillet avait consenti que l’occupation de l’Algérie +s’attestât, de çà, de là, par l’érection de quelques croix. Le maréchal +Valée en plantait une sur le minaret de l’ancienne mosquée de +Blidah[45]. Mais les sœurs voulaient, elles, installer le crucifix dans +l’hôpital d’Alger; on leur créait des difficultés[46]. Faute d’aumônerie +militaire, un bataillon de chasseurs se plaignait d’avoir manqué de +messe trois ans durant[47]. «Nous n’avions pas un seul prêtre, écrivait +un soldat au moment de la prise de Constantine, c’était plus triste +qu’on ne pourrait se l’imaginer; les mourants me priaient de leur +chanter le _De Profundis_ et le _Miserere_[48].» Mgr Dupuch dut déclarer +en 1841 que si les chefs d’armée, en dehors du gouvernement proprement +dit, ne toléraient pas de temps en temps la présence d’un prêtre auprès +des colonnes expéditionnaires, il partirait lui-même pour la guerre[49]. +Visitant la chambrette du presbytère qui servait de lieu de culte aux +catholiques de Mostaganem, Veuillot s’écriait: + + [45] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 408. + + [46] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 453. + + [47] Charles DE RIANCEY, _De la situation religieuse de l’Algérie_, p. + 13-14 (publié par le comité électoral pour la défense de la liberté + religieuse). Paris, Lecoffre, 1846. + + [48] MARTY, _Correspondant_, septembre 1861, p. 50. + + [49] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 488-489. + + Je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du dernier évangile: + Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. La religion (en + Algérie) n’est ni forte, ni persécutée; elle est méprisée, elle est + jugée inutile[50]. + + [50] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, P. 233-234). + +Et Mgr Dupuch gémissait à son tour sur le misérable état de certaines +églises, sur la désinvolture avec laquelle, à Boufarik, le commissaire +civil s’installait dans la chapelle catholique, reléguait l’autel et les +liturgies dans une misérable hutte en planches pourries, ni carrelée, ni +pavée, ni planchéiée. + +En vain la monarchie de Juillet avait-elle senti la nécessité de +disculper la France de l’accusation qu’on lui lançait d’ignorer Dieu; +Veuillot persistait à dire: + + Malgré nos églises, malgré nos prêtres, déjà si impuissants par leur + petit nombre, et garrottés encore par une politique hostile + lorsqu’elle n’est pas indifférente, les Arabes sont restés dans cette + conviction que nous sommes un peuple athée[51]. + + [51] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 118). + +Il n’ignorait pas, assurément, que la petite chancellerie algérienne, au +cours des dernières années, s’était montrée «aussi vigilante que +pourrait l’être une pensionnaire des Oiseaux ou du Sacré-Cœur, à marquer +tous ses messages arabes d’un dicton pieux quelconque, pourvu, bien +entendu, qu’il ne fût pas exclusivement chrétien»[52]. Cela lui faisait +l’effet d’une chose triste et plaisante, et ces fonctionnaires qui +persistaient «à singer la piété musulmane»[53] lui paraissaient mal +qualifiés pour donner autour d’eux l’impression que les Français étaient +d’authentiques fidèles de leur Dieu. + + [52] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 139). + + [53] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 116). + + +V + +D’ordre du pouvoir, d’ailleurs, ce Dieu n’avait pas le droit de chercher +d’autres fidèles. Vous n’êtes chargé que des chrétiens romains, disait à +Mgr Dupuch le gouvernement des Tuileries; et le pouvoir civil ne vous +reconnaît aucune autre juridiction. Il y avait là une détermination très +nette, très exclusive, nettement précisée, dès le 5 mai 1838, dans la +lettre du maréchal Valée que nous avons déjà citée. Après avoir posé en +principe que la première de toutes les qualités, chez un évêque d’Alger, +devait être une «pieuse tolérance», et qu’il importait que «tout esprit +de prosélytisme fût banni de la pensée des prêtres», Valée précisait +avec inflexibilité: + + L’administration spirituelle des populations catholiques, le soin de + les pénétrer du véritable esprit du christianisme, doivent seuls + préoccuper l’évêque d’Alger, et il méconnaîtrait la nature de sa + mission s’il cherchait à amener au sein de l’Église les musulmans et + les juifs sur lesquels la domination française s’étend + aujourd’hui[54]. + + [54] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 180. + +Telle était la conception administrative que l’on se formait de l’évêque +d’Alger: elle ne concordait nullement avec celle qu’en avait Grégoire +XVI. Valée fut probablement très flatté de recevoir de Rome, en mai +1839, un bref fort élogieux: «Vous avez continué, lui disait le Pape, à +veiller à ce que, forts de votre appui, les prêtres que nous avons +envoyés par notre autorité apostolique propageassent la lumière de +l’Évangile et exerçassent plus librement et plus fructueusement pour le +salut des anciens et des nouveaux fidèles les autres parties de leur +ministère sacré[55].» Valée, s’il eût osé, eût probablement dit au +pontife: «Parlons des anciens fidèles, Très Saint Père; mais des +_nouveaux fidèles_, qu’est-ce à dire et qu’entend par là Votre Sainteté? +La France, en Algérie, ne fait point de propagande religieuse.» Et c’eût +été le début d’une discussion entre l’État et l’Église, qui d’ailleurs, +en fait, ne tarda point à éclater, et qui allait durer une trentaine +d’aimées. + + [55] GIROD DE L’AIN, _op. cit._, p. 181. + +Grégoire XVI, dans le bref par lequel il confiait à Mgr Dupuch l’évêché +d’Alger, lui avait signifié: «Un champ immense est ouvert devant vous. +Là, dans les premiers siècles, un grand nombre d’églises avaient fleuri. +Allez donc, partez au nom de Dieu vers cette partie de la vigne du +Seigneur si longtemps désolée. Prenez votre faux, entrez vigoureusement +dans votre vigne.» Le pape manifestait «l’heureuse espérance de voir la +lumière de la vérité catholique se répandre dans les autres parties +voisines de l’Afrique, et prendre de continuels accroissements[56].» + + [56] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 405-406. + +Entrer vigoureusement dans sa vigne, Mgr Dupuch y était tout prêt; +mais l’administration s’opposait. A la porte de l’église +Notre-Dame-des-Victoires à Alger, une sentinelle empêchait les Arabes +d’entrer. Mgr Dupuch avait fait venir des Jésuites comme prêtres +auxiliaires; mais l’un d’eux, qui lui était expédié de Syrie, le P. +Planchet, recevait en 1839, sous peine d’arrestation, défense de +débarquer à Philippeville, parce qu’il savait et parlait l’arabe[57]. + + [57] BURNICHON, _La Compagnie de Jésus en France: un siècle, + 1814-1914_, III, p. 311 et 321 (Paris, Beauchesne, 1919). + +En termes amers, Veuillot commentait cette politique: + + Les commis du ministère de la guerre pensent qu’il y aurait les + inconvénients politiques les plus graves à essayer d’instruire les + Maures. On ne voit rien que de légitime à brûler les maisons des + Arabes; on permet aux Maures de dire publiquement dans leur mosquée la + _kholba_ au nom de l’empereur du Maroc et même au nom d’Abd-el-Kader; + mais on interdit aux prêtres catholiques toute démarche qui aurait + pour but d’amener un musulman à se faire chrétien, et la raison, c’est + qu’il ne faut pas exciter leur fanatisme[58]. + + [58] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 46-47). + +Il avait vu les indigènes, face à face avec l’évêque; il les avait vus +l’accueillir «avec une véritable tendresse». Mais «quelques employés +français, grondait-il, ont eu peur de sa mission, et nous n’en retirons +pas les fruits. S’il était vrai, ce qui n’est pas, que la prépondérance +de la religion catholique offusquât les Maures, quel meilleur moyen +aurait-elle de se faire pardonner cette prépondérance nécessaire, qu’en +répandant parmi les Maures beaucoup de bienfaits? Quoi! ils lui +reprocheraient de recueillir les orphelins, de soigner les pauvres, de +protéger les opprimés, et de leur dire à eux vaincus, dans leur langue, +qu’ils sont comme nous les enfants de Dieu... N’eût-on laissé à la +religion que les orphelins, que les pauvres, que les prisonniers, tous +ces misérables seraient devenus autant de voix qui auraient publié dans +la langue des vaincus les générosités de la France, les œuvres +miséricordieuses de son culte, l’inépuisable charité des ministres de +son Dieu[59].» + + [59] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 199 et 111). + +Mais lors même que l’état d’esprit administratif eût condamné la plume +de Veuillot à demeurer impuissante, Veuillot n’admettait pas qu’elle +restât silencieuse; et ce livre: _les Français en Algérie_, faisait sans +cesse résonner aux oreilles françaises, avec l’âpreté d’un reproche, +cette émouvante question: Voilà quatorze ans que vous êtes là-bas; qu’y +avez-vous fait comme apôtres? Et chaque fois que la question surgissait, +survenait, sous l’ardente plume de Veuillot, une réponse morose, +attristée. On eût dit qu’il voulait fouiller l’âme de ces politiques, de +ces soldats, de ces commerçants, qui avaient commencé de transplanter la +France en Algérie: «La question, disait-il, était de savoir si la +conquête serait une bonne ou une mauvaise affaire. L’orgueil de nos +armes, les profits de notre commerce offraient la matière du débat... La +France a voulu travailler pour sa gloire, non pour la gloire de +Dieu[60].» Mais cette France, c’était «la patrie de Godefroi de +Bouillon, de Pierre l’Ermite, de saint Bernard et de saint Louis», et +Veuillot, après l’avoir ainsi définie, disait douloureusement: «Elle +multiplie les prodiges de son ancien courage pour conquérir un royaume +infidèle; mais elle ne songe qu’à le gagner à ses comptoirs et ne veut +point le gagner à son Dieu[61].» Autour de lui, cependant, à Paris, il +sentait s’ébaucher un renouveau catholique, et cette coïncidence rendait +ses interrogations plus pressantes encore: «Est-ce donc pour rien, +s’écriait-il, que la France est devenue reine d’Alger au moment où +quelque zèle religieux se réveille dans son cœur[62]?» Et c’est avec +l’accent d’un pénitent qu’il confessait,--une confession qui était un +réquisitoire: «Malgré tout ce que nous avons fondé, nous avons perdu là +des âmes que nous pouvions sauver, nous n’avons pas fait à la croix le +même honneur qu’à nos drapeaux[63].» + + [60] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 5). + + [61] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 37). + + [62] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 85). + + [63] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 12). + +Mais il savait, hélas! l’administration impénitente, et cela le faisait +trembler. + + Le chrétien, écrivait-il, voyant la religion négligée à dessein par + ceux qui sont chargés d’établir en Algérie la puissance française, + murmure avec effroi cet oracle divin, tant de fois réalisé parmi les + hommes: _Nisi dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui + ædificant eam_[64]. + + [64] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 243). + +Veuillot, d’ailleurs, n’était pas de ceux dont la voix expire en un +murmure d’épouvante: son livre voulait être un livre constructeur. Et la +haute originalité de ce livre trop peu connu, c’était de jeter le défi à +une opinion sceptique qui croyait à peine à l’avenir de l’Algérie, et +qui croyait moins encore à l’avenir du christianisme en Algérie, et de +dire en substance à cette opinion: Je crois au premier de ces avenirs +parce que je crois au second. Le Paris de l’époque boudait à l’Algérie, +grognait contre elle. Bugeaud tout le premier grognait, faute de pouvoir +bouder; il supputait ironiquement, devant ses convives, ce que chacun de +ses repas coûtait à la France[65]; et Veuillot lui-même, d’Alger, sous +l’évidente impression de ces propos pessimistes du général, avait un +jour, dans une lettre à Guizot, qualifié de «malheureusement impossible» +cet abandon de l’Algérie, auquel d’aucuns songeaient encore[66]. Mais +dans son livre, sa paradoxale âme d’apôtre, bravant tout d’un coup +bouderies et grognements, prévenait tous les douteurs qu’un jour +viendrait où s’agiteraient les destinées de Tunis, où s’agiteraient +celles du Maroc. Il leur parlait avec une assurance de prophète; il leur +disait formellement: + + [65] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 9). + + [66] Veuillot à Guizot (IV, p. 250). + + Le sang des compagnons de saint Louis, répandu sur les plages de + Tunis, est un vieux titre que nous serons contraints de faire valoir + un jour; entre notre province de Tlemcen et les rivages de l’Espagne + régénérée, l’air manquera aux prétendus descendants du calife qui font + encore peser sur le Maroc leur sceptre barbare[67]. + + [67] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 4). + +Ainsi Veuillot, dès 1844, prévoyait-il le futur empire africain. +Consultant «la foi chrétienne et l’expérience de dix-huit siècles», +constatant qu’elles ne nous permettent pas de croire «qu’il puisse +exister jamais un peuple inconvertissable[68]», sa dialectique hardie, +avec l’aventureux élan d’un acte de foi, déduisait du devoir même +qu’avait le christianisme français de suivre en Afrique notre drapeau, +et puis de le précéder, les destinées futures du sol africain. Et sa +puissance de vision, passant outre aux timidités des économistes, aux +susceptibilités des politiques, l’amenait à certaines intuitions qui +durent leur paraître folles. + + [68] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 110). + +Il ne comptait pas, à vrai dire, sur une prochaine ou rapide +assimilation des Arabes: «Les Arabes, écrivait-il, ne seront à la France +que lorsqu’ils seront Français; ils ne seront Français que lorsqu’ils +seront chrétiens; ils ne seront pas chrétiens tant que nous ne saurons +pas l’être nous-mêmes. Or, nous ne savons pas l’être encore[69].» Mais +il souhaitait que sans retard l’apostolat religieux s’organisât: + + [69] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 45). + + Dans le clergé français, signalait-il, on trouverait en abondance des + apôtres; tous nos religieux seraient heureux de donner leur vie pour + la conquête chrétienne de cette terre, infidèle encore sous les + drapeaux français; ils seraient hospitaliers, maîtres d’école, + missionnaires, agriculteurs, savants; il y aurait, si on l’avait + voulu, même un ordre militaire[70]. + + [70] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 242). + +Mais dans la pensée de Veuillot, ce projet d’évangélisation impliquait +tout d’abord un projet de peuplement. + + Il faut en Algérie, expliquait-il, non pas des concubinaires et des + bâtards, mais des familles, et des familles chrétiennes; il faut à + leur tête des prêtres respectés et sévères, la sévérité étant la + sainte douceur de la religion; il faut à ces villages, qui seront + autant de petites républiques, une organisation pour le moins aussi + théocratique que militaire, qui leur apprenne à répondre à la guerre + sainte des musulmans par la guerre sainte des chrétiens[71]. + + [71] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 101). + +Non pas qu’il voulût organiser en Algérie une guerre de religion, ce +serait là prendre à contresens sa pensée; mais il lui semblait que si +les musulmans, au nom du Coran, déchaînaient contre nous le fameux +_Djehad_, la guerre contre l’infidèle, les colons dont la foi catholique +soutiendrait l’énergie auraient, pour résister, un surcroît de force. +Écrivant à Guizot, il lui rappelait quel secours avait été le +puritanisme pour les émigrants anglais qui fondèrent les États-Unis[72]; +il attendait, pour les colons de l’Algérie, le même secours du +catholicisme. Si pour organiser ces villages défensifs et agricoles, on +ne trouvait pas assez de Français, de Basques ou d’Alsaciens, on +pourrait songer, disait-il, à des catholiques suisses avec lesquels il +s’offrait à négocier, ou bien à des Polonais, que Montalembert serait en +mesure de faire venir, ou bien à des familles syriennes[73]. + + [72] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 255). (Veuillot à Guizot, 19 avril + 1841.) + + [73] VEUILLOT, _loc. cit._ (IV, p. 247). (Veuillot à Guizot, 8 mars + 1841.) + +Il faudra plus d’un quart de siècle pour que les idées de Veuillot +commencent de se réaliser. La Trappe de Staouéli, qui, dès 1843, étalait +une magnifique leçon de travail agricole, aurait bénéficié d’un beaucoup +plus large rayonnement, si les administrations locales eussent été +animées d’un esprit plus pratique et d’une confiance plus allègre dans +l’avenir algérien. Le projet qu’un jour développa Bugeaud, d’établir en +dix ans, sur le sol algérien, cent mille soldats à demi libérés, se +heurtait à l’indifférence parlementaire. C’était de la part du maréchal +une audace, de rassembler quelques orphelins arabes dont les pères +étaient morts au cours des combats contre nos armées, et d’oser dire au +Jésuite Brumauld: «Tâchez, Père, d’en faire des chrétiens. Si vous +réussissez, ceux-là du moins ne retourneront pas dans leurs broussailles +pour nous f... des coups de fusil[74]»; et l’on put un instant fonder +beaucoup d’espérances sur l’orphelinat de Ben-Aknoun, à qui s’adjoignit +dans la suite celui de Boufarik, et qui comptait, en 1850, deux cent +soixante-dix orphelins. Mais les grandioses desseins de ce Jésuite, qui +voulait attirer en Algérie les enfants de l’Assistance publique, +devaient se heurter, sous le second Empire, à d’irréductibles +oppositions, et le droit que réclamait le P. Brumauld d’être un +colonisateur, au sens que Louis Veuillot eût donné à ce mot, ne lui fut +jamais accordé[75]. + + [74] VEUILLOT, _Mélanges_, 3e série, II. p. 514. + + [75] BURNICHON, _op. cit._, III, p. 327-329. + +«Il faut des paysans, et des paysans et encore des paysans», criera-t-il +aux sénateurs, en 1859, et il leur expliquera que ses maisons, après +quinze ans d’efforts et de sacrifices, étaient au moment de périr faute +d’élèves, et que «leur conservation et leur perfectionnement ne +demandaient qu’un mouvement continu de douze ou quinze cents enfants des +deux sexes». Mais ses appels tomberont dans le vide, comme y était +tombé, sous la monarchie de Juillet, le livre prophétique et réalisateur +sorti de la plume de Louis Veuillot[76]. + + [76] _Pétition du P. Brumauld au Sénat en faveur de la colonisation de + l’Algérie et de la jeunesse malheureuse de France_ (1859). + + +VI + +Peu de temps après la publication du livre de Veuillot, Mgr Dupuch, +découragé par l’ingratitude des circonstances et par le poids de ses +dettes, finissait par démissionner. Dans la lettre de démission qu’il +adressait à Grégoire XVI, on le sentait déchiré de tristesse[77]. Sans +ambages, il confiait au pape: + + [77] Texte de la lettre de démission dans DUPUCH, _op. cit._, IV, p. + 439 et sq. Sur les embarras financiers qui amenèrent cette + démission, voir MARTY, _Correspondant_, septembre, 1861, p. 65-75. + +«Partout où la religion catholique se trouve comparée aux sectes qui +s’en sont séparées, ou même à d’autres cultes, sa condition est +habituellement la plus déplorable. Je n’aurai que trop d’occasions de le +faire remarquer au pape, à qui je serais coupable de ne pas signaler +cette affligeante et fatale tendance[78].» + + [78] DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 453. + +Les mêmes obstacles se dressaient devant son successeur, Mgr Pavy. «Il +nous est impossible, disait-il en son mandement de prise de possession, +de croire et de nous taire; impossible de tenir enchaîné le verbe de +Dieu; impossible de ne pas appeler sur tout homme venant en ce monde la +lumière du Dieu vivant; de laisser périr de sang-froid les âmes pour +lesquelles Jésus-Christ est mort[79]»; et des lettres pastorales +ultérieures insistaient auprès de son clergé pour qu’il «ne négligeât +rien de ce qui pouvait déterminer de véritables conversions parmi les +Arabes[80].» Mais les statuts diocésains qu’il édicta en 1853, et qui +prescrivaient aux prêtres la «mission des indigènes» et la sollicitude +pour les enfants musulmans, étaient destinés à demeurer lettre morte. +Autour de Mgr Pavy, des Jésuites étaient à l’œuvre, dans plusieurs +paroisses et dans les deux orphelinats agricoles du P. Brumauld: «Les +Arabes, leur écrivait de Lyon leur provincial dès 1847, sont le grand +objet de notre mission en Afrique»; et il leur conseillait de faire +comme avait fait jadis, aux Indes, le célèbre Père de Nobili, d’aller +vivre au milieu des indigènes, de prendre leurs coutumes, pour les +amener à la religion. Le P. Brumauld songeait à former, dans son +orphelinat de Ben-Aknour, des missionnaires parlant l’arabe. Il faut +consulter l’État, objecta Mgr Pavy. L’État ne répondit pas[81]. Le +lazariste Girard, qui dirigeait le séminaire de Kouba, fut un jour +menacé de gros ennuis, pour avoir, dans les ruisseaux d’Alger, recueilli +quelques petits Arabes[82]; et malgré la démarche de l’évêque près du +général Pélissier, alors gouverneur intérimaire, les enfants durent être +rendus à leurs familles. + + [79] Mgr PAVY, _Œuvres_, I, p. 25 (Paris, Poussielgue, 1858). + + [80] GODARD, préface des _OEuvres_ de Mgr PAVY, I, p. XLVIII. + + [81] BURNICHON, _op. cit._, III, p. 311 et suiv.--Louis DE BAUDICOUR, + _La Guerre et le gouvernement de l’Algérie_, p. 593-596 (Paris, + Sagnier et Bray, 1853). + + [82] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 179 (Paris, Poussielgue, + 1884).--RIBOLET, _Un Grand évêque ou vingt ans de l’Église d’Afrique + sous l’administration de Mgr Pavy_, p. 35-39 (Alger, Jourdan, 1902). + +Une consigne d’État commandait qu’on laissât les indigènes «parqués dans +leur Coran», sans jamais s’occuper de leurs âmes, et quarante ans +durant, dans les sphères officielles, l’idée d’apostolat parut +incompatible avec l’idée de tolérance. «Il y a là, dira Lavigerie, une +honte pour la nation française.» + +On peut dire qu’en Algérie, pendant cette période, la France apôtre eut +les mains liées. Nul esprit de secte, d’ailleurs, chez ces militaires +que l’on verra, durant les premières années de l’épiscopat de Lavigerie, +redouter et suspecter ses premiers efforts de contact avec l’Islam; ce +qui les obsédait, c’était la crainte que l’apostolat chrétien ne +provoquât parmi les populations musulmanes des incidents, qui +s’aggraveraient, peut-être, jusqu’à soulever des conflits sanglants; et +sous l’impression de cette crainte, il leur déplaisait de trouver, chez +les messagers du Christ, un esprit d’aventure qui pouvait susciter des +complications politiques. Par ailleurs, cette France colonisatrice à +laquelle ils voulaient épargner des ennuis n’avait pas des destinées +beaucoup plus brillantes que celles de la France missionnaire. Elle +avait commencé de prendre quelque essor, dans les dernières années du +gouvernement de Bugeaud et pendant la première moitié du second Empire; +mais lorsque prévalut, en 1865, par la volonté formelle de Napoléon III, +l’idée d’un royaume arabe, qui serait séparé, par une sorte de cloison +étanche, du petit groupe des colons, les maximes administratives +nouvelles cessèrent d’encourager l’immigration, les concessions de +terres ne furent plus accordées qu’à des sociétés de capitalistes, et la +colonisation libre, réduite à ses propres ressources, s’arrêta, +végéta[83]. + + [83] _La Colonisation en Algérie_ (1830-1921), p. 26 (Alger, Pfister, + 1922).--CAMBON, _Le Gouvernement général de l’Algérie_, p. 130 et + 153 (Paris, Champion, 1922). En 1885 encore, on pourra lire dans les + _Lettres sur la politique coloniale_, de Yves GUYOT, p. 31-41 + (Paris, Reinwald): «Si on voulait représenter dans une allégorie le + prix de revient en hommes des 25 000 colons installés en Algérie et + y vivant avec leurs propres ressources, chacun d’eux serait assis + sur quatre cadavres et gardé par deux soldats». + +Telle était la situation de l’Algérie lorsque Lavigerie y porta, avec +son ascendant d’archevêque, cette idée de peuplement et cette idée +d’évangélisation qu’avait esquissées, déjà, la plume de Louis Veuillot, +et lorsqu’il voulut, en chef d’Église, traduire ces idées en +réalisations. + +Ces religieux hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, +agriculteurs, savants, dont avait rêvé Louis Veuillot, ce furent les +Pères Blancs du cardinal Lavigerie; ces villages agricoles et défensifs +qu’avait réclamés Louis Veuillot, ce furent les villages d’Alsaciens, ce +furent les villages d’Arabes chrétiens ou de Kabyles chrétiens, fondés +par Lavigerie. + +Le 2 février 1876, Veuillot écrivait dans _l’Univers_: + + La création de ces villages, la fondation d’une nouvelle famille + religieuse, destinée à l’évangélisation de l’immense désert africain, + sont des événements historiques de premier ordre. Il y a quelques + années encore, ils n’étaient rêvés que dans un très lointain avenir + par la foi la plus hardie et la plus croyante à l’impossible... A + cette heure, on peut dire que le nouveau monde africain est déjà + vivant dans son berceau, que le baptême a commencé d’y descendre... La + famine qui moissonna les pauvres Arabes en 1868 est le principe des + villages arabes chrétiens, de la fondation des missionnaires et de + l’évangélisation de toute l’Afrique. Ce coup de foudre a creusé ce + puits de bénédiction, dont les eaux vivifieront tous les déserts. + +Et Veuillot pronostiquait: + + Des missionnaires apporteront à toute une race l’Évangile et la + liberté attendus deux mille ans. A présent, il est permis d’espérer + que le siècle ne s’achèvera pas sans qu’une église catholique s’élève + à Tombouctou et encore ailleurs. Il y aura des églises, un clergé, des + écoles, des hôpitaux, des hommes libres, une industrie, un monde. De + là ne venaient vivants que des esclaves, de là partiront des + missionnaires[84]. + + [84] «VEUILLOT, _Derniers Mélanges_, III, p. 61-64 (Paris, + Lethielleux, 1908). + +Veuillot avait vécu assez longtemps pour voir l’archevêque d’Alger,--cet +archevêque qu’on ne considérait autrefois que comme l’aumônier en chef +d’un noyau de colons,--travailler à mettre l’empreinte de notre +spiritualité religieuse sur la civilisation de l’Afrique du Nord et +représenter, vis-à-vis de cette Afrique, une France désormais en marche, +bien que jusque-là on l’eût condamnée à piétiner, la France catholique. +Mais Veuillot disparaîtra trop tôt pour voir surgir, au centre de +l’Afrique, ces églises et ces écoles, ces hôpitaux, et surtout ces +hommes libres, esclaves de la veille, qu’avait entrevus son imagination +complice de sa foi. Il disparaîtra trop tôt pour entrevoir l’œuvre de +haute portée qu’allait accomplir peu à peu l’initiative privée de la +France en terre tunisienne, à la faveur d’un climat salubre, et sans se +heurter, comme en Algérie, aux usages indigènes de propriété collective. +Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer des héritiers et des +réalisateurs de son rêve dans ces hommes d’énergie qui, groupés autour +de M. Jules Saurin, s’essaient à transfigurer l’agriculture de l’Afrique +du Nord par le développement de la production fourragère et par +l’utilisation des eaux de crue, et qui préparent ainsi, à l’encontre de +tous les obstacles, le peuplement français de cette France +d’outre-mer[85]. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer en +Lavigerie, soit le tribun de l’antiesclavagisme et le libérateur de +l’Afrique noire, soit le précurseur de la colonisation française en +Tunisie. + + [85] Voir le livre de M. Jules SAURIN: _Vingt-cinq ans de colonisation + nord-africaine_ (Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes + et coloniales, 1925). + + * * * * * + +La vie de Lavigerie, telle que nous la voyons, se déroule comme une page +de notre histoire religieuse, comme une page de notre histoire +nationale; page toujours émouvante, et quelquefois piquante, presque +paradoxale, lorsqu’on voit le cardinal réaliser avec l’aide épisodique +du gouvernement de la République, ces idées de colonisation, ces idées +d’apostolat, qui, sous la timide et rétive monarchie de Juillet, étaient +comme tombées dans le désert lorsque Veuillot les avait émises. Et ce +qui résulte de cette confrontation entre le livre de Veuillot et la vie +de Lavigerie, c’est que la maturité de notre œuvre algérienne, comme, +deux siècles plus tôt, la naissance de notre œuvre canadienne, fut +aidée, dans quelque mesure, par notre souci séculaire de porter toujours +plus loin le règne de Dieu. Car il y a dans nos annales, de siècle en +siècle, certains épisodes de gloire, dont la devise: _Gesta Dei per +Francos_, fut tout d’abord l’instigatrice avant d’en devenir le résumé. + +_P.-S._--Nous sommes très redevables au recueil de documents publié en +deux volumes par Mgr Grussenmeyer: _Vingt-cinq années d’épiscopat: +documents biographiques sur S. Em. le cardinal Lavigerie_ (Alger, +Jourdan, 1880), et à l’excellent livre de Mgr Baunard: _Le Cardinal +Lavigerie_ (2 volumes, Paris, Poussielgue, 1896), qui demeure encore, au +bout de trente ans, une source très riche d’informations; et nous aurons +l’occasion, lorsque nous aborderons l’histoire de l’activité tunisienne +de Lavigerie et des campagnes antiesclavagistes, d’exploiter de précieux +documents que nous a communiqués M. l’abbé Tournier, l’historien du rôle +politique du cardinal, et dont il fera prochainement l’objet d’une +publication; que M. l’abbé Tournier veuille bien trouver ici +l’expression de nos plus vifs remerciements. Nous remercions aussi M. le +commandant Jean Hanoteau pour la bonne grâce avec laquelle il a mis à +notre disposition les papiers laissés par le général Hanoteau, l’éminent +spécialiste des questions kabyles; le R. P. Federlin, des Pères Blancs, +pour la gracieuse communication de la photographie du cardinal en +vêtements liturgiques; et M. l’abbé Mourret, directeur au Séminaire de +Saint-Sulpice, pour la copie de certains passages du _Journal_ inédit de +M. Icard. + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE; SES DÉBUTS + + +I.--De la cure de campagne à la Sorbonne. + +Un jour de 1838, Charles-Martial Allemand-Lavigerie, alors âgé de treize +ans, s’en fut dire à Mgr Lacroix, évêque de Bayonne: «Je veux être curé +de campagne.» Son père le conduisait, ou, pour mieux dire, +l’accompagnait; car Lavigerie, même en son jeune âge, ne fut jamais +quelqu’un qui acceptait volontiers d’être conduit; et presque toute sa +vie, il aura plus d’occasions de commander que d’obéir. En ce jour +décisif où l’enfant venait confier à l’évêque sa vocation, cultivée +d’abord, au foyer même, par la pieuse influence de deux vieilles bonnes, +M. Lavigerie père n’avait qu’à faire escorte. + +Ce haut fonctionnaire des douanes avait d’abord, avec sa femme, fait +pour ce fils d’autres rêves. Voyant Charles jouer à la chapelle, on +s’était figuré, dans le ménage, que ce serait un jeu sans lendemain, et +qu’après les vigoureuses aspersions dont il gratifiait les petits Juifs +dans les ruisseaux de Bayonne sous prétexte de les baptiser, il ne +songerait pas à pousser plus loin l’administration des sacrements. Mais +Charles, qui jamais n’eut de temps à perdre, coupait court aux visées +plus mondaines de sa famille en traînant son père à sa suite pour +demander à l’évêque un presbytère rural. Quelques semaines se passaient, +et sa mère, dans le parloir du séminaire de Laressore, se trouvait +brusquement en présence d’un fait acquis, la tonsure toute fraîche que +triomphalement il s’était faite. Il avait d’ailleurs une curieuse façon +de la consoler. «Je crois, lui écrira-t-il un peu plus tard, que je n’ai +pas un caractère à rendre un intérieur agréable, tandis que l’action +extérieure et la vie d’apostolat est ma vocation.» Que pouvait-on +objecter à un enfant qui faisait de ses défauts eux-mêmes un marchepied +vers l’autel, et qui signifiait que son caractère tel quel, son +caractère tout entier, lui serait d’une belle ressource pour devenir un +jour le ministre de Dieu? + +Un tel tempérament, pour se laisser modeler, avait besoin de s’incliner +devant une supériorité. Lavigerie la rencontra bientôt à Paris, au +séminaire de Saint Nicolas-du-Chardonnet, où il s’en fut achever ses +classes. Un prêtre était là, qui lui fit l’effet, tout de suite, d’un +«ouragan de lumière et de feu, courbant et absorbant tout»: c’était +l’abbé Dupanloup, futur évêque d’Orléans. On pourrait, en l’honneur de +ce prêtre, arranger une sorte d’hymne dont Renan fournirait les strophes +et Lavigerie les antistrophes. + +«C’était un éveilleur incomparable, dira Renan; il était pour chacun de +ses deux cents élèves l’excitateur toujours présent, le motif de vivre +et de travailler[86].» Et Lavigerie, de son côté: «On était subjugué +dans un mélange d’admiration, de crainte et de respect, que je n’ai plus +retrouvé nulle part au même degré[87].» Lorsque, à l’âge de +cinquante-huit ans, Lavigerie tracera ces lignes de souvenir, il sera, +dans trois continents, un manieur d’hommes, expert à les subjuguer; dans +une telle phrase écrite par une telle plume, tous les mots portent; ils +attestent la joie intense que dut éprouver un enfant, naturellement +dominateur, à se sentir un instant dominé, et à ratifier allégrement, +librement, par son admiration même pour la personne de Dupanloup, les +droits qu’avait «Monsieur le supérieur» à être écouté et obéi. + + [86] RENAN, _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_, p. 176. (Paris, + Crès, 1913). + + [87] LAVIGERIE, _Lettre à l’abbé Lagrange sur les deux premiers + volumes de l’Histoire de Mgr Dupanloup_. Tunis, 1883. + +La cure de campagne que ses treize ans postulaient acheva de s’effacer +du champ de ses visions, un certain jour de mai 1844 où survint au +séminaire d’Issy, pour la lecture spirituelle, un vicaire apostolique de +Mandchourie. Ce jour-là comme tous les autres, le jeune abbé Lavigerie +était recueilli; il était déjà celui qui, devenu évêque, commandera à +tous ses prêtres vingt minutes de méditation quotidienne. Mais il y a +des recueillements qui sont des évasions: un missionnaire, prêchant dans +un séminaire, ouvre aux imaginations une fenêtre sur le vaste monde. +Lavigerie n’était pas de ceux qui eussent laissé se refermer la fenêtre, +le visiteur une fois parti; et dans l’enclos du séminaire, il était +plutôt homme à prolonger les courants d’air. + +Au début d’octobre 1845, il entrait à Saint-Sulpice, pour la retraite +qui ouvrait l’année scolaire. Il s’agenouillait, plusieurs jours durant, +non loin d’un autre clerc qui, le 6 du même mois, allait s’éloigner pour +toujours, et déposer sa soutane dans un hôtel voisin. Semaine historique +en vérité, qui vit Lavigerie monter les marches du séminaire et Renan +les descendre. Renan bientôt fera un nouvel acte de foi,--un acte de foi +dans la science, mais cet acte même ne sera qu’une étape vers la période +où il se laissera de plus en plus aller à «caresser», en jouisseur, «sa +petite pensée»; et Lavigerie, au contraire, dans l’atmosphère +sulpicienne, se préparera à devenir le plus grand homme d’action qu’ait +connu l’Église du dix-neuvième siècle. + +Le cardinal Bourret, qui, avec une trentaine de futurs évêques, +appartenait à la même promotion que Lavigerie, se souvenait de lui plus +tard comme d’une «puissante organisation qui débordait tous les cadres, +et à qui certains détails ne pouvaient convenir, mais qui excellait dans +les grandes choses». Mgr Affre, archevêque de Paris, pensait +probablement de même. Lorsque Lavigerie eut passé deux ans à +Saint-Sulpice, ce prélat voulut lui faire prendre un peu d’air. Il +venait de fonder, tout proche de là, l’école des Carmes, pour la +formation scientifique des professeurs ecclésiastiques: il décida que +Lavigerie en serait l’un des premiers élèves[88]; et de novembre 1847 à +juin 1848, le jeune clerc devint tour à tour sous-diacre, bachelier ès +lettres et licencié ès lettres. + + [88] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 246. + +Pour la première fois sans doute, un élève de Saint-Sulpice, en cours +d’études, publia des livres; en cette même année 1848 où deux +expéditions en Sorbonne lui rapportaient deux parchemins, Lavigerie +faisait paraître un cours de versions grecques et un cours de thèmes +grecs, auxquels devait s’adjoindre, deux ans plus tard, un lexique +français-grec[89]. Mgr Affre estimait que, dans les luttes suprêmes +qu’elle livrait au monopole universitaire, l’Église accroîtrait ses +chances de victoire si elle était soucieuse de posséder un clergé +savant: l’équipée scolaire de l’abbé Lavigerie était un bel +encouragement pour les desseins de son archevêque. + + [89] TOURNIER, _Bibliographie du cardinal Lavigerie_ (Paris, Perrin, + 1913). + +Et lorsqu’en 1849 Lavigerie eut été ordonné prêtre, Mgr Sibour le +réexpédia à l’École des Carmes, pour qu’il y devînt le premier docteur +ès lettres. + +Parmi les professeurs qui se trouvèrent alors sur le chemin de +Lavigerie, il en était un dont plus tard Léon XIII lui dira: «Je l’ai +connu; c’est une de ces belles âmes françaises, si belles quand elles +sont belles.» Ce professeur s’appelait Frédéric Ozanam. «Ne vous usez +pas avant le temps, conseillait-il mélancoliquement au jeune Lavigerie, +vous le regretteriez ensuite inutilement quand votre santé serait perdue +et que vous ne pourriez plus rien pour Dieu et pour son Église. Ne +faites pas comme moi, j’en suis là aujourd’hui![90]» + + [90] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 253. + +Dix mois suffirent à Lavigerie pour composer ses thèses; on eût dit +qu’il se plaisait moins à faire besogne de science qu’à montrer à +l’Université et à l’Église que des clercs pouvaient, tout comme des +laïcs, s’outiller pour cette besogne. A l’heure où la loi Falloux allait +remettre aux mains des jeunes générations sacerdotales une partie de la +gent écolière, l’exemple de Lavigerie, son succès, leur enseignaient +très opportunément le bon usage de la Sorbonne, et leur signifiaient que +le meilleur moyen de bien instruire les autres était de s’instruire +elles-mêmes. + +Il est parfois dangereux d’être un devancier; l’éclat même du rôle qu’on +a joué resplendit comme une prédestination, dont on devient le captif. +Lavigerie diplômé, Lavigerie vainqueur de Sorbonne, paraissait voué tout +naturellement, par son prestige même, à quelque tâche d’apostolat parmi +le peuple des étudiants: il y avait là, non moins qu’en pays jaune ou +qu’en pays noir, beaucoup de gentils. Où Lavigerie professera-t-il? +Voilà le genre de questions que posaient ceux qui s’intéressaient à ses +brillantes destinées, tandis que son imagination, à lui, s’enfuyait loin +du quartier Latin. On disait qu’à la faculté de Caen l’Université lui +offrait une place, et qu’il la refusait. On le voyait, à la fin de 1850, +enseigner la quatrième au séminaire de Notre-Dame-des-Champs, le +catéchisme en deux pensionnats de religieuses, et la littérature latine +aux étudiants ecclésiastiques de l’École des Carmes. On apprenait à la +fin de 1853 qu’il allait, à la suite d’un brillant concours, devenir, +dans le Panthéon rendu au culte, membre du chapitre de Sainte-Geneviève. +Mais les premiers mois de 1854 lui ouvraient un autre champ d’action: +c’est à la Sorbonne qu’il entrait comme professeur, à la demande de Mgr +Maret, qui voulait rajeunir la Faculté de théologie. C’en était fait, +dès lors, faute de loisirs, de _la Bibliothèque pieuse et instructive à +l’usage de la jeunesse chrétienne_, dont un éditeur lui avait confié la +direction; les brochures qu’il avait projetées et qui devaient +s’intituler: _Charité au dix-neuvième siècle_; _Foi et Martyre_; +_Martyrs en Chine et au Tong-king_; _Triomphes de la foi sur la +barbarie_, ne devaient jamais voir le jour. En choisissant ces sujets de +brochures, il avait voulu, semble-t-il, ménager à sa pensée quelques +beaux terrains d’émigration. Mais il fallait qu’elle rentrât au logis; +ses précédents succès de Sorbonne emprisonnaient définitivement +Lavigerie dans une chaire de Sorbonne; docilement il acceptait, et il +allait y traiter, six ans durant, de l’école d’Alexandrie, du +protestantisme, du jansénisme. + +Il fit ses cours avec plus d’ampleur que d’érudition minutieuse; ainsi +le voulait la mode du temps, qui avait ses avantages. Ceux qui +connaissaient sa nature remuante eurent tôt fait de sentir que dans sa +dignité professionnelle Lavigerie manquait d’entrain. Nous avons à cet +égard le témoignage d’Hilaire de Lacombe, l’historien des débats +parlementaires d’où sortit la loi Falloux[91]. Il était, nous dit-il, +«languissant et triste, désœuvré: il attendait sa voie. Tout indiquait +que la Sorbonne, lieu d’étude et de retraite, ne lui serait qu’une +étape. Cette respectable Sorbonne devait sembler un peu morte à ce jeune +homme que l’esprit de vie travaillait». L’excellent observateur qu’était +Hilaire de Lacombe avait donc le sentiment que ce maître d’enseignement +supérieur, tout en accomplissant consciencieusement son métier, se +tenait à la disposition d’une autre destinée, et qu’il l’attendait. Le +mot de son ami Bourret continuait de se vérifier: Lavigerie débordait +les cadres. + + [91] Bernard DE LACOMBE, _Correspondant_, 10 novembre 1909, p. 893. + +Il les débordait, mais sans manœuvrer lui-même pour les élargir; il s’en +remettait, pour cela, à ceux qui avaient quelque droit de régir son +existence ou sa conscience. Ainsi l’exigeaient son sens de l’autorité et +ce que j’appellerais volontiers ses doctrines d’organisateur. Je +n’oserais dire qu’il aimât beaucoup obéir, et qu’il s’y complût +spécialement comme on se complaît en une vertu de choix; mais il lui +plaisait certainement qu’en tous lieux l’obéissance fût en pratique, à +commencer par la sienne. Et de même que son archevêque, en 1847, avait +élargi pour lui le cadre de Saint-Sulpice, le cadre de la Sorbonne, en +1856, lui fut élargi par son confesseur, le P. de Ravignan. + +«Je vois pour vous un autre horizon», lui disait fréquemment ce Jésuite. +Ravignan voyait, mais sans définir encore: l’horizon demeurait imprécis, +ou bien inaccessible. Subitement, un jour de 1856, l’horizon se dévoila, +se rapprocha, et Ravignan parla. La guerre de Crimée avait commencé de +familiariser l’Islam, en terre ottomane, avec la charité chrétienne, +représentée, dans les hôpitaux de Constantinople, par les sœurs de +Saint-Vincent-de-Paul; l’_Œuvre des Écoles d’Orient_ s’était fondée, +pour prolonger cette révélation, et pour propager, parmi les chrétientés +séparées de Rome, la culture catholique[92]. Augustin Cauchy, Charles +Lenormant, le P. Gagarin, songeaient que pour émouvoir en faveur de +cette œuvre la charité des fidèles, il serait bon qu’elle fût dirigée +par un ecclésiastique de Sorbonne; ils s’en ouvraient à Ravignan; et +Ravignan, tout de suite, signifiait à Lavigerie: Vous êtes l’homme. De +quoi Lavigerie fut aussitôt persuadé; sa vocation même, cette vocation +qui, depuis plusieurs années, se mortifiait, lui donnait, cette fois, +des ailes pour obéir. Il s’en fut droit chez le P. Gagarin, qui lui +remit les registres de l’œuvre, encore bien blancs, et la caisse, encore +bien vide, en ajoutant: «Vous voilà à l’eau, mon cher abbé; maintenant +il faut nager.» Nager et même s’y essouffler, Lavigerie ne demandait pas +mieux. En Sorbonne, il avait l’impression d’étouffer, et lorsque de la +Sorbonne il s’en allait à cette œuvre nouvelle, il respirait. Son rôle +de missionnaire commençait. + + [92] _Lettre de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Beluze pour servir de + préface à la Vie de Mgr Dauphin_. Carthage, 1883.--Hilaire DE + LACOMBE, _Le Cinquantenaire de l’Œuvre des Écoles d’Orient_, dans le + _Bulletin de l’Œuvre_, mai-juin 1906. + + +II.--L’abbé Lavigerie dans la France du Levant. + +Il apercevait, dans le Levant méditerranéen, soixante-dix millions de +chrétiens étrangers à l’Église romaine, et destinés, si quelque jour la +Turquie s’effondrait, à tomber sous l’hégémonie spirituelle de la +Russie; une œuvre française s’était fondée, pour leur faire +connaître Rome, pour ouvrir à leurs enfants des écoles où ils se +familiariseraient, tout en même temps, avec la foi latine et la langue +française; et cette œuvre disait à Lavigerie: Faites vivre, en me +faisant vivre, les âmes de là-bas. Pratiquement, ce qu’on lui demandait +en le nommant directeur, c’était, tout d’abord, qu’il quêtât. Trois ans +durant, les loisirs que les cours lui laissaient furent employés à +tendre la main, de ville en ville, de chaire en chaire. Nombreux sont +les ordres, Dominicains, Franciscains, Jésuites même, dont les +fondateurs commencèrent par la mendicité. Lavigerie, à sa façon, +s’imposait le même apprentissage. Il fut parfois mal reçu; il s’en +amusait plutôt qu’il ne s’en décourageait; et toute sa vie il se +souviendra d’un certain vicaire général qui, l’introduisant à +contre-cœur dans les familles riches de l’endroit, insistait +immédiatement sur les urgents besoins des œuvres locales. Ce qui racheta +ses fatigues de quêteur, ce fut le bilan final: les recettes des écoles +d’Orient, qui n’étaient, en 1857, que de seize mille francs, dépassaient +soixante mille en 1859. + +Soixante mille francs, quelle goutte d’eau, dans ce vaste flot de +détresses humaines qui subitement, en 1860, couvrit toute la Syrie, à la +suite des massacres et pillages commis par les Druses! Des troupes +françaises partaient, pour remettre là-bas un peu d’ordre; mais la +charité, seule, pouvait commencer d’y rétablir quelque vie. L’éloquence +de Lavigerie, sa main tendue, ses appels aux évêques des pays voisins, +firent, cette année-là, des prodiges: au nom de l’œuvre des Écoles +d’Orient, il s’en fut dans le Levant, pour organiser les distributions +qu’exigeaient les misères: elles devaient s’élever, en moins d’une +année, à deux millions cent trente-six mille francs. + +Il allait prendre contact avec le schisme, prendre contact avec l’Islam; +et dès cette première campagne, il était ce qu’il sera toujours, +missionnaire de son Église, porteur de l’âme de la France. Foi et +patrie, les deux causes se confondaient en ces régions du Levant, où +l’élan des croisades et les prérogatives accordées par le Saint Siège +avaient depuis longtemps installé notre ascendant: Lavigerie allait les +servir, l’une et l’autre, en s’essayant à reconstruire, derrière la +façade tant bien que mal restaurée par notre armée, l’édifice d’une +chrétienté. Nos troupes n’avaient pas les mains libres: l’Angleterre +surveillait leurs mouvements, les paralysait, exigeait qu’elles ne +survinssent, là-bas, qu’à titre d’auxiliaires du sultan, destinées à lui +prêter aide pour le rétablissement de l’ordre. Mais dans la personne de +Lavigerie, la charité chrétienne et française allait bientôt les +devancer, les dépasser, atteindre des parages où elles ne pouvaient +pénétrer, et se faire d’autant plus entrante qu’elles étaient +contraintes de se montrer plus discrètes. Il fallait remonter assez haut +dans l’histoire, jusqu’au cœur du dix-septième siècle, pour y retrouver +le spectacle d’une initiative d’Église accomplissant une tâche où l’État +se sentait gêné, et peut-être inexpert. Lavigerie excellera dans ce +genre de mission; il fut tout de suite en Syrie ce qu’il sera plus tard +à Alger, à Carthage, sous l’Équateur, un type d’homme d’Église qui, en +se plaçant à l’avant-garde de la France, l’entraînait elle-même, bon gré +mal gré, vers un rôle d’avant-garde, quelles que fussent les mains qui +guidaient ses destinées, celles de Napoléon III ou celles de Mac-Mahon, +celles de Gambetta ou celles de Jules Ferry. + +Lorsque le 30 septembre 1860 il mit le pied sur le paquebot l’_Indus_, +qui l’emportait dans le Levant, il s’éloignait, chose étrange, avec +l’idée qu’il allait peut-être mourir. La mort venait de tomber près de +lui; quinze jours plus tôt, son père était trépassé. Pourquoi ne +serait-ce pas bientôt son tour, à lui? Succomber en secourant ses +frères, sur le champ de bataille de la charité, cela lui paraissait une +belle fin. Dès son premier pas dans la carrière de l’action, il +constatait et attestait que la pensée de la mort n’opprime pas l’énergie +et ne stérilise pas l’effort. Cette pensée le hantera toujours; il +aimera s’en faire une escorte, et la faire chevaucher, en croupe, +derrière son imagination nomade et conquérante. + +La mort, il la rencontrait partout en Orient. A Beyrouth où il débarqua, +vingt mille réfugiés s’entassaient, qui avaient échappé aux massacres, +et qui les racontaient. On lui présentait trois cent cinquante orphelins +qui acclamaient la France, l’acclamaient lui-même. Il les entendait +chanter: + + Salut, ô France bien-aimée, + Patrie antique de l’honneur, + Qui sur une terre opprimée + A fait refleurir le bonheur. + +Il leur annonçait qu’il leur apportait l’obole du pauvre aussi bien que +celle du riche: «Mon aumône, déclarait-il, consistera à vous donner un +peu d’air, de lumière et d’espace, afin que vous puissiez recevoir +auprès de vous de nouveaux compagnons. Je vous donnerai quelques pierres +inanimées, et au milieu d’elles s’élèveront des pierres vivantes, +vivantes pour l’amour de l’Église et de la France[93].» Il voulait faire +acte de bâtisseur, bâtisseur de chrétienté; il lui fallait cela, comme +une revanche sur la mort; et lorsqu’il se taisait, on le voyait pleurer. + + [93] POUJOULAT, _La Vérité sur la Syrie et l’expédition française_, p. + 297-301 (Paris, Gaume, 1861.) + +S’enfonçant dans la montagne, il se laissait montrer un nuage noir; +c’étaient les corbeaux et les vautours qui depuis trois mois dévoraient +les deux mille cadavres entassés dans Deir-el-Kamar. Il s’acheminait +vers le charnier; à sa vue, des paysans en haillons déchargeaient leurs +armes en signe de joie; des femmes faisaient fumer de l’encens sur des +assiettes de terre; et, pour le saluer, des formes s’approchaient, +douloureusement affublées d’ornements sacerdotaux en lambeaux: c’étaient +des prêtres. Il visitait le sérail où l’on avait fait six cents +cadavres; il regardait, dans la muraille, la brèche cruelle, +ensanglantée, par laquelle nombre de chrétiens avaient dû passer leurs +bras, pour que, de l’autre côté, des bourreaux les amputassent, d’un +coup de sabre; et redisant la messe, pour la première fois, dans +l’église à demi détruite et depuis trois mois veuve de Dieu, il lui +semblait que les habitants «voyaient, dans la restauration de leur +culte, le gage le plus sûr de la réparation de leurs malheurs». Les +poètes arabes, émus, allaient bientôt célébrer ce prêtre comme «le +trésor que l’Occident a envoyé à l’Orient, dans un jour plus beau que le +printemps, plus frais que l’eau des fontaines, plus doux que le parfum +du nard, des roses et de l’encens». + +Son cheval lui cassa le bras: ce ne fut qu’un épisode; Lavigerie, dur au +mal, en abrégea la durée. Son pèlerinage se poursuivit dans la région de +Saïda, où l’incendie avait dévasté quarante villages; et passant par +Zahlé, où les Jésuites avaient eu cinq martyrs, il s’engagea sur la +route de Damas. Mais de Damas, pillé vingt-deux jours durant, que +restait-il? Des ruines, recouvrant les corps de huit mille +chrétiens[94]; et, les dominant, une seule maison, que les flammes +avaient léchée sans l’entamer, celle des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. +L’église de Deir-el-Kamar, l’hospice de Damas, c’était la foi, c’était +la charité, survivant au passage de l’Islam dévastateur. Lavigerie, qui +savait faire parler les symboles, se rappellera longtemps l’éloquence de +ces deux symboles-là. L’émir Abd-el-Kader s’était, autant qu’il l’avait +pu, généreusement entremis pour la protection des chrétiens; il en avait +sauvé un millier, en les recevant sous son toit. «Je n’ai fait +qu’accomplir notre sainte loi et ce que commande l’humanité, écrivait-il +à Schamil, le héros musulman du Caucase; en effet, notre loi est la +sanction des plus belle qualités, et elle embrasse toutes les vertus +pratiques de la même manière qu’un collier embrasse le cou[95].» +Lavigerie s’en fut remercier l’émir. Ses lèvres voulurent se poser sur +la main d’Abd-el-Kader, en gratitude pour toutes les vies chrétiennes +qu’il avait libérées du péril. Mais l’émir refusa cet hommage, de la +part d’un ministre de Dieu. Et Lavigerie de lui dire: «Le Dieu que je +sers, Émir, peut être aussi le vôtre! tous les hommes justes doivent +être ses enfants.» + + [94] Le document capital sur le voyage de Lavigerie est le Mémoire que + lui-même rédigea et qu’on trouvera au tome II des _Œuvres choisies_, + p. 135-244 (Paris, Poussielgue, 1884). Sur les massacres de Syrie, + voir les documents recueillis par LENORMANT: _Une persécution du + christianisme en 1860: les derniers événements de Syrie_, p. 171-208 + (Paris, Douniol, 1860). + + [95] Texte des lettres entre Schamil et Abd-el-Kader dans POUJOULAT, + _op. cit._, p. 433-436.--Sur le rôle d’Abd-el-Kader, voir LENORMANT, + _op. cit._, p. 141-142, et colonel Paul AZAN, _L’Émir Abd-el-Kader_, + p. 269-273. + +Il allait rapporter de Syrie, avec l’amour du soleil méditerranéen, le +souvenir tenace de ces deux aspects de l’Islam, l’aspect hospitalier, +l’aspect sanguinaire. Mais dans sa mémoire, c’était le second qui +prévalait. Tout le premier, il connaissait la sourate du Coran, dans +laquelle le Prophète prescrit à ses fidèles de n’écraser jamais +l’orphelin de leur mépris et de ne pas repousser celui qui mendie son +pain; et il était prêt à faire honneur à l’âme d’Abd-el-Kader d’avoir +surtout retenu, dans la doctrine de Mahomet, certaines disciplines de +bonté. Mais d’autres sourates, en conseillant la guerre contre +l’infidèle, le _Djehad_, multipliaient les cadavres, et les orphelins, +et les mendiants. Ces fillettes ramassées à Beyrouth par nos Sœurs de +charité, et que Lavigerie adoptait, n’étaient-elles pas les douloureuses +victimes de l’implacable _Djehad_? «L’Islam, a dit le voyageur +Palsgrave, est le «panthéisme de la force». Interpellant cette doctrine, +Lavigerie lui demandait compte du contraste entre deux chiffres: +pourquoi la région entre Gaza et Alep comptait-elle, autrefois, 18 +millions de chrétiens, et aujourd’hui 500 000[96]? Il dénonçait l’Islam +comme force de destruction, force inhumaine, force meurtrière. Il allait +se refaire quêteur: ayant recueilli les gémissements des chrétiens, il +allait les répercuter, dussent-ils résonner, comme un importun cri +d’alarme, aux oreilles de cette France qui voisinait ailleurs avec +l’Islamisme. + + [96] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 255. + +Il avait regardé, aussi, ces tronçons d’églises, unies à Rome, qui +là-bas subsistaient: il n’y avait aperçu que des missionnaires latins, +et quelques prêtres venus de l’hérésie à l’Église romaine, et bien +ignorants encore; il songeait qu’il serait nécessaire de créer, pour le +clergé oriental, des séminaires où des clercs seraient élevés, suivant +les usages et les rites du terroir, pour exercer un jour la fonction +sacerdotale; et les deux messages qu’adressaient à Pie IX et au clergé +de France les évêques orientaux attestaient la confiance que dès lors +ils avaient mise en Lavigerie, «ambassadeur de la charité +française»[97]. + + [97] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 230-244. + +Regagnant l’Europe, il porta tout de suite en deux endroits la +confidence de ses rêves, à Pie IX d’abord, puis aux ministres de +l’Empereur. Le relèvement des Églises orientales préoccupait alors le +pape: Lavigerie lui en dessinait les méthodes. Les Tuileries, par +crainte de l’Angleterre, avaient fermé les yeux sur la complicité des +Turcs et des Druses, et réduit notre armée de Syrie à un rôle +d’observatrice: Lavigerie venait annoncer que ces catholiques orientaux +échappés aux massacres, que ces Syriens qui s’appelaient eux-mêmes des +«Frangis», souhaitaient de notre part un actif protectorat. «Il y a en +France, insistait-il, une opinion qui réclame pour eux: ce sont là des +manifestations dont l’Angleterre ne saurait contester la valeur, et sur +lesquelles la France pourrait appuyer une politique généreuse.» + +Il fit marcher Pressensé, Crémieux, à côté de Saint-Marc Girardin et +d’Augustin Cochin; tous ensemble, ils expédièrent au Sénat plus de dix +mille signatures, pour les catholiques de Syrie. Il lui apparaissait +qu’«un conseil de guerre français eût su faire bientôt la lumière, là où +les tribunaux turcs avaient entassé à dessein les ténèbres[98]». +L’Angleterre fut plus forte: le gouvernement impérial retira son corps +expéditionnaire, et de nouveau les catholiques de Syrie se sentirent +seuls. Attention! criait Lavigerie, l’Angleterre va prendre leurs +enfants, en faire des protestants. Et l’œuvre des Écoles d’Orient voyait +les souscriptions affluer, pour lutter, au moins sur ce terrain, contre +l’Angleterre. + + [98] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 229. + +Créer une opinion publique, et dire ensuite au gouvernement: +«Laissez-vous pousser, laissez-vous porter; les voies vous sont +ouvertes, entrez-y»; telle sera la continuelle tactique de cet +irrésistible agent de pénétration qu’était Lavigerie. L’Empereur, +semble-t-il, tout en demeurant rebelle à ses impulsions, goûta son +importune audace, puisqu’un ruban rouge la récompensa. + + +III.--En route vers Alger, par Rome et Nancy. + +A le voir ainsi se prodiguer, s’attarder tour à tour dans les sphères où +s’élaborait la politique et dans les sphères où se fabriquait l’esprit +public, et tâcher d’influer, par celles-ci, sur celles-là, d’aucuns +peut-être l’accusaient sommairement d’être un ambitieux, un friand +d’honneurs. Mais non, l’évêché de Vannes lui eût permis d’émerger; il le +refusait, n’ayant pas soif de faire carrière. Il lui parut qu’à Rome +l’auditorat de la Rote lui permettrait d’agir, de rester en contact avec +les hautes cimes de l’Église et les hautes cimes de l’État, et de leur +redire les besoins de l’Orient; il accepta, et Pie IX, sans retard, le +faisait entrer comme consulteur dans la congrégation spéciale qu’il +venait de créer à la Propagande pour les rites orientaux. L’église +nationale de Saint-Louis-des-Français entendit Lavigerie, en février +1862, dénoncer les misères de l’Orient. L’instinct de conquête qui fait +les apôtres trouve dans l’atmosphère séculaire de Rome--de toutes les +Romes--une merveilleuse éducatrice: à l’école des Césars, à l’école des +Papes, il se discipline et il se complète, il se règle et il se +parachève, par l’esprit d’organisation. Lavigerie ne se bornait pas au +rôle d’accusateur: il traçait, dans ce même sermon, le plan de +séminaires pour la formation d’un clergé indigène oriental; et voyant +s’allumer, parmi les Slaves de Bulgarie, certaines étincelles, il créait +un comité à Civita-Vecchia pour les ramener à l’unité romaine[99]. + + [99] Texte du discours dans LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. + 245-263. + +Mais que pesaient une heure de sermon, une réunion de comité, en face +des multiples heures durant lesquelles cette cour de cassation qu’était +la Rote examinait petits et grands procès? Lavigerie s’ennuyait d’être +ainsi «juge de mur mitoyen»; il en souffrait, il allait le dire à Pie +IX. Il sentait aussi, de jour en jour, se tendre les rapports entre le +Saint-Siège et l’Empire français; la question romaine s’exacerbait, des +heurts étaient imminents; «Je me trouvai forcément mêlé, écrira-t-il +plus tard, à toutes les questions ardues que soulevait l’occupation +d’une partie des États de l’Église par l’usurpation italienne et celle +de Rome par les Français. Je ne tardai pas à ressentir une très vive +répugnance pour ce rôle, à une époque surtout où la question du +Saint-Siège devenait si grave avec la France. Comme Français, je devais +servir et surtout ne jamais trahir mon pays; comme prêtre, je devais +soutenir et défendre le Pape, qui, lui, ne voulait ni être soutenu, ni +être défendu autrement que par l’affirmation de son droit absolu et +complet. On avait résolu de le sauver alors malgré lui, comme on disait, +en faisant avec l’Italie, en dehors de lui, la convention de septembre. +De là un louvoiement perpétuel, dans l’impossibilité de tout condamner +ni de tout approuver, dans l’intérêt des causes que l’on doit +défendre[100].» Entre les deux puissances qui risquaient de +s’entre-choquer, Lavigerie se jugeait mal qualifié pour servir de +tampon. «Je ne suis pas diplomate», confiait-il à Pie IX, sans trop +croire, peut-être, qu’il ne l’était pas. C’est au contraire le propre +des diplomates de pressentir les mauvais terrains; et Lavigerie, venu à +Rome avec la confiance des deux pouvoirs, se rendait compte qu’un ancien +professeur de Sorbonne, aisément suspect de gallicanisme, était peu +désigné pour se mêler à leurs brouilles: il voulait s’en aller. + + [100] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 267. + +Mais qu’allait-on faire de lui? En général, on cherche l’homme qui +convient à la fonction. Paris et Rome devaient renverser le problème, il +fallait trouver une fonction qui convînt à cet homme-là. Il fut un +instant question de lui donner un titre d’archevêque _in partibus_ avec +résidence à Paris; il se serait ainsi, de loin, sur l’échiquier du +Levant, taillé une façon d’archidiocèse, dont l’œuvre des Écoles +d’Orient eût fourni le budget. Un lointain champ d’action qui n’aurait +de frontières que celles qu’il fixerait, cela de prime abord lui +plaisait. Mais il y avait là je ne sais quoi d’exceptionnel, qui fit +peut-être peur; et Paris et Rome, en mars 1863, s’entendirent, +finalement, pour faire de lui un évêque de Nancy. + +Ses armes épiscopales, un pélican qui nourrit ses petits de son sang, +parlaient de charité, et bientôt pourtant il apparut fastueux; il lui +fallut en son évêché des meubles neufs pour ses réceptions et, dans le +chœur de sa cathédrale, un trône pontifical étincelant, pour les +liturgies. Mais descendu de son trône, disparu de ses salons, il vivait +en ascète, dans une chambrette. Il avait une très haute notion de +l’évêque; il estimait opportun de la traduire en images, par la majesté +de sa stature, par l’éclat de son accueil, par la pompe de ses +cérémonies; il savait que la magnificence est parfois un instrument de +règne. On l’avait dit autoritaire, avant qu’il n’arrivât: il fit à ses +prêtres cette surprise, de créer, pour leurs affaires disciplinaires, la +première officialité diocésaine qui, dans la France du Concordat, ait +fonctionné sur des bases vraiment régulières; l’évêque le plus +autoritaire qu’ait peut-être connu cette période, et que son naturel +devait parfois entraîner à certains soubresauts d’absolutisme, fut au +dix-neuvième siècle le premier qui, renonçant à juger lui-même ses +clercs, leur assura des garanties judiciaires; il ne se réservait que le +droit de grâce, ne voulant pas se dessaisir de cette souveraineté-là. Il +lui fallut moins de quatre ans pour créer en faveur de ses vieux prêtres +une caisse de retraites, et pour ouvrir aux jeunes laïcs, que leurs +études supérieures appelaient à Nancy, une maison d’éducation; moins de +quatre ans pour transfigurer les études cléricales par la création d’un +séminaire de philosophie. + +Il lui déplaisait, et très sincèrement il s’en ouvrait à Pie IX, que +dans le clergé de France la vraie science fût beaucoup trop négligée. +«L’outrecuidance et l’exagération dans les affirmations, déclarait-il, +ne remplacent malheureusement pas le savoir profond et solide; et sous +ce rapport, nous restons bien loin de nos pères et même de plusieurs +autres clergés des nations étrangères.» + +Sous la mitre, l’ancien élève de l’École des Carmes se retrouvait: il ne +cachait pas à ses curés qu’il rêvait de ressusciter le «clergé doctoral, +tel qu’il existait parmi nous, dans les premiers siècles». Ses +congrégations de femmes furent très émues en apprenant que Monseigneur +considérait le brevet d’obédience comme une insuffisante garantie de +science, et qu’il instituait, en son évêché, des examens pour les sœurs. +Quelle idée, chez ce jeune prélat, de se montrer plus exigeant que la +loi Falloux! Cette fantaisie lui passerait, disait-on, d’autant que +déjà, dans l’épiscopat, deux de ses collègues le blâmaient; on allait le +faire sermonner par le nonce. Mais d’un bond Lavigerie était chez le +Pape, faisait approuver par une congrégation romaine l’ordonnance tant +discutée, puis courait à Paris, voyait le nonce, le laissait tempêter, +et lui montrait ensuite, en prenant congé, la décision de la +congrégation romaine[101]. Durant toute sa vie épiscopale, Lavigerie +excellera dans l’art de consulter Rome et dans l’art de lui obéir, et ne +les séparera jamais l’un de l’autre. + + [101] Félix KLEIN, _le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique_, p. + 32-34 (Paris, Poussielgue, 1893). + +Tout se transformait, tout se renouvelait, dans le diocèse de Nancy; il +semblait que les regards de Lavigerie fussent concentrés sur son +troupeau; et c’est à la vie de son diocèse que se rapportaient toutes +ses paroles épiscopales, tous ses actes épiscopaux. Plusieurs évêques à +cette date disaient volontiers leur mot dans les différends entre +l’Empire et le Saint-Siège: Lavigerie restait à l’écart, et ajournait, +de propos délibéré, tout commentaire de l’encyclique _Quanta cura_ et du +_Syllabus_. On pourra relever, dans sa vie d’évêque, nombre +d’escarmouches contre l’État; mais ce seront des escarmouches dont il +aura lui-même réglé l’allure, précisé le terrain, mesuré la portée, +qu’il conduira avec plus de tristesse que d’allégresse, et que toujours +il aura le désir d’abréger. «L’État et l’Église, disait-il dans l’un de +ses mandements de Nancy, ont également à perdre à des dissensions +douloureuses; formule limpide dont s’inspirera toute son activité +politique, cheminant volontiers d’un pouvoir à l’autre, pour les +prémunir, l’un et l’autre, contre l’esprit de dissension; et si +quelques-uns insinuaient que c’était là un programme d’opportuniste, je +voudrais leur persuader que c’est bien plutôt un programme de +missionnaire,--de missionnaire patriote, qui avait entrevu, dans le +Levant, l’entr’aide que la France et l’Église se pouvaient prêter, et +qui redoutait les luttes intestines comme une gêne et comme une menace +pour ces lointaines collaborations. Missionnaire, Lavigerie l’était +toujours, on le sentait dans une lettre pastorale sur saint Martin, dont +le sanctuaire provisoire s’inaugurait à Tours. Le portrait de saint +Martin, tel qu’il le traçait dans cette lettre, c’était moins peut-être +une reconstitution du passé qu’un programme personnel d’activité +épiscopale. + +Soudainement le champ d’action requis par ce programme allait se +présenter. Le 11 novembre 1866, se trouvant à Tours pour l’inauguration +du sanctuaire, Lavigerie se voyait, en rêve, transporté dans un pays +lointain, parmi des hommes noirs ou basanés qui parlaient une langue +inconnue. Le 18, il recevait du maréchal de Mac-Mahon, gouverneur de +l’Algérie, l’offre de l’évêché d’Alger, vacant depuis l’avant-veille par +la mort de Mgr Pavy. «Cette position, disait le maréchal, est, selon +moi, une des plus importantes qui puisse être confiée au clergé de +France; elle présente, il est vrai, des difficultés grandes. Mais je +connais votre zèle pour la religion, et je suis persuadé que ce ne +seront pas ces difficultés qui pourront arrêter un homme de votre +caractère.» Lavigerie, au bout de vingt-quatre heures, acceptait. Il +répondait au maréchal: «Jamais je n’aurais pensé de moi-même à quitter +un diocèse que j’aime profondément et où j’ai conservé des œuvres +nombreuses; et si Votre Excellence me proposait un siège plus +considérable que celui de Nancy, ma réponse serait certainement +négative. Mais je n’ai accepté l’épiscopat que comme une œuvre de +dévouement et de sacrifices. Vous me proposez une mission pénible, +laborieuse, un siège épiscopal de tous points inférieur au mien, et qui +m’est cher, vous pensez que j’y puis faire plus de bien qu’un autre. Un +évêque catholique, monsieur le Maréchal, ne peut répondre qu’une seule +chose à une semblable proposition: j’accepte le douloureux sacrifice qui +m’est offert[102].» Ayant fait à Nancy son apprentissage d’évêque, il +allait devenir, à Alger, l’évêque missionnaire. L’Algérie à +christianiser, et puis, plus au delà, un continent barbare de deux cents +millions d’âmes à conquérir, voilà ce qu’il entrevoyait. S’éloigner +ainsi, c’était un «douloureux sacrifice», un «déchirement de cœur»; mais +quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt, ayant «la jeunesse, l’habitude +de la parole, celle de grouper les volontés et les ressources.» Ainsi +justifiait-il sa décision, dans une lettre à Mgr Maret. «Je suivais, +écrira-t-il plus tard, l’attrait impérieux de ma jeunesse vers +l’apostolat, et je répondais à l’appel de Dieu.» + + [102] Mac-Mahon à Lavigerie, 17 novembre 1866; Lavigerie à Mac-Mahon, + 19 novembre 1866 (dans LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 184-186). + + +IV.--Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire; surprise +de l’État. + +Quelques instants de conversation avec le maréchal de Mac-Mahon allaient +bientôt convaincre le prélat que Dieu et la France du second Empire ne +parlaient point la même langue. Dieu disait à l’Église: Allez, enseignez +toutes les nations.--Hormis les musulmans, corrigeait la France +officielle. Lavigerie n’admettait pas cette exception. + +«Je ne comprends pas, maréchal, avait tout d’abord dit l’Empereur à +Mac-Mahon, pourquoi vous tenez tant à avoir Mgr Lavigerie. Vous ne ferez +pas bon ménage avec lui. Il manque de prudence et de mesure. J’ai déjà +eu à m’en plaindre comme auditeur de rote. C’est un prélat trop ardent +pour un pays musulman, où les questions religieuses doivent être +traitées avec un tact infini[103].» Mac-Mahon regrettait fort, après sa +première causerie avec Lavigerie, d’avoir passé outre aux prévisions de +son souverain; et sans déguiser sa volte-face, le maréchal, noblement +soucieux d’éviter toutes divergences futures, se hâtait de suggérer à +l’Empereur, bien pacifiquement, qu’on pourrait transporter le prélat, +tout de suite, sur quelque autre siège. _Promoveatur ut amoveatur!_ Le +cardinal de Bonald, à Lyon, était fort âgé; Lavigerie, devenant son +coadjuteur, aurait peu de temps à attendre pour être primat des Gaules. +Napoléon III fit venir Lavigerie, lui offrit le siège de Lyon. «Ce +serait une honte, répondit le prélat; il dépendait de Votre Majesté de +me nommer ou de ne pas me nommer au siège d’Alger; mais puisque j’y suis +nommé, je veux et je dois y aller[104].» + + [103] DU BARAIL, _Souvenirs_, III, p. 47 (Paris, Plon, 1896). Sur le + conflit entre l’archevêque et le maréchal, on trouvera, dans + _l’Univers_ du 28 octobre 1896, un article très documenté de M. + Geoffroy de Grandmaison. + + [104] Ce fut dans cette audience, sans doute, que Lavigerie fit + accepter par Napoléon III l’idée de lui donner comme successeur à + Nancy son ami l’abbé Foulon, alors supérieur du petit séminaire de + Notre-Dame-des-Champs, et plus tard cardinal. «Pour l’aptitude, + l’intelligence et la vertu, j’en réponds comme de moi-même», dit + Lavigerie à l’Empereur. Nous devons ce détail à l’obligeance de M. + Pierre Jouvenet, neveu du cardinal Foulon. + +«Il est bien probable, écrivait-il à Mgr Maret, qu’il ferait plus doux +vivre à Lyon, mais il fera certainement moins dur mourir à Alger, même +et surtout s’il y a, comme on me l’assure, beaucoup à souffrir.» + +Cette lettre à Mgr Maret circula parmi ses amis, beaucoup ne la +comprirent pas. Préférer à la prochaine primatie des Gaules, garante +d’une pourpre rapide, un évêché d’outre-mer, c’était, à les entendre, +faire trop peu de cas, vraiment, des sourires de l’Empereur et de la +destinée. Mais Alger, pour Lavigerie, c’était un champ de mission, un +champ qu’il voulait occuper, défricher, élargir, avec une pleine liberté +de gestes, avec une ample aisance de mouvements, un champ où son rêve +enfin se fixerait, et où s’achèverait l’usure de sa vie; il n’admettait +pas qu’après l’avoir fiancé à cette lointaine église, Mac-Mahon et +l’Empereur lui proposassent un plus beau parti. De Rome, Pie IX +l’encourageait; de la Sorbonne, Mgr Maret lui écrivait: «L’absence de +toute tentative pour christianiser l’Algérie, depuis l’époque déjà bien +longue où nous sommes les maîtres, est une véritable honte pour la +France. Or, je connais personnellement tous les évêques de France, il +n’y en a aucun, en dehors de vous, qui soit capable de faire cesser par +une initiative efficace ce triste état de choses[105].» Lavigerie se +sentait des ailes en lisant de semblables lignes; il les acceptait, non +comme un hommage à sa valeur, mais comme une intimation de son devoir. +«Je vous quitte, disait-il à ses diocésains de Nancy, pour porter, si je +le puis, mon concours à la grande œuvre de civilisation chrétienne qui +doit faire surgir, des désordres et des ténèbres d’une antique barbarie, +une France nouvelle.» + + [105] Texte de la lettre de Maret dans LAVIGERIE, _Revue de Lille_, + janvier 1897, p. 269. + +_La France nouvelle_: c’était le titre que trois mois plus tard +Prévost-Paradol allait donner à son livre, dont les dernières pages +prophétisaient l’avenir algérien. Le siège d’Alger, quelques mois avant +la mort de Mgr Pavy, avait été rehaussé par sa transformation en +archevêché, mais d’autre part, cet archidiocèse était comme démembré par +la création de deux nouveaux diocèses: Oran et Constantine[106]. Ces +amputations plaisaient peu à Lavigerie, parce que, «pour opérer, pour +manœuvrer à l’aise, comme écrivait son ami Bourret, il lui fallait un +grand chantier, une vaste terre». Mais il se soumit, sans chicaner: +c’était bon pour des évêques continentaux de lutter pied à pied, le cas +échéant, pour qu’on respectât la superficie traditionnelle de leurs +diocèses; son diocèse, lui, il le construira de ses propres mains; ce +sera Carthage, ce sera, en quelque mesure, la région des Grands Lacs. +Immense diocèse, qui visera à faire du Sahara une enclave, diocèse +toujours en marche, empiétant sur l’Islam, empiétant sur l’Afrique +fétichiste. Et Lavigerie lui-même, au jour le jour, en reculera les +bornes, et dans ces dicastères des congrégations romaines où l’on +conserve le cadastre de tous les diocèses du monde, on n’aura qu’à +ratifier, en les scellant du sceau du pêcheur, les tracés signés +Lavigerie. + + [106] Sur ces changements souhaités par Mgr Pavy, voir RIBOLET, _op. + cit._, p. 196 et 422-427. + +L’archidiocèse que la France lui donnait,--cette étroite bande de terre +qu’est l’Afrique du Nord,--offre au géologue l’aspect d’une région +méditerranéenne. «Les montagnes qui l’accidentent, a-t-on pu dire, sont +le prolongement immédiat des chaînes italiennes et l’amorce des chaînes +espagnoles.» Et l’on a conclu, très nettement, qu’elle n’a pas +grand’chose de commun avec l’Afrique, et qu’elle tourne le dos au +continent noir[107]. Mais pourquoi les conceptions des apôtres se +laisseraient-elles asservir aux constatations de la géographie? Tourner +le dos, voilà un mot qui n’est pas de leur vocabulaire. Ils ont un +_Credo_ que les fils de Cham attendent, et, par la porte qu’ouvre +l’Algérie, ce _Credo_ peut passer: c’est là ce qui frappe un Lavigerie, +ce qui frappe un Père de Foucauld. N’allez pas leur dire que le sol sur +lequel se posent leurs pieds est encore en quelque sorte un morceau +d’Europe, et que la composition même de ce sol les inviterait à regarder +vers Marseille plutôt que vers Tombouctou, vers la civilisation plutôt +que vers les profondeurs du monde noir; ils vous répondraient qu’ils +interrogent les géographes, non point sur la préhistoire d’un coin de +terre, mais sur les routes naturelles qui y trouvent une amorce et qui, +toujours plus avant, toujours plus loin, s’ouvrent à leur marche +aventureuse, devancière de celle du Christ. + + [107] FRIBOURG, _l’Afrique latine_, p. 12 (Paris, Plon, 1922). «Il y a + bien plus de différence, confirme M. DE PEYERIMHOFF, entre la + Flandre et la Provence, qu’entre le sud de la France et le nord de + l’Afrique.» (_Enquête sur la colonisation officielle_, p. 8.) + + +V.--Le programme pastoral de Lavigerie. + +Louis Veuillot jadis avait dit: «L’Église d’Afrique, vivante au tombeau, +n’a point cessé d’exister»; et l’abbé Dagret, vicaire général de Mgr +Dupuch, premier évêque d’Alger, avait voulu tirer tout entier, des +œuvres de saint Augustin, le catéchisme du diocèse d’Alger[108]. + + [108] VEUILLOT, _Les Français en Algérie_ (_Œuvres complètes_, IV, p. + 85 et 201). + +Débarquant en Algérie, ce fut la force de Lavigerie, et ce fut son +prestige, de se présenter et de parler tout de suite au nom d’un +lointain passé. Défense d’implanter le christianisme parmi ceux qui ne +sont pas chrétiens, signifiait l’administration. Ils ne sont plus +chrétiens, mais ils le furent, répondait implicitement Lavigerie, dans +la lettre éloquente par laquelle il prenait possession de son siège; et +comme autrefois ils l’avaient été, il allait se pencher sur les +consciences africaines, soulever les alluvions que des invasions +successives y avaient déposées, glorifier, sans ambages, l’Afrique +chrétienne de jadis, et, sans ambages aussi, aspirer à la ressusciter. + +L’héritage dont ce nouvel évêque se considérait comme légataire ne se +trouvait point dans la précaire succession de Mgr Pavy ou de Mgr Dupuch; +c’était un héritage beaucoup plus antique, et sur lequel, après des +siècles d’oubli, il revendiquait ses droits. Cet évêque missionnaire se +présentait comme l’exécuteur testamentaire d’une très ancienne histoire. +Il redisait les gloires de l’Église africaine, et ses sept cents +évêques. Grégoire XVI, tout le premier, dans le bref par lequel il avait +érigé l’évêché d’Alger, avait rappelé la place tenue par Carthage, par +Hippone, dans l’histoire de l’Église et de la pensée chrétienne, au +temps où il y avait, dans ces villes, des chaires épiscopales, occupées +par Cyprien, par Augustin[109]; et l’un des premiers soins de Mgr +Dupuch, réinstallant sur terre africaine la hiérarchie romaine, avait +été de faire élever un monument à saint Augustin[110]. Lavigerie +glorifiait ces augustes Pères de l’Église, puis s’attachait à un +souvenir plus obscur, celui du dernier évêque d’Icosium, devenu plus +tard Alger, un certain Victor, exilé par les Vandales, dans un +douloureux cortège de quatre cents évêques; il suivait, de siècle en +siècle, la destinée de ces chrétientés africaines; il les montrait +rétablies par l’Empire byzantin, puis envahies par l’Islam; il +compatissait à ces populations obligées à quatorze reprises de prêter +obédience au Croissant, et, treize fois de suite, revenant à la foi du +Christ jusqu’à ce que, finalement, celle de Mahomet les gardât. Il +allait jusqu’à les comparer avec la Pologne, dont il ne pouvait admettre +que la mort fût définitive[111]. + + [109] Texte du bref dans DUPUCH, _op. cit._, IV, p. 323-332. + + [110] MARTY, _Correspondant_, septembre 1861, p. 53-54. + + [111] Lettre pastorale pour la prise de possession du diocèse d’Alger + (LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 6-8). + +Parallèle un peu forcé, car la Pologne ne cessa jamais d’aspirer à sa +résurrection; et les Berbères, eux, tout en accueillant volontiers les +souffles d’hérésie qui circulaient dans l’Islam, avaient fini par +devenir, dans l’ensemble, des dévots du Prophète,--du Prophète, +peut-être, plus que du Coran. + +Parmi eux, il en est qui veulent se faire chrétiens, insistait depuis +1863 le P. Creuzat, jésuite, à qui l’autorité militaire avait permis, +cette année-là, de s’installer curé à Fort-Napoléon. Le Père, qui leur +prodiguait ses charités, recevait d’eux, en échange, de très bonnes +paroles, où tout de suite il trouvait des raisons d’espoir et comme le +gage d’une prochaine conquête spirituelle.--Illusions! répondait-on dans +les sphères militaires. On y déclarait avoir vu les Kabyles de près; on +s’appuyait sur l’opinion très autorisée du futur général Hanoteau--le +_Bou Sipsi_ fort aimé des Kabyles, qui, depuis 1847, vivait parmi eux, +et qui bientôt allait écrire: + + Les Kabyles peuvent ne pas être des musulmans irréprochables, car, en + un grand nombre de cas, ils font bon marché des prescriptions de la + loi civile fondée sur le Coran, disant avec beaucoup de sens que ces + prescriptions ont été faites pour un pays très différent du leur et + pour un peuple qui n’avait ni leurs mœurs ni leur manière de vivre. + Mais, en tout ce qui concerne le dogme et les croyances religieuses, + leur foi est aussi naïve, aussi entière, aussi aveugle, que celle des + musulmans les plus rigides. La propagande chrétienne en Kabylie + trouvera toujours devant elle un obstacle insurmontable dans l’étroite + solidarité qui lie l’individu à la famille, la famille à la + _Kharouba_, la _Kharouba_ au village, et le village à la tribu. A + moins d’une conversion en masse du pays, chose fort improbable, + l’individu, la famille même qui voudraient abjurer l’islamisme + devraient, de gré ou de force, quitter le pays[112]. + + [112] HANOTEAU et LETOURNEUX, _La Kabylie et les coutumes kabyles_, 2e + édition, I, p. 380-384 (Paris, Challamel, 1893). + +Le P. Creuzat paraissait fort insensible aux objections des militaires; +ce qu’il savait, lui, c’est que certains Kabyles le visitaient, et que, +d’après leurs dires, on était tout prêt à accueillir, chez les +Aït-Ferah, sa soutane et le catholicisme; pourquoi dès lors n’eût-il pas +espéré, tôt ou tard, quelque abjuration en masse? Les autorités +militaires apprirent un jour que l’aventureux missionnaire, en compagnie +d’un autre prêtre, avait cru devoir répondre à l’appel de cette tribu, +et que tous deux, hélas, avaient été l’objet d’une fort vilaine farce, +et qu’ils avaient dû se retirer, couverts d’excréments humains,--et +bafoués par surcroît. Et les autorités punirent de prison les quatre +jeunes drôles, coupables de cette insolence, et ne les libérèrent que +sur la demande même du P. Creuzat. Mais elles constatèrent sans délai +que le zèle du Père n’était nullement découragé, et qu’il attribuait +cette mésaventure à la malveillance d’une minorité. + +Le colonel Martin, qui commandait à Fort-Napoléon, poussa l’enquête plus +avant. L’idée lui vint de faire questionner par l’_Amin_ El Hadj Loumis +les gens de sa tribu; et l’_Amin_ répondit que, lorsqu’il leur avait +demandé s’ils voulaient un prêtre chez eux, ces gens «étaient devenus +aliénés», et que leurs voix s’étaient «abaissées», et que leurs yeux +«avaient pleuré», et qu’à la pensée de se faire chrétiens ils avaient +dit: Plutôt quitter le pays! Plutôt la mort! Trouvant la réponse un peu +vive, le colonel Martin souhaita qu’elle fût atténuée, et finalement +l’_Amin_ la rédigeait ainsi: «Cette demande doit être rejetée. Dieu nous +préserve qu’un prêtre habite chez nous! Nous avons notre religion, et +lui la sienne, qui en est différente. Il n’y a aucun intérêt à ce qu’il +demeure chez nous, nous n’y consentirons jamais[113].» + + [113] Nous empruntons ces détails à une lettre du colonel Hanoteau au + général Borel, datée de Fort-Napoléon, 23 mai 1868 (communication de + M. Jean Hanoteau). + +C’était net, très net; mais le P. Creuzat n’était point déconcerté. Mgr +Lavigerie montrait à son tour des lettres, provenant de quelques +_djemaas_ kabyles, lettres qui lui demandaient qu’il fondât en certains +villages des établissements catholiques. Une bataille de textes, un duel +de documents, paraissait s’engager; et derrière ces textes et ces +documents, c’étaient, hélas! l’Église et l’armée qui semblaient à la +veille d’entrer en conflit. Vous n’avez pas su faire questionner les +Kabyles, disait aux militaires le P. Creuzat. Et de leur côté les +militaires, avertis des lettres qu’avait reçues Lavigerie, les +considéraient comme dictées par le P. Creuzat à des Kabyles +complaisants. Ainsi se compliquait chaque jour davantage la question +fort délicate des rapports éventuels entre l’âme kabyle et la culture +chrétienne. + +Après tout, pensait le P. Creuzat, pourquoi ne point oser? Et il disait +au général de Wimpffen: «Je ne crains pas le martyre.» A quoi le général +répondait: «C’est possible, mais allez le chercher ailleurs que dans ma +division.»--«Que vous ayez l’honneur du martyre, lui disait une autre +fois le colonel Hanoteau, j’en serai très heureux pour vous, mais moins +heureux pour les zouaves que je devrai envoyer pour vous venger.» Car il +n’était nullement question, chez les militaires, de laisser impunis les +attentats éventuels contre l’apostolat chrétien, mais on faisait +observer que la Kabylie était une toute récente conquête, qu’elle était +frémissante encore, et que le prosélytisme religieux, s’il ne s’exerçait +avec mesure, risquait de surexciter, sur un tel sol, l’esprit de +révolte. + +Lavigerie cependant avait consulté, sur les Kabyles, les livres signés +du général Daumas; il notait, chez eux, la haine invétérée de l’Arabe +conquérant,--de ces Hillal, pillards nomades venus de l’Hedjaz, qui +s’étaient au dixième siècle abattus sur eux[114]; il retrouvait, chez +eux, jusque dans leurs tatouages, le souvenir et l’image de la croix; la +polygamie ne s’y apercevait que d’une façon très exceptionnelle. «Plus +on creuse dans ce vieux tronc, avait écrit le général Daumas, plus, sous +l’écorce musulmane, on trouve de sève chrétienne. On reconnaît alors que +le peuple kabyle, autrefois chrétien tout entier, ne s’est pas +complètement transformé dans sa religion nouvelle. Sous le coup du +cimeterre, il a accepté le Koran, mais il ne l’a point embrassé. Il +s’est revêtu du dogme ainsi que d’un burnous, mais il a gardé, +par-dessous, sa forme sociale antérieure, et ce n’est pas uniquement +dans les tatouages de sa figure qu’il étale devant nous, à son insu, le +symbole de la croix[115].» Tous ces traits étaient interprétés par +Lavigerie comme les indices d’une tradition chrétienne dont les Kabyles +n’avaient plus l’intelligence. + + [114] Sur les problèmes ethnographiques du pays berbère, voir + BERTHOLON et CHANTRE, _Recherches anthropologiques dans la Berbérie + orientale_ (Lyon, Rey, 1913), et PITTARD, _Les Races et l’histoire_, + p. 432-442 (Paris, Renaissance du livre, 1924). + + [115] DAUMAS, _Mœurs et coutumes de l’Algérie_, p. 224 (Paris, + Hachette, 1853). MASSIGNON, _Annuaire du monde musulman_, 1923, p. + 93, explique d’ailleurs que 65 pour 100 de la population arabe a + oublié son origine berbère. Lavigerie insistera plus tard sur + l’empreinte laissée par le christianisme chez les Berbères, dans sa + _Lettre sur la mission du Sahara_ (_Œuvres choisies_, II, p. 107 et + suiv.) et dans sa lettre pastorale sur la dernière page connue de + l’histoire de l’ancienne Église d’Afrique (_Œuvres choisies_, II, p. + 457). Cf. Georges ÉLIE, _La Kabylie au Djurdjura et les Pères + blancs_ (_Correspondant_, 10 et 25 juillet 1923). Jean BARDOUX, + _Revue hebdomadaire_, 23 mai 1925, p. 422, explique que le Kabyle + est théoriquement musulman, mais que par le caractère polythéiste de + ses dévotions, il rappelle le paysan latin du temps de Varron. + +Êtes-vous bien sûr de cette tradition chrétienne? objectait le colonel +Hanoteau. Si quelques Kabyles répètent que leurs ancêtres furent +chrétiens, c’est qu’ils vous l’ont entendu dire, et que, pour un intérêt +personnel, ils cherchent à vous être agréables en se donnant une origine +qui ne les flatte nullement et qu’ils répudient au fond du cœur. Qui +vous dit que les Berbères du Jurjura ne soient pas les descendants de +ces tribus judaïsantes ou païennes dont parle Ibn Khaldoun? «Aucun +document historique ne vient, il est vrai, à l’appui de cette hypothèse, +mais aucun ne la contredit. La solution reste donc indécise[116].» + + [116] HANOTEAU, _op. cit._, I, p. 382. + +Lavigerie n’avait pas le temps d’attendre que les obscurités de +l’histoire fussent dissipées; la décision de sa volonté passait outre +aux indécisions de la science. + +Un certain poème du _Manteau_, écrit par un musulman du treizième +siècle, avait glorifié Mahomet comme «le prince des deux grands mondes +de Dieu, celui des hommes et celui des génies, comme le souverain des +deux races, les Arabes et les Berbères»[117]. Cette souveraineté +niveleuse, Lavigerie aspirait à la démembrer, à lui soustraire tout +d’abord les Berbères. Il se jugeait élu, lui archevêque de France, pour +crier à ces peuples, au nom même de leur lointains ancêtres chrétiens: +«Lazare, sors du tombeau.» + + [117] ZWEMER et WARNERY, _L’Islam_, p. 66. + +Administrateurs et militaires n’avaient pas lu, dix-huit ans plus tôt, +les _Fastes de l’Afrique chrétienne_, timidement publiés par Mgr Dupuch; +ils ne se figuraient pas que cette littérature édifiante pût devenir +ouvrière d’histoire. Mais de l’évocation même de ces souvenirs, +Lavigerie déduisait tout un programme, et c’était celui-ci: + +«Faire de la terre algérienne le berceau d’une nation grande, généreuse, +chrétienne, d’une autre France. + +«Répandre autour de nous, avec cette ardente initiative qui est le don +de notre race et de notre foi, les vraies lumières d’une civilisation +dont l’Évangile est la source et la loi. + +«Les porter au delà du désert jusqu’au centre de ce continent encore +plongé dans la barbarie. + +«Relier ainsi l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale à la vie des +peuples chrétiens[118].» + + [118] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 9-10. + +Tout à l’heure l’imagination de Lavigerie, se promenant à travers les +siècles, se servait du passé pour construire l’avenir; soudainement, +c’est à travers les espaces qu’elle se promenait, à travers des espaces +où elle n’acceptait aucune barrière, pas même celle du désert. Cet +archevêque, que les Tuileries avaient envoyé à Alger pour qu’il régnât +sur un noyau de Français, et qui constatait, d’ailleurs, que les deux +tiers des églises ouvertes à ces Français n’étaient encore que des +hangars ou des maisons de colons, faisait le geste d’étendre sa houlette +sur les profondeurs inconnues d’un continent inexploré. Ce prélat +concordataire dont on avait restreint le cadre en faisant d’Oran et de +Constantine deux villes épiscopales annonçait, dès son entrée en +fonctions, son intention bien nette de sortir du cadre, et d’annexer de +nouvelles provinces à l’empire de la chrétienté. + +«O Église africaine, s’écriait-il, ta destinée a été de naître, de +grandir et de mourir dans le sang de tes fils. Lorsque Dieu t’a rappelée +du tombeau, c’est dans le sang des soldats de la France que tu as +retrouvé la vie, et aujourd’hui c’est la main d’un Pontife abreuvé de +toutes les amertumes qui te rend ton antique hiérarchie. Puissé-je mêler +mes sueurs, mes larmes, mon sang s’il le faut, aux douleurs de ton long +martyre[119]!» + + [119] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 18. + +Et se retournant vers les indigènes, il leur disait: «Je vous bénis +enfin, vous, anciens habitants de l’Algérie, que tant de préjugés +séparent encore de nous et qui maudissez peut-être nos victoires. Je +réclame de vous un privilège, celui de vous aimer comme mes fils, alors +même que vous ne me reconnaîtriez pas pour père.» + +C’était une manifestation qu’un tel mandement. Elle contrastait, d’une +façon abrupte, avec la pensée impériale, exposée dans le +sénatus-consulte de 1864, avec la conception d’une Algérie où les deux +populations, indigènes et colons, vivraient côte à côte, sans mélange, +sans assimilation. Un royaume arabe dans l’Empire français, voilà ce que +voulait Napoléon III: application nouvelle de ce principe des +nationalités dont s’engouait, en Afrique comme en Europe, cette +intelligence rêveuse. Cette erreur aura la vie dure: la littérature s’en +fera complice; et c’est à juste titre que M. Louis Bertrand reproche à +Fromentin d’avoir «créé ce préjugé qu’il n’y a rien de commun entre +Africains et nous, et que nous sommes à tout jamais étrangers et fermés +les uns aux autres[120]». Que des Berbères, que des Kabyles, descendants +d’aïeux chrétiens, fussent ainsi, par la volonté même de la France, +enfermés à tout jamais dans un royaume arabe, que la France eût cette +étrange idée d’arabiser des populations qui n’avaient jamais reçu des +Arabes qu’une empreinte superficielle, Lavigerie ne l’admettait pas: +«Avec ce système, écrira-t-il bientôt, on ne sera pas, dans des siècles, +plus avancé qu’aujourd’hui.» Il lui semblait que la France devenait la +complice d’une oppression séculaire, d’une oppression contre laquelle +les opprimés s’étaient treize fois révoltés, si elle persistait à +vouloir séparer d’elle, par un infranchissable abîme, ces Berbères, ces +Kabyles, et à les emprisonner dans leur barbarie, dans leur Coran. Il +lui semblait qu’agir ainsi, ce serait, de la part de la France, ratifier +les décisions imposées jadis par l’Islam à la pointe de l’épée, et +qu’elle était venue là, au contraire, pour une œuvre de redressement, de +réparation. + + [120] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 343 + (Paris, Fayard). Sur la méthode algérienne de Napoléon III, voir + André SERVIER, _L’Islam et la psychologie du Musulman_, p. 410-414 + (Paris, Challamel, 1923). + +De bons observateurs de l’Islam parlent aujourd’hui comme Lavigerie. M. +Louis Bertrand, dans ses _Villes d’or_, M. André Servier dans son livre: +_L’Islam et la psychologie du musulman_, se sont insurgés contre ce +préjugé que l’Islam ne serait pas seulement une religion, mais un mode +de pensée propre aux races africaines, et qu’ainsi il n’y aurait aucun +espoir d’amener jamais les indigènes à penser comme nous. Mais non, +proteste M. Louis Bertrand, le contraire a été vrai pendant des siècles, +et j’estime que c’est un devoir d’humanité de le leur rappeler avec +insistance[121]. Et son œuvre magnifique de tribun de l’idée +méditerranéenne vise à prouver qu’en 1830 nous sommes rentrés dans une +province perdue de la latinité. Allant même plus loin que Lavigerie, qui +considérait qu’il fallait «renouer, à travers d’innombrables siècles, +une tradition abolie», M. Louis Bertrand estime, lui, «qu’il n’y a pas +eu d’interruption, que l’Afrique n’a jamais cessé d’être latine, même +sous son costume musulman, et qu’enfin ce que, dans les mœurs, les +architectures, l’extérieur et le matériel de la vie, nous croyons +«arabe» ou «oriental»,--c’est tout simplement du latin que nous ne +connaissons plus[122].» + + [121] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 370. + + [122] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 344. Cf. + Louis BERTRAND, _Le Livre de la Méditerranée_ (édit. de 1923), p. + 78-80 (Paris, Plon). + + +VI.--Les orphelinats pour enfants musulmans; le conflit avec Mac-Mahon. + +Lavigerie ne fut jamais homme à jeter le gant à la puissance civile, +aventureusement, prématurément. Débarquant en Algérie en messager de +l’idée chrétienne et en interprète d’un lointain passé, qu’il voulait +faire revivre, il allait rechercher, sans retard, l’adhésion de +l’Empereur, pour les premières mesures pratiques par lesquelles il +voulait inaugurer son épiscopat. + +Lorsqu’en 1835 une amie d’Eugénie de Guérin, Mère Émilie de Vialar, +avait installé dans Alger, au chevet des cholériques, les premières +sœurs de _Saint-Joseph de l’Apparition_, on avait vu, six ans après, les +Muphtis, et les Cadis, et le corps entier des Ulémas, expédier à +Grégoire XVI une adresse solennelle, pour rendre hommage à l’œuvre de +miséricorde et d’«apitoiement» qu’elles accomplissaient. Précédent +significatif, qui attestait que la bienfaisance chrétienne ne portait +pas ombrage à l’Islam[123]. + + [123] Louis PICARD, _Émilie de Vialar_, p. 85-87 (Paris, Maison de la + Bonne Presse, 1924). Le futur général Daumas racontait dans une + lettre du 11 février 1838 que, le docteur Warnier ayant soigné un + Arabe, l’autorité musulmane disait: «Voyez comme les chrétiens sont + généreux et bons, les musulmans n’en feraient pas autant.» + (_Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara_, éd. Yver, + p. 104.) + +Pourrait-on défendre à Lavigerie d’être charitable à son tour? +Assurément non. Par une note que le 9 septembre 1867 il faisait remettre +à Napoléon III, il annonçait son désir d’établir au centre de la +Kabylie, loin des villages européens, d’accord avec les municipalités +indigènes, quatre ou cinq maisons hospitalières, où des religieuses +donneraient des soins; et il s’engageait d’ailleurs à interdire +absolument toute propagande religieuse directe. Mais pouvait-on lui +prohiber, d’autre part, de combler le fossé entre son clergé et les +populations musulmanes, en imposant à ses prêtres la connaissance de +l’arabe? Ainsi fit-il, au nom de son droit d’évêque, par une lettre +circulaire du 31 octobre: dans son séminaire, des classes d’arabe +s’installèrent; ses clercs furent informés qu’ils ne recevraient pas le +sacerdoce avant de connaître cette langue; et Pie IX, sur sa demande, +donna une existence canonique à une vaste association de prières, fondée +depuis dix ans par un Jésuite pour la conversion de l’Islam. Mais savoir +l’arabe, aller le parler là où il se parlait, et faire prier, enfin, à +travers le monde, pour l’efficacité apostolique d’un tel contact, +n’était-ce pas battre en brèche l’idée d’un «royaume arabe» barricadé +d’avance, par la politique napoléonienne, contre toute infiltration +française et chrétienne? Cette idée demeurait celle de la France +officielle. De là, l’ordre de rappel qu’avaient reçu en 1866, malgré les +regrets des Arabes, les Lazaristes et sœurs de charité de Laghouat[124]; +de là, aussi, l’impression de surprise, d’une surprise déjà à demi +hostile, qu’éveillait Lavigerie dans les bureaux d’Alger, lorsqu’il +déclarait avoir obtenu de l’Empereur la permission de faire de la +propagande religieuse parmi les musulmans de l’Algérie, et avoir choisi +le Fort-Napoléon pour tenter ses premiers essais[125]. + + [124] _Mgr Pavy_, par un ancien curé de Laghouat, p. 41-42 (Paris, + Challamel, 1867). + + [125] Le colonel Hanoteau au maréchal Randon, 31 décembre 1867 (lettre + inédite). + +Dans son clergé même, et jusque dans son archevêché, on n’était pas sans +inquiétude au sujet de ces nouveautés. Un jour, sortant de chez le +prélat, à qui il avait cru devoir expliquer l’«obstacle infranchissable» +qu’opposait à la propagande chrétienne l’organisation familiale et +sociale des Kabyles, le futur général Hanoteau entra chez l’abbé Suchet, +vicaire général, et lui raconta le langage qu’il venait de tenir. «Vous +avez osé le lui dire! répondit l’abbé; je vous remercie beaucoup. Depuis +qu’il est arrivé, l’archevêque nous la vie impossible, nous traite de +vieilles bourriques et prétend que si rien n’a été fait, c’est que nous +ne sommes bons à rien.» Hanoteau, mis en confiance, disait alors au +vicaire général que ce qu’il y avait à faire, c’était de créer chez les +Kabyles des hôpitaux de sœurs, pourvu qu’elles ne fissent aucune +propagande religieuse et n’attendissent pas des résultats immédiats. +Rentrez donc chez Monseigneur, lui suggéra l’abbé Suchet, et dites-lui +cela: ce sera nous rendre à nous, à l’ancien clergé, un service +personnel. Quelques minutes plus tard, Hanoteau, revoyant l’archevêque, +lui développait cette idée; et Lavigerie lui paraissait +«incrédule[126]». Lavigerie cependant n’oubliera pas cette conversation; +et lorsque l’Église et l’armée, sur le sol d’Algérie, auront franchi la +crise douloureuse qui allait bientôt les mettre aux prises, les projets +de fondations religieuses que réalisera Lavigerie et le programme qu’il +tracera aux sœurs hospitalières ne s’écarteront pas beaucoup des +suggestions hasardées, ce jour-là, par le colonel Hanoteau. + + [126] _Mémoires_ inédits du général M. Hanoteau. + +Cette année 1867, où pour la première fois Lavigerie avait foulé le sol +algérien, ne devait pas s’achever sans qu’il eût signifié, publiquement, +quelle était sa propre politique. On l’avait fait venir, comme évêque, +pour qu’il bénît des charrues à vapeur, dont l’emploi s’inaugurait. +L’étrange imprudence et comme on le connaissait mal, encore! Un +Lavigerie ne se bornait pas à des liturgies! fonctionnaires et hommes +d’épée l’entendaient, non sans surprise, demander publiquement à la +France, pour l’Algérie, les libertés civiles, religieuses, agricoles, +commerciales, qui manquaient encore à cette terre, et inviter les colons +à sortir «de cette routine qui attend tout de l’État et à s’associer +librement, pour tout ce qui est utile, fécond, chrétien»[127]. Il +voulait aborder les indigènes et il donnait aux colons des leçons +d’initiative; se mêlant aux deux peuples que juxtaposait le +sénatus-consulte, il aspirait à n’en faire qu’un; avec d’inexpugnables +façons de se carrer dans ses arguments, il bousculait, en affectant de +ne point paraître provocateur, les habitudes bureaucratiques et les +théories impériales. + + [127] Vœux pour l’avenir de la colonie (LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, + I, p. 135). + +Le choléra sévissait, puis les sauterelles, enfin la famine; devant de +pareils fléaux, les deux peuples n’en faisaient plus qu’un, et vraiment +il eût été difficile à l’administration de barrer la route à Lavigerie +et à son ministère de charité. Au demeurant, le 1er janvier 1868, +par-dessus la tête de l’administration, il s’adressait à la générosité +de la France. Dans une lettre qu’il expédiait aux journaux catholiques, +il montrait un grand nombre d’Arabes ne vivant plus que de l’herbe des +champs ou des feuilles des arbres, qu’ils broutaient comme des animaux, +errant presque nus, par troupes, dans le voisinage des villes, attendant +les tombereaux d’immondices pour s’en disputer le contenu, déterrant, +pour les manger, les cadavres des bêtes, et parfois, par douzaines, +s’affaissant sur les routes, morts d’inanition[128]. + + [128] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 149-150. + +Évaluant à 100 000 le nombre des victimes au cours des six derniers +mois[129], il annonçait son dessein d’adopter les orphelins, de les +élever. Pour avoir des ressources, il quêtait en France, puis auprès des +évêques de Belgique, d’Espagne, d’Angleterre, et jusqu’en Amérique. «Ces +orphelins, disait-il, c’est ma part, c’est celle de l’Église, dans cet +immense désastre.» + + [129] Sur ce chiffre, voir LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 174. + +Avant même d’avoir des ressources, il assumait le fardeau. Tout de +suite, dans sa maison de campagne, des convois d’enfants survinrent, +véritables squelettes, dont quelques-uns, parfois, étaient, au cours de +la route, devenus cadavres. Huit enfants, un jour, arrivaient de +Laghouat, expédiés à l’archevêque par le futur général de Sonis[130]. +Lavigerie n’attendait pas toujours qu’ils se présentassent; en bon +pasteur, il se promenait à leur recherche. On se souvint longtemps, à +Montenotte, du petit garçon couvert de vermine, dévoré d’ulcères, qu’il +fit monter près de lui, dans sa voiture, pour le ramener au séminaire de +Saint-Eugène, où s’improvisait un asile. A la fin de janvier, il avait +huit cents bouches à nourrir; en juin, il en aura dix-huit cents. «Dites +à tous les Arabes, écrivait-il au curé de Montenotte, qu’ils n’ont qu’à +envoyer leurs enfants au grand marabout des chrétiens, et que celui-ci +leur enseignera à gagner honnêtement leur vie par le travail, à craindre +Dieu et à aimer leurs frères.» + + [130] BAUNARD, _Le Général de Sonis_, p. 244. (Paris, Poussielgue, + 1890.) + +Cette générosité d’accueil et d’appel, c’était une première étape; il en +entrevoyait une seconde où il pourrait offrir aux indigènes une autre +aumône, celle de la vérité. De Laghouat, un officier lui écrivait: +«L’heure me paraît venue, l’occasion favorable.» Ce correspondant +n’était autre que Sonis, qui considérait la «conversion des musulmans» +comme «une dette d’honneur que la France s’est bien peu souciée de payer +jusqu’à ce jour[131].» Déjà, dans son grand séminaire, l’idée de se +dévouer à la conversion des Arabes tourmentait certaines âmes. M. +Girard, le Lazariste qui depuis longtemps en était le directeur,--celui +que familièrement on nommait le Père Éternel,--était venu chez lui, le +29 janvier, avec trois jeunes clercs, qui demandaient, pour se préparer +à ce futur apostolat un règlement monastique de vie[132]. Dans cette +démarche, la Société future des Pères Blancs était en germe. Des +arrière-plans s’entr’ouvraient dans la lettre que Lavigerie, le 6 avril, +adressait au directeur des _Écoles d’Orient_: «Nos orphelinats, lui +disait-il, seront, dans quelques années, une pépinière d’ouvriers +utiles, soutiens, amis, de notre colonisation française, et, disons le +mot, d’Arabes chrétiens. Ce sera le commencement de la régénération de +ce peuple et de cette _assimilation_ véritable que l’on cherche sans la +trouver jamais, parce qu’on la cherche jusqu’ici avec le Coran, et +qu’avec le Coran, dans mille ans comme aujourd’hui, nous serons des +chiens de chrétiens, et il sera méritoire et saint de nous égorger et de +nous jeter à la mer[133].» + + [131] BAUNARD, _Le Général de Sonis_, p. 245. + + [132] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 29-31. Sur le Lazariste + Joseph Girard (1793-1879), voir LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. + 385-394. + + [133] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 161-162. + +Un _post-scriptum_ à cette lettre faisait connaître d’atroces actes +d’anthropophagie commis dans la région de Tenès: un ménage de gardiens +de mosquée, affamé, avait tué cinq passants, puis leur neveu, puis leur +enfant. «L’absence complète de sens moral, clamait Lavigerie, favorise +sans contredit la multiplication de ces forfaits.» Et il concluait: «Il +faut relever ce peuple. Il faut que la France lui donne, je me trompe, +lui laisse donner les principes de l’Évangile, ou qu’elle le chasse dans +les déserts, loin du monde civilisé[134].» + + [134] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 165-166. + +Dans cette alternative ainsi présentée, il ne fallait voir qu’un +artifice de dialectique, qui ne mentionnait une solution évidemment +absurde: l’expulsion des Arabes, que pour en imposer une autre: leur +évangélisation[135]; mais le maréchal de Mac-Mahon, le colonel Gresley, +prirent la phrase de Lavigerie au pied de la lettre; et, sous les +regards impuissants du général de Wimpfen, qui estimait qu’en sauvant de +la mort des milliers d’êtres Lavigerie avait «acquis le droit de diriger +leur esprit et leur cœur vers le but le meilleur et le plus utile à la +France», le conflit entre le gouverneur et l’évêque éclata. «Voulez-vous +donc refouler les indigènes dans les déserts? lui demandait en substance +Mac-Mahon, dans une lettre du 26 avril. La France s’y refuse. Les +indigènes ne vont-ils pas dire que vous voulez profiter de l’état de +détresse où ils se trouvent, pour leur faire acheter, par le sacrifice +de leur religion, le pain que vous leur donnez?» Il accusait le prélat +d’exciter à la haine entre les citoyens, et d’être devenu «un drapeau +pour tout ce qui était hostile au gouvernement». + + [135] Voir les explications de LAVIGERIE dans _Œuvres choisies_, I, p. + 168-170 et 174-176. + +«L’archevêque voudrait-il nous organiser une petite fronde, écrivait le +colonel Hanoteau, en attendant qu’il attache la croix rouge sur l’épaule +des colons voltairiens pour marcher à la conquête du bien d’autrui en +refoulant dans les déserts les propriétaires[136]?» + + [136] Hanoteau à Labeaume, 8 mai 1868. (Lettre inédite.) + +Des bruits circulaient, d’après lesquels la maréchale de Mac-Mahon, qui, +sous le précédent épiscopat, présidait toutes les œuvres de charité, +était menacée d’excommunication par le nouvel archevêque[137]. Des +questions d’étiquette aggravaient le conflit. Lavigerie se plaignait que +l’autorité militaire ne tirât pas pour lui, comme pour un maréchal, +vingt-cinq coups de canon; il se plaignait que, lorsqu’il voyageait, des +chevaux de l’armée ne fussent pas mis à sa disposition[138]. Un jeune +Français, à Alger, ayant été assassiné par un Arabe, les obsèques +donnaient lieu à des manifestations tumultueuses, et dans les sphères +militaires on attribuait cet émoi des esprits au bruit fait par +l’archevêque autour des récents actes d’anthropophagie. Et de bouche en +bouche courait le récit de la déception cruelle qu’avaient subie, chez +les Aït-Boudran, le P. Stumpf et le frère Jeannin, connu des indigènes +sous le nom de Capsule; l’_Amin_ leur avait avoué que les avances qu’il +leur avait faites n’étaient point sérieuses, et que, s’il les laissait +s’installer, il serait tué par ses coreligionnaires. Mais on ripostait, +à l’archevêché, que si Stumpf et Capsule avaient subi cet accueil, il +avait été provoqué par des espions aux gages du gouverneur[139]. + + [137] Général DU BARAIL, _Souvenirs_, III, p. 48. + + [138] Le baron Durrieu à Niel, 28 mars 1868. (Archives de la Guerre.) + + [139] Papiers Hanoteau. + +«La guerre est déclarée», écrivait Lavigerie à l’abbé Bourret. «Si le +gouvernement de l’Empereur me disgracie, j’aurai pour compensation la +joie de ma conscience.» Et du palais épiscopal d’Alger, deux lettres +partaient, l’une pour le maréchal, l’autre pour l’Empereur. Lavigerie, +répondant à Mac-Mahon, réclamait pour l’Évangile, en Algérie, terre de +chrétienté, la même liberté que dans les pays infidèles. Combien discret +serait l’usage de cette liberté, il l’attestait en affirmant: «Je n’ai +pas voulu, et je l’ai déclaré hautement, qu’un seul des 1 200 enfants +recueillis par moi fût baptisé, autrement qu’au moment de la mort; et +encore, au moment de la mort, je ne l’ai permis que pour ceux-là +seulement qui n’avaient pas l’âge de raison[140].» Ces orphelins, donc, +n’étaient pas acculés à acheter leur pain par leur rupture avec leur +foi. Mais que, devenu leur père, il les abandonnât, qu’il les rejetât +dans le monde de l’Islam, qu’il s’abstînt, au moment venu, d’offrir à +leur liberté d’adhésion la foi qui était celle de la France: +formellement il s’y refusait. Il ne voulait plus, en un mot, que +théoriquement, administrativement, bureaucratiquement, une barrière fût +dressée entre la civilisation catholique et l’Islam; et son optimisme +d’apôtre, se tournant vers l’Empereur, lui écrivait: «Je ne crains pas +d’affirmer, Sire, qu’avec la liberté de conscience et dès lors de la +prédication, nous rendrons en très peu d’années les Kabyles chrétiens. +Pour les Arabes, ce serait plus long, on ne peut compter que sur les +enfants, mais, par les enfants, le succès est assuré[141].» Lavigerie +réclamait de l’Empereur, en Algérie, la même liberté dont le +catholicisme jouissait en Turquie, celle d’ouvrir des asiles de +bienfaisance. Nous la refuser, disait-il, c’est nous priver de notre +liberté de conscience. Mais bientôt Napoléon III répondait: «Vous avez, +monsieur l’archevêque, une grande tâche à remplir, celle de moraliser +les deux cent mille colons catholiques qui sont en Algérie. Quant aux +Arabes, laissez au gouverneur général le soin de la discipline.» Le +maréchal Niel, ministre de la Guerre, annonçait joyeusement à Mac-Mahon, +dans une lettre privée, que la plume du souverain avait été _très +impériale_[142]; et dans une dépêche d’adhésion qu’il adressait lui-même +à Mac-Mahon, Niel représentait l’archevêque comme ayant «demandé +équivalemment que la liberté de conscience fût enlevée aux musulmans de +la colonie». + + [140] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 176-177. Cf. p. 198 + (Lavigerie à Niel, 17 mai 1868): «Aucune des femmes veuves + recueillies par moi n’a été baptisée, quoique plusieurs l’aient + demandé déjà, et cela parce que je craignais que leur demande ne fût + intéressée.» + + [141] _L’archevêque d’Alger et l’administration algérienne: recueil de + lettres sur l’apostolat catholique en Algérie_, p. 28. (Alger, + Bastide, 1871.) + + [142] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868. (Archives de la Guerre.) + +Autour de Lavigerie, en ce début de mai 1868, un certain nombre +d’évêques français commençaient de se grouper, comme autour du défenseur +de la liberté de l’Évangile. «Prélat au cœur vraiment chrétien et +vraiment français, écrivait Montalembert, il fait tressaillir +d’admiration toutes les âmes catholiques d’un bout de l’Europe à +l’autre», et Montalembert constatait que dès cette date, Lavigerie avait +«une place à jamais enviable dans notre histoire»[143]. + + [143] _Correspondant_, 25 mai 1868, p. 603. + +Louis Veuillot commentait: «Le sort des enfants rendus aux _tribus_ +préoccupe l’archevêque et devrait davantage toucher les bureaux. Pour +les filles, elles ne seront et ne peuvent être réclamées que pour être +_vendues_ sous forme de prétendu mariage, au premier venu, selon l’usage +universel des Arabes, consacré, hélas! par l’administration et par les +tribunaux algériens. Quant aux garçons, quiconque est au courant des +mœurs musulmanes sait trop ce qui les attend s’ils sont livrés sans +défense à leurs «coreligionnaires». + +«Ici donc une question de haute moralité prime le droit de la tribu ou +des parents éloignés qui réclameraient les orphelins. Cette question, la +France, nation chrétienne, ne peut l’éluder. + +«Mais il y a plus: il y a un cas d’indignité, reconnu par toutes les +lois humaines et par le Coran lui-même, puisque c’est du Coran que l’on +s’appuie. + +«Car enfin, ces tribus, ou, si l’on veut encore, ces oncles, ces +cousins, ont abandonné les orphelins dans le moment où ils avaient plus +besoin de secours; ils les ont laissés là, sauvagement, impitoyablement, +ils les ont livrés à la mort pour ne pas leur partager un reste de pain. +Sont-ils en droit de réclamer aujourd’hui une autorité abdiquée de la +sorte, surtout lorsqu’ils ne la réclament que pour en tirer de vils et +abominables profits? Ce cas, l’archevêque, père adoptif des orphelins, +le soumet à la conscience et à la loi du pays[144].» + + [144] VEUILLOT, _Mélanges religieux, historiques, politiques et + littéraires_, 3e série, II, p. 513-514. + + +VII.