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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-04-20 10:21:20 -0700 |
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Seuls quelques mots ont été modifiés. + La liste des modifications se trouve à la fin du texte. + + La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. + + + + +A LA PAGAIE + +[Illustration: ROBERT LOUIS STEVENSON.--L'ARÉTHUSE] + + + + + ROBERT LOUIS STEVENSON + + A LA PAGAIE + + SUR L'ESCAUT, LE CANAL DE WILLEBROECK, + LA SAMBRE ET L'OISE + + TRADUIT DE L'ANGLAIS AVEC AUTORISATION + + PAR + + LUCIEN LEMAIRE + + Officier d'Académie + Professeur au lycée de Valenciennes + + PRÉFACE DE A. ANGELLIER, + + Professeur de littérature anglaise + Doyen de la Faculté des lettres de Lille + + AVEC UN FRONTISPICE PAR WALTER CRANE + + ET SIX ILLUSTRATIONS + + + PARIS + LIBRAIRIE HISTORIQUE DES PROVINCES + + EMILE LECHEVALIER + 39, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 39 + + 1900 + + +_Il a été tiré 150 exemplaires sur papier Japon, numérotés de 1 à 150, + +1 exemplaire sur papier de Chine, numéroté 151, + +Et 50 exemplaires sur papier Hollande, numérotés à la presse de 152 à +201._ + + + + +PREFACE A LA TRADUCTION + + +Dans l'œuvre très diverse de Robert Louis Stevenson, en dehors de +ses romans fantastiques et de la série de ses romans historiques +écossais, qui vivent d'une vie si active et si franche, il y a un coin +particulièrement frais et charmant. Ce sont ses récits de voyages, mais +non pas de voyages en chemin de fer ou en bateau à vapeur, avec séjours +dans les grandes villes, et développements du Murray ou du Bœdeker. +Ce n'est point là sa façon: il se plaît à parcourir des parties de +pays ignorées, et il veut le voyage avec ses petites péripéties, ses +efforts, ses ennuis, ses surprises, le voyage vraiment fait par le +voyageur et non par quelque machine à laquelle il se confie. Tantôt +il s'en va dans les montagnes avec un âne qu'il a chargé d'objets +de campement et de cuisine, et il bivouaque en plein air. Tantôt il +descend les rivières sur une fragile périssoire, non sans aventures +et sans quelque danger. Il fait le vrai voyage, celui qui demande de +l'énergie, du sang-froid, de l'effort physique, de l'endurance, et qui +vous récompense par l'exercice et l'accroissement de ces qualités; sans +compter le plaisir de mille incidents et de mille aspects inattendus; +sans compter un délicieux sentiment d'indépendance. Les émotions et les +rencontres du voyageur, notées au jour le jour, un peu à la façon de +Topffer, mais avec un sens plus général et plus artistique, ont fourni +les jolis carnets de voyage qui se nomment: _An Inland Voyage_, ou: +_Travels with a Donkey_. + +Ce sont des notations pleines de gaîté, de bonne humeur, parsemées de +délicats paysages à la fois exacts et larges, de réflexions générales, +d'observations bienveillantes, d'une sorte de cordialité envers +les gens, du sentiment de la vie au grand air et de ce qu'elle a de +_bracing_, pour employer le terme anglais. Tout cela est exprimé dans +une langue qui a fait de Stevenson un des écrivains les plus rares et +les plus distingués de l'Angleterre contemporaine; une langue aisée, +élégante, naturelle, mesurée, disant tout sans effort, colorée sans +surcharge, et d'une merveilleuse souplesse. Sans étalage quoique +avec de grandes ressources de vocabulaire, sans tension de syntaxe, +elle glisse facilement autour des idées, qui se trouvent saisies et +enveloppées sans presque qu'on y ait pris garde, quelque subtiles et +fuyantes qu'elles soient. Elle a cette simplicité qui semble naturelle, +qui est au fond très savante, dont est fait en grande partie le +talent d'un de nos écrivains contemporains: je veux dire d'Anatole +France. Mais la langue de celui-ci, pour exquise qu'elle soit, sent +le renfermé: elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un +parfum d'autrefois, de fleur desséchée: elle est dépaysée au grand air. +Même ses paysages sont vus à travers des vitres: ils ont quelquefois +la couleur, ils n'ont jamais la brise. La langue de Stevenson, moins +pénétrante, est plus active, plus franchement vivante; elle a plus +couru les grands chemins, elle est plus virile, plus saine. On sent +qu'elle aurait pu devenir un instrument d'action, tandis que celle de +M. France, féminine et comme lassée, n'a foulé que des tapis; elle est +sans force et plie, quand elle s'emploie à autre chose qu'à l'art; elle +peut toucher à tout, elle ne peut rien soulever. + +C'est en France que Stevenson a accompli ses principaux voyages. Sans +parler de ses fraîches et riantes pages sur la forêt de Fontainebleau, +les _Travels with a Donkey_ ont été faits dans les Cévennes, et _An +Inland Voyage_, au fil de l'Oise. Stevenson a pénétré ainsi dans la +véritable vie française. Il la comprend et il l'aime; et s'il n'en +fait pas une étude formelle, il la touche sans cesse en passant. Il +est, avec Hamerton et Miss Matilda Betham-Edwards, (je ne parle pas +du livre de Bodley qui est une enquête sociale), un des auteurs +anglais qui ont fait amitié avec l'âme de ce pays, et tenté de la faire +connaître à leurs compatriotes. Travail méritoire! Car si les Anglais +sont vraisemblablement le peuple le mieux informé sur les autres, +ils sont peut-être aussi celui qui comprend le moins les autres. Ils +vivent, surtout en ce qui nous concerne, dans un chaos de préjugés +héréditaires, de renseignements minuscules, d'ignorances capitales +rendues plus dangereuses par une surabondance de détails futiles, dans +un clapotis de menus faits, ou radicalement faux, ou déformés par le +besoin d'effet, de grossissement et d'importance dont sont atteints, +par détérioration professionnelle, les correspondants de leurs +journaux. Dans tout cela roulent, plus souvent qu'il ne conviendrait, +des mensonges ou des calomnies dont on ne comprend pas qu'ils sortent, +sans être écrasés, d'entre les mains d'hommes qui passent pour avoir +de l'honneur. Qu'on imagine cette étrange et incohérente matière, +entretenue et exploitée par les desseins des hommes politiques, +ressassée et exagérée par une hypocrisie à base ethnique et +protestante, amplifiée et renouvelée pour fournir, par contraste, une +pâture presque quotidienne à l'amour-propre national; qu'on imagine en +outre ces déformations et ces grossissements répercutés incessamment +par une presse formidable, et on aura une idée de ce que peut devenir, +dans des moments d'excitation, le jugement du peuple anglais sur la +France. C'est pourquoi nous devons de la reconnaissance aux hommes +comme Stevenson, qui prennent la peine de nous connaître, vivent +cordialement avec nous, et, se tournant vers leurs compatriotes, +avec un sourire et un léger haussement d'épaules, rétablissent les +proportions et remettent les choses au point. + +Ces carnets de voyage sont des livres dont nous pouvons tirer plusieurs +genres de profit. Outre que l'agrément et la belle humeur dont ils +sont pleins, et leur irrésistible attrait de promenade intellectuelle +sont en soi des choses agréables, ils nous apprennent à nous mieux +connaître et à nous voir sous un angle qui est en dehors de nous. Une +remarque nouvelle, comme un étranger en fait, nous ouvre parfois les +yeux sur des parties inaperçues de nous-mêmes et pénètre dans l'ombre +paisible des habitudes. Mais surtout il y a, dans ces pages, un sens +si joyeux et si sain de la vie en plein air, un goût si vivant, si +frais, des charmes de la nature, un regard si habile à les saisir et +à discerner le caractère des sites, un chant si allègre de liberté, +qu'elles communiquent leur esprit à ceux qui les lisent. On a envie de +grand air, on rêve de voyages sur les rivières ou les grands chemins. +Je sais des hommes pour qui les livres de Topffer ont été le premier +attrait qui les a conduits en Suisse. Ils lui doivent ce qu'ils ont +acquis, dans leurs courses sur les montagnes, de santé, d'entraînement +et de hautes impressions. Les livres de Robert Louis Stevenson ont la +même vertu qu'ils s'appliquent à des paysages plus voisins de nous, +où le décor est plus familier et où l'homme fournit davantage. S'ils +inspiraient à quelques-uns de leurs jeunes lecteurs français le désir, +si aisément réalisable et à si peu de frais, de voyager à pied, ils +seraient rien que par cela une bonne semence. Espérons qu'elle tombera +sur quelques pierres qui aimeront à rouler. + +M. Lemaire, qui est professeur au lycée de Valenciennes, a choisi avec +raison _An Inland Voyage_, dont les paysages appartiennent à notre +région et sont familiers à beaucoup de ceux qui le liront. Il l'a +traduit avec beaucoup de conscience et une constante préoccupation +d'exactitude. Peut-être ce souci méticuleux lui fait-il perdre +parfois un peu du mouvement, de l'allure aisée de l'original. C'est +un défaut _on the right side._ Il a su mener à bien une tâche très +délicate. Je ne veux pas le féliciter d'avoir si utilement employé +ses loisirs de professeur. Il en a été récompensé, chemin faisant, +par l'intérêt de son travail, le plaisir de vivre avec un charmant et +sympathique esprit, et le profit de lutter contre cette langue qui, +par sa souplesse, est une adversaire redoutable. Je désire plutôt le +féliciter de la persévérance avec laquelle, ayant fait ce travail, il a +su, malgré l'apathie des éditeurs et la routine des revues, arriver à +le produire. J'imagine que cela a dû lui demander plus de peine que sa +traduction elle-même. J'espère, et c'est, je crois, sa seule ambition +qu'il ne lui en coûtera que son temps. Dans l'Université on trouve que +c'est là un encouragement suffisant: le travail se paye par lui-même. + +Des tentatives comme celles de M. Lemaire sont le symptôme d'un +important progrès accompli dans notre pays. Il ne faut pas être très +âgé pour se rappeler dans quel état informe et rudimentaire étaient +chez nous la connaissance et l'enseignement des langues vivantes. Par +un effort efficace parce qu'il a été continu, les chaires des lycées +et de la plupart des collèges ont été graduellement occupées par des +hommes qui possèdent à fond la langue qu'ils enseignent. Ils ont tous +fait un ou deux ans de séjour dans le pays où on la parle, ils en +connaissent la littérature et les mœurs. La majeure partie d'entre eux +en reçoit des journaux et des livres; ils continuent à s'intéresser +aux œuvres et aux hommes qui y surgissent, aux évènements qui s'y +succèdent, aux tentatives sociales ou politiques qui s'y produisent. +Leur esprit s'est ouvert à voir autre chose que notre mesquine vie +étriquée en d'étroits règlements: ils savent que, dans d'autres +conditions, des peuples agissent et prospèrent. Ils parlent de ces +choses; leurs conversations sont aussi utiles que leur enseignement; +ils sont, à certaines heures, des professeurs, et, à d'autres, les +témoins et les avocats de ce qui se fait au-delà de nos frontières. +Leur influence sociale peut compléter leurs services professionnels. +Si nos directeurs de Revues et de Magazines étaient plus entreprenants +et plus avisés, ils trouveraient là une armée de collaborateurs très +capables de tenir la France au courant de ce qui se passe au dehors. +C'est assurément un grand progrès et un précieux élément infusé dans +notre vitalité intellectuelle. Encore quelques années de persévérance +et il ne se trouvera plus une seule petite ville, un trou perdu, où ne +se rencontre au moins un homme qui soit un centre de culture étrangère, +un intermédiaire de comparaisons avec le dehors. Ce seront autant de +mèches de mine dans le bloc de notre ignorance et de notre routine; +ils pourront contribuer à le disloquer. Par là l'Université aura rendu +au pays un de ces profonds services de nutrition silencieuse, qui, +heureusement, se poursuivent sous les fièvres, les incohérences et les +crises hystériques de la surface. + + AUG. ANGELLIER. + + + + +PRÉFACE DE L'AUTEUR + + +Mettre une préface à un si petit livre, c'est, j'en ai bien peur, +pécher contre la règle des proportions. Mais, il est au-dessus des +forces d'un auteur de résister au plaisir de faire une préface, car +c'est la récompense de ses travaux. La première pierre une fois posée, +l'architecte apparaît avec ses plans et se pavane, une heure durant, +aux yeux du public. L'auteur ne fait pas autre chose dans sa préface. +Il se peut qu'il n'ait pas un mot à dire; toutefois il doit se montrer +un instant dans le portique, le chapeau à la main, et dans une attitude +polie. + +Il vaut mieux, en telle circonstance, s'en tenir adroitement à un +état intermédiaire entre l'humilité et la supériorité; comme si le +livre était l'œuvre de quelque autre personne et que vous n'ayez fait +que le parcourir et insérer ce qu'il a de bon. Mais, pour moi, je +n'ai pas encore atteint à cette perfection. Je suis encore incapable +de dissimuler la chaleur de mes sentiments envers le lecteur; et, si +je le rencontre sur le seuil, c'est pour l'inviter à entrer avec une +cordialité toute campagnarde. + +A vrai dire, je n'eus pas plus tôt fini de lire les épreuves de ce +petit livre que je me sentis en proie à une appréhension désespérante. + +Il me vint à l'esprit qu'il se pourrait que je ne fusse pas seulement +le premier à lire ces pages, mais aussi le dernier; qu'il se pourrait +que j'eusse vainement fait œuvre de pionnier dans cette étendue de pays +si riant, sans trouver une âme pour suivre mes pas. A force d'y songer, +je ressentis pour cette idée une aversion, qui dégénéra en une sorte de +terreur panique, et je me lançai dans cette préface, qui n'est rien de +plus qu'un avertissement au lecteur. + +Que dirai-je en faveur de mon livre? Caleb et Josué rapportèrent de +Palestine une formidable grappe de raisin. Hélas! mon livre ne produit +rien d'aussi nutritif; et, d'ailleurs, nous vivons dans un siècle, où +l'on préfère une définition à n'importe quelle quantité de fruits. + +Je me demande si une négation n'aurait pas quelque chose de séduisant? +car, au point de vue négatif, je me flatte que ce volume a un certain +cachet. Bien qu'il contienne beaucoup plus de deux cents pages, je n'y +ai pas fait remarquer une seule fois que l'univers de Dieu n'a pas de +but, et je n'y donne pas non plus une seule fois à entendre que j'en +eusse pu créer un meilleur. Je ne sais réellement pas où j'ai pu avoir +la tête. J'avais apparemment oublié tout ce qu'il y a de glorieux à +être homme. C'est une omission qui enlève à ce livre toute importance +philosophique; mais, j'ai l'espoir que son excentricité pourra plaire +dans les sociétés frivoles. + +A l'ami qui m'accompagna, je dois déjà beaucoup de remercîments; je +voudrais bien, certes, ne lui devoir rien d'autre; mais, en ce moment, +je me sens pour lui une tendresse presque exagérée. Lui, au moins, me +lira, ne serait-ce que pour refaire en esprit ses propres voyages en +suivant les miens. + + R. L. S. + + + + +DEDICACE + +A SIR WALTER GRINDLAY SIMPSON, BARONET + + + Mon cher Cigarette, + +C'est assez pour vous d'avoir participé si généreusement aux pluies +et aux portages de notre voyage; d'avoir pagayé si laborieusement, +pour rattraper l'Aréthuse, abandonnée sur l'Oise grossie; d'avoir, dès +lors, piloté une vraie épave humaine jusqu'à Origny-Sainte-Benoîte et +jusqu'à un souper si ardemment désiré. C'est peut-être plus qu'assez, +comme vous vous en êtes plaint une fois quelque peu piteusement, que +je vous aie prêté tous les torts et que je me sois attribué toutes les +réflexions convenables. Je ne pouvais pas, décemment, vous exposer à +partager le désagrément d'un autre et plus notoire naufrage. Mais à +présent, que notre voyage va paraître en une édition à bon marché, ce +péril, espérons-le, n'existe plus, et il m'est loisible de mettre votre +nom sur le pavillon. + +Mais, je ne puis m'arrêter avant de m'être lamenté sur le sort de nos +deux bateaux. Ce ne fut pas, sir, un jour fortuné que celui où nous +projetâmes l'achat d'une péniche; il ne fut pas heureux, le jour où +nous fîmes part de notre rêve au plus espérant des rêveurs. A vrai +dire, tout sembla nous sourire un moment. Nous nous procurâmes la +péniche, nous la baptisâmes «_les Onze mille Vierges de Cologne_», +et elle demeura pendant quelques mois l'admiration de tous les +admirateurs, dans les eaux d'une charmante rivière et sous les murs +d'une vieille ville. + +M. Mattras, le charpentier émérite de Moret, avait concentré sur elle +toute la diligence de ses ouvriers rivalisant d'ardeur; et vous n'aurez +pas oublié la quantité de champagne doux consommé à l'auberge, au bout +du pont, pour donner du zèle aux ouvriers et activer le travail. +Quant à la question pécuniaire, je préfère ne pas m'y arrêter. Notre +péniche «_les Onze mille Vierges de Cologne_» pourrit dans la rivière +où elle avait été embellie. Elle ne sentit pas l'impulsion de la brise; +on n'y attela jamais le patient cheval de trait. Et, lorsqu'enfin +le charpentier indigné de Moret la vendit, on vendit en même temps +l'Aréthuse et la Cigarette, nos deux «canoës», l'un de cèdre, l'autre, +comme nous le sentions si rudement dans les portages, de solide chêne +anglais. A présent, ces bateaux historiques portent les trois couleurs +et sont connus sous des noms nouveaux et étrangers. + + R. L. S. + +[Illustration: AN INLAND VOYAGE] + + + + +D'ANVERS A BOOM + + +Nous produisîmes une grande agitation dans les docks d'Anvers. Un +arrimeur et un groupe de portefaix des docks enlevèrent nos deux +«canoës» et coururent à l'embarcadère. Derrière eux venait une foule +d'enfants, poussant des hourras. La Cigarette partit au milieu d'un +clapotis de petites vagues qui se brisaient. L'instant d'après, +l'Aréthuse la suivait. Un vapeur descendait le fleuve; des hommes, +sur le tambour, crièrent de rauques avertissements, l'arrimeur et ses +portefaix, sur le quai, nous braillaient de prendre garde. Mais, en +quelques coups de pagaie, les canoës étaient hors d'atteinte au milieu +de l'Escaut, et nous laissions derrière nous tous les vapeurs, et les +arrimeurs et les autres vanités du rivage. + +Le soleil brillait d'un vif éclat; la marée faisait gaillardement ses +quatre milles à l'heure; le vent soufflait régulièrement avec, de +temps en temps, des rafales. Pour ma part, je n'avais jamais été de +ma vie à la voile dans un canoë, et ma première expérience, au beau +milieu de ce large fleuve, ne se faisait pas sans me causer quelque +appréhension. Qu'arriverait-il à la première bouffée de vent qui +gonflerait ma petite voile? A mon avis, on courait presque autant de +risques à tenter ainsi l'inconnu, qu'à publier un premier livre, ou à +se marier. Toutefois, ma perplexité ne fut pas de longue durée, et vous +ne serez pas surpris d'apprendre qu'au bout de cinq minutes, j'avais +fixé ma voile. + +Cette circonstance, je le reconnais, ne fut pas sans me frapper quelque +peu. Naturellement, comme le reste de mes semblables, j'avais toujours +fixé la toile dans un bateau à voiles; mais, dans une embarcation +aussi petite et aussi peu stable qu'un canoë, et avec ces rafales qui +s'abattaient sur nous, je ne m'attendais guère à pouvoir agir d'après +les mêmes principes; et ce fait m'inspira quelques réflexions pleines +de mépris sur le cas que nous faisons de la vie. On est à coup sûr, +plus à l'aise pour fumer quand la voile est attachée; mais il ne +m'était jamais arrivé de mettre une bonne pipe de tabac en balance +avec un péril évident, et de courir le risque de propos délibéré en +choisissant la bonne pipe de tabac. C'est un lieu commun que nous ne +pouvons répondre de nous-mêmes, avant d'avoir été mis à l'épreuve; +mais il est moins commun et, à coup sûr, plus consolant, de penser que +nous nous trouvons habituellement beaucoup plus braves et beaucoup +meilleurs que nous ne croyions. Tout le monde, à mon avis, en a fait +l'expérience: mais la crainte de nous démentir plus tard nous empêche +de trompeter bien loin ce sentiment réconfortant. Bien sincèrement +je voudrais, car cela m'eût épargné beaucoup de peine, je voudrais, +qu'il se fût trouvé quelqu'un pour me faire envisager la vie avec +courage, quand j'étais jeune, pour me dire combien les dangers sont +plus effrayants, quand on les voit de loin; pour me montrer que ce +qu'il y a de viril dans le cœur d'un homme ne se laisse pas étouffer +et l'abandonne rarement, je dirai même jamais, à l'heure du danger. +Mais nous sommes tous très forts pour jouer de la flûte sentimentale en +littérature: et il n'y aura pas un homme parmi nous pour aller en tête +de la colonne faire retentir les sons grisants du tambour. + +Il faisait bon sur le fleuve. Un ou deux chalands passaient, chargés +de foin. Des roseaux et des saules bordaient le cours d'eau: des +bestiaux et de vénérables chevaux gris montraient leurs têtes placides +par dessus le talus du rivage. Çà et là, un coquet village, parmi les +arbres, avec un bruyant chantier de construction de bateaux: çà et +là, une villa, au milieu d'une pelouse. Le vent nous favorisa pour +remonter l'Escaut, puis le Rupel: et nous allions bon train, quand nous +commençâmes à voir les briqueteries de Boom, qui s'étendent très loin +sur la rive droite du fleuve. La rive gauche était toujours verte et +champêtre, avec des allées d'arbres, le long de la digue, et, çà et +là, un escalier pour desservir un bac, où l'on pouvait voir, tantôt +une femme assise, les coudes sur les genoux, tantôt un vieux monsieur +avec des lunettes d'argent et un bâton. Mais Boom et ses briqueteries +devenaient à chaque instant, plus enfumées et plus sales; et bientôt, +une grande église, avec une horloge, et un pont de bois, jeté sur le +fleuve, indiquèrent le quartier central de la ville. + +Boom n'a rien d'agréable et n'est remarquable qu'en un seul point: la +plupart des habitants ont la ferme conviction qu'ils savent parler +anglais: ce que d'ailleurs, l'expérience ne justifie pas. Ceci jeta +une sorte de brume sur notre conversation. Quant à l'hôtel de la +navigation, c'est, je crois, ce qu'il y a de pire dans l'endroit. Il +possède deux salles, dont il est très fier, toutes deux parsemées +de sable; la première donnant sur la rue, avec un comptoir à une +extrémité; la seconde, plus froide et plus sombre, avec, pour tout +ornement, une cage sans oiseau et un tronc tricolore où recevoir des +souscriptions. Nous trouvâmes moyen de dîner dans cette seconde pièce, +en compagnie de trois ingénieurs stagiaires peu expansifs et d'un +commis-voyageur silencieux. La nourriture, comme il arrive d'ordinaire +en Belgique, était en cette occasion d'un caractère indéfinissable. En +vérité, je n'ai jamais été capable de découvrir quoi que ce fût qui +ressemblât à un repas chez cet aimable peuple. Les Belges semblent +becqueter leurs aliments, ils ont l'air de jouer avec les mets tout le +long du jour en amateurs; ils essayent d'imiter les Français; ils font, +en réalité, comme les Allemands; et à la rigueur, l'on peut dire qu'ils +ont un genre intermédiaire. + +Nettoyée et garnie de ses accessoires, la cage vide ne portait d'autre +trace du favori qui y sifflait jadis, que l'écartement de deux +barreaux, entre lesquels on mettait un morceau de sucre. Cette cage +évoquait ainsi une sorte de gaieté de cimetière. Pas plus à nous qu'au +commis-voyageur les ingénieurs ne daignaient adresser la parole: +mais ils échangeaient entre eux quelques mots à voix basse et nous +dévisageaient à la lumière du gaz avec leurs lunettes. Car, bien qu'ils +fussent de beaux garçons, ils portaient tous des besicles. + +Il y avait dans l'hôtel une servante anglaise; elle avait quitté +l'Angleterre depuis assez longtemps pour avoir recueilli à l'étranger +toutes sortes d'expressions bizarres et de manières curieuses, qu'il +n'est pas besoin de spécifier ici. Elle nous parla abondamment dans son +jargon, nous demanda des détails sur les mœurs actuelles en Angleterre +et rectifia obligeamment nos explications, quand nous essayâmes de +lui répondre. Mais nous avions affaire à une femme, et, au fond, +peut-être ne dédaignait-elle pas tant nos renseignements, qu'elle en +avait l'air. Le beau sexe aime à recueillir des connaissances et tient +néanmoins à conserver sa supériorité. C'est une politique habile et +presque toujours une nécessité dans les circonstances de la vie. Car, +si un homme s'aperçoit qu'une femme l'admire, ne serait-ce que pour +ses connaissances en géographie, il se mettra immédiatement à bâtir +sur cette admiration. Ce n'est qu'à force d'incessantes rebuffades que +les jolies femmes peuvent nous tenir à notre place. Les hommes comme +aurait dit Miss Howe ou Miss Harlowe, sont de tels «empiéteurs». Pour +ma part, je suis corps et âme avec les femmes: et, après un couple bien +marié, il n'est rien au monde d'aussi beau que le mythe de Diane, la +divine chasseresse. Il est inutile à un homme de se retirer dans les +bois: nous le connaissons trop: Saint Antoine en fit l'expérience, il +y a bien longtemps; et l'aventure eut, à tous égards, une fâcheuse +issue pour lui. Mais il y a ceci de particulier chez certaines femmes +et qui déconcerte les meilleurs gymnosophistes parmi les hommes: c'est +qu'elles se suffisent à elles-mêmes et qu'elles peuvent marcher dans +une zone élevée et froide, sans la protection d'aucun de ceux qui +portent culottes. Je l'affirme, bien que je sois le contraire d'un +ascète déclaré, je sais aux femmes plus de gré de cet idéal que je n'en +saurais à la plupart d'entre elles, ou même à toutes, à l'exception +d'une seule, d'un baiser spontanément donné. Il n'est rien d'aussi +encourageant que le spectacle d'une personne qui se suffit. Et quand je +songe aux sveltes et charmantes vierges, créatures de la forêt et du +clair de lune, courant les bois toute la nuit, au son du cor de Diane, +errant parmi les vieux chênes, le cœur aussi libre qu'eux, insensibles +à l'agitation de la vie ardente et troublée de l'homme,--bien qu'en +fait d'idéals, il en soit beaucoup d'autres que je préfère,--je sens +battre mon cœur en pensant à celui qu'elles ont choisi. C'est faire +faillite à la vie, mais faire faillite avec tant de grâce! Une chose +n'est pas perdue, si on ne la regrette pas. En somme, et ici l'homme se +décèle, où serait une grande partie de la gloire d'inspirer l'amour, +s'il n'y avait aucun dédain à surmonter? + + + + +SUR LE CANAL DE WILLEBROECK + + +Le lendemain matin, à notre départ sur le canal de Willebroeck, la +pluie commença lourde et glacée. L'eau du canal était à peu près à la +température où le thé peut se boire, et, sous cette froide aspersion, +la surface était couverte de vapeur. La gaieté du départ et le +mouvement aisé des bateaux sous chaque coup de pagaie nous aidèrent +à faire contre fortune bon cœur, pendant toute la durée de l'averse; +et, une fois le nuage passé et le soleil reparu, notre entrain reprit +le dessus sur nos velléités de rester chez nous. Une bonne brise +bruissait et frissonnait dans les rangées d'arbres qui bordaient le +canal. Les feuilles s'agitaient en masses tumultueuses, tantôt en +pleine lumière et tantôt dans l'ombre. Pour l'œil et l'oreille, le +temps semblait propice à l'emploi de la voile; mais, sur l'eau, entre +les hautes berges, le vent ne nous parvenait que par bouffées faibles +et irrégulières. A peine y en avait-il assez pour gouverner. Nous +avancions d'une façon intermittente et peu satisfaisante. Du chemin de +halage, un loustic, qui jadis avait été marin, nous salua par ces mots: +«_Ça va vite, mais c'est long_». + +Il y avait assez d'activité sur le canal. A tout instant, nous +rencontrions ou nous dépassions une longue file de bateaux, avec de +grandes barres de gouvernail peintes en vert; des poupes élevées +avec, de chaque côté du gouvernail, une fenêtre, et, parfois, à l'une +des fenêtres, une cruche ou un pot à fleurs; une barque attachée à +l'arrière; une femme occupée à préparer le dîner du jour et à soigner +une poignée d'enfants. Ces péniches, au nombre de vingt-cinq ou trente, +étaient toutes attachées les unes derrière les autres avec deux câbles. +En tête de cette file de bateaux se trouvait un vapeur d'étrange +construction qui la remorquait. Il n'avait ni roues à palettes, ni +hélice; mais, au moyen de quelque engrenage, dont un esprit peu initié +à la mécanique ne pouvait se faire une idée exacte, il amenait par +dessus l'avant une petite chaîne brillante, qui s'étendait au fond du +canal et, la faisant repasser par dessus l'arrière, il se halait en +avant, anneau par anneau, avec toute sa suite de bateaux chargés. Tant +qu'on n'avait pas trouvé la clef de l'énigme, il y avait quelque chose +de solennel et d'inquiétant dans la progression d'un de ces trains, +pendant qu'il s'avançait doucement dans le canal, sans autre marque de +sa marche en avant qu'un petit remous, courant le long des flancs des +bateaux et s'en allant mourir dans leur sillage. + +De toutes les créations dues aux entreprises commerciales, une péniche +est de beaucoup ce qu'il y a de plus agréable à considérer. Il lui est +loisible de déployer ses voiles, et vous la voyez alors voguer bien +haut, au dessus de la cime des arbres et du faîte du moulin à vent, +voguer sur le cours d'eau, voguer à travers les champs de blé vert, la +plus pittoresque des créatures amphibies. Ou bien le cheval s'avance +d'un pas paisible et lent, comme si les affaires n'existaient pas pour +lui dans le monde; et l'homme qui rêve au gouvernail voit le même +clocher à l'horizon tout le long du jour. On se demande comment les +choses parviennent jamais à leur destination, au train dont elles vont, +et le spectacle des bateaux qui attendent leur tour à une écluse offre +un bel exemple de la facilité avec laquelle on prend la vie. Il devrait +y avoir beaucoup d'esprits satisfaits à bord des bateaux; car mener une +telle vie, c'est voyager tout en restant chez soi. + +La cheminée fume pour le dîner à votre passage; les berges du canal +déroulent lentement leur paysage aux yeux contemplatifs; le bateau +flotte à travers de grandes forêts, à travers de grandes cités, avec +leurs monuments publics et leurs lampes, le soir, et pour le batelier +qui, dans sa demeure flottante, voyage sans bouger de son lit, c'est +absolument comme s'il écoutait l'histoire d'un autre homme, ou comme +s'il tournait les pages d'un livre d'images, dans lequel ses intérêts +ne sont pas en jeu. + +Il peut faire sa promenade de l'après-midi en quelque pays étranger, +sur les berges du canal, et revenir ensuite chez lui dîner au coin de +son feu. + +Dans une pareille existence, on ne prend pas assez d'exercice pour +jouir d'une santé exubérante; mais les gens maladifs seuls ont besoin +d'une santé exubérante. L'individu apathique, qui ne se porte jamais ni +bien ni mal, va dans la vie son petit bonhomme de chemin et n'en meurt +que plus aisément. + +A coup sûr, je préférerais le métier de batelier à n'importe quelle +position qui nécessiterait une présence assidue dans un bureau. Il y +a peu de situations, devrais-je dire, où l'on abandonne moins de sa +liberté en échange de repas réguliers. Le batelier est à bord; il est +maître sur son bateau; il peut débarquer quand il veut; rien ne peut +le forcer à courir des bordées pour éviter une terre sous le vent, +pendant toute une nuit de gelée, où les voiles sont aussi dures que +du fer; et, autant que j'en puis juger, le temps s'écoule pour lui +aussi tranquillement que le permet le retour de l'heure du coucher ou +du dîner. On ne voit pas aisément pourquoi un batelier devrait jamais +mourir. + +A mi-route, entre Willebroeck et Vilvorde, dans un endroit où le +canal, tel que l'avenue d'un châtelain, s'étendait devant nous en une +perspective magnifique, nous descendîmes à terre pour goûter. Il y +avait deux œufs, un chanteau de pain et une bouteille de vin, à bord +de l'Aréthuse; et deux œufs, ainsi qu'un fourneau _Etna_, à bord de la +Cigarette. Le maître de ce dernier bateau cassa un des œufs au cours +du débarquement; mais, faisant observer plaisamment qu'on pouvait +encore le faire cuire «à la papier», il le mit dans le fourneau sans +le retirer du journal flamand qui l'enveloppait. Nous avions débarqué +pendant un moment de beau temps; mais il n'y avait pas deux minutes +que nous étions à terre que le vent fraîchit, au point de devenir une +demi-tempête, et que la pluie commença à nous fouetter les épaules. +Nous nous assîmes aussi près que possible de l'Etna, dont l'alcool +brûlait à grandes flammes. A chaque instant, l'herbe prenait feu +et nous devions l'éteindre en la piétinant. Nous ne tardâmes pas à +avoir plusieurs brûlures aux doigts. Mais la quantité de nourriture +substantielle produite par notre cuisine n'était pas en proportion avec +tant d'efforts. Et quand après deux essais de cuisson, nous renonçâmes +à la partie, l'œuf qui était intact était un peu plus que tiède, tandis +que l'autre «à la papier» ne formait qu'une froide et dégoûtante +fricassée d'encre d'imprimerie et de débris de coquille d'œuf. Nous +trouvâmes moyen de cuire les deux autres œufs, en les mettant tout +contre la flamme de l'alcool; nous obtînmes cette fois un meilleur +résultat. Puis, nous débouchâmes la bouteille de vin et nous nous +assîmes sur le bord d'un fossé, nos tabliers de canoë sur les genoux. +Il pleuvait à verse. Le manque de confort, quand il n'est vraiment +pas confortable, et n'a pas la prétention nauséabonde de l'être, est +une chose excessivement humoristique; et des gens tout trempés et bien +abrutis au grand air sont en d'excellentes dispositions pour rire. En +se plaçant à ce point de vue, l'œuf à la papier même offert en guise de +nourriture, peut passer comme une sorte d'accessoire à la plaisanterie. +Mais ce genre de badinage, bien qu'il puisse se prendre en bonne part, +ne demande pas à être répété; et, dorénavant, l'Etna voyagea comme un +monsieur dans l'équipet de la Cigarette. + +A peine avions-nous fini de goûter, repris place dans nos embarcations +et mis à la voile que le vent, il est presque inutile de le dire, ne +tarda pas à tomber. Pendant le reste du trajet jusqu'à Vilvorde, nous +continuâmes à présenter notre voile au vent peu favorable, et, avec de +temps en temps, une bouffée de brise, et de temps en temps, un coup de +pagaie, nous dérivâmes lentement d'écluse en écluse entre les rangées +d'arbres bien en ordre. + +C'était un riche et magnifique paysage vert ou plutôt un simple chemin +d'eau tout vert, allant sans interruption de village en village. +Tout avait un air stable, comme dans les endroits habités depuis +longtemps. Des enfants aux cheveux ras crachaient sur nous du haut +des ponts, comme nous passions en dessous, avec un réel sentiment +d'impassibilité. Mais, encore plus impassibles étaient les pêcheurs; +attentifs à leurs flottes, ils nous laissaient passer sans un regard. +Livrés à leur paisible occupation, ils se tenaient perchés sur les +éperons et les arcs-boutants des ponts et le long des berges. Ils +étaient aussi indifférents que des fragments de nature morte. Ils ne +bougeaient pas plus que s'ils avaient été en train de pêcher dans une +vieille estampe hollandaise. Les feuilles s'agitaient, l'eau clapotait, +mais ils restaient dans la même position comme autant d'églises +établies par la loi. On aurait pu trépaner la tête de chacun de ces +inoffensifs pêcheurs sans trouver sous leur crâne autre chose que +les replis multiples d'une ligne à pêcher. Je me moque bien de vos +solides gaillards en guêtres de caoutchouc, qui remontent les torrents +de montagne, la ligne à saumon en main; mais j'aime tendrement cette +sorte de gens qui exercent, pendant des journées entières, leur art peu +fructueux dans des eaux tranquilles et dépeuplées. + +A la première écluse après Vilvorde, il y avait une éclusière qui +parlait français d'une façon compréhensible. Elle nous apprit que nous +étions encore à une couple de lieues de Bruxelles. Au même endroit, la +pluie recommença. Elle tombait en lignes droites et parallèles, et la +surface du canal était criblée d'une infinité de petites sources de +cristal. Impossible de trouver à coucher dans le voisinage. Il ne nous +restait donc qu'à enlever la voile et à jouer ferme de la pagaie sous +la pluie. + +De magnifiques maisons de campagne avec des horloges et de longues +rangées de fenêtres à volets, avec de superbes arbres séculaires, +formant des bosquets et des avenues, donnaient sous la pluie et dans +l'obscurité croissante du crépuscule, un aspect riche et sombre aux +rives du canal. Il me semble avoir vu à peu près le même effet dans +des gravures: d'opulents paysages abandonnés, au dessus desquels passe +un orage. Et, tout le temps, nous fûmes escortés par une charrette +couverte, qui trottait misérablement le long du chemin de halage et se +maintenait à une distance presque uniforme dans notre sillage. + + + + +LE ROYAL SPORT NAUTIQUE A BRUXELLES + + +La pluie cessa près de Laeken. Mais le soleil était déjà couché; +l'air était glacé et nous avions à peine un fil de sec à nous deux. +Qui plus est, nous nous trouvions à présent au bout de l'Allée Verte, +et au seuil même de Bruxelles nous nous heurtâmes à une sérieuse +difficulté. Les rives du canal étaient bordées d'une file ininterrompue +de péniches, qui attendaient leur tour à l'écluse. Nulle part on ne +pouvait trouver un endroit propice pour débarquer; pas même un hangar +où laisser les canoës pour la nuit. Non sans peine, nous réussîmes +à débarquer et nous entrâmes dans un estaminet où quelques pauvres +hères étaient à boire avec le patron. Celui-ci y alla carrément avec +nous. Il n'y avait à sa connaissance aucune remise, aucun hangar, ni +rien de ce genre; et voyant que nous étions venus sans intention de +boire, il ne cacha pas son impatience d'être débarrassé de nous. L'un +des pauvres diables vint à la rescousse. Quelque part dans le coin du +bassin il y avait, nous dit-il, un embarcadère et quelque chose d'autre +encore qu'il ne définit pas très clairement, mais que ses auditeurs +interprétèrent dans un sens favorable à leurs désirs. + +Au coin du bassin se trouvait réellement l'embarcadère, au haut +duquel nous aperçûmes deux jeunes gens de bonne mine en costume de +canotage. L'Aréthuse s'adressa à eux. L'un des deux dit que nous +pourrions remiser nos bateaux chez eux pour la nuit, que cela ne +souffrait pas la moindre difficulté; et l'autre, ôtant sa cigarette +de ses lèvres, demanda si nos embarcations sortaient des chantiers de +Searle et fils. Ce nom fut toute une présentation. Une demi-douzaine +d'autres jeunes gens sortirent d'un «garage» portant l'inscription +«Royal sport nautique» et se mêlèrent à la conversation. Ils étaient +tous très polis, pleins d'enthousiasme, parlaient avec volubilité, et +entrelardaient leur langage de termes anglais de canotage, de noms de +clubs anglais et de constructeurs de bateaux anglais. Je ne connais, +je l'avoue à ma honte, aucun endroit dans mon pays natal, où j'aurais +été reçu aussi chaleureusement par autant de gens. Nous étions des +canotiers anglais, et les canotiers belges se jetaient à notre cou. Je +me demande si les Huguenots français reçurent un accueil aussi cordial +des protestants anglais, quand l'adversité les força à passer le +détroit. Mais, après tout, quelle religion unit si étroitement les gens +qu'un sport qui leur est commun? + +On transporta les canoës dans le garage. Les domestiques du club +nous les lavèrent à fond, suspendirent les voiles au grand air pour +les faire sécher et arrangèrent tout aussi soigneusement et aussi +délicatement que s'il se fût agi d'un tableau. Pendant ce temps, nos +frères «récemment découverts», car tel est le nom que plusieurs +d'entre eux donnèrent à cette parenté, nous conduisaient à l'étage +et mettaient leur cabinet de toilette à notre entière disposition. +Celui-ci nous prêtait du savon, celui-là une serviette, un troisième +et un quatrième nous aidaient à défaire nos sacs. Et tout le temps +c'étaient des questions et des assurances de respect et de sympathie à +n'en plus finir! Je déclare que jamais auparavant je n'avais su ce que +c'était que la gloire. + +«Oui, oui, le Royal Sport nautique est le club le plus ancien de la +Belgique». + +«Nous sommes deux cents». + +«Nous--ceci n'est pas la substance d'un discours, mais un résumé +de nombreux discours, l'impression que mon esprit a gardée après +maintes conversations; et elle me paraît tout à fait sentir la +jeunesse; elle me paraît être très agréable, très naturelle et très +patriotique.--«Nous avons gagné toutes les courses, à part celles où +les Français nous ont trichés». + +Il faut laisser ici tous vos vêtements mouillés pour les faire +sécher. Oh! entre frères! Dans n'importe quel garage d'Angleterre nous +trouverions le même accueil. (J'espère de tout mon cœur qu'ils le +pourraient trouver). + +«En Angleterre, vous employez des sliding-seats, n'est-ce-pas?» + +«Nous sommes tous employés dans le commerce pendant le jour, mais le +soir, voyez-vous, nous sommes sérieux». + +Ce furent leurs paroles mêmes. Ils consacraient le jour aux frivoles +intérêts mercantiles de la Belgique; mais le soir, ils trouvaient +quelques heures pour les occupations sérieuses de la vie. Peut-être me +fais-je une idée fausse de la sagesse; mais il me semble que c'était +là une remarque fort sage. Les gens qui s'occupent de littérature +et de philosophie passent toute leur existence à s'affranchir des +notions de seconde main et des règles fausses. C'est leur profession de +recouvrer, à la sueur de leur front, à force de méditation, la fraîche +vue qu'ils avaient autrefois de la vie; d'établir une distinction +entre ce qu'ils aiment réellement et originellement et ce qu'ils n'ont +fait qu'apprendre à tolérer par force. Et les jeunes gens du Royal +Sport nautique portaient encore la distinction très visiblement dans +le cœur. Ils avaient encore ces perceptions nettes de ce qui est bon +et de ce qui est mauvais, de ce qui est intéressant et de ce qui est +ennuyeux, qualifiées d'illusions par les vieillards envieux. L'illusion +de cauchemar de l'âge mûr, l'étreinte d'ours de l'habitude exprimant +graduellement la vie de l'âme d'un homme, n'avaient pas encore eu +de prise sur ces jeunes Belges, nés sous une heureuse étoile. Ils +savaient encore que l'intérêt qu'ils prenaient à leurs affaires, était +bien peu de chose, au prix de leur amour spontané et patient pour les +exercices nautiques. Si vous savez ce que vous préférez, au lieu de +répondre humblement Amen à ce que, selon le monde, vous devez préférer, +c'est que vous avez gardé votre âme en vie. Un pareil homme pourra +être généreux; il pourra être honnête, au-delà de ce qu'on entend au +sens commercial du mot; il pourra aimer ses amis avec une sympathie +élective, personnelle, au lieu de les accepter comme des accidents de +la position à laquelle il a été appelé. Il pourra être un homme, en un +mot, agissant selon ses propres instincts, demeurant tel que Dieu l'a +fait, et non une pure manivelle dans la salle aux machines sociales, +soudée à des principes qu'il ne comprend pas et pour des fins dont il +n'a cure. + +Car, se trouvera-t-il quelqu'un pour oser me dire qu'il est plus +intéressant de faire des affaires que de folâtrer au milieu des +bateaux? Il faudrait n'avoir jamais vu un canot, n'avoir jamais vu un +bureau, pour parler ainsi. Et, pour sûr, l'un est beaucoup meilleur que +l'autre pour la santé. Rien ne devrait occuper un homme autant que ses +amusements. A l'encontre de ceci, on ne peut rien avancer que la soif +de l'or; nul autre que: + + Mammon, l'esprit le moins élevé qui tomba + Du ciel, + +n'oserait hasarder un mot de réponse. Il n'y a qu'un "cant" mensonger +pour représenter le négociant et le banquier comme des gens peinant +d'une façon désintéressée pour l'humanité, et, par conséquent, fort +utiles lorsqu'ils sont bien absorbés dans leurs transactions; car +l'homme est plus important que ses services. Et lorsque notre membre +du Royal Sport nautique aura vu disparaître si loin sa jeunesse +pleine d'espoir, qu'il ne pourra plus exalter son enthousiasme qu'en +feuilletant son grand-livre, je doute fort qu'il soit encore un aussi +brave garçon et j'hésite à croire qu'il accueillerait d'aussi bonne +grâce deux Anglais trempés, arrivant à Bruxelles, en canoë, à la brune. + +Lorsque nous eûmes changé nos vêtements mouillés et bu un verre de +«pale ale» à la prospérité du club, l'un des membres nous conduisit +à l'hôtel. Il ne voulut pas dîner avec nous, mais il accepta sans +objection de prendre un verre de vin avec nous. L'enthousiasme est +chose très ennuyeuse; et je commence à comprendre pourquoi les +prophètes furent impopulaires en Judée, où ils étaient le mieux connus. +Pendant trois mortelles heures, cet excellent jeune homme resta près de +nous à causer longuement de bateaux et de régates; et, avant de nous +quitter, il eut l'obligeance de commander nos chandelles pour la nuit. + +Nous essayâmes, à plusieurs reprises, de changer de sujet; mais +la diversion durait un instant à peine. Le membre du Royal Sport +Nautique serrait la bride, faisait un écart, répondait à la question +et fonçait de nouveau dans le flot gonflant de son sujet. J'appelle +cela son sujet; mais je crois plutôt que c'est lui qui était le sujet. +L'Aréthuse, qui considère toutes les courses comme des inventions du +diable, se trouvait dans un dilemme pitoyable. Il n'osait avouer son +ignorance par amour pour l'honneur de la vieille Angleterre, et il +parlait hardiment de clubs et de rameurs anglais, dont la réputation +n'était jamais venue jusqu'à lui. A plusieurs reprises et surtout une +fois à propos de «sièges à glissières», il fut à deux doigts de se +trahir. Quant à la Cigarette, qui avait ramé dans des régates lorsqu'il +avait le sang bouillant, mais qui désavoue à présent ces erreurs de sa +folle jeunesse, il se trouvait dans un cas encore plus désespéré; car +le jeune homme du Royal Sport Nautique lui proposa de prendre une rame +dans un de leurs «huit» le lendemain, pour comparer le coup d'aviron +anglais au coup d'aviron belge. Je voyais mon ami suer sang et eau +sur sa chaise, chaque fois que ce sujet particulier revenait sur le +tapis. Et il y eut encore une autre proposition, qui produisit le même +effet sur chacun de nous. Il se trouvait que le champion du canoë en +Europe (comme la plupart des autres champions) était un membre du Royal +Sport Nautique. Et, si nous voulions seulement attendre le dimanche, +cet infernal pagayeur condescendrait à nous accompagner dans notre +prochaine étape. Mais nous n'avions, ni l'un ni l'autre, le moindre +désir de rivaliser avec Apollon, à conduire les coursiers du soleil. + +Une fois le jeune homme parti, nous contremandâmes nos chandelles et +nous commandâmes un grog à l'eau-de-vie. Les grandes vagues avaient +passé par dessus notre tête. Les membres du Royal Sport Nautique +étaient des jeunes gens aussi gentils qu'on puisse souhaiter d'en voir; +mais ils étaient un peu trop jeunes et un tantinet trop amoureux de +sports nautiques, pour nous. Nous commencions à nous apercevoir que +nous étions vieux et cyniques; nous aimions le bien-être; nous aimions +le vagabondage agréable de l'esprit sur tel ou tel sujet. Nous ne +tenions pas à jeter du discrédit sur notre patrie en gâchant un «huit» +ou en peinant piteusement dans le sillage du champion du canoë. Bref, +nous eûmes recours à la fuite. Il semblait que ce fût ingrat d'agir +ainsi; mais, pour tâcher de rendre ce départ acceptable, nous laissâmes +une carte chargée de sincères compliments. Et en vérité, ce n'était +pas le moment d'avoir des scrupules; car nous croyions nous sentir sur +le cou le souffle brûlant du champion. + + + + +A MAUBEUGE + + +Par crainte de nos bons amis les membres du Royal Sport Nautique d'une +part, et, de l'autre, parce qu'il n'y avait pas moins de cinquante-cinq +écluses entre Bruxelles et Charleroi, nous décidâmes de traverser la +frontière en chemin de fer, bateaux et tout. Franchir cinquante-cinq +écluses en un jour, cela revenait presque à faire péniblement tout le +trajet à pied, les canoës sur nos épaules, objet d'étonnement pour +les arbres qui bordent le canal et de franche dérision pour tous les +enfants sensés. + +Passer la frontière, même en chemin de fer, est chose malaisée pour +l'Aréthuse. D'une manière ou d'une autre, c'est un homme qui éveille +les soupçons de la douane. Partout où il voyage il est sûr de trouver +les douaniers assemblés. Des traités sont solennellement signés, des +ministres des affaires étrangères, des ambassadeurs et des consuls +règnent en grande pompe de la Chine au Pérou, et le pavillon anglais +flotte à tous les vents du ciel. Sous ces sauvegardes, les gras +bénéficiers de l'Eglise, les maîtresses d'école, les messieurs en +complet gris, la foule tumultueuse et la cohue des touristes anglais, +le Murray à la main, se répandent librement sur tous les chemins de fer +du continent. Et cependant, la fluette personne de l'Aréthuse est prise +dans les mailles du filet, tandis que ces gros poissons continuent +joyeusement leur route. S'il voyage sans passe-port, il est jeté, sans +autre forme de procès, dans d'infects cachots. Si ses papiers sont en +règle, certes, on lui permet de continuer son chemin: mais il n'obtient +cette permission qu'après avoir subi l'humiliation d'une incrédulité +générale. Il est né sujet anglais; il n'a cependant jamais réussi à +persuader de sa nationalité un seul fonctionnaire. Il se flatte d'être +assez honnête; il est rare, néanmoins, qu'on le prenne pour autre +chose qu'un espion, et il n'est pas d'absurdes et de malhonnêtes +moyens de subsistance que ne lui ait attribués la grande méfiance des +fonctionnaires ou du peuple. + +Sur ma vie, je ne puis comprendre cela. Moi aussi, j'ai été appelé +à l'église par le son des cloches, je me suis assis à la table +des grands; mais rien en moi ne l'indique. Pour les lunettes des +fonctionnaires, j'ai l'air aussi extraordinaire qu'un gueux d'Indien. +Je pourrais venir de n'importe quelle partie du globe, semble-t-il, à +part de celle d'où je viens. Mes ancêtres ont travaillé en vain et la +glorieuse constitution anglaise ne peut me protéger dans mes promenades +à l'étranger. C'est une chose très importante, croyez-moi, que d'offrir +dans sa personne un bon type normal de la nation à laquelle on +appartient. + +Je fus le seul des voyageurs à qui l'on demanda ses papiers, sur la +ligne de Maubeuge. Malgré l'énergie avec laquelle je me cramponnais +à mes droits, il me fallut finalement choisir entre ces deux +alternatives: ou accepter l'humiliation, ou voir le train partir sans +moi. J'étais désolé de céder; mais je désirais arriver à Maubeuge. + +Maubeuge est une ville fortifiée avec un excellent hôtel, le Grand +Cerf. Elle semblait être habitée surtout par des soldats et des commis +voyageurs. Du moins, ce furent les seules personnes que nous vîmes, +outre les domestiques de l'hôtel. Nous dûmes y rester quelque temps, +car les canoës ne se pressaient pas de nous suivre et se trouvèrent en +fin de compte désespérément retenus à la douane, jusqu'au moment où +nous retournâmes les délivrer. Il n'y avait rien à faire, rien à voir. +Nous eûmes de bons repas, ce qui est très important, mais ce fut tout. + +La Cigarette faillit être arrêté. On l'accusait d'avoir pris des plans +des fortifications, chose dont il était matériellement incapable. Et +en outre, comme chaque nation belligérante a déjà un plan des places +fortifiées des autres puissances, de telles précautions reviennent à +fermer la porte de l'écurie quand le coursier est parti. Mais je ne +doute pas qu'elles ne contribuent à maintenir la confiance dans le +pays. C'est beaucoup de pouvoir persuader aux gens qu'ils partagent un +mystère. Cela les rehausse à leurs yeux. Les Francs-maçons même, qu'on +a exhibés à satiété, conservent une sorte d'orgueil; et il n'est pas un +épicier parmi eux, si honnête, inoffensif et inintelligent qu'il puisse +au fond se sentir, qui à son retour d'une de leurs tenues, n'ait à ses +propres yeux une importance sinistre. + +On ne s'imagine pas quel bonheur peuvent éprouver deux personnes, +pourvu toutefois qu'elles soient deux, à vivre dans un endroit où +elles ne connaissent pas une âme. Je pense que le spectacle de toute +une existence, à laquelle vous ne prenez aucune part, paralyse les +désirs personnels. Vous êtes heureux de devenir simple spectateur. Le +boulanger est debout à sa porte; le colonel, avec ses trois médailles, +passe le soir, allant au café. Les soldats battent du tambour, sonnent +de la trompette, et tous, aussi audacieux que des lions, garnissent +les remparts. Le langage ne saurait exprimer avec quelle sérénité vous +contemplez tout ceci. Dans un endroit où vous avez tant soit peu pris +racine, le spectacle vous provoque à sortir de votre indifférence: +vous êtes pour quelque chose dans la partie; vos amis combattent avec +l'armée. Mais dans une ville étrangère, ni assez petite pour devenir +trop tôt familière, ni assez grande pour offrir aux voyageurs toutes +les commodités de la vie, vous êtes à l'écart des affaires, au point +d'oublier absolument que vous pouvez en approcher davantage. Vous +ressentez si peu d'intérêt pour le monde qui vous entoure, que vous ne +vous souvenez plus que vous êtes un homme. Les Gymnosophistes vivent +dans les bois avec toute la nature qui fermente autour d'eux, avec +de tous côtés le mystère du roman; ils atteindraient plus facilement +leur but en fixant leur séjour dans une morne ville de province, où +ils verraient juste assez de l'humanité pour les garder d'en désirer +davantage, et ne seraient témoins que des pratiques extérieures +rebattues de la vie de l'homme. Ces pratiques extérieures sont +aussi mortes pour nous que tant d'autres formalités et parlent une +langue morte à nos yeux et à nos oreilles. Elles n'ont pas plus de +signification que des jurons ou des salutations. Nous sommes tellement +accoutumés à voir les couples mariés aller à l'église le dimanche, que +nous avons complètement oublié ce qu'ils représentent; si bien que les +romanciers sont conduits à réhabiliter l'adultère, quand ils veulent +nous montrer combien il est beau pour un homme et pour une femme de +vivre l'un pour l'autre. + +Une personne à Maubeuge me permit pourtant de sonder un peu son cœur. +Ce fut le cocher de l'omnibus de l'hôtel. C'était un petit homme, l'air +assez vulgaire, aussi bien que je puis me le rappeler, mais avec une +étincelle de quelque chose d'humain dans l'âme. Il avait entendu parler +de notre petit voyage et il vint immédiatement à moi plein d'envie et +de sympathie. Oh! comme il aspirait à voyager et à faire le tour du +monde avant de descendre au tombeau! «Vous me voyez ici, n'est-ce-pas? +Je conduis l'omnibus à la station. Bon! Et ensuite, je le reconduis +à l'hôtel. Et c'est la même chose chaque jour et pendant toute la +semaine. Mon Dieu! est-ce là la vie?» Je ne pouvais pas dire qu'à mon +sens telle était la vie pour lui. Il me pressa de lui raconter où +j'avais été et où j'espérais aller. Et tout en m'écoutant, le gaillard, +je vous le déclare, soupirait. Est-ce que cet homme n'aurait pas pu +être un vaillant explorateur en Afrique? N'aurait-il pas pu aller aux +Indes à la suite de Drake? Mais ce siècle est peu propice aux hommes +que la vie de bohème attire. Il n'y a que le parfait rond-de-cuir pour +faire fortune et acquérir de la gloire. + +Je me demande si mon ami conduit toujours l'omnibus pour le Grand Cerf! +Il est très probable que non, je crois. Car je pense qu'il était à la +veille de se mutiner quand nous passâmes; et peut-être notre passage +le détermina-t-il pour tout de bon. Il eut mille fois mieux valu pour +lui être un chemineau, raccommoder des pots et des casseroles sur le +bord du chemin, dormir sous les arbres et voir chaque jour le soleil +se lever et se coucher au-dessus d'un nouvel horizon. Il me semble +vous entendre dire que c'est une position respectable que d'être +conducteur d'omnibus. Parfait! Quel droit celui qui n'aime pas cette +position respectable a-t-il d'empêcher de l'occuper celui qui en est +fort amateur? Mais supposez qu'un plat ne soit pas à mon goût et que +vous me disiez que pour le reste de la société c'est un mets favori; +que devrais-je conclure de cela? Qu'il ne me faudrait pas, je suppose, +achever de le manger malgré la répugnance de mon estomac. + +La respectabilité est une excellente chose en elle-même; mais elle +ne prime pas sur toutes les considérations. Je ne voudrais pas un +instant me risquer à laisser entendre que ce soit affaire de goût; +mais j'oserai aller jusqu'à affirmer ceci: si on admet que pour +quelqu'un une position est pénible, désagréable, qu'elle n'est pas +nécessaire, que de plus elle est inutile, quand bien même elle serait +aussi respectable que l'Eglise d'Angleterre, plus tôt un homme l'aura +quittée, mieux cela vaudra pour lui-même et pour tous les intéressés[1]. + + [1] Tout ce dernier paragraphe est une allusion directe à la + répugnance de l'auteur pour la profession d'ingénieur que ses parents + lui avaient fait embrasser. Il prit finalement la décision de la + quitter, malgré l'opposition de toute sa famille, désolée de le voir + abandonner une profession si respectable pour une carrière aussi + aléatoire que celle des lettres. Heureusement l'évènement lui donna + raison et ses parents n'eurent plus tard qu'à se réjouir de ses + succès littéraires. + + + + +SUR LA SAMBRE CANALISÉE EN ROUTE POUR QUARTES + + +Vers trois heures de l'après-midi, tout le personnel du Grand Cerf nous +accompagna au bord de l'eau. Le conducteur de l'omnibus y était, les +yeux hagards. Pauvre oiseau de cage! Est-ce que je ne me rappelle pas, +moi aussi, le temps où je fréquentais la station pour voir les trains +s'élancer en grand nombre dans la nuit, bondés d'hommes libres, et où, +avec d'indescriptibles envies, je lisais sur les horaires les noms +d'endroits éloignés. + +Nous n'étions pas hors des fortifications qu'il commençait à pleuvoir. +Le vent était contraire et soufflait par furieuses rafales; et le +spectacle que présentait le pays n'était pas plus clément que ce qui +se passait dans le ciel; car nous traversions un pays flétri, que des +broussailles couvraient çà et là, mais auquel des cheminées d'usine +donnaient quelque variété et quelque beauté. Nous débarquâmes dans une +prairie souillée au milieu de quelques arbres étêtés, et nous y fumâmes +une pipe dans une échappée de beau temps. Mais le vent soufflait si +fort que nous ne pûmes allumer une autre pipe. A part quelques sordides +ateliers, il n'y avait dans le voisinage aucun objet naturel. Un groupe +d'enfants conduit par une grande fille, demeura à nous observer à peu +de distance tout le temps que nous restâmes. Je me demande ce qu'ils +pouvaient bien penser de nous. + +A Hautmont, l'écluse était presque infranchissable, le débarcadère +étant escarpé et élevé, et l'embarcadère très éloigné. Une dizaine +d'ouvriers, noirs de fumée, nous donnèrent un coup de main. Ils +refusèrent toute récompense et ce qui est bien mieux, refusèrent +noblement, sans que cela comportât la moindre idée d'insulte. «C'est +notre façon d'agir dans notre pays», dirent-ils, et je trouve cette +façon d'agir tout à fait admirable. En Ecosse, où l'on vous rendra +également des services gratis, les braves gens repoussent votre argent +comme si vous aviez essayé de corrompre un électeur. Quand des gens +se donnent la peine d'accomplir un acte plein de dignité, cela mérite +bien qu'on généralise un peu cet acte et qu'on admette que tous ceux +qui se seraient trouvés dans le même cas auraient agi d'une façon aussi +digne. Mais dans nos braves pays saxons, où nous pataugeons dans la +boue pendant soixante-dix ans, et où le vent chante sans cesse à nos +oreilles depuis notre naissance jusqu'à notre mort, nous faisons le +bien et le mal, la main haute et d'une façon presque offensante, et +nous donnons, même à nos aumônes, la portée d'un témoignage et d'un +fait de guerre contre le mal. + +Après Hautmont, le soleil reparut et le vent tomba. Quelques coups de +pagaie nous portèrent au-delà des établissements métallurgiques et +nous traversâmes un pays ravissant. La rivière serpentait parmi de +basses collines, de sorte que nous avions le soleil parfois devant, +parfois derrière, et la rivière qui se déroulait sous nos yeux formait +une nappe d'eau d'un éclat intolérable. Des prairies et des vergers +occupaient les deux rives qui étaient bordées de joncs et de fleurs +aquatiques. Les haies très élevées, s'entrelaçaient avec des troncs +d'ormeaux et la plupart des champs, par suite de leur peu d'étendue, +avaient l'air de berceaux qui s'étageaient le long du cours d'eau. +Il n'y avait jamais de perspective. Parfois, le sommet d'une colline +apparaissait au-dessus de la haie la plus proche et formait une étape +à mi-route du ciel; mais c'était tout. Le ciel était sans nuages. +L'atmosphère, après la pluie, était d'une pureté ravissante. La rivière +comme un miroir qui s'allongerait en une longue coulée de verre, +décrivait de nombreux détours parmi les hauteurs; et les pagaies, en +plongeant dans l'eau, faisaient trembler les fleurs le long des bords. + +[Illustration: La rivière comme un miroir qui s'allongerait... +(page 66).] + +Dans les prairies vaguaient des bestiaux blancs et noirs, +fantastiquement tachetés. Une bête avec la tête blanche et le reste +du corps d'un noir luisant, vint au bord pour boire et resta gravement +immobile, pointant ses oreilles vers moi à mon passage, semblable à +quelque absurde ecclésiastique, dans une pièce de théâtre. Un instant +après, j'entendis un bruyant plongeon, et, tournant la tête, j'aperçus +l'ecclésiastique qui luttait pour remonter sur la rive. La bordure +avait cédé sous ses pieds. + +A part les bestiaux, nous ne vîmes aucun être vivant, si ce n'est +quelques rares oiseaux et un grand nombre de pêcheurs. Ceux-ci étaient +assis sur les bords des prairies qui longent la rivière, les uns avec +une seule ligne, les autres avec une demi-douzaine au moins. Ils +avaient l'air stupéfiés de béatitude; et quand nous les amenions à +échanger quelques rares paroles avec nous sur le temps qu'il faisait, +leurs voix résonnaient tranquilles et lointaines. Il y avait parmi eux +une étrange diversité d'opinions sur le genre de poissons auxquels ils +destinaient leurs amorces, mais ils s'accordaient tous à dire que la +rivière était très poissonneuse. Là où évidemment il n'y avait pas deux +d'entre eux qui eussent attrapé le même genre de poissons, nous ne +pouvions nous empêcher de soupçonner qu'il n'en était pas un peut-être +qui eût jamais pris la moindre friture. J'espère que grâce à la beauté +de cette après-midi, ils furent récompensés, tous sans exception, +et qu'ils retournèrent chez eux, emportant dans leurs paniers un +butin argenté pour la poêle à frire. Quelques-uns de mes amis diront +peut-être qu'un tel vœu est une honte, mais je préfère un homme, ne +fut-il qu'un pêcheur, à la plus superbe paire d'ouïes de toutes les +eaux de Dieu. Je n'aime le poisson que quand il est cuit dans la sauce; +tandis qu'un pêcheur à la ligne est une partie très importante d'un +paysage de rivière et par conséquent mérite bien que les canotiers +daignent le reconnaître. Il peut toujours vous dire, d'un air doux, +où vous vous trouvez et sa présence tranquille sert à accentuer la +solitude et le calme et à vous rappeler les citoyens étincelants qui +vivent sous votre bateau. + +La Sambre serpentait si laborieusement çà et là parmi ses petites +collines, qu'il était six heures passées quand nous approchâmes de +l'écluse de Quartes. Sur le chemin de halage se trouvaient quelques +enfants, avec lesquels la Cigarette se mit à plaisanter pendant qu'ils +nous accompagnaient à la course. Ce fut en vain que je l'avertis. +En vain lui dis-je en anglais que les gamins sont tout ce qu'il y +a de plus dangereux au monde. Une fois que vous avez commencé à +plaisanter avec eux, vous êtes bien sûr que cela se terminera par une +grêle de pierres. Pour ma part, toutes les fois qu'une observation +s'adressait à moi, je souriais doucement et hochais la tête, comme +si j'étais quelqu'un d'inoffensif, n'ayant de la langue française +qu'une connaissance insuffisante. Car, en vérité, j'ai acquis dans mon +pays une telle expérience des enfants que j'aimerais mieux faire la +rencontre d'une troupe d'animaux sauvages que d'une bande de vigoureux +moutards. + +Mais je faisais injure à ces paisibles jeunes Hennuyers. Quand la +Cigarette partit aux informations, je débarquai sur la digue, pour +fumer une pipe, tout en veillant sur les bateaux, et je devins +immédiatement l'objet de la plus aimable curiosité. A cette heure une +jeune femme et un paisible adolescent qui avait perdu un bras s'étaient +joints aux enfants. Cela me rassura un peu. Quand je prononçai mes +deux ou trois premiers mots de français, une petite fille hocha la +tête comme une grande personne avec une comique gravité: «Ah! vous +voyez, dit-elle; il comprend suffisamment bien, à présent, c'était tout +simplement pour nous en faire accroire.» Et les enfants de partir tous +à la fois d'un franc éclat de rire. + +La nouvelle que nous venions d'Angleterre fit sur eux une vive +impression et la petite fille leur apprit que l'Angleterre était une +île, «et bien loin d'ici.» + +«Oui, vous pouvez le dire, bien loin d'ici,» ajouta le manchot. + +Je n'ai jamais senti le mal du pays me serrer le cœur aussi +douloureusement qu'à ce moment. Ils semblaient considérer comme si +incalculable la distance qui me séparait de l'endroit où j'ai vu le +jour! + +Ils admirèrent beaucoup les canoës et j'observai chez ces enfants un +trait de délicatesse qui mérite d'être mentionné. Désireux de monter +en canoë, ils nous avaient assourdis de leurs demandes pendant les +derniers cent mètres; et ils nous assourdirent de la même chanson +le lendemain, quand nous arrivâmes pour partir. Mais, au moment +où les canoës se trouvaient vides, pas un n'ouvrit la bouche pour +faire pareille demande. Délicatesse? ou légère appréhension de l'eau +peut-être, dans un si frêle esquif? Je hais le cynisme beaucoup plus +que le diable; à moins peut-être que les deux ne fassent qu'un. Et +cependant le cynisme est un bon tonique; c'est le «tub» froid et la +serviette de bain des sentiments, et il est assurément nécessaire à la +vie dans les cas de sensibilité trop avancée. + +Des bateaux, leurs yeux se portèrent sur mon costume. Ils n'avaient +pas assez d'yeux pour regarder ma ceinture rouge, et mon couteau les +remplissait de crainte. + +«C'est ainsi qu'on fait les couteaux en Angleterre», dit le manchot. + +J'étais bien aise qu'il ne sût pas comme on les fait mal de nos jours +en Angleterre. + +«Ces couteaux sont destinés aux gens qui vont en mer, ajouta-t-il, pour +défendre leur vie contre les gros poissons.» + +A mesure qu'il parlait, je me sentais devenir aux yeux du petit groupe +un personnage de plus en plus romanesque. Et je suppose qu'il en était +réellement ainsi. Ma pipe même, bien que ce fut une pipe française en +terre et toute ordinaire, assez bien «culottée», comme ils appellent +cela en France, était une rareté à leurs yeux, comme une chose venant +de si loin. Et si mes plumes n'étaient pas très belles en elles-mêmes, +au moins venaient-elles toutes d'outre-mer. Cependant, un détail de +mon accoutrement piqua leur curiosité jusqu'à leur faire oublier toute +politesse: c'était la malpropreté de mes souliers de toile. Je suppose, +quoi qu'il en soit, qu'ils s'imaginaient que la boue était un produit +de mon pays. La petite fille (qui était le génie de la bande) étala ses +sabots pour les comparer à mes souliers; et j'aurais voulu que vous +pussiez voir avec quelle grâce et quelle satisfaction elle le fit. + +La «canne» à lait de la jeune femme, une grande amphore de cuivre +battu, reposait à quelque distance sur le gazon. Bien aise de me +dérober à l'attention publique, et de rendre une partie des compliments +que j'avais reçus, je l'admirais de tout cœur, autant pour sa forme que +pour sa couleur et je leur dis, ce qui était très vrai, que c'était +aussi beau que de l'or. Ils ne furent pas surpris. Ces objets était +évidemment l'orgueil du pays. Et les enfants s'étendirent sur la +cherté de ces amphores, dont le prix s'élève parfois jusqu'à trente +francs pièce. Ils m'expliquèrent comment les ânes les portaient une +de chaque côté d'un bât, ce qui faisait un harnais assez coquet en +soi-même. On pouvait voir ces amphores, ajoutèrent-ils, dans tout +l'arrondissement; et dans les grosses fermes, elles étaient nombreuses +et de grande taille. + + + + +PONT-SUR-SAMBRE + +NOUS SOMMES DES MARCHANDS + + +La Cigarette revint avec de bonnes nouvelles. On pouvait avoir à +loger à quelque dix minutes de l'endroit où nous étions, dans un +village appelé Pont. Nous remisâmes les canoës dans un grenier et nous +demandâmes aux enfants si l'un d'entre eux voulait bien nous servir +de guide. Le cercle s'élargit instantanément autour de nous et nos +offres de récompense furent reçues dans un silence décourageant. Nous +étions évidemment une paire de Barbe bleues pour les enfants; ils +nous parlaient bien dans les endroits publics et là où ils avaient +l'avantage du nombre; mais c'était une autre paire de manches de se +risquer à s'en aller seul avec deux personnages, ayant à leurs yeux +quelque chose des monstres de légende tombés du ciel sur leur hameau +par cette tranquille après-midi, un couteau à la ceinture et sentant +les grands voyages. Le propriétaire du grenier vint à notre aide. Il +prit à part un petit garçon et le menaça de lui donner des coups; sans +cela, nous aurions dû, je suppose, trouver notre chemin nous-mêmes. +Quoi qu'il en soit, comme il avait déjà sans doute tâté des taloches de +cet homme, l'enfant parut en avoir plus de crainte que des étrangers. +Mais j'imagine que son petit cœur devait battre de la belle façon; car +il ne cessa de trotter devant nous à une distance respectueuse, et de +se retourner pour jeter sur nous des regards effrayés. Les enfants +dans l'antiquité n'ont pas dû guider autrement Jupiter ou l'un de ses +compères Olympiens, courant les aventures. + +Par un chemin fangeux nous remontâmes de Quartes, où se dressaient +l'Eglise et le moulin tremblotant. Les paysans revenant des champs +regagnaient péniblement leurs demeures. Une petite vieille à l'air vif +passa près de nous. Elle était assise en travers d'un baudet, entre +deux «cannes» à lait étincelantes. Chemin faisant, elle donnait de +petits coups de talon dans le flanc du baudet et, d'une voix perçante, +lançait des observations parmi les passants. Chose remarquable, +aucun de ces hommes fatigués ne prenait la peine de répliquer. Notre +guide nous fit bientôt quitter le petit chemin, pour prendre à +travers la campagne. Le soleil était couché, mais l'occident en face +de nous n'était qu'un lac d'or plain. Le sentier erra un instant à +ciel ouvert. Puis il passa sous un treillis de branches, semblable +à un berceau indéfiniment prolongé. De chaque côté se trouvaient +des vergers ombragés; des chaumières s'étendaient bas au milieu des +feuilles, envoyant leur fumée vers le ciel; çà et là, dans une trouée, +apparaissait la grande face d'or de l'Occident. + +Je n'ai jamais vu la Cigarette dans un état d'esprit aussi idyllique. +Il devenait positivement lyrique dans son admiration des paysages de +la campagne. Je n'étais guère moi-même moins enthousiasmé; l'air doux +du soir, les ombres, les riches lumières et le silence faisaient à +notre marche un harmonieux accompagnement. Et nous prîmes tous deux la +résolution d'éviter les villes à l'avenir et de loger dans les hameaux. + +Le sentier s'engagea enfin entre deux maisons, et nous débouchâmes sur +une grand'route large et boueuse, qu'un village d'aspect peu agréable +bordait de chaque côté, à perte de vue. Les maisons s'élevaient à +quelque distance de la route, dont elles étaient séparées, à droite +et à gauche, par une large bande de terrain vague, où l'on voyait des +tas de bois à brûler, des chariots, des brouettes, des monceaux de +décombres et un peu de gazon douteux. Dans le lointain, sur la gauche, +s'élevait au centre du village une grande tour maigre. Ce qu'elle avait +été dans les siècles passés, je l'ignore: probablement, une forteresse +en temps de guerre; mais pour le moment, elle portait, dans le haut, +un illisible cadran solaire et, dans le bas, une boîte aux lettres en +fer. + +[Illustration: ..... s'élevait au centre du village une grande tour +maigre (page 80).] + +De Quartes on nous avait envoyés à une auberge, mais elle était +pleine, ou bien c'est que notre mine ne revint pas à la maîtresse. Il +faut avouer qu'avec nos grandes valises de caoutchouc tout humides, +nous n'avions guère l'air de gens civilisés. Nous ressemblions plutôt +à des marchands de chiffons et d'os, imagina la Cigarette. «Ces +messieurs sont des marchands?» demanda l'aubergiste. Et sans attendre +une réponse, qu'elle jugeait, je suppose, superflue, dans un cas si +évident, elle nous envoya chez un boucher qui habitait près de la tour +et prenait des voyageurs à loger. + +Nous nous rendîmes chez le boucher. Mais, il était en déménagement et +tous les lits étaient démontés; ou bien notre mine ne lui revint pas. +En guise d'adieu il nous décocha: «Ces messieurs sont des marchands?» + +Il commençait à faire noir pour tout de bon. Nous ne pouvions plus +distinguer le visage des gens qui passaient auprès de nous, avec un +bonsoir inarticulé. Les ménagères de Pont semblaient très économes de +leur huile, car nous ne vîmes pas une seule fenêtre éclairée, dans tout +ce long village. Je crois que c'est le plus long village du monde; mais +j'ose dire que dans notre situation, chacun de nos pas comptait triple. +Nous étions fort découragés quand nous arrivâmes à la dernière auberge. +Regardant dans la maison par la porte qui n'était pas éclairée, nous +demandâmes timidement si nous pouvions y loger pour la nuit. Une voix +de femme consentit sur un ton peu amical. Nous jetâmes nos valises à +terre et nous nous mîmes à chercher des chaises. + +La salle était dans une complète obscurité, sauf une lueur rougeâtre +qu'on voyait aux fentes et au ventilateur du poêle. Mais à présent, +l'aubergiste allumait une lampe pour voir ses nouveaux hôtes. Ce fut, +je suppose, l'obscurité qui nous épargna une autre expulsion; car +je ne puis dire qu'elle eut l'air satisfaite à notre aspect. Nous +nous trouvions dans une grande salle nue, ornée de deux estampes +allégoriques représentant la Musique et la Peinture, et d'une copie +de la loi contre l'ivresse publique. D'un côté, il y avait un petit +comptoir, avec une demi-douzaine de bouteilles environ. Deux ouvriers, +dans une attitude de fatigue extrême, étaient assis attendant le +souper. Une jeune fille de beauté médiocre circulait activement dans +la salle avec un enfant de deux ans qui avait sommeil; et l'aubergiste +se mit à déranger les pots et les casseroles qui étaient sur le poêle, +pour faire cuire quelques biftecks. + +«Ces messieurs sont des marchands?» demanda-t-elle d'une voix aigre; et +la conversation n'alla pas plus loin. Nous commencions à nous figurer +qu'après tout nous pouvions bien être des marchands. Je n'ai jamais +connu de gens dont la faculté de faire des conjectures s'étendît dans +un espace si restreint que les aubergistes de Pont-sur-Sambre. Mais +la politesse et la façon de se comporter n'ont pas un cours plus +étendu que les billets de banque. Eloignez-vous seulement assez de +votre quartier, et toute la perfection de vos manières ne vous servira +de rien. Ces Hennuyers ne pouvaient voir aucune différence entre un +marchand ordinaire et nous. Et ce fut pour nous matière à réflexion, +pendant qu'on préparait les biftecks, de voir comme ils nous prenaient +à leur propre évaluation et comme notre politesse la plus raffinée et +nos plus grands efforts pour charmer semblaient absolument convenir à +la qualité de marchand. Cela paraît être du moins une excellente preuve +en faveur de la profession en France que, même devant de tels juges, +nous ne réussîmes point à battre les marchands avec nos propres armes. + +Enfin on nous pria de nous mettre à table. Les deux villageois (et l'un +d'entre eux avait le visage pâle et un air de complet épuisement avec +une apparence maladive, provenant sans doute de l'excès de travail +et de l'insuffisance de nourriture) soupèrent d'une seule