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authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-04-20 10:21:20 -0700
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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75917 ***
+
+
+
+
+
+ Au lecteur
+
+ Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
+ originale.
+
+ L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ La liste des modifications se trouve à la fin du texte.
+
+ La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
+
+
+
+
+A LA PAGAIE
+
+[Illustration: ROBERT LOUIS STEVENSON.--L'ARÉTHUSE]
+
+
+
+
+ ROBERT LOUIS STEVENSON
+
+ A LA PAGAIE
+
+ SUR L'ESCAUT, LE CANAL DE WILLEBROECK,
+ LA SAMBRE ET L'OISE
+
+ TRADUIT DE L'ANGLAIS AVEC AUTORISATION
+
+ PAR
+
+ LUCIEN LEMAIRE
+
+ Officier d'Académie
+ Professeur au lycée de Valenciennes
+
+ PRÉFACE DE A. ANGELLIER,
+
+ Professeur de littérature anglaise
+ Doyen de la Faculté des lettres de Lille
+
+ AVEC UN FRONTISPICE PAR WALTER CRANE
+
+ ET SIX ILLUSTRATIONS
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE HISTORIQUE DES PROVINCES
+
+ EMILE LECHEVALIER
+ 39, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 39
+
+ 1900
+
+
+_Il a été tiré 150 exemplaires sur papier Japon, numérotés de 1 à 150,
+
+1 exemplaire sur papier de Chine, numéroté 151,
+
+Et 50 exemplaires sur papier Hollande, numérotés à la presse de 152 à
+201._
+
+
+
+
+PREFACE A LA TRADUCTION
+
+
+Dans l'œuvre très diverse de Robert Louis Stevenson, en dehors de
+ses romans fantastiques et de la série de ses romans historiques
+écossais, qui vivent d'une vie si active et si franche, il y a un coin
+particulièrement frais et charmant. Ce sont ses récits de voyages, mais
+non pas de voyages en chemin de fer ou en bateau à vapeur, avec séjours
+dans les grandes villes, et développements du Murray ou du Bœdeker.
+Ce n'est point là sa façon: il se plaît à parcourir des parties de
+pays ignorées, et il veut le voyage avec ses petites péripéties, ses
+efforts, ses ennuis, ses surprises, le voyage vraiment fait par le
+voyageur et non par quelque machine à laquelle il se confie. Tantôt
+il s'en va dans les montagnes avec un âne qu'il a chargé d'objets
+de campement et de cuisine, et il bivouaque en plein air. Tantôt il
+descend les rivières sur une fragile périssoire, non sans aventures
+et sans quelque danger. Il fait le vrai voyage, celui qui demande de
+l'énergie, du sang-froid, de l'effort physique, de l'endurance, et qui
+vous récompense par l'exercice et l'accroissement de ces qualités; sans
+compter le plaisir de mille incidents et de mille aspects inattendus;
+sans compter un délicieux sentiment d'indépendance. Les émotions et les
+rencontres du voyageur, notées au jour le jour, un peu à la façon de
+Topffer, mais avec un sens plus général et plus artistique, ont fourni
+les jolis carnets de voyage qui se nomment: _An Inland Voyage_, ou:
+_Travels with a Donkey_.
+
+Ce sont des notations pleines de gaîté, de bonne humeur, parsemées de
+délicats paysages à la fois exacts et larges, de réflexions générales,
+d'observations bienveillantes, d'une sorte de cordialité envers
+les gens, du sentiment de la vie au grand air et de ce qu'elle a de
+_bracing_, pour employer le terme anglais. Tout cela est exprimé dans
+une langue qui a fait de Stevenson un des écrivains les plus rares et
+les plus distingués de l'Angleterre contemporaine; une langue aisée,
+élégante, naturelle, mesurée, disant tout sans effort, colorée sans
+surcharge, et d'une merveilleuse souplesse. Sans étalage quoique
+avec de grandes ressources de vocabulaire, sans tension de syntaxe,
+elle glisse facilement autour des idées, qui se trouvent saisies et
+enveloppées sans presque qu'on y ait pris garde, quelque subtiles et
+fuyantes qu'elles soient. Elle a cette simplicité qui semble naturelle,
+qui est au fond très savante, dont est fait en grande partie le
+talent d'un de nos écrivains contemporains: je veux dire d'Anatole
+France. Mais la langue de celui-ci, pour exquise qu'elle soit, sent
+le renfermé: elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un
+parfum d'autrefois, de fleur desséchée: elle est dépaysée au grand air.
+Même ses paysages sont vus à travers des vitres: ils ont quelquefois
+la couleur, ils n'ont jamais la brise. La langue de Stevenson, moins
+pénétrante, est plus active, plus franchement vivante; elle a plus
+couru les grands chemins, elle est plus virile, plus saine. On sent
+qu'elle aurait pu devenir un instrument d'action, tandis que celle de
+M. France, féminine et comme lassée, n'a foulé que des tapis; elle est
+sans force et plie, quand elle s'emploie à autre chose qu'à l'art; elle
+peut toucher à tout, elle ne peut rien soulever.
+
+C'est en France que Stevenson a accompli ses principaux voyages. Sans
+parler de ses fraîches et riantes pages sur la forêt de Fontainebleau,
+les _Travels with a Donkey_ ont été faits dans les Cévennes, et _An
+Inland Voyage_, au fil de l'Oise. Stevenson a pénétré ainsi dans la
+véritable vie française. Il la comprend et il l'aime; et s'il n'en
+fait pas une étude formelle, il la touche sans cesse en passant. Il
+est, avec Hamerton et Miss Matilda Betham-Edwards, (je ne parle pas
+du livre de Bodley qui est une enquête sociale), un des auteurs
+anglais qui ont fait amitié avec l'âme de ce pays, et tenté de la faire
+connaître à leurs compatriotes. Travail méritoire! Car si les Anglais
+sont vraisemblablement le peuple le mieux informé sur les autres,
+ils sont peut-être aussi celui qui comprend le moins les autres. Ils
+vivent, surtout en ce qui nous concerne, dans un chaos de préjugés
+héréditaires, de renseignements minuscules, d'ignorances capitales
+rendues plus dangereuses par une surabondance de détails futiles, dans
+un clapotis de menus faits, ou radicalement faux, ou déformés par le
+besoin d'effet, de grossissement et d'importance dont sont atteints,
+par détérioration professionnelle, les correspondants de leurs
+journaux. Dans tout cela roulent, plus souvent qu'il ne conviendrait,
+des mensonges ou des calomnies dont on ne comprend pas qu'ils sortent,
+sans être écrasés, d'entre les mains d'hommes qui passent pour avoir
+de l'honneur. Qu'on imagine cette étrange et incohérente matière,
+entretenue et exploitée par les desseins des hommes politiques,
+ressassée et exagérée par une hypocrisie à base ethnique et
+protestante, amplifiée et renouvelée pour fournir, par contraste, une
+pâture presque quotidienne à l'amour-propre national; qu'on imagine en
+outre ces déformations et ces grossissements répercutés incessamment
+par une presse formidable, et on aura une idée de ce que peut devenir,
+dans des moments d'excitation, le jugement du peuple anglais sur la
+France. C'est pourquoi nous devons de la reconnaissance aux hommes
+comme Stevenson, qui prennent la peine de nous connaître, vivent
+cordialement avec nous, et, se tournant vers leurs compatriotes,
+avec un sourire et un léger haussement d'épaules, rétablissent les
+proportions et remettent les choses au point.
+
+Ces carnets de voyage sont des livres dont nous pouvons tirer plusieurs
+genres de profit. Outre que l'agrément et la belle humeur dont ils
+sont pleins, et leur irrésistible attrait de promenade intellectuelle
+sont en soi des choses agréables, ils nous apprennent à nous mieux
+connaître et à nous voir sous un angle qui est en dehors de nous. Une
+remarque nouvelle, comme un étranger en fait, nous ouvre parfois les
+yeux sur des parties inaperçues de nous-mêmes et pénètre dans l'ombre
+paisible des habitudes. Mais surtout il y a, dans ces pages, un sens
+si joyeux et si sain de la vie en plein air, un goût si vivant, si
+frais, des charmes de la nature, un regard si habile à les saisir et
+à discerner le caractère des sites, un chant si allègre de liberté,
+qu'elles communiquent leur esprit à ceux qui les lisent. On a envie de
+grand air, on rêve de voyages sur les rivières ou les grands chemins.
+Je sais des hommes pour qui les livres de Topffer ont été le premier
+attrait qui les a conduits en Suisse. Ils lui doivent ce qu'ils ont
+acquis, dans leurs courses sur les montagnes, de santé, d'entraînement
+et de hautes impressions. Les livres de Robert Louis Stevenson ont la
+même vertu qu'ils s'appliquent à des paysages plus voisins de nous,
+où le décor est plus familier et où l'homme fournit davantage. S'ils
+inspiraient à quelques-uns de leurs jeunes lecteurs français le désir,
+si aisément réalisable et à si peu de frais, de voyager à pied, ils
+seraient rien que par cela une bonne semence. Espérons qu'elle tombera
+sur quelques pierres qui aimeront à rouler.
+
+M. Lemaire, qui est professeur au lycée de Valenciennes, a choisi avec
+raison _An Inland Voyage_, dont les paysages appartiennent à notre
+région et sont familiers à beaucoup de ceux qui le liront. Il l'a
+traduit avec beaucoup de conscience et une constante préoccupation
+d'exactitude. Peut-être ce souci méticuleux lui fait-il perdre
+parfois un peu du mouvement, de l'allure aisée de l'original. C'est
+un défaut _on the right side._ Il a su mener à bien une tâche très
+délicate. Je ne veux pas le féliciter d'avoir si utilement employé
+ses loisirs de professeur. Il en a été récompensé, chemin faisant,
+par l'intérêt de son travail, le plaisir de vivre avec un charmant et
+sympathique esprit, et le profit de lutter contre cette langue qui,
+par sa souplesse, est une adversaire redoutable. Je désire plutôt le
+féliciter de la persévérance avec laquelle, ayant fait ce travail, il a
+su, malgré l'apathie des éditeurs et la routine des revues, arriver à
+le produire. J'imagine que cela a dû lui demander plus de peine que sa
+traduction elle-même. J'espère, et c'est, je crois, sa seule ambition
+qu'il ne lui en coûtera que son temps. Dans l'Université on trouve que
+c'est là un encouragement suffisant: le travail se paye par lui-même.
+
+Des tentatives comme celles de M. Lemaire sont le symptôme d'un
+important progrès accompli dans notre pays. Il ne faut pas être très
+âgé pour se rappeler dans quel état informe et rudimentaire étaient
+chez nous la connaissance et l'enseignement des langues vivantes. Par
+un effort efficace parce qu'il a été continu, les chaires des lycées
+et de la plupart des collèges ont été graduellement occupées par des
+hommes qui possèdent à fond la langue qu'ils enseignent. Ils ont tous
+fait un ou deux ans de séjour dans le pays où on la parle, ils en
+connaissent la littérature et les mœurs. La majeure partie d'entre eux
+en reçoit des journaux et des livres; ils continuent à s'intéresser
+aux œuvres et aux hommes qui y surgissent, aux évènements qui s'y
+succèdent, aux tentatives sociales ou politiques qui s'y produisent.
+Leur esprit s'est ouvert à voir autre chose que notre mesquine vie
+étriquée en d'étroits règlements: ils savent que, dans d'autres
+conditions, des peuples agissent et prospèrent. Ils parlent de ces
+choses; leurs conversations sont aussi utiles que leur enseignement;
+ils sont, à certaines heures, des professeurs, et, à d'autres, les
+témoins et les avocats de ce qui se fait au-delà de nos frontières.
+Leur influence sociale peut compléter leurs services professionnels.
+Si nos directeurs de Revues et de Magazines étaient plus entreprenants
+et plus avisés, ils trouveraient là une armée de collaborateurs très
+capables de tenir la France au courant de ce qui se passe au dehors.
+C'est assurément un grand progrès et un précieux élément infusé dans
+notre vitalité intellectuelle. Encore quelques années de persévérance
+et il ne se trouvera plus une seule petite ville, un trou perdu, où ne
+se rencontre au moins un homme qui soit un centre de culture étrangère,
+un intermédiaire de comparaisons avec le dehors. Ce seront autant de
+mèches de mine dans le bloc de notre ignorance et de notre routine;
+ils pourront contribuer à le disloquer. Par là l'Université aura rendu
+au pays un de ces profonds services de nutrition silencieuse, qui,
+heureusement, se poursuivent sous les fièvres, les incohérences et les
+crises hystériques de la surface.
+
+ AUG. ANGELLIER.
+
+
+
+
+PRÉFACE DE L'AUTEUR
+
+
+Mettre une préface à un si petit livre, c'est, j'en ai bien peur,
+pécher contre la règle des proportions. Mais, il est au-dessus des
+forces d'un auteur de résister au plaisir de faire une préface, car
+c'est la récompense de ses travaux. La première pierre une fois posée,
+l'architecte apparaît avec ses plans et se pavane, une heure durant,
+aux yeux du public. L'auteur ne fait pas autre chose dans sa préface.
+Il se peut qu'il n'ait pas un mot à dire; toutefois il doit se montrer
+un instant dans le portique, le chapeau à la main, et dans une attitude
+polie.
+
+Il vaut mieux, en telle circonstance, s'en tenir adroitement à un
+état intermédiaire entre l'humilité et la supériorité; comme si le
+livre était l'œuvre de quelque autre personne et que vous n'ayez fait
+que le parcourir et insérer ce qu'il a de bon. Mais, pour moi, je
+n'ai pas encore atteint à cette perfection. Je suis encore incapable
+de dissimuler la chaleur de mes sentiments envers le lecteur; et, si
+je le rencontre sur le seuil, c'est pour l'inviter à entrer avec une
+cordialité toute campagnarde.
+
+A vrai dire, je n'eus pas plus tôt fini de lire les épreuves de ce
+petit livre que je me sentis en proie à une appréhension désespérante.
+
+Il me vint à l'esprit qu'il se pourrait que je ne fusse pas seulement
+le premier à lire ces pages, mais aussi le dernier; qu'il se pourrait
+que j'eusse vainement fait œuvre de pionnier dans cette étendue de pays
+si riant, sans trouver une âme pour suivre mes pas. A force d'y songer,
+je ressentis pour cette idée une aversion, qui dégénéra en une sorte de
+terreur panique, et je me lançai dans cette préface, qui n'est rien de
+plus qu'un avertissement au lecteur.
+
+Que dirai-je en faveur de mon livre? Caleb et Josué rapportèrent de
+Palestine une formidable grappe de raisin. Hélas! mon livre ne produit
+rien d'aussi nutritif; et, d'ailleurs, nous vivons dans un siècle, où
+l'on préfère une définition à n'importe quelle quantité de fruits.
+
+Je me demande si une négation n'aurait pas quelque chose de séduisant?
+car, au point de vue négatif, je me flatte que ce volume a un certain
+cachet. Bien qu'il contienne beaucoup plus de deux cents pages, je n'y
+ai pas fait remarquer une seule fois que l'univers de Dieu n'a pas de
+but, et je n'y donne pas non plus une seule fois à entendre que j'en
+eusse pu créer un meilleur. Je ne sais réellement pas où j'ai pu avoir
+la tête. J'avais apparemment oublié tout ce qu'il y a de glorieux à
+être homme. C'est une omission qui enlève à ce livre toute importance
+philosophique; mais, j'ai l'espoir que son excentricité pourra plaire
+dans les sociétés frivoles.
+
+A l'ami qui m'accompagna, je dois déjà beaucoup de remercîments; je
+voudrais bien, certes, ne lui devoir rien d'autre; mais, en ce moment,
+je me sens pour lui une tendresse presque exagérée. Lui, au moins, me
+lira, ne serait-ce que pour refaire en esprit ses propres voyages en
+suivant les miens.
+
+ R. L. S.
+
+
+
+
+DEDICACE
+
+A SIR WALTER GRINDLAY SIMPSON, BARONET
+
+
+ Mon cher Cigarette,
+
+C'est assez pour vous d'avoir participé si généreusement aux pluies
+et aux portages de notre voyage; d'avoir pagayé si laborieusement,
+pour rattraper l'Aréthuse, abandonnée sur l'Oise grossie; d'avoir, dès
+lors, piloté une vraie épave humaine jusqu'à Origny-Sainte-Benoîte et
+jusqu'à un souper si ardemment désiré. C'est peut-être plus qu'assez,
+comme vous vous en êtes plaint une fois quelque peu piteusement, que
+je vous aie prêté tous les torts et que je me sois attribué toutes les
+réflexions convenables. Je ne pouvais pas, décemment, vous exposer à
+partager le désagrément d'un autre et plus notoire naufrage. Mais à
+présent, que notre voyage va paraître en une édition à bon marché, ce
+péril, espérons-le, n'existe plus, et il m'est loisible de mettre votre
+nom sur le pavillon.