--La solution du conflit. + +Lavigerie avait contre lui le gouverneur général, le ministre de la +Guerre, l’Empereur. Mais celui que l’Algérie croyait vaincu avait déjà +passé la mer, pour livrer bataille, à Paris. Baroche, le ministre de la +Justice, avait dit à Niel: «La question se réduit à savoir si, lorsqu’un +évêque a recueilli, nourri et soigné des orphelins abandonnés par leurs +familles, on peut à un jour donné les enlever à l’évêque, non pour les +rendre à leurs parents, mais pour les livrer à une tribu qui tient, +par-dessus tout, à en faire des musulmans[145]», et Baroche avait appelé +Lavigerie, pour qu’il fît valoir auprès de l’Empereur cette +considération. Autour du cabinet impérial les influences s’agitaient, +s’entre-heurtaient. Un «savon» l’attend là-bas, écrivait le général +Borel au colonel Hanoteau, et le général ajoutait ces mots, témoignage +de l’excitation qui régnait dans l’entourage de Mac-Mahon: «Avez-vous +jamais trouvé tant de violence, d’astuce, d’ignorance, de mauvaise foi, +de haine et de passion réunies ensemble, et tout cela sous la robe d’un +prêtre et d’un archevêque? Il est bien à désirer qu’il ne revienne plus +ici[146].» + + [145] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868. + + [146] Borel à Hanoteau, 21 mai 1868. (Lettre inédite.) + +L’Empereur, d’abord, fermait sa porte au prélat, et partait pour +Biarritz. Lavigerie l’y suivait, ayant dans son portefeuille une phrase +qu’avait prononcée l’Empereur, à Alger, en 1860: «La Providence nous a +appelés à répandre sur la terre d’Algérie les bienfaits de la +civilisation.» Derrière la porte impériale, enfin forcée, un glacial +accueil l’attendait; mais il répéta la phrase impériale, en demandant: +Que fais-je autre chose? Et s’il en faut croire une lettre de Niel à +Mac-Mahon, il reconnut du reste «avoir _quelques torts_, mais chercha à +prouver qu’un grand nombre de personnes étaient de son avis, et +produisit, à l’appui de son attestation, des lettres émanant d’officiers +de l’armée»[147]. Il osait ajouter que si le gouvernement ne lui rendait +pas la liberté de faire son devoir, il la prendrait. A l’issue de +l’audience, il obtint de l’Empereur la promesse d’une lettre +ministérielle l’autorisant à garder ses orphelins et à faire auprès des +Arabes son œuvre de charité. Une dernière manœuvre fut tentée. Baroche +le fit venir, lui offrant une seconde fois, pour en finir avec ses +difficultés, la coadjutorerie de Lyon. Ce serait me déshonorer, répondit +Lavigerie. Le Pape, le 27 mai, dans un bref, le félicitait d’avoir, «par +sa charité, incliné le cœur des infidèles vers la religion et la nation +dont ils avaient reçu tant de bienfaits, et rompu ainsi l’obstacle qui +jusque-là s’opposait à l’apostolat chrétien». + + [147] Niel à Mac-Mahon, 20 mai 1868. (Archives de la Guerre.) + +Vingt-quatre heures plus tard, la lettre ministérielle qu’avait promise +l’Empereur paraissait au _Journal officiel_. Le maréchal Niel y +signifiait au prélat: «Le gouvernement n’a jamais eu l’intention de +restreindre vos droits d’évêque, et toute latitude vous sera laissée +pour étendre et améliorer les asiles où vous aimez à prodiguer aux +enfants abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les secours de la +charité chrétienne[148].» + + [148] Niel consolait Mac-Mahon, dans une lettre du 25 mai 1868, en lui + expliquant que «le principe d’autorité du gouverneur général, juge + en dernier ressort de l’opportunité de la création d’asiles + hospitaliers», demeurait sauf. (Archives de la Guerre.) On trouvera + dans la _Revue d’histoire des Missions_, septembre 1925, le texte de + ces lettres inédites du maréchal Niel. + +Lavigerie avait cause gagnée! «Voilà donc, écrivait-il, l’aurore d’une +ère nouvelle en Algérie, et, pour la charité catholique, l’assurance +d’un avenir meilleur[149].» Dans sa visite à Biarritz, en ce diocèse +même où il avait voulu, à l’âge de treize ans, être curé de campagne, il +venait de conquérir, à l’âge de quarante-trois ans, le droit de devenir +le grand aumônier de l’Islam, le droit d’en devenir peut-être +l’archevêque. + + [149] Lavigerie au directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient, 23 mai + 1868 (_Œuvres choisies_, I, p. 202). + +Les Tuileries avaient cessé de restreindre son bercail aux deux cent +mille colons européens dont lui parlait, quelques mois plus tôt, la +lettre impériale; les Tuileries consentaient que l’Église romaine ouvrît +vers l’Islam certaines avenues. + +«D’une part, concluait Louis Veuillot, l’Église d’Alger possède une +force qu’on ne lui connaissait pas: l’opinion est pour elle. D’autre +part, et comme conséquence de ce fait important, la question se trouve à +l’étude dans le sein du gouvernement lui-même plus qu’elle n’y fut +jamais. On peut attendre que les bureaux arabes ne trancheront plus en +ces matières aussi lestement qu’ils en avaient coutume. L’éveil est +donné et l’archevêque a tous les moyens de reprendre un débat dont la +bonne issue n’importe pas moins à la colonisation qu’à la religion. Ces +deux causes sont jointes et savent désormais qu’elles doivent succomber +ou triompher ensemble. + +«Nous demandons à Dieu qu’il soit encore temps, et qu’un Abd-el-Kader ou +un Bou-Maza ne s’élève pas un jour du milieu de ces enfants arabes, à +qui une folie doublement déplorable s’obstine à fermer l’Évangile et à +ouvrir le Coran[150].» + + [150] VEUILLOT, _Mélanges religieux, historiques, politiques et + littéraires_, 3e série, II, p. 526. + +Deux ans plus tard, dans une note qu’il adressera au gouvernement de +Tours, Lavigerie dira: «Il faut respecter scrupuleusement la foi +religieuse des indigènes, en leur laissant toute liberté de la +pratiquer. Mais il faut aussi, par tous les moyens moraux en notre +pouvoir, les relever de leur abaissement et surtout de leur paresse et +de leur faiblesse. Sans cela, au contact d’une population intelligente +et active, ils disparaîtront tous, et, dans un siècle, il n’en restera +plus un seul[151].» + + [151] TOURNIER, _Correspondant_, 10 mars 1912, p. 835 et suiv. + +Les feuilles algériennes hostiles, qui ne voulaient voir en lui qu’un +convertisseur, fourvoyaient l’opinion: ses premières démarches en pays +d’Islam étaient celles d’un civilisateur, qui voulait enseigner aux +indigènes le bon usage de leurs bras, et de leurs terres, et de leurs +vies. + +Il avait demandé la liberté, il l’avait obtenue. Il ne voulait pas en +user, déclarait-il, pour la prédication directe de la foi chrétienne aux +Arabes. Il lui semblait que «cette prédication faite imprudemment, au +lieu de hâter l’œuvre, l’éloignerait et la rendrait à jamais impossible, +en faisant naître les oppositions du fanatisme»[152]. Mais c’était par +l’exemple, par les bienfaits, par la charité, par le temps enfin, qu’un +rapprochement, à son avis, devait s’opérer; et ce rapprochement, il +avait confiance qu’un jour l’État lui en saurait gré, puisque des +millions de bras, toujours prêts à s’armer, seraient ainsi remis à la +disposition de la France, pour rendre à la terre d’Algérie son antique +fécondité des temps romains, que l’Islam avait abolie. + + [152] LAVIGERIE, «Lettre au président de l’Œuvre des Écoles d’Orient + sur le premier village d’orphelins arabes», janvier 1873 (_Œuvres + choisies_, I, p. 237). + + + + +CHAPITRE II + +LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE + + +I.--L’éducation agricole de l’Algérie: Pères Blancs et Sœurs Blanches. + +Lavigerie, à Biarritz, avait convaincu l’Empereur qu’un archevêque +d’Alger était quelque chose d’autre et quelque chose de plus que le +chapelain mitré d’une colonie européenne. Ce succès une fois remporté, +il s’en fut voir Pie IX: «J’ai été reçu en triomphe et comblé par le +pape», écrivait-il le 10 août 1868 à l’abbé Bourret. Il racontait qu’à +Rome, on l’avait «saharatisé», qu’on l’avait «négrifié». Il joignait +désormais à son office d’archevêque les fonctions de supérieur et de +délégué apostolique d’une mission créée à sa demande, et pour lui: la +mission du Sahara occidental. Au-delà de ces Berbères, de ces Arabes, +dont l’État français avait fini par lui permettre le contact, il +revoyait s’ouvrir devant lui, par la volonté de Rome, une autre province +spirituelle, comprenant toutes les oasis de l’immense désert, jusqu’à +Tombouctou. L’Algérie, le Sénégal, lui apparaissaient comme «deux +grandes portes que la miséricorde divine avait ouvertes, pour tant de +peuples, à la charité et à la vérité catholique»; il se réjouissait qu’à +ces deux seuils de l’Afrique inconnue, soldats de France et prêtres de +France fussent installés. En mai 1869, lorsque l’entourage du gouverneur +général l’avait vu partir, on avait escompté qu’il ne reviendrait point, +et qu’une permutation de siège libérerait l’Algérie de son esprit +d’entreprise; il rentrait là-bas, en septembre, avec un parchemin +pontifical qui lui ouvrait un continent. + +En ce même mois de septembre 1869, la Propagande, envoyant des +instructions aux vicaires apostoliques des Indes orientales, leur +recommandait de travailler à la conversion des musulmans par la +diffusion d’opuscules sur la divinité du christianisme[153]. Rome aurait +cru pécher contre l’humanité si elle avait paresseusement admis que plus +de deux cents millions d’âmes, les âmes de l’Islam, fussent exclues des +grâces du Christ. + + [153] _Acta et decreta sacrorum conciliorum recentiorum_ (_Collectio + Lacensis_), VI, col. 666. (Fribourg, Herder.) + +Lavigerie, ainsi soutenu par l’impulsion romaine, retrouvait ses +orphelinats très prospères: petits Kabyles, petits Arabes s’y formaient +à toutes sortes de métiers. L’apprentissage agricole, surtout, +préoccupait le prélat. Dans l’histoire de l’apostolat chrétien, +nombreuses sont les pages où l’on voit les missionnaires tenir tout +d’abord aux populations le langage du Dieu de la Genèse, et leur +enseigner, à son exemple, la loi du travail et la culture de la terre. +On dirait qu’ils veulent leur présenter les énergies mêmes du sol, ce +don de Dieu, avant de leur révéler, par le Décalogue, les exigences de +sa loi, avant de leur révéler, par l’Évangile, les condescendances de sa +paternité[154]. Lavigerie, s’inspirant de ces exemples séculaires, +allait viser au défrichement des terres, avant de songer à celui des +âmes. Se rappelant que «le mélange des travaux manuels, des travaux des +champs et des travaux apostoliques est la première forme qu’ait eue dans +l’Église l’œuvre de la propagation de la foi», il était décidé à +établir, sur plusieurs points de la province d’Alger, de vastes +fermes-écoles où les enfants indigènes dont les parents le désireraient +viendraient librement avec les enfants européens «se former au bien, au +travail, apprendre nos méthodes, et recevoir une instruction première +qui modifierait profondément la routine et les préjugés de leur race.» +Ben-Aknour, Maison Carrée, Sidi Moussa, Saint-Ferdinand, accueillaient +les garçons; Kouba, Sidi Ibrahim, Saint-Eugène, El-Bior accueillaient +les filles. + + [154] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur + l’agriculture et l’apostolat missionnaire, dans notre livre: + _Orientations catholiques_, p. 172-198 (Paris, Perrin, 1925). + +Des moines agriculteurs, voilà ce que furent, dans leur séminaire +spécial ouvert le 10 octobre 1868, les cinq premiers missionnaires +d’Afrique. Lavigerie rêvait, dès cette date, de les voir rayonner de +proche en proche, d’une part dans le désert qui s’étend depuis le sud de +l’Algérie jusqu’au Sénégal, et d’autre part dans le pays de l’or et des +nègres; il rêvait même, déjà,--comme il le proclamait en conférant le +sous-diaconat à l’un d’entre eux, Félix Charmetant,--de voir cette +humble et aventureuse société donner bientôt à l’Église des martyrs. +Sous la direction spirituelle d’un Jésuite et sous la discipline +intellectuelle d’un Sulpicien, quinze mois de formation étaient prévus; +il leur était prescrit de ne plus parler que l’arabe, et dans cette +période de débuts le professeur d’arabe fut le cuisinier de la maison. +Il avait consigne de les familiariser sans ménagements avec le menu des +indigènes, comme avec leur langue. On devait coucher sur la dure, +employer les récréations à panser les plaies des Berbères ou des Arabes, +et s’habituer à connaître, pour les soigner, leurs plus dangereuses +maladies. Lavigerie proposait à ses novices l’exemple des premiers +Bénédictins, qui, parce qu’instituteurs de la vie laborieuse, avaient +été des civilisateurs! Les anciens moines d’Occident avaient assaini le +sol, l’avaient cultivé: au réfectoire, on lisait Montalembert, leur +hagiographe, pour s’instruire de leurs méthodes, pour s’enflammer de +leur zèle. On pouvait espérer que l’orgueil musulman céderait plus +aisément, un jour, aux suggestions des missionnaires s’ils adoptaient +franchement, sans esprit de retour, les façons extérieures de vivre, les +vêtements, la nourriture, les mœurs nomades, la langue de l’Islam. Ce +fut pour eux comme une règle religieuse, de se former à être des +déracinés et de s’incarner Arabes, si l’on peut ainsi dire, pour qu’en +retour les Arabes s’assimilassent un peu de leur âme. + +Des dévouements nouveaux survinrent, en réponse à la circulaire qu’avait +expédiée Lavigerie dans tous les grands séminaires de France, et qui +réclamait impérieusement, pour l’Algérie, des éducateurs d’indigènes, +et, pour le Soudan, des apôtres. «C’est là, écrivait le prélat, la +conséquence logique et providentielle de la conquête algérienne, car +cette conquête elle-même est, selon mes faibles vues, le début d’une +dernière croisade, croisade pacifique et civilisatrice, qui doit assurer +à la France catholique une prépondérance marquée dans les destinées de +l’Afrique du Nord.» + +Des paysannes s’attelant à la culture, voilà ce que furent, de leur +côté, dès le mois de septembre 1869, les premières sœurs missionnaires +d’Afrique. C’étaient huit jeunes filles, dont deux avaient moins de +seize ans. Un prêtre d’Alger, l’abbé Le Maulf, était allé les chercher +jusqu’en Bretagne. Quelques lignes de Lavigerie les avaient capturées: +«Chez les musulmans, disaient ces lignes, il n’y a que la femme qui +puisse aborder la femme et lui apporter le salut. Il n’y a nulle part, +mais surtout en Afrique, personne de plus apte que la femme à un +ministère qui est premièrement un ministère de charité.» Séduites, elles +passèrent la Méditerranée. L’Afrique féminine était à conquérir; elles +allaient s’y mettre! Mais les sœurs de Saint-Charles, à qui Lavigerie +les confia, commencèrent par leur donner des bêches, des pioches, et +autres instruments de culture; et en avant! Il fallait être expertes en +labour, pour apprivoiser plus tard au travail de la terre les orphelins +arabes. Elles étaient venues pour être des «bonnes sœurs»; et l’on +faisait d’elles, d’abord, de bonnes paysannes, courbées sur la glèbe. + +Lavigerie était très formel: Pères Blancs, Sœurs missionnaires, avaient +des terres; il fallait donc qu’ils en vécussent, à la façon des apôtres +et des premiers solitaires qui se flattaient de n’être point à charge +aux fidèles, et de vivre de leur travail. Leur labeur manuel, tel qu’ils +le concevaient, devait remplir dans la société chrétienne une fonction +économique, et s’exercer avec la dignité d’une liturgie. Un jour, revêtu +du rochet, de la mosette et de l’étole, il surgissait, inattendu, au +milieu des vignobles de Maison Carrée. Le pieux bataillon de vendangeurs +était là; devant eux, à voix haute, ce Lavigerie qu’ils appelaient +volontiers papa commençait une prière, demandant au Seigneur qu’à jamais +leur fussent épargnées les angoisses de la faim, et que l’esprit de +pénitence tînt leurs énergies en haleine; puis, s’armant d’une serpette, +saisissant un panier, il se mettait lui-même à vendanger, sous les +insolents rayons d’un soleil d’août. + +Ses deux instruments étaient forgés: Pères Blancs et Sœurs +missionnaires. Ceux-là élèveraient des jeunes hommes, celles-ci des +jeunes filles. Et déjà Lavigerie préparait le lendemain en achetant, dès +le mois d’octobre 1869, dans la vallée du Chelif, plusieurs milliers +d’hectares de terres, où ces jeunes hommes, où ces jeunes filles, +fonderaient plus tard des foyers et formeraient des villages d’Arabes +chrétiens[155]. Car déjà, dans les orphelinats, sans hâte, avec prudence +et discrétion, on commençait à baptiser. Lavigerie frémissait +d’espérance lorsqu’il entendait un de ces jeunes néophytes lui dire: «Je +préfère le christianisme à l’islamisme, parce que celui-ci ordonne de +tuer les chrétiens, et celui-là de mourir pour les Arabes.» Parmi ces +orphelins qu’il rassemblait plus près de son aile, au petit séminaire de +Saint-Eugène, il se plaisait à pressentir de futurs médecins arabes et +même peut-être de futurs prêtres; et se berçant de cette pensée, il +voyait en eux des recrues, dont les bonnes volontés, plus tard, se +mettraient au service de la Délégation du Sahara et du Soudan. + + [155] Voir sa lettre aux chrétiens de France et de Belgique sur les + orphelins arabes d’Alger, janvier 1870 (LAVIGERIE, _Œuvres + choisies_, I, p. 205-227). + + +II.--Une grande crise: la guerre de 1870 et l’insurrection kabyle. + +Arrivant à Rome, le 6 décembre 1869, pour le Concile du Vatican, un +prestige l’entourait, qui lui eût permis, s’il l’eût voulu, de jouer un +rôle important dans cette assemblée. Il y avait là Mgr Maret, son vieil +ami de Sorbonne, toujours doyen de la Faculté de théologie: des +publications retentissantes, dont Lavigerie avait vainement essayé de le +dissuader[156], groupaient autour de ce prélat beaucoup de ceux qui +voulaient ajourner ou combattre la définition de l’infaillibilité +papale. Son amitié peut-être avait escompté que Lavigerie se rangerait +derrière lui. Je suis un évêque missionnaire, protestait Lavigerie; et +pour un évêque missionnaire, «il y a un bon modèle à suivre: c’est saint +Martin; il avait fait le vœu de ne plus se trouver dans aucun concile, y +ayant éprouvé une diminution de son don des miracles. J’en ai fait +autant pour les discussions des théologiens». Il avait d’ailleurs, +jadis, dans ses leçons de Sorbonne sur le jansénisme, enseigné +l’infaillibilité. + + [156] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 273. + +Sous ses regards, de curieux chassés-croisés s’accomplissaient: ce Mgr +Maret, qui pourvoyait d’arguments les prélats de l’opposition, avait, en +sa jeunesse, été menaisien et infaillibiliste; et Mgr Cousseau, l’évêque +d’Angoulême, devenu champion très ardent de la définition, avait +commencé, jadis, par être gallican. Mais aujourd’hui Mgr Maret déclarait +redouter que la France ne devînt incrédule plutôt que de devenir +«ultramontaine», et Mgr Cousseau estimait qu’en taxant la définition +d’inopportune on la rendait nécessaire. Ils se rencontraient chez +Lavigerie. «Nous allons voir si les deux augures peuvent aujourd’hui se +regarder sans rire», disait l’archevêque. Et tous deux, en bonne amitié, +s’avouaient réciproquement leurs évolutions respectives. Lavigerie +observait: il constatait, de part et d’autre, «des sentiments également +respectables», d’une part l’«amour de la vérité pure et complète», +d’autre part, «l’amour des âmes et le respect des traditions de l’ancien +clergé de France, si vénérable sous tant de rapports»[157]. + + [157] LAVIGERIE, _Revue de Lille_, janvier 1897, p. 249-251. + +Exégèse des textes scripturaires, examen des défaillances doctrinales +imputées à Libère, ou bien à Vigile, ou bien à Jean XXII, argumentations +dialectiques sur les assises ou la portée de l’infaillibilité: Lavigerie +laissait cela à d’autres; il avait le dessein d’être, tout simplement, +avec le Pape et la majorité des évêques. «Je ne veux savoir, disait-il, +que ce que veut et ce que pense l’Église, pour penser et dire comme +elle.» Il était pourtant trop réaliste, trop soucieux des répercussions +du spirituel sur le temporel, pour négliger de prêter attention aux +anxiétés de certains États; qu’ils s’ingérassent dans le Concile, cela +ne lui paraissait nullement désirable. Voyant à Paris Émile Ollivier, il +le prévenait que dans une telle immixtion le gouvernement ne trouverait +que «des dégoûts et des échecs». Mais il souhaitait qu’au lieu de s’user +dans une résistance sans issue, les esprits modérés de l’épiscopat +employassent leurs efforts à mitiger les termes de la définition[158]. +Lavigerie, s’il eût fait un séjour prolongé au concile du Vatican, se +fût comporté vis-à-vis de la majorité infaillibiliste, comme en 1682 +Bossuet, dans l’assemblée du clergé de France, s’était comporté +vis-à-vis de la majorité gallicane. De même que Bossuet, devant cette +assemblée qui prétendait opposer à Rome la barrière des Quatre articles, +prêchait sur l’Unité de l’Église un sermon qui rendait hommage à Rome, +de même Lavigerie, en face d’une majorité que les pouvoirs civils +qualifiaient d’ultramontaine, eût volontiers travaillé, s’il eût eu le +loisir de faire besogne théologique, à «rendre la définition telle que +Bossuet pût la signer». Mais ce loisir lui manquait, et dès le mois de +mars, il disparut du concile: ses œuvres religieuses le +rappelaient[159]. + + [158] Émile OLLIVIER, _l’Église et l’État au concile du Vatican_, II, + p. 97 (Paris, Garnier). On lit dans le _Journal_ de M. Icard, alors + directeur au séminaire de Saint-Sulpice, à la date du 4 février + 1870: «Mgr Lavigerie a dit au cardinal Antonelli que dans la + situation où était le Concile, il était d’une importance extrême de + ne pas amener un éclat et des controverses qui agiteraient les + évêques; que le pape ne peut guère prendre une initiative dans une + affaire qui lui semble personnelle; que la congrégation des + «postulata» ne le devrait pas non plus, puisqu’elle n’agit que sous + le gré du pape; mais qu’un évêque pourrait très bien amener une + ouverture dans la discussion du schéma de l’Église: si l’on insère + dans ce schéma le chapitre du Concile de Florence, l’évêque + demandera que, comme il s’est élevé des controverses sur + l’interprétation de ce chapitre, les Pères déclarent que l’on doit + l’entendre en ce sens, que, lorsqu’un pape déclare solennellement à + l’Église que telle vérité est révélée et enseignée par la tradition, + son jugement est irréformable. De cette manière, on ne sépare pas le + pape de l’Église, on ne donne pas occasion aux hommes prévenus de + croire que le pape peut définir ce que bon lui semblera. L’idée de + l’archevêque d’Alger est utile; il y a là un acheminement à la paix; + on ne sépare pas le pape de l’Église; on écarte l’hypothèse d’une + infaillibilité séparée. Je crois que l’on peut disposer les termes + du schéma de manière à lui concilier le plus grand nombre de + suffrages.» (Communication de M. l’abbé Mourret.) + + [159] Lavigerie, plus tard, revenant sur le Concile dans des pages + émues sur Mgr Maret, constatera, à la faveur du recul, que toutes + les démarches de Mgr Maret et de Mgr Dupanloup, «inspirées, au fond, + par l’amour de l’Église et par celui des âmes qu’ils croyaient + compromises par ce projet de définition, ne furent que des illusions + dont la main de Dieu profita pour tout mener à ses fins». Maret lui + écrira après le concile: «Vous avez été le sage, comme toujours, + moi, j’ai été l’imprudent. Vous aviez tout prédit, je n’ai voulu ni + vous écouter, ni vous croire, mais cependant je vous ai toujours + aimé»; et Lavigerie obtiendra de Pie IX qu’il nomme Maret primicier + de Saint-Denis, et de Léon XIII qu’il le nomme archevêque de Lépante + (_Revue de Lille_, janvier 1897, p. 271-276). + +Au concile même, soixante-huit prélats déposaient un vœu pour +l’évangélisation de cette vigne délaissée qu’était l’Afrique noire[160]; +ils la signalaient, comme une tâche urgente, aux évêques du littoral +africain, à tout le peuple chrétien; et leurs mystiques métaphores +souhaitaient qu’en un jour prochain, la race nègre brillât, comme une +perle aux noirs reflets, dans le diadème de l’Immaculée... Déjà +Lavigerie, ayant laissé derrière lui les discussions conciliaires, +s’occupait de hâter ce jour, en tête-à-tête avec l’Afrique, avec son +rêve. + + [160] _Collectio Lacensis_, VII, col. 905. + +Il ne pressentait pas encore les orages qui allaient fondre sur +l’Algérie, en même temps que sur la France. + +Le 15 juillet 1870, la guerre franco-allemande éclatait: peu de jours +après, au Corps législatif, Émile Keller faisait applaudir la lettre +d’un évêque qui mettait la moitié de ses prêtres à la disposition de la +France, comme aumôniers, comme ambulanciers; cet évêque, qui bientôt +allait autoriser ses fabriques à donner leurs cloches pour en faire des +canons, était Lavigerie. En quelques semaines, l’Algérie dut se priver +d’une moitié de son clergé: première étape dans l’appauvrissement +spirituel. + +Le 4 septembre, le canon, dans Alger, annonça la proclamation de la +République; ce fut tout de suite, dans la ville, un bouillonnement de +lie. «L’archevêque emprisonne les orphelins», murmurait une populace +menaçante; «il faut les délivrer». On parlait de ses millions, on criait +des journaux qui racontaient, en les travestissant, «les faits et gestes +du citoyen Charles». Il se sentait tellement écœuré, qu’un instant, +devant l’un des Pères Blancs, il déposa sa croix, son anneau, déclara +qu’il ne voulait plus être archevêque. Sans de telles heures +d’abattement, qu’il se reprochait ensuite comme des lâchetés, cet +incomparable moteur d’histoire aurait pu se laisser fasciner, et puis +fourvoyer, par l’orgueil d’agir; habitué à la fréquente soumission des +hommes, à la fréquente soumission des circonstances elles-mêmes, il +était bon, j’allais dire hygiénique, qu’il sentît parfois, tout d’un +coup, s’opposer à sa puissance le plus humiliant de tous les obstacles, +celui qui provient d’une défaillance intérieure de volonté; ces +heures-là, et la confusion qu’elles lui laissaient, l’obligeaient à +certaines disciplines d’anéantissement qui le préservaient d’une +périlleuse griserie. + +Abattu, c’était naturel qu’il le fût, lorsqu’il voyait, en 1871, dans +cette Maison Carrée où, sous la pression de la nécessité, il avait +rassemblé tous ses orphelins, une atroce famine s’installer. Il y avait +là cinq cents enfants qui vivaient de feuilles de bourrache et de +patates; et les Pères Blancs partageaient leur menu, besognaient avec +eux, tout le jour, sur un sol encore ingrat, et, la nuit, rapiéçaient +les hardes de tous ces petits miséreux. Lavigerie souffrait cruellement: +il s’exacerbait, devenait dur, rudoyait parfois les enfants, bousculait +parfois les Pères, ne se maîtrisait plus. Il ne lui venait plus un sou +de la France, qui se débattait contre l’acharnement du Prussien; il +demandait pardon à Dieu, aux hommes, d’avoir entrepris une œuvre que la +faillite menaçait. «Dites aux Pères Blancs que je leur rends leur +liberté», signifiait-il un jour au P. Charmetant.--«Ils ont répondu +qu’ils voulaient rester», lui rapporta le Père, le lendemain.--Et +l’archevêque de répliquer: «Ah! pauvres chers insensés, que vont-ils +devenir?» Sa dépression personnelle s’accentuait: plus moyen, +pensait-il, de garder les enfants; il fallait liquider, partager entre +ceux qu’on avait baptisés les terres qu’on avait achetées, renvoyer les +autres. Et le P. Charmetant répondait: «Non, monseigneur, jamais, +jamais!» L’archevêque alors, le pressant sur son cœur, lui disait: +«Restez donc, puisque vous le voulez; c’est votre affaire, ce n’est plus +la mienne. Vous aurez la honte de la débâcle. Moi, je n’y suis plus pour +rien, je pars.» On était alors au cœur de l’hiver, il partit. Et ce fut +l’honneur de ces premiers Pères Blancs de ne point l’accuser de +désertion et de ne point déserter eux-mêmes la tâche que leur avait +remise, naguère, son esprit de confiance dans l’avenir, momentanément +affaibli. Cette nature était si spontanément en dehors, que les +fléchissements s’y laissaient voir sans fard, à l’œil nu, dans cette +même lumière crue qui d’ordinaire en faisait resplendir la grandeur +soutenue, rayonnante. + +On apprit bientôt qu’en France Lavigerie se ressaisissait. Toutes ses +pensées se tendaient vers l’Algérie, pour les lendemains de la guerre. +Une note qu’il remettait au gouvernement de Tours réclamait des terres +pour établir des colons, et des colons pour peupler les terres,--des +colons qui ne fussent pas tarés, qui ne fussent pas «l’écume de la +France». Candidat dans les Landes, aux élections d’où sortit l’Assemblée +nationale, il eût souhaité pouvoir dire à la France, comme député, tout +ce qu’elle était en droit d’attendre de sa colonie d’Algérie, et tout ce +que cette colonie devait attendre d’elle. Le scrutin ne lui fut pas +propice. Malgré le geste qu’il avait fait en s’éloignant de son diocèse, +ou peut-être à cause de ce geste, le souvenir de ses orphelins +l’obsédait; il négociait avec des orphelinats de Marseille, de San Pier +d’Arena, qui pourraient éventuellement les accueillir. Et il écrivait à +ses Pères Blancs: «Quoi qu’il arrive, mes amis, ne vous laissez pas +aller au découragement.» + +Après six mois d’absence, il rentrait en Algérie; c’était pour y trouver +la Kabylie en flammes. Quelle cruauté pour lui, après les espérances +qu’il avait caressées, de voir se révolter contre la civilisation +française et chrétienne ceux-là mêmes en qui il s’était plu à saluer un +ancien peuple chrétien! «C’est la faute, disait-il, à la politique +française, qui a fait d’eux, maladroitement, des musulmans fanatiques.» +Il eut cette idée que l’Église devait aller vers eux, pour leur faire +tomber les armes des mains; il envoya le P. Charmetant à la recherche de +Mokrani, l’un des chefs de l’insurrection: Mokrani fut tué sans que le +Père eût pu le joindre. Plus heureux, le curé de Palestro pouvait +parlementer avec un autre chef d’insurgés; mais un coup de pistolet, qui +tuait le prêtre, interrompait subitement l’entretien[161]. Entre +l’Église qui voulait rencontrer les Kabyles, et les Kabyles qui +semblaient parfois accepter le rendez-vous, la fureur même de la guerre +faisait barrière. + + [161] Sur la mort de l’abbé Monginot à Palestro (24 avril 1871), voir + RINN, _Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie_, p. 305-308 + (Alger, Jourdan, 1891). + +L’amiral de Gueydon, enfin, ramena la paix, et Lavigerie put constater +qu’après ces tourmentes successives, les œuvres qu’en 1870 il avait +laissées derrière lui étaient assurément affaiblies, mais que pourtant +elles demeuraient debout. + + +III.--Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée. + +Il n’y avait plus de noviciat des Pères Blancs, aucune recrue ne s’était +présentée depuis la guerre; mais chez ce qui restait des Pères Blancs, +il y avait un missionnaire qui voulait que la société vécût, parce qu’il +estimait que «le bien qu’on y pouvait accomplir, et qu’on touchait du +doigt, était tel qu’on ne le trouverait pas dans le ministère des +meilleures paroisses»: c’était le P. Charmetant, tout fier d’avoir vu +revenir à Maison Carrée, fidèlement, cent quinze néophytes arabes, sur +cent vingt-deux qu’on y avait baptisés. Le 24 septembre 1871, jour de la +fête de Notre-Dame-de-la-Merci, rédemptrice des esclaves, un appel de +Lavigerie redemandait aux séminaires de la métropole de futurs Pères +Blancs; Charmetant faisait un tour de France pour commenter l’appel; on +informait la charité française que huit cents francs par an pourvoyaient +à l’entretien d’un novice missionnaire; et bientôt trois prêtres, trois +diacres, deux sous-diacres, se présentaient[162]. Ce qui les attirait, +c’était le tableau même que leur avait tracé Lavigerie, le tableau d’une +«mission pauvre, pénible, difficile, et la plus abandonnée qui fût au +monde»; et la perspective de «privations de toutes sortes, et peut-être, +dans les commencements surtout, du martyre». Du côté du gouvernement +général, qu’occupait alors l’amiral de Gueydon, il n’y avait plus de +tiraillements à craindre. «Il y en a qui vous combattent, disait +l’amiral aux Pères Blancs, et moi je vous approuve. En cherchant à +rapprocher les indigènes de vous par l’instruction et la charité, vous +faites l’œuvre de la France. La France ne fait plus assez d’hommes pour +peupler l’Algérie. Il faut y suppléer en francisant nos deux millions de +Berbères; mettez-y toujours la même prudence, et alors comptez sur moi.» + + [162] Sur le caractère, le but et l’esprit des Pères Blancs, voir le + livre intitulé: _La Société des missionnaires d’Afrique_, p. 16-25 + (Paris, Letouzey, 1924). + +«J’ai passé ma vie, déclarait-il un autre jour à Lavigerie, à protéger +les missions catholiques sur toutes les mers du globe. Je ne puis +admettre qu’elles soient persécutées sur une terre française. Il faut +beaucoup de réserve, beaucoup de tact, agir par des bienfaits et non par +des discours; mais le temps d’associer peu à peu le peuple vaincu par +nous à la civilisation chrétienne est enfin venu[163].» + + [163] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 260. + +L’œuvre des Sœurs missionnaires, elle aussi, avait survécu aux orages. +Elles s’essayaient dans l’Aveyron, s’exerçant à cultiver la vigne, à +soigner les vers à soie; puis pauvrement, sur le pont d’un vaisseau, +mêlées aux passagers les plus besogneux, elles faisaient la traversée de +la Méditerranée; et dans leur monastère de Saint-Charles de Kouba, «à la +fois solitude et paradis», disait Lavigerie, elles devaient +s’astreindre, chaque jour, à creuser de leurs propres mains les fosses +pour les pieds de vigne, sous les regards de la population enfantine que +leur exemple même formait au travail. + +Pour ses Pères Blancs, pour ses Sœurs missionnaires, Lavigerie dessinait +un âpre idéal: il voulait les amener à s’identifier, par le dénuement, +par l’endurance, par la fatigue, aux plus pauvres d’entre les Arabes, +aux plus asservies d’entre les femmes. «Pauvres créatures, disait-il des +femmes arabes, elles souffrent, elles pleurent, elles sont faibles, +c’est donc à elles que l’Évangile est d’abord destiné. La conversion des +Arabes commencera par les femmes, et ces femmes seront à la fois les +plus puissantes missionnaires et la première conquête de l’Évangile.» Il +voulait que ces nonnes transplantées de France, ces nonnes dont il +faisait d’abord des vigneronnes, annonçassent un jour à l’Afrique +féminine tout ce que jette de lumières, sur la dignité de la femme, +l’impérieux message chrétien[164]. + + [164] Sur la triste situation que font à la femme les mœurs kabyles, + voir Jean BARDOUX, _Revue hebdomadaire_, 23 mai 1925, p. 414-419. + +Se tournant vers la France, il demandait, enfin, des colons. Cinq cent +mille hectares de terres cultivables étaient devenus disponibles en +Kabylie; il avait obtenu que cent mille hectares fussent réservés par +une loi aux immigrés d’Alsace et de Lorraine. Ancien évêque de Nancy, il +les appelait, il les pressait de venir, leur montrait l’Algérie leur +ouvrant ses portes, leur garantissait qu’il ferait tout pour eux. Ainsi +jetait-il un pont par-dessus la Méditerranée entre ces populations qui, +pour quarante-huit ans, cessaient d’être françaises, et cette terre +d’Algérie dont Prévost-Paradol avait dit quatre ans plus tôt: «Elle doit +être _le plus tôt possible_ peuplée, possédée et cultivée par des +Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté +dans l’arrangement des affaires humaines[165]»; et l’on constatait, +trente ans plus tard, que, grâce à l’initiative de Lavigerie, neuf cent +six familles alsaciennes s’étaient acclimatées en Algérie[166]. + + [165] PRÉVOST-PARADOL, _La France nouvelle_, p. 418 (Paris, Lévy, + 1868). + + [166] Les statistiques de 1899 attestèrent que sur 1 183 familles + alsaciennes ainsi immigrées, 387 possédaient encore leur concession, + 519 ne l’avaient plus, mais étaient restées en Algérie, 277 + seulement avaient disparu. (_La Colonisation en Algérie_, 1830-1921, + publication du gouvernement général de l’Algérie, p. 26.) + +La basilique de Notre-Dame d’Afrique, altier promontoire jeté en pleine +mer par la chrétienté algérienne, achevait de s’édifier. De là-haut, +chaque dimanche, depuis que Lavigerie était archevêque d’Alger, une +absoute solennelle, en plein air, était donnée par le clergé devant les +flots de la Méditerranée, «tombe immense, disait Lavigerie, qui +recouvre, comme d’un drap mortuaire, les ossements de tant de +chrétiens»; l’absoute planait sur toutes les vies humaines qui au cours +des siècles avaient trouvé là leur sépulture; et cette solennelle prière +hebdomadaire était comme un lien liturgique entre les deux Frances, la +France continentale qui avait tour à tour expédié là-bas des religieux, +des soldats, des colons, et la France d’outre-mer qui les avait +accueillis ou qui avait eu à déplorer que la traversée leur eût été +fatale. Le 2 juillet 1872, la basilique s’inaugurait. Lavigerie y +faisait ensevelir le corps de Mgr Pavy, son prédécesseur; et il y +bénissait le mariage de deux couples indigènes, orphelins de la famine +de 1867. Il voulait commenter cette bénédiction, il ne le pouvait, il +pleurait, regardant avec émotion ces enfants d’Islam qui se mariaient +sous la discipline du Christ. + + +IV.--Les villages de néophytes; le Concile d’Afrique. + +Six semaines se passaient; Lavigerie était à Rome, devant Pie IX; il +amenait derrière lui deux visiteurs, en blanc costume arabe. Ces Arabes +étaient des Français: l’un s’appelait Charmetant, l’autre Deguerry. +Lavigerie les présentait au Pape comme les prémices de la mission +africaine, prêts à tout donner pour elle, même leurs têtes, et Pie IX +constatait avec émotion que tandis qu’en Europe la vie congréganiste +était persécutée, elle refleurissait sur terre d’Afrique. L’ère des +préparatifs était terminée: il était décidé qu’à l’automne les Pères +Blancs allaient s’essaimer. L’Algérie, et puis, au delà, l’inconnu de +l’Afrique, tels furent aussitôt leurs deux champs d’occupation. + +Charmetant partit le premier dès la fin de l’automne, pour le pays des +dattes, pour le Mzab, cherchant à travers le désert les oasis «jetées +comme une Océanie terrestre»; il y trouvait des Berbères, comme en +Kabylie, et la trace d’anciens usages chrétiens, et un souvenir très +profond, très vivant, d’un chrétien comme Sonis, qui naguère avait fait +respecter dans ces régions l’épée de la France, et dont les indigènes +lui disaient: «Il ne craignait que Dieu seul, mais lui était craint de +tous. Il ne préférait personne, et tout fils d’Adam était son frère.» + +Lavigerie, annonçant le départ de Charmetant, avait marqué, comme le but +ultime de sa mission, la recherche d’un chemin vers les grands lacs et +vers les pays nègres qui les entourent. «Nous voudrions, expliquait-il, +faire en partant d’Alger, quelque chose de semblable à ce qu’a fait par +une autre voie Livingstone, non pas, comme lui, pour des recherches +géographiques que nous ne dédaignons pas sans doute, mais pour la +conquête des âmes et la régénération de ces pauvres peuplades, où des +millions de créatures de Dieu sont courbées sous le joug du plus cruel +esclavage.» Et bientôt Lavigerie voyait arriver à Alger un négrillon, +qui avait tour à tour été l’esclave de six maîtres, et dont Charmetant +avait fait l’acquisition pour trois cents francs en le voyant attelé à +la manivelle d’un puits. D’autres Pères Blancs à Laghouat, Tuggurth, +Ouargla, Géryville, tenaient dispensaire et parfois école; dans la +première de ces bourgades, dans la seule année 1873, on soignait quatre +mille malades. + +L’autre pèlerin de Rome, le P. Deguerry, recevait mission, lui, de +civiliser la terre même d’Algérie: il s’installait d’abord aux Atafs, +dans la vallée du Chelif, pour fonder, avec les orphelins et orphelines +d’âge nubile, le premier village d’Arabes chrétiens,--le village des +fils du marabout, comme disaient les indigènes. Cette agglomération +s’appelait Saint-Cyprien du Tighzel, en souvenir du grand évêque du +troisième siècle. Lavigerie, à la façon d’un patriarche biblique, savait +préparer, soit à la Maison Carrée, soit à Saint-Charles de Kouba, les +rencontres qui pouvaient aboutir à des mariages; c’était parfois dans +les champs, entre moissonneurs et glaneuses; c’était, d’autres fois, +dans un parloir, où devant une douzaine de jeunes filles, subitement, +une douzaine de garçons faisaient irruption. Que deux cœurs +s’entendissent, et d’avance, à Saint-Cyprien, un lot de terre les +attendait, et des bœufs. «Je me propose de vous conduire neuf nouveaux +ménages vers la fin du mois», écrivait Lavigerie au P. Deguerry, le 3 +janvier 1873. + +Avant la fin de l’année 1873, il y eut là des sœurs missionnaires. +Lavigerie, un jour, les réunissant à Saint-Charles, leur avait dit: «Je +vous préviens que vous manquerez de tout: qui de vous désire partir?» +Presque toutes s’étaient levées, et deux cortèges se formèrent: quelques +sœurs suivies d’orphelines, quelques Pères Blancs suivis d’orphelins. +L’archevêque, aux Atafs, bénissait les mariages, invitait chaque couple +à tirer au sort sa maison, son champ, ses bœufs, organisait en plein air +une _diffa_ somptueuse, où toute la population arabe, invitée, +s’attablait autour des moutons rôtis et dansait autour des feux de joie. +«On n’a jamais vu que Dieu et ce marabout chrétien, disaient les Arabes, +donner ainsi pour rien à des enfants abandonnés les terres, les maisons +et les bœufs[167].» Tandis que les Arabes se réjouissaient, les Sœurs +peinaient. Il y avait des broussailles à défricher, des terres à +ensemencer; il fallait qu’elles fussent compétentes pour enseigner les +femmes arabes. Lavigerie, devant elles, empoignant les deux manches +d’une charrue, traçait deux beaux sillons; elles n’avaient qu’à faire +comme lui. Il voulait qu’elles fissent le long des haies la cueillette +des figues, des asperges sauvages, il voulait qu’elles comptassent +chaque soir les brebis ou les chèvres que les orphelins ramenaient des +pâturages et que, s’il en manquait, elles luttassent de vitesse avec les +chacals pour les ressaisir, les ramener; il voulait qu’elles fissent +provision de tortues, pour les jours où l’on n’avait rien d’autre à +manger. «Avec leur costume blanc, écrivait-il, le voile blanc qui couvre +leurs têtes comme celui des femmes arabes, leur grande croix rouge sur +la poitrine, courbées sur la terre qu’elles cultivent en priant, elles +semblent l’apparition d’un autre âge et font penser aux vierges qui +peuplaient, il y a quatorze siècles, les solitudes africaines.» Les +Pères Blancs, eux, faisaient l’école, donnaient des remèdes, pansaient +les plaies qui leur étaient présentées: «Pourquoi font-ils cela, +disaient entre eux les indigènes? Nos pères et nos mères eux-mêmes ne le +feraient point.» Et se tournant vers eux: «Tous les chrétiens seront +damnés, mais vous autres vous ne le serez pas. Vous êtes croyants au +fond de votre cœur. Vous connaissez Dieu[168].» + + [167] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 234-235. + + [168] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 241-242. + +De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire «une prédication, la +prédication du vrai mode d’assimilation nationale et religieuse.» Heures +de prière, heures de travail, devaient se dérouler, quotidiennement, +comme l’archevêque l’avait prescrit. Ce village était un petit monde +clos, qui devait se suffire à lui-même; on l’abritait avec sollicitude +contre les souffles de l’Islam; les provisions venaient d’Alger, pour +que ces Arabes chrétiens n’eussent point à fréquenter les marchés +musulmans. Une sœur Javouhey parmi les noirs de la Guyane, un Lavigerie +parmi les Arabes d’Algérie, n’aiment pas que dans les petites «cités de +Dieu» qu’ils font éclore, l’administration civile introduise ses +fonctionnaires: Lavigerie luttera, lorsque Chanzy voudra mettre à +Saint-Cyprien un adjoint représentant le gouvernement, et obtiendra +finalement que cette agglomération soit régie par une municipalité +composée d’Arabes chrétiens. Car il était sûr de ces Arabes, il savait +que sur eux les Pères Blancs régnaient, d’une royauté qui rappelait à +quelques égards celle qu’avaient jadis exercée les Jésuites au Paraguay, +et qui avait forcé l’admiration, peu suspecte, de certains philosophes +du dix-huitième siècle. Lavigerie d’ailleurs n’admettait pas que le zèle +de ses Pères Blancs s’enfermât dans un village; ils devaient visiter, +trois fois la semaine, les tribus des alentours. + +Chez les Kabyles, à l’autre extrémité du diocèse, à Tizi-Ouzou, à +Fort-National, il y avait des Jésuites, dont le ministère s’exerçait +parmi nos soldats. Ayant l’occasion d’observer les Kabyles, ils ne +sentaient pas en eux des musulmans bien corrects, ni bien fervents, et +cependant l’atmosphère entière du pays leur paraissait rebelle au +christianisme. «Pour qu’un Kabyle se convertisse, écrivait l’un de ces +Jésuites, il faudrait que toute sa maison en fît autant; pour la +conversion de sa maison, il faudrait celle du village; pour la +conversion du village, celle de la tribu, et pour celle de la tribu, +celle de toute la nation[169].» Lavigerie pensait de même. +«L’expérience, disait-il, a montré que si l’on baptisait tel ou tel +individu en particulier, il se trouverait dans un milieu tel que sa +persévérance serait impossible, et que tôt ou tard il reviendrait à son +ancienne vie. Il faut, pour que les conversions soient solides, qu’elles +aient lieu en masse, afin que les néophytes se puissent soutenir les uns +les autres. Quand nous aurons gagné la confiance des peuples par la +charité et l’éducation des enfants, au jour venu, tout se détachera de +soi-même et sans secousse, comme un fruit mûr, pour se donner à nous.» +Tout le premier, il avait, en 1872, exploré le terrain, fait une pointe +lui-même au cœur de la Kabylie, et tout d’un coup paru, en grand costume +d’évêque, avec une suite de prêtres, dans une assemblée municipale +kabyle[170]. Quel pittoresque dialogue on vit alors s’engager! +«Regardez-moi, disait Lavigerie: je suis un évêque chrétien. Les +Français descendent en partie des Romains, ainsi que vous, et ils sont +chrétiens comme vous l’étiez autrefois. Autrefois, il y avait en Afrique +plus de cinq cents évêques comme moi, et ils étaient tous Kabyles, et +parmi eux il y en avait d’illustres et de grands par la science. Et tout +votre peuple était chrétien. Mais ce sont les Arabes qui sont venus et +qui ont tué vos évêques et vos prêtres, et qui ont fait vos pères +musulmans par la force. Savez-vous cela?» Gravement, les hommes +écoutaient, pressés autour du prélat, le long de deux gradins de pierre, +sous le hangar qui faisait fonction de mairie; et des grappes de femmes, +des grappes d’enfants, tant bien que mal perchés sur les rochers +voisins, regardaient, écoutaient. La voix de l’amin s’éleva: ainsi +s’appelle le maire chez les Kabyles. Il répondait à Lavigerie: «Ce que +vous nous dites, tous nous le savons, mais il y a bien longtemps de +cela. Nos grands-pères nous l’ont dit, mais nous, nous ne l’avons pas +vu.» Réponse évasive, un peu déconcertante! Certains de ces Kabyles, +pourtant, avaient le front tatoué d’une croix, en signe, disaient-ils, +de l’ancienne voie qu’avaient suivie leurs pères. Lavigerie, en février +1873, faisait venir de Saint-Cyprien le P. Deguerry, pour approfondir, +dans les mémoires kabyles, l’indolent et vague souvenir qu’elles +gardaient de cette «ancienne voie». A Taourirt, aux Ouadhias, aux Arifs, +le P. Deguerry et le P. Prudhomme fondaient trois stations de charité. +On les recevait mal, à l’origine, quand ils abordaient avec leurs +remèdes, au fond d’humbles gourbis, les malades ou les infirmes; mais +peu à peu, on se familiarisa avec eux. On fit grève, d’abord, dans les +écoles qu’ils ouvrirent; mais bientôt, avec l’appui du commandant de +Fort-National, ils groupèrent quarante élèves dans celle de Taourirt. + + [169] BURNICHON, _op. cit._, IV, p. 586-587. + + [170] Lavigerie disait à ses missionnaires que la conversion en masse + des Kabyles demanderait peut-être un siècle; et quand en 1886 il + leur permettra la prédication chrétienne, ce sera «selon la méthode + historique, à l’exclusion du catéchisme». (_Revue d’Histoire des + Missions_, septembre 1925, p. 366-368). + +En cinq ans, malgré l’effroyable épreuve de la guerre et de +l’insurrection, Lavigerie avait su faire de l’Église d’Afrique une +Église tentaculaire, ardente à rayonner, à disséminer ses postes +d’occupation, à multiplier en terre de gentilité les travaux d’approche, +à se réinstaller dans les régions qui, seize siècles plus tôt, avaient +été, déjà, terre de chrétienté. Cette Église appliquait, avec un élan +très neuf, des méthodes très vieilles, aussi vieilles que l’apostolat +chrétien; guidée par un chef qui savait mettre au service de l’idée de +tradition toutes les somptuosités de son imagination, on la voyait, au +début de mai 1873, monter en procession vers Notre-Dame d’Afrique, +promenant avec elle les reliques de sainte Monique, les saints Livres, +les écrits des docteurs africains, la collection des anciens conciles +africains, enveloppés de voiles d’or; c’était tout un passé de sainteté, +de doctrine, de jurisprudence canonique, qui dans ce magnifique apparat +était solennellement introduit sous la voûte toute neuve de Notre-Dame +d’Afrique pour en prendre possession, et pour régir le présent et +l’avenir. + +«Si l’on veut savoir ce que furent des catacombes et des nécropoles aux +premier siècles du christianisme, écrira plus tard M. Louis Bertrand, ce +n’est pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse ou à Tipasa; aucune +autre contrée du monde méditerranéen ne possède plus de monuments et de +vestiges de la haute antiquité chrétienne que l’Afrique du Nord[171].» +Déjà cette pensée planait sur le premier concile d’Afrique, et les Pères +qui entouraient Lavigerie aimaient à se considérer comme les ouvriers et +les témoins d’un réveil. + + [171] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 119. + +Saint Augustin, jadis, avait glorifié ses diocésains, les chrétiens +puniques, comme il les appelait, pour la ferveur croyante avec laquelle +ils désignaient l’Eucharistie, sacrement du corps du Christ, par ce +simple mot: la vie; Lavigerie, qui treize ans plus tard, dans une lettre +pastorale, commentera la tradition eucharistique de la première Église +d’Afrique, voulait que cette Église attestât sa résurrection par un +concile, où elle se manifesterait hautement comme une province de la +chrétienté. + +Et donnant une voix à ces livres antiques, relique de la vieille pensée +chrétienne, où l’on retrouvait, au delà des siècles de mort, des +promesses de vie, il demandait à l’Église nouvelle, bénéficiaire de ces +promesses, qu’en ces assises conciliaires, qui devaient durer cinq +semaines, elle s’organisât, précisât ses liturgies; et qu’elle retrouvât +dans ses vieux docteurs, Tertullien et Cyprien, Optat et Augustin, +Arnobe et Fulgence, les éléments d’une apologétique de terroir, dont +s’illuminerait le _Credo_ de l’Église universelle; et qu’enfin, faisant +écho à Rome comme autrefois eux-mêmes lui avaient fait écho, elle +corroborât par ses propres décrets les condamnations portées par Pie IX +contre les doctrines qui niaient le Christ ou qui, sans le nier, +l’exilaient. + +Ainsi fit le concile provincial d’Afrique, joyeux d’affirmer et +d’interpréter en ses décrets, non seulement la foi des fidèles immigrés +d’Europe, mais aussi le _Credo_ fraîchement balbutié de ces premiers +convertis des Pères Blancs, Arabes et Kabyles, que le concile fêtait en +leur appliquant ces mots de saint Augustin: «Essaim printanier, fleur de +notre Église et fruits de nos travaux, vous êtes notre couronne!» + +C’est peut-être devant ces mêmes urnes baptismales au bord desquelles +les convertis nouveaux récitaient leur _Credo_, que les antiques saints +de l’Afrique populaire, les Nabor, les Namphasio, les Quartillosa, les +Macaria, avaient jadis été enfantés à la vie spirituelle; ils étaient, +eux aussi, comme l’a remarqué Louis Bertrand, des artisans, des +travailleurs des champs, comme ces Berbères, à qui s’adressait +l’apostolat des Pères Blancs. Il semblait qu’au delà des siècles, une +lignée chrétienne se renouât. Et d’autre part, le premier concile +d’Afrique, en «louant et encourageant» la société des Pères Blancs, dont +les membres, en six ans, s’étaient élevés à une centaine, érigeait la +province d’Afrique en terre de croisade. «La Providence, commentait +Lavigerie dans une lettre aux Pères Blancs, _voulait_ que cette +conquête, la dernière des rois très chrétiens, fût aussi la dernière +croisade, celle qui doit se consommer par les armes vraiment +apostoliques, la charité et le martyre. Elle voulait que des apôtres +nouveaux partissent de ces rivages où est mort le plus saint de nos +rois[172].» + + [172] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 268. + +Il est d’usage qu’à la fin d’un concile provincial, des acclamations +liturgiques, s’élevant jusqu’aux voûtes du sanctuaire, traduisent en +mots ailés les vœux des âmes. Après que le concile eut souhaité «de +longues années à l’archevêque Lavigerie, restaurateur des conciles +d’Afrique, et l’achèvement de toutes les œuvres si courageusement +entreprises par sa charité pour l’extension de la religion chrétienne», +d’autres acclamations retentirent, où l’archevêque avait su résumer +toute l’histoire d’hier et de demain. Le célébrant proclamait: «A +l’Église d’Afrique, ressuscitée d’entre les morts, _alléluia! +alléluia!_» Et la foule répondait: «Puisse-t-elle, après sa +résurrection, ne jamais plus mourir!» Le célébrant alors reprenait: «A +l’armée française qui, par sa valeur invincible, a conquis et conserve +au règne de la croix et à la civilisation chrétienne ces régions +infidèles!» A quoi le peuple chrétien répliquait, empruntant les paroles +bibliques: «Qu’ils avancent sur leurs chars et sur leurs chevaux, et +nous, nous invoquerons pour eux le Dieu des armées!» Mais d’autres +avaient besoin d’invocations; la liturgie continuait: «Aux missionnaires +qui, par la grâce de Dieu, veulent porter la lumière de l’Évangile aux +peuples de l’Afrique, assis dans les ténèbres et à l’ombre de la +mort.»--«Qu’ils sont beaux, s’écriait alors le chœur, les pieds de ceux +qui annoncent la paix, qui annoncent le bonheur! Que le Seigneur dilate +leurs tentes!» + + +V.--Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie.--Le discours sur l’armée +et la mission de la France en Afrique. + +Ces pompes eurent de douloureux lendemains. Lavigerie, en 1873 et 1874, +se sentit obsédé de menaces, en lui, et autour de lui. Il croyait à sa +mort prochaine: «Ma santé, écrivait-il, se perd chaque jour dans ses +sources les plus profondes. Je pense sérieusement à mourir, à bien +mourir surtout!» La presse de gauche, en Algérie, traitait ses œuvres de +«spéculations», et de «voleuses» les sœurs de charité; et Louis +Veuillot, dans un article du 17 août 1873, conjurait le général Chanzy +et, à son défaut, le maréchal de Mac-Mahon, d’intervenir, pour protéger +le citoyen le plus utile de l’Algérie. «Devant les musulmans à peine +vaincus, écrivait Veuillot, on livre nos évêques, nos prêtres, nos sœurs +de charité, aux outrages incomparables d’un tas de frénétiques dont fort +peu oseraient dérouler l’histoire de leur vie, et dont pas un peut-être +n’est exempt de crimes envers la société[173].» + + [173] VEUILLOT, _Derniers mélanges_, I, p. 437-440. + +Des échos des sphères politiques, répercutés avec une complaisance +pénible dans ces organes de la presse algérienne, révélaient à +l’archevêque que ses œuvres étaient peut-être vouées à l’inanition, par +la suppression des crédits budgétaires. On craignait, sur plusieurs +bancs parlementaires, qu’il ne devînt le grand électeur algérien, et +cela faisait peur. «La haine de certains Algériens contre le +christianisme, lui disait un des officiers généraux qui s’étaient +occupés des affaires de l’Algérie, les amène à sacrifier même leur +sécurité et leur prospérité[174].» Il protestait avec véhémence contre +un discours du député Warnier, qui demandait que les orphelins convertis +fussent placés chez les colons européens[175]; et finalement, s’étant +déterminé à les naturaliser français dès qu’il étaient majeurs, il +obtenait que les 75 000 francs tant discutés fussent maintenus au +budget, à titre de subvention pour l’établissement des «indigènes +chrétiens naturalisés français». Il traînait en France, et puis à +Carlsbad, ses affreuses douleurs rhumatismales devenues chroniques; +elles s’apaisaient, mais à Alger, à la fin de l’été, l’assaillaient à +nouveau. «Me voilà passé au rang des patraques, gémissait-il, _servus +inutilissimus_»; et songeant à se retirer bientôt dans quelque coin, il +voulait, d’urgence, mettre sur le papier la constitution définitive des +Pères Blancs. Ces mauvaises nuits aboutissant à des aurores où il +faisait œuvre d’architecte, ces crises de santé scandant les étapes +successives de son activité d’administrateur et d’apôtre, c’était là, +pour ses proches, le plus émouvant des spectacles. Les actes qu’en ces +heures d’inquiétude il accomplissait comme des testaments, bien loin +qu’ils fussent les préludes de sa mort, l’engageaient dans une nouvelle +étape de sa vie, plus féconde encore, plus aventureuse encore que celles +qui l’avaient précédée. Les soubresauts de son humeur et de sa santé +donnaient à ces actes l’accent et l’allure de «dernières volontés»; ils +étaient, tout au contraire, comme l’amorce d’œuvres nouvelles, +auxquelles d’ores et déjà sa personnalité s’identifiait, et qui +exigeaient que sa vie durât. + + [174] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 261. + + [175] _Ibid._, I, p. 252-265. + +La hantise du désert et de ses au-delà dominait de plus en plus sa +pensée. Ces Pères Blancs auxquels il voulait définitivement donner une +charte lui étaient apparus, six ans plus tôt, comme devant être des +agriculteurs, des laboureurs. Le règlement qu’en 1874 il rédigeait +réservait ce rôle aux Frères de leur Société et prévoyait surtout, pour +les Pères, une activité de missionnaires, accoutumés à vivre de la vie +des plus pauvres Arabes, «comme le Christ lui-même avait vécu». Ils +étaient alors cent six missionnaires ou novices, dont cinquante prêtres. + +Un jésuite, le P. Terrasse, les avait formés; ils trouvaient désormais, +dans leur société même, les maîtres qui forgeraient les âmes. Mais +Lavigerie aimera toujours se souvenir que six ans durant c’est à l’école +de saint Ignace que les Pères Blancs s’étaient imprégnés de la +spiritualité missionnaire; il imprimera, à la suite de leurs règles, la +lettre d’Ignace sur l’obéissance et leur en prescrira l’étude durant le +noviciat. Au demeurant, que faisaient-ils autre chose que d’exécuter en +Afrique un rêve semblable au rêve primordial d’Ignace, un rêve dont avec +ses six compagnons il s’entretenait sur la colline de Montmartre, et qui +les portait tous les six, si quelque bateau s’offrait à eux, à s’en +aller aux Lieux Saints évangéliser l’Islam? + +Lavigerie organisait le chapitre général des Pères Blancs, mettait à +leur tête pour trois ans, avec le titre de vicaire de la Société, le P. +Deguerry, et demeurait lui-même, comme fondateur et comme évêque, le +supérieur général. «Je puis mourir en paix», déclarait-il en août 1874 +dans le sermon qu’il prononçait à Maison Carrée, à la consécration de +l’église des Pères Blancs[176]; il se sentait si las, si malade! Il leur +parlait de Livingstone, à qui l’Angleterre avait fait, quelques mois +plus tôt, des funérailles royales. «Vous, leur disait-il, vous mourrez +ignorés du monde. C’est la seule promesse que je vous aie faite.» Un de +ces Pères, qui l’écoutait, portait sur lui une preuve bien émouvante de +ses promesses: sur son _celebret_ de prêtre, l’archevêque avait un jour +écrit: «_Visum pro martyrio_, vu pour le martyre[177].» La solennité se +déroulait devant les plus hauts dignitaires de l’Algérie: Chanzy était +là, au premier rang, regardant cet archevêque qui se croyait déjà +agrippé par la mort, et puis à ses pieds ces jeunes hommes qui devaient +en l’entendant sacrifier d’avance, par l’acceptation éventuelle d’une +mort sanglante, leurs beaux songes d’une longue vie de charité; et la +tristesse tout humaine que cette scène laissait aux spectateurs +répondait mal à l’allégresse intime à laquelle s’abandonnaient cette âme +d’archevêque et ces âmes de clercs, ouvriers et tout en même temps +esclaves du plan divin. + + [176] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 275-283. + + [177] _Ibid._, I, p. 270. + +Quelques semaines plus tard, on apprenait que Lavigerie s’éloignait, +qu’il prenait pour l’administration de son diocèse des dispositions +graves, et qu’il allait hiverner à Rome, sans avoir fixé la date de son +retour. + +Le reverrait-on jamais, même? N’avait-il pas dépensé pour les Pères +Blancs, dans cette solennité qui semblait achever la fondation de +l’ordre, ce qui lui restait encore de voix et d’ardeur? Et devrait-on +bientôt dire de lui, devant une tombe, ce que dit d’un inconnu cette +épitaphe éloquemment commentée par Lacordaire: Plaignez le mort, parce +qu’il s’est reposé! Les mois d’hiver se succédèrent, prolongeant cette +anxiété, l’aggravant même; puis à Pâques, dans sa cathédrale, +l’archevêque reparut, et la jubilation des chants liturgiques semblait +acclamer sa propre résurrection. Son chômage de Rome lui avait permis +d’interroger d’une façon plus pressante encore, à la faveur du recul, +les immenses horizons de l’Afrique, faisant la part des mirages et la +part des certitudes; et les conclusions de son interrogatoire, il +allait, le 26 avril 1875, à l’occasion de l’établissement de l’aumônerie +militaire, les signifier à l’Algérie civile, militaire, religieuse, dans +un étincelant discours sur «l’armée et la mission de la France en +Afrique»[178]. + + [178] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 23-83. + +Du haut de la chaire, il déroulait toute l’histoire de la conquête, avec +ses fatigues, avec ses gloires. On avait l’impression, en l’écoutant, de +voir Dieu débarquer avec la France, avancer avec elle, et par elle, +derrière elle, devant elle, rentrer chez lui; n’y avait-il pas eu jadis +une Église épiscopale, là même où seize prêtres de France, au lendemain +du débarquement de Bourmont, avaient, sur un autel improvisé, immolé +l’hostie? Et Bedeau n’avait-il pas rencontré des Kabyles qui, se +rappelant leurs ancêtres chrétiens, lui disaient: Nous sommes plus +rapprochés des Français que des Arabes? La France de Louis-Philippe, dix +ans durant, avait perdu son temps; elle avait estimé, avec Bugeaud, +qu’il ne fallait pas «s’engager dans la conquête absolue de l’Algérie», +et soudainement un jour, elle avait eu l’émotion tragique de voir se +dresser devant elle, pour la jeter à la mer, l’Afrique arabe et cette +vieille Afrique chrétienne; dans ces luttes douloureuses, nos troupes +s’étaient couvertes de gloire, et Bugeaud, survenant comme chef dans une +Algérie à demi pacifiée, avait avoué que cet élan de la France était +peut-être «l’ouvrage du Destin». Et Lavigerie de commenter: «Il reconnut +donc, ce vieux soldat, dans la voix de la France qui l’appelait à la +suivre, l’écho d’une voix plus haute. Il la nommait du nom que mettait +sur ses lèvres son ignorance des choses de Dieu. Mais le Destin dont il +parle n’est pas la force aveugle du fatalisme, c’est un plus noble +Maître, c’est celui qu’il priait, au soir de ses journées.» Lavigerie +montrait Bugeaud réalisant, «par de merveilleux succès, ce qu’un +instinct supérieur lui révélait comme l’œuvre de la Providence»; il +rappelait les noms des vainqueurs, les noms des victoires, comme s’il +eût proclamé, pour en dire merci, les grâces faites par l’Éternel. Et la +fierté de ses accents était instigatrice de fiertés. + +Mais tout d’un coup, en l’écoutant, on se demandait à quoi tant de +grâces avaient servi; cette Algérie, disait-il, compte encore moins +d’habitants français qu’elle n’a pris de soldats à la France. Il +évoquait les récentes menaces, l’insurrection kabyle, l’insécurité dont +elle avait témoigné. «Est-ce donc pour cela, questionnait-il, que nous +avons vu la Providence tout conduire comme par la main?... Non, +l’éternelle sagesse qui proportionne toujours les moyens à la fin +qu’elle veut obtenir, ne se proposait pas, par de si grands coups, des +effets jusqu’à présent si précaires.» Interpellant alors la France +chrétienne, il lui disait: «Tu es venue en Algérie, non pas seulement y +récolter de plus riches moissons, mais y semer la vérité, y former un +peuple libre et chrétien.» Vous voyez les choses en évêque, allait-on +lui dire peut-être. Il avait prévu l’objection: Lamoricière avait pensé +de même, sans être évêque, et Lavigerie se hâtait de confier aux échos +de la chaire ce mot du grand général: «La Providence, qui nous destine à +civiliser l’Afrique, nous a donné la victoire.» Il concluait que la +France avait agi contre son droit en humiliant la croix devant le +croissant, en paraissant oublier son culte et même le renier, en +empêchant les lèvres des prêtres de répandre la vérité; et il affirmait, +d’ailleurs, que comme missionnaire, il ne voulait d’autre arme que la +charité, et que sa poitrine, s’il le fallait, serait «la première à se +placer devant les vaincus pour protéger contre d’injustes violences +leurs âmes autant que leurs corps». + +Ainsi, toute cette épopée militaire où gloire humaine et gloire divine +semblaient s’être confondues et comme entr’aidées, toute cette pompe des +souvenirs, toutes ces chevauchées de victoire, avaient fait avenue vers +ce tableau: un chef d’Église disant à la force: «Halte-là, c’est mon +tour, à moi, maintenant, d’agir sur ces vaincus», et les abritant, les +enveloppant d’une charité protectrice. + +Il parlait depuis cinq quarts d’heure, sans plus s’essouffler que ces +armées françaises dont il avait raconté les exploits. Mais il avait un +mot à dire encore, un de ces mots-programmes qui ponctuent les +évolutions de l’histoire. Il conviait son auditoire à jeter un regard +sur l’immensité de l’Afrique, sur le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, débris +de nations autrefois chrétiennes, mêlés à ceux des invasions barbares, +et puis, plus en arrière, sur l’Afrique nègre, l’Afrique de +l’anthropophagie, l’Afrique de l’esclavage. «C’est vous, disait-il aux +Français qui l’écoutaient, c’est vous qui ouvrirez les portes de ce +monde immense, et les clefs de ce sépulcre sont ici dans vos mains. Déjà +il est ouvert par votre conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus, +dignes d’une mission si belle, l’Afrique retrouvera la lumière, et tous +ces peuples, aujourd’hui perdus dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous +doivent la vie.» + +Ayant ainsi dessiné, au delà de l’œuvre proprement algérienne, les +premiers linéaments de l’œuvre africaine, Lavigerie descendait de +chaire; l’heure d’éloquence à laquelle on venait d’assister marquait +comme une ligne de partage entre les deux versants de son existence, +entre l’époque où il était surtout impatient de rétablir le Christ dans +des terres qui, jadis, l’avaient connu et prié, et l’époque où il allait +aventurer le nom du Christ, et les apôtres du Christ, dans des régions +où ni ce nom ni ces apôtres n’avaient jamais pénétré; ce prêtre qui, six +mois auparavant, semblait à bout de forces, se réveillait prédicateur de +croisade, pour dix-sept ans encore. Vers cette époque, il disait à un +enfant, que lui présentait Mgr Foulon: «Ah! tu as cinq ans! Moi j’en ai +cent.» Et l’enfant, voyant cette longue barbe, ces cheveux déjà très +blancs, s’écriait naïvement: «Oh! oui, Monseigneur[179]!» Si la vie +qu’il avait déjà menée pesait sur lui comme le fardeau d’un siècle, les +tâches qui lui restaient à accomplir devaient être plus accablantes +encore. + + [179] Communication de M. Pierre Jouvenet. + + +VI.--Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX; ses +nouveaux projets. + +L’œuvre algérienne se poursuivait: de nouveaux postes de Pères blancs +s’organisaient chez les Kabyles; le village de Sainte-Monique, récemment +fondé à quelques kilomètres des Atafs, accueillait à son tour des +ménages d’Arabes chrétiens. La collaboration entre l’armée et l’Église, +dont le discours archiépiscopal avait été comme le manifeste, +s’attestait avec éclat, aux Atafs même, par la création d’un +établissement de bienfaisance pour les indigènes: le général Wolf, +naguère, avait, pour cette fondation, apporté au préfet une somme de +38 000 francs, prélevée dans la caisse de la division militaire. _Bit +Allah_, maison de Dieu, ainsi s’appelait cet hôpital; il s’inaugurait, +en février 1876, par une somptueuse solennité religieuse où tout Alger +s’était transporté; une _fantasia_ y succédait, puis un repas biblique +de 4 000 Arabes groupés, en plein air, autour des moutons et des bœufs +rôtis. Les Sœurs missionnaires s’installaient; Bit Allah serait le +centre, d’où leur charité rayonnerait: «Elles parleront aux femmes +indigènes, proclamait Lavigerie, un langage plus puissant que celui de +nos armes[180].» Elles avaient ordre, chaque matin, avec leur petit +panier de remèdes et un orphelin arabe qui servait d’interprète, de +parcourir les villages avoisinants pour soigner les malades au nom de +Dieu, et pour ramener parfois à l’hôpital ceux que la mort menaçait. +«C’est pour un prince, tout cela?» avaient dit d’abord les Arabes en +voyant l’accueillante bâtisse; et lorsqu’ils apprenaient que c’était +pour eux, et pour les plus misérables d’entre eux, pour ceux qui +jusque-là n’opposaient à la maladie qu’un impuissant fatalisme, le chef +même de la _fantasia_, ancien compagnon d’Abd-el-Kader, disait à +Lavigerie: «Jadis, j’ai fait parler la poudre contre la France lors de +la conquête du pays, aujourd’hui je la fais parler pour fêter la +conquête que la France a faite de tous les cœurs.» Un autre cheick +ajoutait: «La première fois que je t’ai vu, je te prenais pour un +marabout comme les autres. Mais à présent, je vois que tu pourrais, à +toi seul, faire tourner la moitié du monde.» + + [180] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 249. + +La moitié du monde, peut-être, et nous verrons bientôt l’action +européenne qu’exerceront les campagnes antiesclavagistes du cardinal +Lavigerie. Mais ce qui ne tournait pas à son gré, hélas! c’était, à +Paris, la girouette parlementaire. Il apprenait, en 1876, que dans le +prochain exercice français des crédits affectés au diocèse d’Alger +devaient être diminués de moitié. On lui supprimait 209 000 francs. D’un +coup d’œil, il mesura les ruines que cette disette pécuniaire +entraînerait; beaucoup de ses espoirs s’effondraient. Cette disgrâce +même ressemblait à un avertissement. Il constatait que chacun de ses +villages chrétiens coûtait des centaines de mille francs pour trois +cents habitants. «C’est bien cher, disait-il, et il faut qu’une mission +soit bien riche pour pouvoir en faire plusieurs. C’est donc là une +exception, ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut ainsi +arriver à convertir un pays, ce n’est pas chose pratique[181].» Peu à +peu son œuvre africaine allait prendre le pas sur son œuvre algérienne, +et c’est en portant ses regards plus loin qu’il continuerait de se +sentir le maître des lendemains. «En France, tout semble finir, +écrivait-il mélancoliquement au sujet de la situation politique; dans +l’immense Afrique au contraire, tout commence, et nos missions sont en +même temps l’œuvre et le gage de l’avenir.» + + [181] _La Société des missionnaires d’Afrique_, p. 28. + +Tout avait commencé par des martyres. Trois Pères Blancs, Paulmier, +Menoret, Bouchaud, s’étaient mis en route pour Tombouctou, en décembre +1875, «avec l’ordre et la résolution de s’établir définitivement dans la +capitale du Soudan, ou d’y laisser leur vie pour l’amour de la croix.» +Une fois au Soudan, il était décidé qu’ils rachèteraient de jeunes +esclaves noirs, qui peut-être, élevés par l’archevêque, deviendraient +plus tard des médecins, pour le salut de leurs peuples; et Lavigerie +caressait l’espoir «que parmi ces enfants se trouverait quelque grande +âme, puissante et bonne, et que cette âme, un jour, suffirait à allumer +de proche en proche, chez des peuples courbés sous tant de maux, +l’incendie qui finirait par consumer l’esclavage, cause unique de tous +leurs genres d’abaissements.» Lavigerie, hélas! dans les premiers mois +de 1876, n’avait pas vu survenir les convois d’enfants attendus, mais +d’angoissantes rumeurs qui annonçaient que les Touareg du Sud avaient +massacré les trois missionnaires; «ces pauvres enfants, gémissait-il, +c’est moi qui suis la cause de leur mort», et le gouvernement général +interdisait qu’on recommençât des expéditions semblables, par cette +route néfaste. Mais les Pères Blancs, eux, étaient tous prêts à +recommencer, à partir, par cette route ou par une autre, pour remplacer +leurs premiers martyrs. «Tous veulent partir pour le Sahara, écrivait +Lavigerie, afin de ne pas manquer l’occasion, parce que, dans ce moment, +la guerre sainte y est déclarée. Mais je m’oppose à un si beau geste, +avec la prudence du vieux hibou qui sait que le monde ne se fait ni ne +se défait en un jour.» + +Il n’avait fait patienter leur zèle que pour lui préparer un champ plus +vaste encore. Léopold II, roi des Belges, fondait en 1876 l’_Association +internationale pour l’exploration de l’Afrique_: toutes les nations +policées étaient conviées, par le discours royal, à ouvrir à la +civilisation la seule partie du globe où elle n’eût pas encore pénétré. +«Que fera l’Église? que doit-elle faire?» méditait anxieusement +Lavigerie[182]. Il constatait que l’Association faisait abstraction de +toute religion, mais elle traçait des voies, elle ouvrait des portes; +par ces voies, par ces portes, il fallait que l’Évangile passât, +pénétrât, s’installât. De tous côtés, sur le littoral, des missions +chrétiennes cernaient «la pauvre race de Cham»: allait-on laisser +explorateurs et marchands s’enfoncer au centre du continent noir, sans +que l’Église elle-même avançât? Lavigerie voulait présider à cette +avance, et, d’un geste, lancer ses Pères Blancs, qui piétinaient et +s’impatientaient. La France politique chicanait à son archevêché d’Alger +quelques miettes budgétaires; il songeait à démissionner, à n’être plus +qu’un prélat missionnaire, l’apôtre de l’Afrique. Les Pères Blancs, au +1er janvier 1877, étaient avertis de son projet de démission; mais Pie +IX, pressenti, lui ordonnait d’y renoncer[183]. Il conserverait donc +l’archevêché d’Alger, quitte à s’adjoindre, un an plus tard, un +coadjuteur. Il le conserverait, malgré le vote du Conseil général, où +les voix françaises, prévalant sur les voix musulmanes, décidaient la +suppression de tous les crédits accordés à des congrégations religieuses +sur le budget de l’Assistance publique. Mais voyant le Pape, en janvier +1878, il l’entretenait du centre de l’Afrique, et de Tunis, et de +Sainte-Anne de Jérusalem,--trois projets nouveaux dont un seul eût suffi +pour remplir une fin de vie, et même une vie tout entière. + + [182] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 22 et suiv. + + [183] Correspondance entre Lavigerie et la Propagande, dans LAVIGERIE, + _Œuvres choisies_, I, p. 370-371. + +Quelques mois encore, et la mort allait libérer Pie IX de son long +calice de tristesses, sans cesse rempli, sans cesse alourdi, par +l’hostilité des puissances politiques. Ces foules ferventes, qui depuis +1870 saluaient en sa personne un autre Pierre-ès-liens, lui parlaient +sans cesse, dans leurs assidus pèlerinages, d’évêques persécutés, de +congrégations chassées, de projets de loi qui, sous le nom de liberté, +déguisaient des oppressions. Chaque jour s’accentuait le contraste entre +l’idéal de société chrétienne qu’avaient dessiné ses enseignements +pontificaux, et les mœurs politiques de l’Europe et de l’Amérique. Et le +malheur des temps voulait que ses frères de l’épiscopat affluassent +auprès de ses douleurs pour lui dire les leurs et tenter d’être +consolés. + +Mais Lavigerie, s’agenouillant devant Pie IX, le 21 juillet 1877, +n’apportait, lui, ni doléances, ni gémissements, et montrait au pape +trois nouveaux domaines qu’il voulait, par ses Pères Blancs, ouvrir à +l’Église de Rome. + +La Tunisie d’abord. Deux ans plus tôt, Lavigerie, visitant à Carthage la +colline de Byrsa où saint Louis était mort, s’était vu entouré d’enfants +arabes qui lui demandaient l’aumône, pour l’amour de Dieu et de saint +Louis. Ces Arabes, en leur cœur, se souvenaient donc du roi de France? +De par un traité secret entre le bey Hussein-Pacha et le consul général +Matthieu de Lesseps, la France était devenue propriétaire de ce terrain +au moment même où Charles X perdait son trône. Elle s’était crue quitte +en faisant édifier, sous la monarchie de Juillet, une médiocre chapelle, +pouvant contenir une cinquantaine de personnes. L’humble sanctuaire, tel +quel, avait joué son petit rôle; le bey de Tunis, Achmet, aimait à dire +que la miséricorde et la vérité s’y rencontraient, que la justice et la +paix s’y embrassaient; et lorsqu’un jour de 1843 une famille d’esclaves, +fuyant les mauvais traitements d’un maître, était venue chercher asile +dans cette chapelle auprès du «santo sultan» des Français, le bey avait +déclaré: cette famille sera libre, et désormais tout enfant qui naîtra +de parents esclaves sera libre[184]. Un prêtre de France, l’abbé +Bourgade, était venu s’installer là, comme aumônier: quelque temps +durant, avec le concours de sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, il +avait essayé de donner une vie à ce sanctuaire, de faire prospérer, aux +alentours, un collège Saint-Louis, un petit hôpital Saint-Louis; mais +après sa rentrée en France, dans les premières années du second Empire, +la chapelle, l’enclos, étaient rapidement tombés dans un état de +«délaissement navrant»[185]; et la statue même devant laquelle +s’égrenaient, une fois l’an seulement, les prières liturgiques, se +trouvait être, par une singulière erreur, une effigie de Charles V, roi +de France, baptisée du nom de saint Louis[186]. La générale Chanzy +souffrait d’une telle abdication de la France chrétienne; et Lavigerie +avait résolu d’y mettre un terme. Secondé par Roustan, consul général de +France, et par l’appui de Pie IX, il avait obtenu, dès 1875, que le +vicariat apostolique de Tunisie, confié aux Capucins italiens, autorisât +deux Pères Blancs à s’installer sur cette colline: le pouvoir Romain +avait ainsi posé les premières assises de l’installation de la France à +Carthage, et Lavigerie, tout de suite, avait fait quêter, en France, +pour que sur cette historique colline s’élevât un jour une basilique, +commémoratrice des souvenirs[187]. D’opportunes acquisitions de terres +l’avaient, en 1876, rendu maître de tout le plateau de l’ancienne +acropole carthaginoise, où il rêvait d’établir un jour un collège +français; et, faisant un pas de plus, au début de juillet 1877, il était +venu à Tunis. Il était pleine nuit quand il approchait des portes, elles +étaient closes: le factionnaire tunisien, dont le _qui vive_ demeurait +sans écho, était sur le point de tirer, quand une voix lui cria, à +temps, que c’était le grand marabout des roumis. + + [184] BOURGADE, _Soirées de Carthage ou dialogues entre un prêtre + catholique, un muphti et un cadi_, p. 3 (Paris, Lecoffre, 1851). + + [185] Paul GABENT, _Un oublié, l’abbé Bourgade_ (Auch, imprimerie + centrale 1905). + + [186] On trouvera dans l’_Essai iconographique sur saint Louis_, par + Gaston LE BRETON (Paris, Jules Martin, 1880), la curieuse histoire + de cette statue de Charles V: enlevée au portail de l’ancienne + église des Célestins de Paris pendant la Révolution, elle fut portée + au dépôt des Petits-Augustins et cataloguée sous le nom de Louis IX; + au retour des Bourbons, elle servit de modèle pour figurer saint + Louis. Je dois à l’obligeance du savant Père Delattre et de M. + Alfred Merlin ces précieuses explications. + + [187] Voir au t. II des _Œuvres choisies_, p. 357-378, la lettre de + Lavigerie aux Pères Blancs, installés sur les ruines de Carthage. + +Ce grand marabout s’était hâté de voir le Bey, la colonie européenne; il +avait constaté qu’Italiens et Maltais, qui tous ensemble étaient une +cinquantaine de mille, réduisaient à l’effacement la minuscule +population française, qui ne dépassait pas deux milliers d’âmes. Mais +des centaines d’indigènes, affluant vers lui de toute la Tunisie, venant +coucher sur le seuil de sa demeure, venant lui réclamer leur dîner, lui +avaient attesté tout ce que pourrait, là encore, la charité, mise au +service de l’influence catholique et française. La précaire Église +tunisienne n’avait pas, jusqu’ici, les ressources nécessaires pour +révéler vraiment à l’Islam la bienfaisance chrétienne. Lavigerie voulait +que cette révélation s’accomplît par des générosités françaises. Ayant +ainsi laissé l’impression fugitive d’une souveraineté nouvelle, +magnifique et généreuse, et s’étant senti plus souverain, sur cette +terre musulmane, en face de ces prêtres italiens, qu’il ne l’était dans +sa métropole d’Alger, il commençait à songer: «Pourquoi la France ne +mettrait-elle pas un écu sur chaque motte de terre où l’Italie met un +homme?» Il rêvait de voir un jour Tunis, sous les auspices de la France, +devenir pour ses missions comme une façon de capitale où jeunes Arabes, +jeunes Berbères, jeunes nègres, vivraient à proximité du Christ. +Lavigerie, naviguant vers Rome, portait à Pie IX toutes les visions, +tous les songes d’avenir, qu’il emportait de la Tunisie; et déjà sur ses +lèvres le nom de Carthage, cessant de désigner une ruine, signifiait une +ambition. + +Puis, un autre nom historique succédait: celui de Jérusalem. Là aussi, +il lui paraissait que Rome, et la France, et ses Pères Blancs, +pouvaient, en collaborant, faire une grande œuvre. La France possédait +là, depuis 1857, le sanctuaire de Sainte-Anne, élevé, d’après la +tradition, au lieu même où était née la Vierge Marie. Le patriarche +italien n’avait jamais voulu qu’une congrégation française s’y +installât. Mettez-y vos Pères Blancs, quand même, disait à Lavigerie le +duc Decazes. Le duc connaissait Lavigerie, et la nuance de joie qu’il +éprouverait à lutter pour les prérogatives françaises contre la nation +dont Pie IX se plaignait; et Lavigerie venait dire à Pie IX qu’il était +tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze Pères Blancs[188]. + + [188] L’histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem, est + retracée, avec beaucoup d’érudition, dans une longue lettre de + Lavigerie à l’évêque de Vannes, reproduite au t. II des _Œuvres + choisies_, p. 271-356. + +Mais il insistait, surtout, sur une troisième route où il voulait +engager ses Pères Blancs et qui ne les acheminerait pas, celle-là, vers +quelque métropole historique, mais vers la mystérieuse barbarie de +l’Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que l’Association +internationale pour l’exploration de l’Afrique n’avait pas mis la croix +sur son drapeau; que derrière elle, déjà, le protestantisme était en +marche; que les sections anglaise, allemande et américaine de +l’Association n’étaient composées que de protestants, et que l’Église +romaine risquait d’être devancée, si elle ne se hâtait. + +Pie IX ému consultait la congrégation de la Propagande, les divers chefs +de missions: l’appel de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente +nécessité. «Quel spectacle plein de grandeur, insistait Lavigerie le 2 +janvier 1878 dans une lettre au cardinal Franchi: un pape prisonnier +dans son palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu’à ce jour +inaccessible de l’Afrique, avec la mission hautement donnée d’y détruire +l’esclavage. Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande croisade +de foi et d’humanité, qui annoncerait la création d’une armée d’apôtres +prêts à marcher à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres +fils de Cham, serait l’une des plus grandes choses de ce siècle et même +de l’histoire de l’Église.» L’argent, expliqua-t-il, on le trouverait, +pourvu que le pape dît un mot, auprès des deux grandes œuvres de la +Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance; et puis, «avec la foi, +selon la promesse du Christ, on transporte les montagnes, les montagnes +d’or comme les autres». Quant aux hommes, Pie IX avait sous les yeux une +supplique de cinquante Pères Blancs qui ne demandaient qu’un signe pour +aller à l’assaut du continent noir. + +Ce signe s’esquissait à Rome au début de février 1878, au moment même où +Pie IX se mourait; l’organisation des missions de l’Afrique équatoriale +sous la haute direction de Lavigerie, sous la direction immédiate des +Pères Livinhac et Pascal, était d’ores et déjà, dans les bureaux de la +Propagande, chose décidée. Un nouveau pape, le 24 février, ratifiait et +publiait cette décision; il avait nom Léon XIII. Être pape depuis quatre +jours, et recevoir, comme cadeau de joyeux avènement, tout un monde à +convertir, toute une besogne civilisatrice à accomplir, passionnante +pour l’humanité tout entière, c’est là une bonne fortune dont un Léon +XIII sait gré à un Lavigerie. Tout de suite leurs imaginations +s’accordèrent, leurs ambitions se comprirent, leurs audaces +s’additionnèrent; et, quatorze ans durant, les plus glorieux épisodes de +l’histoire de l’Église, victoires sur le paganisme, victoires sur +l’esclavagisme africain, victoires sur les archaïsmes politiques, seront +le fruit de leur collaboration. + + + + +CHAPITRE III + +LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR: LE RELÈVEMENT DE +CARTHAGE + + +I.--Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique équatoriale. + +Lavigerie, en dix ans, dans son archidiocèse d’Alger, avait construit +quarante-neuf lieux de culte, établi onze congrégations, dépensé pour +les besoins de ses ouailles huit millions huit cent soixante-dix mille +francs. On l’avait, sans cesse, senti préoccupé d’enseigner à la France +le bon usage de l’Algérie, et de chercher dans l’histoire du passé, dans +des initiatives scolaires, dans des initiatives charitables, l’amorce +d’un contact entre les populations musulmanes et les assises chrétiennes +de la civilisation française; et il lui avait plu d’être salué comme «le +premier colon de l’Algérie». Il fut souvent, pour les gouverneurs +successifs, le conseiller des heures difficiles, un conseiller qui +savait encourager, réconforter. «Je vous plains, madame, disait-il à la +femme de l’un d’entre eux. Depuis que je suis archevêque d’Alger, je +n’ai point vu une femme de gouverneur qui ne soit venue dans mon cabinet +pour y pleurer[189].» + + [189] CAMBON, _le Gouvernement général de l’Algérie_, p. 258 (Paris, + Champion, 1922). + +En 1878, l’époque était proche où il allait avoir deux capitales: à côté +d’Alger, sa métropole concordataire, où parfois il se sentait inquiété, +gêné, par la politique religieuse de la République, Carthage, bientôt, +lui sera comme une seconde métropole, dans laquelle on le verra, avec +une souveraine aisance, collaborer avec le Quai d’Orsay pour le prestige +extérieur de la France. Une biographie détaillée de Lavigerie, à partir +de 1878 et même un peu plus tôt, exigerait un regard prolongé sur les +archives des Affaires étrangères: là seulement, on pourrait suivre, au +jour le jour, la collaboration, parfois paradoxale d’apparence, entre +cet homme d’Église et un État qui déjà se qualifiait de laïque, mais qui +n’admettait pas que les effervescences d’anticléricalisme fussent autre +chose que des scènes de ménage, entre Français, dans l’enceinte de la +France. + +Le premier confident à qui Lavigerie fit connaître, en février 1878, la +création par Rome des missions de l’Afrique équatoriale, confiées aux +Pères Blancs, fut le ministre des Affaires étrangères. «Évêque français +de l’Afrique, disait-il, je n’ai pas cru pouvoir rester indifférent à +une œuvre si considérable de civilisation, qui intéresse également +l’humanité, la science et la religion. J’ai pensé qu’il serait +avantageux pour la France d’être représentée, dans ces vastes régions +encore mystérieuses, non pas seulement par des pionniers isolés, comme +les autres peuples, mais par une corporation qui pourra donner à son +action civilisatrice et scientifique la suite, la durée, l’étendue, qui +la rendent puissante. Dix prêtres de la Société des missionnaires, dont +je suis le supérieur, se préparent à partir très prochainement en +avant-garde pour Zanzibar.» Tous les termes sont ici pesés; ce n’est pas +l’archevêque d’Alger qui parle, mais, comme eussent dit les légistes, le +supérieur d’une congrégation. Une congrégation, c’est une force, où la +communauté des disciplines, et des souffrances, et des mérites, et des +ambitions, ajoute à chaque énergie individuelle la poussée de l’énergie +collective: pour cette organisation d’Église, qui là-bas représentera la +France, Lavigerie demandera au ministère une recommandation près de nos +consuls, un passage gratuit sur nos paquebots. + +L’esprit dont s’animaient les Pères Blancs répondait pleinement à celui +de leur chef: «Une autre pensée, écrivait le P. Deniaud, se mêle dans +nos cœurs à celles de la foi: la pensée de la France. C’est pour elle +aussi que nous allons travailler. Nous sommes les premiers Français qui, +envoyés par notre évêque, Français comme nous, allons porter sa langue +et son influence dans les profondeurs africaines. D’autres nous suivront +un jour, et cette route pacifique que nous allons tracer, où peut-être +nous laisserons nos tombes, sera poursuivie par les conquérants +pacifiques de notre France. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne l’ont +précédée; elle ne pouvait manquer plus longtemps à ce grand rendez-vous +de l’humanité et de la civilisation[190].» + + [190] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 101. + +D’avance, entre ces dix, la distribution des terroirs et des âmes était +faite. Cinq d’entre eux, le P. Livinhac en tête, devaient s’occuper de +la région du Nyanza; les cinq autres, le P. Pascal en tête, de celle du +Tanganyika. Des instructions de Lavigerie, qu’ils emportaient avec eux, +leur disaient, en formules incisives: «Dans vos souffrances, songez au +triomphe des martyrs; sans cela vous ne serez que des voyageurs +vulgaires, et, comme je vous l’ai dit quelquefois, des Robinsons, au +lieu d’être des hommes de Dieu... Pour une si grande œuvre, il faut +avoir assez de foi pour demander des miracles. De la foi, beaucoup de +foi, c’est tout ce qu’il faut pour les obtenir.» Tel était leur viatique +spirituel; et pensant, d’autre part, à «nos pauvres barbares civilisés +de France et d’Europe», Lavigerie disait à ses Pères Blancs l’honneur et +l’avantage que pourrait retirer l’Église s’ils trouvaient l’occasion, +sous ces latitudes équatoriales, de cultiver un peu les sciences +naturelles et de fournir quelques renseignements aux sociétés savantes. +Seize siècles plus tôt, cette question: A-t-on le droit de courir au +martyre, de le rechercher? avait déchiré les chrétientés africaines; la +solution de bon sens et d’humilité que lui avait alors donnée l’Église +de Rome trouvait un écho sous la plume de Lavigerie, lorsqu’il écrivait: +«Plutôt changer de direction si le pays de Nyanza est redoutable aux +voyageurs.» + +Les Dix, partis de Marseille le 21 avril, étaient à Zanzibar en juin. Le +P. Charmetant et le P. Deniaud les avaient précédés. A eux deux, faisant +l’office de fourriers, ils avaient commencé d’organiser les troupes de +porteurs nègres qui devraient les escorter, et d’hommes armés qui +devraient les défendre; ils avaient rassemblé les innombrables objets +qu’une pareille caravane devait emporter avec elle pour les offrir, +comme droits de péage, aux petits souverains dont on traverserait le +territoire; c’était un véritable capharnaüm, où resplendissaient de +somptueux habits de cérémonie, achetés au Temple, et destinés à parer +les courtisans des roitelets nègres, ou les roitelets eux-mêmes. Car +dans ces régions où la terrible mouche tsé-tsé tuait les animaux +domestiques, où les principicules sauvages ne connaissaient aucune +monnaie d’échange, il fallait traîner avec soi un véritable bazar +ambulant, qui exigeait de nombreuses épaules humaines. + +Avant de quitter Zanzibar pour s’enfoncer dans la meurtrière Afrique, +les Dix recevaient des lettres de Lavigerie, qui leur disait: Je prie +pour vous à Rome, je vais prier pour vous au Saint-Sépulcre. L’équipe +destinée au Tanganyika, bientôt réduite à quatre par la mort du P. +Pascal, ne devait arriver à destination qu’en janvier 1879; il fallut +six mois de marche encore aux cinq apôtres de l’Ouganda pour qu’ils +fussent au but. Sans rien perdre de ce don d’ubiquité qui la fixait +presque simultanément à Rome et à Jérusalem, à Alger et à Tunis, à Paris +et aux Grands Lacs, c’est dans cette dernière région que la pensée de +Lavigerie s’attardait alors avec le plus de tendresse. Elle suivait ses +fils, aventureusement expédiés; elle cherchait, parmi les petits clercs +de son séminaire, les recrues qui pourraient un jour, là-bas, remplacer +les martyrs. + +J’ai soif, j’ai soif, criait-il au vendredi-saint de 1879, dans un +discours tout haletant: il répétait ce cri suppliant du Christ en croix, +le commentait, conjurait ses auditeurs d’avoir soif des âmes. La +première caravane cheminait encore, que déjà la seconde se +préparait[191]. Les lettres qu’il adressait à Paris, à la procure des +Pères Blancs, s’occupaient des moindres détails du nouveau bazar qu’il y +avait à acheter, à encaisser, à transporter. Comme escorte armée, pour +cette seconde caravane, il voulait d’anciens zouaves pontificaux: +Charmetant fut envoyé à Bruxelles, pour en trouver. Et l’imagination +débridée de Lavigerie voyait en eux les fondateurs éventuels d’un +royaume chrétien au centre de l’Afrique équatoriale, qui deviendrait +très puissant, probablement en peu de temps. Ce serait un chapitre +nouveau s’ajoutant, sous les regards du dix-neuvième siècle finissant, à +l’histoire des royautés jadis fondées par l’Église aux marches de la +civilisation chrétienne; et Lavigerie semblait impatient, déjà, de +mettre ce chapitre au net, avant même que le brouillon n’en eût été +ratifié dans le plan divin. + + [191] Voir _Journal de voyage des missionnaires d’Alger aux Grands + Lacs de l’Afrique équatoriale_ (Alger, Jourdan, 1879). + +Il rédigeait, pour l’apostolat de l’Afrique centrale, des instructions +nouvelles: ne pas élever à l’européenne les petits nègres, non plus que +Pierre et Paul n’avaient voulu transformer en Hébreux les petits +Romains, non plus qu’Irénée n’avait voulu transformer en Grecs les +petits Lyonnais; ne pas baptiser les nègres, sauf le cas de mort, sans +qu’ils eussent été postulants depuis deux ans. Le 2 juin 1879, à +Notre-Dame d’Afrique, Lavigerie armait chevaliers quatre Belges et deux +Écossais, anciens zouaves pontificaux; en chape rouge et or, au pied de +l’autel, il leur donnait l’épée, l’accolade. Et le soir, dans la chaire +de sa cathédrale, il commentait leur imminent départ,--le départ des +douze Pères ou Frères missionnaires dont ils allaient être les +protecteurs. «Les voici qui viennent, s’écriait-il, ces conquérants +pacifiques! Zanzibar, tu les as vus s’enfoncer dans les plaines +brûlantes, franchir les montagnes inhospitalières qui s’élèvent en face +de tes rivages. Tu vas les revoir encore, n’ayant pour arme que leur +croix, pour ambition que de porter la vie dans cet empire de la +mort[192].» Lavigerie les chargeait, au nom du Saint-Siège, d’être, pour +les populations qu’ils allaient aborder, des prédicateurs de délivrance. +«Dites-leur, à ces peuples nouveaux, que ce Jésus dont vous leur +montrerez la croix est mort entre ses bras pour porter toutes les +libertés au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal, la liberté +des peuples contre le joug de la tyrannie, la liberté des consciences +contre le joug des persécuteurs, la liberté du corps contre le joug de +l’esclavage.» Et son geste de bénédiction s’élevait sur ces +missionnaires en partance, «au nom de Pierre qui, captif dans la +personne de Léon, préparait le dernier coup porté à l’esclavage moderne, +au sein même de cette Rome où Paul prisonnier portait le premier coup à +l’antique servitude.» + + [192] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 77. + +Quelques minutes encore, il parlait, regrettant que ses forces lui +interdissent de partir avec eux, d’être là-bas le sacrificateur, à cet +autel où leur sang viendrait peut-être se mêler au sang de l’Agneau. +Puis, descendant de chaire, il allait, devant l’autel, s’agenouiller à +leurs pieds, et les baisait; et tous les autres Pères, tous les novices, +tous les hommes présents, faisaient de même; le célèbre discours de +Fénelon sur la fête de l’Épiphanie recevait ainsi, dans cette +cathédrale, une sorte de sanction liturgique. Un an plus tard, hélas! +huit de ces partants, missionnaires ou zouaves, avaient déjà succombé à +la fièvre et semé de leurs tombes la route des Grands Lacs. Tout autre +que Lavigerie se fût peut-être découragé; mais ces catastrophes mêmes +étaient, pour lui, un motif de s’acharner. + +Il chargeait le Père Deguerry de remonter le Haut-Nil pour y trouver, +éventuellement, une nouvelle route vers l’Ouganda. Et sans même attendre +le fruit de cette exploration, il préparait une troisième caravane qui +allait, avant la fin de 1880, gagner Zanzibar. «Nous jurons ensemble, la +Société missionnaire et moi, proclamait-il devant ce troisième +contingent d’apôtres, nous jurons de mourir tous jusqu’au dernier, +plutôt que d’abandonner ces missions de l’Équateur.» Et tous ces Pères +Blancs, tous leurs novices, juraient avec lui. Un Breton, ancien zouave +de Lamoricière et de Charette, le capitaine Joubert, était de +l’expédition; il n’avait pu, naguère, sauver le royaume du Pape; il +allait peut-être, en Afrique, donner au Pape un royaume. Car de plus en +plus vastes étaient les ambitions territoriales de Lavigerie: à Kabele +et au Haut-Congo, la Propagande venait de créer pour ses Pères Blancs +deux nouveaux vicariats. Le Père Charbonnier, récemment nommé Supérieur +général, régnait désormais, de son observatoire de Maison Carrée, sur +quatre champs de mission. + + +II.--Lavigerie à Jérusalem: la France institutrice des clergés d’Orient. + +Cependant, à Sainte-Anne de Jérusalem, s’effaçant discrètement et se +morfondant un peu, quelques Pères Blancs, conformément aux consignes de +Lavigerie, se considéraient comme députés par la France et par l’Église +pour prier en faveur du monde chrétien et de la pauvre Afrique en +particulier. Lavigerie, en juin 1878, à l’heure même où ses premiers +missionnaires commençaient à cheminer de Zanzibar aux Grands Lacs, avait +fait une apparition à Jérusalem[193]: le consul Patrimonio, +officiellement, lui avait remis les clefs de Sainte-Anne. Les +instructions qu’emportaient d’Alger à Jérusalem, à l’automne de cette +même année, trois Pères Blancs et un Frère, et les lettres successives +que Lavigerie leur adressait, leur prescrivaient d’accepter, pour +l’instant, une vie monotone, de la prendre comme un second noviciat, +d’étudier, d’attendre, d’être humbles, petits, modestes, de façon à ne +pas surexciter, au Patriarcat ou à la Custodie, les susceptibilités +italiennes. On avait pensé, d’abord, à faire de Sainte-Anne un institut +d’études bibliques; mais au bout de quelques mois, des enfants s’étaient +présentés, aspirant, dans ce sanctuaire ressuscité, au rôle biblique +d’Éliacin. De ce jour-là, une pensée, qui déjà flottait dans l’esprit de +Lavigerie, s’éclaira d’un trait de lumière: tous ces enfants de chœur, +il fallait qu’ils fussent, non pas de rite latin, mais de rite oriental, +et que les Pères Blancs, s’orientalisant eux-mêmes dans la mesure du +possible, s’acheminassent vers l’ouverture d’une école apostolique où +seraient formés des prêtres pour les diverses chrétientés indigènes +unies à l’Église romaine; et bientôt le patriarche grec-melchite, +rendant visite aux Pères Blancs, souhaitait lui-même cette fondation. + + [193] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 265-269. + +Il fallait faire accepter l’idée à Paris, la faire accepter à Rome: de +part et d’autre, de graves obstacles surgissaient. Dans le Paris +politique de 1880, de quel œil verrait-on l’établissement d’un séminaire +ecclésiastique dans des locaux qui demeuraient propriété de la France, +avec le concours pécuniaire de la France? Et que dirait, à Rome, d’un +projet aussi décisif, la congrégation de la Propagande, où certaines +influences tenaces continuaient, au contraire, de lutter pour la +latinisation des Orientaux, pour l’éviction discrète et progressive de +leurs rites indigènes? Mais à Paris, il y avait Gambetta; à Rome, il y +avait Léon XIII: avec ces deux appuis, Lavigerie devait vaincre. + +Lavigerie s’en venait dire à Gambetta qu’à la demande de certaines +notabilités musulmanes de Jérusalem, les Pères Blancs venaient d’ouvrir +à Sainte-Anne une école secondaire où les petits musulmans apprenaient +notre langue: Gambetta disait bravo, et intéressait au projet Barthélemy +Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères. Lavigerie, en mars +1881, écrivait à celui-ci, qu’«à côté de cette école externe, il y +aurait grand avantage à établir à Sainte-Anne une école normale +d’instituteurs français, choisis de tous les points de l’Orient, et +destinés eux-mêmes à aller fonder des écoles françaises dans leur pays +respectifs.» + +En présence d’une telle suggestion, comment Barthélemy Saint-Hilaire +eût-il pu n’être pas propice? «Je m’attends, continuait le prélat, à +trouver opposition parmi les missionnaires italiens, qui partout font +maintenant à l’action française une guerre acharnée.» Et ce pronostic +même ne pouvait que piquer au jeu un homme d’État du quai d’Orsay. Ayant +ainsi préparé le terrain, l’adroit épistolier continuait: «Il y a lieu +de compter avec l’esprit oriental qui n’admet aucune œuvre vitale que +sous une forme religieuse. Parler dans ce pays d’institution purement +laïque serait une chose impossible. Aussi donnerai-je simplement à notre +École normale le nom d’École apostolique; et comme le clergé tout +entier, même le clergé oriental, peut se marier dans ces régions et y +exercer toutes sortes d’états, rien n’empêcherait que ceux des +instituteurs formés par nous qui le voudraient reçussent plus tard le +sacerdoce dans leurs rites respectifs.» Lavigerie faisait ainsi +merveille, quand il le voulait, pour présenter le fait religieux aux +susceptibilités laïques. Il pouvait, à ses heures, être cassant et +véhément, mais toujours à bon escient et jamais avec maladresse; son +intelligence, son goût de manier les hommes, son amour du succès le +portaient, plutôt, à vouloir assouplir les contours d’une idée, amortir +les angles d’un projet, pour rendre cette idée, ce projet, plus +accessible, plus acceptable, à certains esprits distants ou prévenus, +dont l’assentiment était pourtant nécessaire. Barthélemy Saint-Hilaire +fut conquis, Gambetta donna son appui, et quatre-vingt-dix mille francs +furent votés pour l’ouverture de ce qu’on appela, au Palais-Bourbon, le +collège français de Sainte-Anne. + +A peine ce vote enlevé, Lavigerie était à Rome; il voyait Léon XIII, et +les autorités de la Propagande; il se prévalait de ses anciennes +expériences de directeur de l’œuvre des Écoles d’Orient pour soutenir +que l’un des plus grands obstacles qui écartaient de Rome les +schismatiques orientaux était la frayeur du latinisme. Il pensait donc +travailler pour la réunion des Églises, en demandant l’autorisation de +faire de Sainte-Anne un séminaire grec-melchite où le rite oriental +serait en vigueur: il augurait qu’à la faveur d’une telle éducation les +jeunes pupilles de Sainte-Anne seraient un jour des agents efficaces +pour la conversion de l’Orient. Il insistait, en novembre, dans une +lettre au cardinal préfet de la Propagande; et celui-ci faisait savoir, +en mars 1882, que son projet répondait aux vœux de la Congrégation. + +Sous le nom de Collège français, l’institution de Sainte-Anne avait des +subsides de Paris; sous le nom de séminaire oriental, elle avait +l’approbation de Rome; elle pouvait aussitôt s’ouvrir. + +L’esprit de déférence pour les rites indigènes, représenté par +Lavigerie, avait définitivement prévalu, à Rome, sur l’esprit de +latinisation, et Léon XIII, déjà soucieux de multiplier les ponts entre +le Saint-Siège et les églises séparées, apprenait bientôt avec une joie +confiante l’accueil que faisaient à cette fondation les évêques +orientaux. Le séminaire restera vide, murmuraient les derniers +latinisants. Lavigerie pourra faire savoir à Rome, au bout de trois ans, +qu’avec soixante-deux élèves le séminaire était plein[194]. + + [194] Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’étude spéciale que nous + avons consacrée à Lavigerie et au séminaire de Sainte-Anne dans + notre livre _Les Nations apôtres, vieille France, jeune Allemagne_ + (Paris, Perrin, 1903). + +Il se plaisait à cette pensée qu’il y avait là désormais, dans +Jérusalem, une sorte de centre d’unité catholique, où la diversité même +des rites scellerait la généreuse fraternité des âmes. Ce prêtre aimait +à se pencher sur des ruines pour y retrouver des éléments de vie. Au +centre de l’Afrique, esclavagiste et polygame, parfois anthropophage, +c’étaient les ruines, particulièrement tragiques, de ce que le Dieu de +la Genèse avait mis de grandeur et de dignité dans les âmes humaines; en +ces Lieux-Saints où le Christ était venu fonder un bercail,--et un +seul,--c’étaient les ruines de la primordiale unité des âmes +chrétiennes; et plus près du regard de Lavigerie, enfin, dans cette +Tunisie où déjà, grâce à lui, la France avait pris pied sur la colline +de Carthage, c’étaient les ruines d’une antique chrétienté qui, comme +celle de l’Algérie, avait été d’abord ravagée par les Vandales, et puis +balayée par l’Islam. + + +III.--Lavigerie devancier de la France et conseiller de la France en +Tunisie. + +Que pouvaient, en cette Tunisie, pour les besoins religieux de la +population européenne, déjà nombreuse, déjà éparse, une quinzaine de +Capucins italiens? Que pouvaient-ils, surtout, pour hâter la rencontre +entre les détresses islamiques et la charité chrétienne? Lavigerie, dès +1875, s’inspirant de ses ambitions patriotiques non moins que de son +désir d’action religieuse, avait suggéré au ministère des Affaires +étrangères que les Français devraient entrer en Tunisie «loyalement, non +en conquérants, mais en vue d’une politique de protectorat». Voyant que +cette entrée tardait, il se sentait tout prêt à prendre les +devants.