assiette +de soupe au lait, de quelques pommes de terre en robe de chambre, +d'une chope de petite bière et d'une tasse de café sucré avec du sucre +candi. L'aubergiste, son fils et la jeune fille, dont nous avons parlé +plus haut, mangèrent la même chose. Notre repas fut un vrai banquet, +en comparaison. Nous eûmes du bifteck, moins tendre qu'il aurait pu +l'être, quelques-unes des pommes de terre, un peu de fromage, un second +verre de bière et du sucre blanc dans notre café. + +Vous voyez ce que c'est que d'être un monsieur,--pardon, ce que c'est +que d'être un marchand. Je ne m'étais jamais avisé jusqu'alors, qu'un +marchand fut un homme d'importance, dans un cabaret d'ouvriers; mais +à présent que je devais en jouer le rôle pendant la soirée, je vis +qu'il en était bien ainsi. Il a dans les auberges où il loge à la +campagne, à peu près la même prééminence que celui qui prend un salon +particulier dans un hôtel. Plus vous y regardez, plus les distinctions +de classes sont infinies parmi les hommes; et peut-être par une +heureuse dispensation, n'y en a-t-il pas un seul au bas de l'échelle, +pas un seul, qui ne puisse se trouver sur quelque autre une certaine +supériorité, pour sauvegarder son orgueil. + +Nous fûmes assez mécontents de notre nourriture, la Cigarette en +particulier; car pour moi, j'essayai de faire croire que l'aventure, +le bifteck coriace, tout m'amusait. D'après la maxime de Lucrèce, la +vue de la soupe au lait des autres aurait dû donner de la saveur à +notre bifteck. Mais nous ne trouvâmes pas qu'il en était ainsi dans la +pratique. Théoriquement, vous pouvez savoir que d'autres gens vivent +plus pauvrement que vous; mais il n'est pas agréable--j'allais dire, +il est contre l'étiquette de l'univers--de s'asseoir à la même table +qu'eux, pour prendre sa nourriture supérieure au milieu de leurs +croûtes. Je n'avais pas vu pareille chose se passer, depuis le jour +où j'avais remarqué à l'école un glouton d'élève mangeant son gâteau +d'anniversaire. C'était assez odieux à voir, pouvais-je me rappeler, +et je n'avais jamais pensé jouer ce rôle moi-même. Mais une fois de +plus, vous voyez ce que c'est que d'être un marchand. + +Il n'y a pas de doute que les classes pauvres de notre pays ont +beaucoup plus de dispositions à la charité que les classes riches. +J'imagine que cela doit venir en grande partie du peu de comparaisons +et de distinctions que font ces classes entre les gens aisés et +ceux qui ne le sont pas autant. Un ouvrier ou un marchand ne peut +s'isoler de ses voisins moins aisés. S'il s'offre une nourriture plus +recherchée, il doit le faire en présence d'une douzaine de personnes +qui ne le peuvent pas. Est-il quelque chose qui puisse conduire plus +directement aux pensées de charité? Ainsi l'homme pauvre, campant à +l'écart dans la vie, la voit telle qu'elle est, et il sait que chaque +bouchée qu'il met dans son ventre a été arrachée aux mains des affamés. + +Mais à un certain degré de prospérité, comme dans une ascension +de ballon, l'homme heureux passe à travers une zone de nuages, +et les choses sublunaires sont dès lors cachées à sa vue. Il +n'aperçoit rien que les corps célestes, tous dans un ordre admirable +et positivement aussi beaux que neufs. Il se trouve entouré de +la façon la plus touchante des attentions de la Providence et se +compare involontairement aux lys et aux alouettes. Il ne chante pas +précisément, bien entendu, mais il a dès lors l'air si modeste dans +son landau ouvert! Si tout le monde dînait à une seule table, cette +philosophie recevrait de rudes chocs. + + + + +PONT-SUR-SAMBRE + +LE MARCHAND AMBULANT + + +Comme les laquais dans la comédie de Molière, lorsque les vrais +gentilshommes faisaient irruption au milieu de leurs élégantes façons +singées à l'office, nous étions destinés à être confrontés avec un +véritable marchand. Pour rendre la leçon plus mordante encore pour +des gentilshommes tombés comme nous, c'était un marchand infiniment +plus considéré que le genre de pauvres diables pour lesquels on nous +prenait: comme un lion au milieu de souris, ou un vaisseau de guerre +arrivant sur deux chaloupes. En vérité, le nom de colporteur ne pouvait +s'appliquer à lui; c'était un marchand ambulant. + +Il était environ huit heures et demie, je suppose, quand ce digne +Monsieur Hector Gilliard de Maubeuge fit halte à la porte du cabaret +avec sa charrette couverte traînée par un baudet et d'une voix joviale +appela les gens de la maison. C'était un maigre et nerveux diable +d'homme, la langue bien pendue, tenant à la fois de l'acteur et du +jockey. Ses affaires avaient évidemment prospéré, sans qu'il eût reçu +aucun des bienfaits de l'éducation; car, avec une gravité naïve il +mettait tous les mots au masculin et, au cours de la soirée, il nous +servit quelques futurs de fantaisie dans sa conversation fleurie et +ampoulée. Il avait avec lui son épouse, avenante jeune femme dont les +cheveux étaient maintenus dans un foulard jaune et son fils, bambin +de quatre ans, qui portait une blouse et un képi. Chose remarquable, +l'enfant était beaucoup mieux habillé que son père et sa mère. On nous +apprit qu'il était déjà dans un pensionnat; mais on se trouvait au +commencement des vacances, et il était venu les passer avec ses parents +et faire une tournée avec eux. Délicieuse occupation de vacances, +n'est-ce pas? que de voyager toute la journée avec ses parents, dans +la charrette couverte pleine de trésors innombrables, avec la verte +campagne bruissant de chaque côté et les enfants, dans tous les +villages, le contemplant avec envie et admiration. Il est plus amusant, +pendant les vacances, d'être le fils d'un marchand ambulant que d'être +le fils et l'héritier du plus grand filateur du monde. Et pour ce qui +est d'être un prince régnant, le jeune Gilliard en était un, ou je ne +m'y connais pas. + +Tandis que Monsieur Hector et le fils de la maison conduisaient le +baudet à l'écurie et mettaient sous clef toutes les choses de valeur, +l'aubergiste faisait réchauffer les restes de notre bifteck et frire +les pommes de terre froides coupées en tranches, et Madame Gilliard +s'occupait à réveiller le bambin qui, après la longue étape de ce jour, +était chagrin et ébloui par la lumière. Il ne fut pas plus tôt éveillé +qu'il commença à se préparer à souper, en mangeant de la galette, des +poires vertes et des pommes de terre froides, toutes choses qui ne +firent, autant que j'en pus juger, qu'exciter son appétit. + +Piquée dans son amour propre de mère, l'aubergiste éveilla sa petite +fille et les deux enfants furent mis en présence. Le jeune Gilliard la +regarda un instant, absolument comme un chien regarde sa propre image +réfléchie dans un miroir, avant de tourner la tête. En ce moment, il +était tout à sa galette. Sa mère parut dépitée qu'il montrât si peu +d'inclination pour l'autre sexe. Elle exprima son désappointement avec +une certaine candeur et une allusion fort juste à l'influence des +années. + +Il est certain qu'un temps viendra, où il fera plus d'attention aux +jeunes filles et pensera beaucoup moins à sa mère. Espérons qu'elle +aimera cela autant qu'elle semblait se l'imaginer. Mais il est assez +singulier que, parmi les femmes, celles-là précisément qui professent +le plus de mépris pour le sexe masculin, trouvent un certain charme et +une certaine noblesse à ses plus vilains détails mêmes, lorsqu'elles +les rencontrent chez leurs propres fils. + +La petite fille le regarda plus longtemps et avec plus d'intérêt; +probablement parce qu'elle était chez elle; tandis que le bambin était +un voyageur et qu'il était accoutumé à des spectacles étrangers. Et en +outre, il n'y avait point de galette pour absorber son attention. + +Pendant toute la durée du souper, on ne parla que de mon jeune +seigneur. Le père et la mère aimaient follement leur enfant. Monsieur +ne cessa d'insister sur la sagacité de son fils; il connaissait de +nom, disait-il, tous les élèves de l'école; si la mémoire lui faisait +défaut, quand on le mettait à l'épreuve, il poussait la prudence et +l'exactitude à un degré extraordinaire. Lui posait-on une question, il +s'asseyait et réfléchissait, et s'il ne pouvait y répondre: «Ma foi, +il ne vous le dira pas,» ajoutait le père. C'est certainement là un +haut degré de prudence. De temps en temps, M. Hector, la bouche pleine +de bifteck, prenait sa femme à témoin de l'âge du bambin à certaines +époques où il avait dit ou fait quelque chose de mémorable; et je +remarquai que Madame traduisait habituellement son approbation par des +exclamations. Quant à elle, son cœur ne la portait point à vanter son +fils; mais elle ne se rassasiait pas de le caresser et elle semblait +prendre un doux plaisir à rappeler ce qu'il y avait d'heureux dans la +courte existence de son enfant. Il est impossible à n'importe quel +écolier de causer davantage des vacances qui venaient de commencer, et +de parler moins de la sombre période scolaire qui devait inévitablement +les suivre. Elle montrait avec un orgueil qu'inspirait peut-être en +partie l'habitude du commerce, les poches de son fils bourrées en dépit +du bon sens, de toupies, de sifflets, et de ficelle. Quand elle entrait +dans une maison pour faire des affaires, il l'accompagnait, paraît-il; +et à chaque vente, il recevait un sou sur le bénéfice. En réalité ils +le gâtaient énormément, ces deux braves gens. Mais malgré cela, ils +surveillaient attentivement ses manières, et ils lui adressèrent des +remontrances au sujet de quelques légères fautes d'éducation qu'il +commit à différentes reprises au cours du souper. + +En somme, je ne me sentais pas trop froissé d'être pris pour un +marchand. Il m'était permis de penser que je mangeais avec plus de +délicatesse ou que mes fautes de français étaient d'une tout autre +nature; mais il était évident que l'hôtesse et les deux ouvriers ne +pouvaient apprécier ces distinctions. Dans cette cuisine de cabaret, +il n'y avait pas la moindre différence, pour toutes les choses +essentielles, entre les Gilliard et nous. M. Hector, il est vrai, +était plus à l'aise et prenait en parlant un ton plus important; +mais cela s'expliquait par ce fait qu'il avait charrette et baudet, +alors que nous, pauvres hères, nous allions à pied. Le reste de la +société s'imaginait certainement, sans d'ailleurs y mettre la moindre +méchanceté, que nous mourions d'envie d'occuper dans la profession un +rang aussi élevé que celui des nouveaux arrivants. + +Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aussitôt que ces braves gens +parurent, la glace se rompit; l'on fit connaissance et la conversation +devint générale. Je ne dis pas que j'aurais mis un grand empressement à +confier à ce marchand ambulant une somme extravagante, mais je suis sûr +qu'il avait l'âme foncièrement honnête. En ce monde mélangé, s'il vous +est possible de trouver un ou deux points sensibles dans le cœur d'un +homme, et par dessus tout, si vous trouvez une famille entière vivant +en si bons termes, vous pouvez à coup sûr vous tenir pour satisfait et +prendre le reste comme accordé; ou ce qui vaut beaucoup mieux, conclure +hardiment que vous saurez parfaitement vous en passer et qu'un seul bon +trait ne saurait se trouver amoindri par dix mille mauvais. + +Il se faisait tard. M. Hector alluma une lanterne d'écurie et +sortit pour faire quelques arrangements à sa charrette et mon jeune +monsieur se mit à enlever ses principaux vêtements et à faire de la +gymnastique sur les genoux de sa mère, puis de là sur le parquet, avec +accompagnement de rires. + +«Allez-vous coucher seul?» demanda la servante. + +«Il n'y a pas de danger», répondit le jeune Gilliard. + +«Mais vous couchez bien seul à l'école,» objecta sa mère. «Allons, +allons, il faut être un homme.» + +Mais il protesta qu'il ne fallait pas mettre sur le même pied l'école +et les vacances, qu'il y avait des dortoirs à l'école, et il étouffa la +discussion sous des baisers qui rendaient sa mère souriante et ravie au +delà de toute expression. + +Il n'y avait certainement pas de danger, selon son expression, qu'il +couchât seul, car il n'y avait qu'un seul lit pour les trois Gilliard. +Nous avions pour notre part énergiquement refusé de coucher à deux dans +un lit et nous eûmes, dans le grenier de la maison, une soupente à deux +lits avec, pour tous meubles, outre les lits, trois porte-manteaux et +une table. Il ne s'y trouvait même pas un verre d'eau; mais par bonheur +la fenêtre pouvait s'ouvrir. + +Je n'étais pas encore endormi, que déjà le bruit des ronflements +sonores emplissait le grenier, les Gilliard, les ouvriers et les +gens de l'auberge paraissant, tous et d'un commun accord, prendre +part au concert. Au dehors, la jeune lune resplendissante éclairait +Pont-sur-Sambre et baignait de ses rayons le cabaret où étaient couchés +tous les marchands. + + + + +SUR LA SAMBRE CANALISÉE + +EN ROUTE POUR LANDRECIES + + +Le matin lorsque nous descendîmes, l'aubergiste nous montra deux +seaux d'eau derrière la porte de la rue: «Voilà de l'eau pour vous +débarbouiller,» dit-elle. Nous nous arrangeâmes donc pour nous +débarbouiller, pendant que Madame Gilliard, dehors, sur les marches de +l'escalier, brossait les chaussures de la famille et que Mr Hector, +tout en sifflant gaiement, arrangeait pour la tournée du jour quelques +marchandises dans une boîte à compartiments portative, qui formait une +partie de son bagage. Pendant ce temps, l'enfant faisait partir des +amorces de Waterloo, dont il avait parsemé le parquet. + +Soit dit en passant, je me demande comment on appelle en France les +amorces de Waterloo; peut-être des amorces d'Austerlitz? Ceci est un +point de vue des plus suggestifs. Vous rappelez-vous ce Français qui, +voyageant via Southampton, descendit à la gare de Waterloo et fut forcé +de traverser le pont de Waterloo? M'est avis qu'il dut avoir l'envie de +retourner dans son pays, sans aller plus loin. + +Pont même est sur la rivière; mais tandis que par la terre ferme, il +y a dix minutes de marche pour y venir de Quartes, il y a six mortels +kilomètres par eau. Nous laissâmes nos sacs à l'auberge, et sans +bagage, nous regagnâmes nos canoës à travers les prairies humides. +Quelques-uns des enfants étaient là pour nous voir partir; mais nous +n'étions plus les êtres mystérieux de la soirée précédente. Un départ +est beaucoup moins romanesque qu'une arrivée inexpliquée par un soir +doré. Quelque vive qu'ait été l'impression produite par la première +apparition d'un fantôme, c'est avec une indifférence comparativement +aussi grande que nous le voyons disparaître. + +[Illustration: .... lorsque nous longions la forêt de Mormal +(page 105.)] + +Les braves gens de l'auberge de Pont, lorsque nous allâmes chercher nos +sacs, furent frappés d'admiration. A la vue de ces deux gracieux petits +bateaux, sur chacun desquels flottait un pavillon anglais, et dont +un lavage à l'éponge avait fait reluire le vernis, ils commencèrent +à s'apercevoir qu'ils avaient reçu des anges, sans s'en douter. +L'aubergiste se tenait sur le pont, désolée probablement de s'être fait +si peu payer. Son fils courait çà et là et invitait les voisins à venir +jouir du spectacle, et nous partîmes sous les yeux d'une véritable +foule de spectateurs émerveillés. Ces messieurs, des marchands! allons +donc! A présent, vous voyez un peu trop tard leur qualité. + +Toute la journée, il tomba des averses, qui dégénérèrent parfois en +pluies torrentielles. Nous fûmes trempés jusqu'aux os; puis en partie +séchés par le soleil, puis trempés de nouveau. Mais nous eûmes quelques +intervalles de calme et un notamment lorsque nous longions la forêt +de Mormal. Ce nom sonne mal à l'oreille, mais quel délicieux endroit +pour la vue et l'odorat! Toute la partie qui bordait la rivière avait +un air solennel, baignant dans l'eau l'extrémité de ses branches et +formant dans le haut un mur de feuillage. Qu'est-ce qu'une forêt, +sinon une cité de la nature, pleine de créatures vivantes, robustes +et inoffensives, où rien n'est mort, où rien n'est dû à la main de +l'homme, mais où les citoyens eux-mêmes sont à la fois les maisons +et les monuments publics? Il n'est rien d'aussi vivant, et cependant +d'aussi calme qu'un bois, et deux compagnons qui passent dans le +balancement de leur canoë se sentent bien petits et bien agités en +comparaison. + +Et certainement de tous les parfums, celui qu'exhalent un grand nombre +d'arbres est le plus délicieux et le plus fortifiant. La mer vous a +comme une forte odeur qui éclate et vous prend subitement aux narines +ainsi que le tabac à priser, et qui provoque en vous la sensation +délicate d'une vaste étendue d'eau et de grands navires; mais l'odeur +des bois, qui ressemble le plus à celle de la mer par ses propriétés +toniques, la surpasse de beaucoup en douceur. De plus l'odeur de la +mer est peu variée, celle des bois l'est à l'infini; elle varie avec +chaque heure de la journée, non seulement en force, mais en caractère, +et à mesure que vous passez d'une zone de la forêt dans une autre, les +différentes sortes d'arbres paraissent vivre au milieu de différentes +atmosphères. Ordinairement c'est la résine du sapin qui prédomine. Mais +il est des bois qui sont plus coquets dans leurs mœurs; et l'haleine +de la forêt de Mormal, en parvenant jusqu'à nous par cette pluvieuse +après-midi, ne nous apportait rien moins que le parfum délicat de +l'églantier. + +J'aurais voulu que notre route se continuât indéfiniment parmi les +bois. Les arbres forment la société la plus polie. Un vieux chêne +qui, dès avant la Réforme, a grandi à l'endroit même où il se dresse, +plus élevé que la flèche de bien des clochers, plus majestueux que +la plupart des montagnes, et qui est cependant un être vivant sujet +aux maladies et à la mort comme vous et moi, n'est-il pas en lui-même +un enseignement frappant de l'histoire? Mais le spectacle de vastes +étendues de terrain couvertes de pareils patriarches, avec leurs +racines contiguës, leurs cimes verdoyantes ondulant au vent comme des +vagues, et leurs robustes rejetons qui leur montent jusqu'aux genoux; +le spectacle de toute une forêt saine et belle, donnant de la couleur +à la lumière et du parfum à l'air, est-ce autre chose que la pièce +la plus imposante du répertoire de la nature? Heine désirait reposer +comme Merlin sous les chênes de Brocéliande. Pour moi, un seul arbre +ne me suffirait pas; mais si la forêt se développait comme un figuier +des Banians[2], je voudrais être enterré sous la racine principale; +toutes les parties de mon être circuleraient de chêne en chêne; ma +conscience se trouverait répandue dans toute la forêt; elle donnerait +un cœur commun à cette masse de flèches vertes, qui pourrait aussi se +réjouir de sa beauté et de sa dignité. Il me semble sentir des milliers +d'écureuils sautant de branche en branche dans mon vaste mausolée; +il me semble sentir les oiseaux et les vents effleurant, rapides et +joyeux, les cimes de hauteurs inégales qui forment sa voûte de verdure. + + [2] Le figuier des Banians est un arbre de l'Inde sur lequel on + recueille la gomme laque. Cet arbre a une façon extraordinaire de se + propager; les branches qui en forment la cime émettent des pousses + grêles qui descendent verticalement et s'allongent de plus en plus, + jusqu'à ce qu'elles touchent le sol. Elles y prennent bientôt racine, + grossissent et forment comme autant de colonnes qui soutiennent la + tête de l'arbre. Le tronc de celui-ci peut périr sans que la cime + meure, et de nouvelles colonnes s'ajoutent toujours aux anciennes. Il + en résulte comme une petite forêt, provenant d'un seul tronc. On voit + à Nerbuddah un figuier des pagodes qui occupe une surface de six à + sept cents mètres de circonférence. + + (_Note du traducteur_). + +Hélas! la forêt de Mormal n'a que fort peu d'étendue et nous n'en +longeâmes la lisière que sur un très petit parcours. Le reste du +temps, la pluie ne cessa de tomber par ondées et le vent de souffler +en rafales, au point qu'on se sentait le cœur fatigué d'un temps aussi +changeant et aussi grognon. Chose singulière, les averses commençaient +toujours, quand il nous fallait porter nos bateaux de l'autre côté +d'une écluse et exposer nos jambes à l'air. Et il en fut ainsi à +chaque écluse. Ceci est une sorte de chose qui éveille volontiers en +vous un sentiment d'animosité contre la nature. Il ne semblait pas y +avoir de raison pour que l'averse ne vînt pas cinq minutes plus tôt ou +plus tard, à moins de lui supposer une intention de vous braver. La +Cigarette avait un mackintosh, qui le mettait plus ou moins au-dessus +de ces contrariétés. Mais il me fallait supporter tout ce mauvais +temps, car je n'avais aucun vêtement de ce genre. Je commençai à me +rappeler que la nature est femme. Mon compagnon, qui voyait les choses +plus en rose, écoutait mes jérémiades avec une grande satisfaction, +et y joignait ironiquement les siennes. «C'est comme les marées», +disait-il, pour prendre comme exemple une chose analogue, «ça ne sert +qu'à embêter les canotiers. Si, ça peut encore avoir un autre but: ça +permet à la lune de se glorifier de l'influence qu'on lui attribue sur +la production de ce phénomène.» A la dernière écluse, un peu en deçà +de Landrecies, je refusai d'aller plus loin; et au beau milieu d'une +averse, je m'assis sur la berge pour me ranimer en fumant une pipe. +Un alerte vieillard que je pris pour le diable s'approcha de moi, et +me questionna sur notre voyage. J'avais le cœur si gros que je lui +dévoilai nos projets. Voilà bien, me dit-il, la plus sotte entreprise +dont j'aie jamais entendu parler. Comment donc! est-ce que je ne savais +pas, me demanda-t-il, qu'il n'y avait que des écluses, des écluses, +et toujours des écluses, sur tout le trajet, sans compter qu'à cette +saison de l'année, nous allions trouver l'Oise complètement à sec? +«Montez en chemin de fer, mon petit jeune homme, et retournez chez +vous auprès de vos parents.» Je fus tellement abasourdi par la malice +de cet homme que tout ce que je pus faire fut de fixer les yeux sur +lui, sans pouvoir dire un mot. Un arbre ne m'aurait jamais tenu pareil +langage. Enfin je trouvai quelques paroles pour me tirer d'embarras. +Nous avions déjà fait, lui dis-je, un assez long trajet en venant +d'Anvers jusqu'ici, et nous ferions le reste en dépit de lui. Oui, +ajoutai-je, s'il n'y avait pas d'autre motif, je le ferais à présent, +par la seule raison qu'il avait osé dire que nous ne le pourrions pas. +L'aimable vieillard me regarda en ricanant, fit une allusion à mon +canoë, et s'éloigna tranquillement en hochant la tête. + +J'avais encore le cœur tout bouillant d'indignation quand deux jeunes +gens m'abordèrent. Ils me prirent pour le domestique de la Cigarette, +sans doute parce que je n'avais qu'un simple jersey, tandis que lui +portait un mackintosh, et ils me firent beaucoup de questions sur ma +place et sur le caractère de mon maître. Je répondis que c'était un +assez bon garçon; mais qu'il avait en tête cet absurde voyage. «Oh! +non, non,» dit l'un d'eux, «il ne faut pas dire cela; ce n'est pas +absurde du tout, c'est très courageux de sa part.» Je crois que ces +deux jeunes gens étaient des anges envoyés pour me rendre du courage. +Ce fut pour moi une chose vraiment fortifiante de reproduire ainsi +toutes les insinuations du vieillard, comme si elles venaient de moi et +qu'elles m'eussent été suggérées par mon rôle de domestique mécontent, +et de les voir chasser comme autant de mouches par ces admirables +jeunes gens. + +Quand je racontai cet incident à la Cigarette, «les gens doivent se +faire une curieuse idée de la manière d'agir des domestiques anglais,» +dit-il sèchement, «car vous m'avez traité en bête brute à l'écluse». + +Je fus très mortifié de ces paroles; mais il est de fait que mon +caractère avait souffert. + + + + +A LANDRECIES + + +A Landrecies la pluie tombait encore et le vent soufflait toujours; +mais nous trouvâmes une chambre à deux lits bien meublée, de véritables +pots à eau contenant de l'eau véritable, et un dîner, un dîner +véritable avec du vin véritable. Pour moi, après avoir été marchand +pendant une nuit, après avoir été le jouet des éléments pendant toute +la journée, je sentis ce confort faire sur mon cœur l'effet d'un rayon +de soleil. Il y avait au dîner un fruitier anglais qui voyageait avec +un fruitier belge. Dans la soirée, au café, nous remarquâmes que notre +compatriote perdait beaucoup d'argent au jeu de bouchon; et je ne sais +pourquoi, ceci nous fut agréable. + +Il advint que nous dûmes faire plus ample connaissance avec Landrecies +que nous ne nous y attendions; car le lendemain il faisait un vrai +temps de chien. Cette ville n'est pas l'endroit qu'on aurait voulu +choisir pour se reposer une journée, car elle ne se compose guère +que de fortifications. A l'intérieur des remparts, quelques pâtés de +maisons, une longue rangée de casernes et une église représentent la +ville du mieux qu'ils peuvent. Il ne paraît pas y avoir de commerce, +et un boutiquier chez qui j'achetai un briquet de treize sous éprouva +une telle émotion d'avoir un client qu'il m'emplit mes poches de silex +de reste par dessus le marché. Les seuls monuments publics qui eurent +quelque intérêt pour nous furent l'hôtel de ville et le café. Cependant +nous visitâmes l'église; c'est là que repose le maréchal Clarke; +mais comme nous n'avions jamais entendu parler ni l'un ni l'autre de +ce soldat héroïque, nous supportâmes avec fermeté les souvenirs de +l'endroit. + +Dans toutes les villes de garnison, les appels à la garde, les réveils +et autres choses du même genre font un magnifique et romanesque +intermède dans la vie civile. Les clairons, les tambours et les fifres +sont par eux-mêmes d'excellentes choses, et quand ils font penser aux +armées en marche et aux pittoresques vicissitudes de la guerre, ils +suscitent dans le cœur quelque chose de fier. Mais dans une ombre de +ville telle que Landrecies, où il n'y a guère d'autre mouvement, ces +accents guerriers produisaient une commotion grande à proportion. +C'étaient en vérité les seules choses mémorables. C'était bien +l'endroit pour entendre la ronde passant la nuit dans les ténèbres avec +le pas pesant des hommes en marche et la répercussion frémissante des +roulements de tambour. Cela vous rappelait que cette place même était +un point dans le grand système militaire de l'Europe, qu'il se pourrait +qu'un jour dans l'avenir elle fût entourée de la fumée et du tonnerre +du canon et qu'elle se fît un nom parmi les places fortes. + +En tous cas, le tambour, grâce à sa voix martiale et au remarquable +effet physiologique qu'il produit, je dirai plus, grâce même à sa +forme embarrassante et comique, occupe une place à part parmi les +instruments de percussion. Et s'il est vrai, comme je l'ai ouï dire, +que les tambours sont recouverts de peau d'âne, quelle pittoresque +ironie cela ne contient-il pas! Comme si la peau de ce patient animal +n'avait pas été suffisamment battue pendant qu'il était en vie, +tantôt par les marchands des quatre saisons de Lyon, tantôt par les +présomptueux prophètes hébreux, il fallait encore qu'elle fût enlevée +aux quartiers de derrière de la pauvre bête, après sa mort, tendue sur +un tambour et battue chaque nuit à la ronde dans les rues de toutes +les villes de garnison de France. Et sur les hauteurs de l'Alma et de +Spicheren, et partout où la mort fait flotter son drapeau rouge et +retentir le bruit de sa puissante épée sur les canons, là aussi, il +faut que le jeune tambour se précipitant, les joues toutes blanches, +par dessus les camarades tombés, batte et maltraite ce morceau de peau, +arraché aux reins de paisibles baudets. + +En général on n'emploie jamais plus mal son temps qu'à donner des +coups de bâton sur la peau des ânes. Nous savons l'effet que cela +produit sur cet animal, pendant qu'il est en vie, et nous n'ignorons +pas que vos coups ne hâteront pas la marche de votre âne stupide. Mais +dans cet état de momie et de triste survivance à soi-même, lorsque +la peau creuse retentit sous les coups des baguettes, que chaque +rataplan va droit au cœur d'un homme, y introduit la folie et cette +disposition du pouls, que dans notre façon emphatique de parler nous +surnommons Héroïsme, n'y a-t-il pas une espèce de vengeance contre +les persécuteurs de l'âne? Autrefois, pourrait-il vous dire, vous me +faisiez monter la colline et descendre la vallée à coups de bâton, et +j'étais forcé de l'endurer; mais à présent que je suis mort, ces coups +sourds qu'on entendait à peine dans les chemins de campagne sont +devenus une musique entraînante en tête de la brigade, et pour chaque +coup dont vous avez frappé ma peau, vous verrez un camarade chanceler +et tomber. + +Peu de temps après le passage des tambours devant le café, la Cigarette +et l'Aréthuse, se sentant envie de dormir, partirent pour l'hôtel qui +n'était qu'à deux pas. Mais bien que Landrecies ne nous eût guère +paru intéressant, Landrecies s'était senti de l'intérêt pour nous. +Nous apprîmes que tout le long de la journée, des gens avaient couru +entre les rafales voir nos deux bateaux. Des centaines de personnes, +disait-on, quoique l'assertion ne fût guère d'accord avec l'idée que +nous nous faisions de la ville, des centaines de personnes avaient +couru les regarder dans le magasin à charbon où ils se trouvaient. +Nous devenions des lions à Landrecies, nous qui n'avions été que des +marchands la veille au soir, à Pont. + +Lorsque nous quittâmes le café, quelqu'un courut après nous et nous +rattrapa à la porte de l'hôtel. Ce n'était rien moins que le juge de +paix, fonctionnaire qui, autant que j'en puis juger, joue le rôle d'un +délégué du shériff en Ecosse. Il nous donna sa carte et nous invita +à souper avec lui sur le champ, avec le charme délicat et la grâce +exquise que les Français apportent à ces choses. C'était pour le crédit +de Landrecies, dit-il, et bien que nous fussions parfaitement fixés sur +le peu de crédit que nous pouvions faire à la ville, nous aurions été +de grossiers personnages si nous avions refusé une invitation aussi +poliment faite. + +La maison du juge de paix se trouvait tout près. C'était un intérieur +de célibataire bien installé, avec une curieuse collection de vieilles +bassinoires en cuivre suspendues aux murs. Quelques-unes étaient +artistement ciselées. Il semblait que cela fût une idée pittoresque +pour un collectionneur. On ne pouvait s'empêcher de penser au grand +nombre de bonnets de nuit qui s'étaient agités sur ces bassinoires dans +les générations passées; aux plaisanteries qui avaient pu se faire, +aux baisers qui avaient pu se prendre, lorsqu'elles étaient en usage; +on songeait forcément aux nombreuses fois qu'elles avaient paradé dans +le lit de la mort. Si seulement elles pouvaient parler, à quelles +scènes absurdes, inconvenantes et tragiques n'avaient-elles pas assisté? + +Le vin était excellent. Quand nous complimentions le juge de paix +sur une bouteille: «Je ne vous donne pas cela comme ce que j'ai de +plus mauvais», disait-il. Je me demande quand les Anglais apprendront +ces gracieuses façons hospitalières. Elles valent la peine qu'on +les apprenne; elles ornent l'existence et embellissent les heures +ordinaires. + +Deux autres habitants de Landrecies étaient présents. L'un était un +receveur d'une chose ou d'une autre, j'ai oublié quoi; l'autre, nous +apprit-on, était le principal notaire de l'endroit. Il se trouvait donc +que nos professions à tous les cinq avaient plus ou moins de rapport +avec la loi. Dans ces conditions, il était presque certain que la +conversation deviendrait technique. La Cigarette expliqua d'une façon +magistrale les lois sur le paupérisme. Et un peu plus tard, je me +trouvai moi-même en train d'exposer la loi écossaise sur les enfants +naturels, dont, je suis bien aise de le dire, je ne connais pas le +moindre mot. Le receveur et le notaire, mariés tous deux, accusèrent +le juge de paix, qui était célibataire, d'avoir soulevé la question. +Il se défendit de l'accusation de l'air conscient et satisfait que +prennent tous les hommes que j'aie jamais vus, qu'ils soient Français +ou Anglais. N'est-il pas étrange que tous, dans les moments où nous ne +sommes pas sur nos gardes, nous éprouvions une certaine satisfaction à +ce qu'on nous juge un tant soit peu coquins avec les femmes? + +A mesure que la soirée s'avançait, le vin devenait plus à mon goût; les +liqueurs se trouvaient encore meilleures que le vin et la société était +très animée. Ce fut le plus haut étiage de la faveur populaire de notre +voyage. Après tout, comme nous nous trouvions chez un juge de paix, +n'y avait-il pas quelque chose de semi-officiel dans la façon dont il +nous traitait? C'est pourquoi, nous souvenant quel grand pays est la +France, nous rendîmes pleine justice à la réception qui nous avait été +faite. Il y avait longtemps que Landrecies était endormi lorsque nous +retournâmes à l'hôtel, et les sentinelles sur les remparts allaient +bientôt voir poindre le jour. + + + + +LE CANAL DE LA SAMBRE A L'OISE + +PÉNICHES + + +Il était tard et il pleuvait quand nous partîmes le lendemain. Le juge +de paix abrité sous un parapluie eut la politesse de nous accompagner +jusqu'au bout de l'écluse. Nous en étions arrivés à présent, en matière +de temps, à un degré d'humilité qu'on n'atteint guère que dans les +Highlands d'Ecosse. Un petit coin de ciel bleu ou un rayon de soleil +faisait chanter nos cœurs et quand il ne pleuvait pas très fort, nous +considérions la journée comme presque belle. + +De longues files de bateaux s'étendaient le long du canal. Beaucoup +d'entre eux avaient l'air tout à fait pimpants et ressemblaient à des +navires dans leurs justaucorps de goudron d'Archangel, rehaussé de +blanc et de vert. Quelques-uns portaient une gaie balustrade en fer et +tout un parterre de pots de fleurs. Les enfants jouaient sur le pont +des bateaux, sans plus se soucier de la pluie que s'ils avaient été +élevés sur les bords du lac Caron; les hommes pêchaient par dessus le +plat-bord, quelques-uns sous un parapluie; les femmes faisaient leur +lessive; et chaque bateau était fier de son petit roquet qui faisait +office de chien de garde. Chacun de ces chiens aboyait furieusement +après nos canoës, courant le long du bord jusque l'autre bout de son +bateau et passant ainsi le mot au chien qui était sur le suivant. Nous +avons dû voir, au cours de cette journée de canotage, quelque chose +comme une centaine de ces embarcations, rangées les unes à la suite +des autres comme les maisons dans une rue; et il n'y avait pas un seul +de ces bateaux dont le chien ne nous accompagnât de ses aboiements. On +croirait visiter une ménagerie, fit remarquer la Cigarette. + +Ces petites cités le long du bord du canal produisaient sur l'esprit +une très bizarre impression. Elles ressemblaient, avec leurs pots de +fleurs et leurs cheminées fumantes, leurs lessives et leurs dîners, +à un coin de nature enraciné dans le paysage; et cependant, si le +canal venait seulement à se dégager en aval, tous les bateaux l'un +après l'autre hisseraient leur voile ou se feraient remorquer par des +chevaux et s'en iraient dans toutes les parties de la France, et le +hameau impromptu se séparerait, maison par maison, pour se disperser +aux quatre vents. Quant aux enfants qui jouaient ensemble aujourd'hui +sur le canal de la Sambre à l'Oise, chacun au seuil de l'habitation +paternelle, où et quand pourrait se faire leur prochaine rencontre? + +Depuis quelque temps notre conversation avait roulé sur les bateaux et +nous avions formé le projet de passer nos vieux jours sur les canaux +de l'Europe. Nous devions faire ces voyages tout à fait à loisir, +tantôt sur une rapide rivière, à la remorque d'un vapeur, tantôt +attendant des chevaux pendant des journées entières à quelque jonction +peu considérable. On devait nous voir nous agiter sur le pont dans +toute la dignité des années, notre barbe blanche tombant sur notre +poitrine. Nous devions être perpétuellement occupés parmi les pots de +couleur, si bien qu'il n'y aurait pas de blanc d'une fraîcheur plus +grande, ni de vert d'une plus belle teinte d'émeraude que le nôtre, +dans tous les bateaux circulant sur les canaux. Il devait y avoir des +livres dans la cabine, des pots à tabac et du vieux Bourgogne aussi +rouge qu'un coucher de soleil en Novembre, et aussi parfumé qu'une +violette en Avril. Il devait y avoir un flageolet dont la Cigarette, +avec un doigté habile, tirerait des sons attendrissants sous les +étoiles, et peut-être, mettant de côté son instrument, élèverait-il la +voix--sa voix un peu plus grêle qu'autrefois, avec, de temps à autre, +un chevrotement que vous appelleriez, si vous vouliez, une roulade +naturelle--en une riche et solennelle psalmodie. + +Toutes ces choses mijotant dans mon esprit me firent désirer aller +à bord d'une de ces habitations idéales de la flânerie. Je n'avais +que l'embarras du choix, tandis que je les côtoyais les unes après +les autres et que les chiens aboyaient après moi, me prenant pour un +vagabond. A la fin j'aperçus un brave vieillard et son épouse qui me +regardaient tous deux avec intérêt. Je leur souhaitai donc le bonjour +et m'arrêtai près de leur bateau. Je débutai par une remarque sur leur +chien qui avait quelque chose du chien d'arrêt. Changeant alors de +sujet, j'adressai à Madame un compliment sur ses fleurs, puis un mot +d'éloge sur leur genre de vie. + +Si vous tentiez pareille expérience en Angleterre, vous recevriez +immédiatement un camouflet. On vous représenterait cette existence +comme méprisable, non sans faire une allusion mordante à votre +meilleur sort. Or ce que j'aime tant en France, c'est la franchise et +l'intrépidité avec laquelle chacun reconnaît sa situation de fortune. +Ils savent tous dans ce pays de quel côté leur pain est beurré, et ils +prennent plaisir à le montrer aux autres, ce qui est à coup sûr ce que +la religion comporte de meilleur; et ils dédaignent de faire la petite +bouche sur leur pauvreté, ce que je considère comme ce qu'il y a de +supérieur dans le courage. J'ai entendu une femme dans une position +tout à fait belle et possédant une fortune assez ronde, parler de son +propre enfant avec une plainte navrante, comme de l'enfant d'un pauvre +homme. Moi, je ne dirais pas pareille chose au duc de Westminster. Et +les Français sont pleins de cet esprit d'indépendance. Peut-être est-ce +le résultat des institutions républicaines, comme ils les appellent. +C'est beaucoup plus vraisemblablement parce qu'il y a si peu de gens +réellement pauvres que ceux qui se plaignent ne sont pas en nombre +suffisant pour se soutenir les uns les autres. + +Les gens du bateau étaient charmés de m'entendre admirer leur +situation. Ils comprenaient parfaitement bien, me dirent-ils, comment +Monsieur enviait le sort. Sans doute Monsieur était riche, et dans ce +cas il lui était loisible de faire une péniche jolie comme un château. +Et ce disant, ils m'invitèrent à monter à bord de leur château d'eau. +Ils s'excusèrent de la pauvreté de leur cabine; ils n'avaient pas été +assez riches pour l'arranger comme elle aurait dû l'être. + +«Le feu aurait dû être ici, de ce côté-ci,» expliquait le mari. +«Ensuite on pourrait avoir un secrétaire au milieu--des livres--et» +(d'une manière générale) «tout. Ça serait tout à fait coquet». Et +il regardait autour de lui, comme si les améliorations étaient déjà +faites. Ce n'était évidemment pas la première fois qu'il avait ainsi +embelli sa cabine en imagination; et à la première bonne affaire qu'il +fera, il faut m'attendre à voir le secrétaire au milieu de la cabine. + +Madame avait trois oiseaux dans une cage. Ce n'était pas grand chose, +expliquait-elle. Les beaux oiseaux étaient si chers! Ils avaient +cherché à se procurer un hollandais l'hiver dernier, à Rouen (Rouen, +pensai-je; est-ce que toute cette demeure, avec ses chiens, ses +oiseaux et ses cheminées fumantes, voyage jusque-là? et a-t-elle la +même simplicité parmi les falaises et les vergers de la Seine qu'au +milieu des vertes plaines de la Sambre?) ils avaient cherché à se +procurer un hollandais l'hiver dernier à Rouen; mais ces oiseaux +coûtent quinze francs pièce,--pensez un peu--quinze francs! + +«Pour un tout petit oiseau», ajouta le mari. + +Comme je continuais à admirer, ces braves gens cessèrent de s'excuser +et se mirent à vanter leur bateau et leur heureuse condition, comme +s'ils avaient été l'Empereur et l'Impératrice des Indes. Ce fut, selon +l'expression usitée en Ecosse, une bonne audition, et cela me fit +voir le monde sous un jour favorable. Si l'on savait combien il est +encourageant d'entendre une personne se vanter, aussi longtemps qu'elle +se vante de ce qu'elle a réellement, je crois qu'on le ferait plus +librement et de meilleure grâce. + +Ils commencèrent à faire des questions sur notre voyage. Il vous aurait +fallu voir comme ils sympathisaient avec nous. Ils semblaient à moitié +disposés à abandonner leur bateau et à nous suivre. + +Mais ces mariniers ne sont que des bohémiens à demi-domestiqués. Cette +demi-domestication se manifesta sous une forme assez jolie. Soudain +le front de Madame s'assombrit. «Cependant», commença-t-elle, et elle +s'arrêta; puis reprenant, elle me demanda si j'étais célibataire. + +--«Oui,» répondis-je. + +--«Et votre ami qui vient de passer il n'y a qu'un instant?» + +Lui non plus n'était pas marié. + +Oh! alors, tout était pour le mieux. Elle ne pouvait pas admettre qu'on +laissât les femmes seules au logis; mais, puisqu'il n'y avait aucune +épouse en jeu, nous faisions ce que nous pouvions faire de mieux. + +--«Veiller aux intérêts de quelqu'un dans le monde», reprit le mari, +«il n'y a que ça. D'autre part, notez bien, si un homme reste fixé +dans son village comme un ours, continua-t-il, il ne voit rien; et +ensuite la mort est la fin de tout et il n'a rien vu.» + +Madame rappela à son mari un Anglais, qui avait remonté ce canal en +bateau à vapeur. + +--«Peut-être M. Moens dans l'Ytene», suggérai-je. + +--«Tout juste», approuva le mari. «Il avait avec lui sa femme et sa +famille avec des domestiques. Il débarquait à toutes les écluses et +demandait les noms des villages aux bateliers ou aux éclusiers, et +alors il les écrivait, il les écrivait. Oh! il écrivait énormément. Je +suppose que c'était un pari.» + +Il y avait là une explication assez plausible pour nos exploits; mais +il semblait assez original de croire qu'un pari fût une raison de +prendre des notes. + + + + +LA CRUE DE L'OISE + + +Le lendemain matin il n'était pas neuf heures que les deux canoës +étaient installés sur une légère charrette de campagne à Etreux. Nous +ne tardâmes pas à les suivre sur la route qui longe une riante vallée +couverte de houblonnières et de peupliers. D'agréables villages étaient +disséminés sur la pente de la colline: notamment Tupigny avec ses +perches à houblon laissant pendre leurs guirlandes jusque dans la rue +et ses maisons tapissées de vignes avec leurs raisins. Il y eut un +faible enthousiasme sur notre passage; les tisserands passaient leurs +têtes aux fenêtres; les enfants criaient, émerveillés à la vue des +deux barquettes, et des piétons en blouse, de connaissance avec notre +charretier, plaisantaient avec lui sur la nature de son chargement. + +Nous essuyâmes une ou deux averses, mais légères et fuyantes. L'air +était pur et doux parmi tous ces champs verts et toutes ces choses +vertes qui poussaient. Rien qui indiquât l'automne, dans le temps. Et +quand à Vadencourt, nous nous embarquâmes au bord d'une petite prairie, +en face d'un moulin, le soleil perça les nuages et fit resplendir +toutes les feuilles dans la vallée de l'Oise. + +Les pluies qui tombaient depuis longtemps avaient gonflé la rivière. +Sur tout le parcours de Vadencourt à Origny, elle courait avec une +rapidité toujours croissante, puisant de nouvelles forces à chaque +mille et se précipitant comme si elle sentait déjà la mer. Jaune et +tumultueuse, l'eau tournoyait en tourbillons irrités parmi les saules +à demi-submergés et battait les bords pierreux d'un clapotis furieux. +Son cours suivait en serpentant sans cesse une vallée étroite et +bien boisée. Tantôt la rivière s'approchait du pied de la colline, +courait en glissant le long de sa base crayeuse, et nous laissait +voir entre les arbres quelques champs de colza s'étendant à perte de +vue. Tantôt elle longeait les murs des jardins derrière les maisons, +où d'un rapide coup d'œil, nous pouvions, par la baie d'une porte, +saisir la silhouette d'un prêtre qui se promenait, dans la lumière +diaprée du soleil. Puis le feuillage formait un mur si épais devant +nous qu'il semblait n'y avoir aucune issue; ce n'était qu'un bouquet +de saules dominés par des ormes et des peupliers, sous lesquels la +rivière courait impétueuse et rapide, traversée par un martin-pêcheur +qui passait comme un morceau de ciel bleu. Sur ces différentes +manifestations de la nature le soleil répandait ses rayons clairs +et catholiques. Sur la surface rapide de la rivière, les ombres se +dessinaient aussi fermes que sur les prairies immobiles. La lumière +scintillait en filets d'or entre les feuilles dansantes des peupliers +et nous permettait de jouir de la vue des collines. Et pendant tout ce +temps, la rivière ne s'arrêtait jamais dans sa course et ne reprenait +jamais haleine; et sur toute la longueur de la vallée les roseaux se +dressaient, frissonnant de la tête aux pieds. + +Il doit y avoir quelque mythe (mais s'il en existe un, je ne le connais +pas) fondé sur le frissonnement des roseaux. Il n'y a guère de choses +dans la nature qui frappent davantage l'œil de l'homme. C'est une +pantomime si éloquente de la terreur; et la vue d'un si grand nombre +de créatures se réfugiant dans tous les creux du rivage comme dans +un sanctuaire inviolable est suffisante pour répandre l'infection de +la crainte dans un esprit faible. Peut-être n'est-ce qu'une question +de froid? et cela n'aurait rien d'étonnant, puisque les roseaux sont +plongés dans l'eau jusqu'à la taille. Ou peut-être ne se sont-ils +jamais accoutumés à la hâte et à la fureur du flux de la rivière ou au +miracle de son corps sans fin? Pan jouait autrefois du chalumeau sur +leurs ancêtres; et ainsi par les mains de sa rivière, il continue à +jouer sur ces récentes générations dans toute la vallée de l'Oise; et +il joue le même air, tout à la fois doux et perçant, pour nous dire ce +qu'il y a de beau et de terrifiant dans le monde. + +Le canoë était comme une feuille dans le courant qui le soulevait, +le secouait et l'emportait en maître; tel un centaure emportant une +nymphe. Pour conserver quelque pouvoir sur la direction des canoës, il +nous fallait beaucoup d'habileté et d'activité dans le maniement de la +pagaie. La rivière avait une telle hâte d'atteindre la mer! Toutes les +gouttes d'eau couraient, prises d'une terreur panique, comme autant +de gens dans une foule épouvantée. Mais y eut-il jamais une foule si +nombreuse et si possédée d'une seule idée? Tous les objets visibles +passaient avec le rythme d'une danse; la vue courait de la même course +que la rivière. Les exigences de chaque moment tendaient tellement les +cordes que notre être vibrait comme un instrument bien accordé et que +le sang, secouant sa léthargie, trottait par tous les grands chemins et +par tous les sentiers des veines et des artères, entrait dans le cœur +et en sortait précipitamment, comme si la circulation n'était qu'un +voyage de vacances et non le labeur quotidien de soixante-dix années. +Les roseaux pouvaient incliner leur tête en guise d'avertissement, +et par leurs gestes tremblants, nous dire que la rivière était aussi +cruelle qu'elle était impétueuse et froide, et que la mort était aux +aguets dans les tourbillons sous les saules. Mais les roseaux devaient +rester où ils étaient et ceux qui restent immobiles sont toujours de +timides conseillers. Pour nous, nous aurions pu crier à tue-tête. A +vrai dire, si cette charmante et magnifique rivière était une invention +de la mort, la vieille coquine grise s'était fameusement trompée à +notre égard. En ce moment l'intensité de ma vie était décuplée. Je +marquais des points contre la mort à chacun de mes coups de pagaie, à +chaque tournant du cours d'eau. J'ai rarement tiré meilleur profit de +ma vie. + +Car à mon avis, nous pouvons considérer notre petite guerre +particulière avec la mort tant soit peu sous ce jour. Si un homme +sait que tôt ou tard il sera dévalisé dans un voyage, il prendra +une bouteille de ce qu'il y a de meilleur dans chaque auberge et +considèrera toutes ses extravagances comme autant de gagné sur les +voleurs: Et ce sera surtout autant de gagné, si au lieu de dépenser +simplement, il fait un placement avantageux d'une partie de son argent, +lorsqu'il n'y aura plus aucun risque de le perdre. De même chaque +moment de vie intense, surtout quand cette vie est pleine de santé, est +autant de gagné sur la mort, la voleuse en gros. Nous aurons d'autant +moins dans nos poches, d'autant plus dans notre estomac, le jour où +elle s'écriera: «Halte là. Votre bourse!» Un rapide cours d'eau est un +de ses artifices favoris, un de ces artifices qui est pour elle chaque +année une source de grands revenus. Mais lorsque viendra pour elle et +pour moi le moment de régler nos comptes, je lui sifflerai au nez, +quand il sera question de ces heures passées sur l'Oise supérieure. + +Au début de l'après-midi, le soleil resplendissant et la gaîté de la +marche nous avaient plongés dans une sorte de douce ivresse. Nous ne +pouvions plus nous contenir; nous ne pouvions plus contenir notre +contentement. Les canoës étaient trop petits pour nous; nous éprouvions +le besoin d'en sortir pour nous dégourdir les jambes sur le rivage. +Et nous nous étendîmes de tout notre long sur le gazon dans une verte +prairie, nous fumâmes un tabac déifiant et proclamâmes le monde +excellent. Ce fut la dernière bonne heure de la journée et je m'y +arrête avec une extrême complaisance. + +D'un côté de la vallée, tout en haut du sommet crayeux de la colline, +un laboureur avec son attelage paraissait et disparaissait à +intervalles réguliers. Chaque fois qu'il se montrait, sa silhouette se +détachait immobile pendant quelques secondes sur le fond du ciel, tout +à fait semblable, au dire de la Cigarette, à un Burns de fantaisie qui +viendrait retourner avec sa charrue la marguerite de la montagne.[3] +C'était le seul être vivant que nous eussions en vue, à moins que nous +ne dussions compter la rivière. + + [3] Allusion à une poésie de Burns intitulée: «_A une Marguerite de + montagne_,» dans laquelle il plaint le sort d'une marguerite qu'il + a retournée et déracinée avec sa charrue. La pièce, très jolie, + comprend 9 strophes de 6 vers chacune. + +De l'autre côté de la vallée, un groupe de toits rouges et un beffroi +se montraient parmi le feuillage. De là quelque sonneur de cloches +inspiré emplissait l'après-midi de la musique d'un carillon. Il y avait +quelque chose de très doux, de très captivant dans l'air qu'il jouait, +et nous pensâmes que nous n'avions jamais entendu de cloches parler +d'une manière si intelligente ou chanter d'une façon aussi mélodieuse. +Ce fut sans doute sur quelque rythme semblable que les fileuses et les +jeunes filles chantaient «Eloigne-toi, ô mort,» dans l'Illyrie[4] de +Shakespeare. Il y a si souvent une note menaçante, quelque chose de +beuglant et de métallique dans la voix des cloches, que nous avons, +je crois, une impression bien plus pénible qu'agréable à les entendre. +Mais tandis que ces cloches sonnaient dans le lointain, tantôt sur un +ton haut, tantôt sur un ton grave, tantôt avec une cadence plaintive +qui captivait l'oreille comme le refrain d'un chant populaire, elles +étaient toujours modérées et mélodieuses, et semblaient être en +harmonie avec l'esprit des endroits tranquilles et rustiques, comme le +bruit d'une chute d'eau ou le babillage d'une colonie de corneilles au +printemps. J'aurais bien demandé la bénédiction du sonneur de cloches, +bon et grave vieillard qui tirait si doucement la corde, au rythme de +ses méditations. J'aurais volontiers béni le prêtre, ou les héritiers, +ou qui que ce soit en France qui s'occupe de ces sortes d'affaires, +qui avaient légué ces harmonieuses vieilles cloches pour égayer +l'après-midi, au lieu de tenir des réunions, de faire des quêtes, et +d'avoir leurs noms imprimés à diverses reprises dans la feuille locale, +pour monter un carillon de substituts d'airain tout flambant neufs +fondus à Birmingham, qui bombarderaient leurs flancs à la provocation +d'un sonneur de cloches tout flambant neuf et rempliraient les échos de +la vallée de terreur et de vacarme. + + [4] Shakespeare. La nuit des rois. Scène IV. Acte II. + + _N. d. T._ + +A la fin les cloches se turent, et avec leur note le soleil se retira. +Le spectacle était fini; la vallée de l'Oise était retombée dans +l'ombre et le silence. Nous nous mîmes à pagayer, le cœur joyeux, +comme des gens qui, après avoir assisté jusqu'au bout à une noble +représentation, retournent au travail. La rivière était plus dangereuse +ici; elle courait plus vite; les tourbillons étaient plus soudains et +plus violents. Pendant toute la descente nous avions eu des difficultés +tout notre soûl. Tantôt c'était un barrage que notre habileté nous +permettait de franchir avec la rapidité d'une flèche; tantôt c'en était +un autre si peu profond et hérissé de tant de pieux qu'il nous fallait +tirer les bateaux de l'eau et les porter au delà. Mais le principal +genre d'obstacles avait pour cause les derniers grands vents. Tous +les deux ou trois cents mètres, un arbre était tombé en travers de +la rivière et en avait ordinairement entraîné plus d'un autre dans +sa chute. Souvent il y avait un passage libre à l'extrémité, et nous +pouvions doubler ce promontoire de feuillage et entendre la succion et +le bouillonnement de l'eau parmi les branches. Souvent aussi, quand +l'arbre s'étendait d'une rive à l'autre, il y avait place pour, en +se rasant, passer en dessous, canoë et tout. Quelquefois il était +nécessaire de monter sur le tronc même et de faire passer les bateaux +en les tirant; et parfois aussi, aux endroits où le courant était trop +impétueux pour agir ainsi, il n'y avait rien à faire que d'atterrir et +de transporter nos bateaux. Ceci fit une belle série d'accidents dans +le trajet du jour et nous tint constamment en éveil. + +Peu de temps après notre rembarquement comme j'étais en tête avec une +longue avance toujours plein d'un noble et joyeux enthousiasme pour le +soleil, la rapidité de notre allure et les cloches d'église, la rivière +fit un de ses sauts de lion à un brusque tournant, et j'aperçus un +autre arbre tombé à une portée de pierre. En un clin d'œil j'eus +baissé mon dossier et je visai un endroit où le tronc semblait assez +élevé au dessus de l'eau et où les branches ne paraissaient pas trop +touffues pour me laisser glisser par dessous. Quand un homme vient de +vouer une éternelle confraternité à l'univers, il n'est pas en état de +prendre de sang-froid de grandes déterminations, et je n'avais pas été +heureusement inspiré en prenant celle-ci, qui aurait pu être pour moi +très importante. L'arbre m'accrocha par la poitrine, et pendant que +je m'efforçais encore de me faire plus mince et de me frayer passage, +la rivière coupa court à tout en m'enlevant mon bateau. L'Aréthuse +pivota, dériva bâbord avant, s'inclina sur le flanc, rejeta tout ce qui +restait encore de moi à bord, et ainsi désencombrée, fila vivement sous +l'arbre, se redressa et s'en alla gaiement au fil de l'eau. + +J'ignore combien de temps je mis à me hisser à force d'efforts sur +l'arbre, auquel j'étais resté cramponné; mais ce fut plus long que +je ne l'aurais désiré. Mes pensées étaient d'un caractère grave et +presque sombre; mais je me cramponnais toujours à ma pagaie. Le courant +m'entraînait par les talons aussi vite que je parvenais à soulever mes +épaules hors de l'eau, et au poids, il me semblait avoir toute l'eau +de l'Oise dans les poches de mon pantalon. Vous ne pourrez jamais +savoir, tant que vous n'en aurez pas fait l'essai, avec quelle sourde +violence une rivière tire sur un homme. La mort elle-même m'avait par +les talons; car c'était ici sa dernière embuscade, et il fallait à +présent qu'elle prît part en personne à la lutte. Et toujours je tenais +ma pagaie. A la fin, je me hissai péniblement jusqu'au ventre sur le +tronc et je restai là, loque mouillée, sans haleine, l'esprit partagé +entre la mauvaise humeur et le sentiment de l'injustice du sort. +Quelle triste figure j'ai dû faire aux yeux de Burns avec son attelage +au sommet de la colline! Mais la pagaie se trouvait toujours dans ma +main. Sur ma tombe, si jamais j'en ai une, je veux que ces mots soient +inscrits: «Il se cramponna à sa pagaie.» + +La Cigarette venait de passer un instant auparavant; il y avait en +effet, comme j'aurais pu l'observer, si j'avais été un peu moins +enthousiasmé de l'univers à ce moment, un passage libre autour du +sommet de l'arbre, du côté le plus éloigné. Il m'avait offert ses +services pour me tirer de là; mais comme j'étais déjà sur les coudes, +j'avais refusé et l'avais envoyé en aval, à la poursuite de la +vagabonde Aréthuse. Le courant était trop rapide pour qu'un homme le +remontât avec un seul canoë, à plus forte raison avec deux sur les +bras. Je rampai donc le long du tronc jusqu'à la rive et je descendis à +pied par les prairies qui bordent la rivière. J'avais tellement froid +que mon cœur était endolori. Je me rendais bien compte par moi-même +à présent de la raison pour laquelle les roseaux frissonnaient si +tristement. J'aurais pu donner une leçon à n'importe lequel d'entre +eux. A mon approche, la Cigarette fit facétieusement remarquer qu'il +pensait que j'étais «en train de prendre de l'exercice»; mais il acquit +bientôt la certitude que c'était le froid qui me faisait claquer des +dents. Je me frictionnai énergiquement avec une serviette et je mis des +vêtements secs, que je tirai du sac en caoutchouc; mais je ne fus plus +le même homme pendant le reste du voyage. Cela me donnait des nausées +de penser que je portais sur moi mes derniers vêtements secs. La +lutte m'avait fatigué; et peut-être, que je le susse ou non, étais-je +quelque peu démoralisé? L'élément dévorant de l'univers avait bondi +sur moi dans cette verte vallée qu'animait un rapide cours d'eau. Les +cloches étaient toutes très jolies à leur façon; mais j'avais entendu +quelques-unes des notes perfides de la musique de Pan. Est-ce que la +traîtresse rivière voulait m'entraîner sous ses eaux par les talons, +vraiment? et paraître si belle tout le temps? En somme, la bonne humeur +de la nature n'était qu'à fleur de peau. + +Il y avait encore un long trajet à faire en suivant les sinuosités du +cours d'eau; la nuit était tombée, et une cloche sonnait tardivement +dans Origny-Sainte-Benoîte, quand nous arrivâmes. + + + + +ORIGNY-SAINTE-BENOITE + +UN JOUR DE REPOS + + +Le lendemain était un Dimanche, et les cloches de l'église n'eurent +guère de repos. En vérité je ne me rappelle aucun autre endroit où l'on +offre aux dévots un choix d'offices aussi varié. Et tandis que les +cloches sonnaient joyeuses dans l'air ensoleillé, tous les chasseurs +avec leurs chiens battaient les betteraves et le colza. + +Dans la matinée un colporteur et sa femme descendirent la rue au pas, +chantant sur un air très lent et très lamentable: «O France, mes +amours.» Cela fit venir tout le monde à sa porte; et lorsque notre +hôtesse appela l'homme chez elle pour lui acheter les paroles, il n'en +restait plus aucun exemplaire. Elle n'était ni la première, ni la +seconde personne à avoir été empoignée par la chanson. Il y a quelque +chose de fort pathétique dans l'amour que professent les Français +depuis la guerre pour les chants patriotiques lugubres. J'ai observé +un garde forestier natif d'Alsace, pendant que quelqu'un chantait +«_Les malheurs de la France_» à un repas de baptême aux environs de +Fontainebleau. Il se leva de table et prenant son fils à part, tout +près de l'endroit où je me tenais: «Ecoute, écoute, dit-il, en posant +la main sur l'épaule du petit garçon, et souviens-toi de ceci, mon +fils.» L'instant d'après il était dehors dans le jardin et je pus +l'entendre sangloter dans l'obscurité. + +L'humiliation de ses armes et la perte de l'Alsace-Lorraine ont +cruellement mis à l'épreuve l'endurance de ce peuple sensible; et les +Français ont encore le cœur bouillant de colère, non pas tant contre +l'Allemagne que contre l'Empire. En quel autre pays verrez-vous un +chant patriotique amener tout le monde dans la rue? Mais l'affliction +exalte l'amour; et nous ne sentirons jamais que nous sommes anglais, +que le jour où nous aurons perdu les Indes. L'Amérique indépendante +est encore le tourment de mon existence. Je ne puis songer sans horreur +au fermier Georges[5] et l'ardeur de mes sentiments pour ma patrie +n'est jamais plus vive que lorsque je vois la bannière étoilée et que +je me rappelle ce qu'aurait pu être notre empire. + + [5] Georges Washington, qui força l'Angleterre à reconnaître + l'indépendance des Etats-Unis. + + N. d. T. + +Le petit livre du colporteur, que j'achetai, était un curieux mélange. +Côte à côte avec les lestes et tapageuses inepties des cafés-concerts +de Paris se trouvaient beaucoup de pièces pastorales qui, à mon avis, +ne manquaient pas d'une certaine teinte de poésie et respiraient cette +brave indépendance qui caractérise la classe pauvre en France. Vous +pouviez y voir combien le bûcheron est fier de sa cognée, et combien +le jardinier dédaigne d'avoir honte de sa bêche. Elle n'était pas très +bien écrite, cette poésie du travail, mais le courage du sentiment +rachetait ce qu'il y avait de faible et de verbeux dans l'expression. +Les pièces guerrières et les patriotiques d'autre part, étaient, toutes +sans exception, des productions larmoyantes et pusillanimes. Le poète +avait passé par les Fourches Caudines; il chantait pour une armée, +visitant, les armes renversées, le tombeau de son antique renommée; +il ne chantait pas la victoire, mais la mort. Dans la collection du +colporteur, il y avait un numéro intitulé «_Conscrits Français_», qui +peut se ranger parmi les poésies lyriques les plus propres à dissuader +de la guerre que l'on ait conservées. Tout homme dans un pareil état +d'esprit serait dans l'impossibilité de se battre. Le conscrit le plus +brave pâlirait si l'on entonnait un tel chant à ses côtés le matin de +la bataille, et des régiments entiers jetteraient leurs armes, rien que +d'en entendre l'air. + +Si ce que dit Fletcher de Saltoun de l'influence des chants nationaux +est vrai, il faut en conclure que la France était tombée bien bas. +Mais du mal sortira le remède, et un peuple d'âme saine et courageuse +se fatigue à la longue de geindre sur ses désastres. Déjà P.......... +a écrit quelques viriles poésies militaires. Elles ne contiennent pas +beaucoup peut-être de ces notes vibrantes qui nous font palpiter le +cœur; elles manquent d'élévation lyrique, et leur mouvement est lent; +mais elles sont écrites dans un esprit grave et stoïque, qui mènerait +les soldats bien loin dans une bonne cause. On sent qu'on confierait +volontiers quelque chose à P......... Ce sera un bonheur, s'il parvient +à inoculer ses compatriotes au point qu'on puisse leur confier le soin +de leur avenir. Et en attendant, ceci est un antidote à «_Conscrits +Français_» et à beaucoup d'autres poésies lugubres. + +Nous avions laissé nos bateaux pendant la nuit sous la garde d'un +individu que nous appellerons _Carnaval_. Je n'ai pas bien saisi son +nom, et peut-être ne fut-ce pas malheureux pour lui, vu que je ne suis +pas à même de le faire passer avec honneur à la postérité? Au cours +de la journée, nous nous rendîmes en nous promenant à la remise de cet +homme et nous y trouvâmes tout un petit rassemblement inspectant les +canoës. Il y avait un gros monsieur très au courant des particularités +de la rivière et brûlant de nous en faire part. Il s'y trouvait aussi +un jeune homme fort élégant, vêtu de noir, sachant un peu d'Anglais, +qui mit aussitôt la conversation sur les régates d'Oxford et de +Cambridge. Il y avait encore trois belles jeunes filles de quinze à +vingt ans, et un vieillard en blouse, que le manque de dents gênait +pour parler et qui avait un fort accent de terroir. Tout à fait l'élite +d'Origny, je suppose. + +La Cigarette avait quelques arrangements secrets à faire à ses agrès +dans la remise; je restai donc seul à faire la parade. Je trouvai que +bon gré mal gré, j'avais aux yeux de ces gens beaucoup d'un héros. +Les dangers de notre voyage faisaient éprouver aux jeunes filles de +petits frissons, et j'aurais eu mauvaise grâce, je pense, à ne pas +continuer la conversation sur le terrain que les dames avaient choisi. +Ma mésaventure de la veille racontée d'un ton dégagé produisit une +profonde impression. + +C'était un nouvel Othello avec pas moins de trois Desdémones et +quelques sénateurs sympathiques à l'arrière-plan. Jamais les canoës ne +reçurent plus de flatteries, ni surtout de flatteries plus délicates. + +«On dirait un violon,» s'écria l'une des jeunes filles extasiée. + +«Je vous remercie de l'expression, mademoiselle, répliquai-je, d'autant +plus qu'il est des gens qui prétendent que cela ressemble à un +cercueil.» + +«Oh! mais c'est réellement comme un violon. Cela a le fini d'un +violon,» continua-t-elle. + +«Et le poli d'un violon,» ajouta un sénateur. + +«On n'a qu'à tendre les cordes», conclut un autre, «et alors +teum-teumté-teum,» fit-il, imitant le résultat avec entrain. + +N'était-ce pas là une gracieuse petite ovation? Où ce peuple +trouve-t-il le secret de ses gentils propos? Je ne puis me l'imaginer, +à moins que le secret ne soit tout bonnement qu'un sincère désir de +plaire. Mais aussi en France il n'y a pas de honte à dire les choses +nettement; tandis qu'en Angleterre, parler comme un livre, c'est +refuser de se résigner aux exigences de la société. + +Le vieillard en blouse entra furtivement dans la remise et informa la +Cigarette, assez mal à propos, qu'il était le père des trois jeunes +filles et de quatre autres encore, un véritable exploit pour un +Français. + +«Vous êtes bien heureux», répondit poliment la Cigarette. + +Et le vieux monsieur, qui était apparemment arrivé à ses fins, +s'esquiva. + +Nous fûmes bientôt dans les meilleurs termes. Les jeunes filles ne +parlaient de rien moins que de partir avec nous le lendemain matin, +s'il vous plaît. Et plaisanterie à part, tout le monde désirait +vivement savoir l'heure de notre départ. Or, quand on va péniblement +se glisser d'un mauvais embarcadère dans son canoë, une foule, pour +amie qu'elle soit, n'est guère à désirer. Aussi leur dîmes-nous +que nous ne partirions pas avant midi; bien que nous fussions +intérieurement décidés à nous en aller à dix heures au plus tard. + +Vers le soir nous sortîmes de nouveau pour mettre quelques lettres +à la poste. Il faisait frais et bon. A part un ou deux marmots qui +nous suivaient comme ils auraient pu suivre une ménagerie, ce long +village était absolument désert. Les collines et les cimes des +arbres s'élevaient de tous côtés dans l'air clair, et les cloches +carillonnaient de nouveau pour un autre office. + +Soudain nous aperçûmes les trois jeunes filles, debout avec une +quatrième sœur, en face d'un magasin, sur le large trottoir de la +grand'route. Nous avions bien ri avec elles peu auparavant, à coup sûr. +Mais que voulait l'étiquette à Origny? Si elles s'étaient trouvées dans +un chemin de campagne, nous n'aurions naturellement pas hésité à leur +parler; mais ici, sous les yeux de toutes les commères, devions-nous +même seulement les saluer? Je consultai la Cigarette. + +«Regardez», dit-il. + +Je regardai. Il y avait bien encore les quatre jeunes filles à la même +place; mais à présent, quatre dos étaient tournés vers nous, bien +cambrés et conscients de ce qu'ils faisaient. Le caporal Modestie avait +donné le mot d'ordre, et le piquet bien discipliné avait fait demi-tour +comme un seul homme. Elles gardèrent cette formation tout le temps que +nous fûmes en vue; mais nous entendîmes leurs rires étouffés, tandis +que celle des jeunes filles que nous n'avions pas rencontrée riait à +gorge déployée et même regardait l'ennemi par dessus l'épaule. Je me +demande s'il n'y avait là que de la modestie, après tout, ou s'il ne +fallait pas y voir une sorte de provocation campagnarde. + +Comme nous retournions à l'auberge, nous vîmes flotter quelque chose +dans le vaste champ du ciel, que dorait le soleil couchant, par dessus +les falaises crayeuses et les arbres qui les couronnent. C'était trop +haut, trop grand et trop immobile, pour que ce fût un cerf-volant; +et comme c'était noir, ce ne pouvait pas être une étoile. En effet, +quand bien même une étoile serait noire comme de l'encre et rugueuse +comme une noix, le soleil baigne si abondamment le ciel de ses rayons +qu'elle serait pour nous aussi étincelante qu'une source de lumière. +Le village était parsemé de gens qui regardaient en l'air. Les enfants +étaient en révolution tout le long de la rue et bien loin sur la route +droite qui gravit la colline, où nous pouvions encore les voir courir +en groupes détachés. C'était un ballon, apprîmes-nous, qui avait quitté +Saint-Quentin ce soir-là, à cinq heures et demie. C'est avec le plus +grand calme que la majorité des grandes personnes prenaient la chose. +Mais nous étions anglais et nous fûmes bientôt à courir au haut de +la colline avec les plus rapides. Voyageurs nous aussi, quoique en +petit, nous aurions voulu voir descendre ces autres voyageurs. Le +spectacle était fini, lorsque nous atteignîmes le sommet de la colline. +Le ciel avait perdu tout l'éclat de ses teintes dorées, et le ballon +avait disparu. Où? je me le demande; enlevé dans le septième ciel? ou +descendu à terre sans accident, quelque part dans cette étendue bleue +irrégulière, où la grand'route allait se plonger et se fondre à nos +yeux? Les aéronautes étaient probablement déjà à se chauffer devant +une cheminée de ferme; car on dit qu'il fait froid dans ces régions +inhospitalières de l'air. La nuit tombait rapidement. Les arbres du +bord de la route et les curieux désappointés, revenant à travers +les prairies, se détachaient en noir sur la petite bande rouge du +soleil couchant. L'autre côté présentait un spectacle plus gai. Nous +descendîmes donc la colline, avec la pleine lune, de la couleur d'un +melon, suspendue bien haut au dessus de la vallée boisée, et derrière +nous, les blanches falaises que teintait légèrement de rouge le feu des +fours à chaux. + +Les lampes étaient allumées et, tout le long de la rivière, dans +Origny-Sainte-Benoîte, les ménagères préparaient la salade du souper. + + + + +ORIGNY-SAINTE-BENOITE + +NOS COMPAGNONS DE TABLE + + +Malgré notre arrivée tardive au dîner, nos compagnons de table nous +offrirent du vin mousseux. «Voilà comme nous sommes en France», dit +l'un d'entre eux. «Ceux qui s'asseyent à notre table sont nos amis.» Et +les autres d'applaudir. + +Ils étaient trois en tout; trio bizarre que ces gens avec qui nous +devions passer le dimanche. + +Deux d'entre eux étaient des hôtes comme nous. Tous deux étaient du +Nord. L'un vermeil et replet, la barbe et la chevelure épaisses et +noires, l'intrépide chasseur de France, qui revendiquait comme une +prouesse la prise d'une alouette ou de tout autre menu gibier si petit +qu'il fût. Pour un homme si grand, si bien portant, dont la chevelure +n'avait rien à envier à celle de Samson, aux artères charriant +des seaux de sang rouge, se vanter de ces exploits infinitésimaux +produisait aux yeux de tous un sentiment de disproportion semblable à +celui que produirait un marteau-pilon employé à casser des noisettes. +L'autre était un homme tranquille et résigné, blond, lymphatique et +triste, quelque peu l'air d'un Danois: «Tristes têtes de Danois!» comme +avait coutume de dire Gaston Lafenestre. + +Je ne dois pas laisser passer ce nom sans un mot pour le meilleur de +tous les bons garçons, maintenant descendu dans la tombe. Nous ne +verrons plus jamais Gaston dans son costume de forêt--tout le monde +l'appelait Gaston, non par manque de respect, mais par affection,--nous +ne l'entendrons plus jamais réveiller les échos de Fontainebleau des +sons du cor de chasse, jamais plus son bon sourire ne fera la paix +parmi les artistes de toutes races et ne mettra l'Anglais à l'aise +en France comme en son pays. Jamais plus les moutons, qui n'étaient +pas plus doux que lui, ne poseront inconsciemment pour son laborieux +crayon. Il mourut trop prématurément, au moment où, tel un jeune +arbre qui pousse de frais bourgeons et donne ses premières fleurs, il +commençait à produire des choses dignes de lui. Et cependant aucun de +ceux qui l'ont connu ne pensera qu'il a vécu en vain. Je n'ai jamais +connu un homme si petit, pour qui cependant j'ai éprouvé une si vive +affection. J'ai la preuve que les autres éprouvaient le même sentiment, +quand je vois jusqu'à quel point ils avaient appris à le comprendre et +à l'estimer. Elle fut grande, certes, l'influence qu'il exerça, tant +qu'il se trouva parmi nous; il avait un rire frais; cela vous faisait +du bien de le voir: et quelque tristesse qu'il ait pu avoir au cœur, +il montrait toujours une physionomie pleine d'audace et d'entrain et +prenait les pires coups de la fortune comme les averses du printemps. +Mais à présent, sa mère est assise seule à la lisière de la forêt de +Fontainebleau, où il cueillait des champignons au temps de sa jeunesse +difficile et pauvre. + +Beaucoup de ses tableaux trouvèrent acquéreurs de l'autre côté de +la Manche, outre ceux qui lui furent volés, lorsqu'un lâche Yankee +l'abandonna seul à Londres avec, pour toute ressource, quatre sous +anglais dans sa poche et peut-être deux fois autant de mots d'anglais. +Si parmi ceux qui liront ces lignes, il est quelqu'un qui ait une étude +de moutons, à la manière de Jacques, signée de ce brave garçon, qu'il +se dise que l'un des plus bienveillants et des plus honnêtes des hommes +a contribué à décorer sa demeure. Il se peut qu'il y ait de meilleurs +tableaux à l'académie de peinture; mais parmi les générations de +peintres, pas un n'eut meilleur cœur. Précieuse aux yeux du maître de +l'humanité, nous disent les psaumes, est la mort de ses saints. Elle +devait être bien précieuse, car elle coûte très cher, la mort, quand +par un coup du sort, elle laisse une mère dans la désolation et fait +descendre au tombeau avec César et les douze apôtres celui qui mettait +la paix dans une société et veillait à l'y maintenir. + +Il y a quelque chose qui manque parmi les chênes de Fontainebleau; +et quand on apporte le dessert à table, à Barbizon, tous les regards +convergent vers la porte dans l'attente d'une figure disparue. + +Le troisième de nos compagnons à Origny n'était rien moins que le mari +de l'hôtesse; pas l'hôte à proprement parler, puisqu'il travaillait +lui-même dans une fabrique pendant le jour et qu'il ne venait dans +sa maison à lui que le soir, en qualité de pensionnaire; un homme +usé par une excitation perpétuelle, au point de n'avoir plus que la +peau et les os, presque chauve, les traits anguleux, les yeux vifs et +brillants. Samedi, en décrivant une aventure insignifiante advenue +dans une chasse au canard, il cassa une assiette en mille pièces. +Chaque fois qu'il faisait une remarque, il regardait tout autour de +la table, le menton levé, une étincelle de lumière verte dans les +yeux, en quête d'approbation. Son épouse paraissait de temps en temps +à la porte de la salle, où elle surveillait le dîner, avec un «Henri, +vous vous oubliez», ou un «Henri, vous pouvez assurément causer sans +faire tant de bruit.» En vérité c'était là une chose que le brave +garçon ne pouvait faire. A la chose la plus insignifiante ses yeux +s'enflammaient, son poing massacrait la table et sa voix grondait, +retentissante comme les roulements du tonnerre. Je n'ai jamais vu un +homme pareil: un vrai feu d'artifice. Je crois qu'il avait le diable +au corps. Il avait deux expressions favorites: «C'est logique» ou +«c'est illogique», suivant les cas; et cette autre, qu'il lança avec +un