+
+Mais, je ne puis m'arrêter avant de m'être lamenté sur le sort de nos
+deux bateaux. Ce ne fut pas, sir, un jour fortuné que celui où nous
+projetâmes l'achat d'une péniche; il ne fut pas heureux, le jour où
+nous fîmes part de notre rêve au plus espérant des rêveurs. A vrai
+dire, tout sembla nous sourire un moment. Nous nous procurâmes la
+péniche, nous la baptisâmes «_les Onze mille Vierges de Cologne_»,
+et elle demeura pendant quelques mois l'admiration de tous les
+admirateurs, dans les eaux d'une charmante rivière et sous les murs
+d'une vieille ville.
+
+M. Mattras, le charpentier émérite de Moret, avait concentré sur elle
+toute la diligence de ses ouvriers rivalisant d'ardeur; et vous n'aurez
+pas oublié la quantité de champagne doux consommé à l'auberge, au bout
+du pont, pour donner du zèle aux ouvriers et activer le travail.
+Quant à la question pécuniaire, je préfère ne pas m'y arrêter. Notre
+péniche «_les Onze mille Vierges de Cologne_» pourrit dans la rivière
+où elle avait été embellie. Elle ne sentit pas l'impulsion de la brise;
+on n'y attela jamais le patient cheval de trait. Et, lorsqu'enfin
+le charpentier indigné de Moret la vendit, on vendit en même temps
+l'Aréthuse et la Cigarette, nos deux «canoës», l'un de cèdre, l'autre,
+comme nous le sentions si rudement dans les portages, de solide chêne
+anglais. A présent, ces bateaux historiques portent les trois couleurs
+et sont connus sous des noms nouveaux et étrangers.
+
+ R. L. S.
+
+[Illustration: AN INLAND VOYAGE]
+
+
+
+
+D'ANVERS A BOOM
+
+
+Nous produisîmes une grande agitation dans les docks d'Anvers. Un
+arrimeur et un groupe de portefaix des docks enlevèrent nos deux
+«canoës» et coururent à l'embarcadère. Derrière eux venait une foule
+d'enfants, poussant des hourras. La Cigarette partit au milieu d'un
+clapotis de petites vagues qui se brisaient. L'instant d'après,
+l'Aréthuse la suivait. Un vapeur descendait le fleuve; des hommes,
+sur le tambour, crièrent de rauques avertissements, l'arrimeur et ses
+portefaix, sur le quai, nous braillaient de prendre garde. Mais, en
+quelques coups de pagaie, les canoës étaient hors d'atteinte au milieu
+de l'Escaut, et nous laissions derrière nous tous les vapeurs, et les
+arrimeurs et les autres vanités du rivage.
+
+Le soleil brillait d'un vif éclat; la marée faisait gaillardement ses
+quatre milles à l'heure; le vent soufflait régulièrement avec, de
+temps en temps, des rafales. Pour ma part, je n'avais jamais été de
+ma vie à la voile dans un canoë, et ma première expérience, au beau
+milieu de ce large fleuve, ne se faisait pas sans me causer quelque
+appréhension. Qu'arriverait-il à la première bouffée de vent qui
+gonflerait ma petite voile? A mon avis, on courait presque autant de
+risques à tenter ainsi l'inconnu, qu'à publier un premier livre, ou à
+se marier. Toutefois, ma perplexité ne fut pas de longue durée, et vous
+ne serez pas surpris d'apprendre qu'au bout de cinq minutes, j'avais
+fixé ma voile.
+
+Cette circonstance, je le reconnais, ne fut pas sans me frapper quelque
+peu. Naturellement, comme le reste de mes semblables, j'avais toujours
+fixé la toile dans un bateau à voiles; mais, dans une embarcation
+aussi petite et aussi peu stable qu'un canoë, et avec ces rafales qui
+s'abattaient sur nous, je ne m'attendais guère à pouvoir agir d'après
+les mêmes principes; et ce fait m'inspira quelques réflexions pleines
+de mépris sur le cas que nous faisons de la vie. On est à coup sûr,
+plus à l'aise pour fumer quand la voile est attachée; mais il ne
+m'était jamais arrivé de mettre une bonne pipe de tabac en balance
+avec un péril évident, et de courir le risque de propos délibéré en
+choisissant la bonne pipe de tabac. C'est un lieu commun que nous ne
+pouvons répondre de nous-mêmes, avant d'avoir été mis à l'épreuve;
+mais il est moins commun et, à coup sûr, plus consolant, de penser que
+nous nous trouvons habituellement beaucoup plus braves et beaucoup
+meilleurs que nous ne croyions. Tout le monde, à mon avis, en a fait
+l'expérience: mais la crainte de nous démentir plus tard nous empêche
+de trompeter bien loin ce sentiment réconfortant. Bien sincèrement
+je voudrais, car cela m'eût épargné beaucoup de peine, je voudrais,
+qu'il se fût trouvé quelqu'un pour me faire envisager la vie avec
+courage, quand j'étais jeune, pour me dire combien les dangers sont
+plus effrayants, quand on les voit de loin; pour me montrer que ce
+qu'il y a de viril dans le cœur d'un homme ne se laisse pas étouffer
+et l'abandonne rarement, je dirai même jamais, à l'heure du danger.
+Mais nous sommes tous très forts pour jouer de la flûte sentimentale en
+littérature: et il n'y aura pas un homme parmi nous pour aller en tête
+de la colonne faire retentir les sons grisants du tambour.
+
+Il faisait bon sur le fleuve. Un ou deux chalands passaient, chargés
+de foin. Des roseaux et des saules bordaient le cours d'eau: des
+bestiaux et de vénérables chevaux gris montraient leurs têtes placides
+par dessus le talus du rivage. Çà et là, un coquet village, parmi les
+arbres, avec un bruyant chantier de construction de bateaux: çà et
+là, une villa, au milieu d'une pelouse. Le vent nous favorisa pour
+remonter l'Escaut, puis le Rupel: et nous allions bon train, quand nous
+commençâmes à voir les briqueteries de Boom, qui s'étendent très loin
+sur la rive droite du fleuve. La rive gauche était toujours verte et
+champêtre, avec des allées d'arbres, le long de la digue, et, çà et
+là, un escalier pour desservir un bac, où l'on pouvait voir, tantôt
+une femme assise, les coudes sur les genoux, tantôt un vieux monsieur
+avec des lunettes d'argent et un bâton. Mais Boom et ses briqueteries
+devenaient à chaque instant, plus enfumées et plus sales; et bientôt,
+une grande église, avec une horloge, et un pont de bois, jeté sur le
+fleuve, indiquèrent le quartier central de la ville.
+
+Boom n'a rien d'agréable et n'est remarquable qu'en un seul point: la
+plupart des habitants ont la ferme conviction qu'ils savent parler
+anglais: ce que d'ailleurs, l'expérience ne justifie pas. Ceci jeta
+une sorte de brume sur notre conversation. Quant à l'hôtel de la
+navigation, c'est, je crois, ce qu'il y a de pire dans l'endroit. Il
+possède deux salles, dont il est très fier, toutes deux parsemées
+de sable; la première donnant sur la rue, avec un comptoir à une
+extrémité; la seconde, plus froide et plus sombre, avec, pour tout
+ornement, une cage sans oiseau et un tronc tricolore où recevoir des
+souscriptions. Nous trouvâmes moyen de dîner dans cette seconde pièce,
+en compagnie de trois ingénieurs stagiaires peu expansifs et d'un
+commis-voyageur silencieux. La nourriture, comme il arrive d'ordinaire
+en Belgique, était en cette occasion d'un caractère indéfinissable. En
+vérité, je n'ai jamais été capable de découvrir quoi que ce fût qui
+ressemblât à un repas chez cet aimable peuple. Les Belges semblent
+becqueter leurs aliments, ils ont l'air de jouer avec les mets tout le
+long du jour en amateurs; ils essayent d'imiter les Français; ils font,
+en réalité, comme les Allemands; et à la rigueur, l'on peut dire qu'ils
+ont un genre intermédiaire.
+
+Nettoyée et garnie de ses accessoires, la cage vide ne portait d'autre
+trace du favori qui y sifflait jadis, que l'écartement de deux
+barreaux, entre lesquels on mettait un morceau de sucre. Cette cage
+évoquait ainsi une sorte de gaieté de cimetière. Pas plus à nous qu'au
+commis-voyageur les ingénieurs ne daignaient adresser la parole:
+mais ils échangeaient entre eux quelques mots à voix basse et nous
+dévisageaient à la lumière du gaz avec leurs lunettes. Car, bien qu'ils
+fussent de beaux garçons, ils portaient tous des besicles.
+
+Il y avait dans l'hôtel une servante anglaise; elle avait quitté
+l'Angleterre depuis assez longtemps pour avoir recueilli à l'étranger
+toutes sortes d'expressions bizarres et de manières curieuses, qu'il
+n'est pas besoin de spécifier ici. Elle nous parla abondamment dans son
+jargon, nous demanda des détails sur les mœurs actuelles en Angleterre
+et rectifia obligeamment nos explications, quand nous essayâmes de
+lui répondre. Mais nous avions affaire à une femme, et, au fond,
+peut-être ne dédaignait-elle pas tant nos renseignements, qu'elle en
+avait l'air. Le beau sexe aime à recueillir des connaissances et tient
+néanmoins à conserver sa supériorité. C'est une politique habile et
+presque toujours une nécessité dans les circonstances de la vie. Car,
+si un homme s'aperçoit qu'une femme l'admire, ne serait-ce que pour
+ses connaissances en géographie, il se mettra immédiatement à bâtir
+sur cette admiration. Ce n'est qu'à force d'incessantes rebuffades que
+les jolies femmes peuvent nous tenir à notre place. Les hommes comme
+aurait dit Miss Howe ou Miss Harlowe, sont de tels «empiéteurs». Pour
+ma part, je suis corps et âme avec les femmes: et, après un couple bien
+marié, il n'est rien au monde d'aussi beau que le mythe de Diane, la
+divine chasseresse. Il est inutile à un homme de se retirer dans les
+bois: nous le connaissons trop: Saint Antoine en fit l'expérience, il
+y a bien longtemps; et l'aventure eut, à tous égards, une fâcheuse
+issue pour lui. Mais il y a ceci de particulier chez certaines femmes
+et qui déconcerte les meilleurs gymnosophistes parmi les hommes: c'est
+qu'elles se suffisent à elles-mêmes et qu'elles peuvent marcher dans
+une zone élevée et froide, sans la protection d'aucun de ceux qui
+portent culottes. Je l'affirme, bien que je sois le contraire d'un
+ascète déclaré, je sais aux femmes plus de gré de cet idéal que je n'en
+saurais à la plupart d'entre elles, ou même à toutes, à l'exception
+d'une seule, d'un baiser spontanément donné. Il n'est rien d'aussi
+encourageant que le spectacle d'une personne qui se suffit. Et quand je
+songe aux sveltes et charmantes vierges, créatures de la forêt et du
+clair de lune, courant les bois toute la nuit, au son du cor de Diane,
+errant parmi les vieux chênes, le cœur aussi libre qu'eux, insensibles
+à l'agitation de la vie ardente et troublée de l'homme,--bien qu'en
+fait d'idéals, il en soit beaucoup d'autres que je préfère,--je sens
+battre mon cœur en pensant à celui qu'elles ont choisi. C'est faire
+faillite à la vie, mais faire faillite avec tant de grâce! Une chose
+n'est pas perdue, si on ne la regrette pas. En somme, et ici l'homme se
+décèle, où serait une grande partie de la gloire d'inspirer l'amour,
+s'il n'y avait aucun dédain à surmonter?
+
+
+
+
+SUR LE CANAL DE WILLEBROECK
+
+
+Le lendemain matin, à notre départ sur le canal de Willebroeck, la
+pluie commença lourde et glacée. L'eau du canal était à peu près à la
+température où le thé peut se boire, et, sous cette froide aspersion,
+la surface était couverte de vapeur. La gaieté du départ et le
+mouvement aisé des bateaux sous chaque coup de pagaie nous aidèrent
+à faire contre fortune bon cœur, pendant toute la durée de l'averse;
+et, une fois le nuage passé et le soleil reparu, notre entrain reprit
+le dessus sur nos velléités de rester chez nous. Une bonne brise
+bruissait et frissonnait dans les rangées d'arbres qui bordaient le
+canal. Les feuilles s'agitaient en masses tumultueuses, tantôt en
+pleine lumière et tantôt dans l'ombre. Pour l'œil et l'oreille, le
+temps semblait propice à l'emploi de la voile; mais, sur l'eau, entre
+les hautes berges, le vent ne nous parvenait que par bouffées faibles
+et irrégulières. A peine y en avait-il assez pour gouverner. Nous
+avancions d'une façon intermittente et peu satisfaisante. Du chemin de
+halage, un loustic, qui jadis avait été marin, nous salua par ces mots:
+«_Ça va vite, mais c'est long_».
+
+Il y avait assez d'activité sur le canal. A tout instant, nous
+rencontrions ou nous dépassions une longue file de bateaux, avec de
+grandes barres de gouvernail peintes en vert; des poupes élevées
+avec, de chaque côté du gouvernail, une fenêtre, et, parfois, à l'une
+des fenêtres, une cruche ou un pot à fleurs; une barque attachée à
+l'arrière; une femme occupée à préparer le dîner du jour et à soigner
+une poignée d'enfants. Ces péniches, au nombre de vingt-cinq ou trente,
+étaient toutes attachées les unes derrière les autres avec deux câbles.
+En tête de cette file de bateaux se trouvait un vapeur d'étrange
+construction qui la remorquait. Il n'avait ni roues à palettes, ni
+hélice; mais, au moyen de quelque engrenage, dont un esprit peu initié
+à la mécanique ne pouvait se faire une idée exacte, il amenait par
+dessus l'avant une petite chaîne brillante, qui s'étendait au fond du
+canal et, la faisant repasser par dessus l'arrière, il se halait en
+avant, anneau par anneau, avec toute sa suite de bateaux chargés. Tant
+qu'on n'avait pas trouvé la clef de l'énigme, il y avait quelque chose
+de solennel et d'inquiétant dans la progression d'un de ces trains,
+pendant qu'il s'avançait doucement dans le canal, sans autre marque de
+sa marche en avant qu'un petit remous, courant le long des flancs des
+bateaux et s'en allant mourir dans leur sillage.
+
+De toutes les créations dues aux entreprises commerciales, une péniche
+est de beaucoup ce qu'il y a de plus agréable à considérer. Il lui est
+loisible de déployer ses voiles, et vous la voyez alors voguer bien
+haut, au dessus de la cime des arbres et du faîte du moulin à vent,
+voguer sur le cours d'eau, voguer à travers les champs de blé vert, la
+plus pittoresque des créatures amphibies. Ou bien le cheval s'avance
+d'un pas paisible et lent, comme si les affaires n'existaient pas pour
+lui dans le monde; et l'homme qui rêve au gouvernail voit le même
+clocher à l'horizon tout le long du jour. On se demande comment les
+choses parviennent jamais à leur destination, au train dont elles vont,
+et le spectacle des bateaux qui attendent leur tour à une écluse offre
+un bel exemple de la facilité avec laquelle on prend la vie. Il devrait
+y avoir beaucoup d'esprits satisfaits à bord des bateaux; car mener une
+telle vie, c'est voyager tout en restant chez soi.
+
+La cheminée fume pour le dîner à votre passage; les berges du canal
+déroulent lentement leur paysage aux yeux contemplatifs; le bateau
+flotte à travers de grandes forêts, à travers de grandes cités, avec
+leurs monuments publics et leurs lampes, le soir, et pour le batelier
+qui, dans sa demeure flottante, voyage sans bouger de son lit, c'est
+absolument comme s'il écoutait l'histoire d'un autre homme, ou comme
+s'il tournait les pages d'un livre d'images, dans lequel ses intérêts
+ne sont pas en jeu.
+
+Il peut faire sa promenade de l'après-midi en quelque pays étranger,
+sur les berges du canal, et revenir ensuite chez lui dîner au coin de
+son feu.
+
+Dans une pareille existence, on ne prend pas assez d'exercice pour
+jouir d'une santé exubérante; mais les gens maladifs seuls ont besoin
+d'une santé exubérante. L'individu apathique, qui ne se porte jamais ni
+bien ni mal, va dans la vie son petit bonhomme de chemin et n'en meurt
+que plus aisément.
+
+A coup sûr, je préférerais le métier de batelier à n'importe quelle
+position qui nécessiterait une présence assidue dans un bureau. Il y
+a peu de situations, devrais-je dire, où l'on abandonne moins de sa
+liberté en échange de repas réguliers. Le batelier est à bord; il est
+maître sur son bateau; il peut débarquer quand il veut; rien ne peut
+le forcer à courir des bordées pour éviter une terre sous le vent,
+pendant toute une nuit de gelée, où les voiles sont aussi dures que
+du fer; et, autant que j'en puis juger, le temps s'écoule pour lui
+aussi tranquillement que le permet le retour de l'heure du coucher ou
+du dîner. On ne voit pas aisément pourquoi un batelier devrait jamais
+mourir.