--«Je suis disposé, disait-il dès 1879 à notre consul Roustan, à +me charger, avec mes missionnaires, du service religieux de la Tunisie», +et il jetait des jalons, à cet effet, auprès de la Propagande. + +Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de Roustan, un résultat qui +serait un triomphe nouveau pour votre politique: celui d’annexer +officiellement, au point de vue religieux, la Tunisie à l’Algérie +française, et de pouvoir y créer librement, par ce moyen, tous les +établissements, écoles, hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors +titulaire du Quai d’Orsay, Lavigerie l’entretenait de la nécessité pour +la France de prendre pied en Tunisie. L’Angleterre et l’Allemagne +étaient consentantes: elles avaient fait à la France des avances, au +congrès de Berlin[195]: pourquoi tarder à les accepter? Sans plus +attendre, Lavigerie s’installait lui-même, sur l’historique colline de +Carthage, dans une bien humble maison arabe qu’il avait acquise d’un +dentiste. Au printemps et à la fin de l’automne de 1880, il y faisait +deux séjours prolongés, surveillant les travaux du collège Saint-Louis, +acquérant à la Marsa, pour l’entretien de ses futures œuvres +tunisiennes, un immense domaine où, l’année d’après, il allait planter +la vigne. Le «premier colon de l’Algérie» allait être le premier +viticulteur de la Tunisie. Et cette maisonnette, d’où planaient et +débordaient ses rêves, devenait le quartier général d’où la France +religieuse, désireuse de faire pénétrer le Christ en Tunisie, aiderait +la France politique à y pénétrer avec lui[196]. + + [195] Voir René VALET, _L’Afrique du Nord devant le parlement au + dix-neuvième siècle_, p. 158-163. + + [196] Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son + établissement en Tunisie, les influences religieuses, voir P. H. X., + _La Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines_, + p. 452-453 (Paris, Plon, 1891). + +Allait-on assister, après vingt et un siècles, à un nouveau duel entre +Rome et Carthage? On eût pu le croire, en lisant les virulentes attaques +d’une partie de la presse italienne contre l’archevêque d’Alger. Nul ne +savait, comme lui, transformer les souvenirs historiques en instruments +de conquête. «Eh bien, monseigneur, que disent les ombres d’Annibal et +d’Amilcar?» Ainsi l’avait accueilli Pie IX treize ans plus tôt, quelques +mois après sa nomination en Algérie. Pie IX le connaissait bien; il +savait que Lavigerie aimait écouter parler les morts, et les faire +parler. Ce seul nom de Carthage était pour lui d’une magnifique +éloquence; pourquoi donc le royaume d’Italie empêcherait-il Carthage de +régner, là où déjà, jadis, elle avait régné[197]? + + [197] L’Italie, lisait-on dans la préface du recueil de discours de + Jules Ferry, publié par Rambaud, sous le titre: _Affaires de + Tunisie_ (Paris, Hetzel, 1882), est «une puissance jeune, remuante, + exigeante envers la fortune qui lui a prodigué les plus hautes + faveurs, hantée par les grands souvenirs, les grands noms et les + grands rêves. Elle est à Rome, il lui siérait d’être à Carthage. + Pourquoi? Parce que c’est Carthage». Sur le mécontentement italien, + voir René VALET, _op. cit._, p. 163-168 et 202-203, et l’article + anonyme de M. André LEBON sur _les Préliminaires du traité du + Bardo_. (_Annales de l’École libre des sciences politiques_, 1893.) + +Au nom de la Rome papale en même temps qu’au nom de la France, Lavigerie +travaillait pour cet avènement. Autour de lui il fouillait les mémoires +humaines, et faisait fouiller, au-dessous de lui, les alluvions, cette +mémoire de la terre. Les vieux Arabes lui disaient que ce Bou Saïd, +honoré dans une mosquée du même nom en face de Carthage, n’était autre +que le saint roi Louis devenu musulman, paraît-il, à son lit de mort, à +la suite d’une apparition du Prophète. Lavigerie recueillait cette +légende: elle profanait, assurément, la gloire du saint roi «roumi»; +mais elle la montrait, pourtant, se perpétuant dans les imaginations +tunisiennes: n’était-ce pas un motif, pour la France, de n’être pas plus +longtemps absente? Le P. Delattre, par des explorations méthodiques, +exhumait de la colline même de Carthage les débris des civilisations +successives; il interrogeait ces ruines dont déjà Chateaubriand disait +qu’elles n’avaient rien de bien conservé, mais qu’elles occupaient un +espace considérable[198]; il ramassait pieusement toutes ces épaves, +jadis dédaignées, sans doute, par les Pisans, lorsque il Carthage était +pour eux comme la carrière où ils venaient chercher les pierres du dôme +de Pise. Sous les yeux de Lavigerie se formait tout un musée +d’archéologie chrétienne; en voyant ces inscriptions, en voyant ces +lampes qui portaient parfois l’emblème du Christ vainqueur, Lavigerie +écrivait à Xavier Charmes pour demander au ministère de l’Instruction +publique l’établissement d’une mission archéologique à Carthage[199]. Le +langage des pierres, le langage des objets sacrés qu’on recueillait, +aidaient l’Église à raviver la physionomie de Carthage chrétienne: +pourquoi donc cette Carthage ne redeviendrait-elle pas, en Afrique, la +messagère de Rome? + + [198] CHATEAUBRIAND, _Itinéraire de Paris à Jérusalem_, 7e partie + (_Œuvres complètes_, éd. Garnier, V, p. 454. Paris, 1859). + + [199] Voir la lettre qu’il écrivait à Wallon, secrétaire perpétuel de + l’Académie des inscriptions, sur, le même sujet (_Œuvres choisies_, + II, p. 397-451). + +Lorsque au printemps de 1881 Lavigerie, après quatre mois de séjour, +s’éloigna de Carthage, l’expédition de Tunisie, dont en janvier 1879 +Gambetta avait repoussé l’idée, était bien près d’être résolue[200]. Un +entretien décisif du baron de Courcel, directeur des affaires +politiques, achevait de mordre sur l’esprit de Gambetta[201], à qui +Lavigerie avait, par l’intermédiaire de Charmetant, fait transmettre un +long rapport. Pour préparer l’expédition, le capitaine Sandherr, qui +allait, vingt ans durant, jouer un rôle d’élite dans le «service des +renseignements» du ministère de la Guerre, se faisait renseigner par +Lavigerie et par les Pères Blancs sur l’état d’esprit des indigènes +tunisiens[202]. «Les Pères Blancs, écrivait-il à Lavigerie, sont les +Français les plus patriotes et les plus désintéressés que j’aie +l’honneur de connaître.» Lavigerie, d’ailleurs, correspondait +directement avec le ministère de la Guerre, signalant l’agitation qui +grossissait parmi les 50 000 Kabyles, les rumeurs circulant sur les +marchés arabes, d’après lesquelles la France «ne viendrait jamais à bout +du bey de Tunis», les sourdes manœuvres qui se préparaient au Maroc +contre la France, avec l’appui de l’Allemagne, et la grosse imprudence +qu’on avait commise en remplaçant, en Kabylie, tous les administrateurs +militaires par des administrateurs civils, «uniquement pour obéir aux +politiciens de la rue». Pour être renseignée, pour mûrir et préciser ses +décisions, la France de Gambetta s’adressait à cet archevêque, +collaborait avec lui. «Un homme essentiellement politique, non un +persécuteur: la passion philosophique ou théologique lui est +certainement inconnue»: c’est ainsi que Lavigerie jugeait Gambetta, et +l’expédition de Tunisie résulta de leurs échanges de vues. + + [200] Sur les évolutions d’esprit de Gambetta au sujet de l’expédition + tunisienne, voir baronne DE BILLING, _Le Baron Robert de Billing, + vie, notes, correspondance_, p. 395-396 (Paris, Savine). + + [201] HANOTAUX, _Histoire de la France contemporaine_ (1871-1900): IV, + _La République parlementaire_, p. 650-651 (Paris, Furne). + + [202] TOURNIER, _Correspondant_, 10 mars 1912, p. 843. + +Étrange aveuglement des partis politiques! Cinquante et un ans plus tôt, +lorsque la France des Bourbons avait rendu à notre pays ce suprême +service, de lui donner l’Algérie, les libéraux de l’époque déclaraient +que le vrai motif de la guerre contre le Dey était de préparer nos +troupes à faire le coup de feu contre les Parisiens! Aujourd’hui que la +France républicaine ouvrait à l’Église de France et à l’Église romaine +un nouveau domaine d’action, on voyait les conservateurs catholiques +s’unir aux partis radicaux pour protester contre l’expédition +tunisienne[203]. Lavigerie passait outre, haussant ses robustes épaules. + + [203] Sur l’exploitation électorale de nos difficultés tunisiennes par + l’opposition, voir LEROY-BAULIEU, _Revue politique et littéraire_, + 13 août 1881, et VALET, _op. cit._, p. 210-211. + +La convention du 12 mai 1881, connue sous le nom de traité du Bardo, +établit en Tunisie le protectorat de la France. «Plaise à Dieu, écrivait +Lavigerie au clergé d’Alger, que ce triomphe de la France soit le +triomphe définitif de la civilisation chrétienne dans ces pays +barbares!» Le Saint-Siège, dès le 28 juin, le nommait administrateur du +vicariat apostolique de Tunisie[204]: c’était une façon sommaire, +éminemment efficace, de ratifier, en face des susceptibilités +italiennes, l’installation en terre tunisienne du sacerdoce français. On +tenait compte, d’ailleurs, de ces susceptibilités, en décidant que les +Capucins italiens garderaient leurs églises, sous l’autorité d’un +supérieur, qui aurait le titre de préfet apostolique, et qui, comme +Lavigerie, dépendrait de la congrégation de la Propagande; et c’est +seulement en 1891 que Lavigerie les fera définitivement s’éloigner, +d’accord avec le Saint-Siège. + + [204] Texte du bref dans LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 382-384. + Quelques semaines plus tôt, à la Chambre italienne, le député + Massari avait parlé des résistances qu’opposait le Saint-Siège aux + efforts du gouvernement français pour faire nommer à Tunis, en + remplacement de Mgr Suter, un moine français (CHIALA, _Pagine di + storia contemporanea_; fasc. _Tunisi_, p. 264, Turin, Roux, 1892). + +Mgr Suter, le vieux Capucin italien qui depuis quarante ans était là-bas +supérieur, vint lui-même remettre à Lavigerie, comme insigne de son +autorité pastorale sur la Tunisie, l’étole qu’il avait reçue jadis de la +reine Marie-Amélie. Le tête-à-tête fut émouvant. Lavigerie s’inclina +devant le moine octogénaire en lui disant: «Placez l’étole, vous-même, +sur mes épaules, et bénissez-moi.» Suter accepta: il allait bientôt +s’effacer, avec une pension viagère de la France. + +«Il était grand temps, note le baron Robert de Billing, qu’un prélat +éminent comme le cardinal Lavigerie vînt prendre dans ses mains +vigoureuses le gouvernement de tous ces religieux, dont l’esprit de +discipline et d’abnégation avait beaucoup souffert d’un trop long +séjour, sans doute, loin de leurs communautés d’Europe[205].» + + [205] BILLING, _op. cit._, p. 389. + +Cinq millions de francs par an, voilà ce qu’il fallait à Lavigerie pour +faire de la Tunisie un beau diocèse. Ses plans étaient faits: il +voulait, sans trêve, une cathédrale et une seconde paroisse à Tunis, dix +autres paroisses ailleurs, un grand et un petit séminaires, trente +écoles, un pensionnat de jeunes filles. Il portait ce plan à Rome, dès +le mois de juillet, le mettait sous les yeux du préfet de la Propagande, +obtenait que son titre complet fût: «Administrateur de Carthage et de +Tunis. Car l’Église antique de Carthage, expliquait-il, réveille les +mémoires les plus touchantes et les plus saintes.» En août, il arrivait +à Paris, pour organiser, au nom de Léon XIII, une quête nationale pour +la Tunisie: «Tout me manque, criait Lavigerie aux catholiques de France; +si la faim fait sortir les loups du bois, elle en fait aussi sortir les +pasteurs; tout évêque voudrait posséder des trésors pour rendre à la +prière ce lieu vénérable: Carthage.» Mais alors pesaient sur les +catholiques de France certaines influences politiques dont neuf ans plus +tard Léon XIII et Lavigerie devaient commencer à les affranchir; et ces +influences firent échouer l’appel de Lavigerie. La quête, dans tout le +pays, ne rapporta que trois cent mille francs. L’expédition tunisienne +était impopulaire dans les partis de droite comme dans ceux d’extrême +gauche: Lavigerie avait sa part de cette impopularité. Gambetta, du +moins, comprenait Lavigerie; il savait les précieux renseignements que +le prélat donnait au Quai d’Orsay sur les troubles de Tunisie, et sur +les points où notre armée devait frapper pour y mettre un terme. «Je +n’ai jamais été mieux renseigné sur les affaires de l’Algérie et de la +Tunisie, disait un jour Gambetta, que par mes conversations avec le P. +Charmetant», et il avait même chargé ce Père Blanc de s’informer si +l’amiral de Gueydon consentirait à reprendre, éventuellement, le +gouvernement de l’Algérie[206]. Telle était la confiance qu’inspiraient +au président de la Chambre des députés Lavigerie et ses collaborateurs. +Consultez la liste du premier conseil de protectorat de la Tunisie: vous +n’y trouvez pas le nom de Lavigerie; il préfère rester à l’écart +officiellement. «On peut m’y donner entrée par une disposition secrète, +avait-il dit; mais c’est tout», et il avait d’ailleurs, de sa propre +main, dressé le plan de ce conseil, où il voulait que fussent groupés +tous les chefs de service. En fait, l’instigateur, le promoteur, +l’organisateur, c’était Lavigerie: on le verra d’une façon limpide, +décisive, lorsque M. l’abbé Tournier publiera les trouvailles d’archives +sur lesquelles sa générosité de chercheur nous a permis de jeter les +yeux, et lorsqu’on y lira tels mémoires que Lavigerie adressait à +Gambetta «sur les personnalités à maintenir ou à écarter en Tunisie, ou +sur le remboursement de la dette tunisienne». L’idée de maintenir le +gouvernement musulman du Bey trouvait en cet homme d’Église un acharné +défenseur: «Vouloir substituer un gouvernement chrétien, écrivait-il, ce +serait surexciter jusqu’à la folie les ardeurs du fanatisme.» +«L’organisation tunisienne, telle que la comprend Monseigneur, est +admise en principe», signifiait à Charmetant Gambetta, devenu chef du +grand ministère. + + [206] D’HAUSSONVILLE, _La Colonisation officielle en Algérie_, p. 22 + et suiv. (Paris, Lévy, 1883). + +Lavigerie, dès lors, pouvait demander à Gambetta un budget des cultes +pour la Tunisie: Gambetta prêterait l’oreille. Un jour, à l’issue d’une +causerie, le prélat disait à l’homme d’État: «Merci, monsieur le +ministre, mais l’anticléricalisme, qu’en faites-vous dans tout cela?» Et +Gambetta de répondre: «L’anticléricalisme, Monseigneur, c’est pour la +France, mais ce n’est pas article d’exportation.» Gambetta admettait +qu’en Tunisie la France protégeât le catholicisme et que le +catholicisme, aussi, y protégeât la France. + +«On ne peut me laisser à moi seul, insistait Lavigerie, la charge +d’entretenir à Tunis un clergé que j’ai mission de rallier à l’influence +française. Si la France ne se hâte de prendre ce moyen tout-puissant +d’action, les gouvernements rivaux s’en serviront contre elle. C’est +contre elle que l’Angleterre se propose de rétribuer désormais les +religieuses et prêtres anglo-saxons qui se trouvent en Tunisie. Si cet +exemple est donné, je ne doute pas que, malgré ses embarras financiers, +l’Italie le suive bientôt. Ces prêtres, recevant un traitement régulier +de leurs gouvernements respectifs, constitueraient ici peu à peu un État +dans l’État. La France le veut-elle? Un autre inconvénient serait de les +laisser vivre des aumônes de leurs nationaux, dont ils seraient ainsi +amenés à embrasser le parti. La France le veut-elle? Dans le premier +cas, je me mettrai sérieusement à l’œuvre. Dans le second, je n’aurai +qu’à m’abstenir, me contentant de délivrer le gouvernement, par ma +présence en Tunisie, des embarras que lui causerait en ce moment un +prélat italien!» + +La conviction de Gambetta était faite, et les bureaux du ministère +élaboraient des résolutions conformes, lorsque Gambetta tomba du +pouvoir; Freycinet, qui lui succéda au quai d’Orsay, ratifia ces +résolutions, et tout de suite, sans avis des Chambres, préleva sur les +crédits spéciaux du budget des cultes une somme de cinquante mille +francs pour l’administration apostolique de Tunis. Une idée bientôt vint +à Lavigerie: celle d’une grande loterie qui émettrait six millions de +billets au profit des œuvres du Vicariat apostolique. Soit, répondit +Freycinet, pourvu que le nom de l’archevêque, qui pourrait émouvoir +l’anticléricalisme des Chambres, ne paraisse pas. + +Tandis qu’il recevait ainsi du gouvernement français un appui tout à la +fois timide et efficace, Lavigerie, selon le désir de Léon XIII, allait +faire de la Tunisie, provisoirement, sa résidence ordinaire, pour en +commencer l’organisation. + +Quittant l’Algérie pour la Tunisie, en octobre 1881, il faisait étape à +Bône, où il venait d’acheter l’antique acropole qui s’était appelée +Hippone, et dont saint Augustin, jadis, avait fait un point lumineux +vers lequel se tournaient les yeux des chrétiens de l’Afrique et du +monde; il sacrait, là, l’évêque de Constantine, et commentait dans un +discours la pose de la première pierre de la basilique d’Hippone, où +solennellement il fêtera, cinq ans plus tard, le centenaire de la +conversion d’Augustin. Il fallait que de nouveau le Christ régnât là où +Augustin avait été son ministre. Et dès le lendemain les souffles de +résurrection chrétienne qui planaient sur cette colline d’Hippone +entraînaient Lavigerie vers l’autre acropole, celle de Carthage, où une +autre chaire épiscopale illustre, celle de saint Cyprien, allait être +relevée. + + +IV.--Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade pacificatrice +de Lavigerie. + +«J’aurais voulu, disait plus tard le ministre Roustan, avoir ce prélat +pour maître, j’aurais servi Richelieu.» Un Richelieu qui, dans ses +visites pastorales, agissait comme un saint Vincent de Paul: tel était +exactement Lavigerie. C’est la campagne de la charité après celle des +armes, écrivait-il; celle-là n’a qu’un but, celui de panser les +blessures, demandant à tous, à quelque race qu’ils appartiennent, non +pas ce qu’ils croient ou ce qu’ils aiment, mais ce qu’ils ont souffert. +Français, Maltais, Italiens, Musulmans, Israélites, devenaient, tous +ensemble, les clients de sa charité. «Tout le monde, sans distinction de +culte et de nationalité, écrivait Gabriel Charmes, proclame ici sa +grande liberté d’esprit, sa parfaite tolérance, son initiative +féconde[207].» Secourir les pauvres, guérir les blessés, soigner les +malades, aimer les Arabes comme «des frères et les enfants du même +Dieu», telle était la méthode qu’il prescrivait à son nouveau clergé. +Officiellement, sur un bateau de la marine française, il allait d’un +port à l’autre, cherchant les misères, les secourant sur l’heure, ou les +envoyant à ses congrégations de femmes qui s’installaient. + + [207] Gabriel CHARMES, _La Tunisie et la Tripolitaine_, p. 129 (Paris, + Lévy, 1883). + +Forgemol, Bréart, Saussier, Logerot, généraux de nos armées, avaient +étalé, devant les populations bientôt soumises, un des aspects de la +France: c’était un autre aspect, plus conquérant encore, qui se révélait +à elles dans la personne de Lavigerie, débarquant fastueusement sous le +pavillon de notre marine, pour des gestes d’amour, pour des paroles de +paix. A Sfax, en janvier 1882, toute la population musulmane s’empressa +vers lui, pour lui parler de dix millions de piastres qu’elle avait à +payer dans les quarante-huit heures comme indemnité de guerre, et du +péril que couraient, si Sfax se montrait insolvable, les chefs de +famille détenus comme otages. Lavigerie fit savoir à ce flot populaire +que c’est dans l’église qu’il donnerait audience. En dépit de leurs +préventions musulmanes, tous s’engouffraient dans le sanctuaire +chrétien: l’archevêque, vêtu de ses habits pontificaux, les attendait au +pied de l’autel, les invitait au repentir, leur faisait jurer de ne plus +reprendre les armes contre la France, leur promettait des délais de +paiement. Les acclamations retentissaient, le qualifiaient de sauveur, +de père; elles se prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée; elles +se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de l’archevêque, le +conduisant au bateau qui l’attendait, était traînée, poussée, presque +portée par la foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes lui +avaient suffi, dans une église, pour installer en ce coin de terre la +souveraineté de la France: le prestige même de son sacerdoce avait servi +d’assise à l’ascendant de son pays: que pouvaient faire, contre ce +prêtre, la jalousie un peu mortifiée du consulat d’Angleterre, ou bien +du consulat d’Italie? + +Quelques années plus tôt, Maccio, consul d’Italie, avec quarante marins +par lesquels il s’était fait rendre les honneurs militaires, était venu +occuper son poste de consul «à son de trompe et dans l’appareil de la +guerre[208]». Aujourd’hui son successeur Raybaudi, à demi intimidé par +l’ascendant moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat: +«Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce bien nous fait de +mal!» Non certes, ce bien ne faisait pas de mal aux Italiens nécessiteux +qui, pour la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver, dans la +maison récemment ouverte des Petites Sœurs des Pauvres, un asile pour +leurs vieux jours; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux colons +venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient profiter de la prospérité +économique bientôt créée par la France. Mais contre cette saillie du +consul, comment Lavigerie eût-il protesté, puisqu’elle attestait le +caractère définitif de l’installation française? Une lettre de +l’archevêque au cardinal préfet de la Propagande lui disait: +«Militairement parlant, la conquête est achevée.» Votre Éminence, +continuait-il, «me pardonnera, quoiqu’elle soit de la patrie de Scipion, +de remplacer le _Delenda Carthago_ par l’_Instauranda Carthago_». + + [208] CHARMES, _op. cit._, p. 285, note. + +Non pas qu’il aspirât, comme les héros éponymes des villes antiques, à +la vanité glorieuse d’être fondateur de cité; mais Carthage relevée, +c’était à ses yeux une revanche de l’idée chrétienne, succédant à des +siècles d’effacement; c’était le couronnement naturel de ces trois +chapitres qu’il venait d’introduire en son catéchisme diocésain, sur +l’Église d’Afrique, sur son histoire, sur ses saints. + + +V.--Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique. + +Si grande que fût cette œuvre, si lourd qu’en fût le fardeau, il avait +l’œil ailleurs, sur tous les autres champs d’action où il avait mis son +empreinte. Entre deux lettres au Quai d’Orsay sur la Tunisie, il +publiait, dans les _Annales de la Propagation de la Foi_, des pages +anxieuses, douloureuses, sur l’œuvre de l’Islam dans l’Afrique +équatoriale. Ces pages mettaient sous les regards des États européens un +immense péril. Ils entretenaient des missions tout autour du littoral +africain, et l’Islam, animé depuis quelque temps d’une recrudescence de +vie, était en train de devancer le christianisme parmi les populations +nègres. Avec l’Islam se propageait, sous ces latitudes, un débordement +de mœurs, que les vieux nègres de l’Ouganda étaient les premiers à +dénoncer; avec l’Islam se répandaient la traite des esclaves, et ses +abominations homicides. Pourquoi le P. Deniaud, le P. Augier, l’ancien +zouave pontifical d’Hoop, de la mission du Tanganyika, avaient-ils, le 4 +mai 1881, été massacrés? Parce qu’ils réclamaient à une tribu nègre, +voisine de leur résidence, un petit esclave racheté, dûment payé, et que +cette tribu prétendait conserver. Puisque les deux Pères Blancs et cet +auxiliaire avaient payé de leur vie leur office de rédempteurs de noirs, +leur souvenir même commandait que l’on s’obstinât à cette œuvre, plus +tenacement que jamais. + +Lavigerie fortifiait ses postes; il en créait un nouveau, à Tabora, pour +servir d’intermédiaire entre les missions du Nyanza et celles du +Tanganyika: il demandait à ses Pères Blancs des rapports détaillés, leur +disant en souriant qu’ils n’avaient pas là-bas, comme on l’a quelquefois +en France, l’excuse de l’heure de la poste. Freycinet, un jour, ouvrant +une lettre de Lavigerie, et croyant y trouver des échos de Tunisie, eut +une singulière surprise: un nouveau royaume s’offrait à la France, +l’Ouganda, sur le bord du lac Nyanza. Lavigerie racontait une +conversation du roi M’tésa avec le vicaire apostolique Livinhac: ce +M’tésa, qu’il regardât au Nord, qu’il regardât au Sud, se sentait pris +de peur: il lui semblait que ses États, encerclés entre les troupes du +Madhi qui s’avançaient, et les forces musulmanes de la Sultanie de +Zanzibar, étaient en péril; et les missionnaires anglais qui +l’entouraient, et qui s’efforçaient de le gagner au protestantisme, +réussissaient surtout à le rendre défiant de l’Angleterre. Il avait prié +Livinhac de lui obtenir le protectorat de la France; et Lavigerie, sans +tarder, en informait Freycinet. C’eût été la France s’installant au +centre de l’Afrique, coupant à l’Angleterre la route du Cap au Caire. +Mais quel accueil eût fait, à de pareils desseins, un Parlement qui déjà +réputait trop aventureuse l’expédition tunisienne? Freycinet jugea plus +sage de ne les point envisager[209]. A défaut de la France, l’Église +romaine s’implantait dans l’Ouganda: la petite chrétienté dont le P. +Livinhac était le chef allait se révéler, quelques années plus tard, +comme un chef-d’œuvre d’évangélisation, et comme une merveille +d’héroïsme. + + [209] Voir au sujet de ce refus de la France les regrets du général + PHILEBERT dans son livre: _le Partage de l’Afrique_, p. 28 (Paris, + Charles-Lavauzelle, 1897). + +Tombouctou, aussi, la cité mystérieuse encore à laquelle le désert +servait d’avenue, demeurait, sur l’horizon de Lavigerie, comme une +provocante énigme; et les routes du Sahara occidental ayant naguère été +néfastes pour les premiers Pères blancs, c’est en partant de Ghadamès, à +présent, que d’autres Pères Blancs songeaient à trouver l’accès du +Soudan. Il y avait là un certain P. Richard, cavalier incomparable, +parlant arabe au point de passer pour un Arabe, et dont les nomades +disaient: C’est notre sultan. Il avait hâte, au lendemain du massacre de +l’expédition Flatters, de s’enfoncer dans le désert avec deux autres +Pères. Lavigerie temporisait, et finalement, en août 1881, les Pères +étaient autorisés à partir; quatre mois plus tard, ils étaient massacrés +par quelques Touareg. Lavigerie, à cette nouvelle, rassemblant ses +missionnaires dans sa chapelle de Carthage, chantait le _Te Deum_ pour +remercier Dieu de ces nouveaux martyrs; et ses chants alternaient avec +ses larmes. Il commandait aux Pères Blancs de Ghadamès, à ceux de +Tripoli, de se replier sur Alger, mais il ne pouvait consentir à perdre +de vue le Soudan, et le _Bulletin des Missions_, au lendemain même de ce +nouvel échec, reparlait de Tombouctou. + +Lavigerie était encore sous le poids de cette série de deuils,--deuils +au Tanganyika, deuils au désert,--lorsqu’il apprit qu’au début de mars +1882 le ministre Roustan, dont il admirait et aimait la fermeté +d’attitude et l’intrépidité patriotique, s’éloignait de la Tunisie à la +suite d’odieuses campagnes diffamatoires. Le ministère, à Paris, +consultait Lavigerie pour savoir quel successeur donner à Roustan: cet +homme d’Église devenait, de plus en plus, un informateur d’État. Paul +Cambon, qui fut l’élu, lui écrivait: «Je ne connais rien du monde +nouveau où je vais entrer. Je pourrai avoir recours à vos lumières, vous +demander votre appui et vous donner mon concours.» Et par une allusion +discrète à l’anticléricalisme français, Paul Cambon ajoutait: «Grâce à +Dieu, nous ne serons pas gênés là-bas par des querelles qui, ici, +rendent toutes choses difficiles.» + + +VI.--Lavigerie cardinal. + +Entre le départ de Roustan et l’arrivée de Paul Cambon, quelques +semaines s’écoulèrent où Lavigerie parut exercer l’interrègne, au nom de +la France; et ce fut au cours de cet interrègne, le 19 mars, qu’il +apprit que Léon XIII faisait de lui un cardinal. La pourpre, il l’aurait +eue depuis longtemps, s’il avait en 1868 accepté d’être coadjuteur de +Lyon. Mais ce qui faisait, pour lui, le prix de cette pourpre, c’était +le sentiment qu’avec lui s’inaugurait une lignée cardinalice dont il +allait être l’ancêtre: la lignée des cardinaux d’Afrique[210]. Il +semblait à Lavigerie que l’honneur fait à sa personne symbolisait un +progrès de l’Église; son entrée dans le Sacré Collège et la pénétration +du Christ dans les profondeurs de l’Afrique lui apparaissaient comme +deux faits connexes; et cette pourpre attestait qu’après tant de siècles +d’obscures souffrances l’Afrique chrétienne était redevenue une réalité, +qu’elle était redevenue une force dans les conseils de l’Église. Avec +son instinct quasi génial de grand cérémoniaire, il concerta lui-même +les pompes de son élévation cardinalice. Il voulut que la calotte lui +fût portée par le garde noble pontifical à Saint-Louis de Carthage, et +que, pour l’entourer, la Maison Carrée envoyât ses Pères Blancs, et que +Malte lui expédiât quelques-uns des noirs qu’il y faisait élever; la +fête ainsi préparée se déroula le 16 avril 1882, dans un appareil de +splendeur. «Vous direz à Léon XIII, disait-il au garde noble, que sous +son grand pontificat vous avez vu le signe de la Rédemption couronner +cette antique acropole comme un signe de résurrection et +d’espérance[211].» + + [210] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 532. + + [211] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 534. + +Et le soir, lorsqu’il rentra à Tunis, il connut l’allégresse du +triomphateur, porté jusqu’à sa cathédrale par une foule enthousiaste. Un +mois après, à Paris, il recevait la barrette à l’Élysée et, dans le +discours qu’il adressait à Jules Grévy traçait un éloquent portrait du +missionnaire français, qui «compte parmi ses jours les plus fortunés, +ceux où, en servant la religion et l’humanité, il peut servir et honorer +le nom de la France[212].» «Me voilà un vrai patriarche, écrivait-il à +sa vieille tante. Quelle vie je mène depuis quinze ans, et maintenant +plus que jamais! Qui eût dit à ma chère et pauvre mère que c’était la +destinée de son fils, alors qu’il ne voulait être que curé de campagne?» +Il courait à Rome prendre le chapeau, naviguait vers Malte, pour +baptiser et confirmer douze négrillons; Malte le recevait comme un +souverain. Le 5 septembre, enfin, sa pourpre apparaissait dans Alger, +première étape de son apostolat d’Afrique, pépinière où mûrissait au +jour le jour la vocation de ses Pères Blancs. Mais dans Alger pas de +pompe; la municipalité radicale avait décidé qu’aucun cortège extérieur +ne devait entourer ou fêter ce prêtre; l’idée laïque exigeait, +paraît-il, que son contact avec son peuple s’enfermât entre les quatre +murs d’un sanctuaire. + + [212] _Ibid._, II, p. 538. + +Les susceptibilités de cette idée nouvelle allaient, deux mois plus +tard, se déchaîner dans l’enceinte même du Palais-Bourbon, contre +Freycinet, en raison des cinquante mille francs qu’il avait alloués au +clergé tunisien: il y eut heureusement une majorité pour voter l’ordre +du jour pur et simple. Des voix s’étaient élevées, pour reprocher à +Lavigerie ses fréquentes absences d’Alger; il écrivait à M. Fallières, +alors ministre des Cultes, une lettre éloquente sur le fruit de ces +absences. «Depuis les frontières de l’Algérie, lui disait-il, jusqu’à +celles des colonies anglaises et hollandaises du cap de Bonne-Espérance, +tout le territoire intérieur de l’Afrique est désormais placé, au point +de vue religieux, sous une autorité française. C’est là un résultat qui +aura, pour le jour où la France croira devoir intervenir activement, +elle aussi, dans les questions africaines, des conséquences heureuses et +fécondes[213].» + + [213] TOURNIER, _Correspondant_, 10 mars 1912, p. 849. + +Alger n’était plus, à ses yeux, que «l’une des extrémités d’un vaste +champ de charité et d’apostolat»; il lui semblait que «de Tunis, grâce +aux moyens de communication récemment établis», il pourrait «plus +aisément veiller sur tout l’ensemble de ses œuvres[214]». «Ma résidence +ordinaire sera un peu sur les grands chemins», avait-il écrit, dès 1880, +à Mgr Foulon. + + [214] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 388. + +Sous la houlette du cardinal, réinstallé à Carthage, le vicariat +apostolique de Tunisie s’organisa. Les congrégations arrivaient, pour +les besognes d’enseignement ou de charité, Dames de Sion et Sœurs du +Bon-Secours, Frères des écoles chrétiennes et Sœurs missionnaires +d’Afrique. Les œuvres scolaires qu’avaient commencées, avant l’arrivée +de la France, les Frères des écoles chrétiennes et les Sœurs de +Saint-Joseph de l’Apparition, se développaient et se multipliaient. A +l’instigation de Lavigerie, le livre de classe français se propageait en +Tunisie; une bibliothèque populaire s’ouvrait à Tunis. Le collège ouvert +dans cette ville par Lavigerie commençait à recevoir les enfants des +premières familles musulmanes, parmi lesquels un neveu du Bey. A +l’époque même où la France politique soustrayait à toute influence +d’Église le régime scolaire, il plaisait à Lavigerie que dans cette plus +grande France qu’était la Tunisie, l’idée française eût pour citadelle +les écoles fondées par l’Église, en face des écoles italiennes richement +subventionnées par le Quirinal, et ouvertement athées. On verra bientôt, +à Bizerte, de petites Maltaises se proclamer Françaises, de petits +Italiens entonner des chants de Déroulède: ce seront les pupilles de +Lavigerie. «La présence de ce cardinal vaut une armée», gémissait +amèrement, dans la _Riforma_, un des publicistes de Crispi. Lavigerie +ripostait aux hostilités italiennes en faisant quêter, dans les églises +tunisiennes, pour les inondés du nord de l’Italie. + + +VII.--Le relèvement du siège de Carthage. + +Il devait dire un jour: «J’ai plus fait en Tunisie en dix-huit mois +qu’en dix-huit ans en Algérie.» Mais cet étonnant réalisateur, cet +ouvrier d’histoire dont la sollicitude se dépensait, sans jamais s’y +perdre, dans la profusion des détails, demeurait toujours insatisfait +jusqu’à ce qu’il eût imaginé et accompli l’acte symbolique qui devait +résumer son œuvre et captiver les imaginations définitivement soumises. +Carthage relevée, tel était le symbole qu’il fallait à Lavigerie, pour +qu’aux yeux de l’Église et de la France, de l’Islam et de l’Europe, +l’œuvre tunisienne fût parachevée. Flaubert, voulant en 1858 ressusciter +Carthage, avouait qu’il fallait être «fou et triplement frénétique», +pour s’engouer d’un pareil rêve[215]: ce rêve, Lavigerie le reprenait, +mais en le mettant sous les auspices de l’Église séculaire. Un évêque +lorrain du onzième siècle, devenu pape sous le nom de Léon IX, avait en +1053 jeté un regard sur les ruines de ce royaume qu’avait été, pour le +Christ, la terre d’Afrique. Il n’y trouvait plus, à cette date, sous +l’hégémonie de l’Islam, que cinq évêchés[216], et il écrivait: «Il est +hors de doute, qu’après le pontife romain le premier archevêque et le +grand métropolitain de toute l’Afrique est l’évêque de Carthage. Ce +dernier ne peut être dépouillé, en faveur de quelque évêché d’Afrique +que ce soit, de ce privilège qu’il a reçu du Saint Siège apostolique et +romain, mais il le conservera jusqu’à la fin des siècles, et tant que le +nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera invoqué en Afrique, soit que +Carthage reste abandonnée, soit qu’elle ressuscite un jour dans sa +gloire.» On trouvait trace encore, sous Grégoire VII, en 1076, d’un +archevêque de Carthage, et puis le nom disparaissait de l’histoire, mais +continuait cependant, comme l’avait affirmé Léon IX en son hardi +langage, de participer à l’immortalité même de l’Église. + + [215] Louis BERTRAND, _Les Villes d’or_ (édit. de 1921), p. 334-335. + + [216] TOULOTTE, _Géographie de l’Afrique chrétienne_, p. 98-99 (Paris, + Procure des Pères Blancs, 1894).--LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, + p. 458-482. + +Lavigerie, en avril 1883, étalait sous les regards de Léon XIII les +volontés de Léon IX. D’avance il édifiait, dans son vignoble de la +Marsa, le palais épiscopal de Carthage: en octobre 1883, ce palais était +prêt; il recevait, un jour de mai 1884, les deux fils aînés du bey, et +l’un d’eux lui disait dans un toast: «C’est simple justice de laisser +une véritable liberté à votre action bienfaisante.» D’avance il traçait +les plans pour la construction de la future cathédrale de Saint-Louis; +il adressait un appel à tout ce qui restait en France de «fils des +croisés», à leur chef à tous, aussi, qui achevait de mourir hors de +France, le comte de Chambord, fils de saint Louis; en mai 1884, la +première pierre se posait. Les deux volumes d’_Œuvres choisies_ que +publiait à cette date le cardinal étaient comme un long acte d’amour à +l’endroit de cette Afrique sur laquelle sa houlette aspirait à planer et +où ses Pères Blancs poussaient une pointe nouvelle en s’installant à +Ghardaïa, dans le Mzab. Il voulait que ce fût à Carthage même que +fussent proclamés, dans un synode de ses prêtres, les statuts de ce qui +n’était encore que le vicariat apostolique de Tunisie. Il se plaisait à +leur montrer, dans l’Algérie voisine, les trois cents églises où le +Christ était adoré, des séminaires rappelant «les anciennes institutions +épiscopales dont Augustin avait tracé la loi», et «plus de deux mille +religieux et religieuses là où les vertus des vierges et des solitaires +de l’ancienne Afrique embaumaient autrefois les déserts». Et les prêtres +qui l’écoutaient acclamaient «avec une allégresse extrême, _cum summa +alacritate_», la requête cardinalice qui, au nom de Léon IX, avait +imploré de Léon XIII la restauration du siège de Carthage. + +La requête arrivait à son heure. En cette année 1885, le ministre +Mancini, malgré la judicieuse opposition du roi Humbert Ier, venait +d’allonger sur le riche patrimoine de la Propagande une main qui pouvait +un jour devenir avide: il était permis de craindre que, possédant le +temporel de cette congrégation romaine, les successeurs de Mancini ne +voulussent un jour s’en servir pour régner sur l’apostolat universel. +«Dans l’assujettissement de la Propagande, écrivait Lavigerie à Ferry, +l’Italie voit une sorte de revanche ou de compensation à son impuissance +coloniale», et il demandait au Quai d’Orsay de provoquer, auprès du +cabinet de Rome, une protestation des divers gouvernements. L’acte de +Mancini frappait Léon XIII au cœur: il lui paraissait indispensable au +rayonnement de l’Église Romaine qu’elle apparût pleinement libre; ancien +administrateur des États Romains, son indépendance de cœur à l’endroit +de l’État nouveau qui les avait rayés de la carte était une sécurité +pour le monde chrétien. La troisième Rome voulait empiéter sur la +Propagande, la Propagande allait répondre en relevant Carthage. Jules +Ferry, qui s’intéressait passionnément à la question, mit un bateau, en +mai, à la disposition de Lavigerie, pour qu’il s’en fût à Rome presser +la décision. Le 28 juin, elle devenait publique, et Jules Ferry +apprenait avec joie que la Tunisie devenait diocèse régulier, sous le +titre d’archidiocèse de Carthage, uni, dans la personne de Lavigerie, à +l’archidiocèse d’Alger. + +Moins de trois mois après, le 16 septembre, dans la chapelle +Saint-Cyprien de Carthage, par un de ces synchronismes dont Lavigerie +savait illuminer l’histoire, on célébrait, tout à la fois, le seize cent +vingt-sixième anniversaire du martyre de Cyprien, et le sacre épiscopal +du P. Livinhac, devenu, par un récent décret de la Propagande, vicaire +apostolique de l’Ouganda. Toutes les splendeurs du Pontifical romain, +dont s’accompagne le sacre d’un évêque, inauguraient ainsi le renouveau +de gloire religieuse dont désormais bénéficiait Carthage: à peine cet +archevêché était-il restauré que Lavigerie, conformément aux termes +grandioses de Léon IX, faisait le geste de l’ériger en métropole de +l’Afrique; et lorsqu’en 1889 l’évêque de Malte, avec l’appui de +l’Angleterre, tentera d’obtenir le titre de primat d’Afrique, Lavigerie +s’insurgera, tempêtera, menacera le Saint-Siège de démissionner. + +Mais une question se posait: cet archevêché, comment le faire vivre? La +loterie tunisienne, dont Lavigerie avait espéré trois millions, avait +mal réussi; auprès d’un certain nombre de catholiques de France, la +Tunisie était impopulaire, parce que Ferry l’était: ils boudaient à +Lavigerie, au lieu de chercher, dans le spectacle des résurrections +chrétiennes qui s’accomplissaient en Afrique, une consolation pour les +attristants épisodes d’anticléricalisme qui depuis quatre ans s’étaient +déroulés à l’ombre de leurs clochers. Il fallait pourtant que le nouveau +diocèse de Tunis trouvât des ressources. Jules Ferry, tout d’abord, se +donna l’honneur d’y pourvoir. «Il vous considère, écrivait à Lavigerie +Paul Cambon, comme l’un des plus actifs et des plus puissants +auxiliaires de la France du dehors. Il fera pour vous ce que vous +voudrez.» Il fallait à Lavigerie un traitement pour vingt-cinq curés. +Ferry, qui n’avait pas le droit de le prendre sur le budget des cultes, +la Tunisie n’étant pas concordataire, les rémunéra comme aumôniers +militaires. Il lui fallait des subventions pour ses écoles religieuses: +Ferry, tout en admettant que Lavigerie en choisirait les maîtres et les +maîtresses, les entretint comme écoles communales. Ainsi ressuscita +l’Église de Carthage, par la collaboration de Lavigerie et de Jules +Ferry. A la fin d’octobre 1884, l’archevêque fut à la mort: allait-il +succomber, comme Moïse, au seuil de la terre promise? Il se raffermit, +et sa convalescence s’acheva, lorsque lui parvint, en novembre, la bulle +officielle dans laquelle Léon XIII, érigeant Carthage en Église +métropolitaine, glorifiait, tout à la fois, cette Église historique et +l’homme sage et infatigable (_vir sapiens et impiger_) à qui elle était +confiée. + +La pourpre romaine, trois cent soixante-seize ans plus tôt, +resplendissant sur les épaules du cardinal Ximenès, encadrée par les +troupes de Ferdinand le Catholique, s’était un instant montrée, sur les +rivages d’Oran, comme messagère de l’Évangile et rédemptrice des +captifs; et puis elle avait dû s’effacer. Désormais, sur la carrure +puissante de Lavigerie, elle s’étalait au grand soleil d’Afrique, +accueillie par les populations, respectée par l’Europe politique, et +cette pourpre n’était plus une vision éphémère, mais la parure de la +hiérarchie restaurée. + +En ce même mois de novembre 1884, à Berlin, dans l’aréopage diplomatique +où grandes et petites nations d’Europe se partageaient l’Afrique, +Stanley, parlant devant une commission, prononçait avec respect le nom +de Lavigerie; et c’est en évoquant l’action apostolique de l’archevêque +de Carthage que le baron de Courcel, qui représentait la France, +obtenait, malgré l’ambassadeur de Turquie, que la conférence de Berlin +reconnût expressément la liberté des missions et leur droit d’être +protégées. + +C’étaient là, pour Lavigerie, de beaux rayons de soleil, que tout de +suite des nuages vinrent offusquer. Il apprenait qu’en contraste avec +les biais généreux imaginés par Jules Ferry, la commission du budget, au +Palais-Bourbon, infligeait aux crédits habituels prévus pour +l’archevêché d’Alger d’irréparables amputations. Sa pourpre et sa +gloire, à la fin du printemps de 1885, se firent suppliantes, +quémandeuses, dans les chaires de France. Il déclarait qu’il mourrait de +fatigue sur les grands chemins, s’il le fallait, plutôt que de laisser +son clergé mourir de faim. On a cru surtout frapper l’Église dans nos +personnes, disait-il à la Madeleine, mais en réalité on a surtout frappé +la France. Il quêtait lui-même, de rang en rang, demandant la charité +pour l’amour de la France. Parlant à Saint-Sulpice, où les souvenirs de +sa jeunesse ecclésiastique l’obsédaient, il rappelait ce mot du +Psalmiste: «Moi aussi, j’ai été jeune et me voilà vieux!... Je ne puis, +continuait-il, ajouter avec le Psalmiste que je n’ai pas vu le juste +mendier son pain et celui de ses enfants.» Il pleurait, pleurait; et son +éloquence assurait à ses gestes de mendiant d’éclatantes victoires. +Jules Ferry venait d’être renversé du pouvoir: dans le ministère Brisson +qui lui avait succédé, Goblet détenait les cultes. Cette promenade +cardinalice le gênait: il y mit un terme en faisant rétablir cent mille +francs au chapitre budgétaire concernant les trois diocèses de +l’Algérie. C’était un début de réparation, assez parcimonieux +d’ailleurs. + +Pour l’instant, Lavigerie s’en contentait. En cet été de 1885 il +aspirait à porter à Jérusalem, dans son école de Sainte-Anne, le +prestige de la France et le programme qui s’esquissait, dans les +conseils du Vatican, en vue de la réunion des Églises d’Orient; il +voulait qu’un bateau de l’État, officiellement, le menât dans le Levant; +il se montrerait aux Orientaux, au nom de sa patrie, au nom de Rome; sa +pourpre toute fraîche, d’un rayonnement si authentiquement français, +aurait la joie de mettre l’empreinte de Rome sur la vie religieuse du +Levant, comme sur celle de l’Afrique. Ferry se fût probablement +enthousiasmé pour ce programme, mais que pouvait en penser Goblet, dans +un cabinet Brisson? Le bateau de l’État fut refusé, et pour une +fois,--la première peut-être,--cette souveraineté tenace, invincible, +qu’exerçait à la longue l’imagination de Lavigerie sur la rébellion des +faits et des hommes, consentit à une abdication. Le grand dessein qu’il +laissait ainsi s’évanouir sera repris et accompli par le cardinal +Langénieux, neuf ans plus tard, sur l’ordre formel de Léon XIII[217], et +le secrétaire de l’archevêque de Reims, dans ces assises palestiniennes +tenues à Jérusalem, sera l’un des Pères Blancs du cardinal Lavigerie. + + [217] Voir LARGENT, _Le cardinal Langénieux_, p, 195-254 (Paris, + Gabalda, 1911). + + +VIII.--La croix sous l’équateur: la «masse noire» des martyrs. Lavigerie +dans son observatoire de Biskra. + +Carthage d’ailleurs rappelait Lavigerie: tout le monde, là-bas, avait +besoin de lui. Sa puissance était une bienfaisance. Des prêtres qui +soignaient et secouraient les malades, des sœurs qui soulageaient la +misère des femmes et des enfants, telle était la cour dont s’entourait +cette souveraineté. Et lorsque des détracteurs l’accusaient à la tribune +française de «poursuivre une œuvre de prosélytisme inacceptable», de +«provoquer même», par ce prosélytisme, «des soulèvements et des +attentats», de «préparer des vêpres tunisiennes», il répondait qu’il ne +faisait rien de plus que d’«aimer les musulmans, et de leur montrer +qu’en les aimant ainsi il obéissait à une loi de charité supérieure à la +leur». Notre seule joie, disait-il, c’est, après tous nos sacrifices, +d’entendre ces musulmans nous dire quelquefois: «Ah! vraiment les +chrétiens de France sont bons[218].» + + [218] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 522. + +Son palais jouissait d’une sorte de droit d’asile: femmes persécutées, +esclaves fugitives, favoris disgraciés de la cour beylicale, y +trouvaient protection, sécurité. Les diplomates des diverses puissances +se tenaient en rapport avec lui; il avait des relations particulièrement +suivies avec le consul d’Angleterre, avec Julius Eckardt, consul +d’Allemagne, mais beaucoup plus distantes avec celui d’Espagne, qui +avait un jour tenté de se mettre sur son chemin, avec celui d’Autriche, +qui s’était contenté de lui faire une «visite en papier». Lavigerie +savait être susceptible, au nom de la France[219]. Julius Eckardt nous +parle longuement de lui dans ses Mémoires; il s’y montre fasciné par la +physionomie de cet archevêque, qu’il jugeait «extraordinairement +majestueuse». On prenait une leçon de politique, en regardant Lavigerie +manier les colonies étrangères. La colonie maltaise, où il avait son +banquier, lui obéissait: sur un mot de lui, en janvier 1884, on avait vu +les représentants de cette colonie s’en aller saluer Paul Cambon, sous +la conduite d’un capucin qui servait d’interprète. La colonie italienne, +qui d’abord avait partagé les susceptibilités de ses consuls, +s’apprivoisait lentement: «Lavigerie, écrit Julius Eckardt, savait si +habilement ménager les côtés faibles des Italiens, qu’il apparaissait +comme leur ami.» La supériorité notoire des écoles entretenues par le +cardinal, la prépondérance économique qu’il devait à ses vignobles, +cultivés par des centaines de travailleurs, donnaient à son prestige de +nouvelles assises. + + [219] Julius v. ECKARDT, _Lebenserinnerungen_, II, p. 173-175 + (Leipzig, Hirzel, 1910). + +«A Tunis, lisait-on dans _l’Indépendant Tunisien_ du 27 juin 1885, le +voyageur n’est pas peu surpris d’entendre un sermon français devant un +auditoire à peu près entièrement composé de Maltais et d’Italiens. On +peut dire, sans exception aucune, que Lavigerie est le maître spirituel +de la colonie étrangère sur ces rivages. Son ministère est tout-puissant +pour calmer les irritations, pour déjouer les complots contre la France, +pour maintenir dans l’obéissance et le devoir toutes ces populations +dont une religion commune est le seul lien[220].» Malmusi, le consul +d’Italie, observait que grâce au cardinal, l’Église, au moins en +Tunisie, était traitée et respectée par la France comme une alliée de la +cause française[221]. + + [220] Cité dans PONTOIS, _les Odeurs de Tunis_, p. 337 (Paris, + Savine). + + [221] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 178. + +Les intérêts politiques de la France exigeaient que cet archevêque fût +là. Il disait nettement à Malmusi: «Votre prédécesseur Maccio est +devenu, par son attitude, le véritable auteur du protectorat! Que vous +suiviez son exemple, et le protectorat peut devenir une annexion.» Ce +n’était là qu’un avertissement amical, nullement une menace, car nul +n’était plus hostile que le cardinal à l’idée d’une annexion pure et +simple de la Tunisie. Un jour le commandant du corps expéditionnaire, +qui avait nom général Boulanger, s’enthousiasmait pour cette idée; mais +Paul Cambon, qui demeurait rebelle, se réjouissait de trouver, auprès du +pouvoir public et de l’opinion française, un efficace appui dans la +personne de Lavigerie, partisan décidé du protectorat. + +La sollicitude de Lavigerie pour l’Église tunisienne exigeait aussi +qu’il fût là; Carthage recevait des Carmélites, des Franciscaines +missionnaires de Marie; c’était toute une petite cité de Dieu qui +s’étendait, se disséminait, se posait avec un parti-pris d’archéologique +ferveur sur tous les points précis de l’acropole consacrés par des +souvenirs chrétiens; et cette cité de Dieu devait un jour, dans la +pensée de Lavigerie, devenir, sur cette acropole, le berceau d’une +grande ville. Combien apparaissaient mesquins, en face de toutes ces +promesses d’avenir, les votes des Chambres marchandant ou supprimant des +crédits: «Je me moque bien de cette bêtise, disait Lavigerie à Eckardt, +une seule quête me rapportera plus que cette bagatelle»; et il +s’exprimait si librement qu’il envoyait ensuite un de ses chanoines +prier le consul de ne point transmettre en clair ses propos, s’il lui +plaisait de les raconter[222]. + + [222] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 181. + +Le scolasticat des Pères Blancs groupait autour du vieil archevêque les +prémices du futur apostolat de l’Afrique; il aimait s’entourer de ces +jeunes recrues. Il voulut les avoir sous son regard, en cette émouvante +journée du 20 juin 1886 où, après avoir baptisé les cloches de sa +cathédrale de Saint-Louis, il descendit dans un caveau qu’il avait fait +construire, proclama que ce serait là sa tombe, et fit planer sa +bénédiction. Cet artisan de résurrection signifiait à ces enfants que la +pensée de la mort, en lui, dominait toutes les autres, et qu’elle +l’invitait, sans cesse, à mieux régler sa vie, et à mieux travailler à +mesure que le temps lui échappait. La nuit viendra, continuait-il, dans +laquelle on ne travaille plus. + +Du travail, l’Afrique centrale lui en donnait. Il y possédait là quatre +vicariats, Nyanza, Tanganyika, Haut-Congo, Ounyanembé. Dans les deux +premiers, la semence chrétienne mûrissait rapidement: ces conquêtes de +l’Église sur les peuples noirs le consolaient un peu des piétinements +qui semblaient au contraire s’imposer à elle, aux portes de l’Islam. Des +orphelinats se fondaient, où affluaient les négrillons rachetés aux +marchands d’esclaves. Sur un territoire laissé aux Pères Blancs par le +roi des Belges, le capitaine Joubert s’installait avec quelques +centaines de nègres: c’était comme l’ébauche du royaume chrétien +qu’édifiaient les songes aventureux du cardinal; et ce chevalier du +Christ qu’était Joubert, en épousant une négresse chrétienne, attestait +aux noirs la réhabilitation morale de leur race. Mais dans l’Ouganda, de +sombres nuages grossissaient, dont allait sortir pour la race noire un +autre genre de réhabilitation. + +Depuis décembre 1885, le roi Mwanga, successeur de M’Tésa, préparait une +persécution contre le catholicisme. Lavigerie le savait; il savait aussi +que ce mouvement d’hostilité à l’endroit des missions européennes était +dû, en partie, aux suspicions provoquées par les ambitions allemandes +qui, tout autour de Zanzibar, rôdaient et progressaient. «Je reconnais +volontiers, déclarait-il un jour au consul Julius Eckardt, la situation +prépondérante de l’Allemagne dans le sud-est du continent noir, et je +suis convaincu que M. de Bismarck donnera sa protection sans réserve à +la maison de mission française qui est à la limite des possessions +allemandes[223].» Il apparaissait au cardinal qu’en agissant ainsi +Bismarck ne ferait que conjurer le péril que les ambitions germaniques +avaient elles-mêmes créé. Cela équivalait à solliciter l’Allemagne de +prendre la protection de nos missions: l’ouverture était certainement +imprudente. L’imprudence s’accrut dans une note où Lavigerie, sur +l’astucieuse demande du consul, précisait sa pensée. On fut bouleversé, +au Quai d’Orsay, le jour où l’on apprit, par une démarche du cabinet de +Berlin, que Bismarck était tout prêt à faire pénétrer l’Allemagne dans +l’Afrique des lacs par la porte que lui ouvrait Lavigerie. La France +avait refusé, naguère, le protectorat de l’Ouganda, mais pouvait-elle le +laisser prendre par l’Allemagne, au moment où elle s’occupait, avec +l’Angleterre, de défendre le sultan de Zanzibar contre l’avidité +allemande? Entre ces préoccupations de la France et la démarche de +Lavigerie, le heurt était évident: la France fit savoir à l’archevêque +qu’il avait fait un faux pas. Cependant, en Ouganda, les événements se +précipitaient; et dans l’été de 1886, à la cour du roi Mwanga, le sang +chrétien coulait à flots. On compta cent quarante martyrs. + + [223] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 176. + +Chrétiens depuis quelques années ou même depuis quelques mois, ces +nègres, pour la plupart très jeunes, montrèrent une ferveur de foi, une +vaillance à souffrir, qui les égalait aux martyrs des premiers siècles. +Le P. Lourdel, bientôt, dans une lettre tragique, disait à Lavigerie, +entre autres traits d’héroïsme, l’histoire de trente et un pages du roi +Mwanga, liés comme autant de fagots, et brûlés vifs, de leurs trois +camarades se proclamant chrétiens, et aspirant, eux aussi, au martyre, +et l’histoire du juge de paix Mouromba, amputé de ses pieds, de ses +mains, de plusieurs lambeaux de chair, voyant tous ces débris griller +devant lui, et survivant trois jours à ces atroces traitements[224]. + + [224] NICQ, _le Père Siméon Lourdel_, 3e édit., p. 306-384 (Maison + Carrée, 1922). Vingt-deux de ces martyrs seront, en 1920, béatifiés + par Benoît XV (_loc. cit._, p. 531-537). + +Jadis, une troupe de martyrs chrétiens, sur la colline d’Utique, avait +reçu, dans la liturgie, le nom de _masse blanche_, en raison de la chaux +où on les avait ensevelis. Lavigerie, évoquant ce souvenir, honorait du +nom de _masse noire_ les martyrs nègres de l’Ouganda. Il informait Léon +XIII, lui demandait l’autorisation de célébrer une messe d’action de +grâces pour la vitalité chrétienne dont ces morts avaient témoigné. Le +soir même du 5 mai 1887, où cette messe fut célébrée à Notre-Dame +d’Afrique, une nouvelle caravane de huit Pères Blancs s’en allait vers +ces latitudes ensanglantées, nouveaux porteurs du message que Rome et +Carthage offraient aux pays nègres et dont la fécondité venait de +s’attester avec un si tragique éclat. + +Lavigerie, désormais, passait ses heures à Biskra, dans l’intimité du +passé africain et du désert inaccessible. De longues heures durant, il +se courbait sur les documents historiques, épigraphiques, +archéologiques, pour refaire le livre: _Africa christiana_, qu’avait en +1816 écrit Morselli. Il y avait, dans la préface de ce livre, une page +que depuis longtemps il aimait: celle où Morselli souhaitait que, grâce +à quelque nouveau Bélisaire, l’Église Romaine, un jour, rentrât en +Afrique comme chez elle, _tanquam in propria sua_. Lavigerie et la +France avaient accompli cette réintégration. De temps à autre, le +cardinal interrompait son travail pour contempler, dans quelque +promenade, l’immense horizon saharien; sa pensée s’évadait, plus au +delà, vers ces centaines de milliers d’esclaves, qui souffraient. + +Et pendant que la pensée de Lavigerie, peu faite évidemment pour la +quiétude un peu égoïste des besognes d’érudition, traversait le désert +pour chercher au loin les esclaves, la pensée de Léon XIII, traversant +la mer, cherchait Lavigerie. «Vos si rares services rendus à l’Afrique, +lui écrivait le Pape en novembre 1887, vous recommandent à ce point, que +vous semblez comparable aux hommes qui ont le mieux mérité du nom +catholique et de la civilisation.» Lorsqu’en mars 1888 Lavigerie +célébrait en sa cathédrale d’Alger son jubilé épiscopal, il y avait là +un représentant de Léon XIII. Il semblait que chaque jour rapprochait +plus intimement leurs deux génies; et le mois de mai 1888, qui amenait +Lavigerie à Rome, allait être, de par la volonté de Léon XIII, le point +de départ de la campagne antiesclavagiste, suprême gloire de sa vie. + + + + +CHAPITRE IV + +LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME + +LES DERNIÈRES ANNÉES + + +I.--L’esclavagisme dans l’Afrique noire[225]. + + [225] La source capitale pour cette étude est le livre intitulé: + _Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste_, par le + cardinal LAVIGERIE (Saint-Cloud, Belin, 1889). Voir aussi Joseph + IMBART DE LA TOUR, _L’esclavage en Afrique et la croisade noire_ + (Paris, Bonne Presse, 1894), et l’étude de BONET-MAURY sur la France + et le mouvement antiesclavagiste au dix-neuvième siècle dans son + livre: _France, christianisme et civilisation_ (Paris, Hachette, + 1907). + +«Il est temps que cette hideuse plaie qu’est l’esclavage, tant de fois +proscrite par l’Église, disparaisse enfin du monde civilisé.» Ainsi +s’achevait, en 1845, un cours sur l’affranchissement des esclaves, +professé devant la Faculté de théologie de Lyon par l’abbé Pavy, qui +allait bientôt précéder Lavigerie sur le siège d’Alger[226]. Un coup +d’œil jeté sur l’Afrique, quarante-trois ans plus tard, attestait, de +plus en plus impérieusement, l’urgence d’un tel appel. + + [226] PAVY, _Affranchissement des esclaves_, publié en réponse à MM. + Louis Blanc, Germain Casse, Jules Simon, par L.-C. Pavy, p. 271 + (Lyon, Briday, 1875). + +«Côte des esclaves»: ce lugubre mot, qui désigna longtemps, à l’occident +de l’Afrique, un tronçon de rivage, évoquait le souvenir des soixante +mille têtes de bétail humain, capturées et vendues, en six ans, avec la +complicité de la reine Élisabeth, par un trafiquant venu d’Angleterre. +«Le Nil des esclaves»: ainsi se nommait le Niger sous la plume des vieux +cartographes arabes; et ce nom même était un cynique aveu. La +philanthropie du dix-neuvième siècle n’avait pu infliger à ces +appellations géographiques le décisif démenti qu’eût souhaité la +conscience humaine. Il n’y avait plus d’esclaves depuis 1838 dans les +colonies anglaises, depuis 1848 dans les colonies françaises, depuis +1865 aux États-Unis; il n’y avait plus d’esclaves blancs sur les marchés +de l’Islam, depuis que l’Europe, en débarquant sur la côte barbaresque, +avait mis un terme à la piraterie méditerranéenne, et depuis que la +Russie avait achevé d’occuper le Caucase. Mais le khédive même d’Égypte +avait un jour expliqué: «La disparition graduelle des esclaves blancs, à +Constantinople et dans le bassin de la Méditerranée, a rendu nécessaire +l’accroissement des esclaves noirs; les mœurs, les traditions, les +besoins des populations musulmanes, en ont fait, pour elles, un mal +nécessaire.» On s’était donc mis à razzier, dans l’inaccessible Afrique, +nègres et négresses, et la traite africaine, dans le dernier quart du +dix-neuvième siècle, avait sans cesse progressé. + +Cette traite nouvelle n’avait rien de commun avec l’ancienne traite +coloniale, qui, chaque année, expédiait en Amérique un certain +contingent de bras humains, pour la culture d’un sol rebelle, ni même +avec la traite telle qu’elle se pratiquait dans les années 1860 à 1870, +en vue de trouver de solides épaules et de robustes jarrets qui +portassent jusqu’à la côte africaine les défenses d’éléphants. Il +semblait que la mode actuelle, chez les esclavagistes, fût de +rechercher, non seulement de bons portefaix, mais des femmes, des +enfants, qui, durant les longs jours de marche, ne pouvaient aisément +s’enfuir. «Quand j’ai essayé, écrivait Livingstone, de rendre compte de +ces faits, j’ai dû rester très loin de la vérité, de peur d’être taxé +d’exagération; mais en surfaire les calamités est une pure +impossibilité. Les scènes de la traite se représentent malgré moi et, au +milieu de la nuit, me réveillent en sursaut.» + +Des bandes armées jusqu’aux dents, venues de l’Égypte, ou du Maroc, ou +de Zanzibar, s’abattaient soudainement, comme des trombes, sur ces hauts +plateaux de l’Afrique, où les populations n’avaient d’autres armes que +des flèches et des lances. Le nègre, pour ces musulmans, c’était +quelqu’un qui n’appartenait pas à la famille humaine. Des commentateurs +du Coran le leur affirmaient: bonne excuse pour créer la terreur, tuer +les vieillards, ramasser hommes mûrs et jeunes gens, enfants et femmes, +et les emmener vers un marché de l’intérieur, les fers aux mains, des +cangues au cou. «Toute femme, tout enfant, qui s’éloigne à dix minutes +de son village, écrivait à Lavigerie un de ses Pères Blancs, n’est plus +certain d’y revenir.» Malheur à ceux qui, dans la triste caravane, +malgré le stimulant du fouet, ne marchaient pas assez vite! On les +abattait, pour éviter qu’ils ne ralentissent le convoi. Malheur aux +mères si elles s’avouaient lasses! On tuait le bébé qu’elles portaient: +ce serait cela de moins sur les épaules. «Si on perdait la route qui +conduit de l’Afrique équatoriale aux villes où se vendent les esclaves, +disait un explorateur, on pourrait la retrouver aisément, par les +ossements des nègres dont elle est bordée.» + +Le capitaine Joubert, cheminant une fois, trente-deux jours durant, +derrière une bande d’esclavagistes, voyait périr, le long du chemin, un +quart de leur cargaison. «Les démons, s’écriait-il, ne sont pas plus +cruels que les musulmans de Zanzibar.» Souvent, lorsqu’on arrivait au +marché, il ne restait plus en vie que la moitié ou le tiers de ce qui +avait été capturé. + +Un Arabe disait tout naturellement au P. Guillemé, l’un des +missionnaires de Lavigerie, en lui montrant aux environs d’Oujiji un +abominable charnier: «Autrefois on jetait là les esclaves morts, et +chaque nuit les hyènes venaient les emporter. Mais cette année il y en a +trop, les hyènes sont dégoûtées de la chair humaine.» Devant les +infortunés qui pouvaient se traîner jusqu’au marché, l’Islam survenait +en acheteur, séparant les couples, enlevant les enfants aux mères. + +Stanley, en son premier voyage, avait vu, autour de Stanley Pool, dans +un pays grand comme l’Irlande, un million d’habitants; peu d’années +après, il repassait; tout était ravagé; sur le million, cinq mille +seulement avaient échappé à l’esclavage ou à la mort. Pour se procurer +cinquante femmes, un traitant, que l’explorateur Cameron connaissait, +avait un jour détruit six villages, massacré quinze cents habitants. Les +Pères Blancs, à leur arrivée à Tanganyika, avaient entrevu, dans la +province de Manyema, une certaine richesse de cultures: en dix ans, les +esclavagistes, s’acharnant sur ce territoire grand comme le tiers de la +France, en avaient fait une solitude, et, suivant le mot d’un écrivain +anglais, changé ce paradis paisible en un enfer. + +«De véritables pompes pneumatiques de l’enfer, voilà ce que sont, +écrivait à Lavigerie le P. Mornet, les expéditions de ces horribles +sangsues; tous les villages où nous allions, encore hier, faire le +catéchisme, sont maintenant de vastes déserts.» + +«Dans une époque qui ne paraît pas bien éloignée, prophétisait en 1891 +le capitaine Binger, la dépopulation complète du continent africain nous +surprendra[227].» Il était fatal d’ailleurs, comme l’explique le colonel +Monteil, «qu’au sein de groupements ethniques imprécis, rivaux les uns +des autres, voisins de la barbarie, se développassent des conflits +honteux et sanglants ayant pour aboutissement la plaie honteuse de +l’esclavage[228].» + + [227] BINGER, _Esclavage, islamisme et christianisme_, p. 93 (Paris, + Société d’éditions scientifiques, 1891). Voir aussi, sur la + dépopulation résultant de l’esclavagisme, les témoignages de + Livingstone et de Barth recueillis et commentés par le général + PHILEBERT dans son livre: _la Conquête pacifique de l’intérieur + africain_, p. 256-275 (Paris, Leroux, 1889). + + [228] MONTEIL, _Quelques feuillets de l’histoire coloniale_, p. 53 + (Paris, Challamel, 1924). + +L’Afrique se déchirait elle-même. Au Soudan, les commerçants +esclavagistes recrutaient parmi certaines peuplades noires des +auxiliaires, et leur donnaient des fusils pour qu’elles s’en servissent +contre les peuplades limitrophes; en trois ans, Joubert voyait les armes +à feu se multiplier. Et dans le Soudan, petits et grands roitelets +musulmans se faisaient à leur tour esclavagistes, faute de monnaie +d’échange, faute de ressources. Sous les yeux de Galliéni, les luttes +armées entre villages voisins se terminaient par la vente des +prisonniers de guerre, à titre d’esclaves. On pouvait avoir, dans les +périodes d’abondance, deux captifs pour quinze kilos de sel[229]. Binger +observait qu’en cette région «le plus grand générateur de l’esclavage +était le défaut de budget[230]». Chaque fois qu’une caisse royale était +vide, une razzia dans les villages païens s’organisait: on y rabattait +le gibier nègre pour le donner, en guise de salaire, aux fonctionnaires, +ou pour se procurer, en échange de dix ou vingt captifs, un beau cheval +de guerre. Dès 1872, un membre du Parlement anglais avait évalué à deux +cent mille le chiffre annuel des esclaves ainsi vendus. Le noir parlant +de son esclave l’appelait couramment «ma bête, mon animal»; les pâles +lueurs qui faisaient scintiller en ces âmes de noirs l’idée de dignité +humaine achevaient de s’éteindre. Des chefs trouvaient tout naturel de +faire enterrer vivants leurs esclaves, de les jeter sur des bûchers ou +dans des viviers, de leur faire couper les mains pour que les tambours, +frappés par de simples moignons, rendissent un son plus doux. + + [229] GALLIÉNI, _Voyage au Soudan français_, p. 599-602 (Paris, + Hachette, 1885). + + [230] BINGER, _Esclavage, islamisme et christianisme_, p. 14-22 et 97. + +De jour en jour, la femme s’avilissait davantage. Les Pères Blancs +constataient que l’afflux même des troupeaux de femmes esclaves +développait, chez les riverains du Tanganyika ou du Nyanza, les +instincts de polygamie: pour une chèvre, on pouvait acheter plusieurs +femmes à la caravane qui passait; et lorsqu’on était un roi, comme, dans +l’Ouganda, M’tésa ou bien Mwanga, on n’avait qu’à guetter le nuage de +poussière qui en annonçait l’approche pour avoir, le soir même, tout un +lot de captives nouvelles dans le harem royal que parfois douze cents +femmes peuplaient. Si commune était cette denrée, la femme, qu’un +roitelet du Buganda disait un jour à un Père blanc: «J’ai tué cinq de +mes femmes pendant la nuit», et que Speke, à la cour même de l’Ouganda, +en voyait chaque jour une, deux ou trois, menées à la mort. Le colonel +Archinard, vainqueur d’Ahmadou, se trouvait en présence de six cents +femmes, qu’il libérait. + +Il était douloureusement clair que Décalogue, évangile, progrès moral, +progrès des lois, seraient tenus en échec en Afrique, tant que se +perpétuerait l’atroce institution de l’esclavagisme. Lavigerie ne +contestait pas qu’à la faveur des prescriptions du Coran sur la charité +à l’endroit des esclaves, la servitude domestique, en terre ottomane, +gardât un certain caractère de douceur. Mais son égard et son cœur se +reportaient vers le point de départ de l’asservissement, vers l’instant +tragique où le traitant avait fait son mauvais coup; et pour le crime +commis à cet instant-là, il ne consentait aucune amnistie, aucune +circonstance atténuante, aucun laisser-passer: car d’un tel crime, +perpétuellement multiplié, résultait la démoralisation d’une race. Mais +ce crime durerait, ce crime irait s’aggravant, tant que la marchandise +humaine trouverait dans l’Islam des acquéreurs. + +C’est ce qu’avait compris, dès 1876, le regard pénétrant du roi Léopold +II. Il avait eu l’honneur, à cette date, de soutenir le premier, devant +les membres de l’Association internationale africaine, la cause de la +liberté des noirs; il avait eu l’audace généreuse de vouloir provoquer, +jusque dans les foules, un mouvement d’opinion et de s’essayer à créer +un denier antiesclavagiste, en vue d’une caisse destinée à la +suppression de la traite[231]. + + [231] DESCAMPS, _les Grandes Initiatives dans la lutte contre + l’esclavagisme_. (_Le mouvement antiesclavagiste_, 1re année, p. + 2-13.) + +Les puissances européennes qui possédaient des droits en Afrique +s’étaient engagées en 1885, par l’article VI de l’acte général de +Berlin, «à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la +traite des noirs», à «protéger et favoriser, sans distinction de +nationalité ni de culte, toutes les institutions et entreprises, +religieuses, scientifiques ou charitables, créées ou organisées à ces +fins». Et sans retard, au Soudan occidental, dès le début de 1887, +Galliéni avait créé à Kayes, pour accueillir les captifs fugitifs, un +village de liberté[232]. De tels villages, il en eût fallu, partout en +Afrique, des milliers! L’article IX de l’acte de Berlin avait précisé +que les territoires formant le bassin conventionnel du Congo ne +pourraient servir de marché ni de voie de transit pour la traite des +esclaves, de quelque race que ce fût. Qu’importaient aux traitants ces +décisions de l’Europe? Ils connaissaient, à l’Ouest, le chemin du Maroc, +dont le sultan proclamait audacieusement que ses États étaient un +paradis pour les esclaves,--étrange paradis où, dans l’établissement +royal d’où ils sortaient eunuques pour le service de Sa Majesté, +vingt-huit sur trente succombaient à l’opération criminelle. Et devant +les traitants s’ouvraient, du côté de l’Est, le chemin de la +Tripolitaine, le chemin de la mer Rouge; et le Livre bleu anglais de +1888 allait publier, à ce sujet, les plus émouvantes révélations. Elles +attestaient que les embarcations européennes qui surveillaient la mer +Rouge n’étaient pas suffisantes pour empêcher le départ ou le +débarquement des convois de chair noire; elles relataient qu’à Djeddah +un officier anglais pénétrait dans dix-huit maisons où d’infâmes +marchands abritaient leurs cargaisons humaines, introduites dans la +ville moyennant le paiement aux autorités d’un dollar par tête +d’esclave. + + [232] GALLIÉNI, _Deux campagnes au Soudan français_ (1886-1888), p. + 142-143 (Paris, Hachette, 1891). + +Mœurs islamiques et mercantilisme islamique continuaient de braver la +philanthropie européenne; et cette philanthropie, en Europe même, si +formel que fût l’Acte de Berlin, se sentait tenue en échec par de +sourdes oppositions. C’était une tristesse pour Lavigerie d’«entendre +délibérer froidement, par des hommes qui se préoccupaient de commerce et +d’économie politique, si, pour ramener en Algérie le trafic qui se +dirigeait sur le Maroc et profitait particulièrement à l’Angleterre, il +ne convenait pas de laisser se rétablir le libre passage et la libre +vente des esclaves en territoire algérien[233]». + + [233] Voir le discours de Wallon au Sénat, 7 mars 1891, se plaignant + que dans son livre sur _la Politique française en Tunisie_, + d’Estournelles de Constant (P. H. X.) considère la Chambre de + commerce d’Alger comme hostile à la suppression de l’esclavage + domestique en Algérie (_Bulletin de la Société antiesclavagiste_, + 1891-1892, p. 31). + +Balancer ainsi les arguments pour ou contre l’esclavagisme, on osait +cela devant lui, qui dès 1879 avait signalé «la plaie affreuse pesant +sur toute une race infortunée», et déclaré «anathème» à l’esclavage. Il +écrivait dès cette date, à propos de la petite poignée d’esclaves +rachetés que lui avaient envoyés ses Pères Blancs: «J’ai vu les tristes +victimes de ce commerce impie, j’ai entendu de leur bouche le récit de +leurs maux.» La vieille Église africaine, saint Cyprien vendant les +vases sacrés pour le rachat des captifs, saint Augustin, sur le marché +d’Hippone, s’approchant des esclaves mis en vente et les interrogeant au +sujet des nations barbares du fond de l’Afrique, dictaient à Lavigerie +son devoir; et puisque la conscience européenne se révélait trop souvent +impuissante et parfois défaillante, il allait susciter, d’urgence, une +parole papale, et mettre ensuite au service de cette parole son âme +frémissante et sa santé ruinée. + + +II.--Lavigerie devant Léon XIII: son investiture pour la croisade. + +En cette année 1888, le Brésil, à la voix de ses évêques, achevait +d’abolir l’esclavage: dans cet immense pays où quarante ans plus tôt +besognaient deux millions d’esclaves, tous les hommes devenaient +libres[234]. Léon XIII préparait, à l’adresse de l’épiscopat brésilien, +une encyclique de doctrine et d’allégresse. Lavigerie, qui déjà dix ans +plus tôt, dans un mémoire à la Propagande, avait souhaité que le drapeau +de l’abolition de l’esclavage fût arboré hautement par l’Église devant +le monde civilisé, écrivait à Léon XIII dès le 16 février: «Ce n’est pas +seulement dans l’Amérique du Sud que l’esclavage existe, c’est surtout +en Afrique qu’il conserve toutes ses horreurs.» Et de ces horreurs, +Lavigerie parlait au Pape d’après les récits des missionnaires, d’après +ceux mêmes des esclaves. «Quatre cent mille hommes par an, disait-il, en +sont victimes. En vingt-cinq années, qui paraissent la moyenne de la vie +africaine, cela fait _dix millions_; _dix millions d’hommes actuellement +vivants_, voués à la vie et à la mort que je viens de décrire.» +C’étaient là les chiffres donnés par ses Pères Blancs: l’explorateur +Cameron, plus sombre encore, parlait d’un demi-million d’hommes par an. +«La destruction de l’esclavage, observait en passant Lavigerie, est le +coup le plus terrible que l’on puisse porter au mahométisme. La société +musulmane, telle qu’elle est organisée, ne peut, en effet, vivre sans +esclaves.» + + [234] Sur l’histoire de cette abolition, voir les pages de NABUCO, _La + Lutte antiesclavagiste au Brésil_, dans le compte rendu du congrès + international antiesclavagiste de 1900, p. 89-98. + +Le tableau terrifiant tracé par Lavigerie se retrouvait, en raccourci, +dans la lettre qu’au mois de mai Léon XIII adressait aux évêques du +Brésil, lettre où l’on voyait toute la tradition chrétienne, toute la +série des actes pontificaux, aspirer vers l’émancipation de l’esclave, +et la préparer. Le Pape proclamait infâme le commerce de l’homme; il +demandait qu’on l’arrêtât, qu’on le prohibât, qu’on le supprimât; au nom +de la loi divine, au nom de la loi de nature, il le condamnait. Et +regardant vers les missionnaires, il ajoutait: «Tandis que, par un +concours plus actif des intelligences et des entreprises, de nouvelles +voies, de nouvelles relations commerciales sont ouvertes vers les terres +africaines, c’est aux hommes voués à l’apostolat de prendre tous les +moyens possibles pour procurer le salut et la liberté des esclaves.» + +Peu de jours s’écoulaient, et dans le Vatican, le jeudi de la Pentecôte, +une scène symbolique se déroulait: Léon XIII recevait un pèlerinage +africain et un pèlerinage lyonnais, présentés l’un et l’autre par +Lavigerie. D’une part, douze Arabes ou Berbères en burnous, musulmans de +l’avant-veille; douze noirs, païens de la veille; douze Pères Blancs, +apôtres et libérateurs. D’autre part, les représentants de la grande +cité lyonnaise, qui depuis plus de soixante ans, par l’œuvre de la +Propagation de la Foi, donnait un budget à l’apostolat catholique +universel. Il y avait là, sous les yeux de Léon XIII, comme un tableau +vivant, où s’entrevoyaient toutes les étapes de l’action missionnaire: +l’étape de la quête, qui purifie l’or en le mettant au service de la +vérité; l’étape de la prodigalité charitable, qui jamais ne calcule les +dépenses, surtout celles de dévouement; l’étape de la prédication, où +les âmes se laissent cueillir et s’en réjouissent. Lavigerie aimait ces +images plastiques où s’encadrait sa somptueuse stature, et qui, à elles +toutes seules, donnaient la sensation d’un instant historique marquant +un progrès du Christ, ou bien un progrès de l’humanité. Il organisait +ces mises en scène avec une ingéniosité de liturgiste, et son éloquence +les commentait: il disait à Léon XIII merci pour sa lettre; et lui +montrant les douze noirs naguère vendus comme un vil bétail, et que la +générosité de la Sainte-Enfance avait rendus à la liberté et donnés au +Christ, Lavigerie redisait au Pape: «Ils ont laissé, dans l’intérieur de +notre immense continent, tout un peuple, leur propre peuple, voué à ces +effroyables misères.» Une immense Église venait de naître: elle était +l’héritière de l’ancienne Église d’Afrique, à laquelle avaient +appartenu, peut-être, les ancêtres de ces hommes en burnous, mais déjà +l’Église d’aujourd’hui dépassait en rayonnement l’Église d’autrefois, +comme en témoignaient ces nègres, venus des profondeurs du continent +noir; et cette Église s’agenouillait devant le Pape. Léon XIII prenait +la parole, conjurait derechef États et missionnaires d’employer tous les +moyens pour que «cette plaie, ce hideux trafic, la traite des nègres, ne +déshonorât pas plus longtemps le genre humain». Mais se tournant vers +Lavigerie, il ajoutait: «C’est sur vous surtout, monsieur le cardinal, +que nous comptons.» + +C’était une investiture; Lavigerie, d’un coup d’œil, en mesura la +portée. «La cause même de l’humanité, de la liberté chrétienne, de la +justice, écrivait-il, nous est ainsi remise au nom de Dieu même, par son +vicaire.» «Vous êtes le rédempteur de l’Afrique, commentait Mgr Bourret; +et ce continent vous devra son double salut, naturel et surnaturel.» +Lavigerie avait eu l’intention, d’abord, de regagner son diocèse; mais +il lui semblait que l’ordre même de Rome le poussait maintenant vers +Paris, pour y parler «des crimes sans nom qui désolent l’intérieur de +l’Afrique», et pour jeter ensuite «un grand cri, un de ces cris qui +remuent, jusqu’au fond de l’âme, tout ce qui dans le monde est encore +digne du nom d’homme et de celui de chrétien». + + +III.--La période apostolique de la croisade: les discours de Paris, +Londres et Bruxelles. + +Le 1er juillet, à Paris, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, +Lavigerie jetait ce cri. Quarante ans plus tôt, dans cette église, +couché sur les marches de l’autel, il avait promis de dévouer aux +membres souffrants de Dieu toutes les énergies de son cœur; vieillard +qui penchait vers la tombe, il continuait d’accomplir cette promesse en +commençant au nom du Pape une prédication de croisade, «honneur suprême, +disait-il, d’une vie qui va finir». On voyait alors Lavigerie étaler le +spectacle de l’Afrique noire, en toute sa brutale horreur; il fallait +que le monde chrétien se soulevât d’un «mouvement immense d’indignation +et de pitié»; il fallait de l’or, il fallait des jeunes gens. + +De l’or pour ces Pères Blancs, qui écrivaient à leur cardinal: «Le chef +arabe promet de partir demain matin de bonne heure et nous laisse +racheter, parmi les victimes de la chasse de cet après-midi, les femmes +et les enfants dont nous pouvons payer la rançon. Tout ce que nous avons +y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer dans leurs +foyers; mais aussi du désespoir des pauvres malheureux qui ne peuvent +participer à la délivrance, qui sont emmenés de force, enchaînés à leurs +cangues, au milieu de leurs cris de désespoir! Oh! que n’avons-nous, du +moins, de quoi les délivrer tous!» + +Mais ces rachats, c’était encore, en définitive, une concession à la +force brutale: Lavigerie voulait un remède plus prompt, plus efficace, +plus décisif. Rappelant l’époque où les chevaliers de Malte et de +Saint-Lazare, d’Alcantara et de l’Ordre teutonique, s’armaient pour la +défense des faibles et suppléaient à ce que l’autorité des États +réguliers ne pouvait alors accomplir ni même tenter, Lavigerie +s’écriait: + +«Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers pays de l’Europe, ne +ressusciteriez-vous pas, dans les contrées barbares de l’intérieur de +l’Afrique, ces nobles entreprises de nos pères?» Et confiant ces vœux +aux journalistes de toutes les opinions, pour être propagés, répercutés, +il évoquait, en terminant, l’image de ce Macédonien, qu’un jour saint +Paul entrevoyait en rêve, et qui lui criait jusqu’en Asie Mineure: +«Passe la mer, et viens nous secourir.» L’Afrique esclave, aujourd’hui, +lançait vers la France la même clameur. + +Le 31 juillet, Lavigerie parlait à Londres, sous la présidence de lord +Granville. Il glorifiait Wilberforce, avocat infatigable des esclaves. +Il redisait l’appel suprême du grand explorateur Livingstone, qu’il +venait de relire, gravé sur son tombeau, à Westminster: «Je ne puis rien +faire de plus que de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes +du ciel descendent sur tous ceux, quels qu’ils soient, Anglais, +Américains ou Turcs, qui contribueront à faire disparaître de ce monde +la plaie affreuse de l’esclavage.» + +Sous les auspices de ce souhait émouvant, Lavigerie présentait à son +auditoire anglais quatre cents témoins dont il allait dire le +témoignage: c’étaient ses trois cents Pères Blancs vivants, ses cents +Pères Blancs déjà morts, dont onze martyrs. Témoins d’élite, ceux-ci au +moins, puisqu’ils s’étaient fait égorger. Et, sous l’impression de leurs +dépositions, le cardinal Manning faisait voter la résolution suivante: + +«Le temps est maintenant arrivé où toutes les nations de l’Europe qui, +au Congrès de Vienne en 1815, et à la Conférence de Vérone en 1822, ont +pris une série de résolutions condamnant sévèrement le commerce des +esclaves, doivent prendre des mesures sérieuses pour en arriver à un +effet pratique. Comme les brigands arabes, dont les dévastations +sanguinaires dépeuplent en ce moment l’Afrique, ne sont ni sujets à des +lois ni sous une autorité responsable, il appartient aux gouvernements +de l’Europe d’assurer leur disparition de tous les territoires où ils +ont eux-mêmes quelque pouvoir. Ce meeting se propose également de faire +instance auprès du gouvernement de Sa Majesté, pour que, de concert avec +les pouvoirs européens qui réclament en ce moment une possession ou une +influence territoriale en Afrique, il adopte telles mesures qui puissent +assurer l’abolition de l’affreux commerce des esclaves, qui est encore +maintenant pratiqué par ces ennemis de la race humaine.» + +Une quinzaine plus tard, le jour de l’Assomption, c’est à Bruxelles que +Lavigerie parlait. Sur ses lèvres, la parabole évangélique de l’ivraie +et du bon grain recevait une interprétation nouvelle: l’homme qui jetait +le bon grain, c’était le roi Léopold, semeur de la civilisation sur un +territoire grand comme soixante fois la Belgique; les gens qui dormaient +autour de lui, c’étaient les catholiques belges; et l’ennemi, qui +pendant leur sommeil avait semé l’ivraie, c’était l’Arabe esclavagiste. +Lavigerie décrivait, dans les provinces du Haut-Congo, son œuvre de +mort, qui dans certaines régions n’avait laissé vivre, d’après Stanley, +qu’un nègre sur deux cents; il insistait sur ces cruautés, quelque +répugnant qu’en fût le récit. «Pour sauver l’Afrique intérieure, +criait-il, il faut soulever enfin la colère du monde.» Il disait aux +Belges: «Vous êtes en présence de provinces qui agonisent; il faut sans +retard leur venir en aide.» Leur roi le voulait, et il leur répétait les +paroles royales. Dieu le voulait, et il faisait parler le Christ, qui, +s’ils demeuraient indolents, leur dirait un jour: «C’est avec les noirs, +avec vos noirs, que j’ai souffert et que vous m’avez abandonné.» +«Avez-vous, demandait-il à ses auditeurs, le sentiment de la liberté, de +la dignité, de la grandeur de notre nature? ou êtes-vous nés pour +accepter que l’on s’endorme sous le joug de l’esclavage? Peuple de la +Belgique, tu es le dernier, ce semble, à qui de semblables questions +puissent être adressées! L’amour de la liberté, la noble fierté humaine, +tu les as montrés à toutes les pages de ton histoire, et si tu es +aujourd’hui un peuple libre, jouissant de tous les droits de la +conscience, tu le dois à l’horreur de la servitude et au sang que tu as +versé pour ton indépendance!» Il réclamait cent jeunes Belges décidés à +être des héros et à délivrer de ce fléau la province du Haut-Congo. Cela +suffirait, pour que ces esclavagistes qui fièrement disaient: «Le +souverain de l’Afrique intérieure, c’est la poudre», fussent désormais +tenus en échec. Il souhaitait un million pour que cette petite armée de +libérateurs eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui ferait la police. + +Une voix bientôt s’élevait dans la presse belge, celle de l’ambassadeur +de Turquie, pour accuser Lavigerie de donner à la croisade projetée le +caractère d’une expédition contre l’Islam. Obtenez de vos docteurs, lui +ripostait en substance Lavigerie, qu’ils déclarent contraire au droit +naturel et divin la capture et la vente de l’infidèle par le croyant. +Mais en attendant qu’ils fissent cette déclaration, contraire aux +commentaires les plus qualifiés du Coran, le cardinal maintenait: «Tous +les souverains musulmans indépendants de l’Afrique pratiquent +l’esclavagisme; tous les chefs esclavagistes sont musulmans; la Turquie +n’empêche que pour la forme, et très imparfaitement, la vente des +esclaves, dans ses provinces d’Afrique et dans ses provinces d’Asie; les +interprètes du Coran ne condamnent pas l’esclavagisme; les juges +musulmans qui jugent d’après le Coran ne se prononcent jamais contre +lui.» Lavigerie possédait ses sources: il savait citer Nachtigal, +déclarant quelques années plus tôt qu’aux yeux des musulmans du Fezzan +la traite était pleinement légitime et qu’ils la considéraient comme une +branche d’affaires s’accordant avec leurs convictions religieuses; il +savait citer Schweinfurth, qui jadis avait montré Mehemet Ali lui-même +faisant de la chasse aux esclaves une source légale de revenus pour le +Trésor; il avait retenu ce propos, recueilli par des officiers anglais +sur certaines lèvres musulmanes: «Allah destine les Africains à nous +servir.» + +Il n’était pas à court d’arguments, et comme un journal de Paris +l’accusait de crier sus au mahométisme, de vouloir armer contre les +musulmans le bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire, +il ripostait que tout ce qu’il demandait, c’était le désarmement de ces +brigands atroces qu’étaient les esclavagistes, et qu’il n’avait jamais, +sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous prétexte de religion. +A ce moment même, les nouvelles du Tanganyika annonçaient la capture par +les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés d’esclaves, +véritables squelettes fiévreux, couverts de plaies, entassés comme des +harengs. + +L’Assemblée des catholiques allemands, tenue à Fribourg en Brisgau, +recevait de Lavigerie un long mémoire. Il montrait le problème tel qu’il +était: cinq cents musulmans à désarmer, à rendre aux pays d’où ils +étaient venus. Et il disait avec l’explorateur Cameron: «Ce n’est pas +par des discours ni par des écrits que l’Afrique peut être régénérée, +mais par des actes. Que chacun de ceux qui croient pouvoir y prêter la +main le fasse donc. Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre ou +négociant; mais chacun peut donner une cordiale assistance aux hommes +que le dévouement ou la vocation mène dans les lieux inconnus.» + +Que d’abord un demi-millier de malfaiteurs fût mis hors d’état de nuire, +et Lavigerie annonçait que les missionnaires étaient à leur poste, +d’avance, pour l’œuvre civilisatrice qui s’imposait; qu’ils venaient de +racheter, cette année même, dans la mission de Kubanga, cent cinquante +esclaves, et que leur hôpital faisait accueil à toutes les épaves noires +qui se présentaient. + +Sur le papier, c’était chose grandiose qu’une croisade universelle des +États contre l’esclavagisme. Mais Lavigerie réfléchissait que ces États +avaient des intérêts propres, et que leurs interventions mêmes contre ce +fléau leur procureraient probablement des bénéfices politiques, +récompense naturelle de leurs efforts. Dès lors, dans un comité +universel de l’œuvre antiesclavagiste, les intérêts politiques couraient +le risque de s’affronter, de se combattre; et si l’on voulait créer un +immense budget antiesclavagiste où les divers États puiseraient pour les +besoins de leurs campagnes respectives, des difficultés diplomatiques +étaient à craindre. Lavigerie, pour écarter ce péril, décida que dans +les diverses capitales l’œuvre aurait des conseils nationaux, +indépendants les uns des autres, qui trouveraient, sur leur territoire +même, leurs ressources, et qui les emploieraient, en Afrique, pour leurs +propres campagnes nationales contre l’esclavage. + +Mais à côté de ces campagnes nationales, Lavigerie rêvait, tenacement, +d’un petit détachement international de bonnes volontés, qui s’en +iraient faire la police, au cœur de l’Afrique. Joubert, depuis dix ans, +entouré de sa petite armée de trois cents noirs, faisait régner la paix +sur un vaste territoire: il n’y avait pas de caravane esclavagiste en +ces parages-là. Lavigerie, invoquant ce précédent, faisait appel à des +volontaires qui seraient comme les cadres européens de troupes +indigènes, et qui surveilleraient les grandes routes et fermeraient le +passage aux convois d’esclaves; volontiers eût-il demandé une sorte de +gendarmerie sacrée pour l’intérieur de l’Afrique. + +Une telle carrière pouvait être pour des apôtres une occasion de +sainteté; pour des déclassés, un moyen de relèvement; pour des inquiets, +tracassés par le démon de l’aventure, une source de jouissance. Les +candidatures se multiplièrent: sept cents Belges et beaucoup plus de +Français. Il y eut en peu de jours deux mille demandes d’enrôlement, +parmi lesquelles le cardinal voulait qu’on fît un choix sévère. Et les +messages de tous ces conscrits, prêts à s’engager pour cette façon de +guerre sainte, l’amenaient à constater qu’en fait, au 1er janvier 1888, +«ni la philosophie ni l’économie politique, ni les assemblées, ni les +gouvernements n’avaient pris en mains, d’une manière pratique, la cause +de l’esclavage africain, et que, depuis le mois de mai de la même année, +cette cause s’agitait dans tous les esprits et dans tous les cœurs.» +Voilà ce qu’avait pu la parole du Pape et celle de son cardinal, et +leurs deux échos continuaient de se répercuter, de se fortifier +mutuellement. + +Un bref de Léon XIII, en octobre 1888, se réjouissait que France et +Belgique, Angleterre, Allemagne, Portugal[235], eussent répondu à ses +appels. «Quelle grandeur d’âme vous apportez, disait le Pape au +cardinal, là où il s’agit du salut des hommes!» Il lui envoyait trois +cent mille francs pour être partagés entre les divers comités +antiesclavagistes, et il ajoutait: «Nous ne doutons pas que les Italiens +et les Espagnols deviennent, avec le même cœur, les promoteurs et les +auxiliaires d’une telle œuvre.» + + [235] En ce qui regarde le Portugal, voir _Bulletin de la Société + antiesclavagiste_, 1888-1889, p. 378-381. + + +IV.--La période des difficultés diplomatiques: les congrès. + +Déjà, en effet, l’Espagne se remuait; Lavigerie, dans une lettre à M. +Sorela, qui projetait la fondation à Madrid d’une société +antiesclavagiste, saluait tout le passé de la nation espagnole, les noms +éclatants de Las Casas, de Pierre Claver, de Ximenès, et signalait à +l’Espagne, tout près d’elle, en face d’elle, la seule puissance +islamique qui jusque-là se fût formellement refusée à prendre quelque +engagement pour la suppression de la traite, le sultanat du Maroc. De +l’autre côté de notre Afrique, une porte s’ouvrait sur la Méditerranée, +pour les cargaisons d’esclaves qu’attendait le Levant islamique: c’était +la Tripolitaine; on prêtait à Lavigerie cette idée que si l’Italie se +substituait à la Turquie comme gardienne de cette porte, ce serait, pour +la traite, un débouché de moins. Là-dessus, les diplomaties s’émurent, +et tout d’abord la diplomatie turque; et la presse italienne, qui se +refusait à considérer la Tripolitaine comme une compensation pour la +perte de la Tunisie, entama contre le cardinal une âpre campagne. Après +l’universelle révolte de pitié humaine qu’avaient déchaînée la parole +papale et la parole cardinalice, les diplomaties nationales inclinaient +à se ressaisir, à temporiser. + +Lavigerie passa les Alpes, faisant front, tout seul, à l’artillerie +d’une presse hostile, dont Crispi dirigeait le feu: il allait parler à +Naples, adressait une lettre à la réunion antiesclavagiste de Palerme, +et puis, le 28 décembre 1888, montait, à Rome, dans la chaire de +l’église du Gesù. Il touchait, d’une main délicate, aux antagonismes des +peuples chrétiens, et ces antagonismes mêmes étaient pour lui une raison +nouvelle de les grouper tous ensemble, pour une sainte entreprise. «Il +n’y a pas de sollicitude, disait-il, qui puisse mieux les disposer à +oublier leurs propres querelles et les haines du passé.» Ce prélat que +des polémiques passionnées désignaient comme un ennemi de l’Italie +semblait rêver d’une France et d’une Italie qui s’aimeraient, en aimant, +toutes deux ensemble, la souffrance humaine. Sa conférence jetait une +sombre lumière, non seulement sur les souffrances de la veille, mais sur +les périls du lendemain. + +«Tandis qu’en Europe et en Asie, s’écriait-il, le mahométisme semble se +préparer au dernier sommeil, il renouvelle, sur notre continent +africain, sa vigueur dans le sang. La couche qui arrive, celle du Mahdi +et des Senoussis, est encore plus ardente que celle qui l’a précédée. +Elle fait schisme avec le reste du monde musulman, auquel elle reproche +sa mollesse. Faisant appel à la fureur sauvage des noirs, ces fanatiques +couvrent déjà de leurs ramifications secrètes toutes nos provinces. Je +vous signale ce danger, plus voisin que l’Europe ne le pense. Croyez-en +un vieux pilote qui connaît les écueils et les tempêtes de la barbarie. +C’est le quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque jour croissant +tente de séparer à jamais de nous. Point de doute: je le répète, il n’y +a pas dans l’ancien monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas un +homme, qui ne comprenne que le devoir de cette croisade lui est imposé +par le nom d’homme, et par l’ordre établi de Dieu: _Homo sum et nihil +humani a me alienum puto._» + +Lavigerie, à Rome, voyait Schlœzer, représentant de la Prusse +bismarckienne. Le chancelier de Berlin, jusque-là, en dépit d’une lettre +de Lavigerie, en dépit de l’envoi que lui avait fait le cardinal de ses +trois conférences de Paris, Londres et Bruxelles, était demeuré +silencieux; mais lorsque Bismarck eut reçu les décisions contre la +traite des noirs prises par les catholiques de Cologne[236], lorsqu’il +eut reçu le memorandum du Saint-Siège pour une action commune des +gouvernements européens contre l’esclavage, il expédia à Léon XIII un +témoignage d’admiration pour Lavigerie apôtre des noirs, un témoignage +d’adhésion à sa grande campagne de charité. + + [236] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. 79-86. + +Milan attendait Lavigerie, et ses forces le trahissaient. Son entourage +le suppliait: «N’y allez point, Éminence, il y va de votre vie.» Et lui +de répondre: «Quel meilleur emploi puis-je en faire que de la donner +pour le rachat des esclaves?» Sa parole, dans la chaire milanaise, +continua de planer sur les difficultés franco-italiennes, avec une +aisance souveraine: «La Méditerranée, mes frères, ses parrains lui ont +donné divers noms de baptême, selon le pays dont ils sont. On l’a appelé +un lac français, un lac anglais, un lac italien. Je serais bien heureux +de pouvoir le baptiser du nom de lac chrétien, un lac que ne +souillassent plus des embarcations d’esclaves.» Épuisé, mais toujours +debout, il prosternait sa fatigue, dont il n’admettait jamais qu’elle +pût devenir une lassitude, devant le corps de saint Charles Borromée, +devant les reliques de saint Ambroise, leur demandant un surcroît de +force, un surcroît de charité, un surcroît de voix, pour clamer les maux +de l’Afrique. Et dans une église de Marseille, quatre jours plus tard, +il recommençait. + +«Je suis à bout de forces, écrivait-il à Émile Keller, j’ai perdu le +sommeil, l’appétit, la faculté même, je crois, de me mouvoir et de +penser, il ne me reste que celle de sentir; et je sens que jusqu’au bout +je resterai attaché à l’œuvre de l’abolition de l’esclavage, ne croyant +pas qu’il y ait en ce moment une œuvre plus sainte et plus nécessaire.» + +Au loin, certaines imaginations, s’exaltant du prestige même de cette +œuvre, s’abandonnaient à d’audacieux desseins, dont certains documents +conservés par M. l’abbé Tournier demeurent aujourd’hui les témoins. Le +futur cardinal Bourret, évêque de Rodez, écrivait à Lavigerie, après une +conversation avec Jules Simon: «Cette grande œuvre d’humanité pourrait +devenir aussi une grande œuvre de restauration pontificale»; et Mgr +Bourret rêvait d’un congrès, provoqué par Lavigerie, dans lequel «un +certain nombre de personnalités politiques des diverses nations +rechercheraient un _modus vivendi_ supportable pour la Papauté.» Vers la +même époque, Léopold II, roi des Belges, suggérait au P. Charmetant que +l’on pourrait faire accepter par les puissances la formation dans +l’Afrique équatoriale d’une colonie pontificale, sous leur garantie +collective[237]. Charmetant portait à Léon XIII cette offre royale, et +Léon XIII la déclinait; mais de telles suggestions attestaient la +répercussion des campagnes libératrices entreprises au nom du +Saint-Siège par le cardinal Lavigerie, et l’ascendant qu’en recueillait, +pour elle-même, la puissance spirituelle de la Papauté. + + [237] Au sujet de cette offre, on trouve une première allusion, faite + par Lavigerie lui-même, dans les _Documents relatifs au congrès + libre antiesclavagiste de Paris_, p. 43. + +Lavigerie rentrait dans Alger, le 21 janvier 1889, «tout perclus de +rhumatismes et de douleurs névralgiques»; ne pouvant même plus signer de +sa main, il dictait ses lettres, et le scribe docile, ému, écrivait des +phrases comme celles-ci: «Si le bon Dieu voulait me trouver un enfer qui +fût tout à fait à ma taille, il me condamnerait à ne rien faire pour lui +durant toute l’éternité; ce serait, je le sens, le plus grand châtiment +qu’il pût m’infliger.» + +Sans retard, dans son diocèse, il se refaisait prédicateur, pour les +noirs. Il apparaissait le jour de la Chandeleur, dans la basilique de +Notre-Dame d’Afrique; il parlait à l’entrée du chœur, en grande tenue +pontificale, et c’était pour adresser deux supplications. La première, +il la jetait aux fidèles. Il leur rappelait un mot sinistre du khédive +d’Égypte: «Puisque vous nous avez empêchés de prendre les blancs, il +faut bien que nous prenions les noirs.» Les noirs, commentait-il, +«paient donc pour vous, mes frères; ils sont votre rançon, et vous ne +feriez rien pour ceux qui vous remplacent dans la captivité et dans la +mort!» Mais une seconde supplication succédait; d’une voix de tonnerre, +d’un geste presque impérieux, il se tournait vers l’image de Notre-Dame +d’Afrique, statue noire comme les noirs eux-mêmes, et l’interpellait sur +ce qu’elle avait fait pour eux, depuis vingt-cinq ans qu’il l’avait +proclamée reine de l’Afrique. «L’Afrique, lui criait-il, a compté sur +votre protection. Qu’avez-vous fait pour elle, et comment souffrez-vous +encore de telles horreurs? N’êtes-vous reine de l’Afrique que pour +régner sur des cadavres? N’êtes-vous mère que pour oublier vos enfants? +Il faut que cela finisse.» Des coups de crosse, frappant sur la dalle du +chœur, scandaient ses sommations. + +Huit jours plus tard, dans une grande réunion organisée à la Sorbonne, +une voix redisait qu’il fallait que cela finît: c’était la voix de Jules +Simon[238]. + + [238] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. + 247-266. Peu après la mort de Lavigerie, Jules Simon lui rendra + hommage en quelques pages que l’on trouve en son livre: _Quatre + portraits_ (Paris, Lévy, 1896). + +«Si brisé que soit mon corps, insistait Lavigerie, mon cœur ne l’est pas +encore.» Il ne convenait pas que, le vendredi saint, fête par excellence +de la souffrance, son cœur se tût sur le martyre de la race de Cham: +faisant violence à son corps, il gravissait péniblement, dans sa +cathédrale d’Alger, les degrés de la chaire; il prêchait sur la Passion +des nègres, renouvellement de la Passion cruelle du Sauveur; sur leur +calvaire à eux, «continent immense, où le sang coulait des veines de +millions de noirs, mêlé aux larmes des mères»; sur les Hérode, les +Pilate, les Judas, qui entreprenaient de défendre l’esclavagisme par +amour de l’or, ou, peut-être, par opposition à la foi chrétienne; et les +draperies noires qui assombrissaient l’église avaient mission de +rappeler, disait-il, «non seulement la passion du Sauveur, mais encore +la mort qui plane sur l’Afrique et la destruction qui la menace[239]». + + [239] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. + 327-337. + +Ce mot de mort, ce mot de destruction, qui résonnaient comme des glas, +étaient tragiquement commentés par les nouvelles que Lavigerie, depuis +le début de l’année, recevait du centre de l’Afrique. Les esclavagistes +musulmans, riches et bien armés, avaient, dans l’Ouganda, fait un coup +d’État. Le roi Kivewa, tombé sous leur joug, avait renvoyé ses ministres +chrétiens, catholiques ou protestants; toutes les missions avaient été +incendiées, tous les orphelinats détruits; tous les missionnaires, Mgr +Livinhac en tête, avaient été emprisonnés, huit jours durant, puis +entassés sur une barque, et transportés de l’autre côté du lac. «Vous +avez voulu ménager l’Allemagne et l’Angleterre, écrivait à M. Mackay, +chef de la mission anglaise, l’un de ces triomphateurs musulmans; nous +tuerons l’un après l’autre tous les blancs établis dans l’intérieur de +l’Afrique équatoriale.» + +Mgr Lavigerie méditait sur cet événement: il lui semblait être d’une +incalculable gravité. Quelques années plus tôt, le sultan musulman de +Zanzibar pouvait être rendu responsable des attentats commis à +l’intérieur par les esclavagistes, qui tous venaient de ses États et +reconnaissaient son pouvoir. Mais aujourd’hui, sa souveraineté était +considérée comme expirant officiellement à dix kilomètres du +rivage[240]; dans l’intérieur de l’Afrique, c’était à l’Europe de se +défendre elle-même. Les esclavagistes, entourant les rois sauvages, ne +les poussaient à l’expulsion des blancs que pour demeurer les seuls +maîtres, et lorsqu’ils murmuraient aux oreilles des souverains noirs de +fallacieuses paroles sur l’affranchissement politique de l’Afrique, ils +ne visaient à rien de moins qu’à régner eux-mêmes, par une dictature de +terreur, sur une Afrique subjuguée, à travers laquelle ils razzieraient +à volonté, à discrétion, le bétail humain nécessaire à leur trafic. + + [240] Sur les inconvénients de cette restriction de la souveraineté du + sultan de Zanzibar, voir un article de la _Gazette populaire de + Cologne_, cité dans le _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, + 1888-1889, p. 17-23. + +Il apparaissait à Lavigerie que cette catastrophe requérait de l’Europe +un surcroît de sacrifices et qu’il fallait, désormais, plusieurs +milliers d’hommes, qui, remontant le Zambèse, le Chiri, le Nyassa, se +fraieraient ainsi, vers l’Afrique équatoriale, la seule route désormais +ouverte à leurs pas libérateurs. Il voulait que, d’urgence, les comités +antiesclavagistes des diverses nations délibérassent; il annonçait à +Keller son intention de convoquer prochainement un congrès[241]. Il +avait hâte que ce congrès eût lieu, avant celui des puissances, et +qu’ainsi fût mise en lumière l’initiative du Pape; il rêvait que Léon +XIII y fût représenté par un légat, et investi de la présidence +d’honneur. Dans la circulaire même qu’au mois d’avril 1889 il expédiera +d’Alger, et qui convoquera le Congrès à Lucerne pour le mois d’août, se +dessineront déjà plusieurs projets qui le hantaient: «Organisation de +corps volontaires et peut-être même, sur quelques points essentiels, de +corps religieux, par exemple, au milieu des déserts du Sahara;--création +d’asiles fortifiés, comme ils ont existé autrefois, dans les siècles de +barbarie, sur les grandes voies de communication, en Espagne, en +Hongrie, en Orient, pour protéger les voyageurs et faire avancer peu à +peu la vie, le commerce européen et la civilisation jusqu’aux limites +mêmes du Soudan[242].» + + [241] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. + 215-230. + + [242] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. + 311-325. + +Il appelait à ce Congrès, non seulement l’Europe, mais des représentants +du monde noir, noirs d’Haïti, noirs de Liberia, noirs des États-Unis: il +désirait qu’en faveur de leurs frères du centre de l’Afrique leurs voix +se fissent entendre, et qu’elles fussent acclamées. + +Sans plus attendre, des conférences d’Émile Keller à Paris, de Georges +Picot à Bourges et à Paris, tenaient les esprits en haleine et mettaient +les dévouements en branle[243]. + + [243] _Ibid._, p. 364-376, 405-421, 432-454. + +Des congrès, des conférences, il en fallait: c’était nécessaire pour +agir sur l’opinion du monde; mais l’Afrique avait-elle le temps +d’attendre que dans des congrès on eût délibéré? Lavigerie ne le pensait +pas; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance de plus en plus +impérieuse le langage d’un chef d’État,--son État, c’était +l’Afrique!--il entrait en rapports avec le Portugal, demandait qu’un +nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient Alger pour prendre la +voie du lac Nyassa, pût remonter jusqu’au Tanganyika, y retrouver +Joubert, et s’en aller avec lui vers leurs frères de l’Ouganda, +ensevelis dans un tourbillon d’insurrections barbares. Le Portugal +permettait, et la caravane libératrice se mettait en route. + +Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne. Mais il n’y eut à +Lucerne, au début d’août 1889, d’autres congressistes que deux jeunes +gens, représentants de dix millions de noirs, qui avaient quitté +l’Amérique trop tôt pour apprendre que le Congrès était ajourné... Car +l’imminence des élections françaises retenait en France la plupart des +personnalités qui eussent pu représenter la France, à Lucerne, aux côtés +des congressistes des autres pays; et Lavigerie, redoutant les effets +fâcheux que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale, +l’effacement de sa patrie et la prépondérance des nations protestantes, +avait, le 24 juillet, par une circulaire expédiée de Lucerne[244], fait +savoir que le Congrès n’aurait pas lieu. Mais ces deux jeunes nègres qui +étaient venus là pour rencontrer les champions de l’antiesclavagisme +universel, champions de toute langue et de toute nationalité, se +jugeaient récompensés de leur voyage puisqu’ils rencontraient Lavigerie, +et ils lui disaient: «Si jamais Votre Éminence met le pied en Amérique, +des foules innombrables de nos compatriotes viendront acclamer le +libérateur de leurs frères[245].» + + [244] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. + 424-425. + + [245] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. + 459-463. + +Trois mois plus tard, s’ouvrait à Bruxelles, entre les représentants des +divers États, la conférence officielle pour la suppression de +l’esclavage; elle se prolongea jusqu’au printemps. Lavigerie, d’avance, +dans un mémoire adressé à Léopold II, avait dessiné ce qu’il attendait +d’elle[246]. Dans son oasis de Biskra, où désormais l’hiver il tentait +de refaire sa santé, il reçut de l’Ouganda des nouvelles moins +inquiétantes. «Dieu dût-il faire un miracle, lui écrivait Mgr Livinhac, +le parti protestant ne triomphera pas.» Mais Biskra est aux écoutes du +désert: et les mystérieuses rumeurs sahariennes précisaient aux oreilles +attentives de Lavigerie l’immense péril que créait en Afrique +l’effervescence du senoussisme. + + [246] Lavigerie à Léopold II, 8 novembre 1889. (_Bulletin de la + Société antiesclavagiste_, 1888-1889, p. 520-552.) + +Déjà, dès 1868, dans son livre sur _la Kabylie et les coutumes kabyles_, +le futur général Hanoteau signalait comme un péril pour notre domination +en Kabylie,--comme «un danger de tous les instants», disait-il, ces +ordres religieux, «moins accessibles à nos moyens d’influence et plus +difficiles à surveiller» que ne l’étaient les marabouts. «Comme ils +obéissent, précisait-il, à des chefs qui presque tous résident à +l’étranger, le signal de la révolte peut être donné à l’improviste, sans +qu’aucun indice précurseur nous ait avertis[247].» + + [247] HANOTEAU et LETOURNEUX, _op. cit._, II, p. 105. + +«Chez les musulmans du dix-neuvième siècle, avait écrit en 1886 M. Le +Chatelier[248], le mahométisme mystique représente le principe religieux +actif. Et le fait qui domine l’évolution moderne du monde islamique est +le prodigieux mouvement de rénovation, de propagande, qui s’accomplit en +Asie, en Afrique surtout. Sans rien préjuger pour l’avenir, on ne +saurait nier qu’il y ait là pour les intérêts actuels du monde civilisé +un danger grave. Les confréries ont été traitées, tantôt avec une +considération trop bienveillante, tantôt avec un respect voisin de la +crainte. Elles ont ainsi acquis une situation très forte, alors qu’il +eût été facile, si on les avait mieux comprises, de les réduire presque +à néant.» + + [248] _L’Islam, au dix-neuvième siècle_, p. 180-187 (Paris, Leroux, + 1886). + +Lavigerie était d’accord avec les meilleurs observateurs de l’Islam, +avec Henri Duveyrier, avec le général Philebert[249], lorsqu’il redisait +à Léopold II, dans une longue lettre, les origines, la mystique +popularité de ce chérif oranais, Snoussi, qui, vers 1796, s’était +proclamé prophète (_madhi_), et lorsqu’il parlait des centaines de +milliers de fanatiques qui, groupés en confréries, n’aspiraient qu’à +soulever le Soudan contre l’Europe et à jeter les Européens à la mer... +Oui, tous les Européens, y compris les Turcs, qui venaient de se +disqualifier, aux yeux des Senoussistes, en prohibant la traite des +noirs, et qu’une sanglante devise madhiste confondait avec les chrétiens +pour les vouer, tous ensemble, à une même mort[250]. + + [249] Général PHILEBERT, _la Conquête pacifique de l’intérieur + africain_, p. 26-36. + + [250] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 1-41. Sur + les développements ultérieurs du péril senoussiste, voir BINGER, + _Bulletin de l’Afrique française_, 1902; deux articles du + _Correspondant_, 25 novembre et 10 décembre 1909; et Lothrop + STODDARD, _le Nouveau Monde de l’Islam_, trad. Doysié, p. 51 et + suiv. (Paris, Payot, 1923). Sur l’état actuel de l’émirat des + Senoussis, constitué depuis 1920 par décret royal italien, voir + MASSIGNON, _Annuaire du monde musulman_, p. 144-146. + + +V.