certain air de bravade, comme on pourrait déployer une bannière, au +commencement de plus d'une longue et ronflante histoire: «Je suis un +prolétaire, vous voyez». En vérité nous le voyions très bien. Dieu me +garde de le rencontrer un fusil à la main dans les rues de Paris! Ce +sera un mauvais quart d'heure pour tout le monde. + +Ses deux phrases représentaient très bien, pensai-je, ce qu'il y a +de bon et de mauvais dans sa classe et jusqu'à un certain point dans +son pays. C'est une excellente chose de dire ce que l'on est sans en +rougir, bien qu'il soit d'un goût douteux de le répéter trop souvent +dans une soirée. Je n'admirerais pas cela chez un duc, naturellement; +mais par le temps qui court, le trait est honorable chez un ouvrier. +D'autre part, ce n'est pas du tout une excellente chose de s'appuyer +sur la logique et sur notre logique en particulier; car elle est +généralement erronée. Nous ne savons jamais où nous devons finir, une +fois que nous commençons à suivre les mots et les docteurs. Il existe +au cœur même de l'homme un fond de loyauté plus digne de confiance que +tout syllogisme, et les yeux, comme les sympathies et les appétits, +savent une ou deux choses qui n'ont pas encore été controversées. Des +raisons, il y en a autant que de grains de sable dans le désert, et +comme les coups de poing, elles servent impartialement tous les partis. +Ce n'est pas à leurs preuves que les doctrines doivent leur maintien +ou leur chute, et elles ne sont logiques qu'autant qu'elles sont +intelligemment appliquées. Un habile controversiste, pas plus qu'un +habile général, ne démontre la justice de sa cause. Mais la France est +partie tout entière à la remorque de deux ou trois grands mots et il +se passera quelque temps avant qu'elle ne reconnaisse que ce ne sont +que des mots, quelque grands qu'ils soient; et une fois cela fait, +peut-être trouvera-t-elle la logique moins divertissante. + +Les détails de la journée de chasse firent les premiers frais de la +conversation. Quand tous les chasseurs d'un village chassent _pro +indiviso_ sur le territoire du village, il est évident qu'il doit +surgir bien des questions d'étiquette et de priorité. + +«Supposez», s'écriait l'hôte brandissant une assiette, «que voici +un champ de betteraves. Bon! Moi, je suis ici. J'avance, n'est-ce +pas? Eh bien! sacristi!» et le récit, devenant plus bruyant, de se +précipiter en un feu roulant de jurons retentissants, pendant que +l'orateur promène autour de la table ses regards fiévreux, en quête de +sympathie, et que chacun, pour avoir la paix, incline la tête en signe +d'assentiment. + +L'homme du nord au teint vermeil nous raconta quelques-unes de ses +prouesses dans le maintien de l'ordre; notamment son aventure avec un +marquis. + +«Marquis» dis-je, «un pas de plus et je vous brûle la cervelle. Vous +avez commis une vilenie, marquis.» + +Là-dessus, paraît-il, le marquis porta la main à sa casquette et se +retira. + +L'hôte applaudit bruyamment. «A la bonne heure,» dit-il. «Il a fait +tout ce qu'il pouvait faire. Il a admis qu'il avait tort.» Puis une +avalanche de jurons. Lui non plus n'aimait pas les marquis, mais il +avait en lui le sentiment de la justice, ce prolétaire qu'était notre +hôte. + +Des sujets de chasse la conversation passa insensiblement à une +comparaison entre Paris et la province. Et le prolétaire de faire +retentir la table comme un tambour sous une volée de coups de poing +à la louange de Paris. «Qu'est-ce que c'est que Paris? Paris, +c'est la crème de la France. Il n'y a pas de Parisiens; c'est tout +le monde, c'est vous, c'est moi qui sommes les Parisiens. On a +quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de faire son chemin à Paris.» +Et il traça un tableau animé de l'ouvrier, dans un réduit pas plus +grand qu'une niche à chien, fabriquant des articles qui devaient se +répandre dans le monde entier. «Eh bien! quoi, c'est magnifique ça!» +s'écria-t-il. + +L'homme du nord à l'air triste intervint pour faire l'éloge de la vie +du paysan; il pensait Paris mauvais pour les hommes et les femmes. «La +centralisation,» disait-il... + +Mais l'hôte lui coupa brutalement la parole. C'était tout ce qu'il y +avait de plus logique, lui montra-t-il, tout ce qu'il y avait de plus +magnifique. «Quel spectacle! quel coup d'œil!» Et les plats de danser +sur la table sous une canonnade de coups. + +Dans le dessein de faire la paix, je hasardai quelques mots à la +louange de la liberté d'opinion en France. Je n'aurais guère pu tomber +plus mal. Il y eut un silence soudain, et tous hochèrent la tête d'une +façon significative. Ils ne goûtaient évidemment pas le sujet, et ils +me donnèrent à entendre que le triste homme du nord était un martyr de +ses opinions. «Demandez-lui un peu,» dirent-ils. «Oui, demandez-lui un +peu.» + +«Oui, monsieur,» fit-il de son air calme, me répondant, bien que je +n'eusse pas parlé. «J'ai bien peur qu'il n'y ait moins de liberté +d'opinion en France que vous vous l'imaginez.» Là-dessus, il baissa les +yeux et sembla considérer le sujet comme épuisé. + +Ceci excita vivement notre curiosité. Comment ou pourquoi, ou quand +ce commis-voyageur lymphatique avait-il été martyrisé? Nous conclûmes +immédiatement que c'était à cause de quelque question religieuse et +nous évoquâmes nos souvenirs de l'Inquisition, tirés principalement +de l'horrible histoire de Poë et du sermon qu'on trouve dans Tristram +Shandy, je crois. + +Le lendemain nous eûmes l'occasion d'approfondir la question; car, +levés de très bonne heure pour éviter toute démonstration de sympathie +à notre départ, nous trouvâmes notre héros debout avant nous. Il +déjeunait de vin blanc et d'oignons crus, afin sans doute de rester +dans son rôle de martyr. Nous eûmes avec lui une longue conversation +et, en dépit de sa réserve, nous découvrîmes ce que nous voulions. +Mais voici quelque chose de vraiment curieux. Il semble possible que +deux Ecossais et un Français discutent pendant une longue demi-heure +et qu'ils aient, chacun selon sa nationalité, une idée différente en +vue pendant tout ce temps. Ce ne fut que tout à fait à la fin, que +nous découvrîmes que son hérésie avait été une hérésie politique, ou +qu'il soupçonna notre méprise. Les termes et l'esprit dans lesquels il +parlait de ses croyances politiques étaient, à nos yeux, appropriés aux +croyances religieuses. Et vice versa. + +Rien ne saurait mieux caractériser les deux pays. La politique est +la religion de la France; «satanée religion», comme aurait dit Nanty +Ewart; tandis que nous, dans notre pays, nous réservons la majeure +partie de notre acharnement pour toutes les divergences d'opinion +sur un livre d'hymnes ou sur un mot hébreu, que peut-être aucun des +adversaires ne saurait traduire. Et peut-être, cette conception fausse +est-elle le type de beaucoup d'autres, qui peuvent n'être jamais +redressées, non seulement entre gens de races différentes, mais entre +gens de sexes différents. + +Quant au martyre de notre ami, voici ce qu'il en était. Cet homme était +un Communiste ou peut-être seulement un Communard, ce qui est chose +bien différente. Cela lui avait fait perdre plus d'une situation. Je +crois qu'il avait aussi essuyé un refus dans une demande en mariage; +mais peut-être avait-il une façon sentimentale de considérer les +affaires qui me trompa. C'était quoiqu'il en soit, une créature douce +et paisible et j'espère que depuis lors, il a obtenu une meilleure +situation et épousé une femme plus digne de lui. + + + + +AU FIL DE L'OISE + +EN ROUTE POUR MOY + + +Carnaval commença par nous exploiter d'une façon notoire. Nous trouvant +de facile composition, il regretta de nous avoir laissés partir à +si bon compte, et me prenant à part, il me débita une histoire à +dormir debout avec, pour morale, une autre pièce de cent sous à +donner au narrateur. L'absurdité de la chose sautait aux yeux; je +payai cependant. Mais abandonnant aussitôt toute cordialité, je le +tins à sa place, comme un inférieur, avec une dignité glaciale toute +britannique. Il vit en un instant qu'il était allé trop loin et qu'il +avait tué la poule aux œufs d'or. Sa figure s'allongea; je suis sûr +qu'il m'aurait remboursé, s'il avait seulement pu imaginer un prétexte +convenable. Il m'invita à boire avec lui, mais je ne voulus rien +accepter. Il devint d'une tendresse pathétique dans ses déclarations, +mais je marchai silencieux à côté de lui, ou je lui répondis avec une +politesse hautaine, et en arrivant au débarcadère, je donnai le mot à +la Cigarette en argot anglais. + +Malgré la fausse piste que nous avions indiquée la veille, il pouvait +bien y avoir cinquante personnes sur le pont. Nous nous montrâmes aussi +aimables que possible avec tous, sauf avec Carnaval. Nous fîmes nos +adieux et nous donnâmes une poignée de mains au vieux monsieur qui +connaissait la rivière et au jeune homme qui savait un peu d'anglais; +mais pour Carnaval, pas un mot. Pauvre Carnaval, voilà qui était une +humiliation! Lui qui s'était si bien identifié avec les bateaux, qui +avait donné des ordres en notre nom, qui avait exhibé les canoës, et +même les canotiers, comme une exposition particulière de choses lui +appartenant, se voir à présent ainsi couvert de honte en public par les +lions de sa caravane! Je n'ai jamais vu personne l'air plus penaud. Il +restait derrière, en suspens, s'avançant timidement de temps à autre, +lorsqu'il croyait à quelque symptôme que notre humeur s'adoucissait, et +se reculant à la hâte lorsqu'il rencontrait un regard froid. Espérons +que cela lui servira de leçon. + +Je n'aurais pas mentionné la peccadille de Carnaval si la chose n'avait +été si rare en France. Ce fut, par exemple, le seul cas où dans tout +notre voyage on n'agit pas avec probité à notre égard, et même où +on nous écorcha un peu. Nous parlons beaucoup de notre probité en +Angleterre. Eh bien! il est bon de se tenir sur ses gardes partout où +l'on entend de grandes déclarations sur un très petit trait de vertu. +Si les Anglais pouvaient seulement entendre comment on parle d'eux à +l'étranger, ils pourraient rester chez eux, pendant un certain temps, +pour remédier à cet état de choses, et peut-être, même après cela, +faire moins leurs embarras. + +Les jeunes demoiselles, les grâces d'Origny, n'assistaient pas à +notre départ; mais, lorsque après un tournant, nous atteignîmes le +second pont, ah! mon Dieu! le pont était noir de curieux. Nous fûmes +bruyamment acclamés, et des garçons et des filles nous accompagnèrent +pendant un bon moment, en courant le long de la rive sans cesser leurs +acclamations. Le courant aidant nos pagaies, nous allions comme des +hirondelles. Ce n'était pas une petite affaire que d'aller de conserve +avec nous sur la rive boisée. Mais les filles se retroussèrent comme +si elles étaient sûres d'avoir la jambe bien faite, et nous suivirent +jusqu'au moment où elles furent hors d'haleine. Les dernières à se +fatiguer furent les trois grâces et deux de leurs compagnes. Et +lorsqu'elles en eurent assez elles aussi, celle des trois qui tenait la +tête, sauta sur une souche d'arbre et de la main envoya un baiser aux +canotiers. Diane elle-même, bien que notre jeune fille eût plutôt l'air +d'une Vénus, n'aurait pu faire une chose gracieuse plus gracieusement. +«Revenez encore,» s'écria-t-elle; et les autres lui firent écho, et +les collines autour d'Origny répétèrent: «Revenez». Mais la rivière +nous fit tourner à un coude en un clin d'œil, et nous fûmes seuls avec +les arbres verts et l'eau courante. + +Revenir? On ne revient pas, mes jeunes demoiselles, sur l'impétueux +courant de la vie. + + Le marchand s'incline devant l'étoile du marin, + Du soleil le laboureur reçoit sa moisson. + +Et tous nous devons régler nos montres sur l'horloge du destin. Il y a +un flot impétueux, irrésistible, qui emporte l'homme et ses fantaisies +comme un fétu et court rapide au sein du temps et de l'espace. Elle +est pleine de détours, comme ce flot, votre sinueuse rivière de +l'Oise; elle s'attarde et retourne dans de charmants sites agrestes; +et cependant, si on y songe bien, elle ne retourne jamais, jamais. En +effet, quand bien même elle revisiterait le même arpent de prairie dans +la même heure, elle aura décrit une vaste courbe entre-temps; beaucoup +de petits ruisseaux s'y seront jetés; le soleil aura pompé une grande +partie de ses eaux; et quand même ce serait le même arpent, ce ne sera +plus la même rivière Oise. Et ô grâces d'Origny, quand bien même la +fortune vagabonde de ma vie me ramènerait aux lieux où vous attendez +l'appel de la mort au bord de la rivière, ce ne sera plus le vieux moi +qui parcourra la rue; et ces épouses et ces mères, dites, est-ce que ce +sera vous? + +Il n'y avait positivement pas à se tromper sur l'Oise. Dans ces parties +supérieures de son cours, elle était toujours prodigieusement pressée +d'atteindre la mer. Elle courait si vite et si allègre à travers tous +les méandres de son lit, que je me foulai le pouce en luttant avec les +rapides et qu'il me fallut pagayer tout le reste du parcours une main +retournée. Parfois elle devait desservir des moulins et comme elle +n'était encore qu'une petite rivière, ses eaux très basses couraient +dans l'intervalle, laissant à sec une bonne partie de son lit. Il +nous fallait sortir les jambes du bateau, et à l'aide des pieds nous +pousser hors des sables du fond. Et cependant elle continuait son +chemin, chantant parmi les peupliers et faisant une verte vallée dans +le monde. Après une bonne femme, un bon livre et du tabac, il n'est +rien sur terre d'aussi agréable qu'une rivière. Je lui ai pardonné +d'avoir attenté à ma vie; après tout cela était imputable en partie +aux vents déchaînés du ciel qui avaient abattu l'arbre, en partie à +la mauvaise direction que j'avais imprimée à mon canoë, et pour une +tierce partie seulement, à la rivière elle même; encore n'était-ce pas +par méchanceté, mais par suite de sa grande préoccupation à atteindre +la mer. Et ce n'était pas peu de chose, car les détours qu'elle avait +à faire sont innombrables. Les géographes semblent avoir renoncé à les +noter, car je n'ai trouvé aucune carte qui représentât les méandres +sans fin de son cours. Un fait en dira plus qu'aucun d'entre eux. Après +avoir, pendant quelques heures, trois si je ne me trompe, filé le +long des arbres à ce galop de casse-cou toujours le même, quand nous +arrivâmes dans un hameau et que nous demandâmes où nous étions, nous +n'étions pas à plus de quatre kilomètres d'Origny. Si ce n'avait été +pour l'honneur de la chose (selon le dicton écossais), il eût presque +autant valu ne pas bouger. + +Nous mangeâmes un morceau dans une prairie au milieu d'un +parallélogramme de peupliers. Les feuilles dansaient et babillaient +dans le vent tout autour de nous. La rivière pendant ce temps +continuait à se hâter et semblait gronder contre notre retard. Peu +nous importait. La rivière savait où elle allait; nous, pas; d'autant +moindre était notre hâte, là où nous trouvions d'agréables séjours +et un théâtre riant pour fumer une pipe. A cette heure les agents de +change étaient à vociférer à la Bourse de Paris pour le deux ou le +trois pour cent. Mais nous ne nous inquiétions pas plus d'eux que du +cours d'eau qui glissait à nos pieds et nous sacrifiions une hécatombe +de minutes aux dieux du tabac et de la digestion. La hâte est la +ressource de ceux qui manquent de foi. Pour un homme qui a confiance +en son propre cœur ainsi qu'en celui de ses amis, demain est aussi bon +qu'aujourd'hui. Et s'il meurt dans l'intervalle, eh bien! il meurt, +voilà tout, et la question est résolue. + +Il nous fallut prendre le canal au cours de l'après-midi, parce que, +à l'endroit où il traverse la rivière, il y avait non pas un pont, +mais un siphon. Sans un énergumène qui se trouvait sur la rive, nous +filions droit dans le siphon, et c'en était dès lors fini pour nous +de pagayer. Sur le chemin de halage nous rencontrâmes un homme, un +monsieur, que notre voyage intéressa beaucoup. Et je fus témoin d'une +étrange «attaque de mensonge» qu'eut la Cigarette. Celui-ci, parce que +son couteau venait de Norvège, raconta toutes sortes d'aventures de +ce pays, où il n'avait jamais mis les pieds. Il avait tout à fait la +fièvre à la fin, et il allégua qu'il était possédé du démon. + +Moy (prononcez Moÿ) était un charmant petit village, groupé autour d'un +château dans un bas-fond. L'air était parfumé du chanvre des champs +avoisinants. Au Mouton d'Or nous fûmes parfaitement traités. Des obus +allemands venant du siège de la Fère, des figurines de Nuremberg, +des poissons rouges dans un bocal et toutes sortes de bibelots +embellissaient la salle publique. L'aubergiste était une bonne grosse +mère, toute simple et myope; il s'en fallait de fort peu qu'elle ne fût +un vrai cordon bleu. Elle se doutait un peu elle-même de ses hautes +capacités. Après avoir envoyé chaque plat, elle venait dans la salle +inspecter un instant le dîner, de ses yeux ridés et clignotants: «c'est +bon, n'est-ce pas?» disait-elle. Et lorsqu'elle avait reçu une réponse +convenable, elle disparaissait dans la cuisine. Ce plat tout ordinaire +en France, des perdrix aux choux, devint une chose nouvelle à mes +yeux, au Mouton d'Or. Cela eut pour conséquence de me procurer d'amers +désappointements dans beaucoup de dîners subséquents. Bien doux fut +notre repos au Mouton d'Or à Moy. + + + + +LA FÈRE DE MAUDITE MÉMOIRE + + +Nous nous attardâmes à Moy une bonne partie de la journée, car nous +aimions à philosopher et par principe, nous détestions de faire de +longues étapes et de partir de grand matin. L'endroit en outre invitait +au repos. Des gens en costume de chasse soigné sortaient du château +avec des fusils et des gibecières; et c'était réellement un plaisir +de rester derrière, pendant que ces élégants chercheurs de plaisirs +choisissaient la première heure du jour pour s'amuser. De cette façon +tout le monde peut être aristocrate et jouer le duc parmi les marquis +et le monarque régnant parmi les ducs, s'il ne veut que les surpasser +en tranquillité. Un maintien imperturbable vient d'une patience +parfaite. Les esprits calmes ne sont sujets ni à la perplexité ni à la +crainte; mais ils continuent, dans la fortune comme dans l'infortune, +à marcher leur pas, comme une horloge pendant les coups de tonnerre +d'un orage. + +Nous mîmes une toute petite journée pour nous rendre à la Fère; mais +le crépuscule tombait et une petite pluie avait commencé, que nous +n'avions pas encore remisé les bateaux. La Fère est une ville fortifiée +dans une plaine; elle possède une double ceinture de remparts. Entre la +première et la seconde s'étend une région de terrains incultes et de +parcelles cultivées. Çà et là le long de la route, se trouvaient des +affiches défendant au nom du génie militaire d'y pénétrer. Enfin une +seconde porte nous donna accès dans la ville elle-même. Les fenêtres +éclairées respiraient la gaieté, et des bouffées de bonne cuisine s'en +échappaient, imprégnant l'air. La ville était pleine de réservistes, en +route pour les grandes manœuvres, et les soldats marchaient rapidement, +vêtus de leurs formidables capotes. Splendide, cette soirée, pour qui +la passerait à l'abri à dîner et à écouter la pluie sur les fenêtres. + +Nous ne pouvions la Cigarette et moi assez nous féliciter de cette +perspective, car on nous avait dit qu'il y avait un hôtel hors ligne +à la Fère. Nous allions faire un si bon dîner! dormir dans de si bons +lits! et pendant tout ce temps, la pluie «pleuvrait» sur les gens sans +abri par toute cette région couverte de peupliers. Cela nous faisait +venir l'eau à la bouche. L'hôtel portait le nom de quelque animal des +bois, cerf ou biche, j'ai oublié lequel. Mais je n'oublierai jamais +comme il nous parut spacieux et éminemment habitable, lorsque nous en +fûmes tout près. La porte cochère était vivement illuminée, non par +intention, mais grâce à la simple superfluité des feux et des lumières +de la maison. Un bruit de nombreux plats entrechoqués arrivait à nos +oreilles. Une nappe vaste comme un champ s'offrait à nos regards; la +cuisine avait l'éclat d'une forge et fleurait comme un jardin de choses +à manger. + +C'est dans cette cuisine, sanctuaire intime et cœur physiologique d'une +hôtellerie, avec tous ses fourneaux en action, tous ses dressoirs +chargés de viandes, que vous devez à présent nous supposer faisant +notre entrée triomphale, tels deux marchands de chiffons et d'os, +mouillés, et portant chacun à la main un sac de caoutchouc souple. Je +ne crois pas avoir une image bien exacte de cette cuisine; mais elle +me parut remplie des nombreuses calottes blanches des cuisiniers, qui +tous se retournèrent de dessus leurs casseroles et nous regardèrent +avec surprise. Nul doute quant à la patronne, néanmoins; elle était là, +commandant son armée, la face empourprée, l'air courroucé, ne sachant +où donner de la tête. A elle je demandai poliment,--trop poliment, au +dire de la Cigarette--, si nous pouvions avoir des chambres; elle, +cependant, nous toisant froidement de la tête aux pieds. + +«Vous trouverez des chambres dans le faubourg», fit-elle remarquer. +«Nous avons trop à faire pour nous occuper de pareils à vous.» + +Si nous pouvions entrer, changer de vêtements et commander une +bouteille de vin, j'avais la certitude de pouvoir arranger les choses. +Aussi dis-je: «Si nous ne pouvons coucher, rien ne s'oppose du moins à +ce que nous dînions,» et j'allais déposer mon sac. + +Terrible fut la convulsion de la nature qui se produisit alors dans +le visage de la patronne. Elle se précipita vers nous, et frappant du +pied: «Sortez! sortez! à la porte!» vociféra-t-elle. + +Je ne sais comment cela se fit; mais l'instant d'après, nous étions +dehors, sous la pluie et dans les ténèbres, et je maugréais devant la +porte cochère comme un mendiant désappointé. Où étaient les canotiers +belges? où, le juge et ses bons vins? où, les grâces d'Origny? Noire, +noire était la nuit après la cuisine flamboyante; mais qu'est-ce que +c'était auprès de la noire tristesse qui régnait dans nos cœurs? Ce +n'était pas la première fois qu'on refusait de me loger. Maintes et +maintes fois, j'ai projeté ce que je ferais, si pareille mésaventure +m'arrivait encore. Et rien n'est plus facile à projeter. Mais quant +à mettre cela à exécution, le cœur tout bouillant devant l'outrage, +essayez un peu, une fois seulement, et vous me direz ce que vous avez +fait. + +C'est fort beau de parler de vagabonds et de moralité. Soyez seulement +six heures sous la surveillance de la police, comme cela m'est +arrivé, ou qu'on vous chasse brutalement d'un hôtel, vous verrez si +cela ne change pas vos vues sur le sujet aussi bien qu'une série de +conférences. Tant que vous restez dans les régions supérieures, tout le +monde s'inclinant devant vous sur votre passage, il semble que tout est +pour le mieux dans les arrangements de la société; mais que vous vous +trouviez une fois sous les roues, et vous enverrez la société à tous +les diables. Je donne quinze jours d'une pareille existence aux gens +les plus respectables; après quoi, je n'offrirai pas un rouge liard de +ce qui leur restera de moralité. + +Pour ma part, lorsque je fus jeté hors de l'hôtel du Cerf, ou de la +Biche, ou de quoi que ce fût, j'aurais mis le feu au temple de Diane, +s'il eût été à ma portée. Il n'y avait pas de crime assez complet +pour exprimer ma désapprobation des institutions humaines. Quant à la +Cigarette, je n'ai jamais vu un homme si changé. «On nous a encore +pris pour des marchands,» dit-il. «Grand Dieu, qu'est ce que ce doit +être, quand on est réellement un marchand?» Chacune des parties du +corps de l'hôtesse était pour lui un sujet de plaintes. Timon était un +philanthrope comparé à lui. Et quand il était au plus haut point de +sa parabole de malédictions, il s'interrompait soudain et se mettait +d'une voix larmoyante à prendre les pauvres en commisération. «Plaise à +Dieu,» disait-il, et je ne doute pas que sa prière n'ait été exaucée, +«que je ne manque jamais de politesse envers un marchand!» Etait-ce là +l'imperturbable Cigarette? Etait-ce bien lui? Ô changement qui dépasse +tout ce qu'on peut dire, penser ou croire! + +Pendant ce temps le ciel pleurait sur nos têtes, et les fenêtres +devenaient plus brillantes à mesure que croissait l'obscurité de la +nuit. Nous nous traînions péniblement par les rues de la Fère; nous +voyions des magasins et des maisons particulières où des gens dînaient +copieusement; nous voyions des écuries où des chevaux de trait avaient +le foin et la paille fraîche en abondance; nous voyions quantité de +réservistes, qui se désolaient beaucoup de leur sort par cette nuit +humide, je n'en doute pas, et soupiraient après leurs foyers rustiques. +Mais chacun d'eux n'avait-il pas sa place dans les casernes de la Fère? +Et nous, qu'avions-nous? + +Il semblait qu'il n'y eût pas d'autre hôtel dans la ville entière. On +nous donnait des indications que nous suivions de notre mieux avec, +pour résultat, en général, de nous ramener sur le théâtre de notre +disgrâce. Nous étions tout ce qu'il y avait de plus navrés, pendant +que nous parcourions la Fère, et la Cigarette avait déjà résolu de se +coucher sous un peuplier et de dîner à même une miche de pain. Mais +juste à l'autre extrémité, la maison qui fait suite à la porte de la +ville était pleine de lumière et d'agitation: «A la croix de Malte. +Bazin, aubergiste, loge à pied». Telle était l'enseigne. Là nous fûmes +reçus. + +La salle était pleine de bruyants réservistes qui buvaient et fumaient; +et nous fûmes au comble de la joie, lorsque les tambours et les +clairons se mirent à parcourir les rues et que tous les soldats sans +exception durent saisir vivement leurs shakos et partir à la hâte pour +leurs casernes. + +Bazin était un homme de haute taille, avec une tendance marquée à +l'embonpoint, à la voix douce, au visage délicat et paisible. Nous +lui demandâmes de prendre un verre de vin avec nous, mais il refusa +donnant pour excuse qu'il avait fait raison aux réservistes toute la +journée. Il constituait un type d'ouvrier aubergiste, bien différent de +l'individu braillard et disputeur d'Origny. Lui aussi aimait Paris, +où il avait travaillé comme peintre décorateur dans sa jeunesse. Il y +avait là de telles occasions de s'instruire par soi-même, disait-il. +Et pour celui qui aurait lu la description par Zola de la noce de +l'ouvrier visitant le Louvre, il serait bon d'avoir entendu Bazin +en manière d'antidote. Il avait fait ses délices des musées dans sa +jeunesse. «On y voit de petits miracles de travail», disait-il; «c'est +ce qui forme un bon ouvrier; cela fait jaillir une étincelle.» Nous lui +demandâmes comment il vivait à la Fère. «Je suis marié», dit-il, «et +j'ai mes jolis enfants. Mais franchement ce n'est pas une vie. Du matin +au soir je fais raison à des tas d'assez braves gens qui ne savent +rien». + +Avec la nuit le temps s'éclaircit et la lune sortit des nuages. Nous +étions assis devant la porte, causant doucement avec Bazin. Au corps +de garde, en face, la garde devait continuellement présenter les +armes, car les trains d'artillerie de campagne ne cessaient de rentrer +en ville à grand fracas émergeant de la nuit, ou des patrouilles de +cavaliers passaient au trot, enveloppés dans leurs manteaux. Madame +Bazin sortit un moment après. Fatiguée d'avoir travaillé toute la +journée, je suppose, elle se blottit amoureusement contre son mari, +appuyant la tête contre sa poitrine. Lui avait son bras autour du cou +de sa femme et ne cessait de lui tapoter gentiment l'épaule. Je pense +que Bazin avait raison et qu'il était réellement marié. De combien peu +de gens en peut-on dire autant! + +Les Bazin ne surent guère jusqu'à quel point ils nous furent précieux. +Ils nous comptèrent la chandelle, la nourriture et la boisson, et +les chambres où nous dormîmes. Mais la note ne mentionnait pas la +conversation agréable du mari, ni le joli spectacle de leur vie +conjugale. Et (autre chose encore qu'ils ne nous firent pas payer) +leur politesse nous releva réellement dans notre propre estime. Nous +avions soif de considération; toute saignante encore était la plaie que +l'insulte avait laissée dans nos cœurs et la politesse avec laquelle +on nous traitait semblait nous rendre le rang que nous avions dans le +monde. + +Comme nous payons peu notre passage dans la vie! Bien que nous ayons +continuellement la bourse à la main, la meilleure partie du service +reste sans rémunération. Mais j'aime à croire qu'une âme reconnaissante +donne autant qu'elle reçoit. Peut-être les Bazin surent-ils combien je +les aimais? Peut-être furent-ils, eux aussi, guéris de quelques manques +d'égards par les remerciements que je leur fis à ma façon? + + + + +AU FIL DE L'OISE + +A TRAVERS LA VALLÉE DORÉE + + +En aval de la Fère la rivière court à travers une étendue de libre +campagne pastorale, verte, opulente, chère aux éleveurs, nommée la +Vallée dorée. Les eaux en larges nappes vont sans cesse d'un galop +rapide et régulier visiter les champs et leur donner la verdure. Des +vaches, des chevaux et de petits baudets capricieux broutent ensemble +dans les prairies et descendent en troupes au bord de la rivière +pour s'abreuver. Ils font un effet étrange dans le paysage, surtout +lorsqu'on les voit, saisis de peur, galoper çà et là avec leurs formes +et leurs faces peu harmonieuses. Cela semble donner la sensation des +vastes pampas que rien ne limite et des troupeaux des peuples nomades. +Dans le lointain à droite et à gauche s'élevaient des collines; et +d'un côté, la rivière bordait parfois les contreforts boisés de Coucy +et de Saint-Gobain. + +L'artillerie faisait les écoles à feu à la Fère; et bientôt le canon +du ciel se joignit à ce jeu bruyant. Deux continents de nuages se +rencontrèrent et échangèrent des salves par dessus notre tête; tandis +que tout autour de l'horizon nous pouvions voir le soleil briller dans +l'air limpide sur les collines. Les coups de canon et les roulements +de tonnerre semèrent l'épouvante parmi tous les troupeaux de la vallée +dorée. Nous pûmes les voir remuer la tête et courir çà et là craintifs +et indécis; puis leur résolution une fois prise, quand le baudet suivit +le cheval et la vache le baudet, nous pûmes entendre le tonnerre +de leurs sabots résonner bien loin sur les prairies. Cela avait un +son martial, comme les charges de cavalerie. Et somme toute, en ce +qui concerne l'ouïe, nous eûmes une très émouvante pièce guerrière +représentée pour notre amusement. + +Enfin le bruit des canons et du tonnerre cessa; le soleil brillait sur +les prairies humides; l'air était embaumé de l'haleine des arbres et du +gazon joyeux; et la rivière continuait infatigablement à nous porter en +avant de son pas le plus rapide. Il y avait un district manufacturier +aux environs de Chauny, et après cela, les berges s'élevaient si haut +qu'elles cachaient le pays adjacent et que nous ne pouvions plus +rien voir que l'argile des bords et les saules l'un après l'autre. +Seulement, çà et là nous passions auprès d'un village ou d'un bac, et +un enfant sur la rive fixait sur nous ses regards émerveillés, jusqu'à +notre disparition au premier tournant. Nous avons dû, sans aucun doute, +continuer à pagayer dans les rêves de cet enfant pendant plus d'une +nuit ensuite. + +Le soleil et les averses alternaient comme le jour et la nuit, rendant +les heures plus longues par la fréquence de leurs variations. Quand +les averses étaient violentes, je sentais chaque goutte pénétrer à +travers mon jersey et heurter ma peau tiède; et l'accumulation de ces +petits chocs me mettait presque hors de moi. Je décidai d'acheter un +mackintosh à Noyon. Ce n'est rien d'être mouillé; mais le tourment que +produisait chacune de ces piqûres de froid sur tout mon corps au même +instant me faisait flageller l'eau comme un fou avec ma pagaie. Cet +état d'exaspération amusait beaucoup la Cigarette et lui fournissait un +autre spectacle que les berges d'argile et les saules. + +Sans cesse la rivière courait en se glissant comme un voleur aux +endroits resserrés ou tourbillonnait aux tournants avec un remous; tout +le long du jour, les saules s'inclinaient et étaient minés par le pied; +les berges d'argile s'écroulaient. L'Oise qui avait mis tant de siècles +à faire la _Vallée dorée_ semblait avoir changé d'idée et s'acharner +à détruire son œuvre. Quelle quantité de choses fait une rivière en +suivant simplement les lois de la pesanteur dans l'innocence de son +cœur! + + + + +LA CATHÉDRALE DE NOYON + + +Noyon s'élève à environ un mille de la rivière, dans une petite plaine +entourée de collines boisées, et couvre entièrement une éminence de ses +toits de tuiles que domine une longue cathédrale au dos droit, avec +deux tours raides. A mesure que nous pénétrions dans la ville, les +toits de tuiles semblaient escalader la colline, grimpant les uns sur +les autres dans le désordre le plus bizarre; mais malgré tous leurs +efforts, ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la cathédrale qui +se dressait solennelle par dessus tout. Plus les rues se rapprochaient +de ce génie tutélaire, à travers la place du marché sous l'hôtel de +ville, plus elles se faisaient vides et calmes. Des murs nus et des +fenêtres à volets fermés faisaient face au grand édifice, et l'herbe +poussait sur la blanche chaussée. «Ote tes souliers de tes pieds, +car l'endroit où tu marches est une terre sacrée.» L'hôtel du Nord +allume ses flambeaux profanes à quelques pas de l'église dont nous +eûmes la magnifique aile orientale devant les yeux toute la matinée, de +la fenêtre de notre chambre à coucher. J'ai rarement contemplé l'aile +orientale d'une église avec une plus complète sympathie. Avec ses trois +larges terrasses qui s'avancent en saillie, et sa base qui s'étend +largement sur le sol, elle ressemble à la poupe de quelque grand et +vieux bâtiment de guerre. Des arcs-boutants au dos creux portent des +vases qui figurent les fanaux d'arrière. Il y a un roulis dans le +sol et les tours ne font qu'apparaître par-dessus le faîte, comme +si le brave vaisseau s'inclinait paresseusement par dessus la crête +d'une énorme vague de l'Atlantique. A tout moment une fenêtre pouvait +s'ouvrir, quelque vieil amiral y passer un tricorne et procéder à une +observation. Les vieux amiraux ne sillonnent plus la mer, les vieux +vaisseaux de guerre sont tous démolis et ne vivent plus que dans les +tableaux; mais celui-ci, qui était une église, bien avant qu'on pensât +jamais à eux, est toujours une église et a toujours aussi grand air +au bord de l'Oise. La cathédrale et la rivière sont probablement les +deux choses les plus vieilles à plusieurs kilomètres à la ronde, et +certainement, elles ont toutes deux une magnifique vieillesse. + +[Illustration: Ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la +cathédrale (p. 204).] + +Le sacristain nous conduisit au sommet de l'une des tours et nous +montra les cinq cloches suspendues dans leur campanile. Vue de là-haut +la ville était un pavé de mosaïque de toits et de jardins; la vieille +ligne des remparts se distinguait sans peine; et le sacristain nous +montra au loin, à travers la plaine, entre deux nuages, les tours de +Château-Coucy. + +Je ne me fatigue jamais des grandes églises. C'est le genre de paysages +de montagne que je préfère. L'homme ne fut jamais si bien inspiré que +lorsqu'il fit une cathédrale, cette chose aussi une et aussi belle +qu'une statue au premier regard, et cependant, aussi vivante et aussi +intéressante à l'examen qu'une forêt vue en détail. Il ne faut pas +mesurer les clochers d'après les règles de la trigonométrie; ils sont +d'une petitesse absurde; et cependant, comme ils sont élevés pour l'œil +admirateur! Et là où nous avons tant d'élégantes proportions dont +l'une donne naissance à l'autre pour se fondre en un seul tout, il +semble que la proportion se soit surpassée elle-même et soit devenue +quelque chose de différent et de plus imposant. Ce fut toujours pour +moi une chose insondable qu'un homme osât élever la voix pour prêcher +dans une cathédrale. Que peut-il dire qui ne soit quelque chose de +bien au-dessous? Car malgré les sermons nombreux et variés que j'ai +entendus, je n'en ai jamais entendu un seul qui fût aussi expressif +qu'une cathédrale. C'est le meilleur des prédicateurs, et elle prêche +nuit et jour, vous disant non seulement l'art et les aspirations +de l'homme dans le passé, mais éveillant dans votre âme d'ardentes +sympathies; ou plutôt, comme tous ceux qui prêchent bien, elle fait +de vous votre propre prédicateur, et chacun est en dernier ressort son +propre directeur spirituel. + +Comme j'étais assis devant l'hôtel au cours de l'après-midi, le +tonnerre harmonieux et gémissant de l'orgue s'échappant de l'église +flottait dans l'air comme un appel. Il ne me déplaisait pas, étant +donné ma passion pour le théâtre, d'assister à un ou deux actes de la +pièce; mais je ne pus jamais bien me rendre compte de la nature du +service que j'avais sous les yeux. Quatre ou cinq prêtres et autant +de choristes chantaient le Miserere devant le grand autel, lorsque +j'entrai. Il n'y avait d'autre assistance que quelques vieilles sur +des chaises, et quelques vieux agenouillés à même le pavé. Un moment +après, un long cortège de jeunes filles, marchant deux à deux, chacune +portant à la main un cierge allumé, et toutes vêtues de noir avec un +voile blanc, sortit de derrière l'autel et se mit à descendre la nef, +les quatre premières portant une Vierge à l'enfant sur une civière. +Les prêtres et les choristes agenouillés se relevèrent et s'avancèrent +à la suite des jeunes filles en chantant «_Ave Maria_». Dans cet ordre +ils firent le tour de la cathédrale, passant deux fois devant l'endroit +où j'étais appuyé contre un pilier. Le prêtre qui semblait occuper le +plus haut rang était un étrange vieillard aux yeux baissés. Ses lèvres +ne cessaient de marmotter des prières, mais comme il me regardait dans +les ténèbres, il ne me fit pas l'effet de les dire du fond du cœur. +Deux autres qui avaient la charge de tout le chant étaient de solides +gaillards de quarante ans, l'air soldatesque et brutal, l'œil hardi de +gens trop nourris. Ils chantaient à tue-tête et lançaient l'_Ave Maria_ +comme un refrain de garnison. Les petites filles étaient timides et +graves. En remontant lentement la nef latérale chacune jeta un rapide +regard sur l'anglais, et la grosse nonne qui remplissait le rôle de +maîtresse de cérémonies lui fit absolument perdre contenance en le +fixant. Quant aux choristes, du premier au dernier ils se comportèrent +mal, comme seuls des jeunes garçons peuvent le faire, et ils gâtèrent +cruellement la cérémonie par leurs singeries. + +Je saisis en grande partie l'esprit de ce qui se passait. Il serait +certes difficile de ne pas comprendre le Miserere, que je considère +comme l'œuvre d'un athée. S'il est jamais bon de se mettre au cœur +une telle désespérance, le Miserere est la musique convenable, et une +cathédrale une scène appropriée. Jusque là, je suis d'accord avec les +Catholiques (singulière appellation qu'ils se donnent, après tout). +Mais pourquoi, au nom de Dieu, ces choristes de jour de fête? pourquoi +ces prêtres qui glissent des regards errants dans l'assistance, tout en +feignant d'être en prières? Pourquoi cette grosse dondon de nonne qui +met tant de rudesse à diriger sa procession et secoue par le bras les +jeunes vierges en défaut? Pourquoi ces crachements, ces reniflements, +ces oublis de clefs, et les mille et une petites mésaventures, qui +troublent un état d'âme qu'on a laborieusement établi, grâce au +plain-chant et à la musique de l'orgue? Les révérends-pères n'ont qu'à +aller dans la première salle de spectacle venue pour voir ce qu'on peut +faire avec un peu d'art, et comme il est nécessaire, pour susciter les +hauts sentiments, d'exercer les figurants et de faire mettre chaque +siège à la place convenable. + +Il est encore une chose qui m'affligea. Je pouvais supporter un +Miserere, moi; car je venais de prendre depuis peu beaucoup d'exercice +en plein air. Mais j'aurais voulu voir ailleurs les vieillards. Ce +n'était ni le genre de musique, ni le genre de théologie convenable +pour des hommes et des femmes qui à cette époque de leur existence ont +passé par la plupart des accidents et ont probablement une opinion à +eux sur l'élément tragique de la vie. Une personne avancée en âge peut +en général se faire à elle-même son propre miserere; et cependant, +je remarque qu'elle aime mieux faire du Jubilate Deo son chant +ordinaire. En somme, le meilleur exercice religieux pour les gens âgés +consiste à se remémorer leur propre expérience; tant d'amis morts, tant +d'espérances déçues, tant d'erreurs et de faux pas; mais aussi, tant +de jours brillants et de sourires de la providence. Il y a sûrement là +matière à un sermon très éloquent. + +En somme, tout cela m'avait pénétré d'une solennelle gravité. Dans la +petite carte coloriée représentant tout notre «_Voyage à la pagaie +sur le continent_», que mon imagination conserve encore, et déroule +parfois pour l'amusement de mes moments de loisir, la cathédrale de +Noyon figure à une échelle absurde et doit occuper presque autant de +place qu'un département. Je vois encore le visage des prêtres, comme +s'ils étaient à mes côtés; et j'entends encore _Ave Maria, ora pro +nobis_ résonner à travers l'église. Pour moi tout Noyon est effacé par +ces souvenirs qui dominent tout, et je n'ai cure d'en dire davantage +sur la ville. Elle n'était tout au plus qu'un amoncellement de toits +bruns, où les gens, je crois, mènent dans le calme une vie très +honorable. Mais l'ombre de l'église tombe sur elle quand le soleil est +bas, et la sonnerie des cinq cloches porte dans tous les quartiers +l'annonce que l'orgue a commencé à se faire entendre. Si jamais je me +rallie à l'église de Rome, ce sera à condition d'obtenir l'évêché de +Noyon-sur-Oise. + + + + +AU FIL DE L'OISE + +EN ROUTE POUR COMPIÈGNE + + +Les gens les plus patients finissent par se lasser d'être +continuellement mouillés par la pluie; sauf bien entendu, dans les +«Hautes-terres» d'Ecosse où il n'y a pas assez d'intervalles de beau +temps pour qu'on s'aperçoive de la différence. Tel semblait devoir +être notre cas le jour où nous quittâmes Noyon. Je ne me rappelle +rien du voyage; ce ne fut rien que des berges d'argile, des saules et +de la pluie, une pluie incessante, impitoyable, battante, jusqu'au +moment où nous nous arrêtâmes pour manger un morceau dans une petite +auberge, à Pimprez, où le canal longeait la rivière de très près. Nous +avions si triste mine, trempés comme nous l'étions, que l'aubergiste +alluma quelques brins de bois dans la cheminée pour nous réconforter. +Nous nous assîmes là au milieu d'un nuage de vapeur, nous lamentant +sur notre situation. Le mari jeta sa gibecière sur ses épaules et +partit à longues enjambées pour la chasse; sa femme s'assit dans un +coin éloigné à nous observer. Je crois que nous valions bien la peine +d'être regardés. Nous grommelions sur notre infortune de la Fère; +nous prévoyions d'autres La Fères dans l'avenir--bien que les choses +allassent mieux avec la Cigarette pour truchement; il avait infiniment +plus d'aplomb que moi et possédait une façon cavalière et péremptoire +d'aborder une aubergiste, qui annihilait la mauvaise impression que +faisaient nos sacs de caoutchouc. D'avoir parlé de la Fère cela nous +fit causer des réservistes. + +«Faire ses vingt-huit jours», dit-il, «semble une assez piètre façon de +passer ses vacances d'automne». + +«A peu près aussi piètre», répliquai-je avec abattement, «que d'aller +en canoë». + +«Ces messieurs voyagent pour leur agrément»? demanda l'aubergiste avec +une inconsciente ironie. + +C'en était trop. Les écailles nous tombèrent des yeux. Une autre +journée de pluie et, c'était bien décidé, nous mettions nos bateaux +dans le train. + +Le temps se le tint pour dit: Nous avions reçu notre dernière «douche». +L'après-midi le temps se mit au beau; de grands nuages voyageaient +encore dans le ciel, mais seuls maintenant, traçant leur route au +milieu de l'immensité azurée; et un coucher de soleil offrant les +tons les plus délicats du rose et de l'or inaugura une nuit obscure +et étoilée et un mois de beau temps ininterrompu. En même temps la +rivière commençait à nous laisser voir un peu mieux dans la campagne. +Les berges n'étaient plus si hautes; il n'y avait plus de saules sur +les rives, et de riantes collines s'élevaient tout le long de son cours +dessinant leur profil sur le ciel. + +Peu après le canal arrivant à sa dernière écluse commença à déverser +ses maisons d'eau dans l'Oise, en sorte que nous n'eûmes plus à +craindre le manque de compagnie. Ici se trouvaient tous nos amis: le +Deo Gratias de Condé et les quatre fils Aymon descendaient joyeusement +le fil de l'eau avec nous. Nous échangeâmes des plaisanteries de +circonstance avec le batelier perché au milieu de ses gaffes, ou +avec le conducteur, enroué d'avoir braillé après ses chevaux, et les +enfants vinrent à notre passage nous regarder par dessus bord. Nous +n'avions jamais remarqué combien les bateaux nous manquaient; mais une +impression d'incomparable douceur s'empara de nous, lorsque nous vîmes +la fumée s'élever de leurs cheminées. + +Un peu en aval de cette jonction, nous fîmes une autre rencontre +d'importance plus grande encore, car c'est là que nous fûmes rejoints +par l'Aisne, déjà bien loin de sa source, mais toute fraîche sortie +de la Champagne. Ici finissait l'adolescence de l'Oise; c'était le +jour de son mariage; dès lors elle s'avança majestueuse et pleine +jusqu'aux bords, ayant conscience de sa dignité et des diverses digues +qu'il avait fallu lui élever. Elle devenait un trait calme dans le +tableau. Les arbres et les villes se voyaient dans ses eaux comme dans +un miroir. Elle portait allègrement les canoës sur sa large poitrine; +il n'était pas besoin de lutter beaucoup contre les tourbillons, mais +l'oisiveté passait à l'ordre du jour, et nous n'avions qu'à filer tout +droit, plongeant la pagaie tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sans +intelligence ni effort. Il nous venait vraiment un temps calme à tous +égards, et nous étions emportés vers la mer comme des «gentlemen». + +Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes à Compiègne: beau profil +de ville au-dessus de la rivière. Au delà du pont un régiment défilait +tambour battant. Des gens flânaient sur le quai, les uns pêchant, +les autres contemplant paresseusement la rivière. Et tandis que nous +filions rapidement sur l'eau devant eux, nous pûmes les voir montrer +du doigt les canoës et se parler entre eux. Nous abordâmes à un lavoir +flottant où les lessiveuses battaient encore leur linge. + + + + +A COMPIÈGNE + + +Nous descendîmes à Compiègne dans un grand hôtel plein de mouvement, où +personne ne remarqua notre présence. + +La réserve et le militarisme (comme disent les Allemands) y dominaient. +Un camp de tentes blanches en forme de cône, hors de la ville, avait +l'air d'un feuillet détaché d'une bible illustrée. Des ceinturons +décoraient les murs des cafés, et les rues ne cessaient de retentir +toute la journée d'airs de musique militaires. Impossible d'être +anglais, sans éprouver un sentiment d'orgueil, car les hommes qui +suivaient les tambours étaient petits et marchaient mal. Chacun +s'inclinait à son angle et cahotait à sa guise en marchant. Il n'y +avait rien chez eux de la superbe allure avec laquelle un régiment de +«_highlanders_» de haute taille s'avance musique en tête, solennel +et inévitable comme un phénomène naturel. Quel est l'homme qui, après +avoir vu ce spectacle, peut oublier le tambour major marchant devant, +les peaux de tigre des tambours, les «plaids» ondoyants des joueurs de +flûte, l'étrange et élastique rythme du régiment entier, touchant le +sol en cadence, et le coup de la grosse caisse, lorsque les cuivres +cessent et que les fifres aigus reprennent l'air martial à leur place? + +Une jeune anglaise en pension en France commença à dépeindre à ses +compagnes françaises un de nos régiments à la parade, et tout en +allant, elle me dit que le souvenir se faisait si vif, elle devint si +fière d'être la compatriote de tels soldats et si triste de se trouver +dans un autre pays, que la voix lui manqua et qu'elle fondit en larmes. +Je n'ai jamais oublié cette jeune fille et, selon moi, il s'en faut de +bien peu qu'elle ne mérite une statue. L'appeler une jeune demoiselle, +avec toutes les futiles associations d'idées que fait naître ce mot, +serait lui faire insulte. En tous cas, elle peut être sûre d'une chose, +c'est que quand bien même elle n'épouserait jamais un héroïque général, +quand bien même sa vie n'aurait aucun résultat grand et immédiat, elle +n'aura pas vécu en vain pour son pays natal. + +Mais, bien que les soldats français ne payent pas de mine à la parade, +en marche ils sont gais, alertes, pleins de bonne volonté, comme une +troupe de chasseurs de renards. Je me rappelle avoir vu un jour une +compagnie traverser la forêt de Fontainebleau, sur la route de Chailly, +entre le Bas Bréau et la Reine Blanche. L'un des soldats marchait +un peu avant les autres et chantait à tue-tête un audacieux chant +de marche. Derrière lui ses camarades remuaient leurs pieds et même +balançaient leur fusil en cadence. Un jeune officier avait toutes les +peines du monde à garder son sérieux en entendant les paroles. Vous +n'avez jamais rien vu d'aussi gai et d'aussi spontané que leur allure; +les écoliers ne montrent pas plus d'ardeur au jeu de la poursuite, et +vous auriez pensé qu'il était impossible de fatiguer des marcheurs si +pleins de bonne volonté. + +Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l'hôtel de ville. Je raffolai +de l'hôtel de ville. C'est un monument d'un tourmenté tout gothique, +tout garni de tourelles, de gargouilles et de taillades, et décoré +d'une demi-douzaine de fantaisies architecturales. Quelques-unes des +niches sont dorées et peintes, et dans un grand panneau carré, au +centre, en relief noir sur fond d'or, se dresse, monté sur un cheval +en marche, Louis XII, la main sur la hanche et la tête rejetée en +arrière. On voit percer dans chacun de ses traits une arrogance royale. +Le pied dans l'étrier saille insolemment sur le cadre; l'œil est dur, +orgueilleux; le cheval même semble prendre plaisir à fouler aux pieds +les serfs prosternés, et avoir le souffle de la trompette dans les +naseaux. Ainsi chevauche à jamais, sur la façade de l'hôtel de ville, +le bon roi Louis XII, père de son peuple. + +Par dessus la tête du roi, dans la haute tourelle centrale, apparaît +le cadran d'une horloge, et un peu au dessus, trois petits personnages +mécaniques, chacun un marteau à la main, dont le rôle est de +carillonner les heures, les demies et les quarts, pour les bourgeois +de Compiègne. Celui du centre a une cuirasse dorée, les deux autres +portent des hauts de chausses dorés, et tous trois ont d'élégants +chapeaux à larges bords comme des cavaliers. A mesure que l'aiguille +approche du quart, ils tournent la tête et se regardent sciemment les +uns les autres; et alors, ding font les trois marteaux s'abattant sur +les trois petites cloches placées au-dessous. L'heure suit, profonde +et sonore, à l'intérieur de la tour; et les trois personnages dorés se +reposent de leur travail. + +[Illustration: Ce qui me charma le plus à Compiègne, fut +l'Hôtel-de-Ville (p. 225).] + +Je pris à leurs manœuvres un plaisir vif et sain, et j'eus grand soin +de manquer aussi peu de leurs représentations que possible. Et je +remarquai que même la Cigarette, tout en faisant mine de dédaigner mon +enthousiasme, était de son côté un spectateur plus ou moins assidu. +Il y a quelque chose d'extrêmement absurde à exposer de pareils joujoux +aux outrages de l'hiver au haut d'un édifice. Ils seraient mieux à leur +place sous globe, en face d'une horloge de Nuremberg. La nuit surtout, +lorsque les enfants sont couchés et que les grandes personnes même +ronflent dans leurs draps, ne semble-t-il pas impertinent de laisser +ces personnages couleur pain d'épices à se regarder et à tinter pour +les étoiles et pour la lune qui monte au firmament. Il paraît assez +naturel que les gargouilles contorsionnent là haut leur face simiesque, +assez naturel que le potentat chevauche son destrier, semblable à un +centurion dans une vieille estampe allemande représentant la _Via +Dolorosa_; mais les joujoux devraient être serrés dans une boîte, +enveloppés dans de l'ouate, jusqu'au lever du soleil et jusqu'au moment +où les enfants sont de nouveau dehors à s'amuser. + +Au bureau de poste de Compiègne un gros paquet de lettres nous +attendait, et, chose qui n'arriva qu'en cette occasion, les employés +nous les remirent assez poliment sur notre simple demande. + +On peut en quelque sorte dire que notre voyage se termine avec ce sac +de lettres à Compiègne. Le charme était rompu. Dès ce moment nous +étions en partie de retour chez nous. + +On ne devrait avoir aucune correspondance quand on voyage. C'est bien +assez déjà d'avoir à écrire mais il n'y a rien qui tue toute sensation +de vacances comme de recevoir des lettres. + +«C'est hors de mon pays et de moi-même que je vais». Je veux faire +un plongeon pendant un certain temps dans de nouvelles conditions +de vie, comme je plongerais dans un autre élément. Je n'ai rien à +faire avec mes amis ou mes affections pendant ce temps. Quand je +suis parti, j'ai laissé mon cœur chez moi dans un bureau ou je l'ai +envoyé en avant avec mon porte-manteau m'attendre à ma destination. +Mon voyage terminé, je ne manquerai pas de lire vos lettres avec +l'attention qu'elles méritent. Mais j'ai dépensé tout cet argent, +remarquez bien, et j'ai donné tous ces coups de pagaie, à seule fin +d'être au loin; et cependant, vous me retenez chez moi avec vos +perpétuelles communications. Vous tirez sur la corde, et je sens que +je suis un oiseau attaché. Vous me poursuivez par toute l'Europe de +ces petites vexations que je voulais éviter par mon départ. Il n'y a +pas de libération dans la guerre de la vie, je le sais bien; mais n'y +aura-t-il pas seulement une semaine de congé? + +Nous étions debout à six heures, le jour où nous devions partir. On +avait si peu fait attention à nous que c'est à peine si je pensais +qu'on daignerait nous présenter une note. Mais on n'y manqua pas; il +y eut même quelques articles salés. Nous payâmes poliment à un commis +désintéressé et nous quittâmes l'hôtel avec les sacs de caoutchouc +sans être remarqués. Personne ne se soucia de savoir quoi que ce fût +de nous. Impossible de se lever avant un village; mais Compiègne +était devenue une si grande ville qu'elle prenait ses aises le matin, +et nous étions levés et bien loin, qu'elle était encore en robe de +chambre et en pantoufles. Les rues étaient abandonnées aux gens qui +lavaient les escaliers des portes; personne n'était en grande toilette, +sauf les cavaliers sur l'hôtel de ville. Ils étaient bien lavés par +la rosée, tout pimpants sous leur dorure; leurs visages respiraient +l'intelligence et le sentiment de la responsabilité professionnelle. +Kling firent-ils sur les cloches pour la demie de six heures, comme +nous passions. Je trouvai bien gentil de leur part de me faire ce +compliment d'adieu; jamais ils ne furent mieux en forme, pas même le +dimanche à midi. + +Il n'y avait personne à nous voir partir que les laveuses +matinales--matinales et pourtant en retard--qui déjà portaient leur +linge dans leur lavoir flottant sur la rivière. Très gaies avec quelque +chose de matinal dans leurs manières, elles plongeaient hardiment leurs +bras dans l'eau, sans paraître saisies du froid. Ce serait un travail +décourageant pour moi que ce début matinal et cette première immersion +froide, un travail tout ce qu'il y a de plus décourageant. Mais je +crois qu'elles auraient aussi peu volontiers changé de condition avec +nous que nous avec elles. Elles se pressèrent à la porte pour nous +regarder partir dans les minces brouillards ensoleillés étendus sur +la rivière, et nous accompagnèrent de leurs cordiales acclamations +jusqu'au moment où nous eûmes dépassé le pont. + + + + +AUTRES TEMPS + + +A un certain point de vue, on peut dire que ces brouillards ne se +levèrent jamais de dessus notre voyage; et depuis ce moment jusqu'à +la fin, ils flottent très denses dans mon carnet de notes. Aussi +longtemps que l'Oise avait été une petite rivière campagnarde, elle +nous avait fait passer tout contre les portes des maisons et nous +pouvions causer avec les habitants des champs riverains; mais à présent +qu'elle était devenue si large, nous n'apercevions plus qu'à distance +ce qui se passait le long des bords. Il y avait la même différence +qu'entre une grand'route et un petit sentier de campagne qui se promène +à travers des jardins. Nous nous trouvions maintenant dans des villes +où personne ne nous importunait par ses questions; l'onde nous avait +portés au milieu de la vie civilisée où les gens passent sans se +saluer. Dans les endroits où les habitants sont clairsemés, nous tirons +de chaque rencontre tout le parti possible; est-ce une ville, nous ne +sortons plus de nous-mêmes et ne disons plus un mot, hors que nous ne +marchions sur les pieds de quelqu'un. Dans ces eaux-là nous n'étions +plus désormais des bêtes curieuses et personne ne supposait que nous +fussions venus d'au delà de la ville voisine. Je me rappelle qu'à notre +entrée dans l'Isle-Adam par exemple, nous rencontrâmes des bateaux +de plaisance par douzaines, sortant pour l'après-midi, et il n'y +avait rien pour distinguer le véritable voyageur du promeneur, sauf, +peut-être, la malpropreté de ma voile. Est-ce que la compagnie à bord +de l'un des bateaux ne pensa pas reconnaître en moi un voisin? Fut-il +jamais rien de plus blessant? Voilà où tout le roman en était tombé. +Naguère, sur la haute Oise où, en général, rien ne naviguait que le +poisson, la présence de deux canotiers ne pouvait s'expliquer d'aussi +vulgaire façon; nous étions des intrus étranges et pittoresques; et +de l'étonnement des gens surgissait une sorte d'intimité légère et +fugitive tout le long de notre route. Il n'y a en ce monde que prêtés +rendus, bien qu'on ne les démêle pas toujours sans quelque difficulté; +car nous n'étions pas nés quand on marqua les coches, et depuis que le +monde existe, il n'y a pas encore eu de jour de règlement de comptes. +On obtient à peu près autant de plaisir qu'on en donne. Tant que nous +fûmes une sorte de vagabonds bizarres, de ceux qu'on regarde et qu'on +suit comme un charlatan ou une troupe de bohémiens, nous ne manquâmes +pas d'amusement en retour; mais sitôt que nous tombâmes nous-mêmes au +lieu commun, tous ceux que nous rencontrâmes perdirent leur aspect +merveilleux. Et c'est une raison entre mille qui fait que le monde est +triste aux personnes tristes. + +Dans nos précédentes aventures il y avait généralement à faire, et cela +nous réveillait. Les averses mêmes avaient un effet revivifiant et +secouaient l'esprit de sa torpeur. Mais à présent que la rivière ne +courait plus à proprement parler, qu'elle ne faisait que glisser à la +mer d'une hâte égale, directe, mais imperceptible, et que le ciel nous +souriait tous les jours invariablement, nous commençâmes à glisser dans +cet assoupissement doré de l'esprit qui succède à beaucoup d'exercice +en plein air. Je me suis plus d'une fois plongé dans cette torpeur. En +vérité, je goûte extrêmement cette sensation, mais je ne l'eus jamais +au même degré qu'en pagayant au fil de l'Oise. Ce fut l'apothéose de +cette sorte d'engourdissement. + +Nous cessâmes de lire entièrement. Parfois, quand je tombais sur +un nouveau journal, je prenais un plaisir particulier à en lire +le feuilleton; mais c'était assez d'un numéro, et je n'en pouvais +supporter plus de trois; même le second m'était un désappointement. +Sitôt que, de quelque façon, l'histoire se laissait deviner, elle +perdait tout mérite à mes yeux; une simple scène ou, selon l'usage de +ces feuilletons, la moitié d'une scène, sans rien avant ni après, +comme un fragment de rêve, avait le don de fixer mon intérêt. Moins je +voyais du roman, mieux je l'aimais: réflexion profonde. Mais le plus +souvent, comme j'ai dit, nous ne lisions ni l'un ni l'autre rien au +monde et nous employions nos courts instants de veille, entre le dîner +et le coucher, à examiner des cartes. J'ai toujours aimé les cartes et +je voyage dans un atlas avec le plus grand plaisir. Les noms de lieux +possèdent un attrait singulier; le contour des côtes et des rivières +captive l'œil; et la rencontre dans une carte de quelque endroit dont +vous avez entendu parler auparavant fait de l'histoire une nouvelle +possession. Mais ces soirs-là, nous parcourions nos cartes avec la +plus morne indifférence. Nous ne sentions pas plus d'intérêt pour un +endroit que pour un autre. Nous regardions la feuille comme les enfants +écoutent le bruit de leur hochet, et ne lisions des noms de villes et +de villages que pour les oublier aussitôt. Le sujet n'avait pour nous +rien de romanesque; il n'y a pas d'indifférence plus grande que n'était +la nôtre en ce moment. Si quelqu'un nous avait enlevé les cartes, au +moment où nous étions le plus attentifs à les étudier, il y a gros +à parier que nous aurions continué à étudier la table avec le même +ravissement. + +Une seule chose nous préoccupait fort: c'était de manger. Je me +rappelle que mon imagination me représentait tel ou tel plat que je +couvais des yeux, tant que l'eau m'en venait à la bouche; et longtemps +avant que nous ne fussions rentrés pour la nuit, mon estomac criait la +faim et me tiraillait avec instance. Parfois nous pagayions bord à bord +pour un moment, et chemin faisant, nous nous excitions l'un l'autre par +des imaginations gastronomiques. Une collation toute simple, gâteaux et +Xérès, mais hors de portée sur l'Oise, me trotta par la tête pendant +plus d'une demi-lieue; et il fut un moment, aux approches de Verberie, +où la Cigarette chatouilla délicieusement ma sensualité en me parlant +de pâtés d'huîtres et de Sauterne. + +Il me semble que personne parmi nous n'a bien connu le grand rôle que +jouent dans l'existence le boire et le manger. La faim est chose si +impérieuse qu'elle fait que nous digérons les nourritures les moins +appétissantes et que nous sommes encore bien contents avec du pain et +de l'eau pour notre dîner; comme il y a des gens qui ne peuvent se +passer de lire, ne fût-ce que l'indicateur des chemins de fer. Mais +c'est qu'il y a du roman là-dedans, après tout. Il n'est pas sûr que +la table n'ait pas plus d'adorateurs que l'amour, et je n'hésite pas à +dire que la nourriture offre pour la plupart beaucoup plus d'attraits +que le paysage. Croyez-vous, comme disait Walt Whitman, que vous en +êtes moins immortels? Le vrai matérialisme est d'avoir honte de ce que +nous sommes. Ce n'est pas un moindre trait de la perfection humaine +de découvrir la saveur d'une olive que de trouver de la beauté aux +couleurs du soleil couchant. + +Canoter était chose facile. De plonger la pagaie dans la rivière +selon l'inclinaison convenable, tantôt à droite, tantôt à gauche, de +maintenir l'avant au fil de l'eau, de vider la petite flaque d'eau +qui se formait au creux du tablier, de protéger par un clignement des +paupières les yeux contre l'étincellement du soleil sur l'eau, ou de +passer de temps en temps sous la remorque qui se relève en sifflant +du _Deo gratias de Condé_, ou _des quatre fils Aymon_, tout cela +n'exigeait pas beaucoup d'art. De certains muscles bêtes suffisaient +à l'accomplir dans un état moyen entre la veille et le somme, tandis +que le cerveau en vacances s'endormait. Nous embrassions d'un regard +les grands traits du paysage; d'un œil distrait nous regardions des +pêcheurs en blouse et des lessiveuses qui barbotaient sur la rive. +De temps en temps, il arrivait que la flèche de quelque clocher nous +réveillait, ou le saut d'un poisson hors de l'eau, ou une traînée +d'herbes aquatiques qui s'attachaient autour de la pagaie et qu'il +fallait arracher et rejeter. Mais ces intervalles lucides n'étaient +lucides qu'en partie. Un peu plus de nous était remis en action, mais +jamais le tout. Le bureau central des nerfs, ce que, à nos heures, +nous appelons Nous-mêmes, jouissait de ses vacances sans trouble, +comme un ministère. Les grandes roues de l'intelligence tournaient à +vide dans la tête, comme des volants, sans nul grain à moudre. J'ai +passé des demi-heures entières à compter mes coups de pagaie et à +oublier les centaines. Je me flatte qu'il ne saurait y avoir dans les +bêtes périssables une forme de conscience plus basse. Et quel plaisir +c'était! Quelle cordiale et accommodante humeur cela produisait! Il n'y +a nulle astuce dans un homme parvenu à ce point, la seule apothéose +possible dans la vie, l'apothéose de la stupidité; et il commence à se +sentir la dignité imposante et la longévité d'un arbre. + +Un bizarre travail de métaphysique pratique accompagnait ce qu'on +me permettra d'appeler la profondeur, si je ne dois pas l'appeler +l'intensité, de ma distraction. Ce que les philosophes appellent le +moi et le non moi, _ego et non ego_, me préoccupait, bon gré mal gré. +Il y avait moins de moi et plus de non moi que je n'étais accoutumé +d'en trouver. Un autre manœuvrait ma pagaie à mes yeux; je sentais les +pieds d'un autre contre le cale-pieds: il me semblait que mon corps +n'avait pas plus de relation à moi que le canoë, la rivière ou le +rivage. Ce n'est pas tout: quelque chose en moi-même, une partie de mon +cerveau, une province de mon être propre, avait secoué l'obéissance +et s'était établi pour son compte ou peut-être pour le compte de ce +quelqu'un d'autre qui pagayait. Je m'étais ratatiné jusqu'à n'être +plus qu'une toute petite chose en un coin de moi-même; j'étais isolé +dans mon propre crâne. Des pensées se présentaient sans que je les en +priasse. Ce n'étaient pas mes pensées: c'étaient évidemment celles de +quelqu'un d'autre, et je les considérais comme une partie du paysage. +Je crois, en un mot, que j'étais aussi près du Nirvana que cela est +compatible avec la vie pratique; et s'il en est ainsi, je fais aux +Bouddhistes mes sincères compliments; c'est un état agréable, peu +compatible avec le brillant de l'esprit, non pas précisément profitable +au point de vue de l'argent, un état d'or, de calme, d'insouciance, +un état qui met l'homme au-dessus des alarmes. Vous l'imaginerez +parfaitement en supposant que vous êtes ivre-mort et cependant que +vous demeurez à jeun pour jouir de cet état. J'ai idée que ceux qui +travaillent au grand air, passent une grande partie de leurs journées +dans cette stupeur d'extase qui explique l'extrême quiétude et +endurance de ces gens-là. Quelle pitié que de dépenser de l'argent à +acheter du laudanum, quand on a ici pour rien un paradis bien supérieur! + +Cette disposition d'esprit fut à tout prendre le grand exploit de +notre navigation. C'est le pays le plus lointain où ce voyage m'ait +introduit. Aussi bien, il est situé si loin des sentiers battus du +langage que je désespère de faire goûter au lecteur la souriante, +complaisante stupidité de ma condition, lorsque les idées allaient et +venaient comme les poussières dans un rayon de soleil, que les arbres +et les clochers le long de la rive se dressaient parfois, attirant +mon attention comme des objets solides, au milieu d'un monde roulant +de nuages; lorsque le frôlement rythmique du bateau et de la pagaie +dans l'eau devenait une berceuse pour endormir mes pensées; lorsqu'une +éclaboussure de vase sur le pont du bateau était, tantôt une souffrance +intolérable pour l'œil, tantôt une compagnie pour moi, et l'objet d'une +contemplation béate; et tout le temps, avec la rivière qui courait et +les rives qui changeaient à droite et à gauche, je continuais à compter +mes coups de pagaie, dont j'oubliais les centaines, j'étais la bête la +plus heureuse de France. + + + + +AU FIL DE L'OISE + +INTÉRIEURS D'ÉGLISES + + +Notre première étape après Compiègne nous conduisit jusqu'à +Pont-Sainte-Maxence. J'étais dehors, le lendemain matin, un peu après +six heures. L'air était piquant et sentait la gelée. Sur une place +publique une vingtaine de femmes se disputaient pendant le marché du +jour et le bruit de leurs négociations résonnait grêle et plaintif, tel +le pépiement des moineaux par une matinée d'hiver. Les rares passants +soufflaient dans leurs doigts et marchaient vivement, frappant le sol +de leurs sabots, pour faire circuler le sang. Les rues étaient pleines +d'une ombre glacée, bien que les cheminées fumassent au dessus des +têtes dans l'or du ciel ensoleillé. Si vous vous éveillez assez tôt +à cette saison de l'année, vous pouvez vous lever en Décembre pour +déjeuner en Juin. + +Je pris le chemin de l'église, car il y a toujours quelque chose à +voir dans une église, ou des adorateurs vivants, ou des tombes de +morts. Vous y trouvez un recueillement aussi complet que la mort et +le spectacle des illusions les plus creuses; et même, si ce n'est +point un morceau d'histoire, vous y attraperez toujours quelques +bavardages contemporains. Il ne faisait pas aussi froid dans l'église +qu'au dehors, mais il paraissait y faire plus froid. La blancheur +de la nef donnait à l'œil l'illusion du pôle, et le clinquant d'un +autel du continent avait l'air plus abandonné que de coutume dans la +solitude et l'air glacial. Assis dans le sanctuaire, deux prêtres +lisaient en attendant les pénitents; et plus loin, dans la nef, une +très vieille femme faisait ses dévotions. C'était à se demander comment +elle pouvait égrener son chapelet, alors que les jeunes gens pleins de +santé soufflaient dans leurs doigts et se battaient les épaules pour +se réchauffer. Mais si ceci m'affecta, la nature de ses exercices me +découragea absolument. Elle allait de chaise en chaise et d'autel +en autel, naviguant autour de l'église. A chaque autel elle dédiait +un nombre égal de grains et un égal laps de temps. Comme un prudent +capitaliste qui agit d'une façon quelque peu cynique dans les affaires +commerciales, elle désirait placer ses supplications en valeurs +célestes et variées. Elle ne voulait rien risquer sur le crédit d'un +seul intercesseur. Dans toute la foule des saints et des anges, il n'en +était pas un qui pût se supposer son champion de prédilection pour la +défendre aux grandes assises. Je ne pouvais considérer cela que comme +une grossière et transparente jonglerie, basée sur une incrédulité +inconsciente. + +De vieille femme aussi morte je n'en ai jamais vu: rien que des os et +du parchemin curieusement assemblés. Ses yeux qui interrogeaient les +miens, étaient sans expression. Je ne sais si vous ne pourriez pas dire +qu'elle était aveugle; cela dépend de ce que vous entendez par voir. +Peut-être avait-elle connu l'amour? peut-être mis au monde et allaité +des enfants? peut-être leur avait-t-elle donné de petits noms d'amitié? +Mais à présent, tout cela était disparu et ne l'avait laissée ni plus +heureuse ni plus sage, et le meilleur emploi qu'elle pouvait faire +de ses matinées était de venir dans cette froide église et de gagner +par ses jongleries une tranche de ciel. Ce ne fut pas sans sentir ma +poitrine se dilater que je m'échappai dans les rues et dans l'air vif +du matin. Le matin! Grand Dieu! comme elle en serait lasse avant le +soir! et si elle ne dormait pas, qu'est-ce que ce serait alors? Il est +heureux qu'il y en ait peu parmi nous qui soient appelés à justifier +publiquement leur vie à la barre du tribunal de la soixante-dixième +année; heureux, que tant de gens soient fauchés à propos dans ce +qu'ils appellent la fleur de l'âge et s'en aillent expier leurs fautes +secrètement en quelque autre lieu; sans quoi, entre l'enfance maladive +et la vieillesse morose, un profond dégoût de la vie pourrait s'emparer +de nous. + +J'eus besoin de toute mon hygiène cérébrale, pendant cette journée +de canotage. Je ne pouvais digérer ma vieille dévote. Mais je fus +bientôt au septième ciel de la stupidité, et je n'eus plus conscience +de rien, si ce n'est que quelqu'un dans un canoë filait à force de +pagaie, pendant que je comptais ses coups et oubliais les centaines. +J'avais parfois peur de me rappeler les centaines, ce qui d'un plaisir +aurait fait une fatigue; mais cette crainte était chimérique, car elles +disparaissaient de mon esprit comme par enchantement, et je n'en savais +pas plus que le roi de Prusse sur ce qui faisait mon occupation. + +A Creil, où nous nous arrêtâmes pour goûter, nous laissâmes nos canoës +dans un autre lavoir flottant. Comme nous étions en plein midi, ce +lavoir était encombré d'une foule de bruyantes laveuses aux mains +rouges. Ces laveuses avec leurs grosses plaisanteries sont à peu près +tout ce que je me rappelle de l'endroit. Je pourrais compulser mes +livres d'histoire, si vous y teniez beaucoup, et vous citer une ou +deux dates; car cette ville a joué un assez grand rôle dans les guerres +avec les Anglais. Mais je préfère mentionner un pensionnat de jeunes +filles qui nous intéressa, parce que c'était un pensionnat de jeunes +filles et parce que nous nous imaginâmes que nous l'intéressions aussi. +Du moins il y avait les jeunes filles dans le jardin, et nous sur la +rivière; et il y eut plus d'un mouchoir qui s'agita à notre passage. +Cela jeta tout un trouble dans mon cœur; et pourtant, comme nous nous +serions fatigués et dédaignés, ces jeunes filles et moi, si nous avions +été présentés les uns aux autres à une partie de croquet. Mais c'est +une mode qui m'est chère, que d'agiter un mouchoir ou d'envoyer des +baisers avec la main à des gens que je ne reverrai jamais, de jouer +avec la possibilité et d'enfoncer une cheville où l'imagination puisse +se suspendre. Cela donne une secousse au voyageur, lui rappelle qu'il +n'est pas partout un voyageur et que son excursion n'est qu'une sieste +au bord du chemin dans la marche réelle de la vie. + +L'église à Creil était un endroit indescriptible, éclaboussé à +l'intérieur de la lumière crue tombant des fenêtres, et décoré de +médaillons représentant le Chemin de la Croix. Mais il y avait comme +ex-voto, un objet singulier, qui me plut énormément: une reproduction +fidèle d'une péniche qui se balançait à la voûte, portant inscrite +cette aspiration: Dieu conduise à bon port le Saint Nicolas de Creil! +L'objet était nettement exécuté et aurait fait les délices d'une bande +de gamins au bord de l'eau. Mais une chose qui me chatouillait, c'était +la gravité du péril à conjurer. Qu'on suspende comme ex-voto le modèle +d'un navire! très bien! Le vaisseau qui doit tracer un sillon autour +du monde et visiter le tropique ou les glaces des pôles court des +dangers qui valent bien un cierge et une messe. Mais le Saint Nicolas +de Creil qui devait être halé pendant une dizaine d'années par de +patients chevaux de trait, dans un canal rempli de mauvaises herbes, +avec des peupliers bavardant au-dessus de lui et le batelier sifflant +au gouvernail; qui devait faire tous ses voyages parmi la verdure du +continent, sans jamais perdre de vue un beffroi de village pendant +tout son temps de navigation; ma foi, j'aurais pensé que si une chose +pouvait se faire sans l'intervention de la Providence, c'était bien +celle-là. Mais peut-être le patron était-il un humoriste? Ou peut-être +un prophète, nous rappelant le sérieux de la vie par ce signe absurde. + +A Creil, comme à Noyon, Saint Joseph semblait être un saint favori, +à cause de sa ponctualité. On peut spécifier le jour et l'heure; +et les personnes reconnaissantes ne manquent pas de le faire sur +une plaque votive, lorsque les prières ont été ponctuellement et +nettement exaucées. Toutes les fois que la question de temps entre +en considération, Saint Joseph est l'intermédiaire tout désigné. Je +pris une sorte de plaisir à observer la vogue qu'il avait en France, +car ce juste joue un très petit rôle dans la religion de mon pays. Et +cependant je ne puis m'empêcher de craindre que l'on ne s'attende, +dans les endroits où l'on recommande tant le Saint pour son exactitude, +à ce qu'il soit reconnaissant de sa plaque votive. + +Pour nous