+
+A mi-route, entre Willebroeck et Vilvorde, dans un endroit où le
+canal, tel que l'avenue d'un châtelain, s'étendait devant nous en une
+perspective magnifique, nous descendîmes à terre pour goûter. Il y
+avait deux œufs, un chanteau de pain et une bouteille de vin, à bord
+de l'Aréthuse; et deux œufs, ainsi qu'un fourneau _Etna_, à bord de la
+Cigarette. Le maître de ce dernier bateau cassa un des œufs au cours
+du débarquement; mais, faisant observer plaisamment qu'on pouvait
+encore le faire cuire «à la papier», il le mit dans le fourneau sans
+le retirer du journal flamand qui l'enveloppait. Nous avions débarqué
+pendant un moment de beau temps; mais il n'y avait pas deux minutes
+que nous étions à terre que le vent fraîchit, au point de devenir une
+demi-tempête, et que la pluie commença à nous fouetter les épaules.
+Nous nous assîmes aussi près que possible de l'Etna, dont l'alcool
+brûlait à grandes flammes. A chaque instant, l'herbe prenait feu
+et nous devions l'éteindre en la piétinant. Nous ne tardâmes pas à
+avoir plusieurs brûlures aux doigts. Mais la quantité de nourriture
+substantielle produite par notre cuisine n'était pas en proportion avec
+tant d'efforts. Et quand après deux essais de cuisson, nous renonçâmes
+à la partie, l'œuf qui était intact était un peu plus que tiède, tandis
+que l'autre «à la papier» ne formait qu'une froide et dégoûtante
+fricassée d'encre d'imprimerie et de débris de coquille d'œuf. Nous
+trouvâmes moyen de cuire les deux autres œufs, en les mettant tout
+contre la flamme de l'alcool; nous obtînmes cette fois un meilleur
+résultat. Puis, nous débouchâmes la bouteille de vin et nous nous
+assîmes sur le bord d'un fossé, nos tabliers de canoë sur les genoux.
+Il pleuvait à verse. Le manque de confort, quand il n'est vraiment
+pas confortable, et n'a pas la prétention nauséabonde de l'être, est
+une chose excessivement humoristique; et des gens tout trempés et bien
+abrutis au grand air sont en d'excellentes dispositions pour rire. En
+se plaçant à ce point de vue, l'œuf à la papier même offert en guise de
+nourriture, peut passer comme une sorte d'accessoire à la plaisanterie.
+Mais ce genre de badinage, bien qu'il puisse se prendre en bonne part,
+ne demande pas à être répété; et, dorénavant, l'Etna voyagea comme un
+monsieur dans l'équipet de la Cigarette.
+
+A peine avions-nous fini de goûter, repris place dans nos embarcations
+et mis à la voile que le vent, il est presque inutile de le dire, ne
+tarda pas à tomber. Pendant le reste du trajet jusqu'à Vilvorde, nous
+continuâmes à présenter notre voile au vent peu favorable, et, avec de
+temps en temps, une bouffée de brise, et de temps en temps, un coup de
+pagaie, nous dérivâmes lentement d'écluse en écluse entre les rangées
+d'arbres bien en ordre.
+
+C'était un riche et magnifique paysage vert ou plutôt un simple chemin
+d'eau tout vert, allant sans interruption de village en village.
+Tout avait un air stable, comme dans les endroits habités depuis
+longtemps. Des enfants aux cheveux ras crachaient sur nous du haut
+des ponts, comme nous passions en dessous, avec un réel sentiment
+d'impassibilité. Mais, encore plus impassibles étaient les pêcheurs;
+attentifs à leurs flottes, ils nous laissaient passer sans un regard.
+Livrés à leur paisible occupation, ils se tenaient perchés sur les
+éperons et les arcs-boutants des ponts et le long des berges. Ils
+étaient aussi indifférents que des fragments de nature morte. Ils ne
+bougeaient pas plus que s'ils avaient été en train de pêcher dans une
+vieille estampe hollandaise. Les feuilles s'agitaient, l'eau clapotait,
+mais ils restaient dans la même position comme autant d'églises
+établies par la loi. On aurait pu trépaner la tête de chacun de ces
+inoffensifs pêcheurs sans trouver sous leur crâne autre chose que
+les replis multiples d'une ligne à pêcher. Je me moque bien de vos
+solides gaillards en guêtres de caoutchouc, qui remontent les torrents
+de montagne, la ligne à saumon en main; mais j'aime tendrement cette
+sorte de gens qui exercent, pendant des journées entières, leur art peu
+fructueux dans des eaux tranquilles et dépeuplées.
+
+A la première écluse après Vilvorde, il y avait une éclusière qui
+parlait français d'une façon compréhensible. Elle nous apprit que nous
+étions encore à une couple de lieues de Bruxelles. Au même endroit, la
+pluie recommença. Elle tombait en lignes droites et parallèles, et la
+surface du canal était criblée d'une infinité de petites sources de
+cristal. Impossible de trouver à coucher dans le voisinage. Il ne nous
+restait donc qu'à enlever la voile et à jouer ferme de la pagaie sous
+la pluie.
+
+De magnifiques maisons de campagne avec des horloges et de longues
+rangées de fenêtres à volets, avec de superbes arbres séculaires,
+formant des bosquets et des avenues, donnaient sous la pluie et dans
+l'obscurité croissante du crépuscule, un aspect riche et sombre aux
+rives du canal. Il me semble avoir vu à peu près le même effet dans
+des gravures: d'opulents paysages abandonnés, au dessus desquels passe
+un orage. Et, tout le temps, nous fûmes escortés par une charrette
+couverte, qui trottait misérablement le long du chemin de halage et se
+maintenait à une distance presque uniforme dans notre sillage.
+
+
+
+
+LE ROYAL SPORT NAUTIQUE A BRUXELLES
+
+
+La pluie cessa près de Laeken. Mais le soleil était déjà couché;
+l'air était glacé et nous avions à peine un fil de sec à nous deux.
+Qui plus est, nous nous trouvions à présent au bout de l'Allée Verte,
+et au seuil même de Bruxelles nous nous heurtâmes à une sérieuse
+difficulté. Les rives du canal étaient bordées d'une file ininterrompue
+de péniches, qui attendaient leur tour à l'écluse. Nulle part on ne
+pouvait trouver un endroit propice pour débarquer; pas même un hangar
+où laisser les canoës pour la nuit. Non sans peine, nous réussîmes
+à débarquer et nous entrâmes dans un estaminet où quelques pauvres
+hères étaient à boire avec le patron. Celui-ci y alla carrément avec
+nous. Il n'y avait à sa connaissance aucune remise, aucun hangar, ni
+rien de ce genre; et voyant que nous étions venus sans intention de
+boire, il ne cacha pas son impatience d'être débarrassé de nous. L'un
+des pauvres diables vint à la rescousse. Quelque part dans le coin du
+bassin il y avait, nous dit-il, un embarcadère et quelque chose d'autre
+encore qu'il ne définit pas très clairement, mais que ses auditeurs
+interprétèrent dans un sens favorable à leurs désirs.
+
+Au coin du bassin se trouvait réellement l'embarcadère, au haut
+duquel nous aperçûmes deux jeunes gens de bonne mine en costume de
+canotage. L'Aréthuse s'adressa à eux. L'un des deux dit que nous
+pourrions remiser nos bateaux chez eux pour la nuit, que cela ne
+souffrait pas la moindre difficulté; et l'autre, ôtant sa cigarette
+de ses lèvres, demanda si nos embarcations sortaient des chantiers de
+Searle et fils. Ce nom fut toute une présentation. Une demi-douzaine
+d'autres jeunes gens sortirent d'un «garage» portant l'inscription
+«Royal sport nautique» et se mêlèrent à la conversation. Ils étaient
+tous très polis, pleins d'enthousiasme, parlaient avec volubilité, et
+entrelardaient leur langage de termes anglais de canotage, de noms de
+clubs anglais et de constructeurs de bateaux anglais. Je ne connais,
+je l'avoue à ma honte, aucun endroit dans mon pays natal, où j'aurais
+été reçu aussi chaleureusement par autant de gens. Nous étions des
+canotiers anglais, et les canotiers belges se jetaient à notre cou. Je
+me demande si les Huguenots français reçurent un accueil aussi cordial
+des protestants anglais, quand l'adversité les força à passer le
+détroit. Mais, après tout, quelle religion unit si étroitement les gens
+qu'un sport qui leur est commun?
+
+On transporta les canoës dans le garage. Les domestiques du club
+nous les lavèrent à fond, suspendirent les voiles au grand air pour
+les faire sécher et arrangèrent tout aussi soigneusement et aussi
+délicatement que s'il se fût agi d'un tableau. Pendant ce temps, nos
+frères «récemment découverts», car tel est le nom que plusieurs
+d'entre eux donnèrent à cette parenté, nous conduisaient à l'étage
+et mettaient leur cabinet de toilette à notre entière disposition.
+Celui-ci nous prêtait du savon, celui-là une serviette, un troisième
+et un quatrième nous aidaient à défaire nos sacs. Et tout le temps
+c'étaient des questions et des assurances de respect et de sympathie à
+n'en plus finir! Je déclare que jamais auparavant je n'avais su ce que
+c'était que la gloire.
+
+«Oui, oui, le Royal Sport nautique est le club le plus ancien de la
+Belgique».
+
+«Nous sommes deux cents».
+
+«Nous--ceci n'est pas la substance d'un discours, mais un résumé
+de nombreux discours, l'impression que mon esprit a gardée après
+maintes conversations; et elle me paraît tout à fait sentir la
+jeunesse; elle me paraît être très agréable, très naturelle et très
+patriotique.--«Nous avons gagné toutes les courses, à part celles où
+les Français nous ont trichés».
+
+Il faut laisser ici tous vos vêtements mouillés pour les faire
+sécher. Oh! entre frères! Dans n'importe quel garage d'Angleterre nous
+trouverions le même accueil. (J'espère de tout mon cœur qu'ils le
+pourraient trouver).
+
+«En Angleterre, vous employez des sliding-seats, n'est-ce-pas?»
+
+«Nous sommes tous employés dans le commerce pendant le jour, mais le
+soir, voyez-vous, nous sommes sérieux».
+
+Ce furent leurs paroles mêmes. Ils consacraient le jour aux frivoles
+intérêts mercantiles de la Belgique; mais le soir, ils trouvaient
+quelques heures pour les occupations sérieuses de la vie. Peut-être me
+fais-je une idée fausse de la sagesse; mais il me semble que c'était
+là une remarque fort sage. Les gens qui s'occupent de littérature
+et de philosophie passent toute leur existence à s'affranchir des
+notions de seconde main et des règles fausses. C'est leur profession de
+recouvrer, à la sueur de leur front, à force de méditation, la fraîche
+vue qu'ils avaient autrefois de la vie; d'établir une distinction
+entre ce qu'ils aiment réellement et originellement et ce qu'ils n'ont
+fait qu'apprendre à tolérer par force. Et les jeunes gens du Royal
+Sport nautique portaient encore la distinction très visiblement dans
+le cœur. Ils avaient encore ces perceptions nettes de ce qui est bon
+et de ce qui est mauvais, de ce qui est intéressant et de ce qui est
+ennuyeux, qualifiées d'illusions par les vieillards envieux. L'illusion
+de cauchemar de l'âge mûr, l'étreinte d'ours de l'habitude exprimant
+graduellement la vie de l'âme d'un homme, n'avaient pas encore eu
+de prise sur ces jeunes Belges, nés sous une heureuse étoile. Ils
+savaient encore que l'intérêt qu'ils prenaient à leurs affaires, était
+bien peu de chose, au prix de leur amour spontané et patient pour les
+exercices nautiques. Si vous savez ce que vous préférez, au lieu de
+répondre humblement Amen à ce que, selon le monde, vous devez préférer,
+c'est que vous avez gardé votre âme en vie. Un pareil homme pourra
+être généreux; il pourra être honnête, au-delà de ce qu'on entend au
+sens commercial du mot; il pourra aimer ses amis avec une sympathie
+élective, personnelle, au lieu de les accepter comme des accidents de
+la position à laquelle il a été appelé. Il pourra être un homme, en un
+mot, agissant selon ses propres instincts, demeurant tel que Dieu l'a
+fait, et non une pure manivelle dans la salle aux machines sociales,
+soudée à des principes qu'il ne comprend pas et pour des fins dont il
+n'a cure.
+
+Car, se trouvera-t-il quelqu'un pour oser me dire qu'il est plus
+intéressant de faire des affaires que de folâtrer au milieu des
+bateaux? Il faudrait n'avoir jamais vu un canot, n'avoir jamais vu un
+bureau, pour parler ainsi. Et, pour sûr, l'un est beaucoup meilleur que
+l'autre pour la santé. Rien ne devrait occuper un homme autant que ses
+amusements. A l'encontre de ceci, on ne peut rien avancer que la soif
+de l'or; nul autre que:
+
+ Mammon, l'esprit le moins élevé qui tomba
+ Du ciel,
+
+n'oserait hasarder un mot de réponse. Il n'y a qu'un "cant" mensonger
+pour représenter le négociant et le banquier comme des gens peinant
+d'une façon désintéressée pour l'humanité, et, par conséquent, fort
+utiles lorsqu'ils sont bien absorbés dans leurs transactions; car
+l'homme est plus important que ses services. Et lorsque notre membre
+du Royal Sport nautique aura vu disparaître si loin sa jeunesse
+pleine d'espoir, qu'il ne pourra plus exalter son enthousiasme qu'en
+feuilletant son grand-livre, je doute fort qu'il soit encore un aussi
+brave garçon et j'hésite à croire qu'il accueillerait d'aussi bonne
+grâce deux Anglais trempés, arrivant à Bruxelles, en canoë, à la brune.
+
+Lorsque nous eûmes changé nos vêtements mouillés et bu un verre de
+«pale ale» à la prospérité du club, l'un des membres nous conduisit
+à l'hôtel. Il ne voulut pas dîner avec nous, mais il accepta sans
+objection de prendre un verre de vin avec nous. L'enthousiasme est
+chose très ennuyeuse; et je commence à comprendre pourquoi les
+prophètes furent impopulaires en Judée, où ils étaient le mieux connus.
+Pendant trois mortelles heures, cet excellent jeune homme resta près de
+nous à causer longuement de bateaux et de régates; et, avant de nous
+quitter, il eut l'obligeance de commander nos chandelles pour la nuit.
+
+Nous essayâmes, à plusieurs reprises, de changer de sujet; mais
+la diversion durait un instant à peine. Le membre du Royal Sport
+Nautique serrait la bride, faisait un écart, répondait à la question
+et fonçait de nouveau dans le flot gonflant de son sujet. J'appelle
+cela son sujet; mais je crois plutôt que c'est lui qui était le sujet.
+L'Aréthuse, qui considère toutes les courses comme des inventions du
+diable, se trouvait dans un dilemme pitoyable. Il n'osait avouer son
+ignorance par amour pour l'honneur de la vieille Angleterre, et il
+parlait hardiment de clubs et de rameurs anglais, dont la réputation
+n'était jamais venue jusqu'à lui. A plusieurs reprises et surtout une
+fois à propos de «sièges à glissières», il fut à deux doigts de se
+trahir. Quant à la Cigarette, qui avait ramé dans des régates lorsqu'il
+avait le sang bouillant, mais qui désavoue à présent ces erreurs de sa
+folle jeunesse, il se trouvait dans un cas encore plus désespéré; car
+le jeune homme du Royal Sport Nautique lui proposa de prendre une rame
+dans un de leurs «huit» le lendemain, pour comparer le coup d'aviron
+anglais au coup d'aviron belge. Je voyais mon ami suer sang et eau
+sur sa chaise, chaque fois que ce sujet particulier revenait sur le
+tapis. Et il y eut encore une autre proposition, qui produisit le même
+effet sur chacun de nous. Il se trouvait que le champion du canoë en
+Europe (comme la plupart des autres champions) était un membre du Royal
+Sport Nautique. Et, si nous voulions seulement attendre le dimanche,
+cet infernal pagayeur condescendrait à nous accompagner dans notre
+prochaine étape. Mais nous n'avions, ni l'un ni l'autre, le moindre
+désir de rivaliser avec Apollon, à conduire les coursiers du soleil.