--L’achèvement de l’œuvre tunisienne. Les adieux de Lavigerie à +l’Europe. + +A peine avait-il dirigé vers Bruxelles cet anxieux cri d’alarme, que +Lavigerie, quittant Biskra, réapparaissait en Tunisie, où depuis deux +ans on ne l’avait pas revu. Sa première visite était pour la cathédrale +de Carthage, désormais achevée. On l’avait construite rapidement, pressé +qu’on était de la voir se dresser, moins comme un monument d’art que +comme un symbole. Les jeunes élèves des Pères Blancs menaient Lavigerie +au caveau qui devait contenir son tombeau, et l’aidaient ensuite à +remonter dans la basilique. «Merci, mes enfants, leur disait-il. Le jour +vient et il est proche, où vous n’aurez plus à me remonter.» En grande +pompe, le jour de l’Ascension, devant le résident général de France et +dix évêques, la cathédrale s’inaugurait[251]. Lavigerie, dans une lettre +pastorale, interprétait l’événement. + + [251] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 215-222. + +Jadis César, campant sur les ruines de Carthage, avait entendu, s’il en +faut croire Appien, les sanglots d’une immense multitude qui demandait +d’être rappelée à la vie, et César, saisissant ses tablettes, y avait +jeté ces deux mots: «Relever Carthage.» Cinq siècles plus tard, saint +Victor de Vite, au terme de son _Histoire des persécutions vandales_, +avait invoqué tous les saints d’Afrique, pour qu’en retour de leurs +souffrances, de leurs martyres, ils obtinssent de leur Dieu la +résurrection de l’Église africaine. Sous les yeux de Lavigerie, le +programme de César et la prière de Victor de Vite avaient commencé de +s’accomplir: une Carthage ressuscitée présidait aux destinées d’une +Église africaine ressuscitée, et le prélat s’écriait: «Me blâmerez-vous +d’avoir cru comme César aux sanglots des multitudes disparues sous les +ruines de leur patrie, et, comme l’évêque de Vite, aux prières des +saints de notre Afrique, implorant de Dieu sa résurrection?» + +Il ouvrait un concile, dans la resplendissante cathédrale; on y émettait +le vœu que saint Fulgence, l’évêque exilé par les Vandales, fût proclamé +par Rome docteur de l’Église, et le concile, au bout de deux jours, +transportait sa séance finale à Tunis, où Lavigerie allait poser la +première pierre d’une autre cathédrale. «C’est un revenant épique que +cet homme! s’écriait M. Louis Bertrand; c’est Turpin, l’archevêque de la +chanson de Roland[252].» + + [252] Louis BERTRAND, _le Sang des races_, préface de 1920, p. 5. + +L’âge le pressait d’achever ses fondations, et les événements eux-mêmes +semblaient se presser, pour apporter à ses espoirs quelques prémices +d’accomplissement; en ce même mois de mai 1890, il avait la joie +d’annoncer à Paris le décret du Bey de Tunis, qui supprimait l’esclavage +dans ses États[253], et cette autre joie, plus grande encore, de +recevoir une lettre dans laquelle le roi Mwanga, inopinément restauré +sur son trône de l’Ouganda, lui demandait des missionnaires et +promettait toute sa bonne volonté pour empêcher la traite des esclaves. +Les deux médecins qui, dans une caravane nouvelle groupant des Pères +Blancs de quatre nations, partaient à ce moment même pour l’équateur, +avaient jadis été rachetés de l’esclavage, puis élevés à Malte: ainsi +s’associaient, déjà, les esclaves de la veille aux campagnes de +libération. + + [253] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 187-191. + +L’Afrique s’aidait donc elle-même, pour déraciner le fléau, et l’Europe +aidait l’Afrique. La conférence de Bruxelles, par l’acte général du 2 +juillet 1890, préconisait l’établissement graduel, à l’intérieur du +continent noir, de stations fortement occupées; la construction de +routes et de voies ferrées reliant les stations à la côte, +l’installation de bateaux à vapeur sur les grands fleuves et les lacs; +la restriction de l’importation des armes à feu et des munitions; +l’organisation d’expéditions et de colonnes mobiles. L’armée de la +France, sans plus attendre, allait traquer l’esclavage dans un de ses +plus redoutables repaires, le Dahomey[254], et déjà l’expédition belge +de Winck et Van Kerchove était en route, pour porter secours à Joubert +et pour semer, sur les bords du Tanganyika, une série de postes armés. +Une voix éloquente, en 1891, s’élevait au Congrès de Malines; c’était +celle de M. le chevalier Descamps, futur vice-président du Sénat belge. +«Ne croyez pas, s’écriait-il, que l’Océan baigne nos frontières +simplement pour permettre aux Belges de ramasser des coquillages sur ses +rives. Ne craignez pas de pratiquer la mer[255].» Et l’on voyait, en +cette année 1891, puis en 1892, naviguer vers Zanzibar, pour atteindre, +par là, la mer intérieure du Tanganyika, l’expédition du capitaine +Jacques, puis celle du lieutenant Long, impatients de libérer l’Afrique +de ses bandes d’esclavagistes; et les noms d’Albertville, Baudouinville, +Fort Clémentine, allaient bientôt dire aux riverains du Tanganyika ce +que voulait faire pour eux la chrétienne Belgique[256]. Lavigerie +saluait cette révolution, «qui allait faire entrer la quatrième partie +du monde dans la lumière de la civilisation, de la liberté et de la +vie»; il proclamait que l’œuvre faite à Bruxelles était très +satisfaisante, très belle, qu’elle répondait à ses vœux, sinon à tous +ses vœux; il se réjouissait de ce mot dit à un prélat belge par le +ministre des Affaires étrangères de Belgique: «Ce qui se fait à la +conférence n’est, au fond, que l’œuvre provoquée par l’action du Pape et +de son envoyé[257].» Il ouvrait un concours, au nom du Pape, pour la +composition d’un ouvrage populaire destiné à aider la campagne +antiesclavagiste[258], et lorsque bientôt il apprit que la Hollande +hésitait à signer l’acte de Bruxelles, il insista près du roi par un +pressant message, que la jeune reine Wilhelmine eut à cœur d’exaucer, au +lendemain même de son avènement[259]. + + [254] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1891-1892, p. + 273-290. + + [255] DESCAMPS, _Discours sur l’avenir de la civilisation en Afrique_, + prononcé à l’assemblée générale du congrès de Malines le 10 août + 1891, p. 16 (Louvain, Peeters, 1891). + + [256] Voir DESCAMPS, _les Stations civilisatrices au Tanganyika_, p. 9 + (Bruxelles, Goemaere, 1894) et, dans le _Bulletin de la Société + antiesclavagiste_, 1891-1892, p. 266-269, la lettre de Lavigerie sur + l’expédition Jacques. + + [257] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_, + p. 43. + + [258] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_, + p. 46. Le lauréat du concours, qui eut pour juges Jules Simon, + Bardoux, Arthur Desjardins, le duc de Broglie, Antonin + Lefèvre-Pontalis, Franck, Georges Picot, le marquis de Vogüé, + Wallon, Julien Davignon, fut M. le baron Descamps, actuellement + vice-président du Sénat belge et membre de l’Institut, pour son + drame, _Africa_ (Louvain, Peeters, 1894). + + [259] _Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1890, p. 307-314. + +Lavigerie regrettait qu’on n’eût pas envisagé le sort de tant de pauvres +nègres que, sous la fallacieuse rubrique de travailleurs libres, on +transportait à des centaines de lieues de leur pays, et qui, ainsi +déracinés, étaient à la merci de toutes les exploitations; il +regrettait, aussi, qu’on ne se fût point occupé des progrès des sectes +musulmanes en Afrique[260]. + + [260] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_, + p. 36-37. + +Mais l’acte général de Bruxelles admettait explicitement le concours des +sociétés antiesclavagistes, «pour la formation de corps volontaires +destinés, sous l’autorité des puissances, à réprimer les violences et la +continuation de la traite»; pour un rôle de charité auprès des victimes +de l’esclavage, particulièrement des femmes et des enfants; pour le +développement et la protection de toutes les missions; et pour éclairer, +enfin, «l’opinion indépendante» et l’opinion des commissaires, membres +des bureaux de surveillance et de renseignements[261]. Les comités de +ces sociétés, qui n’avaient pu se réunir à Lucerne, allaient, en +septembre 1890, tenir un congrès à Paris, et l’éloquent +discours-programme qu’allait y faire entendre Émile Keller devait +répondre aux vœux officiels de la conférence de Bruxelles et combler les +lacunes qu’y constatait Lavigerie. + + [261] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_, + p. 40. + +Lavigerie lui-même, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, voulut ouvrir +le congrès. En face de lui, au banc d’œuvre, autour de Mgr Livinhac, +siégeait la race nègre, représentée par quatorze noirs de l’Ouganda. Le +cardinal interpellait Mgr Livinhac, lui remettait l’avenir de sa +gigantesque entreprise: «Je ne suis point Élie, lui disait-il, mais je +dépose sur vos épaules, comme sur celles d’un autre Élisée, le manteau +que je ne puis plus porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra +désormais de me remplacer en France et dans l’intérieur de votre +congrégation, de plaider la cause de nos missionnaires et de nos œuvres, +de tendre pour eux, dans nos églises, comme je l’ai fait si longtemps, +ces mains qui ont été enchaînées pour l’amour de Notre-Seigneur, et de +leur faire entendre cette voix qui a confessé Jésus-Christ. Pour moi, je +vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus sortir[262].» Quarante-huit +heures plus tard, à la clôture du Congrès, Lavigerie se levait, comme +pour parler: «Voilà mon discours, dit-il, c’est mon fils[263]», et il +montrait Livinhac. Celui-ci prenait la parole, glorifiait les martyrs de +l’Ouganda. Mais parmi les jeunes noirs qui étaient là, devant la +tribune, il y avait le fils de Mathias, l’un de ces martyrs. Lavigerie +l’appelait, l’embrassait: «C’est un acte de foi que j’accomplis en votre +nom», disait-il à l’auditoire, et il chargeait Livinhac de traduire au +jeune nègre cette phrase: «Ton père est au ciel, mais tu as un père sur +la terre; ce père, c’est moi.» Et ce père se penchait vers un autre +noir, qui avait eu l’oreille coupée au temps de la persécution, et +l’embrassait[264]. + + [262] _Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris_, + p. 82. + + [263] _Ibid._, p. 171. + + [264] _Ibid._, p. 178.--_Bulletin de la Société antiesclavagiste_, + 1890, p. 306 (lettre des jeunes noirs racontant la scène). + +En octobre, avec Livinhac et les quatorze nègres, Lavigerie était à +Rome, aux pieds de Léon XIII, et le Pape, sur sa demande, instituait +dans toute la chrétienté, en faveur de l’abolition de l’esclavage, une +quête annuelle[265]. + + [265] Il fut bientôt décidé que la Propagande distribuerait elle-même + entre les diverses missions le produit de la quête antiesclavagiste, + et que les divers comités nationaux ne conserveraient qu’un rôle de + patronage, purement moral, et les divergences entre Lavigerie et + Keller au sujet de la politique intérieure française devaient avoir + pour résultat, en août 1891, la démission de Keller et de ses + confrères du Comité antiesclavagiste français, à la demande de + Lavigerie. + + +VI.--Les dernières épreuves: A l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal. + +Ce fut pour Lavigerie, l’une des dernières joies de son âme de +missionnaire. Les Pères Blancs de Jérusalem, à cette même date, lui en +ménageaient une autre, en lui annonçant que l’un des premiers élèves de +Sainte-Anne venait d’être ordonné prêtre, et qu’ainsi s’inaugurait, en +terre palestinienne, la formation par les Pères Blancs d’un clergé +indigène destiné aux Églises de l’Orient. Lavigerie avait encore deux +années à vivre, deux années de douleur. Les souffrances physiques qui +depuis longtemps lui livraient assaut, si accablantes à certaines heures +qu’à plusieurs reprises, déjà, il avait reçu l’Extrême-Onction, +achevaient lentement, et par saccades, de maîtriser ses forces; mais +accoutumé comme il l’était, en ses méditations quasi quotidiennes, à +aller au-devant de la mort, l’approche de cette mort, venant elle-même à +sa rencontre, ne pouvait endolorir son âme. D’autres douleurs +l’obsédaient, l’accablaient. + +Quelques semaines après avoir dit, du haut de la chaire de +Saint-Sulpice, qu’il ne reviendrait plus en France, il lui fallut, +d’accord avec Léon XIII, parler à la France. Il choisit lui-même son +heure, et son cadre, et la forme d’éloquence dont ses lèvres allaient +revêtir la pensée pontificale: ce fut par un toast, prononcé devant +l’escadre, devant les hautes personnalités du gouvernement algérien, que +Lavigerie, solennellement, délia l’Église de France de toute attache +avec les anciens partis et orienta dans les voies nouvelles les méthodes +de défense religieuse. Malmusi, consul général d’Italie, avait dit en +1885 à son collègue allemand Julius Eckardt[266]: «Le cardinal, malgré +de violentes collisions épisodiques avec le gouvernement athée de Paris, +travaille avec la ténacité qui lui est propre à réconcilier Léon XIII +avec le régime républicain.» Cinq ans s’étaient écoulés, et Lavigerie, +sur le désir de Léon XIII, devenait l’annonciateur d’une politique qu’il +avait, semble-t-il, contribué lui-même à préparer. Des polémiques se +déchaînèrent. D’aucuns virent un contraste entre ce cri de «ralliement» +et le message que seize ans plus tôt il adressait au comte de Chambord +pour lui conseiller un coup d’État: on exhuma ce vieux document, pour +assourdir les échos de _la Marseillaise_, jouée par ses Pères Blancs. +D’autres l’accusèrent de capituler devant une législation antireligieuse +contre laquelle plusieurs fois s’étaient dressés ses mandements. Il +laissait dire, sans rien regretter: Français et missionnaire de la +France, il lui paraissait qu’en souhaitant qu’un progrès s’accomplît +vers l’unité morale de la mère patrie, il représentait les intérêts de +la plus grande France, en même temps que la pensée de Léon XIII. +«L’Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s’attache qu’à un seul +cadavre, à celui qui s’est lui-même attaché sur la croix[267]!»... +Lavigerie pensait de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour où il +avait reçu la calotte cardinalice, qu’il n’avait jamais voulu entrer +dans les divisions et dans les passions des partis[268]»; lui qui se +sentait «le serviteur d’un maître qu’on n’avait jamais pu enfermer dans +un tombeau». «Son esprit, dira devant son cercueil M. Jules Cambon, +était de ceux qui regardent où ils vont et non d’où ils viennent; c’est +ainsi qu’il était venu à la République[269].» + + [266] ECKARDT, _Lebenserinnerungen_, II, p. 178. + + [267] Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton FULLERTON + dans son livre: _les Grands Problèmes de la politique mondiale_, p. + 106 (Paris, Chapelot, 1915). + + [268] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 535. Le livre essentiel sur + ces événements est celui de M. l’abbé TOURNIER: _le Cardinal + Lavigerie et son action politique_ (Paris, Perrin, 1913). Voir aussi + Mgr BAUNARD, _Léon XIII et le toast d’Alger_ (Paris, De Gigord, + 1913), et MAHIEU, _Vie de Mgr Baunard_, p. 418-422 (Paris, Gigord, + 1924). + + [269] CAMBON, _le Gouvernement général de l’Algérie_, p. 395-396. + +C’est une loi dans l’histoire, que les grandes libérations ne +s’accomplissent qu’au prix de beaucoup de souffrances; une fois de plus, +cette loi se vérifiait. Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens des +œuvres missionnaires; on calcula qu’en six mois, le mécontentement +produit par le toast d’Alger frustrait de trois cent mille francs leur +budget d’apostolat et de rédemption; il semblait qu’un certain nombre de +catholiques de France voulussent punir le cardinal par une grève de la +charité. + +L’heure était bien mal choisie pour cette vindicative réponse, aussi +nocive aux intérêts de l’Église qu’aux intérêts de la France. Car, à ce +moment même, la Compagnie impériale de l’Est Africain, soutenue par +l’Angleterre, ne visait à rien de moins qu’à faire de l’Ouganda, sous le +protectorat anglais, un État protestant. «Nous te prions, notre +seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres catholiques de là-bas, et +nous prions tous les grands chefs de la religion d’avoir pitié de nous. +Envoie-nous des Européens qui soient bons, et ne nous imposent pas la +religion du mensonge... Quant à nous, nous défendrons notre religion par +la force, si les officiers européens continuent à anéantir ici le parti +de Jésus-Christ.» Cela devait finir là-bas par de tragiques mêlées entre +les ouailles des Pères Blancs et les soldats de la Compagnie anglaise; +les catholiques furent mitraillés, leurs maisons incendiées, et +Lavigerie, recevant en avril 1892 les lugubres nouvelles, pouvait se +demander s’il existait encore quelque mission de l’Ouganda[270]. Il +adressait à une notabilité catholique de l’Angleterre une protestation +qui était un gémissement. + + [270] LEBLOND, _le Père Auguste Achte_, p. 153-182 et 207-208 (Paris, + Procure des missionnaires d’Afrique, 1913).--Jules LECLERCQ, + _Bulletin de la Société belge d’études coloniales_, juillet-août + 1923.--_Bulletin de la Société antiesclavagiste_, 1891-1892, p. + 247-251, 308-345, 433-456. + +Cependant, à Biskra, sous la tendresse fiévreuse de son regard paternel, +une autre œuvre naissait, celle des Frères Pionniers, demi-soldats et +demi-moines, dont les postes, s’échelonnant à travers le Sahara, +devaient, dans la pensée de Lavigerie, faire la police du Christ, offrir +un asile aux esclaves fugitifs, des remèdes aux voyageurs malades, et, +tôt ou tard, relier le Sahara au Soudan. Le général Philebert, qui fut +l’un des premiers, parmi nos chefs militaires à tenter de se mesurer +avec l’immensité du Sahara, avait dit en termes formels: «Le mieux +serait d’accepter l’aide et le concours des missionnaires d’Alger. +Quelques Pères Blancs amenés à Témassinine formeraient un noyau, autour +duquel se constituerait beaucoup plus vite une colonie, telle que nous +la désirons[271].» Lavigerie s’apprêtait à fournir des Frères Pionniers, +pour l’accomplissement et le perfectionnement d’un tel dessein. Ouargla, +depuis le printemps de 1891, avait sa colonie de Frères Pionniers; et +dans une visite que faisaient au cardinal, au printemps de 1892, Jules +Ferry et M. Jules Cambon, il était question d’employer ces Frères armés +pour une expédition au Touat. Mais des difficultés diplomatiques +survinrent: le Maroc s’inquiétait; les sphères militaires se montraient +soupçonneuses; les diplomaties européennes posaient des questions +alarmées: qu’était-ce que ce corps franc, mobilisé par un prêtre de +France? dans quelle mesure engageait-il la responsabilité de la France? +D’aucuns insinuaient, à Paris, que le cardinal avait déjà 1 500 hommes +sous les armes, à Biskra, pour une guerre contre l’Islam. Ces 1 500 +hommes n’étaient encore que vingt! Le cardinal fut officiellement +informé que la France renonçait à l’expédition du Touat et à l’emploi +des Frères Pionniers, et même à les aider: ce Sahara, qui, en 1878, +s’était fermé devant ses premiers Pères Blancs, se fermait aujourd’hui +devant ses Frères Pionniers. «En les fondant, disait-il le 15 novembre +1892, j’avais compté sur la politique coloniale; aujourd’hui tout +s’écroule.» Et de sa chambre de malade, il donnait l’ordre de ne plus +accepter de nouveaux engagements et de rendre toute liberté aux Frères +antérieurement enrôlés. Cet _Amen_ d’assentiment, qui faisait accueil à +la plus profonde des déceptions, se confondit presque avec ses premières +paroles d’agonie. + + [271] Général PHILEBERT, _Création de postes sur la route du Soudan_, + p. 11 (Paris, Baudoin, 1890). L’appel de Lavigerie pour l’œuvre des + Frères du Sahara est publié au _Bulletin de la Société + antiesclavagiste_, 1891-1892, p. 1-17; le premier projet s’en trouve + dans une lettre à Keller, du 25 mars 1890 (même _Bulletin_, 1890, p. + 41-67). + +Il avait encore dix jours à vivre. Sa pensée s’en allait vers le congrès +eucharistique qui se préparait à Jérusalem, vers l’idéal d’union des +Églises dont ce Congrès voulait s’inspirer. Cela le rajeunissait de +trente ans: n’était-ce pas lui qui, en 1861, avait le premier promené, +dans une Syrie ravagée, la foi de Rome et la charité de la France? Il +donna mille francs aux organisateurs de ce Congrès: l’Orient chrétien, +où son génie apostolique avait autrefois fait ses premières armes, +obtenait ainsi la dernière de ses aumônes. C’était le 22 novembre: le +25, celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, avait dit: «Je ne veux plus un +seul jour de repos», entrait dans le repos de la mort. + +On ouvrait son testament, daté de 1884, et l’on y lisait: «Je t’avais +tout sacrifié, ô chère Afrique, lorsque, poussé par une force intérieure +qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à +ton service. Depuis, que de traverses, que de peines! Je ne les rappelle +que pour pardonner, et pour exprimer encore une fois mon indicible +espérance de voir la portion de ce grand continent qui a connu autrefois +la religion chrétienne revenir pleinement à la lumière, et celle qui est +restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort. +C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une +vie d’homme pour une semblable entreprise? A peine ai-je pu ébaucher ce +travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y +tracer les routes de l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre +chose pour toi que souffrir, et par mes souffrances, te préparer des +apôtres.» + + +VII.--Les lendemains. + +Les apôtres formés par Lavigerie ont continué son œuvre. Lavigerie +voulait, en 1871, fonder en Algérie des villages d’orphelins; les Pères +Blancs, au lendemain de la famine qui sévit l’année d’après sa mort, +créèrent en Tunisie, pour les orphelins, la grande exploitation agricole +de Saint-Joseph de Thibar, qui fut le point de départ d’un nouveau +village chrétien[272]. Lavigerie prévoyait, en 1878, quatre vicariats +apostoliques; actuellement, le rayonnement même de l’apostolat des Pères +Blancs a contraint la congrégation romaine de la Propagande de démembrer +et de multiplier leurs terrains d’action: ils possèdent en Afrique onze +vicariats et une préfecture apostolique. Les statistiques de janvier +1925 donnaient, pour leurs missions d’Afrique, le chiffre de 400 275 +baptisés et de 163 751 catéchumènes. Il y avait dans la seule chrétienté +de l’Ouganda, du 1er juillet 1910 au 30 juin 1911, 1 236 000 +communions[273]. + + [272] Antoine PHILIPPE, _Chronique sociale de France_, novembre 1924, + p. 810. + + [273] LEBLOND, _le Père Auguste Achte_, p. 430. + +Les Sœurs Blanches d’Afrique, deux ans seulement après la mort de leur +fondateur, s’enfonçaient dans les ténèbres de l’intérieur, qui, devant +leur regard embrasé d’espérances, s’éclairaient d’une lueur d’Épiphanie. +A l’heure présente, dans quatre-vingt-trois maisons, elles enseignent, +soignent, baptisent, font l’instruction de la femme arabe, ou de la +femme païenne. Il advient souvent que d’avance, dès le berceau, ses +parents l’ont vendue comme épouse: la sœur missionnaire, pour la faire +chrétienne, doit indemniser le fiancé de ce qu’il a payé comme dot: la +nécessité de ces coûteux remboursements entrave la besogne d’apostolat, +mais ne décourage pas les apôtres[274]. + + [274] LEBLOND, _op. cit._, p. 418. + +Sous l’égide de ces deux ordres, les races indigènes ont commencé de +fournir des prêtres à l’autel, des religieuses au cloître: les missions +dont Lavigerie fut l’ancêtre possèdent, présentement, trente-quatre +prêtres indigènes, quatre grands séminaires avec cent quatorze +séminaristes noirs, neuf petits séminaires avec quatre cent soixante et +un élèves noirs, et, sous le voile de religieuses, deux cent deux +négresses. + +Tenacement, mais en vain, le cardinal avait souhaité, pour ses Pères +Blancs, l’honneur d’être les agents de liaison, qui ouvriraient une +route et jetteraient un pont entre l’Algérie et le Soudan: ce +«mysticisme transsaharien» dont parle quelque part le colonel Monteil, +et qui donna l’élan, vers 1880, à plusieurs essais héroïques, allait +inspirer, au lendemain de la mort du cardinal, la tentative du P. +Hacquard, suivie d’un nouvel échec. Il faudra dix années encore pour que +le commandant Laperrine, par l’heureux amalgame de ses tirailleurs et de +ses spahis, prépare la grande œuvre de la pénétration saharienne. Mais +lorsqu’en 1894 la France militaire se fut installée à Tombouctou, les +Pères Blancs, débarquant à Dakar, s’engagèrent dans la vallée du Niger, +et pénétrèrent à leur tour au cœur du Soudan: l’apostolat religieux, +dans le sillage de nos armées, atteignait ainsi, par une autre voie, ce +Soudan, où s’était si souvent transporté, par delà le chapelet des oasis +sahariennes, l’esprit conquérant du cardinal. + +Ainsi sont au travail, conformément aux méthodes définies par Lavigerie, +les instruments forgés par Lavigerie pour réaliser, au jour le jour, +l’impérieux appel qu’au nom de son Église et de son pays il adressait à +l’âme missionnaire. + +L’œuvre antiesclavagiste, elle aussi, ne fut point une œuvre éphémère: +sa vitalité s’attesta par le Congrès antiesclavagiste de 1900, par la +création en Afrique d’un certain nombre de villages de liberté[275]; +elle s’atteste, aujourd’hui même, par la décision qu’a prise, en 1924, +le conseil de la Société des Nations, de constituer une commission de +l’esclavage, chargée de lutter contre les dernières survivances de la +traite, contre les abus de l’esclavage domestique, contre la polygamie +enfin, qui, en provoquant la restriction de la natalité, tarit les races +indigènes et entrave leur essor économique[276]. Dans les sollicitudes +et les travaux de cette commission genevoise, à laquelle les +missionnaires commencent de prêter leur concours, c’est toujours +l’esprit de Lavigerie qui survit et qui veille. + + [275] DU TEIL, _Correspondant_, 25 juin 1903. + + [276] BEAUPIN, _Chronique sociale de France_, novembre 1924. + +Quelques années après la mort du cardinal, le général du Barail, traçant +de lui, dans ses _Souvenirs_, un portrait fort peu bienveillant, +concluait qu’en agissant comme Lavigerie, «on risque de mériter, en +guise d’oraison funèbre, l’épigramme appliquée à certains hommes +d’Église: il parlait sans cesse du ciel pour ne s’occuper que des choses +de la terre; mais on risque aussi d’arriver les mains presque vides +auprès de Celui qui a donné à ses disciples la divine consigne: _Ite et +docete_[277]». Apparemment le général, écrivant ces lignes, était hanté +par le double souvenir des lointains différends de Lavigerie avec +Mac-Mahon et de ses récents sourires à la forme républicaine; il +semblait que cette double impression lui voilât les résultats obtenus +par le cardinal,--d’un voile tellement opaque qu’il osait dire en cette +même page, quelques années seulement après les martyres de l’Ouganda: +«Je ne crois pas que les Pères Blancs aient à leur actif une conversion +sérieuse.» L’histoire religieuse de l’Afrique au cours des trente +dernières années achève de s’insurger contre un tel verdict: la divine +consigne _Ite et docete_, dont parle Du Barail, fut réalisée par les +missionnaires de Lavigerie, comme elle l’avait été par le cardinal +lui-même. + + [277] DU BARAIL, _op. cit._, III, p. 47-49. + + + + +ÉPILOGUE + +L’œuvre missionnaire de Lavigerie. + + +M. Jules Cambon disait de lui, devant son cercueil: «Le cardinal avait +rêvé de conquérir l’Afrique à la France et à la civilisation, et il a +mené cette entreprise en bon Français et en bon Européen. Il a été, sur +la terre africaine, le précurseur de tous ces hardis voyageurs, de ces +marins, de ces soldats, qui semblent renouveler chez nous la gloire des +conquérants du Nouveau-Monde.» Tel est l’hommage que rendit au cardinal +Lavigerie la République du président Carnot. + +Parmi les assistants, il y avait M. Louis Bertrand; il entendait, jusque +derrière le glorieux cercueil, «le clabaudage de l’envie, de la sottise, +du sectarisme imbécile et malfaisant», mais il écrira plus tard: «Les +paroles d’adieu de Cambon, avec l’accent de l’orateur, sont restées dans +ma mémoire comme une sorte de protestation contre l’inintelligence des +contemporains et comme un premier hommage de la postérité[278].» + + [278] Louis BERTRAND, _le Sang des races_ (préface de 1920), p. 5. + + +I + +Lavigerie s’insère avec une incomparable splendeur dans cette lignée de +missionnaires qui furent, dans les trois derniers siècles, les pionniers +de la plus grande France, et qui donnèrent comme préface à notre +histoire coloniale une sorte de préhistoire religieuse, éminemment +féconde. Son imagination, puis son action, commencèrent d’installer la +France à Tunis, plusieurs années avant que notre diplomatie n’osât y +aspirer. Il avait fallu neuf ans à la monarchie de Juillet pour que, +dans la France algérienne d’outre-mer, une crosse d’évêque cheminât; la +crosse de Lavigerie, au contraire, précéda en Tunisie les armées de la +République; la civilisation chrétienne commença de s’y étaler et de s’y +faire aimer, avant que ces armées ne survinssent avec une allure plus +pacificatrice que conquérante. Une fois engagée dans les voies que lui +avait ouvertes Lavigerie, la France officielle le voulut comme +conseiller, comme guide, comme collaborateur permanent. L’œuvre de +l’État français, en Tunisie, réalisa les conceptions de cet homme +d’Église. + +Il y a je ne sais quoi d’épique dans la carrière de ce prêtre qui, +chargé par l’empereur Napoléon III, avec toutes sortes de réserves et de +réticences, d’un diocèse de la banlieue méditerranéenne, fait de ce +diocèse, avec la collaboration successive de la République française et +des congrès diplomatiques européens, l’avant-poste du Christ pour la +conquête d’un immense continent. Nos romantiques, en matière de +politique étrangère, avaient eu vraiment d’étranges utopies[279]. +Lamartine, rendant visite à l’émir Beschir, souverain des Druses du +Liban, oubliait rapidement les mutilations et les massacres dont cet +émir s’était rendu coupable, et saluait avec entrain, comme plus vieille +et «originairement plus pure et plus parfaite que la nôtre», comme +«fille des vertus primitives», la civilisation orientale. Michelet, du +jour où il eut épousé une femme d’origine créole, rêvait d’une Amérique +régénérée par le sang noir venu d’Afrique, par cette race de Cham si +cruellement calomniée. Le spectacle des ruines cruellement accumulées en +Syrie par ces Druses dont s’éprenait Lamartine, le spectacle des +atrocités de l’Afrique noire, témoignaient à Lavigerie tout ce qu’il y +avait d’incorrigible utopie dans ces hommages romantiques aux +civilisations exotiques: comme observateur non moins que comme prêtre, +il estimait urgent, tout d’abord, de leur présenter le Christ avant de +s’exalter pour elles. + + [279] Voir SEILLIÈRE, _Revue d’histoire diplomatique_, + octobre-décembre 1924. + +Au début de son épiscopat algérien, il s’occupa surtout de jeter un pont +entre le christianisme et l’Islam. + +Il agit à ciel ouvert, prudemment mais sans se cacher. + +Il ne pouvait admettre que le pouvoir civil condamnât à jamais les +musulmans à être des gentils; et c’était au contraire sa mission +d’évêque, de les relever d’une telle condamnation. Il constata, après +les premières expériences, que des succès locaux étaient possibles, mais +sur des terrains bien restreints, et que de petits groupes d’enfants +arabes ou berbères, enveloppés d’une atmosphère chrétienne, pouvaient +devenir accessibles à la foi du Christ, mais que les âmes des adultes, +elles, semblaient généralement murées. + +Quelles que fussent les difficultés d’approche, s’étonnera-t-on qu’un +Lavigerie n’ait jamais adhéré à la formule sommaire, d’après laquelle +«on ne convertit point un musulman»? M. René Bazin recueillait naguère +certains indices, en Algérie, en Tunisie, dont il concluait que «les +Musulmans peuvent être rapprochés de nous jusqu’à s’intéresser au +principe supérieur de notre civilisation, même jusqu’à devenir +chrétiens[280]». Si l’on insistait en faveur de cette formule: «Le +musulman est inconvertissable», les missions évangéliques anglo-saxonnes +et germaniques, qui tenaient au Caire en 1906, à Lucknow en 1911, deux +grands congrès pour l’apostolat de l’Islam, auraient le droit d’y +relever beaucoup d’audace et quelque lâcheté, et de nous faire observer, +à l’encontre, que dans les îles de la Sonde, dans l’Hindoustan, en +Perse, en Arabie même, le protestantisme s’essaie, parfois +victorieusement, à effriter le bloc islamique[281]. Lavigerie et après +lui le P. de Foucauld se sont toujours refusés à admettre que le geste +de saint François d’Assise et des premiers Franciscains apôtres du +Maroc, le geste de saint Louis et du bienheureux Raymond Lulle, portant +aux âmes islamiques le catholicisme, fût condamné à demeurer, pour toute +la suite des siècles, un geste illusoire et stérile. Mais Lavigerie +jugea nécessaire, dès le début, de «ménager la lumière aux yeux malades +des musulmans pour ne les éclairer que peu à peu, de crainte de les +aveugler sans retour[282]». Pascal eût aimé ces lignes subtiles, +extraites du discours qu’il adressait au concile provincial de 1873. Le +mot _Caritas_, le seul qu’il eût voulu comme devise dans ses armes +épiscopales, fut en définitive, vis-à-vis des musulmans d’Afrique, sa +seule méthode d’apostolat. + + [280] BAZIN, _Revue des Deux Mondes_, 1er décembre 1924, p. 496-503. + Comparer dans la _Chronique sociale de France_, avril et mai 1924, + les deux articles de M. Pasquier-Bronde sur l’influence sociale + exercée chez les Kabyles par les écoles, les bureaux d’assistance + sociale, l’œuvre du _Foyer kabyle_, et sur les premières conversions + individuelles. + + [281] Voir le fascicule de la _Revue du monde musulman_ de novembre + 1911 intitulé: _la Conquête du monde musulman_. + + [282] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, I, p. 90. + +«Je viens de lire, écrivait un jour Montalembert à Hilaire de Lacombe, +le journal du voyage fait en Espagne, cinquante ans après l’expulsion +des Maures, par certain calife, venu voir ce que devenait le royaume de +ses aïeux. Il n’admire rien, tout lui paraît petit de ce qui a été fait +depuis leur départ, excepté un couvent des frères de Saint-Jean-de-Dieu. +Il n’en revient pas, qu’ils se dévouent aux misérables, et le voyageur +constate que sa religion ne lui a jamais rien montré de pareil[283].» +Suggérer aux musulmans d’aujourd’hui une pareille remarque, c’est à peu +près à quoi se réduisait l’apologétique de Lavigerie: il savait +l’inefficacité des polémiques doctrinales contre l’Islam, et «l’héroïque +courage» qu’exigent des musulmans, «en raison des difficultés de +l’entourage[284]», les conversions individuelles. + + [283] Je remercie M. Bernard de Lacombe, à qui je dois cette + intéressante communication. + + [284] MASSIGNON, _The Moslem World_, 1915, p. 140. + +L’abbé Bourgade, l’humble aumônier de Saint-Louis de Carthage, avait, au +milieu du dix-neuvième siècle, publié trois livres de dialogues: +_Soirées de Carthage_, _la Clef du Coran_, _le Passage du Coran à +l’Évangile_, pour essayer d’acheminer les âmes musulmanes vers un +contact plus immédiat avec Seïd Aïça (c’est le nom qu’elles donnent au +Christ); et Mgr Pavy, présentant ces livres au public, avait fait +remarquer, tout le premier, que cette «causerie simple, ingénieuse et de +bonne amitié», n’avait rien d’une controverse, la controverse étant +interdite par le Coran lui-même à ses disciples[285]. Pour tenter de +présenter Seïd Aïça à la conscience islamique, Lavigerie n’empruntait +pas les méthodes socratiques inaugurées par le bon abbé Bourgade; il +faisait le bien et voulait qu’on fît le bien, au nom de Seïd Aïça. Il +lui paraissait que dispensaires, hôpitaux, orphelinats, en révélant aux +musulmans les fruits de charité auxquels se reconnaît l’arbre chrétien, +les induiraient peut-être, tôt ou tard, à venir s’asseoir à son ombre. + + [285] BOURGADE, _Soirées de Carthage_, p. X (Paris, Lecoffre, 1852). + + +II + +Mais sans supprimer ou déserter les avant-postes de charité qui devaient +attester aux Arabes et aux Kabyles l’active bienfaisance du +christianisme, Lavigerie, peu à peu, s’abandonna plus pleinement à une +autre hantise: celle de la formidable poussée qu’exerçait l’Islam pour +pénétrer au cœur de l’Afrique noire, et pour s’y installer. Un +_postulatum_ de soixante-huit Pères, au concile du Vatican, avait +réclamé pour les noirs de l’Afrique un regard de l’Église[286]. +Lavigerie osa regarder, et conclure que d’urgence l’apostolat du Christ +devait devancer auprès des fétichistes l’apostolat de Mahomet. +L’imagination des frères Tharaud, épiant au delà des mers et des déserts +la voix diffuse de l’Islam, croyait naguère l’entendre dire: «Vaincu sur +votre petit coin du monde, je refleuris ailleurs, dans la Chine +innombrable, les Indes embrasées, et dans la sombre Afrique[287].» Les +ambitions africaines de l’Islam inquiètent aujourd’hui la curiosité des +explorateurs et la sollicitude des diplomates: on l’a vu, dans les dix +premières années du vingtième siècle, porté par soixante Arabes de +Zanzibar, s’installer dans le sud du Nyassa, et échafauder, presque en +chaque village, une hutte mosquée; on le voit encercler l’Abyssinie et +faire effort pour démanteler ce vieux bastion du christianisme +africain[288]. + + [286] _Collectio Lacensis_, VII, col. 905. + + [287] Jérôme et Jean THARAUD, _la Bataille à Scutari d’Albanie_, p. + 206. (Paris, Émile-Paul, 1913.) + + [288] GUÉRINOT, _Islam et Abyssinie_ (_Revue du monde musulman_, + 1918.) Lorsque pourtant M. T. R. Threlfall, dans un article de la + _Nineteenth Century_, mars 1900, écrit qu’à côté de la propagande + musulmane dans le centre de l’Afrique «la propagande chrétienne + n’est qu’un mythe», on peut trouver qu’il méconnaît singulièrement + les résultats obtenus par les Pères Blancs. Sur l’Islam au + Nyassaland et aux portes de l’Éthiopie, voir aussi MASSIGNON, + _Annuaire du monde musulman_, 1923, p. 198 et 221. + +Lavigerie fut l’un des premiers à surveiller l’esprit de conquête de +l’Islam, à le dénoncer, à le contrecarrer; il fut l’un des premiers à +révéler au monde qu’au cours de ce dix-neuvième siècle où les diverses +puissances de l’Europe, s’installant de çà de là sur l’immense littoral, +se croyaient maîtresses des portes de l’Afrique, l’Islam peu à peu, avec +ses confréries militaires et mystiques, avec ses caravanes +esclavagistes, s’avançait vers le centre même du continent noir. + +«Nous sommes les premiers, écrivait dès 1878 un de ses Pères Blancs, +qui, depuis l’origine du christianisme, allons représenter +Notre-Seigneur et son Église dans ce monde barbare et encore à peu près +inconnu. Devant nous, cent et peut-être deux cents millions d’âmes nous +tendent invisiblement les bras, comme ces infidèles de la Macédoine, que +saint Paul vit en songe[289].» Voilà le cri de joie par lequel +s’inaugurait l’apostolat catholique dans la région des Grands Lacs. +D’aucuns chez nous commençaient à dire: «Qu’importe, après tout, que +l’Islam fasse la conquête des fétichistes? Tel quel, il les élèverait +vers une forme supérieure de religiosité»; et des administrateurs, +enclins à tenir en suspicion les missions catholiques, auraient +volontiers, au nom de ce programme, favorisé en Afrique la propagande +musulmane. Lavigerie s’insurgea toujours contre de pareilles méthodes; +et le souci des intérêts de la France amena d’excellents connaisseurs de +l’âme africaine à les condamner comme il les condamnait. «Oui, disait il +y a trente ans un de nos missionnaires au Congo, le P. Moreau, des Pères +du Saint-Esprit, la civilisation musulmane est un grand pas sur le +fétichisme; mais ce pas est le premier et le dernier, il enraye +tout[290].» + + [289] LAVIGERIE, _Œuvres choisies_, II, p. 99. En fait, ainsi que + l’explique M. Louis Massignon dans son étude sur l’Église catholique + romaine et l’Islam, _The Moslem World_, avril 1915, p. 129-142, la + raison fondamentale qui a jusqu’ici dissuadé le Saint-Siège + d’organiser en terres musulmanes un apostolat religieux visant les + musulmans, est le souci qu’ont eu les Papes de protéger les + communautés chrétiennes existant dans ces pays et de n’offrir aux + pouvoirs musulmans aucun prétexte de les troubler ou de les gêner + dans la profession de la foi chrétienne. Léon XIII, en 1879, fit un + premier pas dans une voie nouvelle, en recommandant au Sultan les + œuvres d’éducation et de charité mises à la disposition des + musulmans par l’Église romaine. + + [290] Cardinal PERRAUD. Allocution au congrès antiesclavagiste de + 1900. (_Compte rendu du congrès_, p. 186.) + +«Si j’ai au Soudan respecté toutes les croyances, écrivait, deux ans +après la mort de Lavigerie, le colonel Archinard, si je me suis attiré +même l’affection des musulmans en me montrant souvent leur protecteur, +je n’ai cependant pas voulu qu’ils puissent faire de la propagande à +notre suite dans les pays fétichistes qui avaient toujours su leur +résister. Favoriser l’islamisme sous prétexte qu’on n’est pas soi-même +un catholique convaincu, c’est trahir les intérêts français. Le +catholicisme avec son imposant cérémonial convient mieux encore aux +populations noires que l’islamisme. Plus que dans aucune autre de nos +colonies, il faut faire au Soudan de la propagande religieuse, parce que +c’est de la propagande française, et, quelles que soient nos sympathies, +nous n’avons pas le choix de la religion à propager, car l’islamisme +nous fait des rivaux et des ennemis, et, en Afrique, le protestantisme +fait des sujets anglais.» Tout en constatant qu’il serait «impolitique +de combattre ouvertement le mahométisme en Sénégambie», Galliéni, dès +1885, signalait que «les ennemis les plus acharnés de notre domination +ont toujours marché contre nous en invoquant le nom du Prophète», et que +«notre devoir le plus élémentaire est d’encourager de tout notre pouvoir +les efforts des peuples nègres restés encore réfractaires aux idées du +mahométisme[291]». Le colonel Archinard, tout comme Lavigerie, déplorait +l’aspect d’État laïque que la France croit devoir parfois affecter, +vis-à-vis des musulmans et vis-à-vis des fétichistes. «Les noirs, comme +les musulmans, insistait-il, s’étonnent de ne nous voir jamais faire +acte de religion.» Et tout protestant qu’il fût, le colonel Archinard +invitait le commandant Quiquandon à dire à l’un des chefs soudanais que +le colonel était catholique, et que pour consolider avec lui les liens +d’amitié, il devait prendre cette religion-là. + + [291] GALLIÉNI, _Voyage au Soudan français_, p. 617-618. + +Le très regretté général Mangin, qui cite ces très suggestifs documents, +ajoute qu’il est naturel que nous respections le sentiment religieux de +nos protégés musulmans, mais non pas l’Islam en soi. «La confusion est +trop fréquente, dit-il, et elle a pour résultat d’ajouter notre prestige +à celui de l’Islam, d’accroître la ferveur de ses adhérents, et d’en +augmenter le nombre. Il est des élégances de costume ou de manières qui +sont de mauvais ton; il est également des élégances intellectuelles qui +sont déplacées, et l’affectation d’une extrême sympathie pour l’Islam +est de celles-là. Le fait d’envoyer des _tolbas_ venant d’Algérie pour +enseigner le Coran dans les _medersas_ de l’Afrique occidentale a été +une faute, il faut savoir le dire[292].» + + [292] Général MANGIN, _Regards sur la France d’Afrique_, p. 211 et + suiv. (Paris, Plon, 1923).--Cf. René BAZIN, _Revue des Deux Mondes_, + 1er décembre 1924, p. 488-492.--M. Maurice DELAFOSSE, _Afrique + française_, supplément, décembre 1922, p. 321-333, explique d’autre + part que l’islamisation des noirs soudanais, accomplie depuis le + quinzième siècle par les conquérants musulmans, fut assez + superficielle, et qu’on vit un certain nombre d’entre eux, une fois + devenus sujets européens, rejeter le Coran pour revenir au + fétichisme. + +C’est ainsi que plus de trente ans après la mort de Lavigerie, le chef +perspicace qui fut entre la France et l’Afrique noire un incomparable +truchement, suggérait à la métropole un programme africain de politique +religieuse qui se rapproche singulièrement du programme du +cardinal[293]. + + [293] Le capitaine ANDRÉ, dans son livre: _l’Islam noir, contribution + à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique + occidentale_ (Paris, Geuthner, 1924), explique de son côté que + l’Islam, en ces régions, est, de féodal et théocratique, devenu + démocratique, et que, «si les noirs de la côte ne sont pas encore + parvenus au stade de la rébellion, leurs associations à tendances + particularistes augmentent en nombre et en volume». Cf. JALABERT, + _Études_, 20 mai 1925, p. 448-454. + + +III + +Ce fut une gloire pour Lavigerie, et tout en même temps pour son Église, +que, dix ans seulement après le premier contact entre ses Pères Blancs +et l’Afrique noire, l’expérience acquise sur cette terre vierge permît à +Lavigerie de revendiquer et d’obtenir, pour le catholicisme +missionnaire, un rôle et une voix dans les congrès où se débattaient les +destinées de l’Afrique. Nouveauté d’autant plus émouvante, qu’elle se +produisait à l’époque où la Papauté, récemment déchue de sa souveraineté +temporelle, semblait vouée désormais au silence dans les disputes entre +les hommes. A peine Carthage était-elle rétablie dans cette dignité +primatiale qui lui conférait sur l’Afrique une sorte de souveraineté +spirituelle, et déjà, de cette Carthage, Lavigerie parlait aux puissants +de la terre, un Gambetta, un Ferry, un Bismarck, pour leur indiquer les +exigences civilisatrices de l’Église; et Lavigerie réussissait à leur +faire comprendre que dans cette Afrique où les susceptibilités +diplomatiques risquaient d’être une cause de paralysie, l’Église, avec +leur aide, pouvait servir, plus librement et plus clairement +qu’eux-mêmes, la cause de l’humanité. + +«De petits esprits, lit-on dans Montesquieu, exagèrent trop l’injustice +que l’on fait aux Africains, car, si elle était telle qu’ils la disent, +ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre +eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de +la miséricorde et de la pitié?[294]» Cent quarante ans après l’_Esprit +des Lois_, Lavigerie, ayant éclairé d’une effrayante lumière +«l’injustice» faite aux Africains, réclama d’urgence, au nom de son +_Credo_, cette convention vengeresse; et grâce à lui l’Église, à la fin +de ce dix-neuvième siècle qui l’avait mise aux prises avec le +«philosophisme» révolutionnaire, apparut à l’univers civilisé comme +l’instigatrice d’une croisade libératrice, émancipatrice. + + [294] MONTESQUIEU, _Esprit des Lois_, livre XV, chapitre V. Voir + Russell Parsons JAMESON, _Montesquieu et l’esclavage_ (Paris, + Hachette, 1911). + +Julius Eckardt, le consul d’Allemagne, qui observa de très près +Lavigerie, et qui admirait en lui, entre autres détails, «un des rares +prélats français qui eussent une idée claire de l’essence et de la +portée du protestantisme», écrivait: «Par ses luttes contre l’esclavage, +par son active charité, il a incomparablement mieux préparé le +christianisme que par des prédications de propagande et par des +conversions précipitées. Ses efforts missionnaires furent de nature +essentiellement humaine[295].» + + [295] ECKARDT, _op. cit._, II, p. 182. + +Les phraséologies officielles qui fêtèrent, en 1889, le centenaire de la +Déclaration des droits, furent moins efficaces pour révéler au monde la +générosité française que ne l’était, en cette même année, la +revendication des droits de l’esclave, promenée de chaire en chaire, de +capitale en capitale, par la voix d’un prélat parlant au nom de Dieu. De +fait ce prélat, pour déborder le cadre du presbytère de campagne où +s’enfermait sa naïve imagination d’enfant, n’avait eu qu’à vouloir +réaliser la définition du prêtre autrefois donnée par Chrysostome: «Un +homme universel, qui s’intéresse aux épreuves et aux souffrances de +l’humanité, comme si le monde entier lui avait été confié et qu’il eût +été établi le père de tous ses semblables.» Ces mots résument la vie de +Lavigerie, ils expliquent son âme, ils éclairent sa gloire. + + +FIN + + + + +APPENDICE + + +TESTAMENT SPIRITUEL DU CARDINAL LAVIGERIE[296]. + + [296] Ce testament date de 1884 ou 1885 (BAUNARD, _Le cardinal + Lavigerie_, II, p. 670.) + +Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il! + +Ceci est mon testament spirituel. Je le commence en déclarant, en +présence de l’éternité qui va s’ouvrir devant moi, que je veux mourir +dans les sentiments où j’ai toujours vécu, à savoir ceux d’une +obéissance et d’un dévouement sans bornes au Saint-Siège apostolique et +à Notre Saint-Père le Pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre. + +J’ai toujours cru, je crois tout ce qu’ils enseignent et dans le sens où +ils l’enseignent. J’ai toujours cru, je crois qu’en dehors du Pape ou +contre le Pape, il n’y a et il ne peut y avoir dans l’Église que +trouble, confusion, erreur et perte éternelle. Lui seul a été établi +comme le fondement de l’Unité, et par conséquent de la vie, en tout ce +qui tient au salut éternel. + +J’ai l’insigne honneur d’appartenir de plus près au Saint-Siège +apostolique par mon caractère de prêtre, d’évêque, par mon titre de +cardinal de la Sainte Église romaine. Sans doute ces honneurs, qui sont +fort au-dessus de ma misère et de ma faiblesse, sont faits pour me +confondre, en ce moment surtout, où je songe à me présenter au tribunal +de Dieu. Mais j’y veux voir un motif de reconnaissance et de fidélité +d’autant plus grande envers la chaire de Pierre et envers Notre +Saint-Père le Pape, qui m’a comblé des marques de sa confiance et de sa +bonté. + +Je l’ai servi de mon mieux tant que j’ai pu. Ne pouvant plus rien +maintenant, je prie Notre-Seigneur d’agréer le sacrifice que je lui fais +de ma vie, et les souffrances qui accompagneront ma mort, pour la +prolongation des jours précieux de Léon XIII et le triomphe de ses +desseins magnanimes. + +Je confonds dans mon dévouement au Saint-Siège celui que j’ai toujours +eu pour la France chrétienne et pour les missions d’Afrique, à la tête +desquelles je suis placé. La paix, la gloire, la vie même de la France +sont étroitement liées à sa foi catholique, et par conséquent à sa +fidélité envers le Saint-Siège. C’est surtout d’elle qu’on a pu dire, à +chacune des pages de son histoire: _Sacerdotium et regnum cum inter se +consentiunt, bene regitur mundus. Cum autem non concordant, non tantum +parvae res non crescunt, sed etiam magnae miserabiliter delabuntur._ + +J’ai tout fait, dans la mesure de mes forces et de mon intelligence, +pour maintenir cette concorde si désirable. Je puis dire en vérité que +j’en meurs, car la maladie qui me conduit au tombeau est la conséquence +des fatigues surhumaines que je me suis imposées, l’été dernier, à Rome +et à Paris, pour empêcher une rupture éclatante que tout semblait rendre +inévitable. Et là, je travaillais encore plus, dans un sens, pour ma +pauvre et chère patrie que pour l’Église. Car l’Église a des assurances +d’immortalité, mais la France n’a d’autres promesses que celles que la +Providence a faites aux nations de la terre, et elle a contre elle, +hélas! la menace divine: _Omnis civitas contra se divisa non stabit._ + +Oh! si je pouvais lui parler encore du fond de ma tombe! Si je pouvais, +avec ce désintéressement de toutes choses qui est le propre de la vie à +venir, lui représenter une dernière fois, comme je l’ai fait souvent à +ceux qui la gouvernent, ce qui peut lui donner la paix! Je la vois avec +une amère douleur descendre chaque jour du rang de puissance et +d’honneur où l’avaient placée, dans le monde, la foi et les vertus de +nos pères, la politique sage et persévérante de nos rois. + +Je ne parle pas de son régime intérieur. Je ne me suis jamais mêlé à +l’action et surtout aux passions des partis. Ma vie s’est écoulée +presque tout entière au dehors, depuis que j’ai âge d’homme. C’est là +que j’ai pu juger de sa décadence, et que j’ai vu, à mesure qu’elle +abandonne sa foi et ses traditions, sa voix être moins écoutée et son +nom moins respecté. + +La France va-t-elle finir? Dieu va-t-il lui retirer sa mission qu’il lui +avait confiée, de défendre et de protéger généreusement dans le monde la +justice et la vérité? Ma prière suprême est que ce malheur lui soit +épargné. Mais qu’est-ce que la prière d’un homme devant la justice de +Dieu? + +C’est à toi que je viens maintenant, ô ma chère Afrique! Je t’avais tout +sacrifié, il y a dix-sept ans, lorsque, poussé par une force intérieure, +qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à +ton service. Depuis, que de traverses, que de fatigues, que de +peines!... Je ne les rappelle que pour pardonner et pour exprimer encore +une fois mon indicible espérance de voir la portion de ce grand +continent, qui a connu autrefois la religion chrétienne, revenir +pleinement à la lumière; et celle qui est restée plongée dans la +barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort. + +C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une +vie d’homme pour une semblable entreprise? A peine ai-je pu ébaucher ce +travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y +tracer les routes à l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre +chose pour toi que souffrir, et, par mes souffrances, te préparer des +apôtres! + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Pages. + INTRODUCTION. La France en Afrique avant Lavigerie. 1 + + CHAPITRE PREMIER + LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE. SES DÉBUTS + + I.--De la cure de campagne à la Sorbonne 42 + II.--L’abbé Lavigerie dans la France du Levant 50 + III.--En route vers Alger, par Rome et Nancy 59 + IV.--Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire; + surprise de l’État 66 + V.--Le programme pastoral de Lavigerie 71 + VI.--Les orphelinats pour enfants musulmans; le conflit + avec Mac-Mahon 82 + VII.--La solution du conflit 94 + + CHAPITRE II + LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE + + I.--L’éducation agricole de l’Algérie: Pères Blancs et + Sœurs Blanches 99 + II.--Une grande crise: la guerre de 1870 et l’insurrection + kabyle 105 + III.--Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée 113 + IV.--Les villages de néophytes; le concile d’Afrique 117 + V.--Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. Le discours + sur l’armée et la mission de la France en Afrique 128 + VI.--Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX; + ses nouveaux projets 137 + + CHAPITRE III + LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR. + LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE + + I.--Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique + équatoriale 148 + II.--Lavigerie à Jérusalem: la France institutrice des + clergés d’Orient 156 + III.--Lavigerie devancier de la France et conseiller de la + France en Tunisie 161 + IV.--Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade + pacificatrice de Lavigerie 172 + V.--Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique 175 + VI.--Lavigerie cardinal 179 + VII.--Le relèvement du siège de Carthage 183 + VIII.--La croix sous l’équateur: la «masse noire» des martyrs. + Lavigerie dans son observatoire de Biskra 190 + + CHAPITRE IV + LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME. LES DERNIÈRES ANNÉES + + I.--L’esclavagisme dans l’Afrique noire 199 + II.--Lavigerie devant Léon XIII: son investiture pour + la croisade 209 + III.--La période apostolique de la croisade: les discours de + Paris, Londres et Bruxelles 212 + IV.--La période des difficultés diplomatiques: les congrès 220 + V.--L’achèvement de l’œuvre tunisienne, les adieux de + Lavigerie à l’Europe 233 + VI.--Les dernières épreuves: à l’Ouganda, au Sahara. Mort + du cardinal 240 + VII.--Les lendemains 246 + + ÉPILOGUE: l’œuvre missionnaire de Lavigerie 251 + APPENDICE: le testament spirituel de Lavigerie 265 + + +PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--32506 + + + + +DERNIÈRES PUBLICATIONS + + + Georges ANDRÉ-CUEL + L’Homme fragile, roman (L’AUBIER, nº 4). + Henri ARDEL + L’Imprudente Aventure, roman. + Jacques D’ARNOUX + Paroles d’un revenant. + Maurice BARRÈS + Pour la haute intelligence française. + Henry BORDEAUX + Le Cœur et le Sang, roman. + Paul BOURGET + Conflits intimes, nouvelles. + BOUZINAC-CAMBON + Échec et Mat, roman (L’AUBIER, nº 3). + Paul CAZIN + L’Hôtellerie du Bacchus sans tête, roman. + Gaston CHÉRAU + La Maison de Patrice Perrier, roman. + André CHEVRILLON + La Bretagne d’hier. 2 vol. + Henri DAVIGNON + Un Pénitent de Furnes, roman. + Lucien DUBECH + Les Chefs de file de la jeune génération. + Albert GARENNE + La Captive nue, roman + Henri GHÉON + Le Comédien et la Grâce, drame (LE ROSEAU D’OR, nº 2). + Gabriel HANOTAUX + Le général Mangin. + Émile HENRIOT + Livres et Portrait. 2e série. + R. P. 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PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--32506 1-32. + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75743 *** diff --git a/75743-h/75743-h.htm b/75743-h/75743-h.htm new file mode 100644 index 0000000..d70be76 --- /dev/null +++ b/75743-h/75743-h.htm @@ -0,0 +1,9836 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Le cardinal Lavigerie: un grand missionnaire | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall, small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em, .rm { font-style: normal; } +.g { letter-spacing: .1em; } + +.sc { font-variant: small-caps; } +.ssf { font-family: sans-serif; } + +blockquote { margin: 1em 1.5em; font-size: 95%; } + +.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } +.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; } + +.cc { text-align: center; text-indent: 0; } +.offr { text-align: center; text-indent: 0; margin-left: 30%; } +.copy { margin-left: 40%; font-size: 90%; } +p.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; padding-top: 1em; padding-bottom: .7em; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.padtop { padding-top: .7em; } + +a { text-decoration: none; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; font-style: normal; line-height: 1em; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } +.footnote .label { } +.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75743 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em"><span class="large">GEORGES GOYAU</span><br> +<span class="xsmall">DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> + +<h1><span class="xsmall">UN GRAND MISSIONNAIRE</span><br> +LE CARDINAL LAVIGERIE</h1> + +<p class="c i">Avec deux portraits</p> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +<span class="small g">LIBRAIRIE PLON</span><br> +PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br> +8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span> — 6<sup>e</sup><br> +<span class="i small">Tous droits réservés</span></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="top4em c i">Il a été tiré de cet ouvrage<br> +100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder,<br> +numérotés de 1 à 100.</p> + +<p class="c gap i">L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE</p> + +<p class="drap"><b>Histoire religieuse</b>. Un volume de l’<i>Histoire de la Nation +française</i>, avec des illustrations de <span class="sc">Maurice Denis</span>.</p> + + +<p class="c gap">Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1925.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="copy top4em">Copyright 1925 by Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p> + +<p class="copy">Droits de reproduction et de traduction +réservés pour tous pays.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu1.jpg" alt=""><br> +<span class="xsmall">LE CARDINAL LAVIGERIE</span><br> +(Portrait de L. Bonnat)</p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="c top4em i"><span class="small">A LA MÉMOIRE</span><br> +<span class="xsmall">DE</span><br> +BERNARD BRUNHES</p> + +<p class="c i"><span class="small">A MON AMI</span><br> +JEAN BRUNHES<br></p> + +<p class="offr i small">G. G.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c">UN GRAND MISSIONNAIRE<br> +<span class="xlarge">LE CARDINAL LAVIGERIE</span></p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">INTRODUCTION<br> +LA FRANCE EN AFRIQUE AVANT LAVIGERIE</h2> + + +<p>Colonisation de l’Afrique du Nord, apostolat +de l’Afrique du Nord, c’étaient là deux idées assez +neuves au moment où la voix de Lavigerie, débarquant +en Algérie en 1867 comme archevêque, +commença de s’élever pour lancer des appels aux +colons, des appels aux apôtres.</p> + + +<h3>I</h3> + +<p>La monarchie de Juillet, trouvant en 1830, dans +l’héritage de la dynastie déchue, ce cadeau suprême +fait par Charles X à la France, l’Algérie, +s’en était sentie, tout d’abord, singulièrement +embarrassée<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Rares, à cette date, étaient les +hommes politiques qui comprenaient, à l’exemple +d’Hyde de Neuville, ministre du roi détrôné, qu’il +fallait abandonner la théorie du « pacte colonial » +et considérer les colonies comme un prolongement +de la patrie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> René <span class="sc">Valet</span>, <i>L’Afrique du Nord devant le Parlement au +dix-neuvième siècle</i>, p. 27-28 (Paris, Champion, 1923).</p> +</div> +<p>Il y eut toujours en France des docteurs de vie +sédentaire. Nous les avons vus naguère, aux +seizième et dix-septième siècles, jeter sur nos premières +tentatives coloniales, sur les tentatives canadiennes, +leurs suspicions défiantes<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. Au dix-huitième +siècle, ils n’avaient nullement désarmé, et +leur opposition à l’idée « d’une plus grande France » +était devenue d’autant plus robuste, qu’elle s’appuyait +désormais sur des arguments plus économiques +que littéraires. « Il faut que les hommes +restent où ils sont », professait Montesquieu<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. « Je +croirai avoir rendu service à ma patrie, insistait +Bernardin de Saint-Pierre, si j’empêche un seul +homme d’en sortir, et si je puis le déterminer à cultiver +un arpent de terre de plus dans quelque lande +abandonnée<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. » Deux ans avant la révolution de +Juillet, le <i>Cours complet d’économie politique pratique</i> +de Jean-Baptiste Say, considéré par beaucoup +d’esprits comme un programme irrévocable, comme +le dernier mot de la science des nations, proclamait +que la prospérité des États de l’Europe est +ailleurs que dans les souverainetés qu’ils exercent +au loin ; qu’elle est dans les admirables développements +de leur industrie<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Telle était la doctrine +triomphante, la doctrine à la mode, au moment +où Louis-Philippe prenait le trône.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Voir notre livre : <i>les Origines religieuses du Canada</i> +(Paris, Grasset, 1924).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Lettres persanes</i>, lettre 122. René <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 21. +Cf. Léon <span class="sc">Deschamps</span>, <i>Histoire de la question coloniale en +France</i>, p. 296-297 (Paris, Plon, 1891).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap +de Bonne-Espérance, avec des observations nouvelles sur la +nature et sur les hommes</i>, par un officier du roi, I, p. <small>V</small> +(Amsterdam, 1773). — <span class="sc">Deschamps</span>, <i>op. cit.</i>, p. 303.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 43-45.</p> +</div> +<p>Qu’allait-on faire en ces galères qui menaient +nos troupes vers l’Algérie ? L’économie politique +déconseillait de pareilles promenades, et notre +diplomatie les redoutait, puisqu’elles risquaient +de nous brouiller avec l’Angleterre.</p> + +<p>Par surcroît, les campagnes de presse naguère +déchaînées contre le ministère Polignac avaient +fait croire à « presque toute la France », au dire de +Désiré Nisard, que « le vrai motif de la guerre contre +le Dey était de préparer l’armée française à une +guerre contre les Parisiens<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> ». L’Algérie apparaissait +à beaucoup de gens comme une sorte de champ +de manœuvre où les soudards destinés à comprimer +les libertés civiques étaient envoyés pour se faire +la main. Et l’opinion française demeurait très +inattentive à la voix de Sismondi, — ce Genevois +qui eut tant d’idées neuves — annonçant, dès le +mois de mai 1830, que le royaume d’Alger ne serait +pas seulement une conquête, qu’il serait une colonie, +qu’il serait un pays neuf, sur lequel le surplus +de la population et de l’activité française +pourrait se répandre<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <span class="sc">Nisard</span>, <i>Souvenirs et notes biographiques</i>, I, p. 35. +(Paris, Calmann Lévy, 1888).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Revue encyclopédique</i>, mai 1830 (cité dans <span class="sc">Valet</span>, <i>op. +cit.</i>, p. 46).</p> +</div> +<p>Soutenu par ce sens de la continuité et de la +dignité nationale qui survit en France aux soubresauts +révolutionnaires, le gouvernement de +Louis-Philippe, quelque médiocre que fût son +enthousiasme pour l’Algérie, eut vite fait de +reconnaître que là où les fleurs de lis s’étaient +avancées, les trois couleurs ne pouvaient battre +en retraite : dès le mois d’octobre 1830, une +dépêche du maréchal Gérard à Clauzel attestait +qu’aux Tuileries on était décidé à conserver +Alger<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>. Mais on n’osait encore le dire ni au +peuple français ni à ses représentants ; c’est en +1834 seulement que la monarchie de Juillet proclama +cette détermination. Notoirement, dans +les Chambres, puis dans la commission d’études +qu’en 1833 le maréchal Soult fit expédier en Afrique, +l’opinion était très partagée. « Conquête fâcheuse », +« legs onéreux », « possession moins profitable +qu’onéreuse », « occupation peu avantageuse », +tels sont les mots qu’on recueillait sur les lèvres +de certains commissaires. Et cependant, par sept +voix sur huit, la commission fut d’avis que la +France devait se maintenir là-bas<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Une occupation +restreinte et plus tard susceptible d’extension, +mais limitée momentanément à quatre villes, +Alger, Bône, Oran, Bougie, et à deux territoires +autour d’Alger et de Bône, telles furent les conclusions +de la commission supérieure qui fut constituée +à Paris à la fin de 1833, pour poser enfin +les assises d’une politique algérienne<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 61-62.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 85-99.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 99-109.</p> +</div> +<p>Le ministère et deux commissions successives +étaient donc d’accord pour ne point quitter l’Algérie ; +Clauzel, qui là-bas avait toute la responsabilité, +et qui connaissait bien son champ d’action, +pronostiquait qu’« Alger pourrait être la gloire +d’un gouvernement et une source de richesses +pour la France »<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Et pourtant, au cours des +débats parlementaires du printemps de 1834, +on entendit Passy déclarer qu’il donnerait volontiers +Alger pour une bicoque du Rhin ; le marquis +de Sade dénoncer l’occupation d’Alger comme +la plus folle des entreprises, comme un gouffre +dans lequel viendraient s’engloutir toutes les richesses +du pays ; Dupin aîné souhaiter qu’on +hâtât le moment de libérer la France d’un fardeau +qu’elle ne pourrait et qu’elle ne voudrait pas +porter plus longtemps. Une voix domina, pour +un instant, ces prophètes de malheur : « La pensée +de l’abandon d’Alger, disait-elle, resterait éternellement +comme un remords sur la date de cette +année, sur la Chambre et sur le gouvernement qui +l’auraient consenti » ; c’était la voix d’Alphonse +de Lamartine<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 81.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 112-122.</p> +</div> +<p>Mais la Chambre, timide, et désireuse d’affirmer +avec éclat sa timidité, votait, sur le budget proposé, +une réduction de deux cent cinquante mille +francs, pour marquer son désir d’une occupation +restreinte, et la lutte allait s’engager, dans les +législatures suivantes, entre ceux qui insistaient +pour qu’on s’en allât ou pour qu’on se cantonnât +dans quelques points d’occupation bien délimités, +et ceux qui souhaitaient que notre drapeau fît +enfin le tour de l’Algérie, et qu’il y planât.</p> + +<p>« Cette nouvelle France, bien plus difficile à +peupler qu’à conquérir » ; c’est en ces termes que +le duc d’Orléans, dans une lettre du 10 décembre +1839, parlait de l’Algérie<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> ; et il n’est +pas sans intérêt de relever, sous la plume de l’héritier +du trône, trente ans exactement avant le +livre de Prévost-Paradol, ce mot décisif : « nouvelle +France ». Mais le duc d’Orléans ne se trompait +point lorsqu’il signalait les difficultés du peuplement.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>Le Maréchal Valée</i>, p. 473 (Paris, +Berger-Levrault, 1911).</p> +</div> +<p>Que valent les décisions de principe, lorsque +pour les appliquer la foi manque ? Thiers faisait +preuve de perspicacité lorsqu’il considérait comme +un non-sens l’idée d’une occupation restreinte ; +mais quelque foi qu’il pût avoir dans l’œuvre algérienne, +comment cette foi pouvait-elle devenir +communicative, persuasive, comment pouvait-elle +faire des adeptes, lorsqu’il criait avec désinvolture : +« L’Afrique, ce n’est qu’un grenier à coups +de poings<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> ! » Et s’il y eut là-bas un homme de +peu de foi, ce fut assurément Bugeaud, durant +les premières années qu’il passa en Algérie. Son +programme, dans une lettre au ministre de la +Guerre, le 5 mai 1837, est celui-ci : « Exploiter le +pays commercialement, en ayant une petite +zone pour y essayer la colonisation et la culture +des plantes qui ne peuvent pas nuire à l’industrie +agricole de la France<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (éd. de 1925 : t. IV +des <i>Œuvres complètes</i>, p. 215. Paris, Lethielleux).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> <span class="sc">Yver</span>, <i>Documents relatifs au traité de la Tafna</i>, p. 40 +(Alger, Carbonel, 1924).</p> +</div> +<p>Une petite zone, et dont l’extension ne puisse +pas porter ombrage aux agriculteurs français, +tel est, à cette époque, l’horizon colonial de cet +agriculteur qui s’appelait Bugeaud. Et ses lettres +privées, où il s’épanchait à cœur ouvert, nous +montrent avec quelle humeur morose il envisageait +cet horizon. « L’Afrique, confiait-il à Damrémont +le 15 mai 1837, est une plaie qui, sans +être mortelle, n’en est pas moins très fatigante +et peut dans le cas d’une guerre européenne devenir +dangereuse<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> <span class="sc">Yver</span>, <i>Documents relatifs au traité de la Tafna</i>, p. 88. +Voir les deux articles de M. de Lanzac de Laborie dans le +<i>Correspondant</i> des 25 août et 10 septembre 1923, et Ch.-André +<span class="sc">Julien</span>, <i>La Révolution de 1848 et les révolutions du dix-neuvième +siècle</i>, février 1925, p. 318-323.</p> +</div> +<p>« La Restauration, écrivait-il le 26 mai 1838, +se targue de nous <i>avoir donné</i> l’Algérie, elle ne +nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un funeste +présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie +de Juillet ce que l’Espagne a été pour +l’Empire<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> <i>Lettres inédites du maréchal Bugeaud</i>, éd. Tattet et Féray. +Bugeaud d’Isly, p. 182. (Paris, Émile-Paul, 1923.)</p> +</div> +<p>« Misérable Afrique, reprenait-il le 16 août 1839, +tu as toujours été un embarras, à présent tu es +un immense danger<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> <i>Lettres inédites</i>, p. 203.</p> +</div> +<p>« Je n’ai pas laissé échapper une occasion, +insistait-il le 14 janvier 1841, de dire à la tribune +et partout que je regardais l’Afrique comme une +plaie de la France<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> <i>Lettres inédites</i>, p. 233.</p> +</div> +<p>Le futur général Daumas était presque aussi +pessimiste lorsqu’il écrivait le 8 juillet 1838 : +« Je ne puis mieux comparer l’État dans lequel +nous vivons qu’à un édifice dont toutes les pierres +se détachent les unes après les autres, sans qu’on +y fasse la moindre réparation. Il doit inévitablement +s’écrouler ; mais quand tombera la dernière ?<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara</i>, +éd. Yver, p. 243.</p> +</div> +<div class="h3"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Il semblait que cette France du début de la +monarchie de Juillet se souvînt assez peu d’avoir +été la France des croisés ; et l’idée qu’elle allait +frôler l’Islam, le coudoyer, l’apprivoiser peut-être, +suscitait dans les esprits le souvenir des aphorismes +de Voltaire sur la tolérance plutôt que le +souvenir de saint Louis expirant sur la plage +tunisienne, à l’ombre de cette croix qu’il avait +lui-même apportée.</p> + +<p>Lorsque la France de Charles X avait entrepris +cette campagne d’Alger qui fut l’adieu des Bourbons +à l’histoire, Clermont-Tonnerre, qui, comme +ministre de la Guerre, avait eu à la préparer, +écrivait à son roi : « Ce n’est peut-être pas sans des +vues particulières que la Providence appelle le +fils de saint Louis à venger à la fois l’humanité, +la religion, et ses propres injures. Peut-être, +avec le temps, aurons-nous le bonheur, en civilisant +les indigènes, de les rendre chrétiens. » Dans +le discours du trône, du 2 mars 1830, Charles X +à son tour proclamait : « La réparation éclatante +que je veux obtenir, en satisfaisant à l’honneur +de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, +au profit de la chrétienté. » Mais d’autre part, +ce même Clermont-Tonnerre s’était hâté d’affirmer +le véritable esprit de tolérance de la France, son +respect pour les mosquées, pour les marabouts ; +et dans la proclamation en langue arabe qu’avait +rédigée le maréchal de Bourmont « pour les Couloughlis, +fils des Turcs, et pour les Arabes habitant +le territoire d’Alger », on lisait : « Nous respectons +votre religion sacrée, car Sa Majesté le +roi protège toutes les religions<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> <span class="sc">Esquer</span>, <i>la Prise d’Alger</i>, p. 74 et 78 et 267-268 (Paris, +Champion, 1923).</p> +</div> +<p>Huit ans durant, sous la monarchie de Juillet, +l’Algérie fut en contact avec la France politique +et militaire sans que chez elle la France religieuse +s’installât. Officiers et fonctionnaires firent assez +vite une constatation très imprévue ; ils observaient +que les Arabes, au lieu de considérer l’effacement +du christianisme comme une marque +d’égards pour leurs susceptibilités de fidèles du +Prophète, interprétaient plutôt comme un témoignage +d’impiété, d’athéisme, cette façon d’abstentionnisme +religieux qu’ils observaient chez +les Français.</p> + +<p>L’intendant Genty de Bussy, dans le livre qu’il +publiait en 1835 sous le titre : <i>De l’établissement +des Français dans la régence d’Alger, et des moyens +d’en assurer la prospérité</i>, constatait cet abstentionnisme. +Tout en notant que dès la fin de 1832, +dans Alger même, le culte catholique avait trouvé +« un lieu digne de lui »<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>, Genty de Bussy ajoutait :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> <span class="sc">Genty de Bussy</span>, <i>op. cit.</i>, I, p. 142. Sur Pierre Genty +de Bussy, voir l’introduction du capitaine Tattet aux <i>Lettres +inédites</i> de <span class="sc">Bugeaud</span>, p. 11-13.</p> +</div> +<blockquote> +<p>Nous avons dépouillé l’exercice du culte chrétien +d’une partie de ses pratiques ; processions, pompes, +cérémonies, nous avons tout refoulé dans l’intérieur, +et jusqu’à ce drapeau du Christ, qui, dans la mère +patrie, annonce au loin nos églises, nous ne l’avons +point arboré, sacrifiant ainsi nos symboles les plus +chers au désir de faire vivre deux religions en paix +sur la même terre et de calmer les passions.</p> +</blockquote> + +<p>Sa plume s’exaltait à la pensée de ce sacrifice : +ce n’est pas en vain qu’il avait lu les « philosophes », +et dans cette phraséologie du dix-huitième siècle +qui nous fait aujourd’hui sourire et qui nous paraît +plus archaïque que la langue du moyen âge, ce +brave homme ajoutait :</p> + +<blockquote> +<p>Nous ne sommes plus au temps où, voués à la guerre +et au sacerdoce, les peuples, passant de l’église dans +les camps, s’égorgeaient pour se convertir.</p> +</blockquote> + +<p>Mais il y avait en Genty de Bussy, à côté d’un +« philosophe », un politique réaliste ; et par une +courbe curieuse, il en arrivait à dire :</p> + +<blockquote> +<p>La religion chrétienne, dépouillée par la philosophie +de ce zèle exclusif qui l’animait aux premiers âges, +si elle eût échoué complètement sur les Maures, eût +pu devenir pour nous un précieux auxiliaire vis-à-vis +des Arabes. Chez ces hommes neufs et sauvages, il y +avait quelques chances de la faire germer, et si nous +les eussions exploitées, nous en aurions peut-être déjà +recueilli les fruits. D’un autre côté, vis-à-vis des +peuples à fortes et énergiques croyances comme les +Maures, affecter de n’en avoir aucune était nous décréditer +à leurs yeux. Comment prétendre à leur parler +un jour de la supériorité de nos dogmes, quand il +n’était que trop visible que, pour la plupart, nous en +avions déserté les obligations ? Sous ce rapport encore, +nous n’avons donc pas fait tout ce que nous aurions +pu faire.</p> +</blockquote> + +<p>Si bien qu’après s’être réjoui, en théorie, que +nous eussions conformé notre conduite à l’esprit +de tolérance du siècle antérieur en n’apparaissant, +aux yeux de nos nouveaux sujets, ni comme des +croyants, ni comme des pratiquants, Genty de +Bussy finissait par avouer que, politiquement, +c’était là une faute.</p> + +<p>Et il concluait :</p> + +<blockquote> +<p>Nous avons deux puissants éléments de conviction, +notre religion et notre charte, employons-les avec +prudence ; ne les appelons que quand l’heure en sera +venue, nos résultats n’en seront que plus assurés. +Que si, après, et chez ces peuples des montagnes, ces +Arabes, ces Kabyles, qui n’ont d’autre religion que +la force, d’autre Dieu que leur épée, de nouveaux +apôtres chrétiens veulent tenter une conversion, qu’ils +partent ; la lice est ouverte, nos vœux suivront leur +audace ; l’Afrique profitera de leur triomphe, et les +couronnes du martyre qui les attendent pourront devenir +aussi, dans ces contrées stationnaires, les marchepieds +de la civilisation<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> <span class="sc">Genty de Bussy</span>, <i>op. cit.</i>, I, p. 145-148. Il ajoutait en +note : « On assure que le gouvernement français, d’accord +avec le Saint-Siège, a l’intention d’envoyer de nouveau dans +la Régence des Lazaristes orientalistes. Ce serait là, sans +doute, une philanthropique et excellente idée. Étrangers à +l’ambition et au monde, ces saints hommes ne veulent le +bien que pour le bien, et, en pareil cas, pour le faire, peu +leur importe le théâtre ; c’est dans leur conscience seule qu’ils +en trouvent la récompense. »</p> +</div> +<p>Ce métaphorique langage attestait, chez Genty +de Bussy, l’idée que tôt ou tard, en pays algérien, +la croix, au lieu de continuer à s’effacer, serait +arborée par des missionnaires, et qu’elle devancerait +en terre d’Islam la culture occidentale.</p> + +<p>Un an plus tard, en 1836, le capitaine d’état-major +Pellissier, qui, deux ans durant, de 1832 +à 1834, avait occupé, dans Alger, les fonctions +de chef de bureau des Arabes, confessait à son tour +dans ses <i>Annales algériennes</i> :</p> + +<blockquote> +<p>Les Arabes, hommes à foi vive, sont persuadés qu’il +vaut encore mieux avoir une mauvaise religion que +de ne pas en avoir du tout. L’indifférence que nous +affections sur cette matière les étonne ; et s’ils y voient +une garantie de tolérance, il faut dire qu’elle est d’un +autre côté une des causes qui diminuent leur estime +pour nous… En parlant des Français, ils ne disent +pas : il est fâcheux qu’ils soient chrétiens, mais : il +est fâcheux qu’ils ne soient pas même chrétiens.</p> +</blockquote> + +<p>D’où Pellissier concluait que puisque les Arabes +« en sont à désirer qu’il y ait chez nous un principe +religieux, il faut leur offrir ce principe ». Et subitement +il souhaitait de « voir surgir, parmi nous, +une croyance progressive et de fusion. Les Arabes, +disait-il, en seraient agréablement surpris. » Il +rêvait d’un « prophète chrétien par son père, +musulman par sa mère », grâce auquel il n’y aurait +« ni froissement, ni violence ». « En attendant sa +venue, concluait-il, faisons-lui des sentiers droits. +Ne choquons point les indigènes dans leur croyance, +mais n’affichons plus une indifférence qui a produit +tout le peu de bien qu’elle pouvait produire, +et qui, poussée plus loin, serait dangereuse<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> <span class="sc">Pellissier</span>, <i>Annales algériennes</i>, II, p. 291-292 (Paris, +Anselin, 1836).</p> +</div> +<p>A cette époque même, pour condamner cette +indifférence, l’âme arabe élevait la voix, par les +lèvres d’Abd-el-Kader. C’était au cours d’une discussion +avec le colonel de Maussion, qui négociait +avec lui la restitution de nos auxiliaires +nègres, tombés prisonniers entre ses mains. « Ce +sont des choses, disait l’émir, et non des personnes. +Vous ne nous avez pas rendu les nombreux troupeaux +capturés dans les razzias. » — « Tu m’opposes +ta loi, observait alors le colonel, mais je t’oppose +notre religion, qui ne nous permet pas d’assimiler +un homme, parce qu’il est noir, à un animal. »</p> + +<p>A quoi l’émir ripostait : « Mais est-ce que vous +avez une religion ? Est-ce que vous êtes chrétiens ? +Où sont vos marabouts ? Où sont vos églises ? Où +et quand adressez-vous des prières à Dieu ? Le +Coran, nous ordonne de considérer Sidna Aïssa +(Notre Seigneur Jésus) comme un prophète, et +l’Indji (l’Évangile) comme un livre révélé par +Dieu ; les peuples qui suivent les préceptes de +l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays +musulman nous ne respectons pas la religion des +Juifs ? N’ont-ils pas partout des synagogues ? +Mais vous, vous êtes des infidèles sans religion, +des Koufar. »</p> + +<p>« Tu as été trompé par des apparences, objectait +le colonel. Est-ce que nous n’avons pas soigné +vos blessés sur les champs de bataille ? »</p> + +<p>Et l’émir insistait : « C’est là une preuve de charité +et non un témoignage de religion. Pourquoi +n’y a-t-il pas de prêtre à vos consulats ? Pourquoi +ce prêtre n’est-il pas là au milieu de nous ? Je me +serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser +la tête en lui demandant sa bénédiction<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Récit du docteur Warnier, reproduit dans <span class="sc">Pontois</span>, <i>Les +Odeurs de Tunis</i>, p. 340 (Paris, Savine).</p> +</div> +<p>Un peu plus tard, le futur général Daumas, +qui alors exerçait, comme simple capitaine, les +fonctions de consul à Mascara et de commissaire +du roi auprès d’Abd-el-Kader, se sentait étrangement +gêné, lui qui n’était, disait-il, « ni musulman, +ni chrétien », d’assister aux prières de l’émir. Il +sentait « le mépris fort peu dissimulé » que son +indifférence inspirait. « Je ne savais quelle contenance +prendre, racontait-il plus tard à Veuillot ; +j’étais ennuyé et même humilié de ma figure d’incrédule +parmi tous ces hommes qui, si sérieusement +et avec un aspect si grave, s’adressaient au ciel. » +Et il ajoutait qu’un jour, au milieu du camp arabe, +pendant la prière, pour relever sa considération, +peut-être un peu aussi pour soulager son cœur, +il avait fait le signe de la croix et paru, de son côté, +réciter ses prières… qu’il ne savait pas<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Louis <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges religieux, historiques, politiques +et littéraires</i>, troisième série, II, p. 522 (Paris, Vivès, +1875).</p> +</div> +<p>Daumas, causant avec d’autres musulmans, +éprouvait des impressions analogues à celles que +lui laissait Abd-el-Kader. Il écrivait le 7 janvier +1838 au chef d’état-major général de l’armée +d’Afrique :</p> + +<blockquote> +<p>Nous avons reçu la visite d’un grand marabout du +pays, Sidi Mohamet ben Haoua. Ce brave homme nous +a parlé de Sidi Nahyssa (Jésus-Christ), d’Abraham, +de David, de Salomon, de Sidi Mouça (Moïse), enfin +de tous les patriarches. Quand il a vu que nous les +connaissions, il a paru enchanté. « Dieu, nous a-t-il +dit, <i>a fait et séparé</i> ; nous n’en sommes pas moins +frères et vous valez mieux que les Turcs, qui nous +pillaient et massacraient. » Naguère nous passions +pour des impies, des païens, et maintenant on nous +accorde la croyance en un seul Dieu. C’est un grand +pas de fait. Les marabouts, que j’ai vus, paraissent +bien disposés en notre faveur, et j’ai grand soin de les +entretenir dans de pareilles idées<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> <i>Correspondance</i> du capitaine <span class="sc">Daumas</span>, consul à Mascara, +éd. Yver, p. 59. Comparer la conversation entre Veuillot et +l’indigène Bou-Gandoura en 1841, conversation que « le musulman +termine en disant au chrétien : « Les choses auraient +été différemment en Algérie si tous les Européens avaient été +comme vous. » (Correspondance de Louis <span class="sc">Veuillot</span>, I, +p. 101. Paris, Retaux, 1903.)</p> +</div> +<p>Que l’émir Abd-el-Kader ou que le marabout +Mohamet ben Haoua s’inquiétassent ainsi de nos +rapports avec notre Dieu, et que même ils fissent +mine de nous interpeller sur ces rapports : c’était +là un symptôme dont les autorités administratives +ne pouvaient pas méconnaître la portée. Et ce +même gouvernement des Tuileries qui, le 2 août +1834, avait, par ordonnance royale, défendu de +reconnaître un caractère officiel à tout ecclésiastique +qu’enverrait la cour de Rome en Algérie<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>, +engageait, quatre ans plus tard, des négociations +avec le Vatican pour la création d’un évêché +d’Alger.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre 1861, p. 38.</p> +</div> +<div class="h3"></div> +<h3>III</h3> + +<p>« Un chef spirituel, écrivait le maréchal Valée, +le 5 mai 1838, au ministre Molé, trouvera en Afrique +un nombre considérable de fidèles<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. » Valée, +comme l’écrira bientôt Veuillot, « avait compris +que, là où la France planterait une croix, elle resterait +plus longtemps que là où elle porterait +seulement un drapeau »<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. Il réputait nécessaire +la création d’une seconde paroisse dans Alger +et de plusieurs paroisses dans la plaine ; il constatait +qu’Oran, Mostaganem, Bougie, Bône, la +garnison de Constantine, réclamaient un culte. +Et de fait, il y avait urgence : une église à Alger, +deux misérables chapelles à Bône et à Oran, +quelques rares prêtres français, quelques religieux +ou prêtres fugitifs chassés d’Espagne et +des Baléares par la récente révolution, voilà tout +ce qu’allait trouver en Algérie, pour le service de +l’idée chrétienne, Mgr Dupuch, premier évêque +d’Alger<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 179.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i>, édit. de 1925, p. 196, +t. IV des <i>Œuvres complètes</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne</i>, IV, p. 343 +(Bordeaux, Faye, 1849).</p> +</div> +<p>Le ministre Molé, à la date du 13 juin, répondait +à Valée :</p> + +<blockquote> +<p>L’affaiblissement si regrettable du principe religieux +chez nous, nous fait trop oublier la puissance +qu’il conserve ailleurs.</p> + +<p>Une expression m’a frappé dans la lettre de +Mohammed à Abd-el-Kader ; ce mot est celui <i>d’impie</i> +qu’il emploie à la place de celui d’infidèle, et qui +semble indiquer qu’il nous regarde comme un peuple +sans religion et peut-être ennemi de toutes les religions. +Ne pensez-vous pas que l’organisation du culte +catholique à Alger aurait déjà sur l’esprit des Arabes +une heureuse influence<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a> ?</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 180.</p> +</div> +<p>C’étaient là des idées neuves, sous la plume d’un +ministre de Louis-Philippe. Il les aurait jugées, +un an plus tard, singulièrement justifiées, s’il +avait eu sous les yeux une très curieuse lettre +que le capitaine Daumas, le 23 juin 1839, adressait +de Mascara à son chef hiérarchique Guéhenneuc. +Nous voyons là un soldat, vivant parmi les indigènes, +habitué à écouter ce qu’ils disent, à entendre +ce qu’ils murmurent, à deviner ce qu’ils cachent ; +il est ravi d’avoir à leur annoncer que désormais +l’Algérie possédera un évêque, et de leur commenter +cette nomination, et de recueillir leurs commentaires, +à eux, et de faire ainsi absoudre sa patrie +du grief d’athéisme.</p> + +<blockquote> +<p>J’ai déjà trouvé l’occasion, raconte-t-il, d’instruire +les chefs de Mascara de l’arrivée du vénérable prélat +que nous avons le bonheur de posséder. Cette occasion +s’est présentée naturellement. Nous étions chez le +caïd ; on vint à parler de religion, et je fis adroitement +passer en revue tous les griefs qui, selon les Musulmans, +font de nous des impies. « Comment voulez-vous +que nous vous traitions autrement, dit un savant, le +qroudja du cady ; vous ne jeûnez pas, on ne vous voit +jamais prier, dans vos villes vous autorisez le vice et +la prostitution, et enfin, partout, on vous entend +renier Dieu (jurer). — Vous avez tort, répondis-je, de +nous juger par ce que vous voyez faire à nos soldats +qui, comme les vôtres, ne suivent pas exactement leur +religion. Comme vous, nous ne proclamons qu’un seul +Dieu, le maître du monde ; notre jeûne dure quarante +jours ; dans notre pays nous avons de nombreuses +mosquées constamment remplies de fidèles, et nous +avons des marabouts, qui ne consacrent leur existence +qu’à propager la parole de Dieu et à soulager +l’infortune sans aucune distinction de pays ni de religion. — Ah ! +bah ! Vous avez des marabouts ! — Oui, +nous avons des marabouts, et la preuve, c’est qu’il +vient d’en arriver un à Oran renommé par sa piété, +ses vertus, et qui déjà a su s’attirer le respect et la +vénération de tous les Arabes. » Là-dessus, je me levai +et partis. Le soir, je fus instruit par l’un des agents +qu’on avait après moi beaucoup causé sur les chrétiens +et qu’un talaib avait dit : « Le consul a raison, les +Français suivent l’Évangile, le Prophète nous en parle +dans le Coran… » Je ne m’en tiendrai pas là et saurai +faire répandre dans le public l’arrivée de Mgr l’évêque, +arrivée qui fera, je crois, le plus grand bien à notre +cause, en détruisant promptement tous les absurdes +préjugés naturellement répandus sur nous<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>Correspondance</i> du capitaine <span class="sc">Daumas</span>, p. 492-493.</p> +</div> +<p>De l’avis de militaires tels que Valée, Maussion, +Daumas, de l’avis d’hommes d’État tels que Molé, +il convenait donc que la France fît en Afrique acte +personnel de christianisme, pour éviter l’accusation +d’être indifférente à l’idée même de Dieu ; et +c’était là un premier progrès sur les conceptions +timides, erronées, qui tout au début de l’occupation +avaient induit la monarchie de Juillet à n’arborer +qu’avec beaucoup de réserve et de crainte +les emblèmes chrétiens. Il fallait qu’un tel progrès +s’accomplît, pour qu’un homme comme Abd-el-Kader, +qui était avant tout un homme religieux, +comprît peu à peu qu’il y avait une différence à +faire entre les idolâtres de l’Yémen ou de la Perse, +contre qui Mahomet prêcha la guerre sainte, et +les chrétiens qu’il rencontrait en Algérie, et que +ces chrétiens étaient plus près de lui et du Prophète +que longtemps il ne l’avait pensé<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Voir colonel Paul <span class="sc">Azan</span>, <i>L’émir Abd-el-Kader</i>, p. 282-283 +(Paris, Hachette, 1925).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Un livre parut en 1844 qui s’intitulait : <i>les +Français en Algérie</i>. L’auteur, six mois durant, +de la fin de février à la fin d’août 1841, avait, à la +demande de Guizot, étudié sur place, auprès de +Bugeaud devenu gouverneur général, les questions +algériennes. Les deux rapports que de là-bas, +le 8 mars et le 19 avril 1841, il avait expédiés à +Guizot, et dont le premier lui avait valu un +« satisfecit » ministériel<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, avaient déjà laissé +voir l’intérêt qu’il prenait aux choses religieuses +de l’Algérie, et dès le début de son livre il disait : +« Elles n’ont qu’une bien étroite place dans presque +tous les livres qu’on a faits ; elles en méritent une +meilleure, que je voudrais leur donner<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>. » Ce +ton si décisif ne surprendra personne, lorsqu’on +saura que le livre était signé Louis Veuillot. Il +était rentré en France « plein de faits douloureux +et plein de conseils impossibles » ; il +voulait les livrer au public ; il voyait là un +« devoir »<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Correspondance</i>, I, p. 86.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (<i>Œuvres complètes</i>, +IV, p. 11). Sur le séjour de Louis Veuillot en Algérie, voir +Eugène <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Louis Veuillot</i>, I, p. 229-265 (Paris, Retaux).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Veuillot à Edmond Leclerc, Alger, 20 juin 1841 (<i>Correspondance</i>, +I, p. 94-95).</p> +</div> +<p>Il jetait un regard rétrospectif sur l’Algérie des +premières années de la conquête, sur cette Algérie +où l’on avait paru vouloir voiler à l’Islam les bras +du Christ et le bois de la croix. Et parlant de ces +« politiques qui se sont tant efforcés de déguiser +le peu de religion qui nous reste, sous le beau prétexte +de ne point effaroucher le fanatisme musulman », +il les accusait d’avoir « commis la plus +lourde faute que l’enfer ait pu leur conseiller. +Rien ne répugne plus au fanatisme musulman, +expliquait-il, qu’un peuple sans croyance et sans +Dieu<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (<i>Œuvres complètes</i>, +IV, p. 223).</p> +</div> +<p>Partout dans son livre, on retrouvait cette idée ; +elle se répétait, se diversifiait, avec l’émouvante +insistance d’un appel d’alarme. Spectateur de +ces Arabes qui « nous reprochaient qu’on ne nous +voyait jamais prier<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> », il déduisait :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 9).</p> +</div> +<blockquote> +<p>La guerre contre nous n’était pas seulement patriotique, +elle était sainte. Envahisseurs du sol, détestés +à ce titre, nous étions encore et surtout haïs et méprisés +comme infidèles, comme impies. On nous reprochait +nos mœurs, nos blasphèmes, notre religion fausse ; on +nous reprochait plus encore notre irréligion. C’était +œuvre de piété de faire la guerre aux chiens qui +adorent les idoles ou qui n’ont pas de Dieu<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 7).</p> +</div> +<p>On voyait Veuillot, à onze ans de distance, +interpeller les commissaires qui étaient venus en +1833 enquêter en Algérie.</p> + +<blockquote> +<p>Ces personnages politiques, ces hauts commissaires, +ces législateurs, ces chrétiens envoyés dans un pays +infidèle pour savoir ce qu’il convient à leur patrie d’y +faire, ne songent pas un seul moment à la religion catholique, +n’en prononcent pas le nom… Qu’on institue +une commission de civilisation et qu’il ne soit venu à la +pensée de personne d’y introduire un prêtre, c’est un +de ces traits qui peignent une époque et qui font deviner +des abîmes<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 93).</p> +</div> +<p>Mais au delà et au-dessus de ces commissaires, +puissances éphémères, puissances déchues dès +qu’était accompli leur mandat, il interpellait un +pouvoir plus stable, celui des bureaux ; il interpellait +même, indirectement, ce maréchal Bugeaud +sous les auspices duquel avait commencé de s’essayer +jadis, en Périgord, sa plume de journaliste.</p> + +<blockquote> +<p>En matière de religion, c’est le mauvais côté, le côté +officiel de l’esprit français qui règne sur l’Algérie<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 118).</p> +</div> +<blockquote> +<p>Je regrette que le gouvernement de M. le maréchal +Bugeaud, d’ailleurs bienveillant pour la religion, ne +s’inspire pas plus largement des lumières catholiques, +et ne diffère que bien peu, à cet égard, de celui de nos +préfets<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 12).</p> +</div> +<p>Il y avait dans le livre de Veuillot deux chapitres, +l’un sur l’aumônerie militaire, l’autre sur Mgr Dupuch, +qui ressemblaient à deux lamentations. Il +signalait à la respectueuse pitié des chrétiens +de France cet « évêque sans clergé, au milieu d’un +peuple infidèle ou incrédule », et il disait de lui :</p> + +<blockquote> +<p>Appuyé par les autorités les plus hautes : à Paris, +par le roi, par la reine, par le ministre ; à Alger, par le +gouverneur général ; mais ayant contre lui une bureaucratie +intraitable, qui, soit à Alger, soit à Paris, est +la même partout ; repoussé par l’indifférence des +riches ; trop pauvre, malgré les dons nombreux des +fidèles de France, pour pouvoir assister tant de pauvres +qui venaient frapper à sa porte ; soigneusement tenu +en dehors de tout conseil administratif, et n’étant lui-même +que le plus tracassé des administrés ; séparé +des soldats ; bientôt suspect de nuire à nos progrès +auprès des musulmans, à qui l’on veut absolument +que sa mission fasse ombrage, il ne tarda pas à s’apercevoir +que l’évêque d’Alger n’était que le curé d’une de +ces paroisses de France où le conseil municipal, regardant +le culte comme une charge inutile du budget, ne +veut jamais ni rebâtir le presbytère, ni réparer l’église, +ni surtout permettre que le pasteur paraisse hors de +la sacristie, dans laquelle on se réserve d’aller le tourmenter +à plaisir<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 195-196).</p> +</div> +<p class="c"><img src="images/illu2.jpg" alt=""><br> +<span class="xsmall">LE CARDINAL LAVIGERIE EN VÊTEMENTS PONTIFICAUX</span></p> + +<p>Le témoignage même de Mgr Dupuch, que l’on +trouve dans ses <i>Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne</i>, +confirme ce jugement de Louis Veuillot. +La monarchie de Juillet avait consenti que l’occupation +de l’Algérie s’attestât, de çà, de là, par +l’érection de quelques croix. Le maréchal Valée +en plantait une sur le minaret de l’ancienne mosquée +de Blidah<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>. Mais les sœurs voulaient, +elles, installer le crucifix dans l’hôpital d’Alger ; +on leur créait des difficultés<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. Faute d’aumônerie +militaire, un bataillon de chasseurs se plaignait +d’avoir manqué de messe trois ans durant<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>. +« Nous n’avions pas un seul prêtre, écrivait un +soldat au moment de la prise de Constantine, +c’était plus triste qu’on ne pourrait se l’imaginer ; +les mourants me priaient de leur chanter le <i lang="la" xml:lang="la">De +Profundis</i> et le <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i><a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>. » Mgr Dupuch dut +déclarer en 1841 que si les chefs d’armée, en dehors +du gouvernement proprement dit, ne toléraient +pas de temps en temps la présence d’un prêtre +auprès des colonnes expéditionnaires, il partirait +lui-même pour la guerre<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>. Visitant la chambrette +du presbytère qui servait de lieu de culte aux catholiques +de Mostaganem, Veuillot s’écriait :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 408.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 453.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Charles <span class="sc">de Riancey</span>, <i>De la situation religieuse de l’Algérie</i>, +p. 13-14 (publié par le comité électoral pour la défense +de la liberté religieuse). Paris, Lecoffre, 1846.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre 1861, p. 50.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 488-489.</p> +</div> +<blockquote> +<p>Je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du +dernier évangile : Il est venu chez lui, et les siens ne +l’ont pas reçu. La religion (en Algérie) n’est ni forte, ni +persécutée ; elle est méprisée, elle est jugée inutile<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, P. 233-234).</p> +</div> +<p>Et Mgr Dupuch gémissait à son tour sur le misérable +état de certaines églises, sur la désinvolture +avec laquelle, à Boufarik, le commissaire civil +s’installait dans la chapelle catholique, reléguait +l’autel et les liturgies dans une misérable hutte +en planches pourries, ni carrelée, ni pavée, ni planchéiée.</p> + +<p>En vain la monarchie de Juillet avait-elle senti +la nécessité de disculper la France de l’accusation +qu’on lui lançait d’ignorer Dieu ; Veuillot persistait +à dire :</p> + +<blockquote> +<p>Malgré nos églises, malgré nos prêtres, déjà si impuissants +par leur petit nombre, et garrottés encore +par une politique hostile lorsqu’elle n’est pas indifférente, +les Arabes sont restés dans cette conviction que +nous sommes un peuple athée<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 118).</p> +</div> +<p>Il n’ignorait pas, assurément, que la petite chancellerie +algérienne, au cours des dernières années, +s’était montrée « aussi vigilante que pourrait +l’être une pensionnaire des Oiseaux ou du Sacré-Cœur, +à marquer tous ses messages arabes d’un dicton +pieux quelconque, pourvu, bien entendu, +qu’il ne fût pas exclusivement chrétien »<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>. +Cela lui faisait l’effet d’une chose triste et plaisante, +et ces fonctionnaires qui persistaient « à +singer la piété musulmane »<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> lui paraissaient +mal qualifiés pour donner autour d’eux l’impression +que les Français étaient d’authentiques fidèles +de leur Dieu.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 139).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 116).</p> +</div> +<div class="h3"></div> +<h3>V</h3> + +<p>D’ordre du pouvoir, d’ailleurs, ce Dieu n’avait +pas le droit de chercher d’autres fidèles. Vous +n’êtes chargé que des chrétiens romains, disait à +Mgr Dupuch le gouvernement des Tuileries ; et +le pouvoir civil ne vous reconnaît aucune autre +juridiction. Il y avait là une détermination très +nette, très exclusive, nettement précisée, dès le +5 mai 1838, dans la lettre du maréchal Valée +que nous avons déjà citée. Après avoir posé en +principe que la première de toutes les qualités, chez +un évêque d’Alger, devait être une « pieuse tolérance », +et qu’il importait que « tout esprit de prosélytisme +fût banni de la pensée des prêtres », +Valée précisait avec inflexibilité :</p> + +<blockquote> +<p>L’administration spirituelle des populations catholiques, +le soin de les pénétrer du véritable esprit du christianisme, +doivent seuls préoccuper l’évêque d’Alger, +et il méconnaîtrait la nature de sa mission s’il cherchait +à amener au sein de l’Église les musulmans et les +juifs sur lesquels la domination française s’étend aujourd’hui<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 180.</p> +</div> +<p>Telle était la conception administrative que l’on +se formait de l’évêque d’Alger : elle ne concordait +nullement avec celle qu’en avait Grégoire XVI. +Valée fut probablement très flatté de recevoir de +Rome, en mai 1839, un bref fort élogieux : « Vous +avez continué, lui disait le Pape, à veiller à ce que, +forts de votre appui, les prêtres que nous avons +envoyés par notre autorité apostolique propageassent +la lumière de l’Évangile et exerçassent +plus librement et plus fructueusement pour le +salut des anciens et des nouveaux fidèles les autres +parties de leur ministère sacré<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. » Valée, s’il eût +osé, eût probablement dit au pontife : « Parlons +des anciens fidèles, Très Saint Père ; mais des <i>nouveaux +fidèles</i>, qu’est-ce à dire et qu’entend par là +Votre Sainteté ? La France, en Algérie, ne fait point +de propagande religieuse. » Et c’eût été le début +d’une discussion entre l’État et l’Église, qui d’ailleurs, +en fait, ne tarda point à éclater, et qui allait +durer une trentaine d’aimées.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> <span class="sc">Girod de l’Ain</span>, <i>op. cit.</i>, p. 181.</p> +</div> +<p>Grégoire XVI, dans le bref par lequel il confiait +à Mgr Dupuch l’évêché d’Alger, lui avait signifié : +« Un champ immense est ouvert devant vous. Là, +dans les premiers siècles, un grand nombre d’églises +avaient fleuri. Allez donc, partez au nom de Dieu +vers cette partie de la vigne du Seigneur si longtemps +désolée. Prenez votre faux, entrez vigoureusement +dans votre vigne. » Le pape manifestait +« l’heureuse espérance de voir la lumière de +la vérité catholique se répandre dans les autres +parties voisines de l’Afrique, et prendre de continuels +accroissements<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 405-406.</p> +</div> +<p>Entrer vigoureusement dans sa vigne, Mgr Dupuch +y était tout prêt ; mais l’administration s’opposait. +A la porte de l’église Notre-Dame-des-Victoires +à Alger, une sentinelle empêchait les Arabes +d’entrer. Mgr Dupuch avait fait venir des Jésuites +comme prêtres auxiliaires ; mais l’un d’eux, qui +lui était expédié de Syrie, le P. Planchet, recevait +en 1839, sous peine d’arrestation, défense de débarquer +à Philippeville, parce qu’il savait et parlait +l’arabe<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>La Compagnie de Jésus en France : un siècle, +1814-1914</i>, III, p. 311 et 321 (Paris, Beauchesne, 1919).</p> +</div> +<p>En termes amers, Veuillot commentait cette +politique :</p> + +<blockquote> +<p>Les commis du ministère de la guerre pensent qu’il +y aurait les inconvénients politiques les plus graves +à essayer d’instruire les Maures. On ne voit rien que de +légitime à brûler les maisons des Arabes ; on permet +aux Maures de dire publiquement dans leur mosquée +la <i>kholba</i> au nom de l’empereur du Maroc et même +au nom d’Abd-el-Kader ; mais on interdit aux prêtres +catholiques toute démarche qui aurait pour but +d’amener un musulman à se faire chrétien, et la raison, +c’est qu’il ne faut pas exciter leur fanatisme<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 46-47).</p> +</div> +<p>Il avait vu les indigènes, face à face avec l’évêque ; +il les avait vus l’accueillir « avec une véritable tendresse ». +Mais « quelques employés français, grondait-il, +ont eu peur de sa mission, et nous n’en +retirons pas les fruits. S’il était vrai, ce qui n’est +pas, que la prépondérance de la religion catholique +offusquât les Maures, quel meilleur moyen aurait-elle +de se faire pardonner cette prépondérance +nécessaire, qu’en répandant parmi les Maures +beaucoup de bienfaits ? Quoi ! ils lui reprocheraient +de recueillir les orphelins, de soigner les pauvres, +de protéger les opprimés, et de leur dire à eux vaincus, +dans leur langue, qu’ils sont comme nous les +enfants de Dieu… N’eût-on laissé à la religion +que les orphelins, que les pauvres, que les prisonniers, +tous ces misérables seraient devenus autant +de voix qui auraient publié dans la langue des +vaincus les générosités de la France, les œuvres +miséricordieuses de son culte, l’inépuisable charité +des ministres de son Dieu<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 199 et 111).