protestants, c'est de la folie et de toutes façons cela n'a +pas grande importance. Que l'on conçoive sagement ou que l'on exprime +comme il faut sa reconnaissance pour les faveurs que l'on reçoit, +c'est une chose secondaire après tout, dès lors que l'on ressent de +la reconnaissance. La véritable ignorance consiste à ne pas savoir +qu'on a reçu un bienfait ou à s'imaginer qu'on l'a obtenu grâce à +son propre mérite. L'homme fils de ses œuvres est après tout le plus +plaisant sac à vent. Il y a une différence marquée entre décréter la +lumière dans le chaos et allumer le gaz dans un salon de ville avec une +boîte d'allumettes de la régie et nous avons beau faire, notre main +a toujours quelque chose de tout fait, quand ce ne seraient que nos +doigts. + +Mais quelque chose de pire que de la folie était placardé dans +l'église de Creil. L'association du Saint Rosaire (dont je n'avais +jamais entendu parler auparavant) est responsable de cela. Selon l'avis +imprimé, cette association fut fondée par un bref du pape Grégoire XVI +en date du 17 Janvier 1832. D'après un bas-relief peint, il semble +qu'elle ait été fondée à une époque indéterminée par la Vierge, qui +donne un rosaire à Saint Dominique, et par l'enfant Jésus, qui en donne +un autre à Sainte Catherine de Sienne. Le pape Grégoire n'est pas aussi +imposant, mais il est plus à notre portée. Je ne pus savoir exactement +si l'association ne s'occupait que de dévotion, ou si elle avait +aussi en vue les bonnes œuvres. En tout cas, elle est magistralement +organisée. Quatorze matrones ou jeunes filles sont inscrites comme +associées pour chaque semaine du mois. En tête de la liste se trouve +un autre nom, celui de la Zélatrice, généralement une femme mariée, le +chorège de la bande. L'accomplissement des devoirs de l'Association +procure des indulgences plénières ou partielles. «Les indulgences +partielles sont attachées à la récitation du rosaire.» La récitation de +la dizaine exigée confère promptement une indulgence partielle. Quand +l'homme sert le royaume des cieux un livre de comptes à la main, je ne +puis m'empêcher de craindre qu'il ne porte le même esprit mercantile +dans ses relations avec ses semblables ce qui ferait de la vie une +triste et sordide affaire. + +Il y a pourtant un autre article d'importation plus heureuse. «Toutes +ces indulgences, semblait-il, sont applicables aux âmes du Purgatoire.» +Pour l'amour de Dieu, ô dames de Creil, appliquez-les toutes sans délai +aux âmes du purgatoire. Burns ne voulut recevoir aucune rémunération +pour ses derniers chants, préférant servir son pays par pur amour. A +supposer que vous imitiez l'employé de la régie[6], mesdames, et quand +bien même les âmes du Purgatoire n'éprouveraient pas grand soulagement, +quelques âmes de Creil-sur-Oise ne s'en trouveraient pas plus mal en +ce monde ni dans l'autre. + + [6] Burns a été employé de l'accise ou régie en Ecosse. + +Je ne puis m'empêcher de me demander, tout en transcrivant ces notes, +si un homme né et élevé dans le protestantisme est bien en état +de comprendre ces symboles et de leur rendre justice comme ils le +méritent; et je ne puis faire autrement que de répondre que non. Ils +ne peuvent avoir pour les fidèles cet air mesquin et laid que je leur +trouve. Cela est à mes yeux aussi clair qu'un théorème de géométrie; +car ces croyants n'ont ni faiblesse ni perversité d'esprit. Ils peuvent +apposer leurs plaques, recommandant la promptitude de Saint Joseph, +comme s'il était encore charpentier dans un village. Ils peuvent +réciter la dizaine exigée et empocher métaphoriquement les indulgences, +comme s'ils avaient accompli une tâche pour le ciel; et ils peuvent +ensuite sortir et regarder sans honte à leurs pieds cette merveilleuse +rivière qui coule près d'eux, et lever les yeux sans confusion vers +les étoiles qui, semblables à des pointes d'aiguille, sont en réalité +de grands mondes pleins de rivières qui coulent, plus grandes que +l'Oise. Il me paraît aussi clair, dis-je, qu'un théorème de géométrie +qu'avec mes idées de protestant j'ai manqué le but, et qu'avec ces abus +marche de front quelque esprit plus élevé et plus religieux que je ne +l'imagine. + +Je me demande si d'autres me feraient les mêmes concessions. Comme les +dames de Creil, après avoir récité mon rosaire de tolérance, j'attends +mon indulgence sur le champ. + + + + +PRÉCY ET LES MARIONNETTES + + +Nous arrivâmes à Précy vers le coucher du soleil. La plaine est semée +de nombreux bouquets de peupliers. En une large, lumineuse courbe, +l'Oise s'étendait sous le flanc de la colline. Un léger brouillard +commençait à s'élever et à confondre les différentes distances. On +n'entendait pas un son, sauf celui des clochettes à moutons, dans +quelques prairies sur les bords de la rivière, et le grincement d'un +chariot, au bas de la longue route, qui descend la colline. Les villas +dans leurs jardins, les boutiques le long de la rue, tout semblait +avoir été abandonné la veille, et je me sentais porté à marcher +discrètement, comme on s'y sent porté dans une forêt silencieuse. Tout +à coup, nous tournâmes un coin de rue et nous aperçûmes devant nous, +dans une petite prairie autour de l'Eglise, un essaim de jeunes filles +vêtues à la mode de Paris, jouant au croquet. Leurs éclats de rire et +le son sourd de la balle contre le maillet faisaient un joyeux tapage +dans le village, et l'aspect des sveltes formes de ces jeunes filles, +toutes corsetées et enrubannées, produisit dans nos cœurs un trouble +proportionné aux charmes du tableau. Nous sentions l'approche de Paris, +semblait-il. Et voici que nous trouvions en ce lieu des femmes de notre +rang jouant au croquet, comme si Précy avait été un endroit du monde +réel, au lieu d'être une étape dans l'empire féerique des voyages. +Car, pour être franc, on peut à peine considérer la paysanne comme une +femme et cette troupe de coquettes sous les armes, succédant à toutes +ces créatures en jupons que nous avions vues sur notre route bêcher, +houer et faire à dîner, faisait un trait caractéristique tout à fait +surprenant dans le paysage et nous convainquit immédiatement que nous +étions des hommes sujets à des défaillances. + +L'auberge à Précy est la pire qui soit en France. Nulle part, pas +même en Ecosse, je n'ai trouvé si mauvaise nourriture. Cette auberge +était tenue par deux jeunes gens, le frère et la sœur, qui n'avaient +pas encore vingt ans. La sœur nous prépara un repas, si l'on peut +s'exprimer ainsi; et le frère, qui avait passé la journée à boire, +rentra ramenant avec lui un boucher en ribote pour converser avec nous +pendant notre repas. Nous trouvâmes des morceaux de porc tièdes dans la +salade et des morceaux d'une substance molle inconnue dans le ragoût. +Le boucher nous amusa en nous dépeignant la vie parisienne, qu'il se +piquait de connaître parfaitement, pendant que le frère, assis sur +le bord du billard, penchait en avant d'une façon inquiétante, tout +en suçant un bout de cigare. Au milieu de ces distractions, éclata +soudain le bruit d'un tambour, qui passait près de la maison et une +voix enrouée se mit à débiter une proclamation. C'était un montreur de +marionnettes annonçant une représentation pour la soirée. + +Il avait installé sa baraque et allumé ses chandelles sur une autre +partie du gazon où les jeunes filles jouaient au croquet, sous l'une de +ces halles, si communes en France, qui servent à abriter les marchés; +et, lorsque nous arrivâmes à cet endroit, le bateleur et sa femme +essayaient de maintenir l'ordre parmi les spectateurs. + +Ce fut la plus absurde des disputes. Les saltimbanques avaient disposé +un certain nombre de bancs, et tous ceux qui s'y asseyaient devaient +payer deux sous pour la place. Ces bancs étaient toujours garnis de +monde--une salle comble--tant qu'il ne se passait rien; mais que la +directrice parût avec l'air de vouloir faire une quête et, aux premiers +sons du tambour, les auditeurs évacuaient prestement les sièges et +se tenaient debout tout autour, à l'extérieur, les mains dans les +poches. Cela aurait à coup sûr poussé à bout la patience d'un ange. +Le directeur rugissait de l'avant-scène: il avait parcouru toute la +France, et nulle part, nulle part, pas même sur les frontières de +l'Allemagne, il n'avait rencontré une manière d'agir aussi indigne. +Tas de coquins, tas de fripons, tas de voleurs, leur criait-il. Et de +temps en temps, son épouse sortait pour faire un autre tour et d'une +voix perçante, ajoutait sa quote-part à la tirade. Je remarquai, ici +comme ailleurs, jusqu'à quel point les femmes ont l'esprit plus riche +en matière d'insultes. Les assistants riaient et poussaient des cris +bruyants aux boutades mordantes de la femme. Elle savait trouver les +endroits sensibles. Elle tenait l'honneur du village à sa merci. Des +voix lui répondaient avec colère dans la foule et recevaient une +riposte caustique pour leur peine. Près de moi, deux vieilles dames, +qui avait dûment payé leurs places, toutes rouges d'indignation, +s'entretenaient, assez haut pour être entendues, de l'impudence de +ces saltimbanques; mais la directrice n'avait pas sitôt surpris +quelques-unes de ces paroles, que sur le champ elle les prenait à +partie: Si ces dames pouvaient persuader à leurs voisins d'agir comme +des honnêtes gens, les saltimbanques seraient assez polis. Ces dames +avaient probablement eu leur assiette de soupe et peut-être un verre de +vin, ce soir-là; les saltimbanques eux aussi aimaient bien la soupe et +il ne leur plaisait pas de se voir frustrer de leurs maigres recettes, +à leur nez et à leur barbe. A un certain moment, les choses en vinrent +à tel point que quelques jeunes gens et le bateleur engagèrent un court +pugilat, au cours duquel ce dernier roula à terre, aussi facilement +qu'une de ses marionnettes, aux éclats de rire moqueurs des spectateurs. + +Cette scène m'étonna beaucoup, car je suis assez au courant des mœurs +des comédiens ambulants français, qui sont tous plus ou moins artistes +et je les ai toujours trouvés singulièrement aimables. Tout comédien +ambulant doit être cher à toute âme droite, ne serait-ce qu'en tant +que protestation vivante contre les bureaux et l'esprit mercantile, et +parce qu'il nous remet en mémoire, que la vie n'est pas nécessairement +ce que nous la faisons en général. Même une société de musiciens +allemands, lorsqu'on la voit quitter la ville, pour faire une tournée +dans les villages de la campagne, parmi les arbres et les prairies, a +quelque chose de romanesque, qui séduit l'imagination. Il n'est pas une +personne de moins de trente ans si insensible que son cœur n'éprouve +quelque émotion à la vue d'un campement de bohémiens. Nous ne sommes +pas tous des filateurs, ou, du moins, ceux qui le sont, ne le sont pas +toujours. Il est encore des hommes qui veulent vivre et la jeunesse +saura trouver parfois un mot courageux pour blâmer la richesse et +renoncer à une position, pour courir les routes sac au dos. + +Un Anglais a toujours des facilités spéciales pour se mettre en +relations avec les gymnastes français; car l'Angleterre est la patrie +naturelle des gymnastes. Celui-ci ou celui-là, dans son maillot +pailleté, sans aucun doute sait un ou deux mots d'Anglais, a bu +quelques verres d'«aff-n-aff»[7], ou peut-être a travaillé dans +un _music hall_ anglais. C'est un de mes compatriotes de par sa +profession. Cela entraîne pour lui, comme pour les canotiers belges, +l'idée que je suis, moi aussi, un athlète. + + [7] Mélange de bière anglaise; moitié stout, moitié pale-ale. + +Mais le gymnaste n'est pas mon favori. Sa nature n'a rien ou n'a que +fort peu de chose de l'artiste: son âme est petite et terre à terre, la +plupart du temps, puisque sa profession ne lui fait jamais appel et ne +l'accoutume pas aux idées élevées. Mais, si un homme a en lui assez des +qualités d'un acteur pour ânonner un rôle dans une farce, cela lui rend +familier tout un nouvel ordre de pensées. Il faut qu'il songe à autre +chose qu'à la caisse. Il a un orgueil à lui et ce qui est beaucoup plus +important, il a un but devant lui, qu'il ne pourra jamais atteindre +tout à fait. Il est parti pour un pèlerinage, qui durera toute sa vie +parce qu'il n'y a pas de fin à ce pèlerinage tant que la perfection +n'est pas atteinte. Il se perfectionnera un peu tous les jours, ou +même, s'il a renoncé à le faire, il se souviendra toujours qu'il fut +un temps où il avait conçu ce haut idéal, qu'il fut un temps où il +s'était épris d'amour pour une étoile. «Il vaut mieux avoir aimé et +perdu.» Quand bien même la lune n'aurait rien à dire à Endymion, quand +bien même ce dernier s'établirait avec Audrey et ferait paître les +porcs, ne pensez-vous pas qu'il aurait plus de grâce dans sa démarche +et qu'il chérirait de plus hautes pensées jusqu'à la fin? Les lourdauds +qu'il rencontre à l'église n'ont jamais rien imaginé au delà du bandeau +d'Audrey; mais, il y a au cœur d'Endymion une réminiscence qui, comme +une épice, lui conserve l'âme fraîche et haute. + +D'être seulement un de ces individus, dont la profession confine à +l'art, cela imprime à la physionomie un cachet de beauté indélébile. +Je me rappelle avoir dîné une fois avec une société, dans une auberge, +à Château-Landon. La plupart des convives étaient évidemment des +commis-voyageurs; d'autres, des paysans riches; mais, il y avait +un jeune homme en blouse, dont la physionomie tranchait d'une façon +surprenante avec celle des autres. Elle paraissait plus affinée, elle +laissait percer un peu plus d'intelligence; elle avait un air vivant et +expressif et l'on pouvait voir que les yeux du jeune homme percevaient +les choses. Mon compagnon et moi nous étions fort curieux de savoir +qui il était et ce qu'il pouvait être. C'était l'époque de la foire de +Château-Landon et, quand nous allâmes voir les baraques, nous eûmes la +réponse à notre question; car, notre ami se trouvait là, fort occupé à +jouer du violon, pour faire danser les paysans. C'était un violoniste +ambulant. + +Une troupe de comédiens ambulants vint un jour à l'auberge, où j'étais +descendu, dans le département de Seine-et-Marne. Elle comprenait le +père, la mère, leurs deux filles, gaillardes au teint hâlé, à l'air +décidé, qui chantaient et jouaient sans la moindre notion de leur +art: puis, un jeune homme brun, l'air d'un maître d'école, peintre +en bâtiments récalcitrant, qui chantait et jouait assez bien. La mère +était le génie de la bande, autant qu'on peut parler de génie, quand +il s'agit d'un tas de «m'as-tu vu» incompétents et le mari ne savait +comment exprimer l'admiration qu'il éprouvait pour le paysan comique de +sa femme. «Vous devriez voir ma vieille femme,» disait-il en inclinant +sa face de buveur de bière. Un soir, ils donnèrent une représentation +dans la cour de l'auberge à la lueur vacillante des lampes: misérable +spectacle, que regardait froidement un auditoire de village. Le +lendemain soir, sitôt les lampes allumées, il survint une pluie +torrentielle et ils durent sauver tout leur bataclan, au plus vite, et +se réfugier dans la grange, où ils se mirent à l'abri, glacés, trempés +et sans souper. Dans la matinée, un de mes bons amis, qui partage ma +vive affection pour les comédiens ambulants, fit une petite quête et +me chargea de leur en remettre le produit, pour les consoler de leur +déception. Je donnai la somme au père; il me remercia cordialement, +et nous prîmes une tasse de café ensemble dans la salle, en causant de +routes, d'auditoires et de temps durs. + +Comme je m'en allais, voilà mon vieux comédien qui se lève et chapeau +bas: «Je crains bien, dit-il, que Monsieur ne me regarde tout à fait +comme un mendiant; mais j'ai une autre demande à lui faire.» Je me mis +à le haïr sur le champ. «Nous jouons encore ce soir,» poursuivit-il. +«Bien entendu je refuserai d'accepter d'autre argent de Monsieur et de +ses amis, qui ont déjà été si généreux. Mais notre programme de ce soir +est quelque chose de vraiment remarquable et je compte que Monsieur +voudra bien nous honorer de sa présence.» Et alors, avec un haussement +d'épaules et un sourire: «Monsieur comprend,--la vanité d'un artiste! +Dieu me pardonne!» La vanité d'un artiste! Voilà le genre de choses +qui me réconcilie avec la vie: un vieux coquin déguenillé, ivrogne, +incompétent, avec des manières de gentlemen et une vanité d'artiste, +garder le respect de lui-même! + +Mais, l'homme selon mon cœur, c'est M. de Vauversin. Voilà près de deux +ans que je l'ai vu pour la première fois et j'espère bien avoir souvent +l'occasion de le revoir. Voici son premier programme, tel que je l'ai +trouvé sur la table du déjeuner; je l'ai conservé depuis, comme une +relique des jours glorieux: + + «Mesdames et Messieurs», + + Mademoiselle Ferrario et M. de Vauversin auront l'honneur de chanter + ce soir les morceaux suivants. + + «Mademoiselle Ferrario chantera: _Mignon--Oiseaux légers--France--Des + Français dorment là--Le château bleu--Où voulez-vous aller?_» + + «Monsieur de Vauversin: _Mme Fontaine et M. Robinet--Les plongeurs + à cheval--Le mari mécontent--Tais-toi, gamin--Mon voisin + l'original--Heureux comme ça--Comme on est trompé._» + +On éleva une estrade à une extrémité de la salle à manger. Et quel +spectacle c'était de voir M. de Vauversin, la cigarette à la bouche, +pinçant de la guitare et suivant les yeux de Mademoiselle Ferrario +avec le regard obéissant et bon d'un chien! La séance se termina par +une tombola, ou vente aux enchères de billets de loterie: admirable +amusement avec toute l'excitation que produit la passion du jeu, et +sans aucun espoir de gain, qui vous fasse honte de votre ardeur; car +là, tout est perte; vous vous dépêchez de vider votre poche; c'est une +lutte à qui perdra le plus d'argent, au bénéfice de M. de Vauversin et +de Mademoiselle Ferrario. + +Monsieur de Vauversin est un petit homme, avec une forêt de cheveux +noirs, un air alerte et engageant, et un sourire, qui serait délicieux +s'il avait de meilleures dents. Il était autrefois acteur au Châtelet; +mais, il contracta à la grande chaleur et à la lumière éblouissante de +la rampe une affection nerveuse, qui le mit hors d'état de paraître +sur la scène. Dans cette crise, Mademoiselle Ferrario, ou si vous +voulez, Mademoiselle Rita de l'Alcazar, consentit à partager sa fortune +vagabonde: «Je ne saurais oublier la générosité de cette dame,» +disait-il. Il porte des pantalons si étroits que ça été longtemps un +problème, pour tous ceux qui l'ont connu, de savoir comment il s'y +prend pour entrer dedans et pour en sortir. Il a quelque talent à +l'aquarelle; il écrit des vers; c'est le plus patient des pêcheurs; +et il a passé de longues journées, au fond du jardin de l'auberge, à +taquiner le goujon dans la limpide rivière. + +Il faut l'entendre raconter ses aventures, tout en buvant une bouteille +de vin. Sa causerie a un tour si agréable et le sourire lui vient si +naturellement aux lèvres, quand il s'agit de ses propres malheurs, +avec parfois, une gravité soudaine, tel un homme, qui entendrait mugir +les vagues, pendant qu'il dirait les périls de l'abîme. Car, sans +aller plus loin qu'hier soir, je crois, la recette ne s'éleva qu'à un +franc cinquante pour couvrir les frais, qui comprenaient trois francs +de chemin de fer et deux de nourriture et de logement. Le maire, un +millionnaire, était assis au premier rang en face, applaudissant à tout +instant Mlle Ferrario et cependant, de toute la soirée, il ne donna pas +plus de trois sous. Les autorités locales voient de si mauvais œil +l'artiste ambulant. Hélas! je ne le sais que trop bien, moi qui ai été +pris pour l'un d'entre eux, et impitoyablement incarcéré, par suite de +cette méprise. Une fois M. de Vauversin alla trouver un commissaire de +police, pour demander la permission de chanter. Le Commissaire, qui +fumait à son aise, tira poliment son chapeau à l'arrivée du chanteur. +«Monsieur le Commissaire,» commença-t-il, «je suis artiste.» Et le +Commissaire de se recoiffer aussitôt. Aucune courtoisie pour les +compagnons d'Apollon! «Voilà jusqu'à quel degré d'avilissement ils sont +tombés,» dit M. de Vauversin, en décrivant une courbe avec sa cigarette. + +Mais ce qui me charma le plus, ce fut la sortie qu'il fit, une fois que +nous avions passé toute la soirée à causer des embarras, des outrages +et des moments de gêne de sa vie errante. Quel qu'un disait qu'il +vaudrait mieux avoir un million d'argent comptant, et Mlle Ferrario +admettait qu'elle préférerait infiniment cela. «Eh bien, moi non», +s'écria M. de Vauversin, en frappant la table de sa main. «Si quelqu'un +a manqué sa vie dans le monde, n'est-ce pas moi? J'avais un art, dans +lequel j'ai fait des choses bien, aussi bien que quelques-uns, mieux, +peut-être, que d'autres; et maintenant cet art m'est interdit. Il +faut que j'aille dans la campagne recueillir des gros sous et chanter +des inepties. Pensez-vous que je regrette ma vie? Pensez-vous que je +préfèrerais être un bourgeois gros et gras comme un veau? Non, certes. +J'ai eu des moments, où j'ai été applaudi sur les planches. De cela, +je ne fais aucun cas. Mais, j'ai parfois eu la sensation intime, en +mon for intérieur, alors que je n'obtenais pas un seul applaudissement +de la salle entière, que j'avais trouvé une intonation juste ou un +geste exact et frappant; et alors, messieurs, j'ai su ce que c'était +que d'être artiste. Et savoir ce que c'est que l'art, c'est avoir pour +toujours un intérêt, tel qu'aucun bourgeois n'en peut trouver dans ses +mesquines affaires. Tenez, messieurs, je vais vous le dire--c'est +comme une religion.» + +Telle fut, en tenant compte des manques de mémoire et des inexactitudes +de traduction, la profession de foi de M. de Vauversin. Je lui ai donné +son propre nom, de peur que quelque comédien ambulant ne vînt se mettre +entre lui avec sa guitare et sa cigarette et Mlle Ferrario. Car tout +le monde ne devrait-il pas faire ses délices d'honorer ce disciple +malheureux et loyal des Muses? Puisse Apollon lui inspirer des rimes +qu'on n'a jamais rêvées! Puisse la rivière être moins avare et faire +mordre les poissons argentés à son appât! Puisse le froid ne pas le +faire pâtir, au cours des longues tournées d'hiver! Puisse le petit +greffier de village ne point le blesser par ses façons offensantes! +Puisse-t-il enfin avoir toujours à ses côtés Mlle Ferrario, pour la +suivre de ses yeux soumis et l'accompagner sur la guitare! + +Les marionnettes faisaient un amusement bien lugubre. Elles jouaient +une pièce appelée Pyrame et Thisbé en cinq mortels actes, écrits +en alexandrins tout aussi longs que les acteurs. Une marionnette +était le roi, une autre le mauvais conseiller, une troisième, à +laquelle on prêtait une beauté exceptionnelle, représentait Thisbé; +puis il y avait des gardes et des pères inexorables et des messieurs +qui se promenaient. Il ne se passa rien de particulier pendant les +deux ou trois actes auxquels j'assistai; mais vous serez enchantés +d'apprendre que les trois unités étaient dûment observées et que +toute la pièce, sauf une seule exception, se développait conformément +aux règles classiques. Cette exception, c'était le paysan comique, +maigre marionnette en sabots, qui parlait en prose et dans un gros +patois, qu'appréciait beaucoup l'auditoire. Il prenait des libertés +inconstitutionnelles avec la personne de son souverain, donnait avec +ses sabots des coups de pied dans la figure aux autres marionnettes, et +toutes les fois que les soupirants qui parlaient en vers avaient le dos +tourné, il faisait la cour à Thisbé pour son propre compte en prose +comique. + +Les évolutions de cet individu et le petit prologue, dans lequel +le montreur faisait un éloge humoristique de ses artistes, louant +leur indifférence aux applaudissements et aux sifflets et leur pur +dévouement à leur art étaient les seules circonstances de toute la +pièce, capables de faire naître un sourire. Mais les villageois de +Précy semblaient ravis. En vérité, tant qu'une chose est un spectacle +et que vous payez pour la voir, il est presque certain qu'elle amusera. +Si on nous faisait payer tant par personne pour les couchers de soleil, +ou si Dieu faisait battre le tambour à la ronde avant la fleuraison +des aubépines, quel train ne ferions-nous pas à propos de leur beauté? +Mais de telles choses, de même que les bons compagnons, les sottes gens +cessent bientôt de les observer. Et le commis voyageur distrait passe, +secoué dans son cabriolet à ressorts, et ne remarque positivement pas +les fleurs le long du chemin, ni le paysage du ciel par dessus sa tête. + + + + +DE RETOUR AU MONDE + + +Des deux jours de navigation qui suivirent il reste peu de chose dans +mes souvenirs et rien du tout dans mon carnet de notes. La rivière +continuait à couler régulièrement à travers les charmants paysages +de rivière. Des laveuses en robe bleue, des pêcheurs en blouse bleue +diversifiaient les rives vertes et le rapport des deux couleurs était +analogue à celui de la fleur et de la feuille dans le myosotis. Une +symphonie en myosotis: c'est ainsi, je pense, que Théophile Gautier +aurait pu caractériser le panorama de ces deux jours. Le ciel était +bleu et sans nuages; et la surface glissante de la rivière présentait, +aux endroits unis, un miroir au ciel et aux rives. Les blanchisseuses +nous saluaient par des rires, et le bruit des arbres et de l'eau +faisait un accompagnement à nos pensées assoupies, dans notre rapide +marche au fil de l'eau. + +Le volume considérable de la rivière, le but vers lequel elle tendait +infatigablement tenaient l'esprit enchaîné. Elle semblait à présent +si sûre de sa fin, si forte et si aisée dans son allure, tel un homme +fait bien résolu. Les flots l'appelaient de leurs mugissements sur les +sables du Hâvre. + +Pour ma part, glissant le long de cette voie mouvante dans mon violon +de canoë, je commençais aussi à soupirer après mon océan. Tôt ou +tard, un désir de la vie civilisée s'empare nécessairement de l'homme +civilisé. J'étais las de manier la pagaie; j'étais las de vivre à la +lisière de la vie; je désirais me retrouver au beau milieu; je désirais +me remettre au travail; je désirais me retrouver avec des gens qui +comprissent ma langue et qui pussent voir en moi un de leurs égaux, un +homme et non plus une curiosité. + +Aussi, à Pontoise, une lettre nous décida; et pour la dernière fois, +nous tirâmes nos embarcations de cette rivière de l'Oise, qui les avait +fidèlement portées, pendant de si longs jours, par la pluie comme par +le soleil. Cette bête de somme rapide et sans pieds avait charrié nos +fortunes pendant tant de milles que nous lui tournions le dos, émus de +nous en séparer. + +Longtemps, nous nous étions détournés du monde; mais à présent, nous +étions de retour aux lieux familiers, où la vie elle-même est le +courant qui nous emporte à la rencontre des aventures, sans qu'il soit +besoin d'un coup de pagaie. + +Maintenant, nous allions, comme tous les voyageurs, retourner voir +quels changements la fortune avait apportés dans notre entourage, +quelles surprises nous attendaient chez nous et quel chemin le monde +avait parcouru en notre absence. Vous pourrez pagayer tout le long du +jour, mais c'est quand vous rentrerez à la nuit tombante, et quand vous +parcourrez du regard la chambre familiale, que vous trouverez l'Amour +ou la Mort, vous attendant près du foyer; et les plus belles aventures +ne sont pas celles que nous allons chercher. + + + + +PRIS POUR ESPION + + +Le pays où ils voyageaient, cette verte et fraîche vallée du Loing, +est plein d'attrait pour ceux qui aiment la gaieté et se plaisent à +la solitude. Le temps était superbe; toute la nuit il avait tonné +et éclairé, et la pluie était tombée à torrents; mais pendant la +journée, le ciel fut sans nuages, le soleil brûlant, l'air vif et +pur. Ils allaient séparés: la Cigarette traînant derrière assez +philosophiquement, le maigre Aréthuse marchant devant de son pas +rapide. De cette façon chacun jouissait de ses propres réflexions le +long du chemin; chacun avait sans doute le temps d'en être fatigué, +avant de rencontrer son camarade à l'auberge désignée; et les plaisirs +de la société et de la solitude se combinaient pour remplir la journée. +L'Aréthuse portait dans son havresac les œuvres de Charles d'Orléans +et employait quelques-unes des heures du voyage à l'élaboration de +rondeaux anglais. Il a dû ainsi précéder dans cette voie Mr. Lang, Mr. +Dobson, Mr. Henley, et tous les faiseurs de rondeaux contemporains; +mais pour de bonnes raisons, il sera le dernier à publier ce qu'il a +écrit. La Cigarette marchait chargé d'un volume de Michelet et ces deux +livres, on le verra, jouèrent un rôle dans l'aventure suivante. + +L'Aréthuse était vêtu d'une façon peu sage. Il n'apporte aucune +recherche à sa toilette; mais en tous cas, il ne fut jamais si mal +inspiré que dans cette excursion. Il était en effet parti, sans avoir +eu le temps de se retourner, de Barbizon, l'endroit le moins à la +mode d'Europe. Sur la tête il portait une calotte de fumeur, faite +aux Indes, et dont le galon d'or était piteusement éraillé et terni. +Une chemise de flanelle d'une agréable teinte sombre, que les esprits +satiriques qualifiaient de noire; un veston de cheviotte claire, fait +par un bon tailleur anglais, un pantalon de toile de confection à +bon marché et des guêtres de cuir complétaient son accoutrement. Sa +personne est exceptionnellement maigre et son visage n'est pas, comme +celui de mortels plus heureux, un certificat. Pendant des années il n'a +pu passer une frontière, ni entrer dans une banque, sans être l'objet +de soupçons. Partout sauf dans sa ville natale, la police le regardait +de travers, et (bien que je sois sûr que ceci ne sera pas cru) on vient +de lui refuser l'accès du Casino de Monte-Carlo. Si vous voulez bien +vous le figurer vêtu comme on vient de le dépeindre, courbé sous son +havresac, marchant à près de huit kilomètres à l'heure, avec les plis +du pantalon de confection flottant autour de ses jambes héronnières, +et si vous y ajoutez les regards qu'il ne cessait de jeter vivement +autour de lui, comme s'il avait peur d'être poursuivi, le personnage +ainsi réalisé est loin d'être rassurant. Lorsque Villon cheminait, +(suivant peut-être la même riante vallée), pour se rendre en exil dans +le Roussillon, je me demande s'il n'avait pas quelque ressemblance +avec lui. Il avait sans aucun doute quelques préoccupations du même +genre, car il a dû, lui aussi, chemin faisant, tourner des vers dans +son cerveau, mais avec plus de bonheur que son successeur. Et s'il a +eu quelque chose comme le même temps inspirateur, les mêmes nuits de +vacarme, des hommes en armure dégringolant avec fracas l'escalier du +ciel, la pluie sifflant sur les rues du village, l'œil farouche du +taureau de la tempête lançant ses éclairs toute la nuit dans la chambre +nue de l'auberge, le même doux retour de la lumière, le même insondable +bleu du midi, les mêmes soirs alcyoniens[8] et fortement colorés et +surtout, s'il a eu quelque chose comme un aussi bon camarade, quelque +chose comme un goût aussi vif pour ce qu'il voyait et ce qu'il +mangeait, et pour les cours d'eau où il se baignait et le fatras qu'il +écrivait, j'échangerais volontiers de grands domaines aujourd'hui avec +le pauvre exilé, et je croirais encore gagner au change. + + [8] Alcyoniens: apaisés, calmes. Mythologie. Jours alcyoniens. + Chez les Grecs, les sept jours qui précédaient et les sept jours + qui suivaient le solstice d'hiver, pendant lesquels l'alcyon était + supposé faire son nid et couver ses œufs sur la mer, qui alors était + calme. L'alcyon était le symbole de la paix et de la tranquillité. + +Mais il y avait entre les deux voyages un autre point de similitude qui +devait coûter cher à l'Aréthuse: ils se firent tous deux en des jours +de sécurité incomplète. C'était peu après la guerre franco-allemande. +Si rapide que soit l'oubli chez l'homme, ce coin de pays fourmillait +encore d'histoires de uhlans et de sentinelles avancées, et de gens qui +avaient été à deux doigts de la corde d'ignominie, et de charmantes +amitiés momentanées entre l'envahisseur et l'envahi. Un an, deux ans +après au plus, vous auriez pu parcourir ce pays en tous sens sans +entendre une seule anecdote; et un an ou deux plus tard, vous auriez +(à supposer que vous fussiez un jeune homme de mauvaise mine, affublé +d'une façon indéfinissable) circulé dans la région en toute sûreté. +Car, de même que d'autres choses intéressantes, le spectre de l'espion +prussien aurait quelque peu pâli dans l'imagination des gens. + +Malgré tout cela, notre voyageur avait dépassé Château-Renard, avant +d'avoir conscience de l'attention qu'il soulevait. Sur la route, +entre cet endroit et Châtillon-sur-Loing, cependant, il rencontra un +facteur rural. Ils lièrent conversation et causèrent de choses et +d'autres. Mais tous les sujets qu'ils abordèrent laissaient le facteur +visiblement préoccupé, et ses yeux restaient invariablement braqués sur +le havresac de l'Aréthuse. Enfin, d'un air de mystère et de malice, il +s'enquit de ce que contenait le sac, et sur la réponse de l'Aréthuse, +il hocha la tête avec une bienveillante incrédulité: «Non, dit-il, +non, vous avez des portraits.» Puis d'une voix insinuante, «Voyons, +montrez-moi les portraits!» Il se passa quelques instants avant que +l'Aréthuse, partant d'un éclat de rire, devinât ce que voulait le +facteur. Par portraits il entendait des photographies obscènes; et +dans l'Aréthuse, auteur austère et encore à ses débuts, il avait +cru reconnaître un colporteur de choses pornographiques. Quand les +paysans en France se sont mis dans la tête qu'une personne exerce telle +profession, toute argumentation est inutile. Pendant tout le reste de +la route le facteur déploya toutes les ressources de son éloquence, +pour que le voyageur le laissât jeter un coup d'œil sur la collection. +Il employait tantôt les reproches tantôt les raisonnements: «Voyons, +je ne le dirai à personne.» Puis il essaya de la corruption et insista +pour me payer un verre de vin; et enfin, lorsque leurs routes se +séparèrent: «Non, dit-il, ce n'est pas bien de votre part. Oh! non, ce +n'est pas bien!» Et hochant la tête de l'air sentimental d'un homme +qu'on a lésé, il partit pas trop satisfait. + +Sur certaines petites difficultés que rencontra l'Aréthuse à +Châtillon-sur-Loing, je n'ai pas le loisir de m'étendre; un autre +Châtillon, de plus triste mémoire, sollicite trop mon attention. Mais +le lendemain, dans un certain hameau appelé la Jussière, il s'arrêta +pour boire un verre de sirop dans un cabaret très pauvre et très nu. +La cabaretière, une femme avenante qui donnait le sein à un enfant, +examina le voyageur d'un air bienveillant et pitoyable. «Vous n'êtes +pas de ce département?» demanda-t-elle. L'Aréthuse lui dit qu'il était +Anglais. «Ah! fit-elle surprise. Nous n'avons pas d'Anglais; nous +avons beaucoup d'Italiens pourtant, et ils font très bien; ils ne se +plaignent pas des gens du pays. Il se peut qu'un Anglais y fasse très +bien aussi; ce sera quelque chose de nouveau.» Et ici une remarque, +obscure pour l'Aréthuse, et qu'il chercha à éclaircir tout en buvant sa +grenadine. Mais quand il se leva et demanda ce qu'il devait, la lumière +se fit en lui, soudaine comme l'éclair. «Oh! pour vous, répondit la +cabaretière, un sou!» Pour vous! Par le ciel! elle le prenait pour un +mendiant. Il donna son sou, sentant qu'il aurait eu mauvaise grâce à la +tirer de son erreur. Mais quand il se retrouva dehors, sur la route, +il se sentit intérieurement vexé. La conscience n'est pas un habile +monsieur, c'est un être brut et rabbinique[9]; et sa conscience lui +disait qu'il avait volé le sirop. + + [9] Rabbinique: veut dire primitif, intransigeant, dont les + principes sont restés intacts, n'ont subi aucune altération, aucun + adoucissement par le fait de raisonnements subtils. + +Cette nuit-là nos voyageurs couchèrent à Gien. Le lendemain ils +passèrent le fleuve et s'avancèrent (séparément selon leur habitude) +pour couvrir la courte étape qui devait les conduire, à travers +la plaine verte, du côté du Berri, à Châtillon-sur-Loire. C'était +l'ouverture de la chasse, et l'air retentissait des détonations des +armes à feu et des cris d'admiration des chasseurs. Par dessus notre +tête les oiseaux étaient dans la consternation, tourbillonnant en +nuages, se posant et reprenant leur vol. Et cependant, avec toute +cette agitation de chaque côté, la route elle-même était solitaire. +L'Aréthuse fuma une pipe près d'une borne kilométrique, et je me +rappelle qu'il passa une revue très exacte de tout ce qu'il devait +faire à Châtillon: il devait s'offrir le plaisir d'un bain froid, +changer de linge et attendre l'arrivée de la Cigarette, dans une +sublime inaction, au bord de la Loire. Enflammé par ces idées, il +n'en poussa que plus rapidement en avant et arriva de bonne heure +dans l'après-midi, tout fumant de sueur, à l'entrée de cette ville de +malheur. Le chevalier Roland à la sombre tour vint. + +Un gendarme poli projeta son ombre sur le chemin. + +«Monsieur est voyageur?» demanda-t-il. + +Et l'Aréthuse, fort de son innocence et oubliant son méchant +accoutrement, répliqua,--je dirai presque avec gaieté: «il paraîtrait +que oui.» + +Ses papiers sont en ordre? dit le gendarme. Et lorsque l'Aréthuse, +avec une légère altération dans la voix, convint qu'il n'avait pas de +papiers, on l'informa (assez poliment) qu'il devait comparaître devant +le commissaire. + +Le Commissaire était assis à une table, dans sa chambre à coucher, +sans autre vêtement que sa chemise et son pantalon, et malgré cela +transpirant abondamment; et lorsqu'il tourna vers le prisonnier une +grosse face inintelligente qui, comme celle de Bardolph, n'était que +boutons et pustules, les gens les plus bouchés auraient pu se préparer +à souffrir. Je me trouvais devant un homme stupide, à qui la chaleur +donnait envie de dormir, furieux d'être dérangé, insensible aux prières +comme aux arguments. + +_Le Commissaire._--Vous n'avez pas de papiers? + +_L'Aréthuse._--Pas ici. + +_Le Commissaire._--Pourquoi? + +_L'Aréthuse._--Je les ai laissés derrière dans ma valise. + +_Le Commissaire._--Vous savez cependant, qu'il est défendu de circuler +sans papiers? + +_L'Aréthuse._--Pardon. Je suis convaincu du contraire. Je suis ici dans +mes droits, comme sujet anglais, en vertu d'un traité international. + +_Le Commissaire (avec mépris)._ Vous vous prétendez Anglais? + +_L'Aréthuse._--Oui. + +_Le Commissaire._--Hum! Quelle est votre profession? + +_L'Aréthuse._--Je suis avocat en Ecosse. + +_Le Commissaire (singulièrement gêné)._--Avocat en Ecosse! Avez-vous la +prétention de gagner votre vie avec cela dans ce département? + +L'Aréthuse se défendit modestement de cette prétention. Le Commissaire +avait gagné une manche. + +_Le Commissaire._--Pourquoi donc voyagez-vous? + +_L'Aréthuse._--Je voyage pour mon agrément. + +_Le Commissaire (montrant le havresac et avec une sublime +incrédulité)._ Voyez-vous, je suis un homme intelligent. + +Le coupable demeurant muet à ce coup droit, le Commissaire savoura +un moment son triomphe; puis il demanda (comme le facteur, mais +il s'attendait à y trouver des choses bien différentes) à voir le +contenu du havresac. Et ici l'Aréthuse, qui n'avait pas encore un +sentiment bien net de sa position, commit une grave méprise. Il y +avait peu ou pas de meubles dans la pièce, à part la chaise et la +table du Commissaire; et pour faciliter les choses, l'Aréthuse (le +plus innocemment du monde) appuya le havresac sur un coin du lit. Le +Commissaire bondit positivement de sa chaise; son visage et son cou +devinrent rouge-pourpre, presque bleus; et il cria de mettre sur le +parquet l'objet profanateur. + +Le havresac se trouva contenir des chemises, des souliers, des +chaussettes et des pantalons de toile de rechange, un petit nécessaire +de toilette, un morceau de savon dans l'un des souliers, deux volumes +de la Collection Jannet intitulés Poésies de Charles d'Orléans, une +carte géographique et un cahier de traductions contenant diverses notes +en prose et les remarquables rondeaux anglais qui jusqu'ici n'ont pas +encore été publiés. Le Commissaire de Châtillon est la seule personne +vivante qui ait jeté un regard sur ces bagatelles artistiques. Il +retourna de façon blessante l'assortiment du bout du doigt; à voir la +manière dont il touchait ces choses, il était évident qu'il considérait +l'Aréthuse et tout ce qui lui appartenait, comme le temple même de +l'infection. Il n'y avait cependant rien de suspect dans la carte, rien +de réellement criminel que les rondeaux; quant à Charles d'Orléans, +pour l'esprit ignorant du prisonnier, il semblait valoir un certificat, +et il était à croire que la farce allait finir. + +L'inquisiteur reprit son siège. + +_Le Commissaire (après une pause)._--Eh bien! Je vais vous dire ce que +vous êtes. Vous êtes Allemand et vous venez chanter à la foire. + +_L'Aréthuse._--Vous plairait-il de m'entendre chanter? Je pense que je +pourrai vous convaincre du contraire. + +_Le Commissaire._--Pas de plaisanterie, monsieur. + +_L'Aréthuse._--Eh bien! Monsieur, faites-moi au moins le plaisir de +regarder ce livre. Ici; je l'ouvre les yeux fermés. Lisez l'un de ces +chants; celui-ci, par exemple; et dites-moi, vous qui êtes un homme +intelligent, s'il serait possible de chanter cela dans une foire. + +_Le Commissaire (d'un air entendu)._--Mais oui; très bien. + +_L'Aréthuse._--Comment! Monsieur, vous ne remarquez pas que c'est en +vieux langage? C'est difficile à comprendre, même pour vous et pour +moi; mais pour un auditoire de foire, ce serait incompréhensible. + +_Le Commissaire (prenant une plume)._--Enfin, il faut en finir. Votre +nom? + +_L'Aréthuse (parlant rapidement et mangeant ses mots à la façon des +Anglais)._--Robert Louis Stev'ns'n. + +_Le Commissaire (ayant bataillé à plusieurs reprises avec sa +plume)._--Eh bien! il faut se passer du nom. Ça ne s'écrit pas. + +Ce qui précède est un résumé sommaire de cette importante +conversation, dans lequel je me suis surtout préoccupé de conserver +la fleur des paroles du Commissaire. Mais du reste de la scène, +l'Aréthuse, par suite peut-être de sa colère croissante, n'a gardé dans +sa mémoire qu'un souvenir assez vague. Le Commissaire n'avait pas, je +pense, la pratique des lettres; à peine du moins, eut-il pris la plume +en main et se fut-il embarqué dans la composition du procès-verbal, +qu'il devint manifestement plus impoli et commença à montrer de la +prédilection pour la plus simple de toutes les formes de répartie: +«Vous mentez.» Plusieurs fois l'Aréthuse passa là-dessus; puis soudain, +il s'enflamma, refusa d'accepter plus d'insultes ou de répondre à +d'autres questions, défia le Commissaire de lui faire tout le mal qu'il +pourrait, et lui promit que, s'il le faisait, il s'en repentirait +amèrement. Peut-être, s'il avait eu cet air hautain dès le début, au +lieu de prendre les choses d'abord sur un ton badin et de continuer +par des arguments, l'affaire aurait-elle pu tourner autrement? Car si +loin que les choses fussent allées[10], en ce moment, le Commissaire +était visiblement hésitant. Mais il était trop tard; il avait été mis +au défi; le procès-verbal était commencé; et carrant les coudes sur la +table, il se reprit à écrire, et l'Aréthuse fut conduit en prison. + + [10] Le texte dit: _car même à cette onzième heure, le Commissaire_: + allusion biblique à la parabole du bon pasteur dans laquelle les + ouvriers engagés à la onzième heure reçurent la même rémunération que + ceux engagés dès le commencement de la journée. + +A quelques pas en descendant la route brûlante se trouvait la +gendarmerie. C'est là que notre infortuné fut conduit et qu'il reçut +l'ordre de vider ses poches. Un mouchoir, une plume, un crayon, une +pipe et du tabac, des allumettes et une dizaine de francs de monnaie, +voilà tout. Pas une lettre, pas un chiffre, pas le moindre écrit, soit +pour établir son identité, soit pour le condamner. Le gendarme lui-même +était épouvanté devant un tel dénûment. + +«Je regrette, dit-il, de vous avoir arrêté, car je vois que vous n'êtes +pas un voyou.» Et il lui promit d'être aussi indulgent que possible. + +L'Aréthuse ainsi encouragé demanda sa pipe. Cela, lui dit-on, était +impossible; mais s'il chiquait, il pourrait avoir du tabac. Il ne +chiqua pas cependant, et demanda à avoir son mouchoir à la place. + +«Non, dit le gendarme. Nous avons eu des histoires de gens qui se sont +pendus.» + +Quoi! s'écria l'Aréthuse. C'est pour cela que vous me refusez mon +mouchoir. Mais voyez donc combien il me serait plus facile de me pendre +avec mon pantalon. + +L'homme fut frappé par la nouveauté de l'idée; mais il ne voulut pas +démordre de ses prétextes et se borna à réitérer de vagues offres de +service. + +Au moins, dit l'Aréthuse, ne manquez pas d'arrêter mon camarade; il me +suivra sans tarder sur la même route, et vous pourrez le reconnaître au +sac qu'il portera sur les épaules. + +Ceci promis, le prisonnier fut emmené dans l'arrière-cour du bâtiment; +une porte de cave fut ouverte, on lui fit signe de descendre +l'escalier; puis les verrous grincèrent et les chaînes retentirent +derrière lui pendant sa descente. + +L'esprit philosophique et plus encore l'esprit d'imagination est apte +à se supposer en état de faire face à tout terrible accident. La +prison, entre autres maux, était un de ceux qu'avait souvent affrontés +l'intrépide Aréthuse. Au moment même où il descendait l'escalier, il se +disait que c'était là une fameuse occasion de composer un rondeau et +que, comme les linottes emprisonnées du mélodieux cavalier, il rendrait +lui aussi sa prison harmonieuse. Je vais dire la vérité tout de suite: +le rondeau ne fut jamais écrit; sans quoi, il serait imprimé ici, pour +faire naître un sourire. Deux raisons intervinrent: la première morale, +la seconde physique. + +Une des curiosités de la nature humaine c'est que, bien que tous les +hommes soient menteurs, aucun d'eux ne souffre qu'on lui applique +cette qualification. La recevoir et l'accepter d'une âme égale est un +effort plus que stoïque, et l'Aréthuse qui n'avait pu avaler cette +insulte sentait bouillonner dans son cœur la lave incandescente de +sa colère étouffée. Mais la raison physique eut aussi son rôle. La +cave dans laquelle il était enfermé se trouvait à quelques pieds sous +terre; elle n'était éclairée que par une étroite ouverture sans vitre, +pratiquée au haut du mur et masquée par les feuilles d'une vigne verte. +Les murs étaient de maçonnerie nue; pour plancher, rien que le sol; +en fait de meubles, un bassin en terre cuite, une cruche à eau et une +couchette en bois avec, pour couverture, un manteau gris-bleu. D'être +arraché à l'air chaud d'une après-midi d'été, à la réverbération +de la route, et au mouvement d'une marche rapide, pour être plongé +dans l'obscurité et l'humidité de ce réceptacle à vagabonds, cela +glaça instantanément le sang de l'Aréthuse. Et vous allez voir comme +il faut peu de chose pour constituer une souffrance: le sol était +excessivement raboteux sous les pieds; il gardait encore jusqu'aux +marques laissées, je suppose, par les coups de bêche des ouvriers qui +creusèrent les fondations de la caserne; et tant à cause du peu de +clarté que de la surface inégale, il était impossible de marcher. + +L'auteur coffré résista un bon moment, mais le froid glacial de la +place le pénétrait de plus en plus; et à la longue, avec toute la +répugnance que vous pouvez imaginer, il en fut réduit à grimper sur +le lit et à s'envelopper dans la couverture publique. Le voilà donc +couché, presque grelottant, plongé dans une demi-obscurité, enroulé +dans un vêtement dont il redoutait le contact comme la peste, et (dans +un état d'esprit fort éloigné de la résignation) passant en revue la +kyrielle d'insultes qu'il venait de recevoir. Ce ne sont point là +circonstances favorables à la muse. + +Pendant ce temps (pour en revenir au dehors, où le soleil brillait +toujours et où les coups de feu des chasseurs retentissaient encore +par toute la plaine semée de bouquets d'arbres,) la Cigarette +s'approchait marchant de son pas plus philosophique. En ces jours de +liberté et de santé, il fut le compagnon fidèle de l'Aréthuse et il +eut de fréquentes occasions de partager la défaveur de celui-ci auprès +de la police. Que de coupes amères il a vidées avec ce désastreux +camarade! Il était, lui, né pour flotter aisément à travers la vie, la +noblesse de ses traits et l'élégance de ses manières prévenant tout le +monde en sa faveur. Il n'y avait qu'une seule chose suspecte qu'il ne +pouvait éloigner: la présence de son compagnon. Il n'oubliera pas de +sitôt le Commissaire de ce qu'on appelle ironiquement la ville libre de +Francfort-sur-le-Mein, ni la frontière franco-belge, ni l'hôtel à la +Fère; enfin (et ce n'aura pas été sa moindre mésaventure) il est à peu +près certain qu'il se souviendra de Châtillon-sur-Loire. + +A l'entrée de la ville, le gendarme le cueillit comme une fleur +des chemins; et un moment après, deux personnes, au comble de la +surprise, étaient confrontées dans le bureau du Commissaire. Car si la +Cigarette fut surpris d'être arrêté, le Commissaire ne fut pas moins +renversé par l'aspect et la mise de son prisonnier. Celui-ci était +un homme au sujet duquel il ne pouvait y avoir aucune méprise, un +homme d'une distinction incontestable et inattaquable, tiré à quatre +épingles, vêtu non seulement avec propreté mais avec élégance, prêt +à exhiber son passe-port au premier mot et bien pourvu d'argent; un +homme que le Commissaire aurait salué d'un grand coup de chapeau, +si par hasard il l'avait rencontré sur la grand'route; et ce beau +cavalier réclamait sans vergogne l'Aréthuse comme étant son camarade. +La conclusion de l'entrevue était décidée d'avance. Parmi les choses +humoristiques qui s'y dirent, il n'en est qu'une dont je me souvienne: +«Baronnet?» demanda le magistrat, relevant les yeux de dessus le +passe-port. «Alors, monsieur, vous êtes le fils d'un baron?» Et quand +la Cigarette eut nié (sa seule faute pendant toute l'entrevue) cette +douce accusation, «Alors», reprit le Commissaire, «ce n'est pas votre +passe-port?» Mais c'étaient là des coups de foudre sans effet; il +n'avait jamais songé à mettre la main sur la Cigarette; bientôt, il +tomba dans un état d'admiration sans bornes, dévorant des yeux le +contenu du havresac, faisant l'éloge du tailleur de notre ami. Ah! +quel hôte honorable le Commissaire recevait en ce moment! Comme ses +vêtements étaient bien appropriés à la chaleur de la saison! Quelles +superbes cartes, quel attrayant ouvrage d'histoire, il portait dans son +havresac! Il n'y avait plus à présent, vous le comprenez, qu'un seul +point, sur lequel ils ne fussent pas d'accord: Qu'allait-on faire de +l'Aréthuse? la Cigarette demandant sa mise en liberté, le Commissaire +le réclamant toujours comme la propriété du cachot. Or, il se trouvait +que la Cigarette avait passé quelques années de sa vie en Egypte, +où il avait fait connaissance avec deux choses très mauvaises: le +choléra morbus et les pachas; et dans l'œil du Commissaire en train de +feuilleter le volume de Michelet, il semblait à notre voyageur qu'il +y avait quelque chose de Turc. Je passe légèrement sur ceci; il est +très possible qu'il y eût quelque malentendu; très possible, que le +Commissaire (charmé de son visiteur) supposât l'attraction réciproque, +et prît pour un acte d'amitié croissante ce que la Cigarette de son +côté regardait comme un moyen de corruption. Quoiqu'il en soit, +y eut-il jamais moyen de corruption plus singulier qu'un volume +dépareillé de l'histoire de Michelet? L'ouvrage lui fut promis pour +le lendemain, avant notre départ; et bientôt après, soit que son +désir fût satisfait, soit qu'il ne voulût pas demeurer en reste de +procédés amicaux: «Eh bien! dit-il, je suppose qu'il faut lâcher votre +camarade». Et il mit en pièces ce régal d'humour, le procès-verbal +inachevé. Ah! s'il avait seulement déchiré à la place les rondeaux +de l'Aréthuse! Beaucoup d'ouvrages furent brûlés à Alexandrie, +beaucoup sont conservés précieusement au British Museum que, certes, +je donnerais volontiers pour le procès-verbal de Châtillon. Pauvre +Commissaire au visage couvert de pustules! Je commence à regretter +qu'il n'ait jamais eu son Michelet; car j'aperçois en lui de beaux +traits d'humanité, une forte dose de stupidité, du zèle dans ses +fonctions de magistrat, un certain goût pour les lettres, une prompte +admiration pour ce qui est admirable. Et s'il n'admira pas l'Aréthuse, +il ne fut pas le seul. + +Soudain un bruit de verrous et de chaînes arriva aux oreilles du +prisonnier, grelottant sous la couverture publique. Il sauta vivement +à terre, prêt à accueillir avec joie un compagnon d'infortune; mais +au lieu de cela, la porte vivement s'ouvrit toute grande, le gendarme +ami apparut au haut de l'escalier, dans l'éblouissante clarté du +jour, et avec un geste magnifique, (c'était sans doute un amateur +de drame)--«Vous êtes libre!» dit-il. Ce n'était pas trop tôt pour +l'Aréthuse. Je ne sais si son emprisonnement avait duré une demi-heure; +mais à la montre de l'esprit, (et l'Aréthuse n'en portait pas d'autre) +le temps lui avait paru huit fois plus long. Et escaladant les marches +de l'escalier, il passa avec ravissement de la fraîcheur de la cave à +la chaleur réconfortante du soleil de l'après-midi; et l'haleine de la +terre lui arriva aussi douce que celle d'une vache; et de nouveau, il +entendit, suave volupté, l'accord des bruits délicats que nous appelons +le bourdonnement de la vie. + +On pourrait croire que mon histoire finit ici; mais pas du tout. Ceci +n'était qu'un arrêt de la pièce et non pas le baisser du rideau. +Sur la scène qui suivit, en face de la gendarmerie, je me fais +scrupule de m'étendre, puisqu'il y a une dame en cause. La femme du +maréchal-des-logis était une belle personne; et cependant, l'Aréthuse +ne fut pas fâché de quitter sa société. En sa mémoire traîne encore un +vague souvenir des traits de cette femme, fraîche comme une pêche, par +cette après-midi torride; mais il se rappelle mieux sa conversation: +«Vous avez là un très beau salon», dit l'infortuné.--«Ah!» dit madame +la maréchale (des logis), «vous êtes bien familiarisé avec de pareils +salons!» Et il vous aurait fallu voir de quel œil dur et méprisant +elle toisait le vagabond debout devant elle! Je ne pense pas qu'il +ait jamais haï le Commissaire; mais avant que cette entrevue touchât +à sa fin, il haïssait Madame la Maréchale. Sa colère, si j'en crois +quelqu'un qui était présent, se trahissait par le feu de ses regards, +la pâleur de son visage, le tremblement de sa voix. Madame, pendant ce +temps, goûtait les joies du matador, le piquant de mots acérés, et lui +faisant baisser les yeux sous son regard froid. + +Grande, certes, fut sa joie de ne plus être avec cette dame; plus +grande encore celle qu'il éprouva à s'attabler devant un excellent +dîner, à l'auberge. Ici aussi, les voyageurs méprisés réussirent à lier +connaissance avec leur plus proche voisin, un monsieur de l'endroit de +retour de la chasse et qui eut le bon goût de prendre plaisir à leur +société. Le dîner terminé, le monsieur proposa de faire plus ample +connaissance au café. + +Le café était bondé de chasseurs qui expliquaient bruyamment à tout le +monde le peu de volume de leurs carniers. Vers le centre de la salle la +Cigarette et l'Aréthuse étaient assis avec leur nouvelle connaissance; +trio très satisfait; car les voyageurs, après leur récente expérience, +étaient avides de considération et leur chasseur fier d'avoir une paire +de patients auditeurs. Soudain la porte vitrée s'ouvrit avec fracas; +dans l'encadrement, le maréchal des logis apparut, magnifique sous son +ceinturon et ses aiguillettes, traversa la salle à grands pas, avec un +bruit d'éperons et d'armes, et disparut par une porte à l'autre bout. +Sur ses talons venait le gendarme à qui l'Aréthuse avait eu affaire +dans l'après-midi, imitant avec une nuance marquée le port impérial de +son supérieur. Seulement en passant, il frappa légèrement du plat de +la main sur l'épaule de son ex-prisonnier, et de ce ton retentissant, +dramatique, dont il avait le secret: «Suivez», dit-il. + +L'arrestation des membres du Parlement, le serment du jeu de paume, +la signature de la déclaration d'indépendance, le discours de Marc +Antoine, toutes les nobles scènes de l'histoire, je les conçois comme +assez semblables à cette soirée du café de Châtillon. La terreur +planait sur l'assemblée. Un moment après, quand l'Aréthuse eut suivi à +l'autre bout de la maison ceux qui de nouveau le faisaient prisonnier, +la Cigarette se trouva seul devant son café au milieu d'un cercle de +chaises et de tables vides; tous les exubérants chasseurs se pressaient +dans les coins; leurs voix tumultueuses à présent réduites à des +chuchotements, et leurs yeux lui lançant des regards furtifs comme à un +lépreux. + +Et l'Aréthuse? Il avait, lui, une entrevue longue et parfois pénible +dans l'arrière-cuisine. Le maréchal des logis, un très bel homme, +intelligent et honnête tout à la fois, à mon avis n'avait pas d'opinion +claire sur l'affaire. Il pensait que le commissaire avait eu tort; mais +il ne voulait pas attirer des désagréments à ses subordonnés; et il fit +une proposition, puis une autre, puis une autre encore; et à toutes +l'Aréthuse (qui sentait sa position devenir meilleure) faisait des +objections. + +«Bref, suggéra l'Aréthuse, vous désirez vous laver les mains de toute +autre responsabilité? Eh bien! Alors laissez-moi aller à Paris.» + +Le maréchal des logis tira sa montre. + +«Vous pouvez, dit-il, prendre le train pour Paris à dix heures». + +Et le lendemain, à midi, les voyageurs racontaient leur mésaventure +dans la salle à manger chez Siron. + + +ROBERT LOUIS STEVENSON. + +_Traduit de l'Anglais par Lucien LEMAIRE._ + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Pages. + + Préface à la traduction. 5 + + Préface de l'auteur. 11 + + Dédicace. 15 + + D'Anvers à Boom. 21 + + Sur le canal de Willebroeck. 30 + + A Bruxelles: Le Royal sport nautique. 41 + + A Maubeuge. 53 + + Sur la Sambre canalisée. En route pour Quartes. 63 + + Pont-sur-Sambre. Nous sommes des marchands. 77 + + Pont-sur-Sambre. Le marchand ambulant. 91 + + Sur la Sambre canalisée. En route pour Landrecies. 101 + + A Landrecies. 114 + + Le canal de la Sambre à l'Oise: Péniches. 124 + + La crue de l'Oise. 134 + + Origny Sainte-Benoîte: Un jour de repos. 151 + + Origny Sainte-Benoîte: Nos compagnons de table. 164 + + Au fil de l'Oise: En route pour Moy. 178 + + La Fère de maudite mémoire. 188 + + Au fil de l'Oise: à travers la vallée dorée. 200 + + La cathédrale de Noyon. 204 + + Au fil de l'Oise: En route pour Compiègne. 216 + + A Compiègne. 222 + + Autres temps. 234 + + Au fil de l'Oise: Intérieurs d'églises. 246 + + Précy et les Marionnettes. 259 + + De retour au monde. 279 + + Epilogue--Pris pour espion. 283 + + + + +TABLE DES GRAVURES + + + Pages. + + Portrait de Robert Louis Stevenson. 2 + + Frontispice à l'eau-forte de Walter Crane. 19 + + La rivière comme un miroir qui s'allongerait. 67 + + S'élevait au centre du village une grande tour + maigre. 81 + + Lorsque nous longions la forêt de Mormal. 103 + + Ils ne montaient pas plus haut que les genoux de + la cathédrale. 205 + + Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l'hôtel + de Ville. 227 + + + * * * * * + + + Liste des modifications: + + Page 5: «Stevensen» remplacé par «Stevenson» (de Robert Louis + Stevensen) + Page 38: «trépanner» par «trépaner» (On aurait pu trépaner la tête) + Page 62: «finalelement» par «finalement» (Il prit finalement la + décision) + Page 108: «enseinement» par «enseignement» (n'est-il pas en lui-même + un enseignement) + Page 211: «marmoter» par «marmotter» (Ses lèvres ne cessaient de + marmotter des prières) + Page 213: «j'aurai» par «j'aurais» (Mais j'aurais voulu voir ailleurs) + Page 214: «prêres» par «prêtres» (le visage des prêtres) + Page 223: «d'idée» par «d'idées» (les futiles associations d'idées) + Page 241: «et et» par «et» (et qu'il fallait arracher) + Page 254: «exactitnde» par «exactitude» (pour son exactitude) + Page 268: «parassait» par «paraissait» (Elle paraissait plus) + Page 279: «blanchisseusses» par «blanchisseuses» (Les blanchisseuses + nous saluaient) + Page 301: «verroux» par «verrous» (les verrous grincèrent) + Page 314: «église» par «églises» (intérieurs d'églises) + Page 315: «Cranc» par «Crane» (Walter Crane) + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75917 *** diff --git a/75917-h/75917-h.htm b/75917-h/75917-h.htm new file mode 100644 index 0000000..79ad0e2 --- /dev/null +++ b/75917-h/75917-h.htm @@ -0,0 +1,5497 @@ +<!DOCTYPE html> + <html lang="fr"> + <head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>A la pagaie | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +/* Typographie */ +body {margin-left: 20%; 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ANGELLIER,</p> + + <p class="center">Professeur de littérature anglaise<br> + Doyen de la Faculté des lettres de Lille</p> + + <p class="title7"><span class="smcap">Avec un Frontispice par</span> WALTER CRANE<br> + <span class="smcap2">ET SIX ILLUSTRATIONS</span></p> + + <p class="title5">PARIS</p> + <p class="center small90">LIBRAIRIE HISTORIQUE DES PROVINCES</p> + + <p class="title8">EMILE LECHEVALIER</p> + <p class="center small90">39, <span class="smcap">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 39</p> + + <p class="center margintopminus1">—</p> + + <p class="center margintopminus1">1900</p> +</div> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_4">4</span></p> + <div class="tirage margintop4"> + <p class="big120"><i>Il a été tiré 150 exemplaires sur papier Japon, numérotés de 1 à + 150,</i></p> + + <p class="big120"><i>1 exemplaire sur papier de Chine, numéroté 151,</i></p> + + <p class="big120"><i>Et 50 exemplaires sur papier Hollande, numérotés à la presse de 152 + à 201.</i></p> + </div> +</div> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_5">5</span></p> + <h2 id="ch_1">PREFACE A LA TRADUCTION</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Dans l’œuvre très diverse de Robert Louis <ins class="correction" title="Stevensen">Stevenson</ins>, en dehors de +ses romans fantastiques et de la série de ses romans historiques +écossais, qui vivent d’une vie si active et si franche, il y a un coin +particulièrement frais et charmant. Ce sont ses récits de voyages, mais +non pas de voyages en chemin de fer ou en bateau à vapeur, avec séjours +dans les grandes villes, et développements du Murray ou du Bœdeker. +Ce n’est point là sa façon: il se plaît à parcourir des parties de +pays ignorées, et il veut le voyage avec ses petites péripéties, ses +efforts, ses ennuis, ses surprises, le voyage vraiment fait par le +voyageur et non par quelque machine à laquelle il se confie. Tantôt +il s’en va dans les montagnes avec un âne qu’il a chargé d’objets +de campement et de cuisine, et il bivouaque en plein air. Tantôt il +descend les rivières sur une fragile périssoire, non sans aventures +et sans quelque danger. Il fait le vrai voyage, celui qui demande de +l’énergie, du sang-froid, de l’effort physique, de l’endurance, et qui +vous récompense par l’exercice et l’accroissement de ces qualités; sans +compter le plaisir de mille incidents et de mille aspects inattendus; +sans compter un délicieux sentiment d’indépendance. Les émotions et les +rencontres du voyageur, notées au jour le jour, un peu à la façon de +Topffer, mais avec un sens plus général et plus artistique, ont fourni +les jolis carnets de voyage qui se nomment: <i lang="en">An Inland Voyage</i>, +ou: <i lang="en">Travels with a Donkey</i>.</p> + +<p>Ce sont des notations pleines de gaîté, de bonne humeur, parsemées de +délicats paysages à la fois exacts et larges, de réflexions générales, +d’observations bienveillantes, d’une <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> sorte de cordialité envers +les gens, du sentiment de la vie au grand air et de ce qu’elle a de +<i lang="en">bracing</i>, pour employer le terme anglais. Tout cela est exprimé +dans une langue qui a fait de Stevenson un des écrivains les plus +rares et les plus distingués de l’Angleterre contemporaine; une langue +aisée, élégante, naturelle, mesurée, disant tout sans effort, colorée +sans surcharge, et d’une merveilleuse souplesse. Sans étalage quoique +avec de grandes ressources de vocabulaire, sans tension de syntaxe, +elle glisse facilement autour des idées, qui se trouvent saisies et +enveloppées sans presque qu’on y ait pris garde, quelque subtiles et +fuyantes qu’elles soient. Elle a cette simplicité qui semble naturelle, +qui est au fond très savante, dont est fait en grande partie le +talent d’un de nos écrivains contemporains: je veux dire d’Anatole +France. Mais la langue de celui-ci, pour exquise qu’elle soit, sent +le renfermé: elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un +parfum d’autrefois, de fleur desséchée: elle est dépaysée au grand air. +Même ses paysages sont vus à travers des vitres: ils ont quelquefois +la couleur, ils n’ont jamais la brise. La langue de Stevenson, moins +pénétrante, est plus active, plus franchement vivante; elle a plus +couru les grands chemins, elle est plus virile, plus saine. On sent +qu’elle aurait pu devenir un instrument d’action, tandis que celle de +M. France, féminine et comme lassée, n’a foulé que des tapis; elle est +sans force et plie, quand elle s’emploie à autre chose qu’à l’art; elle +peut toucher à tout, elle ne peut rien soulever.</p> + +<p>C’est en France que Stevenson a accompli ses principaux voyages. Sans +parler de ses fraîches et riantes pages sur la forêt de Fontainebleau, +les <i lang="en">Travels with a Donkey</i> ont été faits dans les Cévennes, et +<i lang="en">An Inland Voyage</i>, au fil de l’Oise. Stevenson a pénétré ainsi +dans la véritable vie française. Il la comprend et il l’aime; et s’il +n’en fait pas une étude formelle, il la touche sans cesse en passant. +Il est, avec Hamerton et Miss Matilda Betham-Edwards, (je ne parle pas +du livre de Bodley qui est une <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> enquête sociale), un des auteurs +anglais qui ont fait amitié avec l’âme de ce pays, et tenté de la faire +connaître à leurs compatriotes. Travail méritoire! Car si les Anglais +sont vraisemblablement le peuple le mieux informé sur les autres, +ils sont peut-être aussi celui qui comprend le moins les autres. Ils +vivent, surtout en ce qui nous concerne, dans un chaos de préjugés +héréditaires, de renseignements minuscules, d’ignorances capitales +rendues plus dangereuses par une surabondance de détails futiles, dans +un clapotis de menus faits, ou radicalement faux, ou déformés par le +besoin d’effet, de grossissement et d’importance dont sont atteints, +par détérioration professionnelle, les correspondants de leurs +journaux. Dans tout cela roulent, plus souvent qu’il ne conviendrait, +des mensonges ou des calomnies dont on ne comprend pas qu’ils sortent, +sans être écrasés, d’entre les mains d’hommes qui passent pour avoir +de l’honneur. Qu’on imagine cette étrange et incohérente matière, +entretenue et exploitée par les desseins des hommes politiques, +ressassée et exagérée par une hypocrisie à base ethnique et +protestante, amplifiée et renouvelée pour fournir, par contraste, une +pâture presque quotidienne à l’amour-propre national; qu’on imagine en +outre ces déformations et ces grossissements répercutés incessamment +par une presse formidable, et on aura une idée de ce que peut devenir, +dans des moments d’excitation, le jugement du peuple anglais sur la +France. C’est pourquoi nous devons de la reconnaissance aux hommes +comme Stevenson, qui prennent la peine de nous connaître, vivent +cordialement avec nous, et, se tournant vers leurs compatriotes, +avec un sourire et un léger haussement d’épaules, rétablissent les +proportions et remettent les choses au point.</p> + +<p>Ces carnets de voyage sont des livres dont nous pouvons tirer plusieurs +genres de profit. Outre que l’agrément et la belle humeur dont ils +sont pleins, et leur irrésistible attrait de promenade intellectuelle +sont en soi des choses agréables, ils nous apprennent à nous mieux +connaître et à <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> nous voir sous un angle qui est en dehors de nous. +Une remarque nouvelle, comme un étranger en fait, nous ouvre parfois +les yeux sur des parties inaperçues de nous-mêmes et pénètre dans +l’ombre paisible des habitudes. Mais surtout il y a, dans ces pages, un +sens si joyeux et si sain de la vie en plein air, un goût si vivant, +si frais, des charmes de la nature, un regard si habile à les saisir +et à discerner le caractère des sites, un chant si allègre de liberté, +qu’elles communiquent leur esprit à ceux qui les lisent. On a envie de +grand air, on rêve de voyages sur les rivières ou les grands chemins. +Je sais des hommes pour qui les livres de Topffer ont été le premier +attrait qui les a conduits en Suisse. Ils lui doivent ce qu’ils ont +acquis, dans leurs courses sur les montagnes, de santé, d’entraînement +et de hautes impressions. Les livres de Robert Louis Stevenson ont la +même vertu qu’ils s’appliquent à des paysages plus voisins de nous, +où le décor est plus familier et où l’homme fournit davantage. S’ils +inspiraient à quelques-uns de leurs jeunes lecteurs français le désir, +si aisément réalisable et à si peu de frais, de voyager à pied, ils +seraient rien que par cela une bonne semence. Espérons qu’elle tombera +sur quelques pierres qui aimeront à rouler.</p> + +<p>M. Lemaire, qui est professeur au lycée de Valenciennes, a choisi +avec raison <i>An Inland Voyage</i>, dont les paysages appartiennent +à notre région et sont familiers à beaucoup de ceux qui le liront. Il +l’a traduit avec beaucoup de conscience et une constante préoccupation +d’exactitude. Peut-être ce souci méticuleux lui fait-il perdre parfois +un peu du mouvement, de l’allure aisée de l’original. C’est un défaut +<i>on the right side.</i> Il a su mener à bien une tâche très délicate. +Je ne veux pas le féliciter d’avoir si utilement employé ses loisirs +de professeur. Il en a été récompensé, chemin faisant, par l’intérêt +de son travail, le plaisir de vivre avec un charmant et sympathique +esprit, et le profit de lutter contre cette langue qui, par sa +souplesse, est une adversaire redoutable. Je désire <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> plutôt le +féliciter de la persévérance avec laquelle, ayant fait ce travail, il a +su, malgré l’apathie des éditeurs et la routine des revues, arriver à +le produire. J’imagine que cela a dû lui demander plus de peine que sa +traduction elle-même. J’espère, et c’est, je crois, sa seule ambition +qu’il ne lui en coûtera que son temps. Dans l’Université on trouve que +c’est là un encouragement suffisant: le travail se paye par lui-même.</p> + +<p>Des tentatives comme celles de M. Lemaire sont le symptôme d’un +important progrès accompli dans notre pays. Il ne faut pas être très +âgé pour se rappeler dans quel état informe et rudimentaire étaient +chez nous la connaissance et l’enseignement des langues vivantes. Par +un effort efficace parce qu’il a été continu, les chaires des lycées +et de la plupart des collèges ont été graduellement occupées par des +hommes qui possèdent à fond la langue qu’ils enseignent. Ils ont tous +fait un ou deux ans de séjour dans le pays où on la parle, ils en +connaissent la littérature et les mœurs. La majeure partie d’entre eux +en reçoit des journaux et des livres; ils continuent à s’intéresser +aux œuvres et aux hommes qui y surgissent, aux évènements qui s’y +succèdent, aux tentatives sociales ou politiques qui s’y produisent. +Leur esprit s’est ouvert à voir autre chose que notre mesquine vie +étriquée en d’étroits règlements: ils savent que, dans d’autres +conditions, des peuples agissent et prospèrent. Ils parlent de ces +choses; leurs conversations sont aussi utiles que leur enseignement; +ils sont, à certaines heures, des professeurs, et, à d’autres, les +témoins et les avocats de ce qui se fait au-delà de nos frontières. +Leur influence sociale peut compléter leurs services professionnels. +Si nos directeurs de Revues et de Magazines étaient plus entreprenants +et plus avisés, ils trouveraient là une armée de collaborateurs très +capables de tenir la France au courant de ce qui se passe au dehors. +C’est assurément un grand progrès et un précieux élément infusé dans +notre vitalité intellectuelle. Encore quelques années de persévérance +et <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> il ne se trouvera plus une seule petite ville, un trou perdu, +où ne se rencontre au moins un homme qui soit un centre de culture +étrangère, un intermédiaire de comparaisons avec le dehors. Ce seront +autant de mèches de mine dans le bloc de notre ignorance et de notre +routine; ils pourront contribuer à le disloquer. Par là l’Université +aura rendu au pays un de ces profonds services de nutrition +silencieuse, qui, heureusement, se poursuivent sous les fièvres, les +incohérences et les crises hystériques de la surface.</p> + +<p class="rsignature">AUG. ANGELLIER.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_11">11</span></p> + <h2 id="ch_2">PRÉFACE DE L’AUTEUR</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Mettre une préface à un si petit livre, c’est, j’en ai bien peur, +pécher contre la règle des proportions. Mais, il est au-dessus des +forces d’un auteur de résister au plaisir de faire une préface, car +c’est la récompense de ses travaux. La première pierre une fois posée, +l’architecte apparaît avec ses plans et se pavane, une heure durant, +aux yeux du public. L’auteur ne fait pas autre chose dans sa préface. +Il se peut qu’il n’ait pas un mot à dire; toutefois il doit se montrer +un instant dans le portique, le chapeau à la main, et dans une attitude +polie.</p> + +<p>Il vaut mieux, en telle circonstance, s’en tenir adroitement à un état +intermédiaire entre l’humilité et la supériorité; comme si le livre +était l’œuvre de quelque autre personne et que vous n’ayez fait que +le parcourir et insérer ce qu’il <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> a de bon. Mais, pour moi, je +n’ai pas encore atteint à cette perfection. Je suis encore incapable +de dissimuler la chaleur de mes sentiments envers le lecteur; et, si +je le rencontre sur le seuil, c’est pour l’inviter à entrer avec une +cordialité toute campagnarde.</p> + +<p>A vrai dire, je n’eus pas plus tôt fini de lire les épreuves de ce +petit livre que je me sentis en proie à une appréhension désespérante.</p> + +<p>Il me vint à l’esprit qu’il se pourrait que je ne fusse pas seulement +le premier à lire ces pages, mais aussi le dernier; qu’il se pourrait +que j’eusse vainement fait œuvre de pionnier dans cette étendue de pays +si riant, sans trouver une âme pour suivre mes pas. A force d’y songer, +je ressentis pour cette idée une aversion, qui dégénéra en une sorte de +terreur panique, et je me lançai dans cette préface, qui n’est rien de +plus qu’un avertissement au lecteur.</p> + +<p>Que dirai-je en faveur de mon livre? Caleb et Josué rapportèrent de +Palestine une formidable grappe de raisin. Hélas! mon livre ne <span class="pagenum" id="Page_13">13</span> +produit rien d’aussi nutritif; et, d’ailleurs, nous vivons dans un +siècle, où l’on préfère une définition à n’importe quelle quantité de +fruits.</p> + +<p>Je me demande si une négation n’aurait pas quelque chose de séduisant? +car, au point de vue négatif, je me flatte que ce volume a un certain +cachet. Bien qu’il contienne beaucoup plus de deux cents pages, je n’y +ai pas fait remarquer une seule fois que l’univers de Dieu n’a pas de +but, et je n’y donne pas non plus une seule fois à entendre que j’en +eusse pu créer un meilleur. Je ne sais réellement pas où j’ai pu avoir +la tête. J’avais apparemment oublié tout ce qu’il y a de glorieux à +être homme. C’est une omission qui enlève à ce livre toute importance +philosophique; mais, j’ai l’espoir que son excentricité pourra plaire +dans les sociétés frivoles.