+
+Une fois le jeune homme parti, nous contremandâmes nos chandelles et
+nous commandâmes un grog à l'eau-de-vie. Les grandes vagues avaient
+passé par dessus notre tête. Les membres du Royal Sport Nautique
+étaient des jeunes gens aussi gentils qu'on puisse souhaiter d'en voir;
+mais ils étaient un peu trop jeunes et un tantinet trop amoureux de
+sports nautiques, pour nous. Nous commencions à nous apercevoir que
+nous étions vieux et cyniques; nous aimions le bien-être; nous aimions
+le vagabondage agréable de l'esprit sur tel ou tel sujet. Nous ne
+tenions pas à jeter du discrédit sur notre patrie en gâchant un «huit»
+ou en peinant piteusement dans le sillage du champion du canoë. Bref,
+nous eûmes recours à la fuite. Il semblait que ce fût ingrat d'agir
+ainsi; mais, pour tâcher de rendre ce départ acceptable, nous laissâmes
+une carte chargée de sincères compliments. Et en vérité, ce n'était
+pas le moment d'avoir des scrupules; car nous croyions nous sentir sur
+le cou le souffle brûlant du champion.
+
+
+
+
+A MAUBEUGE
+
+
+Par crainte de nos bons amis les membres du Royal Sport Nautique d'une
+part, et, de l'autre, parce qu'il n'y avait pas moins de cinquante-cinq
+écluses entre Bruxelles et Charleroi, nous décidâmes de traverser la
+frontière en chemin de fer, bateaux et tout. Franchir cinquante-cinq
+écluses en un jour, cela revenait presque à faire péniblement tout le
+trajet à pied, les canoës sur nos épaules, objet d'étonnement pour
+les arbres qui bordent le canal et de franche dérision pour tous les
+enfants sensés.
+
+Passer la frontière, même en chemin de fer, est chose malaisée pour
+l'Aréthuse. D'une manière ou d'une autre, c'est un homme qui éveille
+les soupçons de la douane. Partout où il voyage il est sûr de trouver
+les douaniers assemblés. Des traités sont solennellement signés, des
+ministres des affaires étrangères, des ambassadeurs et des consuls
+règnent en grande pompe de la Chine au Pérou, et le pavillon anglais
+flotte à tous les vents du ciel. Sous ces sauvegardes, les gras
+bénéficiers de l'Eglise, les maîtresses d'école, les messieurs en
+complet gris, la foule tumultueuse et la cohue des touristes anglais,
+le Murray à la main, se répandent librement sur tous les chemins de fer
+du continent. Et cependant, la fluette personne de l'Aréthuse est prise
+dans les mailles du filet, tandis que ces gros poissons continuent
+joyeusement leur route. S'il voyage sans passe-port, il est jeté, sans
+autre forme de procès, dans d'infects cachots. Si ses papiers sont en
+règle, certes, on lui permet de continuer son chemin: mais il n'obtient
+cette permission qu'après avoir subi l'humiliation d'une incrédulité
+générale. Il est né sujet anglais; il n'a cependant jamais réussi à
+persuader de sa nationalité un seul fonctionnaire. Il se flatte d'être
+assez honnête; il est rare, néanmoins, qu'on le prenne pour autre
+chose qu'un espion, et il n'est pas d'absurdes et de malhonnêtes
+moyens de subsistance que ne lui ait attribués la grande méfiance des
+fonctionnaires ou du peuple.
+
+Sur ma vie, je ne puis comprendre cela. Moi aussi, j'ai été appelé
+à l'église par le son des cloches, je me suis assis à la table
+des grands; mais rien en moi ne l'indique. Pour les lunettes des
+fonctionnaires, j'ai l'air aussi extraordinaire qu'un gueux d'Indien.
+Je pourrais venir de n'importe quelle partie du globe, semble-t-il, à
+part de celle d'où je viens. Mes ancêtres ont travaillé en vain et la
+glorieuse constitution anglaise ne peut me protéger dans mes promenades
+à l'étranger. C'est une chose très importante, croyez-moi, que d'offrir
+dans sa personne un bon type normal de la nation à laquelle on
+appartient.
+
+Je fus le seul des voyageurs à qui l'on demanda ses papiers, sur la
+ligne de Maubeuge. Malgré l'énergie avec laquelle je me cramponnais
+à mes droits, il me fallut finalement choisir entre ces deux
+alternatives: ou accepter l'humiliation, ou voir le train partir sans
+moi. J'étais désolé de céder; mais je désirais arriver à Maubeuge.
+
+Maubeuge est une ville fortifiée avec un excellent hôtel, le Grand
+Cerf. Elle semblait être habitée surtout par des soldats et des commis
+voyageurs. Du moins, ce furent les seules personnes que nous vîmes,
+outre les domestiques de l'hôtel. Nous dûmes y rester quelque temps,
+car les canoës ne se pressaient pas de nous suivre et se trouvèrent en
+fin de compte désespérément retenus à la douane, jusqu'au moment où
+nous retournâmes les délivrer. Il n'y avait rien à faire, rien à voir.
+Nous eûmes de bons repas, ce qui est très important, mais ce fut tout.
+
+La Cigarette faillit être arrêté. On l'accusait d'avoir pris des plans
+des fortifications, chose dont il était matériellement incapable. Et
+en outre, comme chaque nation belligérante a déjà un plan des places
+fortifiées des autres puissances, de telles précautions reviennent à
+fermer la porte de l'écurie quand le coursier est parti. Mais je ne
+doute pas qu'elles ne contribuent à maintenir la confiance dans le
+pays. C'est beaucoup de pouvoir persuader aux gens qu'ils partagent un
+mystère. Cela les rehausse à leurs yeux. Les Francs-maçons même, qu'on
+a exhibés à satiété, conservent une sorte d'orgueil; et il n'est pas un
+épicier parmi eux, si honnête, inoffensif et inintelligent qu'il puisse
+au fond se sentir, qui à son retour d'une de leurs tenues, n'ait à ses
+propres yeux une importance sinistre.
+
+On ne s'imagine pas quel bonheur peuvent éprouver deux personnes,
+pourvu toutefois qu'elles soient deux, à vivre dans un endroit où
+elles ne connaissent pas une âme. Je pense que le spectacle de toute
+une existence, à laquelle vous ne prenez aucune part, paralyse les
+désirs personnels. Vous êtes heureux de devenir simple spectateur. Le
+boulanger est debout à sa porte; le colonel, avec ses trois médailles,
+passe le soir, allant au café. Les soldats battent du tambour, sonnent
+de la trompette, et tous, aussi audacieux que des lions, garnissent
+les remparts. Le langage ne saurait exprimer avec quelle sérénité vous
+contemplez tout ceci. Dans un endroit où vous avez tant soit peu pris
+racine, le spectacle vous provoque à sortir de votre indifférence:
+vous êtes pour quelque chose dans la partie; vos amis combattent avec
+l'armée. Mais dans une ville étrangère, ni assez petite pour devenir
+trop tôt familière, ni assez grande pour offrir aux voyageurs toutes
+les commodités de la vie, vous êtes à l'écart des affaires, au point
+d'oublier absolument que vous pouvez en approcher davantage. Vous
+ressentez si peu d'intérêt pour le monde qui vous entoure, que vous ne
+vous souvenez plus que vous êtes un homme. Les Gymnosophistes vivent
+dans les bois avec toute la nature qui fermente autour d'eux, avec
+de tous côtés le mystère du roman; ils atteindraient plus facilement
+leur but en fixant leur séjour dans une morne ville de province, où
+ils verraient juste assez de l'humanité pour les garder d'en désirer
+davantage, et ne seraient témoins que des pratiques extérieures
+rebattues de la vie de l'homme. Ces pratiques extérieures sont
+aussi mortes pour nous que tant d'autres formalités et parlent une
+langue morte à nos yeux et à nos oreilles. Elles n'ont pas plus de
+signification que des jurons ou des salutations. Nous sommes tellement
+accoutumés à voir les couples mariés aller à l'église le dimanche, que
+nous avons complètement oublié ce qu'ils représentent; si bien que les
+romanciers sont conduits à réhabiliter l'adultère, quand ils veulent
+nous montrer combien il est beau pour un homme et pour une femme de
+vivre l'un pour l'autre.
+
+Une personne à Maubeuge me permit pourtant de sonder un peu son cœur.
+Ce fut le cocher de l'omnibus de l'hôtel. C'était un petit homme, l'air
+assez vulgaire, aussi bien que je puis me le rappeler, mais avec une
+étincelle de quelque chose d'humain dans l'âme. Il avait entendu parler
+de notre petit voyage et il vint immédiatement à moi plein d'envie et
+de sympathie. Oh! comme il aspirait à voyager et à faire le tour du
+monde avant de descendre au tombeau! «Vous me voyez ici, n'est-ce-pas?
+Je conduis l'omnibus à la station. Bon! Et ensuite, je le reconduis
+à l'hôtel. Et c'est la même chose chaque jour et pendant toute la
+semaine. Mon Dieu! est-ce là la vie?» Je ne pouvais pas dire qu'à mon
+sens telle était la vie pour lui. Il me pressa de lui raconter où
+j'avais été et où j'espérais aller. Et tout en m'écoutant, le gaillard,
+je vous le déclare, soupirait. Est-ce que cet homme n'aurait pas pu
+être un vaillant explorateur en Afrique? N'aurait-il pas pu aller aux
+Indes à la suite de Drake? Mais ce siècle est peu propice aux hommes
+que la vie de bohème attire. Il n'y a que le parfait rond-de-cuir pour
+faire fortune et acquérir de la gloire.
+
+Je me demande si mon ami conduit toujours l'omnibus pour le Grand Cerf!
+Il est très probable que non, je crois. Car je pense qu'il était à la
+veille de se mutiner quand nous passâmes; et peut-être notre passage
+le détermina-t-il pour tout de bon. Il eut mille fois mieux valu pour
+lui être un chemineau, raccommoder des pots et des casseroles sur le
+bord du chemin, dormir sous les arbres et voir chaque jour le soleil
+se lever et se coucher au-dessus d'un nouvel horizon. Il me semble
+vous entendre dire que c'est une position respectable que d'être
+conducteur d'omnibus. Parfait! Quel droit celui qui n'aime pas cette
+position respectable a-t-il d'empêcher de l'occuper celui qui en est
+fort amateur? Mais supposez qu'un plat ne soit pas à mon goût et que
+vous me disiez que pour le reste de la société c'est un mets favori;
+que devrais-je conclure de cela? Qu'il ne me faudrait pas, je suppose,
+achever de le manger malgré la répugnance de mon estomac.
+
+La respectabilité est une excellente chose en elle-même; mais elle
+ne prime pas sur toutes les considérations. Je ne voudrais pas un
+instant me risquer à laisser entendre que ce soit affaire de goût;
+mais j'oserai aller jusqu'à affirmer ceci: si on admet que pour
+quelqu'un une position est pénible, désagréable, qu'elle n'est pas
+nécessaire, que de plus elle est inutile, quand bien même elle serait
+aussi respectable que l'Eglise d'Angleterre, plus tôt un homme l'aura
+quittée, mieux cela vaudra pour lui-même et pour tous les intéressés[1].
+
+ [1] Tout ce dernier paragraphe est une allusion directe à la
+ répugnance de l'auteur pour la profession d'ingénieur que ses parents
+ lui avaient fait embrasser. Il prit finalement la décision de la
+ quitter, malgré l'opposition de toute sa famille, désolée de le voir
+ abandonner une profession si respectable pour une carrière aussi
+ aléatoire que celle des lettres. Heureusement l'évènement lui donna
+ raison et ses parents n'eurent plus tard qu'à se réjouir de ses
+ succès littéraires.
+
+
+
+
+SUR LA SAMBRE CANALISÉE EN ROUTE POUR QUARTES
+
+
+Vers trois heures de l'après-midi, tout le personnel du Grand Cerf nous
+accompagna au bord de l'eau. Le conducteur de l'omnibus y était, les
+yeux hagards. Pauvre oiseau de cage! Est-ce que je ne me rappelle pas,
+moi aussi, le temps où je fréquentais la station pour voir les trains
+s'élancer en grand nombre dans la nuit, bondés d'hommes libres, et où,
+avec d'indescriptibles envies, je lisais sur les horaires les noms
+d'endroits éloignés.
+
+Nous n'étions pas hors des fortifications qu'il commençait à pleuvoir.
+Le vent était contraire et soufflait par furieuses rafales; et le
+spectacle que présentait le pays n'était pas plus clément que ce qui
+se passait dans le ciel; car nous traversions un pays flétri, que des
+broussailles couvraient çà et là, mais auquel des cheminées d'usine
+donnaient quelque variété et quelque beauté. Nous débarquâmes dans une
+prairie souillée au milieu de quelques arbres étêtés, et nous y fumâmes
+une pipe dans une échappée de beau temps. Mais le vent soufflait si
+fort que nous ne pûmes allumer une autre pipe. A part quelques sordides
+ateliers, il n'y avait dans le voisinage aucun objet naturel. Un groupe
+d'enfants conduit par une grande fille, demeura à nous observer à peu
+de distance tout le temps que nous restâmes. Je me demande ce qu'ils
+pouvaient bien penser de nous.
+
+A Hautmont, l'écluse était presque infranchissable, le débarcadère
+étant escarpé et élevé, et l'embarcadère très éloigné. Une dizaine
+d'ouvriers, noirs de fumée, nous donnèrent un coup de main. Ils
+refusèrent toute récompense et ce qui est bien mieux, refusèrent
+noblement, sans que cela comportât la moindre idée d'insulte. «C'est
+notre façon d'agir dans notre pays», dirent-ils, et je trouve cette
+façon d'agir tout à fait admirable. En Ecosse, où l'on vous rendra
+également des services gratis, les braves gens repoussent votre argent
+comme si vous aviez essayé de corrompre un électeur. Quand des gens
+se donnent la peine d'accomplir un acte plein de dignité, cela mérite
+bien qu'on généralise un peu cet acte et qu'on admette que tous ceux
+qui se seraient trouvés dans le même cas auraient agi d'une façon aussi
+digne. Mais dans nos braves pays saxons, où nous pataugeons dans la
+boue pendant soixante-dix ans, et où le vent chante sans cesse à nos
+oreilles depuis notre naissance jusqu'à notre mort, nous faisons le
+bien et le mal, la main haute et d'une façon presque offensante, et
+nous donnons, même à nos aumônes, la portée d'un témoignage et d'un
+fait de guerre contre le mal.
+
+Après Hautmont, le soleil reparut et le vent tomba. Quelques coups de
+pagaie nous portèrent au-delà des établissements métallurgiques et
+nous traversâmes un pays ravissant. La rivière serpentait parmi de
+basses collines, de sorte que nous avions le soleil parfois devant,
+parfois derrière, et la rivière qui se déroulait sous nos yeux formait
+une nappe d'eau d'un éclat intolérable. Des prairies et des vergers
+occupaient les deux rives qui étaient bordées de joncs et de fleurs
+aquatiques. Les haies très élevées, s'entrelaçaient avec des troncs
+d'ormeaux et la plupart des champs, par suite de leur peu d'étendue,
+avaient l'air de berceaux qui s'étageaient le long du cours d'eau.
+Il n'y avait jamais de perspective. Parfois, le sommet d'une colline
+apparaissait au-dessus de la haie la plus proche et formait une étape
+à mi-route du ciel; mais c'était tout. Le ciel était sans nuages.
+L'atmosphère, après la pluie, était d'une pureté ravissante. La rivière
+comme un miroir qui s'allongerait en une longue coulée de verre,
+décrivait de nombreux détours parmi les hauteurs; et les pagaies, en
+plongeant dans l'eau, faisaient trembler les fleurs le long des bords.
+
+[Illustration: La rivière comme un miroir qui s'allongerait...
+(page 66).]
+
+Dans les prairies vaguaient des bestiaux blancs et noirs,
+fantastiquement tachetés. Une bête avec la tête blanche et le reste
+du corps d'un noir luisant, vint au bord pour boire et resta gravement
+immobile, pointant ses oreilles vers moi à mon passage, semblable à
+quelque absurde ecclésiastique, dans une pièce de théâtre. Un instant
+après, j'entendis un bruyant plongeon, et, tournant la tête, j'aperçus
+l'ecclésiastique qui luttait pour remonter sur la rive. La bordure
+avait cédé sous ses pieds.
+
+A part les bestiaux, nous ne vîmes aucun être vivant, si ce n'est
+quelques rares oiseaux et un grand nombre de pêcheurs. Ceux-ci étaient
+assis sur les bords des prairies qui longent la rivière, les uns avec
+une seule ligne, les autres avec une demi-douzaine au moins. Ils
+avaient l'air stupéfiés de béatitude; et quand nous les amenions à
+échanger quelques rares paroles avec nous sur le temps qu'il faisait,
+leurs voix résonnaient tranquilles et lointaines. Il y avait parmi eux
+une étrange diversité d'opinions sur le genre de poissons auxquels ils
+destinaient leurs amorces, mais ils s'accordaient tous à dire que la
+rivière était très poissonneuse. Là où évidemment il n'y avait pas deux
+d'entre eux qui eussent attrapé le même genre de poissons, nous ne
+pouvions nous empêcher de soupçonner qu'il n'en était pas un peut-être
+qui eût jamais pris la moindre friture. J'espère que grâce à la beauté
+de cette après-midi, ils furent récompensés, tous sans exception,
+et qu'ils retournèrent chez eux, emportant dans leurs paniers un
+butin argenté pour la poêle à frire. Quelques-uns de mes amis diront
+peut-être qu'un tel vœu est une honte, mais je préfère un homme, ne
+fut-il qu'un pêcheur, à la plus superbe paire d'ouïes de toutes les
+eaux de Dieu. Je n'aime le poisson que quand il est cuit dans la sauce;
+tandis qu'un pêcheur à la ligne est une partie très importante d'un
+paysage de rivière et par conséquent mérite bien que les canotiers
+daignent le reconnaître. Il peut toujours vous dire, d'un air doux,
+où vous vous trouvez et sa présence tranquille sert à accentuer la
+solitude et le calme et à vous rappeler les citoyens étincelants qui
+vivent sous votre bateau.