</p> +</div> +<p>Mais lors même que l’état d’esprit administratif +eût condamné la plume de Veuillot à demeurer +impuissante, Veuillot n’admettait pas qu’elle restât +silencieuse ; et ce livre : <i>les Français en Algérie</i>, +faisait sans cesse résonner aux oreilles françaises, +avec l’âpreté d’un reproche, cette émouvante question : +Voilà quatorze ans que vous êtes là-bas ; +qu’y avez-vous fait comme apôtres ? Et chaque +fois que la question surgissait, survenait, sous l’ardente +plume de Veuillot, une réponse morose, +attristée. On eût dit qu’il voulait fouiller l’âme de +ces politiques, de ces soldats, de ces commerçants, +qui avaient commencé de transplanter la France +en Algérie : « La question, disait-il, était de savoir +si la conquête serait une bonne ou une mauvaise +affaire. L’orgueil de nos armes, les profits de notre +commerce offraient la matière du débat… La France +a voulu travailler pour sa gloire, non pour la gloire +de Dieu<a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>. » Mais cette France, c’était « la patrie +de Godefroi de Bouillon, de Pierre l’Ermite, de saint +Bernard et de saint Louis », et Veuillot, après l’avoir +ainsi définie, disait douloureusement : « Elle +multiplie les prodiges de son ancien courage pour +conquérir un royaume infidèle ; mais elle ne songe +qu’à le gagner à ses comptoirs et ne veut point +le gagner à son Dieu<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>. » Autour de lui, cependant, +à Paris, il sentait s’ébaucher un renouveau catholique, +et cette coïncidence rendait ses interrogations +plus pressantes encore : « Est-ce donc pour rien, +s’écriait-il, que la France est devenue reine d’Alger +au moment où quelque zèle religieux se réveille +dans son cœur<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a> ? » Et c’est avec l’accent d’un pénitent +qu’il confessait, — une confession qui était +un réquisitoire : « Malgré tout ce que nous avons +fondé, nous avons perdu là des âmes que nous +pouvions sauver, nous n’avons pas fait à la croix +le même honneur qu’à nos drapeaux<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 5).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 37).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 85).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 12).</p> +</div> +<p>Mais il savait, hélas ! l’administration impénitente, +et cela le faisait trembler.</p> + +<blockquote> +<p>Le chrétien, écrivait-il, voyant la religion négligée +à dessein par ceux qui sont chargés d’établir en Algérie +la puissance française, murmure avec effroi cet oracle +divin, tant de fois réalisé parmi les hommes : <i lang="la" xml:lang="la">Nisi +dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt +qui ædificant eam</i><a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 243).</p> +</div> +<p>Veuillot, d’ailleurs, n’était pas de ceux dont la +voix expire en un murmure d’épouvante : son livre +voulait être un livre constructeur. Et la haute originalité +de ce livre trop peu connu, c’était de jeter +le défi à une opinion sceptique qui croyait à peine +à l’avenir de l’Algérie, et qui croyait moins encore +à l’avenir du christianisme en Algérie, et de dire +en substance à cette opinion : Je crois au premier +de ces avenirs parce que je crois au second. Le +Paris de l’époque boudait à l’Algérie, grognait +contre elle. Bugeaud tout le premier grognait, +faute de pouvoir bouder ; il supputait ironiquement, +devant ses convives, ce que chacun de ses +repas coûtait à la France<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a> ; et Veuillot lui-même, +d’Alger, sous l’évidente impression de ces propos +pessimistes du général, avait un jour, dans une +lettre à Guizot, qualifié de « malheureusement impossible » +cet abandon de l’Algérie, auquel d’aucuns +songeaient encore<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a>. Mais dans son livre, sa paradoxale +âme d’apôtre, bravant tout d’un coup bouderies +et grognements, prévenait tous les douteurs +qu’un jour viendrait où s’agiteraient les destinées +de Tunis, où s’agiteraient celles du Maroc. +Il leur parlait avec une assurance de prophète ; il +leur disait formellement :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 9).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> Veuillot à Guizot (IV, p. 250).</p> +</div> +<blockquote> +<p>Le sang des compagnons de saint Louis, répandu sur +les plages de Tunis, est un vieux titre que nous serons +contraints de faire valoir un jour ; entre notre province +de Tlemcen et les rivages de l’Espagne régénérée, +l’air manquera aux prétendus descendants du calife +qui font encore peser sur le Maroc leur sceptre barbare<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 4).</p> +</div> +<p>Ainsi Veuillot, dès 1844, prévoyait-il le futur +empire africain. Consultant « la foi chrétienne et +l’expérience de dix-huit siècles », constatant qu’elles +ne nous permettent pas de croire « qu’il puisse +exister jamais un peuple inconvertissable<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a> », sa +dialectique hardie, avec l’aventureux élan d’un +acte de foi, déduisait du devoir même qu’avait le +christianisme français de suivre en Afrique notre +drapeau, et puis de le précéder, les destinées futures +du sol africain. Et sa puissance de vision, +passant outre aux timidités des économistes, aux +susceptibilités des politiques, l’amenait à certaines +intuitions qui durent leur paraître folles.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 110).</p> +</div> +<p>Il ne comptait pas, à vrai dire, sur une prochaine +ou rapide assimilation des Arabes : « Les Arabes, +écrivait-il, ne seront à la France que lorsqu’ils seront +Français ; ils ne seront Français que lorsqu’ils +seront chrétiens ; ils ne seront pas chrétiens tant +que nous ne saurons pas l’être nous-mêmes. Or, +nous ne savons pas l’être encore<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a>. » Mais il souhaitait +que sans retard l’apostolat religieux s’organisât :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 45).</p> +</div> +<blockquote> +<p>Dans le clergé français, signalait-il, on trouverait +en abondance des apôtres ; tous nos religieux seraient +heureux de donner leur vie pour la conquête chrétienne +de cette terre, infidèle encore sous les drapeaux français ; +ils seraient hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, +agriculteurs, savants ; il y aurait, si on l’avait +voulu, même un ordre militaire<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 242).</p> +</div> +<p>Mais dans la pensée de Veuillot, ce projet d’évangélisation +impliquait tout d’abord un projet de +peuplement.</p> + +<blockquote> +<p>Il faut en Algérie, expliquait-il, non pas des concubinaires +et des bâtards, mais des familles, et des familles +chrétiennes ; il faut à leur tête des prêtres respectés +et sévères, la sévérité étant la sainte douceur +de la religion ; il faut à ces villages, qui seront autant +de petites républiques, une organisation pour le moins +aussi théocratique que militaire, qui leur apprenne +à répondre à la guerre sainte des musulmans par la +guerre sainte des chrétiens<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 101).</p> +</div> +<p>Non pas qu’il voulût organiser en Algérie une +guerre de religion, ce serait là prendre à contresens +sa pensée ; mais il lui semblait que si les +musulmans, au nom du Coran, déchaînaient +contre nous le fameux <i>Djehad</i>, la guerre contre +l’infidèle, les colons dont la foi catholique soutiendrait +l’énergie auraient, pour résister, un surcroît +de force. Écrivant à Guizot, il lui rappelait quel +secours avait été le puritanisme pour les émigrants +anglais qui fondèrent les États-Unis<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a> ; il attendait, +pour les colons de l’Algérie, le même secours +du catholicisme. Si pour organiser ces villages défensifs +et agricoles, on ne trouvait pas assez de Français, +de Basques ou d’Alsaciens, on pourrait songer, +disait-il, à des catholiques suisses avec lesquels il +s’offrait à négocier, ou bien à des Polonais, que +Montalembert serait en mesure de faire venir, ou +bien à des familles syriennes<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 255). (Veuillot à Guizot, +19 avril 1841.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>loc. cit.</i> (IV, p. 247). (Veuillot à Guizot, +8 mars 1841.)</p> +</div> +<p>Il faudra plus d’un quart de siècle pour que les +idées de Veuillot commencent de se réaliser. La +Trappe de Staouéli, qui, dès 1843, étalait une magnifique +leçon de travail agricole, aurait bénéficié +d’un beaucoup plus large rayonnement, si les administrations +locales eussent été animées d’un esprit +plus pratique et d’une confiance plus allègre dans +l’avenir algérien. Le projet qu’un jour développa +Bugeaud, d’établir en dix ans, sur le sol algérien, +cent mille soldats à demi libérés, se heurtait à +l’indifférence parlementaire. C’était de la part du +maréchal une audace, de rassembler quelques orphelins +arabes dont les pères étaient morts au cours +des combats contre nos armées, et d’oser dire au +Jésuite Brumauld : « Tâchez, Père, d’en faire des +chrétiens. Si vous réussissez, ceux-là du moins ne +retourneront pas dans leurs broussailles pour nous +f… des coups de fusil<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a> » ; et l’on put un instant +fonder beaucoup d’espérances sur l’orphelinat de +Ben-Aknoun, à qui s’adjoignit dans la suite celui +de Boufarik, et qui comptait, en 1850, deux cent +soixante-dix orphelins. Mais les grandioses desseins +de ce Jésuite, qui voulait attirer en Algérie les +enfants de l’Assistance publique, devaient se +heurter, sous le second Empire, à d’irréductibles +oppositions, et le droit que réclamait le P. Brumauld +d’être un colonisateur, au sens que Louis +Veuillot eût donné à ce mot, ne lui fut jamais +accordé<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges</i>, 3<sup>e</sup> série, II. p. 514.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>op. cit.</i>, III, p. 327-329.</p> +</div> +<p>« Il faut des paysans, et des paysans et encore +des paysans », criera-t-il aux sénateurs, en 1859, +et il leur expliquera que ses maisons, après quinze +ans d’efforts et de sacrifices, étaient au moment de +périr faute d’élèves, et que « leur conservation et +leur perfectionnement ne demandaient qu’un mouvement +continu de douze ou quinze cents enfants +des deux sexes ». Mais ses appels tomberont dans +le vide, comme y était tombé, sous la monarchie +de Juillet, le livre prophétique et réalisateur sorti +de la plume de Louis Veuillot<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> <i>Pétition du P. Brumauld au Sénat en faveur de la colonisation +de l’Algérie et de la jeunesse malheureuse de France</i> (1859).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3>VI</h3> + +<p>Peu de temps après la publication du livre de +Veuillot, Mgr Dupuch, découragé par l’ingratitude +des circonstances et par le poids de ses dettes, finissait +par démissionner. Dans la lettre de démission +qu’il adressait à Grégoire XVI, on le sentait déchiré +de tristesse<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a>. Sans ambages, il confiait au pape :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> Texte de la lettre de démission dans <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, +IV, p. 439 et sq. Sur les embarras financiers qui amenèrent +cette démission, voir <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre, 1861, +p. 65-75.</p> +</div> +<p>« Partout où la religion catholique se trouve comparée +aux sectes qui s’en sont séparées, ou même +à d’autres cultes, sa condition est habituellement +la plus déplorable. Je n’aurai que trop d’occasions +de le faire remarquer au pape, à qui je serais coupable +de ne pas signaler cette affligeante et fatale +tendance<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 453.</p> +</div> +<p>Les mêmes obstacles se dressaient devant son +successeur, Mgr Pavy. « Il nous est impossible, +disait-il en son mandement de prise de possession, +de croire et de nous taire ; impossible de tenir enchaîné +le verbe de Dieu ; impossible de ne pas appeler +sur tout homme venant en ce monde la lumière +du Dieu vivant ; de laisser périr de sang-froid +les âmes pour lesquelles Jésus-Christ est +mort<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a> » ; et des lettres pastorales ultérieures +insistaient auprès de son clergé pour qu’il « ne +négligeât rien de ce qui pouvait déterminer de véritables +conversions parmi les Arabes<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a>. » Mais les +statuts diocésains qu’il édicta en 1853, et qui prescrivaient +aux prêtres la « mission des indigènes » et +la sollicitude pour les enfants musulmans, étaient +destinés à demeurer lettre morte. Autour de +Mgr Pavy, des Jésuites étaient à l’œuvre, dans +plusieurs paroisses et dans les deux orphelinats +agricoles du P. Brumauld : « Les Arabes, leur +écrivait de Lyon leur provincial dès 1847, sont le +grand objet de notre mission en Afrique » ; et il +leur conseillait de faire comme avait fait jadis, +aux Indes, le célèbre Père de Nobili, d’aller vivre +au milieu des indigènes, de prendre leurs coutumes, +pour les amener à la religion. Le P. Brumauld +songeait à former, dans son orphelinat de Ben-Aknour, +des missionnaires parlant l’arabe. Il faut +consulter l’État, objecta Mgr Pavy. L’État ne +répondit pas<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>. Le lazariste Girard, qui dirigeait +le séminaire de Kouba, fut un jour menacé de +gros ennuis, pour avoir, dans les ruisseaux d’Alger, +recueilli quelques petits Arabes<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a> ; et malgré la +démarche de l’évêque près du général Pélissier, +alors gouverneur intérimaire, les enfants durent +être rendus à leurs familles.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> Mgr <span class="sc">Pavy</span>, <i>Œuvres</i>, I, p. 25 (Paris, Poussielgue, 1858).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> <span class="sc">Godard</span>, préface des <i>OEuvres</i> de Mgr <span class="sc">Pavy</span>, I, p. <small>XLVIII</small>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>op. cit.</i>, III, p. 311 et suiv. — Louis <span class="sc">de +Baudicour</span>, <i>La Guerre et le gouvernement de l’Algérie</i>, p. 593-596 +(Paris, Sagnier et Bray, 1853).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 179 (Paris, Poussielgue, +1884). — <span class="sc">Ribolet</span>, <i>Un Grand évêque ou vingt ans de l’Église +d’Afrique sous l’administration de Mgr Pavy</i>, p. 35-39 (Alger, +Jourdan, 1902).</p> +</div> +<p>Une consigne d’État commandait qu’on laissât +les indigènes « parqués dans leur Coran », sans +jamais s’occuper de leurs âmes, et quarante ans +durant, dans les sphères officielles, l’idée d’apostolat +parut incompatible avec l’idée de tolérance. +« Il y a là, dira Lavigerie, une honte pour la nation +française. »</p> + +<p>On peut dire qu’en Algérie, pendant cette période, +la France apôtre eut les mains liées. Nul esprit +de secte, d’ailleurs, chez ces militaires que l’on +verra, durant les premières années de l’épiscopat +de Lavigerie, redouter et suspecter ses premiers +efforts de contact avec l’Islam ; ce qui les obsédait, +c’était la crainte que l’apostolat chrétien ne provoquât +parmi les populations musulmanes des incidents, +qui s’aggraveraient, peut-être, jusqu’à soulever +des conflits sanglants ; et sous l’impression +de cette crainte, il leur déplaisait de trouver, +chez les messagers du Christ, un esprit d’aventure +qui pouvait susciter des complications politiques. +Par ailleurs, cette France colonisatrice à laquelle +ils voulaient épargner des ennuis n’avait pas +des destinées beaucoup plus brillantes que celles +de la France missionnaire. Elle avait commencé +de prendre quelque essor, dans les dernières années +du gouvernement de Bugeaud et pendant la première +moitié du second Empire ; mais lorsque +prévalut, en 1865, par la volonté formelle de +Napoléon III, l’idée d’un royaume arabe, qui +serait séparé, par une sorte de cloison étanche, du +petit groupe des colons, les maximes administratives +nouvelles cessèrent d’encourager l’immigration, +les concessions de terres ne furent plus accordées +qu’à des sociétés de capitalistes, et la colonisation +libre, réduite à ses propres ressources, +s’arrêta, végéta<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> <i>La Colonisation en Algérie</i> (1830-1921), p. 26 (Alger, +Pfister, 1922). — <span class="sc">Cambon</span>, <i>Le Gouvernement général de l’Algérie</i>, +p. 130 et 153 (Paris, Champion, 1922). En 1885 encore, on +pourra lire dans les <i>Lettres sur la politique coloniale</i>, de Yves +<span class="sc">Guyot</span>, p. 31-41 (Paris, Reinwald) : « Si on voulait représenter +dans une allégorie le prix de revient en hommes des +25 000 colons installés en Algérie et y vivant avec leurs +propres ressources, chacun d’eux serait assis sur quatre cadavres +et gardé par deux soldats ».</p> +</div> +<p>Telle était la situation de l’Algérie lorsque Lavigerie +y porta, avec son ascendant d’archevêque, +cette idée de peuplement et cette idée d’évangélisation +qu’avait esquissées, déjà, la plume de +Louis Veuillot, et lorsqu’il voulut, en chef d’Église, +traduire ces idées en réalisations.</p> + +<p>Ces religieux hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, +agriculteurs, savants, dont avait rêvé +Louis Veuillot, ce furent les Pères Blancs du cardinal +Lavigerie ; ces villages agricoles et défensifs +qu’avait réclamés Louis Veuillot, ce furent les villages +d’Alsaciens, ce furent les villages d’Arabes +chrétiens ou de Kabyles chrétiens, fondés par +Lavigerie.</p> + +<p>Le 2 février 1876, Veuillot écrivait dans <i>l’Univers</i> :</p> + +<blockquote> +<p>La création de ces villages, la fondation d’une nouvelle +famille religieuse, destinée à l’évangélisation de +l’immense désert africain, sont des événements historiques +de premier ordre. Il y a quelques années encore, +ils n’étaient rêvés que dans un très lointain +avenir par la foi la plus hardie et la plus croyante à +l’impossible… A cette heure, on peut dire que le nouveau +monde africain est déjà vivant dans son berceau, +que le baptême a commencé d’y descendre… La famine +qui moissonna les pauvres Arabes en 1868 est le principe +des villages arabes chrétiens, de la fondation des +missionnaires et de l’évangélisation de toute l’Afrique. +Ce coup de foudre a creusé ce puits de bénédiction, +dont les eaux vivifieront tous les déserts.</p> +</blockquote> + +<p>Et Veuillot pronostiquait :</p> + +<blockquote> +<p>Des missionnaires apporteront à toute une race +l’Évangile et la liberté attendus deux mille ans. A +présent, il est permis d’espérer que le siècle ne s’achèvera +pas sans qu’une église catholique s’élève à Tombouctou +et encore ailleurs. Il y aura des églises, un +clergé, des écoles, des hôpitaux, des hommes libres, +une industrie, un monde. De là ne venaient vivants que +des esclaves, de là partiront des missionnaires<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> « <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Derniers Mélanges</i>, III, p. 61-64 (Paris, +Lethielleux, 1908).</p> +</div> +<p>Veuillot avait vécu assez longtemps pour voir +l’archevêque d’Alger, — cet archevêque qu’on ne +considérait autrefois que comme l’aumônier en +chef d’un noyau de colons, — travailler à mettre +l’empreinte de notre spiritualité religieuse sur la +civilisation de l’Afrique du Nord et représenter, +vis-à-vis de cette Afrique, une France désormais +en marche, bien que jusque-là on l’eût condamnée +à piétiner, la France catholique. Mais Veuillot +disparaîtra trop tôt pour voir surgir, au centre de +l’Afrique, ces églises et ces écoles, ces hôpitaux, +et surtout ces hommes libres, esclaves de la veille, +qu’avait entrevus son imagination complice de sa +foi. Il disparaîtra trop tôt pour entrevoir l’œuvre +de haute portée qu’allait accomplir peu à peu +l’initiative privée de la France en terre tunisienne, +à la faveur d’un climat salubre, et sans se heurter, +comme en Algérie, aux usages indigènes de propriété +collective. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir +saluer des héritiers et des réalisateurs de son rêve +dans ces hommes d’énergie qui, groupés autour +de M. Jules Saurin, s’essaient à transfigurer l’agriculture +de l’Afrique du Nord par le développement +de la production fourragère et par l’utilisation des +eaux de crue, et qui préparent ainsi, à l’encontre +de tous les obstacles, le peuplement français de +cette France d’outre-mer<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a>. Il disparaîtra trop +tôt pour pouvoir saluer en Lavigerie, soit le tribun +de l’antiesclavagisme et le libérateur de l’Afrique +noire, soit le précurseur de la colonisation française +en Tunisie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Voir le livre de M. Jules <span class="sc">Saurin</span> : <i>Vingt-cinq ans de colonisation +nord-africaine</i> (Paris, Société d’éditions géographiques, +maritimes et coloniales, 1925).</p> +</div> +<hr> + + +<p>La vie de Lavigerie, telle que nous la voyons, se +déroule comme une page de notre histoire religieuse, +comme une page de notre histoire nationale ; +page toujours émouvante, et quelquefois piquante, +presque paradoxale, lorsqu’on voit le cardinal +réaliser avec l’aide épisodique du gouvernement +de la République, ces idées de colonisation, ces +idées d’apostolat, qui, sous la timide et rétive +monarchie de Juillet, étaient comme tombées +dans le désert lorsque Veuillot les avait émises. +Et ce qui résulte de cette confrontation entre le +livre de Veuillot et la vie de Lavigerie, c’est que la +maturité de notre œuvre algérienne, comme, deux +siècles plus tôt, la naissance de notre œuvre canadienne, +fut aidée, dans quelque mesure, par notre +souci séculaire de porter toujours plus loin le règne +de Dieu. Car il y a dans nos annales, de siècle en +siècle, certains épisodes de gloire, dont la devise : +<i lang="la" xml:lang="la">Gesta Dei per Francos</i>, fut tout d’abord l’instigatrice +avant d’en devenir le résumé.</p> + +<p><i>P.-S.</i> — Nous sommes très redevables au recueil +de documents publié en deux volumes par Mgr Grussenmeyer : +<i>Vingt-cinq années d’épiscopat : documents +biographiques sur S. Em. le cardinal Lavigerie</i> (Alger, +Jourdan, 1880), et à l’excellent livre de Mgr Baunard : +<i>Le Cardinal Lavigerie</i> (2 volumes, Paris, Poussielgue, +1896), qui demeure encore, au bout de trente +ans, une source très riche d’informations ; et nous +aurons l’occasion, lorsque nous aborderons l’histoire de +l’activité tunisienne de Lavigerie et des campagnes +antiesclavagistes, d’exploiter de précieux documents +que nous a communiqués M. l’abbé Tournier, l’historien +du rôle politique du cardinal, et dont il fera prochainement +l’objet d’une publication ; que M. l’abbé Tournier +veuille bien trouver ici l’expression de nos plus vifs remerciements. +Nous remercions aussi M. le commandant +Jean Hanoteau pour la bonne grâce avec laquelle +il a mis à notre disposition les papiers laissés par le +général Hanoteau, l’éminent spécialiste des questions +kabyles ; le R. P. Federlin, des Pères Blancs, pour la +gracieuse communication de la photographie du cardinal +en vêtements liturgiques ; et M. l’abbé Mourret, +directeur au Séminaire de Saint-Sulpice, pour la copie +de certains passages du <i>Journal</i> inédit de M. Icard.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE PREMIER<br> +<span class="small">LA VOCATION MISSIONNAIRE +DU CARDINAL LAVIGERIE ; SES DÉBUTS</span></h2> + + +<h3>I. — <span class="i">De la cure de campagne à la Sorbonne.</span></h3> + +<p>Un jour de 1838, Charles-Martial Allemand-Lavigerie, +alors âgé de treize ans, s’en fut dire à +Mgr Lacroix, évêque de Bayonne : « Je veux être +curé de campagne. » Son père le conduisait, ou, +pour mieux dire, l’accompagnait ; car Lavigerie, +même en son jeune âge, ne fut jamais quelqu’un +qui acceptait volontiers d’être conduit ; et presque +toute sa vie, il aura plus d’occasions de commander +que d’obéir. En ce jour décisif où l’enfant venait +confier à l’évêque sa vocation, cultivée d’abord, +au foyer même, par la pieuse influence de deux +vieilles bonnes, M. Lavigerie père n’avait qu’à +faire escorte.</p> + +<p>Ce haut fonctionnaire des douanes avait d’abord, +avec sa femme, fait pour ce fils d’autres rêves. +Voyant Charles jouer à la chapelle, on s’était figuré, +dans le ménage, que ce serait un jeu sans lendemain, +et qu’après les vigoureuses aspersions dont il gratifiait +les petits Juifs dans les ruisseaux de Bayonne +sous prétexte de les baptiser, il ne songerait pas à +pousser plus loin l’administration des sacrements. +Mais Charles, qui jamais n’eut de temps à perdre, +coupait court aux visées plus mondaines de sa famille +en traînant son père à sa suite pour demander +à l’évêque un presbytère rural. Quelques semaines +se passaient, et sa mère, dans le parloir du séminaire +de Laressore, se trouvait brusquement en +présence d’un fait acquis, la tonsure toute fraîche +que triomphalement il s’était faite. Il avait d’ailleurs +une curieuse façon de la consoler. « Je crois, +lui écrira-t-il un peu plus tard, que je n’ai pas un +caractère à rendre un intérieur agréable, tandis que +l’action extérieure et la vie d’apostolat est ma vocation. » +Que pouvait-on objecter à un enfant qui +faisait de ses défauts eux-mêmes un marchepied +vers l’autel, et qui signifiait que son caractère tel +quel, son caractère tout entier, lui serait d’une +belle ressource pour devenir un jour le ministre +de Dieu ?</p> + +<p>Un tel tempérament, pour se laisser modeler, +avait besoin de s’incliner devant une supériorité. +Lavigerie la rencontra bientôt à Paris, au séminaire +de Saint Nicolas-du-Chardonnet, où il s’en fut +achever ses classes. Un prêtre était là, qui lui fit +l’effet, tout de suite, d’un « ouragan de lumière +et de feu, courbant et absorbant tout » : c’était +l’abbé Dupanloup, futur évêque d’Orléans. On +pourrait, en l’honneur de ce prêtre, arranger une +sorte d’hymne dont Renan fournirait les strophes +et Lavigerie les antistrophes.</p> + +<p>« C’était un éveilleur incomparable, dira Renan ; +il était pour chacun de ses deux cents élèves l’excitateur +toujours présent, le motif de vivre et de +travailler<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a>. » Et Lavigerie, de son côté : « On +était subjugué dans un mélange d’admiration, de +crainte et de respect, que je n’ai plus retrouvé +nulle part au même degré<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>. » Lorsque, à l’âge de +cinquante-huit ans, Lavigerie tracera ces lignes +de souvenir, il sera, dans trois continents, un +manieur d’hommes, expert à les subjuguer ; dans +une telle phrase écrite par une telle plume, tous les +mots portent ; ils attestent la joie intense que dut +éprouver un enfant, naturellement dominateur, +à se sentir un instant dominé, et à ratifier allégrement, +librement, par son admiration même pour +la personne de Dupanloup, les droits qu’avait +« Monsieur le supérieur » à être écouté et obéi.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> <span class="sc">Renan</span>, <i>Souvenirs d’enfance et de jeunesse</i>, p. 176. (Paris, +Crès, 1913).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Lettre à l’abbé Lagrange sur les deux premiers +volumes de l’Histoire de Mgr Dupanloup</i>. Tunis, 1883.</p> +</div> +<p>La cure de campagne que ses treize ans postulaient +acheva de s’effacer du champ de ses visions, +un certain jour de mai 1844 où survint au séminaire +d’Issy, pour la lecture spirituelle, un vicaire apostolique +de Mandchourie. Ce jour-là comme tous les +autres, le jeune abbé Lavigerie était recueilli ; il +était déjà celui qui, devenu évêque, commandera +à tous ses prêtres vingt minutes de méditation +quotidienne. Mais il y a des recueillements qui sont +des évasions : un missionnaire, prêchant dans +un séminaire, ouvre aux imaginations une fenêtre +sur le vaste monde. Lavigerie n’était pas de ceux +qui eussent laissé se refermer la fenêtre, le visiteur +une fois parti ; et dans l’enclos du séminaire, il +était plutôt homme à prolonger les courants d’air.</p> + +<p>Au début d’octobre 1845, il entrait à Saint-Sulpice, +pour la retraite qui ouvrait l’année scolaire. +Il s’agenouillait, plusieurs jours durant, non loin +d’un autre clerc qui, le 6 du même mois, allait +s’éloigner pour toujours, et déposer sa soutane dans +un hôtel voisin. Semaine historique en vérité, +qui vit Lavigerie monter les marches du séminaire et +Renan les descendre. Renan bientôt fera un nouvel +acte de foi, — un acte de foi dans la science, mais +cet acte même ne sera qu’une étape vers la période +où il se laissera de plus en plus aller à « caresser », +en jouisseur, « sa petite pensée » ; et Lavigerie, au +contraire, dans l’atmosphère sulpicienne, se préparera +à devenir le plus grand homme d’action +qu’ait connu l’Église du dix-neuvième siècle.</p> + +<p>Le cardinal Bourret, qui, avec une trentaine de +futurs évêques, appartenait à la même promotion +que Lavigerie, se souvenait de lui plus tard comme +d’une « puissante organisation qui débordait tous +les cadres, et à qui certains détails ne pouvaient +convenir, mais qui excellait dans les grandes +choses ». Mgr Affre, archevêque de Paris, pensait +probablement de même. Lorsque Lavigerie eut +passé deux ans à Saint-Sulpice, ce prélat voulut +lui faire prendre un peu d’air. Il venait de fonder, +tout proche de là, l’école des Carmes, pour la formation +scientifique des professeurs ecclésiastiques : +il décida que Lavigerie en serait l’un des premiers +élèves<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">[88]</a> ; et de novembre 1847 à juin 1848, le +jeune clerc devint tour à tour sous-diacre, bachelier +ès lettres et licencié ès lettres.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88"><span class="label">[88]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 246.</p> +</div> +<p>Pour la première fois sans doute, un élève de +Saint-Sulpice, en cours d’études, publia des livres ; +en cette même année 1848 où deux expéditions +en Sorbonne lui rapportaient deux parchemins, +Lavigerie faisait paraître un cours de versions +grecques et un cours de thèmes grecs, auxquels +devait s’adjoindre, deux ans plus tard, un lexique +français-grec<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">[89]</a>. Mgr Affre estimait que, dans les +luttes suprêmes qu’elle livrait au monopole universitaire, +l’Église accroîtrait ses chances de victoire +si elle était soucieuse de posséder un clergé +savant : l’équipée scolaire de l’abbé Lavigerie +était un bel encouragement pour les desseins de +son archevêque.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89"><span class="label">[89]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Bibliographie du cardinal Lavigerie</i> (Paris, +Perrin, 1913).</p> +</div> +<p>Et lorsqu’en 1849 Lavigerie eut été ordonné +prêtre, Mgr Sibour le réexpédia à l’École des Carmes, +pour qu’il y devînt le premier docteur ès lettres.</p> + +<p>Parmi les professeurs qui se trouvèrent alors +sur le chemin de Lavigerie, il en était un dont +plus tard Léon XIII lui dira : « Je l’ai connu ; +c’est une de ces belles âmes françaises, si belles +quand elles sont belles. » Ce professeur s’appelait +Frédéric Ozanam. « Ne vous usez pas avant le +temps, conseillait-il mélancoliquement au jeune +Lavigerie, vous le regretteriez ensuite inutilement +quand votre santé serait perdue et que vous ne +pourriez plus rien pour Dieu et pour son Église. +Ne faites pas comme moi, j’en suis là aujourd’hui !<a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">[90]</a> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90"><span class="label">[90]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 253.</p> +</div> +<p>Dix mois suffirent à Lavigerie pour composer +ses thèses ; on eût dit qu’il se plaisait moins à +faire besogne de science qu’à montrer à l’Université +et à l’Église que des clercs pouvaient, tout comme +des laïcs, s’outiller pour cette besogne. A l’heure +où la loi Falloux allait remettre aux mains des +jeunes générations sacerdotales une partie de la +gent écolière, l’exemple de Lavigerie, son succès, +leur enseignaient très opportunément le bon usage +de la Sorbonne, et leur signifiaient que le meilleur +moyen de bien instruire les autres était de s’instruire +elles-mêmes.</p> + +<p>Il est parfois dangereux d’être un devancier ; +l’éclat même du rôle qu’on a joué resplendit comme +une prédestination, dont on devient le captif. +Lavigerie diplômé, Lavigerie vainqueur de Sorbonne, +paraissait voué tout naturellement, par son +prestige même, à quelque tâche d’apostolat parmi +le peuple des étudiants : il y avait là, non moins +qu’en pays jaune ou qu’en pays noir, beaucoup +de gentils. Où Lavigerie professera-t-il ? Voilà +le genre de questions que posaient ceux qui s’intéressaient +à ses brillantes destinées, tandis que son +imagination, à lui, s’enfuyait loin du quartier Latin. +On disait qu’à la faculté de Caen l’Université lui +offrait une place, et qu’il la refusait. On le voyait, +à la fin de 1850, enseigner la quatrième au séminaire +de Notre-Dame-des-Champs, le catéchisme +en deux pensionnats de religieuses, et la littérature +latine aux étudiants ecclésiastiques de l’École +des Carmes. On apprenait à la fin de 1853 qu’il +allait, à la suite d’un brillant concours, devenir, +dans le Panthéon rendu au culte, membre du chapitre +de Sainte-Geneviève. Mais les premiers mois +de 1854 lui ouvraient un autre champ d’action : +c’est à la Sorbonne qu’il entrait comme professeur, +à la demande de Mgr Maret, qui voulait rajeunir +la Faculté de théologie. C’en était fait, dès lors, +faute de loisirs, de <i>la Bibliothèque pieuse et instructive +à l’usage de la jeunesse chrétienne</i>, dont un éditeur +lui avait confié la direction ; les brochures +qu’il avait projetées et qui devaient s’intituler : +<i>Charité au dix-neuvième siècle</i> ; <i>Foi et Martyre</i> ; +<i>Martyrs en Chine et au Tong-king</i> ; <i>Triomphes de +la foi sur la barbarie</i>, ne devaient jamais voir le +jour. En choisissant ces sujets de brochures, il +avait voulu, semble-t-il, ménager à sa pensée +quelques beaux terrains d’émigration. Mais il fallait +qu’elle rentrât au logis ; ses précédents succès de +Sorbonne emprisonnaient définitivement Lavigerie +dans une chaire de Sorbonne ; docilement il acceptait, +et il allait y traiter, six ans durant, de l’école +d’Alexandrie, du protestantisme, du jansénisme.</p> + +<p>Il fit ses cours avec plus d’ampleur que d’érudition +minutieuse ; ainsi le voulait la mode du +temps, qui avait ses avantages. Ceux qui connaissaient +sa nature remuante eurent tôt fait de sentir +que dans sa dignité professionnelle Lavigerie +manquait d’entrain. Nous avons à cet égard le +témoignage d’Hilaire de Lacombe, l’historien des +débats parlementaires d’où sortit la loi Falloux<a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">[91]</a>. +Il était, nous dit-il, « languissant et triste, désœuvré : +il attendait sa voie. Tout indiquait que la +Sorbonne, lieu d’étude et de retraite, ne lui serait +qu’une étape. Cette respectable Sorbonne devait +sembler un peu morte à ce jeune homme que l’esprit +de vie travaillait ». L’excellent observateur +qu’était Hilaire de Lacombe avait donc le sentiment +que ce maître d’enseignement supérieur, tout +en accomplissant consciencieusement son métier, se +tenait à la disposition d’une autre destinée, et qu’il +l’attendait. Le mot de son ami Bourret continuait +de se vérifier : Lavigerie débordait les cadres.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91"><span class="label">[91]</span></a> Bernard <span class="sc">de Lacombe</span>, <i>Correspondant</i>, 10 novembre 1909, +p. 893.</p> +</div> +<p>Il les débordait, mais sans manœuvrer lui-même +pour les élargir ; il s’en remettait, pour cela, à ceux +qui avaient quelque droit de régir son existence ou +sa conscience. Ainsi l’exigeaient son sens de l’autorité +et ce que j’appellerais volontiers ses doctrines +d’organisateur. Je n’oserais dire qu’il aimât beaucoup +obéir, et qu’il s’y complût spécialement +comme on se complaît en une vertu de choix ; +mais il lui plaisait certainement qu’en tous lieux +l’obéissance fût en pratique, à commencer par la +sienne. Et de même que son archevêque, en 1847, +avait élargi pour lui le cadre de Saint-Sulpice, le +cadre de la Sorbonne, en 1856, lui fut élargi par +son confesseur, le P. de Ravignan.</p> + +<p>« Je vois pour vous un autre horizon », lui disait +fréquemment ce Jésuite. Ravignan voyait, mais +sans définir encore : l’horizon demeurait imprécis, +ou bien inaccessible. Subitement, un jour de 1856, +l’horizon se dévoila, se rapprocha, et Ravignan +parla. La guerre de Crimée avait commencé de +familiariser l’Islam, en terre ottomane, avec la +charité chrétienne, représentée, dans les hôpitaux +de Constantinople, par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; +l’<i>Œuvre des Écoles d’Orient</i> s’était fondée, +pour prolonger cette révélation, et pour propager, +parmi les chrétientés séparées de Rome, la culture +catholique<a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">[92]</a>. Augustin Cauchy, Charles Lenormant, +le P. Gagarin, songeaient que pour émouvoir +en faveur de cette œuvre la charité des fidèles, il +serait bon qu’elle fût dirigée par un ecclésiastique +de Sorbonne ; ils s’en ouvraient à Ravignan ; +et Ravignan, tout de suite, signifiait à Lavigerie : +Vous êtes l’homme. De quoi Lavigerie fut aussitôt +persuadé ; sa vocation même, cette vocation qui, +depuis plusieurs années, se mortifiait, lui donnait, +cette fois, des ailes pour obéir. Il s’en fut droit +chez le P. Gagarin, qui lui remit les registres de +l’œuvre, encore bien blancs, et la caisse, encore +bien vide, en ajoutant : « Vous voilà à l’eau, mon +cher abbé ; maintenant il faut nager. » Nager et +même s’y essouffler, Lavigerie ne demandait pas +mieux. En Sorbonne, il avait l’impression d’étouffer, +et lorsque de la Sorbonne il s’en allait à cette +œuvre nouvelle, il respirait. Son rôle de missionnaire +commençait.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92"><span class="label">[92]</span></a> <i>Lettre de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Beluze pour +servir de préface à la Vie de Mgr Dauphin</i>. Carthage, 1883. — Hilaire +<span class="sc">de Lacombe</span>, <i>Le Cinquantenaire de l’Œuvre des Écoles +d’Orient</i>, dans le <i>Bulletin de l’Œuvre</i>, mai-juin 1906.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c3">II. — <span class="i">L’abbé Lavigerie dans la France du Levant.</span></h3> + +<p>Il apercevait, dans le Levant méditerranéen, +soixante-dix millions de chrétiens étrangers à +l’Église romaine, et destinés, si quelque jour la +Turquie s’effondrait, à tomber sous l’hégémonie +spirituelle de la Russie ; une œuvre française +s’était fondée, pour leur faire connaître Rome, +pour ouvrir à leurs enfants des écoles où ils se familiariseraient, +tout en même temps, avec la foi latine +et la langue française ; et cette œuvre disait à +Lavigerie : Faites vivre, en me faisant vivre, les +âmes de là-bas. Pratiquement, ce qu’on lui demandait +en le nommant directeur, c’était, tout d’abord, +qu’il quêtât. Trois ans durant, les loisirs que les +cours lui laissaient furent employés à tendre la +main, de ville en ville, de chaire en chaire. Nombreux +sont les ordres, Dominicains, Franciscains, +Jésuites même, dont les fondateurs commencèrent +par la mendicité. Lavigerie, à sa façon, +s’imposait le même apprentissage. Il fut parfois +mal reçu ; il s’en amusait plutôt qu’il ne s’en décourageait ; +et toute sa vie il se souviendra d’un certain +vicaire général qui, l’introduisant à contre-cœur +dans les familles riches de l’endroit, insistait immédiatement +sur les urgents besoins des œuvres +locales. Ce qui racheta ses fatigues de quêteur, ce +fut le bilan final : les recettes des écoles d’Orient, +qui n’étaient, en 1857, que de seize mille francs, +dépassaient soixante mille en 1859.</p> + +<p>Soixante mille francs, quelle goutte d’eau, +dans ce vaste flot de détresses humaines qui +subitement, en 1860, couvrit toute la Syrie, à la +suite des massacres et pillages commis par les +Druses ! Des troupes françaises partaient, pour +remettre là-bas un peu d’ordre ; mais la charité, +seule, pouvait commencer d’y rétablir quelque vie. +L’éloquence de Lavigerie, sa main tendue, ses appels +aux évêques des pays voisins, firent, cette +année-là, des prodiges : au nom de l’œuvre des +Écoles d’Orient, il s’en fut dans le Levant, pour +organiser les distributions qu’exigeaient les misères : +elles devaient s’élever, en moins d’une année, à +deux millions cent trente-six mille francs.</p> + +<p>Il allait prendre contact avec le schisme, prendre +contact avec l’Islam ; et dès cette première campagne, +il était ce qu’il sera toujours, missionnaire +de son Église, porteur de l’âme de la France. Foi +et patrie, les deux causes se confondaient en ces +régions du Levant, où l’élan des croisades et les +prérogatives accordées par le Saint Siège avaient +depuis longtemps installé notre ascendant : Lavigerie +allait les servir, l’une et l’autre, en s’essayant +à reconstruire, derrière la façade tant bien que mal +restaurée par notre armée, l’édifice d’une chrétienté. +Nos troupes n’avaient pas les mains libres : +l’Angleterre surveillait leurs mouvements, les +paralysait, exigeait qu’elles ne survinssent, là-bas, +qu’à titre d’auxiliaires du sultan, destinées +à lui prêter aide pour le rétablissement de l’ordre. +Mais dans la personne de Lavigerie, la charité chrétienne +et française allait bientôt les devancer, les +dépasser, atteindre des parages où elles ne pouvaient +pénétrer, et se faire d’autant plus entrante +qu’elles étaient contraintes de se montrer plus +discrètes. Il fallait remonter assez haut dans +l’histoire, jusqu’au cœur du dix-septième siècle, +pour y retrouver le spectacle d’une initiative +d’Église accomplissant une tâche où l’État se +sentait gêné, et peut-être inexpert. Lavigerie +excellera dans ce genre de mission ; il fut tout de +suite en Syrie ce qu’il sera plus tard à Alger, à +Carthage, sous l’Équateur, un type d’homme +d’Église qui, en se plaçant à l’avant-garde de la +France, l’entraînait elle-même, bon gré mal gré, +vers un rôle d’avant-garde, quelles que fussent les +mains qui guidaient ses destinées, celles de Napoléon +III ou celles de Mac-Mahon, celles de Gambetta +ou celles de Jules Ferry.</p> + +<p>Lorsque le 30 septembre 1860 il mit le pied sur +le paquebot l’<i>Indus</i>, qui l’emportait dans le Levant, +il s’éloignait, chose étrange, avec l’idée qu’il +allait peut-être mourir. La mort venait de tomber +près de lui ; quinze jours plus tôt, son père était +trépassé. Pourquoi ne serait-ce pas bientôt son +tour, à lui ? Succomber en secourant ses frères, sur +le champ de bataille de la charité, cela lui paraissait +une belle fin. Dès son premier pas dans la carrière +de l’action, il constatait et attestait que la pensée +de la mort n’opprime pas l’énergie et ne stérilise +pas l’effort. Cette pensée le hantera toujours ; il +aimera s’en faire une escorte, et la faire chevaucher, +en croupe, derrière son imagination nomade +et conquérante.</p> + +<p>La mort, il la rencontrait partout en Orient. A +Beyrouth où il débarqua, vingt mille réfugiés +s’entassaient, qui avaient échappé aux massacres, +et qui les racontaient. On lui présentait trois cent +cinquante orphelins qui acclamaient la France, +l’acclamaient lui-même. Il les entendait chanter :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Salut, ô France bien-aimée,</div> +<div class="verse">Patrie antique de l’honneur,</div> +<div class="verse">Qui sur une terre opprimée</div> +<div class="verse">A fait refleurir le bonheur.</div> +</div> + +</div> +<p>Il leur annonçait qu’il leur apportait l’obole du +pauvre aussi bien que celle du riche : « Mon aumône, +déclarait-il, consistera à vous donner un peu d’air, +de lumière et d’espace, afin que vous puissiez recevoir +auprès de vous de nouveaux compagnons. +Je vous donnerai quelques pierres inanimées, et au +milieu d’elles s’élèveront des pierres vivantes, vivantes +pour l’amour de l’Église et de la France<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">[93]</a>. » +Il voulait faire acte de bâtisseur, bâtisseur de +chrétienté ; il lui fallait cela, comme une revanche +sur la mort ; et lorsqu’il se taisait, on le voyait +pleurer.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93"><span class="label">[93]</span></a> <span class="sc">Poujoulat</span>, <i>La Vérité sur la Syrie et l’expédition française</i>, +p. 297-301 (Paris, Gaume, 1861.)</p> +</div> +<p>S’enfonçant dans la montagne, il se laissait +montrer un nuage noir ; c’étaient les corbeaux +et les vautours qui depuis trois mois dévoraient +les deux mille cadavres entassés dans Deir-el-Kamar. +Il s’acheminait vers le charnier ; à sa vue, +des paysans en haillons déchargeaient leurs armes +en signe de joie ; des femmes faisaient fumer de +l’encens sur des assiettes de terre ; et, pour le saluer, +des formes s’approchaient, douloureusement affublées +d’ornements sacerdotaux en lambeaux : +c’étaient des prêtres. Il visitait le sérail où l’on +avait fait six cents cadavres ; il regardait, dans la +muraille, la brèche cruelle, ensanglantée, par laquelle +nombre de chrétiens avaient dû passer leurs +bras, pour que, de l’autre côté, des bourreaux les +amputassent, d’un coup de sabre ; et redisant la +messe, pour la première fois, dans l’église à demi +détruite et depuis trois mois veuve de Dieu, il +lui semblait que les habitants « voyaient, dans la +restauration de leur culte, le gage le plus sûr +de la réparation de leurs malheurs ». Les poètes +arabes, émus, allaient bientôt célébrer ce prêtre +comme « le trésor que l’Occident a envoyé à l’Orient, +dans un jour plus beau que le printemps, plus frais +que l’eau des fontaines, plus doux que le parfum +du nard, des roses et de l’encens ».</p> + +<p>Son cheval lui cassa le bras : ce ne fut qu’un +épisode ; Lavigerie, dur au mal, en abrégea la +durée. Son pèlerinage se poursuivit dans la région +de Saïda, où l’incendie avait dévasté quarante +villages ; et passant par Zahlé, où les Jésuites +avaient eu cinq martyrs, il s’engagea sur la route +de Damas. Mais de Damas, pillé vingt-deux jours +durant, que restait-il ? Des ruines, recouvrant les +corps de huit mille chrétiens<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">[94]</a> ; et, les dominant, +une seule maison, que les flammes avaient léchée +sans l’entamer, celle des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. +L’église de Deir-el-Kamar, l’hospice de +Damas, c’était la foi, c’était la charité, survivant +au passage de l’Islam dévastateur. Lavigerie, +qui savait faire parler les symboles, se rappellera +longtemps l’éloquence de ces deux symboles-là. +L’émir Abd-el-Kader s’était, autant qu’il l’avait +pu, généreusement entremis pour la protection des +chrétiens ; il en avait sauvé un millier, en les recevant +sous son toit. « Je n’ai fait qu’accomplir +notre sainte loi et ce que commande l’humanité, +écrivait-il à Schamil, le héros musulman du Caucase ; +en effet, notre loi est la sanction des plus +belle qualités, et elle embrasse toutes les vertus +pratiques de la même manière qu’un collier embrasse +le cou<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">[95]</a>. » Lavigerie s’en fut remercier +l’émir. Ses lèvres voulurent se poser sur la main +d’Abd-el-Kader, en gratitude pour toutes les vies +chrétiennes qu’il avait libérées du péril. Mais +l’émir refusa cet hommage, de la part d’un ministre +de Dieu. Et Lavigerie de lui dire : « Le Dieu que +je sers, Émir, peut être aussi le vôtre ! tous les +hommes justes doivent être ses enfants. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94"><span class="label">[94]</span></a> Le document capital sur le voyage de Lavigerie est le +Mémoire que lui-même rédigea et qu’on trouvera au tome II +des <i>Œuvres choisies</i>, p. 135-244 (Paris, Poussielgue, 1884). +Sur les massacres de Syrie, voir les documents recueillis par +<span class="sc">Lenormant</span> : <i>Une persécution du christianisme en 1860 : les +derniers événements de Syrie</i>, p. 171-208 (Paris, Douniol, +1860).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95"><span class="label">[95]</span></a> Texte des lettres entre Schamil et Abd-el-Kader dans +<span class="sc">Poujoulat</span>, <i>op. cit.</i>, p. 433-436. — Sur le rôle d’Abd-el-Kader, +voir <span class="sc">Lenormant</span>, <i>op. cit.</i>, p. 141-142, et colonel Paul <span class="sc">Azan</span>, +<i>L’Émir Abd-el-Kader</i>, p. 269-273.</p> +</div> +<p>Il allait rapporter de Syrie, avec l’amour du +soleil méditerranéen, le souvenir tenace de ces +deux aspects de l’Islam, l’aspect hospitalier, l’aspect +sanguinaire. Mais dans sa mémoire, c’était le +second qui prévalait. Tout le premier, il connaissait +la sourate du Coran, dans laquelle le Prophète prescrit +à ses fidèles de n’écraser jamais l’orphelin de +leur mépris et de ne pas repousser celui qui mendie +son pain ; et il était prêt à faire honneur à +l’âme d’Abd-el-Kader d’avoir surtout retenu, +dans la doctrine de Mahomet, certaines disciplines +de bonté. Mais d’autres sourates, en conseillant +la guerre contre l’infidèle, le <i>Djehad</i>, multipliaient +les cadavres, et les orphelins, et les mendiants. +Ces fillettes ramassées à Beyrouth par nos Sœurs +de charité, et que Lavigerie adoptait, n’étaient-elles +pas les douloureuses victimes de l’implacable +<i>Djehad</i> ? « L’Islam, a dit le voyageur Palsgrave, +est le « panthéisme de la force ». Interpellant cette +doctrine, Lavigerie lui demandait compte du contraste +entre deux chiffres : pourquoi la région +entre Gaza et Alep comptait-elle, autrefois, 18 millions +de chrétiens, et aujourd’hui 500 000<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">[96]</a> ? +Il dénonçait l’Islam comme force de destruction, +force inhumaine, force meurtrière. Il allait se refaire +quêteur : ayant recueilli les gémissements des +chrétiens, il allait les répercuter, dussent-ils résonner, +comme un importun cri d’alarme, aux +oreilles de cette France qui voisinait ailleurs avec +l’Islamisme.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96"><span class="label">[96]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 255.</p> +</div> +<p>Il avait regardé, aussi, ces tronçons d’églises, +unies à Rome, qui là-bas subsistaient : il n’y avait +aperçu que des missionnaires latins, et quelques +prêtres venus de l’hérésie à l’Église romaine, et +bien ignorants encore ; il songeait qu’il serait nécessaire +de créer, pour le clergé oriental, des séminaires +où des clercs seraient élevés, suivant les usages et +les rites du terroir, pour exercer un jour la fonction +sacerdotale ; et les deux messages qu’adressaient +à Pie IX et au clergé de France les évêques orientaux +attestaient la confiance que dès lors ils avaient +mise en Lavigerie, « ambassadeur de la charité +française »<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">[97]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97"><span class="label">[97]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 230-244.</p> +</div> +<p>Regagnant l’Europe, il porta tout de suite en +deux endroits la confidence de ses rêves, à Pie IX +d’abord, puis aux ministres de l’Empereur. Le +relèvement des Églises orientales préoccupait alors +le pape : Lavigerie lui en dessinait les méthodes. +Les Tuileries, par crainte de l’Angleterre, avaient +fermé les yeux sur la complicité des Turcs et des +Druses, et réduit notre armée de Syrie à un rôle +d’observatrice : Lavigerie venait annoncer que +ces catholiques orientaux échappés aux massacres, +que ces Syriens qui s’appelaient eux-mêmes des +« Frangis », souhaitaient de notre part un actif +protectorat. « Il y a en France, insistait-il, une opinion +qui réclame pour eux : ce sont là des manifestations +dont l’Angleterre ne saurait contester la +valeur, et sur lesquelles la France pourrait appuyer +une politique généreuse. »</p> + +<p>Il fit marcher Pressensé, Crémieux, à côté de +Saint-Marc Girardin et d’Augustin Cochin ; tous +ensemble, ils expédièrent au Sénat plus de dix +mille signatures, pour les catholiques de Syrie. +Il lui apparaissait qu’« un conseil de guerre +français eût su faire bientôt la lumière, là où les +tribunaux turcs avaient entassé à dessein les +ténèbres<a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">[98]</a> ». L’Angleterre fut plus forte : le gouvernement +impérial retira son corps expéditionnaire, +et de nouveau les catholiques de Syrie se +sentirent seuls. Attention ! criait Lavigerie, l’Angleterre +va prendre leurs enfants, en faire des protestants. +Et l’œuvre des Écoles d’Orient voyait +les souscriptions affluer, pour lutter, au moins +sur ce terrain, contre l’Angleterre.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98"><span class="label">[98]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 229.</p> +</div> +<p>Créer une opinion publique, et dire ensuite au +gouvernement : « Laissez-vous pousser, laissez-vous +porter ; les voies vous sont ouvertes, entrez-y » ; +telle sera la continuelle tactique de cet irrésistible +agent de pénétration qu’était Lavigerie. L’Empereur, +semble-t-il, tout en demeurant rebelle +à ses impulsions, goûta son importune audace, puisqu’un +ruban rouge la récompensa.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c4">III. — <span class="i">En route vers Alger, par Rome et Nancy.</span></h3> + +<p>A le voir ainsi se prodiguer, s’attarder tour à +tour dans les sphères où s’élaborait la politique et +dans les sphères où se fabriquait l’esprit public, +et tâcher d’influer, par celles-ci, sur celles-là, +d’aucuns peut-être l’accusaient sommairement +d’être un ambitieux, un friand d’honneurs. Mais +non, l’évêché de Vannes lui eût permis d’émerger ; +il le refusait, n’ayant pas soif de faire carrière. +Il lui parut qu’à Rome l’auditorat de la Rote lui +permettrait d’agir, de rester en contact avec les +hautes cimes de l’Église et les hautes cimes de +l’État, et de leur redire les besoins de l’Orient ; il +accepta, et Pie IX, sans retard, le faisait entrer +comme consulteur dans la congrégation spéciale +qu’il venait de créer à la Propagande pour les rites +orientaux. L’église nationale de Saint-Louis-des-Français +entendit Lavigerie, en février 1862, +dénoncer les misères de l’Orient. L’instinct de conquête +qui fait les apôtres trouve dans l’atmosphère +séculaire de Rome — de toutes les Romes — une +merveilleuse éducatrice : à l’école des Césars, +à l’école des Papes, il se discipline et il se complète, +il se règle et il se parachève, par l’esprit d’organisation. +Lavigerie ne se bornait pas au rôle d’accusateur : +il traçait, dans ce même sermon, le plan de +séminaires pour la formation d’un clergé indigène +oriental ; et voyant s’allumer, parmi les Slaves +de Bulgarie, certaines étincelles, il créait un comité +à Civita-Vecchia pour les ramener à l’unité romaine<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">[99]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99"><span class="label">[99]</span></a> Texte du discours dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, +p. 245-263.</p> +</div> +<p>Mais que pesaient une heure de sermon, une réunion +de comité, en face des multiples heures durant +lesquelles cette cour de cassation qu’était la +Rote examinait petits et grands procès ? Lavigerie +s’ennuyait d’être ainsi « juge de mur mitoyen » ; +il en souffrait, il allait le dire à Pie IX. Il sentait +aussi, de jour en jour, se tendre les rapports entre +le Saint-Siège et l’Empire français ; la question +romaine s’exacerbait, des heurts étaient imminents ; +« Je me trouvai forcément mêlé, écrira-t-il plus tard, +à toutes les questions ardues que soulevait l’occupation +d’une partie des États de l’Église par l’usurpation +italienne et celle de Rome par les Français. +Je ne tardai pas à ressentir une très vive répugnance +pour ce rôle, à une époque surtout où la +question du Saint-Siège devenait si grave avec la +France. Comme Français, je devais servir et surtout +ne jamais trahir mon pays ; comme prêtre, +je devais soutenir et défendre le Pape, qui, lui, ne +voulait ni être soutenu, ni être défendu autrement +que par l’affirmation de son droit absolu et complet. +On avait résolu de le sauver alors malgré lui, +comme on disait, en faisant avec l’Italie, en dehors +de lui, la convention de septembre. De là un +louvoiement perpétuel, dans l’impossibilité de +tout condamner ni de tout approuver, dans l’intérêt +des causes que l’on doit défendre<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">[100]</a>. » Entre +les deux puissances qui risquaient de s’entre-choquer, +Lavigerie se jugeait mal qualifié pour servir +de tampon. « Je ne suis pas diplomate », confiait-il +à Pie IX, sans trop croire, peut-être, qu’il ne l’était +pas. C’est au contraire le propre des diplomates de +pressentir les mauvais terrains ; et Lavigerie, venu +à Rome avec la confiance des deux pouvoirs, se rendait +compte qu’un ancien professeur de Sorbonne, +aisément suspect de gallicanisme, était peu désigné +pour se mêler à leurs brouilles : il voulait s’en aller.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100"><span class="label">[100]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 267.</p> +</div> +<p>Mais qu’allait-on faire de lui ? En général, on +cherche l’homme qui convient à la fonction. Paris +et Rome devaient renverser le problème, il fallait +trouver une fonction qui convînt à cet homme-là. +Il fut un instant question de lui donner un titre +d’archevêque <i lang="la" xml:lang="la">in partibus</i> avec résidence à Paris ; +il se serait ainsi, de loin, sur l’échiquier du Levant, +taillé une façon d’archidiocèse, dont l’œuvre des +Écoles d’Orient eût fourni le budget. Un lointain +champ d’action qui n’aurait de frontières que +celles qu’il fixerait, cela de prime abord lui plaisait. +Mais il y avait là je ne sais quoi d’exceptionnel, +qui fit peut-être peur ; et Paris et Rome, en mars +1863, s’entendirent, finalement, pour faire de lui +un évêque de Nancy.</p> + +<p>Ses armes épiscopales, un pélican qui nourrit +ses petits de son sang, parlaient de charité, et bientôt +pourtant il apparut fastueux ; il lui fallut en +son évêché des meubles neufs pour ses réceptions +et, dans le chœur de sa cathédrale, un trône pontifical +étincelant, pour les liturgies. Mais descendu +de son trône, disparu de ses salons, il vivait en +ascète, dans une chambrette. Il avait une très haute +notion de l’évêque ; il estimait opportun de la traduire +en images, par la majesté de sa stature, +par l’éclat de son accueil, par la pompe de ses cérémonies ; +il savait que la magnificence est parfois +un instrument de règne. On l’avait dit autoritaire, +avant qu’il n’arrivât : il fit à ses prêtres cette surprise, +de créer, pour leurs affaires disciplinaires, la +première officialité diocésaine qui, dans la France +du Concordat, ait fonctionné sur des bases vraiment +régulières ; l’évêque le plus autoritaire qu’ait +peut-être connu cette période, et que son naturel +devait parfois entraîner à certains soubresauts +d’absolutisme, fut au dix-neuvième siècle le premier +qui, renonçant à juger lui-même ses clercs, leur +assura des garanties judiciaires ; il ne se réservait +que le droit de grâce, ne voulant pas se dessaisir de +cette souveraineté-là. Il lui fallut moins de quatre +ans pour créer en faveur de ses vieux prêtres une +caisse de retraites, et pour ouvrir aux jeunes laïcs, +que leurs études supérieures appelaient à Nancy, +une maison d’éducation ; moins de quatre ans pour +transfigurer les études cléricales par la création +d’un séminaire de philosophie.</p> + +<p>Il lui déplaisait, et très sincèrement il s’en +ouvrait à Pie IX, que dans le clergé de France la +vraie science fût beaucoup trop négligée. « L’outrecuidance +et l’exagération dans les affirmations, +déclarait-il, ne remplacent malheureusement pas le +savoir profond et solide ; et sous ce rapport, nous +restons bien loin de nos pères et même de plusieurs +autres clergés des nations étrangères. »</p> + +<p>Sous la mitre, l’ancien élève de l’École des +Carmes se retrouvait : il ne cachait pas à ses curés +qu’il rêvait de ressusciter le « clergé doctoral, tel +qu’il existait parmi nous, dans les premiers siècles ». +Ses congrégations de femmes furent très émues +en apprenant que Monseigneur considérait le +brevet d’obédience comme une insuffisante garantie +de science, et qu’il instituait, en son évêché, +des examens pour les sœurs. Quelle idée, chez ce +jeune prélat, de se montrer plus exigeant que la +loi Falloux ! Cette fantaisie lui passerait, disait-on, +d’autant que déjà, dans l’épiscopat, deux de ses +collègues le blâmaient ; on allait le faire sermonner +par le nonce. Mais d’un bond Lavigerie était chez +le Pape, faisait approuver par une congrégation +romaine l’ordonnance tant discutée, puis courait +à Paris, voyait le nonce, le laissait tempêter, et +lui montrait ensuite, en prenant congé, la décision +de la congrégation romaine<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">[101]</a>. Durant toute sa +vie épiscopale, Lavigerie excellera dans l’art de +consulter Rome et dans l’art de lui obéir, et ne les +séparera jamais l’un de l’autre.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101"><span class="label">[101]</span></a> Félix <span class="sc">Klein</span>, <i>le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique</i>, +p. 32-34 (Paris, Poussielgue, 1893).</p> +</div> +<p>Tout se transformait, tout se renouvelait, dans +le diocèse de Nancy ; il semblait que les regards de +Lavigerie fussent concentrés sur son troupeau ; +et c’est à la vie de son diocèse que se rapportaient +toutes ses paroles épiscopales, tous ses actes épiscopaux. +Plusieurs évêques à cette date disaient +volontiers leur mot dans les différends entre l’Empire +et le Saint-Siège : Lavigerie restait à l’écart, +et ajournait, de propos délibéré, tout commentaire +de l’encyclique <i lang="la" xml:lang="la">Quanta cura</i> et du <i lang="la" xml:lang="la">Syllabus</i>. On +pourra relever, dans sa vie d’évêque, nombre d’escarmouches +contre l’État ; mais ce seront des escarmouches +dont il aura lui-même réglé l’allure, précisé +le terrain, mesuré la portée, qu’il conduira +avec plus de tristesse que d’allégresse, et que toujours +il aura le désir d’abréger. « L’État et l’Église, +disait-il dans l’un de ses mandements de Nancy, +ont également à perdre à des dissensions douloureuses ; +formule limpide dont s’inspirera toute +son activité politique, cheminant volontiers d’un +pouvoir à l’autre, pour les prémunir, l’un et l’autre, +contre l’esprit de dissension ; et si quelques-uns +insinuaient que c’était là un programme d’opportuniste, +je voudrais leur persuader que c’est bien +plutôt un programme de missionnaire, — de +missionnaire patriote, qui avait entrevu, dans le +Levant, l’entr’aide que la France et l’Église se +pouvaient prêter, et qui redoutait les luttes intestines +comme une gêne et comme une menace +pour ces lointaines collaborations. Missionnaire, +Lavigerie l’était toujours, on le sentait dans une +lettre pastorale sur saint Martin, dont le sanctuaire +provisoire s’inaugurait à Tours. Le portrait de +saint Martin, tel qu’il le traçait dans cette lettre, +c’était moins peut-être une reconstitution du passé +qu’un programme personnel d’activité épiscopale.</p> + +<p>Soudainement le champ d’action requis par +ce programme allait se présenter. Le 11 novembre +1866, se trouvant à Tours pour l’inauguration +du sanctuaire, Lavigerie se voyait, en rêve, +transporté dans un pays lointain, parmi des hommes +noirs ou basanés qui parlaient une langue inconnue. +Le 18, il recevait du maréchal de Mac-Mahon, +gouverneur de l’Algérie, l’offre de l’évêché d’Alger, +vacant depuis l’avant-veille par la mort de +Mgr Pavy. « Cette position, disait le maréchal, +est, selon moi, une des plus importantes qui puisse +être confiée au clergé de France ; elle présente, +il est vrai, des difficultés grandes. Mais je connais +votre zèle pour la religion, et je suis persuadé +que ce ne seront pas ces difficultés qui pourront +arrêter un homme de votre caractère. » Lavigerie, +au bout de vingt-quatre heures, acceptait. Il répondait +au maréchal : « Jamais je n’aurais pensé de +moi-même à quitter un diocèse que j’aime profondément +et où j’ai conservé des œuvres nombreuses ; +et si Votre Excellence me proposait un +siège plus considérable que celui de Nancy, ma +réponse serait certainement négative. Mais je +n’ai accepté l’épiscopat que comme une œuvre +de dévouement et de sacrifices. Vous me proposez +une mission pénible, laborieuse, un siège épiscopal +de tous points inférieur au mien, et qui m’est cher, +vous pensez que j’y puis faire plus de bien qu’un +autre. Un évêque catholique, monsieur le Maréchal, +ne peut répondre qu’une seule chose à une semblable +proposition : j’accepte le douloureux sacrifice +qui m’est offert<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">[102]</a>. » Ayant fait à Nancy +son apprentissage d’évêque, il allait devenir, à +Alger, l’évêque missionnaire. L’Algérie à christianiser, +et puis, plus au delà, un continent barbare +de deux cents millions d’âmes à conquérir, voilà +ce qu’il entrevoyait. S’éloigner ainsi, c’était un +« douloureux sacrifice », un « déchirement de cœur » ; +mais quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt, ayant +« la jeunesse, l’habitude de la parole, celle de +grouper les volontés et les ressources. » Ainsi justifiait-il +sa décision, dans une lettre à Mgr Maret. +« Je suivais, écrira-t-il plus tard, l’attrait impérieux +de ma jeunesse vers l’apostolat, et je répondais à +l’appel de Dieu. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102"><span class="label">[102]</span></a> Mac-Mahon à Lavigerie, 17 novembre 1866 ; Lavigerie +à Mac-Mahon, 19 novembre 1866 (dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres +choisies</i>, I, p. 184-186).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c5">IV. — <span class="i">Les projets missionnaires +de l’archevêque concordataire ; surprise de l’État.</span></h3> + +<p>Quelques instants de conversation avec le maréchal +de Mac-Mahon allaient bientôt convaincre +le prélat que Dieu et la France du second Empire +ne parlaient point la même langue. Dieu disait à +l’Église : Allez, enseignez toutes les nations. — Hormis +les musulmans, corrigeait la France officielle. +Lavigerie n’admettait pas cette exception.</p> + +<p>« Je ne comprends pas, maréchal, avait tout +d’abord dit l’Empereur à Mac-Mahon, pourquoi +vous tenez tant à avoir Mgr Lavigerie. Vous ne +ferez pas bon ménage avec lui. Il manque de prudence +et de mesure. J’ai déjà eu à m’en plaindre +comme auditeur de rote. C’est un prélat trop ardent +pour un pays musulman, où les questions +religieuses doivent être traitées avec un tact +infini<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">[103]</a>. » Mac-Mahon regrettait fort, après sa +première causerie avec Lavigerie, d’avoir passé +outre aux prévisions de son souverain ; et sans déguiser +sa volte-face, le maréchal, noblement soucieux +d’éviter toutes divergences futures, se hâtait +de suggérer à l’Empereur, bien pacifiquement, +qu’on pourrait transporter le prélat, tout de suite, +sur quelque autre siège. <i lang="la" xml:lang="la">Promoveatur ut amoveatur !</i> +Le cardinal de Bonald, à Lyon, était fort âgé ; +Lavigerie, devenant son coadjuteur, aurait peu +de temps à attendre pour être primat des Gaules. +Napoléon III fit venir Lavigerie, lui offrit le siège +de Lyon. « Ce serait une honte, répondit le prélat ; +il dépendait de Votre Majesté de me nommer ou +de ne pas me nommer au siège d’Alger ; mais +puisque j’y suis nommé, je veux et je dois y +aller<a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">[104]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103"><span class="label">[103]</span></a> <span class="sc">Du Barail</span>, <i>Souvenirs</i>, III, p. 47 (Paris, Plon, 1896). +Sur le conflit entre l’archevêque et le maréchal, on trouvera, +dans <i>l’Univers</i> du 28 octobre 1896, un article très documenté +de M. Geoffroy de Grandmaison.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104"><span class="label">[104]</span></a> Ce fut dans cette audience, sans doute, que Lavigerie +fit accepter par Napoléon III l’idée de lui donner comme +successeur à Nancy son ami l’abbé Foulon, alors supérieur du +petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, et plus tard +cardinal. « Pour l’aptitude, l’intelligence et la vertu, j’en réponds +comme de moi-même », dit Lavigerie à l’Empereur. +Nous devons ce détail à l’obligeance de M. Pierre Jouvenet, +neveu du cardinal Foulon.</p> +</div> +<p>« Il est bien probable, écrivait-il à Mgr Maret, +qu’il ferait plus doux vivre à Lyon, mais il fera certainement +moins dur mourir à Alger, même et +surtout s’il y a, comme on me l’assure, beaucoup +à souffrir. »</p> + +<p>Cette lettre à Mgr Maret circula parmi ses amis, +beaucoup ne la comprirent pas. Préférer à la prochaine +primatie des Gaules, garante d’une pourpre +rapide, un évêché d’outre-mer, c’était, à les entendre, +faire trop peu de cas, vraiment, des +sourires de l’Empereur et de la destinée. Mais Alger, +pour Lavigerie, c’était un champ de mission, un +champ qu’il voulait occuper, défricher, élargir, +avec une pleine liberté de gestes, avec une ample +aisance de mouvements, un champ où son rêve +enfin se fixerait, et où s’achèverait l’usure de sa vie ; +il n’admettait pas qu’après l’avoir fiancé à cette +lointaine église, Mac-Mahon et l’Empereur lui +proposassent un plus beau parti. De Rome, Pie IX +l’encourageait ; de la Sorbonne, Mgr Maret lui +écrivait : « L’absence de toute tentative pour christianiser +l’Algérie, depuis l’époque déjà bien longue +où nous sommes les maîtres, est une véritable honte +pour la France. Or, je connais personnellement +tous les évêques de France, il n’y en a aucun, en +dehors de vous, qui soit capable de faire cesser par +une initiative efficace ce triste état de choses<a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">[105]</a>. » +Lavigerie se sentait des ailes en lisant de semblables +lignes ; il les acceptait, non comme un hommage à +sa valeur, mais comme une intimation de son devoir. +« Je vous quitte, disait-il à ses diocésains +de Nancy, pour porter, si je le puis, mon concours +à la grande œuvre de civilisation chrétienne +qui doit faire surgir, des désordres et des +ténèbres d’une antique barbarie, une France nouvelle. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105"><span class="label">[105]</span></a> Texte de la lettre de Maret dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de +Lille</i>, janvier 1897, p. 269.</p> +</div> +<p><i>La France nouvelle</i> : c’était le titre que trois mois +plus tard Prévost-Paradol allait donner à son livre, +dont les dernières pages prophétisaient l’avenir +algérien. Le siège d’Alger, quelques mois avant +la mort de Mgr Pavy, avait été rehaussé par sa +transformation en archevêché, mais d’autre part, +cet archidiocèse était comme démembré par la +création de deux nouveaux diocèses : Oran et +Constantine<a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">[106]</a>. Ces amputations plaisaient peu à +Lavigerie, parce que, « pour opérer, pour manœuvrer +à l’aise, comme écrivait son ami Bourret, +il lui fallait un grand chantier, une vaste terre ». +Mais il se soumit, sans chicaner : c’était bon pour +des évêques continentaux de lutter pied à pied, +le cas échéant, pour qu’on respectât la superficie +traditionnelle de leurs diocèses ; son diocèse, +lui, il le construira de ses propres mains ; ce sera +Carthage, ce sera, en quelque mesure, la région +des Grands Lacs. Immense diocèse, qui visera à +faire du Sahara une enclave, diocèse toujours en +marche, empiétant sur l’Islam, empiétant sur +l’Afrique fétichiste. Et Lavigerie lui-même, au +jour le jour, en reculera les bornes, et dans ces +dicastères des congrégations romaines où l’on +conserve le cadastre de tous les diocèses du monde, +on n’aura qu’à ratifier, en les scellant du sceau +du pêcheur, les tracés signés Lavigerie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106"><span class="label">[106]</span></a> Sur ces changements souhaités par Mgr Pavy, voir <span class="sc">Ribolet</span>, +<i>op. cit.</i>, p. 196 et 422-427.</p> +</div> +<p>L’archidiocèse que la France lui donnait, — cette +étroite bande de terre qu’est l’Afrique du +Nord, — offre au géologue l’aspect d’une région +méditerranéenne. « Les montagnes qui l’accidentent, +a-t-on pu dire, sont le prolongement +immédiat des chaînes italiennes et l’amorce des +chaînes espagnoles. » Et l’on a conclu, très nettement, +qu’elle n’a pas grand’chose de commun avec +l’Afrique, et qu’elle tourne le dos au continent +noir<a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">[107]</a>. Mais pourquoi les conceptions des apôtres +se laisseraient-elles asservir aux constatations de +la géographie ? Tourner le dos, voilà un mot qui +n’est pas de leur vocabulaire. Ils ont un <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> +que les fils de Cham attendent, et, par la porte +qu’ouvre l’Algérie, ce <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> peut passer : c’est là +ce qui frappe un Lavigerie, ce qui frappe un Père +de Foucauld. N’allez pas leur dire que le sol sur +lequel se posent leurs pieds est encore en quelque +sorte un morceau d’Europe, et que la composition +même de ce sol les inviterait à regarder vers Marseille +plutôt que vers Tombouctou, vers la civilisation +plutôt que vers les profondeurs du monde noir ; +ils vous répondraient qu’ils interrogent les géographes, +non point sur la préhistoire d’un coin de +terre, mais sur les routes naturelles qui y trouvent +une amorce et qui, toujours plus avant, toujours +plus loin, s’ouvrent à leur marche aventureuse, +devancière de celle du Christ.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107"><span class="label">[107]</span></a> <span class="sc">Fribourg</span>, <i>l’Afrique latine</i>, p. 12 (Paris, Plon, 1922). +« Il y a bien plus de différence, confirme M. <span class="sc">de Peyerimhoff</span>, +entre la Flandre et la Provence, qu’entre le sud de la France +et le nord de l’Afrique. » (<i>Enquête sur la colonisation officielle</i>, +p. 8.)</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c6">V. — <span class="i">Le programme pastoral de Lavigerie.</span></h3> + +<p>Louis Veuillot jadis avait dit : « L’Église +d’Afrique, vivante au tombeau, n’a point cessé +d’exister » ; et l’abbé Dagret, vicaire général de +Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger, avait +voulu tirer tout entier, des œuvres de saint Augustin, +le catéchisme du diocèse d’Alger<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">[108]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108"><span class="label">[108]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Les Français en Algérie</i> (<i>Œuvres complètes</i>, +IV, p. 85 et 201).</p> +</div> +<p>Débarquant en Algérie, ce fut la force de +Lavigerie, et ce fut son prestige, de se présenter +et de parler tout de suite au nom d’un lointain +passé. Défense d’implanter le christianisme parmi +ceux qui ne sont pas chrétiens, signifiait l’administration. +Ils ne sont plus chrétiens, mais ils le +furent, répondait implicitement Lavigerie, dans +la lettre éloquente par laquelle il prenait possession +de son siège ; et comme autrefois ils l’avaient été, +il allait se pencher sur les consciences africaines, +soulever les alluvions que des invasions successives +y avaient déposées, glorifier, sans ambages, +l’Afrique chrétienne de jadis, et, sans ambages +aussi, aspirer à la ressusciter.</p> + +<p>L’héritage dont ce nouvel évêque se considérait +comme légataire ne se trouvait point dans la précaire +succession de Mgr Pavy ou de Mgr Dupuch ; +c’était un héritage beaucoup plus antique, et sur +lequel, après des siècles d’oubli, il revendiquait +ses droits. Cet évêque missionnaire se présentait +comme l’exécuteur testamentaire d’une très ancienne +histoire. Il redisait les gloires de l’Église +africaine, et ses sept cents évêques. Grégoire XVI, +tout le premier, dans le bref par lequel il avait +érigé l’évêché d’Alger, avait rappelé la place tenue +par Carthage, par Hippone, dans l’histoire de +l’Église et de la pensée chrétienne, au temps où +il y avait, dans ces villes, des chaires épiscopales, +occupées par Cyprien, par Augustin<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">[109]</a> ; et l’un +des premiers soins de Mgr Dupuch, réinstallant +sur terre africaine la hiérarchie romaine, avait été +de faire élever un monument à saint Augustin<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">[110]</a>. +Lavigerie glorifiait ces augustes Pères de l’Église, +puis s’attachait à un souvenir plus obscur, celui du +dernier évêque d’Icosium, devenu plus tard Alger, +un certain Victor, exilé par les Vandales, dans +un douloureux cortège de quatre cents évêques ; +il suivait, de siècle en siècle, la destinée de ces chrétientés +africaines ; il les montrait rétablies par +l’Empire byzantin, puis envahies par l’Islam ; il +compatissait à ces populations obligées à quatorze +reprises de prêter obédience au Croissant, et, treize +fois de suite, revenant à la foi du Christ jusqu’à +ce que, finalement, celle de Mahomet les gardât. +Il allait jusqu’à les comparer avec la Pologne, dont +il ne pouvait admettre que la mort fût définitive<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">[111]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109"><span class="label">[109]</span></a> Texte du bref dans <span class="sc">Dupuch</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 323-332.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110"><span class="label">[110]</span></a> <span class="sc">Marty</span>, <i>Correspondant</i>, septembre 1861, p. 53-54.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111"><span class="label">[111]</span></a> Lettre pastorale pour la prise de possession du diocèse +d’Alger (<span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 6-8).</p> +</div> +<p>Parallèle un peu forcé, car la Pologne ne cessa +jamais d’aspirer à sa résurrection ; et les Berbères, +eux, tout en accueillant volontiers les souffles +d’hérésie qui circulaient dans l’Islam, avaient fini +par devenir, dans l’ensemble, des dévots du Prophète, — du +Prophète, peut-être, plus que du +Coran.</p> + +<p>Parmi eux, il en est qui veulent se faire chrétiens, +insistait depuis 1863 le P. Creuzat, jésuite, à qui +l’autorité militaire avait permis, cette année-là, +de s’installer curé à Fort-Napoléon. Le Père, qui +leur prodiguait ses charités, recevait d’eux, en +échange, de très bonnes paroles, où tout de suite il +trouvait des raisons d’espoir et comme le gage +d’une prochaine conquête spirituelle. — Illusions ! +répondait-on dans les sphères militaires. On y +déclarait avoir vu les Kabyles de près ; on s’appuyait +sur l’opinion très autorisée du futur général +Hanoteau — le <i>Bou Sipsi</i> fort aimé des Kabyles, +qui, depuis 1847, vivait parmi eux, et qui bientôt +allait écrire :</p> + +<blockquote> +<p>Les Kabyles peuvent ne pas être des musulmans +irréprochables, car, en un grand nombre de cas, ils +font bon marché des prescriptions de la loi civile +fondée sur le Coran, disant avec beaucoup de sens que +ces prescriptions ont été faites pour un pays très différent +du leur et pour un peuple qui n’avait ni leurs +mœurs ni leur manière de vivre. Mais, en tout ce qui +concerne le dogme et les croyances religieuses, leur foi +est aussi naïve, aussi entière, aussi aveugle, que celle +des musulmans les plus rigides. La propagande chrétienne +en Kabylie trouvera toujours devant elle un +obstacle insurmontable dans l’étroite solidarité qui lie +l’individu à la famille, la famille à la <i>Kharouba</i>, la <i>Kharouba</i> +au village, et le village à la tribu. A moins +d’une conversion en masse du pays, chose fort improbable, +l’individu, la famille même qui voudraient +abjurer l’islamisme devraient, de gré ou de force, +quitter le pays<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">[112]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112"><span class="label">[112]</span></a> <span class="sc">Hanoteau</span> et <span class="sc">Letourneux</span>, <i>La Kabylie et les coutumes +kabyles</i>, 2<sup>e</sup> édition, I, p. 380-384 (Paris, Challamel, 1893).</p> +</div> +<p>Le P. Creuzat paraissait fort insensible aux objections +des militaires ; ce qu’il savait, lui, c’est +que certains Kabyles le visitaient, et que, d’après +leurs dires, on était tout prêt à accueillir, chez les +Aït-Ferah, sa soutane et le catholicisme ; pourquoi +dès lors n’eût-il pas espéré, tôt ou tard, quelque +abjuration en masse ? Les autorités militaires apprirent +un jour que l’aventureux missionnaire, en +compagnie d’un autre prêtre, avait cru devoir +répondre à l’appel de cette tribu, et que tous deux, +hélas, avaient été l’objet d’une fort vilaine farce, +et qu’ils avaient dû se retirer, couverts d’excréments +humains, — et bafoués par surcroît. Et les +autorités punirent de prison les quatre jeunes +drôles, coupables de cette insolence, et ne les libérèrent +que sur la demande même du P. Creuzat. +Mais elles constatèrent sans délai que le zèle du +Père n’était nullement découragé, et qu’il attribuait +cette mésaventure à la malveillance d’une +minorité.</p> + +<p>Le colonel Martin, qui commandait à Fort-Napoléon, +poussa l’enquête plus avant. L’idée lui +vint de faire questionner par l’<i>Amin</i> El Hadj +Loumis les gens de sa tribu ; et l’<i>Amin</i> répondit +que, lorsqu’il leur avait demandé s’ils voulaient +un prêtre chez eux, ces gens « étaient devenus +aliénés », et que leurs voix s’étaient « abaissées », +et que leurs yeux « avaient pleuré », et qu’à la +pensée de se faire chrétiens ils avaient dit : Plutôt +quitter le pays ! Plutôt la mort ! Trouvant la réponse +un peu vive, le colonel Martin souhaita +qu’elle fût atténuée, et finalement l’<i>Amin</i> la rédigeait +ainsi : « Cette demande doit être rejetée. Dieu +nous préserve qu’un prêtre habite chez nous ! +Nous avons notre religion, et lui la sienne, qui en +est différente. Il n’y a aucun intérêt à ce qu’il +demeure chez nous, nous n’y consentirons jamais<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">[113]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113"><span class="label">[113]</span></a> Nous empruntons ces détails à une lettre du colonel +Hanoteau au général Borel, datée de Fort-Napoléon, 23 mai +1868 (communication de M. Jean Hanoteau).</p> +</div> +<p>C’était net, très net ; mais le P. Creuzat n’était +point déconcerté. Mgr Lavigerie montrait à son +tour des lettres, provenant de quelques <i>djemaas</i> +kabyles, lettres qui lui demandaient qu’il fondât +en certains villages des établissements catholiques. +Une bataille de textes, un duel de documents, +paraissait s’engager ; et derrière ces textes et ces +documents, c’étaient, hélas ! l’Église et l’armée +qui semblaient à la veille d’entrer en conflit. Vous +n’avez pas su faire questionner les Kabyles, disait +aux militaires le P. Creuzat. Et de leur côté les +militaires, avertis des lettres qu’avait reçues Lavigerie, +les considéraient comme dictées par le +P. Creuzat à des Kabyles complaisants. Ainsi se +compliquait chaque jour davantage la question +fort délicate des rapports éventuels entre l’âme +kabyle et la culture chrétienne.</p> + +<p>Après tout, pensait le P. Creuzat, pourquoi ne +point oser ? Et il disait au général de Wimpffen : +« Je ne crains pas le martyre. » A quoi le général +répondait : « C’est possible, mais allez le chercher +ailleurs que dans ma division. » — « Que vous ayez +l’honneur du martyre, lui disait une autre fois le +colonel Hanoteau, j’en serai très heureux pour vous, +mais moins heureux pour les zouaves que je devrai +envoyer pour vous venger. » Car il n’était +nullement question, chez les militaires, de laisser +impunis les attentats éventuels contre l’apostolat +chrétien, mais on faisait observer que la Kabylie +était une toute récente conquête, qu’elle était +frémissante encore, et que le prosélytisme religieux, +s’il ne s’exerçait avec mesure, risquait de +surexciter, sur un tel sol, l’esprit de révolte.</p> + +<p>Lavigerie cependant avait consulté, sur les +Kabyles, les livres signés du général Daumas ; +il notait, chez eux, la haine invétérée de l’Arabe +conquérant, — de ces Hillal, pillards nomades venus +de l’Hedjaz, qui s’étaient au dixième siècle abattus +sur eux<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">[114]</a> ; il retrouvait, chez eux, jusque dans +leurs tatouages, le souvenir et l’image de la croix ; +la polygamie ne s’y apercevait que d’une façon +très exceptionnelle. « Plus on creuse dans ce vieux +tronc, avait écrit le général Daumas, plus, sous +l’écorce musulmane, on trouve de sève chrétienne. +On reconnaît alors que le peuple kabyle, autrefois +chrétien tout entier, ne s’est pas complètement +transformé dans sa religion nouvelle. Sous le coup +du cimeterre, il a accepté le Koran, mais il ne l’a +point embrassé. Il s’est revêtu du dogme ainsi +que d’un burnous, mais il a gardé, par-dessous, sa +forme sociale antérieure, et ce n’est pas uniquement +dans les tatouages de sa figure qu’il étale +devant nous, à son insu, le symbole de la croix<a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">[115]</a>. » +Tous ces traits étaient interprétés par Lavigerie +comme les indices d’une tradition chrétienne +dont les Kabyles n’avaient plus l’intelligence.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114"><span class="label">[114]</span></a> Sur les problèmes ethnographiques du pays berbère, voir +<span class="sc">Bertholon</span> et <span class="sc">Chantre</span>, <i>Recherches anthropologiques dans la +Berbérie orientale</i> (Lyon, Rey, 1913), et <span class="sc">Pittard</span>, <i>Les Races et +l’histoire</i>, p. 432-442 (Paris, Renaissance du livre, 1924).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115"><span class="label">[115]</span></a> <span class="sc">Daumas</span>, <i>Mœurs et coutumes de l’Algérie</i>, p. 224 (Paris, +Hachette, 1853). <span class="sc">Massignon</span>, <i>Annuaire du monde musulman</i>, +1923, p. 93, explique d’ailleurs que 65 pour 100 de la +population arabe a oublié son origine berbère. Lavigerie insistera +plus tard sur l’empreinte laissée par le christianisme chez +les Berbères, dans sa <i>Lettre sur la mission du Sahara</i> (<i>Œuvres +choisies</i>, II, p. 107 et suiv.) et dans sa lettre pastorale sur la +dernière page connue de l’histoire de l’ancienne Église d’Afrique +(<i>Œuvres choisies</i>, II, p. 457). Cf. Georges <span class="sc">Élie</span>, <i>La Kabylie au +Djurdjura et les Pères blancs</i> (<i>Correspondant</i>, 10 et 25 juillet +1923). Jean <span class="sc">Bardoux</span>, <i>Revue hebdomadaire</i>, 23 mai 1925, +p. 422, explique que le Kabyle est théoriquement musulman, +mais que par le caractère polythéiste de ses dévotions, il rappelle +le paysan latin du temps de Varron.</p> +</div> +<p>Êtes-vous bien sûr de cette tradition chrétienne ? +objectait le colonel Hanoteau. Si quelques Kabyles +répètent que leurs ancêtres furent chrétiens, c’est +qu’ils vous l’ont entendu dire, et que, pour un intérêt +personnel, ils cherchent à vous être agréables +en se donnant une origine qui ne les flatte nullement +et qu’ils répudient au fond du cœur. Qui vous +dit que les Berbères du Jurjura ne soient pas les +descendants de ces tribus judaïsantes ou païennes +dont parle Ibn Khaldoun ? « Aucun document historique +ne vient, il est vrai, à l’appui de cette hypothèse, +mais aucun ne la contredit. La solution +reste donc indécise<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">[116]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116"><span class="label">[116]</span></a> <span class="sc">Hanoteau</span>, <i>op. cit.</i>, I, p. 382.</p> +</div> +<p>Lavigerie n’avait pas le temps d’attendre que +les obscurités de l’histoire fussent dissipées ; la +décision de sa volonté passait outre aux indécisions +de la science.</p> + +<p>Un certain poème du <i>Manteau</i>, écrit par un musulman +du treizième siècle, avait glorifié Mahomet +comme « le prince des deux grands mondes de +Dieu, celui des hommes et celui des génies, comme +le souverain des deux races, les Arabes et les +Berbères »<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">[117]</a>. Cette souveraineté niveleuse, Lavigerie +aspirait à la démembrer, à lui soustraire +tout d’abord les Berbères. Il se jugeait élu, lui +archevêque de France, pour crier à ces peuples, +au nom même de leur lointains ancêtres chrétiens : +« Lazare, sors du tombeau. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117"><span class="label">[117]</span></a> <span class="sc">Zwemer</span> et <span class="sc">Warnery</span>, <i>L’Islam</i>, p. 66.</p> +</div> +<p>Administrateurs et militaires n’avaient pas lu, +dix-huit ans plus tôt, les <i>Fastes de l’Afrique chrétienne</i>, +timidement publiés par Mgr Dupuch ; +ils ne se figuraient pas que cette littérature édifiante +pût devenir ouvrière d’histoire. Mais de +l’évocation même de ces souvenirs, Lavigerie +déduisait tout un programme, et c’était celui-ci :</p> + +<p>« Faire de la terre algérienne le berceau d’une +nation grande, généreuse, chrétienne, d’une autre +France.</p> + +<p>« Répandre autour de nous, avec cette ardente +initiative qui est le don de notre race et de notre +foi, les vraies lumières d’une civilisation dont +l’Évangile est la source et la loi.</p> + +<p>« Les porter au delà du désert jusqu’au centre +de ce continent encore plongé dans la barbarie.</p> + +<p>« Relier ainsi l’Afrique du Nord et l’Afrique +centrale à la vie des peuples chrétiens<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">[118]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118"><span class="label">[118]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 9-10.</p> +</div> +<p>Tout à l’heure l’imagination de Lavigerie, se +promenant à travers les siècles, se servait du passé +pour construire l’avenir ; soudainement, c’est à +travers les espaces qu’elle se promenait, à travers +des espaces où elle n’acceptait aucune barrière, +pas même celle du désert. Cet archevêque, que les +Tuileries avaient envoyé à Alger pour qu’il régnât +sur un noyau de Français, et qui constatait, +d’ailleurs, que les deux tiers des églises ouvertes +à ces Français n’étaient encore que des hangars +ou des maisons de colons, faisait le geste d’étendre +sa houlette sur les profondeurs inconnues d’un continent +inexploré. Ce prélat concordataire dont on +avait restreint le cadre en faisant d’Oran et de Constantine +deux villes épiscopales annonçait, dès son +entrée en fonctions, son intention bien nette de +sortir du cadre, et d’annexer de nouvelles provinces +à l’empire de la chrétienté.</p> + +<p>« O Église africaine, s’écriait-il, ta destinée a +été de naître, de grandir et de mourir dans le sang +de tes fils. Lorsque Dieu t’a rappelée du tombeau, +c’est dans le sang des soldats de la France que tu +as retrouvé la vie, et aujourd’hui c’est la main d’un +Pontife abreuvé de toutes les amertumes qui te +rend ton antique hiérarchie. Puissé-je mêler mes +sueurs, mes larmes, mon sang s’il le faut, aux douleurs +de ton long martyre<a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">[119]</a> ! »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119"><span class="label">[119]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 18.</p> +</div> +<p>Et se retournant vers les indigènes, il leur disait : +« Je vous bénis enfin, vous, anciens habitants de +l’Algérie, que tant de préjugés séparent encore de +nous et qui maudissez peut-être nos victoires. +Je réclame de vous un privilège, celui de vous aimer +comme mes fils, alors même que vous ne me reconnaîtriez +pas pour père. »</p> + +<p>C’était une manifestation qu’un tel mandement. +Elle contrastait, d’une façon abrupte, avec la +pensée impériale, exposée dans le sénatus-consulte +de 1864, avec la conception d’une Algérie où les +deux populations, indigènes et colons, vivraient +côte à côte, sans mélange, sans assimilation. Un +royaume arabe dans l’Empire français, voilà ce +que voulait Napoléon III : application nouvelle +de ce principe des nationalités dont s’engouait, +en Afrique comme en Europe, cette intelligence +rêveuse. Cette erreur aura la vie dure : la littérature +s’en fera complice ; et c’est à juste titre que +M. Louis Bertrand reproche à Fromentin d’avoir +« créé ce préjugé qu’il n’y a rien de commun entre +Africains et nous, et que nous sommes à tout jamais +étrangers et fermés les uns aux autres<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">[120]</a> ». Que des +Berbères, que des Kabyles, descendants d’aïeux +chrétiens, fussent ainsi, par la volonté même de la +France, enfermés à tout jamais dans un royaume +arabe, que la France eût cette étrange idée d’arabiser +des populations qui n’avaient jamais reçu +des Arabes qu’une empreinte superficielle, Lavigerie +ne l’admettait pas : « Avec ce système, écrira-t-il +bientôt, on ne sera pas, dans des siècles, plus +avancé qu’aujourd’hui. » Il lui semblait que la +France devenait la complice d’une oppression séculaire, +d’une oppression contre laquelle les opprimés +s’étaient treize fois révoltés, si elle persistait à +vouloir séparer d’elle, par un infranchissable +abîme, ces Berbères, ces Kabyles, et à les emprisonner +dans leur barbarie, dans leur Coran. Il +lui semblait qu’agir ainsi, ce serait, de la part de +la France, ratifier les décisions imposées jadis par +l’Islam à la pointe de l’épée, et qu’elle était venue +là, au contraire, pour une œuvre de redressement, +de réparation.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120"><span class="label">[120]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 343 +(Paris, Fayard). Sur la méthode algérienne de Napoléon III, +voir André <span class="sc">Servier</span>, <i>L’Islam et la psychologie du Musulman</i>, +p. 410-414 (Paris, Challamel, 1923).</p> +</div> +<p>De bons observateurs de l’Islam parlent aujourd’hui +comme Lavigerie. M. Louis Bertrand, dans +ses <i>Villes d’or</i>, M. André Servier dans son livre : +<i>L’Islam et la psychologie du musulman</i>, se sont +insurgés contre ce préjugé que l’Islam ne serait pas +seulement une religion, mais un mode de pensée +propre aux races africaines, et qu’ainsi il n’y aurait +aucun espoir d’amener jamais les indigènes à +penser comme nous. Mais non, proteste M. Louis +Bertrand, le contraire a été vrai pendant des +siècles, et j’estime que c’est un devoir d’humanité +de le leur rappeler avec insistance<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">[121]</a>. Et son +œuvre magnifique de tribun de l’idée méditerranéenne +vise à prouver qu’en 1830 nous sommes +rentrés dans une province perdue de la latinité. +Allant même plus loin que Lavigerie, qui considérait +qu’il fallait « renouer, à travers d’innombrables +siècles, une tradition abolie », M. Louis Bertrand +estime, lui, « qu’il n’y a pas eu d’interruption, +que l’Afrique n’a jamais cessé d’être latine, même +sous son costume musulman, et qu’enfin ce que, +dans les mœurs, les architectures, l’extérieur et le +matériel de la vie, nous croyons « arabe » ou « oriental », — c’est +tout simplement du latin que nous +ne connaissons plus<a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">[122]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121"><span class="label">[121]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 370.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122"><span class="label">[122]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 344. +Cf. Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Le Livre de la Méditerranée</i> (édit. de +1923), p. 78-80 (Paris, Plon).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c7">VI. — <span class="i">Les orphelinats pour enfants musulmans ; +le conflit avec Mac-Mahon.</span></h3> + +<p>Lavigerie ne fut jamais homme à jeter le gant +à la puissance civile, aventureusement, prématurément. +Débarquant en Algérie en messager de +l’idée chrétienne et en interprète d’un lointain +passé, qu’il voulait faire revivre, il allait rechercher, +sans retard, l’adhésion de l’Empereur, pour +les premières mesures pratiques par lesquelles il +voulait inaugurer son épiscopat.</p> + +<p>Lorsqu’en 1835 une amie d’Eugénie de Guérin, +Mère Émilie de Vialar, avait installé dans Alger, +au chevet des cholériques, les premières sœurs +de <i>Saint-Joseph de l’Apparition</i>, on avait vu, six +ans après, les Muphtis, et les Cadis, et le corps +entier des Ulémas, expédier à Grégoire XVI une +adresse solennelle, pour rendre hommage à l’œuvre +de miséricorde et d’« apitoiement » qu’elles accomplissaient. +Précédent significatif, qui attestait que +la bienfaisance chrétienne ne portait pas ombrage +à l’Islam<a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">[123]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123"><span class="label">[123]</span></a> Louis <span class="sc">Picard</span>, <i>Émilie de Vialar</i>, p. 85-87 (Paris, Maison +de la Bonne Presse, 1924). Le futur général Daumas racontait +dans une lettre du 11 février 1838 que, le docteur Warnier +ayant soigné un Arabe, l’autorité musulmane disait : « Voyez +comme les chrétiens sont généreux et bons, les musulmans +n’en feraient pas autant. » (<i>Correspondance du capitaine +Daumas, consul à Mascara</i>, éd. Yver, p. 104.)</p> +</div> +<p>Pourrait-on défendre à Lavigerie d’être charitable +à son tour ? Assurément non. Par une note +que le 9 septembre 1867 il faisait remettre à Napoléon +III, il annonçait son désir d’établir au centre +de la Kabylie, loin des villages européens, d’accord +avec les municipalités indigènes, quatre ou cinq maisons +hospitalières, où des religieuses donneraient +des soins ; et il s’engageait d’ailleurs à interdire +absolument toute propagande religieuse directe. +Mais pouvait-on lui prohiber, d’autre part, de combler +le fossé entre son clergé et les populations +musulmanes, en imposant à ses prêtres la connaissance +de l’arabe ? Ainsi fit-il, au nom de son droit +d’évêque, par une lettre circulaire du 31 octobre : +dans son séminaire, des classes d’arabe s’installèrent ; +ses clercs furent informés qu’ils ne recevraient +pas le sacerdoce avant de connaître cette +langue ; et Pie IX, sur sa demande, donna une existence +canonique à une vaste association de prières, +fondée depuis dix ans par un Jésuite pour la conversion +de l’Islam. Mais savoir l’arabe, aller le +parler là où il se parlait, et faire prier, enfin, à +travers le monde, pour l’efficacité apostolique +d’un tel contact, n’était-ce pas battre en brèche +l’idée d’un « royaume arabe » barricadé d’avance, +par la politique napoléonienne, contre toute infiltration +française et chrétienne ? Cette idée demeurait +celle de la France officielle. De là, l’ordre de +rappel qu’avaient reçu en 1866, malgré les regrets +des Arabes, les Lazaristes et sœurs de charité de +Laghouat<a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">[124]</a> ; de là, aussi, l’impression de surprise, +d’une surprise déjà à demi hostile, qu’éveillait +Lavigerie dans les bureaux d’Alger, lorsqu’il +déclarait avoir obtenu de l’Empereur la permission +de faire de la propagande religieuse parmi les +musulmans de l’Algérie, et avoir choisi le Fort-Napoléon +pour tenter ses premiers essais<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">[125]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124"><span class="label">[124]</span></a> <i>Mgr Pavy</i>, par un ancien curé de Laghouat, p. 41-42 +(Paris, Challamel, 1867).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125"><span class="label">[125]</span></a> Le colonel Hanoteau au maréchal Randon, 31 décembre +1867 (lettre inédite).</p> +</div> +<p>Dans son clergé même, et jusque dans son archevêché, +on n’était pas sans inquiétude au sujet de +ces nouveautés. Un jour, sortant de chez le prélat, +à qui il avait cru devoir expliquer l’« obstacle +infranchissable » qu’opposait à la propagande +chrétienne l’organisation familiale et sociale des +Kabyles, le futur général Hanoteau entra chez +l’abbé Suchet, vicaire général, et lui raconta le +langage qu’il venait de tenir. « Vous avez osé le +lui dire ! répondit l’abbé ; je vous remercie beaucoup. +Depuis qu’il est arrivé, l’archevêque nous +la vie impossible, nous traite de vieilles bourriques +et prétend que si rien n’a été fait, c’est que +nous ne sommes bons à rien. » Hanoteau, mis en +confiance, disait alors au vicaire général que ce +qu’il y avait à faire, c’était de créer chez les Kabyles +des hôpitaux de sœurs, pourvu qu’elles ne fissent +aucune propagande religieuse et n’attendissent +pas des résultats immédiats. Rentrez donc chez +Monseigneur, lui suggéra l’abbé Suchet, et dites-lui +cela : ce sera nous rendre à nous, à l’ancien +clergé, un service personnel. Quelques minutes plus +tard, Hanoteau, revoyant l’archevêque, lui développait +cette idée ; et Lavigerie lui paraissait +« incrédule<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">[126]</a> ». Lavigerie cependant n’oubliera +pas cette conversation ; et lorsque l’Église et +l’armée, sur le sol d’Algérie, auront franchi la +crise douloureuse qui allait bientôt les mettre aux +prises, les projets de fondations religieuses que +réalisera Lavigerie et le programme qu’il tracera +aux sœurs hospitalières ne s’écarteront pas beaucoup +des suggestions hasardées, ce jour-là, par le +colonel Hanoteau.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126"><span class="label">[126]</span></a> <i>Mémoires</i> inédits du général M. Hanoteau.</p> +</div> +<p>Cette année 1867, où pour la première fois Lavigerie +avait foulé le sol algérien, ne devait pas s’achever +sans qu’il eût signifié, publiquement, quelle +était sa propre politique. On l’avait fait venir, +comme évêque, pour qu’il bénît des charrues à +vapeur, dont l’emploi s’inaugurait. L’étrange +imprudence et comme on le connaissait mal, +encore ! Un Lavigerie ne se bornait pas à des +liturgies ! fonctionnaires et hommes d’épée l’entendaient, +non sans surprise, demander publiquement +à la France, pour l’Algérie, les libertés civiles, +religieuses, agricoles, commerciales, qui manquaient +encore à cette terre, et inviter les colons à +sortir « de cette routine qui attend tout de l’État +et à s’associer librement, pour tout ce qui est utile, +fécond, chrétien »<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">[127]</a>. Il voulait aborder les indigènes +et il donnait aux colons des leçons d’initiative ; +se mêlant aux deux peuples que juxtaposait +le sénatus-consulte, il aspirait à n’en faire qu’un ; +avec d’inexpugnables façons de se carrer dans ses +arguments, il bousculait, en affectant de ne point +paraître provocateur, les habitudes bureaucratiques +et les théories impériales.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127"><span class="label">[127]</span></a> Vœux pour l’avenir de la colonie (<span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres +choisies</i>, I, p. 135).</p> +</div> +<p>Le choléra sévissait, puis les sauterelles, enfin +la famine ; devant de pareils fléaux, les deux peuples +n’en faisaient plus qu’un, et vraiment il eût été +difficile à l’administration de barrer la route à +Lavigerie et à son ministère de charité. Au demeurant, +le 1<sup>er</sup> janvier 1868, par-dessus la tête de +l’administration, il s’adressait à la générosité +de la France. Dans une lettre qu’il expédiait aux +journaux catholiques, il montrait un grand nombre +d’Arabes ne vivant plus que de l’herbe des champs +ou des feuilles des arbres, qu’ils broutaient comme +des animaux, errant presque nus, par troupes, +dans le voisinage des villes, attendant les tombereaux +d’immondices pour s’en disputer le contenu, +déterrant, pour les manger, les cadavres des +bêtes, et parfois, par douzaines, s’affaissant sur +les routes, morts d’inanition<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">[128]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128"><span class="label">[128]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 149-150.</p> +</div> +<p>Évaluant à 100 000 le nombre des victimes au +cours des six derniers mois<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">[129]</a>, il annonçait son +dessein d’adopter les orphelins, de les élever. +Pour avoir des ressources, il quêtait en France, +puis auprès des évêques de Belgique, d’Espagne, +d’Angleterre, et jusqu’en Amérique. « Ces orphelins, +disait-il, c’est ma part, c’est celle de l’Église, +dans cet immense désastre. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129"><span class="label">[129]</span></a> Sur ce chiffre, voir <span class="sc">Lavigerie</span>, +<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 174.</p> +</div> +<p>Avant même d’avoir des ressources, il assumait +le fardeau. Tout de suite, dans sa maison de campagne, +des convois d’enfants survinrent, véritables +squelettes, dont quelques-uns, parfois, étaient, +au cours de la route, devenus cadavres. Huit +enfants, un jour, arrivaient de Laghouat, expédiés +à l’archevêque par le futur général de Sonis<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">[130]</a>. +Lavigerie n’attendait pas toujours qu’ils se présentassent ; +en bon pasteur, il se promenait à leur +recherche. On se souvint longtemps, à Montenotte, +du petit garçon couvert de vermine, dévoré +d’ulcères, qu’il fit monter près de lui, dans sa voiture, +pour le ramener au séminaire de Saint-Eugène, +où s’improvisait un asile. A la fin de janvier, +il avait huit cents bouches à nourrir ; en juin, il +en aura dix-huit cents. « Dites à tous les Arabes, +écrivait-il au curé de Montenotte, qu’ils n’ont qu’à +envoyer leurs enfants au grand marabout des chrétiens, +et que celui-ci leur enseignera à gagner honnêtement +leur vie par le travail, à craindre Dieu +et à aimer leurs frères. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130"><span class="label">[130]</span></a> <span class="sc">Baunard</span>, <i>Le Général de Sonis</i>, p. 244. (Paris, Poussielgue, +1890.)</p> +</div> +<p>Cette générosité d’accueil et d’appel, c’était +une première étape ; il en entrevoyait une seconde +où il pourrait offrir aux indigènes une autre aumône, +celle de la vérité. De Laghouat, un officier +lui écrivait : « L’heure me paraît venue, l’occasion +favorable. » Ce correspondant n’était autre que +Sonis, qui considérait la « conversion des musulmans » +comme « une dette d’honneur que la France +s’est bien peu souciée de payer jusqu’à ce jour<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">[131]</a>. » +Déjà, dans son grand séminaire, l’idée de se dévouer +à la conversion des Arabes tourmentait certaines +âmes. M. Girard, le Lazariste qui depuis +longtemps en était le directeur, — celui que +familièrement on nommait le Père Éternel, — était +venu chez lui, le 29 janvier, avec trois jeunes +clercs, qui demandaient, pour se préparer à ce +futur apostolat un règlement monastique de +vie<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">[132]</a>. Dans cette démarche, la Société future +des Pères Blancs était en germe. Des arrière-plans +s’entr’ouvraient dans la lettre que Lavigerie, +le 6 avril, adressait au directeur des <i>Écoles d’Orient</i> : +« Nos orphelinats, lui disait-il, seront, dans quelques +années, une pépinière d’ouvriers utiles, soutiens, +amis, de notre colonisation française, et, disons le +mot, d’Arabes chrétiens. Ce sera le commencement +de la régénération de ce peuple et de cette <i>assimilation</i> +véritable que l’on cherche sans la trouver +jamais, parce qu’on la cherche jusqu’ici avec le +Coran, et qu’avec le Coran, dans mille ans comme +aujourd’hui, nous serons des chiens de chrétiens, +et il sera méritoire et saint de nous égorger et de +nous jeter à la mer<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">[133]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131"><span class="label">[131]</span></a> <span class="sc">Baunard</span>, <i>Le Général de Sonis</i>, p. 245.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132"><span class="label">[132]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 29-31. Sur le Lazariste +Joseph Girard (1793-1879), voir <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres +choisies</i>, I, p. 385-394.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133"><span class="label">[133]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 161-162.</p> +</div> +<p>Un <i>post-scriptum</i> à cette lettre faisait connaître +d’atroces actes d’anthropophagie commis dans la +région de Tenès : un ménage de gardiens de mosquée, +affamé, avait tué cinq passants, puis leur +neveu, puis leur enfant. « L’absence complète +de sens moral, clamait Lavigerie, favorise sans +contredit la multiplication de ces forfaits. » Et il +concluait : « Il faut relever ce peuple. Il faut que +la France lui donne, je me trompe, lui laisse +donner les principes de l’Évangile, ou qu’elle le +chasse dans les déserts, loin du monde civilisé<a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">[134]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134"><span class="label">[134]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 165-166.