</p> + +<p>A l’ami qui m’accompagna, je dois déjà beaucoup de remercîments; je +voudrais bien, certes, ne lui devoir rien d’autre; mais, en ce moment, +je me sens pour lui une tendresse presque <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> exagérée. Lui, au moins, +me lira, ne serait-ce que pour refaire en esprit ses propres voyages en +suivant les miens.</p> + +<p class="rsignature">R. L. S.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_15">15</span></p> + <h2 id="ch_3">DEDICACE</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p class="center"><span class="smcap">A Sir Walter Grindlay Simpson, Baronet</span></p> + +<p class="rdestinataire">Mon cher Cigarette,</p> + +<p class="br">C’est assez pour vous d’avoir participé si généreusement aux pluies +et aux portages de notre voyage; d’avoir pagayé si laborieusement, +pour rattraper l’Aréthuse, abandonnée sur l’Oise grossie; d’avoir, dès +lors, piloté une vraie épave humaine jusqu’à Origny-Sainte-Benoîte et +jusqu’à un souper si ardemment désiré. C’est peut-être plus qu’assez, +comme vous vous en êtes plaint une fois quelque peu piteusement, que +je vous aie prêté tous les torts et que je me sois attribué toutes les +réflexions convenables. Je ne pouvais pas, décemment, vous exposer à +partager le désagrément d’un autre et plus notoire naufrage. Mais à +présent, <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> que notre voyage va paraître en une édition à bon marché, +ce péril, espérons-le, n’existe plus, et il m’est loisible de mettre +votre nom sur le pavillon.</p> + +<p>Mais, je ne puis m’arrêter avant de m’être lamenté sur le sort de nos +deux bateaux. Ce ne fut pas, sir, un jour fortuné que celui où nous +projetâmes l’achat d’une péniche; il ne fut pas heureux, le jour où +nous fîmes part de notre rêve au plus espérant des rêveurs. A vrai +dire, tout sembla nous sourire un moment. Nous nous procurâmes la +péniche, nous la baptisâmes «<i>les Onze mille Vierges de Cologne</i>», +et elle demeura pendant quelques mois l’admiration de tous les +admirateurs, dans les eaux d’une charmante rivière et sous les murs +d’une vieille ville.</p> + +<p>M. Mattras, le charpentier émérite de Moret, avait concentré sur elle +toute la diligence de ses ouvriers rivalisant d’ardeur; et vous n’aurez +pas oublié la quantité de champagne doux consommé à l’auberge, au bout +du pont, pour donner <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> du zèle aux ouvriers et activer le travail. +Quant à la question pécuniaire, je préfère ne pas m’y arrêter. Notre +péniche «<i>les Onze mille Vierges de Cologne</i>» pourrit dans la +rivière où elle avait été embellie. Elle ne sentit pas l’impulsion +de la brise; on n’y attela jamais le patient cheval de trait. Et, +lorsqu’enfin le charpentier indigné de Moret la vendit, on vendit en +même temps l’Aréthuse et la Cigarette, nos deux «canoës», l’un de +cèdre, l’autre, comme nous le sentions si rudement dans les portages, +de solide chêne anglais. A présent, ces bateaux historiques portent les +trois couleurs et sont connus sous des noms nouveaux et étrangers.</p> + +<p class="rsignature">R. L. S.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_19">19</span></p> + + <div class="figcenter1" style="width: 375px;"> + <img id="grav_2" src="images/page-19.jpg" alt="An inland voyage" width="375" height="600"> + <p class="x-ebookmaker-drop right2"><a href="images/x-page-19.jpg" title="Agrandir" rel="nofollow">[↔]</a></p> + <div class="caption"> + </div> + </div> +</div> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_21">21</span></p> + <h2 id="ch_4">D’ANVERS A BOOM</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Nous produisîmes une grande agitation dans les docks d’Anvers. Un +arrimeur et un groupe de portefaix des docks enlevèrent nos deux +«canoës» et coururent à l’embarcadère. Derrière eux venait une foule +d’enfants, poussant des hourras. La Cigarette partit au milieu d’un +clapotis de petites vagues qui se brisaient. L’instant d’après, +l’Aréthuse la suivait. Un vapeur descendait le fleuve; des hommes, +sur le tambour, crièrent de rauques avertissements, l’arrimeur et ses +portefaix, sur le quai, nous braillaient de prendre garde. Mais, en +quelques coups de pagaie, les canoës étaient hors d’atteinte au milieu +de l’Escaut, et nous laissions derrière nous tous les vapeurs, et les +arrimeurs et les autres vanités du rivage.</p> + +<p>Le soleil brillait d’un vif éclat; la marée faisait gaillardement ses +quatre milles à l’heure; <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> le vent soufflait régulièrement avec, de +temps en temps, des rafales. Pour ma part, je n’avais jamais été de +ma vie à la voile dans un canoë, et ma première expérience, au beau +milieu de ce large fleuve, ne se faisait pas sans me causer quelque +appréhension. Qu’arriverait-il à la première bouffée de vent qui +gonflerait ma petite voile? A mon avis, on courait presque autant de +risques à tenter ainsi l’inconnu, qu’à publier un premier livre, ou à +se marier. Toutefois, ma perplexité ne fut pas de longue durée, et vous +ne serez pas surpris d’apprendre qu’au bout de cinq minutes, j’avais +fixé ma voile.</p> + +<p>Cette circonstance, je le reconnais, ne fut pas sans me frapper quelque +peu. Naturellement, comme le reste de mes semblables, j’avais toujours +fixé la toile dans un bateau à voiles; mais, dans une embarcation +aussi petite et aussi peu stable qu’un canoë, et avec ces rafales qui +s’abattaient sur nous, je ne m’attendais guère à pouvoir agir d’après +les mêmes principes; et ce fait m’inspira quelques réflexions <span class="pagenum" id="Page_23">23</span> +pleines de mépris sur le cas que nous faisons de la vie. On est à coup +sûr, plus à l’aise pour fumer quand la voile est attachée; mais il ne +m’était jamais arrivé de mettre une bonne pipe de tabac en balance +avec un péril évident, et de courir le risque de propos délibéré en +choisissant la bonne pipe de tabac. C’est un lieu commun que nous ne +pouvons répondre de nous-mêmes, avant d’avoir été mis à l’épreuve; +mais il est moins commun et, à coup sûr, plus consolant, de penser que +nous nous trouvons habituellement beaucoup plus braves et beaucoup +meilleurs que nous ne croyions. Tout le monde, à mon avis, en a fait +l’expérience: mais la crainte de nous démentir plus tard nous empêche +de trompeter bien loin ce sentiment réconfortant. Bien sincèrement je +voudrais, car cela m’eût épargné beaucoup de peine, je voudrais, qu’il +se fût trouvé quelqu’un pour me faire envisager la vie avec courage, +quand j’étais jeune, pour me dire combien les dangers sont plus +effrayants, quand on les voit de loin; pour me montrer que ce qu’il y +a de <span class="pagenum" id="Page_24">24</span> viril dans le cœur d’un homme ne se laisse pas étouffer et +l’abandonne rarement, je dirai même jamais, à l’heure du danger. Mais +nous sommes tous très forts pour jouer de la flûte sentimentale en +littérature: et il n’y aura pas un homme parmi nous pour aller en tête +de la colonne faire retentir les sons grisants du tambour.</p> + +<p>Il faisait bon sur le fleuve. Un ou deux chalands passaient, chargés +de foin. Des roseaux et des saules bordaient le cours d’eau: des +bestiaux et de vénérables chevaux gris montraient leurs têtes placides +par dessus le talus du rivage. Çà et là, un coquet village, parmi les +arbres, avec un bruyant chantier de construction de bateaux: çà et +là, une villa, au milieu d’une pelouse. Le vent nous favorisa pour +remonter l’Escaut, puis le Rupel: et nous allions bon train, quand nous +commençâmes à voir les briqueteries de Boom, qui s’étendent très loin +sur la rive droite du fleuve. La rive gauche était toujours verte et +champêtre, avec des allées d’arbres, le long de la digue, et, çà et là, +un <span class="pagenum" id="Page_25">25</span> escalier pour desservir un bac, où l’on pouvait voir, tantôt +une femme assise, les coudes sur les genoux, tantôt un vieux monsieur +avec des lunettes d’argent et un bâton. Mais Boom et ses briqueteries +devenaient à chaque instant, plus enfumées et plus sales; et bientôt, +une grande église, avec une horloge, et un pont de bois, jeté sur le +fleuve, indiquèrent le quartier central de la ville.</p> + +<p>Boom n’a rien d’agréable et n’est remarquable qu’en un seul point: la +plupart des habitants ont la ferme conviction qu’ils savent parler +anglais: ce que d’ailleurs, l’expérience ne justifie pas. Ceci jeta +une sorte de brume sur notre conversation. Quant à l’hôtel de la +navigation, c’est, je crois, ce qu’il y a de pire dans l’endroit. Il +possède deux salles, dont il est très fier, toutes deux parsemées +de sable; la première donnant sur la rue, avec un comptoir à une +extrémité; la seconde, plus froide et plus sombre, avec, pour tout +ornement, une cage sans oiseau et un tronc tricolore où <span class="pagenum" id="Page_26">26</span> recevoir +des souscriptions. Nous trouvâmes moyen de dîner dans cette seconde +pièce, en compagnie de trois ingénieurs stagiaires peu expansifs +et d’un commis-voyageur silencieux. La nourriture, comme il arrive +d’ordinaire en Belgique, était en cette occasion d’un caractère +indéfinissable. En vérité, je n’ai jamais été capable de découvrir +quoi que ce fût qui ressemblât à un repas chez cet aimable peuple. Les +Belges semblent becqueter leurs aliments, ils ont l’air de jouer avec +les mets tout le long du jour en amateurs; ils essayent d’imiter les +Français; ils font, en réalité, comme les Allemands; et à la rigueur, +l’on peut dire qu’ils ont un genre intermédiaire.</p> + +<p>Nettoyée et garnie de ses accessoires, la cage vide ne portait d’autre +trace du favori qui y sifflait jadis, que l’écartement de deux +barreaux, entre lesquels on mettait un morceau de sucre. Cette cage +évoquait ainsi une sorte de gaieté de cimetière. Pas plus à nous qu’au +commis-voyageur les ingénieurs ne daignaient adresser <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> la parole: +mais ils échangeaient entre eux quelques mots à voix basse et nous +dévisageaient à la lumière du gaz avec leurs lunettes. Car, bien qu’ils +fussent de beaux garçons, ils portaient tous des besicles.</p> + +<p>Il y avait dans l’hôtel une servante anglaise; elle avait quitté +l’Angleterre depuis assez longtemps pour avoir recueilli à l’étranger +toutes sortes d’expressions bizarres et de manières curieuses, qu’il +n’est pas besoin de spécifier ici. Elle nous parla abondamment dans son +jargon, nous demanda des détails sur les mœurs actuelles en Angleterre +et rectifia obligeamment nos explications, quand nous essayâmes de lui +répondre. Mais nous avions affaire à une femme, et, au fond, peut-être +ne dédaignait-elle pas tant nos renseignements, qu’elle en avait l’air. +Le beau sexe aime à recueillir des connaissances et tient néanmoins +à conserver sa supériorité. C’est une politique habile et presque +toujours une nécessité dans les circonstances de la vie. Car, si un +homme s’aperçoit qu’une femme <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> l’admire, ne serait-ce que pour ses +connaissances en géographie, il se mettra immédiatement à bâtir sur +cette admiration. Ce n’est qu’à force d’incessantes rebuffades que +les jolies femmes peuvent nous tenir à notre place. Les hommes comme +aurait dit Miss Howe ou Miss Harlowe, sont de tels «empiéteurs». Pour +ma part, je suis corps et âme avec les femmes: et, après un couple bien +marié, il n’est rien au monde d’aussi beau que le mythe de Diane, la +divine chasseresse. Il est inutile à un homme de se retirer dans les +bois: nous le connaissons trop: Saint Antoine en fit l’expérience, il +y a bien longtemps; et l’aventure eut, à tous égards, une fâcheuse +issue pour lui. Mais il y a ceci de particulier chez certaines femmes +et qui déconcerte les meilleurs gymnosophistes parmi les hommes: c’est +qu’elles se suffisent à elles-mêmes et qu’elles peuvent marcher dans +une zone élevée et froide, sans la protection d’aucun de ceux qui +portent culottes. Je l’affirme, bien que je sois le contraire d’un <span class="pagenum" id="Page_29">29</span> +ascète déclaré, je sais aux femmes plus de gré de cet idéal que je n’en +saurais à la plupart d’entre elles, ou même à toutes, à l’exception +d’une seule, d’un baiser spontanément donné. Il n’est rien d’aussi +encourageant que le spectacle d’une personne qui se suffit. Et quand je +songe aux sveltes et charmantes vierges, créatures de la forêt et du +clair de lune, courant les bois toute la nuit, au son du cor de Diane, +errant parmi les vieux chênes, le cœur aussi libre qu’eux, insensibles +à l’agitation de la vie ardente et troublée de l’homme,—bien qu’en +fait d’idéals, il en soit beaucoup d’autres que je préfère,—je sens +battre mon cœur en pensant à celui qu’elles ont choisi. C’est faire +faillite à la vie, mais faire faillite avec tant de grâce! Une chose +n’est pas perdue, si on ne la regrette pas. En somme, et ici l’homme se +décèle, où serait une grande partie de la gloire d’inspirer l’amour, +s’il n’y avait aucun dédain à surmonter?</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_30">30</span></p> + <h2 id="ch_5">SUR LE CANAL DE WILLEBROECK</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Le lendemain matin, à notre départ sur le canal de Willebroeck, la +pluie commença lourde et glacée. L’eau du canal était à peu près à la +température où le thé peut se boire, et, sous cette froide aspersion, +la surface était couverte de vapeur. La gaieté du départ et le +mouvement aisé des bateaux sous chaque coup de pagaie nous aidèrent à +faire contre fortune bon cœur, pendant toute la durée de l’averse; et, +une fois le nuage passé et le soleil reparu, notre entrain reprit le +dessus sur nos velléités de rester chez nous. Une bonne brise bruissait +et frissonnait dans les rangées d’arbres qui bordaient le canal. Les +feuilles s’agitaient en masses tumultueuses, tantôt en pleine lumière +et tantôt dans l’ombre. Pour l’œil et l’oreille, le temps semblait +propice à l’emploi de la voile; mais, sur l’eau, entre les hautes +berges, le vent ne nous parvenait que <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> par bouffées faibles +et irrégulières. A peine y en avait-il assez pour gouverner. Nous +avancions d’une façon intermittente et peu satisfaisante. Du chemin de +halage, un loustic, qui jadis avait été marin, nous salua par ces mots: +«<i>Ça va vite, mais c’est long</i>».</p> + +<p>Il y avait assez d’activité sur le canal. A tout instant, nous +rencontrions ou nous dépassions une longue file de bateaux, avec de +grandes barres de gouvernail peintes en vert; des poupes élevées +avec, de chaque côté du gouvernail, une fenêtre, et, parfois, à l’une +des fenêtres, une cruche ou un pot à fleurs; une barque attachée à +l’arrière; une femme occupée à préparer le dîner du jour et à soigner +une poignée d’enfants. Ces péniches, au nombre de vingt-cinq ou trente, +étaient toutes attachées les unes derrière les autres avec deux câbles. +En tête de cette file de bateaux se trouvait un vapeur d’étrange +construction qui la remorquait. Il n’avait ni roues à palettes, ni +hélice; mais, au moyen de quelque engrenage, dont un esprit peu initié +<span class="pagenum" id="Page_32">32</span> à la mécanique ne pouvait se faire une idée exacte, il amenait +par dessus l’avant une petite chaîne brillante, qui s’étendait au fond +du canal et, la faisant repasser par dessus l’arrière, il se halait en +avant, anneau par anneau, avec toute sa suite de bateaux chargés. Tant +qu’on n’avait pas trouvé la clef de l’énigme, il y avait quelque chose +de solennel et d’inquiétant dans la progression d’un de ces trains, +pendant qu’il s’avançait doucement dans le canal, sans autre marque de +sa marche en avant qu’un petit remous, courant le long des flancs des +bateaux et s’en allant mourir dans leur sillage.</p> + +<p>De toutes les créations dues aux entreprises commerciales, une péniche +est de beaucoup ce qu’il y a de plus agréable à considérer. Il lui est +loisible de déployer ses voiles, et vous la voyez alors voguer bien +haut, au dessus de la cime des arbres et du faîte du moulin à vent, +voguer sur le cours d’eau, voguer à travers les champs de blé vert, la +plus pittoresque des créatures amphibies. Ou bien le cheval s’avance +<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> d’un pas paisible et lent, comme si les affaires n’existaient pas +pour lui dans le monde; et l’homme qui rêve au gouvernail voit le même +clocher à l’horizon tout le long du jour. On se demande comment les +choses parviennent jamais à leur destination, au train dont elles vont, +et le spectacle des bateaux qui attendent leur tour à une écluse offre +un bel exemple de la facilité avec laquelle on prend la vie. Il devrait +y avoir beaucoup d’esprits satisfaits à bord des bateaux; car mener une +telle vie, c’est voyager tout en restant chez soi.</p> + +<p>La cheminée fume pour le dîner à votre passage; les berges du canal +déroulent lentement leur paysage aux yeux contemplatifs; le bateau +flotte à travers de grandes forêts, à travers de grandes cités, avec +leurs monuments publics et leurs lampes, le soir, et pour le batelier +qui, dans sa demeure flottante, voyage sans bouger de son lit, c’est +absolument comme s’il écoutait l’histoire d’un autre homme, ou comme +s’il <span class="pagenum" id="Page_34">34</span> tournait les pages d’un livre d’images, dans lequel ses +intérêts ne sont pas en jeu.</p> + +<p>Il peut faire sa promenade de l’après-midi en quelque pays étranger, +sur les berges du canal, et revenir ensuite chez lui dîner au coin de +son feu.</p> + +<p>Dans une pareille existence, on ne prend pas assez d’exercice pour +jouir d’une santé exubérante; mais les gens maladifs seuls ont besoin +d’une santé exubérante. L’individu apathique, qui ne se porte jamais ni +bien ni mal, va dans la vie son petit bonhomme de chemin et n’en meurt +que plus aisément.</p> + +<p>A coup sûr, je préférerais le métier de batelier à n’importe quelle +position qui nécessiterait une présence assidue dans un bureau. Il y +a peu de situations, devrais-je dire, où l’on abandonne moins de sa +liberté en échange de repas réguliers. Le batelier est à bord; il est +maître sur son bateau; il peut débarquer quand il veut; rien ne peut +le forcer à courir des bordées pour éviter une terre sous le vent, +pendant toute <span class="pagenum" id="Page_35">35</span> une nuit de gelée, où les voiles sont aussi dures +que du fer; et, autant que j’en puis juger, le temps s’écoule pour lui +aussi tranquillement que le permet le retour de l’heure du coucher ou +du dîner. On ne voit pas aisément pourquoi un batelier devrait jamais +mourir.</p> + +<p>A mi-route, entre Willebroeck et Vilvorde, dans un endroit où le +canal, tel que l’avenue d’un châtelain, s’étendait devant nous en une +perspective magnifique, nous descendîmes à terre pour goûter. Il y +avait deux œufs, un chanteau de pain et une bouteille de vin, à bord +de l’Aréthuse; et deux œufs, ainsi qu’un fourneau <i>Etna</i>, à bord +de la Cigarette. Le maître de ce dernier bateau cassa un des œufs +au cours du débarquement; mais, faisant observer plaisamment qu’on +pouvait encore le faire cuire «à la papier», il le mit dans le fourneau +sans le retirer du journal flamand qui l’enveloppait. Nous avions +débarqué pendant un moment de beau temps; mais il n’y avait pas deux +minutes que nous étions à terre que le vent fraîchit, au <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> point +de devenir une demi-tempête, et que la pluie commença à nous fouetter +les épaules. Nous nous assîmes aussi près que possible de l’Etna, dont +l’alcool brûlait à grandes flammes. A chaque instant, l’herbe prenait +feu et nous devions l’éteindre en la piétinant. Nous ne tardâmes pas +à avoir plusieurs brûlures aux doigts. Mais la quantité de nourriture +substantielle produite par notre cuisine n’était pas en proportion avec +tant d’efforts. Et quand après deux essais de cuisson, nous renonçâmes +à la partie, l’œuf qui était intact était un peu plus que tiède, tandis +que l’autre «à la papier» ne formait qu’une froide et dégoûtante +fricassée d’encre d’imprimerie et de débris de coquille d’œuf. Nous +trouvâmes moyen de cuire les deux autres œufs, en les mettant tout +contre la flamme de l’alcool; nous obtînmes cette fois un meilleur +résultat. Puis, nous débouchâmes la bouteille de vin et nous nous +assîmes sur le bord d’un fossé, nos tabliers de canoë sur les genoux. +Il pleuvait à verse. Le manque de confort, <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> quand il n’est vraiment +pas confortable, et n’a pas la prétention nauséabonde de l’être, est +une chose excessivement humoristique; et des gens tout trempés et bien +abrutis au grand air sont en d’excellentes dispositions pour rire. En +se plaçant à ce point de vue, l’œuf à la papier même offert en guise de +nourriture, peut passer comme une sorte d’accessoire à la plaisanterie. +Mais ce genre de badinage, bien qu’il puisse se prendre en bonne part, +ne demande pas à être répété; et, dorénavant, l’Etna voyagea comme un +monsieur dans l’équipet de la Cigarette.</p> + +<p>A peine avions-nous fini de goûter, repris place dans nos embarcations +et mis à la voile que le vent, il est presque inutile de le dire, ne +tarda pas à tomber. Pendant le reste du trajet jusqu’à Vilvorde, nous +continuâmes à présenter notre voile au vent peu favorable, et, avec de +temps en temps, une bouffée de brise, et de temps en temps, un coup de +pagaie, nous dérivâmes lentement d’écluse en écluse entre les rangées +d’arbres bien en ordre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span></p> + +<p>C’était un riche et magnifique paysage vert ou plutôt un simple chemin +d’eau tout vert, allant sans interruption de village en village. Tout +avait un air stable, comme dans les endroits habités depuis longtemps. +Des enfants aux cheveux ras crachaient sur nous du haut des ponts, +comme nous passions en dessous, avec un réel sentiment d’impassibilité. +Mais, encore plus impassibles étaient les pêcheurs; attentifs à leurs +flottes, ils nous laissaient passer sans un regard. Livrés à leur +paisible occupation, ils se tenaient perchés sur les éperons et les +arcs-boutants des ponts et le long des berges. Ils étaient aussi +indifférents que des fragments de nature morte. Ils ne bougeaient +pas plus que s’ils avaient été en train de pêcher dans une vieille +estampe hollandaise. Les feuilles s’agitaient, l’eau clapotait, mais +ils restaient dans la même position comme autant d’églises établies +par la loi. On aurait pu <ins class="correction" title="trépanner">trépaner</ins> la tête de chacun de ces inoffensifs +pêcheurs sans trouver sous leur crâne autre chose que les replis +multiples d’une ligne <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> à pêcher. Je me moque bien de vos solides +gaillards en guêtres de caoutchouc, qui remontent les torrents de +montagne, la ligne à saumon en main; mais j’aime tendrement cette sorte +de gens qui exercent, pendant des journées entières, leur art peu +fructueux dans des eaux tranquilles et dépeuplées.</p> + +<p>A la première écluse après Vilvorde, il y avait une éclusière qui +parlait français d’une façon compréhensible. Elle nous apprit que nous +étions encore à une couple de lieues de Bruxelles. Au même endroit, la +pluie recommença. Elle tombait en lignes droites et parallèles, et la +surface du canal était criblée d’une infinité de petites sources de +cristal. Impossible de trouver à coucher dans le voisinage. Il ne nous +restait donc qu’à enlever la voile et à jouer ferme de la pagaie sous +la pluie.</p> + +<p>De magnifiques maisons de campagne avec des horloges et de longues +rangées de fenêtres à volets, avec de superbes arbres séculaires, +formant des bosquets et des avenues, donnaient <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> sous la pluie et +dans l’obscurité croissante du crépuscule, un aspect riche et sombre +aux rives du canal. Il me semble avoir vu à peu près le même effet dans +des gravures: d’opulents paysages abandonnés, au dessus desquels passe +un orage. Et, tout le temps, nous fûmes escortés par une charrette +couverte, qui trottait misérablement le long du chemin de halage et se +maintenait à une distance presque uniforme dans notre sillage.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_41">41</span></p> + <h2 id="ch_6">LE ROYAL SPORT NAUTIQUE<br> + A BRUXELLES</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>La pluie cessa près de Laeken. Mais le soleil était déjà couché; +l’air était glacé et nous avions à peine un fil de sec à nous deux. +Qui plus est, nous nous trouvions à présent au bout de l’Allée Verte, +et au seuil même de Bruxelles nous nous heurtâmes à une sérieuse +difficulté. Les rives du canal étaient bordées d’une file ininterrompue +de péniches, qui attendaient leur tour à l’écluse. Nulle part on ne +pouvait trouver un endroit propice pour débarquer; pas même un hangar +où laisser les canoës pour la nuit. Non sans peine, nous réussîmes à +débarquer et nous entrâmes dans un estaminet où quelques pauvres hères +étaient à boire avec le patron. Celui-ci y alla carrément avec nous. +Il n’y avait à sa connaissance aucune remise, aucun hangar, ni <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> +rien de ce genre; et voyant que nous étions venus sans intention de +boire, il ne cacha pas son impatience d’être débarrassé de nous. L’un +des pauvres diables vint à la rescousse. Quelque part dans le coin du +bassin il y avait, nous dit-il, un embarcadère et quelque chose d’autre +encore qu’il ne définit pas très clairement, mais que ses auditeurs +interprétèrent dans un sens favorable à leurs désirs.</p> + +<p>Au coin du bassin se trouvait réellement l’embarcadère, au haut duquel +nous aperçûmes deux jeunes gens de bonne mine en costume de canotage. +L’Aréthuse s’adressa à eux. L’un des deux dit que nous pourrions +remiser nos bateaux chez eux pour la nuit, que cela ne souffrait pas +la moindre difficulté; et l’autre, ôtant sa cigarette de ses lèvres, +demanda si nos embarcations sortaient des chantiers de Searle et +fils. Ce nom fut toute une présentation. Une demi-douzaine d’autres +jeunes gens sortirent d’un «garage» portant l’inscription «Royal +sport nautique» et se mêlèrent à la conversation. <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> Ils étaient +tous très polis, pleins d’enthousiasme, parlaient avec volubilité, et +entrelardaient leur langage de termes anglais de canotage, de noms de +clubs anglais et de constructeurs de bateaux anglais. Je ne connais, +je l’avoue à ma honte, aucun endroit dans mon pays natal, où j’aurais +été reçu aussi chaleureusement par autant de gens. Nous étions des +canotiers anglais, et les canotiers belges se jetaient à notre cou. Je +me demande si les Huguenots français reçurent un accueil aussi cordial +des protestants anglais, quand l’adversité les força à passer le +détroit. Mais, après tout, quelle religion unit si étroitement les gens +qu’un sport qui leur est commun?</p> + +<p>On transporta les canoës dans le garage. Les domestiques du club +nous les lavèrent à fond, suspendirent les voiles au grand air pour +les faire sécher et arrangèrent tout aussi soigneusement et aussi +délicatement que s’il se fût agi d’un tableau. Pendant ce temps, nos +frères «récemment découverts», car tel est le nom <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> que plusieurs +d’entre eux donnèrent à cette parenté, nous conduisaient à l’étage +et mettaient leur cabinet de toilette à notre entière disposition. +Celui-ci nous prêtait du savon, celui-là une serviette, un troisième +et un quatrième nous aidaient à défaire nos sacs. Et tout le temps +c’étaient des questions et des assurances de respect et de sympathie à +n’en plus finir! Je déclare que jamais auparavant je n’avais su ce que +c’était que la gloire.</p> + +<p>«Oui, oui, le Royal Sport nautique est le club le plus ancien de la +Belgique».</p> + +<p>«Nous sommes deux cents».</p> + +<p>«Nous—ceci n’est pas la substance d’un discours, mais un résumé +de nombreux discours, l’impression que mon esprit a gardée après +maintes conversations; et elle me paraît tout à fait sentir la +jeunesse; elle me paraît être très agréable, très naturelle et très +patriotique.—«Nous avons gagné toutes les courses, à part celles où +les Français nous ont trichés».</p> + +<p>Il faut laisser ici tous vos vêtements mouillés <span class="pagenum" id="Page_45">45</span> pour les faire +sécher. Oh! entre frères! Dans n’importe quel garage d’Angleterre nous +trouverions le même accueil. (J’espère de tout mon cœur qu’ils le +pourraient trouver).</p> + +<p>«En Angleterre, vous employez des sliding-seats, n’est-ce-pas?»</p> + +<p>«Nous sommes tous employés dans le commerce pendant le jour, mais le +soir, voyez-vous, nous sommes sérieux».</p> + +<p>Ce furent leurs paroles mêmes. Ils consacraient le jour aux frivoles +intérêts mercantiles de la Belgique; mais le soir, ils trouvaient +quelques heures pour les occupations sérieuses de la vie. Peut-être me +fais-je une idée fausse de la sagesse; mais il me semble que c’était +là une remarque fort sage. Les gens qui s’occupent de littérature +et de philosophie passent toute leur existence à s’affranchir des +notions de seconde main et des règles fausses. C’est leur profession de +recouvrer, à la sueur de leur front, à force de méditation, la fraîche +vue qu’ils avaient autrefois de la vie; d’établir une <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> distinction +entre ce qu’ils aiment réellement et originellement et ce qu’ils n’ont +fait qu’apprendre à tolérer par force. Et les jeunes gens du Royal +Sport nautique portaient encore la distinction très visiblement dans +le cœur. Ils avaient encore ces perceptions nettes de ce qui est bon +et de ce qui est mauvais, de ce qui est intéressant et de ce qui est +ennuyeux, qualifiées d’illusions par les vieillards envieux. L’illusion +de cauchemar de l’âge mûr, l’étreinte d’ours de l’habitude exprimant +graduellement la vie de l’âme d’un homme, n’avaient pas encore eu de +prise sur ces jeunes Belges, nés sous une heureuse étoile. Ils savaient +encore que l’intérêt qu’ils prenaient à leurs affaires, était bien peu +de chose, au prix de leur amour spontané et patient pour les exercices +nautiques. Si vous savez ce que vous préférez, au lieu de répondre +humblement Amen à ce que, selon le monde, vous devez préférer, c’est +que vous avez gardé votre âme en vie. Un pareil homme pourra être +généreux; il pourra être honnête, au-delà de ce <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> qu’on entend au +sens commercial du mot; il pourra aimer ses amis avec une sympathie +élective, personnelle, au lieu de les accepter comme des accidents de +la position à laquelle il a été appelé. Il pourra être un homme, en un +mot, agissant selon ses propres instincts, demeurant tel que Dieu l’a +fait, et non une pure manivelle dans la salle aux machines sociales, +soudée à des principes qu’il ne comprend pas et pour des fins dont il +n’a cure.</p> + +<p>Car, se trouvera-t-il quelqu’un pour oser me dire qu’il est plus +intéressant de faire des affaires que de folâtrer au milieu des +bateaux? Il faudrait n’avoir jamais vu un canot, n’avoir jamais vu un +bureau, pour parler ainsi. Et, pour sûr, l’un est beaucoup meilleur que +l’autre pour la santé. Rien ne devrait occuper un homme autant que ses +amusements. A l’encontre de ceci, on ne peut rien avancer que la soif +de l’or; nul autre que:</p> + +<div class="cpoesie"> + <div class="poem"> + <p class="noindent">Mammon, l’esprit le moins élevé qui tomba<br> + Du ciel,</p> + </div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span></p> + +<p class="noindent">n’oserait hasarder un mot de réponse. Il n’y a qu’un "cant" +mensonger pour représenter le négociant et le banquier comme des gens +peinant d’une façon désintéressée pour l’humanité, et, par conséquent, +fort utiles lorsqu’ils sont bien absorbés dans leurs transactions; +car l’homme est plus important que ses services. Et lorsque notre +membre du Royal Sport nautique aura vu disparaître si loin sa jeunesse +pleine d’espoir, qu’il ne pourra plus exalter son enthousiasme qu’en +feuilletant son grand-livre, je doute fort qu’il soit encore un aussi +brave garçon et j’hésite à croire qu’il accueillerait d’aussi bonne +grâce deux Anglais trempés, arrivant à Bruxelles, en canoë, à la brune.</p> + +<p>Lorsque nous eûmes changé nos vêtements mouillés et bu un verre de +«pale ale» à la prospérité du club, l’un des membres nous conduisit +à l’hôtel. Il ne voulut pas dîner avec nous, mais il accepta sans +objection de prendre un verre de vin avec nous. L’enthousiasme est +chose très ennuyeuse; et je commence à comprendre <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> pourquoi les +prophètes furent impopulaires en Judée, où ils étaient le mieux connus. +Pendant trois mortelles heures, cet excellent jeune homme resta près de +nous à causer longuement de bateaux et de régates; et, avant de nous +quitter, il eut l’obligeance de commander nos chandelles pour la nuit.</p> + +<p>Nous essayâmes, à plusieurs reprises, de changer de sujet; mais +la diversion durait un instant à peine. Le membre du Royal Sport +Nautique serrait la bride, faisait un écart, répondait à la question +et fonçait de nouveau dans le flot gonflant de son sujet. J’appelle +cela son sujet; mais je crois plutôt que c’est lui qui était le sujet. +L’Aréthuse, qui considère toutes les courses comme des inventions du +diable, se trouvait dans un dilemme pitoyable. Il n’osait avouer son +ignorance par amour pour l’honneur de la vieille Angleterre, et il +parlait hardiment de clubs et de rameurs anglais, dont la réputation +n’était jamais venue jusqu’à lui. A plusieurs reprises et surtout une +fois à propos <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> de «sièges à glissières», il fut à deux doigts de se +trahir. Quant à la Cigarette, qui avait ramé dans des régates lorsqu’il +avait le sang bouillant, mais qui désavoue à présent ces erreurs de +sa folle jeunesse, il se trouvait dans un cas encore plus désespéré; +car le jeune homme du Royal Sport Nautique lui proposa de prendre +une rame dans un de leurs «huit» le lendemain, pour comparer le coup +d’aviron anglais au coup d’aviron belge. Je voyais mon ami suer sang +et eau sur sa chaise, chaque fois que ce sujet particulier revenait +sur le tapis. Et il y eut encore une autre proposition, qui produisit +le même effet sur chacun de nous. Il se trouvait que le champion du +canoë en Europe (comme la plupart des autres champions) était un membre +du Royal Sport Nautique. Et, si nous voulions seulement attendre le +dimanche, cet infernal pagayeur condescendrait à nous accompagner dans +notre prochaine étape. Mais nous n’avions, ni l’un ni l’autre, <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> le +moindre désir de rivaliser avec Apollon, à conduire les coursiers du +soleil.</p> + +<p>Une fois le jeune homme parti, nous contremandâmes nos chandelles et +nous commandâmes un grog à l’eau-de-vie. Les grandes vagues avaient +passé par dessus notre tête. Les membres du Royal Sport Nautique +étaient des jeunes gens aussi gentils qu’on puisse souhaiter d’en +voir; mais ils étaient un peu trop jeunes et un tantinet trop amoureux +de sports nautiques, pour nous. Nous commencions à nous apercevoir +que nous étions vieux et cyniques; nous aimions le bien-être; nous +aimions le vagabondage agréable de l’esprit sur tel ou tel sujet. Nous +ne tenions pas à jeter du discrédit sur notre patrie en gâchant un +«huit» ou en peinant piteusement dans le sillage du champion du canoë. +Bref, nous eûmes recours à la fuite. Il semblait que ce fût ingrat +d’agir ainsi; mais, pour tâcher de rendre ce départ acceptable, nous +laissâmes une carte chargée de sincères compliments. Et en vérité, <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> +ce n’était pas le moment d’avoir des scrupules; car nous croyions nous +sentir sur le cou le souffle brûlant du champion.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_53">53</span></p> + <h2 id="ch_7">A MAUBEUGE</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Par crainte de nos bons amis les membres du Royal Sport Nautique d’une +part, et, de l’autre, parce qu’il n’y avait pas moins de cinquante-cinq +écluses entre Bruxelles et Charleroi, nous décidâmes de traverser la +frontière en chemin de fer, bateaux et tout. Franchir cinquante-cinq +écluses en un jour, cela revenait presque à faire péniblement tout le +trajet à pied, les canoës sur nos épaules, objet d’étonnement pour +les arbres qui bordent le canal et de franche dérision pour tous les +enfants sensés.</p> + +<p>Passer la frontière, même en chemin de fer, est chose malaisée pour +l’Aréthuse. D’une manière ou d’une autre, c’est un homme qui éveille +les soupçons de la douane. Partout où il voyage il est sûr de trouver +les douaniers assemblés. Des traités sont solennellement signés, +des <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> ministres des affaires étrangères, des ambassadeurs et des +consuls règnent en grande pompe de la Chine au Pérou, et le pavillon +anglais flotte à tous les vents du ciel. Sous ces sauvegardes, les +gras bénéficiers de l’Eglise, les maîtresses d’école, les messieurs en +complet gris, la foule tumultueuse et la cohue des touristes anglais, +le Murray à la main, se répandent librement sur tous les chemins de fer +du continent. Et cependant, la fluette personne de l’Aréthuse est prise +dans les mailles du filet, tandis que ces gros poissons continuent +joyeusement leur route. S’il voyage sans passe-port, il est jeté, sans +autre forme de procès, dans d’infects cachots. Si ses papiers sont en +règle, certes, on lui permet de continuer son chemin: mais il n’obtient +cette permission qu’après avoir subi l’humiliation d’une incrédulité +générale. Il est né sujet anglais; il n’a cependant jamais réussi à +persuader de sa nationalité un seul fonctionnaire. Il se flatte d’être +assez honnête; il est rare, néanmoins, qu’on le prenne pour autre +<span class="pagenum" id="Page_55">55</span> chose qu’un espion, et il n’est pas d’absurdes et de malhonnêtes +moyens de subsistance que ne lui ait attribués la grande méfiance des +fonctionnaires ou du peuple.</p> + +<p>Sur ma vie, je ne puis comprendre cela. Moi aussi, j’ai été appelé +à l’église par le son des cloches, je me suis assis à la table +des grands; mais rien en moi ne l’indique. Pour les lunettes des +fonctionnaires, j’ai l’air aussi extraordinaire qu’un gueux d’Indien. +Je pourrais venir de n’importe quelle partie du globe, semble-t-il, à +part de celle d’où je viens. Mes ancêtres ont travaillé en vain et la +glorieuse constitution anglaise ne peut me protéger dans mes promenades +à l’étranger. C’est une chose très importante, croyez-moi, que d’offrir +dans sa personne un bon type normal de la nation à laquelle on +appartient.</p> + +<p>Je fus le seul des voyageurs à qui l’on demanda ses papiers, sur la +ligne de Maubeuge. Malgré l’énergie avec laquelle je me cramponnais +à mes droits, il me fallut finalement choisir entre <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> ces deux +alternatives: ou accepter l’humiliation, ou voir le train partir sans +moi. J’étais désolé de céder; mais je désirais arriver à Maubeuge.</p> + +<p>Maubeuge est une ville fortifiée avec un excellent hôtel, le Grand +Cerf. Elle semblait être habitée surtout par des soldats et des commis +voyageurs. Du moins, ce furent les seules personnes que nous vîmes, +outre les domestiques de l’hôtel. Nous dûmes y rester quelque temps, +car les canoës ne se pressaient pas de nous suivre et se trouvèrent en +fin de compte désespérément retenus à la douane, jusqu’au moment où +nous retournâmes les délivrer. Il n’y avait rien à faire, rien à voir. +Nous eûmes de bons repas, ce qui est très important, mais ce fut tout.</p> + +<p>La Cigarette faillit être arrêté. On l’accusait d’avoir pris des plans +des fortifications, chose dont il était matériellement incapable. Et +en outre, comme chaque nation belligérante a déjà un plan des places +fortifiées des autres puissances, de telles précautions reviennent à +fermer la porte de l’écurie quand le coursier est parti. <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> Mais je +ne doute pas qu’elles ne contribuent à maintenir la confiance dans le +pays. C’est beaucoup de pouvoir persuader aux gens qu’ils partagent un +mystère. Cela les rehausse à leurs yeux. Les Francs-maçons même, qu’on +a exhibés à satiété, conservent une sorte d’orgueil; et il n’est pas un +épicier parmi eux, si honnête, inoffensif et inintelligent qu’il puisse +au fond se sentir, qui à son retour d’une de leurs tenues, n’ait à ses +propres yeux une importance sinistre.</p> + +<p>On ne s’imagine pas quel bonheur peuvent éprouver deux personnes, +pourvu toutefois qu’elles soient deux, à vivre dans un endroit où +elles ne connaissent pas une âme. Je pense que le spectacle de toute +une existence, à laquelle vous ne prenez aucune part, paralyse les +désirs personnels. Vous êtes heureux de devenir simple spectateur. Le +boulanger est debout à sa porte; le colonel, avec ses trois médailles, +passe le soir, allant au café. Les soldats battent du tambour, +sonnent de la trompette, et tous, aussi <span class="pagenum" id="Page_58">58</span> audacieux que des lions, +garnissent les remparts. Le langage ne saurait exprimer avec quelle +sérénité vous contemplez tout ceci. Dans un endroit où vous avez tant +soit peu pris racine, le spectacle vous provoque à sortir de votre +indifférence: vous êtes pour quelque chose dans la partie; vos amis +combattent avec l’armée. Mais dans une ville étrangère, ni assez +petite pour devenir trop tôt familière, ni assez grande pour offrir +aux voyageurs toutes les commodités de la vie, vous êtes à l’écart des +affaires, au point d’oublier absolument que vous pouvez en approcher +davantage. Vous ressentez si peu d’intérêt pour le monde qui vous +entoure, que vous ne vous souvenez plus que vous êtes un homme. Les +Gymnosophistes vivent dans les bois avec toute la nature qui fermente +autour d’eux, avec de tous côtés le mystère du roman; ils atteindraient +plus facilement leur but en fixant leur séjour dans une morne ville de +province, où ils verraient juste assez de l’humanité pour les garder +d’en désirer davantage, et ne seraient <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> témoins que des pratiques +extérieures rebattues de la vie de l’homme. Ces pratiques extérieures +sont aussi mortes pour nous que tant d’autres formalités et parlent +une langue morte à nos yeux et à nos oreilles. Elles n’ont pas plus de +signification que des jurons ou des salutations. Nous sommes tellement +accoutumés à voir les couples mariés aller à l’église le dimanche, que +nous avons complètement oublié ce qu’ils représentent; si bien que les +romanciers sont conduits à réhabiliter l’adultère, quand ils veulent +nous montrer combien il est beau pour un homme et pour une femme de +vivre l’un pour l’autre.</p> + +<p>Une personne à Maubeuge me permit pourtant de sonder un peu son cœur. +Ce fut le cocher de l’omnibus de l’hôtel. C’était un petit homme, +l’air assez vulgaire, aussi bien que je puis me le rappeler, mais avec +une étincelle de quelque chose d’humain dans l’âme. Il avait entendu +parler de notre petit voyage et il vint immédiatement à moi plein +d’envie et de sympathie. Oh! comme il aspirait à voyager et à faire le +<span class="pagenum" id="Page_60">60</span> tour du monde avant de descendre au tombeau! «Vous me voyez ici, +n’est-ce-pas? Je conduis l’omnibus à la station. Bon! Et ensuite, je +le reconduis à l’hôtel. Et c’est la même chose chaque jour et pendant +toute la semaine. Mon Dieu! est-ce là la vie?» Je ne pouvais pas +dire qu’à mon sens telle était la vie pour lui. Il me pressa de lui +raconter où j’avais été et où j’espérais aller. Et tout en m’écoutant, +le gaillard, je vous le déclare, soupirait. Est-ce que cet homme +n’aurait pas pu être un vaillant explorateur en Afrique? N’aurait-il +pas pu aller aux Indes à la suite de Drake? Mais ce siècle est peu +propice aux hommes que la vie de bohème attire. Il n’y a que le parfait +rond-de-cuir pour faire fortune et acquérir de la gloire.</p> + +<p>Je me demande si mon ami conduit toujours l’omnibus pour le Grand Cerf! +Il est très probable que non, je crois. Car je pense qu’il était à la +veille de se mutiner quand nous passâmes; et peut-être notre passage +le détermina-t-il pour tout de bon. Il eut mille fois mieux valu pour +<span class="pagenum" id="Page_61">61</span> lui être un chemineau, raccommoder des pots et des casseroles +sur le bord du chemin, dormir sous les arbres et voir chaque jour le +soleil se lever et se coucher au-dessus d’un nouvel horizon. Il me +semble vous entendre dire que c’est une position respectable que d’être +conducteur d’omnibus. Parfait! Quel droit celui qui n’aime pas cette +position respectable a-t-il d’empêcher de l’occuper celui qui en est +fort amateur? Mais supposez qu’un plat ne soit pas à mon goût et que +vous me disiez que pour le reste de la société c’est un mets favori; +que devrais-je conclure de cela? Qu’il ne me faudrait pas, je suppose, +achever de le manger malgré la répugnance de mon estomac.</p> + +<p>La respectabilité est une excellente chose en elle-même; mais elle +ne prime pas sur toutes les considérations. Je ne voudrais pas un +instant me risquer à laisser entendre que ce soit affaire de goût; +mais j’oserai aller jusqu’à affirmer ceci: si on admet que pour +quelqu’un une position est pénible, désagréable, qu’elle n’est pas +<span class="pagenum" id="Page_62">62</span> nécessaire, que de plus elle est inutile, quand bien même elle +serait aussi respectable que l’Eglise d’Angleterre, plus tôt un homme +l’aura quittée, mieux cela vaudra pour lui-même et pour tous les +intéressés<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_63">63</span></p> + <h2 id="ch_8">SUR LA SAMBRE CANALISÉE<br> + EN ROUTE POUR QUARTES</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Vers trois heures de l’après-midi, tout le personnel du Grand Cerf nous +accompagna au bord de l’eau. Le conducteur de l’omnibus y était, les +yeux hagards. Pauvre oiseau de cage! Est-ce que je ne me rappelle pas, +moi aussi, le temps où je fréquentais la station pour voir les trains +s’élancer en grand nombre dans la nuit, bondés d’hommes libres, et où, +avec d’indescriptibles envies, je lisais sur les horaires les noms +d’endroits éloignés.</p> + +<p>Nous n’étions pas hors des fortifications qu’il commençait à pleuvoir. +Le vent était contraire et soufflait par furieuses rafales; et le +spectacle que présentait le pays n’était pas plus clément que ce qui +se passait dans le ciel; car nous traversions un pays flétri, que +des broussailles <span class="pagenum" id="Page_64">64</span> couvraient çà et là, mais auquel des cheminées +d’usine donnaient quelque variété et quelque beauté. Nous débarquâmes +dans une prairie souillée au milieu de quelques arbres étêtés, et +nous y fumâmes une pipe dans une échappée de beau temps. Mais le vent +soufflait si fort que nous ne pûmes allumer une autre pipe. A part +quelques sordides ateliers, il n’y avait dans le voisinage aucun objet +naturel. Un groupe d’enfants conduit par une grande fille, demeura à +nous observer à peu de distance tout le temps que nous restâmes. Je me +demande ce qu’ils pouvaient bien penser de nous.</p> + +<p>A Hautmont, l’écluse était presque infranchissable, le débarcadère +étant escarpé et élevé, et l’embarcadère très éloigné. Une dizaine +d’ouvriers, noirs de fumée, nous donnèrent un coup de main. Ils +refusèrent toute récompense et ce qui est bien mieux, refusèrent +noblement, sans que cela comportât la moindre idée d’insulte. «C’est +notre façon d’agir dans notre pays», dirent-ils, et je trouve cette +façon d’agir <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> tout à fait admirable. En Ecosse, où l’on vous rendra +également des services gratis, les braves gens repoussent votre argent +comme si vous aviez essayé de corrompre un électeur. Quand des gens +se donnent la peine d’accomplir un acte plein de dignité, cela mérite +bien qu’on généralise un peu cet acte et qu’on admette que tous ceux +qui se seraient trouvés dans le même cas auraient agi d’une façon aussi +digne. Mais dans nos braves pays saxons, où nous pataugeons dans la +boue pendant soixante-dix ans, et où le vent chante sans cesse à nos +oreilles depuis notre naissance jusqu’à notre mort, nous faisons le +bien et le mal, la main haute et d’une façon presque offensante, et +nous donnons, même à nos aumônes, la portée d’un témoignage et d’un +fait de guerre contre le mal.</p> + +<p>Après Hautmont, le soleil reparut et le vent tomba. Quelques coups de +pagaie nous portèrent au-delà des établissements métallurgiques et nous +traversâmes un pays ravissant. La rivière serpentait parmi de basses +collines, de <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> sorte que nous avions le soleil parfois devant, +parfois derrière, et la rivière qui se déroulait sous nos yeux formait +une nappe d’eau d’un éclat intolérable. Des prairies et des vergers +occupaient les deux rives qui étaient bordées de joncs et de fleurs +aquatiques. Les haies très élevées, s’entrelaçaient avec des troncs +d’ormeaux et la plupart des champs, par suite de leur peu d’étendue, +avaient l’air de berceaux qui s’étageaient le long du cours d’eau. +Il n’y avait jamais de perspective. Parfois, le sommet d’une colline +apparaissait au-dessus de la haie la plus proche et formait une étape +à mi-route du ciel; mais c’était tout. Le ciel était sans nuages. +L’atmosphère, après la pluie, était d’une pureté ravissante. La rivière +comme un miroir qui s’allongerait en une longue coulée de verre, +décrivait de nombreux détours parmi les hauteurs; et les pagaies, en +plongeant dans l’eau, faisaient trembler les fleurs le long des bords.</p> + +<div class="section"> + <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> + <img id="grav_3" src="images/page-67.jpg" alt="" width="600" height="355"> + <div class="caption"> + <p class="center">La rivière comme un miroir qui s’allongerait... (page 66).</p> + </div> + </div> +</div> + +<p>Dans les prairies vaguaient des bestiaux blancs et noirs, +fantastiquement tachetés. Une <span class="pagenum" id="Page_69">69</span> bête +avec la tête blanche et le reste du corps d’un noir luisant, +vint au bord pour boire et resta gravement immobile, pointant +ses oreilles vers moi à mon passage, semblable à quelque absurde +ecclésiastique, dans une pièce de théâtre. Un instant après, j’entendis +un bruyant plongeon, et, tournant la tête, j’aperçus l’ecclésiastique +qui luttait pour remonter sur la rive. La bordure avait cédé sous ses +pieds.</p> + +<p>A part les bestiaux, nous ne vîmes aucun être vivant, si ce n’est +quelques rares oiseaux et un grand nombre de pêcheurs. Ceux-ci étaient +assis sur les bords des prairies qui longent la rivière, les uns avec +une seule ligne, les autres avec une demi-douzaine au moins. Ils +avaient l’air stupéfiés de béatitude; et quand nous les amenions à +échanger quelques rares paroles avec nous sur le temps qu’il faisait, +leurs voix résonnaient tranquilles et lointaines. Il y avait parmi eux +une étrange diversité d’opinions sur le genre de poissons auxquels ils +destinaient leurs amorces, mais ils s’accordaient tous à dire <span class="pagenum" id="Page_70">70</span> que +la rivière était très poissonneuse. Là où évidemment il n’y avait pas +deux d’entre eux qui eussent attrapé le même genre de poissons, nous ne +pouvions nous empêcher de soupçonner qu’il n’en était pas un peut-être +qui eût jamais pris la moindre friture. J’espère que grâce à la beauté +de cette après-midi, ils furent récompensés, tous sans exception, +et qu’ils retournèrent chez eux, emportant dans leurs paniers un +butin argenté pour la poêle à frire. Quelques-uns de mes amis diront +peut-être qu’un tel vœu est une honte, mais je préfère un homme, ne +fut-il qu’un pêcheur, à la plus superbe paire d’ouïes de toutes les +eaux de Dieu. Je n’aime le poisson que quand il est cuit dans la sauce; +tandis qu’un pêcheur à la ligne est une partie très importante d’un +paysage de rivière et par conséquent mérite bien que les canotiers +daignent le reconnaître. Il peut toujours vous dire, d’un air doux, +où vous vous trouvez et sa présence tranquille sert à accentuer la +solitude et le calme et à vous rappeler <span class="pagenum" id="Page_71">71</span> les citoyens étincelants +qui vivent sous votre bateau.</p> + +<p>La Sambre serpentait si laborieusement çà et là parmi ses petites +collines, qu’il était six heures passées quand nous approchâmes de +l’écluse de Quartes. Sur le chemin de halage se trouvaient quelques +enfants, avec lesquels la Cigarette se mit à plaisanter pendant qu’ils +nous accompagnaient à la course. Ce fut en vain que je l’avertis. +En vain lui dis-je en anglais que les gamins sont tout ce qu’il y +a de plus dangereux au monde. Une fois que vous avez commencé à +plaisanter avec eux, vous êtes bien sûr que cela se terminera par une +grêle de pierres. Pour ma part, toutes les fois qu’une observation +s’adressait à moi, je souriais doucement et hochais la tête, comme +si j’étais quelqu’un d’inoffensif, n’ayant de la langue française +qu’une connaissance insuffisante. Car, en vérité, j’ai acquis dans +mon pays une telle expérience des enfants que j’aimerais mieux faire +la rencontre d’une <span class="pagenum" id="Page_72">72</span> troupe d’animaux sauvages que d’une bande de +vigoureux moutards.</p> + +<p>Mais je faisais injure à ces paisibles jeunes Hennuyers. Quand la +Cigarette partit aux informations, je débarquai sur la digue, pour +fumer une pipe, tout en veillant sur les bateaux, et je devins +immédiatement l’objet de la plus aimable curiosité. A cette heure une +jeune femme et un paisible adolescent qui avait perdu un bras s’étaient +joints aux enfants. Cela me rassura un peu. Quand je prononçai mes +deux ou trois premiers mots de français, une petite fille hocha la +tête comme une grande personne avec une comique gravité: «Ah! vous +voyez, dit-elle; il comprend suffisamment bien, à présent, c’était tout +simplement pour nous en faire accroire.» Et les enfants de partir tous +à la fois d’un franc éclat de rire.</p> + +<p>La nouvelle que nous venions d’Angleterre fit sur eux une vive +impression et la petite fille leur apprit que l’Angleterre était une +île, «et bien loin d’ici.»</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_73">73</span></p> + +<p>«Oui, vous pouvez le dire, bien loin d’ici,» ajouta le manchot.</p> + +<p>Je n’ai jamais senti le mal du pays me serrer le cœur aussi +douloureusement qu’à ce moment. Ils semblaient considérer comme si +incalculable la distance qui me séparait de l’endroit où j’ai vu le +jour!</p> + +<p>Ils admirèrent beaucoup les canoës et j’observai chez ces enfants un +trait de délicatesse qui mérite d’être mentionné. Désireux de monter +en canoë, ils nous avaient assourdis de leurs demandes pendant les +derniers cent mètres; et ils nous assourdirent de la même chanson +le lendemain, quand nous arrivâmes pour partir. Mais, au moment +où les canoës se trouvaient vides, pas un n’ouvrit la bouche pour +faire pareille demande. Délicatesse? ou légère appréhension de l’eau +peut-être, dans un si frêle esquif? Je hais le cynisme beaucoup plus +que le diable; à moins peut-être que les deux ne fassent qu’un. Et +cependant le cynisme est un bon tonique; c’est le «tub» froid et la +serviette <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> de bain des sentiments, et il est assurément nécessaire +à la vie dans les cas de sensibilité trop avancée.</p> + +<p>Des bateaux, leurs yeux se portèrent sur mon costume. Ils n’avaient +pas assez d’yeux pour regarder ma ceinture rouge, et mon couteau les +remplissait de crainte.</p> + +<p>«C’est ainsi qu’on fait les couteaux en Angleterre», dit le manchot.</p> + +<p>J’étais bien aise qu’il ne sût pas comme on les fait mal de nos jours +en Angleterre.</p> + +<p>«Ces couteaux sont destinés aux gens qui vont en mer, ajouta-t-il, pour +défendre leur vie contre les gros poissons.»</p> + +<p>A mesure qu’il parlait, je me sentais devenir aux yeux du petit groupe +un personnage de plus en plus romanesque. Et je suppose qu’il en était +réellement ainsi. Ma pipe même, bien que ce fut une pipe française en +terre et toute ordinaire, assez bien «culottée», comme ils appellent +cela en France, était une rareté à leurs yeux, comme une chose venant +de si <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> loin. Et si mes plumes n’étaient pas très belles en +elles-mêmes, au moins venaient-elles toutes d’outre-mer. Cependant, +un détail de mon accoutrement piqua leur curiosité jusqu’à leur faire +oublier toute politesse: c’était la malpropreté de mes souliers de +toile. Je suppose, quoi qu’il en soit, qu’ils s’imaginaient que la boue +était un produit de mon pays. La petite fille (qui était le génie de la +bande) étala ses sabots pour les comparer à mes souliers; et j’aurais +voulu que vous pussiez voir avec quelle grâce et quelle satisfaction +elle le fit.</p> + +<p>La «canne» à lait de la jeune femme, une grande amphore de cuivre +battu, reposait à quelque distance sur le gazon. Bien aise de me +dérober à l’attention publique, et de rendre une partie des compliments +que j’avais reçus, je l’admirais de tout cœur, autant pour sa forme que +pour sa couleur et je leur dis, ce qui était très vrai, que c’était +aussi beau que de l’or. Ils ne furent pas surpris. Ces objets était +évidemment l’orgueil <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> du pays. Et les enfants s’étendirent sur la +cherté de ces amphores, dont le prix s’élève parfois jusqu’à trente +francs pièce. Ils m’expliquèrent comment les ânes les portaient une +de chaque côté d’un bât, ce qui faisait un harnais assez coquet en +soi-même. On pouvait voir ces amphores, ajoutèrent-ils, dans tout +l’arrondissement; et dans les grosses fermes, elles étaient nombreuses +et de grande taille.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_77">77</span></p> + <h2 id="ch_9">PONT-SUR-SAMBRE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">Nous sommes des Marchands</p> +</div> + +<p>La Cigarette revint avec de bonnes nouvelles. On pouvait avoir à +loger à quelque dix minutes de l’endroit où nous étions, dans un +village appelé Pont. Nous remisâmes les canoës dans un grenier et nous +demandâmes aux enfants si l’un d’entre eux voulait bien nous servir +de guide. Le cercle s’élargit instantanément autour de nous et nos +offres de récompense furent reçues dans un silence décourageant. Nous +étions évidemment une paire de Barbe bleues pour les enfants; ils +nous parlaient bien dans les endroits publics et là où ils avaient +l’avantage du nombre; mais c’était une autre paire de manches de se +risquer à s’en aller seul avec deux personnages, ayant à leurs yeux +quelque chose des monstres de légende tombés du <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> ciel sur leur +hameau par cette tranquille après-midi, un couteau à la ceinture et +sentant les grands voyages. Le propriétaire du grenier vint à notre +aide. Il prit à part un petit garçon et le menaça de lui donner des +coups; sans cela, nous aurions dû, je suppose, trouver notre chemin +nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, comme il avait déjà sans doute tâté +des taloches de cet homme, l’enfant parut en avoir plus de crainte +que des étrangers. Mais j’imagine que son petit cœur devait battre de +la belle façon; car il ne cessa de trotter devant nous à une distance +respectueuse, et de se retourner pour jeter sur nous des regards +effrayés. Les enfants dans l’antiquité n’ont pas dû guider autrement +Jupiter ou l’un de ses compères Olympiens, courant les aventures.</p> + +<p>Par un chemin fangeux nous remontâmes de Quartes, où se dressaient +l’Eglise et le moulin tremblotant. Les paysans revenant des champs +regagnaient péniblement leurs demeures. Une <span class="pagenum" id="Page_79">79</span> petite vieille à l’air +vif passa près de nous. Elle était assise en travers d’un baudet, entre +deux «cannes» à lait étincelantes. Chemin faisant, elle donnait de +petits coups de talon dans le flanc du baudet et, d’une voix perçante, +lançait des observations parmi les passants. Chose remarquable, +aucun de ces hommes fatigués ne prenait la peine de répliquer. Notre +guide nous fit bientôt quitter le petit chemin, pour prendre à +travers la campagne. Le soleil était couché, mais l’occident en face +de nous n’était qu’un lac d’or plain. Le sentier erra un instant à +ciel ouvert. Puis il passa sous un treillis de branches, semblable +à un berceau indéfiniment prolongé. De chaque côté se trouvaient +des vergers ombragés; des chaumières s’étendaient bas au milieu des +feuilles, envoyant leur fumée vers le ciel; çà et là, dans une trouée, +apparaissait la grande face d’or de l’Occident.</p> + +<p>Je n’ai jamais vu la Cigarette dans un état d’esprit aussi idyllique. +Il devenait positivement lyrique dans son admiration des paysages <span class="pagenum" id="Page_80">80</span> +de la campagne. Je n’étais guère moi-même moins enthousiasmé; l’air +doux du soir, les ombres, les riches lumières et le silence faisaient à +notre marche un harmonieux accompagnement. Et nous prîmes tous deux la +résolution d’éviter les villes à l’avenir et de loger dans les hameaux.</p> + +<p>Le sentier s’engagea enfin entre deux maisons, et nous débouchâmes sur +une grand’route large et boueuse, qu’un village d’aspect peu agréable +bordait de chaque côté, à perte de vue. Les maisons s’élevaient à +quelque distance de la route, dont elles étaient séparées, à droite +et à gauche, par une large bande de terrain vague, où l’on voyait des +tas de bois à brûler, des chariots, des brouettes, des monceaux de +décombres et un peu de gazon douteux. Dans le lointain, sur la gauche, +s’élevait au centre du village une grande tour maigre. Ce qu’elle avait +été dans les siècles passés, je l’ignore: probablement, une forteresse +en temps de guerre; mais pour le moment, elle portait, dans le haut, +<span class="pagenum" id="Page_83">83</span> un illisible cadran solaire et, dans le bas, une boîte aux lettres +en fer.</p> + +<div class="section"> + <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> + <img id="grav_4" src="images/page-81.jpg" alt="" width="600" height="396"> + <div class="caption"> + <p class="center">..... s’élevait au centre du village une grande tour + maigre (page 80).</p> + </div> + </div> +</div> + +<p>De Quartes on nous avait envoyés à une auberge, mais elle était +pleine, ou bien c’est que notre mine ne revint pas à la maîtresse. Il +faut avouer qu’avec nos grandes valises de caoutchouc tout humides, +nous n’avions guère l’air de gens civilisés. Nous ressemblions plutôt +à des marchands de chiffons et d’os, imagina la Cigarette. «Ces +messieurs sont des marchands?» demanda l’aubergiste. Et sans attendre +une réponse, qu’elle jugeait, je suppose, superflue, dans un cas si +évident, elle nous envoya chez un boucher qui habitait près de la tour +et prenait des voyageurs à loger.</p> + +<p>Nous nous rendîmes chez le boucher. Mais, il était en déménagement et +tous les lits étaient démontés; ou bien notre mine ne lui revint pas. +En guise d’adieu il nous décocha: «Ces messieurs sont des marchands?»</p> + +<p>Il commençait à faire noir pour tout de bon. Nous ne pouvions plus +distinguer le visage des <span class="pagenum" id="Page_84">84</span> gens qui passaient auprès de nous, avec +un bonsoir inarticulé. Les ménagères de Pont semblaient très économes +de leur huile, car nous ne vîmes pas une seule fenêtre éclairée, dans +tout ce long village. Je crois que c’est le plus long village du +monde; mais j’ose dire que dans notre situation, chacun de nos pas +comptait triple. Nous étions fort découragés quand nous arrivâmes à la +dernière auberge. Regardant dans la maison par la porte qui n’était pas +éclairée, nous demandâmes timidement si nous pouvions y loger pour la +nuit. Une voix de femme consentit sur un ton peu amical. Nous jetâmes +nos valises à terre et nous nous mîmes à chercher des chaises.</p> + +<p>La salle était dans une complète obscurité, sauf une lueur rougeâtre +qu’on voyait aux fentes et au ventilateur du poêle. Mais à présent, +l’aubergiste allumait une lampe pour voir ses nouveaux hôtes. Ce fut, +je suppose, l’obscurité qui nous épargna une autre expulsion; car je +ne puis dire qu’elle eut l’air satisfaite à notre <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> aspect. Nous +nous trouvions dans une grande salle nue, ornée de deux estampes +allégoriques représentant la Musique et la Peinture, et d’une copie +de la loi contre l’ivresse publique. D’un côté, il y avait un petit +comptoir, avec une demi-douzaine de bouteilles environ. Deux ouvriers, +dans une attitude de fatigue extrême, étaient assis attendant le +souper. Une jeune fille de beauté médiocre circulait activement dans +la salle avec un enfant de deux ans qui avait sommeil; et l’aubergiste +se mit à déranger les pots et les casseroles qui étaient sur le poêle, +pour faire cuire quelques biftecks.</p> + +<p>«Ces messieurs sont des marchands?» demanda-t-elle d’une voix aigre; et +la conversation n’alla pas plus loin. Nous commencions à nous figurer +qu’après tout nous pouvions bien être des marchands. Je n’ai jamais +connu de gens dont la faculté de faire des conjectures s’étendît dans +un espace si restreint que les aubergistes de Pont-sur-Sambre. Mais +la politesse et la façon de se comporter n’ont pas un <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> cours plus +étendu que les billets de banque. Eloignez-vous seulement assez de +votre quartier, et toute la perfection de vos manières ne vous servira +de rien. Ces Hennuyers ne pouvaient voir aucune différence entre un +marchand ordinaire et nous. Et ce fut pour nous matière à réflexion, +pendant qu’on préparait les biftecks, de voir comme ils nous prenaient +à leur propre évaluation et comme notre politesse la plus raffinée et +nos plus grands efforts pour charmer semblaient absolument convenir à +la qualité de marchand. Cela paraît être du moins une excellente preuve +en faveur de la profession en France que, même devant de tels juges, +nous ne réussîmes point à battre les marchands avec nos propres armes.</p> + +<p>Enfin on nous pria de nous mettre à table. Les deux villageois (et l’un +d’entre eux avait le visage pâle et un air de complet épuisement avec +une apparence maladive, provenant sans doute de l’excès de travail et +de l’insuffisance de nourriture) soupèrent d’une seule assiette de +<span class="pagenum" id="Page_87">87</span> soupe au lait, de quelques pommes de terre en robe de chambre, +d’une chope de petite bière et d’une tasse de café sucré avec du sucre +candi. L’aubergiste, son fils et la jeune fille, dont nous avons parlé +plus haut, mangèrent la même chose. Notre repas fut un vrai banquet, +en comparaison. Nous eûmes du bifteck, moins tendre qu’il aurait pu +l’être, quelques-unes des pommes de terre, un peu de fromage, un second +verre de bière et du sucre blanc dans notre café.</p> + +<p>Vous voyez ce que c’est que d’être un monsieur,—pardon, ce que c’est +que d’être un marchand. Je ne m’étais jamais avisé jusqu’alors, qu’un +marchand fut un homme d’importance, dans un cabaret d’ouvriers; mais +à présent que je devais en jouer le rôle pendant la soirée, je vis +qu’il en était bien ainsi. Il a dans les auberges où il loge à la +campagne, à peu près la même prééminence que celui qui prend un salon +particulier dans un hôtel. Plus vous y regardez, plus les distinctions +de classes sont infinies <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> parmi les hommes; et peut-être par une +heureuse dispensation, n’y en a-t-il pas un seul au bas de l’échelle, +pas un seul, qui ne puisse se trouver sur quelque autre une certaine +supériorité, pour sauvegarder son orgueil.</p> + +<p>Nous fûmes assez mécontents de notre nourriture, la Cigarette en +particulier; car pour moi, j’essayai de faire croire que l’aventure, +le bifteck coriace, tout m’amusait. D’après la maxime de Lucrèce, la +vue de la soupe au lait des autres aurait dû donner de la saveur à +notre bifteck. Mais nous ne trouvâmes pas qu’il en était ainsi dans +la pratique. Théoriquement, vous pouvez savoir que d’autres gens +vivent plus pauvrement que vous; mais il n’est pas agréable—j’allais +dire, il est contre l’étiquette de l’univers—de s’asseoir à la même +table qu’eux, pour prendre sa nourriture supérieure au milieu de +leurs croûtes. Je n’avais pas vu pareille chose se passer, depuis le +jour où j’avais remarqué à l’école un glouton d’élève mangeant son +gâteau d’anniversaire. C’était assez odieux à voir, pouvais-je <span class="pagenum" id="Page_89">89</span> me +rappeler, et je n’avais jamais pensé jouer ce rôle moi-même. Mais une +fois de plus, vous voyez ce que c’est que d’être un marchand.</p> + +<p>Il n’y a pas de doute que les classes pauvres de notre pays ont +beaucoup plus de dispositions à la charité que les classes riches. +J’imagine que cela doit venir en grande partie du peu de comparaisons +et de distinctions que font ces classes entre les gens aisés et +ceux qui ne le sont pas autant. Un ouvrier ou un marchand ne peut +s’isoler de ses voisins moins aisés. S’il s’offre une nourriture plus +recherchée, il doit le faire en présence d’une douzaine de personnes +qui ne le peuvent pas. Est-il quelque chose qui puisse conduire plus +directement aux pensées de charité? Ainsi l’homme pauvre, campant à +l’écart dans la vie, la voit telle qu’elle est, et il sait que chaque +bouchée qu’il met dans son ventre a été arrachée aux mains des affamés.</p> + +<p>Mais à un certain degré de prospérité, comme dans une ascension +de ballon, l’homme heureux passe à travers une zone de nuages, et +les choses <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> sublunaires sont dès lors cachées à sa vue. Il +n’aperçoit rien que les corps célestes, tous dans un ordre admirable +et positivement aussi beaux que neufs. Il se trouve entouré de +la façon la plus touchante des attentions de la Providence et se +compare involontairement aux lys et aux alouettes. Il ne chante pas +précisément, bien entendu, mais il a dès lors l’air si modeste dans +son landau ouvert! Si tout le monde dînait à une seule table, cette +philosophie recevrait de rudes chocs.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_91">91</span></p> + <h2 id="ch_10">PONT-SUR-SAMBRE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">Le Marchand Ambulant</p> +</div> + +<p>Comme les laquais dans la comédie de Molière, lorsque les vrais +gentilshommes faisaient irruption au milieu de leurs élégantes façons +singées à l’office, nous étions destinés à être confrontés avec un +véritable marchand. Pour rendre la leçon plus mordante encore pour +des gentilshommes tombés comme nous, c’était un marchand infiniment +plus considéré que le genre de pauvres diables pour lesquels on nous +prenait: comme un lion au milieu de souris, ou un vaisseau de guerre +arrivant sur deux chaloupes. En vérité, le nom de colporteur ne pouvait +s’appliquer à lui; c’était un marchand ambulant.</p> + +<p>Il était environ huit heures et demie, je suppose, quand ce digne +Monsieur Hector Gilliard de Maubeuge fit halte à la porte du cabaret +avec <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> sa charrette couverte traînée par un baudet et d’une voix +joviale appela les gens de la maison. C’était un maigre et nerveux +diable d’homme, la langue bien pendue, tenant à la fois de l’acteur et +du jockey. Ses affaires avaient évidemment prospéré, sans qu’il eût +reçu aucun des bienfaits de l’éducation; car, avec une gravité naïve il +mettait tous les mots au masculin et, au cours de la soirée, il nous +servit quelques futurs de fantaisie dans sa conversation fleurie et +ampoulée. Il avait avec lui son épouse, avenante jeune femme dont les +cheveux étaient maintenus dans un foulard jaune et son fils, bambin +de quatre ans, qui portait une blouse et un képi. Chose remarquable, +l’enfant était beaucoup mieux habillé que son père et sa mère. On nous +apprit qu’il était déjà dans un pensionnat; mais on se trouvait au +commencement des vacances, et il était venu les passer avec ses parents +et faire une tournée avec eux. Délicieuse occupation de vacances, +n’est-ce pas? que de voyager toute la journée avec ses parents, dans +<span class="pagenum" id="Page_93">93</span> la charrette couverte pleine de trésors innombrables, avec la +verte campagne bruissant de chaque côté et les enfants, dans tous les +villages, le contemplant avec envie et admiration. Il est plus amusant, +pendant les vacances, d’être le fils d’un marchand ambulant que d’être +le fils et l’héritier du plus grand filateur du monde. Et pour ce qui +est d’être un prince régnant, le jeune Gilliard en était un, ou je ne +m’y connais pas.</p> + +<p>Tandis que Monsieur Hector et le fils de la maison conduisaient le +baudet à l’écurie et mettaient sous clef toutes les choses de valeur, +l’aubergiste faisait réchauffer les restes de notre bifteck et frire +les pommes de terre froides coupées en tranches, et Madame Gilliard +s’occupait à réveiller le bambin qui, après la longue étape de ce jour, +était chagrin et ébloui par la lumière. Il ne fut pas plus tôt éveillé +qu’il commença à se préparer à souper, en mangeant de la galette, des +poires vertes et des pommes de terre froides, toutes choses qui ne +firent, autant que j’en pus juger, qu’exciter son appétit.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_94">94</span></p> + +<p>Piquée dans son amour propre de mère, l’aubergiste éveilla sa petite +fille et les deux enfants furent mis en présence. Le jeune Gilliard la +regarda un instant, absolument comme un chien regarde sa propre image +réfléchie dans un miroir, avant de tourner la tête. En ce moment, il +était tout à sa galette. Sa mère parut dépitée qu’il montrât si peu +d’inclination pour l’autre sexe. Elle exprima son désappointement avec +une certaine candeur et une allusion fort juste à l’influence des +années.</p> + +<p>Il est certain qu’un temps viendra, où il fera plus d’attention aux +jeunes filles et pensera beaucoup moins à sa mère. Espérons qu’elle +aimera cela autant qu’elle semblait se l’imaginer. Mais il est assez +singulier que, parmi les femmes, celles-là précisément qui professent +le plus de mépris pour le sexe masculin, trouvent un certain charme et +une certaine noblesse à ses plus vilains détails mêmes, lorsqu’elles +les rencontrent chez leurs propres fils.</p> + +<p>La petite fille le regarda plus longtemps et <span class="pagenum" id="Page_95">95</span> avec plus d’intérêt; +probablement parce qu’elle était chez elle; tandis que le bambin était +un voyageur et qu’il était accoutumé à des spectacles étrangers. Et en +outre, il n’y avait point de galette pour absorber son attention.</p> + +<p>Pendant toute la durée du souper, on ne parla que de mon jeune +seigneur. Le père et la mère aimaient follement leur enfant. Monsieur +ne cessa d’insister sur la sagacité de son fils; il connaissait de +nom, disait-il, tous les élèves de l’école; si la mémoire lui faisait +défaut, quand on le mettait à l’épreuve, il poussait la prudence et +l’exactitude à un degré extraordinaire. Lui posait-on une question, il +s’asseyait et réfléchissait, et s’il ne pouvait y répondre: «Ma foi, +il ne vous le dira pas,» ajoutait le père. C’est certainement là un +haut degré de prudence. De temps en temps, M. Hector, la bouche pleine +de bifteck, prenait sa femme à témoin de l’âge du bambin à certaines +époques où il avait dit ou fait quelque chose de mémorable; et je +remarquai que Madame <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> traduisait habituellement son approbation +par des exclamations. Quant à elle, son cœur ne la portait point à +vanter son fils; mais elle ne se rassasiait pas de le caresser et +elle semblait prendre un doux plaisir à rappeler ce qu’il y avait +d’heureux dans la courte existence de son enfant. Il est impossible à +n’importe quel écolier de causer davantage des vacances qui venaient +de commencer, et de parler moins de la sombre période scolaire qui +devait inévitablement les suivre. Elle montrait avec un orgueil +qu’inspirait peut-être en partie l’habitude du commerce, les poches de +son fils bourrées en dépit du bon sens, de toupies, de sifflets, et de +ficelle. Quand elle entrait dans une maison pour faire des affaires, il +l’accompagnait, paraît-il; et à chaque vente, il recevait un sou sur le +bénéfice. En réalité ils le gâtaient énormément, ces deux braves gens. +Mais malgré cela, ils surveillaient attentivement ses manières, et ils +lui adressèrent des remontrances au sujet de quelques légères fautes +d’éducation qu’il commit <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> à différentes reprises au cours du souper.