+
+La Sambre serpentait si laborieusement çà et là parmi ses petites
+collines, qu'il était six heures passées quand nous approchâmes de
+l'écluse de Quartes. Sur le chemin de halage se trouvaient quelques
+enfants, avec lesquels la Cigarette se mit à plaisanter pendant qu'ils
+nous accompagnaient à la course. Ce fut en vain que je l'avertis.
+En vain lui dis-je en anglais que les gamins sont tout ce qu'il y
+a de plus dangereux au monde. Une fois que vous avez commencé à
+plaisanter avec eux, vous êtes bien sûr que cela se terminera par une
+grêle de pierres. Pour ma part, toutes les fois qu'une observation
+s'adressait à moi, je souriais doucement et hochais la tête, comme
+si j'étais quelqu'un d'inoffensif, n'ayant de la langue française
+qu'une connaissance insuffisante. Car, en vérité, j'ai acquis dans mon
+pays une telle expérience des enfants que j'aimerais mieux faire la
+rencontre d'une troupe d'animaux sauvages que d'une bande de vigoureux
+moutards.
+
+Mais je faisais injure à ces paisibles jeunes Hennuyers. Quand la
+Cigarette partit aux informations, je débarquai sur la digue, pour
+fumer une pipe, tout en veillant sur les bateaux, et je devins
+immédiatement l'objet de la plus aimable curiosité. A cette heure une
+jeune femme et un paisible adolescent qui avait perdu un bras s'étaient
+joints aux enfants. Cela me rassura un peu. Quand je prononçai mes
+deux ou trois premiers mots de français, une petite fille hocha la
+tête comme une grande personne avec une comique gravité: «Ah! vous
+voyez, dit-elle; il comprend suffisamment bien, à présent, c'était tout
+simplement pour nous en faire accroire.» Et les enfants de partir tous
+à la fois d'un franc éclat de rire.
+
+La nouvelle que nous venions d'Angleterre fit sur eux une vive
+impression et la petite fille leur apprit que l'Angleterre était une
+île, «et bien loin d'ici.»
+
+«Oui, vous pouvez le dire, bien loin d'ici,» ajouta le manchot.
+
+Je n'ai jamais senti le mal du pays me serrer le cœur aussi
+douloureusement qu'à ce moment. Ils semblaient considérer comme si
+incalculable la distance qui me séparait de l'endroit où j'ai vu le
+jour!
+
+Ils admirèrent beaucoup les canoës et j'observai chez ces enfants un
+trait de délicatesse qui mérite d'être mentionné. Désireux de monter
+en canoë, ils nous avaient assourdis de leurs demandes pendant les
+derniers cent mètres; et ils nous assourdirent de la même chanson
+le lendemain, quand nous arrivâmes pour partir. Mais, au moment
+où les canoës se trouvaient vides, pas un n'ouvrit la bouche pour
+faire pareille demande. Délicatesse? ou légère appréhension de l'eau
+peut-être, dans un si frêle esquif? Je hais le cynisme beaucoup plus
+que le diable; à moins peut-être que les deux ne fassent qu'un. Et
+cependant le cynisme est un bon tonique; c'est le «tub» froid et la
+serviette de bain des sentiments, et il est assurément nécessaire à la
+vie dans les cas de sensibilité trop avancée.
+
+Des bateaux, leurs yeux se portèrent sur mon costume. Ils n'avaient
+pas assez d'yeux pour regarder ma ceinture rouge, et mon couteau les
+remplissait de crainte.
+
+«C'est ainsi qu'on fait les couteaux en Angleterre», dit le manchot.
+
+J'étais bien aise qu'il ne sût pas comme on les fait mal de nos jours
+en Angleterre.
+
+«Ces couteaux sont destinés aux gens qui vont en mer, ajouta-t-il, pour
+défendre leur vie contre les gros poissons.»
+
+A mesure qu'il parlait, je me sentais devenir aux yeux du petit groupe
+un personnage de plus en plus romanesque. Et je suppose qu'il en était
+réellement ainsi. Ma pipe même, bien que ce fut une pipe française en
+terre et toute ordinaire, assez bien «culottée», comme ils appellent
+cela en France, était une rareté à leurs yeux, comme une chose venant
+de si loin. Et si mes plumes n'étaient pas très belles en elles-mêmes,
+au moins venaient-elles toutes d'outre-mer. Cependant, un détail de
+mon accoutrement piqua leur curiosité jusqu'à leur faire oublier toute
+politesse: c'était la malpropreté de mes souliers de toile. Je suppose,
+quoi qu'il en soit, qu'ils s'imaginaient que la boue était un produit
+de mon pays. La petite fille (qui était le génie de la bande) étala ses
+sabots pour les comparer à mes souliers; et j'aurais voulu que vous
+pussiez voir avec quelle grâce et quelle satisfaction elle le fit.
+
+La «canne» à lait de la jeune femme, une grande amphore de cuivre
+battu, reposait à quelque distance sur le gazon. Bien aise de me
+dérober à l'attention publique, et de rendre une partie des compliments
+que j'avais reçus, je l'admirais de tout cœur, autant pour sa forme que
+pour sa couleur et je leur dis, ce qui était très vrai, que c'était
+aussi beau que de l'or. Ils ne furent pas surpris. Ces objets était
+évidemment l'orgueil du pays. Et les enfants s'étendirent sur la
+cherté de ces amphores, dont le prix s'élève parfois jusqu'à trente
+francs pièce. Ils m'expliquèrent comment les ânes les portaient une
+de chaque côté d'un bât, ce qui faisait un harnais assez coquet en
+soi-même. On pouvait voir ces amphores, ajoutèrent-ils, dans tout
+l'arrondissement; et dans les grosses fermes, elles étaient nombreuses
+et de grande taille.
+
+
+
+
+PONT-SUR-SAMBRE
+
+NOUS SOMMES DES MARCHANDS
+
+
+La Cigarette revint avec de bonnes nouvelles. On pouvait avoir à
+loger à quelque dix minutes de l'endroit où nous étions, dans un
+village appelé Pont. Nous remisâmes les canoës dans un grenier et nous
+demandâmes aux enfants si l'un d'entre eux voulait bien nous servir
+de guide. Le cercle s'élargit instantanément autour de nous et nos
+offres de récompense furent reçues dans un silence décourageant. Nous
+étions évidemment une paire de Barbe bleues pour les enfants; ils
+nous parlaient bien dans les endroits publics et là où ils avaient
+l'avantage du nombre; mais c'était une autre paire de manches de se
+risquer à s'en aller seul avec deux personnages, ayant à leurs yeux
+quelque chose des monstres de légende tombés du ciel sur leur hameau
+par cette tranquille après-midi, un couteau à la ceinture et sentant
+les grands voyages. Le propriétaire du grenier vint à notre aide. Il
+prit à part un petit garçon et le menaça de lui donner des coups; sans
+cela, nous aurions dû, je suppose, trouver notre chemin nous-mêmes.
+Quoi qu'il en soit, comme il avait déjà sans doute tâté des taloches de
+cet homme, l'enfant parut en avoir plus de crainte que des étrangers.
+Mais j'imagine que son petit cœur devait battre de la belle façon; car
+il ne cessa de trotter devant nous à une distance respectueuse, et de
+se retourner pour jeter sur nous des regards effrayés. Les enfants
+dans l'antiquité n'ont pas dû guider autrement Jupiter ou l'un de ses
+compères Olympiens, courant les aventures.
+
+Par un chemin fangeux nous remontâmes de Quartes, où se dressaient
+l'Eglise et le moulin tremblotant. Les paysans revenant des champs
+regagnaient péniblement leurs demeures. Une petite vieille à l'air vif
+passa près de nous. Elle était assise en travers d'un baudet, entre
+deux «cannes» à lait étincelantes. Chemin faisant, elle donnait de
+petits coups de talon dans le flanc du baudet et, d'une voix perçante,
+lançait des observations parmi les passants. Chose remarquable,
+aucun de ces hommes fatigués ne prenait la peine de répliquer. Notre
+guide nous fit bientôt quitter le petit chemin, pour prendre à
+travers la campagne. Le soleil était couché, mais l'occident en face
+de nous n'était qu'un lac d'or plain. Le sentier erra un instant à
+ciel ouvert. Puis il passa sous un treillis de branches, semblable
+à un berceau indéfiniment prolongé. De chaque côté se trouvaient
+des vergers ombragés; des chaumières s'étendaient bas au milieu des
+feuilles, envoyant leur fumée vers le ciel; çà et là, dans une trouée,
+apparaissait la grande face d'or de l'Occident.
+
+Je n'ai jamais vu la Cigarette dans un état d'esprit aussi idyllique.
+Il devenait positivement lyrique dans son admiration des paysages de
+la campagne. Je n'étais guère moi-même moins enthousiasmé; l'air doux
+du soir, les ombres, les riches lumières et le silence faisaient à
+notre marche un harmonieux accompagnement. Et nous prîmes tous deux la
+résolution d'éviter les villes à l'avenir et de loger dans les hameaux.
+
+Le sentier s'engagea enfin entre deux maisons, et nous débouchâmes sur
+une grand'route large et boueuse, qu'un village d'aspect peu agréable
+bordait de chaque côté, à perte de vue. Les maisons s'élevaient à
+quelque distance de la route, dont elles étaient séparées, à droite
+et à gauche, par une large bande de terrain vague, où l'on voyait des
+tas de bois à brûler, des chariots, des brouettes, des monceaux de
+décombres et un peu de gazon douteux. Dans le lointain, sur la gauche,
+s'élevait au centre du village une grande tour maigre. Ce qu'elle avait
+été dans les siècles passés, je l'ignore: probablement, une forteresse
+en temps de guerre; mais pour le moment, elle portait, dans le haut,
+un illisible cadran solaire et, dans le bas, une boîte aux lettres en
+fer.
+
+[Illustration: ..... s'élevait au centre du village une grande tour
+maigre (page 80).]
+
+De Quartes on nous avait envoyés à une auberge, mais elle était
+pleine, ou bien c'est que notre mine ne revint pas à la maîtresse. Il
+faut avouer qu'avec nos grandes valises de caoutchouc tout humides,
+nous n'avions guère l'air de gens civilisés. Nous ressemblions plutôt
+à des marchands de chiffons et d'os, imagina la Cigarette. «Ces
+messieurs sont des marchands?» demanda l'aubergiste. Et sans attendre
+une réponse, qu'elle jugeait, je suppose, superflue, dans un cas si
+évident, elle nous envoya chez un boucher qui habitait près de la tour
+et prenait des voyageurs à loger.
+
+Nous nous rendîmes chez le boucher. Mais, il était en déménagement et
+tous les lits étaient démontés; ou bien notre mine ne lui revint pas.
+En guise d'adieu il nous décocha: «Ces messieurs sont des marchands?»
+
+Il commençait à faire noir pour tout de bon. Nous ne pouvions plus
+distinguer le visage des gens qui passaient auprès de nous, avec un
+bonsoir inarticulé. Les ménagères de Pont semblaient très économes de
+leur huile, car nous ne vîmes pas une seule fenêtre éclairée, dans tout
+ce long village. Je crois que c'est le plus long village du monde; mais
+j'ose dire que dans notre situation, chacun de nos pas comptait triple.
+Nous étions fort découragés quand nous arrivâmes à la dernière auberge.
+Regardant dans la maison par la porte qui n'était pas éclairée, nous
+demandâmes timidement si nous pouvions y loger pour la nuit. Une voix
+de femme consentit sur un ton peu amical. Nous jetâmes nos valises à
+terre et nous nous mîmes à chercher des chaises.
+
+La salle était dans une complète obscurité, sauf une lueur rougeâtre
+qu'on voyait aux fentes et au ventilateur du poêle. Mais à présent,
+l'aubergiste allumait une lampe pour voir ses nouveaux hôtes. Ce fut,
+je suppose, l'obscurité qui nous épargna une autre expulsion; car
+je ne puis dire qu'elle eut l'air satisfaite à notre aspect. Nous
+nous trouvions dans une grande salle nue, ornée de deux estampes
+allégoriques représentant la Musique et la Peinture, et d'une copie
+de la loi contre l'ivresse publique. D'un côté, il y avait un petit
+comptoir, avec une demi-douzaine de bouteilles environ. Deux ouvriers,
+dans une attitude de fatigue extrême, étaient assis attendant le
+souper. Une jeune fille de beauté médiocre circulait activement dans
+la salle avec un enfant de deux ans qui avait sommeil; et l'aubergiste
+se mit à déranger les pots et les casseroles qui étaient sur le poêle,
+pour faire cuire quelques biftecks.
+
+«Ces messieurs sont des marchands?» demanda-t-elle d'une voix aigre; et
+la conversation n'alla pas plus loin. Nous commencions à nous figurer
+qu'après tout nous pouvions bien être des marchands. Je n'ai jamais
+connu de gens dont la faculté de faire des conjectures s'étendît dans
+un espace si restreint que les aubergistes de Pont-sur-Sambre. Mais
+la politesse et la façon de se comporter n'ont pas un cours plus
+étendu que les billets de banque. Eloignez-vous seulement assez de
+votre quartier, et toute la perfection de vos manières ne vous servira
+de rien. Ces Hennuyers ne pouvaient voir aucune différence entre un
+marchand ordinaire et nous. Et ce fut pour nous matière à réflexion,
+pendant qu'on préparait les biftecks, de voir comme ils nous prenaient
+à leur propre évaluation et comme notre politesse la plus raffinée et
+nos plus grands efforts pour charmer semblaient absolument convenir à
+la qualité de marchand. Cela paraît être du moins une excellente preuve
+en faveur de la profession en France que, même devant de tels juges,
+nous ne réussîmes point à battre les marchands avec nos propres armes.
+
+Enfin on nous pria de nous mettre à table. Les deux villageois (et l'un
+d'entre eux avait le visage pâle et un air de complet épuisement avec
+une apparence maladive, provenant sans doute de l'excès de travail
+et de l'insuffisance de nourriture) soupèrent d'une seule assiette
+de soupe au lait, de quelques pommes de terre en robe de chambre,
+d'une chope de petite bière et d'une tasse de café sucré avec du sucre
+candi. L'aubergiste, son fils et la jeune fille, dont nous avons parlé
+plus haut, mangèrent la même chose. Notre repas fut un vrai banquet,
+en comparaison. Nous eûmes du bifteck, moins tendre qu'il aurait pu
+l'être, quelques-unes des pommes de terre, un peu de fromage, un second
+verre de bière et du sucre blanc dans notre café.
+
+Vous voyez ce que c'est que d'être un monsieur,--pardon, ce que c'est
+que d'être un marchand. Je ne m'étais jamais avisé jusqu'alors, qu'un
+marchand fut un homme d'importance, dans un cabaret d'ouvriers; mais
+à présent que je devais en jouer le rôle pendant la soirée, je vis
+qu'il en était bien ainsi. Il a dans les auberges où il loge à la
+campagne, à peu près la même prééminence que celui qui prend un salon
+particulier dans un hôtel. Plus vous y regardez, plus les distinctions
+de classes sont infinies parmi les hommes; et peut-être par une
+heureuse dispensation, n'y en a-t-il pas un seul au bas de l'échelle,
+pas un seul, qui ne puisse se trouver sur quelque autre une certaine
+supériorité, pour sauvegarder son orgueil.
+
+Nous fûmes assez mécontents de notre nourriture, la Cigarette en
+particulier; car pour moi, j'essayai de faire croire que l'aventure,
+le bifteck coriace, tout m'amusait. D'après la maxime de Lucrèce, la
+vue de la soupe au lait des autres aurait dû donner de la saveur à
+notre bifteck. Mais nous ne trouvâmes pas qu'il en était ainsi dans la
+pratique. Théoriquement, vous pouvez savoir que d'autres gens vivent
+plus pauvrement que vous; mais il n'est pas agréable--j'allais dire,
+il est contre l'étiquette de l'univers--de s'asseoir à la même table
+qu'eux, pour prendre sa nourriture supérieure au milieu de leurs
+croûtes. Je n'avais pas vu pareille chose se passer, depuis le jour
+où j'avais remarqué à l'école un glouton d'élève mangeant son gâteau
+d'anniversaire. C'était assez odieux à voir, pouvais-je me rappeler,
+et je n'avais jamais pensé jouer ce rôle moi-même. Mais une fois de
+plus, vous voyez ce que c'est que d'être un marchand.