</p> +</div> +<p>Dans cette alternative ainsi présentée, il ne +fallait voir qu’un artifice de dialectique, qui ne +mentionnait une solution évidemment absurde : +l’expulsion des Arabes, que pour en imposer une +autre : leur évangélisation<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">[135]</a> ; mais le maréchal +de Mac-Mahon, le colonel Gresley, prirent la phrase +de Lavigerie au pied de la lettre ; et, sous les regards +impuissants du général de Wimpfen, qui estimait +qu’en sauvant de la mort des milliers d’êtres +Lavigerie avait « acquis le droit de diriger leur +esprit et leur cœur vers le but le meilleur et le +plus utile à la France », le conflit entre le gouverneur +et l’évêque éclata. « Voulez-vous donc refouler +les indigènes dans les déserts ? lui demandait +en substance Mac-Mahon, dans une lettre du +26 avril. La France s’y refuse. Les indigènes ne +vont-ils pas dire que vous voulez profiter de l’état +de détresse où ils se trouvent, pour leur faire acheter, +par le sacrifice de leur religion, le pain que vous leur +donnez ? » Il accusait le prélat d’exciter à la haine +entre les citoyens, et d’être devenu « un drapeau +pour tout ce qui était hostile au gouvernement ».</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135"><span class="label">[135]</span></a> Voir les explications de <span class="sc">Lavigerie</span> dans <i>Œuvres choisies</i>, +I, p. 168-170 et 174-176.</p> +</div> +<p>« L’archevêque voudrait-il nous organiser une +petite fronde, écrivait le colonel Hanoteau, en +attendant qu’il attache la croix rouge sur l’épaule +des colons voltairiens pour marcher à la conquête +du bien d’autrui en refoulant dans les déserts les +propriétaires<a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">[136]</a> ? »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136"><span class="label">[136]</span></a> Hanoteau à Labeaume, 8 mai 1868. (Lettre inédite.)</p> +</div> +<p>Des bruits circulaient, d’après lesquels la maréchale +de Mac-Mahon, qui, sous le précédent épiscopat, +présidait toutes les œuvres de charité, +était menacée d’excommunication par le nouvel +archevêque<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>. Des questions d’étiquette aggravaient +le conflit. Lavigerie se plaignait que l’autorité +militaire ne tirât pas pour lui, comme pour un +maréchal, vingt-cinq coups de canon ; il se plaignait +que, lorsqu’il voyageait, des chevaux de l’armée +ne fussent pas mis à sa disposition<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">[138]</a>. Un jeune +Français, à Alger, ayant été assassiné par un Arabe, +les obsèques donnaient lieu à des manifestations +tumultueuses, et dans les sphères militaires on attribuait +cet émoi des esprits au bruit fait par l’archevêque +autour des récents actes d’anthropophagie. +Et de bouche en bouche courait le récit de la déception +cruelle qu’avaient subie, chez les Aït-Boudran, +le P. Stumpf et le frère Jeannin, connu des indigènes +sous le nom de Capsule ; l’<i>Amin</i> leur avait +avoué que les avances qu’il leur avait faites +n’étaient point sérieuses, et que, s’il les laissait +s’installer, il serait tué par ses coreligionnaires. +Mais on ripostait, à l’archevêché, que si Stumpf +et Capsule avaient subi cet accueil, il avait été provoqué +par des espions aux gages du gouverneur<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">[139]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137"><span class="label">[137]</span></a> Général <span class="sc">du Barail</span>, <i>Souvenirs</i>, III, p. 48.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138"><span class="label">[138]</span></a> Le baron Durrieu à Niel, 28 mars 1868. (Archives de la +Guerre.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139"><span class="label">[139]</span></a> Papiers Hanoteau.</p> +</div> +<p>« La guerre est déclarée », écrivait Lavigerie +à l’abbé Bourret. « Si le gouvernement de l’Empereur +me disgracie, j’aurai pour compensation +la joie de ma conscience. » Et du palais épiscopal +d’Alger, deux lettres partaient, l’une pour le maréchal, +l’autre pour l’Empereur. Lavigerie, répondant +à Mac-Mahon, réclamait pour l’Évangile, +en Algérie, terre de chrétienté, la même liberté +que dans les pays infidèles. Combien discret serait +l’usage de cette liberté, il l’attestait en affirmant : +« Je n’ai pas voulu, et je l’ai déclaré hautement, +qu’un seul des 1 200 enfants recueillis par moi +fût baptisé, autrement qu’au moment de la mort ; +et encore, au moment de la mort, je ne l’ai permis +que pour ceux-là seulement qui n’avaient pas +l’âge de raison<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">[140]</a>. » Ces orphelins, donc, n’étaient +pas acculés à acheter leur pain par leur rupture +avec leur foi. Mais que, devenu leur père, il les abandonnât, +qu’il les rejetât dans le monde de l’Islam, +qu’il s’abstînt, au moment venu, d’offrir à leur +liberté d’adhésion la foi qui était celle de la France : +formellement il s’y refusait. Il ne voulait plus, en +un mot, que théoriquement, administrativement, +bureaucratiquement, une barrière fût dressée +entre la civilisation catholique et l’Islam ; et son +optimisme d’apôtre, se tournant vers l’Empereur, +lui écrivait : « Je ne crains pas d’affirmer, Sire, +qu’avec la liberté de conscience et dès lors de la +prédication, nous rendrons en très peu d’années +les Kabyles chrétiens. Pour les Arabes, ce serait +plus long, on ne peut compter que sur les enfants, +mais, par les enfants, le succès est assuré<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">[141]</a>. » +Lavigerie réclamait de l’Empereur, en Algérie, +la même liberté dont le catholicisme jouissait en +Turquie, celle d’ouvrir des asiles de bienfaisance. +Nous la refuser, disait-il, c’est nous priver de notre +liberté de conscience. Mais bientôt Napoléon III +répondait : « Vous avez, monsieur l’archevêque, +une grande tâche à remplir, celle de moraliser les +deux cent mille colons catholiques qui sont en +Algérie. Quant aux Arabes, laissez au gouverneur +général le soin de la discipline. » Le maréchal +Niel, ministre de la Guerre, annonçait joyeusement +à Mac-Mahon, dans une lettre privée, que la plume +du souverain avait été <i>très impériale</i><a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">[142]</a> ; et dans +une dépêche d’adhésion qu’il adressait lui-même +à Mac-Mahon, Niel représentait l’archevêque +comme ayant « demandé équivalemment que la +liberté de conscience fût enlevée aux musulmans +de la colonie ».</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140"><span class="label">[140]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 176-177. Cf. p. 198 +(Lavigerie à Niel, 17 mai 1868) : « Aucune des femmes veuves +recueillies par moi n’a été baptisée, quoique plusieurs l’aient +demandé déjà, et cela parce que je craignais que leur demande +ne fût intéressée. »</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141"><span class="label">[141]</span></a> <i>L’archevêque d’Alger et l’administration algérienne : +recueil de lettres sur l’apostolat catholique en Algérie</i>, p. 28. +(Alger, Bastide, 1871.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142"><span class="label">[142]</span></a> Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868. (Archives de la Guerre.)</p> +</div> +<p>Autour de Lavigerie, en ce début de mai 1868, +un certain nombre d’évêques français commençaient +de se grouper, comme autour du défenseur +de la liberté de l’Évangile. « Prélat au cœur vraiment +chrétien et vraiment français, écrivait Montalembert, +il fait tressaillir d’admiration toutes +les âmes catholiques d’un bout de l’Europe à +l’autre », et Montalembert constatait que dès +cette date, Lavigerie avait « une place à jamais +enviable dans notre histoire »<a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">[143]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143"><span class="label">[143]</span></a> <i>Correspondant</i>, 25 mai 1868, p. 603.</p> +</div> +<p>Louis Veuillot commentait : « Le sort des enfants +rendus aux <i>tribus</i> préoccupe l’archevêque +et devrait davantage toucher les bureaux. Pour +les filles, elles ne seront et ne peuvent être réclamées +que pour être <i>vendues</i> sous forme de prétendu +mariage, au premier venu, selon l’usage universel +des Arabes, consacré, hélas ! par l’administration +et par les tribunaux algériens. Quant aux garçons, +quiconque est au courant des mœurs musulmanes +sait trop ce qui les attend s’ils sont livrés sans défense +à leurs « coreligionnaires ».</p> + +<p>« Ici donc une question de haute moralité prime +le droit de la tribu ou des parents éloignés qui +réclameraient les orphelins. Cette question, la +France, nation chrétienne, ne peut l’éluder.</p> + +<p>« Mais il y a plus : il y a un cas d’indignité, +reconnu par toutes les lois humaines et par le +Coran lui-même, puisque c’est du Coran que l’on +s’appuie.</p> + +<p>« Car enfin, ces tribus, ou, si l’on veut encore, +ces oncles, ces cousins, ont abandonné les orphelins +dans le moment où ils avaient plus besoin +de secours ; ils les ont laissés là, sauvagement, +impitoyablement, ils les ont livrés à la mort pour +ne pas leur partager un reste de pain. Sont-ils +en droit de réclamer aujourd’hui une autorité +abdiquée de la sorte, surtout lorsqu’ils ne la réclament +que pour en tirer de vils et abominables +profits ? Ce cas, l’archevêque, père adoptif des +orphelins, le soumet à la conscience et à la loi du +pays<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">[144]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144"><span class="label">[144]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges religieux, historiques, politiques et +littéraires</i>, 3<sup>e</sup> série, II, p. 513-514.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c8">VII. — <span class="i">La solution du conflit.</span></h3> + +<p>Lavigerie avait contre lui le gouverneur général, +le ministre de la Guerre, l’Empereur. Mais celui +que l’Algérie croyait vaincu avait déjà passé la +mer, pour livrer bataille, à Paris. Baroche, le +ministre de la Justice, avait dit à Niel : « La question +se réduit à savoir si, lorsqu’un évêque a recueilli, +nourri et soigné des orphelins abandonnés +par leurs familles, on peut à un jour donné les enlever +à l’évêque, non pour les rendre à leurs parents, +mais pour les livrer à une tribu qui tient, par-dessus +tout, à en faire des musulmans<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">[145]</a> », et Baroche +avait appelé Lavigerie, pour qu’il fît valoir auprès +de l’Empereur cette considération. Autour du +cabinet impérial les influences s’agitaient, s’entre-heurtaient. +Un « savon » l’attend là-bas, écrivait +le général Borel au colonel Hanoteau, et le général +ajoutait ces mots, témoignage de l’excitation qui +régnait dans l’entourage de Mac-Mahon : « Avez-vous +jamais trouvé tant de violence, d’astuce, +d’ignorance, de mauvaise foi, de haine et de passion +réunies ensemble, et tout cela sous la robe d’un +prêtre et d’un archevêque ? Il est bien à désirer +qu’il ne revienne plus ici<a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">[146]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145"><span class="label">[145]</span></a> Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146"><span class="label">[146]</span></a> Borel à Hanoteau, 21 mai 1868. (Lettre inédite.)</p> +</div> +<p>L’Empereur, d’abord, fermait sa porte au prélat, +et partait pour Biarritz. Lavigerie l’y suivait, +ayant dans son portefeuille une phrase qu’avait +prononcée l’Empereur, à Alger, en 1860 : « La Providence +nous a appelés à répandre sur la terre +d’Algérie les bienfaits de la civilisation. » Derrière +la porte impériale, enfin forcée, un glacial accueil +l’attendait ; mais il répéta la phrase impériale, en +demandant : Que fais-je autre chose ? Et s’il en +faut croire une lettre de Niel à Mac-Mahon, il +reconnut du reste « avoir <i>quelques torts</i>, mais +chercha à prouver qu’un grand nombre de personnes +étaient de son avis, et produisit, à l’appui +de son attestation, des lettres émanant d’officiers +de l’armée »<a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">[147]</a>. Il osait ajouter que si le gouvernement +ne lui rendait pas la liberté de faire son +devoir, il la prendrait. A l’issue de l’audience, il +obtint de l’Empereur la promesse d’une lettre ministérielle +l’autorisant à garder ses orphelins et à +faire auprès des Arabes son œuvre de charité. +Une dernière manœuvre fut tentée. Baroche le +fit venir, lui offrant une seconde fois, pour en finir +avec ses difficultés, la coadjutorerie de Lyon. +Ce serait me déshonorer, répondit Lavigerie. Le +Pape, le 27 mai, dans un bref, le félicitait d’avoir, +« par sa charité, incliné le cœur des infidèles vers +la religion et la nation dont ils avaient reçu tant +de bienfaits, et rompu ainsi l’obstacle qui jusque-là +s’opposait à l’apostolat chrétien ».</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147"><span class="label">[147]</span></a> Niel à Mac-Mahon, 20 mai 1868. (Archives de la Guerre.)</p> +</div> +<p>Vingt-quatre heures plus tard, la lettre ministérielle +qu’avait promise l’Empereur paraissait au +<i>Journal officiel</i>. Le maréchal Niel y signifiait au +prélat : « Le gouvernement n’a jamais eu l’intention +de restreindre vos droits d’évêque, et toute latitude +vous sera laissée pour étendre et améliorer +les asiles où vous aimez à prodiguer aux enfants +abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les +secours de la charité chrétienne<a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">[148]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148"><span class="label">[148]</span></a> Niel consolait Mac-Mahon, dans une lettre du +25 mai 1868, en lui expliquant que « le principe d’autorité du +gouverneur général, juge en dernier ressort de l’opportunité +de la création d’asiles hospitaliers », demeurait sauf. (Archives +de la Guerre.) On trouvera dans la <i>Revue d’histoire des Missions</i>, +septembre 1925, le texte de ces lettres inédites du +maréchal Niel.</p> +</div> +<p>Lavigerie avait cause gagnée ! « Voilà donc, +écrivait-il, l’aurore d’une ère nouvelle en Algérie, +et, pour la charité catholique, l’assurance d’un +avenir meilleur<a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">[149]</a>. » Dans sa visite à Biarritz, +en ce diocèse même où il avait voulu, à l’âge de +treize ans, être curé de campagne, il venait de conquérir, +à l’âge de quarante-trois ans, le droit de +devenir le grand aumônier de l’Islam, le droit d’en +devenir peut-être l’archevêque.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149"><span class="label">[149]</span></a> Lavigerie au directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient, +23 mai 1868 (<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 202).</p> +</div> +<p>Les Tuileries avaient cessé de restreindre son +bercail aux deux cent mille colons européens dont +lui parlait, quelques mois plus tôt, la lettre impériale ; +les Tuileries consentaient que l’Église romaine +ouvrît vers l’Islam certaines avenues.</p> + +<p>« D’une part, concluait Louis Veuillot, l’Église +d’Alger possède une force qu’on ne lui connaissait +pas : l’opinion est pour elle. D’autre part, et comme +conséquence de ce fait important, la question se +trouve à l’étude dans le sein du gouvernement lui-même +plus qu’elle n’y fut jamais. On peut attendre +que les bureaux arabes ne trancheront plus en ces +matières aussi lestement qu’ils en avaient coutume. +L’éveil est donné et l’archevêque a tous les moyens +de reprendre un débat dont la bonne issue n’importe +pas moins à la colonisation qu’à la religion. +Ces deux causes sont jointes et savent désormais +qu’elles doivent succomber ou triompher ensemble.</p> + +<p>« Nous demandons à Dieu qu’il soit encore +temps, et qu’un Abd-el-Kader ou un Bou-Maza ne +s’élève pas un jour du milieu de ces enfants arabes, +à qui une folie doublement déplorable s’obstine +à fermer l’Évangile et à ouvrir le Coran<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">[150]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150"><span class="label">[150]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Mélanges religieux, historiques, politiques et +littéraires</i>, 3<sup>e</sup> série, II, p. 526.</p> +</div> +<p>Deux ans plus tard, dans une note qu’il adressera +au gouvernement de Tours, Lavigerie dira : +« Il faut respecter scrupuleusement la foi religieuse +des indigènes, en leur laissant toute liberté de la +pratiquer. Mais il faut aussi, par tous les moyens +moraux en notre pouvoir, les relever de leur abaissement +et surtout de leur paresse et de leur faiblesse. +Sans cela, au contact d’une population intelligente +et active, ils disparaîtront tous, et, dans un +siècle, il n’en restera plus un seul<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">[151]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151"><span class="label">[151]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Correspondant</i>, 10 mars 1912, +p. 835 et suiv.</p> +</div> +<p>Les feuilles algériennes hostiles, qui ne voulaient +voir en lui qu’un convertisseur, fourvoyaient +l’opinion : ses premières démarches en pays d’Islam +étaient celles d’un civilisateur, qui voulait +enseigner aux indigènes le bon usage de leurs bras, +et de leurs terres, et de leurs vies.</p> + +<p>Il avait demandé la liberté, il l’avait obtenue. +Il ne voulait pas en user, déclarait-il, pour la prédication +directe de la foi chrétienne aux Arabes. +Il lui semblait que « cette prédication faite imprudemment, +au lieu de hâter l’œuvre, l’éloignerait +et la rendrait à jamais impossible, en faisant +naître les oppositions du fanatisme »<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">[152]</a>. Mais +c’était par l’exemple, par les bienfaits, par la charité, +par le temps enfin, qu’un rapprochement, à +son avis, devait s’opérer ; et ce rapprochement, +il avait confiance qu’un jour l’État lui en saurait +gré, puisque des millions de bras, toujours prêts +à s’armer, seraient ainsi remis à la disposition de +la France, pour rendre à la terre d’Algérie son +antique fécondité des temps romains, que l’Islam +avait abolie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152"><span class="label">[152]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, « Lettre au président de l’Œuvre des Écoles +d’Orient sur le premier village d’orphelins arabes », janvier 1873 +(<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 237).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c9">CHAPITRE II<br> +LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE</h2> + + +<h3>I. — <span class="i">L’éducation agricole de l’Algérie : +Pères Blancs et Sœurs Blanches.</span></h3> + +<p>Lavigerie, à Biarritz, avait convaincu l’Empereur +qu’un archevêque d’Alger était quelque chose +d’autre et quelque chose de plus que le chapelain +mitré d’une colonie européenne. Ce succès une fois +remporté, il s’en fut voir Pie IX : « J’ai été reçu +en triomphe et comblé par le pape », écrivait-il +le 10 août 1868 à l’abbé Bourret. Il racontait +qu’à Rome, on l’avait « saharatisé », qu’on l’avait +« négrifié ». Il joignait désormais à son office d’archevêque +les fonctions de supérieur et de délégué +apostolique d’une mission créée à sa demande, +et pour lui : la mission du Sahara occidental. +Au-delà de ces Berbères, de ces Arabes, dont l’État +français avait fini par lui permettre le contact, +il revoyait s’ouvrir devant lui, par la volonté de +Rome, une autre province spirituelle, comprenant +toutes les oasis de l’immense désert, jusqu’à +Tombouctou. L’Algérie, le Sénégal, lui apparaissaient +comme « deux grandes portes que la miséricorde +divine avait ouvertes, pour tant de peuples, +à la charité et à la vérité catholique » ; il se réjouissait +qu’à ces deux seuils de l’Afrique inconnue, +soldats de France et prêtres de France fussent +installés. En mai 1869, lorsque l’entourage du +gouverneur général l’avait vu partir, on avait +escompté qu’il ne reviendrait point, et qu’une permutation +de siège libérerait l’Algérie de son esprit +d’entreprise ; il rentrait là-bas, en septembre, +avec un parchemin pontifical qui lui ouvrait un +continent.</p> + +<p>En ce même mois de septembre 1869, la Propagande, +envoyant des instructions aux vicaires apostoliques +des Indes orientales, leur recommandait +de travailler à la conversion des musulmans par +la diffusion d’opuscules sur la divinité du christianisme<a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">[153]</a>. +Rome aurait cru pécher contre l’humanité +si elle avait paresseusement admis que plus +de deux cents millions d’âmes, les âmes de l’Islam, +fussent exclues des grâces du Christ.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153"><span class="label">[153]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Acta et decreta sacrorum conciliorum recentiorum</i> (<i lang="la" xml:lang="la">Collectio +Lacensis</i>), VI, col. 666. (Fribourg, Herder.)</p> +</div> +<p>Lavigerie, ainsi soutenu par l’impulsion romaine, +retrouvait ses orphelinats très prospères : petits +Kabyles, petits Arabes s’y formaient à toutes +sortes de métiers. L’apprentissage agricole, surtout, +préoccupait le prélat. Dans l’histoire de l’apostolat +chrétien, nombreuses sont les pages où l’on +voit les missionnaires tenir tout d’abord aux populations +le langage du Dieu de la Genèse, et leur +enseigner, à son exemple, la loi du travail et la +culture de la terre. On dirait qu’ils veulent leur +présenter les énergies mêmes du sol, ce don de Dieu, +avant de leur révéler, par le Décalogue, les exigences +de sa loi, avant de leur révéler, par l’Évangile, +les condescendances de sa paternité<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">[154]</a>. Lavigerie, +s’inspirant de ces exemples séculaires, allait +viser au défrichement des terres, avant de songer à +celui des âmes. Se rappelant que « le mélange des +travaux manuels, des travaux des champs et des +travaux apostoliques est la première forme qu’ait +eue dans l’Église l’œuvre de la propagation de la +foi », il était décidé à établir, sur plusieurs points +de la province d’Alger, de vastes fermes-écoles où +les enfants indigènes dont les parents le désireraient +viendraient librement avec les enfants européens +« se former au bien, au travail, apprendre nos +méthodes, et recevoir une instruction première +qui modifierait profondément la routine et les +préjugés de leur race. » Ben-Aknour, Maison Carrée, +Sidi Moussa, Saint-Ferdinand, accueillaient les +garçons ; Kouba, Sidi Ibrahim, Saint-Eugène, +El-Bior accueillaient les filles.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154"><span class="label">[154]</span></a> Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur +l’agriculture et l’apostolat missionnaire, dans notre livre : +<i>Orientations catholiques</i>, p. 172-198 (Paris, Perrin, 1925).</p> +</div> +<p>Des moines agriculteurs, voilà ce que furent, dans +leur séminaire spécial ouvert le 10 octobre 1868, +les cinq premiers missionnaires d’Afrique. Lavigerie +rêvait, dès cette date, de les voir rayonner +de proche en proche, d’une part dans le désert +qui s’étend depuis le sud de l’Algérie jusqu’au +Sénégal, et d’autre part dans le pays de l’or et des +nègres ; il rêvait même, déjà, — comme il le proclamait +en conférant le sous-diaconat à l’un d’entre +eux, Félix Charmetant, — de voir cette humble +et aventureuse société donner bientôt à l’Église +des martyrs. Sous la direction spirituelle d’un +Jésuite et sous la discipline intellectuelle d’un Sulpicien, +quinze mois de formation étaient prévus ; +il leur était prescrit de ne plus parler que l’arabe, +et dans cette période de débuts le professeur d’arabe +fut le cuisinier de la maison. Il avait consigne de +les familiariser sans ménagements avec le menu +des indigènes, comme avec leur langue. On devait +coucher sur la dure, employer les récréations à +panser les plaies des Berbères ou des Arabes, et +s’habituer à connaître, pour les soigner, leurs plus +dangereuses maladies. Lavigerie proposait à ses +novices l’exemple des premiers Bénédictins, qui, +parce qu’instituteurs de la vie laborieuse, avaient +été des civilisateurs ! Les anciens moines d’Occident +avaient assaini le sol, l’avaient cultivé : au réfectoire, +on lisait Montalembert, leur hagiographe, +pour s’instruire de leurs méthodes, pour s’enflammer +de leur zèle. On pouvait espérer que l’orgueil +musulman céderait plus aisément, un jour, +aux suggestions des missionnaires s’ils adoptaient +franchement, sans esprit de retour, les façons +extérieures de vivre, les vêtements, la nourriture, +les mœurs nomades, la langue de l’Islam. Ce fut +pour eux comme une règle religieuse, de se former +à être des déracinés et de s’incarner Arabes, +si l’on peut ainsi dire, pour qu’en retour les Arabes +s’assimilassent un peu de leur âme.</p> + +<p>Des dévouements nouveaux survinrent, en réponse +à la circulaire qu’avait expédiée Lavigerie +dans tous les grands séminaires de France, et qui +réclamait impérieusement, pour l’Algérie, des éducateurs +d’indigènes, et, pour le Soudan, des +apôtres. « C’est là, écrivait le prélat, la conséquence +logique et providentielle de la conquête algérienne, +car cette conquête elle-même est, selon mes faibles +vues, le début d’une dernière croisade, croisade +pacifique et civilisatrice, qui doit assurer à la +France catholique une prépondérance marquée +dans les destinées de l’Afrique du Nord. »</p> + +<p>Des paysannes s’attelant à la culture, voilà ce +que furent, de leur côté, dès le mois de septembre +1869, les premières sœurs missionnaires +d’Afrique. C’étaient huit jeunes filles, dont deux +avaient moins de seize ans. Un prêtre d’Alger, +l’abbé Le Maulf, était allé les chercher jusqu’en +Bretagne. Quelques lignes de Lavigerie les avaient +capturées : « Chez les musulmans, disaient ces +lignes, il n’y a que la femme qui puisse aborder la +femme et lui apporter le salut. Il n’y a nulle part, +mais surtout en Afrique, personne de plus apte +que la femme à un ministère qui est premièrement +un ministère de charité. » Séduites, elles passèrent +la Méditerranée. L’Afrique féminine était à conquérir ; +elles allaient s’y mettre ! Mais les sœurs +de Saint-Charles, à qui Lavigerie les confia, commencèrent +par leur donner des bêches, des pioches, +et autres instruments de culture ; et en avant ! +Il fallait être expertes en labour, pour apprivoiser +plus tard au travail de la terre les orphelins arabes. +Elles étaient venues pour être des « bonnes sœurs » ; +et l’on faisait d’elles, d’abord, de bonnes paysannes, +courbées sur la glèbe.</p> + +<p>Lavigerie était très formel : Pères Blancs, Sœurs +missionnaires, avaient des terres ; il fallait donc +qu’ils en vécussent, à la façon des apôtres et des +premiers solitaires qui se flattaient de n’être point +à charge aux fidèles, et de vivre de leur travail. +Leur labeur manuel, tel qu’ils le concevaient, devait +remplir dans la société chrétienne une fonction +économique, et s’exercer avec la dignité d’une +liturgie. Un jour, revêtu du rochet, de la mosette +et de l’étole, il surgissait, inattendu, au milieu +des vignobles de Maison Carrée. Le pieux bataillon +de vendangeurs était là ; devant eux, à voix haute, +ce Lavigerie qu’ils appelaient volontiers papa +commençait une prière, demandant au Seigneur +qu’à jamais leur fussent épargnées les angoisses +de la faim, et que l’esprit de pénitence tînt leurs +énergies en haleine ; puis, s’armant d’une serpette, +saisissant un panier, il se mettait lui-même à vendanger, +sous les insolents rayons d’un soleil d’août.</p> + +<p>Ses deux instruments étaient forgés : Pères +Blancs et Sœurs missionnaires. Ceux-là élèveraient +des jeunes hommes, celles-ci des jeunes filles. +Et déjà Lavigerie préparait le lendemain en achetant, +dès le mois d’octobre 1869, dans la vallée +du Chelif, plusieurs milliers d’hectares de terres, où +ces jeunes hommes, où ces jeunes filles, fonderaient +plus tard des foyers et formeraient des villages +d’Arabes chrétiens<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">[155]</a>. Car déjà, dans les orphelinats, +sans hâte, avec prudence et discrétion, on +commençait à baptiser. Lavigerie frémissait d’espérance +lorsqu’il entendait un de ces jeunes néophytes +lui dire : « Je préfère le christianisme à +l’islamisme, parce que celui-ci ordonne de tuer les +chrétiens, et celui-là de mourir pour les Arabes. » +Parmi ces orphelins qu’il rassemblait plus près de +son aile, au petit séminaire de Saint-Eugène, il +se plaisait à pressentir de futurs médecins arabes +et même peut-être de futurs prêtres ; et se berçant +de cette pensée, il voyait en eux des recrues, dont +les bonnes volontés, plus tard, se mettraient au +service de la Délégation du Sahara et du Soudan.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155"><span class="label">[155]</span></a> Voir sa lettre aux chrétiens de France et de Belgique +sur les orphelins arabes d’Alger, janvier 1870 (<span class="sc">Lavigerie</span>, +<i>Œuvres choisies</i>, I, p. 205-227).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c10">II. — <span class="i">Une grande crise : +la guerre de <span class="rm">1870</span> et l’insurrection kabyle.</span></h3> + +<p>Arrivant à Rome, le 6 décembre 1869, pour le +Concile du Vatican, un prestige l’entourait, qui +lui eût permis, s’il l’eût voulu, de jouer un rôle +important dans cette assemblée. Il y avait là +Mgr Maret, son vieil ami de Sorbonne, toujours +doyen de la Faculté de théologie : des publications +retentissantes, dont Lavigerie avait vainement +essayé de le dissuader<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">[156]</a>, groupaient autour de +ce prélat beaucoup de ceux qui voulaient ajourner +ou combattre la définition de l’infaillibilité papale. +Son amitié peut-être avait escompté que Lavigerie +se rangerait derrière lui. Je suis un évêque missionnaire, +protestait Lavigerie ; et pour un évêque +missionnaire, « il y a un bon modèle à suivre : +c’est saint Martin ; il avait fait le vœu de ne plus +se trouver dans aucun concile, y ayant éprouvé +une diminution de son don des miracles. J’en ai +fait autant pour les discussions des théologiens ». +Il avait d’ailleurs, jadis, dans ses leçons de Sorbonne +sur le jansénisme, enseigné l’infaillibilité.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156"><span class="label">[156]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 273.</p> +</div> +<p>Sous ses regards, de curieux chassés-croisés +s’accomplissaient : ce Mgr Maret, qui pourvoyait +d’arguments les prélats de l’opposition, avait, en +sa jeunesse, été menaisien et infaillibiliste ; et +Mgr Cousseau, l’évêque d’Angoulême, devenu +champion très ardent de la définition, avait commencé, +jadis, par être gallican. Mais aujourd’hui +Mgr Maret déclarait redouter que la France ne +devînt incrédule plutôt que de devenir « ultramontaine », +et Mgr Cousseau estimait qu’en taxant la +définition d’inopportune on la rendait nécessaire. Ils +se rencontraient chez Lavigerie. « Nous allons voir +si les deux augures peuvent aujourd’hui se regarder +sans rire », disait l’archevêque. Et tous deux, en +bonne amitié, s’avouaient réciproquement leurs +évolutions respectives. Lavigerie observait : il constatait, +de part et d’autre, « des sentiments également +respectables », d’une part l’« amour de la +vérité pure et complète », d’autre part, « l’amour des +âmes et le respect des traditions de l’ancien clergé de +France, si vénérable sous tant de rapports »<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">[157]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157"><span class="label">[157]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 249-251.</p> +</div> +<p>Exégèse des textes scripturaires, examen des +défaillances doctrinales imputées à Libère, ou +bien à Vigile, ou bien à Jean XXII, argumentations +dialectiques sur les assises ou la portée de +l’infaillibilité : Lavigerie laissait cela à d’autres ; +il avait le dessein d’être, tout simplement, avec +le Pape et la majorité des évêques. « Je ne veux +savoir, disait-il, que ce que veut et ce que pense +l’Église, pour penser et dire comme elle. » Il était +pourtant trop réaliste, trop soucieux des répercussions +du spirituel sur le temporel, pour négliger +de prêter attention aux anxiétés de certains États ; +qu’ils s’ingérassent dans le Concile, cela ne lui +paraissait nullement désirable. Voyant à Paris +Émile Ollivier, il le prévenait que dans une telle +immixtion le gouvernement ne trouverait que « des +dégoûts et des échecs ». Mais il souhaitait qu’au lieu +de s’user dans une résistance sans issue, les esprits +modérés de l’épiscopat employassent leurs efforts +à mitiger les termes de la définition<a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">[158]</a>. Lavigerie, +s’il eût fait un séjour prolongé au concile du Vatican, +se fût comporté vis-à-vis de la majorité infaillibiliste, +comme en 1682 Bossuet, dans l’assemblée +du clergé de France, s’était comporté +vis-à-vis de la majorité gallicane. De même que +Bossuet, devant cette assemblée qui prétendait +opposer à Rome la barrière des Quatre articles, +prêchait sur l’Unité de l’Église un sermon qui +rendait hommage à Rome, de même Lavigerie, +en face d’une majorité que les pouvoirs civils +qualifiaient d’ultramontaine, eût volontiers travaillé, +s’il eût eu le loisir de faire besogne théologique, +à « rendre la définition telle que Bossuet +pût la signer ». Mais ce loisir lui manquait, et dès +le mois de mars, il disparut du concile : ses œuvres +religieuses le rappelaient<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">[159]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158"><span class="label">[158]</span></a> Émile <span class="sc">Ollivier</span>, <i>l’Église et l’État au concile du Vatican</i>, +II, p. 97 (Paris, Garnier). On lit dans le <i>Journal</i> de M. Icard, +alors directeur au séminaire de Saint-Sulpice, à la date du +4 février 1870 : « Mgr Lavigerie a dit au cardinal Antonelli +que dans la situation où était le Concile, il était d’une importance +extrême de ne pas amener un éclat et des controverses +qui agiteraient les évêques ; que le pape ne peut +guère prendre une initiative dans une affaire qui lui semble +personnelle ; que la congrégation des « postulata » ne le +devrait pas non plus, puisqu’elle n’agit que sous le gré du +pape ; mais qu’un évêque pourrait très bien amener une ouverture +dans la discussion du schéma de l’Église : si l’on insère +dans ce schéma le chapitre du Concile de Florence, l’évêque +demandera que, comme il s’est élevé des controverses sur l’interprétation +de ce chapitre, les Pères déclarent que l’on doit +l’entendre en ce sens, que, lorsqu’un pape déclare solennellement +à l’Église que telle vérité est révélée et enseignée par la +tradition, son jugement est irréformable. De cette manière, +on ne sépare pas le pape de l’Église, on ne donne pas occasion +aux hommes prévenus de croire que le pape peut définir ce +que bon lui semblera. L’idée de l’archevêque d’Alger est utile ; +il y a là un acheminement à la paix ; on ne sépare pas le pape +de l’Église ; on écarte l’hypothèse d’une infaillibilité séparée. +Je crois que l’on peut disposer les termes du schéma de manière +à lui concilier le plus grand nombre de suffrages. » (Communication +de M. l’abbé Mourret.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159"><span class="label">[159]</span></a> Lavigerie, plus tard, revenant sur le Concile dans des +pages émues sur Mgr Maret, constatera, à la faveur du recul, +que toutes les démarches de Mgr Maret et de Mgr Dupanloup, +« inspirées, au fond, par l’amour de l’Église et par celui +des âmes qu’ils croyaient compromises par ce projet de définition, +ne furent que des illusions dont la main de Dieu profita +pour tout mener à ses fins ». Maret lui écrira après le concile : +« Vous avez été le sage, comme toujours, moi, j’ai été l’imprudent. +Vous aviez tout prédit, je n’ai voulu ni vous écouter, ni +vous croire, mais cependant je vous ai toujours aimé » ; et +Lavigerie obtiendra de Pie IX qu’il nomme Maret primicier +de Saint-Denis, et de Léon XIII qu’il le nomme archevêque +de Lépante (<i>Revue de Lille</i>, janvier 1897, p. 271-276).</p> +</div> +<p>Au concile même, soixante-huit prélats déposaient +un vœu pour l’évangélisation de cette vigne +délaissée qu’était l’Afrique noire<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">[160]</a> ; ils la signalaient, +comme une tâche urgente, aux évêques +du littoral africain, à tout le peuple chrétien ; et +leurs mystiques métaphores souhaitaient qu’en un +jour prochain, la race nègre brillât, comme une +perle aux noirs reflets, dans le diadème de l’Immaculée… +Déjà Lavigerie, ayant laissé derrière +lui les discussions conciliaires, s’occupait de hâter +ce jour, en tête-à-tête avec l’Afrique, avec son rêve.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160"><span class="label">[160]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Collectio Lacensis</i>, VII, col. 905.</p> +</div> +<p>Il ne pressentait pas encore les orages qui allaient +fondre sur l’Algérie, en même temps que sur +la France.</p> + +<p>Le 15 juillet 1870, la guerre franco-allemande +éclatait : peu de jours après, au Corps législatif, +Émile Keller faisait applaudir la lettre d’un +évêque qui mettait la moitié de ses prêtres à la disposition +de la France, comme aumôniers, comme +ambulanciers ; cet évêque, qui bientôt allait +autoriser ses fabriques à donner leurs cloches +pour en faire des canons, était Lavigerie. En +quelques semaines, l’Algérie dut se priver d’une +moitié de son clergé : première étape dans l’appauvrissement +spirituel.</p> + +<p>Le 4 septembre, le canon, dans Alger, annonça +la proclamation de la République ; ce fut tout de +suite, dans la ville, un bouillonnement de lie. +« L’archevêque emprisonne les orphelins », murmurait +une populace menaçante ; « il faut les délivrer ». +On parlait de ses millions, on criait des +journaux qui racontaient, en les travestissant, +« les faits et gestes du citoyen Charles ». Il se sentait +tellement écœuré, qu’un instant, devant l’un +des Pères Blancs, il déposa sa croix, son anneau, +déclara qu’il ne voulait plus être archevêque. Sans +de telles heures d’abattement, qu’il se reprochait +ensuite comme des lâchetés, cet incomparable +moteur d’histoire aurait pu se laisser fasciner, +et puis fourvoyer, par l’orgueil d’agir ; habitué à +la fréquente soumission des hommes, à la fréquente +soumission des circonstances elles-mêmes, il était +bon, j’allais dire hygiénique, qu’il sentît parfois, +tout d’un coup, s’opposer à sa puissance le plus +humiliant de tous les obstacles, celui qui provient +d’une défaillance intérieure de volonté ; ces heures-là, +et la confusion qu’elles lui laissaient, l’obligeaient +à certaines disciplines d’anéantissement +qui le préservaient d’une périlleuse griserie.</p> + +<p>Abattu, c’était naturel qu’il le fût, lorsqu’il +voyait, en 1871, dans cette Maison Carrée où, +sous la pression de la nécessité, il avait rassemblé +tous ses orphelins, une atroce famine s’installer. +Il y avait là cinq cents enfants qui vivaient de +feuilles de bourrache et de patates ; et les Pères +Blancs partageaient leur menu, besognaient avec +eux, tout le jour, sur un sol encore ingrat, et, la +nuit, rapiéçaient les hardes de tous ces petits miséreux. +Lavigerie souffrait cruellement : il s’exacerbait, +devenait dur, rudoyait parfois les enfants, +bousculait parfois les Pères, ne se maîtrisait plus. +Il ne lui venait plus un sou de la France, qui se +débattait contre l’acharnement du Prussien ; il +demandait pardon à Dieu, aux hommes, d’avoir +entrepris une œuvre que la faillite menaçait. +« Dites aux Pères Blancs que je leur rends leur +liberté », signifiait-il un jour au P. Charmetant. — « Ils +ont répondu qu’ils voulaient rester », lui +rapporta le Père, le lendemain. — Et l’archevêque +de répliquer : « Ah ! pauvres chers insensés, que +vont-ils devenir ? » Sa dépression personnelle s’accentuait : +plus moyen, pensait-il, de garder les +enfants ; il fallait liquider, partager entre ceux +qu’on avait baptisés les terres qu’on avait achetées, +renvoyer les autres. Et le P. Charmetant répondait : +« Non, monseigneur, jamais, jamais ! » L’archevêque +alors, le pressant sur son cœur, lui disait : +« Restez donc, puisque vous le voulez ; c’est votre +affaire, ce n’est plus la mienne. Vous aurez la honte +de la débâcle. Moi, je n’y suis plus pour rien, je +pars. » On était alors au cœur de l’hiver, il partit. +Et ce fut l’honneur de ces premiers Pères Blancs +de ne point l’accuser de désertion et de ne point +déserter eux-mêmes la tâche que leur avait remise, +naguère, son esprit de confiance dans l’avenir, +momentanément affaibli. Cette nature était si +spontanément en dehors, que les fléchissements +s’y laissaient voir sans fard, à l’œil nu, dans cette +même lumière crue qui d’ordinaire en faisait resplendir +la grandeur soutenue, rayonnante.</p> + +<p>On apprit bientôt qu’en France Lavigerie se +ressaisissait. Toutes ses pensées se tendaient vers +l’Algérie, pour les lendemains de la guerre. Une +note qu’il remettait au gouvernement de Tours +réclamait des terres pour établir des colons, et des +colons pour peupler les terres, — des colons qui +ne fussent pas tarés, qui ne fussent pas « l’écume de +la France ». Candidat dans les Landes, aux élections +d’où sortit l’Assemblée nationale, il eût +souhaité pouvoir dire à la France, comme député, +tout ce qu’elle était en droit d’attendre de sa +colonie d’Algérie, et tout ce que cette colonie +devait attendre d’elle. Le scrutin ne lui fut pas +propice. Malgré le geste qu’il avait fait en s’éloignant +de son diocèse, ou peut-être à cause de ce +geste, le souvenir de ses orphelins l’obsédait ; il +négociait avec des orphelinats de Marseille, de +San Pier d’Arena, qui pourraient éventuellement +les accueillir. Et il écrivait à ses Pères Blancs : +« Quoi qu’il arrive, mes amis, ne vous laissez pas +aller au découragement. »</p> + +<p>Après six mois d’absence, il rentrait en Algérie ; +c’était pour y trouver la Kabylie en flammes. +Quelle cruauté pour lui, après les espérances qu’il +avait caressées, de voir se révolter contre la civilisation +française et chrétienne ceux-là mêmes en +qui il s’était plu à saluer un ancien peuple chrétien ! +« C’est la faute, disait-il, à la politique française, +qui a fait d’eux, maladroitement, des musulmans +fanatiques. » Il eut cette idée que l’Église +devait aller vers eux, pour leur faire tomber les +armes des mains ; il envoya le P. Charmetant à +la recherche de Mokrani, l’un des chefs de l’insurrection : +Mokrani fut tué sans que le Père eût +pu le joindre. Plus heureux, le curé de Palestro +pouvait parlementer avec un autre chef d’insurgés ; +mais un coup de pistolet, qui tuait le prêtre, +interrompait subitement l’entretien<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">[161]</a>. Entre +l’Église qui voulait rencontrer les Kabyles, et les +Kabyles qui semblaient parfois accepter le rendez-vous, +la fureur même de la guerre faisait barrière.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161"><span class="label">[161]</span></a> Sur la mort de l’abbé Monginot à Palestro (24 avril 1871), +voir <span class="sc">Rinn</span>, <i>Histoire de l’insurrection de <span class="rm">1871</span> en Algérie</i>, p. 305-308 +(Alger, Jourdan, 1891).</p> +</div> +<p>L’amiral de Gueydon, enfin, ramena la paix, +et Lavigerie put constater qu’après ces tourmentes +successives, les œuvres qu’en 1870 il avait +laissées derrière lui étaient assurément affaiblies, +mais que pourtant elles demeuraient debout.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c11">III. — <span class="i">Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée.</span></h3> + +<p>Il n’y avait plus de noviciat des Pères Blancs, +aucune recrue ne s’était présentée depuis la guerre ; +mais chez ce qui restait des Pères Blancs, il y avait +un missionnaire qui voulait que la société vécût, +parce qu’il estimait que « le bien qu’on y pouvait +accomplir, et qu’on touchait du doigt, était tel +qu’on ne le trouverait pas dans le ministère des +meilleures paroisses » : c’était le P. Charmetant, +tout fier d’avoir vu revenir à Maison Carrée, +fidèlement, cent quinze néophytes arabes, sur cent +vingt-deux qu’on y avait baptisés. Le 24 septembre +1871, jour de la fête de Notre-Dame-de-la-Merci, +rédemptrice des esclaves, un appel de Lavigerie +redemandait aux séminaires de la métropole +de futurs Pères Blancs ; Charmetant faisait un tour +de France pour commenter l’appel ; on informait +la charité française que huit cents francs par an +pourvoyaient à l’entretien d’un novice missionnaire ; +et bientôt trois prêtres, trois diacres, deux +sous-diacres, se présentaient<a id="FNanchor_162" href="#Footnote_162" class="fnanchor">[162]</a>. Ce qui les attirait, +c’était le tableau même que leur avait tracé +Lavigerie, le tableau d’une « mission pauvre, +pénible, difficile, et la plus abandonnée qui fût au +monde » ; et la perspective de « privations de toutes +sortes, et peut-être, dans les commencements +surtout, du martyre ». Du côté du gouvernement +général, qu’occupait alors l’amiral de Gueydon, +il n’y avait plus de tiraillements à craindre. +« Il y en a qui vous combattent, disait l’amiral +aux Pères Blancs, et moi je vous approuve. En +cherchant à rapprocher les indigènes de vous +par l’instruction et la charité, vous faites l’œuvre +de la France. La France ne fait plus assez d’hommes +pour peupler l’Algérie. Il faut y suppléer en francisant +nos deux millions de Berbères ; mettez-y +toujours la même prudence, et alors comptez +sur moi. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_162" href="#FNanchor_162"><span class="label">[162]</span></a> Sur le caractère, le but et l’esprit des Pères Blancs, voir +le livre intitulé : <i>La Société des missionnaires d’Afrique</i>, p. 16-25 +(Paris, Letouzey, 1924).</p> +</div> +<p>« J’ai passé ma vie, déclarait-il un autre jour à +Lavigerie, à protéger les missions catholiques sur +toutes les mers du globe. Je ne puis admettre +qu’elles soient persécutées sur une terre française. +Il faut beaucoup de réserve, beaucoup de tact, +agir par des bienfaits et non par des discours ; +mais le temps d’associer peu à peu le peuple vaincu +par nous à la civilisation chrétienne est enfin +venu<a id="FNanchor_163" href="#Footnote_163" class="fnanchor">[163]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_163" href="#FNanchor_163"><span class="label">[163]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 260.</p> +</div> +<p>L’œuvre des Sœurs missionnaires, elle aussi, +avait survécu aux orages. Elles s’essayaient dans +l’Aveyron, s’exerçant à cultiver la vigne, à soigner +les vers à soie ; puis pauvrement, sur le pont d’un +vaisseau, mêlées aux passagers les plus besogneux, +elles faisaient la traversée de la Méditerranée ; +et dans leur monastère de Saint-Charles de Kouba, +« à la fois solitude et paradis », disait Lavigerie, +elles devaient s’astreindre, chaque jour, à creuser +de leurs propres mains les fosses pour les pieds +de vigne, sous les regards de la population enfantine +que leur exemple même formait au travail.</p> + +<p>Pour ses Pères Blancs, pour ses Sœurs missionnaires, +Lavigerie dessinait un âpre idéal : il voulait +les amener à s’identifier, par le dénuement, +par l’endurance, par la fatigue, aux plus pauvres +d’entre les Arabes, aux plus asservies d’entre les +femmes. « Pauvres créatures, disait-il des femmes +arabes, elles souffrent, elles pleurent, elles sont +faibles, c’est donc à elles que l’Évangile est d’abord +destiné. La conversion des Arabes commencera +par les femmes, et ces femmes seront à la fois +les plus puissantes missionnaires et la première +conquête de l’Évangile. » Il voulait que ces nonnes +transplantées de France, ces nonnes dont il faisait +d’abord des vigneronnes, annonçassent un +jour à l’Afrique féminine tout ce que jette de +lumières, sur la dignité de la femme, l’impérieux +message chrétien<a id="FNanchor_164" href="#Footnote_164" class="fnanchor">[164]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_164" href="#FNanchor_164"><span class="label">[164]</span></a> Sur la triste situation que font à la femme les mœurs +kabyles, voir Jean <span class="sc">Bardoux</span>, <i>Revue hebdomadaire</i>, 23 mai 1925, +p. 414-419.</p> +</div> +<p>Se tournant vers la France, il demandait, enfin, +des colons. Cinq cent mille hectares de terres cultivables +étaient devenus disponibles en Kabylie ; +il avait obtenu que cent mille hectares fussent +réservés par une loi aux immigrés d’Alsace et de +Lorraine. Ancien évêque de Nancy, il les appelait, +il les pressait de venir, leur montrait l’Algérie +leur ouvrant ses portes, leur garantissait qu’il ferait +tout pour eux. Ainsi jetait-il un pont par-dessus la +Méditerranée entre ces populations qui, pour +quarante-huit ans, cessaient d’être françaises, et +cette terre d’Algérie dont Prévost-Paradol avait +dit quatre ans plus tôt : « Elle doit être <i>le plus tôt +possible</i> peuplée, possédée et cultivée par des +Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour +peser de notre côté dans l’arrangement des affaires +humaines<a id="FNanchor_165" href="#Footnote_165" class="fnanchor">[165]</a> » ; et l’on constatait, trente ans plus +tard, que, grâce à l’initiative de Lavigerie, neuf +cent six familles alsaciennes s’étaient acclimatées +en Algérie<a id="FNanchor_166" href="#Footnote_166" class="fnanchor">[166]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_165" href="#FNanchor_165"><span class="label">[165]</span></a> <span class="sc">Prévost-Paradol</span>, <i>La France nouvelle</i>, p. 418 (Paris, +Lévy, 1868).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_166" href="#FNanchor_166"><span class="label">[166]</span></a> Les statistiques de 1899 attestèrent que sur 1 183 familles +alsaciennes ainsi immigrées, 387 possédaient encore leur concession, +519 ne l’avaient plus, mais étaient restées en Algérie, +277 seulement avaient disparu. (<i>La Colonisation en Algérie</i>, +1830-1921, publication du gouvernement général de l’Algérie, +p. 26.)</p> +</div> +<p>La basilique de Notre-Dame d’Afrique, altier +promontoire jeté en pleine mer par la chrétienté +algérienne, achevait de s’édifier. De là-haut, +chaque dimanche, depuis que Lavigerie était archevêque +d’Alger, une absoute solennelle, en plein air, +était donnée par le clergé devant les flots de la +Méditerranée, « tombe immense, disait Lavigerie, +qui recouvre, comme d’un drap mortuaire, les +ossements de tant de chrétiens » ; l’absoute planait +sur toutes les vies humaines qui au cours des siècles +avaient trouvé là leur sépulture ; et cette solennelle +prière hebdomadaire était comme un lien +liturgique entre les deux Frances, la France +continentale qui avait tour à tour expédié là-bas +des religieux, des soldats, des colons, et la France +d’outre-mer qui les avait accueillis ou qui avait +eu à déplorer que la traversée leur eût été fatale. +Le 2 juillet 1872, la basilique s’inaugurait. Lavigerie +y faisait ensevelir le corps de Mgr Pavy, son prédécesseur ; +et il y bénissait le mariage de deux +couples indigènes, orphelins de la famine de 1867. +Il voulait commenter cette bénédiction, il ne le +pouvait, il pleurait, regardant avec émotion ces +enfants d’Islam qui se mariaient sous la discipline +du Christ.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c12">IV. — <span class="i">Les villages de néophytes ; +le Concile d’Afrique.</span></h3> + +<p>Six semaines se passaient ; Lavigerie était à +Rome, devant Pie IX ; il amenait derrière lui deux +visiteurs, en blanc costume arabe. Ces Arabes +étaient des Français : l’un s’appelait Charmetant, +l’autre Deguerry. Lavigerie les présentait au Pape +comme les prémices de la mission africaine, prêts +à tout donner pour elle, même leurs têtes, et Pie IX +constatait avec émotion que tandis qu’en Europe +la vie congréganiste était persécutée, elle refleurissait +sur terre d’Afrique. L’ère des préparatifs +était terminée : il était décidé qu’à l’automne +les Pères Blancs allaient s’essaimer. L’Algérie, et +puis, au delà, l’inconnu de l’Afrique, tels furent +aussitôt leurs deux champs d’occupation.</p> + +<p>Charmetant partit le premier dès la fin de +l’automne, pour le pays des dattes, pour le Mzab, +cherchant à travers le désert les oasis « jetées +comme une Océanie terrestre » ; il y trouvait +des Berbères, comme en Kabylie, et la trace +d’anciens usages chrétiens, et un souvenir très +profond, très vivant, d’un chrétien comme Sonis, +qui naguère avait fait respecter dans ces régions +l’épée de la France, et dont les indigènes lui disaient : +« Il ne craignait que Dieu seul, mais lui +était craint de tous. Il ne préférait personne, et +tout fils d’Adam était son frère. »</p> + +<p>Lavigerie, annonçant le départ de Charmetant, +avait marqué, comme le but ultime de sa mission, +la recherche d’un chemin vers les grands lacs et +vers les pays nègres qui les entourent. « Nous +voudrions, expliquait-il, faire en partant d’Alger, +quelque chose de semblable à ce qu’a fait par une +autre voie Livingstone, non pas, comme lui, pour +des recherches géographiques que nous ne dédaignons +pas sans doute, mais pour la conquête des +âmes et la régénération de ces pauvres peuplades, +où des millions de créatures de Dieu sont courbées +sous le joug du plus cruel esclavage. » Et bientôt +Lavigerie voyait arriver à Alger un négrillon, +qui avait tour à tour été l’esclave de six maîtres, +et dont Charmetant avait fait l’acquisition pour +trois cents francs en le voyant attelé à la manivelle +d’un puits. D’autres Pères Blancs à Laghouat, +Tuggurth, Ouargla, Géryville, tenaient dispensaire +et parfois école ; dans la première de ces bourgades, +dans la seule année 1873, on soignait quatre mille +malades.</p> + +<p>L’autre pèlerin de Rome, le P. Deguerry, recevait +mission, lui, de civiliser la terre même d’Algérie : +il s’installait d’abord aux Atafs, dans la +vallée du Chelif, pour fonder, avec les orphelins +et orphelines d’âge nubile, le premier village +d’Arabes chrétiens, — le village des fils du marabout, +comme disaient les indigènes. Cette agglomération +s’appelait Saint-Cyprien du Tighzel, en +souvenir du grand évêque du troisième siècle. +Lavigerie, à la façon d’un patriarche biblique, +savait préparer, soit à la Maison Carrée, soit à +Saint-Charles de Kouba, les rencontres qui pouvaient +aboutir à des mariages ; c’était parfois +dans les champs, entre moissonneurs et glaneuses ; +c’était, d’autres fois, dans un parloir, où devant +une douzaine de jeunes filles, subitement, une douzaine +de garçons faisaient irruption. Que deux cœurs +s’entendissent, et d’avance, à Saint-Cyprien, un +lot de terre les attendait, et des bœufs. « Je me +propose de vous conduire neuf nouveaux ménages +vers la fin du mois », écrivait Lavigerie au P. Deguerry, +le 3 janvier 1873.</p> + +<p>Avant la fin de l’année 1873, il y eut là des +sœurs missionnaires. Lavigerie, un jour, les réunissant +à Saint-Charles, leur avait dit : « Je vous +préviens que vous manquerez de tout : qui de +vous désire partir ? » Presque toutes s’étaient levées, +et deux cortèges se formèrent : quelques sœurs +suivies d’orphelines, quelques Pères Blancs suivis +d’orphelins. L’archevêque, aux Atafs, bénissait +les mariages, invitait chaque couple à tirer au sort +sa maison, son champ, ses bœufs, organisait en +plein air une <i>diffa</i> somptueuse, où toute la population +arabe, invitée, s’attablait autour des moutons +rôtis et dansait autour des feux de joie. « On +n’a jamais vu que Dieu et ce marabout chrétien, +disaient les Arabes, donner ainsi pour rien à des +enfants abandonnés les terres, les maisons et les +bœufs<a id="FNanchor_167" href="#Footnote_167" class="fnanchor">[167]</a>. » Tandis que les Arabes se réjouissaient, +les Sœurs peinaient. Il y avait des broussailles +à défricher, des terres à ensemencer ; il fallait +qu’elles fussent compétentes pour enseigner les +femmes arabes. Lavigerie, devant elles, empoignant +les deux manches d’une charrue, traçait +deux beaux sillons ; elles n’avaient qu’à faire comme +lui. Il voulait qu’elles fissent le long des haies la +cueillette des figues, des asperges sauvages, il +voulait qu’elles comptassent chaque soir les brebis +ou les chèvres que les orphelins ramenaient des +pâturages et que, s’il en manquait, elles luttassent +de vitesse avec les chacals pour les ressaisir, les +ramener ; il voulait qu’elles fissent provision de +tortues, pour les jours où l’on n’avait rien d’autre +à manger. « Avec leur costume blanc, écrivait-il, +le voile blanc qui couvre leurs têtes comme celui +des femmes arabes, leur grande croix rouge sur +la poitrine, courbées sur la terre qu’elles cultivent +en priant, elles semblent l’apparition d’un autre +âge et font penser aux vierges qui peuplaient, il y +a quatorze siècles, les solitudes africaines. » Les +Pères Blancs, eux, faisaient l’école, donnaient +des remèdes, pansaient les plaies qui leur étaient +présentées : « Pourquoi font-ils cela, disaient entre +eux les indigènes ? Nos pères et nos mères eux-mêmes +ne le feraient point. » Et se tournant vers +eux : « Tous les chrétiens seront damnés, mais vous +autres vous ne le serez pas. Vous êtes croyants au +fond de votre cœur. Vous connaissez Dieu<a id="FNanchor_168" href="#Footnote_168" class="fnanchor">[168]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_167" href="#FNanchor_167"><span class="label">[167]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 234-235.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_168" href="#FNanchor_168"><span class="label">[168]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 241-242.</p> +</div> +<p>De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire +« une prédication, la prédication du vrai mode +d’assimilation nationale et religieuse. » Heures de +prière, heures de travail, devaient se dérouler, +quotidiennement, comme l’archevêque l’avait prescrit. +Ce village était un petit monde clos, qui devait +se suffire à lui-même ; on l’abritait avec sollicitude +contre les souffles de l’Islam ; les provisions +venaient d’Alger, pour que ces Arabes chrétiens +n’eussent point à fréquenter les marchés musulmans. +Une sœur Javouhey parmi les noirs de la +Guyane, un Lavigerie parmi les Arabes d’Algérie, +n’aiment pas que dans les petites « cités de Dieu » +qu’ils font éclore, l’administration civile introduise +ses fonctionnaires : Lavigerie luttera, lorsque +Chanzy voudra mettre à Saint-Cyprien un adjoint +représentant le gouvernement, et obtiendra finalement +que cette agglomération soit régie par une +municipalité composée d’Arabes chrétiens. Car +il était sûr de ces Arabes, il savait que sur eux les +Pères Blancs régnaient, d’une royauté qui rappelait +à quelques égards celle qu’avaient jadis +exercée les Jésuites au Paraguay, et qui avait +forcé l’admiration, peu suspecte, de certains philosophes +du dix-huitième siècle. Lavigerie d’ailleurs +n’admettait pas que le zèle de ses Pères Blancs +s’enfermât dans un village ; ils devaient visiter, +trois fois la semaine, les tribus des alentours.</p> + +<p>Chez les Kabyles, à l’autre extrémité du diocèse, +à Tizi-Ouzou, à Fort-National, il y avait des +Jésuites, dont le ministère s’exerçait parmi nos +soldats. Ayant l’occasion d’observer les Kabyles, +ils ne sentaient pas en eux des musulmans bien +corrects, ni bien fervents, et cependant l’atmosphère +entière du pays leur paraissait rebelle au christianisme. +« Pour qu’un Kabyle se convertisse, écrivait +l’un de ces Jésuites, il faudrait que toute sa maison +en fît autant ; pour la conversion de sa maison, +il faudrait celle du village ; pour la conversion du +village, celle de la tribu, et pour celle de la tribu, +celle de toute la nation<a id="FNanchor_169" href="#Footnote_169" class="fnanchor">[169]</a>. » Lavigerie pensait de +même. « L’expérience, disait-il, a montré que si +l’on baptisait tel ou tel individu en particulier, +il se trouverait dans un milieu tel que sa persévérance +serait impossible, et que tôt ou tard il reviendrait +à son ancienne vie. Il faut, pour que les +conversions soient solides, qu’elles aient lieu en +masse, afin que les néophytes se puissent soutenir +les uns les autres. Quand nous aurons gagné la +confiance des peuples par la charité et l’éducation +des enfants, au jour venu, tout se détachera de +soi-même et sans secousse, comme un fruit mûr, +pour se donner à nous. » Tout le premier, il avait, +en 1872, exploré le terrain, fait une pointe lui-même +au cœur de la Kabylie, et tout d’un coup +paru, en grand costume d’évêque, avec une suite +de prêtres, dans une assemblée municipale kabyle<a id="FNanchor_170" href="#Footnote_170" class="fnanchor">[170]</a>. +Quel pittoresque dialogue on vit alors +s’engager ! « Regardez-moi, disait Lavigerie : je +suis un évêque chrétien. Les Français descendent +en partie des Romains, ainsi que vous, et ils sont +chrétiens comme vous l’étiez autrefois. Autrefois, +il y avait en Afrique plus de cinq cents évêques +comme moi, et ils étaient tous Kabyles, et parmi +eux il y en avait d’illustres et de grands par la +science. Et tout votre peuple était chrétien. Mais +ce sont les Arabes qui sont venus et qui ont tué +vos évêques et vos prêtres, et qui ont fait vos pères +musulmans par la force. Savez-vous cela ? » Gravement, +les hommes écoutaient, pressés autour du +prélat, le long de deux gradins de pierre, sous le +hangar qui faisait fonction de mairie ; et des +grappes de femmes, des grappes d’enfants, tant +bien que mal perchés sur les rochers voisins, regardaient, +écoutaient. La voix de l’amin s’éleva : +ainsi s’appelle le maire chez les Kabyles. Il répondait +à Lavigerie : « Ce que vous nous dites, tous +nous le savons, mais il y a bien longtemps de cela. +Nos grands-pères nous l’ont dit, mais nous, nous +ne l’avons pas vu. » Réponse évasive, un peu déconcertante ! +Certains de ces Kabyles, pourtant, +avaient le front tatoué d’une croix, en signe, +disaient-ils, de l’ancienne voie qu’avaient suivie +leurs pères. Lavigerie, en février 1873, faisait +venir de Saint-Cyprien le P. Deguerry, pour approfondir, +dans les mémoires kabyles, l’indolent et +vague souvenir qu’elles gardaient de cette « ancienne +voie ». A Taourirt, aux Ouadhias, aux Arifs, +le P. Deguerry et le P. Prudhomme fondaient trois +stations de charité. On les recevait mal, à l’origine, +quand ils abordaient avec leurs remèdes, au +fond d’humbles gourbis, les malades ou les infirmes ; +mais peu à peu, on se familiarisa avec eux. +On fit grève, d’abord, dans les écoles qu’ils ouvrirent ; +mais bientôt, avec l’appui du commandant +de Fort-National, ils groupèrent quarante élèves +dans celle de Taourirt.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_169" href="#FNanchor_169"><span class="label">[169]</span></a> <span class="sc">Burnichon</span>, <i>op. cit.</i>, IV, p. 586-587.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_170" href="#FNanchor_170"><span class="label">[170]</span></a> Lavigerie disait à ses missionnaires que la conversion +en masse des Kabyles demanderait peut-être un siècle ; et +quand en 1886 il leur permettra la prédication chrétienne, ce +sera « selon la méthode historique, à l’exclusion du catéchisme ». +(<i>Revue d’Histoire des Missions</i>, septembre 1925, +p. 366-368).</p> +</div> +<p>En cinq ans, malgré l’effroyable épreuve de la +guerre et de l’insurrection, Lavigerie avait su faire +de l’Église d’Afrique une Église tentaculaire, +ardente à rayonner, à disséminer ses postes d’occupation, +à multiplier en terre de gentilité les travaux +d’approche, à se réinstaller dans les régions +qui, seize siècles plus tôt, avaient été, déjà, terre +de chrétienté. Cette Église appliquait, avec un +élan très neuf, des méthodes très vieilles, aussi +vieilles que l’apostolat chrétien ; guidée par un +chef qui savait mettre au service de l’idée de tradition +toutes les somptuosités de son imagination, +on la voyait, au début de mai 1873, monter en +procession vers Notre-Dame d’Afrique, promenant +avec elle les reliques de sainte Monique, +les saints Livres, les écrits des docteurs africains, +la collection des anciens conciles africains, enveloppés +de voiles d’or ; c’était tout un passé de sainteté, +de doctrine, de jurisprudence canonique, qui +dans ce magnifique apparat était solennellement +introduit sous la voûte toute neuve de Notre-Dame +d’Afrique pour en prendre possession, et +pour régir le présent et l’avenir.</p> + +<p>« Si l’on veut savoir ce que furent des catacombes +et des nécropoles aux premier siècles du christianisme, +écrira plus tard M. Louis Bertrand, ce n’est +pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse ou à +Tipasa ; aucune autre contrée du monde méditerranéen +ne possède plus de monuments et de +vestiges de la haute antiquité chrétienne que +l’Afrique du Nord<a id="FNanchor_171" href="#Footnote_171" class="fnanchor">[171]</a>. » Déjà cette pensée planait +sur le premier concile d’Afrique, et les Pères qui +entouraient Lavigerie aimaient à se considérer +comme les ouvriers et les témoins d’un réveil.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_171" href="#FNanchor_171"><span class="label">[171]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> +(édit. de 1921), p. 119.</p> +</div> +<p>Saint Augustin, jadis, avait glorifié ses diocésains, +les chrétiens puniques, comme il les appelait, +pour la ferveur croyante avec laquelle ils désignaient +l’Eucharistie, sacrement du corps du Christ, +par ce simple mot : la vie ; Lavigerie, qui treize ans +plus tard, dans une lettre pastorale, commentera +la tradition eucharistique de la première Église +d’Afrique, voulait que cette Église attestât sa résurrection +par un concile, où elle se manifesterait +hautement comme une province de la chrétienté.</p> + +<p>Et donnant une voix à ces livres antiques, relique +de la vieille pensée chrétienne, où l’on retrouvait, +au delà des siècles de mort, des promesses +de vie, il demandait à l’Église nouvelle, bénéficiaire +de ces promesses, qu’en ces assises conciliaires, +qui devaient durer cinq semaines, elle s’organisât, +précisât ses liturgies ; et qu’elle retrouvât +dans ses vieux docteurs, Tertullien et Cyprien, +Optat et Augustin, Arnobe et Fulgence, les éléments +d’une apologétique de terroir, dont s’illuminerait +le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> de l’Église universelle ; et qu’enfin, +faisant écho à Rome comme autrefois eux-mêmes +lui avaient fait écho, elle corroborât par ses +propres décrets les condamnations portées par +Pie IX contre les doctrines qui niaient le Christ +ou qui, sans le nier, l’exilaient.</p> + +<p>Ainsi fit le concile provincial d’Afrique, joyeux +d’affirmer et d’interpréter en ses décrets, non +seulement la foi des fidèles immigrés d’Europe, +mais aussi le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> fraîchement balbutié de ces +premiers convertis des Pères Blancs, Arabes et +Kabyles, que le concile fêtait en leur appliquant +ces mots de saint Augustin : « Essaim printanier, +fleur de notre Église et fruits de nos travaux, vous +êtes notre couronne ! »</p> + +<p>C’est peut-être devant ces mêmes urnes baptismales +au bord desquelles les convertis nouveaux +récitaient leur <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>, que les antiques saints de +l’Afrique populaire, les Nabor, les Namphasio, +les Quartillosa, les Macaria, avaient jadis été enfantés +à la vie spirituelle ; ils étaient, eux aussi, +comme l’a remarqué Louis Bertrand, des artisans, +des travailleurs des champs, comme ces Berbères, +à qui s’adressait l’apostolat des Pères Blancs. Il +semblait qu’au delà des siècles, une lignée chrétienne +se renouât. Et d’autre part, le premier concile +d’Afrique, en « louant et encourageant » la +société des Pères Blancs, dont les membres, en +six ans, s’étaient élevés à une centaine, érigeait +la province d’Afrique en terre de croisade. « La +Providence, commentait Lavigerie dans une lettre +aux Pères Blancs, <i>voulait</i> que cette conquête, la +dernière des rois très chrétiens, fût aussi la dernière +croisade, celle qui doit se consommer par les armes +vraiment apostoliques, la charité et le martyre. +Elle voulait que des apôtres nouveaux partissent +de ces rivages où est mort le plus saint de nos +rois<a id="FNanchor_172" href="#Footnote_172" class="fnanchor">[172]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_172" href="#FNanchor_172"><span class="label">[172]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 268.</p> +</div> +<p>Il est d’usage qu’à la fin d’un concile provincial, +des acclamations liturgiques, s’élevant jusqu’aux +voûtes du sanctuaire, traduisent en mots ailés +les vœux des âmes. Après que le concile eut souhaité +« de longues années à l’archevêque Lavigerie, +restaurateur des conciles d’Afrique, et l’achèvement +de toutes les œuvres si courageusement entreprises +par sa charité pour l’extension de la religion +chrétienne », d’autres acclamations retentirent, où +l’archevêque avait su résumer toute l’histoire d’hier +et de demain. Le célébrant proclamait : « A +l’Église d’Afrique, ressuscitée d’entre les morts, +<i>alléluia ! alléluia !</i> » Et la foule répondait : « Puisse-t-elle, +après sa résurrection, ne jamais plus mourir ! » +Le célébrant alors reprenait : « A l’armée française +qui, par sa valeur invincible, a conquis et +conserve au règne de la croix et à la civilisation +chrétienne ces régions infidèles ! » A quoi le peuple +chrétien répliquait, empruntant les paroles bibliques : +« Qu’ils avancent sur leurs chars et sur +leurs chevaux, et nous, nous invoquerons pour eux +le Dieu des armées ! » Mais d’autres avaient besoin +d’invocations ; la liturgie continuait : « Aux missionnaires +qui, par la grâce de Dieu, veulent porter +la lumière de l’Évangile aux peuples de l’Afrique, +assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. » — « Qu’ils +sont beaux, s’écriait alors le chœur, +les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent +le bonheur ! Que le Seigneur dilate leurs +tentes ! »</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c13">V. — <span class="i">Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. — Le +discours sur l’armée +et la mission de la France en Afrique.</span></h3> + +<p>Ces pompes eurent de douloureux lendemains. +Lavigerie, en 1873 et 1874, se sentit obsédé de +menaces, en lui, et autour de lui. Il croyait à sa +mort prochaine : « Ma santé, écrivait-il, se perd +chaque jour dans ses sources les plus profondes. +Je pense sérieusement à mourir, à bien mourir +surtout ! » La presse de gauche, en Algérie, traitait +ses œuvres de « spéculations », et de « voleuses » +les sœurs de charité ; et Louis Veuillot, dans un +article du 17 août 1873, conjurait le général Chanzy +et, à son défaut, le maréchal de Mac-Mahon, +d’intervenir, pour protéger le citoyen le plus utile +de l’Algérie. « Devant les musulmans à peine +vaincus, écrivait Veuillot, on livre nos évêques, +nos prêtres, nos sœurs de charité, aux outrages +incomparables d’un tas de frénétiques dont fort +peu oseraient dérouler l’histoire de leur vie, et +dont pas un peut-être n’est exempt de crimes +envers la société<a id="FNanchor_173" href="#Footnote_173" class="fnanchor">[173]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_173" href="#FNanchor_173"><span class="label">[173]</span></a> <span class="sc">Veuillot</span>, <i>Derniers mélanges</i>, I, p. 437-440.</p> +</div> +<p>Des échos des sphères politiques, répercutés +avec une complaisance pénible dans ces organes de +la presse algérienne, révélaient à l’archevêque +que ses œuvres étaient peut-être vouées à l’inanition, +par la suppression des crédits budgétaires. +On craignait, sur plusieurs bancs parlementaires, +qu’il ne devînt le grand électeur algérien, et cela +faisait peur. « La haine de certains Algériens contre +le christianisme, lui disait un des officiers généraux +qui s’étaient occupés des affaires de l’Algérie, les +amène à sacrifier même leur sécurité et leur prospérité<a id="FNanchor_174" href="#Footnote_174" class="fnanchor">[174]</a>. » +Il protestait avec véhémence contre +un discours du député Warnier, qui demandait +que les orphelins convertis fussent placés chez les +colons européens<a id="FNanchor_175" href="#Footnote_175" class="fnanchor">[175]</a> ; et finalement, s’étant déterminé +à les naturaliser français dès qu’il étaient +majeurs, il obtenait que les 75 000 francs tant discutés +fussent maintenus au budget, à titre de subvention +pour l’établissement des « indigènes chrétiens +naturalisés français ». Il traînait en France, et +puis à Carlsbad, ses affreuses douleurs rhumatismales +devenues chroniques ; elles s’apaisaient, mais +à Alger, à la fin de l’été, l’assaillaient à nouveau. +« Me voilà passé au rang des patraques, gémissait-il, +<i lang="la" xml:lang="la">servus inutilissimus</i> » ; et songeant à se retirer +bientôt dans quelque coin, il voulait, d’urgence, +mettre sur le papier la constitution définitive des +Pères Blancs. Ces mauvaises nuits aboutissant à +des aurores où il faisait œuvre d’architecte, ces +crises de santé scandant les étapes successives de +son activité d’administrateur et d’apôtre, c’était +là, pour ses proches, le plus émouvant des spectacles. +Les actes qu’en ces heures d’inquiétude il +accomplissait comme des testaments, bien loin +qu’ils fussent les préludes de sa mort, l’engageaient +dans une nouvelle étape de sa vie, plus +féconde encore, plus aventureuse encore que celles +qui l’avaient précédée. Les soubresauts de son +humeur et de sa santé donnaient à ces actes l’accent +et l’allure de « dernières volontés » ; ils étaient, +tout au contraire, comme l’amorce d’œuvres nouvelles, +auxquelles d’ores et déjà sa personnalité +s’identifiait, et qui exigeaient que sa vie durât.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_174" href="#FNanchor_174"><span class="label">[174]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 261.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_175" href="#FNanchor_175"><span class="label">[175]</span></a> <i>Ibid.</i>, I, p. 252-265.</p> +</div> +<p>La hantise du désert et de ses au-delà dominait +de plus en plus sa pensée. Ces Pères Blancs auxquels +il voulait définitivement donner une charte +lui étaient apparus, six ans plus tôt, comme devant +être des agriculteurs, des laboureurs. Le règlement +qu’en 1874 il rédigeait réservait ce rôle aux +Frères de leur Société et prévoyait surtout, pour +les Pères, une activité de missionnaires, accoutumés +à vivre de la vie des plus pauvres Arabes, « comme +le Christ lui-même avait vécu ». Ils étaient alors +cent six missionnaires ou novices, dont cinquante +prêtres.</p> + +<p>Un jésuite, le P. Terrasse, les avait formés ; +ils trouvaient désormais, dans leur société même, +les maîtres qui forgeraient les âmes. Mais Lavigerie +aimera toujours se souvenir que six ans durant +c’est à l’école de saint Ignace que les Pères Blancs +s’étaient imprégnés de la spiritualité missionnaire ; +il imprimera, à la suite de leurs règles, la lettre +d’Ignace sur l’obéissance et leur en prescrira +l’étude durant le noviciat. Au demeurant, que faisaient-ils +autre chose que d’exécuter en Afrique +un rêve semblable au rêve primordial d’Ignace, +un rêve dont avec ses six compagnons il s’entretenait +sur la colline de Montmartre, et qui les portait +tous les six, si quelque bateau s’offrait à eux, +à s’en aller aux Lieux Saints évangéliser l’Islam ?</p> + +<p>Lavigerie organisait le chapitre général des Pères +Blancs, mettait à leur tête pour trois ans, avec le +titre de vicaire de la Société, le P. Deguerry, et +demeurait lui-même, comme fondateur et comme +évêque, le supérieur général. « Je puis mourir en +paix », déclarait-il en août 1874 dans le sermon qu’il +prononçait à Maison Carrée, à la consécration de +l’église des Pères Blancs<a id="FNanchor_176" href="#Footnote_176" class="fnanchor">[176]</a> ; il se sentait si las, si +malade ! Il leur parlait de Livingstone, à qui l’Angleterre +avait fait, quelques mois plus tôt, des funérailles +royales. « Vous, leur disait-il, vous mourrez +ignorés du monde. C’est la seule promesse que je +vous aie faite. » Un de ces Pères, qui l’écoutait, +portait sur lui une preuve bien émouvante de ses +promesses : sur son <i lang="la" xml:lang="la">celebret</i> de prêtre, l’archevêque +avait un jour écrit : « <i lang="la" xml:lang="la">Visum pro martyrio</i>, vu pour +le martyre<a id="FNanchor_177" href="#Footnote_177" class="fnanchor">[177]</a>. » La solennité se déroulait devant +les plus hauts dignitaires de l’Algérie : Chanzy +était là, au premier rang, regardant cet archevêque +qui se croyait déjà agrippé par la mort, et puis à +ses pieds ces jeunes hommes qui devaient en l’entendant +sacrifier d’avance, par l’acceptation éventuelle +d’une mort sanglante, leurs beaux songes +d’une longue vie de charité ; et la tristesse tout +humaine que cette scène laissait aux spectateurs +répondait mal à l’allégresse intime à laquelle s’abandonnaient +cette âme d’archevêque et ces âmes de +clercs, ouvriers et tout en même temps esclaves du +plan divin.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_176" href="#FNanchor_176"><span class="label">[176]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 275-283.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_177" href="#FNanchor_177"><span class="label">[177]</span></a> <i>Ibid.</i>, I, p. 270.</p> +</div> +<p>Quelques semaines plus tard, on apprenait que +Lavigerie s’éloignait, qu’il prenait pour l’administration +de son diocèse des dispositions graves, +et qu’il allait hiverner à Rome, sans avoir fixé +la date de son retour.</p> + +<p>Le reverrait-on jamais, même ? N’avait-il pas +dépensé pour les Pères Blancs, dans cette solennité +qui semblait achever la fondation de l’ordre, ce +qui lui restait encore de voix et d’ardeur ? Et devrait-on +bientôt dire de lui, devant une tombe, ce +que dit d’un inconnu cette épitaphe éloquemment +commentée par Lacordaire : Plaignez le mort, +parce qu’il s’est reposé ! Les mois d’hiver se succédèrent, +prolongeant cette anxiété, l’aggravant +même ; puis à Pâques, dans sa cathédrale, l’archevêque +reparut, et la jubilation des chants liturgiques +semblait acclamer sa propre résurrection. +Son chômage de Rome lui avait permis d’interroger +d’une façon plus pressante encore, à la faveur du +recul, les immenses horizons de l’Afrique, faisant +la part des mirages et la part des certitudes ; et +les conclusions de son interrogatoire, il allait, +le 26 avril 1875, à l’occasion de l’établissement +de l’aumônerie militaire, les signifier à l’Algérie +civile, militaire, religieuse, dans un étincelant +discours sur « l’armée et la mission de la France +en Afrique »<a id="FNanchor_178" href="#Footnote_178" class="fnanchor">[178]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_178" href="#FNanchor_178"><span class="label">[178]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 23-83.</p> +</div> +<p>Du haut de la chaire, il déroulait toute l’histoire +de la conquête, avec ses fatigues, avec ses gloires. +On avait l’impression, en l’écoutant, de voir Dieu +débarquer avec la France, avancer avec elle, et +par elle, derrière elle, devant elle, rentrer chez lui ; +n’y avait-il pas eu jadis une Église épiscopale, +là même où seize prêtres de France, au lendemain +du débarquement de Bourmont, avaient, sur un +autel improvisé, immolé l’hostie ? Et Bedeau +n’avait-il pas rencontré des Kabyles qui, se rappelant +leurs ancêtres chrétiens, lui disaient : +Nous sommes plus rapprochés des Français que +des Arabes ? La France de Louis-Philippe, dix ans +durant, avait perdu son temps ; elle avait estimé, +avec Bugeaud, qu’il ne fallait pas « s’engager dans +la conquête absolue de l’Algérie », et soudainement +un jour, elle avait eu l’émotion tragique de voir se +dresser devant elle, pour la jeter à la mer, l’Afrique +arabe et cette vieille Afrique chrétienne ; dans +ces luttes douloureuses, nos troupes s’étaient couvertes +de gloire, et Bugeaud, survenant comme +chef dans une Algérie à demi pacifiée, avait avoué +que cet élan de la France était peut-être « l’ouvrage +du Destin ». Et Lavigerie de commenter : « Il +reconnut donc, ce vieux soldat, dans la voix de +la France qui l’appelait à la suivre, l’écho d’une +voix plus haute. Il la nommait du nom que mettait +sur ses lèvres son ignorance des choses de +Dieu. Mais le Destin dont il parle n’est pas la force +aveugle du fatalisme, c’est un plus noble Maître, +c’est celui qu’il priait, au soir de ses journées. » +Lavigerie montrait Bugeaud réalisant, « par de +merveilleux succès, ce qu’un instinct supérieur lui +révélait comme l’œuvre de la Providence » ; il +rappelait les noms des vainqueurs, les noms des victoires, +comme s’il eût proclamé, pour en dire merci, +les grâces faites par l’Éternel. Et la fierté de ses +accents était instigatrice de fiertés.</p> + +<p>Mais tout d’un coup, en l’écoutant, on se demandait +à quoi tant de grâces avaient servi ; +cette Algérie, disait-il, compte encore moins +d’habitants français qu’elle n’a pris de soldats +à la France. Il évoquait les récentes menaces, l’insurrection +kabyle, l’insécurité dont elle avait témoigné. +« Est-ce donc pour cela, questionnait-il, +que nous avons vu la Providence tout conduire +comme par la main ?… Non, l’éternelle sagesse qui +proportionne toujours les moyens à la fin qu’elle +veut obtenir, ne se proposait pas, par de si grands +coups, des effets jusqu’à présent si précaires. » +Interpellant alors la France chrétienne, il lui disait : +« Tu es venue en Algérie, non pas seulement y +récolter de plus riches moissons, mais y semer la +vérité, y former un peuple libre et chrétien. » Vous +voyez les choses en évêque, allait-on lui dire +peut-être. Il avait prévu l’objection : Lamoricière +avait pensé de même, sans être évêque, et Lavigerie +se hâtait de confier aux échos de la chaire +ce mot du grand général : « La Providence, qui +nous destine à civiliser l’Afrique, nous a donné la +victoire. » Il concluait que la France avait agi +contre son droit en humiliant la croix devant le +croissant, en paraissant oublier son culte et même +le renier, en empêchant les lèvres des prêtres de +répandre la vérité ; et il affirmait, d’ailleurs, que +comme missionnaire, il ne voulait d’autre arme +que la charité, et que sa poitrine, s’il le fallait, +serait « la première à se placer devant les vaincus +pour protéger contre d’injustes violences leurs +âmes autant que leurs corps ».</p> + +<p>Ainsi, toute cette épopée militaire où gloire +humaine et gloire divine semblaient s’être confondues +et comme entr’aidées, toute cette pompe +des souvenirs, toutes ces chevauchées de victoire, +avaient fait avenue vers ce tableau : un chef +d’Église disant à la force : « Halte-là, c’est mon +tour, à moi, maintenant, d’agir sur ces vaincus », +et les abritant, les enveloppant d’une charité protectrice.</p> + +<p>Il parlait depuis cinq quarts d’heure, sans plus +s’essouffler que ces armées françaises dont il avait +raconté les exploits. Mais il avait un mot à dire +encore, un de ces mots-programmes qui ponctuent +les évolutions de l’histoire. Il conviait son auditoire +à jeter un regard sur l’immensité de l’Afrique, sur +le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, débris de nations +autrefois chrétiennes, mêlés à ceux des invasions +barbares, et puis, plus en arrière, sur l’Afrique +nègre, l’Afrique de l’anthropophagie, l’Afrique de +l’esclavage. « C’est vous, disait-il aux Français +qui l’écoutaient, c’est vous qui ouvrirez les portes +de ce monde immense, et les clefs de ce sépulcre +sont ici dans vos mains. Déjà il est ouvert par votre +conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus, +dignes d’une mission si belle, l’Afrique retrouvera +la lumière, et tous ces peuples, aujourd’hui perdus +dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous doivent la +vie. »</p> + +<p>Ayant ainsi dessiné, au delà de l’œuvre proprement +algérienne, les premiers linéaments de l’œuvre +africaine, Lavigerie descendait de chaire ; l’heure +d’éloquence à laquelle on venait d’assister marquait +comme une ligne de partage entre les deux +versants de son existence, entre l’époque où il était +surtout impatient de rétablir le Christ dans des +terres qui, jadis, l’avaient connu et prié, et l’époque +où il allait aventurer le nom du Christ, et les apôtres +du Christ, dans des régions où ni ce nom ni ces +apôtres n’avaient jamais pénétré ; ce prêtre qui, +six mois auparavant, semblait à bout de forces, +se réveillait prédicateur de croisade, pour dix-sept +ans encore. Vers cette époque, il disait à un +enfant, que lui présentait Mgr Foulon : « Ah ! +tu as cinq ans ! Moi j’en ai cent. » Et l’enfant, +voyant cette longue barbe, ces cheveux déjà très +blancs, s’écriait naïvement : « Oh ! oui, Monseigneur<a id="FNanchor_179" href="#Footnote_179" class="fnanchor">[179]</a> ! » +Si la vie qu’il avait déjà menée pesait +sur lui comme le fardeau d’un siècle, les tâches qui +lui restaient à accomplir devaient être plus accablantes +encore.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_179" href="#FNanchor_179"><span class="label">[179]</span></a> Communication de M. Pierre Jouvenet.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c14">VI. — <span class="i">Des martyrs chez les Pères Blancs. +Lavigerie chez Pie IX ; ses nouveaux projets.</span></h3> + +<p>L’œuvre algérienne se poursuivait : de nouveaux +postes de Pères blancs s’organisaient chez les +Kabyles ; le village de Sainte-Monique, récemment +fondé à quelques kilomètres des Atafs, accueillait +à son tour des ménages d’Arabes chrétiens. La +collaboration entre l’armée et l’Église, dont le discours +archiépiscopal avait été comme le manifeste, +s’attestait avec éclat, aux Atafs même, par la création +d’un établissement de bienfaisance pour les +indigènes : le général Wolf, naguère, avait, pour +cette fondation, apporté au préfet une somme de +38 000 francs, prélevée dans la caisse de la division +militaire. <i>Bit Allah</i>, maison de Dieu, ainsi s’appelait +cet hôpital ; il s’inaugurait, en février 1876, +par une somptueuse solennité religieuse où tout +Alger s’était transporté ; une <i>fantasia</i> y succédait, +puis un repas biblique de 4 000 Arabes groupés, +en plein air, autour des moutons et des bœufs +rôtis. Les Sœurs missionnaires s’installaient ; +Bit Allah serait le centre, d’où leur charité rayonnerait : +« Elles parleront aux femmes indigènes, +proclamait Lavigerie, un langage plus puissant +que celui de nos armes<a id="FNanchor_180" href="#Footnote_180" class="fnanchor">[180]</a>. » Elles avaient ordre, +chaque matin, avec leur petit panier de remèdes +et un orphelin arabe qui servait d’interprète, de +parcourir les villages avoisinants pour soigner les +malades au nom de Dieu, et pour ramener parfois +à l’hôpital ceux que la mort menaçait. « C’est pour +un prince, tout cela ? » avaient dit d’abord les +Arabes en voyant l’accueillante bâtisse ; et lorsqu’ils +apprenaient que c’était pour eux, et pour +les plus misérables d’entre eux, pour ceux qui +jusque-là n’opposaient à la maladie qu’un impuissant +fatalisme, le chef même de la <i>fantasia</i>, ancien +compagnon d’Abd-el-Kader, disait à Lavigerie : +« Jadis, j’ai fait parler la poudre contre la France +lors de la conquête du pays, aujourd’hui je la +fais parler pour fêter la conquête que la France +a faite de tous les cœurs. » Un autre cheick +ajoutait : « La première fois que je t’ai vu, je te +prenais pour un marabout comme les autres. Mais +à présent, je vois que tu pourrais, à toi seul, faire +tourner la moitié du monde. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_180" href="#FNanchor_180"><span class="label">[180]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 249.</p> +</div> +<p>La moitié du monde, peut-être, et nous verrons +bientôt l’action européenne qu’exerceront les campagnes +antiesclavagistes du cardinal Lavigerie. +Mais ce qui ne tournait pas à son gré, hélas ! c’était, +à Paris, la girouette parlementaire. Il apprenait, +en 1876, que dans le prochain exercice français des +crédits affectés au diocèse d’Alger devaient +être diminués de moitié. On lui supprimait +209 000 francs. D’un coup d’œil, il mesura les +ruines que cette disette pécuniaire entraînerait ; +beaucoup de ses espoirs s’effondraient. Cette disgrâce +même ressemblait à un avertissement. Il +constatait que chacun de ses villages chrétiens +coûtait des centaines de mille francs pour trois +cents habitants. « C’est bien cher, disait-il, et il +faut qu’une mission soit bien riche pour pouvoir +en faire plusieurs. C’est donc là une exception, +ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut +ainsi arriver à convertir un pays, ce n’est pas chose +pratique<a id="FNanchor_181" href="#Footnote_181" class="fnanchor">[181]</a>. » Peu à peu son œuvre africaine +allait prendre le pas sur son œuvre algérienne, +et c’est en portant ses regards plus loin qu’il continuerait +de se sentir le maître des lendemains. +« En France, tout semble finir, écrivait-il mélancoliquement +au sujet de la situation politique ; dans +l’immense Afrique au contraire, tout commence, +et nos missions sont en même temps l’œuvre et le +gage de l’avenir. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_181" href="#FNanchor_181"><span class="label">[181]</span></a> <i>La Société des missionnaires d’Afrique</i>, p. 28.</p> +</div> +<p>Tout avait commencé par des martyres. Trois +Pères Blancs, Paulmier, Menoret, Bouchaud, +s’étaient mis en route pour Tombouctou, en +décembre 1875, « avec l’ordre et la résolution de +s’établir définitivement dans la capitale du Soudan, +ou d’y laisser leur vie pour l’amour de la croix. » +Une fois au Soudan, il était décidé qu’ils rachèteraient +de jeunes esclaves noirs, qui peut-être, élevés +par l’archevêque, deviendraient plus tard des médecins, +pour le salut de leurs peuples ; et Lavigerie +caressait l’espoir « que parmi ces enfants se trouverait +quelque grande âme, puissante et bonne, +et que cette âme, un jour, suffirait à allumer de +proche en proche, chez des peuples courbés sous +tant de maux, l’incendie qui finirait par consumer +l’esclavage, cause unique de tous leurs genres +d’abaissements. » Lavigerie, hélas ! dans les premiers +mois de 1876, n’avait pas vu survenir les +convois d’enfants attendus, mais d’angoissantes +rumeurs qui annonçaient que les Touareg du +Sud avaient massacré les trois missionnaires ; « ces +pauvres enfants, gémissait-il, c’est moi qui suis la +cause de leur mort », et le gouvernement général +interdisait qu’on recommençât des expéditions +semblables, par cette route néfaste. Mais les Pères +Blancs, eux, étaient tous prêts à recommencer, +à partir, par cette route ou par une autre, pour +remplacer leurs premiers martyrs. « Tous veulent +partir pour le Sahara, écrivait Lavigerie, afin de +ne pas manquer l’occasion, parce que, dans ce +moment, la guerre sainte y est déclarée. Mais je +m’oppose à un si beau geste, avec la prudence du +vieux hibou qui sait que le monde ne se fait ni ne +se défait en un jour. »</p> + +<p>Il n’avait fait patienter leur zèle que pour lui +préparer un champ plus vaste encore. Léopold II, +roi des Belges, fondait en 1876 l’<i>Association +internationale pour l’exploration de l’Afrique</i> : +toutes les nations policées étaient conviées, par +le discours royal, à ouvrir à la civilisation la seule +partie du globe où elle n’eût pas encore pénétré. +« Que fera l’Église ? que doit-elle faire ? » méditait +anxieusement Lavigerie<a id="FNanchor_182" href="#Footnote_182" class="fnanchor">[182]</a>. Il constatait que +l’Association faisait abstraction de toute religion, +mais elle traçait des voies, elle ouvrait des portes ; +par ces voies, par ces portes, il fallait que l’Évangile +passât, pénétrât, s’installât. De tous côtés, +sur le littoral, des missions chrétiennes cernaient +« la pauvre race de Cham » : allait-on laisser explorateurs +et marchands s’enfoncer au centre du continent +noir, sans que l’Église elle-même avançât ? +Lavigerie voulait présider à cette avance, et, d’un +geste, lancer ses Pères Blancs, qui piétinaient +et s’impatientaient. La France politique chicanait +à son archevêché d’Alger quelques miettes budgétaires ; +il songeait à démissionner, à n’être plus +qu’un prélat missionnaire, l’apôtre de l’Afrique. +Les Pères Blancs, au 1<sup>er</sup> janvier 1877, étaient avertis +de son projet de démission ; mais Pie IX, pressenti, +lui ordonnait d’y renoncer<a id="FNanchor_183" href="#Footnote_183" class="fnanchor">[183]</a>. Il conserverait +donc l’archevêché d’Alger, quitte à s’adjoindre, +un an plus tard, un coadjuteur. Il le conserverait, +malgré le vote du Conseil général, où les voix +françaises, prévalant sur les voix musulmanes, +décidaient la suppression de tous les crédits accordés +à des congrégations religieuses sur le budget +de l’Assistance publique. Mais voyant le Pape, +en janvier 1878, il l’entretenait du centre de +l’Afrique, et de Tunis, et de Sainte-Anne de Jérusalem, — trois +projets nouveaux dont un seul eût +suffi pour remplir une fin de vie, et même une vie +tout entière.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_182" href="#FNanchor_182"><span class="label">[182]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, +II, p. 22 et suiv.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_183" href="#FNanchor_183"><span class="label">[183]</span></a> Correspondance entre Lavigerie et la Propagande, dans +<span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 370-371.</p> +</div> +<p>Quelques mois encore, et la mort allait libérer +Pie IX de son long calice de tristesses, sans cesse +rempli, sans cesse alourdi, par l’hostilité des puissances +politiques. Ces foules ferventes, qui depuis +1870 saluaient en sa personne un autre Pierre-ès-liens, +lui parlaient sans cesse, dans leurs assidus +pèlerinages, d’évêques persécutés, de congrégations +chassées, de projets de loi qui, sous le nom +de liberté, déguisaient des oppressions. Chaque +jour s’accentuait le contraste entre l’idéal de société +chrétienne qu’avaient dessiné ses enseignements +pontificaux, et les mœurs politiques de +l’Europe et de l’Amérique. Et le malheur des +temps voulait que ses frères de l’épiscopat affluassent +auprès de ses douleurs pour lui dire les +leurs et tenter d’être consolés.</p> + +<p>Mais Lavigerie, s’agenouillant devant Pie IX, +le 21 juillet 1877, n’apportait, lui, ni doléances, ni +gémissements, et montrait au pape trois nouveaux +domaines qu’il voulait, par ses Pères Blancs, +ouvrir à l’Église de Rome.</p> + +<p>La Tunisie d’abord. Deux ans plus tôt, Lavigerie, +visitant à Carthage la colline de Byrsa où saint +Louis était mort, s’était vu entouré d’enfants arabes +qui lui demandaient l’aumône, pour l’amour de +Dieu et de saint Louis. Ces Arabes, en leur cœur, +se souvenaient donc du roi de France ? De par un +traité secret entre le bey Hussein-Pacha et le consul +général Matthieu de Lesseps, la France était devenue +propriétaire de ce terrain au moment même +où Charles X perdait son trône. Elle s’était crue +quitte en faisant édifier, sous la monarchie de +Juillet, une médiocre chapelle, pouvant contenir +une cinquantaine de personnes. L’humble sanctuaire, +tel quel, avait joué son petit rôle ; le bey +de Tunis, Achmet, aimait à dire que la miséricorde +et la vérité s’y rencontraient, que la justice et +la paix s’y embrassaient ; et lorsqu’un jour de 1843 +une famille d’esclaves, fuyant les mauvais traitements +d’un maître, était venue chercher asile dans +cette chapelle auprès du « santo sultan » des Français, +le bey avait déclaré : cette famille sera libre, +et désormais tout enfant qui naîtra de parents +esclaves sera libre<a id="FNanchor_184" href="#Footnote_184" class="fnanchor">[184]</a>. Un prêtre de France, l’abbé +Bourgade, était venu s’installer là, comme aumônier : +quelque temps durant, avec le concours de +sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, il avait +essayé de donner une vie à ce sanctuaire, de faire +prospérer, aux alentours, un collège Saint-Louis, +un petit hôpital Saint-Louis ; mais après sa rentrée +en France, dans les premières années du second +Empire, la chapelle, l’enclos, étaient rapidement +tombés dans un état de « délaissement navrant »<a id="FNanchor_185" href="#Footnote_185" class="fnanchor">[185]</a> ; +et la statue même devant laquelle s’égrenaient, +une fois l’an seulement, les prières liturgiques, +se trouvait être, par une singulière erreur, une +effigie de Charles V, roi de France, baptisée du +nom de saint Louis<a id="FNanchor_186" href="#Footnote_186" class="fnanchor">[186]</a>. La générale Chanzy souffrait +d’une telle abdication de la France chrétienne ; +et Lavigerie avait résolu d’y mettre un terme. +Secondé par Roustan, consul général de France, +et par l’appui de Pie IX, il avait obtenu, dès 1875, +que le vicariat apostolique de Tunisie, confié +aux Capucins italiens, autorisât deux Pères Blancs +à s’installer sur cette colline : le pouvoir Romain +avait ainsi posé les premières assises de l’installation +de la France à Carthage, et Lavigerie, tout de +suite, avait fait quêter, en France, pour que sur +cette historique colline s’élevât un jour une basilique, +commémoratrice des souvenirs<a id="FNanchor_187" href="#Footnote_187" class="fnanchor">[187]</a>. D’opportunes +acquisitions de terres l’avaient, en 1876, +rendu maître de tout le plateau de l’ancienne acropole +carthaginoise, où il rêvait d’établir un jour +un collège français ; et, faisant un pas de plus, au +début de juillet 1877, il était venu à Tunis. Il +était pleine nuit quand il approchait des portes, +elles étaient closes : le factionnaire tunisien, dont +le <i>qui vive</i> demeurait sans écho, était sur le point +de tirer, quand une voix lui cria, à temps, que c’était +le grand marabout des roumis.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_184" href="#FNanchor_184"><span class="label">[184]</span></a> <span class="sc">Bourgade</span>, <i>Soirées de Carthage ou dialogues entre un +prêtre catholique, un muphti et un cadi</i>, p. 3 (Paris, Lecoffre, +1851).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_185" href="#FNanchor_185"><span class="label">[185]</span></a> Paul <span class="sc">Gabent</span>, <i>Un oublié, l’abbé Bourgade</i> (Auch, imprimerie +centrale 1905).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_186" href="#FNanchor_186"><span class="label">[186]</span></a> On trouvera dans l’<i>Essai iconographique sur saint Louis</i>, +par Gaston <span class="sc">Le breton</span> (Paris, Jules Martin, 1880), la curieuse +histoire de cette statue de Charles V : enlevée au portail de +l’ancienne église des Célestins de Paris pendant la Révolution, +elle fut portée au dépôt des Petits-Augustins et cataloguée sous +le nom de Louis IX ; au retour des Bourbons, elle servit de +modèle pour figurer saint Louis. Je dois à l’obligeance du +savant Père Delattre et de M. Alfred Merlin ces précieuses +explications.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_187" href="#FNanchor_187"><span class="label">[187]</span></a> Voir au t. II des <i>Œuvres choisies</i>, p. 357-378, la lettre de +Lavigerie aux Pères Blancs, installés sur les ruines de Carthage.</p> +</div> +<p>Ce grand marabout s’était hâté de voir le Bey, +la colonie européenne ; il avait constaté qu’Italiens +et Maltais, qui tous ensemble étaient une cinquantaine +de mille, réduisaient à l’effacement la +minuscule population française, qui ne dépassait +pas deux milliers d’âmes. Mais des centaines d’indigènes, +affluant vers lui de toute la Tunisie, venant +coucher sur le seuil de sa demeure, venant lui +réclamer leur dîner, lui avaient attesté tout ce +que pourrait, là encore, la charité, mise au service +de l’influence catholique et française. La précaire +Église tunisienne n’avait pas, jusqu’ici, les ressources +nécessaires pour révéler vraiment à l’Islam +la bienfaisance chrétienne. Lavigerie voulait que +cette révélation s’accomplît par des générosités +françaises. Ayant ainsi laissé l’impression fugitive +d’une souveraineté nouvelle, magnifique et généreuse, +et s’étant senti plus souverain, sur cette +terre musulmane, en face de ces prêtres italiens, +qu’il ne l’était dans sa métropole d’Alger, il commençait +à songer : « Pourquoi la France ne mettrait-elle +pas un écu sur chaque motte de terre où +l’Italie met un homme ? » Il rêvait de voir un jour +Tunis, sous les auspices de la France, devenir +pour ses missions comme une façon de capitale +où jeunes Arabes, jeunes Berbères, jeunes nègres, +vivraient à proximité du Christ. Lavigerie, naviguant +vers Rome, portait à Pie IX toutes les +visions, tous les songes d’avenir, qu’il emportait +de la Tunisie ; et déjà sur ses lèvres le nom de Carthage, +cessant de désigner une ruine, signifiait +une ambition.</p> + +<p>Puis, un autre nom historique succédait : celui +de Jérusalem. Là aussi, il lui paraissait que Rome, +et la France, et ses Pères Blancs, pouvaient, en +collaborant, faire une grande œuvre. La France +possédait là, depuis 1857, le sanctuaire de Sainte-Anne, +élevé, d’après la tradition, au lieu même où +était née la Vierge Marie. Le patriarche italien +n’avait jamais voulu qu’une congrégation française +s’y installât. Mettez-y vos Pères Blancs, +quand même, disait à Lavigerie le duc Decazes. +Le duc connaissait Lavigerie, et la nuance de joie +qu’il éprouverait à lutter pour les prérogatives +françaises contre la nation dont Pie IX se plaignait ; +et Lavigerie venait dire à Pie IX qu’il +était tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze +Pères Blancs<a id="FNanchor_188" href="#Footnote_188" class="fnanchor">[188]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_188" href="#FNanchor_188"><span class="label">[188]</span></a> L’histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem, +est retracée, avec beaucoup d’érudition, dans une longue lettre +de Lavigerie à l’évêque de Vannes, reproduite au t. II des +<i>Œuvres choisies</i>, p. 271-356.</p> +</div> +<p>Mais il insistait, surtout, sur une troisième route +où il voulait engager ses Pères Blancs et qui ne les +acheminerait pas, celle-là, vers quelque métropole +historique, mais vers la mystérieuse barbarie de +l’Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que +l’Association internationale pour l’exploration de +l’Afrique n’avait pas mis la croix sur son drapeau ; +que derrière elle, déjà, le protestantisme était en +marche ; que les sections anglaise, allemande et +américaine de l’Association n’étaient composées +que de protestants, et que l’Église romaine risquait +d’être devancée, si elle ne se hâtait.</p> + +<p>Pie IX ému consultait la congrégation de la +Propagande, les divers chefs de missions : l’appel +de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente +nécessité. « Quel spectacle plein de grandeur, +insistait Lavigerie le 2 janvier 1878 dans une lettre +au cardinal Franchi : un pape prisonnier dans son +palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu’à +ce jour inaccessible de l’Afrique, avec la +mission hautement donnée d’y détruire l’esclavage. +Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande +croisade de foi et d’humanité, qui annoncerait +la création d’une armée d’apôtres prêts à marcher +à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres +fils de Cham, serait l’une des plus grandes choses +de ce siècle et même de l’histoire de l’Église. » L’argent, +expliqua-t-il, on le trouverait, pourvu que le +pape dît un mot, auprès des deux grandes œuvres +de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance ; +et puis, « avec la foi, selon la promesse du Christ, +on transporte les montagnes, les montagnes d’or +comme les autres ». Quant aux hommes, Pie IX +avait sous les yeux une supplique de cinquante +Pères Blancs qui ne demandaient qu’un signe pour +aller à l’assaut du continent noir.</p> + +<p>Ce signe s’esquissait à Rome au début de février +1878, au moment même où Pie IX se mourait ; +l’organisation des missions de l’Afrique équatoriale +sous la haute direction de Lavigerie, sous +la direction immédiate des Pères Livinhac et +Pascal, était d’ores et déjà, dans les bureaux de +la Propagande, chose décidée. Un nouveau pape, +le 24 février, ratifiait et publiait cette décision ; +il avait nom Léon XIII. Être pape depuis quatre +jours, et recevoir, comme cadeau de joyeux avènement, +tout un monde à convertir, toute une besogne +civilisatrice à accomplir, passionnante pour +l’humanité tout entière, c’est là une bonne fortune +dont un Léon XIII sait gré à un Lavigerie. Tout +de suite leurs imaginations s’accordèrent, leurs +ambitions se comprirent, leurs audaces s’additionnèrent ; +et, quatorze ans durant, les plus glorieux +épisodes de l’histoire de l’Église, victoires sur le +paganisme, victoires sur l’esclavagisme africain, +victoires sur les archaïsmes politiques, seront le +fruit de leur collaboration.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c15">CHAPITRE III<br> +<span class="small">LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM +ET SUR L’ÉQUATEUR : LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE</span></h2> + + +<h3>I. — <span class="i">Les premières missions des Pères Blancs +dans l’Afrique équatoriale.</span></h3> + +<p>Lavigerie, en dix ans, dans son archidiocèse +d’Alger, avait construit quarante-neuf lieux de +culte, établi onze congrégations, dépensé pour les +besoins de ses ouailles huit millions huit cent +soixante-dix mille francs. On l’avait, sans cesse, +senti préoccupé d’enseigner à la France le bon +usage de l’Algérie, et de chercher dans l’histoire +du passé, dans des initiatives scolaires, dans des +initiatives charitables, l’amorce d’un contact entre +les populations musulmanes et les assises chrétiennes +de la civilisation française ; et il lui avait +plu d’être salué comme « le premier colon de l’Algérie ». +Il fut souvent, pour les gouverneurs successifs, +le conseiller des heures difficiles, un conseiller +qui savait encourager, réconforter. « Je vous +plains, madame, disait-il à la femme de l’un d’entre +eux. Depuis que je suis archevêque d’Alger, je +n’ai point vu une femme de gouverneur qui ne +soit venue dans mon cabinet pour y pleurer<a id="FNanchor_189" href="#Footnote_189" class="fnanchor">[189]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_189" href="#FNanchor_189"><span class="label">[189]</span></a> <span class="sc">Cambon</span>, <i>le Gouvernement général de l’Algérie</i>, p. 258 +(Paris, Champion, 1922).</p> +</div> +<p>En 1878, l’époque était proche où il allait avoir +deux capitales : à côté d’Alger, sa métropole +concordataire, où parfois il se sentait inquiété, +gêné, par la politique religieuse de la République, +Carthage, bientôt, lui sera comme une seconde +métropole, dans laquelle on le verra, avec une souveraine +aisance, collaborer avec le Quai d’Orsay +pour le prestige extérieur de la France. Une biographie +détaillée de Lavigerie, à partir de 1878 +et même un peu plus tôt, exigerait un regard prolongé +sur les archives des Affaires étrangères : là +seulement, on pourrait suivre, au jour le jour, la +collaboration, parfois paradoxale d’apparence, +entre cet homme d’Église et un État qui déjà se +qualifiait de laïque, mais qui n’admettait pas que +les effervescences d’anticléricalisme fussent autre +chose que des scènes de ménage, entre Français, +dans l’enceinte de la France.</p> + +<p>Le premier confident à qui Lavigerie fit connaître, +en février 1878, la création par Rome des +missions de l’Afrique équatoriale, confiées aux +Pères Blancs, fut le ministre des Affaires étrangères. +« Évêque français de l’Afrique, disait-il, je n’ai +pas cru pouvoir rester indifférent à une œuvre +si considérable de civilisation, qui intéresse également +l’humanité, la science et la religion. J’ai +pensé qu’il serait avantageux pour la France d’être +représentée, dans ces vastes régions encore mystérieuses, +non pas seulement par des pionniers +isolés, comme les autres peuples, mais par une corporation +qui pourra donner à son action civilisatrice +et scientifique la suite, la durée, l’étendue, +qui la rendent puissante. Dix prêtres de la Société +des missionnaires, dont je suis le supérieur, se +préparent à partir très prochainement en avant-garde +pour Zanzibar. » Tous les termes sont ici +pesés ; ce n’est pas l’archevêque d’Alger qui parle, +mais, comme eussent dit les légistes, le supérieur +d’une congrégation. Une congrégation, c’est une +force, où la communauté des disciplines, et des +souffrances, et des mérites, et des ambitions, ajoute +à chaque énergie individuelle la poussée de l’énergie +collective : pour cette organisation d’Église, qui +là-bas représentera la France, Lavigerie demandera +au ministère une recommandation près de nos +consuls, un passage gratuit sur nos paquebots.</p> + +<p>L’esprit dont s’animaient les Pères Blancs +répondait pleinement à celui de leur chef : « Une +autre pensée, écrivait le P. Deniaud, se mêle dans +nos cœurs à celles de la foi : la pensée de la France. +C’est pour elle aussi que nous allons travailler. +Nous sommes les premiers Français qui, envoyés +par notre évêque, Français comme nous, allons +porter sa langue et son influence dans les profondeurs +africaines. D’autres nous suivront un jour, +et cette route pacifique que nous allons tracer, +où peut-être nous laisserons nos tombes, sera poursuivie +par les conquérants pacifiques de notre +France. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne l’ont +précédée ; elle ne pouvait manquer plus longtemps +à ce grand rendez-vous de l’humanité et de la civilisation<a id="FNanchor_190" href="#Footnote_190" class="fnanchor">[190]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_190" href="#FNanchor_190"><span class="label">[190]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 101.