</p> + +<p>En somme, je ne me sentais pas trop froissé d’être pris pour un +marchand. Il m’était permis de penser que je mangeais avec plus de +délicatesse ou que mes fautes de français étaient d’une tout autre +nature; mais il était évident que l’hôtesse et les deux ouvriers ne +pouvaient apprécier ces distinctions. Dans cette cuisine de cabaret, +il n’y avait pas la moindre différence, pour toutes les choses +essentielles, entre les Gilliard et nous. M. Hector, il est vrai, +était plus à l’aise et prenait en parlant un ton plus important; +mais cela s’expliquait par ce fait qu’il avait charrette et baudet, +alors que nous, pauvres hères, nous allions à pied. Le reste de la +société s’imaginait certainement, sans d’ailleurs y mettre la moindre +méchanceté, que nous mourions d’envie d’occuper dans la profession un +rang aussi élevé que celui des nouveaux arrivants.</p> + +<p>Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aussitôt que ces braves gens +parurent, la glace se rompit; l’on <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> fit connaissance et la +conversation devint générale. Je ne dis pas que j’aurais mis un grand +empressement à confier à ce marchand ambulant une somme extravagante, +mais je suis sûr qu’il avait l’âme foncièrement honnête. En ce monde +mélangé, s’il vous est possible de trouver un ou deux points sensibles +dans le cœur d’un homme, et par dessus tout, si vous trouvez une +famille entière vivant en si bons termes, vous pouvez à coup sûr vous +tenir pour satisfait et prendre le reste comme accordé; ou ce qui vaut +beaucoup mieux, conclure hardiment que vous saurez parfaitement vous en +passer et qu’un seul bon trait ne saurait se trouver amoindri par dix +mille mauvais.</p> + +<p>Il se faisait tard. M. Hector alluma une lanterne d’écurie et +sortit pour faire quelques arrangements à sa charrette et mon jeune +monsieur se mit à enlever ses principaux vêtements et à faire de la +gymnastique sur les genoux de sa mère, puis de là sur le parquet, avec +accompagnement de rires.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p> + +<p>«Allez-vous coucher seul?» demanda la servante.</p> + +<p>«Il n’y a pas de danger», répondit le jeune Gilliard.</p> + +<p>«Mais vous couchez bien seul à l’école,» objecta sa mère. «Allons, +allons, il faut être un homme.»</p> + +<p>Mais il protesta qu’il ne fallait pas mettre sur le même pied l’école +et les vacances, qu’il y avait des dortoirs à l’école, et il étouffa la +discussion sous des baisers qui rendaient sa mère souriante et ravie au +delà de toute expression.</p> + +<p>Il n’y avait certainement pas de danger, selon son expression, qu’il +couchât seul, car il n’y avait qu’un seul lit pour les trois Gilliard. +Nous avions pour notre part énergiquement refusé de coucher à deux dans +un lit et nous eûmes, dans le grenier de la maison, une soupente à deux +lits avec, pour tous meubles, outre les lits, trois porte-manteaux et +une table. Il ne s’y trouvait même pas un verre d’eau; mais par bonheur +la fenêtre pouvait s’ouvrir.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span></p> + +<p>Je n’étais pas encore endormi, que déjà le bruit des ronflements +sonores emplissait le grenier, les Gilliard, les ouvriers et les +gens de l’auberge paraissant, tous et d’un commun accord, prendre +part au concert. Au dehors, la jeune lune resplendissante éclairait +Pont-sur-Sambre et baignait de ses rayons le cabaret où étaient couchés +tous les marchands.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_101">101</span></p> + <h2 id="ch_11">SUR LA SAMBRE CANALISÉE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">En route pour Landrecies</p> +</div> + +<p>Le matin lorsque nous descendîmes, l’aubergiste nous montra deux +seaux d’eau derrière la porte de la rue: «Voilà de l’eau pour vous +débarbouiller,» dit-elle. Nous nous arrangeâmes donc pour nous +débarbouiller, pendant que Madame Gilliard, dehors, sur les marches de +l’escalier, brossait les chaussures de la famille et que M<sup>r</sup> Hector, +tout en sifflant gaiement, arrangeait pour la tournée du jour quelques +marchandises dans une boîte à compartiments portative, qui formait une +partie de son bagage. Pendant ce temps, l’enfant faisait partir des +amorces de Waterloo, dont il avait parsemé le parquet.</p> + +<p>Soit dit en passant, je me demande comment on appelle en France les +amorces de Waterloo; <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> peut-être des amorces d’Austerlitz? Ceci est +un point de vue des plus suggestifs. Vous rappelez-vous ce Français +qui, voyageant via Southampton, descendit à la gare de Waterloo et fut +forcé de traverser le pont de Waterloo? M’est avis qu’il dut avoir +l’envie de retourner dans son pays, sans aller plus loin.</p> + +<p>Pont même est sur la rivière; mais tandis que par la terre ferme, il +y a dix minutes de marche pour y venir de Quartes, il y a six mortels +kilomètres par eau. Nous laissâmes nos sacs à l’auberge, et sans +bagage, nous regagnâmes nos canoës à travers les prairies humides. +Quelques-uns des enfants étaient là pour nous voir partir; mais nous +n’étions plus les êtres mystérieux de la soirée précédente. Un départ +est beaucoup moins romanesque qu’une arrivée inexpliquée par un soir +doré. Quelque vive qu’ait été l’impression produite par la première +apparition d’un fantôme, c’est avec une indifférence comparativement +aussi grande que nous le voyons disparaître.</p> + +<div class="section"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_103">103</span></p> + <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> + <img id="grav_5" src="images/page-103.jpg" alt="" width="600" height="356"> + <div class="caption"> + <p class="center">.... lorsque nous longions la forêt de Mormal (page + 105.)</p> + </div> + </div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p> + +<p>Les braves gens de l’auberge de Pont, lorsque nous allâmes chercher nos +sacs, furent frappés d’admiration. A la vue de ces deux gracieux petits +bateaux, sur chacun desquels flottait un pavillon anglais, et dont +un lavage à l’éponge avait fait reluire le vernis, ils commencèrent +à s’apercevoir qu’ils avaient reçu des anges, sans s’en douter. +L’aubergiste se tenait sur le pont, désolée probablement de s’être fait +si peu payer. Son fils courait çà et là et invitait les voisins à venir +jouir du spectacle, et nous partîmes sous les yeux d’une véritable +foule de spectateurs émerveillés. Ces messieurs, des marchands! allons +donc! A présent, vous voyez un peu trop tard leur qualité.</p> + +<p>Toute la journée, il tomba des averses, qui dégénérèrent parfois en +pluies torrentielles. Nous fûmes trempés jusqu’aux os; puis en partie +séchés par le soleil, puis trempés de nouveau. Mais nous eûmes quelques +intervalles de calme et un notamment lorsque nous longions la forêt de +Mormal. Ce nom sonne mal à l’oreille, mais <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> quel délicieux endroit +pour la vue et l’odorat! Toute la partie qui bordait la rivière avait +un air solennel, baignant dans l’eau l’extrémité de ses branches et +formant dans le haut un mur de feuillage. Qu’est-ce qu’une forêt, +sinon une cité de la nature, pleine de créatures vivantes, robustes +et inoffensives, où rien n’est mort, où rien n’est dû à la main de +l’homme, mais où les citoyens eux-mêmes sont à la fois les maisons +et les monuments publics? Il n’est rien d’aussi vivant, et cependant +d’aussi calme qu’un bois, et deux compagnons qui passent dans le +balancement de leur canoë se sentent bien petits et bien agités en +comparaison.</p> + +<p>Et certainement de tous les parfums, celui qu’exhalent un grand +nombre d’arbres est le plus délicieux et le plus fortifiant. La mer +vous a comme une forte odeur qui éclate et vous prend subitement +aux narines ainsi que le tabac à priser, et qui provoque en vous la +sensation délicate d’une vaste étendue d’eau et de grands navires; mais +l’odeur des bois, qui ressemble le <span class="pagenum" id="Page_107">107</span> plus à celle de la mer par +ses propriétés toniques, la surpasse de beaucoup en douceur. De plus +l’odeur de la mer est peu variée, celle des bois l’est à l’infini; elle +varie avec chaque heure de la journée, non seulement en force, mais +en caractère, et à mesure que vous passez d’une zone de la forêt dans +une autre, les différentes sortes d’arbres paraissent vivre au milieu +de différentes atmosphères. Ordinairement c’est la résine du sapin qui +prédomine. Mais il est des bois qui sont plus coquets dans leurs mœurs; +et l’haleine de la forêt de Mormal, en parvenant jusqu’à nous par +cette pluvieuse après-midi, ne nous apportait rien moins que le parfum +délicat de l’églantier.</p> + +<p>J’aurais voulu que notre route se continuât indéfiniment parmi les +bois. Les arbres forment la société la plus polie. Un vieux chêne +qui, dès avant la Réforme, a grandi à l’endroit même où il se dresse, +plus élevé que la flèche de bien des clochers, plus majestueux que la +plupart des montagnes, et qui est cependant un être <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> vivant sujet +aux maladies et à la mort comme vous et moi, n’est-il pas en lui-même +un <ins class="correction" title="enseinement">enseignement</ins> frappant de l’histoire? Mais le spectacle de vastes +étendues de terrain couvertes de pareils patriarches, avec leurs +racines contiguës, leurs cimes verdoyantes ondulant au vent comme des +vagues, et leurs robustes rejetons qui leur montent jusqu’aux genoux; +le spectacle de toute une forêt saine et belle, donnant de la couleur +à la lumière et du parfum à l’air, est-ce autre chose que la pièce la +plus imposante du répertoire de la nature? Heine désirait reposer comme +Merlin sous les chênes de Brocéliande. Pour moi, un seul arbre ne me +suffirait pas; mais si la forêt se développait comme un figuier des +Banians<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, je voudrais <span class="pagenum" id="Page_109">109</span> être enterré sous la racine principale; +toutes les parties de mon être circuleraient de chêne en chêne; ma +conscience se trouverait répandue dans toute la forêt; elle donnerait +un cœur commun à cette masse de flèches vertes, qui pourrait aussi se +réjouir de sa beauté et de sa dignité. Il me semble sentir des milliers +d’écureuils sautant de branche en branche dans mon vaste mausolée; +il me semble sentir les oiseaux et les vents effleurant, rapides et +joyeux, les cimes de hauteurs inégales qui forment sa voûte de verdure.</p> + +<p>Hélas! la forêt de Mormal n’a que fort peu d’étendue et nous n’en +longeâmes la lisière que <span class="pagenum" id="Page_110">110</span> sur un très petit parcours. Le reste du +temps, la pluie ne cessa de tomber par ondées et le vent de souffler +en rafales, au point qu’on se sentait le cœur fatigué d’un temps aussi +changeant et aussi grognon. Chose singulière, les averses commençaient +toujours, quand il nous fallait porter nos bateaux de l’autre côté +d’une écluse et exposer nos jambes à l’air. Et il en fut ainsi à +chaque écluse. Ceci est une sorte de chose qui éveille volontiers en +vous un sentiment d’animosité contre la nature. Il ne semblait pas y +avoir de raison pour que l’averse ne vînt pas cinq minutes plus tôt ou +plus tard, à moins de lui supposer une intention de vous braver. La +Cigarette avait un mackintosh, qui le mettait plus ou moins au-dessus +de ces contrariétés. Mais il me fallait supporter tout ce mauvais +temps, car je n’avais aucun vêtement de ce genre. Je commençai à me +rappeler que la nature est femme. Mon compagnon, qui voyait les choses +plus en rose, écoutait mes jérémiades avec une grande satisfaction, et +y joignait ironiquement <span class="pagenum" id="Page_111">111</span> les siennes. «C’est comme les marées», +disait-il, pour prendre comme exemple une chose analogue, «ça ne sert +qu’à embêter les canotiers. Si, ça peut encore avoir un autre but: ça +permet à la lune de se glorifier de l’influence qu’on lui attribue sur +la production de ce phénomène.» A la dernière écluse, un peu en deçà +de Landrecies, je refusai d’aller plus loin; et au beau milieu d’une +averse, je m’assis sur la berge pour me ranimer en fumant une pipe. +Un alerte vieillard que je pris pour le diable s’approcha de moi, et +me questionna sur notre voyage. J’avais le cœur si gros que je lui +dévoilai nos projets. Voilà bien, me dit-il, la plus sotte entreprise +dont j’aie jamais entendu parler. Comment donc! est-ce que je ne savais +pas, me demanda-t-il, qu’il n’y avait que des écluses, des écluses, +et toujours des écluses, sur tout le trajet, sans compter qu’à cette +saison de l’année, nous allions trouver l’Oise complètement à sec? +«Montez en chemin de fer, mon petit jeune homme, et retournez chez vous +auprès de vos <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> parents.» Je fus tellement abasourdi par la malice +de cet homme que tout ce que je pus faire fut de fixer les yeux sur +lui, sans pouvoir dire un mot. Un arbre ne m’aurait jamais tenu pareil +langage. Enfin je trouvai quelques paroles pour me tirer d’embarras. +Nous avions déjà fait, lui dis-je, un assez long trajet en venant +d’Anvers jusqu’ici, et nous ferions le reste en dépit de lui. Oui, +ajoutai-je, s’il n’y avait pas d’autre motif, je le ferais à présent, +par la seule raison qu’il avait osé dire que nous ne le pourrions pas. +L’aimable vieillard me regarda en ricanant, fit une allusion à mon +canoë, et s’éloigna tranquillement en hochant la tête.</p> + +<p>J’avais encore le cœur tout bouillant d’indignation quand deux jeunes +gens m’abordèrent. Ils me prirent pour le domestique de la Cigarette, +sans doute parce que je n’avais qu’un simple jersey, tandis que lui +portait un mackintosh, et ils me firent beaucoup de questions sur ma +place et sur le caractère de mon maître. Je répondis que c’était un +assez bon garçon; mais qu’il <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> avait en tête cet absurde voyage. +«Oh! non, non,» dit l’un d’eux, «il ne faut pas dire cela; ce n’est pas +absurde du tout, c’est très courageux de sa part.» Je crois que ces +deux jeunes gens étaient des anges envoyés pour me rendre du courage. +Ce fut pour moi une chose vraiment fortifiante de reproduire ainsi +toutes les insinuations du vieillard, comme si elles venaient de moi et +qu’elles m’eussent été suggérées par mon rôle de domestique mécontent, +et de les voir chasser comme autant de mouches par ces admirables +jeunes gens.</p> + +<p>Quand je racontai cet incident à la Cigarette, «les gens doivent se +faire une curieuse idée de la manière d’agir des domestiques anglais,» +dit-il sèchement, «car vous m’avez traité en bête brute à l’écluse».</p> + +<p>Je fus très mortifié de ces paroles; mais il est de fait que mon +caractère avait souffert.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_114">114</span></p> + <h2 id="ch_12">A LANDRECIES</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>A Landrecies la pluie tombait encore et le vent soufflait toujours; +mais nous trouvâmes une chambre à deux lits bien meublée, de véritables +pots à eau contenant de l’eau véritable, et un dîner, un dîner +véritable avec du vin véritable. Pour moi, après avoir été marchand +pendant une nuit, après avoir été le jouet des éléments pendant toute +la journée, je sentis ce confort faire sur mon cœur l’effet d’un rayon +de soleil. Il y avait au dîner un fruitier anglais qui voyageait avec +un fruitier belge. Dans la soirée, au café, nous remarquâmes que notre +compatriote perdait beaucoup d’argent au jeu de bouchon; et je ne sais +pourquoi, ceci nous fut agréable.</p> + +<p>Il advint que nous dûmes faire plus ample connaissance avec Landrecies +que nous ne nous <span class="pagenum" id="Page_115">115</span> y attendions; car le lendemain il faisait un vrai +temps de chien. Cette ville n’est pas l’endroit qu’on aurait voulu +choisir pour se reposer une journée, car elle ne se compose guère +que de fortifications. A l’intérieur des remparts, quelques pâtés de +maisons, une longue rangée de casernes et une église représentent la +ville du mieux qu’ils peuvent. Il ne paraît pas y avoir de commerce, +et un boutiquier chez qui j’achetai un briquet de treize sous éprouva +une telle émotion d’avoir un client qu’il m’emplit mes poches de silex +de reste par dessus le marché. Les seuls monuments publics qui eurent +quelque intérêt pour nous furent l’hôtel de ville et le café. Cependant +nous visitâmes l’église; c’est là que repose le maréchal Clarke; +mais comme nous n’avions jamais entendu parler ni l’un ni l’autre de +ce soldat héroïque, nous supportâmes avec fermeté les souvenirs de +l’endroit.</p> + +<p>Dans toutes les villes de garnison, les appels à la garde, les réveils +et autres choses du même genre font un magnifique et romanesque <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> +intermède dans la vie civile. Les clairons, les tambours et les fifres +sont par eux-mêmes d’excellentes choses, et quand ils font penser aux +armées en marche et aux pittoresques vicissitudes de la guerre, ils +suscitent dans le cœur quelque chose de fier. Mais dans une ombre de +ville telle que Landrecies, où il n’y a guère d’autre mouvement, ces +accents guerriers produisaient une commotion grande à proportion. +C’étaient en vérité les seules choses mémorables. C’était bien +l’endroit pour entendre la ronde passant la nuit dans les ténèbres avec +le pas pesant des hommes en marche et la répercussion frémissante des +roulements de tambour. Cela vous rappelait que cette place même était +un point dans le grand système militaire de l’Europe, qu’il se pourrait +qu’un jour dans l’avenir elle fût entourée de la fumée et du tonnerre +du canon et qu’elle se fît un nom parmi les places fortes.</p> + +<p>En tous cas, le tambour, grâce à sa voix martiale et au remarquable +effet physiologique <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> qu’il produit, je dirai plus, grâce même à +sa forme embarrassante et comique, occupe une place à part parmi les +instruments de percussion. Et s’il est vrai, comme je l’ai ouï dire, +que les tambours sont recouverts de peau d’âne, quelle pittoresque +ironie cela ne contient-il pas! Comme si la peau de ce patient animal +n’avait pas été suffisamment battue pendant qu’il était en vie, +tantôt par les marchands des quatre saisons de Lyon, tantôt par les +présomptueux prophètes hébreux, il fallait encore qu’elle fût enlevée +aux quartiers de derrière de la pauvre bête, après sa mort, tendue sur +un tambour et battue chaque nuit à la ronde dans les rues de toutes +les villes de garnison de France. Et sur les hauteurs de l’Alma et +de Spicheren, et partout où la mort fait flotter son drapeau rouge +et retentir le bruit de sa puissante épée sur les canons, là aussi, +il faut que le jeune tambour se précipitant, les joues toutes <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> +blanches, par dessus les camarades tombés, batte et maltraite ce +morceau de peau, arraché aux reins de paisibles baudets.</p> + +<p>En général on n’emploie jamais plus mal son temps qu’à donner des +coups de bâton sur la peau des ânes. Nous savons l’effet que cela +produit sur cet animal, pendant qu’il est en vie, et nous n’ignorons +pas que vos coups ne hâteront pas la marche de votre âne stupide. Mais +dans cet état de momie et de triste survivance à soi-même, lorsque +la peau creuse retentit sous les coups des baguettes, que chaque +rataplan va droit au cœur d’un homme, y introduit la folie et cette +disposition du pouls, que dans notre façon emphatique de parler nous +surnommons Héroïsme, n’y a-t-il pas une espèce de vengeance contre +les persécuteurs de l’âne? Autrefois, pourrait-il vous dire, vous me +faisiez monter la colline et descendre la vallée à coups de bâton, et +j’étais forcé de l’endurer; mais à présent que je suis mort, ces coups +sourds qu’on entendait à peine dans les chemins de campagne sont <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> +devenus une musique entraînante en tête de la brigade, et pour chaque +coup dont vous avez frappé ma peau, vous verrez un camarade chanceler +et tomber.</p> + +<p>Peu de temps après le passage des tambours devant le café, la Cigarette +et l’Aréthuse, se sentant envie de dormir, partirent pour l’hôtel qui +n’était qu’à deux pas. Mais bien que Landrecies ne nous eût guère +paru intéressant, Landrecies s’était senti de l’intérêt pour nous. +Nous apprîmes que tout le long de la journée, des gens avaient couru +entre les rafales voir nos deux bateaux. Des centaines de personnes, +disait-on, quoique l’assertion ne fût guère d’accord avec l’idée que +nous nous faisions de la ville, des centaines de personnes avaient +couru les regarder dans le magasin à charbon où ils se trouvaient. +Nous devenions des lions à Landrecies, nous qui n’avions été que des +marchands la veille au soir, à Pont.</p> + +<p>Lorsque nous quittâmes le café, quelqu’un courut après nous et nous +rattrapa à la porte de <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> l’hôtel. Ce n’était rien moins que le juge +de paix, fonctionnaire qui, autant que j’en puis juger, joue le rôle +d’un délégué du shériff en Ecosse. Il nous donna sa carte et nous +invita à souper avec lui sur le champ, avec le charme délicat et la +grâce exquise que les Français apportent à ces choses. C’était pour le +crédit de Landrecies, dit-il, et bien que nous fussions parfaitement +fixés sur le peu de crédit que nous pouvions faire à la ville, nous +aurions été de grossiers personnages si nous avions refusé une +invitation aussi poliment faite.</p> + +<p>La maison du juge de paix se trouvait tout près. C’était un intérieur +de célibataire bien installé, avec une curieuse collection de vieilles +bassinoires en cuivre suspendues aux murs. Quelques-unes étaient +artistement ciselées. Il semblait que cela fût une idée pittoresque +pour un collectionneur. On ne pouvait s’empêcher de penser au grand +nombre de bonnets de nuit qui s’étaient agités sur ces bassinoires +dans les générations passées; aux plaisanteries qui avaient <span class="pagenum" id="Page_121">121</span> pu +se faire, aux baisers qui avaient pu se prendre, lorsqu’elles étaient +en usage; on songeait forcément aux nombreuses fois qu’elles avaient +paradé dans le lit de la mort. Si seulement elles pouvaient parler, à +quelles scènes absurdes, inconvenantes et tragiques n’avaient-elles pas +assisté?</p> + +<p>Le vin était excellent. Quand nous complimentions le juge de paix +sur une bouteille: «Je ne vous donne pas cela comme ce que j’ai de +plus mauvais», disait-il. Je me demande quand les Anglais apprendront +ces gracieuses façons hospitalières. Elles valent la peine qu’on +les apprenne; elles ornent l’existence et embellissent les heures +ordinaires.</p> + +<p>Deux autres habitants de Landrecies étaient présents. L’un était un +receveur d’une chose ou d’une autre, j’ai oublié quoi; l’autre, nous +apprit-on, était le principal notaire de l’endroit. Il se trouvait donc +que nos professions à tous les cinq avaient plus ou moins de rapport +avec la loi. Dans ces conditions, il était presque certain <span class="pagenum" id="Page_122">122</span> que la +conversation deviendrait technique. La Cigarette expliqua d’une façon +magistrale les lois sur le paupérisme. Et un peu plus tard, je me +trouvai moi-même en train d’exposer la loi écossaise sur les enfants +naturels, dont, je suis bien aise de le dire, je ne connais pas le +moindre mot. Le receveur et le notaire, mariés tous deux, accusèrent +le juge de paix, qui était célibataire, d’avoir soulevé la question. +Il se défendit de l’accusation de l’air conscient et satisfait que +prennent tous les hommes que j’aie jamais vus, qu’ils soient Français +ou Anglais. N’est-il pas étrange que tous, dans les moments où nous ne +sommes pas sur nos gardes, nous éprouvions une certaine satisfaction à +ce qu’on nous juge un tant soit peu coquins avec les femmes?</p> + +<p>A mesure que la soirée s’avançait, le vin devenait plus à mon goût; les +liqueurs se trouvaient encore meilleures que le vin et la société était +très animée. Ce fut le plus haut étiage de la faveur populaire de notre +voyage. Après tout, comme nous nous trouvions chez un juge de paix, n’y +<span class="pagenum" id="Page_123">123</span> avait-il pas quelque chose de semi-officiel dans la façon dont il +nous traitait? C’est pourquoi, nous souvenant quel grand pays est la +France, nous rendîmes pleine justice à la réception qui nous avait été +faite. Il y avait longtemps que Landrecies était endormi lorsque nous +retournâmes à l’hôtel, et les sentinelles sur les remparts allaient +bientôt voir poindre le jour.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_124">124</span></p> + <h2 id="ch_13">LE CANAL DE LA SAMBRE A L’OISE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">Péniches</p> +</div> + +<p>Il était tard et il pleuvait quand nous partîmes le lendemain. Le juge +de paix abrité sous un parapluie eut la politesse de nous accompagner +jusqu’au bout de l’écluse. Nous en étions arrivés à présent, en matière +de temps, à un degré d’humilité qu’on n’atteint guère que dans les +Highlands d’Ecosse. Un petit coin de ciel bleu ou un rayon de soleil +faisait chanter nos cœurs et quand il ne pleuvait pas très fort, nous +considérions la journée comme presque belle.</p> + +<p>De longues files de bateaux s’étendaient le long du canal. Beaucoup +d’entre eux avaient l’air tout à fait pimpants et ressemblaient à des +navires dans leurs justaucorps de goudron d’Archangel, rehaussé de +blanc et de vert. <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> Quelques-uns portaient une gaie balustrade en +fer et tout un parterre de pots de fleurs. Les enfants jouaient sur le +pont des bateaux, sans plus se soucier de la pluie que s’ils avaient +été élevés sur les bords du lac Caron; les hommes pêchaient par dessus +le plat-bord, quelques-uns sous un parapluie; les femmes faisaient leur +lessive; et chaque bateau était fier de son petit roquet qui faisait +office de chien de garde. Chacun de ces chiens aboyait furieusement +après nos canoës, courant le long du bord jusque l’autre bout de son +bateau et passant ainsi le mot au chien qui était sur le suivant. Nous +avons dû voir, au cours de cette journée de canotage, quelque chose +comme une centaine de ces embarcations, rangées les unes à la suite +des autres comme les maisons dans une rue; et il n’y avait pas un seul +de ces bateaux dont le chien ne nous accompagnât de ses aboiements. On +croirait visiter une ménagerie, fit remarquer la Cigarette.</p> + +<p>Ces petites cités le long du bord du canal <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> produisaient sur +l’esprit une très bizarre impression. Elles ressemblaient, avec leurs +pots de fleurs et leurs cheminées fumantes, leurs lessives et leurs +dîners, à un coin de nature enraciné dans le paysage; et cependant, si +le canal venait seulement à se dégager en aval, tous les bateaux l’un +après l’autre hisseraient leur voile ou se feraient remorquer par des +chevaux et s’en iraient dans toutes les parties de la France, et le +hameau impromptu se séparerait, maison par maison, pour se disperser +aux quatre vents. Quant aux enfants qui jouaient ensemble aujourd’hui +sur le canal de la Sambre à l’Oise, chacun au seuil de l’habitation +paternelle, où et quand pourrait se faire leur prochaine rencontre?</p> + +<p>Depuis quelque temps notre conversation avait roulé sur les bateaux et +nous avions formé le projet de passer nos vieux jours sur les canaux de +l’Europe. Nous devions faire ces voyages tout à fait à loisir, tantôt +sur une rapide rivière, à la remorque d’un vapeur, tantôt attendant +<span class="pagenum" id="Page_127">127</span> des chevaux pendant des journées entières à quelque jonction +peu considérable. On devait nous voir nous agiter sur le pont dans +toute la dignité des années, notre barbe blanche tombant sur notre +poitrine. Nous devions être perpétuellement occupés parmi les pots de +couleur, si bien qu’il n’y aurait pas de blanc d’une fraîcheur plus +grande, ni de vert d’une plus belle teinte d’émeraude que le nôtre, +dans tous les bateaux circulant sur les canaux. Il devait y avoir des +livres dans la cabine, des pots à tabac et du vieux Bourgogne aussi +rouge qu’un coucher de soleil en Novembre, et aussi parfumé qu’une +violette en Avril. Il devait y avoir un flageolet dont la Cigarette, +avec un doigté habile, tirerait des sons attendrissants sous les +étoiles, et peut-être, mettant de côté son instrument, élèverait-il la +voix—sa voix un peu plus grêle qu’autrefois, avec, de temps à autre, +un chevrotement que vous appelleriez, si vous vouliez, une roulade +naturelle—en une riche et solennelle psalmodie.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_128">128</span></p> + +<p>Toutes ces choses mijotant dans mon esprit me firent désirer aller +à bord d’une de ces habitations idéales de la flânerie. Je n’avais +que l’embarras du choix, tandis que je les côtoyais les unes après +les autres et que les chiens aboyaient après moi, me prenant pour un +vagabond. A la fin j’aperçus un brave vieillard et son épouse qui me +regardaient tous deux avec intérêt. Je leur souhaitai donc le bonjour +et m’arrêtai près de leur bateau. Je débutai par une remarque sur leur +chien qui avait quelque chose du chien d’arrêt. Changeant alors de +sujet, j’adressai à Madame un compliment sur ses fleurs, puis un mot +d’éloge sur leur genre de vie.</p> + +<p>Si vous tentiez pareille expérience en Angleterre, vous recevriez +immédiatement un camouflet. On vous représenterait cette existence +comme méprisable, non sans faire une allusion mordante à votre +meilleur sort. Or ce que j’aime tant en France, c’est la franchise et +l’intrépidité avec laquelle chacun reconnaît sa situation de fortune. +Ils savent tous dans ce pays de <span class="pagenum" id="Page_129">129</span> quel côté leur pain est beurré, +et ils prennent plaisir à le montrer aux autres, ce qui est à coup sûr +ce que la religion comporte de meilleur; et ils dédaignent de faire la +petite bouche sur leur pauvreté, ce que je considère comme ce qu’il y a +de supérieur dans le courage. J’ai entendu une femme dans une position +tout à fait belle et possédant une fortune assez ronde, parler de son +propre enfant avec une plainte navrante, comme de l’enfant d’un pauvre +homme. Moi, je ne dirais pas pareille chose au duc de Westminster. Et +les Français sont pleins de cet esprit d’indépendance. Peut-être est-ce +le résultat des institutions républicaines, comme ils les appellent. +C’est beaucoup plus vraisemblablement parce qu’il y a si peu de gens +réellement pauvres que ceux qui se plaignent ne sont pas en nombre +suffisant pour se soutenir les uns les autres.</p> + +<p>Les gens du bateau étaient charmés de m’entendre admirer leur +situation. Ils comprenaient parfaitement bien, me dirent-ils, comment +Monsieur <span class="pagenum" id="Page_130">130</span> enviait le sort. Sans doute Monsieur était riche, et +dans ce cas il lui était loisible de faire une péniche jolie comme un +château. Et ce disant, ils m’invitèrent à monter à bord de leur château +d’eau. Ils s’excusèrent de la pauvreté de leur cabine; ils n’avaient +pas été assez riches pour l’arranger comme elle aurait dû l’être.</p> + +<p>«Le feu aurait dû être ici, de ce côté-ci,» expliquait le mari. +«Ensuite on pourrait avoir un secrétaire au milieu—des livres—et» +(d’une manière générale) «tout. Ça serait tout à fait coquet». Et +il regardait autour de lui, comme si les améliorations étaient déjà +faites. Ce n’était évidemment pas la première fois qu’il avait ainsi +embelli sa cabine en imagination; et à la première bonne affaire qu’il +fera, il faut m’attendre à voir le secrétaire au milieu de la cabine.</p> + +<p>Madame avait trois oiseaux dans une cage. Ce n’était pas grand chose, +expliquait-elle. Les beaux oiseaux étaient si chers! Ils avaient +cherché à se procurer un hollandais l’hiver dernier, à Rouen (Rouen, +pensai-je; est-ce que toute <span class="pagenum" id="Page_131">131</span> cette demeure, avec ses chiens, ses +oiseaux et ses cheminées fumantes, voyage jusque-là? et a-t-elle la +même simplicité parmi les falaises et les vergers de la Seine qu’au +milieu des vertes plaines de la Sambre?) ils avaient cherché à se +procurer un hollandais l’hiver dernier à Rouen; mais ces oiseaux +coûtent quinze francs pièce,—pensez un peu—quinze francs!</p> + +<p>«Pour un tout petit oiseau», ajouta le mari.</p> + +<p>Comme je continuais à admirer, ces braves gens cessèrent de s’excuser +et se mirent à vanter leur bateau et leur heureuse condition, comme +s’ils avaient été l’Empereur et l’Impératrice des Indes. Ce fut, selon +l’expression usitée en Ecosse, une bonne audition, et cela me fit +voir le monde sous un jour favorable. Si l’on savait combien il est +encourageant d’entendre une personne se vanter, aussi longtemps qu’elle +se vante de ce qu’elle a réellement, je crois qu’on le ferait plus +librement et de meilleure grâce.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_132">132</span></p> + +<p>Ils commencèrent à faire des questions sur notre voyage. Il vous aurait +fallu voir comme ils sympathisaient avec nous. Ils semblaient à moitié +disposés à abandonner leur bateau et à nous suivre.</p> + +<p>Mais ces mariniers ne sont que des bohémiens à demi-domestiqués. Cette +demi-domestication se manifesta sous une forme assez jolie. Soudain +le front de Madame s’assombrit. «Cependant», commença-t-elle, et elle +s’arrêta; puis reprenant, elle me demanda si j’étais célibataire.</p> + +<p>—«Oui,» répondis-je.</p> + +<p>—«Et votre ami qui vient de passer il n’y a qu’un instant?»</p> + +<p>Lui non plus n’était pas marié.</p> + +<p>Oh! alors, tout était pour le mieux. Elle ne pouvait pas admettre qu’on +laissât les femmes seules au logis; mais, puisqu’il n’y avait aucune +épouse en jeu, nous faisions ce que nous pouvions faire de mieux.</p> + +<p>—«Veiller aux intérêts de quelqu’un dans le monde», reprit le mari, +«il n’y a que ça. D’autre <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> part, notez bien, si un homme reste fixé +dans son village comme un ours, continua-t-il, il ne voit rien; et +ensuite la mort est la fin de tout et il n’a rien vu.»</p> + +<p>Madame rappela à son mari un Anglais, qui avait remonté ce canal en +bateau à vapeur.</p> + +<p>—«Peut-être M. Moens dans l’Ytene», suggérai-je.</p> + +<p>—«Tout juste», approuva le mari. «Il avait avec lui sa femme et sa +famille avec des domestiques. Il débarquait à toutes les écluses et +demandait les noms des villages aux bateliers ou aux éclusiers, et +alors il les écrivait, il les écrivait. Oh! il écrivait énormément. Je +suppose que c’était un pari.»</p> + +<p>Il y avait là une explication assez plausible pour nos exploits; mais +il semblait assez original de croire qu’un pari fût une raison de +prendre des notes.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_134">134</span></p> + <h2 id="ch_14">LA CRUE DE L’OISE</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Le lendemain matin il n’était pas neuf heures que les deux canoës +étaient installés sur une légère charrette de campagne à Etreux. Nous +ne tardâmes pas à les suivre sur la route qui longe une riante vallée +couverte de houblonnières et de peupliers. D’agréables villages étaient +disséminés sur la pente de la colline: notamment Tupigny avec ses +perches à houblon laissant pendre leurs guirlandes jusque dans la rue +et ses maisons tapissées de vignes avec leurs raisins. Il y eut un +faible enthousiasme sur notre passage; les tisserands passaient leurs +têtes aux fenêtres; les enfants criaient, émerveillés à la vue des +deux barquettes, et des piétons en blouse, de connaissance avec notre +charretier, plaisantaient avec lui sur la nature de son chargement.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_135">135</span></p> + +<p>Nous essuyâmes une ou deux averses, mais légères et fuyantes. L’air +était pur et doux parmi tous ces champs verts et toutes ces choses +vertes qui poussaient. Rien qui indiquât l’automne, dans le temps. Et +quand à Vadencourt, nous nous embarquâmes au bord d’une petite prairie, +en face d’un moulin, le soleil perça les nuages et fit resplendir +toutes les feuilles dans la vallée de l’Oise.</p> + +<p>Les pluies qui tombaient depuis longtemps avaient gonflé la rivière. +Sur tout le parcours de Vadencourt à Origny, elle courait avec une +rapidité toujours croissante, puisant de nouvelles forces à chaque +mille et se précipitant comme si elle sentait déjà la mer. Jaune et +tumultueuse, l’eau tournoyait en tourbillons irrités parmi les saules +à demi-submergés et battait les bords pierreux d’un clapotis furieux. +Son cours suivait en serpentant sans cesse une vallée étroite et +bien boisée. Tantôt la rivière s’approchait du pied de la colline, +courait en glissant le long de sa base crayeuse, et nous <span class="pagenum" id="Page_136">136</span> laissait +voir entre les arbres quelques champs de colza s’étendant à perte de +vue. Tantôt elle longeait les murs des jardins derrière les maisons, +où d’un rapide coup d’œil, nous pouvions, par la baie d’une porte, +saisir la silhouette d’un prêtre qui se promenait, dans la lumière +diaprée du soleil. Puis le feuillage formait un mur si épais devant +nous qu’il semblait n’y avoir aucune issue; ce n’était qu’un bouquet +de saules dominés par des ormes et des peupliers, sous lesquels la +rivière courait impétueuse et rapide, traversée par un martin-pêcheur +qui passait comme un morceau de ciel bleu. Sur ces différentes +manifestations de la nature le soleil répandait ses rayons clairs +et catholiques. Sur la surface rapide de la rivière, les ombres se +dessinaient aussi fermes que sur les prairies immobiles. La lumière +scintillait en filets d’or entre les feuilles dansantes des peupliers +et nous permettait de jouir de la vue des collines. Et pendant tout ce +temps, la rivière ne s’arrêtait jamais dans sa course et ne reprenait +jamais <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> haleine; et sur toute la longueur de la vallée les roseaux +se dressaient, frissonnant de la tête aux pieds.</p> + +<p>Il doit y avoir quelque mythe (mais s’il en existe un, je ne le connais +pas) fondé sur le frissonnement des roseaux. Il n’y a guère de choses +dans la nature qui frappent davantage l’œil de l’homme. C’est une +pantomime si éloquente de la terreur; et la vue d’un si grand nombre +de créatures se réfugiant dans tous les creux du rivage comme dans +un sanctuaire inviolable est suffisante pour répandre l’infection de +la crainte dans un esprit faible. Peut-être n’est-ce qu’une question +de froid? et cela n’aurait rien d’étonnant, puisque les roseaux sont +plongés dans l’eau jusqu’à la taille. Ou peut-être ne se sont-ils +jamais accoutumés à la hâte et à la fureur du flux de la rivière ou au +miracle de son corps sans fin? Pan jouait autrefois du chalumeau sur +leurs ancêtres; et ainsi par les mains de sa rivière, il continue à +jouer sur ces récentes générations dans toute la vallée de <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> l’Oise; +et il joue le même air, tout à la fois doux et perçant, pour nous dire +ce qu’il y a de beau et de terrifiant dans le monde.</p> + +<p>Le canoë était comme une feuille dans le courant qui le soulevait, +le secouait et l’emportait en maître; tel un centaure emportant une +nymphe. Pour conserver quelque pouvoir sur la direction des canoës, +il nous fallait beaucoup d’habileté et d’activité dans le maniement +de la pagaie. La rivière avait une telle hâte d’atteindre la mer! +Toutes les gouttes d’eau couraient, prises d’une terreur panique, comme +autant de gens dans une foule épouvantée. Mais y eut-il jamais une +foule si nombreuse et si possédée d’une seule idée? Tous les objets +visibles passaient avec le rythme d’une danse; la vue courait de la +même course que la rivière. Les exigences de chaque moment tendaient +tellement les cordes que notre être vibrait comme un instrument bien +accordé et que le sang, secouant sa léthargie, trottait par tous +les grands chemins et par tous les sentiers des veines et <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> des +artères, entrait dans le cœur et en sortait précipitamment, comme si la +circulation n’était qu’un voyage de vacances et non le labeur quotidien +de soixante-dix années. Les roseaux pouvaient incliner leur tête en +guise d’avertissement, et par leurs gestes tremblants, nous dire que la +rivière était aussi cruelle qu’elle était impétueuse et froide, et que +la mort était aux aguets dans les tourbillons sous les saules. Mais les +roseaux devaient rester où ils étaient et ceux qui restent immobiles +sont toujours de timides conseillers. Pour nous, nous aurions pu crier +à tue-tête. A vrai dire, si cette charmante et magnifique rivière +était une invention de la mort, la vieille coquine grise s’était +fameusement trompée à notre égard. En ce moment l’intensité de ma vie +était décuplée. Je marquais des points contre la mort à chacun de mes +coups de pagaie, à chaque tournant du cours d’eau. J’ai rarement tiré +meilleur profit de ma vie.</p> + +<p>Car à mon avis, nous pouvons considérer notre petite guerre +particulière avec la mort tant <span class="pagenum" id="Page_140">140</span> soit peu sous ce jour. Si un homme +sait que tôt ou tard il sera dévalisé dans un voyage, il prendra +une bouteille de ce qu’il y a de meilleur dans chaque auberge et +considèrera toutes ses extravagances comme autant de gagné sur les +voleurs: Et ce sera surtout autant de gagné, si au lieu de dépenser +simplement, il fait un placement avantageux d’une partie de son argent, +lorsqu’il n’y aura plus aucun risque de le perdre. De même chaque +moment de vie intense, surtout quand cette vie est pleine de santé, est +autant de gagné sur la mort, la voleuse en gros. Nous aurons d’autant +moins dans nos poches, d’autant plus dans notre estomac, le jour où +elle s’écriera: «Halte là. Votre bourse!» Un rapide cours d’eau est un +de ses artifices favoris, un de ces artifices qui est pour elle chaque +année une source de grands revenus. Mais lorsque viendra pour elle et +pour moi le moment de régler nos comptes, je lui sifflerai au nez, +quand il sera question de ces heures passées sur l’Oise supérieure.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_141">141</span></p> + +<p>Au début de l’après-midi, le soleil resplendissant et la gaîté de la +marche nous avaient plongés dans une sorte de douce ivresse. Nous ne +pouvions plus nous contenir; nous ne pouvions plus contenir notre +contentement. Les canoës étaient trop petits pour nous; nous éprouvions +le besoin d’en sortir pour nous dégourdir les jambes sur le rivage. +Et nous nous étendîmes de tout notre long sur le gazon dans une verte +prairie, nous fumâmes un tabac déifiant et proclamâmes le monde +excellent. Ce fut la dernière bonne heure de la journée et je m’y +arrête avec une extrême complaisance.</p> + +<p>D’un côté de la vallée, tout en haut du sommet crayeux de la colline, +un laboureur avec son attelage paraissait et disparaissait à +intervalles réguliers. Chaque fois qu’il se montrait, sa silhouette +se détachait immobile pendant quelques secondes sur le fond du ciel, +tout à fait semblable, au dire de la Cigarette, à un Burns de fantaisie +qui viendrait retourner avec sa charrue la marguerite de la <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> +montagne.<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> C’était le seul être vivant que nous eussions en vue, à +moins que nous ne dussions compter la rivière.</p> + +<p>De l’autre côté de la vallée, un groupe de toits rouges et un beffroi +se montraient parmi le feuillage. De là quelque sonneur de cloches +inspiré emplissait l’après-midi de la musique d’un carillon. Il y +avait quelque chose de très doux, de très captivant dans l’air qu’il +jouait, et nous pensâmes que nous n’avions jamais entendu de cloches +parler d’une manière si intelligente ou chanter d’une façon aussi +mélodieuse. Ce fut sans doute sur quelque rythme semblable que les +fileuses et les jeunes filles chantaient «Eloigne-toi, ô mort,» dans +l’Illyrie<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> de Shakespeare. Il y a si souvent une note menaçante, +quelque chose de beuglant et de métallique dans la voix des cloches, +que nous <span class="pagenum" id="Page_143">143</span> avons, je crois, une impression bien plus pénible +qu’agréable à les entendre. Mais tandis que ces cloches sonnaient dans +le lointain, tantôt sur un ton haut, tantôt sur un ton grave, tantôt +avec une cadence plaintive qui captivait l’oreille comme le refrain +d’un chant populaire, elles étaient toujours modérées et mélodieuses, +et semblaient être en harmonie avec l’esprit des endroits tranquilles +et rustiques, comme le bruit d’une chute d’eau ou le babillage +d’une colonie de corneilles au printemps. J’aurais bien demandé +la bénédiction du sonneur de cloches, bon et grave vieillard qui +tirait si doucement la corde, au rythme de ses méditations. J’aurais +volontiers béni le prêtre, ou les héritiers, ou qui que ce soit en +France qui s’occupe de ces sortes d’affaires, qui avaient légué ces +harmonieuses vieilles cloches pour égayer l’après-midi, au lieu de +tenir des réunions, de faire des quêtes, et d’avoir leurs noms imprimés +à diverses reprises dans la feuille locale, pour monter un carillon de +substituts d’airain tout flambant neufs <span class="pagenum" id="Page_144">144</span> fondus à Birmingham, qui +bombarderaient leurs flancs à la provocation d’un sonneur de cloches +tout flambant neuf et rempliraient les échos de la vallée de terreur et +de vacarme.</p> + +<p>A la fin les cloches se turent, et avec leur note le soleil se retira. +Le spectacle était fini; la vallée de l’Oise était retombée dans +l’ombre et le silence. Nous nous mîmes à pagayer, le cœur joyeux, +comme des gens qui, après avoir assisté jusqu’au bout à une noble +représentation, retournent au travail. La rivière était plus dangereuse +ici; elle courait plus vite; les tourbillons étaient plus soudains et +plus violents. Pendant toute la descente nous avions eu des difficultés +tout notre soûl. Tantôt c’était un barrage que notre habileté nous +permettait de franchir avec la rapidité d’une flèche; tantôt c’en était +un autre si peu profond et hérissé de tant de pieux qu’il nous fallait +tirer les bateaux de l’eau et les porter au delà. Mais le principal +genre d’obstacles avait pour cause les derniers grands vents. Tous +les deux ou trois cents <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> mètres, un arbre était tombé en travers +de la rivière et en avait ordinairement entraîné plus d’un autre dans +sa chute. Souvent il y avait un passage libre à l’extrémité, et nous +pouvions doubler ce promontoire de feuillage et entendre la succion et +le bouillonnement de l’eau parmi les branches. Souvent aussi, quand +l’arbre s’étendait d’une rive à l’autre, il y avait place pour, en +se rasant, passer en dessous, canoë et tout. Quelquefois il était +nécessaire de monter sur le tronc même et de faire passer les bateaux +en les tirant; et parfois aussi, aux endroits où le courant était trop +impétueux pour agir ainsi, il n’y avait rien à faire que d’atterrir et +de transporter nos bateaux. Ceci fit une belle série d’accidents dans +le trajet du jour et nous tint constamment en éveil.</p> + +<p>Peu de temps après notre rembarquement comme j’étais en tête avec une +longue avance toujours plein d’un noble et joyeux enthousiasme pour le +soleil, la rapidité de notre allure et les cloches d’église, la rivière +fit un de ses <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> sauts de lion à un brusque tournant, et j’aperçus +un autre arbre tombé à une portée de pierre. En un clin d’œil j’eus +baissé mon dossier et je visai un endroit où le tronc semblait assez +élevé au dessus de l’eau et où les branches ne paraissaient pas trop +touffues pour me laisser glisser par dessous. Quand un homme vient de +vouer une éternelle confraternité à l’univers, il n’est pas en état de +prendre de sang-froid de grandes déterminations, et je n’avais pas été +heureusement inspiré en prenant celle-ci, qui aurait pu être pour moi +très importante. L’arbre m’accrocha par la poitrine, et pendant que +je m’efforçais encore de me faire plus mince et de me frayer passage, +la rivière coupa court à tout en m’enlevant mon bateau. L’Aréthuse +pivota, dériva bâbord avant, s’inclina sur le flanc, rejeta tout ce qui +restait encore de moi à bord, et ainsi désencombrée, fila vivement sous +l’arbre, se redressa et s’en alla gaiement au fil de l’eau.</p> + +<p>J’ignore combien de temps je mis à me hisser à force d’efforts sur +l’arbre, auquel j’étais resté <span class="pagenum" id="Page_147">147</span> cramponné; mais ce fut plus long +que je ne l’aurais désiré. Mes pensées étaient d’un caractère grave et +presque sombre; mais je me cramponnais toujours à ma pagaie. Le courant +m’entraînait par les talons aussi vite que je parvenais à soulever mes +épaules hors de l’eau, et au poids, il me semblait avoir toute l’eau +de l’Oise dans les poches de mon pantalon. Vous ne pourrez jamais +savoir, tant que vous n’en aurez pas fait l’essai, avec quelle sourde +violence une rivière tire sur un homme. La mort elle-même m’avait par +les talons; car c’était ici sa dernière embuscade, et il fallait à +présent qu’elle prît part en personne à la lutte. Et toujours je tenais +ma pagaie. A la fin, je me hissai péniblement jusqu’au ventre sur le +tronc et je restai là, loque mouillée, sans haleine, l’esprit partagé +entre la mauvaise humeur et le sentiment de l’injustice du sort. Quelle +triste figure j’ai dû faire aux yeux de Burns avec son attelage au +sommet de la colline! Mais la pagaie se trouvait toujours dans ma main. +Sur ma tombe, <span class="pagenum" id="Page_148">148</span> si jamais j’en ai une, je veux que ces mots soient +inscrits: «Il se cramponna à sa pagaie.»</p> + +<p>La Cigarette venait de passer un instant auparavant; il y avait en +effet, comme j’aurais pu l’observer, si j’avais été un peu moins +enthousiasmé de l’univers à ce moment, un passage libre autour du +sommet de l’arbre, du côté le plus éloigné. Il m’avait offert ses +services pour me tirer de là; mais comme j’étais déjà sur les coudes, +j’avais refusé et l’avais envoyé en aval, à la poursuite de la +vagabonde Aréthuse. Le courant était trop rapide pour qu’un homme le +remontât avec un seul canoë, à plus forte raison avec deux sur les +bras. Je rampai donc le long du tronc jusqu’à la rive et je descendis à +pied par les prairies qui bordent la rivière. J’avais tellement froid +que mon cœur était endolori. Je me rendais bien compte par moi-même +à présent de la raison pour laquelle les roseaux frissonnaient si +tristement. J’aurais pu donner une leçon à n’importe lequel d’entre +eux. A mon approche, la Cigarette fit facétieusement <span class="pagenum" id="Page_149">149</span> remarquer +qu’il pensait que j’étais «en train de prendre de l’exercice»; mais il +acquit bientôt la certitude que c’était le froid qui me faisait claquer +des dents. Je me frictionnai énergiquement avec une serviette et je +mis des vêtements secs, que je tirai du sac en caoutchouc; mais je ne +fus plus le même homme pendant le reste du voyage. Cela me donnait +des nausées de penser que je portais sur moi mes derniers vêtements +secs. La lutte m’avait fatigué; et peut-être, que je le susse ou non, +étais-je quelque peu démoralisé? L’élément dévorant de l’univers avait +bondi sur moi dans cette verte vallée qu’animait un rapide cours d’eau. +Les cloches étaient toutes très jolies à leur façon; mais j’avais +entendu quelques-unes des notes perfides de la musique de Pan. Est-ce +que la traîtresse rivière voulait m’entraîner sous ses eaux par les +talons, vraiment? et paraître si belle tout le temps? En somme, la +bonne humeur de la nature n’était qu’à fleur de peau.</p> + +<p>Il y avait encore un long trajet à faire en <span class="pagenum" id="Page_150">150</span> suivant les sinuosités +du cours d’eau; la nuit était tombée, et une cloche sonnait tardivement +dans Origny-Sainte-Benoîte, quand nous arrivâmes.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_151">151</span></p> + <h2 id="ch_15">ORIGNY-SAINTE-BENOITE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">un jour de repos</p> +</div> + +<p>Le lendemain était un Dimanche, et les cloches de l’église n’eurent +guère de repos. En vérité je ne me rappelle aucun autre endroit où l’on +offre aux dévots un choix d’offices aussi varié. Et tandis que les +cloches sonnaient joyeuses dans l’air ensoleillé, tous les chasseurs +avec leurs chiens battaient les betteraves et le colza.</p> + +<p>Dans la matinée un colporteur et sa femme descendirent la rue au pas, +chantant sur un air très lent et très lamentable: «O France, mes +amours.» Cela fit venir tout le monde à sa porte; et lorsque notre +hôtesse appela l’homme chez elle pour lui acheter les paroles, il +n’en restait plus aucun exemplaire. Elle n’était ni la première, ni +la seconde personne à avoir été empoignée <span class="pagenum" id="Page_152">152</span> par la chanson. Il y +a quelque chose de fort pathétique dans l’amour que professent les +Français depuis la guerre pour les chants patriotiques lugubres. J’ai +observé un garde forestier natif d’Alsace, pendant que quelqu’un +chantait «<i>Les malheurs de la France</i>» à un repas de baptême aux +environs de Fontainebleau. Il se leva de table et prenant son fils à +part, tout près de l’endroit où je me tenais: «Ecoute, écoute, dit-il, +en posant la main sur l’épaule du petit garçon, et souviens-toi de +ceci, mon fils.» L’instant d’après il était dehors dans le jardin et je +pus l’entendre sangloter dans l’obscurité.</p> + +<p>L’humiliation de ses armes et la perte de l’Alsace-Lorraine ont +cruellement mis à l’épreuve l’endurance de ce peuple sensible; et les +Français ont encore le cœur bouillant de colère, non pas tant contre +l’Allemagne que contre l’Empire. En quel autre pays verrez-vous un +chant patriotique amener tout le monde dans la rue? Mais l’affliction +exalte l’amour; et nous ne sentirons jamais que nous sommes anglais, +que <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> le jour où nous aurons perdu les Indes. L’Amérique +indépendante est encore le tourment de mon existence. Je ne puis songer +sans horreur au fermier Georges<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> et l’ardeur de mes sentiments pour +ma patrie n’est jamais plus vive que lorsque je vois la bannière +étoilée et que je me rappelle ce qu’aurait pu être notre empire.</p> + +<p>Le petit livre du colporteur, que j’achetai, était un curieux mélange. +Côte à côte avec les lestes et tapageuses inepties des cafés-concerts +de Paris se trouvaient beaucoup de pièces pastorales qui, à mon avis, +ne manquaient pas d’une certaine teinte de poésie et respiraient cette +brave indépendance qui caractérise la classe pauvre en France. Vous +pouviez y voir combien le bûcheron est fier de sa cognée, et combien +le jardinier dédaigne d’avoir honte de sa bêche. Elle n’était pas très +bien écrite, cette poésie du travail, mais <span class="pagenum" id="Page_154">154</span> le courage du sentiment +rachetait ce qu’il y avait de faible et de verbeux dans l’expression. +Les pièces guerrières et les patriotiques d’autre part, étaient, toutes +sans exception, des productions larmoyantes et pusillanimes. Le poète +avait passé par les Fourches Caudines; il chantait pour une armée, +visitant, les armes renversées, le tombeau de son antique renommée; +il ne chantait pas la victoire, mais la mort. Dans la collection du +colporteur, il y avait un numéro intitulé «<i>Conscrits Français</i>», +qui peut se ranger parmi les poésies lyriques les plus propres à +dissuader de la guerre que l’on ait conservées. Tout homme dans un +pareil état d’esprit serait dans l’impossibilité de se battre. Le +conscrit le plus brave pâlirait si l’on entonnait un tel chant à ses +côtés le matin de la bataille, et des régiments entiers jetteraient +leurs armes, rien que d’en entendre l’air.</p> + +<p>Si ce que dit Fletcher de Saltoun de l’influence des chants nationaux +est vrai, il faut en conclure que la France était tombée bien bas. <span class="pagenum" id="Page_155">155</span> +Mais du mal sortira le remède, et un peuple d’âme saine et courageuse +se fatigue à la longue de geindre sur ses désastres. Déjà P.......... +a écrit quelques viriles poésies militaires. Elles ne contiennent pas +beaucoup peut-être de ces notes vibrantes qui nous font palpiter le +cœur; elles manquent d’élévation lyrique, et leur mouvement est lent; +mais elles sont écrites dans un esprit grave et stoïque, qui mènerait +les soldats bien loin dans une bonne cause. On sent qu’on confierait +volontiers quelque chose à P......... Ce sera un bonheur, s’il parvient +à inoculer ses compatriotes au point qu’on puisse leur confier le soin +de leur avenir. Et en attendant, ceci est un antidote à «<i>Conscrits +Français</i>» et à beaucoup d’autres poésies lugubres.</p> + +<p>Nous avions laissé nos bateaux pendant la nuit sous la garde d’un +individu que nous appellerons <i>Carnaval</i>. Je n’ai pas bien saisi +son nom, et peut-être ne fut-ce pas malheureux pour lui, vu que je ne +suis pas à même de <span class="pagenum" id="Page_156">156</span> le faire passer avec honneur à la postérité? +Au cours de la journée, nous nous rendîmes en nous promenant à la +remise de cet homme et nous y trouvâmes tout un petit rassemblement +inspectant les canoës. Il y avait un gros monsieur très au courant +des particularités de la rivière et brûlant de nous en faire part. Il +s’y trouvait aussi un jeune homme fort élégant, vêtu de noir, sachant +un peu d’Anglais, qui mit aussitôt la conversation sur les régates +d’Oxford et de Cambridge. Il y avait encore trois belles jeunes filles +de quinze à vingt ans, et un vieillard en blouse, que le manque de +dents gênait pour parler et qui avait un fort accent de terroir. Tout à +fait l’élite d’Origny, je suppose.</p> + +<p>La Cigarette avait quelques arrangements secrets à faire à ses agrès +dans la remise; je restai donc seul à faire la parade. Je trouvai que +bon gré mal gré, j’avais aux yeux de ces gens beaucoup d’un héros. +Les dangers de notre voyage faisaient éprouver aux jeunes filles <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> +de petits frissons, et j’aurais eu mauvaise grâce, je pense, à ne pas +continuer la conversation sur le terrain que les dames avaient choisi. +Ma mésaventure de la veille racontée d’un ton dégagé produisit une +profonde impression.</p> + +<p>C’était un nouvel Othello avec pas moins de trois Desdémones et +quelques sénateurs sympathiques à l’arrière-plan. Jamais les canoës ne +reçurent plus de flatteries, ni surtout de flatteries plus délicates.</p> + +<p>«On dirait un violon,» s’écria l’une des jeunes filles extasiée.</p> + +<p>«Je vous remercie de l’expression, mademoiselle, répliquai-je, d’autant +plus qu’il est des gens qui prétendent que cela ressemble à un +cercueil.»</p> + +<p>«Oh! mais c’est réellement comme un violon. Cela a le fini d’un +violon,» continua-t-elle.</p> + +<p>«Et le poli d’un violon,» ajouta un sénateur.</p> + +<p>«On n’a qu’à tendre les cordes», conclut un autre, «et alors +teum-teumté-teum,» fit-il, imitant le résultat avec entrain.</p> + +<p>N’était-ce pas là une gracieuse petite ovation? <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> Où ce peuple +trouve-t-il le secret de ses gentils propos? Je ne puis me l’imaginer, +à moins que le secret ne soit tout bonnement qu’un sincère désir de +plaire. Mais aussi en France il n’y a pas de honte à dire les choses +nettement; tandis qu’en Angleterre, parler comme un livre, c’est +refuser de se résigner aux exigences de la société.</p> + +<p>Le vieillard en blouse entra furtivement dans la remise et informa la +Cigarette, assez mal à propos, qu’il était le père des trois jeunes +filles et de quatre autres encore, un véritable exploit pour un +Français.</p> + +<p>«Vous êtes bien heureux», répondit poliment la Cigarette.</p> + +<p>Et le vieux monsieur, qui était apparemment arrivé à ses fins, +s’esquiva.</p> + +<p>Nous fûmes bientôt dans les meilleurs termes. Les jeunes filles ne +parlaient de rien moins que de partir avec nous le lendemain matin, +s’il vous plaît. Et plaisanterie à part, tout le monde désirait +vivement savoir l’heure de notre départ. <span class="pagenum" id="Page_159">159</span> Or, quand on va +péniblement se glisser d’un mauvais embarcadère dans son canoë, une +foule, pour amie qu’elle soit, n’est guère à désirer. Aussi leur +dîmes-nous que nous ne partirions pas avant midi; bien que nous +fussions intérieurement décidés à nous en aller à dix heures au plus +tard.</p> + +<p>Vers le soir nous sortîmes de nouveau pour mettre quelques lettres +à la poste. Il faisait frais et bon. A part un ou deux marmots qui +nous suivaient comme ils auraient pu suivre une ménagerie, ce long +village était absolument désert. Les collines et les cimes des +arbres s’élevaient de tous côtés dans l’air clair, et les cloches +carillonnaient de nouveau pour un autre office.</p> + +<p>Soudain nous aperçûmes les trois jeunes filles, debout avec une +quatrième sœur, en face d’un magasin, sur le large trottoir de la +grand’route. Nous avions bien ri avec elles peu auparavant, à coup sûr. +Mais que voulait l’étiquette à Origny? Si elles s’étaient trouvées +dans un chemin de campagne, nous n’aurions naturellement pas <span class="pagenum" id="Page_160">160</span> +hésité à leur parler; mais ici, sous les yeux de toutes les commères, +devions-nous même seulement les saluer? Je consultai la Cigarette.</p> + +<p>«Regardez», dit-il.</p> + +<p>Je regardai. Il y avait bien encore les quatre jeunes filles à la même +place; mais à présent, quatre dos étaient tournés vers nous, bien +cambrés et conscients de ce qu’ils faisaient. Le caporal Modestie avait +donné le mot d’ordre, et le piquet bien discipliné avait fait demi-tour +comme un seul homme. Elles gardèrent cette formation tout le temps que +nous fûmes en vue; mais nous entendîmes leurs rires étouffés, tandis +que celle des jeunes filles que nous n’avions pas rencontrée riait à +gorge déployée et même regardait l’ennemi par dessus l’épaule. Je me +demande s’il n’y avait là que de la modestie, après tout, ou s’il ne +fallait pas y voir une sorte de provocation campagnarde.</p> + +<p>Comme nous retournions à l’auberge, nous vîmes flotter quelque chose +dans le vaste champ du ciel, que dorait le soleil couchant, par dessus +<span class="pagenum" id="Page_161">161</span> les falaises crayeuses et les arbres qui les couronnent. C’était +trop haut, trop grand et trop immobile, pour que ce fût un cerf-volant; +et comme c’était noir, ce ne pouvait pas être une étoile. En effet, +quand bien même une étoile serait noire comme de l’encre et rugueuse +comme une noix, le soleil baigne si abondamment le ciel de ses rayons +qu’elle serait pour nous aussi étincelante qu’une source de lumière. +Le village était parsemé de gens qui regardaient en l’air. Les enfants +étaient en révolution tout le long de la rue et bien loin sur la route +droite qui gravit la colline, où nous pouvions encore les voir courir +en groupes détachés. C’était un ballon, apprîmes-nous, qui avait quitté +Saint-Quentin ce soir-là, à cinq heures et demie. C’est avec le plus +grand calme que la majorité des grandes personnes prenaient la chose. +Mais nous étions anglais et nous fûmes bientôt à courir au haut de +la colline avec les plus rapides. Voyageurs nous aussi, quoique en +petit, nous aurions <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> voulu voir descendre ces autres voyageurs. Le +spectacle était fini, lorsque nous atteignîmes le sommet de la colline. +Le ciel avait perdu tout l’éclat de ses teintes dorées, et le ballon +avait disparu. Où? je me le demande; enlevé dans le septième ciel? ou +descendu à terre sans accident, quelque part dans cette étendue bleue +irrégulière, où la grand’route allait se plonger et se fondre à nos +yeux? Les aéronautes étaient probablement déjà à se chauffer devant +une cheminée de ferme; car on dit qu’il fait froid dans ces régions +inhospitalières de l’air. La nuit tombait rapidement. Les arbres du +bord de la route et les curieux désappointés, revenant à travers +les prairies, se détachaient en noir sur la petite bande rouge du +soleil couchant. L’autre côté présentait un spectacle plus gai. Nous +descendîmes donc la colline, avec la pleine lune, de la couleur d’un +melon, suspendue bien haut au dessus de la vallée boisée, et derrière +nous, les blanches falaises que teintait légèrement de rouge le feu des +fours à chaux.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_163">163</span></p> + +<p>Les lampes étaient allumées et, tout le long de la rivière, dans +Origny-Sainte-Benoîte, les ménagères préparaient la salade du souper.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_164">164</span></p> + <h2 id="ch_16">ORIGNY-SAINTE-BENOITE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">Nos Compagnons de Table</p> +</div> + +<p>Malgré notre arrivée tardive au dîner, nos compagnons de table nous +offrirent du vin mousseux. «Voilà comme nous sommes en France», dit +l’un d’entre eux. «Ceux qui s’asseyent à notre table sont nos amis.» Et +les autres d’applaudir.</p> + +<p>Ils étaient trois en tout; trio bizarre que ces gens avec qui nous +devions passer le dimanche.</p> + +<p>Deux d’entre eux étaient des hôtes comme nous. Tous deux étaient +du Nord. L’un vermeil et replet, la barbe et la chevelure épaisses +et noires, l’intrépide chasseur de France, qui revendiquait comme +une prouesse la prise d’une alouette ou de tout autre menu gibier +si petit qu’il fût. <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> Pour un homme si grand, si bien portant, +dont la chevelure n’avait rien à envier à celle de Samson, aux +artères charriant des seaux de sang rouge, se vanter de ces +exploits infinitésimaux produisait aux yeux de tous un sentiment de +disproportion semblable à celui que produirait un marteau-pilon employé +à casser des noisettes. L’autre était un homme tranquille et résigné, +blond, lymphatique et triste, quelque peu l’air d’un Danois: «Tristes +têtes de Danois!» comme avait coutume de dire Gaston Lafenestre.</p> + +<p>Je ne dois pas laisser passer ce nom sans un mot pour le meilleur de +tous les bons garçons, maintenant descendu dans la tombe. Nous ne +verrons plus jamais Gaston dans son costume de forêt—tout le monde +l’appelait Gaston, non par manque de respect, mais par affection,—nous +ne l’entendrons plus jamais réveiller les échos de Fontainebleau des +sons du cor de chasse, jamais plus son bon sourire ne fera la paix +parmi les artistes de toutes <span class="pagenum" id="Page_166">166</span> races et ne mettra l’Anglais à l’aise +en France comme en son pays. Jamais plus les moutons, qui n’étaient +pas plus doux que lui, ne poseront inconsciemment pour son laborieux +crayon. Il mourut trop prématurément, au moment où, tel un jeune +arbre qui pousse de frais bourgeons et donne ses premières fleurs, il +commençait à produire des choses dignes de lui. Et cependant aucun de +ceux qui l’ont connu ne pensera qu’il a vécu en vain. Je n’ai jamais +connu un homme si petit, pour qui cependant j’ai éprouvé une si vive +affection. J’ai la preuve que les autres éprouvaient le même sentiment, +quand je vois jusqu’à quel point ils avaient appris à le comprendre et +à l’estimer. Elle fut grande, certes, l’influence qu’il exerça, tant +qu’il se trouva parmi nous; il avait un rire frais; cela vous faisait +du bien de le voir: et quelque tristesse qu’il ait pu avoir au cœur, +il montrait toujours une physionomie pleine d’audace et d’entrain +et prenait les pires coups de la fortune comme les averses <span class="pagenum" id="Page_167">167</span> du +printemps. Mais à présent, sa mère est assise seule à la lisière de la +forêt de Fontainebleau, où il cueillait des champignons au temps de sa +jeunesse difficile et pauvre.</p> + +<p>Beaucoup de ses tableaux trouvèrent acquéreurs de l’autre côté de +la Manche, outre ceux qui lui furent volés, lorsqu’un lâche Yankee +l’abandonna seul à Londres avec, pour toute ressource, quatre sous +anglais dans sa poche et peut-être deux fois autant de mots d’anglais. +Si parmi ceux qui liront ces lignes, il est quelqu’un qui ait une étude +de moutons, à la manière de Jacques, signée de ce brave garçon, qu’il +se dise que l’un des plus bienveillants et des plus honnêtes des hommes +a contribué à décorer sa demeure. Il se peut qu’il y ait de meilleurs +tableaux à l’académie de peinture; mais parmi les générations de +peintres, pas un n’eut meilleur cœur. Précieuse aux yeux du maître de +l’humanité, nous disent les psaumes, est la mort de ses saints. Elle +devait être bien précieuse, car elle coûte très cher, la mort, <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> +quand par un coup du sort, elle laisse une mère dans la désolation et +fait descendre au tombeau avec César et les douze apôtres celui qui +mettait la paix dans une société et veillait à l’y maintenir.</p> + +<p>Il y a quelque chose qui manque parmi les chênes de Fontainebleau; +et quand on apporte le dessert à table, à Barbizon, tous les regards +convergent vers la porte dans l’attente d’une figure disparue.</p> + +<p>Le troisième de nos compagnons à Origny n’était rien moins que le mari +de l’hôtesse; pas l’hôte à proprement parler, puisqu’il travaillait +lui-même dans une fabrique pendant le jour et qu’il ne venait dans +sa maison à lui que le soir, en qualité de pensionnaire; un homme +usé par une excitation perpétuelle, au point de n’avoir plus que la +peau et les os, presque chauve, les traits anguleux, les yeux vifs et +brillants. Samedi, en décrivant une aventure insignifiante advenue +dans une chasse au canard, il cassa une assiette en mille pièces. +Chaque fois <span class="pagenum" id="Page_169">169</span> qu’il faisait une remarque, il regardait tout autour +de la table, le menton levé, une étincelle de lumière verte dans les +yeux, en quête d’approbation. Son épouse paraissait de temps en temps +à la porte de la salle, où elle surveillait le dîner, avec un «Henri, +vous vous oubliez», ou un «Henri, vous pouvez assurément causer sans +faire tant de bruit.» En vérité c’était là une chose que le brave +garçon ne pouvait faire. A la chose la plus insignifiante ses yeux +s’enflammaient, son poing massacrait la table et sa voix grondait, +retentissante comme les roulements du tonnerre. Je n’ai jamais vu un +homme pareil: un vrai feu d’artifice. Je crois qu’il avait le diable +au corps. Il avait deux expressions favorites: «C’est logique» ou +«c’est illogique», suivant les cas; et cette autre, qu’il lança avec +un certain air de bravade, comme on pourrait déployer une bannière, au +commencement de plus d’une longue et ronflante histoire: «Je suis un +prolétaire, vous voyez». En vérité nous le voyions très bien. Dieu me +garde de <span class="pagenum" id="Page_170">170</span> le rencontrer un fusil à la main dans les rues de Paris! +Ce sera un mauvais quart d’heure pour tout le monde.</p> + +<p>Ses deux phrases représentaient très bien, pensai-je, ce qu’il y a +de bon et de mauvais dans sa classe et jusqu’à un certain point dans +son pays. C’est une excellente chose de dire ce que l’on est sans en +rougir, bien qu’il soit d’un goût douteux de le répéter trop souvent +dans une soirée. Je n’admirerais pas cela chez un duc, naturellement; +mais par le temps qui court, le trait est honorable chez un ouvrier. +D’autre part, ce n’est pas du tout une excellente chose de s’appuyer +sur la logique et sur notre logique en particulier; car elle est +généralement erronée. Nous ne savons jamais où nous devons finir, une +fois que nous commençons à suivre les mots et les docteurs. Il existe +au cœur même de l’homme un fond de loyauté plus digne de confiance que +tout syllogisme, et les yeux, comme les sympathies et les appétits, +savent une ou deux choses qui n’ont pas encore <span class="pagenum" id="Page_171">171</span> été controversées. +Des raisons, il y en a autant que de grains de sable dans le désert, et +comme les coups de poing, elles servent impartialement tous les partis. +Ce n’est pas à leurs preuves que les doctrines doivent leur maintien +ou leur chute, et elles ne sont logiques qu’autant qu’elles sont +intelligemment appliquées. Un habile controversiste, pas plus qu’un +habile général, ne démontre la justice de sa cause. Mais la France est +partie tout entière à la remorque de deux ou trois grands mots et il +se passera quelque temps avant qu’elle ne reconnaisse que ce ne sont +que des mots, quelque grands qu’ils soient; et une fois cela fait, +peut-être trouvera-t-elle la logique moins divertissante.</p> + +<p>Les détails de la journée de chasse firent les premiers frais de la +conversation. Quand tous les chasseurs d’un village chassent <i lang="la">pro +indiviso</i> sur le territoire du village, il est évident qu’il doit +surgir bien des questions d’étiquette et de priorité.</p> + +<p>«Supposez», s’écriait l’hôte brandissant une <span class="pagenum" id="Page_172">172</span> assiette, «que voici +un champ de betteraves. Bon! Moi, je suis ici. J’avance, n’est-ce +pas? Eh bien! sacristi!» et le récit, devenant plus bruyant, de se +précipiter en un feu roulant de jurons retentissants, pendant que +l’orateur promène autour de la table ses regards fiévreux, en quête de +sympathie, et que chacun, pour avoir la paix, incline la tête en signe +d’assentiment.</p> + +<p>L’homme du nord au teint vermeil nous raconta quelques-unes de ses +prouesses dans le maintien de l’ordre; notamment son aventure avec un +marquis.</p> + +<p>«Marquis» dis-je, «un pas de plus et je vous brûle la cervelle. Vous +avez commis une vilenie, marquis.»</p> + +<p>Là-dessus, paraît-il, le marquis porta la main à sa casquette et se +retira.</p> + +<p>L’hôte applaudit bruyamment. «A la bonne heure,» dit-il. «Il a fait +tout ce qu’il pouvait faire. Il a admis qu’il avait tort.» Puis une +avalanche de jurons. Lui non plus n’aimait pas <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> les marquis, mais +il avait en lui le sentiment de la justice, ce prolétaire qu’était +notre hôte.</p> + +<p>Des sujets de chasse la conversation passa insensiblement à une +comparaison entre Paris et la province. Et le prolétaire de faire +retentir la table comme un tambour sous une volée de coups de poing +à la louange de Paris. «Qu’est-ce que c’est que Paris? Paris, +c’est la crème de la France. Il n’y a pas de Parisiens; c’est tout +le monde, c’est vous, c’est moi qui sommes les Parisiens. On a +quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de faire son chemin à Paris.» +Et il traça un tableau animé de l’ouvrier, dans un réduit pas plus +grand qu’une niche à chien, fabriquant des articles qui devaient se +répandre dans le monde entier. «Eh bien! quoi, c’est magnifique ça!» +s’écria-t-il.</p> + +<p>L’homme du nord à l’air triste intervint pour faire l’éloge de la vie +du paysan; il pensait Paris mauvais pour les hommes et les femmes. «La +centralisation,» disait-il...