+
+Il n'y a pas de doute que les classes pauvres de notre pays ont
+beaucoup plus de dispositions à la charité que les classes riches.
+J'imagine que cela doit venir en grande partie du peu de comparaisons
+et de distinctions que font ces classes entre les gens aisés et
+ceux qui ne le sont pas autant. Un ouvrier ou un marchand ne peut
+s'isoler de ses voisins moins aisés. S'il s'offre une nourriture plus
+recherchée, il doit le faire en présence d'une douzaine de personnes
+qui ne le peuvent pas. Est-il quelque chose qui puisse conduire plus
+directement aux pensées de charité? Ainsi l'homme pauvre, campant à
+l'écart dans la vie, la voit telle qu'elle est, et il sait que chaque
+bouchée qu'il met dans son ventre a été arrachée aux mains des affamés.
+
+Mais à un certain degré de prospérité, comme dans une ascension
+de ballon, l'homme heureux passe à travers une zone de nuages,
+et les choses sublunaires sont dès lors cachées à sa vue. Il
+n'aperçoit rien que les corps célestes, tous dans un ordre admirable
+et positivement aussi beaux que neufs. Il se trouve entouré de
+la façon la plus touchante des attentions de la Providence et se
+compare involontairement aux lys et aux alouettes. Il ne chante pas
+précisément, bien entendu, mais il a dès lors l'air si modeste dans
+son landau ouvert! Si tout le monde dînait à une seule table, cette
+philosophie recevrait de rudes chocs.
+
+
+
+
+PONT-SUR-SAMBRE
+
+LE MARCHAND AMBULANT
+
+
+Comme les laquais dans la comédie de Molière, lorsque les vrais
+gentilshommes faisaient irruption au milieu de leurs élégantes façons
+singées à l'office, nous étions destinés à être confrontés avec un
+véritable marchand. Pour rendre la leçon plus mordante encore pour
+des gentilshommes tombés comme nous, c'était un marchand infiniment
+plus considéré que le genre de pauvres diables pour lesquels on nous
+prenait: comme un lion au milieu de souris, ou un vaisseau de guerre
+arrivant sur deux chaloupes. En vérité, le nom de colporteur ne pouvait
+s'appliquer à lui; c'était un marchand ambulant.
+
+Il était environ huit heures et demie, je suppose, quand ce digne
+Monsieur Hector Gilliard de Maubeuge fit halte à la porte du cabaret
+avec sa charrette couverte traînée par un baudet et d'une voix joviale
+appela les gens de la maison. C'était un maigre et nerveux diable
+d'homme, la langue bien pendue, tenant à la fois de l'acteur et du
+jockey. Ses affaires avaient évidemment prospéré, sans qu'il eût reçu
+aucun des bienfaits de l'éducation; car, avec une gravité naïve il
+mettait tous les mots au masculin et, au cours de la soirée, il nous
+servit quelques futurs de fantaisie dans sa conversation fleurie et
+ampoulée. Il avait avec lui son épouse, avenante jeune femme dont les
+cheveux étaient maintenus dans un foulard jaune et son fils, bambin
+de quatre ans, qui portait une blouse et un képi. Chose remarquable,
+l'enfant était beaucoup mieux habillé que son père et sa mère. On nous
+apprit qu'il était déjà dans un pensionnat; mais on se trouvait au
+commencement des vacances, et il était venu les passer avec ses parents
+et faire une tournée avec eux. Délicieuse occupation de vacances,
+n'est-ce pas? que de voyager toute la journée avec ses parents, dans
+la charrette couverte pleine de trésors innombrables, avec la verte
+campagne bruissant de chaque côté et les enfants, dans tous les
+villages, le contemplant avec envie et admiration. Il est plus amusant,
+pendant les vacances, d'être le fils d'un marchand ambulant que d'être
+le fils et l'héritier du plus grand filateur du monde. Et pour ce qui
+est d'être un prince régnant, le jeune Gilliard en était un, ou je ne
+m'y connais pas.
+
+Tandis que Monsieur Hector et le fils de la maison conduisaient le
+baudet à l'écurie et mettaient sous clef toutes les choses de valeur,
+l'aubergiste faisait réchauffer les restes de notre bifteck et frire
+les pommes de terre froides coupées en tranches, et Madame Gilliard
+s'occupait à réveiller le bambin qui, après la longue étape de ce jour,
+était chagrin et ébloui par la lumière. Il ne fut pas plus tôt éveillé
+qu'il commença à se préparer à souper, en mangeant de la galette, des
+poires vertes et des pommes de terre froides, toutes choses qui ne
+firent, autant que j'en pus juger, qu'exciter son appétit.
+
+Piquée dans son amour propre de mère, l'aubergiste éveilla sa petite
+fille et les deux enfants furent mis en présence. Le jeune Gilliard la
+regarda un instant, absolument comme un chien regarde sa propre image
+réfléchie dans un miroir, avant de tourner la tête. En ce moment, il
+était tout à sa galette. Sa mère parut dépitée qu'il montrât si peu
+d'inclination pour l'autre sexe. Elle exprima son désappointement avec
+une certaine candeur et une allusion fort juste à l'influence des
+années.
+
+Il est certain qu'un temps viendra, où il fera plus d'attention aux
+jeunes filles et pensera beaucoup moins à sa mère. Espérons qu'elle
+aimera cela autant qu'elle semblait se l'imaginer. Mais il est assez
+singulier que, parmi les femmes, celles-là précisément qui professent
+le plus de mépris pour le sexe masculin, trouvent un certain charme et
+une certaine noblesse à ses plus vilains détails mêmes, lorsqu'elles
+les rencontrent chez leurs propres fils.
+
+La petite fille le regarda plus longtemps et avec plus d'intérêt;
+probablement parce qu'elle était chez elle; tandis que le bambin était
+un voyageur et qu'il était accoutumé à des spectacles étrangers. Et en
+outre, il n'y avait point de galette pour absorber son attention.
+
+Pendant toute la durée du souper, on ne parla que de mon jeune
+seigneur. Le père et la mère aimaient follement leur enfant. Monsieur
+ne cessa d'insister sur la sagacité de son fils; il connaissait de
+nom, disait-il, tous les élèves de l'école; si la mémoire lui faisait
+défaut, quand on le mettait à l'épreuve, il poussait la prudence et
+l'exactitude à un degré extraordinaire. Lui posait-on une question, il
+s'asseyait et réfléchissait, et s'il ne pouvait y répondre: «Ma foi,
+il ne vous le dira pas,» ajoutait le père. C'est certainement là un
+haut degré de prudence. De temps en temps, M. Hector, la bouche pleine
+de bifteck, prenait sa femme à témoin de l'âge du bambin à certaines
+époques où il avait dit ou fait quelque chose de mémorable; et je
+remarquai que Madame traduisait habituellement son approbation par des
+exclamations. Quant à elle, son cœur ne la portait point à vanter son
+fils; mais elle ne se rassasiait pas de le caresser et elle semblait
+prendre un doux plaisir à rappeler ce qu'il y avait d'heureux dans la
+courte existence de son enfant. Il est impossible à n'importe quel
+écolier de causer davantage des vacances qui venaient de commencer, et
+de parler moins de la sombre période scolaire qui devait inévitablement
+les suivre. Elle montrait avec un orgueil qu'inspirait peut-être en
+partie l'habitude du commerce, les poches de son fils bourrées en dépit
+du bon sens, de toupies, de sifflets, et de ficelle. Quand elle entrait
+dans une maison pour faire des affaires, il l'accompagnait, paraît-il;
+et à chaque vente, il recevait un sou sur le bénéfice. En réalité ils
+le gâtaient énormément, ces deux braves gens. Mais malgré cela, ils
+surveillaient attentivement ses manières, et ils lui adressèrent des
+remontrances au sujet de quelques légères fautes d'éducation qu'il
+commit à différentes reprises au cours du souper.
+
+En somme, je ne me sentais pas trop froissé d'être pris pour un
+marchand. Il m'était permis de penser que je mangeais avec plus de
+délicatesse ou que mes fautes de français étaient d'une tout autre
+nature; mais il était évident que l'hôtesse et les deux ouvriers ne
+pouvaient apprécier ces distinctions. Dans cette cuisine de cabaret,
+il n'y avait pas la moindre différence, pour toutes les choses
+essentielles, entre les Gilliard et nous. M. Hector, il est vrai,
+était plus à l'aise et prenait en parlant un ton plus important;
+mais cela s'expliquait par ce fait qu'il avait charrette et baudet,
+alors que nous, pauvres hères, nous allions à pied. Le reste de la
+société s'imaginait certainement, sans d'ailleurs y mettre la moindre
+méchanceté, que nous mourions d'envie d'occuper dans la profession un
+rang aussi élevé que celui des nouveaux arrivants.
+
+Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aussitôt que ces braves gens
+parurent, la glace se rompit; l'on fit connaissance et la conversation
+devint générale. Je ne dis pas que j'aurais mis un grand empressement à
+confier à ce marchand ambulant une somme extravagante, mais je suis sûr
+qu'il avait l'âme foncièrement honnête. En ce monde mélangé, s'il vous
+est possible de trouver un ou deux points sensibles dans le cœur d'un
+homme, et par dessus tout, si vous trouvez une famille entière vivant
+en si bons termes, vous pouvez à coup sûr vous tenir pour satisfait et
+prendre le reste comme accordé; ou ce qui vaut beaucoup mieux, conclure
+hardiment que vous saurez parfaitement vous en passer et qu'un seul bon
+trait ne saurait se trouver amoindri par dix mille mauvais.
+
+Il se faisait tard. M. Hector alluma une lanterne d'écurie et
+sortit pour faire quelques arrangements à sa charrette et mon jeune
+monsieur se mit à enlever ses principaux vêtements et à faire de la
+gymnastique sur les genoux de sa mère, puis de là sur le parquet, avec
+accompagnement de rires.
+
+«Allez-vous coucher seul?» demanda la servante.
+
+«Il n'y a pas de danger», répondit le jeune Gilliard.
+
+«Mais vous couchez bien seul à l'école,» objecta sa mère. «Allons,
+allons, il faut être un homme.»
+
+Mais il protesta qu'il ne fallait pas mettre sur le même pied l'école
+et les vacances, qu'il y avait des dortoirs à l'école, et il étouffa la
+discussion sous des baisers qui rendaient sa mère souriante et ravie au
+delà de toute expression.
+
+Il n'y avait certainement pas de danger, selon son expression, qu'il
+couchât seul, car il n'y avait qu'un seul lit pour les trois Gilliard.
+Nous avions pour notre part énergiquement refusé de coucher à deux dans
+un lit et nous eûmes, dans le grenier de la maison, une soupente à deux
+lits avec, pour tous meubles, outre les lits, trois porte-manteaux et
+une table. Il ne s'y trouvait même pas un verre d'eau; mais par bonheur
+la fenêtre pouvait s'ouvrir.
+
+Je n'étais pas encore endormi, que déjà le bruit des ronflements
+sonores emplissait le grenier, les Gilliard, les ouvriers et les
+gens de l'auberge paraissant, tous et d'un commun accord, prendre
+part au concert. Au dehors, la jeune lune resplendissante éclairait
+Pont-sur-Sambre et baignait de ses rayons le cabaret où étaient couchés
+tous les marchands.
+
+
+
+
+SUR LA SAMBRE CANALISÉE
+
+EN ROUTE POUR LANDRECIES
+
+
+Le matin lorsque nous descendîmes, l'aubergiste nous montra deux
+seaux d'eau derrière la porte de la rue: «Voilà de l'eau pour vous
+débarbouiller,» dit-elle. Nous nous arrangeâmes donc pour nous
+débarbouiller, pendant que Madame Gilliard, dehors, sur les marches de
+l'escalier, brossait les chaussures de la famille et que Mr Hector,
+tout en sifflant gaiement, arrangeait pour la tournée du jour quelques
+marchandises dans une boîte à compartiments portative, qui formait une
+partie de son bagage. Pendant ce temps, l'enfant faisait partir des
+amorces de Waterloo, dont il avait parsemé le parquet.
+
+Soit dit en passant, je me demande comment on appelle en France les
+amorces de Waterloo; peut-être des amorces d'Austerlitz? Ceci est un
+point de vue des plus suggestifs. Vous rappelez-vous ce Français qui,
+voyageant via Southampton, descendit à la gare de Waterloo et fut forcé
+de traverser le pont de Waterloo? M'est avis qu'il dut avoir l'envie de
+retourner dans son pays, sans aller plus loin.
+
+Pont même est sur la rivière; mais tandis que par la terre ferme, il
+y a dix minutes de marche pour y venir de Quartes, il y a six mortels
+kilomètres par eau. Nous laissâmes nos sacs à l'auberge, et sans
+bagage, nous regagnâmes nos canoës à travers les prairies humides.
+Quelques-uns des enfants étaient là pour nous voir partir; mais nous
+n'étions plus les êtres mystérieux de la soirée précédente. Un départ
+est beaucoup moins romanesque qu'une arrivée inexpliquée par un soir
+doré. Quelque vive qu'ait été l'impression produite par la première
+apparition d'un fantôme, c'est avec une indifférence comparativement
+aussi grande que nous le voyons disparaître.
+
+[Illustration: .... lorsque nous longions la forêt de Mormal
+(page 105.)]
+
+Les braves gens de l'auberge de Pont, lorsque nous allâmes chercher nos
+sacs, furent frappés d'admiration. A la vue de ces deux gracieux petits
+bateaux, sur chacun desquels flottait un pavillon anglais, et dont
+un lavage à l'éponge avait fait reluire le vernis, ils commencèrent
+à s'apercevoir qu'ils avaient reçu des anges, sans s'en douter.
+L'aubergiste se tenait sur le pont, désolée probablement de s'être fait
+si peu payer. Son fils courait çà et là et invitait les voisins à venir
+jouir du spectacle, et nous partîmes sous les yeux d'une véritable
+foule de spectateurs émerveillés. Ces messieurs, des marchands! allons
+donc! A présent, vous voyez un peu trop tard leur qualité.
+
+Toute la journée, il tomba des averses, qui dégénérèrent parfois en
+pluies torrentielles. Nous fûmes trempés jusqu'aux os; puis en partie
+séchés par le soleil, puis trempés de nouveau. Mais nous eûmes quelques
+intervalles de calme et un notamment lorsque nous longions la forêt
+de Mormal. Ce nom sonne mal à l'oreille, mais quel délicieux endroit
+pour la vue et l'odorat! Toute la partie qui bordait la rivière avait
+un air solennel, baignant dans l'eau l'extrémité de ses branches et
+formant dans le haut un mur de feuillage. Qu'est-ce qu'une forêt,
+sinon une cité de la nature, pleine de créatures vivantes, robustes
+et inoffensives, où rien n'est mort, où rien n'est dû à la main de
+l'homme, mais où les citoyens eux-mêmes sont à la fois les maisons
+et les monuments publics? Il n'est rien d'aussi vivant, et cependant
+d'aussi calme qu'un bois, et deux compagnons qui passent dans le
+balancement de leur canoë se sentent bien petits et bien agités en
+comparaison.
+
+Et certainement de tous les parfums, celui qu'exhalent un grand nombre
+d'arbres est le plus délicieux et le plus fortifiant. La mer vous a
+comme une forte odeur qui éclate et vous prend subitement aux narines
+ainsi que le tabac à priser, et qui provoque en vous la sensation
+délicate d'une vaste étendue d'eau et de grands navires; mais l'odeur
+des bois, qui ressemble le plus à celle de la mer par ses propriétés
+toniques, la surpasse de beaucoup en douceur. De plus l'odeur de la
+mer est peu variée, celle des bois l'est à l'infini; elle varie avec
+chaque heure de la journée, non seulement en force, mais en caractère,
+et à mesure que vous passez d'une zone de la forêt dans une autre, les
+différentes sortes d'arbres paraissent vivre au milieu de différentes
+atmosphères. Ordinairement c'est la résine du sapin qui prédomine. Mais
+il est des bois qui sont plus coquets dans leurs mœurs; et l'haleine
+de la forêt de Mormal, en parvenant jusqu'à nous par cette pluvieuse
+après-midi, ne nous apportait rien moins que le parfum délicat de
+l'églantier.