</p> +</div> +<p>D’avance, entre ces dix, la distribution des terroirs +et des âmes était faite. Cinq d’entre eux, le +P. Livinhac en tête, devaient s’occuper de la région +du Nyanza ; les cinq autres, le P. Pascal en tête, +de celle du Tanganyika. Des instructions de Lavigerie, +qu’ils emportaient avec eux, leur disaient, +en formules incisives : « Dans vos souffrances, songez +au triomphe des martyrs ; sans cela vous ne +serez que des voyageurs vulgaires, et, comme je +vous l’ai dit quelquefois, des Robinsons, au lieu +d’être des hommes de Dieu… Pour une si grande +œuvre, il faut avoir assez de foi pour demander des +miracles. De la foi, beaucoup de foi, c’est tout +ce qu’il faut pour les obtenir. » Tel était leur viatique +spirituel ; et pensant, d’autre part, à « nos +pauvres barbares civilisés de France et d’Europe », +Lavigerie disait à ses Pères Blancs l’honneur +et l’avantage que pourrait retirer l’Église s’ils +trouvaient l’occasion, sous ces latitudes équatoriales, +de cultiver un peu les sciences naturelles +et de fournir quelques renseignements aux sociétés +savantes. Seize siècles plus tôt, cette question : +A-t-on le droit de courir au martyre, de le rechercher ? +avait déchiré les chrétientés africaines ; la +solution de bon sens et d’humilité que lui avait +alors donnée l’Église de Rome trouvait un écho +sous la plume de Lavigerie, lorsqu’il écrivait : +« Plutôt changer de direction si le pays de Nyanza +est redoutable aux voyageurs. »</p> + +<p>Les Dix, partis de Marseille le 21 avril, étaient +à Zanzibar en juin. Le P. Charmetant et le P. Deniaud +les avaient précédés. A eux deux, faisant +l’office de fourriers, ils avaient commencé d’organiser +les troupes de porteurs nègres qui devraient +les escorter, et d’hommes armés qui devraient +les défendre ; ils avaient rassemblé les innombrables +objets qu’une pareille caravane devait +emporter avec elle pour les offrir, comme droits +de péage, aux petits souverains dont on traverserait +le territoire ; c’était un véritable capharnaüm, +où resplendissaient de somptueux habits de cérémonie, +achetés au Temple, et destinés à parer les +courtisans des roitelets nègres, ou les roitelets +eux-mêmes. Car dans ces régions où la terrible +mouche tsé-tsé tuait les animaux domestiques, +où les principicules sauvages ne connaissaient aucune +monnaie d’échange, il fallait traîner avec soi +un véritable bazar ambulant, qui exigeait de nombreuses +épaules humaines.</p> + +<p>Avant de quitter Zanzibar pour s’enfoncer dans +la meurtrière Afrique, les Dix recevaient des +lettres de Lavigerie, qui leur disait : Je prie pour +vous à Rome, je vais prier pour vous au Saint-Sépulcre. +L’équipe destinée au Tanganyika, bientôt +réduite à quatre par la mort du P. Pascal, ne devait +arriver à destination qu’en janvier 1879 ; il fallut +six mois de marche encore aux cinq apôtres de +l’Ouganda pour qu’ils fussent au but. Sans rien +perdre de ce don d’ubiquité qui la fixait presque +simultanément à Rome et à Jérusalem, à Alger +et à Tunis, à Paris et aux Grands Lacs, c’est dans +cette dernière région que la pensée de Lavigerie +s’attardait alors avec le plus de tendresse. Elle suivait +ses fils, aventureusement expédiés ; elle cherchait, +parmi les petits clercs de son séminaire, les +recrues qui pourraient un jour, là-bas, remplacer +les martyrs.</p> + +<p>J’ai soif, j’ai soif, criait-il au vendredi-saint +de 1879, dans un discours tout haletant : il répétait +ce cri suppliant du Christ en croix, le commentait, +conjurait ses auditeurs d’avoir soif des âmes. +La première caravane cheminait encore, que déjà +la seconde se préparait<a id="FNanchor_191" href="#Footnote_191" class="fnanchor">[191]</a>. Les lettres qu’il adressait +à Paris, à la procure des Pères Blancs, s’occupaient +des moindres détails du nouveau bazar +qu’il y avait à acheter, à encaisser, à transporter. +Comme escorte armée, pour cette seconde caravane, +il voulait d’anciens zouaves pontificaux : Charmetant +fut envoyé à Bruxelles, pour en trouver. Et +l’imagination débridée de Lavigerie voyait en eux +les fondateurs éventuels d’un royaume chrétien +au centre de l’Afrique équatoriale, qui deviendrait +très puissant, probablement en peu de temps. +Ce serait un chapitre nouveau s’ajoutant, sous les +regards du dix-neuvième siècle finissant, à l’histoire +des royautés jadis fondées par l’Église aux marches +de la civilisation chrétienne ; et Lavigerie semblait +impatient, déjà, de mettre ce chapitre au net, avant +même que le brouillon n’en eût été ratifié dans le +plan divin.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_191" href="#FNanchor_191"><span class="label">[191]</span></a> Voir <i>Journal de voyage des missionnaires d’Alger aux +Grands Lacs de l’Afrique équatoriale</i> (Alger, Jourdan, 1879).</p> +</div> +<p>Il rédigeait, pour l’apostolat de l’Afrique centrale, +des instructions nouvelles : ne pas élever +à l’européenne les petits nègres, non plus que +Pierre et Paul n’avaient voulu transformer en +Hébreux les petits Romains, non plus qu’Irénée +n’avait voulu transformer en Grecs les petits +Lyonnais ; ne pas baptiser les nègres, sauf le cas +de mort, sans qu’ils eussent été postulants depuis +deux ans. Le 2 juin 1879, à Notre-Dame d’Afrique, +Lavigerie armait chevaliers quatre Belges et deux +Écossais, anciens zouaves pontificaux ; en chape +rouge et or, au pied de l’autel, il leur donnait +l’épée, l’accolade. Et le soir, dans la chaire de sa +cathédrale, il commentait leur imminent départ, — le +départ des douze Pères ou Frères missionnaires +dont ils allaient être les protecteurs. « Les voici +qui viennent, s’écriait-il, ces conquérants pacifiques ! +Zanzibar, tu les as vus s’enfoncer dans les +plaines brûlantes, franchir les montagnes inhospitalières +qui s’élèvent en face de tes rivages. Tu +vas les revoir encore, n’ayant pour arme que leur +croix, pour ambition que de porter la vie dans cet +empire de la mort<a id="FNanchor_192" href="#Footnote_192" class="fnanchor">[192]</a>. » Lavigerie les chargeait, +au nom du Saint-Siège, d’être, pour les populations +qu’ils allaient aborder, des prédicateurs de +délivrance. « Dites-leur, à ces peuples nouveaux, +que ce Jésus dont vous leur montrerez la croix +est mort entre ses bras pour porter toutes les libertés +au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal, +la liberté des peuples contre le joug de la tyrannie, +la liberté des consciences contre le joug des persécuteurs, +la liberté du corps contre le joug de l’esclavage. » +Et son geste de bénédiction s’élevait sur +ces missionnaires en partance, « au nom de Pierre +qui, captif dans la personne de Léon, préparait +le dernier coup porté à l’esclavage moderne, au +sein même de cette Rome où Paul prisonnier +portait le premier coup à l’antique servitude. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_192" href="#FNanchor_192"><span class="label">[192]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 77.</p> +</div> +<p>Quelques minutes encore, il parlait, regrettant +que ses forces lui interdissent de partir avec eux, +d’être là-bas le sacrificateur, à cet autel où leur +sang viendrait peut-être se mêler au sang de +l’Agneau. Puis, descendant de chaire, il allait, +devant l’autel, s’agenouiller à leurs pieds, et les +baisait ; et tous les autres Pères, tous les novices, +tous les hommes présents, faisaient de même ; +le célèbre discours de Fénelon sur la fête de l’Épiphanie +recevait ainsi, dans cette cathédrale, une +sorte de sanction liturgique. Un an plus tard, +hélas ! huit de ces partants, missionnaires ou +zouaves, avaient déjà succombé à la fièvre et semé +de leurs tombes la route des Grands Lacs. Tout +autre que Lavigerie se fût peut-être découragé ; +mais ces catastrophes mêmes étaient, pour lui, +un motif de s’acharner.</p> + +<p>Il chargeait le Père Deguerry de remonter le +Haut-Nil pour y trouver, éventuellement, une +nouvelle route vers l’Ouganda. Et sans même +attendre le fruit de cette exploration, il préparait +une troisième caravane qui allait, avant la fin +de 1880, gagner Zanzibar. « Nous jurons ensemble, +la Société missionnaire et moi, proclamait-il devant +ce troisième contingent d’apôtres, nous +jurons de mourir tous jusqu’au dernier, plutôt +que d’abandonner ces missions de l’Équateur. » +Et tous ces Pères Blancs, tous leurs novices, juraient +avec lui. Un Breton, ancien zouave de Lamoricière +et de Charette, le capitaine Joubert, +était de l’expédition ; il n’avait pu, naguère, sauver +le royaume du Pape ; il allait peut-être, en Afrique, +donner au Pape un royaume. Car de plus en plus +vastes étaient les ambitions territoriales de Lavigerie : +à Kabele et au Haut-Congo, la Propagande +venait de créer pour ses Pères Blancs deux nouveaux +vicariats. Le Père Charbonnier, récemment +nommé Supérieur général, régnait désormais, de +son observatoire de Maison Carrée, sur quatre +champs de mission.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c16">II. — <span class="i">Lavigerie à Jérusalem : +la France institutrice des clergés d’Orient.</span></h3> + +<p>Cependant, à Sainte-Anne de Jérusalem, s’effaçant +discrètement et se morfondant un peu, +quelques Pères Blancs, conformément aux consignes +de Lavigerie, se considéraient comme +députés par la France et par l’Église pour prier +en faveur du monde chrétien et de la pauvre +Afrique en particulier. Lavigerie, en juin 1878, +à l’heure même où ses premiers missionnaires +commençaient à cheminer de Zanzibar aux Grands +Lacs, avait fait une apparition à Jérusalem<a id="FNanchor_193" href="#Footnote_193" class="fnanchor">[193]</a> : +le consul Patrimonio, officiellement, lui avait remis +les clefs de Sainte-Anne. Les instructions qu’emportaient +d’Alger à Jérusalem, à l’automne de +cette même année, trois Pères Blancs et un Frère, +et les lettres successives que Lavigerie leur adressait, +leur prescrivaient d’accepter, pour l’instant, +une vie monotone, de la prendre comme un second +noviciat, d’étudier, d’attendre, d’être humbles, +petits, modestes, de façon à ne pas surexciter, +au Patriarcat ou à la Custodie, les susceptibilités +italiennes. On avait pensé, d’abord, à faire de +Sainte-Anne un institut d’études bibliques ; mais +au bout de quelques mois, des enfants s’étaient +présentés, aspirant, dans ce sanctuaire ressuscité, +au rôle biblique d’Éliacin. De ce jour-là, une +pensée, qui déjà flottait dans l’esprit de Lavigerie, +s’éclaira d’un trait de lumière : tous ces enfants +de chœur, il fallait qu’ils fussent, non pas de rite +latin, mais de rite oriental, et que les Pères Blancs, +s’orientalisant eux-mêmes dans la mesure du possible, +s’acheminassent vers l’ouverture d’une école +apostolique où seraient formés des prêtres pour les +diverses chrétientés indigènes unies à l’Église +romaine ; et bientôt le patriarche grec-melchite, +rendant visite aux Pères Blancs, souhaitait lui-même +cette fondation.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_193" href="#FNanchor_193"><span class="label">[193]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 265-269.</p> +</div> +<p>Il fallait faire accepter l’idée à Paris, la faire +accepter à Rome : de part et d’autre, de graves +obstacles surgissaient. Dans le Paris politique de +1880, de quel œil verrait-on l’établissement d’un +séminaire ecclésiastique dans des locaux qui demeuraient +propriété de la France, avec le concours +pécuniaire de la France ? Et que dirait, à Rome, +d’un projet aussi décisif, la congrégation de la +Propagande, où certaines influences tenaces continuaient, +au contraire, de lutter pour la latinisation +des Orientaux, pour l’éviction discrète et +progressive de leurs rites indigènes ? Mais à Paris, +il y avait Gambetta ; à Rome, il y avait Léon XIII : +avec ces deux appuis, Lavigerie devait vaincre.</p> + +<p>Lavigerie s’en venait dire à Gambetta qu’à la +demande de certaines notabilités musulmanes de +Jérusalem, les Pères Blancs venaient d’ouvrir à +Sainte-Anne une école secondaire où les petits +musulmans apprenaient notre langue : Gambetta +disait bravo, et intéressait au projet Barthélemy +Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères. +Lavigerie, en mars 1881, écrivait à celui-ci, qu’« à +côté de cette école externe, il y aurait grand +avantage à établir à Sainte-Anne une école normale +d’instituteurs français, choisis de tous les +points de l’Orient, et destinés eux-mêmes à aller +fonder des écoles françaises dans leur pays respectifs. »</p> + +<p>En présence d’une telle suggestion, comment +Barthélemy Saint-Hilaire eût-il pu n’être pas +propice ? « Je m’attends, continuait le prélat, à +trouver opposition parmi les missionnaires italiens, +qui partout font maintenant à l’action française +une guerre acharnée. » Et ce pronostic +même ne pouvait que piquer au jeu un homme +d’État du quai d’Orsay. Ayant ainsi préparé le +terrain, l’adroit épistolier continuait : « Il y a +lieu de compter avec l’esprit oriental qui n’admet +aucune œuvre vitale que sous une forme religieuse. +Parler dans ce pays d’institution purement laïque +serait une chose impossible. Aussi donnerai-je +simplement à notre École normale le nom d’École +apostolique ; et comme le clergé tout entier, même +le clergé oriental, peut se marier dans ces régions +et y exercer toutes sortes d’états, rien n’empêcherait +que ceux des instituteurs formés par +nous qui le voudraient reçussent plus tard le sacerdoce +dans leurs rites respectifs. » Lavigerie faisait +ainsi merveille, quand il le voulait, pour présenter +le fait religieux aux susceptibilités laïques. Il +pouvait, à ses heures, être cassant et véhément, +mais toujours à bon escient et jamais avec maladresse ; +son intelligence, son goût de manier les +hommes, son amour du succès le portaient, plutôt, +à vouloir assouplir les contours d’une idée, amortir +les angles d’un projet, pour rendre cette idée, ce +projet, plus accessible, plus acceptable, à certains +esprits distants ou prévenus, dont l’assentiment +était pourtant nécessaire. Barthélemy Saint-Hilaire +fut conquis, Gambetta donna son appui, +et quatre-vingt-dix mille francs furent votés pour +l’ouverture de ce qu’on appela, au Palais-Bourbon, +le collège français de Sainte-Anne.</p> + +<p>A peine ce vote enlevé, Lavigerie était à Rome ; +il voyait Léon XIII, et les autorités de la Propagande ; +il se prévalait de ses anciennes expériences +de directeur de l’œuvre des Écoles d’Orient pour +soutenir que l’un des plus grands obstacles qui +écartaient de Rome les schismatiques orientaux +était la frayeur du latinisme. Il pensait donc +travailler pour la réunion des Églises, en demandant +l’autorisation de faire de Sainte-Anne un +séminaire grec-melchite où le rite oriental serait +en vigueur : il augurait qu’à la faveur d’une telle +éducation les jeunes pupilles de Sainte-Anne +seraient un jour des agents efficaces pour la conversion +de l’Orient. Il insistait, en novembre, +dans une lettre au cardinal préfet de la Propagande ; +et celui-ci faisait savoir, en mars 1882, que son +projet répondait aux vœux de la Congrégation.</p> + +<p>Sous le nom de Collège français, l’institution de +Sainte-Anne avait des subsides de Paris ; sous le +nom de séminaire oriental, elle avait l’approbation +de Rome ; elle pouvait aussitôt s’ouvrir.</p> + +<p>L’esprit de déférence pour les rites indigènes, +représenté par Lavigerie, avait définitivement +prévalu, à Rome, sur l’esprit de latinisation, et +Léon XIII, déjà soucieux de multiplier les ponts +entre le Saint-Siège et les églises séparées, apprenait +bientôt avec une joie confiante l’accueil que +faisaient à cette fondation les évêques orientaux. +Le séminaire restera vide, murmuraient les derniers +latinisants. Lavigerie pourra faire savoir à +Rome, au bout de trois ans, qu’avec soixante-deux +élèves le séminaire était plein<a id="FNanchor_194" href="#Footnote_194" class="fnanchor">[194]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_194" href="#FNanchor_194"><span class="label">[194]</span></a> Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’étude spéciale que +nous avons consacrée à Lavigerie et au séminaire de Sainte-Anne +dans notre livre <i>Les Nations apôtres, vieille France, jeune +Allemagne</i> (Paris, Perrin, 1903).</p> +</div> +<p>Il se plaisait à cette pensée qu’il y avait là désormais, +dans Jérusalem, une sorte de centre d’unité +catholique, où la diversité même des rites scellerait +la généreuse fraternité des âmes. Ce prêtre +aimait à se pencher sur des ruines pour y retrouver +des éléments de vie. Au centre de l’Afrique, +esclavagiste et polygame, parfois anthropophage, +c’étaient les ruines, particulièrement tragiques, +de ce que le Dieu de la Genèse avait mis de grandeur +et de dignité dans les âmes humaines ; en ces +Lieux-Saints où le Christ était venu fonder un bercail, — et +un seul, — c’étaient les ruines de la +primordiale unité des âmes chrétiennes ; et plus +près du regard de Lavigerie, enfin, dans cette +Tunisie où déjà, grâce à lui, la France avait pris +pied sur la colline de Carthage, c’étaient les ruines +d’une antique chrétienté qui, comme celle de l’Algérie, +avait été d’abord ravagée par les Vandales, +et puis balayée par l’Islam.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c17">III. — <span class="i">Lavigerie devancier de la France +et conseiller de la France en Tunisie.</span></h3> + +<p>Que pouvaient, en cette Tunisie, pour les besoins +religieux de la population européenne, déjà +nombreuse, déjà éparse, une quinzaine de Capucins +italiens ? Que pouvaient-ils, surtout, pour +hâter la rencontre entre les détresses islamiques +et la charité chrétienne ? Lavigerie, dès 1875, +s’inspirant de ses ambitions patriotiques non moins +que de son désir d’action religieuse, avait suggéré +au ministère des Affaires étrangères que les Français +devraient entrer en Tunisie « loyalement, non +en conquérants, mais en vue d’une politique de +protectorat ». Voyant que cette entrée tardait, +il se sentait tout prêt à prendre les devants. — « Je +suis disposé, disait-il dès 1879 à notre consul +Roustan, à me charger, avec mes missionnaires, +du service religieux de la Tunisie », et il jetait des +jalons, à cet effet, auprès de la Propagande.</p> + +<p>Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de +Roustan, un résultat qui serait un triomphe nouveau +pour votre politique : celui d’annexer officiellement, +au point de vue religieux, la Tunisie à +l’Algérie française, et de pouvoir y créer librement, +par ce moyen, tous les établissements, écoles, +hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors titulaire +du Quai d’Orsay, Lavigerie l’entretenait de +la nécessité pour la France de prendre pied en +Tunisie. L’Angleterre et l’Allemagne étaient consentantes : +elles avaient fait à la France des +avances, au congrès de Berlin<a id="FNanchor_195" href="#Footnote_195" class="fnanchor">[195]</a> : pourquoi tarder +à les accepter ? Sans plus attendre, Lavigerie s’installait +lui-même, sur l’historique colline de Carthage, +dans une bien humble maison arabe qu’il +avait acquise d’un dentiste. Au printemps et à la +fin de l’automne de 1880, il y faisait deux séjours +prolongés, surveillant les travaux du collège Saint-Louis, +acquérant à la Marsa, pour l’entretien de +ses futures œuvres tunisiennes, un immense domaine +où, l’année d’après, il allait planter la vigne. +Le « premier colon de l’Algérie » allait être le +premier viticulteur de la Tunisie. Et cette maisonnette, +d’où planaient et débordaient ses rêves, +devenait le quartier général d’où la France religieuse, +désireuse de faire pénétrer le Christ en +Tunisie, aiderait la France politique à y pénétrer +avec lui<a id="FNanchor_196" href="#Footnote_196" class="fnanchor">[196]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_195" href="#FNanchor_195"><span class="label">[195]</span></a> Voir René <span class="sc">Valet</span>, <i>L’Afrique du Nord devant le parlement +au dix-neuvième siècle</i>, p. 158-163.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_196" href="#FNanchor_196"><span class="label">[196]</span></a> Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son établissement +en Tunisie, les influences religieuses, voir P. H. X., +<i>La Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines</i>, +p. 452-453 (Paris, Plon, 1891).</p> +</div> +<p>Allait-on assister, après vingt et un siècles, à +un nouveau duel entre Rome et Carthage ? On +eût pu le croire, en lisant les virulentes attaques +d’une partie de la presse italienne contre l’archevêque +d’Alger. Nul ne savait, comme lui, transformer +les souvenirs historiques en instruments +de conquête. « Eh bien, monseigneur, que disent +les ombres d’Annibal et d’Amilcar ? » Ainsi l’avait +accueilli Pie IX treize ans plus tôt, quelques mois +après sa nomination en Algérie. Pie IX le connaissait +bien ; il savait que Lavigerie aimait écouter +parler les morts, et les faire parler. Ce seul nom de +Carthage était pour lui d’une magnifique éloquence ; +pourquoi donc le royaume d’Italie empêcherait-il +Carthage de régner, là où déjà, jadis, +elle avait régné<a id="FNanchor_197" href="#Footnote_197" class="fnanchor">[197]</a> ?</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_197" href="#FNanchor_197"><span class="label">[197]</span></a> L’Italie, lisait-on dans la préface du recueil de discours +de Jules Ferry, publié par Rambaud, sous le titre : <i>Affaires de +Tunisie</i> (Paris, Hetzel, 1882), est « une puissance jeune, +remuante, exigeante envers la fortune qui lui a prodigué les +plus hautes faveurs, hantée par les grands souvenirs, les +grands noms et les grands rêves. Elle est à Rome, il lui +siérait d’être à Carthage. Pourquoi ? Parce que c’est Carthage ». +Sur le mécontentement italien, voir René <span class="sc">Valet</span>, <i>op. +cit.</i>, p. 163-168 et 202-203, et l’article anonyme de M. André +<span class="sc">Lebon</span> sur <i>les Préliminaires du traité du Bardo</i>. (<i>Annales de +l’École libre des sciences politiques</i>, 1893.)</p> +</div> +<p>Au nom de la Rome papale en même temps +qu’au nom de la France, Lavigerie travaillait +pour cet avènement. Autour de lui il fouillait les +mémoires humaines, et faisait fouiller, au-dessous +de lui, les alluvions, cette mémoire de la terre. +Les vieux Arabes lui disaient que ce Bou Saïd, +honoré dans une mosquée du même nom en face +de Carthage, n’était autre que le saint roi Louis +devenu musulman, paraît-il, à son lit de mort, à la +suite d’une apparition du Prophète. Lavigerie +recueillait cette légende : elle profanait, assurément, +la gloire du saint roi « roumi » ; mais elle la +montrait, pourtant, se perpétuant dans les imaginations +tunisiennes : n’était-ce pas un motif, +pour la France, de n’être pas plus longtemps +absente ? Le P. Delattre, par des explorations +méthodiques, exhumait de la colline même de +Carthage les débris des civilisations successives ; +il interrogeait ces ruines dont déjà Chateaubriand +disait qu’elles n’avaient rien de bien conservé, +mais qu’elles occupaient un espace considérable<a id="FNanchor_198" href="#Footnote_198" class="fnanchor">[198]</a> ; +il ramassait pieusement toutes ces épaves, jadis +dédaignées, sans doute, par les Pisans, lorsque il +Carthage était pour eux comme la carrière où ils +venaient chercher les pierres du dôme de Pise. +Sous les yeux de Lavigerie se formait tout un musée +d’archéologie chrétienne ; en voyant ces inscriptions, +en voyant ces lampes qui portaient parfois +l’emblème du Christ vainqueur, Lavigerie écrivait +à Xavier Charmes pour demander au ministère +de l’Instruction publique l’établissement d’une +mission archéologique à Carthage<a id="FNanchor_199" href="#Footnote_199" class="fnanchor">[199]</a>. Le langage +des pierres, le langage des objets sacrés qu’on recueillait, +aidaient l’Église à raviver la physionomie +de Carthage chrétienne : pourquoi donc cette +Carthage ne redeviendrait-elle pas, en Afrique, la +messagère de Rome ?</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_198" href="#FNanchor_198"><span class="label">[198]</span></a> <span class="sc">Chateaubriand</span>, <i>Itinéraire de Paris à Jérusalem</i>, +7<sup>e</sup> partie (<i>Œuvres complètes</i>, éd. Garnier, V, p. 454. Paris, +1859).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_199" href="#FNanchor_199"><span class="label">[199]</span></a> Voir la lettre qu’il écrivait à Wallon, secrétaire perpétuel +de l’Académie des inscriptions, sur, le même sujet (<i>Œuvres +choisies</i>, II, p. 397-451).</p> +</div> +<p>Lorsque au printemps de 1881 Lavigerie, après +quatre mois de séjour, s’éloigna de Carthage, +l’expédition de Tunisie, dont en janvier 1879 +Gambetta avait repoussé l’idée, était bien près +d’être résolue<a id="FNanchor_200" href="#Footnote_200" class="fnanchor">[200]</a>. Un entretien décisif du baron +de Courcel, directeur des affaires politiques, achevait +de mordre sur l’esprit de Gambetta<a id="FNanchor_201" href="#Footnote_201" class="fnanchor">[201]</a>, à qui +Lavigerie avait, par l’intermédiaire de Charmetant, +fait transmettre un long rapport. Pour préparer +l’expédition, le capitaine Sandherr, qui allait, +vingt ans durant, jouer un rôle d’élite dans le +« service des renseignements » du ministère de la +Guerre, se faisait renseigner par Lavigerie et par +les Pères Blancs sur l’état d’esprit des indigènes +tunisiens<a id="FNanchor_202" href="#Footnote_202" class="fnanchor">[202]</a>. « Les Pères Blancs, écrivait-il à Lavigerie, +sont les Français les plus patriotes et les +plus désintéressés que j’aie l’honneur de connaître. » +Lavigerie, d’ailleurs, correspondait directement +avec le ministère de la Guerre, signalant +l’agitation qui grossissait parmi les 50 000 Kabyles, +les rumeurs circulant sur les marchés arabes, +d’après lesquelles la France « ne viendrait jamais +à bout du bey de Tunis », les sourdes manœuvres +qui se préparaient au Maroc contre la France, avec +l’appui de l’Allemagne, et la grosse imprudence +qu’on avait commise en remplaçant, en Kabylie, +tous les administrateurs militaires par des administrateurs +civils, « uniquement pour obéir aux +politiciens de la rue ». Pour être renseignée, pour +mûrir et préciser ses décisions, la France de Gambetta +s’adressait à cet archevêque, collaborait +avec lui. « Un homme essentiellement politique, +non un persécuteur : la passion philosophique ou +théologique lui est certainement inconnue » : c’est +ainsi que Lavigerie jugeait Gambetta, et l’expédition +de Tunisie résulta de leurs échanges de +vues.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_200" href="#FNanchor_200"><span class="label">[200]</span></a> Sur les évolutions d’esprit de Gambetta au sujet de l’expédition +tunisienne, voir baronne <span class="sc">de Billing</span>, <i>Le Baron Robert +de Billing, vie, notes, correspondance</i>, p. 395-396 (Paris, Savine).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_201" href="#FNanchor_201"><span class="label">[201]</span></a> <span class="sc">Hanotaux</span>, <i>Histoire de la France contemporaine</i> (1871-1900) : +IV, <i>La République parlementaire</i>, p. 650-651 (Paris, +Furne).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_202" href="#FNanchor_202"><span class="label">[202]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Correspondant</i>, 10 mars 1912, p. 843.</p> +</div> +<p>Étrange aveuglement des partis politiques ! +Cinquante et un ans plus tôt, lorsque la France +des Bourbons avait rendu à notre pays ce suprême +service, de lui donner l’Algérie, les libéraux de +l’époque déclaraient que le vrai motif de la guerre +contre le Dey était de préparer nos troupes à faire +le coup de feu contre les Parisiens ! Aujourd’hui +que la France républicaine ouvrait à l’Église de +France et à l’Église romaine un nouveau domaine +d’action, on voyait les conservateurs catholiques +s’unir aux partis radicaux pour protester contre +l’expédition tunisienne<a id="FNanchor_203" href="#Footnote_203" class="fnanchor">[203]</a>. Lavigerie passait outre, +haussant ses robustes épaules.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_203" href="#FNanchor_203"><span class="label">[203]</span></a> Sur l’exploitation électorale de nos difficultés tunisiennes +par l’opposition, voir <span class="sc">Leroy-Baulieu</span>, <i>Revue politique et +littéraire</i>, 13 août 1881, et <span class="sc">Valet</span>, <i>op. cit.</i>, p. 210-211.</p> +</div> +<p>La convention du 12 mai 1881, connue sous le +nom de traité du Bardo, établit en Tunisie le protectorat +de la France. « Plaise à Dieu, écrivait +Lavigerie au clergé d’Alger, que ce triomphe de +la France soit le triomphe définitif de la civilisation +chrétienne dans ces pays barbares ! » Le Saint-Siège, +dès le 28 juin, le nommait administrateur +du vicariat apostolique de Tunisie<a id="FNanchor_204" href="#Footnote_204" class="fnanchor">[204]</a> : c’était une +façon sommaire, éminemment efficace, de ratifier, +en face des susceptibilités italiennes, l’installation +en terre tunisienne du sacerdoce français. On +tenait compte, d’ailleurs, de ces susceptibilités, +en décidant que les Capucins italiens garderaient +leurs églises, sous l’autorité d’un supérieur, qui +aurait le titre de préfet apostolique, et qui, comme +Lavigerie, dépendrait de la congrégation de la +Propagande ; et c’est seulement en 1891 que Lavigerie +les fera définitivement s’éloigner, d’accord +avec le Saint-Siège.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_204" href="#FNanchor_204"><span class="label">[204]</span></a> Texte du bref dans <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 382-384. +Quelques semaines plus tôt, à la Chambre italienne, le +député Massari avait parlé des résistances qu’opposait le Saint-Siège +aux efforts du gouvernement français pour faire nommer +à Tunis, en remplacement de Mgr Suter, un moine français +(<span class="sc">Chiala</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Pagine di storia contemporanea</i> ; fasc. <i>Tunisi</i>, p. 264, +Turin, Roux, 1892).</p> +</div> +<p>Mgr Suter, le vieux Capucin italien qui depuis +quarante ans était là-bas supérieur, vint lui-même +remettre à Lavigerie, comme insigne de son autorité +pastorale sur la Tunisie, l’étole qu’il avait +reçue jadis de la reine Marie-Amélie. Le tête-à-tête +fut émouvant. Lavigerie s’inclina devant le moine +octogénaire en lui disant : « Placez l’étole, vous-même, +sur mes épaules, et bénissez-moi. » Suter +accepta : il allait bientôt s’effacer, avec une pension +viagère de la France.</p> + +<p>« Il était grand temps, note le baron Robert de +Billing, qu’un prélat éminent comme le cardinal +Lavigerie vînt prendre dans ses mains vigoureuses +le gouvernement de tous ces religieux, dont l’esprit +de discipline et d’abnégation avait beaucoup +souffert d’un trop long séjour, sans doute, loin de +leurs communautés d’Europe<a id="FNanchor_205" href="#Footnote_205" class="fnanchor">[205]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_205" href="#FNanchor_205"><span class="label">[205]</span></a> <span class="sc">Billing</span>, <i>op. cit.</i>, p. 389.</p> +</div> +<p>Cinq millions de francs par an, voilà ce qu’il +fallait à Lavigerie pour faire de la Tunisie un beau +diocèse. Ses plans étaient faits : il voulait, sans +trêve, une cathédrale et une seconde paroisse à +Tunis, dix autres paroisses ailleurs, un grand et +un petit séminaires, trente écoles, un pensionnat +de jeunes filles. Il portait ce plan à Rome, dès le +mois de juillet, le mettait sous les yeux du préfet +de la Propagande, obtenait que son titre complet +fût : « Administrateur de Carthage et de Tunis. +Car l’Église antique de Carthage, expliquait-il, +réveille les mémoires les plus touchantes et les +plus saintes. » En août, il arrivait à Paris, pour +organiser, au nom de Léon XIII, une quête nationale +pour la Tunisie : « Tout me manque, criait +Lavigerie aux catholiques de France ; si la faim +fait sortir les loups du bois, elle en fait aussi sortir +les pasteurs ; tout évêque voudrait posséder des +trésors pour rendre à la prière ce lieu vénérable : +Carthage. » Mais alors pesaient sur les catholiques +de France certaines influences politiques dont neuf +ans plus tard Léon XIII et Lavigerie devaient commencer +à les affranchir ; et ces influences firent +échouer l’appel de Lavigerie. La quête, dans tout le +pays, ne rapporta que trois cent mille francs. L’expédition +tunisienne était impopulaire dans les partis +de droite comme dans ceux d’extrême gauche : +Lavigerie avait sa part de cette impopularité. +Gambetta, du moins, comprenait Lavigerie ; il +savait les précieux renseignements que le prélat +donnait au Quai d’Orsay sur les troubles de Tunisie, +et sur les points où notre armée devait frapper +pour y mettre un terme. « Je n’ai jamais été mieux +renseigné sur les affaires de l’Algérie et de la +Tunisie, disait un jour Gambetta, que par mes +conversations avec le P. Charmetant », et il avait +même chargé ce Père Blanc de s’informer si l’amiral +de Gueydon consentirait à reprendre, éventuellement, +le gouvernement de l’Algérie<a id="FNanchor_206" href="#Footnote_206" class="fnanchor">[206]</a>. Telle +était la confiance qu’inspiraient au président de la +Chambre des députés Lavigerie et ses collaborateurs. +Consultez la liste du premier conseil de protectorat +de la Tunisie : vous n’y trouvez pas le +nom de Lavigerie ; il préfère rester à l’écart officiellement. +« On peut m’y donner entrée par une disposition +secrète, avait-il dit ; mais c’est tout », +et il avait d’ailleurs, de sa propre main, dressé +le plan de ce conseil, où il voulait que fussent groupés +tous les chefs de service. En fait, l’instigateur, +le promoteur, l’organisateur, c’était Lavigerie : on +le verra d’une façon limpide, décisive, lorsque +M. l’abbé Tournier publiera les trouvailles d’archives +sur lesquelles sa générosité de chercheur +nous a permis de jeter les yeux, et lorsqu’on y +lira tels mémoires que Lavigerie adressait à Gambetta +« sur les personnalités à maintenir ou à +écarter en Tunisie, ou sur le remboursement de la +dette tunisienne ». L’idée de maintenir le gouvernement +musulman du Bey trouvait en cet homme +d’Église un acharné défenseur : « Vouloir substituer +un gouvernement chrétien, écrivait-il, ce +serait surexciter jusqu’à la folie les ardeurs du +fanatisme. » « L’organisation tunisienne, telle que +la comprend Monseigneur, est admise en principe », +signifiait à Charmetant Gambetta, devenu chef du +grand ministère.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_206" href="#FNanchor_206"><span class="label">[206]</span></a> <span class="sc">D’Haussonville</span>, <i>La Colonisation officielle en Algérie</i>, +p. 22 et suiv. (Paris, Lévy, 1883).</p> +</div> +<p>Lavigerie, dès lors, pouvait demander à Gambetta +un budget des cultes pour la Tunisie : Gambetta +prêterait l’oreille. Un jour, à l’issue d’une +causerie, le prélat disait à l’homme d’État : « Merci, +monsieur le ministre, mais l’anticléricalisme, qu’en +faites-vous dans tout cela ? » Et Gambetta de répondre : +« L’anticléricalisme, Monseigneur, c’est +pour la France, mais ce n’est pas article d’exportation. » +Gambetta admettait qu’en Tunisie la +France protégeât le catholicisme et que le catholicisme, +aussi, y protégeât la France.</p> + +<p>« On ne peut me laisser à moi seul, insistait +Lavigerie, la charge d’entretenir à Tunis un clergé +que j’ai mission de rallier à l’influence française. +Si la France ne se hâte de prendre ce moyen tout-puissant +d’action, les gouvernements rivaux s’en +serviront contre elle. C’est contre elle que l’Angleterre +se propose de rétribuer désormais les religieuses +et prêtres anglo-saxons qui se trouvent en +Tunisie. Si cet exemple est donné, je ne doute pas +que, malgré ses embarras financiers, l’Italie le +suive bientôt. Ces prêtres, recevant un traitement +régulier de leurs gouvernements respectifs, constitueraient +ici peu à peu un État dans l’État. La +France le veut-elle ? Un autre inconvénient serait +de les laisser vivre des aumônes de leurs nationaux, +dont ils seraient ainsi amenés à embrasser le parti. +La France le veut-elle ? Dans le premier cas, je me +mettrai sérieusement à l’œuvre. Dans le second, je +n’aurai qu’à m’abstenir, me contentant de délivrer +le gouvernement, par ma présence en Tunisie, des +embarras que lui causerait en ce moment un prélat +italien ! »</p> + +<p>La conviction de Gambetta était faite, et les +bureaux du ministère élaboraient des résolutions +conformes, lorsque Gambetta tomba du pouvoir ; +Freycinet, qui lui succéda au quai d’Orsay, ratifia +ces résolutions, et tout de suite, sans avis des +Chambres, préleva sur les crédits spéciaux du +budget des cultes une somme de cinquante mille +francs pour l’administration apostolique de Tunis. +Une idée bientôt vint à Lavigerie : celle d’une +grande loterie qui émettrait six millions de billets +au profit des œuvres du Vicariat apostolique. Soit, +répondit Freycinet, pourvu que le nom de l’archevêque, +qui pourrait émouvoir l’anticléricalisme +des Chambres, ne paraisse pas.</p> + +<p>Tandis qu’il recevait ainsi du gouvernement +français un appui tout à la fois timide et efficace, +Lavigerie, selon le désir de Léon XIII, allait faire +de la Tunisie, provisoirement, sa résidence ordinaire, +pour en commencer l’organisation.</p> + +<p>Quittant l’Algérie pour la Tunisie, en octobre +1881, il faisait étape à Bône, où il venait +d’acheter l’antique acropole qui s’était appelée +Hippone, et dont saint Augustin, jadis, avait +fait un point lumineux vers lequel se tournaient +les yeux des chrétiens de l’Afrique et du monde ; +il sacrait, là, l’évêque de Constantine, et commentait +dans un discours la pose de la première pierre +de la basilique d’Hippone, où solennellement il +fêtera, cinq ans plus tard, le centenaire de la conversion +d’Augustin. Il fallait que de nouveau le +Christ régnât là où Augustin avait été son ministre. +Et dès le lendemain les souffles de résurrection +chrétienne qui planaient sur cette colline d’Hippone +entraînaient Lavigerie vers l’autre acropole, +celle de Carthage, où une autre chaire épiscopale +illustre, celle de saint Cyprien, allait être relevée.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c18">IV. — <span class="i">Le second acte de la conquête tunisienne. +Promenade pacificatrice de Lavigerie.</span></h3> + +<p>« J’aurais voulu, disait plus tard le ministre +Roustan, avoir ce prélat pour maître, j’aurais servi +Richelieu. » Un Richelieu qui, dans ses visites pastorales, +agissait comme un saint Vincent de Paul : +tel était exactement Lavigerie. C’est la campagne +de la charité après celle des armes, écrivait-il ; +celle-là n’a qu’un but, celui de panser les blessures, +demandant à tous, à quelque race qu’ils appartiennent, +non pas ce qu’ils croient ou ce qu’ils +aiment, mais ce qu’ils ont souffert. Français, +Maltais, Italiens, Musulmans, Israélites, devenaient, +tous ensemble, les clients de sa charité. +« Tout le monde, sans distinction de culte et de +nationalité, écrivait Gabriel Charmes, proclame +ici sa grande liberté d’esprit, sa parfaite tolérance, +son initiative féconde<a id="FNanchor_207" href="#Footnote_207" class="fnanchor">[207]</a>. » Secourir les pauvres, +guérir les blessés, soigner les malades, aimer les +Arabes comme « des frères et les enfants du même +Dieu », telle était la méthode qu’il prescrivait à son +nouveau clergé. Officiellement, sur un bateau de la +marine française, il allait d’un port à l’autre, cherchant +les misères, les secourant sur l’heure, ou les +envoyant à ses congrégations de femmes qui s’installaient.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_207" href="#FNanchor_207"><span class="label">[207]</span></a> Gabriel <span class="sc">Charmes</span>, <i>La Tunisie et la Tripolitaine</i>, p. 129 +(Paris, Lévy, 1883).</p> +</div> +<p>Forgemol, Bréart, Saussier, Logerot, généraux +de nos armées, avaient étalé, devant les populations +bientôt soumises, un des aspects de la France : +c’était un autre aspect, plus conquérant encore, +qui se révélait à elles dans la personne de Lavigerie, +débarquant fastueusement sous le pavillon de +notre marine, pour des gestes d’amour, pour des +paroles de paix. A Sfax, en janvier 1882, toute la +population musulmane s’empressa vers lui, pour +lui parler de dix millions de piastres qu’elle avait +à payer dans les quarante-huit heures comme +indemnité de guerre, et du péril que couraient, si +Sfax se montrait insolvable, les chefs de famille +détenus comme otages. Lavigerie fit savoir à ce +flot populaire que c’est dans l’église qu’il donnerait +audience. En dépit de leurs préventions musulmanes, +tous s’engouffraient dans le sanctuaire +chrétien : l’archevêque, vêtu de ses habits pontificaux, +les attendait au pied de l’autel, les invitait +au repentir, leur faisait jurer de ne plus reprendre +les armes contre la France, leur promettait des +délais de paiement. Les acclamations retentissaient, +le qualifiaient de sauveur, de père ; elles se +prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée ; elles +se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de +l’archevêque, le conduisant au bateau qui l’attendait, +était traînée, poussée, presque portée par la +foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes +lui avaient suffi, dans une église, pour installer +en ce coin de terre la souveraineté de la +France : le prestige même de son sacerdoce avait +servi d’assise à l’ascendant de son pays : que pouvaient +faire, contre ce prêtre, la jalousie un peu +mortifiée du consulat d’Angleterre, ou bien du +consulat d’Italie ?</p> + +<p>Quelques années plus tôt, Maccio, consul d’Italie, +avec quarante marins par lesquels il s’était fait +rendre les honneurs militaires, était venu occuper +son poste de consul « à son de trompe et dans +l’appareil de la guerre<a id="FNanchor_208" href="#Footnote_208" class="fnanchor">[208]</a> ». Aujourd’hui son successeur +Raybaudi, à demi intimidé par l’ascendant +moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat : +« Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce +bien nous fait de mal ! » Non certes, ce bien ne faisait +pas de mal aux Italiens nécessiteux qui, pour +la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver, +dans la maison récemment ouverte des Petites +Sœurs des Pauvres, un asile pour leurs vieux +jours ; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux +colons venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient +profiter de la prospérité économique bientôt +créée par la France. Mais contre cette saillie du +consul, comment Lavigerie eût-il protesté, puisqu’elle +attestait le caractère définitif de l’installation +française ? Une lettre de l’archevêque au cardinal +préfet de la Propagande lui disait : « Militairement +parlant, la conquête est achevée. » Votre +Éminence, continuait-il, « me pardonnera, quoiqu’elle +soit de la patrie de Scipion, de remplacer +le <i lang="la" xml:lang="la">Delenda Carthago</i> par +l’<i lang="la" xml:lang="la">Instauranda Carthago</i> ».</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_208" href="#FNanchor_208"><span class="label">[208]</span></a> <span class="sc">Charmes</span>, <i>op. cit.</i>, p. 285, note.</p> +</div> +<p>Non pas qu’il aspirât, comme les héros éponymes +des villes antiques, à la vanité glorieuse d’être +fondateur de cité ; mais Carthage relevée, c’était +à ses yeux une revanche de l’idée chrétienne, succédant +à des siècles d’effacement ; c’était le couronnement +naturel de ces trois chapitres qu’il venait +d’introduire en son catéchisme diocésain, sur +l’Église d’Afrique, sur son histoire, sur ses saints.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c19">V. — <span class="i">Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique.</span></h3> + +<p>Si grande que fût cette œuvre, si lourd qu’en +fût le fardeau, il avait l’œil ailleurs, sur tous les +autres champs d’action où il avait mis son empreinte. +Entre deux lettres au Quai d’Orsay sur +la Tunisie, il publiait, dans les <i>Annales de la Propagation +de la Foi</i>, des pages anxieuses, douloureuses, +sur l’œuvre de l’Islam dans l’Afrique équatoriale. +Ces pages mettaient sous les regards des États +européens un immense péril. Ils entretenaient des +missions tout autour du littoral africain, et l’Islam, +animé depuis quelque temps d’une recrudescence +de vie, était en train de devancer le christianisme +parmi les populations nègres. Avec l’Islam se propageait, +sous ces latitudes, un débordement de +mœurs, que les vieux nègres de l’Ouganda étaient +les premiers à dénoncer ; avec l’Islam se répandaient +la traite des esclaves, et ses abominations +homicides. Pourquoi le P. Deniaud, le P. Augier, +l’ancien zouave pontifical d’Hoop, de la mission +du Tanganyika, avaient-ils, le 4 mai 1881, été +massacrés ? Parce qu’ils réclamaient à une tribu +nègre, voisine de leur résidence, un petit esclave +racheté, dûment payé, et que cette tribu prétendait +conserver. Puisque les deux Pères Blancs et cet +auxiliaire avaient payé de leur vie leur office de +rédempteurs de noirs, leur souvenir même commandait +que l’on s’obstinât à cette œuvre, plus +tenacement que jamais.</p> + +<p>Lavigerie fortifiait ses postes ; il en créait un +nouveau, à Tabora, pour servir d’intermédiaire +entre les missions du Nyanza et celles du Tanganyika : +il demandait à ses Pères Blancs des rapports +détaillés, leur disant en souriant qu’ils +n’avaient pas là-bas, comme on l’a quelquefois +en France, l’excuse de l’heure de la poste. Freycinet, +un jour, ouvrant une lettre de Lavigerie, +et croyant y trouver des échos de Tunisie, eut une +singulière surprise : un nouveau royaume s’offrait +à la France, l’Ouganda, sur le bord du lac Nyanza. +Lavigerie racontait une conversation du roi +M’tésa avec le vicaire apostolique Livinhac : ce +M’tésa, qu’il regardât au Nord, qu’il regardât au +Sud, se sentait pris de peur : il lui semblait que +ses États, encerclés entre les troupes du Madhi qui +s’avançaient, et les forces musulmanes de la Sultanie +de Zanzibar, étaient en péril ; et les missionnaires +anglais qui l’entouraient, et qui s’efforçaient +de le gagner au protestantisme, réussissaient +surtout à le rendre défiant de l’Angleterre. +Il avait prié Livinhac de lui obtenir le protectorat +de la France ; et Lavigerie, sans tarder, en informait +Freycinet. C’eût été la France s’installant au +centre de l’Afrique, coupant à l’Angleterre la +route du Cap au Caire. Mais quel accueil eût fait, +à de pareils desseins, un Parlement qui déjà réputait +trop aventureuse l’expédition tunisienne ? +Freycinet jugea plus sage de ne les point envisager<a id="FNanchor_209" href="#Footnote_209" class="fnanchor">[209]</a>. +A défaut de la France, l’Église romaine +s’implantait dans l’Ouganda : la petite chrétienté +dont le P. Livinhac était le chef allait se révéler, +quelques années plus tard, comme un chef-d’œuvre +d’évangélisation, et comme une merveille d’héroïsme.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_209" href="#FNanchor_209"><span class="label">[209]</span></a> Voir au sujet de ce refus de la France les regrets du +général <span class="sc">Philebert</span> dans son livre : <i>le Partage de l’Afrique</i>, p. 28 +(Paris, Charles-Lavauzelle, 1897).</p> +</div> +<p>Tombouctou, aussi, la cité mystérieuse encore à +laquelle le désert servait d’avenue, demeurait, +sur l’horizon de Lavigerie, comme une provocante +énigme ; et les routes du Sahara occidental ayant +naguère été néfastes pour les premiers Pères +blancs, c’est en partant de Ghadamès, à présent, +que d’autres Pères Blancs songeaient à trouver +l’accès du Soudan. Il y avait là un certain P. Richard, +cavalier incomparable, parlant arabe au +point de passer pour un Arabe, et dont les nomades +disaient : C’est notre sultan. Il avait hâte, au lendemain +du massacre de l’expédition Flatters, de +s’enfoncer dans le désert avec deux autres Pères. +Lavigerie temporisait, et finalement, en août 1881, +les Pères étaient autorisés à partir ; quatre mois +plus tard, ils étaient massacrés par quelques +Touareg. Lavigerie, à cette nouvelle, rassemblant +ses missionnaires dans sa chapelle de Carthage, +chantait le <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i> pour remercier Dieu de ces +nouveaux martyrs ; et ses chants alternaient avec +ses larmes. Il commandait aux Pères Blancs de +Ghadamès, à ceux de Tripoli, de se replier sur Alger, +mais il ne pouvait consentir à perdre de vue le Soudan, +et le <i>Bulletin des Missions</i>, au lendemain +même de ce nouvel échec, reparlait de Tombouctou.</p> + +<p>Lavigerie était encore sous le poids de cette +série de deuils, — deuils au Tanganyika, deuils au +désert, — lorsqu’il apprit qu’au début de mars 1882 +le ministre Roustan, dont il admirait et aimait la +fermeté d’attitude et l’intrépidité patriotique, +s’éloignait de la Tunisie à la suite d’odieuses campagnes +diffamatoires. Le ministère, à Paris, consultait +Lavigerie pour savoir quel successeur +donner à Roustan : cet homme d’Église devenait, +de plus en plus, un informateur d’État. Paul Cambon, +qui fut l’élu, lui écrivait : « Je ne connais rien +du monde nouveau où je vais entrer. Je pourrai +avoir recours à vos lumières, vous demander +votre appui et vous donner mon concours. » Et +par une allusion discrète à l’anticléricalisme français, +Paul Cambon ajoutait : « Grâce à Dieu, nous +ne serons pas gênés là-bas par des querelles qui, ici, +rendent toutes choses difficiles. »</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c20">VI. — <span class="i">Lavigerie cardinal.</span></h3> + +<p>Entre le départ de Roustan et l’arrivée de Paul +Cambon, quelques semaines s’écoulèrent où Lavigerie +parut exercer l’interrègne, au nom de la +France ; et ce fut au cours de cet interrègne, le +19 mars, qu’il apprit que Léon XIII faisait de lui +un cardinal. La pourpre, il l’aurait eue depuis +longtemps, s’il avait en 1868 accepté d’être coadjuteur +de Lyon. Mais ce qui faisait, pour lui, le prix +de cette pourpre, c’était le sentiment qu’avec +lui s’inaugurait une lignée cardinalice dont il +allait être l’ancêtre : la lignée des cardinaux +d’Afrique<a id="FNanchor_210" href="#Footnote_210" class="fnanchor">[210]</a>. Il semblait à Lavigerie que l’honneur +fait à sa personne symbolisait un progrès +de l’Église ; son entrée dans le Sacré Collège et la +pénétration du Christ dans les profondeurs de +l’Afrique lui apparaissaient comme deux faits +connexes ; et cette pourpre attestait qu’après tant +de siècles d’obscures souffrances l’Afrique chrétienne +était redevenue une réalité, qu’elle était +redevenue une force dans les conseils de l’Église. +Avec son instinct quasi génial de grand cérémoniaire, +il concerta lui-même les pompes de son élévation +cardinalice. Il voulut que la calotte lui fût +portée par le garde noble pontifical à Saint-Louis +de Carthage, et que, pour l’entourer, la Maison +Carrée envoyât ses Pères Blancs, et que Malte +lui expédiât quelques-uns des noirs qu’il y faisait +élever ; la fête ainsi préparée se déroula le +16 avril 1882, dans un appareil de splendeur. « Vous +direz à Léon XIII, disait-il au garde noble, que sous +son grand pontificat vous avez vu le signe de la Rédemption +couronner cette antique acropole comme +un signe de résurrection et d’espérance<a id="FNanchor_211" href="#Footnote_211" class="fnanchor">[211]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_210" href="#FNanchor_210"><span class="label">[210]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 532.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_211" href="#FNanchor_211"><span class="label">[211]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 534.</p> +</div> +<p>Et le soir, lorsqu’il rentra à Tunis, il connut +l’allégresse du triomphateur, porté jusqu’à sa +cathédrale par une foule enthousiaste. Un mois +après, à Paris, il recevait la barrette à l’Élysée +et, dans le discours qu’il adressait à Jules Grévy +traçait un éloquent portrait du missionnaire français, +qui « compte parmi ses jours les plus fortunés, +ceux où, en servant la religion et l’humanité, il +peut servir et honorer le nom de la France<a id="FNanchor_212" href="#Footnote_212" class="fnanchor">[212]</a>. » +« Me voilà un vrai patriarche, écrivait-il à sa vieille +tante. Quelle vie je mène depuis quinze ans, et +maintenant plus que jamais ! Qui eût dit à ma chère +et pauvre mère que c’était la destinée de son fils, +alors qu’il ne voulait être que curé de campagne ? » +Il courait à Rome prendre le chapeau, naviguait +vers Malte, pour baptiser et confirmer douze négrillons ; +Malte le recevait comme un souverain. +Le 5 septembre, enfin, sa pourpre apparaissait +dans Alger, première étape de son apostolat +d’Afrique, pépinière où mûrissait au jour le jour +la vocation de ses Pères Blancs. Mais dans Alger +pas de pompe ; la municipalité radicale avait décidé +qu’aucun cortège extérieur ne devait entourer +ou fêter ce prêtre ; l’idée laïque exigeait, paraît-il, +que son contact avec son peuple s’enfermât entre +les quatre murs d’un sanctuaire.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_212" href="#FNanchor_212"><span class="label">[212]</span></a> <i>Ibid.</i>, II, p. 538.</p> +</div> +<p>Les susceptibilités de cette idée nouvelle allaient, +deux mois plus tard, se déchaîner dans l’enceinte +même du Palais-Bourbon, contre Freycinet, en +raison des cinquante mille francs qu’il avait alloués +au clergé tunisien : il y eut heureusement une majorité +pour voter l’ordre du jour pur et simple. +Des voix s’étaient élevées, pour reprocher à Lavigerie +ses fréquentes absences d’Alger ; il écrivait +à M. Fallières, alors ministre des Cultes, une lettre +éloquente sur le fruit de ces absences. « Depuis +les frontières de l’Algérie, lui disait-il, jusqu’à +celles des colonies anglaises et hollandaises du cap +de Bonne-Espérance, tout le territoire intérieur +de l’Afrique est désormais placé, au point de vue +religieux, sous une autorité française. C’est là un +résultat qui aura, pour le jour où la France croira +devoir intervenir activement, elle aussi, dans les +questions africaines, des conséquences heureuses +et fécondes<a id="FNanchor_213" href="#Footnote_213" class="fnanchor">[213]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_213" href="#FNanchor_213"><span class="label">[213]</span></a> <span class="sc">Tournier</span>, <i>Correspondant</i>, 10 mars 1912, p. 849.</p> +</div> +<p>Alger n’était plus, à ses yeux, que « l’une des +extrémités d’un vaste champ de charité et d’apostolat » ; +il lui semblait que « de Tunis, grâce aux +moyens de communication récemment établis », +il pourrait « plus aisément veiller sur tout l’ensemble +de ses œuvres<a id="FNanchor_214" href="#Footnote_214" class="fnanchor">[214]</a> ». « Ma résidence ordinaire +sera un peu sur les grands chemins », avait-il +écrit, dès 1880, à Mgr Foulon.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_214" href="#FNanchor_214"><span class="label">[214]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 388.</p> +</div> +<p>Sous la houlette du cardinal, réinstallé à Carthage, +le vicariat apostolique de Tunisie s’organisa. +Les congrégations arrivaient, pour les besognes +d’enseignement ou de charité, Dames de Sion et +Sœurs du Bon-Secours, Frères des écoles chrétiennes +et Sœurs missionnaires d’Afrique. Les +œuvres scolaires qu’avaient commencées, avant +l’arrivée de la France, les Frères des écoles chrétiennes +et les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, +se développaient et se multipliaient. A l’instigation +de Lavigerie, le livre de classe français +se propageait en Tunisie ; une bibliothèque populaire +s’ouvrait à Tunis. Le collège ouvert dans cette +ville par Lavigerie commençait à recevoir les enfants +des premières familles musulmanes, parmi +lesquels un neveu du Bey. A l’époque même où la +France politique soustrayait à toute influence +d’Église le régime scolaire, il plaisait à Lavigerie +que dans cette plus grande France qu’était la +Tunisie, l’idée française eût pour citadelle les écoles +fondées par l’Église, en face des écoles italiennes +richement subventionnées par le Quirinal, et ouvertement +athées. On verra bientôt, à Bizerte, de +petites Maltaises se proclamer Françaises, de petits +Italiens entonner des chants de Déroulède : ce +seront les pupilles de Lavigerie. « La présence de +ce cardinal vaut une armée », gémissait amèrement, +dans la <i>Riforma</i>, un des publicistes de Crispi. +Lavigerie ripostait aux hostilités italiennes en +faisant quêter, dans les églises tunisiennes, pour +les inondés du nord de l’Italie.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c21">VII. — <span class="i">Le relèvement du siège de Carthage.</span></h3> + +<p>Il devait dire un jour : « J’ai plus fait en Tunisie +en dix-huit mois qu’en dix-huit ans en Algérie. » +Mais cet étonnant réalisateur, cet ouvrier d’histoire +dont la sollicitude se dépensait, sans jamais +s’y perdre, dans la profusion des détails, demeurait +toujours insatisfait jusqu’à ce qu’il eût imaginé +et accompli l’acte symbolique qui devait résumer +son œuvre et captiver les imaginations définitivement +soumises. Carthage relevée, tel était le symbole +qu’il fallait à Lavigerie, pour qu’aux yeux de +l’Église et de la France, de l’Islam et de l’Europe, +l’œuvre tunisienne fût parachevée. Flaubert, voulant +en 1858 ressusciter Carthage, avouait qu’il +fallait être « fou et triplement frénétique », pour +s’engouer d’un pareil rêve<a id="FNanchor_215" href="#Footnote_215" class="fnanchor">[215]</a> : ce rêve, Lavigerie le +reprenait, mais en le mettant sous les auspices de +l’Église séculaire. Un évêque lorrain du onzième +siècle, devenu pape sous le nom de Léon IX, avait +en 1053 jeté un regard sur les ruines de ce royaume +qu’avait été, pour le Christ, la terre d’Afrique. Il +n’y trouvait plus, à cette date, sous l’hégémonie +de l’Islam, que cinq évêchés<a id="FNanchor_216" href="#Footnote_216" class="fnanchor">[216]</a>, et il écrivait : « Il +est hors de doute, qu’après le pontife romain le +premier archevêque et le grand métropolitain de +toute l’Afrique est l’évêque de Carthage. Ce dernier +ne peut être dépouillé, en faveur de quelque +évêché d’Afrique que ce soit, de ce privilège qu’il +a reçu du Saint Siège apostolique et romain, mais +il le conservera jusqu’à la fin des siècles, et tant +que le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera +invoqué en Afrique, soit que Carthage reste abandonnée, +soit qu’elle ressuscite un jour dans sa +gloire. » On trouvait trace encore, sous Grégoire +VII, en 1076, d’un archevêque de Carthage, +et puis le nom disparaissait de l’histoire, mais +continuait cependant, comme l’avait affirmé +Léon IX en son hardi langage, de participer à +l’immortalité même de l’Église.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_215" href="#FNanchor_215"><span class="label">[215]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>Les Villes d’or</i> (édit. de 1921), p. 334-335.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_216" href="#FNanchor_216"><span class="label">[216]</span></a> <span class="sc">Toulotte</span>, <i>Géographie de l’Afrique chrétienne</i>, p. 98-99 +(Paris, Procure des Pères Blancs, 1894). — <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres +choisies</i>, II, p. 458-482.</p> +</div> +<p>Lavigerie, en avril 1883, étalait sous les regards +de Léon XIII les volontés de Léon IX. D’avance +il édifiait, dans son vignoble de la Marsa, le palais +épiscopal de Carthage : en octobre 1883, ce palais +était prêt ; il recevait, un jour de mai 1884, les +deux fils aînés du bey, et l’un d’eux lui disait dans +un toast : « C’est simple justice de laisser une véritable +liberté à votre action bienfaisante. » D’avance +il traçait les plans pour la construction de la future +cathédrale de Saint-Louis ; il adressait un appel +à tout ce qui restait en France de « fils des croisés », +à leur chef à tous, aussi, qui achevait de mourir +hors de France, le comte de Chambord, fils de saint +Louis ; en mai 1884, la première pierre se posait. +Les deux volumes d’<i>Œuvres choisies</i> que publiait +à cette date le cardinal étaient comme un long +acte d’amour à l’endroit de cette Afrique sur laquelle +sa houlette aspirait à planer et où ses Pères +Blancs poussaient une pointe nouvelle en s’installant +à Ghardaïa, dans le Mzab. Il voulait que +ce fût à Carthage même que fussent proclamés, +dans un synode de ses prêtres, les statuts de ce qui +n’était encore que le vicariat apostolique de Tunisie. +Il se plaisait à leur montrer, dans l’Algérie +voisine, les trois cents églises où le Christ était +adoré, des séminaires rappelant « les anciennes +institutions épiscopales dont Augustin avait tracé +la loi », et « plus de deux mille religieux et religieuses +là où les vertus des vierges et des solitaires +de l’ancienne Afrique embaumaient autrefois +les déserts ». Et les prêtres qui l’écoutaient +acclamaient « avec une allégresse extrême, <i lang="la" xml:lang="la">cum +summa alacritate</i> », la requête cardinalice qui, au +nom de Léon IX, avait imploré de Léon XIII la +restauration du siège de Carthage.</p> + +<p>La requête arrivait à son heure. En cette +année 1885, le ministre Mancini, malgré la judicieuse +opposition du roi Humbert I<sup>er</sup>, venait +d’allonger sur le riche patrimoine de la Propagande +une main qui pouvait un jour devenir avide : +il était permis de craindre que, possédant le temporel +de cette congrégation romaine, les successeurs +de Mancini ne voulussent un jour s’en servir +pour régner sur l’apostolat universel. « Dans l’assujettissement +de la Propagande, écrivait Lavigerie +à Ferry, l’Italie voit une sorte de revanche ou de +compensation à son impuissance coloniale », et il +demandait au Quai d’Orsay de provoquer, auprès +du cabinet de Rome, une protestation des divers +gouvernements. L’acte de Mancini frappait +Léon XIII au cœur : il lui paraissait indispensable +au rayonnement de l’Église Romaine qu’elle apparût +pleinement libre ; ancien administrateur des +États Romains, son indépendance de cœur à l’endroit +de l’État nouveau qui les avait rayés de la +carte était une sécurité pour le monde chrétien. +La troisième Rome voulait empiéter sur la Propagande, +la Propagande allait répondre en relevant +Carthage. Jules Ferry, qui s’intéressait passionnément +à la question, mit un bateau, en mai, à la +disposition de Lavigerie, pour qu’il s’en fût à +Rome presser la décision. Le 28 juin, elle devenait +publique, et Jules Ferry apprenait avec joie que la +Tunisie devenait diocèse régulier, sous le titre +d’archidiocèse de Carthage, uni, dans la personne +de Lavigerie, à l’archidiocèse d’Alger.</p> + +<p>Moins de trois mois après, le 16 septembre, dans +la chapelle Saint-Cyprien de Carthage, par un de +ces synchronismes dont Lavigerie savait illuminer +l’histoire, on célébrait, tout à la fois, le seize cent +vingt-sixième anniversaire du martyre de Cyprien, +et le sacre épiscopal du P. Livinhac, devenu, par +un récent décret de la Propagande, vicaire apostolique +de l’Ouganda. Toutes les splendeurs du Pontifical +romain, dont s’accompagne le sacre d’un +évêque, inauguraient ainsi le renouveau de gloire +religieuse dont désormais bénéficiait Carthage : à +peine cet archevêché était-il restauré que Lavigerie, +conformément aux termes grandioses de +Léon IX, faisait le geste de l’ériger en métropole de +l’Afrique ; et lorsqu’en 1889 l’évêque de Malte, avec +l’appui de l’Angleterre, tentera d’obtenir le titre +de primat d’Afrique, Lavigerie s’insurgera, tempêtera, +menacera le Saint-Siège de démissionner.</p> + +<p>Mais une question se posait : cet archevêché, +comment le faire vivre ? La loterie tunisienne, dont +Lavigerie avait espéré trois millions, avait mal +réussi ; auprès d’un certain nombre de catholiques +de France, la Tunisie était impopulaire, parce que +Ferry l’était : ils boudaient à Lavigerie, au lieu de +chercher, dans le spectacle des résurrections chrétiennes +qui s’accomplissaient en Afrique, une consolation +pour les attristants épisodes d’anticléricalisme +qui depuis quatre ans s’étaient déroulés +à l’ombre de leurs clochers. Il fallait pourtant que +le nouveau diocèse de Tunis trouvât des ressources. +Jules Ferry, tout d’abord, se donna l’honneur d’y +pourvoir. « Il vous considère, écrivait à Lavigerie +Paul Cambon, comme l’un des plus actifs et des +plus puissants auxiliaires de la France du dehors. +Il fera pour vous ce que vous voudrez. » Il fallait +à Lavigerie un traitement pour vingt-cinq curés. +Ferry, qui n’avait pas le droit de le prendre sur le +budget des cultes, la Tunisie n’étant pas concordataire, +les rémunéra comme aumôniers militaires. Il +lui fallait des subventions pour ses écoles religieuses : +Ferry, tout en admettant que Lavigerie en +choisirait les maîtres et les maîtresses, les entretint +comme écoles communales. Ainsi ressuscita l’Église +de Carthage, par la collaboration de Lavigerie et +de Jules Ferry. A la fin d’octobre 1884, l’archevêque +fut à la mort : allait-il succomber, comme +Moïse, au seuil de la terre promise ? Il se raffermit, +et sa convalescence s’acheva, lorsque lui parvint, +en novembre, la bulle officielle dans laquelle +Léon XIII, érigeant Carthage en Église métropolitaine, +glorifiait, tout à la fois, cette Église historique +et l’homme sage et infatigable (<i lang="la" xml:lang="la">vir sapiens +et impiger</i>) à qui elle était confiée.</p> + +<p>La pourpre romaine, trois cent soixante-seize ans +plus tôt, resplendissant sur les épaules du cardinal +Ximenès, encadrée par les troupes de Ferdinand +le Catholique, s’était un instant montrée, sur les +rivages d’Oran, comme messagère de l’Évangile +et rédemptrice des captifs ; et puis elle avait dû +s’effacer. Désormais, sur la carrure puissante de +Lavigerie, elle s’étalait au grand soleil d’Afrique, +accueillie par les populations, respectée par l’Europe +politique, et cette pourpre n’était plus une +vision éphémère, mais la parure de la hiérarchie +restaurée.</p> + +<p>En ce même mois de novembre 1884, à Berlin, +dans l’aréopage diplomatique où grandes et petites +nations d’Europe se partageaient l’Afrique, +Stanley, parlant devant une commission, prononçait +avec respect le nom de Lavigerie ; et c’est en +évoquant l’action apostolique de l’archevêque de +Carthage que le baron de Courcel, qui représentait +la France, obtenait, malgré l’ambassadeur de +Turquie, que la conférence de Berlin reconnût +expressément la liberté des missions et leur droit +d’être protégées.</p> + +<p>C’étaient là, pour Lavigerie, de beaux rayons +de soleil, que tout de suite des nuages vinrent +offusquer. Il apprenait qu’en contraste avec les +biais généreux imaginés par Jules Ferry, la commission +du budget, au Palais-Bourbon, infligeait +aux crédits habituels prévus pour l’archevêché +d’Alger d’irréparables amputations. Sa pourpre +et sa gloire, à la fin du printemps de 1885, se +firent suppliantes, quémandeuses, dans les chaires +de France. Il déclarait qu’il mourrait de fatigue +sur les grands chemins, s’il le fallait, plutôt que de +laisser son clergé mourir de faim. On a cru surtout +frapper l’Église dans nos personnes, disait-il à la +Madeleine, mais en réalité on a surtout frappé la +France. Il quêtait lui-même, de rang en rang, +demandant la charité pour l’amour de la France. +Parlant à Saint-Sulpice, où les souvenirs de sa jeunesse +ecclésiastique l’obsédaient, il rappelait ce +mot du Psalmiste : « Moi aussi, j’ai été jeune et me +voilà vieux !… Je ne puis, continuait-il, ajouter +avec le Psalmiste que je n’ai pas vu le juste mendier +son pain et celui de ses enfants. » Il pleurait, +pleurait ; et son éloquence assurait à ses gestes +de mendiant d’éclatantes victoires. Jules Ferry +venait d’être renversé du pouvoir : dans le ministère +Brisson qui lui avait succédé, Goblet détenait +les cultes. Cette promenade cardinalice le gênait : +il y mit un terme en faisant rétablir cent mille +francs au chapitre budgétaire concernant les trois +diocèses de l’Algérie. C’était un début de réparation, +assez parcimonieux d’ailleurs.</p> + +<p>Pour l’instant, Lavigerie s’en contentait. En +cet été de 1885 il aspirait à porter à Jérusalem, +dans son école de Sainte-Anne, le prestige de la +France et le programme qui s’esquissait, dans les +conseils du Vatican, en vue de la réunion des +Églises d’Orient ; il voulait qu’un bateau de l’État, +officiellement, le menât dans le Levant ; il se montrerait +aux Orientaux, au nom de sa patrie, au nom +de Rome ; sa pourpre toute fraîche, d’un rayonnement +si authentiquement français, aurait la joie +de mettre l’empreinte de Rome sur la vie religieuse +du Levant, comme sur celle de l’Afrique. Ferry +se fût probablement enthousiasmé pour ce programme, +mais que pouvait en penser Goblet, dans +un cabinet Brisson ? Le bateau de l’État fut refusé, +et pour une fois, — la première peut-être, — cette +souveraineté tenace, invincible, qu’exerçait à la +longue l’imagination de Lavigerie sur la rébellion +des faits et des hommes, consentit à une abdication. +Le grand dessein qu’il laissait ainsi s’évanouir sera +repris et accompli par le cardinal Langénieux, neuf +ans plus tard, sur l’ordre formel de Léon XIII<a id="FNanchor_217" href="#Footnote_217" class="fnanchor">[217]</a>, +et le secrétaire de l’archevêque de Reims, dans ces +assises palestiniennes tenues à Jérusalem, sera +l’un des Pères Blancs du cardinal Lavigerie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_217" href="#FNanchor_217"><span class="label">[217]</span></a> Voir <span class="sc">Largent</span>, <i>Le cardinal Langénieux</i>, p, 195-254 +(Paris, Gabalda, 1911).</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c22">VIII. — <span class="i">La croix sous l’équateur : +la « masse noire » des martyrs. +Lavigerie dans son observatoire de Biskra.</span></h3> + +<p>Carthage d’ailleurs rappelait Lavigerie : tout le +monde, là-bas, avait besoin de lui. Sa puissance +était une bienfaisance. Des prêtres qui soignaient +et secouraient les malades, des sœurs qui soulageaient +la misère des femmes et des enfants, telle +était la cour dont s’entourait cette souveraineté. +Et lorsque des détracteurs l’accusaient à la tribune +française de « poursuivre une œuvre de prosélytisme +inacceptable », de « provoquer même », par ce +prosélytisme, « des soulèvements et des +attentats », de « préparer des vêpres tunisiennes », +il répondait qu’il ne faisait rien de plus que d’« aimer +les musulmans, et de leur montrer qu’en les +aimant ainsi il obéissait à une loi de charité supérieure +à la leur ». Notre seule joie, disait-il, c’est, +après tous nos sacrifices, d’entendre ces musulmans +nous dire quelquefois : « Ah ! vraiment les +chrétiens de France sont bons<a id="FNanchor_218" href="#Footnote_218" class="fnanchor">[218]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_218" href="#FNanchor_218"><span class="label">[218]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 522.</p> +</div> +<p>Son palais jouissait d’une sorte de droit d’asile : +femmes persécutées, esclaves fugitives, favoris +disgraciés de la cour beylicale, y trouvaient protection, +sécurité. Les diplomates des diverses +puissances se tenaient en rapport avec lui ; il avait +des relations particulièrement suivies avec le +consul d’Angleterre, avec Julius Eckardt, consul +d’Allemagne, mais beaucoup plus distantes avec +celui d’Espagne, qui avait un jour tenté de se +mettre sur son chemin, avec celui d’Autriche, qui +s’était contenté de lui faire une « visite en papier ». +Lavigerie savait être susceptible, au nom de la +France<a id="FNanchor_219" href="#Footnote_219" class="fnanchor">[219]</a>. Julius Eckardt nous parle longuement +de lui dans ses Mémoires ; il s’y montre fasciné par +la physionomie de cet archevêque, qu’il jugeait +« extraordinairement majestueuse ». On prenait +une leçon de politique, en regardant Lavigerie +manier les colonies étrangères. La colonie maltaise, +où il avait son banquier, lui obéissait : sur +un mot de lui, en janvier 1884, on avait vu les +représentants de cette colonie s’en aller saluer +Paul Cambon, sous la conduite d’un capucin qui +servait d’interprète. La colonie italienne, qui +d’abord avait partagé les susceptibilités de ses +consuls, s’apprivoisait lentement : « Lavigerie, +écrit Julius Eckardt, savait si habilement ménager +les côtés faibles des Italiens, qu’il apparaissait +comme leur ami. » La supériorité notoire des écoles +entretenues par le cardinal, la prépondérance économique +qu’il devait à ses vignobles, cultivés par +des centaines de travailleurs, donnaient à son prestige +de nouvelles assises.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_219" href="#FNanchor_219"><span class="label">[219]</span></a> Julius v. <span class="sc">Eckardt</span>, <i lang="de" xml:lang="de">Lebenserinnerungen</i>, II, p. 173-175 +(Leipzig, Hirzel, 1910).</p> +</div> +<p>« A Tunis, lisait-on dans <i>l’Indépendant Tunisien</i> +du 27 juin 1885, le voyageur n’est pas peu surpris +d’entendre un sermon français devant un auditoire +à peu près entièrement composé de Maltais +et d’Italiens. On peut dire, sans exception aucune, +que Lavigerie est le maître spirituel de la colonie +étrangère sur ces rivages. Son ministère est tout-puissant +pour calmer les irritations, pour déjouer +les complots contre la France, pour maintenir dans +l’obéissance et le devoir toutes ces populations +dont une religion commune est le seul lien<a id="FNanchor_220" href="#Footnote_220" class="fnanchor">[220]</a>. » +Malmusi, le consul d’Italie, observait que grâce +au cardinal, l’Église, au moins en Tunisie, était +traitée et respectée par la France comme une alliée +de la cause française<a id="FNanchor_221" href="#Footnote_221" class="fnanchor">[221]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_220" href="#FNanchor_220"><span class="label">[220]</span></a> Cité dans <span class="sc">Pontois</span>, <i>les Odeurs de Tunis</i>, p. 337 (Paris, +Savine).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_221" href="#FNanchor_221"><span class="label">[221]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 178.</p> +</div> +<p>Les intérêts politiques de la France exigeaient +que cet archevêque fût là. Il disait nettement à +Malmusi : « Votre prédécesseur Maccio est devenu, +par son attitude, le véritable auteur du protectorat ! +Que vous suiviez son exemple, et le protectorat +peut devenir une annexion. » Ce n’était là +qu’un avertissement amical, nullement une menace, +car nul n’était plus hostile que le cardinal +à l’idée d’une annexion pure et simple de la Tunisie. +Un jour le commandant du corps expéditionnaire, +qui avait nom général Boulanger, s’enthousiasmait +pour cette idée ; mais Paul Cambon, qui demeurait +rebelle, se réjouissait de trouver, auprès du +pouvoir public et de l’opinion française, un efficace +appui dans la personne de Lavigerie, partisan +décidé du protectorat.</p> + +<p>La sollicitude de Lavigerie pour l’Église tunisienne +exigeait aussi qu’il fût là ; Carthage recevait +des Carmélites, des Franciscaines missionnaires de +Marie ; c’était toute une petite cité de Dieu qui +s’étendait, se disséminait, se posait avec un parti-pris +d’archéologique ferveur sur tous les points +précis de l’acropole consacrés par des souvenirs +chrétiens ; et cette cité de Dieu devait un jour, +dans la pensée de Lavigerie, devenir, sur cette +acropole, le berceau d’une grande ville. Combien +apparaissaient mesquins, en face de toutes ces +promesses d’avenir, les votes des Chambres marchandant +ou supprimant des crédits : « Je me +moque bien de cette bêtise, disait Lavigerie à +Eckardt, une seule quête me rapportera plus que +cette bagatelle » ; et il s’exprimait si librement +qu’il envoyait ensuite un de ses chanoines prier +le consul de ne point transmettre en clair ses +propos, s’il lui plaisait de les raconter<a id="FNanchor_222" href="#Footnote_222" class="fnanchor">[222]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_222" href="#FNanchor_222"><span class="label">[222]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 181.</p> +</div> +<p>Le scolasticat des Pères Blancs groupait autour +du vieil archevêque les prémices du futur apostolat +de l’Afrique ; il aimait s’entourer de ces jeunes +recrues. Il voulut les avoir sous son regard, en cette +émouvante journée du 20 juin 1886 où, après avoir +baptisé les cloches de sa cathédrale de Saint-Louis, +il descendit dans un caveau qu’il avait fait construire, +proclama que ce serait là sa tombe, et fit +planer sa bénédiction. Cet artisan de résurrection +signifiait à ces enfants que la pensée de la mort, en +lui, dominait toutes les autres, et qu’elle l’invitait, +sans cesse, à mieux régler sa vie, et à mieux travailler +à mesure que le temps lui échappait. La +nuit viendra, continuait-il, dans laquelle on ne +travaille plus.</p> + +<p>Du travail, l’Afrique centrale lui en donnait. +Il y possédait là quatre vicariats, Nyanza, Tanganyika, +Haut-Congo, Ounyanembé. Dans les deux +premiers, la semence chrétienne mûrissait rapidement : +ces conquêtes de l’Église sur les peuples +noirs le consolaient un peu des piétinements qui +semblaient au contraire s’imposer à elle, aux +portes de l’Islam. Des orphelinats se fondaient, où +affluaient les négrillons rachetés aux marchands +d’esclaves. Sur un territoire laissé aux Pères Blancs +par le roi des Belges, le capitaine Joubert s’installait +avec quelques centaines de nègres : c’était +comme l’ébauche du royaume chrétien qu’édifiaient +les songes aventureux du cardinal ; et ce +chevalier du Christ qu’était Joubert, en épousant +une négresse chrétienne, attestait aux noirs la +réhabilitation morale de leur race. Mais dans +l’Ouganda, de sombres nuages grossissaient, dont +allait sortir pour la race noire un autre genre de +réhabilitation.</p> + +<p>Depuis décembre 1885, le roi Mwanga, successeur +de M’Tésa, préparait une persécution contre +le catholicisme. Lavigerie le savait ; il savait aussi +que ce mouvement d’hostilité à l’endroit des missions +européennes était dû, en partie, aux suspicions +provoquées par les ambitions allemandes +qui, tout autour de Zanzibar, rôdaient et progressaient. +« Je reconnais volontiers, déclarait-il un +jour au consul Julius Eckardt, la situation prépondérante +de l’Allemagne dans le sud-est du continent +noir, et je suis convaincu que M. de Bismarck +donnera sa protection sans réserve à la +maison de mission française qui est à la limite +des possessions allemandes<a id="FNanchor_223" href="#Footnote_223" class="fnanchor">[223]</a>. » Il apparaissait +au cardinal qu’en agissant ainsi Bismarck ne ferait +que conjurer le péril que les ambitions germaniques +avaient elles-mêmes créé. Cela équivalait à solliciter +l’Allemagne de prendre la protection de nos +missions : l’ouverture était certainement imprudente. +L’imprudence s’accrut dans une note où +Lavigerie, sur l’astucieuse demande du consul, précisait +sa pensée. On fut bouleversé, au Quai d’Orsay, +le jour où l’on apprit, par une démarche du +cabinet de Berlin, que Bismarck était tout prêt à +faire pénétrer l’Allemagne dans l’Afrique des lacs +par la porte que lui ouvrait Lavigerie. La France +avait refusé, naguère, le protectorat de l’Ouganda, +mais pouvait-elle le laisser prendre par l’Allemagne, +au moment où elle s’occupait, avec l’Angleterre, +de défendre le sultan de Zanzibar contre +l’avidité allemande ? Entre ces préoccupations de +la France et la démarche de Lavigerie, le heurt +était évident : la France fit savoir à l’archevêque +qu’il avait fait un faux pas. Cependant, en Ouganda, +les événements se précipitaient ; et dans +l’été de 1886, à la cour du roi Mwanga, le sang +chrétien coulait à flots. On compta cent quarante +martyrs.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_223" href="#FNanchor_223"><span class="label">[223]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 176.</p> +</div> +<p>Chrétiens depuis quelques années ou même +depuis quelques mois, ces nègres, pour la plupart +très jeunes, montrèrent une ferveur de foi, une +vaillance à souffrir, qui les égalait aux martyrs +des premiers siècles. Le P. Lourdel, bientôt, dans +une lettre tragique, disait à Lavigerie, entre +autres traits d’héroïsme, l’histoire de trente et +un pages du roi Mwanga, liés comme autant de +fagots, et brûlés vifs, de leurs trois camarades se +proclamant chrétiens, et aspirant, eux aussi, au +martyre, et l’histoire du juge de paix Mouromba, +amputé de ses pieds, de ses mains, de plusieurs +lambeaux de chair, voyant tous ces débris griller +devant lui, et survivant trois jours à ces atroces +traitements<a id="FNanchor_224" href="#Footnote_224" class="fnanchor">[224]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_224" href="#FNanchor_224"><span class="label">[224]</span></a> <span class="sc">Nicq</span>, <i>le Père Siméon Lourdel</i>, 3<sup>e</sup> édit., p. 306-384 +(Maison Carrée, 1922). Vingt-deux de ces martyrs seront, +en 1920, béatifiés par Benoît XV (<i>loc. cit.</i>, p. 531-537).</p> +</div> +<p>Jadis, une troupe de martyrs chrétiens, sur la +colline d’Utique, avait reçu, dans la liturgie, le +nom de <i>masse blanche</i>, en raison de la chaux où +on les avait ensevelis. Lavigerie, évoquant ce souvenir, +honorait du nom de <i>masse noire</i> les martyrs +nègres de l’Ouganda. Il informait Léon XIII, lui +demandait l’autorisation de célébrer une messe +d’action de grâces pour la vitalité chrétienne dont +ces morts avaient témoigné. Le soir même du +5 mai 1887, où cette messe fut célébrée à Notre-Dame +d’Afrique, une nouvelle caravane de huit +Pères Blancs s’en allait vers ces latitudes ensanglantées, +nouveaux porteurs du message que Rome +et Carthage offraient aux pays nègres et dont la fécondité +venait de s’attester avec un si tragique +éclat.</p> + +<p>Lavigerie, désormais, passait ses heures à Biskra, +dans l’intimité du passé africain et du désert +inaccessible. De longues heures durant, il se courbait +sur les documents historiques, épigraphiques, +archéologiques, pour refaire le livre : <i lang="la" xml:lang="la">Africa +christiana</i>, qu’avait en 1816 écrit Morselli. Il y +avait, dans la préface de ce livre, une page que depuis +longtemps il aimait : celle où Morselli souhaitait +que, grâce à quelque nouveau Bélisaire, +l’Église Romaine, un jour, rentrât en Afrique +comme chez elle, <i lang="la" xml:lang="la">tanquam in propria sua</i>. Lavigerie +et la France avaient accompli cette réintégration. +De temps à autre, le cardinal interrompait +son travail pour contempler, dans quelque promenade, +l’immense horizon saharien ; sa pensée +s’évadait, plus au delà, vers ces centaines de milliers +d’esclaves, qui souffraient.</p> + +<p>Et pendant que la pensée de Lavigerie, peu +faite évidemment pour la quiétude un peu égoïste +des besognes d’érudition, traversait le désert pour +chercher au loin les esclaves, la pensée de Léon XIII, +traversant la mer, cherchait Lavigerie. « Vos si +rares services rendus à l’Afrique, lui écrivait le +Pape en novembre 1887, vous recommandent à +ce point, que vous semblez comparable aux +hommes qui ont le mieux mérité du nom catholique +et de la civilisation. » Lorsqu’en mars 1888 +Lavigerie célébrait en sa cathédrale d’Alger son +jubilé épiscopal, il y avait là un représentant de +Léon XIII. Il semblait que chaque jour rapprochait +plus intimement leurs deux génies ; et le +mois de mai 1888, qui amenait Lavigerie à Rome, +allait être, de par la volonté de Léon XIII, le point +de départ de la campagne antiesclavagiste, suprême +gloire de sa vie.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c23">CHAPITRE IV<br> +LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME<br> +LES DERNIÈRES ANNÉES</h2> + + +<h3 title="I. — L’esclavagisme dans l’Afrique noire.">I. — <span class="i">L’esclavagisme +dans l’Afrique noire<a id="FNanchor_225" href="#Footnote_225" class="fnanchor">[225]</a>.</span></h3> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_225" href="#FNanchor_225"><span class="label">[225]</span></a> La source capitale pour cette étude est le livre intitulé : +<i>Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste</i>, par le +cardinal <span class="sc">Lavigerie</span> (Saint-Cloud, Belin, 1889). Voir aussi +Joseph <span class="sc">Imbart de la Tour</span>, <i>L’esclavage en Afrique et la +croisade noire</i> (Paris, Bonne Presse, 1894), et l’étude de +<span class="sc">Bonet-Maury</span> sur la France et le mouvement antiesclavagiste +au dix-neuvième siècle dans son livre : <i>France, christianisme +et civilisation</i> (Paris, Hachette, 1907).</p> +</div> +<p>« Il est temps que cette hideuse plaie qu’est +l’esclavage, tant de fois proscrite par l’Église, disparaisse +enfin du monde civilisé. » Ainsi s’achevait, +en 1845, un cours sur l’affranchissement des esclaves, +professé devant la Faculté de théologie +de Lyon par l’abbé Pavy, qui allait bientôt précéder +Lavigerie sur le siège d’Alger<a id="FNanchor_226" href="#Footnote_226" class="fnanchor">[226]</a>. Un coup +d’œil jeté sur l’Afrique, quarante-trois ans plus +tard, attestait, de plus en plus impérieusement, +l’urgence d’un tel appel.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_226" href="#FNanchor_226"><span class="label">[226]</span></a> <span class="sc">Pavy</span>, <i>Affranchissement des esclaves</i>, publié en réponse +à MM. Louis Blanc, Germain Casse, Jules Simon, par L.-C. +Pavy, p. 271 (Lyon, Briday, 1875).</p> +</div> +<p>« Côte des esclaves » : ce lugubre mot, qui désigna +longtemps, à l’occident de l’Afrique, un +tronçon de rivage, évoquait le souvenir des +soixante mille têtes de bétail humain, capturées +et vendues, en six ans, avec la complicité de la +reine Élisabeth, par un trafiquant venu d’Angleterre. +« Le Nil des esclaves » : ainsi se nommait le +Niger sous la plume des vieux cartographes +arabes ; et ce nom même était un cynique aveu. +La philanthropie du dix-neuvième siècle n’avait +pu infliger à ces appellations géographiques le +décisif démenti qu’eût souhaité la conscience +humaine. Il n’y avait plus d’esclaves depuis 1838 +dans les colonies anglaises, depuis 1848 dans les +colonies françaises, depuis 1865 aux États-Unis ; il +n’y avait plus d’esclaves blancs sur les marchés +de l’Islam, depuis que l’Europe, en débarquant +sur la côte barbaresque, avait mis un terme à la +piraterie méditerranéenne, et depuis que la Russie +avait achevé d’occuper le Caucase. Mais le khédive +même d’Égypte avait un jour expliqué : « La disparition +graduelle des esclaves blancs, à Constantinople +et dans le bassin de la Méditerranée, a rendu +nécessaire l’accroissement des esclaves noirs ; les +mœurs, les traditions, les besoins des populations +musulmanes, en ont fait, pour elles, un mal nécessaire. » +On s’était donc mis à razzier, dans l’inaccessible +Afrique, nègres et négresses, et la traite +africaine, dans le dernier quart du dix-neuvième +siècle, avait sans cesse progressé.</p> + +<p>Cette traite nouvelle n’avait rien de commun +avec l’ancienne traite coloniale, qui, chaque année, +expédiait en Amérique un certain contingent de +bras humains, pour la culture d’un sol rebelle, ni +même avec la traite telle qu’elle se pratiquait dans +les années 1860 à 1870, en vue de trouver de solides +épaules et de robustes jarrets qui portassent jusqu’à +la côte africaine les défenses d’éléphants. Il +semblait que la mode actuelle, chez les esclavagistes, +fût de rechercher, non seulement de bons +portefaix, mais des femmes, des enfants, qui, +durant les longs jours de marche, ne pouvaient +aisément s’enfuir. « Quand j’ai essayé, écrivait +Livingstone, de rendre compte de ces faits, j’ai dû +rester très loin de la vérité, de peur d’être taxé +d’exagération ; mais en surfaire les calamités est +une pure impossibilité. Les scènes de la traite se +représentent malgré moi et, au milieu de la nuit, +me réveillent en sursaut. »</p> + +<p>Des bandes armées jusqu’aux dents, venues de +l’Égypte, ou du Maroc, ou de Zanzibar, s’abattaient +soudainement, comme des trombes, sur ces +hauts plateaux de l’Afrique, où les populations +n’avaient d’autres armes que des flèches et des +lances. Le nègre, pour ces musulmans, c’était quelqu’un +qui n’appartenait pas à la famille humaine. +Des commentateurs du Coran le leur affirmaient : +bonne excuse pour créer la terreur, tuer les vieillards, +ramasser hommes mûrs et jeunes gens, +enfants et femmes, et les emmener vers un marché +de l’intérieur, les fers aux mains, des cangues au +cou. « Toute femme, tout enfant, qui s’éloigne à +dix minutes de son village, écrivait à Lavigerie +un de ses Pères Blancs, n’est plus certain d’y revenir. » +Malheur à ceux qui, dans la triste caravane, +malgré le stimulant du fouet, ne marchaient pas +assez vite ! On les abattait, pour éviter qu’ils ne +ralentissent le convoi. Malheur aux mères si elles +s’avouaient lasses ! On tuait le bébé qu’elles portaient : +ce serait cela de moins sur les épaules. « Si +on perdait la route qui conduit de l’Afrique équatoriale +aux villes où se vendent les esclaves, disait +un explorateur, on pourrait la retrouver aisément, +par les ossements des nègres dont elle est bordée. »</p> + +<p>Le capitaine Joubert, cheminant une fois, trente-deux +jours durant, derrière une bande d’esclavagistes, +voyait périr, le long du chemin, un quart +de leur cargaison. « Les démons, s’écriait-il, ne +sont pas plus cruels que les musulmans de Zanzibar. » +Souvent, lorsqu’on arrivait au marché, il +ne restait plus en vie que la moitié ou le tiers de ce +qui avait été capturé.</p> + +<p>Un Arabe disait tout naturellement au P. Guillemé, +l’un des missionnaires de Lavigerie, en lui +montrant aux environs d’Oujiji un abominable +charnier : « Autrefois on jetait là les esclaves morts, +et chaque nuit les hyènes venaient les emporter. +Mais cette année il y en a trop, les hyènes sont +dégoûtées de la chair humaine. » Devant les infortunés +qui pouvaient se traîner jusqu’au marché, +l’Islam survenait en acheteur, séparant les couples, +enlevant les enfants aux mères.</p> + +<p>Stanley, en son premier voyage, avait vu, autour +de Stanley Pool, dans un pays grand comme +l’Irlande, un million d’habitants ; peu d’années +après, il repassait ; tout était ravagé ; sur le million, +cinq mille seulement avaient échappé à l’esclavage +ou à la mort. Pour se procurer cinquante +femmes, un traitant, que l’explorateur Cameron +connaissait, avait un jour détruit six villages, +massacré quinze cents habitants. Les Pères Blancs, +à leur arrivée à Tanganyika, avaient entrevu, dans +la province de Manyema, une certaine richesse de +cultures : en dix ans, les esclavagistes, s’acharnant +sur ce territoire grand comme le tiers de la France, +en avaient fait une solitude, et, suivant le mot +d’un écrivain anglais, changé ce paradis paisible +en un enfer.</p> + +<p>« De véritables pompes pneumatiques de l’enfer, +voilà ce que sont, écrivait à Lavigerie le P. Mornet, +les expéditions de ces horribles sangsues ; tous +les villages où nous allions, encore hier, faire le +catéchisme, sont maintenant de vastes déserts. »</p> + +<p>« Dans une époque qui ne paraît pas bien éloignée, +prophétisait en 1891 le capitaine Binger, la dépopulation +complète du continent africain nous surprendra<a id="FNanchor_227" href="#Footnote_227" class="fnanchor">[227]</a>. » +Il était fatal d’ailleurs, comme l’explique +le colonel Monteil, « qu’au sein de groupements +ethniques imprécis, rivaux les uns des autres, +voisins de la barbarie, se développassent des conflits +honteux et sanglants ayant pour aboutissement +la plaie honteuse de l’esclavage<a id="FNanchor_228" href="#Footnote_228" class="fnanchor">[228]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_227" href="#FNanchor_227"><span class="label">[227]</span></a> <span class="sc">Binger</span>, <i>Esclavage, islamisme et christianisme</i>, p. 93 +(Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891). Voir aussi, sur +la dépopulation résultant de l’esclavagisme, les témoignages +de Livingstone et de Barth recueillis et commentés par le +général <span class="sc">Philebert</span> dans son livre : <i>la Conquête pacifique de +l’intérieur africain</i>, p. 256-275 (Paris, Leroux, 1889).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_228" href="#FNanchor_228"><span class="label">[228]</span></a> <span class="sc">Monteil</span>, <i>Quelques feuillets de l’histoire coloniale</i>, p. 53 +(Paris, Challamel, 1924).</p> +</div> +<p>L’Afrique se déchirait elle-même. Au Soudan, +les commerçants esclavagistes recrutaient parmi +certaines peuplades noires des auxiliaires, et leur +donnaient des fusils pour qu’elles s’en servissent +contre les peuplades limitrophes ; en trois ans, +Joubert voyait les armes à feu se multiplier. Et +dans le Soudan, petits et grands roitelets musulmans +se faisaient à leur tour esclavagistes, faute +de monnaie d’échange, faute de ressources. Sous +les yeux de Galliéni, les luttes armées entre villages +voisins se terminaient par la vente des prisonniers +de guerre, à titre d’esclaves. On pouvait +avoir, dans les périodes d’abondance, deux captifs +pour quinze kilos de sel<a id="FNanchor_229" href="#Footnote_229" class="fnanchor">[229]</a>. Binger observait +qu’en cette région « le plus grand générateur de +l’esclavage était le défaut de budget<a id="FNanchor_230" href="#Footnote_230" class="fnanchor">[230]</a> ». Chaque +fois qu’une caisse royale était vide, une razzia +dans les villages païens s’organisait : on y rabattait +le gibier nègre pour le donner, en guise de +salaire, aux fonctionnaires, ou pour se procurer, en +échange de dix ou vingt captifs, un beau cheval de +guerre. Dès 1872, un membre du Parlement anglais +avait évalué à deux cent mille le chiffre annuel des +esclaves ainsi vendus. Le noir parlant de son esclave +l’appelait couramment « ma bête, mon animal » ; +les pâles lueurs qui faisaient scintiller en ces âmes +de noirs l’idée de dignité humaine achevaient de +s’éteindre. Des chefs trouvaient tout naturel de +faire enterrer vivants leurs esclaves, de les jeter sur +des bûchers ou dans des viviers, de leur faire couper +les mains pour que les tambours, frappés par de +simples moignons, rendissent un son plus doux.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_229" href="#FNanchor_229"><span class="label">[229]</span></a> <span class="sc">Galliéni</span>, <i>Voyage au Soudan français</i>, p. 599-602 (Paris, +Hachette, 1885).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_230" href="#FNanchor_230"><span class="label">[230]</span></a> <span class="sc">Binger</span>, <i>Esclavage, islamisme et christianisme</i>, p. 14-22 +et 97.</p> +</div> +<p>De jour en jour, la femme s’avilissait davantage. +Les Pères Blancs constataient que l’afflux +même des troupeaux de femmes esclaves développait, +chez les riverains du Tanganyika ou du +Nyanza, les instincts de polygamie : pour une +chèvre, on pouvait acheter plusieurs femmes à la +caravane qui passait ; et lorsqu’on était un roi, +comme, dans l’Ouganda, M’tésa ou bien Mwanga, +on n’avait qu’à guetter le nuage de poussière qui +en annonçait l’approche pour avoir, le soir même, +tout un lot de captives nouvelles dans le harem +royal que parfois douze cents femmes peuplaient. +Si commune était cette denrée, la femme, qu’un +roitelet du Buganda disait un jour à un Père +blanc : « J’ai tué cinq de mes femmes pendant la +nuit », et que Speke, à la cour même de l’Ouganda, +en voyait chaque jour une, deux ou trois, menées +à la mort. Le colonel Archinard, vainqueur +d’Ahmadou, se trouvait en présence de six cents +femmes, qu’il libérait.</p> + +<p>Il était douloureusement clair que Décalogue, +évangile, progrès moral, progrès des lois, seraient +tenus en échec en Afrique, tant que se perpétuerait +l’atroce institution de l’esclavagisme. Lavigerie +ne contestait pas qu’à la faveur des prescriptions +du Coran sur la charité à l’endroit des esclaves, +la servitude domestique, en terre ottomane, +gardât un certain caractère de douceur. Mais son +égard et son cœur se reportaient vers le point de +départ de l’asservissement, vers l’instant tragique +où le traitant avait fait son mauvais coup ; et pour +le crime commis à cet instant-là, il ne consentait +aucune amnistie, aucune circonstance atténuante, +aucun laisser-passer : car d’un tel crime, perpétuellement +multiplié, résultait la démoralisation +d’une race. Mais ce crime durerait, ce crime irait +s’aggravant, tant que la marchandise humaine +trouverait dans l’Islam des acquéreurs.</p> + +<p>C’est ce qu’avait compris, dès 1876, le regard +pénétrant du roi Léopold II. Il avait eu l’honneur, +à cette date, de soutenir le premier, devant les +membres de l’Association internationale africaine, +la cause de la liberté des noirs ; il avait eu l’audace +généreuse de vouloir provoquer, jusque dans les +foules, un mouvement d’opinion et de s’essayer +à créer un denier antiesclavagiste, en vue d’une +caisse destinée à la suppression de la traite<a id="FNanchor_231" href="#Footnote_231" class="fnanchor">[231]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_231" href="#FNanchor_231"><span class="label">[231]</span></a> <span class="sc">Descamps</span>, <i>les Grandes Initiatives dans la lutte contre +l’esclavagisme</i>. (<i>Le mouvement antiesclavagiste</i>, 1<sup>re</sup> année, +p. 2-13.)</p> +</div> +<p>Les puissances européennes qui possédaient des +droits en Afrique s’étaient engagées en 1885, par +l’article VI de l’acte général de Berlin, « à concourir +à la suppression de l’esclavage et surtout de la +traite des noirs », à « protéger et favoriser, sans distinction +de nationalité ni de culte, toutes les institutions +et entreprises, religieuses, scientifiques ou +charitables, créées ou organisées à ces fins ». Et +sans retard, au Soudan occidental, dès le début +de 1887, Galliéni avait créé à Kayes, pour accueillir +les captifs fugitifs, un village de liberté<a id="FNanchor_232" href="#Footnote_232" class="fnanchor">[232]</a>. De +tels villages, il en eût fallu, partout en Afrique, +des milliers ! L’article IX de l’acte de Berlin avait +précisé que les territoires formant le bassin conventionnel +du Congo ne pourraient servir de marché +ni de voie de transit pour la traite des esclaves, de +quelque race que ce fût. Qu’importaient aux traitants +ces décisions de l’Europe ? Ils connaissaient, +à l’Ouest, le chemin du Maroc, dont le sultan proclamait +audacieusement que ses États étaient un +paradis pour les esclaves, — étrange paradis où, +dans l’établissement royal d’où ils sortaient +eunuques pour le service de Sa Majesté, vingt-huit +sur trente succombaient à l’opération criminelle. +Et devant les traitants s’ouvraient, du côté de +l’Est, le chemin de la Tripolitaine, le chemin de la +mer Rouge ; et le Livre bleu anglais de 1888 allait +publier, à ce sujet, les plus émouvantes révélations. +Elles attestaient que les embarcations européennes +qui surveillaient la mer Rouge n’étaient pas suffisantes +pour empêcher le départ ou le débarquement +des convois de chair noire ; elles relataient +qu’à Djeddah un officier anglais pénétrait dans +dix-huit maisons où d’infâmes marchands abritaient +leurs cargaisons humaines, introduites dans +la ville moyennant le paiement aux autorités d’un +dollar par tête d’esclave.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_232" href="#FNanchor_232"><span class="label">[232]</span></a> <span class="sc">Galliéni</span>, <i>Deux campagnes au Soudan français</i> (1886-1888), +p. 142-143 (Paris, Hachette, 1891).</p> +</div> +<p>Mœurs islamiques et mercantilisme islamique +continuaient de braver la philanthropie européenne ; +et cette philanthropie, en Europe même, +si formel que fût l’Acte de Berlin, se sentait tenue +en échec par de sourdes oppositions. C’était une +tristesse pour Lavigerie d’« entendre délibérer +froidement, par des hommes qui se préoccupaient +de commerce et d’économie politique, si, pour +ramener en Algérie le trafic qui se dirigeait sur +le Maroc et profitait particulièrement à l’Angleterre, +il ne convenait pas de laisser se rétablir le +libre passage et la libre vente des esclaves en territoire +algérien<a id="FNanchor_233" href="#Footnote_233" class="fnanchor">[233]</a> ».</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_233" href="#FNanchor_233"><span class="label">[233]</span></a> Voir le discours de Wallon au Sénat, 7 mars 1891, se +plaignant que dans son livre sur <i>la Politique française en +Tunisie</i>, d’Estournelles de Constant (P. H. X.) considère la +Chambre de commerce d’Alger comme hostile à la suppression +de l’esclavage domestique en Algérie (<i>Bulletin de la Société +antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 31).</p> +</div> +<p>Balancer ainsi les arguments pour ou contre +l’esclavagisme, on osait cela devant lui, qui +dès 1879 avait signalé « la plaie affreuse pesant +sur toute une race infortunée », et déclaré « anathème » +à l’esclavage. Il écrivait dès cette date, +à propos de la petite poignée d’esclaves rachetés +que lui avaient envoyés ses Pères Blancs : « J’ai +vu les tristes victimes de ce commerce impie, j’ai +entendu de leur bouche le récit de leurs maux. » +La vieille Église africaine, saint Cyprien vendant +les vases sacrés pour le rachat des captifs, saint +Augustin, sur le marché d’Hippone, s’approchant +des esclaves mis en vente et les interrogeant au +sujet des nations barbares du fond de l’Afrique, +dictaient à Lavigerie son devoir ; et puisque la +conscience européenne se révélait trop souvent +impuissante et parfois défaillante, il allait susciter, +d’urgence, une parole papale, et mettre ensuite +au service de cette parole son âme frémissante et sa +santé ruinée.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c24">II. — <span class="i">Lavigerie devant Léon XIII : +son investiture pour la croisade.</span></h3> + +<p>En cette année 1888, le Brésil, à la voix de ses +évêques, achevait d’abolir l’esclavage : dans cet +immense pays où quarante ans plus tôt besognaient +deux millions d’esclaves, tous les hommes devenaient +libres<a id="FNanchor_234" href="#Footnote_234" class="fnanchor">[234]</a>. Léon XIII préparait, à l’adresse +de l’épiscopat brésilien, une encyclique de doctrine +et d’allégresse. Lavigerie, qui déjà dix ans plus tôt, +dans un mémoire à la Propagande, avait souhaité +que le drapeau de l’abolition de l’esclavage fût +arboré hautement par l’Église devant le monde +civilisé, écrivait à Léon XIII dès le 16 février : +« Ce n’est pas seulement dans l’Amérique du Sud +que l’esclavage existe, c’est surtout en Afrique +qu’il conserve toutes ses horreurs. » Et de ces +horreurs, Lavigerie parlait au Pape d’après les +récits des missionnaires, d’après ceux mêmes des +esclaves. « Quatre cent mille hommes par an, +disait-il, en sont victimes. En vingt-cinq années, +qui paraissent la moyenne de la vie africaine, cela +fait <i>dix millions</i> ; <i>dix millions d’hommes actuellement +vivants</i>, voués à la vie et à la mort que je +viens de décrire. » C’étaient là les chiffres donnés +par ses Pères Blancs : l’explorateur Cameron, plus +sombre encore, parlait d’un demi-million d’hommes +par an. « La destruction de l’esclavage, observait +en passant Lavigerie, est le coup le plus terrible +que l’on puisse porter au mahométisme. La société +musulmane, telle qu’elle est organisée, ne peut, +en effet, vivre sans esclaves. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_234" href="#FNanchor_234"><span class="label">[234]</span></a> Sur l’histoire de cette abolition, voir les pages de <span class="sc">Nabuco</span>, +<i>La Lutte antiesclavagiste au Brésil</i>, dans le compte rendu du +congrès international antiesclavagiste de 1900, p. 89-98.</p> +</div> +<p>Le tableau terrifiant tracé par Lavigerie se retrouvait, +en raccourci, dans la lettre qu’au mois +de mai Léon XIII adressait aux évêques du Brésil, +lettre où l’on voyait toute la tradition chrétienne, +toute la série des actes pontificaux, aspirer vers +l’émancipation de l’esclave, et la préparer. Le Pape +proclamait infâme le commerce de l’homme ; il +demandait qu’on l’arrêtât, qu’on le prohibât, +qu’on le supprimât ; au nom de la loi divine, au +nom de la loi de nature, il le condamnait. Et regardant +vers les missionnaires, il ajoutait : « Tandis +que, par un concours plus actif des intelligences +et des entreprises, de nouvelles voies, de nouvelles +relations commerciales sont ouvertes vers les terres +africaines, c’est aux hommes voués à l’apostolat +de prendre tous les moyens possibles pour procurer +le salut et la liberté des esclaves. »</p> + +<p>Peu de jours s’écoulaient, et dans le Vatican, +le jeudi de la Pentecôte, une scène symbolique se +déroulait : Léon XIII recevait un pèlerinage africain +et un pèlerinage lyonnais, présentés l’un et +l’autre par Lavigerie. D’une part, douze Arabes +ou Berbères en burnous, musulmans de l’avant-veille ; +douze noirs, païens de la veille ; douze Pères +Blancs, apôtres et libérateurs. D’autre part, les +représentants de la grande cité lyonnaise, qui +depuis plus de soixante ans, par l’œuvre de la Propagation +de la Foi, donnait un budget à l’apostolat +catholique universel. Il y avait là, sous les +yeux de Léon XIII, comme un tableau vivant, +où s’entrevoyaient toutes les étapes de l’action +missionnaire : l’étape de la quête, qui purifie l’or +en le mettant au service de la vérité ; l’étape de +la prodigalité charitable, qui jamais ne calcule les +dépenses, surtout celles de dévouement ; l’étape +de la prédication, où les âmes se laissent cueillir +et s’en réjouissent. Lavigerie aimait ces images +plastiques où s’encadrait sa somptueuse stature, +et qui, à elles toutes seules, donnaient la sensation +d’un instant historique marquant un progrès du +Christ, ou bien un progrès de l’humanité. Il organisait +ces mises en scène avec une ingéniosité de +liturgiste, et son éloquence les commentait : il +disait à Léon XIII merci pour sa lettre ; et lui +montrant les douze noirs naguère vendus comme +un vil bétail, et que la générosité de la Sainte-Enfance +avait rendus à la liberté et donnés au +Christ, Lavigerie redisait au Pape : « Ils ont laissé, +dans l’intérieur de notre immense continent, tout +un peuple, leur propre peuple, voué à ces effroyables +misères. » Une immense Église venait de naître : +elle était l’héritière de l’ancienne Église d’Afrique, +à laquelle avaient appartenu, peut-être, les ancêtres +de ces hommes en burnous, mais déjà l’Église d’aujourd’hui +dépassait en rayonnement l’Église d’autrefois, +comme en témoignaient ces nègres, venus +des profondeurs du continent noir ; et cette Église +s’agenouillait devant le Pape. Léon XIII prenait +la parole, conjurait derechef États et missionnaires +d’employer tous les moyens pour que « cette plaie, +ce hideux trafic, la traite des nègres, ne déshonorât +pas plus longtemps le genre humain ». Mais se +tournant vers Lavigerie, il ajoutait : « C’est sur +vous surtout, monsieur le cardinal, que nous +comptons. »</p> + +<p>C’était une investiture ; Lavigerie, d’un coup +d’œil, en mesura la portée. « La cause même de +l’humanité, de la liberté chrétienne, de la justice, +écrivait-il, nous est ainsi remise au nom de Dieu +même, par son vicaire. » « Vous êtes le rédempteur +de l’Afrique, commentait Mgr Bourret ; et ce continent +vous devra son double salut, naturel et surnaturel. » +Lavigerie avait eu l’intention, d’abord, +de regagner son diocèse ; mais il lui semblait que +l’ordre même de Rome le poussait maintenant vers +Paris, pour y parler « des crimes sans nom qui +désolent l’intérieur de l’Afrique », et pour jeter +ensuite « un grand cri, un de ces cris qui remuent, +jusqu’au fond de l’âme, tout ce qui dans le monde +est encore digne du nom d’homme et de celui de +chrétien ».</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c25">III. — <span class="i">La période apostolique de la croisade : +les discours de Paris, Londres et Bruxelles.</span></h3> + +<p>Le 1<sup>er</sup> juillet, à Paris, du haut de la chaire de +Saint-Sulpice, Lavigerie jetait ce cri. Quarante ans +plus tôt, dans cette église, couché sur les marches +de l’autel, il avait promis de dévouer aux membres +souffrants de Dieu toutes les énergies de son cœur ; +vieillard qui penchait vers la tombe, il continuait +d’accomplir cette promesse en commençant au +nom du Pape une prédication de croisade, « honneur +suprême, disait-il, d’une vie qui va finir ». +On voyait alors Lavigerie étaler le spectacle de +l’Afrique noire, en toute sa brutale horreur ; il fallait +que le monde chrétien se soulevât d’un « mouvement +immense d’indignation et de pitié » ; il +fallait de l’or, il fallait des jeunes gens.</p> + +<p>De l’or pour ces Pères Blancs, qui écrivaient +à leur cardinal : « Le chef arabe promet de partir +demain matin de bonne heure et nous laisse racheter, +parmi les victimes de la chasse de cet +après-midi, les femmes et les enfants dont nous +pouvons payer la rançon. Tout ce que nous avons +y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer +dans leurs foyers ; mais aussi du désespoir +des pauvres malheureux qui ne peuvent participer +à la délivrance, qui sont emmenés de force, enchaînés +à leurs cangues, au milieu de leurs cris +de désespoir ! Oh ! que n’avons-nous, du moins, de +quoi les délivrer tous ! »</p> + +<p>Mais ces rachats, c’était encore, en définitive, +une concession à la force brutale : Lavigerie voulait +un remède plus prompt, plus efficace, plus +décisif. Rappelant l’époque où les chevaliers de +Malte et de Saint-Lazare, d’Alcantara et de l’Ordre +teutonique, s’armaient pour la défense des faibles +et suppléaient à ce que l’autorité des États réguliers +ne pouvait alors accomplir ni même tenter, +Lavigerie s’écriait :</p> + +<p>« Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers +pays de l’Europe, ne ressusciteriez-vous pas, dans +les contrées barbares de l’intérieur de l’Afrique, +ces nobles entreprises de nos pères ? » Et confiant +ces vœux aux journalistes de toutes les opinions, +pour être propagés, répercutés, il évoquait, en +terminant, l’image de ce Macédonien, qu’un jour +saint Paul entrevoyait en rêve, et qui lui criait +jusqu’en Asie Mineure : « Passe la mer, et viens +nous secourir. » L’Afrique esclave, aujourd’hui, +lançait vers la France la même clameur.