</p> + +<p>Mais l’hôte lui coupa brutalement la parole. <span class="pagenum" id="Page_174">174</span> C’était tout ce qu’il +y avait de plus logique, lui montra-t-il, tout ce qu’il y avait de plus +magnifique. «Quel spectacle! quel coup d’œil!» Et les plats de danser +sur la table sous une canonnade de coups.</p> + +<p>Dans le dessein de faire la paix, je hasardai quelques mots à la +louange de la liberté d’opinion en France. Je n’aurais guère pu tomber +plus mal. Il y eut un silence soudain, et tous hochèrent la tête d’une +façon significative. Ils ne goûtaient évidemment pas le sujet, et ils +me donnèrent à entendre que le triste homme du nord était un martyr de +ses opinions. «Demandez-lui un peu,» dirent-ils. «Oui, demandez-lui un +peu.»</p> + +<p>«Oui, monsieur,» fit-il de son air calme, me répondant, bien que je +n’eusse pas parlé. «J’ai bien peur qu’il n’y ait moins de liberté +d’opinion en France que vous vous l’imaginez.» Là-dessus, il baissa les +yeux et sembla considérer le sujet comme épuisé.</p> + +<p>Ceci excita vivement notre curiosité. Comment <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> ou pourquoi, ou +quand ce commis-voyageur lymphatique avait-il été martyrisé? Nous +conclûmes immédiatement que c’était à cause de quelque question +religieuse et nous évoquâmes nos souvenirs de l’Inquisition, tirés +principalement de l’horrible histoire de Poë et du sermon qu’on trouve +dans Tristram Shandy, je crois.</p> + +<p>Le lendemain nous eûmes l’occasion d’approfondir la question; car, +levés de très bonne heure pour éviter toute démonstration de sympathie +à notre départ, nous trouvâmes notre héros debout avant nous. Il +déjeunait de vin blanc et d’oignons crus, afin sans doute de rester +dans son rôle de martyr. Nous eûmes avec lui une longue conversation +et, en dépit de sa réserve, nous découvrîmes ce que nous voulions. +Mais voici quelque chose de vraiment curieux. Il semble possible que +deux Ecossais et un Français discutent pendant une longue demi-heure +et qu’ils aient, chacun selon sa nationalité, une idée différente en +vue pendant tout ce temps. <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> Ce ne fut que tout à fait à la fin, que +nous découvrîmes que son hérésie avait été une hérésie politique, ou +qu’il soupçonna notre méprise. Les termes et l’esprit dans lesquels il +parlait de ses croyances politiques étaient, à nos yeux, appropriés aux +croyances religieuses. Et vice versa.</p> + +<p>Rien ne saurait mieux caractériser les deux pays. La politique est +la religion de la France; «satanée religion», comme aurait dit Nanty +Ewart; tandis que nous, dans notre pays, nous réservons la majeure +partie de notre acharnement pour toutes les divergences d’opinion +sur un livre d’hymnes ou sur un mot hébreu, que peut-être aucun des +adversaires ne saurait traduire. Et peut-être, cette conception fausse +est-elle le type de beaucoup d’autres, qui peuvent n’être jamais +redressées, non seulement entre gens de races différentes, mais entre +gens de sexes différents.</p> + +<p>Quant au martyre de notre ami, voici ce qu’il en était. Cet homme était +un Communiste ou peut-être <span class="pagenum" id="Page_177">177</span> seulement un Communard, ce qui est +chose bien différente. Cela lui avait fait perdre plus d’une situation. +Je crois qu’il avait aussi essuyé un refus dans une demande en mariage; +mais peut-être avait-il une façon sentimentale de considérer les +affaires qui me trompa. C’était quoiqu’il en soit, une créature douce +et paisible et j’espère que depuis lors, il a obtenu une meilleure +situation et épousé une femme plus digne de lui.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_178">178</span></p> + <h2 id="ch_17">AU FIL DE L’OISE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">En Route pour Moy</p> +</div> + +<p>Carnaval commença par nous exploiter d’une façon notoire. Nous trouvant +de facile composition, il regretta de nous avoir laissés partir à si +bon compte, et me prenant à part, il me débita une histoire à dormir +debout avec, pour morale, une autre pièce de cent sous à donner +au narrateur. L’absurdité de la chose sautait aux yeux; je payai +cependant. Mais abandonnant aussitôt toute cordialité, je le tins à sa +place, comme un inférieur, avec une dignité glaciale toute britannique. +Il vit en un instant qu’il était allé trop loin et qu’il avait tué la +poule aux œufs d’or. Sa figure s’allongea; je suis sûr qu’il m’aurait +remboursé, s’il avait seulement pu imaginer un prétexte convenable. +Il m’invita à boire avec lui, mais je ne voulus rien accepter. <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> +Il devint d’une tendresse pathétique dans ses déclarations, mais je +marchai silencieux à côté de lui, ou je lui répondis avec une politesse +hautaine, et en arrivant au débarcadère, je donnai le mot à la +Cigarette en argot anglais.</p> + +<p>Malgré la fausse piste que nous avions indiquée la veille, il pouvait +bien y avoir cinquante personnes sur le pont. Nous nous montrâmes aussi +aimables que possible avec tous, sauf avec Carnaval. Nous fîmes nos +adieux et nous donnâmes une poignée de mains au vieux monsieur qui +connaissait la rivière et au jeune homme qui savait un peu d’anglais; +mais pour Carnaval, pas un mot. Pauvre Carnaval, voilà qui était une +humiliation! Lui qui s’était si bien identifié avec les bateaux, qui +avait donné des ordres en notre nom, qui avait exhibé les canoës, +et même les canotiers, comme une exposition particulière de choses +lui appartenant, se voir à présent ainsi couvert de honte en public +par les lions de sa caravane! Je n’ai jamais vu personne l’air plus +penaud. Il restait <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> derrière, en suspens, s’avançant timidement de +temps à autre, lorsqu’il croyait à quelque symptôme que notre humeur +s’adoucissait, et se reculant à la hâte lorsqu’il rencontrait un regard +froid. Espérons que cela lui servira de leçon.</p> + +<p>Je n’aurais pas mentionné la peccadille de Carnaval si la chose n’avait +été si rare en France. Ce fut, par exemple, le seul cas où dans tout +notre voyage on n’agit pas avec probité à notre égard, et même où +on nous écorcha un peu. Nous parlons beaucoup de notre probité en +Angleterre. Eh bien! il est bon de se tenir sur ses gardes partout où +l’on entend de grandes déclarations sur un très petit trait de vertu. +Si les Anglais pouvaient seulement entendre comment on parle d’eux à +l’étranger, ils pourraient rester chez eux, pendant un certain temps, +pour remédier à cet état de choses, et peut-être, même après cela, +faire moins leurs embarras.</p> + +<p>Les jeunes demoiselles, les grâces d’Origny, <span class="pagenum" id="Page_181">181</span> n’assistaient pas +à notre départ; mais, lorsque après un tournant, nous atteignîmes le +second pont, ah! mon Dieu! le pont était noir de curieux. Nous fûmes +bruyamment acclamés, et des garçons et des filles nous accompagnèrent +pendant un bon moment, en courant le long de la rive sans cesser leurs +acclamations. Le courant aidant nos pagaies, nous allions comme des +hirondelles. Ce n’était pas une petite affaire que d’aller de conserve +avec nous sur la rive boisée. Mais les filles se retroussèrent comme +si elles étaient sûres d’avoir la jambe bien faite, et nous suivirent +jusqu’au moment où elles furent hors d’haleine. Les dernières à se +fatiguer furent les trois grâces et deux de leurs compagnes. Et +lorsqu’elles en eurent assez elles aussi, celle des trois qui tenait la +tête, sauta sur une souche d’arbre et de la main envoya un baiser aux +canotiers. Diane elle-même, bien que notre jeune fille eût plutôt l’air +d’une Vénus, n’aurait pu faire une chose gracieuse plus gracieusement. +«Revenez encore,» s’écria-t-elle; <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> et les autres lui firent écho, +et les collines autour d’Origny répétèrent: «Revenez». Mais la rivière +nous fit tourner à un coude en un clin d’œil, et nous fûmes seuls avec +les arbres verts et l’eau courante.</p> + +<p>Revenir? On ne revient pas, mes jeunes demoiselles, sur l’impétueux +courant de la vie.</p> + +<div class="cpoesie"> + <div class="poem"> + <span class="i0">Le marchand s’incline devant l’étoile du marin,</span><br> + <span class="i2">Du soleil le laboureur reçoit sa moisson.</span> + </div> +</div> + +<p>Et tous nous devons régler nos montres sur l’horloge du destin. Il y a +un flot impétueux, irrésistible, qui emporte l’homme et ses fantaisies +comme un fétu et court rapide au sein du temps et de l’espace. Elle +est pleine de détours, comme ce flot, votre sinueuse rivière de +l’Oise; elle s’attarde et retourne dans de charmants sites agrestes; +et cependant, si on y songe bien, elle ne retourne jamais, jamais. En +effet, quand bien même elle revisiterait le même arpent de prairie dans +la même heure, elle aura décrit une vaste courbe entre-temps; beaucoup +de petits ruisseaux s’y seront jetés; le soleil aura pompé une grande +partie de ses eaux; et quand <span class="pagenum" id="Page_183">183</span> même ce serait le même arpent, ce ne +sera plus la même rivière Oise. Et ô grâces d’Origny, quand bien même +la fortune vagabonde de ma vie me ramènerait aux lieux où vous attendez +l’appel de la mort au bord de la rivière, ce ne sera plus le vieux moi +qui parcourra la rue; et ces épouses et ces mères, dites, est-ce que ce +sera vous?</p> + +<p>Il n’y avait positivement pas à se tromper sur l’Oise. Dans ces parties +supérieures de son cours, elle était toujours prodigieusement pressée +d’atteindre la mer. Elle courait si vite et si allègre à travers tous +les méandres de son lit, que je me foulai le pouce en luttant avec les +rapides et qu’il me fallut pagayer tout le reste du parcours une main +retournée. Parfois elle devait desservir des moulins et comme elle +n’était encore qu’une petite rivière, ses eaux très basses couraient +dans l’intervalle, laissant à sec une bonne partie de son lit. Il +nous fallait sortir les jambes du bateau, et à l’aide des pieds nous +pousser hors des sables <span class="pagenum" id="Page_184">184</span> du fond. Et cependant elle continuait son +chemin, chantant parmi les peupliers et faisant une verte vallée dans +le monde. Après une bonne femme, un bon livre et du tabac, il n’est +rien sur terre d’aussi agréable qu’une rivière. Je lui ai pardonné +d’avoir attenté à ma vie; après tout cela était imputable en partie +aux vents déchaînés du ciel qui avaient abattu l’arbre, en partie à +la mauvaise direction que j’avais imprimée à mon canoë, et pour une +tierce partie seulement, à la rivière elle même; encore n’était-ce pas +par méchanceté, mais par suite de sa grande préoccupation à atteindre +la mer. Et ce n’était pas peu de chose, car les détours qu’elle avait +à faire sont innombrables. Les géographes semblent avoir renoncé à les +noter, car je n’ai trouvé aucune carte qui représentât les méandres +sans fin de son cours. Un fait en dira plus qu’aucun d’entre eux. Après +avoir, pendant quelques heures, trois si je ne me trompe, filé le long +des arbres à ce galop de casse-cou toujours le même, quand nous <span class="pagenum" id="Page_185">185</span> +arrivâmes dans un hameau et que nous demandâmes où nous étions, nous +n’étions pas à plus de quatre kilomètres d’Origny. Si ce n’avait été +pour l’honneur de la chose (selon le dicton écossais), il eût presque +autant valu ne pas bouger.</p> + +<p>Nous mangeâmes un morceau dans une prairie au milieu d’un +parallélogramme de peupliers. Les feuilles dansaient et babillaient +dans le vent tout autour de nous. La rivière pendant ce temps +continuait à se hâter et semblait gronder contre notre retard. Peu +nous importait. La rivière savait où elle allait; nous, pas; d’autant +moindre était notre hâte, là où nous trouvions d’agréables séjours +et un théâtre riant pour fumer une pipe. A cette heure les agents +de change étaient à vociférer à la Bourse de Paris pour le deux ou +le trois pour cent. Mais nous ne nous inquiétions pas plus d’eux +que du cours d’eau qui glissait à nos pieds et nous sacrifiions une +hécatombe de minutes aux dieux du tabac et de la digestion. La hâte +est la ressource de ceux <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> qui manquent de foi. Pour un homme qui a +confiance en son propre cœur ainsi qu’en celui de ses amis, demain est +aussi bon qu’aujourd’hui. Et s’il meurt dans l’intervalle, eh bien! il +meurt, voilà tout, et la question est résolue.</p> + +<p>Il nous fallut prendre le canal au cours de l’après-midi, parce que, +à l’endroit où il traverse la rivière, il y avait non pas un pont, +mais un siphon. Sans un énergumène qui se trouvait sur la rive, nous +filions droit dans le siphon, et c’en était dès lors fini pour nous +de pagayer. Sur le chemin de halage nous rencontrâmes un homme, un +monsieur, que notre voyage intéressa beaucoup. Et je fus témoin d’une +étrange «attaque de mensonge» qu’eut la Cigarette. Celui-ci, parce que +son couteau venait de Norvège, raconta toutes sortes d’aventures de +ce pays, où il n’avait jamais mis les pieds. Il avait tout à fait la +fièvre à la fin, et il allégua qu’il était possédé du démon.</p> + +<p>Moy (prononcez Moÿ) était un charmant petit village, groupé autour +d’un château dans un <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> bas-fond. L’air était parfumé du chanvre des +champs avoisinants. Au Mouton d’Or nous fûmes parfaitement traités. Des +obus allemands venant du siège de la Fère, des figurines de Nuremberg, +des poissons rouges dans un bocal et toutes sortes de bibelots +embellissaient la salle publique. L’aubergiste était une bonne grosse +mère, toute simple et myope; il s’en fallait de fort peu qu’elle ne fût +un vrai cordon bleu. Elle se doutait un peu elle-même de ses hautes +capacités. Après avoir envoyé chaque plat, elle venait dans la salle +inspecter un instant le dîner, de ses yeux ridés et clignotants: «c’est +bon, n’est-ce pas?» disait-elle. Et lorsqu’elle avait reçu une réponse +convenable, elle disparaissait dans la cuisine. Ce plat tout ordinaire +en France, des perdrix aux choux, devint une chose nouvelle à mes +yeux, au Mouton d’Or. Cela eut pour conséquence de me procurer d’amers +désappointements dans beaucoup de dîners subséquents. Bien doux fut +notre repos au Mouton d’Or à Moy.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_188">188</span></p> + <h2 id="ch_18">LA FÈRE DE MAUDITE MÉMOIRE</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Nous nous attardâmes à Moy une bonne partie de la journée, car nous +aimions à philosopher et par principe, nous détestions de faire +de longues étapes et de partir de grand matin. L’endroit en outre +invitait au repos. Des gens en costume de chasse soigné sortaient du +château avec des fusils et des gibecières; et c’était réellement un +plaisir de rester derrière, pendant que ces élégants chercheurs de +plaisirs choisissaient la première heure du jour pour s’amuser. De +cette façon tout le monde peut être aristocrate et jouer le duc parmi +les marquis et le monarque régnant parmi les ducs, s’il ne veut que +les surpasser en tranquillité. Un maintien imperturbable vient d’une +patience parfaite. Les esprits calmes ne sont sujets ni à la perplexité +ni à la crainte; mais ils continuent, dans la <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> fortune comme dans +l’infortune, à marcher leur pas, comme une horloge pendant les coups de +tonnerre d’un orage.</p> + +<p>Nous mîmes une toute petite journée pour nous rendre à la Fère; mais +le crépuscule tombait et une petite pluie avait commencé, que nous +n’avions pas encore remisé les bateaux. La Fère est une ville fortifiée +dans une plaine; elle possède une double ceinture de remparts. Entre la +première et la seconde s’étend une région de terrains incultes et de +parcelles cultivées. Çà et là le long de la route, se trouvaient des +affiches défendant au nom du génie militaire d’y pénétrer. Enfin une +seconde porte nous donna accès dans la ville elle-même. Les fenêtres +éclairées respiraient la gaieté, et des bouffées de bonne cuisine s’en +échappaient, imprégnant l’air. La ville était pleine de réservistes, en +route pour les grandes manœuvres, et les soldats marchaient rapidement, +vêtus de leurs formidables capotes. Splendide, cette soirée, pour qui +la passerait à l’abri à dîner et à écouter la pluie sur les fenêtres.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_190">190</span></p> + +<p>Nous ne pouvions la Cigarette et moi assez nous féliciter de cette +perspective, car on nous avait dit qu’il y avait un hôtel hors ligne +à la Fère. Nous allions faire un si bon dîner! dormir dans de si bons +lits! et pendant tout ce temps, la pluie «pleuvrait» sur les gens sans +abri par toute cette région couverte de peupliers. Cela nous faisait +venir l’eau à la bouche. L’hôtel portait le nom de quelque animal des +bois, cerf ou biche, j’ai oublié lequel. Mais je n’oublierai jamais +comme il nous parut spacieux et éminemment habitable, lorsque nous en +fûmes tout près. La porte cochère était vivement illuminée, non par +intention, mais grâce à la simple superfluité des feux et des lumières +de la maison. Un bruit de nombreux plats entrechoqués arrivait à nos +oreilles. Une nappe vaste comme un champ s’offrait à nos regards; la +cuisine avait l’éclat d’une forge et fleurait comme un jardin de choses +à manger.</p> + +<p>C’est dans cette cuisine, sanctuaire intime et cœur physiologique d’une +hôtellerie, avec <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> tous ses fourneaux en action, tous ses dressoirs +chargés de viandes, que vous devez à présent nous supposer faisant +notre entrée triomphale, tels deux marchands de chiffons et d’os, +mouillés, et portant chacun à la main un sac de caoutchouc souple. Je +ne crois pas avoir une image bien exacte de cette cuisine; mais elle +me parut remplie des nombreuses calottes blanches des cuisiniers, qui +tous se retournèrent de dessus leurs casseroles et nous regardèrent +avec surprise. Nul doute quant à la patronne, néanmoins; elle était là, +commandant son armée, la face empourprée, l’air courroucé, ne sachant +où donner de la tête. A elle je demandai poliment,—trop poliment, au +dire de la Cigarette—, si nous pouvions avoir des chambres; elle, +cependant, nous toisant froidement de la tête aux pieds.</p> + +<p>«Vous trouverez des chambres dans le faubourg», fit-elle remarquer. +«Nous avons trop à faire pour nous occuper de pareils à vous.»</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_192">192</span></p> + +<p>Si nous pouvions entrer, changer de vêtements et commander une +bouteille de vin, j’avais la certitude de pouvoir arranger les choses. +Aussi dis-je: «Si nous ne pouvons coucher, rien ne s’oppose du moins à +ce que nous dînions,» et j’allais déposer mon sac.</p> + +<p>Terrible fut la convulsion de la nature qui se produisit alors dans +le visage de la patronne. Elle se précipita vers nous, et frappant du +pied: «Sortez! sortez! à la porte!» vociféra-t-elle.</p> + +<p>Je ne sais comment cela se fit; mais l’instant d’après, nous étions +dehors, sous la pluie et dans les ténèbres, et je maugréais devant la +porte cochère comme un mendiant désappointé. Où étaient les canotiers +belges? où, le juge et ses bons vins? où, les grâces d’Origny? Noire, +noire était la nuit après la cuisine flamboyante; mais qu’est-ce que +c’était auprès de la noire tristesse qui régnait dans nos cœurs? Ce +n’était pas la première fois qu’on refusait de me loger. Maintes +et maintes fois, j’ai projeté <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> ce que je ferais, si pareille +mésaventure m’arrivait encore. Et rien n’est plus facile à projeter. +Mais quant à mettre cela à exécution, le cœur tout bouillant devant +l’outrage, essayez un peu, une fois seulement, et vous me direz ce que +vous avez fait.</p> + +<p>C’est fort beau de parler de vagabonds et de moralité. Soyez seulement +six heures sous la surveillance de la police, comme cela m’est +arrivé, ou qu’on vous chasse brutalement d’un hôtel, vous verrez si +cela ne change pas vos vues sur le sujet aussi bien qu’une série de +conférences. Tant que vous restez dans les régions supérieures, tout le +monde s’inclinant devant vous sur votre passage, il semble que tout est +pour le mieux dans les arrangements de la société; mais que vous vous +trouviez une fois sous les roues, et vous enverrez la société à tous +les diables. Je donne quinze jours d’une pareille existence aux gens +les plus respectables; après quoi, je n’offrirai pas un rouge liard de +ce qui leur restera de moralité.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_194">194</span></p> + +<p>Pour ma part, lorsque je fus jeté hors de l’hôtel du Cerf, ou de la +Biche, ou de quoi que ce fût, j’aurais mis le feu au temple de Diane, +s’il eût été à ma portée. Il n’y avait pas de crime assez complet +pour exprimer ma désapprobation des institutions humaines. Quant à la +Cigarette, je n’ai jamais vu un homme si changé. «On nous a encore +pris pour des marchands,» dit-il. «Grand Dieu, qu’est ce que ce doit +être, quand on est réellement un marchand?» Chacune des parties du +corps de l’hôtesse était pour lui un sujet de plaintes. Timon était un +philanthrope comparé à lui. Et quand il était au plus haut point de +sa parabole de malédictions, il s’interrompait soudain et se mettait +d’une voix larmoyante à prendre les pauvres en commisération. «Plaise à +Dieu,» disait-il, et je ne doute pas que sa prière n’ait été exaucée, +«que je ne manque jamais de politesse envers un marchand!» Etait-ce là +l’imperturbable Cigarette? Etait-ce bien lui? Ô changement qui dépasse +tout ce qu’on peut dire, penser ou croire!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span></p> + +<p>Pendant ce temps le ciel pleurait sur nos têtes, et les fenêtres +devenaient plus brillantes à mesure que croissait l’obscurité de la +nuit. Nous nous traînions péniblement par les rues de la Fère; nous +voyions des magasins et des maisons particulières où des gens dînaient +copieusement; nous voyions des écuries où des chevaux de trait avaient +le foin et la paille fraîche en abondance; nous voyions quantité de +réservistes, qui se désolaient beaucoup de leur sort par cette nuit +humide, je n’en doute pas, et soupiraient après leurs foyers rustiques. +Mais chacun d’eux n’avait-il pas sa place dans les casernes de la Fère? +Et nous, qu’avions-nous?</p> + +<p>Il semblait qu’il n’y eût pas d’autre hôtel dans la ville entière. On +nous donnait des indications que nous suivions de notre mieux avec, +pour résultat, en général, de nous ramener sur le théâtre de notre +disgrâce. Nous étions tout ce qu’il y avait de plus navrés, pendant +que nous parcourions la Fère, et la Cigarette avait <span class="pagenum" id="Page_196">196</span> déjà résolu +de se coucher sous un peuplier et de dîner à même une miche de pain. +Mais juste à l’autre extrémité, la maison qui fait suite à la porte de +la ville était pleine de lumière et d’agitation: «A la croix de Malte. +Bazin, aubergiste, loge à pied». Telle était l’enseigne. Là nous fûmes +reçus.</p> + +<p>La salle était pleine de bruyants réservistes qui buvaient et fumaient; +et nous fûmes au comble de la joie, lorsque les tambours et les +clairons se mirent à parcourir les rues et que tous les soldats sans +exception durent saisir vivement leurs shakos et partir à la hâte pour +leurs casernes.</p> + +<p>Bazin était un homme de haute taille, avec une tendance marquée à +l’embonpoint, à la voix douce, au visage délicat et paisible. Nous +lui demandâmes de prendre un verre de vin avec nous, mais il refusa +donnant pour excuse qu’il avait fait raison aux réservistes toute la +journée. Il constituait un type d’ouvrier aubergiste, bien différent +de l’individu braillard et <span class="pagenum" id="Page_197">197</span> disputeur d’Origny. Lui aussi aimait +Paris, où il avait travaillé comme peintre décorateur dans sa jeunesse. +Il y avait là de telles occasions de s’instruire par soi-même, +disait-il. Et pour celui qui aurait lu la description par Zola de la +noce de l’ouvrier visitant le Louvre, il serait bon d’avoir entendu +Bazin en manière d’antidote. Il avait fait ses délices des musées dans +sa jeunesse. «On y voit de petits miracles de travail», disait-il; +«c’est ce qui forme un bon ouvrier; cela fait jaillir une étincelle.» +Nous lui demandâmes comment il vivait à la Fère. «Je suis marié», +dit-il, «et j’ai mes jolis enfants. Mais franchement ce n’est pas une +vie. Du matin au soir je fais raison à des tas d’assez braves gens qui +ne savent rien».</p> + +<p>Avec la nuit le temps s’éclaircit et la lune sortit des nuages. Nous +étions assis devant la porte, causant doucement avec Bazin. Au corps de +garde, en face, la garde devait continuellement présenter les armes, +car les trains d’artillerie de campagne ne cessaient de rentrer en +ville à <span class="pagenum" id="Page_198">198</span> grand fracas émergeant de la nuit, ou des patrouilles de +cavaliers passaient au trot, enveloppés dans leurs manteaux. Madame +Bazin sortit un moment après. Fatiguée d’avoir travaillé toute la +journée, je suppose, elle se blottit amoureusement contre son mari, +appuyant la tête contre sa poitrine. Lui avait son bras autour du cou +de sa femme et ne cessait de lui tapoter gentiment l’épaule. Je pense +que Bazin avait raison et qu’il était réellement marié. De combien peu +de gens en peut-on dire autant!</p> + +<p>Les Bazin ne surent guère jusqu’à quel point ils nous furent précieux. +Ils nous comptèrent la chandelle, la nourriture et la boisson, et +les chambres où nous dormîmes. Mais la note ne mentionnait pas la +conversation agréable du mari, ni le joli spectacle de leur vie +conjugale. Et (autre chose encore qu’ils ne nous firent pas payer) +leur politesse nous releva réellement dans notre propre estime. Nous +avions soif de considération; toute saignante encore était la plaie +que l’insulte avait laissée dans nos cœurs <span class="pagenum" id="Page_199">199</span> et la politesse avec +laquelle on nous traitait semblait nous rendre le rang que nous avions +dans le monde.</p> + +<p>Comme nous payons peu notre passage dans la vie! Bien que nous ayons +continuellement la bourse à la main, la meilleure partie du service +reste sans rémunération. Mais j’aime à croire qu’une âme reconnaissante +donne autant qu’elle reçoit. Peut-être les Bazin surent-ils combien je +les aimais? Peut-être furent-ils, eux aussi, guéris de quelques manques +d’égards par les remerciements que je leur fis à ma façon?</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_200">200</span></p> + <h2 id="ch_19">AU FIL DE L’OISE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">A Travers la Vallée Dorée</p> +</div> + +<p>En aval de la Fère la rivière court à travers une étendue de libre +campagne pastorale, verte, opulente, chère aux éleveurs, nommée la +Vallée dorée. Les eaux en larges nappes vont sans cesse d’un galop +rapide et régulier visiter les champs et leur donner la verdure. Des +vaches, des chevaux et de petits baudets capricieux broutent ensemble +dans les prairies et descendent en troupes au bord de la rivière +pour s’abreuver. Ils font un effet étrange dans le paysage, surtout +lorsqu’on les voit, saisis de peur, galoper çà et là avec leurs formes +et leurs faces peu harmonieuses. Cela semble donner la sensation des +vastes pampas que rien ne limite et des troupeaux des peuples nomades. +Dans le lointain à droite et à gauche <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> s’élevaient des collines; et +d’un côté, la rivière bordait parfois les contreforts boisés de Coucy +et de Saint-Gobain.</p> + +<p>L’artillerie faisait les écoles à feu à la Fère; et bientôt le canon +du ciel se joignit à ce jeu bruyant. Deux continents de nuages se +rencontrèrent et échangèrent des salves par dessus notre tête; tandis +que tout autour de l’horizon nous pouvions voir le soleil briller dans +l’air limpide sur les collines. Les coups de canon et les roulements +de tonnerre semèrent l’épouvante parmi tous les troupeaux de la vallée +dorée. Nous pûmes les voir remuer la tête et courir çà et là craintifs +et indécis; puis leur résolution une fois prise, quand le baudet suivit +le cheval et la vache le baudet, nous pûmes entendre le tonnerre +de leurs sabots résonner bien loin sur les prairies. Cela avait un +son martial, comme les charges de cavalerie. Et somme toute, en ce +qui concerne l’ouïe, nous eûmes une très émouvante pièce guerrière +représentée pour notre amusement.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span></p> + +<p>Enfin le bruit des canons et du tonnerre cessa; le soleil brillait sur +les prairies humides; l’air était embaumé de l’haleine des arbres et du +gazon joyeux; et la rivière continuait infatigablement à nous porter en +avant de son pas le plus rapide. Il y avait un district manufacturier +aux environs de Chauny, et après cela, les berges s’élevaient si haut +qu’elles cachaient le pays adjacent et que nous ne pouvions plus +rien voir que l’argile des bords et les saules l’un après l’autre. +Seulement, çà et là nous passions auprès d’un village ou d’un bac, et +un enfant sur la rive fixait sur nous ses regards émerveillés, jusqu’à +notre disparition au premier tournant. Nous avons dû, sans aucun doute, +continuer à pagayer dans les rêves de cet enfant pendant plus d’une +nuit ensuite.</p> + +<p>Le soleil et les averses alternaient comme le jour et la nuit, rendant +les heures plus longues par la fréquence de leurs variations. Quand les +averses étaient violentes, je sentais chaque goutte pénétrer à travers +mon jersey et <span class="pagenum" id="Page_203">203</span> heurter ma peau tiède; et l’accumulation de ces +petits chocs me mettait presque hors de moi. Je décidai d’acheter un +mackintosh à Noyon. Ce n’est rien d’être mouillé; mais le tourment que +produisait chacune de ces piqûres de froid sur tout mon corps au même +instant me faisait flageller l’eau comme un fou avec ma pagaie. Cet +état d’exaspération amusait beaucoup la Cigarette et lui fournissait un +autre spectacle que les berges d’argile et les saules.</p> + +<p>Sans cesse la rivière courait en se glissant comme un voleur aux +endroits resserrés ou tourbillonnait aux tournants avec un remous; +tout le long du jour, les saules s’inclinaient et étaient minés par le +pied; les berges d’argile s’écroulaient. L’Oise qui avait mis tant de +siècles à faire la <i>Vallée dorée</i> semblait avoir changé d’idée et +s’acharner à détruire son œuvre. Quelle quantité de choses fait une +rivière en suivant simplement les lois de la pesanteur dans l’innocence +de son cœur!</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_204">204</span></p> + <h2 id="ch_20">LA CATHÉDRALE DE NOYON</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Noyon s’élève à environ un mille de la rivière, dans une petite plaine +entourée de collines boisées, et couvre entièrement une éminence de ses +toits de tuiles que domine une longue cathédrale au dos droit, avec +deux tours raides. A mesure que nous pénétrions dans la ville, les +toits de tuiles semblaient escalader la colline, grimpant les uns sur +les autres dans le désordre le plus bizarre; mais malgré tous leurs +efforts, ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la cathédrale qui +se dressait solennelle par dessus tout. Plus les rues se rapprochaient +de ce génie tutélaire, à travers la place du marché sous l’hôtel de +ville, plus elles se faisaient vides et calmes. Des murs nus et des +fenêtres à volets fermés faisaient face au grand édifice, et l’herbe +poussait sur la blanche chaussée. <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> «Ote tes souliers de tes pieds, car l’endroit où tu marches est +une terre sacrée.» L’hôtel du Nord allume ses flambeaux profanes à +quelques pas de l’église dont nous eûmes la magnifique aile orientale +devant les yeux toute la matinée, de la fenêtre de notre chambre +à coucher. J’ai rarement contemplé l’aile orientale d’une église +avec une plus complète sympathie. Avec ses trois larges terrasses +qui s’avancent en saillie, et sa base qui s’étend largement sur le +sol, elle ressemble à la poupe de quelque grand et vieux bâtiment de +guerre. Des arcs-boutants au dos creux portent des vases qui figurent +les fanaux d’arrière. Il y a un roulis dans le sol et les tours ne +font qu’apparaître par-dessus le faîte, comme si le brave vaisseau +s’inclinait paresseusement par dessus la crête d’une énorme vague de +l’Atlantique. A tout moment une fenêtre pouvait s’ouvrir, quelque +vieil amiral y passer un tricorne et procéder à une observation. Les +vieux amiraux ne sillonnent plus la mer, les vieux vaisseaux de <span class="pagenum" id="Page_208">208</span> +guerre sont tous démolis et ne vivent plus que dans les tableaux; +mais celui-ci, qui était une église, bien avant qu’on pensât jamais à +eux, est toujours une église et a toujours aussi grand air au bord de +l’Oise. La cathédrale et la rivière sont probablement les deux choses +les plus vieilles à plusieurs kilomètres à la ronde, et certainement, +elles ont toutes deux une magnifique vieillesse.</p> + +<div class="section"> + <div class="figcenter2" style="width: 358px;"> + <img id="grav_6" src="images/page-205.jpg" alt="" width="358" height="600"> + <div class="caption"> + <p class="center">Ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la + cathédrale (p. 204).</p> + </div> + </div> +</div> + +<p>Le sacristain nous conduisit au sommet de l’une des tours et nous +montra les cinq cloches suspendues dans leur campanile. Vue de là-haut +la ville était un pavé de mosaïque de toits et de jardins; la vieille +ligne des remparts se distinguait sans peine; et le sacristain nous +montra au loin, à travers la plaine, entre deux nuages, les tours de +Château-Coucy.</p> + +<p>Je ne me fatigue jamais des grandes églises. C’est le genre de paysages +de montagne que je préfère. L’homme ne fut jamais si bien inspiré que +lorsqu’il fit une cathédrale, cette chose aussi une et aussi belle +qu’une statue au premier <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> regard, et cependant, aussi vivante et +aussi intéressante à l’examen qu’une forêt vue en détail. Il ne faut +pas mesurer les clochers d’après les règles de la trigonométrie; ils +sont d’une petitesse absurde; et cependant, comme ils sont élevés pour +l’œil admirateur! Et là où nous avons tant d’élégantes proportions dont +l’une donne naissance à l’autre pour se fondre en un seul tout, il +semble que la proportion se soit surpassée elle-même et soit devenue +quelque chose de différent et de plus imposant. Ce fut toujours pour +moi une chose insondable qu’un homme osât élever la voix pour prêcher +dans une cathédrale. Que peut-il dire qui ne soit quelque chose de +bien au-dessous? Car malgré les sermons nombreux et variés que j’ai +entendus, je n’en ai jamais entendu un seul qui fût aussi expressif +qu’une cathédrale. C’est le meilleur des prédicateurs, et elle prêche +nuit et jour, vous disant non seulement l’art et les aspirations +de l’homme dans le passé, mais éveillant dans votre âme d’ardentes +sympathies; <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> ou plutôt, comme tous ceux qui prêchent bien, elle +fait de vous votre propre prédicateur, et chacun est en dernier ressort +son propre directeur spirituel.</p> + +<p>Comme j’étais assis devant l’hôtel au cours de l’après-midi, le +tonnerre harmonieux et gémissant de l’orgue s’échappant de l’église +flottait dans l’air comme un appel. Il ne me déplaisait pas, étant +donné ma passion pour le théâtre, d’assister à un ou deux actes de la +pièce; mais je ne pus jamais bien me rendre compte de la nature du +service que j’avais sous les yeux. Quatre ou cinq prêtres et autant +de choristes chantaient le Miserere devant le grand autel, lorsque +j’entrai. Il n’y avait d’autre assistance que quelques vieilles sur des +chaises, et quelques vieux agenouillés à même le pavé. Un moment après, +un long cortège de jeunes filles, marchant deux à deux, chacune portant +à la main un cierge allumé, et toutes vêtues de noir avec un voile +blanc, sortit de derrière l’autel et se mit à descendre la nef, les +quatre <span class="pagenum" id="Page_211">211</span> premières portant une Vierge à l’enfant sur une civière. +Les prêtres et les choristes agenouillés se relevèrent et s’avancèrent +à la suite des jeunes filles en chantant «<i lang="la">Ave Maria</i>». Dans cet +ordre ils firent le tour de la cathédrale, passant deux fois devant +l’endroit où j’étais appuyé contre un pilier. Le prêtre qui semblait +occuper le plus haut rang était un étrange vieillard aux yeux baissés. +Ses lèvres ne cessaient de <ins class="correction" title="marmoter">marmotter</ins> des prières, mais comme il me +regardait dans les ténèbres, il ne me fit pas l’effet de les dire +du fond du cœur. Deux autres qui avaient la charge de tout le chant +étaient de solides gaillards de quarante ans, l’air soldatesque et +brutal, l’œil hardi de gens trop nourris. Ils chantaient à tue-tête +et lançaient l’<i lang="la">Ave Maria</i> comme un refrain de garnison. Les +petites filles étaient timides et graves. En remontant lentement la +nef latérale chacune jeta un rapide regard sur l’anglais, et la grosse +nonne qui remplissait le rôle de maîtresse de cérémonies lui fit +absolument perdre contenance <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> en le fixant. Quant aux choristes, +du premier au dernier ils se comportèrent mal, comme seuls des jeunes +garçons peuvent le faire, et ils gâtèrent cruellement la cérémonie par +leurs singeries.</p> + +<p>Je saisis en grande partie l’esprit de ce qui se passait. Il serait +certes difficile de ne pas comprendre le Miserere, que je considère +comme l’œuvre d’un athée. S’il est jamais bon de se mettre au cœur +une telle désespérance, le Miserere est la musique convenable, et une +cathédrale une scène appropriée. Jusque là, je suis d’accord avec les +Catholiques (singulière appellation qu’ils se donnent, après tout). +Mais pourquoi, au nom de Dieu, ces choristes de jour de fête? pourquoi +ces prêtres qui glissent des regards errants dans l’assistance, tout en +feignant d’être en prières? Pourquoi cette grosse dondon de nonne qui +met tant de rudesse à diriger sa procession et secoue par le bras les +jeunes vierges en défaut? Pourquoi ces crachements, ces reniflements, +ces oublis de clefs, et les <span class="pagenum" id="Page_213">213</span> mille et une petites mésaventures, +qui troublent un état d’âme qu’on a laborieusement établi, grâce au +plain-chant et à la musique de l’orgue? Les révérends-pères n’ont qu’à +aller dans la première salle de spectacle venue pour voir ce qu’on peut +faire avec un peu d’art, et comme il est nécessaire, pour susciter les +hauts sentiments, d’exercer les figurants et de faire mettre chaque +siège à la place convenable.</p> + +<p>Il est encore une chose qui m’affligea. Je pouvais supporter un +Miserere, moi; car je venais de prendre depuis peu beaucoup d’exercice +en plein air. Mais j’<ins class="correction" title="aurai">aurais</ins> voulu voir ailleurs les vieillards. Ce +n’était ni le genre de musique, ni le genre de théologie convenable +pour des hommes et des femmes qui à cette époque de leur existence ont +passé par la plupart des accidents et ont probablement une opinion à +eux sur l’élément tragique de la vie. Une personne avancée en âge peut +en général se faire à elle-même son propre miserere; et cependant, +je remarque qu’elle aime mieux faire du Jubilate Deo son <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> chant +ordinaire. En somme, le meilleur exercice religieux pour les gens âgés +consiste à se remémorer leur propre expérience; tant d’amis morts, tant +d’espérances déçues, tant d’erreurs et de faux pas; mais aussi, tant +de jours brillants et de sourires de la providence. Il y a sûrement là +matière à un sermon très éloquent.</p> + +<p>En somme, tout cela m’avait pénétré d’une solennelle gravité. Dans la +petite carte coloriée représentant tout notre «<i>Voyage à la pagaie +sur le continent</i>», que mon imagination conserve encore, et déroule +parfois pour l’amusement de mes moments de loisir, la cathédrale de +Noyon figure à une échelle absurde et doit occuper presque autant de +place qu’un département. Je vois encore le visage des <ins class="correction" title="prêres">prêtres</ins>, comme +s’ils étaient à mes côtés; et j’entends encore <i lang="la">Ave Maria, ora +pro nobis</i> résonner à travers l’église. Pour moi tout Noyon est +effacé par ces souvenirs qui dominent tout, et je n’ai cure d’en dire +davantage sur la ville. Elle n’était tout au plus qu’un amoncellement +de toits bruns, <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> où les gens, je crois, mènent dans le calme une +vie très honorable. Mais l’ombre de l’église tombe sur elle quand le +soleil est bas, et la sonnerie des cinq cloches porte dans tous les +quartiers l’annonce que l’orgue a commencé à se faire entendre. Si +jamais je me rallie à l’église de Rome, ce sera à condition d’obtenir +l’évêché de Noyon-sur-Oise.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_216">216</span></p> + <h2 id="ch_21">AU FIL DE L’OISE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">En Route Pour Compiègne</p> +</div> + +<p>Les gens les plus patients finissent par se lasser d’être +continuellement mouillés par la pluie; sauf bien entendu, dans les +«Hautes-terres» d’Ecosse où il n’y a pas assez d’intervalles de beau +temps pour qu’on s’aperçoive de la différence. Tel semblait devoir être +notre cas le jour où nous quittâmes Noyon. Je ne me rappelle rien du +voyage; ce ne fut rien que des berges d’argile, des saules et de la +pluie, une pluie incessante, impitoyable, battante, jusqu’au moment où +nous nous arrêtâmes pour manger un morceau dans une petite auberge, +à Pimprez, où le canal longeait la rivière de très près. Nous avions +si triste mine, trempés comme nous l’étions, que l’aubergiste alluma +quelques brins de bois dans la cheminée pour <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> nous réconforter. +Nous nous assîmes là au milieu d’un nuage de vapeur, nous lamentant +sur notre situation. Le mari jeta sa gibecière sur ses épaules et +partit à longues enjambées pour la chasse; sa femme s’assit dans un +coin éloigné à nous observer. Je crois que nous valions bien la peine +d’être regardés. Nous grommelions sur notre infortune de la Fère; +nous prévoyions d’autres La Fères dans l’avenir—bien que les choses +allassent mieux avec la Cigarette pour truchement; il avait infiniment +plus d’aplomb que moi et possédait une façon cavalière et péremptoire +d’aborder une aubergiste, qui annihilait la mauvaise impression que +faisaient nos sacs de caoutchouc. D’avoir parlé de la Fère cela nous +fit causer des réservistes.</p> + +<p>«Faire ses vingt-huit jours», dit-il, «semble une assez piètre façon de +passer ses vacances d’automne».</p> + +<p>«A peu près aussi piètre», répliquai-je avec abattement, «que d’aller +en canoë».</p> + +<p>«Ces messieurs voyagent pour leur agrément»? <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> demanda l’aubergiste +avec une inconsciente ironie.</p> + +<p>C’en était trop. Les écailles nous tombèrent des yeux. Une autre +journée de pluie et, c’était bien décidé, nous mettions nos bateaux +dans le train.</p> + +<p>Le temps se le tint pour dit: Nous avions reçu notre dernière «douche». +L’après-midi le temps se mit au beau; de grands nuages voyageaient +encore dans le ciel, mais seuls maintenant, traçant leur route au +milieu de l’immensité azurée; et un coucher de soleil offrant les +tons les plus délicats du rose et de l’or inaugura une nuit obscure +et étoilée et un mois de beau temps ininterrompu. En même temps la +rivière commençait à nous laisser voir un peu mieux dans la campagne. +Les berges n’étaient plus si hautes; il n’y avait plus de saules sur +les rives, et de riantes collines s’élevaient tout le long de son cours +dessinant leur profil sur le ciel.</p> + +<p>Peu après le canal arrivant à sa dernière <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> écluse commença à +déverser ses maisons d’eau dans l’Oise, en sorte que nous n’eûmes plus +à craindre le manque de compagnie. Ici se trouvaient tous nos amis: le +Deo Gratias de Condé et les quatre fils Aymon descendaient joyeusement +le fil de l’eau avec nous. Nous échangeâmes des plaisanteries de +circonstance avec le batelier perché au milieu de ses gaffes, ou +avec le conducteur, enroué d’avoir braillé après ses chevaux, et les +enfants vinrent à notre passage nous regarder par dessus bord. Nous +n’avions jamais remarqué combien les bateaux nous manquaient; mais une +impression d’incomparable douceur s’empara de nous, lorsque nous vîmes +la fumée s’élever de leurs cheminées.</p> + +<p>Un peu en aval de cette jonction, nous fîmes une autre rencontre +d’importance plus grande encore, car c’est là que nous fûmes rejoints +par l’Aisne, déjà bien loin de sa source, mais toute fraîche sortie +de la Champagne. Ici finissait l’adolescence de l’Oise; c’était le +jour de son <span class="pagenum" id="Page_220">220</span> mariage; dès lors elle s’avança majestueuse et pleine +jusqu’aux bords, ayant conscience de sa dignité et des diverses digues +qu’il avait fallu lui élever. Elle devenait un trait calme dans le +tableau. Les arbres et les villes se voyaient dans ses eaux comme dans +un miroir. Elle portait allègrement les canoës sur sa large poitrine; +il n’était pas besoin de lutter beaucoup contre les tourbillons, mais +l’oisiveté passait à l’ordre du jour, et nous n’avions qu’à filer tout +droit, plongeant la pagaie tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sans +intelligence ni effort. Il nous venait vraiment un temps calme à tous +égards, et nous étions emportés vers la mer comme des «gentlemen».</p> + +<p>Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes à Compiègne: beau profil +de ville au-dessus de la rivière. Au delà du pont un régiment défilait +tambour battant. Des gens flânaient sur le quai, les uns pêchant, +les autres contemplant paresseusement la rivière. Et tandis que nous +filions rapidement sur l’eau <span class="pagenum" id="Page_221">221</span> devant eux, nous pûmes les voir +montrer du doigt les canoës et se parler entre eux. Nous abordâmes à un +lavoir flottant où les lessiveuses battaient encore leur linge.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop hidden"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_222">222</span></p> + <h2 id="ch_22">A COMPIÈGNE</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Nous descendîmes à Compiègne dans un grand hôtel plein de mouvement, où +personne ne remarqua notre présence.</p> + +<p>La réserve et le militarisme (comme disent les Allemands) y dominaient. +Un camp de tentes blanches en forme de cône, hors de la ville, avait +l’air d’un feuillet détaché d’une bible illustrée. Des ceinturons +décoraient les murs des cafés, et les rues ne cessaient de retentir +toute la journée d’airs de musique militaires. Impossible d’être +anglais, sans éprouver un sentiment d’orgueil, car les hommes qui +suivaient les tambours étaient petits et marchaient mal. Chacun +s’inclinait à son angle et cahotait à sa guise en marchant. Il n’y +avait rien chez eux de la superbe allure avec laquelle un régiment +de «<i lang="en">highlanders</i>» de haute taille s’avance <span class="pagenum" id="Page_223">223</span> musique en +tête, solennel et inévitable comme un phénomène naturel. Quel est +l’homme qui, après avoir vu ce spectacle, peut oublier le tambour +major marchant devant, les peaux de tigre des tambours, les «plaids» +ondoyants des joueurs de flûte, l’étrange et élastique rythme du +régiment entier, touchant le sol en cadence, et le coup de la grosse +caisse, lorsque les cuivres cessent et que les fifres aigus reprennent +l’air martial à leur place?</p> + +<p>Une jeune anglaise en pension en France commença à dépeindre à ses +compagnes françaises un de nos régiments à la parade, et tout en +allant, elle me dit que le souvenir se faisait si vif, elle devint si +fière d’être la compatriote de tels soldats et si triste de se trouver +dans un autre pays, que la voix lui manqua et qu’elle fondit en larmes. +Je n’ai jamais oublié cette jeune fille et, selon moi, il s’en faut de +bien peu qu’elle ne mérite une statue. L’appeler une jeune demoiselle, +avec toutes les futiles associations d’<ins class="correction" title="idée">idées</ins> que fait naître ce mot, +<span class="pagenum" id="Page_224">224</span> serait lui faire insulte. En tous cas, elle peut être sûre d’une +chose, c’est que quand bien même elle n’épouserait jamais un héroïque +général, quand bien même sa vie n’aurait aucun résultat grand et +immédiat, elle n’aura pas vécu en vain pour son pays natal.</p> + +<p>Mais, bien que les soldats français ne payent pas de mine à la parade, +en marche ils sont gais, alertes, pleins de bonne volonté, comme une +troupe de chasseurs de renards. Je me rappelle avoir vu un jour une +compagnie traverser la forêt de Fontainebleau, sur la route de Chailly, +entre le Bas Bréau et la Reine Blanche. L’un des soldats marchait +un peu avant les autres et chantait à tue-tête un audacieux chant +de marche. Derrière lui ses camarades remuaient leurs pieds et même +balançaient leur fusil en cadence. Un jeune officier avait toutes les +peines du monde à garder son sérieux en entendant les paroles. Vous +n’avez jamais rien vu d’aussi gai et d’aussi spontané que leur allure; +les écoliers ne montrent pas plus d’ardeur <span class="pagenum" id="Page_225">225</span> au jeu de la poursuite, +et vous auriez pensé qu’il était impossible de fatiguer des marcheurs +si pleins de bonne volonté.</p> + +<p>Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l’hôtel de ville. Je raffolai +de l’hôtel de ville. C’est un monument d’un tourmenté tout gothique, +tout garni de tourelles, de gargouilles et de taillades, et décoré +d’une demi-douzaine de fantaisies architecturales. Quelques-unes des +niches sont dorées et peintes, et dans un grand panneau carré, au +centre, en relief noir sur fond d’or, se dresse, monté sur un cheval +en marche, Louis XII, la main sur la hanche et la tête rejetée en +arrière. On voit percer dans chacun de ses traits une arrogance royale. +Le pied dans l’étrier saille insolemment sur le cadre; l’œil est dur, +orgueilleux; le cheval même semble prendre plaisir à fouler aux pieds +les serfs prosternés, et avoir le souffle de la trompette dans les +naseaux. Ainsi chevauche à jamais, sur la façade de l’hôtel de ville, +le bon roi Louis XII, père de son peuple.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p> + +<p>Par dessus la tête du roi, dans la haute tourelle centrale, apparaît +le cadran d’une horloge, et un peu au dessus, trois petits personnages +mécaniques, chacun un marteau à la main, dont le rôle est de +carillonner les heures, les demies et les quarts, pour les bourgeois +de Compiègne. Celui du centre a une cuirasse dorée, les deux autres +portent des hauts de chausses dorés, et tous trois ont d’élégants +chapeaux à larges bords comme des cavaliers. A mesure que l’aiguille +approche du quart, ils tournent la tête et se regardent sciemment les +uns les autres; et alors, ding font les trois marteaux s’abattant sur +les trois petites cloches placées au-dessous. L’heure suit, profonde +et sonore, à l’intérieur de la tour; et les trois personnages dorés se +reposent de leur travail.</p> + +<div class="section"> + <div class="figcenter2" style="width: 350px;"> + <img id="grav_7" src="images/page-227.jpg" alt="" width="350" height="600"> + <div class="caption"> + <p class="center">Ce qui me charma le plus à Compiègne, fut + l’Hôtel-de-Ville (p. 225).</p> + </div> + </div> +</div> + +<p>Je pris à leurs manœuvres un plaisir vif et sain, et j’eus grand soin +de manquer aussi peu de leurs représentations que possible. Et je +remarquai que même la Cigarette, tout en faisant mine de dédaigner mon +enthousiasme, <span class="pagenum" id="Page_229">229</span> était de son côté un spectateur plus ou moins assidu. Il y a +quelque chose d’extrêmement absurde à exposer de pareils joujoux aux +outrages de l’hiver au haut d’un édifice. Ils seraient mieux à leur +place sous globe, en face d’une horloge de Nuremberg. La nuit surtout, +lorsque les enfants sont couchés et que les grandes personnes même +ronflent dans leurs draps, ne semble-t-il pas impertinent de laisser +ces personnages couleur pain d’épices à se regarder et à tinter pour +les étoiles et pour la lune qui monte au firmament. Il paraît assez +naturel que les gargouilles contorsionnent là haut leur face simiesque, +assez naturel que le potentat chevauche son destrier, semblable à un +centurion dans une vieille estampe allemande représentant la <i>Via +Dolorosa</i>; mais les joujoux devraient être serrés dans une boîte, +enveloppés dans de l’ouate, jusqu’au lever du soleil et jusqu’au moment +où les enfants sont de nouveau dehors à s’amuser.</p> + +<p>Au bureau de poste de Compiègne un gros <span class="pagenum" id="Page_230">230</span> paquet de lettres nous +attendait, et, chose qui n’arriva qu’en cette occasion, les employés +nous les remirent assez poliment sur notre simple demande.</p> + +<p>On peut en quelque sorte dire que notre voyage se termine avec ce sac +de lettres à Compiègne. Le charme était rompu. Dès ce moment nous +étions en partie de retour chez nous.</p> + +<p>On ne devrait avoir aucune correspondance quand on voyage. C’est bien +assez déjà d’avoir à écrire mais il n’y a rien qui tue toute sensation +de vacances comme de recevoir des lettres.</p> + +<p>«C’est hors de mon pays et de moi-même que je vais». Je veux faire +un plongeon pendant un certain temps dans de nouvelles conditions +de vie, comme je plongerais dans un autre élément. Je n’ai rien à +faire avec mes amis ou mes affections pendant ce temps. Quand je +suis parti, j’ai laissé mon cœur chez moi dans un bureau ou je l’ai +envoyé en avant avec mon porte-manteau m’attendre à ma destination. +Mon voyage terminé, je ne manquerai pas de lire vos lettres <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> avec +l’attention qu’elles méritent. Mais j’ai dépensé tout cet argent, +remarquez bien, et j’ai donné tous ces coups de pagaie, à seule fin +d’être au loin; et cependant, vous me retenez chez moi avec vos +perpétuelles communications. Vous tirez sur la corde, et je sens que +je suis un oiseau attaché. Vous me poursuivez par toute l’Europe de +ces petites vexations que je voulais éviter par mon départ. Il n’y a +pas de libération dans la guerre de la vie, je le sais bien; mais n’y +aura-t-il pas seulement une semaine de congé?</p> + +<p>Nous étions debout à six heures, le jour où nous devions partir. On +avait si peu fait attention à nous que c’est à peine si je pensais +qu’on daignerait nous présenter une note. Mais on n’y manqua pas; il +y eut même quelques articles salés. Nous payâmes poliment à un commis +désintéressé et nous quittâmes l’hôtel avec les sacs de caoutchouc +sans être remarqués. Personne ne se soucia de savoir quoi que ce fût +de nous. Impossible de se lever avant <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> un village; mais Compiègne +était devenue une si grande ville qu’elle prenait ses aises le matin, +et nous étions levés et bien loin, qu’elle était encore en robe de +chambre et en pantoufles. Les rues étaient abandonnées aux gens qui +lavaient les escaliers des portes; personne n’était en grande toilette, +sauf les cavaliers sur l’hôtel de ville. Ils étaient bien lavés par +la rosée, tout pimpants sous leur dorure; leurs visages respiraient +l’intelligence et le sentiment de la responsabilité professionnelle. +Kling firent-ils sur les cloches pour la demie de six heures, comme +nous passions. Je trouvai bien gentil de leur part de me faire ce +compliment d’adieu; jamais ils ne furent mieux en forme, pas même le +dimanche à midi.</p> + +<p>Il n’y avait personne à nous voir partir que les laveuses +matinales—matinales et pourtant en retard—qui déjà portaient leur +linge dans leur lavoir flottant sur la rivière. Très gaies avec quelque +chose de matinal dans leurs manières, elles plongeaient hardiment leurs +bras dans l’eau, <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> sans paraître saisies du froid. Ce serait un +travail décourageant pour moi que ce début matinal et cette première +immersion froide, un travail tout ce qu’il y a de plus décourageant. +Mais je crois qu’elles auraient aussi peu volontiers changé de +condition avec nous que nous avec elles. Elles se pressèrent à la porte +pour nous regarder partir dans les minces brouillards ensoleillés +étendus sur la rivière, et nous accompagnèrent de leurs cordiales +acclamations jusqu’au moment où nous eûmes dépassé le pont.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_234">234</span></p> + <h2 id="ch_23">AUTRES TEMPS</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>A un certain point de vue, on peut dire que ces brouillards ne se +levèrent jamais de dessus notre voyage; et depuis ce moment jusqu’à la +fin, ils flottent très denses dans mon carnet de notes. Aussi longtemps +que l’Oise avait été une petite rivière campagnarde, elle nous avait +fait passer tout contre les portes des maisons et nous pouvions causer +avec les habitants des champs riverains; mais à présent qu’elle était +devenue si large, nous n’apercevions plus qu’à distance ce qui se +passait le long des bords. Il y avait la même différence qu’entre une +grand’route et un petit sentier de campagne qui se promène à travers +des jardins. Nous nous trouvions maintenant dans des villes où personne +ne nous importunait par ses questions; l’onde nous avait portés au +milieu de la vie civilisée <span class="pagenum" id="Page_235">235</span> où les gens passent sans se saluer. +Dans les endroits où les habitants sont clairsemés, nous tirons de +chaque rencontre tout le parti possible; est-ce une ville, nous ne +sortons plus de nous-mêmes et ne disons plus un mot, hors que nous ne +marchions sur les pieds de quelqu’un. Dans ces eaux-là nous n’étions +plus désormais des bêtes curieuses et personne ne supposait que nous +fussions venus d’au delà de la ville voisine. Je me rappelle qu’à notre +entrée dans l’Isle-Adam par exemple, nous rencontrâmes des bateaux +de plaisance par douzaines, sortant pour l’après-midi, et il n’y +avait rien pour distinguer le véritable voyageur du promeneur, sauf, +peut-être, la malpropreté de ma voile. Est-ce que la compagnie à bord +de l’un des bateaux ne pensa pas reconnaître en moi un voisin? Fut-il +jamais rien de plus blessant? Voilà où tout le roman en était tombé. +Naguère, sur la haute Oise où, en général, rien ne naviguait que le +poisson, la présence de deux canotiers ne pouvait s’expliquer d’aussi +vulgaire façon; nous <span class="pagenum" id="Page_236">236</span> étions des intrus étranges et pittoresques; +et de l’étonnement des gens surgissait une sorte d’intimité légère et +fugitive tout le long de notre route. Il n’y a en ce monde que prêtés +rendus, bien qu’on ne les démêle pas toujours sans quelque difficulté; +car nous n’étions pas nés quand on marqua les coches, et depuis que le +monde existe, il n’y a pas encore eu de jour de règlement de comptes. +On obtient à peu près autant de plaisir qu’on en donne. Tant que nous +fûmes une sorte de vagabonds bizarres, de ceux qu’on regarde et qu’on +suit comme un charlatan ou une troupe de bohémiens, nous ne manquâmes +pas d’amusement en retour; mais sitôt que nous tombâmes nous-mêmes au +lieu commun, tous ceux que nous rencontrâmes perdirent leur aspect +merveilleux. Et c’est une raison entre mille qui fait que le monde est +triste aux personnes tristes.</p> + +<p>Dans nos précédentes aventures il y avait généralement à faire, et cela +nous réveillait. Les averses mêmes avaient un effet revivifiant et <span class="pagenum" id="Page_237">237</span> +secouaient l’esprit de sa torpeur. Mais à présent que la rivière ne +courait plus à proprement parler, qu’elle ne faisait que glisser à la +mer d’une hâte égale, directe, mais imperceptible, et que le ciel nous +souriait tous les jours invariablement, nous commençâmes à glisser dans +cet assoupissement doré de l’esprit qui succède à beaucoup d’exercice +en plein air. Je me suis plus d’une fois plongé dans cette torpeur. En +vérité, je goûte extrêmement cette sensation, mais je ne l’eus jamais +au même degré qu’en pagayant au fil de l’Oise. Ce fut l’apothéose de +cette sorte d’engourdissement.</p> + +<p>Nous cessâmes de lire entièrement. Parfois, quand je tombais sur +un nouveau journal, je prenais un plaisir particulier à en lire +le feuilleton; mais c’était assez d’un numéro, et je n’en pouvais +supporter plus de trois; même le second m’était un désappointement. +Sitôt que, de quelque façon, l’histoire se laissait deviner, elle +perdait tout mérite à mes yeux; une simple scène ou, selon l’usage de +ces feuilletons, la <span class="pagenum" id="Page_238">238</span> moitié d’une scène, sans rien avant ni après, +comme un fragment de rêve, avait le don de fixer mon intérêt. Moins je +voyais du roman, mieux je l’aimais: réflexion profonde. Mais le plus +souvent, comme j’ai dit, nous ne lisions ni l’un ni l’autre rien au +monde et nous employions nos courts instants de veille, entre le dîner +et le coucher, à examiner des cartes. J’ai toujours aimé les cartes et +je voyage dans un atlas avec le plus grand plaisir. Les noms de lieux +possèdent un attrait singulier; le contour des côtes et des rivières +captive l’œil; et la rencontre dans une carte de quelque endroit dont +vous avez entendu parler auparavant fait de l’histoire une nouvelle +possession. Mais ces soirs-là, nous parcourions nos cartes avec la +plus morne indifférence. Nous ne sentions pas plus d’intérêt pour un +endroit que pour un autre. Nous regardions la feuille comme les enfants +écoutent le bruit de leur hochet, et ne lisions des noms de villes +et de villages que pour les oublier aussitôt. Le sujet n’avait pour +<span class="pagenum" id="Page_239">239</span> nous rien de romanesque; il n’y a pas d’indifférence plus grande +que n’était la nôtre en ce moment. Si quelqu’un nous avait enlevé les +cartes, au moment où nous étions le plus attentifs à les étudier, il y +a gros à parier que nous aurions continué à étudier la table avec le +même ravissement.</p> + +<p>Une seule chose nous préoccupait fort: c’était de manger. Je me +rappelle que mon imagination me représentait tel ou tel plat que je +couvais des yeux, tant que l’eau m’en venait à la bouche; et longtemps +avant que nous ne fussions rentrés pour la nuit, mon estomac criait la +faim et me tiraillait avec instance. Parfois nous pagayions bord à bord +pour un moment, et chemin faisant, nous nous excitions l’un l’autre par +des imaginations gastronomiques. Une collation toute simple, gâteaux et +Xérès, mais hors de portée sur l’Oise, me trotta par la tête pendant +plus d’une demi-lieue; et il fut un moment, aux approches de Verberie, +où la Cigarette chatouilla délicieusement ma sensualité <span class="pagenum" id="Page_240">240</span> en me +parlant de pâtés d’huîtres et de Sauterne.</p> + +<p>Il me semble que personne parmi nous n’a bien connu le grand rôle que +jouent dans l’existence le boire et le manger. La faim est chose si +impérieuse qu’elle fait que nous digérons les nourritures les moins +appétissantes et que nous sommes encore bien contents avec du pain et +de l’eau pour notre dîner; comme il y a des gens qui ne peuvent se +passer de lire, ne fût-ce que l’indicateur des chemins de fer. Mais +c’est qu’il y a du roman là-dedans, après tout. Il n’est pas sûr que +la table n’ait pas plus d’adorateurs que l’amour, et je n’hésite pas à +dire que la nourriture offre pour la plupart beaucoup plus d’attraits +que le paysage. Croyez-vous, comme disait Walt Whitman, que vous en +êtes moins immortels? Le vrai matérialisme est d’avoir honte de ce que +nous sommes. Ce n’est pas un moindre trait de la perfection humaine +de découvrir la saveur d’une olive que de trouver de la beauté aux +couleurs du soleil couchant.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p> + +<p>Canoter était chose facile. De plonger la pagaie dans la rivière +selon l’inclinaison convenable, tantôt à droite, tantôt à gauche, de +maintenir l’avant au fil de l’eau, de vider la petite flaque d’eau +qui se formait au creux du tablier, de protéger par un clignement des +paupières les yeux contre l’étincellement du soleil sur l’eau, ou de +passer de temps en temps sous la remorque qui se relève en sifflant du +<i>Deo gratias de Condé</i>, ou <i>des quatre fils Aymon</i>, tout cela +n’exigeait pas beaucoup d’art. De certains muscles bêtes suffisaient +à l’accomplir dans un état moyen entre la veille et le somme, tandis +que le cerveau en vacances s’endormait. Nous embrassions d’un regard +les grands traits du paysage; d’un œil distrait nous regardions des +pêcheurs en blouse et des lessiveuses qui barbotaient sur la rive. +De temps en temps, il arrivait que la flèche de quelque clocher nous +réveillait, ou le saut d’un poisson hors de l’eau, ou une traînée +d’herbes aquatiques qui s’attachaient autour de la pagaie <ins class="correction" title="et et">et</ins> <span class="pagenum" id="Page_242">242</span> qu’il +fallait arracher et rejeter. Mais ces intervalles lucides n’étaient +lucides qu’en partie. Un peu plus de nous était remis en action, mais +jamais le tout. Le bureau central des nerfs, ce que, à nos heures, +nous appelons Nous-mêmes, jouissait de ses vacances sans trouble, +comme un ministère. Les grandes roues de l’intelligence tournaient à +vide dans la tête, comme des volants, sans nul grain à moudre. J’ai +passé des demi-heures entières à compter mes coups de pagaie et à +oublier les centaines. Je me flatte qu’il ne saurait y avoir dans les +bêtes périssables une forme de conscience plus basse. Et quel plaisir +c’était! Quelle cordiale et accommodante humeur cela produisait! Il n’y +a nulle astuce dans un homme parvenu à ce point, la seule apothéose +possible dans la vie, l’apothéose de la stupidité; et il commence à se +sentir la dignité imposante et la longévité d’un arbre.</p> + +<p>Un bizarre travail de métaphysique pratique accompagnait ce qu’on +me permettra d’appeler la profondeur, si je ne dois pas l’appeler +l’intensité, <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> de ma distraction. Ce que les philosophes appellent +le moi et le non moi, <i lang="la">ego et non ego</i>, me préoccupait, bon gré +mal gré. Il y avait moins de moi et plus de non moi que je n’étais +accoutumé d’en trouver. Un autre manœuvrait ma pagaie à mes yeux; je +sentais les pieds d’un autre contre le cale-pieds: il me semblait +que mon corps n’avait pas plus de relation à moi que le canoë, la +rivière ou le rivage. Ce n’est pas tout: quelque chose en moi-même, +une partie de mon cerveau, une province de mon être propre, avait +secoué l’obéissance et s’était établi pour son compte ou peut-être pour +le compte de ce quelqu’un d’autre qui pagayait. Je m’étais ratatiné +jusqu’à n’être plus qu’une toute petite chose en un coin de moi-même; +j’étais isolé dans mon propre crâne. Des pensées se présentaient +sans que je les en priasse. Ce n’étaient pas mes pensées: c’étaient +évidemment celles de quelqu’un d’autre, et je les considérais comme +une partie du paysage. Je crois, en un mot, que j’étais aussi près du +<span class="pagenum" id="Page_244">244</span> Nirvana que cela est compatible avec la vie pratique; et s’il en +est ainsi, je fais aux Bouddhistes mes sincères compliments; c’est un +état agréable, peu compatible avec le brillant de l’esprit, non pas +précisément profitable au point de vue de l’argent, un état d’or, de +calme, d’insouciance, un état qui met l’homme au-dessus des alarmes. +Vous l’imaginerez parfaitement en supposant que vous êtes ivre-mort +et cependant que vous demeurez à jeun pour jouir de cet état. J’ai +idée que ceux qui travaillent au grand air, passent une grande partie +de leurs journées dans cette stupeur d’extase qui explique l’extrême +quiétude et endurance de ces gens-là. Quelle pitié que de dépenser de +l’argent à acheter du laudanum, quand on a ici pour rien un paradis +bien supérieur!</p> + +<p>Cette disposition d’esprit fut à tout prendre le grand exploit de +notre navigation. C’est le pays le plus lointain où ce voyage m’ait +introduit. Aussi bien, il est situé si loin des sentiers battus du +langage que je désespère de faire <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> goûter au lecteur la souriante, +complaisante stupidité de ma condition, lorsque les idées allaient et +venaient comme les poussières dans un rayon de soleil, que les arbres +et les clochers le long de la rive se dressaient parfois, attirant +mon attention comme des objets solides, au milieu d’un monde roulant +de nuages; lorsque le frôlement rythmique du bateau et de la pagaie +dans l’eau devenait une berceuse pour endormir mes pensées; lorsqu’une +éclaboussure de vase sur le pont du bateau était, tantôt une souffrance +intolérable pour l’œil, tantôt une compagnie pour moi, et l’objet d’une +contemplation béate; et tout le temps, avec la rivière qui courait et +les rives qui changeaient à droite et à gauche, je continuais à compter +mes coups de pagaie, dont j’oubliais les centaines, j’étais la bête la +plus heureuse de France.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_246">246</span></p> + <h2 id="ch_24">AU FIL DE L’OISE</h2> + <hr class="small3a"> + <p class="soustitre">Intérieurs d’Églises</p> +</div> + +<p>Notre première étape après Compiègne nous conduisit jusqu’à +Pont-Sainte-Maxence. J’étais dehors, le lendemain matin, un peu après +six heures. L’air était piquant et sentait la gelée. Sur une place +publique une vingtaine de femmes se disputaient pendant le marché du +jour et le bruit de leurs négociations résonnait grêle et plaintif, tel +le pépiement des moineaux par une matinée d’hiver. Les rares passants +soufflaient dans leurs doigts et marchaient vivement, frappant le sol +de leurs sabots, pour faire circuler le sang. Les rues étaient pleines +d’une ombre glacée, bien que les cheminées fumassent au dessus des +têtes dans l’or du ciel ensoleillé. Si vous vous éveillez assez tôt +à cette saison de l’année, vous pouvez vous lever en Décembre pour +déjeuner en Juin.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_247">247</span></p> + +<p>Je pris le chemin de l’église, car il y a toujours quelque chose à +voir dans une église, ou des adorateurs vivants, ou des tombes de +morts. Vous y trouvez un recueillement aussi complet que la mort et +le spectacle des illusions les plus creuses; et même, si ce n’est +point un morceau d’histoire, vous y attraperez toujours quelques +bavardages contemporains. Il ne faisait pas aussi froid dans l’église +qu’au dehors, mais il paraissait y faire plus froid. La blancheur +de la nef donnait à l’œil l’illusion du pôle, et le clinquant d’un +autel du continent avait l’air plus abandonné que de coutume dans la +solitude et l’air glacial. Assis dans le sanctuaire, deux prêtres +lisaient en attendant les pénitents; et plus loin, dans la nef, une +très vieille femme faisait ses dévotions. C’était à se demander comment +elle pouvait égrener son chapelet, alors que les jeunes gens pleins de +santé soufflaient dans leurs doigts et se battaient les épaules pour +se réchauffer. Mais si ceci m’affecta, la nature de ses exercices me +découragea absolument. <span class="pagenum" id="Page_248">248</span> Elle allait de chaise en chaise et d’autel +en autel, naviguant autour de l’église. A chaque autel elle dédiait +un nombre égal de grains et un égal laps de temps. Comme un prudent +capitaliste qui agit d’une façon quelque peu cynique dans les affaires +commerciales, elle désirait placer ses supplications en valeurs +célestes et variées. Elle ne voulait rien risquer sur le crédit d’un +seul intercesseur. Dans toute la foule des saints et des anges, il n’en +était pas un qui pût se supposer son champion de prédilection pour la +défendre aux grandes assises. Je ne pouvais considérer cela que comme +une grossière et transparente jonglerie, basée sur une incrédulité +inconsciente.</p> + +<p>De vieille femme aussi morte je n’en ai jamais vu: rien que des os et +du parchemin curieusement assemblés. Ses yeux qui interrogeaient les +miens, étaient sans expression. Je ne sais si vous ne pourriez pas +dire qu’elle était aveugle; cela dépend de ce que vous entendez par +voir. Peut-être avait-elle connu l’amour? <span class="pagenum" id="Page_249">249</span> peut-être mis au monde +et allaité des enfants? peut-être leur avait-t-elle donné de petits +noms d’amitié? Mais à présent, tout cela était disparu et ne l’avait +laissée ni plus heureuse ni plus sage, et le meilleur emploi qu’elle +pouvait faire de ses matinées était de venir dans cette froide église +et de gagner par ses jongleries une tranche de ciel. Ce ne fut pas +sans sentir ma poitrine se dilater que je m’échappai dans les rues et +dans l’air vif du matin. Le matin! Grand Dieu! comme elle en serait +lasse avant le soir! et si elle ne dormait pas, qu’est-ce que ce +serait alors? Il est heureux qu’il y en ait peu parmi nous qui soient +appelés à justifier publiquement leur vie à la barre du tribunal de +la soixante-dixième année; heureux, que tant de gens soient fauchés +à propos dans ce qu’ils appellent la fleur de l’âge et s’en aillent +expier leurs fautes secrètement en quelque autre lieu; sans quoi, entre +l’enfance maladive et la vieillesse morose, un profond dégoût de la vie +pourrait s’emparer de nous.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span></p> + +<p>J’eus besoin de toute mon hygiène cérébrale, pendant cette journée +de canotage. Je ne pouvais digérer ma vieille dévote. Mais je fus +bientôt au septième ciel de la stupidité, et je n’eus plus conscience +de rien, si ce n’est que quelqu’un dans un canoë filait à force de +pagaie, pendant que je comptais ses coups et oubliais les centaines. +J’avais parfois peur de me rappeler les centaines, ce qui d’un plaisir +aurait fait une fatigue; mais cette crainte était chimérique, car elles +disparaissaient de mon esprit comme par enchantement, et je n’en savais +pas plus que le roi de Prusse sur ce qui faisait mon occupation.</p> + +<p>A Creil, où nous nous arrêtâmes pour goûter, nous laissâmes nos canoës +dans un autre lavoir flottant. Comme nous étions en plein midi, ce +lavoir était encombré d’une foule de bruyantes laveuses aux mains +rouges. Ces laveuses avec leurs grosses plaisanteries sont à peu près +tout ce que je me rappelle de l’endroit. Je pourrais compulser mes +livres d’histoire, si vous y teniez <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> beaucoup, et vous citer une ou +deux dates; car cette ville a joué un assez grand rôle dans les guerres +avec les Anglais. Mais je préfère mentionner un pensionnat de jeunes +filles qui nous intéressa, parce que c’était un pensionnat de jeunes +filles et parce que nous nous imaginâmes que nous l’intéressions aussi. +Du moins il y avait les jeunes filles dans le jardin, et nous sur la +rivière; et il y eut plus d’un mouchoir qui s’agita à notre passage. +Cela jeta tout un trouble dans mon cœur; et pourtant, comme nous nous +serions fatigués et dédaignés, ces jeunes filles et moi, si nous avions +été présentés les uns aux autres à une partie de croquet. Mais c’est +une mode qui m’est chère, que d’agiter un mouchoir ou d’envoyer des +baisers avec la main à des gens que je ne reverrai jamais, de jouer +avec la possibilité et d’enfoncer une cheville où l’imagination puisse +se suspendre. Cela donne une secousse au voyageur, lui rappelle qu’il +n’est pas partout un voyageur et que son excursion n’est qu’une sieste +au bord du <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> chemin dans la marche réelle de la vie.