+
+J'aurais voulu que notre route se continuât indéfiniment parmi les
+bois. Les arbres forment la société la plus polie. Un vieux chêne
+qui, dès avant la Réforme, a grandi à l'endroit même où il se dresse,
+plus élevé que la flèche de bien des clochers, plus majestueux que
+la plupart des montagnes, et qui est cependant un être vivant sujet
+aux maladies et à la mort comme vous et moi, n'est-il pas en lui-même
+un enseignement frappant de l'histoire? Mais le spectacle de vastes
+étendues de terrain couvertes de pareils patriarches, avec leurs
+racines contiguës, leurs cimes verdoyantes ondulant au vent comme des
+vagues, et leurs robustes rejetons qui leur montent jusqu'aux genoux;
+le spectacle de toute une forêt saine et belle, donnant de la couleur
+à la lumière et du parfum à l'air, est-ce autre chose que la pièce
+la plus imposante du répertoire de la nature? Heine désirait reposer
+comme Merlin sous les chênes de Brocéliande. Pour moi, un seul arbre
+ne me suffirait pas; mais si la forêt se développait comme un figuier
+des Banians[2], je voudrais être enterré sous la racine principale;
+toutes les parties de mon être circuleraient de chêne en chêne; ma
+conscience se trouverait répandue dans toute la forêt; elle donnerait
+un cœur commun à cette masse de flèches vertes, qui pourrait aussi se
+réjouir de sa beauté et de sa dignité. Il me semble sentir des milliers
+d'écureuils sautant de branche en branche dans mon vaste mausolée;
+il me semble sentir les oiseaux et les vents effleurant, rapides et
+joyeux, les cimes de hauteurs inégales qui forment sa voûte de verdure.
+
+ [2] Le figuier des Banians est un arbre de l'Inde sur lequel on
+ recueille la gomme laque. Cet arbre a une façon extraordinaire de se
+ propager; les branches qui en forment la cime émettent des pousses
+ grêles qui descendent verticalement et s'allongent de plus en plus,
+ jusqu'à ce qu'elles touchent le sol. Elles y prennent bientôt racine,
+ grossissent et forment comme autant de colonnes qui soutiennent la
+ tête de l'arbre. Le tronc de celui-ci peut périr sans que la cime
+ meure, et de nouvelles colonnes s'ajoutent toujours aux anciennes. Il
+ en résulte comme une petite forêt, provenant d'un seul tronc. On voit
+ à Nerbuddah un figuier des pagodes qui occupe une surface de six à
+ sept cents mètres de circonférence.
+
+ (_Note du traducteur_).
+
+Hélas! la forêt de Mormal n'a que fort peu d'étendue et nous n'en
+longeâmes la lisière que sur un très petit parcours. Le reste du
+temps, la pluie ne cessa de tomber par ondées et le vent de souffler
+en rafales, au point qu'on se sentait le cœur fatigué d'un temps aussi
+changeant et aussi grognon. Chose singulière, les averses commençaient
+toujours, quand il nous fallait porter nos bateaux de l'autre côté
+d'une écluse et exposer nos jambes à l'air. Et il en fut ainsi à
+chaque écluse. Ceci est une sorte de chose qui éveille volontiers en
+vous un sentiment d'animosité contre la nature. Il ne semblait pas y
+avoir de raison pour que l'averse ne vînt pas cinq minutes plus tôt ou
+plus tard, à moins de lui supposer une intention de vous braver. La
+Cigarette avait un mackintosh, qui le mettait plus ou moins au-dessus
+de ces contrariétés. Mais il me fallait supporter tout ce mauvais
+temps, car je n'avais aucun vêtement de ce genre. Je commençai à me
+rappeler que la nature est femme. Mon compagnon, qui voyait les choses
+plus en rose, écoutait mes jérémiades avec une grande satisfaction,
+et y joignait ironiquement les siennes. «C'est comme les marées»,
+disait-il, pour prendre comme exemple une chose analogue, «ça ne sert
+qu'à embêter les canotiers. Si, ça peut encore avoir un autre but: ça
+permet à la lune de se glorifier de l'influence qu'on lui attribue sur
+la production de ce phénomène.» A la dernière écluse, un peu en deçà
+de Landrecies, je refusai d'aller plus loin; et au beau milieu d'une
+averse, je m'assis sur la berge pour me ranimer en fumant une pipe.
+Un alerte vieillard que je pris pour le diable s'approcha de moi, et
+me questionna sur notre voyage. J'avais le cœur si gros que je lui
+dévoilai nos projets. Voilà bien, me dit-il, la plus sotte entreprise
+dont j'aie jamais entendu parler. Comment donc! est-ce que je ne savais
+pas, me demanda-t-il, qu'il n'y avait que des écluses, des écluses,
+et toujours des écluses, sur tout le trajet, sans compter qu'à cette
+saison de l'année, nous allions trouver l'Oise complètement à sec?
+«Montez en chemin de fer, mon petit jeune homme, et retournez chez
+vous auprès de vos parents.» Je fus tellement abasourdi par la malice
+de cet homme que tout ce que je pus faire fut de fixer les yeux sur
+lui, sans pouvoir dire un mot. Un arbre ne m'aurait jamais tenu pareil
+langage. Enfin je trouvai quelques paroles pour me tirer d'embarras.
+Nous avions déjà fait, lui dis-je, un assez long trajet en venant
+d'Anvers jusqu'ici, et nous ferions le reste en dépit de lui. Oui,
+ajoutai-je, s'il n'y avait pas d'autre motif, je le ferais à présent,
+par la seule raison qu'il avait osé dire que nous ne le pourrions pas.
+L'aimable vieillard me regarda en ricanant, fit une allusion à mon
+canoë, et s'éloigna tranquillement en hochant la tête.
+
+J'avais encore le cœur tout bouillant d'indignation quand deux jeunes
+gens m'abordèrent. Ils me prirent pour le domestique de la Cigarette,
+sans doute parce que je n'avais qu'un simple jersey, tandis que lui
+portait un mackintosh, et ils me firent beaucoup de questions sur ma
+place et sur le caractère de mon maître. Je répondis que c'était un
+assez bon garçon; mais qu'il avait en tête cet absurde voyage. «Oh!
+non, non,» dit l'un d'eux, «il ne faut pas dire cela; ce n'est pas
+absurde du tout, c'est très courageux de sa part.» Je crois que ces
+deux jeunes gens étaient des anges envoyés pour me rendre du courage.
+Ce fut pour moi une chose vraiment fortifiante de reproduire ainsi
+toutes les insinuations du vieillard, comme si elles venaient de moi et
+qu'elles m'eussent été suggérées par mon rôle de domestique mécontent,
+et de les voir chasser comme autant de mouches par ces admirables
+jeunes gens.
+
+Quand je racontai cet incident à la Cigarette, «les gens doivent se
+faire une curieuse idée de la manière d'agir des domestiques anglais,»
+dit-il sèchement, «car vous m'avez traité en bête brute à l'écluse».
+
+Je fus très mortifié de ces paroles; mais il est de fait que mon
+caractère avait souffert.
+
+
+
+
+A LANDRECIES
+
+
+A Landrecies la pluie tombait encore et le vent soufflait toujours;
+mais nous trouvâmes une chambre à deux lits bien meublée, de véritables
+pots à eau contenant de l'eau véritable, et un dîner, un dîner
+véritable avec du vin véritable. Pour moi, après avoir été marchand
+pendant une nuit, après avoir été le jouet des éléments pendant toute
+la journée, je sentis ce confort faire sur mon cœur l'effet d'un rayon
+de soleil. Il y avait au dîner un fruitier anglais qui voyageait avec
+un fruitier belge. Dans la soirée, au café, nous remarquâmes que notre
+compatriote perdait beaucoup d'argent au jeu de bouchon; et je ne sais
+pourquoi, ceci nous fut agréable.
+
+Il advint que nous dûmes faire plus ample connaissance avec Landrecies
+que nous ne nous y attendions; car le lendemain il faisait un vrai
+temps de chien. Cette ville n'est pas l'endroit qu'on aurait voulu
+choisir pour se reposer une journée, car elle ne se compose guère
+que de fortifications. A l'intérieur des remparts, quelques pâtés de
+maisons, une longue rangée de casernes et une église représentent la
+ville du mieux qu'ils peuvent. Il ne paraît pas y avoir de commerce,
+et un boutiquier chez qui j'achetai un briquet de treize sous éprouva
+une telle émotion d'avoir un client qu'il m'emplit mes poches de silex
+de reste par dessus le marché. Les seuls monuments publics qui eurent
+quelque intérêt pour nous furent l'hôtel de ville et le café. Cependant
+nous visitâmes l'église; c'est là que repose le maréchal Clarke;
+mais comme nous n'avions jamais entendu parler ni l'un ni l'autre de
+ce soldat héroïque, nous supportâmes avec fermeté les souvenirs de
+l'endroit.
+
+Dans toutes les villes de garnison, les appels à la garde, les réveils
+et autres choses du même genre font un magnifique et romanesque
+intermède dans la vie civile. Les clairons, les tambours et les fifres
+sont par eux-mêmes d'excellentes choses, et quand ils font penser aux
+armées en marche et aux pittoresques vicissitudes de la guerre, ils
+suscitent dans le cœur quelque chose de fier. Mais dans une ombre de
+ville telle que Landrecies, où il n'y a guère d'autre mouvement, ces
+accents guerriers produisaient une commotion grande à proportion.
+C'étaient en vérité les seules choses mémorables. C'était bien
+l'endroit pour entendre la ronde passant la nuit dans les ténèbres avec
+le pas pesant des hommes en marche et la répercussion frémissante des
+roulements de tambour. Cela vous rappelait que cette place même était
+un point dans le grand système militaire de l'Europe, qu'il se pourrait
+qu'un jour dans l'avenir elle fût entourée de la fumée et du tonnerre
+du canon et qu'elle se fît un nom parmi les places fortes.
+
+En tous cas, le tambour, grâce à sa voix martiale et au remarquable
+effet physiologique qu'il produit, je dirai plus, grâce même à sa
+forme embarrassante et comique, occupe une place à part parmi les
+instruments de percussion. Et s'il est vrai, comme je l'ai ouï dire,
+que les tambours sont recouverts de peau d'âne, quelle pittoresque
+ironie cela ne contient-il pas! Comme si la peau de ce patient animal
+n'avait pas été suffisamment battue pendant qu'il était en vie,
+tantôt par les marchands des quatre saisons de Lyon, tantôt par les
+présomptueux prophètes hébreux, il fallait encore qu'elle fût enlevée
+aux quartiers de derrière de la pauvre bête, après sa mort, tendue sur
+un tambour et battue chaque nuit à la ronde dans les rues de toutes
+les villes de garnison de France. Et sur les hauteurs de l'Alma et de
+Spicheren, et partout où la mort fait flotter son drapeau rouge et
+retentir le bruit de sa puissante épée sur les canons, là aussi, il
+faut que le jeune tambour se précipitant, les joues toutes blanches,
+par dessus les camarades tombés, batte et maltraite ce morceau de peau,
+arraché aux reins de paisibles baudets.
+
+En général on n'emploie jamais plus mal son temps qu'à donner des
+coups de bâton sur la peau des ânes. Nous savons l'effet que cela
+produit sur cet animal, pendant qu'il est en vie, et nous n'ignorons
+pas que vos coups ne hâteront pas la marche de votre âne stupide. Mais
+dans cet état de momie et de triste survivance à soi-même, lorsque
+la peau creuse retentit sous les coups des baguettes, que chaque
+rataplan va droit au cœur d'un homme, y introduit la folie et cette
+disposition du pouls, que dans notre façon emphatique de parler nous
+surnommons Héroïsme, n'y a-t-il pas une espèce de vengeance contre
+les persécuteurs de l'âne? Autrefois, pourrait-il vous dire, vous me
+faisiez monter la colline et descendre la vallée à coups de bâton, et
+j'étais forcé de l'endurer; mais à présent que je suis mort, ces coups
+sourds qu'on entendait à peine dans les chemins de campagne sont
+devenus une musique entraînante en tête de la brigade, et pour chaque
+coup dont vous avez frappé ma peau, vous verrez un camarade chanceler
+et tomber.
+
+Peu de temps après le passage des tambours devant le café, la Cigarette
+et l'Aréthuse, se sentant envie de dormir, partirent pour l'hôtel qui
+n'était qu'à deux pas. Mais bien que Landrecies ne nous eût guère
+paru intéressant, Landrecies s'était senti de l'intérêt pour nous.
+Nous apprîmes que tout le long de la journée, des gens avaient couru
+entre les rafales voir nos deux bateaux. Des centaines de personnes,
+disait-on, quoique l'assertion ne fût guère d'accord avec l'idée que
+nous nous faisions de la ville, des centaines de personnes avaient
+couru les regarder dans le magasin à charbon où ils se trouvaient.
+Nous devenions des lions à Landrecies, nous qui n'avions été que des
+marchands la veille au soir, à Pont.
+
+Lorsque nous quittâmes le café, quelqu'un courut après nous et nous
+rattrapa à la porte de l'hôtel. Ce n'était rien moins que le juge de
+paix, fonctionnaire qui, autant que j'en puis juger, joue le rôle d'un
+délégué du shériff en Ecosse. Il nous donna sa carte et nous invita
+à souper avec lui sur le champ, avec le charme délicat et la grâce
+exquise que les Français apportent à ces choses. C'était pour le crédit
+de Landrecies, dit-il, et bien que nous fussions parfaitement fixés sur
+le peu de crédit que nous pouvions faire à la ville, nous aurions été
+de grossiers personnages si nous avions refusé une invitation aussi
+poliment faite.
+
+La maison du juge de paix se trouvait tout près. C'était un intérieur
+de célibataire bien installé, avec une curieuse collection de vieilles
+bassinoires en cuivre suspendues aux murs. Quelques-unes étaient
+artistement ciselées. Il semblait que cela fût une idée pittoresque
+pour un collectionneur. On ne pouvait s'empêcher de penser au grand
+nombre de bonnets de nuit qui s'étaient agités sur ces bassinoires dans
+les générations passées; aux plaisanteries qui avaient pu se faire,
+aux baisers qui avaient pu se prendre, lorsqu'elles étaient en usage;
+on songeait forcément aux nombreuses fois qu'elles avaient paradé dans
+le lit de la mort. Si seulement elles pouvaient parler, à quelles
+scènes absurdes, inconvenantes et tragiques n'avaient-elles pas assisté?
+
+Le vin était excellent. Quand nous complimentions le juge de paix
+sur une bouteille: «Je ne vous donne pas cela comme ce que j'ai de
+plus mauvais», disait-il. Je me demande quand les Anglais apprendront
+ces gracieuses façons hospitalières. Elles valent la peine qu'on
+les apprenne; elles ornent l'existence et embellissent les heures
+ordinaires.
+
+Deux autres habitants de Landrecies étaient présents. L'un était un
+receveur d'une chose ou d'une autre, j'ai oublié quoi; l'autre, nous
+apprit-on, était le principal notaire de l'endroit. Il se trouvait donc
+que nos professions à tous les cinq avaient plus ou moins de rapport
+avec la loi. Dans ces conditions, il était presque certain que la
+conversation deviendrait technique. La Cigarette expliqua d'une façon
+magistrale les lois sur le paupérisme. Et un peu plus tard, je me
+trouvai moi-même en train d'exposer la loi écossaise sur les enfants
+naturels, dont, je suis bien aise de le dire, je ne connais pas le
+moindre mot. Le receveur et le notaire, mariés tous deux, accusèrent
+le juge de paix, qui était célibataire, d'avoir soulevé la question.
+Il se défendit de l'accusation de l'air conscient et satisfait que
+prennent tous les hommes que j'aie jamais vus, qu'ils soient Français
+ou Anglais. N'est-il pas étrange que tous, dans les moments où nous ne
+sommes pas sur nos gardes, nous éprouvions une certaine satisfaction à
+ce qu'on nous juge un tant soit peu coquins avec les femmes?
+
+A mesure que la soirée s'avançait, le vin devenait plus à mon goût; les
+liqueurs se trouvaient encore meilleures que le vin et la société était
+très animée. Ce fut le plus haut étiage de la faveur populaire de notre
+voyage. Après tout, comme nous nous trouvions chez un juge de paix,
+n'y avait-il pas quelque chose de semi-officiel dans la façon dont il
+nous traitait? C'est pourquoi, nous souvenant quel grand pays est la
+France, nous rendîmes pleine justice à la réception qui nous avait été
+faite. Il y avait longtemps que Landrecies était endormi lorsque nous
+retournâmes à l'hôtel, et les sentinelles sur les remparts allaient
+bientôt voir poindre le jour.
+
+
+
+
+LE CANAL DE LA SAMBRE A L'OISE
+
+PÉNICHES
+
+
+Il était tard et il pleuvait quand nous partîmes le lendemain. Le juge
+de paix abrité sous un parapluie eut la politesse de nous accompagner
+jusqu'au bout de l'écluse. Nous en étions arrivés à présent, en matière
+de temps, à un degré d'humilité qu'on n'atteint guère que dans les
+Highlands d'Ecosse. Un petit coin de ciel bleu ou un rayon de soleil
+faisait chanter nos cœurs et quand il ne pleuvait pas très fort, nous
+considérions la journée comme presque belle.