</p> + +<p>Le 31 juillet, Lavigerie parlait à Londres, sous +la présidence de lord Granville. Il glorifiait Wilberforce, +avocat infatigable des esclaves. Il redisait +l’appel suprême du grand explorateur Livingstone, +qu’il venait de relire, gravé sur son tombeau, à +Westminster : « Je ne puis rien faire de plus que +de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes +du ciel descendent sur tous ceux, quels +qu’ils soient, Anglais, Américains ou Turcs, qui +contribueront à faire disparaître de ce monde la +plaie affreuse de l’esclavage. »</p> + +<p>Sous les auspices de ce souhait émouvant, Lavigerie +présentait à son auditoire anglais quatre +cents témoins dont il allait dire le témoignage : +c’étaient ses trois cents Pères Blancs vivants, ses +cents Pères Blancs déjà morts, dont onze martyrs. +Témoins d’élite, ceux-ci au moins, puisqu’ils +s’étaient fait égorger. Et, sous l’impression de leurs +dépositions, le cardinal Manning faisait voter la +résolution suivante :</p> + +<p>« Le temps est maintenant arrivé où toutes les +nations de l’Europe qui, au Congrès de Vienne +en 1815, et à la Conférence de Vérone en 1822, ont +pris une série de résolutions condamnant sévèrement +le commerce des esclaves, doivent prendre +des mesures sérieuses pour en arriver à un effet +pratique. Comme les brigands arabes, dont les +dévastations sanguinaires dépeuplent en ce moment +l’Afrique, ne sont ni sujets à des lois ni sous +une autorité responsable, il appartient aux gouvernements +de l’Europe d’assurer leur disparition +de tous les territoires où ils ont eux-mêmes quelque +pouvoir. Ce <span lang="en" xml:lang="en">meeting</span> se propose également de faire +instance auprès du gouvernement de Sa Majesté, +pour que, de concert avec les pouvoirs européens +qui réclament en ce moment une possession ou une +influence territoriale en Afrique, il adopte telles +mesures qui puissent assurer l’abolition de l’affreux +commerce des esclaves, qui est encore +maintenant pratiqué par ces ennemis de la race +humaine. »</p> + +<p>Une quinzaine plus tard, le jour de l’Assomption, +c’est à Bruxelles que Lavigerie parlait. Sur ses +lèvres, la parabole évangélique de l’ivraie et du +bon grain recevait une interprétation nouvelle : +l’homme qui jetait le bon grain, c’était le roi +Léopold, semeur de la civilisation sur un territoire +grand comme soixante fois la Belgique ; les gens +qui dormaient autour de lui, c’étaient les catholiques +belges ; et l’ennemi, qui pendant leur sommeil +avait semé l’ivraie, c’était l’Arabe esclavagiste. +Lavigerie décrivait, dans les provinces du +Haut-Congo, son œuvre de mort, qui dans certaines +régions n’avait laissé vivre, d’après Stanley, qu’un +nègre sur deux cents ; il insistait sur ces cruautés, +quelque répugnant qu’en fût le récit. « Pour sauver +l’Afrique intérieure, criait-il, il faut soulever enfin +la colère du monde. » Il disait aux Belges : « Vous +êtes en présence de provinces qui agonisent ; il +faut sans retard leur venir en aide. » Leur roi le +voulait, et il leur répétait les paroles royales. Dieu +le voulait, et il faisait parler le Christ, qui, s’ils +demeuraient indolents, leur dirait un jour : « C’est +avec les noirs, avec vos noirs, que j’ai souffert et +que vous m’avez abandonné. » « Avez-vous, demandait-il +à ses auditeurs, le sentiment de la liberté, +de la dignité, de la grandeur de notre nature ? ou +êtes-vous nés pour accepter que l’on s’endorme +sous le joug de l’esclavage ? Peuple de la Belgique, +tu es le dernier, ce semble, à qui de semblables +questions puissent être adressées ! L’amour de la +liberté, la noble fierté humaine, tu les as montrés +à toutes les pages de ton histoire, et si tu es aujourd’hui +un peuple libre, jouissant de tous les +droits de la conscience, tu le dois à l’horreur de la +servitude et au sang que tu as versé pour ton indépendance ! » +Il réclamait cent jeunes Belges +décidés à être des héros et à délivrer de ce fléau +la province du Haut-Congo. Cela suffirait, pour +que ces esclavagistes qui fièrement disaient : « Le +souverain de l’Afrique intérieure, c’est la poudre », +fussent désormais tenus en échec. Il souhaitait +un million pour que cette petite armée de libérateurs +eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui +ferait la police.</p> + +<p>Une voix bientôt s’élevait dans la presse belge, +celle de l’ambassadeur de Turquie, pour accuser +Lavigerie de donner à la croisade projetée le caractère +d’une expédition contre l’Islam. Obtenez +de vos docteurs, lui ripostait en substance Lavigerie, +qu’ils déclarent contraire au droit naturel +et divin la capture et la vente de l’infidèle par le +croyant. Mais en attendant qu’ils fissent cette +déclaration, contraire aux commentaires les plus +qualifiés du Coran, le cardinal maintenait : « Tous +les souverains musulmans indépendants de +l’Afrique pratiquent l’esclavagisme ; tous les chefs +esclavagistes sont musulmans ; la Turquie n’empêche +que pour la forme, et très imparfaitement, la +vente des esclaves, dans ses provinces d’Afrique +et dans ses provinces d’Asie ; les interprètes du +Coran ne condamnent pas l’esclavagisme ; les juges +musulmans qui jugent d’après le Coran ne se prononcent +jamais contre lui. » Lavigerie possédait +ses sources : il savait citer Nachtigal, déclarant +quelques années plus tôt qu’aux yeux des musulmans +du Fezzan la traite était pleinement légitime +et qu’ils la considéraient comme une branche d’affaires +s’accordant avec leurs convictions religieuses ; +il savait citer Schweinfurth, qui jadis +avait montré Mehemet Ali lui-même faisant de la +chasse aux esclaves une source légale de revenus +pour le Trésor ; il avait retenu ce propos, recueilli +par des officiers anglais sur certaines lèvres musulmanes : +« Allah destine les Africains à nous servir. »</p> + +<p>Il n’était pas à court d’arguments, et comme un +journal de Paris l’accusait de crier sus au mahométisme, +de vouloir armer contre les musulmans le +bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire, +il ripostait que tout ce qu’il demandait, +c’était le désarmement de ces brigands atroces +qu’étaient les esclavagistes, et qu’il n’avait jamais, +sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous +prétexte de religion. A ce moment même, les nouvelles +du Tanganyika annonçaient la capture par +les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés +d’esclaves, véritables squelettes fiévreux, couverts +de plaies, entassés comme des harengs.</p> + +<p>L’Assemblée des catholiques allemands, tenue +à Fribourg en Brisgau, recevait de Lavigerie un +long mémoire. Il montrait le problème tel qu’il +était : cinq cents musulmans à désarmer, à rendre +aux pays d’où ils étaient venus. Et il disait avec +l’explorateur Cameron : « Ce n’est pas par des discours +ni par des écrits que l’Afrique peut être +régénérée, mais par des actes. Que chacun de ceux +qui croient pouvoir y prêter la main le fasse donc. +Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre +ou négociant ; mais chacun peut donner une cordiale +assistance aux hommes que le dévouement +ou la vocation mène dans les lieux inconnus. »</p> + +<p>Que d’abord un demi-millier de malfaiteurs fût +mis hors d’état de nuire, et Lavigerie annonçait +que les missionnaires étaient à leur poste, d’avance, +pour l’œuvre civilisatrice qui s’imposait ; qu’ils +venaient de racheter, cette année même, dans la +mission de Kubanga, cent cinquante esclaves, et +que leur hôpital faisait accueil à toutes les épaves +noires qui se présentaient.</p> + +<p>Sur le papier, c’était chose grandiose qu’une croisade +universelle des États contre l’esclavagisme. +Mais Lavigerie réfléchissait que ces États avaient +des intérêts propres, et que leurs interventions +mêmes contre ce fléau leur procureraient probablement +des bénéfices politiques, récompense naturelle +de leurs efforts. Dès lors, dans un comité universel +de l’œuvre antiesclavagiste, les intérêts politiques +couraient le risque de s’affronter, de se combattre ; +et si l’on voulait créer un immense budget antiesclavagiste +où les divers États puiseraient pour les +besoins de leurs campagnes respectives, des difficultés +diplomatiques étaient à craindre. Lavigerie, +pour écarter ce péril, décida que dans les diverses +capitales l’œuvre aurait des conseils nationaux, +indépendants les uns des autres, qui trouveraient, +sur leur territoire même, leurs ressources, et qui les +emploieraient, en Afrique, pour leurs propres +campagnes nationales contre l’esclavage.</p> + +<p>Mais à côté de ces campagnes nationales, Lavigerie +rêvait, tenacement, d’un petit détachement +international de bonnes volontés, qui s’en iraient +faire la police, au cœur de l’Afrique. Joubert, +depuis dix ans, entouré de sa petite armée de trois +cents noirs, faisait régner la paix sur un vaste +territoire : il n’y avait pas de caravane esclavagiste +en ces parages-là. Lavigerie, invoquant ce +précédent, faisait appel à des volontaires qui seraient +comme les cadres européens de troupes indigènes, +et qui surveilleraient les grandes routes et +fermeraient le passage aux convois d’esclaves ; +volontiers eût-il demandé une sorte de gendarmerie +sacrée pour l’intérieur de l’Afrique.</p> + +<p>Une telle carrière pouvait être pour des apôtres +une occasion de sainteté ; pour des déclassés, un +moyen de relèvement ; pour des inquiets, tracassés +par le démon de l’aventure, une source +de jouissance. Les candidatures se multiplièrent : +sept cents Belges et beaucoup plus de Français. +Il y eut en peu de jours deux mille demandes +d’enrôlement, parmi lesquelles le cardinal voulait +qu’on fît un choix sévère. Et les messages de tous +ces conscrits, prêts à s’engager pour cette façon +de guerre sainte, l’amenaient à constater qu’en +fait, au 1<sup>er</sup> janvier 1888, « ni la philosophie ni l’économie +politique, ni les assemblées, ni les gouvernements +n’avaient pris en mains, d’une manière pratique, +la cause de l’esclavage africain, et que, depuis +le mois de mai de la même année, cette cause s’agitait +dans tous les esprits et dans tous les cœurs. » +Voilà ce qu’avait pu la parole du Pape et celle de +son cardinal, et leurs deux échos continuaient de +se répercuter, de se fortifier mutuellement.</p> + +<p>Un bref de Léon XIII, en octobre 1888, se réjouissait +que France et Belgique, Angleterre, Allemagne, +Portugal<a id="FNanchor_235" href="#Footnote_235" class="fnanchor">[235]</a>, eussent répondu à ses appels. +« Quelle grandeur d’âme vous apportez, disait le +Pape au cardinal, là où il s’agit du salut des +hommes ! » Il lui envoyait trois cent mille francs +pour être partagés entre les divers comités antiesclavagistes, +et il ajoutait : « Nous ne doutons pas que +les Italiens et les Espagnols deviennent, avec le +même cœur, les promoteurs et les auxiliaires d’une +telle œuvre. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_235" href="#FNanchor_235"><span class="label">[235]</span></a> En ce qui regarde le Portugal, voir <i>Bulletin de la Société +antiesclavagiste</i>, 1888-1889, p. 378-381.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c26">IV. — <span class="i">La période des difficultés diplomatiques : +les congrès.</span></h3> + +<p>Déjà, en effet, l’Espagne se remuait ; Lavigerie, +dans une lettre à M. Sorela, qui projetait la fondation +à Madrid d’une société antiesclavagiste, saluait +tout le passé de la nation espagnole, les noms +éclatants de Las Casas, de Pierre Claver, de +Ximenès, et signalait à l’Espagne, tout près d’elle, +en face d’elle, la seule puissance islamique qui +jusque-là se fût formellement refusée à prendre +quelque engagement pour la suppression de la +traite, le sultanat du Maroc. De l’autre côté de +notre Afrique, une porte s’ouvrait sur la Méditerranée, +pour les cargaisons d’esclaves qu’attendait +le Levant islamique : c’était la Tripolitaine ; on +prêtait à Lavigerie cette idée que si l’Italie se +substituait à la Turquie comme gardienne de cette +porte, ce serait, pour la traite, un débouché de +moins. Là-dessus, les diplomaties s’émurent, et +tout d’abord la diplomatie turque ; et la presse +italienne, qui se refusait à considérer la Tripolitaine +comme une compensation pour la perte de la +Tunisie, entama contre le cardinal une âpre campagne. +Après l’universelle révolte de pitié humaine +qu’avaient déchaînée la parole papale et la parole +cardinalice, les diplomaties nationales inclinaient +à se ressaisir, à temporiser.</p> + +<p>Lavigerie passa les Alpes, faisant front, tout +seul, à l’artillerie d’une presse hostile, dont Crispi +dirigeait le feu : il allait parler à Naples, adressait +une lettre à la réunion antiesclavagiste de Palerme, +et puis, le 28 décembre 1888, montait, à +Rome, dans la chaire de l’église du Gesù. Il touchait, +d’une main délicate, aux antagonismes des +peuples chrétiens, et ces antagonismes mêmes +étaient pour lui une raison nouvelle de les grouper +tous ensemble, pour une sainte entreprise. « Il n’y +a pas de sollicitude, disait-il, qui puisse mieux les +disposer à oublier leurs propres querelles et les +haines du passé. » Ce prélat que des polémiques +passionnées désignaient comme un ennemi de +l’Italie semblait rêver d’une France et d’une +Italie qui s’aimeraient, en aimant, toutes deux +ensemble, la souffrance humaine. Sa conférence +jetait une sombre lumière, non seulement sur les +souffrances de la veille, mais sur les périls du lendemain.</p> + +<p>« Tandis qu’en Europe et en Asie, s’écriait-il, +le mahométisme semble se préparer au dernier +sommeil, il renouvelle, sur notre continent africain, +sa vigueur dans le sang. La couche qui arrive, celle +du Mahdi et des Senoussis, est encore plus ardente +que celle qui l’a précédée. Elle fait schisme avec +le reste du monde musulman, auquel elle reproche +sa mollesse. Faisant appel à la fureur sauvage des +noirs, ces fanatiques couvrent déjà de leurs ramifications +secrètes toutes nos provinces. Je vous +signale ce danger, plus voisin que l’Europe ne le +pense. Croyez-en un vieux pilote qui connaît les +écueils et les tempêtes de la barbarie. C’est le +quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque +jour croissant tente de séparer à jamais de nous. +Point de doute : je le répète, il n’y a pas dans l’ancien +monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas +un homme, qui ne comprenne que le devoir de +cette croisade lui est imposé par le nom d’homme, +et par l’ordre établi de Dieu : <i lang="la" xml:lang="la">Homo sum et nihil +humani a me alienum puto.</i> »</p> + +<p>Lavigerie, à Rome, voyait Schlœzer, représentant +de la Prusse bismarckienne. Le chancelier +de Berlin, jusque-là, en dépit d’une lettre de Lavigerie, +en dépit de l’envoi que lui avait fait le cardinal +de ses trois conférences de Paris, Londres et +Bruxelles, était demeuré silencieux ; mais lorsque +Bismarck eut reçu les décisions contre la traite +des noirs prises par les catholiques de Cologne<a id="FNanchor_236" href="#Footnote_236" class="fnanchor">[236]</a>, +lorsqu’il eut reçu le memorandum du Saint-Siège +pour une action commune des gouvernements européens +contre l’esclavage, il expédia à Léon XIII +un témoignage d’admiration pour Lavigerie apôtre +des noirs, un témoignage d’adhésion à sa grande +campagne de charité.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_236" href="#FNanchor_236"><span class="label">[236]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 79-86.</p> +</div> +<p>Milan attendait Lavigerie, et ses forces le trahissaient. +Son entourage le suppliait : « N’y allez +point, Éminence, il y va de votre vie. » Et lui de +répondre : « Quel meilleur emploi puis-je en faire +que de la donner pour le rachat des esclaves ? » Sa +parole, dans la chaire milanaise, continua de planer +sur les difficultés franco-italiennes, avec une aisance +souveraine : « La Méditerranée, mes frères, +ses parrains lui ont donné divers noms de baptême, +selon le pays dont ils sont. On l’a appelé un lac +français, un lac anglais, un lac italien. Je serais +bien heureux de pouvoir le baptiser du nom de +lac chrétien, un lac que ne souillassent plus des +embarcations d’esclaves. » Épuisé, mais toujours +debout, il prosternait sa fatigue, dont il n’admettait +jamais qu’elle pût devenir une lassitude, devant +le corps de saint Charles Borromée, devant +les reliques de saint Ambroise, leur demandant +un surcroît de force, un surcroît de charité, un +surcroît de voix, pour clamer les maux de l’Afrique. +Et dans une église de Marseille, quatre jours plus +tard, il recommençait.</p> + +<p>« Je suis à bout de forces, écrivait-il à Émile +Keller, j’ai perdu le sommeil, l’appétit, la faculté +même, je crois, de me mouvoir et de penser, il ne +me reste que celle de sentir ; et je sens que jusqu’au +bout je resterai attaché à l’œuvre de l’abolition +de l’esclavage, ne croyant pas qu’il y ait en ce moment +une œuvre plus sainte et plus nécessaire. »</p> + +<p>Au loin, certaines imaginations, s’exaltant du +prestige même de cette œuvre, s’abandonnaient à +d’audacieux desseins, dont certains documents conservés +par M. l’abbé Tournier demeurent aujourd’hui +les témoins. Le futur cardinal Bourret, +évêque de Rodez, écrivait à Lavigerie, après une +conversation avec Jules Simon : « Cette grande +œuvre d’humanité pourrait devenir aussi une +grande œuvre de restauration pontificale » ; et +Mgr Bourret rêvait d’un congrès, provoqué par +Lavigerie, dans lequel « un certain nombre de personnalités +politiques des diverses nations rechercheraient +un <i lang="la" xml:lang="la">modus vivendi</i> supportable pour la +Papauté. » Vers la même époque, Léopold II, roi +des Belges, suggérait au P. Charmetant que l’on +pourrait faire accepter par les puissances la formation +dans l’Afrique équatoriale d’une colonie +pontificale, sous leur garantie collective<a id="FNanchor_237" href="#Footnote_237" class="fnanchor">[237]</a>. Charmetant +portait à Léon XIII cette offre royale, et +Léon XIII la déclinait ; mais de telles suggestions +attestaient la répercussion des campagnes libératrices +entreprises au nom du Saint-Siège par le +cardinal Lavigerie, et l’ascendant qu’en recueillait, +pour elle-même, la puissance spirituelle de la Papauté.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_237" href="#FNanchor_237"><span class="label">[237]</span></a> Au sujet de cette offre, on trouve une première allusion, +faite par Lavigerie lui-même, dans les <i>Documents relatifs au +congrès libre antiesclavagiste de Paris</i>, p. 43.</p> +</div> +<p>Lavigerie rentrait dans Alger, le 21 janvier 1889, +« tout perclus de rhumatismes et de douleurs névralgiques » ; +ne pouvant même plus signer de sa +main, il dictait ses lettres, et le scribe docile, ému, +écrivait des phrases comme celles-ci : « Si le bon +Dieu voulait me trouver un enfer qui fût tout à +fait à ma taille, il me condamnerait à ne rien faire +pour lui durant toute l’éternité ; ce serait, je le +sens, le plus grand châtiment qu’il pût m’infliger. »</p> + +<p>Sans retard, dans son diocèse, il se refaisait +prédicateur, pour les noirs. Il apparaissait le jour +de la Chandeleur, dans la basilique de Notre-Dame +d’Afrique ; il parlait à l’entrée du chœur, en grande +tenue pontificale, et c’était pour adresser deux +supplications. La première, il la jetait aux fidèles. +Il leur rappelait un mot sinistre du khédive +d’Égypte : « Puisque vous nous avez empêchés de +prendre les blancs, il faut bien que nous prenions +les noirs. » Les noirs, commentait-il, « paient donc +pour vous, mes frères ; ils sont votre rançon, et +vous ne feriez rien pour ceux qui vous remplacent +dans la captivité et dans la mort ! » Mais une seconde +supplication succédait ; d’une voix de tonnerre, +d’un geste presque impérieux, il se tournait +vers l’image de Notre-Dame d’Afrique, statue +noire comme les noirs eux-mêmes, et l’interpellait +sur ce qu’elle avait fait pour eux, depuis vingt-cinq +ans qu’il l’avait proclamée reine de l’Afrique. +« L’Afrique, lui criait-il, a compté sur votre protection. +Qu’avez-vous fait pour elle, et comment +souffrez-vous encore de telles horreurs ? N’êtes-vous +reine de l’Afrique que pour régner sur des cadavres ? +N’êtes-vous mère que pour oublier vos +enfants ? Il faut que cela finisse. » Des coups de +crosse, frappant sur la dalle du chœur, scandaient +ses sommations.</p> + +<p>Huit jours plus tard, dans une grande réunion +organisée à la Sorbonne, une voix redisait qu’il +fallait que cela finît : c’était la voix de Jules +Simon<a id="FNanchor_238" href="#Footnote_238" class="fnanchor">[238]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_238" href="#FNanchor_238"><span class="label">[238]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1888-1889, p. 247-266. +Peu après la mort de Lavigerie, Jules Simon lui rendra +hommage en quelques pages que l’on trouve en son livre : +<i>Quatre portraits</i> (Paris, Lévy, 1896).</p> +</div> +<p>« Si brisé que soit mon corps, insistait Lavigerie, +mon cœur ne l’est pas encore. » Il ne convenait pas +que, le vendredi saint, fête par excellence de la +souffrance, son cœur se tût sur le martyre de la +race de Cham : faisant violence à son corps, il gravissait +péniblement, dans sa cathédrale d’Alger, +les degrés de la chaire ; il prêchait sur la Passion +des nègres, renouvellement de la Passion cruelle +du Sauveur ; sur leur calvaire à eux, « continent +immense, où le sang coulait des veines de millions +de noirs, mêlé aux larmes des mères » ; sur les +Hérode, les Pilate, les Judas, qui entreprenaient +de défendre l’esclavagisme par amour de l’or, ou, +peut-être, par opposition à la foi chrétienne ; et +les draperies noires qui assombrissaient l’église +avaient mission de rappeler, disait-il, « non seulement +la passion du Sauveur, mais encore la mort +qui plane sur l’Afrique et la destruction qui la +menace<a id="FNanchor_239" href="#Footnote_239" class="fnanchor">[239]</a> ».</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_239" href="#FNanchor_239"><span class="label">[239]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 327-337.</p> +</div> +<p>Ce mot de mort, ce mot de destruction, qui résonnaient +comme des glas, étaient tragiquement +commentés par les nouvelles que Lavigerie, depuis +le début de l’année, recevait du centre de l’Afrique. +Les esclavagistes musulmans, riches et bien armés, +avaient, dans l’Ouganda, fait un coup d’État. Le +roi Kivewa, tombé sous leur joug, avait renvoyé +ses ministres chrétiens, catholiques ou protestants ; +toutes les missions avaient été incendiées, tous les +orphelinats détruits ; tous les missionnaires, +Mgr Livinhac en tête, avaient été emprisonnés, +huit jours durant, puis entassés sur une barque, +et transportés de l’autre côté du lac. « Vous avez +voulu ménager l’Allemagne et l’Angleterre, écrivait +à M. Mackay, chef de la mission anglaise, l’un +de ces triomphateurs musulmans ; nous tuerons +l’un après l’autre tous les blancs établis dans l’intérieur +de l’Afrique équatoriale. »</p> + +<p>Mgr Lavigerie méditait sur cet événement : il +lui semblait être d’une incalculable gravité. Quelques +années plus tôt, le sultan musulman de Zanzibar +pouvait être rendu responsable des attentats +commis à l’intérieur par les esclavagistes, qui +tous venaient de ses États et reconnaissaient son +pouvoir. Mais aujourd’hui, sa souveraineté était +considérée comme expirant officiellement à dix +kilomètres du rivage<a id="FNanchor_240" href="#Footnote_240" class="fnanchor">[240]</a> ; dans l’intérieur de +l’Afrique, c’était à l’Europe de se défendre elle-même. +Les esclavagistes, entourant les rois sauvages, +ne les poussaient à l’expulsion des blancs +que pour demeurer les seuls maîtres, et lorsqu’ils +murmuraient aux oreilles des souverains noirs de +fallacieuses paroles sur l’affranchissement politique +de l’Afrique, ils ne visaient à rien de moins +qu’à régner eux-mêmes, par une dictature de terreur, +sur une Afrique subjuguée, à travers laquelle +ils razzieraient à volonté, à discrétion, le bétail +humain nécessaire à leur trafic.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_240" href="#FNanchor_240"><span class="label">[240]</span></a> Sur les inconvénients de cette restriction de la souveraineté +du sultan de Zanzibar, voir un article de la <i>Gazette populaire +de Cologne</i>, cité dans le <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 17-23.</p> +</div> +<p>Il apparaissait à Lavigerie que cette catastrophe +requérait de l’Europe un surcroît de sacrifices et +qu’il fallait, désormais, plusieurs milliers d’hommes, +qui, remontant le Zambèse, le Chiri, le Nyassa, se +fraieraient ainsi, vers l’Afrique équatoriale, la +seule route désormais ouverte à leurs pas libérateurs. +Il voulait que, d’urgence, les comités antiesclavagistes +des diverses nations délibérassent ; +il annonçait à Keller son intention de convoquer +prochainement un congrès<a id="FNanchor_241" href="#Footnote_241" class="fnanchor">[241]</a>. Il avait hâte que ce +congrès eût lieu, avant celui des puissances, et +qu’ainsi fût mise en lumière l’initiative du Pape ; +il rêvait que Léon XIII y fût représenté par un +légat, et investi de la présidence d’honneur. Dans la +circulaire même qu’au mois d’avril 1889 il expédiera +d’Alger, et qui convoquera le Congrès à Lucerne +pour le mois d’août, se dessineront déjà plusieurs +projets qui le hantaient : « Organisation de corps +volontaires et peut-être même, sur quelques points +essentiels, de corps religieux, par exemple, au +milieu des déserts du Sahara ; — création d’asiles +fortifiés, comme ils ont existé autrefois, dans les +siècles de barbarie, sur les grandes voies de communication, +en Espagne, en Hongrie, en Orient, pour +protéger les voyageurs et faire avancer peu à peu +la vie, le commerce européen et la civilisation jusqu’aux +limites mêmes du Soudan<a id="FNanchor_242" href="#Footnote_242" class="fnanchor">[242]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_241" href="#FNanchor_241"><span class="label">[241]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 215-230.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_242" href="#FNanchor_242"><span class="label">[242]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 311-325.</p> +</div> +<p>Il appelait à ce Congrès, non seulement l’Europe, +mais des représentants du monde noir, noirs +d’Haïti, noirs de Liberia, noirs des États-Unis : il +désirait qu’en faveur de leurs frères du centre de +l’Afrique leurs voix se fissent entendre, et qu’elles +fussent acclamées.</p> + +<p>Sans plus attendre, des conférences d’Émile +Keller à Paris, de Georges Picot à Bourges et à +Paris, tenaient les esprits en haleine et mettaient +les dévouements en branle<a id="FNanchor_243" href="#Footnote_243" class="fnanchor">[243]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_243" href="#FNanchor_243"><span class="label">[243]</span></a> <i>Ibid.</i>, p. 364-376, 405-421, 432-454.</p> +</div> +<p>Des congrès, des conférences, il en fallait : c’était +nécessaire pour agir sur l’opinion du monde ; mais +l’Afrique avait-elle le temps d’attendre que dans +des congrès on eût délibéré ? Lavigerie ne le pensait +pas ; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance +de plus en plus impérieuse le langage d’un +chef d’État, — son État, c’était l’Afrique ! — il +entrait en rapports avec le Portugal, demandait +qu’un nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient +Alger pour prendre la voie du lac Nyassa, +pût remonter jusqu’au Tanganyika, y retrouver +Joubert, et s’en aller avec lui vers leurs frères de +l’Ouganda, ensevelis dans un tourbillon d’insurrections +barbares. Le Portugal permettait, et la +caravane libératrice se mettait en route.</p> + +<p>Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne. +Mais il n’y eut à Lucerne, au début d’août 1889, +d’autres congressistes que deux jeunes gens, représentants +de dix millions de noirs, qui avaient +quitté l’Amérique trop tôt pour apprendre que le +Congrès était ajourné… Car l’imminence des élections +françaises retenait en France la plupart des +personnalités qui eussent pu représenter la France, +à Lucerne, aux côtés des congressistes des autres +pays ; et Lavigerie, redoutant les effets fâcheux +que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale, +l’effacement de sa patrie et la prépondérance +des nations protestantes, avait, le 24 juillet, +par une circulaire expédiée de Lucerne<a id="FNanchor_244" href="#Footnote_244" class="fnanchor">[244]</a>, fait +savoir que le Congrès n’aurait pas lieu. Mais ces +deux jeunes nègres qui étaient venus là pour +rencontrer les champions de l’antiesclavagisme +universel, champions de toute langue et de toute +nationalité, se jugeaient récompensés de leur +voyage puisqu’ils rencontraient Lavigerie, et ils lui +disaient : « Si jamais Votre Éminence met le pied +en Amérique, des foules innombrables de nos +compatriotes viendront acclamer le libérateur de +leurs frères<a id="FNanchor_245" href="#Footnote_245" class="fnanchor">[245]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_244" href="#FNanchor_244"><span class="label">[244]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 424-425.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_245" href="#FNanchor_245"><span class="label">[245]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1888-1889, p. 459-463.</p> +</div> +<p>Trois mois plus tard, s’ouvrait à Bruxelles, entre +les représentants des divers États, la conférence +officielle pour la suppression de l’esclavage ; elle +se prolongea jusqu’au printemps. Lavigerie, +d’avance, dans un mémoire adressé à Léopold II, +avait dessiné ce qu’il attendait d’elle<a id="FNanchor_246" href="#Footnote_246" class="fnanchor">[246]</a>. Dans son +oasis de Biskra, où désormais l’hiver il tentait de +refaire sa santé, il reçut de l’Ouganda des nouvelles +moins inquiétantes. « Dieu dût-il faire un miracle, +lui écrivait Mgr Livinhac, le parti protestant ne +triomphera pas. » Mais Biskra est aux écoutes du +désert : et les mystérieuses rumeurs sahariennes +précisaient aux oreilles attentives de Lavigerie +l’immense péril que créait en Afrique l’effervescence +du senoussisme.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_246" href="#FNanchor_246"><span class="label">[246]</span></a> Lavigerie à Léopold II, 8 novembre 1889. (<i>Bulletin de +la Société antiesclavagiste</i>, 1888-1889, p. 520-552.)</p> +</div> +<p>Déjà, dès 1868, dans son livre sur <i>la Kabylie et +les coutumes kabyles</i>, le futur général Hanoteau +signalait comme un péril pour notre domination +en Kabylie, — comme « un danger de tous les instants », +disait-il, ces ordres religieux, « moins accessibles +à nos moyens d’influence et plus difficiles à +surveiller » que ne l’étaient les marabouts. « Comme +ils obéissent, précisait-il, à des chefs qui presque +tous résident à l’étranger, le signal de la révolte +peut être donné à l’improviste, sans qu’aucun indice +précurseur nous ait avertis<a id="FNanchor_247" href="#Footnote_247" class="fnanchor">[247]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_247" href="#FNanchor_247"><span class="label">[247]</span></a> <span class="sc">Hanoteau</span> et <span class="sc">Letourneux</span>, +<i>op. cit.</i>, II, p. 105.</p> +</div> +<p>« Chez les musulmans du dix-neuvième siècle, +avait écrit en 1886 M. Le Chatelier<a id="FNanchor_248" href="#Footnote_248" class="fnanchor">[248]</a>, le mahométisme +mystique représente le principe religieux +actif. Et le fait qui domine l’évolution moderne +du monde islamique est le prodigieux mouvement +de rénovation, de propagande, qui s’accomplit en +Asie, en Afrique surtout. Sans rien préjuger pour +l’avenir, on ne saurait nier qu’il y ait là pour les +intérêts actuels du monde civilisé un danger +grave. Les confréries ont été traitées, tantôt avec +une considération trop bienveillante, tantôt avec +un respect voisin de la crainte. Elles ont ainsi +acquis une situation très forte, alors qu’il eût été +facile, si on les avait mieux comprises, de les réduire +presque à néant. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_248" href="#FNanchor_248"><span class="label">[248]</span></a> <i>L’Islam, au dix-neuvième siècle</i>, p. 180-187 (Paris, Leroux, +1886).</p> +</div> +<p>Lavigerie était d’accord avec les meilleurs observateurs +de l’Islam, avec Henri Duveyrier, avec +le général Philebert<a id="FNanchor_249" href="#Footnote_249" class="fnanchor">[249]</a>, lorsqu’il redisait à Léopold +II, dans une longue lettre, les origines, la +mystique popularité de ce chérif oranais, Snoussi, +qui, vers 1796, s’était proclamé prophète (<i>madhi</i>), +et lorsqu’il parlait des centaines de milliers de +fanatiques qui, groupés en confréries, n’aspiraient +qu’à soulever le Soudan contre l’Europe et à +jeter les Européens à la mer… Oui, tous les +Européens, y compris les Turcs, qui venaient de +se disqualifier, aux yeux des Senoussistes, en +prohibant la traite des noirs, et qu’une sanglante +devise madhiste confondait avec les chrétiens +pour les vouer, tous ensemble, à une même +mort<a id="FNanchor_250" href="#Footnote_250" class="fnanchor">[250]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_249" href="#FNanchor_249"><span class="label">[249]</span></a> Général <span class="sc">Philebert</span>, <i>la Conquête pacifique de l’intérieur +africain</i>, p. 26-36.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_250" href="#FNanchor_250"><span class="label">[250]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1890, p. 1-41. Sur +les développements ultérieurs du péril senoussiste, voir <span class="sc">Binger</span>, +<i>Bulletin de l’Afrique française</i>, 1902 ; deux articles du <i>Correspondant</i>, +25 novembre et 10 décembre 1909 ; et Lothrop +<span class="sc">Stoddard</span>, <i>le Nouveau Monde de l’Islam</i>, trad. Doysié, p. 51 et +suiv. (Paris, Payot, 1923). Sur l’état actuel de l’émirat des +Senoussis, constitué depuis 1920 par décret royal italien, voir +<span class="sc">Massignon</span>, <i>Annuaire du monde musulman</i>, p. 144-146.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c27">V. — <span class="i">L’achèvement de l’œuvre tunisienne. +Les adieux de Lavigerie à l’Europe.</span></h3> + +<p>A peine avait-il dirigé vers Bruxelles cet anxieux +cri d’alarme, que Lavigerie, quittant Biskra, réapparaissait +en Tunisie, où depuis deux ans on ne +l’avait pas revu. Sa première visite était pour la +cathédrale de Carthage, désormais achevée. On +l’avait construite rapidement, pressé qu’on était +de la voir se dresser, moins comme un monument +d’art que comme un symbole. Les jeunes élèves +des Pères Blancs menaient Lavigerie au caveau qui +devait contenir son tombeau, et l’aidaient ensuite +à remonter dans la basilique. « Merci, mes enfants, +leur disait-il. Le jour vient et il est proche, où vous +n’aurez plus à me remonter. » En grande pompe, +le jour de l’Ascension, devant le résident général +de France et dix évêques, la cathédrale s’inaugurait<a id="FNanchor_251" href="#Footnote_251" class="fnanchor">[251]</a>. +Lavigerie, dans une lettre pastorale, interprétait +l’événement.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_251" href="#FNanchor_251"><span class="label">[251]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1890, p. 215-222.</p> +</div> +<p>Jadis César, campant sur les ruines de Carthage, +avait entendu, s’il en faut croire Appien, les +sanglots d’une immense multitude qui demandait +d’être rappelée à la vie, et César, saisissant ses +tablettes, y avait jeté ces deux mots : « Relever +Carthage. » Cinq siècles plus tard, saint Victor de +Vite, au terme de son <i>Histoire des persécutions +vandales</i>, avait invoqué tous les saints d’Afrique, +pour qu’en retour de leurs souffrances, de leurs +martyres, ils obtinssent de leur Dieu la résurrection +de l’Église africaine. Sous les yeux de Lavigerie, +le programme de César et la prière de Victor de +Vite avaient commencé de s’accomplir : une Carthage +ressuscitée présidait aux destinées d’une +Église africaine ressuscitée, et le prélat s’écriait : +« Me blâmerez-vous d’avoir cru comme César aux +sanglots des multitudes disparues sous les ruines +de leur patrie, et, comme l’évêque de Vite, aux +prières des saints de notre Afrique, implorant de +Dieu sa résurrection ? »</p> + +<p>Il ouvrait un concile, dans la resplendissante +cathédrale ; on y émettait le vœu que saint Fulgence, +l’évêque exilé par les Vandales, fût proclamé +par Rome docteur de l’Église, et le concile, +au bout de deux jours, transportait sa séance +finale à Tunis, où Lavigerie allait poser la première +pierre d’une autre cathédrale. « C’est un revenant +épique que cet homme ! s’écriait M. Louis Bertrand ; +c’est Turpin, l’archevêque de la chanson de +Roland<a id="FNanchor_252" href="#Footnote_252" class="fnanchor">[252]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_252" href="#FNanchor_252"><span class="label">[252]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>le Sang des races</i>, préface de 1920, +p. 5.</p> +</div> +<p>L’âge le pressait d’achever ses fondations, et les +événements eux-mêmes semblaient se presser, +pour apporter à ses espoirs quelques prémices +d’accomplissement ; en ce même mois de mai 1890, +il avait la joie d’annoncer à Paris le décret du Bey +de Tunis, qui supprimait l’esclavage dans ses +États<a id="FNanchor_253" href="#Footnote_253" class="fnanchor">[253]</a>, et cette autre joie, plus grande encore, +de recevoir une lettre dans laquelle le roi Mwanga, +inopinément restauré sur son trône de l’Ouganda, +lui demandait des missionnaires et promettait +toute sa bonne volonté pour empêcher la traite +des esclaves. Les deux médecins qui, dans une caravane +nouvelle groupant des Pères Blancs de quatre +nations, partaient à ce moment même pour l’équateur, +avaient jadis été rachetés de l’esclavage, +puis élevés à Malte : ainsi s’associaient, déjà, les +esclaves de la veille aux campagnes de libération.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_253" href="#FNanchor_253"><span class="label">[253]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1890, p. 187-191.</p> +</div> +<p>L’Afrique s’aidait donc elle-même, pour déraciner +le fléau, et l’Europe aidait l’Afrique. La conférence +de Bruxelles, par l’acte général du 2 juillet +1890, préconisait l’établissement graduel, à +l’intérieur du continent noir, de stations fortement +occupées ; la construction de routes et de voies +ferrées reliant les stations à la côte, l’installation +de bateaux à vapeur sur les grands fleuves et les +lacs ; la restriction de l’importation des armes à +feu et des munitions ; l’organisation d’expéditions +et de colonnes mobiles. L’armée de la France, +sans plus attendre, allait traquer l’esclavage dans +un de ses plus redoutables repaires, le +Dahomey<a id="FNanchor_254" href="#Footnote_254" class="fnanchor">[254]</a>, et déjà l’expédition belge de Winck et +Van Kerchove était en route, pour porter secours +à Joubert et pour semer, sur les bords du Tanganyika, +une série de postes armés. Une voix +éloquente, en 1891, s’élevait au Congrès de Malines ; +c’était celle de M. le chevalier Descamps, +futur vice-président du Sénat belge. « Ne croyez +pas, s’écriait-il, que l’Océan baigne nos frontières +simplement pour permettre aux Belges de ramasser +des coquillages sur ses rives. Ne craignez +pas de pratiquer la mer<a id="FNanchor_255" href="#Footnote_255" class="fnanchor">[255]</a>. » Et l’on voyait, en +cette année 1891, puis en 1892, naviguer vers +Zanzibar, pour atteindre, par là, la mer intérieure +du Tanganyika, l’expédition du capitaine Jacques, +puis celle du lieutenant Long, impatients de libérer +l’Afrique de ses bandes d’esclavagistes ; et les +noms d’Albertville, Baudouinville, Fort Clémentine, +allaient bientôt dire aux riverains du Tanganyika +ce que voulait faire pour eux la chrétienne +Belgique<a id="FNanchor_256" href="#Footnote_256" class="fnanchor">[256]</a>. Lavigerie saluait cette révolution, +« qui allait faire entrer la quatrième partie du +monde dans la lumière de la civilisation, de la liberté +et de la vie » ; il proclamait que l’œuvre faite +à Bruxelles était très satisfaisante, très belle, +qu’elle répondait à ses vœux, sinon à tous ses +vœux ; il se réjouissait de ce mot dit à un prélat +belge par le ministre des Affaires étrangères de +Belgique : « Ce qui se fait à la conférence n’est, au +fond, que l’œuvre provoquée par l’action du Pape +et de son envoyé<a id="FNanchor_257" href="#Footnote_257" class="fnanchor">[257]</a>. » Il ouvrait un concours, au +nom du Pape, pour la composition d’un ouvrage +populaire destiné à aider la campagne antiesclavagiste<a id="FNanchor_258" href="#Footnote_258" class="fnanchor">[258]</a>, +et lorsque bientôt il apprit que la Hollande +hésitait à signer l’acte de Bruxelles, il insista près +du roi par un pressant message, que la jeune reine +Wilhelmine eut à cœur d’exaucer, au lendemain +même de son avènement<a id="FNanchor_259" href="#Footnote_259" class="fnanchor">[259]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_254" href="#FNanchor_254"><span class="label">[254]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 273-290.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_255" href="#FNanchor_255"><span class="label">[255]</span></a> <span class="sc">Descamps</span>, <i>Discours sur l’avenir de la civilisation en +Afrique</i>, prononcé à l’assemblée générale du congrès de Malines +le 10 août 1891, p. 16 (Louvain, Peeters, 1891).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_256" href="#FNanchor_256"><span class="label">[256]</span></a> Voir <span class="sc">Descamps</span>, <i>les Stations civilisatrices au Tanganyika</i>, +p. 9 (Bruxelles, Goemaere, 1894) et, dans le <i>Bulletin de la +Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 266-269, la lettre de +Lavigerie sur l’expédition Jacques.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_257" href="#FNanchor_257"><span class="label">[257]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de +Paris</i>, p. 43.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_258" href="#FNanchor_258"><span class="label">[258]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de +Paris</i>, p. 46. Le lauréat du concours, qui eut pour juges Jules +Simon, Bardoux, Arthur Desjardins, le duc de Broglie, Antonin +Lefèvre-Pontalis, Franck, Georges Picot, le marquis de Vogüé, +Wallon, Julien Davignon, fut M. le baron Descamps, actuellement +vice-président du Sénat belge et membre de l’Institut, +pour son drame, <i>Africa</i> (Louvain, Peeters, 1894).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_259" href="#FNanchor_259"><span class="label">[259]</span></a> <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1890, p. 307-314.</p> +</div> +<p>Lavigerie regrettait qu’on n’eût pas envisagé +le sort de tant de pauvres nègres que, sous la fallacieuse +rubrique de travailleurs libres, on transportait +à des centaines de lieues de leur pays, et +qui, ainsi déracinés, étaient à la merci de toutes +les exploitations ; il regrettait, aussi, qu’on ne se +fût point occupé des progrès des sectes musulmanes +en Afrique<a id="FNanchor_260" href="#Footnote_260" class="fnanchor">[260]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_260" href="#FNanchor_260"><span class="label">[260]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de +Paris</i>, p. 36-37.</p> +</div> +<p>Mais l’acte général de Bruxelles admettait +explicitement le concours des sociétés antiesclavagistes, +« pour la formation de corps volontaires +destinés, sous l’autorité des puissances, à réprimer +les violences et la continuation de la traite » ; pour +un rôle de charité auprès des victimes de l’esclavage, +particulièrement des femmes et des enfants ; +pour le développement et la protection de toutes +les missions ; et pour éclairer, enfin, « l’opinion +indépendante » et l’opinion des commissaires, +membres des bureaux de surveillance et de renseignements<a id="FNanchor_261" href="#Footnote_261" class="fnanchor">[261]</a>. +Les comités de ces sociétés, qui +n’avaient pu se réunir à Lucerne, allaient, en septembre +1890, tenir un congrès à Paris, et l’éloquent +discours-programme qu’allait y faire entendre +Émile Keller devait répondre aux vœux officiels +de la conférence de Bruxelles et combler les lacunes +qu’y constatait Lavigerie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_261" href="#FNanchor_261"><span class="label">[261]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de +Paris</i>, p. 40.</p> +</div> +<p>Lavigerie lui-même, du haut de la chaire de +Saint-Sulpice, voulut ouvrir le congrès. En face de +lui, au banc d’œuvre, autour de Mgr Livinhac, +siégeait la race nègre, représentée par quatorze +noirs de l’Ouganda. Le cardinal interpellait Mgr Livinhac, +lui remettait l’avenir de sa gigantesque +entreprise : « Je ne suis point Élie, lui disait-il, +mais je dépose sur vos épaules, comme sur celles +d’un autre Élisée, le manteau que je ne puis plus +porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra désormais +de me remplacer en France et dans l’intérieur +de votre congrégation, de plaider la cause de nos +missionnaires et de nos œuvres, de tendre pour +eux, dans nos églises, comme je l’ai fait si longtemps, +ces mains qui ont été enchaînées pour +l’amour de Notre-Seigneur, et de leur faire entendre +cette voix qui a confessé Jésus-Christ. Pour moi, +je vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus +sortir<a id="FNanchor_262" href="#Footnote_262" class="fnanchor">[262]</a>. » Quarante-huit heures plus tard, à la +clôture du Congrès, Lavigerie se levait, comme +pour parler : « Voilà mon discours, dit-il, c’est mon +fils<a id="FNanchor_263" href="#Footnote_263" class="fnanchor">[263]</a> », et il montrait Livinhac. Celui-ci prenait +la parole, glorifiait les martyrs de l’Ouganda. +Mais parmi les jeunes noirs qui étaient là, devant +la tribune, il y avait le fils de Mathias, l’un de ces +martyrs. Lavigerie l’appelait, l’embrassait : « C’est +un acte de foi que j’accomplis en votre nom », +disait-il à l’auditoire, et il chargeait Livinhac de +traduire au jeune nègre cette phrase : « Ton père +est au ciel, mais tu as un père sur la terre ; ce père, +c’est moi. » Et ce père se penchait vers un autre +noir, qui avait eu l’oreille coupée au temps de la +persécution, et l’embrassait<a id="FNanchor_264" href="#Footnote_264" class="fnanchor">[264]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_262" href="#FNanchor_262"><span class="label">[262]</span></a> <i>Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de +Paris</i>, p. 82.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_263" href="#FNanchor_263"><span class="label">[263]</span></a> <i>Ibid.</i>, p. 171.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_264" href="#FNanchor_264"><span class="label">[264]</span></a> <i>Ibid.</i>, p. 178. — <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, +1890, p. 306 (lettre des jeunes noirs racontant la scène).</p> +</div> +<p>En octobre, avec Livinhac et les quatorze +nègres, Lavigerie était à Rome, aux pieds de +Léon XIII, et le Pape, sur sa demande, instituait +dans toute la chrétienté, en faveur de l’abolition +de l’esclavage, une quête annuelle<a id="FNanchor_265" href="#Footnote_265" class="fnanchor">[265]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_265" href="#FNanchor_265"><span class="label">[265]</span></a> Il fut bientôt décidé que la Propagande distribuerait +elle-même entre les diverses missions le produit de la quête +antiesclavagiste, et que les divers comités nationaux ne conserveraient +qu’un rôle de patronage, purement moral, et les +divergences entre Lavigerie et Keller au sujet de la politique +intérieure française devaient avoir pour résultat, en août 1891, +la démission de Keller et de ses confrères du Comité antiesclavagiste +français, à la demande de Lavigerie.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c28">VI. — <span class="i">Les dernières épreuves : +A l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal.</span></h3> + +<p>Ce fut pour Lavigerie, l’une des dernières joies +de son âme de missionnaire. Les Pères Blancs de +Jérusalem, à cette même date, lui en ménageaient +une autre, en lui annonçant que l’un des premiers +élèves de Sainte-Anne venait d’être ordonné +prêtre, et qu’ainsi s’inaugurait, en terre palestinienne, +la formation par les Pères Blancs d’un +clergé indigène destiné aux Églises de l’Orient. +Lavigerie avait encore deux années à vivre, deux +années de douleur. Les souffrances physiques qui +depuis longtemps lui livraient assaut, si accablantes +à certaines heures qu’à plusieurs reprises, +déjà, il avait reçu l’Extrême-Onction, achevaient +lentement, et par saccades, de maîtriser ses forces ; +mais accoutumé comme il l’était, en ses méditations +quasi quotidiennes, à aller au-devant de la +mort, l’approche de cette mort, venant elle-même +à sa rencontre, ne pouvait endolorir son âme. +D’autres douleurs l’obsédaient, l’accablaient.</p> + +<p>Quelques semaines après avoir dit, du haut +de la chaire de Saint-Sulpice, qu’il ne reviendrait +plus en France, il lui fallut, d’accord avec +Léon XIII, parler à la France. Il choisit lui-même +son heure, et son cadre, et la forme d’éloquence +dont ses lèvres allaient revêtir la pensée pontificale : +ce fut par un toast, prononcé devant l’escadre, +devant les hautes personnalités du gouvernement +algérien, que Lavigerie, solennellement, +délia l’Église de France de toute attache +avec les anciens partis et orienta dans les voies +nouvelles les méthodes de défense religieuse. Malmusi, +consul général d’Italie, avait dit en 1885 à +son collègue allemand Julius Eckardt<a id="FNanchor_266" href="#Footnote_266" class="fnanchor">[266]</a> : « Le +cardinal, malgré de violentes collisions épisodiques +avec le gouvernement athée de Paris, travaille +avec la ténacité qui lui est propre à réconcilier +Léon XIII avec le régime républicain. » Cinq +ans s’étaient écoulés, et Lavigerie, sur le désir +de Léon XIII, devenait l’annonciateur d’une politique +qu’il avait, semble-t-il, contribué lui-même +à préparer. Des polémiques se déchaînèrent. D’aucuns +virent un contraste entre ce cri de « ralliement » +et le message que seize ans plus tôt il +adressait au comte de Chambord pour lui conseiller +un coup d’État : on exhuma ce vieux document, +pour assourdir les échos de <i>la Marseillaise</i>, jouée +par ses Pères Blancs. D’autres l’accusèrent de +capituler devant une législation antireligieuse +contre laquelle plusieurs fois s’étaient dressés ses +mandements. Il laissait dire, sans rien regretter : +Français et missionnaire de la France, il lui paraissait +qu’en souhaitant qu’un progrès s’accomplît +vers l’unité morale de la mère patrie, il représentait +les intérêts de la plus grande France, +en même temps que la pensée de Léon XIII. +« L’Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s’attache +qu’à un seul cadavre, à celui qui s’est lui-même +attaché sur la croix<a id="FNanchor_267" href="#Footnote_267" class="fnanchor">[267]</a> ! »… Lavigerie pensait +de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour +où il avait reçu la calotte cardinalice, qu’il n’avait +jamais voulu entrer dans les divisions et dans les +passions des partis<a id="FNanchor_268" href="#Footnote_268" class="fnanchor">[268]</a> » ; lui qui se sentait « le serviteur +d’un maître qu’on n’avait jamais pu enfermer +dans un tombeau ». « Son esprit, dira devant +son cercueil M. Jules Cambon, était de ceux qui +regardent où ils vont et non d’où ils viennent ; +c’est ainsi qu’il était venu à la République<a id="FNanchor_269" href="#Footnote_269" class="fnanchor">[269]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_266" href="#FNanchor_266"><span class="label">[266]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i lang="de" xml:lang="de">Lebenserinnerungen</i>, +II, p. 178.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_267" href="#FNanchor_267"><span class="label">[267]</span></a> Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton +<span class="sc">Fullerton</span> dans son livre : <i>les Grands Problèmes de la politique +mondiale</i>, p. 106 (Paris, Chapelot, 1915).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_268" href="#FNanchor_268"><span class="label">[268]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 535. Le livre essentiel +sur ces événements est celui de M. l’abbé <span class="sc">Tournier</span> : <i>le Cardinal +Lavigerie et son action politique</i> (Paris, Perrin, 1913). +Voir aussi Mgr <span class="sc">Baunard</span>, <i>Léon XIII et le toast d’Alger</i> (Paris, +De Gigord, 1913), et <span class="sc">Mahieu</span>, <i>Vie de Mgr Baunard</i>, p. 418-422 +(Paris, Gigord, 1924).</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_269" href="#FNanchor_269"><span class="label">[269]</span></a> <span class="sc">Cambon</span>, <i>le Gouvernement général de l’Algérie</i>, +p. 395-396.</p> +</div> +<p>C’est une loi dans l’histoire, que les grandes libérations +ne s’accomplissent qu’au prix de beaucoup +de souffrances ; une fois de plus, cette loi se vérifiait. +Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens +des œuvres missionnaires ; on calcula qu’en six +mois, le mécontentement produit par le toast +d’Alger frustrait de trois cent mille francs leur +budget d’apostolat et de rédemption ; il semblait +qu’un certain nombre de catholiques de France +voulussent punir le cardinal par une grève de la +charité.</p> + +<p>L’heure était bien mal choisie pour cette vindicative +réponse, aussi nocive aux intérêts de l’Église +qu’aux intérêts de la France. Car, à ce moment +même, la Compagnie impériale de l’Est Africain, +soutenue par l’Angleterre, ne visait à rien de +moins qu’à faire de l’Ouganda, sous le protectorat +anglais, un État protestant. « Nous te prions, +notre seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres +catholiques de là-bas, et nous prions tous les grands +chefs de la religion d’avoir pitié de nous. Envoie-nous +des Européens qui soient bons, et ne nous +imposent pas la religion du mensonge… Quant à +nous, nous défendrons notre religion par la force, +si les officiers européens continuent à anéantir ici +le parti de Jésus-Christ. » Cela devait finir là-bas +par de tragiques mêlées entre les ouailles des Pères +Blancs et les soldats de la Compagnie anglaise ; +les catholiques furent mitraillés, leurs maisons +incendiées, et Lavigerie, recevant en avril 1892 +les lugubres nouvelles, pouvait se demander s’il +existait encore quelque mission de l’Ouganda<a id="FNanchor_270" href="#Footnote_270" class="fnanchor">[270]</a>. +Il adressait à une notabilité catholique de l’Angleterre +une protestation qui était un gémissement.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_270" href="#FNanchor_270"><span class="label">[270]</span></a> <span class="sc">Leblond</span>, <i>le Père Auguste Achte</i>, p. 153-182 et 207-208 +(Paris, Procure des missionnaires d’Afrique, 1913). — Jules +<span class="sc">Leclercq</span>, <i>Bulletin de la Société belge d’études coloniales</i>, juillet-août +1923. — <i>Bulletin de la Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, +p. 247-251, 308-345, 433-456.</p> +</div> +<p>Cependant, à Biskra, sous la tendresse fiévreuse +de son regard paternel, une autre œuvre naissait, +celle des Frères Pionniers, demi-soldats et demi-moines, +dont les postes, s’échelonnant à travers le +Sahara, devaient, dans la pensée de Lavigerie, +faire la police du Christ, offrir un asile aux esclaves +fugitifs, des remèdes aux voyageurs malades, et, +tôt ou tard, relier le Sahara au Soudan. Le général +Philebert, qui fut l’un des premiers, parmi nos +chefs militaires à tenter de se mesurer avec l’immensité +du Sahara, avait dit en termes formels : +« Le mieux serait d’accepter l’aide et le concours +des missionnaires d’Alger. Quelques Pères Blancs +amenés à Témassinine formeraient un noyau, autour +duquel se constituerait beaucoup plus vite +une colonie, telle que nous la désirons<a id="FNanchor_271" href="#Footnote_271" class="fnanchor">[271]</a>. » Lavigerie +s’apprêtait à fournir des Frères Pionniers, +pour l’accomplissement et le perfectionnement +d’un tel dessein. Ouargla, depuis le printemps +de 1891, avait sa colonie de Frères Pionniers ; et +dans une visite que faisaient au cardinal, au printemps +de 1892, Jules Ferry et M. Jules Cambon, +il était question d’employer ces Frères armés +pour une expédition au Touat. Mais des difficultés +diplomatiques survinrent : le Maroc s’inquiétait ; +les sphères militaires se montraient soupçonneuses ; +les diplomaties européennes posaient des questions +alarmées : qu’était-ce que ce corps franc, mobilisé +par un prêtre de France ? dans quelle mesure +engageait-il la responsabilité de la France ? D’aucuns +insinuaient, à Paris, que le cardinal avait +déjà 1 500 hommes sous les armes, à Biskra, pour +une guerre contre l’Islam. Ces 1 500 hommes +n’étaient encore que vingt ! Le cardinal fut officiellement +informé que la France renonçait à l’expédition +du Touat et à l’emploi des Frères Pionniers, +et même à les aider : ce Sahara, qui, en 1878, +s’était fermé devant ses premiers Pères Blancs, +se fermait aujourd’hui devant ses Frères Pionniers. +« En les fondant, disait-il le 15 novembre 1892, +j’avais compté sur la politique coloniale ; aujourd’hui +tout s’écroule. » Et de sa chambre de malade, +il donnait l’ordre de ne plus accepter de nouveaux +engagements et de rendre toute liberté aux Frères +antérieurement enrôlés. Cet <i>Amen</i> d’assentiment, +qui faisait accueil à la plus profonde des déceptions, +se confondit presque avec ses premières paroles +d’agonie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_271" href="#FNanchor_271"><span class="label">[271]</span></a> Général <span class="sc">Philebert</span>, <i>Création de postes sur la route du +Soudan</i>, p. 11 (Paris, Baudoin, 1890). L’appel de Lavigerie +pour l’œuvre des Frères du Sahara est publié au <i>Bulletin de la +Société antiesclavagiste</i>, 1891-1892, p. 1-17 ; le premier projet +s’en trouve dans une lettre à Keller, du 25 mars 1890 (même +<i>Bulletin</i>, 1890, p. 41-67).</p> +</div> +<p>Il avait encore dix jours à vivre. Sa pensée +s’en allait vers le congrès eucharistique qui se préparait +à Jérusalem, vers l’idéal d’union des Églises +dont ce Congrès voulait s’inspirer. Cela le rajeunissait +de trente ans : n’était-ce pas lui qui, en 1861, +avait le premier promené, dans une Syrie ravagée, +la foi de Rome et la charité de la France ? Il donna +mille francs aux organisateurs de ce Congrès : +l’Orient chrétien, où son génie apostolique avait +autrefois fait ses premières armes, obtenait ainsi +la dernière de ses aumônes. C’était le 22 novembre : +le 25, celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, avait +dit : « Je ne veux plus un seul jour de repos », entrait +dans le repos de la mort.</p> + +<p>On ouvrait son testament, daté de 1884, et l’on +y lisait : « Je t’avais tout sacrifié, ô chère Afrique, +lorsque, poussé par une force intérieure qui était +visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me +donner à ton service. Depuis, que de traverses, +que de peines ! Je ne les rappelle que pour pardonner, +et pour exprimer encore une fois mon indicible +espérance de voir la portion de ce grand continent +qui a connu autrefois la religion chrétienne +revenir pleinement à la lumière, et celle qui est +restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres +et de sa mort. C’est à cette œuvre que j’avais +consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une vie +d’homme pour une semblable entreprise ? A peine +ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai été que la +voix du désert appelant ceux qui doivent y tracer +les routes de l’Évangile. Je meurs donc sans avoir +pu faire autre chose pour toi que souffrir, et par +mes souffrances, te préparer des apôtres. »</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3 id="c29">VII. — <span class="i">Les lendemains.</span></h3> + +<p>Les apôtres formés par Lavigerie ont continué +son œuvre. Lavigerie voulait, en 1871, fonder en +Algérie des villages d’orphelins ; les Pères Blancs, +au lendemain de la famine qui sévit l’année d’après +sa mort, créèrent en Tunisie, pour les orphelins, la +grande exploitation agricole de Saint-Joseph de +Thibar, qui fut le point de départ d’un nouveau +village chrétien<a id="FNanchor_272" href="#Footnote_272" class="fnanchor">[272]</a>. Lavigerie prévoyait, en 1878, +quatre vicariats apostoliques ; actuellement, le +rayonnement même de l’apostolat des Pères Blancs +a contraint la congrégation romaine de la Propagande +de démembrer et de multiplier leurs terrains +d’action : ils possèdent en Afrique onze vicariats +et une préfecture apostolique. Les statistiques +de janvier 1925 donnaient, pour leurs missions +d’Afrique, le chiffre de 400 275 baptisés et de +163 751 catéchumènes. Il y avait dans la seule +chrétienté de l’Ouganda, du 1<sup>er</sup> juillet 1910 au +30 juin 1911, 1 236 000 communions<a id="FNanchor_273" href="#Footnote_273" class="fnanchor">[273]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_272" href="#FNanchor_272"><span class="label">[272]</span></a> Antoine <span class="sc">Philippe</span>, <i>Chronique sociale de France</i>, novembre +1924, p. 810.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_273" href="#FNanchor_273"><span class="label">[273]</span></a> <span class="sc">Leblond</span>, <i>le Père Auguste Achte</i>, p. 430.</p> +</div> +<p>Les Sœurs Blanches d’Afrique, deux ans seulement +après la mort de leur fondateur, s’enfonçaient +dans les ténèbres de l’intérieur, qui, devant +leur regard embrasé d’espérances, s’éclairaient +d’une lueur d’Épiphanie. A l’heure présente, dans +quatre-vingt-trois maisons, elles enseignent, +soignent, baptisent, font l’instruction de la femme +arabe, ou de la femme païenne. Il advient souvent +que d’avance, dès le berceau, ses parents +l’ont vendue comme épouse : la sœur missionnaire, +pour la faire chrétienne, doit indemniser le +fiancé de ce qu’il a payé comme dot : la nécessité +de ces coûteux remboursements entrave la +besogne d’apostolat, mais ne décourage pas les +apôtres<a id="FNanchor_274" href="#Footnote_274" class="fnanchor">[274]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_274" href="#FNanchor_274"><span class="label">[274]</span></a> <span class="sc">Leblond</span>, <i>op. cit.</i>, p. 418.</p> +</div> +<p>Sous l’égide de ces deux ordres, les races indigènes +ont commencé de fournir des prêtres à l’autel, +des religieuses au cloître : les missions dont +Lavigerie fut l’ancêtre possèdent, présentement, +trente-quatre prêtres indigènes, quatre grands +séminaires avec cent quatorze séminaristes noirs, +neuf petits séminaires avec quatre cent soixante +et un élèves noirs, et, sous le voile de religieuses, +deux cent deux négresses.</p> + +<p>Tenacement, mais en vain, le cardinal avait +souhaité, pour ses Pères Blancs, l’honneur d’être +les agents de liaison, qui ouvriraient une route +et jetteraient un pont entre l’Algérie et le Soudan : +ce « mysticisme transsaharien » dont parle quelque +part le colonel Monteil, et qui donna l’élan, +vers 1880, à plusieurs essais héroïques, allait inspirer, +au lendemain de la mort du cardinal, la tentative +du P. Hacquard, suivie d’un nouvel échec. +Il faudra dix années encore pour que le commandant +Laperrine, par l’heureux amalgame de +ses tirailleurs et de ses spahis, prépare la grande +œuvre de la pénétration saharienne. Mais lorsqu’en +1894 la France militaire se fut installée à +Tombouctou, les Pères Blancs, débarquant à +Dakar, s’engagèrent dans la vallée du Niger, et +pénétrèrent à leur tour au cœur du Soudan : +l’apostolat religieux, dans le sillage de nos armées, +atteignait ainsi, par une autre voie, ce Soudan, +où s’était si souvent transporté, par delà le chapelet +des oasis sahariennes, l’esprit conquérant +du cardinal.</p> + +<p>Ainsi sont au travail, conformément aux méthodes +définies par Lavigerie, les instruments +forgés par Lavigerie pour réaliser, au jour le jour, +l’impérieux appel qu’au nom de son Église et de +son pays il adressait à l’âme missionnaire.</p> + +<p>L’œuvre antiesclavagiste, elle aussi, ne fut point +une œuvre éphémère : sa vitalité s’attesta par le +Congrès antiesclavagiste de 1900, par la création +en Afrique d’un certain nombre de villages de +liberté<a id="FNanchor_275" href="#Footnote_275" class="fnanchor">[275]</a> ; elle s’atteste, aujourd’hui même, par +la décision qu’a prise, en 1924, le conseil de la +Société des Nations, de constituer une commission +de l’esclavage, chargée de lutter contre les dernières +survivances de la traite, contre les abus de +l’esclavage domestique, contre la polygamie enfin, +qui, en provoquant la restriction de la natalité, +tarit les races indigènes et entrave leur essor économique<a id="FNanchor_276" href="#Footnote_276" class="fnanchor">[276]</a>. +Dans les sollicitudes et les travaux +de cette commission genevoise, à laquelle les missionnaires +commencent de prêter leur concours, +c’est toujours l’esprit de Lavigerie qui survit et +qui veille.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_275" href="#FNanchor_275"><span class="label">[275]</span></a> <span class="sc">Du Teil</span>, <i>Correspondant</i>, 25 juin 1903.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_276" href="#FNanchor_276"><span class="label">[276]</span></a> <span class="sc">Beaupin</span>, <i>Chronique sociale de France</i>, +novembre 1924.</p> +</div> +<p>Quelques années après la mort du cardinal, le +général du Barail, traçant de lui, dans ses <i>Souvenirs</i>, +un portrait fort peu bienveillant, concluait +qu’en agissant comme Lavigerie, « on risque de +mériter, en guise d’oraison funèbre, l’épigramme +appliquée à certains hommes d’Église : il parlait +sans cesse du ciel pour ne s’occuper que des choses +de la terre ; mais on risque aussi d’arriver les mains +presque vides auprès de Celui qui a donné à ses +disciples la divine consigne : <i lang="la" xml:lang="la">Ite et docete</i><a id="FNanchor_277" href="#Footnote_277" class="fnanchor">[277]</a> ». +Apparemment le général, écrivant ces lignes, +était hanté par le double souvenir des lointains +différends de Lavigerie avec Mac-Mahon et de ses +récents sourires à la forme républicaine ; il semblait +que cette double impression lui voilât les résultats +obtenus par le cardinal, — d’un voile tellement +opaque qu’il osait dire en cette même page, quelques +années seulement après les martyres de l’Ouganda : +« Je ne crois pas que les Pères Blancs aient +à leur actif une conversion sérieuse. » L’histoire +religieuse de l’Afrique au cours des trente dernières +années achève de s’insurger contre un tel verdict : +la divine consigne <i lang="la" xml:lang="la">Ite et docete</i>, dont parle Du +Barail, fut réalisée par les missionnaires de Lavigerie, +comme elle l’avait été par le cardinal lui-même.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_277" href="#FNanchor_277"><span class="label">[277]</span></a> <span class="sc">Du Barail</span>, <i>op. cit.</i>, III, p. 47-49.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c30">ÉPILOGUE<br> +<span class="i">L’œuvre missionnaire de Lavigerie.</span></h2> + + +<p>M. Jules Cambon disait de lui, devant son cercueil : +« Le cardinal avait rêvé de conquérir +l’Afrique à la France et à la civilisation, et il a +mené cette entreprise en bon Français et en bon +Européen. Il a été, sur la terre africaine, le précurseur +de tous ces hardis voyageurs, de ces marins, +de ces soldats, qui semblent renouveler chez nous +la gloire des conquérants du Nouveau-Monde. » +Tel est l’hommage que rendit au cardinal Lavigerie +la République du président Carnot.</p> + +<p>Parmi les assistants, il y avait M. Louis Bertrand ; +il entendait, jusque derrière le glorieux +cercueil, « le clabaudage de l’envie, de la sottise, du +sectarisme imbécile et malfaisant », mais il écrira +plus tard : « Les paroles d’adieu de Cambon, avec +l’accent de l’orateur, sont restées dans ma mémoire +comme une sorte de protestation contre l’inintelligence +des contemporains et comme un premier +hommage de la postérité<a id="FNanchor_278" href="#Footnote_278" class="fnanchor">[278]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_278" href="#FNanchor_278"><span class="label">[278]</span></a> Louis <span class="sc">Bertrand</span>, <i>le Sang des races</i> +(préface de 1920), +p. 5.</p> +</div> +<div class="h3"></div> +<h3>I</h3> + +<p>Lavigerie s’insère avec une incomparable splendeur +dans cette lignée de missionnaires qui furent, +dans les trois derniers siècles, les pionniers de la +plus grande France, et qui donnèrent comme préface +à notre histoire coloniale une sorte de préhistoire +religieuse, éminemment féconde. Son imagination, +puis son action, commencèrent d’installer +la France à Tunis, plusieurs années avant que notre +diplomatie n’osât y aspirer. Il avait fallu neuf ans +à la monarchie de Juillet pour que, dans la France +algérienne d’outre-mer, une crosse d’évêque cheminât ; +la crosse de Lavigerie, au contraire, précéda +en Tunisie les armées de la République ; la civilisation +chrétienne commença de s’y étaler et de s’y +faire aimer, avant que ces armées ne survinssent +avec une allure plus pacificatrice que conquérante. +Une fois engagée dans les voies que lui avait +ouvertes Lavigerie, la France officielle le voulut +comme conseiller, comme guide, comme collaborateur +permanent. L’œuvre de l’État français, en +Tunisie, réalisa les conceptions de cet homme +d’Église.</p> + +<p>Il y a je ne sais quoi d’épique dans la carrière +de ce prêtre qui, chargé par l’empereur Napoléon +III, avec toutes sortes de réserves et de réticences, +d’un diocèse de la banlieue méditerranéenne, +fait de ce diocèse, avec la collaboration +successive de la République française et des congrès +diplomatiques européens, l’avant-poste du +Christ pour la conquête d’un immense continent. +Nos romantiques, en matière de politique étrangère, +avaient eu vraiment d’étranges utopies<a id="FNanchor_279" href="#Footnote_279" class="fnanchor">[279]</a>. +Lamartine, rendant visite à l’émir Beschir, souverain +des Druses du Liban, oubliait rapidement +les mutilations et les massacres dont cet émir +s’était rendu coupable, et saluait avec entrain, +comme plus vieille et « originairement plus pure +et plus parfaite que la nôtre », comme « fille des +vertus primitives », la civilisation orientale. Michelet, +du jour où il eut épousé une femme d’origine +créole, rêvait d’une Amérique régénérée par +le sang noir venu d’Afrique, par cette race de +Cham si cruellement calomniée. Le spectacle des +ruines cruellement accumulées en Syrie par ces +Druses dont s’éprenait Lamartine, le spectacle +des atrocités de l’Afrique noire, témoignaient à +Lavigerie tout ce qu’il y avait d’incorrigible +utopie dans ces hommages romantiques aux civilisations +exotiques : comme observateur non moins +que comme prêtre, il estimait urgent, tout d’abord, +de leur présenter le Christ avant de s’exalter pour +elles.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_279" href="#FNanchor_279"><span class="label">[279]</span></a> Voir <span class="sc">Seillière</span>, <i>Revue d’histoire diplomatique</i>, +octobre-décembre 1924.</p> +</div> +<p>Au début de son épiscopat algérien, il s’occupa +surtout de jeter un pont entre le christianisme et +l’Islam.</p> + +<p>Il agit à ciel ouvert, prudemment mais sans se +cacher.</p> + +<p>Il ne pouvait admettre que le pouvoir civil condamnât +à jamais les musulmans à être des gentils ; +et c’était au contraire sa mission d’évêque, de les +relever d’une telle condamnation. Il constata, +après les premières expériences, que des succès +locaux étaient possibles, mais sur des terrains bien +restreints, et que de petits groupes d’enfants +arabes ou berbères, enveloppés d’une atmosphère +chrétienne, pouvaient devenir accessibles à la foi +du Christ, mais que les âmes des adultes, elles, +semblaient généralement murées.</p> + +<p>Quelles que fussent les difficultés d’approche, +s’étonnera-t-on qu’un Lavigerie n’ait jamais adhéré +à la formule sommaire, d’après laquelle « on ne +convertit point un musulman » ? M. René Bazin +recueillait naguère certains indices, en Algérie, +en Tunisie, dont il concluait que « les Musulmans +peuvent être rapprochés de nous jusqu’à +s’intéresser au principe supérieur de notre civilisation, +même jusqu’à devenir chrétiens<a id="FNanchor_280" href="#Footnote_280" class="fnanchor">[280]</a> ». +Si l’on insistait en faveur de cette formule : « Le +musulman est inconvertissable », les missions +évangéliques anglo-saxonnes et germaniques, qui +tenaient au Caire en 1906, à Lucknow en 1911, +deux grands congrès pour l’apostolat de l’Islam, +auraient le droit d’y relever beaucoup d’audace +et quelque lâcheté, et de nous faire observer, à +l’encontre, que dans les îles de la Sonde, dans +l’Hindoustan, en Perse, en Arabie même, le protestantisme +s’essaie, parfois victorieusement, à +effriter le bloc islamique<a id="FNanchor_281" href="#Footnote_281" class="fnanchor">[281]</a>. Lavigerie et après +lui le P. de Foucauld se sont toujours refusés à +admettre que le geste de saint François d’Assise +et des premiers Franciscains apôtres du Maroc, +le geste de saint Louis et du bienheureux Raymond +Lulle, portant aux âmes islamiques le catholicisme, +fût condamné à demeurer, pour toute la suite des +siècles, un geste illusoire et stérile. Mais Lavigerie +jugea nécessaire, dès le début, de « ménager la +lumière aux yeux malades des musulmans pour +ne les éclairer que peu à peu, de crainte de les +aveugler sans retour<a id="FNanchor_282" href="#Footnote_282" class="fnanchor">[282]</a> ». Pascal eût aimé ces +lignes subtiles, extraites du discours qu’il adressait +au concile provincial de 1873. Le mot <i lang="la" xml:lang="la">Caritas</i>, +le seul qu’il eût voulu comme devise dans ses +armes épiscopales, fut en définitive, vis-à-vis des +musulmans d’Afrique, sa seule méthode d’apostolat.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_280" href="#FNanchor_280"><span class="label">[280]</span></a> <span class="sc">Bazin</span>, <i>Revue des Deux Mondes</i>, 1<sup>er</sup> décembre 1924, +p. 496-503. Comparer dans la <i>Chronique sociale de France</i>, +avril et mai 1924, les deux articles de M. Pasquier-Bronde sur +l’influence sociale exercée chez les Kabyles par les écoles, les +bureaux d’assistance sociale, l’œuvre du <i>Foyer kabyle</i>, et sur +les premières conversions individuelles.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_281" href="#FNanchor_281"><span class="label">[281]</span></a> Voir le fascicule de la <i>Revue du monde musulman</i> de novembre +1911 intitulé : <i>la Conquête du monde musulman</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_282" href="#FNanchor_282"><span class="label">[282]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, I, p. 90.</p> +</div> +<p>« Je viens de lire, écrivait un jour Montalembert +à Hilaire de Lacombe, le journal du voyage +fait en Espagne, cinquante ans après l’expulsion +des Maures, par certain calife, venu voir ce que +devenait le royaume de ses aïeux. Il n’admire rien, +tout lui paraît petit de ce qui a été fait depuis leur +départ, excepté un couvent des frères de Saint-Jean-de-Dieu. +Il n’en revient pas, qu’ils se dévouent +aux misérables, et le voyageur constate +que sa religion ne lui a jamais rien montré de +pareil<a id="FNanchor_283" href="#Footnote_283" class="fnanchor">[283]</a>. » Suggérer aux musulmans d’aujourd’hui +une pareille remarque, c’est à peu près à quoi se +réduisait l’apologétique de Lavigerie : il savait +l’inefficacité des polémiques doctrinales contre +l’Islam, et « l’héroïque courage » qu’exigent des +musulmans, « en raison des difficultés de l’entourage<a id="FNanchor_284" href="#Footnote_284" class="fnanchor">[284]</a> », +les conversions individuelles.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_283" href="#FNanchor_283"><span class="label">[283]</span></a> Je remercie M. Bernard de Lacombe, à qui je dois +cette intéressante communication.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_284" href="#FNanchor_284"><span class="label">[284]</span></a> <span class="sc">Massignon</span>, <i lang="en" xml:lang="en">The Moslem World</i>, +1915, p. 140.</p> +</div> +<p>L’abbé Bourgade, l’humble aumônier de Saint-Louis +de Carthage, avait, au milieu du dix-neuvième +siècle, publié trois livres de dialogues : +<i>Soirées de Carthage</i>, <i>la Clef du Coran</i>, <i>le Passage +du Coran à l’Évangile</i>, pour essayer d’acheminer +les âmes musulmanes vers un contact plus immédiat +avec Seïd Aïça (c’est le nom qu’elles donnent +au Christ) ; et Mgr Pavy, présentant ces livres +au public, avait fait remarquer, tout le premier, +que cette « causerie simple, ingénieuse et de bonne +amitié », n’avait rien d’une controverse, la controverse +étant interdite par le Coran lui-même à ses +disciples<a id="FNanchor_285" href="#Footnote_285" class="fnanchor">[285]</a>. Pour tenter de présenter Seïd Aïça à +la conscience islamique, Lavigerie n’empruntait pas +les méthodes socratiques inaugurées par le bon +abbé Bourgade ; il faisait le bien et voulait qu’on +fît le bien, au nom de Seïd Aïça. Il lui paraissait +que dispensaires, hôpitaux, orphelinats, en révélant +aux musulmans les fruits de charité auxquels se +reconnaît l’arbre chrétien, les induiraient peut-être, +tôt ou tard, à venir s’asseoir à son ombre.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_285" href="#FNanchor_285"><span class="label">[285]</span></a> <span class="sc">Bourgade</span>, <i>Soirées de Carthage</i>, +p. <small>X</small> (Paris, Lecoffre, 1852).</p> +</div> +<div class="h3"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Mais sans supprimer ou déserter les avant-postes +de charité qui devaient attester aux Arabes et aux +Kabyles l’active bienfaisance du christianisme, +Lavigerie, peu à peu, s’abandonna plus pleinement +à une autre hantise : celle de la formidable poussée +qu’exerçait l’Islam pour pénétrer au cœur de +l’Afrique noire, et pour s’y installer. Un <i lang="la" xml:lang="la">postulatum</i> +de soixante-huit Pères, au concile du Vatican, avait +réclamé pour les noirs de l’Afrique un regard de +l’Église<a id="FNanchor_286" href="#Footnote_286" class="fnanchor">[286]</a>. Lavigerie osa regarder, et conclure +que d’urgence l’apostolat du Christ devait devancer +auprès des fétichistes l’apostolat de Mahomet. +L’imagination des frères Tharaud, épiant au delà +des mers et des déserts la voix diffuse de l’Islam, +croyait naguère l’entendre dire : « Vaincu sur votre +petit coin du monde, je refleuris ailleurs, dans la +Chine innombrable, les Indes embrasées, et dans +la sombre Afrique<a id="FNanchor_287" href="#Footnote_287" class="fnanchor">[287]</a>. » Les ambitions africaines +de l’Islam inquiètent aujourd’hui la curiosité des +explorateurs et la sollicitude des diplomates : on +l’a vu, dans les dix premières années du vingtième +siècle, porté par soixante Arabes de Zanzibar, +s’installer dans le sud du Nyassa, et échafauder, +presque en chaque village, une hutte mosquée ; +on le voit encercler l’Abyssinie et faire effort +pour démanteler ce vieux bastion du christianisme +africain<a id="FNanchor_288" href="#Footnote_288" class="fnanchor">[288]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_286" href="#FNanchor_286"><span class="label">[286]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Collectio Lacensis</i>, VII, col. 905.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_287" href="#FNanchor_287"><span class="label">[287]</span></a> Jérôme et Jean <span class="sc">Tharaud</span>, <i>la Bataille à Scutari d’Albanie</i>, +p. 206. (Paris, Émile-Paul, 1913.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_288" href="#FNanchor_288"><span class="label">[288]</span></a> <span class="sc">Guérinot</span>, <i>Islam et Abyssinie</i> (<i>Revue du monde musulman</i>, +1918.) Lorsque pourtant M. T. R. Threlfall, dans un article +de la <i lang="en" xml:lang="en">Nineteenth Century</i>, mars 1900, écrit qu’à côté de la propagande +musulmane dans le centre de l’Afrique « la propagande +chrétienne n’est qu’un mythe », on peut trouver qu’il +méconnaît singulièrement les résultats obtenus par les Pères +Blancs. Sur l’Islam au Nyassaland et aux portes de l’Éthiopie, +voir aussi <span class="sc">Massignon</span>, <i>Annuaire du monde musulman</i>, 1923, +p. 198 et 221.</p> +</div> +<p>Lavigerie fut l’un des premiers à surveiller +l’esprit de conquête de l’Islam, à le dénoncer, à +le contrecarrer ; il fut l’un des premiers à révéler +au monde qu’au cours de ce dix-neuvième siècle +où les diverses puissances de l’Europe, s’installant +de çà de là sur l’immense littoral, se croyaient +maîtresses des portes de l’Afrique, l’Islam peu à +peu, avec ses confréries militaires et mystiques, +avec ses caravanes esclavagistes, s’avançait vers +le centre même du continent noir.</p> + +<p>« Nous sommes les premiers, écrivait dès 1878 +un de ses Pères Blancs, qui, depuis l’origine du +christianisme, allons représenter Notre-Seigneur +et son Église dans ce monde barbare et encore à +peu près inconnu. Devant nous, cent et peut-être +deux cents millions d’âmes nous tendent invisiblement +les bras, comme ces infidèles de la Macédoine, +que saint Paul vit en songe<a id="FNanchor_289" href="#Footnote_289" class="fnanchor">[289]</a>. » Voilà le +cri de joie par lequel s’inaugurait l’apostolat +catholique dans la région des Grands Lacs. D’aucuns chez +nous commençaient à dire : « Qu’importe, +après tout, que l’Islam fasse la conquête des fétichistes ? +Tel quel, il les élèverait vers une forme +supérieure de religiosité » ; et des administrateurs, +enclins à tenir en suspicion les missions catholiques, +auraient volontiers, au nom de ce programme, +favorisé en Afrique la propagande musulmane. +Lavigerie s’insurgea toujours contre de +pareilles méthodes ; et le souci des intérêts de la +France amena d’excellents connaisseurs de l’âme +africaine à les condamner comme il les condamnait. +« Oui, disait il y a trente ans un de nos missionnaires +au Congo, le P. Moreau, des Pères du +Saint-Esprit, la civilisation musulmane est un +grand pas sur le fétichisme ; mais ce pas est le premier +et le dernier, il enraye tout<a id="FNanchor_290" href="#Footnote_290" class="fnanchor">[290]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_289" href="#FNanchor_289"><span class="label">[289]</span></a> <span class="sc">Lavigerie</span>, <i>Œuvres choisies</i>, II, p. 99. En fait, ainsi que +l’explique M. Louis Massignon dans son étude sur l’Église catholique +romaine et l’Islam, <i lang="en" xml:lang="en">The Moslem World</i>, avril 1915, +p. 129-142, la raison fondamentale qui a jusqu’ici dissuadé +le Saint-Siège d’organiser en terres musulmanes un apostolat +religieux visant les musulmans, est le souci qu’ont eu les Papes +de protéger les communautés chrétiennes existant dans ces +pays et de n’offrir aux pouvoirs musulmans aucun prétexte +de les troubler ou de les gêner dans la profession de la foi chrétienne. +Léon XIII, en 1879, fit un premier pas dans une voie +nouvelle, en recommandant au Sultan les œuvres d’éducation +et de charité mises à la disposition des musulmans par l’Église +romaine.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_290" href="#FNanchor_290"><span class="label">[290]</span></a> Cardinal <span class="sc">Perraud</span>. Allocution au congrès antiesclavagiste +de 1900. (<i>Compte rendu du congrès</i>, p. 186.)</p> +</div> +<p>« Si j’ai au Soudan respecté toutes les croyances, +écrivait, deux ans après la mort de Lavigerie, le +colonel Archinard, si je me suis attiré même l’affection +des musulmans en me montrant souvent +leur protecteur, je n’ai cependant pas voulu qu’ils +puissent faire de la propagande à notre suite dans +les pays fétichistes qui avaient toujours su leur +résister. Favoriser l’islamisme sous prétexte qu’on +n’est pas soi-même un catholique convaincu, c’est +trahir les intérêts français. Le catholicisme avec +son imposant cérémonial convient mieux encore +aux populations noires que l’islamisme. Plus que +dans aucune autre de nos colonies, il faut faire au +Soudan de la propagande religieuse, parce que +c’est de la propagande française, et, quelles que +soient nos sympathies, nous n’avons pas le choix +de la religion à propager, car l’islamisme nous fait +des rivaux et des ennemis, et, en Afrique, le protestantisme +fait des sujets anglais. » Tout en constatant +qu’il serait « impolitique de combattre +ouvertement le mahométisme en Sénégambie », +Galliéni, dès 1885, signalait que « les ennemis les +plus acharnés de notre domination ont toujours +marché contre nous en invoquant le nom du Prophète », +et que « notre devoir le plus élémentaire +est d’encourager de tout notre pouvoir les efforts +des peuples nègres restés encore réfractaires aux +idées du mahométisme<a id="FNanchor_291" href="#Footnote_291" class="fnanchor">[291]</a> ». Le colonel Archinard, +tout comme Lavigerie, déplorait l’aspect d’État +laïque que la France croit devoir parfois affecter, +vis-à-vis des musulmans et vis-à-vis des fétichistes. +« Les noirs, comme les musulmans, insistait-il, +s’étonnent de ne nous voir jamais faire acte de +religion. » Et tout protestant qu’il fût, le colonel +Archinard invitait le commandant Quiquandon à +dire à l’un des chefs soudanais que le colonel était +catholique, et que pour consolider avec lui les liens +d’amitié, il devait prendre cette religion-là.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_291" href="#FNanchor_291"><span class="label">[291]</span></a> <span class="sc">Galliéni</span>, <i>Voyage au Soudan français</i>, p. 617-618.</p> +</div> +<p>Le très regretté général Mangin, qui cite ces très +suggestifs documents, ajoute qu’il est naturel que +nous respections le sentiment religieux de nos protégés +musulmans, mais non pas l’Islam en soi. « La +confusion est trop fréquente, dit-il, et elle a pour +résultat d’ajouter notre prestige à celui de l’Islam, +d’accroître la ferveur de ses adhérents, et d’en +augmenter le nombre. Il est des élégances de costume +ou de manières qui sont de mauvais ton ; il +est également des élégances intellectuelles qui sont +déplacées, et l’affectation d’une extrême sympathie +pour l’Islam est de celles-là. Le fait d’envoyer des +<i>tolbas</i> venant d’Algérie pour enseigner le Coran +dans les <i>medersas</i> de l’Afrique occidentale a été +une faute, il faut savoir le dire<a id="FNanchor_292" href="#Footnote_292" class="fnanchor">[292]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_292" href="#FNanchor_292"><span class="label">[292]</span></a> Général <span class="sc">Mangin</span>, <i>Regards sur la France d’Afrique</i>, p. 211 +et suiv. (Paris, Plon, 1923). — Cf. René <span class="sc">Bazin</span>, <i>Revue des +Deux Mondes</i>, 1<sup>er</sup> décembre 1924, p. 488-492. — M. Maurice +<span class="sc">Delafosse</span>, <i>Afrique française</i>, supplément, décembre 1922, +p. 321-333, explique d’autre part que l’islamisation des noirs +soudanais, accomplie depuis le quinzième siècle par les conquérants +musulmans, fut assez superficielle, et qu’on vit un +certain nombre d’entre eux, une fois devenus sujets européens, +rejeter le Coran pour revenir au fétichisme.</p> +</div> +<p>C’est ainsi que plus de trente ans après la mort +de Lavigerie, le chef perspicace qui fut entre la +France et l’Afrique noire un incomparable truchement, +suggérait à la métropole un programme +africain de politique religieuse qui se rapproche +singulièrement du programme du cardinal<a id="FNanchor_293" href="#Footnote_293" class="fnanchor">[293]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_293" href="#FNanchor_293"><span class="label">[293]</span></a> Le capitaine <span class="sc">André</span>, dans son livre : <i>l’Islam noir, contribution +à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique +occidentale</i> (Paris, Geuthner, 1924), explique de son côté que +l’Islam, en ces régions, est, de féodal et théocratique, devenu +démocratique, et que, « si les noirs de la côte ne sont pas encore +parvenus au stade de la rébellion, leurs associations à tendances +particularistes augmentent en nombre et en volume ». Cf. <span class="sc">Jalabert</span>, +<i>Études</i>, 20 mai 1925, p. 448-454.</p> +</div> +<div class="h3"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Ce fut une gloire pour Lavigerie, et tout en même +temps pour son Église, que, dix ans seulement +après le premier contact entre ses Pères Blancs +et l’Afrique noire, l’expérience acquise sur cette +terre vierge permît à Lavigerie de revendiquer et +d’obtenir, pour le catholicisme missionnaire, un +rôle et une voix dans les congrès où se débattaient +les destinées de l’Afrique. Nouveauté d’autant +plus émouvante, qu’elle se produisait à l’époque +où la Papauté, récemment déchue de sa souveraineté +temporelle, semblait vouée désormais au +silence dans les disputes entre les hommes. A +peine Carthage était-elle rétablie dans cette dignité +primatiale qui lui conférait sur l’Afrique une sorte +de souveraineté spirituelle, et déjà, de cette Carthage, +Lavigerie parlait aux puissants de la terre, +un Gambetta, un Ferry, un Bismarck, pour leur +indiquer les exigences civilisatrices de l’Église ; et +Lavigerie réussissait à leur faire comprendre que +dans cette Afrique où les susceptibilités diplomatiques +risquaient d’être une cause de paralysie, +l’Église, avec leur aide, pouvait servir, plus librement +et plus clairement qu’eux-mêmes, la cause +de l’humanité.</p> + +<p>« De petits esprits, lit-on dans Montesquieu, +exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains, +car, si elle était telle qu’ils la disent, ne +serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, +qui font entre eux tant de conventions inutiles, +d’en faire une générale en faveur de la miséricorde +et de la pitié ?<a id="FNanchor_294" href="#Footnote_294" class="fnanchor">[294]</a> » Cent quarante ans après +l’<i>Esprit des Lois</i>, Lavigerie, ayant éclairé d’une +effrayante lumière « l’injustice » faite aux Africains, +réclama d’urgence, au nom de son <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>, +cette convention vengeresse ; et grâce à lui l’Église, +à la fin de ce dix-neuvième siècle qui l’avait mise +aux prises avec le « philosophisme » révolutionnaire, +apparut à l’univers civilisé comme l’instigatrice +d’une croisade libératrice, émancipatrice.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_294" href="#FNanchor_294"><span class="label">[294]</span></a> <span class="sc">Montesquieu</span>, <i>Esprit des Lois</i>, livre XV, chapitre <small>V</small>. Voir +Russell Parsons <span class="sc">Jameson</span>, <i>Montesquieu et l’esclavage</i> (Paris, +Hachette, 1911).</p> +</div> +<p>Julius Eckardt, le consul d’Allemagne, qui observa +de très près Lavigerie, et qui admirait en lui, +entre autres détails, « un des rares prélats français +qui eussent une idée claire de l’essence et de +la portée du protestantisme », écrivait : « Par ses +luttes contre l’esclavage, par son active charité, +il a incomparablement mieux préparé le christianisme +que par des prédications de propagande et +par des conversions précipitées. Ses efforts missionnaires +furent de nature essentiellement +humaine<a id="FNanchor_295" href="#Footnote_295" class="fnanchor">[295]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_295" href="#FNanchor_295"><span class="label">[295]</span></a> <span class="sc">Eckardt</span>, <i>op. cit.</i>, II, p. 182.</p> +</div> +<p>Les phraséologies officielles qui fêtèrent, en 1889, +le centenaire de la Déclaration des droits, furent +moins efficaces pour révéler au monde la générosité +française que ne l’était, en cette même année, la +revendication des droits de l’esclave, promenée +de chaire en chaire, de capitale en capitale, par la +voix d’un prélat parlant au nom de Dieu. De fait +ce prélat, pour déborder le cadre du presbytère +de campagne où s’enfermait sa naïve imagination +d’enfant, n’avait eu qu’à vouloir réaliser la définition +du prêtre autrefois donnée par Chrysostome : +« Un homme universel, qui s’intéresse aux épreuves +et aux souffrances de l’humanité, comme si le +monde entier lui avait été confié et qu’il eût été +établi le père de tous ses semblables. » Ces mots +résument la vie de Lavigerie, ils expliquent son +âme, ils éclairent sa gloire.</p> + + +<p class="c gap small">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c31">APPENDICE</h2> + + +<p class="c"><span class="xsmall">TESTAMENT SPIRITUEL DU CARDINAL LAVIGERIE</span><a id="FNanchor_296" href="#Footnote_296" class="fnanchor">[296]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_296" href="#FNanchor_296"><span class="label">[296]</span></a> Ce testament date de 1884 ou 1885 (<span class="sc">Baunard</span>, <i>Le cardinal +Lavigerie</i>, II, p. 670.)</p> +</div> +<p>Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi +soit-il !</p> + +<p>Ceci est mon testament spirituel. Je le commence en +déclarant, en présence de l’éternité qui va s’ouvrir +devant moi, que je veux mourir dans les sentiments +où j’ai toujours vécu, à savoir ceux d’une obéissance +et d’un dévouement sans bornes au Saint-Siège apostolique +et à Notre Saint-Père le Pape, vicaire de +Jésus-Christ sur la terre.</p> + +<p>J’ai toujours cru, je crois tout ce qu’ils enseignent +et dans le sens où ils l’enseignent. J’ai toujours cru, +je crois qu’en dehors du Pape ou contre le Pape, il n’y +a et il ne peut y avoir dans l’Église que trouble, +confusion, erreur et perte éternelle. Lui seul a été +établi comme le fondement de l’Unité, et par conséquent +de la vie, en tout ce qui tient au salut éternel.</p> + +<p>J’ai l’insigne honneur d’appartenir de plus près +au Saint-Siège apostolique par mon caractère de +prêtre, d’évêque, par mon titre de cardinal de la +Sainte Église romaine. Sans doute ces honneurs, qui +sont fort au-dessus de ma misère et de ma faiblesse, +sont faits pour me confondre, en ce moment surtout, +où je songe à me présenter au tribunal de Dieu. Mais +j’y veux voir un motif de reconnaissance et de fidélité +d’autant plus grande envers la chaire de Pierre et +envers Notre Saint-Père le Pape, qui m’a comblé des +marques de sa confiance et de sa bonté.</p> + +<p>Je l’ai servi de mon mieux tant que j’ai pu. Ne +pouvant plus rien maintenant, je prie Notre-Seigneur +d’agréer le sacrifice que je lui fais de ma vie, et les +souffrances qui accompagneront ma mort, pour la +prolongation des jours précieux de Léon XIII et le +triomphe de ses desseins magnanimes.</p> + +<p>Je confonds dans mon dévouement au Saint-Siège +celui que j’ai toujours eu pour la France chrétienne et +pour les missions d’Afrique, à la tête desquelles je +suis placé. La paix, la gloire, la vie même de la France +sont étroitement liées à sa foi catholique, et par +conséquent à sa fidélité envers le Saint-Siège. C’est +surtout d’elle qu’on a pu dire, à chacune des pages +de son histoire : <i lang="la" xml:lang="la">Sacerdotium et regnum cum inter se +consentiunt, bene regitur mundus. Cum autem non +concordant, non tantum parvae res non crescunt, sed +etiam magnae miserabiliter delabuntur.</i></p> + +<p>J’ai tout fait, dans la mesure de mes forces et de +mon intelligence, pour maintenir cette concorde si +désirable. Je puis dire en vérité que j’en meurs, car +la maladie qui me conduit au tombeau est la conséquence +des fatigues surhumaines que je me suis imposées, +l’été dernier, à Rome et à Paris, pour empêcher +une rupture éclatante que tout semblait rendre inévitable. +Et là, je travaillais encore plus, dans un sens, +pour ma pauvre et chère patrie que pour l’Église. Car +l’Église a des assurances d’immortalité, mais la France +n’a d’autres promesses que celles que la Providence +a faites aux nations de la terre, et elle a contre elle, +hélas ! la menace divine : <i lang="la" xml:lang="la">Omnis civitas contra se divisa +non stabit.</i></p> + +<p>Oh ! si je pouvais lui parler encore du fond de ma +tombe ! Si je pouvais, avec ce désintéressement de +toutes choses qui est le propre de la vie à venir, lui +représenter une dernière fois, comme je l’ai fait souvent +à ceux qui la gouvernent, ce qui peut lui donner +la paix ! Je la vois avec une amère douleur descendre +chaque jour du rang de puissance et d’honneur où +l’avaient placée, dans le monde, la foi et les vertus de +nos pères, la politique sage et persévérante de nos rois.</p> + +<p>Je ne parle pas de son régime intérieur. Je ne me +suis jamais mêlé à l’action et surtout aux passions +des partis. Ma vie s’est écoulée presque tout entière +au dehors, depuis que j’ai âge d’homme. C’est là que +j’ai pu juger de sa décadence, et que j’ai vu, à mesure +qu’elle abandonne sa foi et ses traditions, sa voix être +moins écoutée et son nom moins respecté.</p> + +<p>La France va-t-elle finir ? Dieu va-t-il lui retirer sa +mission qu’il lui avait confiée, de défendre et de protéger +généreusement dans le monde la justice et la +vérité ? Ma prière suprême est que ce malheur lui soit +épargné. Mais qu’est-ce que la prière d’un homme +devant la justice de Dieu ?</p> + +<p>C’est à toi que je viens maintenant, ô ma chère +Afrique ! Je t’avais tout sacrifié, il y a dix-sept ans, +lorsque, poussé par une force intérieure, qui était +visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me +donner à ton service. Depuis, que de traverses, que +de fatigues, que de peines !… Je ne les rappelle que +pour pardonner et pour exprimer encore une fois +mon indicible espérance de voir la portion de ce grand +continent, qui a connu autrefois la religion chrétienne, +revenir pleinement à la lumière ; et celle qui est restée +plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de +sa mort.</p> + +<p>C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. +Mais qu’est-ce qu’une vie d’homme pour une semblable +entreprise ? A peine ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai +été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y +tracer les routes à l’Évangile. Je meurs donc sans avoir +pu faire autre chose pour toi que souffrir, et, par +mes souffrances, te préparer des apôtres !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td colspan="2"> </td> +<td class="bot r small"><div>Pages.</div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Introduction</span>. +La France en Afrique avant Lavigerie.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE PREMIER<br> +<span class="xsmall">LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE. +SES DÉBUTS</span></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>I.</div></td> +<td class="drap">— De la cure de campagne à la Sorbonne</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">42</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>II.</div></td> +<td class="drap">— L’abbé Lavigerie dans la France du Levant</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">50</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>III.</div></td> +<td class="drap">— En route vers Alger, par Rome et Nancy</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">59</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> +<td class="drap">— Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire ; +surprise de l’État</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">66</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>V.</div></td> +<td class="drap">— Le programme pastoral de Lavigerie</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">71</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> +<td class="drap">— Les orphelinats pour enfants musulmans ; le +conflit avec Mac-Mahon</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">82</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VII.</div></td> +<td class="drap">— La solution du conflit</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c8">94</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE II<br> +<span class="xsmall">LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE</span></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>I.</div></td> +<td class="drap">— L’éducation agricole de l’Algérie : Pères Blancs +et Sœurs Blanches</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c9">99</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>II.</div></td> +<td class="drap">— Une grande crise : la guerre de 1870 et l’insurrection +kabyle</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c10">105</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>III.</div></td> +<td class="drap">— Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c11">113</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> +<td class="drap">— Les villages de néophytes ; le concile d’Afrique</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c12">117</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>V.</div></td> +<td class="drap">— Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. Le +discours sur l’armée et la mission de la +France en Afrique</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c13">128</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> +<td class="drap">— Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie +chez Pie IX ; ses nouveaux projets</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c14">137</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE III<br> +<span class="xsmall">LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR. +LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE</span></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>I.</div></td> +<td class="drap">— Les premières missions des Pères Blancs dans +l’Afrique équatoriale</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c15">148</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>II.</div></td> +<td class="drap">— Lavigerie à Jérusalem : la France institutrice +des clergés d’Orient</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c16">156</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>III.</div></td> +<td class="drap">— Lavigerie devancier de la France et conseiller +de la France en Tunisie</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c17">161</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> +<td class="drap">— Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade +pacificatrice de Lavigerie</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c18">172</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>V.</div></td> +<td class="drap">— Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c19">175</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> +<td class="drap">— Lavigerie cardinal</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c20">179</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VII.</div></td> +<td class="drap">— Le relèvement du siège de Carthage</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c21">183</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td> +<td class="drap">— La croix sous l’équateur : la « masse noire » des +martyrs. Lavigerie dans son observatoire de +Biskra</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c22">190</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="3" class="c"><div>CHAPITRE IV<br> +<span class="xsmall">LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME. +LES DERNIÈRES ANNÉES</span></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>I.</div></td> +<td class="drap">— L’esclavagisme dans l’Afrique noire</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c23">199</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>II.</div></td> +<td class="drap">— Lavigerie devant Léon XIII : son investiture +pour la croisade</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c24">209</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>III.</div></td> +<td class="drap">— La période apostolique de la croisade : les discours +de Paris, Londres et Bruxelles</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c25">212</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> +<td class="drap">— La période des difficultés diplomatiques : les +congrès</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c26">220</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>V.</div></td> +<td class="drap">— L’achèvement de l’œuvre tunisienne, les adieux +de Lavigerie à l’Europe</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c27">233</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> +<td class="drap">— Les dernières épreuves : à l’Ouganda, au +Sahara. Mort du cardinal</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c28">240</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VII.</div></td> +<td class="drap">— Les lendemains</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c29">246</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="drap padtop"><span class="sc">Épilogue</span> : l’œuvre missionnaire de Lavigerie</td> +<td class="bot r padtop"><div><a href="#c30">251</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="drap padtop"><span class="sc">Appendice</span> : le testament spirituel de Lavigerie</td> +<td class="bot r padtop"><div><a href="#c31">265</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap xsmall">PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 32506</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em large b ssf">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> + + +<div class="small"> +<p class="cc b">Georges ANDRÉ-CUEL</p> + +<p class="drap">L’Homme fragile, <i>roman</i> (<i>L’AUBIER, n<sup>o</sup></i> 4).</p> + +<p class="cc b">Henri ARDEL</p> + +<p class="drap">L’Imprudente Aventure, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Jacques D’ARNOUX</p> + +<p class="drap">Paroles d’un revenant.</p> + +<p class="cc b">Maurice BARRÈS</p> + +<p class="drap">Pour la haute intelligence française.</p> + +<p class="cc b">Henry BORDEAUX</p> + +<p class="drap">Le Cœur et le Sang, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Paul BOURGET</p> + +<p class="drap">Conflits intimes, <i>nouvelles</i>.</p> + +<p class="cc b">BOUZINAC-CAMBON</p> + +<p class="drap">Échec et Mat, <i>roman</i> (<i>L’AUBIER, n<sup>o</sup></i> 3).</p> + +<p class="cc b">Paul CAZIN</p> + +<p class="drap">L’Hôtellerie du Bacchus sans tête, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Gaston CHÉRAU</p> + +<p class="drap">La Maison de Patrice Perrier, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">André CHEVRILLON</p> + +<p class="drap">La Bretagne d’hier. 2 <i>vol.</i></p> + +<p class="cc b">Henri DAVIGNON</p> + +<p class="drap">Un Pénitent de Furnes, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Lucien DUBECH</p> + +<p class="drap">Les Chefs de file de la jeune génération.</p> + +<p class="cc b">Albert GARENNE</p> + +<p class="drap">La Captive nue, <i>roman</i></p> + +<p class="cc b">Henri GHÉON</p> + +<p class="drap">Le Comédien et la Grâce, <i>drame</i> (<i>LE ROSEAU D’OR, n<sup>o</sup></i> 2).</p> + +<p class="cc b">Gabriel HANOTAUX</p> + +<p class="drap">Le général Mangin.</p> + +<p class="cc b">Émile HENRIOT</p> + +<p class="drap">Livres et Portrait. 2<sup>e</sup> <i>série</i>.</p> + +<p class="cc b">R. P. HUC</p> + +<p class="drap">Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie.</p> + +<p class="cc b">Edmond JALOUX</p> + +<p class="drap">Fumées dans la campagne, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">René JOUGLET</p> + +<p class="drap">Les Confessions amoureuses, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Henri DE KERILLIS</p> + +<p class="drap">De l’Algérie au Dahomey en automobile.</p> + +<p class="cc b">Éveline LE MAIRE</p> + +<p class="drap">*L’Ancêtre, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">André LICHTENBERGER</p> + +<p class="drap">Les André Graffougnat, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Jean LONGNON</p> + +<p class="drap">La Nouvelle Hélène, <i>roman</i> (<i>L’AUBIER, N<sup>o</sup></i> 2).</p> + +<p class="cc b">Jacques MARITAIN</p> + +<p class="drap"><i>Trois réformateurs</i> : Luther, Descartes, Rousseau. +(<i>LE ROSEAU D’OR, n<sup>o</sup></i> 1).</p> + +<p class="cc b">Jean MAUCLERE</p> + +<p class="drap">Tiotis aux yeux de mer, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Ferdinand OSSENDOWSKI</p> + +<p class="drap">L’Homme et le Mystère en Asie.</p> + +<p class="cc b">Lewis STANTON PALEN</p> + +<p class="drap">Le Diable blanc de la mer Noire.</p> + +<p class="cc b">Ernest PÉROCHON</p> + +<p class="drap">Huit gouttes d’opium, <i>nouvelles</i>.</p> + +<p class="cc b">Joseph DE PESQUIDOUX</p> + +<p class="drap">Le Livre de raison.</p> + +<p class="cc b">Jean DU PLESSIS</p> + +<p class="drap">Les Grands Dirigeables dans la paix et dans la guerre</p> + +<p class="cc b">C.-F. RAMUZ</p> + +<p class="drap">L’Amour du monde, <i>roman</i>. (<i>LE ROSEAU D’OR, N<sup>o</sup></i> 7).</p> + +<p class="cc b">Comtesse H. DE REINACH FOUSSEMAGNE</p> + +<p class="drap">Charlotte de Belgique, imp. du Mexique.</p> + +<p class="cc b">Élissa RHAÏS</p> + +<p class="drap">La Chemise qui porte bonheur, <i>contes</i>.</p> + +<p class="cc b">Comtesse DE SAINT-ROMAN</p> + +<p class="drap">Le Roman de l’Occitanienne et de Chateaubriand.</p> + +<p class="cc b">Isabelle SANDY</p> + +<p class="drap">L’Homme et la Sauvageonne, <i>roman</i>.</p> + +<p class="cc b">Raymond SCHWAB</p> + +<p class="drap">Mathias Crismant (<i>L’AUBIER, n<sup>o</sup></i> 1).</p> + +<p class="cc b">Robert SURCOUF</p> + +<p class="drap">Un capitaine corsaire : Robert Surcouf.</p> + +<p class="cc b">Antone TCHÉKHOV</p> + +<p class="drap">Théâtre. Tome III.</p> + +<p class="cc b">J. et J. THARAUD</p> + +<p class="drap">Rendez-vous espagnols.</p> + +<p class="cc b">Cécile DE TORMAY</p> + +<p class="drap">Le Livre proscrit.</p> + +<p class="cc b">Jean-Louis VAUDOYER</p> + +<p class="drap">Raymonde Mangematin, <i>roman</i>.</p> + +</div> + +<p class="c gap xsmall">PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 32506 1-32.</p> + + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75743 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75743-h/images/cover.jpg b/75743-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6855027 --- /dev/null +++ b/75743-h/images/cover.jpg diff --git a/75743-h/images/illu1.jpg b/75743-h/images/illu1.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..84194b1 --- /dev/null +++ b/75743-h/images/illu1.jpg diff --git a/75743-h/images/illu2.jpg b/75743-h/images/illu2.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b7e1b47 --- /dev/null +++ b/75743-h/images/illu2.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..b5dba15 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This book, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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