</p> + +<p>L’église à Creil était un endroit indescriptible, éclaboussé à +l’intérieur de la lumière crue tombant des fenêtres, et décoré de +médaillons représentant le Chemin de la Croix. Mais il y avait comme +ex-voto, un objet singulier, qui me plut énormément: une reproduction +fidèle d’une péniche qui se balançait à la voûte, portant inscrite +cette aspiration: Dieu conduise à bon port le Saint Nicolas de Creil! +L’objet était nettement exécuté et aurait fait les délices d’une bande +de gamins au bord de l’eau. Mais une chose qui me chatouillait, c’était +la gravité du péril à conjurer. Qu’on suspende comme ex-voto le modèle +d’un navire! très bien! Le vaisseau qui doit tracer un sillon autour du +monde et visiter le tropique ou les glaces des pôles court des dangers +qui valent bien un cierge et une messe. Mais le Saint Nicolas de Creil +qui devait être halé pendant une dizaine d’années par de patients +chevaux de trait, dans un canal rempli de mauvaises herbes, avec des +peupliers <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> bavardant au-dessus de lui et le batelier sifflant au +gouvernail; qui devait faire tous ses voyages parmi la verdure du +continent, sans jamais perdre de vue un beffroi de village pendant +tout son temps de navigation; ma foi, j’aurais pensé que si une chose +pouvait se faire sans l’intervention de la Providence, c’était bien +celle-là. Mais peut-être le patron était-il un humoriste? Ou peut-être +un prophète, nous rappelant le sérieux de la vie par ce signe absurde.</p> + +<p>A Creil, comme à Noyon, Saint Joseph semblait être un saint favori, +à cause de sa ponctualité. On peut spécifier le jour et l’heure; +et les personnes reconnaissantes ne manquent pas de le faire sur +une plaque votive, lorsque les prières ont été ponctuellement et +nettement exaucées. Toutes les fois que la question de temps entre +en considération, Saint Joseph est l’intermédiaire tout désigné. Je +pris une sorte de plaisir à observer la vogue qu’il avait en France, +car ce juste joue un très petit rôle dans la religion de mon pays. Et +cependant je ne <span class="pagenum" id="Page_254">254</span> puis m’empêcher de craindre que l’on ne s’attende, +dans les endroits où l’on recommande tant le Saint pour son <ins class="correction" title="exactitnde">exactitude</ins>, +à ce qu’il soit reconnaissant de sa plaque votive.</p> + +<p>Pour nous protestants, c’est de la folie et de toutes façons cela n’a +pas grande importance. Que l’on conçoive sagement ou que l’on exprime +comme il faut sa reconnaissance pour les faveurs que l’on reçoit, +c’est une chose secondaire après tout, dès lors que l’on ressent de +la reconnaissance. La véritable ignorance consiste à ne pas savoir +qu’on a reçu un bienfait ou à s’imaginer qu’on l’a obtenu grâce à +son propre mérite. L’homme fils de ses œuvres est après tout le plus +plaisant sac à vent. Il y a une différence marquée entre décréter la +lumière dans le chaos et allumer le gaz dans un salon de ville avec une +boîte d’allumettes de la régie et nous avons beau faire, notre main +a toujours quelque chose de tout fait, quand ce ne seraient que nos +doigts.</p> + +<p>Mais quelque chose de pire que de la folie <span class="pagenum" id="Page_255">255</span> était placardé dans +l’église de Creil. L’association du Saint Rosaire (dont je n’avais +jamais entendu parler auparavant) est responsable de cela. Selon l’avis +imprimé, cette association fut fondée par un bref du pape Grégoire XVI +en date du 17 Janvier 1832. D’après un bas-relief peint, il semble +qu’elle ait été fondée à une époque indéterminée par la Vierge, qui +donne un rosaire à Saint Dominique, et par l’enfant Jésus, qui en donne +un autre à Sainte Catherine de Sienne. Le pape Grégoire n’est pas aussi +imposant, mais il est plus à notre portée. Je ne pus savoir exactement +si l’association ne s’occupait que de dévotion, ou si elle avait +aussi en vue les bonnes œuvres. En tout cas, elle est magistralement +organisée. Quatorze matrones ou jeunes filles sont inscrites comme +associées pour chaque semaine du mois. En tête de la liste se trouve +un autre nom, celui de la Zélatrice, généralement une femme mariée, le +chorège de la bande. L’accomplissement des devoirs de l’Association +procure des indulgences plénières ou partielles. <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> «Les indulgences +partielles sont attachées à la récitation du rosaire.» La récitation de +la dizaine exigée confère promptement une indulgence partielle. Quand +l’homme sert le royaume des cieux un livre de comptes à la main, je ne +puis m’empêcher de craindre qu’il ne porte le même esprit mercantile +dans ses relations avec ses semblables ce qui ferait de la vie une +triste et sordide affaire.</p> + +<p>Il y a pourtant un autre article d’importation plus heureuse. «Toutes +ces indulgences, semblait-il, sont applicables aux âmes du Purgatoire.» +Pour l’amour de Dieu, ô dames de Creil, appliquez-les toutes sans délai +aux âmes du purgatoire. Burns ne voulut recevoir aucune rémunération +pour ses derniers chants, préférant servir son pays par pur amour. A +supposer que vous imitiez l’employé de la régie<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, mesdames, et quand +bien même les âmes du Purgatoire n’éprouveraient pas grand soulagement, +quelques âmes de Creil-sur-Oise ne s’en trouveraient pas <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> plus mal +en ce monde ni dans l’autre.</p> + +<p>Je ne puis m’empêcher de me demander, tout en transcrivant ces notes, +si un homme né et élevé dans le protestantisme est bien en état +de comprendre ces symboles et de leur rendre justice comme ils le +méritent; et je ne puis faire autrement que de répondre que non. Ils +ne peuvent avoir pour les fidèles cet air mesquin et laid que je leur +trouve. Cela est à mes yeux aussi clair qu’un théorème de géométrie; +car ces croyants n’ont ni faiblesse ni perversité d’esprit. Ils peuvent +apposer leurs plaques, recommandant la promptitude de Saint Joseph, +comme s’il était encore charpentier dans un village. Ils peuvent +réciter la dizaine exigée et empocher métaphoriquement les indulgences, +comme s’ils avaient accompli une tâche pour le ciel; et ils peuvent +ensuite sortir et regarder sans honte à leurs pieds cette merveilleuse +rivière qui coule près d’eux, et lever les yeux sans confusion vers les +étoiles qui, semblables à des pointes d’aiguille, sont <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> en réalité +de grands mondes pleins de rivières qui coulent, plus grandes que +l’Oise. Il me paraît aussi clair, dis-je, qu’un théorème de géométrie +qu’avec mes idées de protestant j’ai manqué le but, et qu’avec ces abus +marche de front quelque esprit plus élevé et plus religieux que je ne +l’imagine.</p> + +<p>Je me demande si d’autres me feraient les mêmes concessions. Comme les +dames de Creil, après avoir récité mon rosaire de tolérance, j’attends +mon indulgence sur le champ.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_259">259</span></p> + <h2 id="ch_25">PRÉCY ET LES MARIONNETTES</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Nous arrivâmes à Précy vers le coucher du soleil. La plaine est semée +de nombreux bouquets de peupliers. En une large, lumineuse courbe, +l’Oise s’étendait sous le flanc de la colline. Un léger brouillard +commençait à s’élever et à confondre les différentes distances. On +n’entendait pas un son, sauf celui des clochettes à moutons, dans +quelques prairies sur les bords de la rivière, et le grincement d’un +chariot, au bas de la longue route, qui descend la colline. Les villas +dans leurs jardins, les boutiques le long de la rue, tout semblait +avoir été abandonné la veille, et je me sentais porté à marcher +discrètement, comme on s’y sent porté dans une forêt silencieuse. Tout +à coup, nous tournâmes un coin de rue et nous aperçûmes devant nous, +dans une petite prairie <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> autour de l’Eglise, un essaim de jeunes +filles vêtues à la mode de Paris, jouant au croquet. Leurs éclats +de rire et le son sourd de la balle contre le maillet faisaient un +joyeux tapage dans le village, et l’aspect des sveltes formes de ces +jeunes filles, toutes corsetées et enrubannées, produisit dans nos +cœurs un trouble proportionné aux charmes du tableau. Nous sentions +l’approche de Paris, semblait-il. Et voici que nous trouvions en +ce lieu des femmes de notre rang jouant au croquet, comme si Précy +avait été un endroit du monde réel, au lieu d’être une étape dans +l’empire féerique des voyages. Car, pour être franc, on peut à peine +considérer la paysanne comme une femme et cette troupe de coquettes +sous les armes, succédant à toutes ces créatures en jupons que nous +avions vues sur notre route bêcher, houer et faire à dîner, faisait +un trait caractéristique tout à fait surprenant dans le paysage et +nous convainquit immédiatement que nous étions des hommes sujets à des +défaillances.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p> + +<p>L’auberge à Précy est la pire qui soit en France. Nulle part, pas +même en Ecosse, je n’ai trouvé si mauvaise nourriture. Cette auberge +était tenue par deux jeunes gens, le frère et la sœur, qui n’avaient +pas encore vingt ans. La sœur nous prépara un repas, si l’on peut +s’exprimer ainsi; et le frère, qui avait passé la journée à boire, +rentra ramenant avec lui un boucher en ribote pour converser avec nous +pendant notre repas. Nous trouvâmes des morceaux de porc tièdes dans la +salade et des morceaux d’une substance molle inconnue dans le ragoût. +Le boucher nous amusa en nous dépeignant la vie parisienne, qu’il se +piquait de connaître parfaitement, pendant que le frère, assis sur +le bord du billard, penchait en avant d’une façon inquiétante, tout +en suçant un bout de cigare. Au milieu de ces distractions, éclata +soudain le bruit d’un tambour, qui passait près de la maison et une +voix enrouée se mit à débiter une proclamation. C’était un montreur de +marionnettes <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> annonçant une représentation pour la soirée.</p> + +<p>Il avait installé sa baraque et allumé ses chandelles sur une autre +partie du gazon où les jeunes filles jouaient au croquet, sous l’une de +ces halles, si communes en France, qui servent à abriter les marchés; +et, lorsque nous arrivâmes à cet endroit, le bateleur et sa femme +essayaient de maintenir l’ordre parmi les spectateurs.</p> + +<p>Ce fut la plus absurde des disputes. Les saltimbanques avaient disposé +un certain nombre de bancs, et tous ceux qui s’y asseyaient devaient +payer deux sous pour la place. Ces bancs étaient toujours garnis de +monde—une salle comble—tant qu’il ne se passait rien; mais que la +directrice parût avec l’air de vouloir faire une quête et, aux premiers +sons du tambour, les auditeurs évacuaient prestement les sièges et +se tenaient debout tout autour, à l’extérieur, les mains dans les +poches. Cela aurait à coup sûr poussé à bout la patience d’un ange. +Le directeur rugissait de l’avant-scène: il avait <span class="pagenum" id="Page_263">263</span> parcouru toute +la France, et nulle part, nulle part, pas même sur les frontières de +l’Allemagne, il n’avait rencontré une manière d’agir aussi indigne. +Tas de coquins, tas de fripons, tas de voleurs, leur criait-il. Et de +temps en temps, son épouse sortait pour faire un autre tour et d’une +voix perçante, ajoutait sa quote-part à la tirade. Je remarquai, ici +comme ailleurs, jusqu’à quel point les femmes ont l’esprit plus riche +en matière d’insultes. Les assistants riaient et poussaient des cris +bruyants aux boutades mordantes de la femme. Elle savait trouver les +endroits sensibles. Elle tenait l’honneur du village à sa merci. Des +voix lui répondaient avec colère dans la foule et recevaient une +riposte caustique pour leur peine. Près de moi, deux vieilles dames, +qui avait dûment payé leurs places, toutes rouges d’indignation, +s’entretenaient, assez haut pour être entendues, de l’impudence de +ces saltimbanques; mais la directrice n’avait pas sitôt surpris +quelques-unes de ces paroles, que sur le champ elle les prenait à +partie: Si <span class="pagenum" id="Page_264">264</span> ces dames pouvaient persuader à leurs voisins d’agir +comme des honnêtes gens, les saltimbanques seraient assez polis. Ces +dames avaient probablement eu leur assiette de soupe et peut-être un +verre de vin, ce soir-là; les saltimbanques eux aussi aimaient bien +la soupe et il ne leur plaisait pas de se voir frustrer de leurs +maigres recettes, à leur nez et à leur barbe. A un certain moment, les +choses en vinrent à tel point que quelques jeunes gens et le bateleur +engagèrent un court pugilat, au cours duquel ce dernier roula à terre, +aussi facilement qu’une de ses marionnettes, aux éclats de rire +moqueurs des spectateurs.</p> + +<p>Cette scène m’étonna beaucoup, car je suis assez au courant des mœurs +des comédiens ambulants français, qui sont tous plus ou moins artistes +et je les ai toujours trouvés singulièrement aimables. Tout comédien +ambulant doit être cher à toute âme droite, ne serait-ce qu’en tant +que protestation vivante contre les bureaux et l’esprit mercantile, +et parce qu’il nous remet en mémoire, que la vie n’est pas <span class="pagenum" id="Page_265">265</span> +nécessairement ce que nous la faisons en général. Même une société de +musiciens allemands, lorsqu’on la voit quitter la ville, pour faire +une tournée dans les villages de la campagne, parmi les arbres et les +prairies, a quelque chose de romanesque, qui séduit l’imagination. Il +n’est pas une personne de moins de trente ans si insensible que son +cœur n’éprouve quelque émotion à la vue d’un campement de bohémiens. +Nous ne sommes pas tous des filateurs, ou, du moins, ceux qui le sont, +ne le sont pas toujours. Il est encore des hommes qui veulent vivre +et la jeunesse saura trouver parfois un mot courageux pour blâmer la +richesse et renoncer à une position, pour courir les routes sac au dos.</p> + +<p>Un Anglais a toujours des facilités spéciales pour se mettre en +relations avec les gymnastes français; car l’Angleterre est la patrie +naturelle des gymnastes. Celui-ci ou celui-là, dans son maillot +pailleté, sans aucun doute sait un ou deux mots d’Anglais, a bu +quelques verres <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> d’«aff-n-aff»<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, ou peut-être a travaillé dans +un <i lang="en">music hall</i> anglais. C’est un de mes compatriotes de par sa +profession. Cela entraîne pour lui, comme pour les canotiers belges, +l’idée que je suis, moi aussi, un athlète.</p> + +<p>Mais le gymnaste n’est pas mon favori. Sa nature n’a rien ou n’a que +fort peu de chose de l’artiste: son âme est petite et terre à terre, la +plupart du temps, puisque sa profession ne lui fait jamais appel et ne +l’accoutume pas aux idées élevées. Mais, si un homme a en lui assez des +qualités d’un acteur pour ânonner un rôle dans une farce, cela lui rend +familier tout un nouvel ordre de pensées. Il faut qu’il songe à autre +chose qu’à la caisse. Il a un orgueil à lui et ce qui est beaucoup plus +important, il a un but devant lui, qu’il ne pourra jamais atteindre +tout à fait. Il est parti pour un pèlerinage, qui durera toute sa vie +parce qu’il n’y a pas de fin à ce pèlerinage tant que la perfection +n’est pas atteinte. Il se perfectionnera <span class="pagenum" id="Page_267">267</span> un peu tous les jours, +ou même, s’il a renoncé à le faire, il se souviendra toujours qu’il +fut un temps où il avait conçu ce haut idéal, qu’il fut un temps où il +s’était épris d’amour pour une étoile. «Il vaut mieux avoir aimé et +perdu.» Quand bien même la lune n’aurait rien à dire à Endymion, quand +bien même ce dernier s’établirait avec Audrey et ferait paître les +porcs, ne pensez-vous pas qu’il aurait plus de grâce dans sa démarche +et qu’il chérirait de plus hautes pensées jusqu’à la fin? Les lourdauds +qu’il rencontre à l’église n’ont jamais rien imaginé au delà du bandeau +d’Audrey; mais, il y a au cœur d’Endymion une réminiscence qui, comme +une épice, lui conserve l’âme fraîche et haute.</p> + +<p>D’être seulement un de ces individus, dont la profession confine à +l’art, cela imprime à la physionomie un cachet de beauté indélébile. +Je me rappelle avoir dîné une fois avec une société, dans une auberge, +à Château-Landon. La plupart des convives étaient évidemment des +commis-voyageurs; <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> d’autres, des paysans riches; mais, il y avait +un jeune homme en blouse, dont la physionomie tranchait d’une façon +surprenante avec celle des autres. Elle <ins class="correction" title="parassait">paraissait</ins> plus affinée, elle +laissait percer un peu plus d’intelligence; elle avait un air vivant et +expressif et l’on pouvait voir que les yeux du jeune homme percevaient +les choses. Mon compagnon et moi nous étions fort curieux de savoir +qui il était et ce qu’il pouvait être. C’était l’époque de la foire de +Château-Landon et, quand nous allâmes voir les baraques, nous eûmes la +réponse à notre question; car, notre ami se trouvait là, fort occupé à +jouer du violon, pour faire danser les paysans. C’était un violoniste +ambulant.</p> + +<p>Une troupe de comédiens ambulants vint un jour à l’auberge, où j’étais +descendu, dans le département de Seine-et-Marne. Elle comprenait le +père, la mère, leurs deux filles, gaillardes au teint hâlé, à l’air +décidé, qui chantaient et jouaient sans la moindre notion de leur art: +puis, un jeune homme brun, l’air d’un maître <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> d’école, peintre +en bâtiments récalcitrant, qui chantait et jouait assez bien. La +mère était le génie de la bande, autant qu’on peut parler de génie, +quand il s’agit d’un tas de «m’as-tu vu» incompétents et le mari ne +savait comment exprimer l’admiration qu’il éprouvait pour le paysan +comique de sa femme. «Vous devriez voir ma vieille femme,» disait-il +en inclinant sa face de buveur de bière. Un soir, ils donnèrent une +représentation dans la cour de l’auberge à la lueur vacillante des +lampes: misérable spectacle, que regardait froidement un auditoire de +village. Le lendemain soir, sitôt les lampes allumées, il survint une +pluie torrentielle et ils durent sauver tout leur bataclan, au plus +vite, et se réfugier dans la grange, où ils se mirent à l’abri, glacés, +trempés et sans souper. Dans la matinée, un de mes bons amis, qui +partage ma vive affection pour les comédiens ambulants, fit une petite +quête et me chargea de leur en remettre le produit, pour les consoler +de leur déception. Je donnai la somme au père; il me <span class="pagenum" id="Page_270">270</span> remercia +cordialement, et nous prîmes une tasse de café ensemble dans la salle, +en causant de routes, d’auditoires et de temps durs.</p> + +<p>Comme je m’en allais, voilà mon vieux comédien qui se lève et chapeau +bas: «Je crains bien, dit-il, que Monsieur ne me regarde tout à fait +comme un mendiant; mais j’ai une autre demande à lui faire.» Je me mis +à le haïr sur le champ. «Nous jouons encore ce soir,» poursuivit-il. +«Bien entendu je refuserai d’accepter d’autre argent de Monsieur et +de ses amis, qui ont déjà été si généreux. Mais notre programme de +ce soir est quelque chose de vraiment remarquable et je compte que +Monsieur voudra bien nous honorer de sa présence.» Et alors, avec un +haussement d’épaules et un sourire: «Monsieur comprend,—la vanité d’un +artiste! Dieu me pardonne!» La vanité d’un artiste! Voilà le genre +de choses qui me réconcilie avec la vie: un vieux coquin déguenillé, +ivrogne, incompétent, avec des manières de gentlemen et une vanité <span class="pagenum" id="Page_271">271</span> +d’artiste, garder le respect de lui-même!</p> + +<p>Mais, l’homme selon mon cœur, c’est M. de Vauversin. Voilà près de deux +ans que je l’ai vu pour la première fois et j’espère bien avoir souvent +l’occasion de le revoir. Voici son premier programme, tel que je l’ai +trouvé sur la table du déjeuner; je l’ai conservé depuis, comme une +relique des jours glorieux:</p> + +<div class="quote"> + <p class="center">«Mesdames et Messieurs»,</p> + + <p>Mademoiselle Ferrario et M. de Vauversin auront l’honneur de chanter + ce soir les morceaux suivants.</p> + + <p>«Mademoiselle Ferrario chantera: <i>Mignon—Oiseaux + légers—France—Des Français dorment là—Le château bleu—Où + voulez-vous aller?</i>»</p> + + <p>«Monsieur de Vauversin: <i>Mme Fontaine et M. Robinet—Les + plongeurs à cheval—Le mari mécontent—Tais-toi, gamin—Mon voisin + l’original—Heureux comme ça—Comme on est trompé.</i>»</p> +</div> + +<p>On éleva une estrade à une extrémité de la salle à manger. Et quel +spectacle c’était de voir M. de Vauversin, la cigarette à la bouche, +pinçant de la guitare et suivant les yeux de Mademoiselle Ferrario avec +le regard obéissant et bon d’un chien! La séance se termina <span class="pagenum" id="Page_272">272</span> par +une tombola, ou vente aux enchères de billets de loterie: admirable +amusement avec toute l’excitation que produit la passion du jeu, et +sans aucun espoir de gain, qui vous fasse honte de votre ardeur; car +là, tout est perte; vous vous dépêchez de vider votre poche; c’est une +lutte à qui perdra le plus d’argent, au bénéfice de M. de Vauversin et +de Mademoiselle Ferrario.</p> + +<p>Monsieur de Vauversin est un petit homme, avec une forêt de cheveux +noirs, un air alerte et engageant, et un sourire, qui serait délicieux +s’il avait de meilleures dents. Il était autrefois acteur au Châtelet; +mais, il contracta à la grande chaleur et à la lumière éblouissante de +la rampe une affection nerveuse, qui le mit hors d’état de paraître +sur la scène. Dans cette crise, Mademoiselle Ferrario, ou si vous +voulez, Mademoiselle Rita de l’Alcazar, consentit à partager sa fortune +vagabonde: «Je ne saurais oublier la générosité de cette dame,» +disait-il. Il porte des pantalons si étroits que ça été longtemps <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> +un problème, pour tous ceux qui l’ont connu, de savoir comment il s’y +prend pour entrer dedans et pour en sortir. Il a quelque talent à +l’aquarelle; il écrit des vers; c’est le plus patient des pêcheurs; +et il a passé de longues journées, au fond du jardin de l’auberge, à +taquiner le goujon dans la limpide rivière.</p> + +<p>Il faut l’entendre raconter ses aventures, tout en buvant une bouteille +de vin. Sa causerie a un tour si agréable et le sourire lui vient si +naturellement aux lèvres, quand il s’agit de ses propres malheurs, +avec parfois, une gravité soudaine, tel un homme, qui entendrait mugir +les vagues, pendant qu’il dirait les périls de l’abîme. Car, sans +aller plus loin qu’hier soir, je crois, la recette ne s’éleva qu’à un +franc cinquante pour couvrir les frais, qui comprenaient trois francs +de chemin de fer et deux de nourriture et de logement. Le maire, un +millionnaire, était assis au premier rang en face, applaudissant à tout +instant Mlle Ferrario et cependant, de toute la soirée, il ne donna pas +plus de trois sous. Les <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> autorités locales voient de si mauvais œil +l’artiste ambulant. Hélas! je ne le sais que trop bien, moi qui ai été +pris pour l’un d’entre eux, et impitoyablement incarcéré, par suite de +cette méprise. Une fois M. de Vauversin alla trouver un commissaire de +police, pour demander la permission de chanter. Le Commissaire, qui +fumait à son aise, tira poliment son chapeau à l’arrivée du chanteur. +«Monsieur le Commissaire,» commença-t-il, «je suis artiste.» Et le +Commissaire de se recoiffer aussitôt. Aucune courtoisie pour les +compagnons d’Apollon! «Voilà jusqu’à quel degré d’avilissement ils sont +tombés,» dit M. de Vauversin, en décrivant une courbe avec sa cigarette.</p> + +<p>Mais ce qui me charma le plus, ce fut la sortie qu’il fit, une fois que +nous avions passé toute la soirée à causer des embarras, des outrages +et des moments de gêne de sa vie errante. Quel qu’un disait qu’il +vaudrait mieux avoir un million d’argent comptant, et Mlle Ferrario +admettait qu’elle préférerait infiniment cela. <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> «Eh bien, moi non», +s’écria M. de Vauversin, en frappant la table de sa main. «Si quelqu’un +a manqué sa vie dans le monde, n’est-ce pas moi? J’avais un art, dans +lequel j’ai fait des choses bien, aussi bien que quelques-uns, mieux, +peut-être, que d’autres; et maintenant cet art m’est interdit. Il +faut que j’aille dans la campagne recueillir des gros sous et chanter +des inepties. Pensez-vous que je regrette ma vie? Pensez-vous que je +préfèrerais être un bourgeois gros et gras comme un veau? Non, certes. +J’ai eu des moments, où j’ai été applaudi sur les planches. De cela, +je ne fais aucun cas. Mais, j’ai parfois eu la sensation intime, en +mon for intérieur, alors que je n’obtenais pas un seul applaudissement +de la salle entière, que j’avais trouvé une intonation juste ou un +geste exact et frappant; et alors, messieurs, j’ai su ce que c’était +que d’être artiste. Et savoir ce que c’est que l’art, c’est avoir pour +toujours un intérêt, tel qu’aucun bourgeois n’en peut trouver dans ses +mesquines affaires. Tenez, <span class="pagenum" id="Page_276">276</span> messieurs, je vais vous le dire—c’est +comme une religion.»</p> + +<p>Telle fut, en tenant compte des manques de mémoire et des inexactitudes +de traduction, la profession de foi de M. de Vauversin. Je lui ai donné +son propre nom, de peur que quelque comédien ambulant ne vînt se mettre +entre lui avec sa guitare et sa cigarette et Mlle Ferrario. Car tout +le monde ne devrait-il pas faire ses délices d’honorer ce disciple +malheureux et loyal des Muses? Puisse Apollon lui inspirer des rimes +qu’on n’a jamais rêvées! Puisse la rivière être moins avare et faire +mordre les poissons argentés à son appât! Puisse le froid ne pas le +faire pâtir, au cours des longues tournées d’hiver! Puisse le petit +greffier de village ne point le blesser par ses façons offensantes! +Puisse-t-il enfin avoir toujours à ses côtés Mlle Ferrario, pour la +suivre de ses yeux soumis et l’accompagner sur la guitare!</p> + +<p>Les marionnettes faisaient un amusement bien lugubre. Elles jouaient +une pièce appelée <span class="pagenum" id="Page_277">277</span> Pyrame et Thisbé en cinq mortels actes, écrits +en alexandrins tout aussi longs que les acteurs. Une marionnette +était le roi, une autre le mauvais conseiller, une troisième, à +laquelle on prêtait une beauté exceptionnelle, représentait Thisbé; +puis il y avait des gardes et des pères inexorables et des messieurs +qui se promenaient. Il ne se passa rien de particulier pendant les +deux ou trois actes auxquels j’assistai; mais vous serez enchantés +d’apprendre que les trois unités étaient dûment observées et que +toute la pièce, sauf une seule exception, se développait conformément +aux règles classiques. Cette exception, c’était le paysan comique, +maigre marionnette en sabots, qui parlait en prose et dans un gros +patois, qu’appréciait beaucoup l’auditoire. Il prenait des libertés +inconstitutionnelles avec la personne de son souverain, donnait avec +ses sabots des coups de pied dans la figure aux autres marionnettes, +et toutes les fois que les soupirants qui parlaient en vers avaient le +dos tourné, il faisait la cour à <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> Thisbé pour son propre compte en +prose comique.</p> + +<p>Les évolutions de cet individu et le petit prologue, dans lequel +le montreur faisait un éloge humoristique de ses artistes, louant +leur indifférence aux applaudissements et aux sifflets et leur pur +dévouement à leur art étaient les seules circonstances de toute la +pièce, capables de faire naître un sourire. Mais les villageois de +Précy semblaient ravis. En vérité, tant qu’une chose est un spectacle +et que vous payez pour la voir, il est presque certain qu’elle amusera. +Si on nous faisait payer tant par personne pour les couchers de soleil, +ou si Dieu faisait battre le tambour à la ronde avant la fleuraison +des aubépines, quel train ne ferions-nous pas à propos de leur beauté? +Mais de telles choses, de même que les bons compagnons, les sottes gens +cessent bientôt de les observer. Et le commis voyageur distrait passe, +secoué dans son cabriolet à ressorts, et ne remarque positivement pas +les fleurs le long du chemin, ni le paysage du ciel par dessus sa tête.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_279">279</span></p> + <h2 id="ch_26">DE RETOUR AU MONDE</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Des deux jours de navigation qui suivirent il reste peu de chose dans +mes souvenirs et rien du tout dans mon carnet de notes. La rivière +continuait à couler régulièrement à travers les charmants paysages +de rivière. Des laveuses en robe bleue, des pêcheurs en blouse bleue +diversifiaient les rives vertes et le rapport des deux couleurs était +analogue à celui de la fleur et de la feuille dans le myosotis. Une +symphonie en myosotis: c’est ainsi, je pense, que Théophile Gautier +aurait pu caractériser le panorama de ces deux jours. Le ciel était +bleu et sans nuages; et la surface glissante de la rivière présentait, +aux endroits unis, un miroir au ciel et aux rives. Les <ins class="correction" title="blanchisseusses">blanchisseuses</ins> +nous saluaient par des rires, et le bruit des arbres et de l’eau +faisait un accompagnement à <span class="pagenum" id="Page_280">280</span> nos pensées assoupies, dans notre +rapide marche au fil de l’eau.</p> + +<p>Le volume considérable de la rivière, le but vers lequel elle tendait +infatigablement tenaient l’esprit enchaîné. Elle semblait à présent +si sûre de sa fin, si forte et si aisée dans son allure, tel un homme +fait bien résolu. Les flots l’appelaient de leurs mugissements sur les +sables du Hâvre.</p> + +<p>Pour ma part, glissant le long de cette voie mouvante dans mon violon +de canoë, je commençais aussi à soupirer après mon océan. Tôt ou +tard, un désir de la vie civilisée s’empare nécessairement de l’homme +civilisé. J’étais las de manier la pagaie; j’étais las de vivre à la +lisière de la vie; je désirais me retrouver au beau milieu; je désirais +me remettre au travail; je désirais me retrouver avec des gens qui +comprissent ma langue et qui pussent voir en moi un de leurs égaux, un +homme et non plus une curiosité.</p> + +<p>Aussi, à Pontoise, une lettre nous décida; <span class="pagenum" id="Page_281">281</span> et pour la dernière +fois, nous tirâmes nos embarcations de cette rivière de l’Oise, qui les +avait fidèlement portées, pendant de si longs jours, par la pluie comme +par le soleil. Cette bête de somme rapide et sans pieds avait charrié +nos fortunes pendant tant de milles que nous lui tournions le dos, émus +de nous en séparer.</p> + +<p>Longtemps, nous nous étions détournés du monde; mais à présent, nous +étions de retour aux lieux familiers, où la vie elle-même est le +courant qui nous emporte à la rencontre des aventures, sans qu’il soit +besoin d’un coup de pagaie.</p> + +<p>Maintenant, nous allions, comme tous les voyageurs, retourner voir +quels changements la fortune avait apportés dans notre entourage, +quelles surprises nous attendaient chez nous et quel chemin le monde +avait parcouru en notre absence. Vous pourrez pagayer tout le long du +jour, mais c’est quand vous rentrerez à la nuit tombante, et quand vous +parcourrez du regard <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> la chambre familiale, que vous trouverez +l’Amour ou la Mort, vous attendant près du foyer; et les plus belles +aventures ne sont pas celles que nous allons chercher.</p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_283">283</span></p> + <h2 id="ch_27">PRIS POUR ESPION</h2> + <hr class="small3a"> +</div> + +<p>Le pays où ils voyageaient, cette verte et fraîche vallée du Loing, +est plein d’attrait pour ceux qui aiment la gaieté et se plaisent à +la solitude. Le temps était superbe; toute la nuit il avait tonné +et éclairé, et la pluie était tombée à torrents; mais pendant la +journée, le ciel fut sans nuages, le soleil brûlant, l’air vif et +pur. Ils allaient séparés: la Cigarette traînant derrière assez +philosophiquement, le maigre Aréthuse marchant devant de son pas +rapide. De cette façon chacun jouissait de ses propres réflexions le +long du chemin; chacun avait sans doute le temps d’en être fatigué, +avant de rencontrer son camarade à l’auberge désignée; et les +plaisirs de la société et de la solitude se combinaient pour remplir +la journée. L’Aréthuse portait dans son havresac les œuvres <span class="pagenum" id="Page_284">284</span> de +Charles d’Orléans et employait quelques-unes des heures du voyage à +l’élaboration de rondeaux anglais. Il a dû ainsi précéder dans cette +voie Mr. Lang, Mr. Dobson, Mr. Henley, et tous les faiseurs de rondeaux +contemporains; mais pour de bonnes raisons, il sera le dernier à +publier ce qu’il a écrit. La Cigarette marchait chargé d’un volume +de Michelet et ces deux livres, on le verra, jouèrent un rôle dans +l’aventure suivante.</p> + +<p>L’Aréthuse était vêtu d’une façon peu sage. Il n’apporte aucune +recherche à sa toilette; mais en tous cas, il ne fut jamais si mal +inspiré que dans cette excursion. Il était en effet parti, sans avoir +eu le temps de se retourner, de Barbizon, l’endroit le moins à la +mode d’Europe. Sur la tête il portait une calotte de fumeur, faite +aux Indes, et dont le galon d’or était piteusement éraillé et terni. +Une chemise de flanelle d’une agréable teinte sombre, que les esprits +satiriques qualifiaient de noire; un veston de cheviotte claire, fait +par un bon tailleur anglais, un pantalon de <span class="pagenum" id="Page_285">285</span> toile de confection +à bon marché et des guêtres de cuir complétaient son accoutrement. Sa +personne est exceptionnellement maigre et son visage n’est pas, comme +celui de mortels plus heureux, un certificat. Pendant des années il n’a +pu passer une frontière, ni entrer dans une banque, sans être l’objet +de soupçons. Partout sauf dans sa ville natale, la police le regardait +de travers, et (bien que je sois sûr que ceci ne sera pas cru) on vient +de lui refuser l’accès du Casino de Monte-Carlo. Si vous voulez bien +vous le figurer vêtu comme on vient de le dépeindre, courbé sous son +havresac, marchant à près de huit kilomètres à l’heure, avec les plis +du pantalon de confection flottant autour de ses jambes héronnières, +et si vous y ajoutez les regards qu’il ne cessait de jeter vivement +autour de lui, comme s’il avait peur d’être poursuivi, le personnage +ainsi réalisé est loin d’être rassurant. Lorsque Villon cheminait, +(suivant peut-être la même riante vallée), pour se rendre en exil dans +le Roussillon, je me demande s’il n’avait <span class="pagenum" id="Page_286">286</span> pas quelque ressemblance +avec lui. Il avait sans aucun doute quelques préoccupations du même +genre, car il a dû, lui aussi, chemin faisant, tourner des vers dans +son cerveau, mais avec plus de bonheur que son successeur. Et s’il a +eu quelque chose comme le même temps inspirateur, les mêmes nuits de +vacarme, des hommes en armure dégringolant avec fracas l’escalier du +ciel, la pluie sifflant sur les rues du village, l’œil farouche du +taureau de la tempête lançant ses éclairs toute la nuit dans la chambre +nue de l’auberge, le même doux retour de la lumière, le même insondable +bleu du midi, les mêmes soirs alcyoniens<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> et fortement colorés et +surtout, s’il a eu quelque chose comme un aussi bon camarade, quelque +chose comme un goût aussi vif pour ce qu’il voyait et <span class="pagenum" id="Page_287">287</span> ce qu’il +mangeait, et pour les cours d’eau où il se baignait et le fatras qu’il +écrivait, j’échangerais volontiers de grands domaines aujourd’hui avec +le pauvre exilé, et je croirais encore gagner au change.</p> + +<p>Mais il y avait entre les deux voyages un autre point de similitude qui +devait coûter cher à l’Aréthuse: ils se firent tous deux en des jours +de sécurité incomplète. C’était peu après la guerre franco-allemande. +Si rapide que soit l’oubli chez l’homme, ce coin de pays fourmillait +encore d’histoires de uhlans et de sentinelles avancées, et de gens qui +avaient été à deux doigts de la corde d’ignominie, et de charmantes +amitiés momentanées entre l’envahisseur et l’envahi. Un an, deux ans +après au plus, vous auriez pu parcourir ce pays en tous sens sans +entendre une seule anecdote; et un an ou deux plus tard, vous auriez +(à supposer que vous fussiez un jeune homme de mauvaise mine, affublé +d’une façon indéfinissable) circulé dans la région en toute sûreté. +Car, de même que d’autres choses <span class="pagenum" id="Page_288">288</span> intéressantes, le spectre de +l’espion prussien aurait quelque peu pâli dans l’imagination des gens.</p> + +<p>Malgré tout cela, notre voyageur avait dépassé Château-Renard, avant +d’avoir conscience de l’attention qu’il soulevait. Sur la route, +entre cet endroit et Châtillon-sur-Loing, cependant, il rencontra un +facteur rural. Ils lièrent conversation et causèrent de choses et +d’autres. Mais tous les sujets qu’ils abordèrent laissaient le facteur +visiblement préoccupé, et ses yeux restaient invariablement braqués sur +le havresac de l’Aréthuse. Enfin, d’un air de mystère et de malice, il +s’enquit de ce que contenait le sac, et sur la réponse de l’Aréthuse, +il hocha la tête avec une bienveillante incrédulité: «Non, dit-il, +non, vous avez des portraits.» Puis d’une voix insinuante, «Voyons, +montrez-moi les portraits!» Il se passa quelques instants avant que +l’Aréthuse, partant d’un éclat de rire, devinât ce que voulait le +facteur. Par portraits il entendait des photographies obscènes; et +dans l’Aréthuse, <span class="pagenum" id="Page_289">289</span> auteur austère et encore à ses débuts, il avait +cru reconnaître un colporteur de choses pornographiques. Quand les +paysans en France se sont mis dans la tête qu’une personne exerce telle +profession, toute argumentation est inutile. Pendant tout le reste de +la route le facteur déploya toutes les ressources de son éloquence, +pour que le voyageur le laissât jeter un coup d’œil sur la collection. +Il employait tantôt les reproches tantôt les raisonnements: «Voyons, +je ne le dirai à personne.» Puis il essaya de la corruption et insista +pour me payer un verre de vin; et enfin, lorsque leurs routes se +séparèrent: «Non, dit-il, ce n’est pas bien de votre part. Oh! non, ce +n’est pas bien!» Et hochant la tête de l’air sentimental d’un homme +qu’on a lésé, il partit pas trop satisfait.</p> + +<p>Sur certaines petites difficultés que rencontra l’Aréthuse à +Châtillon-sur-Loing, je n’ai pas le loisir de m’étendre; un autre +Châtillon, de plus triste mémoire, sollicite trop mon attention. Mais +le lendemain, dans un certain hameau <span class="pagenum" id="Page_290">290</span> appelé la Jussière, il +s’arrêta pour boire un verre de sirop dans un cabaret très pauvre et +très nu. La cabaretière, une femme avenante qui donnait le sein à un +enfant, examina le voyageur d’un air bienveillant et pitoyable. «Vous +n’êtes pas de ce département?» demanda-t-elle. L’Aréthuse lui dit qu’il +était Anglais. «Ah! fit-elle surprise. Nous n’avons pas d’Anglais; nous +avons beaucoup d’Italiens pourtant, et ils font très bien; ils ne se +plaignent pas des gens du pays. Il se peut qu’un Anglais y fasse très +bien aussi; ce sera quelque chose de nouveau.» Et ici une remarque, +obscure pour l’Aréthuse, et qu’il chercha à éclaircir tout en buvant sa +grenadine. Mais quand il se leva et demanda ce qu’il devait, la lumière +se fit en lui, soudaine comme l’éclair. «Oh! pour vous, répondit la +cabaretière, un sou!» Pour vous! Par le ciel! elle le prenait pour un +mendiant. Il donna son sou, sentant qu’il aurait eu mauvaise grâce à la +tirer de son erreur. Mais quand il se retrouva dehors, sur la route, +<span class="pagenum" id="Page_291">291</span> il se sentit intérieurement vexé. La conscience n’est pas un +habile monsieur, c’est un être brut et rabbinique<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>; et sa conscience +lui disait qu’il avait volé le sirop.</p> + +<p>Cette nuit-là nos voyageurs couchèrent à Gien. Le lendemain ils +passèrent le fleuve et s’avancèrent (séparément selon leur habitude) +pour couvrir la courte étape qui devait les conduire, à travers +la plaine verte, du côté du Berri, à Châtillon-sur-Loire. C’était +l’ouverture de la chasse, et l’air retentissait des détonations des +armes à feu et des cris d’admiration des chasseurs. Par dessus notre +tête les oiseaux étaient dans la consternation, tourbillonnant en +nuages, se posant et reprenant leur vol. Et cependant, avec toute +cette agitation de chaque côté, la route elle-même était solitaire. +L’Aréthuse fuma une pipe près d’une borne kilométrique, et je <span class="pagenum" id="Page_292">292</span> me +rappelle qu’il passa une revue très exacte de tout ce qu’il devait +faire à Châtillon: il devait s’offrir le plaisir d’un bain froid, +changer de linge et attendre l’arrivée de la Cigarette, dans une +sublime inaction, au bord de la Loire. Enflammé par ces idées, il +n’en poussa que plus rapidement en avant et arriva de bonne heure +dans l’après-midi, tout fumant de sueur, à l’entrée de cette ville de +malheur. Le chevalier Roland à la sombre tour vint.</p> + +<p>Un gendarme poli projeta son ombre sur le chemin.</p> + +<p>«Monsieur est voyageur?» demanda-t-il.</p> + +<p>Et l’Aréthuse, fort de son innocence et oubliant son méchant +accoutrement, répliqua,—je dirai presque avec gaieté: «il paraîtrait +que oui.»</p> + +<p>Ses papiers sont en ordre? dit le gendarme. Et lorsque l’Aréthuse, +avec une légère altération dans la voix, convint qu’il n’avait pas de +papiers, on l’informa (assez poliment) qu’il devait comparaître devant +le commissaire.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_293">293</span></p> + +<p>Le Commissaire était assis à une table, dans sa chambre à coucher, +sans autre vêtement que sa chemise et son pantalon, et malgré cela +transpirant abondamment; et lorsqu’il tourna vers le prisonnier une +grosse face inintelligente qui, comme celle de Bardolph, n’était que +boutons et pustules, les gens les plus bouchés auraient pu se préparer +à souffrir. Je me trouvais devant un homme stupide, à qui la chaleur +donnait envie de dormir, furieux d’être dérangé, insensible aux prières +comme aux arguments.</p> + +<p><i>Le Commissaire.</i>—Vous n’avez pas de papiers?</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Pas ici.</p> + +<p><i>Le Commissaire.</i>—Pourquoi?</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Je les ai laissés derrière dans ma valise.</p> + +<p><i>Le Commissaire.</i>—Vous savez cependant, qu’il est défendu de +circuler sans papiers?</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Pardon. Je suis convaincu du contraire. Je suis +ici dans mes droits, comme sujet anglais, en vertu d’un traité +international.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_294">294</span></p> + +<p><i>Le Commissaire (avec mépris).</i> Vous vous prétendez Anglais?</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Oui.</p> + +<p><i>Le Commissaire.</i>—Hum! Quelle est votre profession?</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Je suis avocat en Ecosse.</p> + +<p><i>Le Commissaire (singulièrement gêné).</i>—Avocat en Ecosse! +Avez-vous la prétention de gagner votre vie avec cela dans ce +département?</p> + +<p>L’Aréthuse se défendit modestement de cette prétention. Le Commissaire +avait gagné une manche.</p> + +<p><i>Le Commissaire.</i>—Pourquoi donc voyagez-vous?</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Je voyage pour mon agrément.</p> + +<p><i>Le Commissaire (montrant le havresac et avec une sublime +incrédulité).</i> Voyez-vous, je suis un homme intelligent.</p> + +<p>Le coupable demeurant muet à ce coup droit, le Commissaire savoura +un moment son triomphe; puis il demanda (comme le facteur, mais <span class="pagenum" id="Page_295">295</span> +il s’attendait à y trouver des choses bien différentes) à voir le +contenu du havresac. Et ici l’Aréthuse, qui n’avait pas encore un +sentiment bien net de sa position, commit une grave méprise. Il y +avait peu ou pas de meubles dans la pièce, à part la chaise et la +table du Commissaire; et pour faciliter les choses, l’Aréthuse (le +plus innocemment du monde) appuya le havresac sur un coin du lit. Le +Commissaire bondit positivement de sa chaise; son visage et son cou +devinrent rouge-pourpre, presque bleus; et il cria de mettre sur le +parquet l’objet profanateur.</p> + +<p>Le havresac se trouva contenir des chemises, des souliers, des +chaussettes et des pantalons de toile de rechange, un petit nécessaire +de toilette, un morceau de savon dans l’un des souliers, deux volumes +de la Collection Jannet intitulés Poésies de Charles d’Orléans, une +carte géographique et un cahier de traductions contenant diverses +notes en prose et les remarquables rondeaux anglais qui jusqu’ici +n’ont pas <span class="pagenum" id="Page_296">296</span> encore été publiés. Le Commissaire de Châtillon est +la seule personne vivante qui ait jeté un regard sur ces bagatelles +artistiques. Il retourna de façon blessante l’assortiment du bout du +doigt; à voir la manière dont il touchait ces choses, il était évident +qu’il considérait l’Aréthuse et tout ce qui lui appartenait, comme le +temple même de l’infection. Il n’y avait cependant rien de suspect dans +la carte, rien de réellement criminel que les rondeaux; quant à Charles +d’Orléans, pour l’esprit ignorant du prisonnier, il semblait valoir un +certificat, et il était à croire que la farce allait finir.</p> + +<p>L’inquisiteur reprit son siège.</p> + +<p><i>Le Commissaire (après une pause).</i>—Eh bien! Je vais vous dire ce +que vous êtes. Vous êtes Allemand et vous venez chanter à la foire.</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Vous plairait-il de m’entendre chanter? Je pense +que je pourrai vous convaincre du contraire.</p> + +<p><i>Le Commissaire.</i>—Pas de plaisanterie, monsieur.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_297">297</span></p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Eh bien! Monsieur, faites-moi au moins le plaisir +de regarder ce livre. Ici; je l’ouvre les yeux fermés. Lisez l’un de +ces chants; celui-ci, par exemple; et dites-moi, vous qui êtes un homme +intelligent, s’il serait possible de chanter cela dans une foire.</p> + +<p><i>Le Commissaire (d’un air entendu).</i>—Mais oui; très bien.</p> + +<p><i>L’Aréthuse.</i>—Comment! Monsieur, vous ne remarquez pas que c’est +en vieux langage? C’est difficile à comprendre, même pour vous et pour +moi; mais pour un auditoire de foire, ce serait incompréhensible.</p> + +<p><i>Le Commissaire (prenant une plume).</i>—Enfin, il faut en finir. +Votre nom?</p> + +<p><i>L’Aréthuse (parlant rapidement et mangeant ses mots à la façon des +Anglais).</i>—Robert Louis Stev’ns’n.</p> + +<p><i>Le Commissaire (ayant bataillé à plusieurs reprises avec sa +plume).</i>—Eh bien! il faut se passer du nom. Ça ne s’écrit pas.</p> + +<p>Ce qui précède est un résumé sommaire de <span class="pagenum" id="Page_298">298</span> cette importante +conversation, dans lequel je me suis surtout préoccupé de conserver +la fleur des paroles du Commissaire. Mais du reste de la scène, +l’Aréthuse, par suite peut-être de sa colère croissante, n’a gardé dans +sa mémoire qu’un souvenir assez vague. Le Commissaire n’avait pas, je +pense, la pratique des lettres; à peine du moins, eut-il pris la plume +en main et se fut-il embarqué dans la composition du procès-verbal, +qu’il devint manifestement plus impoli et commença à montrer de la +prédilection pour la plus simple de toutes les formes de répartie: +«Vous mentez.» Plusieurs fois l’Aréthuse passa là-dessus; puis soudain, +il s’enflamma, refusa d’accepter plus d’insultes ou de répondre à +d’autres questions, défia le Commissaire de lui faire tout le mal qu’il +pourrait, et lui promit que, s’il le faisait, il s’en repentirait +amèrement. Peut-être, s’il avait eu cet air hautain dès le début, au +lieu de prendre les choses d’abord sur un ton badin et de continuer par +des arguments, l’affaire aurait-elle pu tourner autrement? <span class="pagenum" id="Page_299">299</span> Car si +loin que les choses fussent allées<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, en ce moment, le Commissaire +était visiblement hésitant. Mais il était trop tard; il avait été mis +au défi; le procès-verbal était commencé; et carrant les coudes sur la +table, il se reprit à écrire, et l’Aréthuse fut conduit en prison.</p> + +<p>A quelques pas en descendant la route brûlante se trouvait la +gendarmerie. C’est là que notre infortuné fut conduit et qu’il reçut +l’ordre de vider ses poches. Un mouchoir, une plume, un crayon, une +pipe et du tabac, des allumettes et une dizaine de francs de monnaie, +voilà tout. Pas une lettre, pas un chiffre, pas le moindre écrit, soit +pour établir son identité, soit pour le condamner. Le gendarme lui-même +était épouvanté devant un tel dénûment.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_300">300</span></p> + +<p>«Je regrette, dit-il, de vous avoir arrêté, car je vois que vous n’êtes +pas un voyou.» Et il lui promit d’être aussi indulgent que possible.</p> + +<p>L’Aréthuse ainsi encouragé demanda sa pipe. Cela, lui dit-on, était +impossible; mais s’il chiquait, il pourrait avoir du tabac. Il ne +chiqua pas cependant, et demanda à avoir son mouchoir à la place.</p> + +<p>«Non, dit le gendarme. Nous avons eu des histoires de gens qui se sont +pendus.»</p> + +<p>Quoi! s’écria l’Aréthuse. C’est pour cela que vous me refusez mon +mouchoir. Mais voyez donc combien il me serait plus facile de me pendre +avec mon pantalon.</p> + +<p>L’homme fut frappé par la nouveauté de l’idée; mais il ne voulut pas +démordre de ses prétextes et se borna à réitérer de vagues offres de +service.</p> + +<p>Au moins, dit l’Aréthuse, ne manquez pas d’arrêter mon camarade; il me +suivra sans tarder sur la même route, et vous pourrez le reconnaître au +sac qu’il portera sur les épaules.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p> + +<p>Ceci promis, le prisonnier fut emmené dans l’arrière-cour du bâtiment; +une porte de cave fut ouverte, on lui fit signe de descendre +l’escalier; puis les <ins class="correction" title="verroux">verrous</ins> grincèrent et les chaînes retentirent +derrière lui pendant sa descente.</p> + +<p>L’esprit philosophique et plus encore l’esprit d’imagination est apte +à se supposer en état de faire face à tout terrible accident. La +prison, entre autres maux, était un de ceux qu’avait souvent affrontés +l’intrépide Aréthuse. Au moment même où il descendait l’escalier, il se +disait que c’était là une fameuse occasion de composer un rondeau et +que, comme les linottes emprisonnées du mélodieux cavalier, il rendrait +lui aussi sa prison harmonieuse. Je vais dire la vérité tout de suite: +le rondeau ne fut jamais écrit; sans quoi, il serait imprimé ici, pour +faire naître un sourire. Deux raisons intervinrent: la première morale, +la seconde physique.</p> + +<p>Une des curiosités de la nature humaine c’est que, bien que tous les +hommes soient <span class="pagenum" id="Page_302">302</span> menteurs, aucun d’eux ne souffre qu’on lui applique +cette qualification. La recevoir et l’accepter d’une âme égale est un +effort plus que stoïque, et l’Aréthuse qui n’avait pu avaler cette +insulte sentait bouillonner dans son cœur la lave incandescente de +sa colère étouffée. Mais la raison physique eut aussi son rôle. La +cave dans laquelle il était enfermé se trouvait à quelques pieds sous +terre; elle n’était éclairée que par une étroite ouverture sans vitre, +pratiquée au haut du mur et masquée par les feuilles d’une vigne verte. +Les murs étaient de maçonnerie nue; pour plancher, rien que le sol; +en fait de meubles, un bassin en terre cuite, une cruche à eau et une +couchette en bois avec, pour couverture, un manteau gris-bleu. D’être +arraché à l’air chaud d’une après-midi d’été, à la réverbération de +la route, et au mouvement d’une marche rapide, pour être plongé dans +l’obscurité et l’humidité de ce réceptacle à vagabonds, cela glaça +instantanément le sang de l’Aréthuse. Et vous allez voir comme il +faut peu <span class="pagenum" id="Page_303">303</span> de chose pour constituer une souffrance: le sol était +excessivement raboteux sous les pieds; il gardait encore jusqu’aux +marques laissées, je suppose, par les coups de bêche des ouvriers qui +creusèrent les fondations de la caserne; et tant à cause du peu de +clarté que de la surface inégale, il était impossible de marcher.</p> + +<p>L’auteur coffré résista un bon moment, mais le froid glacial de la +place le pénétrait de plus en plus; et à la longue, avec toute la +répugnance que vous pouvez imaginer, il en fut réduit à grimper sur +le lit et à s’envelopper dans la couverture publique. Le voilà donc +couché, presque grelottant, plongé dans une demi-obscurité, enroulé +dans un vêtement dont il redoutait le contact comme la peste, et (dans +un état d’esprit fort éloigné de la résignation) passant en revue la +kyrielle d’insultes qu’il venait de recevoir. Ce ne sont point là +circonstances favorables à la muse.</p> + +<p>Pendant ce temps (pour en revenir au dehors, où le soleil brillait +toujours et où les coups de feu des <span class="pagenum" id="Page_304">304</span> chasseurs retentissaient +encore par toute la plaine semée de bouquets d’arbres,) la Cigarette +s’approchait marchant de son pas plus philosophique. En ces jours de +liberté et de santé, il fut le compagnon fidèle de l’Aréthuse et il +eut de fréquentes occasions de partager la défaveur de celui-ci auprès +de la police. Que de coupes amères il a vidées avec ce désastreux +camarade! Il était, lui, né pour flotter aisément à travers la vie, la +noblesse de ses traits et l’élégance de ses manières prévenant tout le +monde en sa faveur. Il n’y avait qu’une seule chose suspecte qu’il ne +pouvait éloigner: la présence de son compagnon. Il n’oubliera pas de +sitôt le Commissaire de ce qu’on appelle ironiquement la ville libre de +Francfort-sur-le-Mein, ni la frontière franco-belge, ni l’hôtel à la +Fère; enfin (et ce n’aura pas été sa moindre mésaventure) il est à peu +près certain qu’il se souviendra de Châtillon-sur-Loire.</p> + +<p>A l’entrée de la ville, le gendarme le cueillit comme une fleur des +chemins; et un moment <span class="pagenum" id="Page_305">305</span> après, deux personnes, au comble de la +surprise, étaient confrontées dans le bureau du Commissaire. Car si la +Cigarette fut surpris d’être arrêté, le Commissaire ne fut pas moins +renversé par l’aspect et la mise de son prisonnier. Celui-ci était +un homme au sujet duquel il ne pouvait y avoir aucune méprise, un +homme d’une distinction incontestable et inattaquable, tiré à quatre +épingles, vêtu non seulement avec propreté mais avec élégance, prêt +à exhiber son passe-port au premier mot et bien pourvu d’argent; un +homme que le Commissaire aurait salué d’un grand coup de chapeau, +si par hasard il l’avait rencontré sur la grand’route; et ce beau +cavalier réclamait sans vergogne l’Aréthuse comme étant son camarade. +La conclusion de l’entrevue était décidée d’avance. Parmi les choses +humoristiques qui s’y dirent, il n’en est qu’une dont je me souvienne: +«Baronnet?» demanda le magistrat, relevant les yeux de dessus le +passe-port. «Alors, monsieur, vous êtes le fils d’un baron?» Et quand +la Cigarette <span class="pagenum" id="Page_306">306</span> eut nié (sa seule faute pendant toute l’entrevue) +cette douce accusation, «Alors», reprit le Commissaire, «ce n’est pas +votre passe-port?» Mais c’étaient là des coups de foudre sans effet; +il n’avait jamais songé à mettre la main sur la Cigarette; bientôt, +il tomba dans un état d’admiration sans bornes, dévorant des yeux le +contenu du havresac, faisant l’éloge du tailleur de notre ami. Ah! +quel hôte honorable le Commissaire recevait en ce moment! Comme ses +vêtements étaient bien appropriés à la chaleur de la saison! Quelles +superbes cartes, quel attrayant ouvrage d’histoire, il portait dans son +havresac! Il n’y avait plus à présent, vous le comprenez, qu’un seul +point, sur lequel ils ne fussent pas d’accord: Qu’allait-on faire de +l’Aréthuse? la Cigarette demandant sa mise en liberté, le Commissaire +le réclamant toujours comme la propriété du cachot. Or, il se trouvait +que la Cigarette avait passé quelques années de sa vie en Egypte, où +il avait fait connaissance avec deux choses très mauvaises: le <span class="pagenum" id="Page_307">307</span> +choléra morbus et les pachas; et dans l’œil du Commissaire en train de +feuilleter le volume de Michelet, il semblait à notre voyageur qu’il +y avait quelque chose de Turc. Je passe légèrement sur ceci; il est +très possible qu’il y eût quelque malentendu; très possible, que le +Commissaire (charmé de son visiteur) supposât l’attraction réciproque, +et prît pour un acte d’amitié croissante ce que la Cigarette de son +côté regardait comme un moyen de corruption. Quoiqu’il en soit, +y eut-il jamais moyen de corruption plus singulier qu’un volume +dépareillé de l’histoire de Michelet? L’ouvrage lui fut promis pour +le lendemain, avant notre départ; et bientôt après, soit que son +désir fût satisfait, soit qu’il ne voulût pas demeurer en reste de +procédés amicaux: «Eh bien! dit-il, je suppose qu’il faut lâcher votre +camarade». Et il mit en pièces ce régal d’humour, le procès-verbal +inachevé. Ah! s’il avait seulement déchiré à la place les rondeaux +de l’Aréthuse! Beaucoup d’ouvrages furent brûlés <span class="pagenum" id="Page_308">308</span> à Alexandrie, +beaucoup sont conservés précieusement au British Museum que, certes, +je donnerais volontiers pour le procès-verbal de Châtillon. Pauvre +Commissaire au visage couvert de pustules! Je commence à regretter +qu’il n’ait jamais eu son Michelet; car j’aperçois en lui de beaux +traits d’humanité, une forte dose de stupidité, du zèle dans ses +fonctions de magistrat, un certain goût pour les lettres, une prompte +admiration pour ce qui est admirable. Et s’il n’admira pas l’Aréthuse, +il ne fut pas le seul.</p> + +<p>Soudain un bruit de verrous et de chaînes arriva aux oreilles du +prisonnier, grelottant sous la couverture publique. Il sauta vivement +à terre, prêt à accueillir avec joie un compagnon d’infortune; mais +au lieu de cela, la porte vivement s’ouvrit toute grande, le gendarme +ami apparut au haut de l’escalier, dans l’éblouissante clarté du +jour, et avec un geste magnifique, (c’était sans doute un amateur de +drame)—«Vous êtes libre!» dit-il. Ce n’était pas trop <span class="pagenum" id="Page_309">309</span> tôt pour +l’Aréthuse. Je ne sais si son emprisonnement avait duré une demi-heure; +mais à la montre de l’esprit, (et l’Aréthuse n’en portait pas d’autre) +le temps lui avait paru huit fois plus long. Et escaladant les marches +de l’escalier, il passa avec ravissement de la fraîcheur de la cave à +la chaleur réconfortante du soleil de l’après-midi; et l’haleine de la +terre lui arriva aussi douce que celle d’une vache; et de nouveau, il +entendit, suave volupté, l’accord des bruits délicats que nous appelons +le bourdonnement de la vie.</p> + +<p>On pourrait croire que mon histoire finit ici; mais pas du tout. +Ceci n’était qu’un arrêt de la pièce et non pas le baisser du +rideau. Sur la scène qui suivit, en face de la gendarmerie, je me +fais scrupule de m’étendre, puisqu’il y a une dame en cause. La +femme du maréchal-des-logis était une belle personne; et cependant, +l’Aréthuse ne fut pas fâché de quitter sa société. En sa mémoire +traîne encore un vague souvenir des traits de cette femme, fraîche +<span class="pagenum" id="Page_310">310</span> comme une pêche, par cette après-midi torride; mais il se +rappelle mieux sa conversation: «Vous avez là un très beau salon», dit +l’infortuné.—«Ah!» dit madame la maréchale (des logis), «vous êtes +bien familiarisé avec de pareils salons!» Et il vous aurait fallu voir +de quel œil dur et méprisant elle toisait le vagabond debout devant +elle! Je ne pense pas qu’il ait jamais haï le Commissaire; mais avant +que cette entrevue touchât à sa fin, il haïssait Madame la Maréchale. +Sa colère, si j’en crois quelqu’un qui était présent, se trahissait +par le feu de ses regards, la pâleur de son visage, le tremblement de +sa voix. Madame, pendant ce temps, goûtait les joies du matador, le +piquant de mots acérés, et lui faisant baisser les yeux sous son regard +froid.</p> + +<p>Grande, certes, fut sa joie de ne plus être avec cette dame; plus +grande encore celle qu’il éprouva à s’attabler devant un excellent +dîner, à l’auberge. Ici aussi, les voyageurs méprisés réussirent à +lier connaissance avec leur <span class="pagenum" id="Page_311">311</span> plus proche voisin, un monsieur de +l’endroit de retour de la chasse et qui eut le bon goût de prendre +plaisir à leur société. Le dîner terminé, le monsieur proposa de faire +plus ample connaissance au café.</p> + +<p>Le café était bondé de chasseurs qui expliquaient bruyamment à tout le +monde le peu de volume de leurs carniers. Vers le centre de la salle la +Cigarette et l’Aréthuse étaient assis avec leur nouvelle connaissance; +trio très satisfait; car les voyageurs, après leur récente expérience, +étaient avides de considération et leur chasseur fier d’avoir une paire +de patients auditeurs. Soudain la porte vitrée s’ouvrit avec fracas; +dans l’encadrement, le maréchal des logis apparut, magnifique sous son +ceinturon et ses aiguillettes, traversa la salle à grands pas, avec un +bruit d’éperons et d’armes, et disparut par une porte à l’autre bout. +Sur ses talons venait le gendarme à qui l’Aréthuse avait eu affaire +dans l’après-midi, imitant avec une nuance marquée le port impérial +de son supérieur. Seulement <span class="pagenum" id="Page_312">312</span> en passant, il frappa légèrement +du plat de la main sur l’épaule de son ex-prisonnier, et de ce ton +retentissant, dramatique, dont il avait le secret: «Suivez», dit-il.</p> + +<p>L’arrestation des membres du Parlement, le serment du jeu de paume, +la signature de la déclaration d’indépendance, le discours de Marc +Antoine, toutes les nobles scènes de l’histoire, je les conçois comme +assez semblables à cette soirée du café de Châtillon. La terreur +planait sur l’assemblée. Un moment après, quand l’Aréthuse eut suivi à +l’autre bout de la maison ceux qui de nouveau le faisaient prisonnier, +la Cigarette se trouva seul devant son café au milieu d’un cercle de +chaises et de tables vides; tous les exubérants chasseurs se pressaient +dans les coins; leurs voix tumultueuses à présent réduites à des +chuchotements, et leurs yeux lui lançant des regards furtifs comme à un +lépreux.</p> + +<p>Et l’Aréthuse? Il avait, lui, une entrevue longue et parfois pénible +dans l’arrière-cuisine. <span class="pagenum" id="Page_313">313</span> Le maréchal des logis, un très bel homme, +intelligent et honnête tout à la fois, à mon avis n’avait pas d’opinion +claire sur l’affaire. Il pensait que le commissaire avait eu tort; mais +il ne voulait pas attirer des désagréments à ses subordonnés; et il fit +une proposition, puis une autre, puis une autre encore; et à toutes +l’Aréthuse (qui sentait sa position devenir meilleure) faisait des +objections.</p> + +<p>«Bref, suggéra l’Aréthuse, vous désirez vous laver les mains de toute +autre responsabilité? Eh bien! Alors laissez-moi aller à Paris.»</p> + +<p>Le maréchal des logis tira sa montre.</p> + +<p>«Vous pouvez, dit-il, prendre le train pour Paris à dix heures».</p> + +<p>Et le lendemain, à midi, les voyageurs racontaient leur mésaventure +dans la salle à manger chez Siron.</p> + +<p class="rsignature2"><span class="smcap">Robert Louis STEVENSON.</span></p> + +<p class="rsignature"><i>Traduit de l’Anglais par Lucien LEMAIRE.</i></p> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="footnotes"> + <p><span class="pagenum hidden" id="Page_314bis"></span></p> + <h2 class="h2notes" id="notes">NOTES</h2> + <hr class="small3"> + + <p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Tout ce dernier paragraphe est une allusion directe à + la répugnance de l’auteur pour la profession d’ingénieur que ses + parents lui avaient fait embrasser. Il prit <ins class="correction" title="finalelement">finalement</ins> la décision de + la quitter, malgré l’opposition de toute sa famille, désolée de le + voir abandonner une profession si respectable pour une carrière aussi + aléatoire que celle des lettres. Heureusement l’évènement lui donna + raison et ses parents n’eurent plus tard qu’à se réjouir de ses succès + littéraires.</p> + + <p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Le figuier des Banians est un arbre de l’Inde sur lequel + on recueille la gomme laque. Cet arbre a une façon extraordinaire de + se propager; les branches qui en forment la cime émettent des pousses + grêles qui descendent verticalement et s’allongent de plus en plus, + jusqu’à ce qu’elles touchent le sol. Elles y prennent bientôt racine, + grossissent et forment comme autant de colonnes qui soutiennent la tête + de l’arbre. Le tronc de celui-ci peut périr sans que la cime meure, et + de nouvelles colonnes s’ajoutent toujours aux anciennes. Il en résulte + comme une petite forêt, provenant d’un seul tronc. On voit à Nerbuddah + un figuier des pagodes qui occupe une surface de six à sept cents + mètres de circonférence.</p> + + <p class="rsignature"><i>(Note du traducteur</i>).</p> + + <p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Allusion à une poésie de Burns intitulée: «<i>A une + Marguerite de montagne</i>,» dans laquelle il plaint le sort d’une + marguerite qu’il a retournée et déracinée avec sa charrue. La pièce, + très jolie, comprend 9 strophes de 6 vers chacune.</p> + + <p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Shakespeare. La nuit des rois. Scène IV. Acte II.</p> + + <p class="rsignature"><i>N. d. T.</i></p> + + <p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Georges Washington, qui força l’Angleterre à reconnaître + l’indépendance des Etats-Unis.</p> + + <p class="rsignature">N. d. T.</p> + + <p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Burns a été employé de l’accise ou régie en Ecosse.</p> + + <p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Mélange de bière anglaise; moitié stout, moitié pale-ale.</p> + + <p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Alcyoniens: apaisés, calmes. Mythologie. Jours alcyoniens. + Chez les Grecs, les sept jours qui précédaient et les sept jours qui + suivaient le solstice d’hiver, pendant lesquels l’alcyon était supposé + faire son nid et couver ses œufs sur la mer, qui alors était calme. + L’alcyon était le symbole de la paix et de la tranquillité.</p> + + <p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Rabbinique: veut dire primitif, intransigeant, dont les + principes sont restés intacts, n’ont subi aucune altération, aucun + adoucissement par le fait de raisonnements subtils.</p> + + <p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Le texte dit: <i>car même à cette onzième heure, le + Commissaire</i>: allusion biblique à la parabole du bon pasteur dans + laquelle les ouvriers engagés à la onzième heure reçurent la même + rémunération que ceux engagés dès le commencement de la journée.</p> +</div> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum" id="Page_314">314</span></p> +</div> + +<table class="tablematieres" id="table_des_matieres"> + <colgroup> + <col style="width: 90%;"> + <col style="width: 10%;"> + </colgroup> + <tbody> + <tr> + <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES</h2></td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3"></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom"> </td> + <td class="tdrbottom">Pages.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Préface à la traduction.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">5</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Préface de l’auteur.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_2">11</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Dédicace.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_3">15</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">D’Anvers à Boom.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_4">21</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Sur le canal de Willebroeck.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_5">30</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">A Bruxelles: Le Royal sport nautique.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_6">41</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">A Maubeuge.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_7">53</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Sur la Sambre canalisée. En route pour Quartes.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_8">63</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Pont-sur-Sambre. Nous sommes des marchands.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_9">77</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Pont-sur-Sambre. Le marchand ambulant.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_10">91</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Sur la Sambre canalisée. En route pour Landrecies.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_11">101</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">A Landrecies.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12">114</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Le canal de la Sambre à l’Oise: Péniches.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_13">124</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">La crue de l’Oise.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_14">134</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Origny Sainte-Benoîte: Un jour de repos.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15">151</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Origny Sainte-Benoîte: Nos compagnons de table.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_16">164</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: En route pour Moy.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_17">178</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">La Fère de maudite mémoire.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_18">188</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: à travers la vallée dorée.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_19">200</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">La cathédrale de Noyon.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_20">204</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: En route pour Compiègne.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_21">216</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">A Compiègne.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_22">222</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Autres temps.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_23">234</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: Intérieurs d’<ins class="correction" title="église">églises</ins>.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_24">246</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Précy et les Marionnettes.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_25">259</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">De retour au monde.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_26">279</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Epilogue—Pris pour espion.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#ch_27">283</a></td> + </tr> + </tbody> +</table> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <p><span class="pagenum" id="Page_315">315</span></p> +</div> + +<table class="tablematieres" id="table_des_gravures"> + <colgroup> + <col style="width: 90%;"> + <col style="width: 10%;"> + </colgroup> + <tbody> + <tr> + <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES GRAVURES</h2></td> + </tr> + <tr> + <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3"></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom"> </td> + <td class="tdrbottom">Pages.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Portrait de Robert Louis Stevenson.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_1">2</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Frontispice à l’eau-forte de Walter <ins class="correction" title="Cranc">Crane</ins>.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_2">19</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">La rivière comme un miroir qui s’allongerait.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_3">67</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">S’élevait au centre du village une grande tour + maigre.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_4">81</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Lorsque nous longions la forêt de Mormal.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_5">103</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Ils ne montaient pas plus haut que les genoux de + la cathédrale.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_6">205</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdlbottom">Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l’hôtel + de Ville.</td> + <td class="tdrbottom"><a href="#grav_7">227</a></td> + </tr> + </tbody> +</table> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> + <div class="tnote"> + <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2> + + <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version + originale.</p> + + <p class="fontnote">L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="orthographe initiale">souris</ins> sur + le mot pour voir l’orthographe originale.</p> + + <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p> + + <p class="fontnote">La couverture est illustrée par un portrait de R.-L. Stevenson, + auteur inconnu, publié dans le livre de Sir Graham Balfour: "The life of Robert + Louis Stevenson", (source: Internet Archive). Elle appartient au domaine public.</p> + </div> +</div> + +<hr class="full"> +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75917 ***</div> + </body> +</html> + diff --git a/75917-h/images/cover.jpg b/75917-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1e4f798 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/cover.jpg diff --git a/75917-h/images/frontispice.jpg b/75917-h/images/frontispice.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..04fdef2 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/frontispice.jpg diff --git a/75917-h/images/page-103.jpg b/75917-h/images/page-103.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..46e13f0 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/page-103.jpg diff --git a/75917-h/images/page-19.jpg b/75917-h/images/page-19.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..dc308ab --- /dev/null +++ b/75917-h/images/page-19.jpg diff --git a/75917-h/images/page-205.jpg b/75917-h/images/page-205.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..607efa0 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/page-205.jpg diff --git a/75917-h/images/page-227.jpg b/75917-h/images/page-227.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3646c3f --- /dev/null +++ b/75917-h/images/page-227.jpg diff --git a/75917-h/images/page-67.jpg b/75917-h/images/page-67.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e2a46a0 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/page-67.jpg diff --git a/75917-h/images/page-81.jpg b/75917-h/images/page-81.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6288838 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/page-81.jpg diff --git a/75917-h/images/x-frontispice.jpg b/75917-h/images/x-frontispice.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f263c86 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/x-frontispice.jpg diff --git a/75917-h/images/x-page-19.jpg b/75917-h/images/x-page-19.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0a65007 --- /dev/null +++ b/75917-h/images/x-page-19.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..b5dba15 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This book, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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