+
+De longues files de bateaux s'étendaient le long du canal. Beaucoup
+d'entre eux avaient l'air tout à fait pimpants et ressemblaient à des
+navires dans leurs justaucorps de goudron d'Archangel, rehaussé de
+blanc et de vert. Quelques-uns portaient une gaie balustrade en fer et
+tout un parterre de pots de fleurs. Les enfants jouaient sur le pont
+des bateaux, sans plus se soucier de la pluie que s'ils avaient été
+élevés sur les bords du lac Caron; les hommes pêchaient par dessus le
+plat-bord, quelques-uns sous un parapluie; les femmes faisaient leur
+lessive; et chaque bateau était fier de son petit roquet qui faisait
+office de chien de garde. Chacun de ces chiens aboyait furieusement
+après nos canoës, courant le long du bord jusque l'autre bout de son
+bateau et passant ainsi le mot au chien qui était sur le suivant. Nous
+avons dû voir, au cours de cette journée de canotage, quelque chose
+comme une centaine de ces embarcations, rangées les unes à la suite
+des autres comme les maisons dans une rue; et il n'y avait pas un seul
+de ces bateaux dont le chien ne nous accompagnât de ses aboiements. On
+croirait visiter une ménagerie, fit remarquer la Cigarette.
+
+Ces petites cités le long du bord du canal produisaient sur l'esprit
+une très bizarre impression. Elles ressemblaient, avec leurs pots de
+fleurs et leurs cheminées fumantes, leurs lessives et leurs dîners,
+à un coin de nature enraciné dans le paysage; et cependant, si le
+canal venait seulement à se dégager en aval, tous les bateaux l'un
+après l'autre hisseraient leur voile ou se feraient remorquer par des
+chevaux et s'en iraient dans toutes les parties de la France, et le
+hameau impromptu se séparerait, maison par maison, pour se disperser
+aux quatre vents. Quant aux enfants qui jouaient ensemble aujourd'hui
+sur le canal de la Sambre à l'Oise, chacun au seuil de l'habitation
+paternelle, où et quand pourrait se faire leur prochaine rencontre?
+
+Depuis quelque temps notre conversation avait roulé sur les bateaux et
+nous avions formé le projet de passer nos vieux jours sur les canaux
+de l'Europe. Nous devions faire ces voyages tout à fait à loisir,
+tantôt sur une rapide rivière, à la remorque d'un vapeur, tantôt
+attendant des chevaux pendant des journées entières à quelque jonction
+peu considérable. On devait nous voir nous agiter sur le pont dans
+toute la dignité des années, notre barbe blanche tombant sur notre
+poitrine. Nous devions être perpétuellement occupés parmi les pots de
+couleur, si bien qu'il n'y aurait pas de blanc d'une fraîcheur plus
+grande, ni de vert d'une plus belle teinte d'émeraude que le nôtre,
+dans tous les bateaux circulant sur les canaux. Il devait y avoir des
+livres dans la cabine, des pots à tabac et du vieux Bourgogne aussi
+rouge qu'un coucher de soleil en Novembre, et aussi parfumé qu'une
+violette en Avril. Il devait y avoir un flageolet dont la Cigarette,
+avec un doigté habile, tirerait des sons attendrissants sous les
+étoiles, et peut-être, mettant de côté son instrument, élèverait-il la
+voix--sa voix un peu plus grêle qu'autrefois, avec, de temps à autre,
+un chevrotement que vous appelleriez, si vous vouliez, une roulade
+naturelle--en une riche et solennelle psalmodie.
+
+Toutes ces choses mijotant dans mon esprit me firent désirer aller
+à bord d'une de ces habitations idéales de la flânerie. Je n'avais
+que l'embarras du choix, tandis que je les côtoyais les unes après
+les autres et que les chiens aboyaient après moi, me prenant pour un
+vagabond. A la fin j'aperçus un brave vieillard et son épouse qui me
+regardaient tous deux avec intérêt. Je leur souhaitai donc le bonjour
+et m'arrêtai près de leur bateau. Je débutai par une remarque sur leur
+chien qui avait quelque chose du chien d'arrêt. Changeant alors de
+sujet, j'adressai à Madame un compliment sur ses fleurs, puis un mot
+d'éloge sur leur genre de vie.
+
+Si vous tentiez pareille expérience en Angleterre, vous recevriez
+immédiatement un camouflet. On vous représenterait cette existence
+comme méprisable, non sans faire une allusion mordante à votre
+meilleur sort. Or ce que j'aime tant en France, c'est la franchise et
+l'intrépidité avec laquelle chacun reconnaît sa situation de fortune.
+Ils savent tous dans ce pays de quel côté leur pain est beurré, et ils
+prennent plaisir à le montrer aux autres, ce qui est à coup sûr ce que
+la religion comporte de meilleur; et ils dédaignent de faire la petite
+bouche sur leur pauvreté, ce que je considère comme ce qu'il y a de
+supérieur dans le courage. J'ai entendu une femme dans une position
+tout à fait belle et possédant une fortune assez ronde, parler de son
+propre enfant avec une plainte navrante, comme de l'enfant d'un pauvre
+homme. Moi, je ne dirais pas pareille chose au duc de Westminster. Et
+les Français sont pleins de cet esprit d'indépendance. Peut-être est-ce
+le résultat des institutions républicaines, comme ils les appellent.
+C'est beaucoup plus vraisemblablement parce qu'il y a si peu de gens
+réellement pauvres que ceux qui se plaignent ne sont pas en nombre
+suffisant pour se soutenir les uns les autres.
+
+Les gens du bateau étaient charmés de m'entendre admirer leur
+situation. Ils comprenaient parfaitement bien, me dirent-ils, comment
+Monsieur enviait le sort. Sans doute Monsieur était riche, et dans ce
+cas il lui était loisible de faire une péniche jolie comme un château.
+Et ce disant, ils m'invitèrent à monter à bord de leur château d'eau.
+Ils s'excusèrent de la pauvreté de leur cabine; ils n'avaient pas été
+assez riches pour l'arranger comme elle aurait dû l'être.
+
+«Le feu aurait dû être ici, de ce côté-ci,» expliquait le mari.
+«Ensuite on pourrait avoir un secrétaire au milieu--des livres--et»
+(d'une manière générale) «tout. Ça serait tout à fait coquet». Et
+il regardait autour de lui, comme si les améliorations étaient déjà
+faites. Ce n'était évidemment pas la première fois qu'il avait ainsi
+embelli sa cabine en imagination; et à la première bonne affaire qu'il
+fera, il faut m'attendre à voir le secrétaire au milieu de la cabine.
+
+Madame avait trois oiseaux dans une cage. Ce n'était pas grand chose,
+expliquait-elle. Les beaux oiseaux étaient si chers! Ils avaient
+cherché à se procurer un hollandais l'hiver dernier, à Rouen (Rouen,
+pensai-je; est-ce que toute cette demeure, avec ses chiens, ses
+oiseaux et ses cheminées fumantes, voyage jusque-là? et a-t-elle la
+même simplicité parmi les falaises et les vergers de la Seine qu'au
+milieu des vertes plaines de la Sambre?) ils avaient cherché à se
+procurer un hollandais l'hiver dernier à Rouen; mais ces oiseaux
+coûtent quinze francs pièce,--pensez un peu--quinze francs!
+
+«Pour un tout petit oiseau», ajouta le mari.
+
+Comme je continuais à admirer, ces braves gens cessèrent de s'excuser
+et se mirent à vanter leur bateau et leur heureuse condition, comme
+s'ils avaient été l'Empereur et l'Impératrice des Indes. Ce fut, selon
+l'expression usitée en Ecosse, une bonne audition, et cela me fit
+voir le monde sous un jour favorable. Si l'on savait combien il est
+encourageant d'entendre une personne se vanter, aussi longtemps qu'elle
+se vante de ce qu'elle a réellement, je crois qu'on le ferait plus
+librement et de meilleure grâce.
+
+Ils commencèrent à faire des questions sur notre voyage. Il vous aurait
+fallu voir comme ils sympathisaient avec nous. Ils semblaient à moitié
+disposés à abandonner leur bateau et à nous suivre.
+
+Mais ces mariniers ne sont que des bohémiens à demi-domestiqués. Cette
+demi-domestication se manifesta sous une forme assez jolie. Soudain
+le front de Madame s'assombrit. «Cependant», commença-t-elle, et elle
+s'arrêta; puis reprenant, elle me demanda si j'étais célibataire.
+
+--«Oui,» répondis-je.
+
+--«Et votre ami qui vient de passer il n'y a qu'un instant?»
+
+Lui non plus n'était pas marié.
+
+Oh! alors, tout était pour le mieux. Elle ne pouvait pas admettre qu'on
+laissât les femmes seules au logis; mais, puisqu'il n'y avait aucune
+épouse en jeu, nous faisions ce que nous pouvions faire de mieux.
+
+--«Veiller aux intérêts de quelqu'un dans le monde», reprit le mari,
+«il n'y a que ça. D'autre part, notez bien, si un homme reste fixé
+dans son village comme un ours, continua-t-il, il ne voit rien; et
+ensuite la mort est la fin de tout et il n'a rien vu.»
+
+Madame rappela à son mari un Anglais, qui avait remonté ce canal en
+bateau à vapeur.
+
+--«Peut-être M. Moens dans l'Ytene», suggérai-je.
+
+--«Tout juste», approuva le mari. «Il avait avec lui sa femme et sa
+famille avec des domestiques. Il débarquait à toutes les écluses et
+demandait les noms des villages aux bateliers ou aux éclusiers, et
+alors il les écrivait, il les écrivait. Oh! il écrivait énormément. Je
+suppose que c'était un pari.»
+
+Il y avait là une explication assez plausible pour nos exploits; mais
+il semblait assez original de croire qu'un pari fût une raison de
+prendre des notes.
+
+
+
+
+LA CRUE DE L'OISE
+
+
+Le lendemain matin il n'était pas neuf heures que les deux canoës
+étaient installés sur une légère charrette de campagne à Etreux. Nous
+ne tardâmes pas à les suivre sur la route qui longe une riante vallée
+couverte de houblonnières et de peupliers. D'agréables villages étaient
+disséminés sur la pente de la colline: notamment Tupigny avec ses
+perches à houblon laissant pendre leurs guirlandes jusque dans la rue
+et ses maisons tapissées de vignes avec leurs raisins. Il y eut un
+faible enthousiasme sur notre passage; les tisserands passaient leurs
+têtes aux fenêtres; les enfants criaient, émerveillés à la vue des
+deux barquettes, et des piétons en blouse, de connaissance avec notre
+charretier, plaisantaient avec lui sur la nature de son chargement.
+
+Nous essuyâmes une ou deux averses, mais légères et fuyantes. L'air
+était pur et doux parmi tous ces champs verts et toutes ces choses
+vertes qui poussaient. Rien qui indiquât l'automne, dans le temps. Et
+quand à Vadencourt, nous nous embarquâmes au bord d'une petite prairie,
+en face d'un moulin, le soleil perça les nuages et fit resplendir
+toutes les feuilles dans la vallée de l'Oise.
+
+Les pluies qui tombaient depuis longtemps avaient gonflé la rivière.
+Sur tout le parcours de Vadencourt à Origny, elle courait avec une
+rapidité toujours croissante, puisant de nouvelles forces à chaque
+mille et se précipitant comme si elle sentait déjà la mer. Jaune et
+tumultueuse, l'eau tournoyait en tourbillons irrités parmi les saules
+à demi-submergés et battait les bords pierreux d'un clapotis furieux.
+Son cours suivait en serpentant sans cesse une vallée étroite et
+bien boisée. Tantôt la rivière s'approchait du pied de la colline,
+courait en glissant le long de sa base crayeuse, et nous laissait
+voir entre les arbres quelques champs de colza s'étendant à perte de
+vue. Tantôt elle longeait les murs des jardins derrière les maisons,
+où d'un rapide coup d'œil, nous pouvions, par la baie d'une porte,
+saisir la silhouette d'un prêtre qui se promenait, dans la lumière
+diaprée du soleil. Puis le feuillage formait un mur si épais devant
+nous qu'il semblait n'y avoir aucune issue; ce n'était qu'un bouquet
+de saules dominés par des ormes et des peupliers, sous lesquels la
+rivière courait impétueuse et rapide, traversée par un martin-pêcheur
+qui passait comme un morceau de ciel bleu. Sur ces différentes
+manifestations de la nature le soleil répandait ses rayons clairs
+et catholiques. Sur la surface rapide de la rivière, les ombres se
+dessinaient aussi fermes que sur les prairies immobiles. La lumière
+scintillait en filets d'or entre les feuilles dansantes des peupliers
+et nous permettait de jouir de la vue des collines. Et pendant tout ce
+temps, la rivière ne s'arrêtait jamais dans sa course et ne reprenait
+jamais haleine; et sur toute la longueur de la vallée les roseaux se
+dressaient, frissonnant de la tête aux pieds.
+
+Il doit y avoir quelque mythe (mais s'il en existe un, je ne le connais
+pas) fondé sur le frissonnement des roseaux. Il n'y a guère de choses
+dans la nature qui frappent davantage l'œil de l'homme. C'est une
+pantomime si éloquente de la terreur; et la vue d'un si grand nombre
+de créatures se réfugiant dans tous les creux du rivage comme dans
+un sanctuaire inviolable est suffisante pour répandre l'infection de
+la crainte dans un esprit faible. Peut-être n'est-ce qu'une question
+de froid? et cela n'aurait rien d'étonnant, puisque les roseaux sont
+plongés dans l'eau jusqu'à la taille. Ou peut-être ne se sont-ils
+jamais accoutumés à la hâte et à la fureur du flux de la rivière ou au
+miracle de son corps sans fin? Pan jouait autrefois du chalumeau sur
+leurs ancêtres; et ainsi par les mains de sa rivière, il continue à
+jouer sur ces récentes générations dans toute la vallée de l'Oise; et
+il joue le même air, tout à la fois doux et perçant, pour nous dire ce
+qu'il y a de beau et de terrifiant dans le monde.
+
+Le canoë était comme une feuille dans le courant qui le soulevait,
+le secouait et l'emportait en maître; tel un centaure emportant une
+nymphe. Pour conserver quelque pouvoir sur la direction des canoës, il
+nous fallait beaucoup d'habileté et d'activité dans le maniement de la
+pagaie. La rivière avait une telle hâte d'atteindre la mer! Toutes les
+gouttes d'eau couraient, prises d'une terreur panique, comme autant
+de gens dans une foule épouvantée. Mais y eut-il jamais une foule si
+nombreuse et si possédée d'une seule idée? Tous les objets visibles
+passaient avec le rythme d'une danse; la vue courait de la même course
+que la rivière. Les exigences de chaque moment tendaient tellement les
+cordes que notre être vibrait comme un instrument bien accordé et que
+le sang, secouant sa léthargie, trottait par tous les grands chemins et
+par tous les sentiers des veines et des artères, entrait dans le cœur
+et en sortait précipitamment, comme si la circulation n'était qu'un
+voyage de vacances et non le labeur quotidien de soixante-dix années.
+Les roseaux pouvaient incliner leur tête en guise d'avertissement,
+et par leurs gestes tremblants, nous dire que la rivière était aussi
+cruelle qu'elle était impétueuse et froide, et que la mort était aux
+aguets dans les tourbillons sous les saules. Mais les roseaux devaient
+rester où ils étaient et ceux qui restent immobiles sont toujours de
+timides conseillers. Pour nous, nous aurions pu crier à tue-tête. A
+vrai dire, si cette charmante et magnifique rivière était une invention
+de la mort, la vieille coquine grise s'était fameusement trompée à
+notre égard. En ce moment l'intensité de ma vie était décuplée. Je
+marquais des points contre la mort à chacun de mes coups de pagaie, à
+chaque tournant du cours d'eau. J'ai rarement tiré meilleur profit de
+ma vie.
+
+Car à mon avis, nous pouvons considérer notre petite guerre
+particulière avec la mort tant soit peu sous ce jour. Si un homme
+sait que tôt ou tard il sera dévalisé dans un voyage, il prendra
+une bouteille de ce qu'il y a de meilleur dans chaque auberge et
+considèrera toutes ses extravagances comme autant de gagné sur les
+voleurs: Et ce sera surtout autant de gagné, si au lieu de dépenser
+simplement, il fait un placement avantageux d'une partie de son argent,
+lorsqu'il n'y aura plus aucun risque de le perdre. De même chaque
+moment de vie intense, surtout quand cette vie est pleine de santé, est
+autant de gagné sur la mort, la voleuse en gros. Nous aurons d'autant
+moins dans nos poches, d'autant plus dans notre estomac, le jour où
+elle s'écriera: «Halte là. Votre bourse!» Un rapide cours d'eau est un
+de ses artifices favoris, un de ces artifices qui est pour elle chaque
+année une source de grands revenus. Mais lorsque viendra pour elle et
+pour moi le moment de régler nos comptes, je lui sifflerai au nez,
+quand il sera question de ces heures passées sur l'Oise supérieure.
+
+Au début de l'après-midi, le soleil resplendissant et la gaîté de la
+marche nous avaient plongés dans une sorte de douce ivresse. Nous ne
+pouvions plus nous contenir; nous ne pouvions plus contenir notre
+contentement. Les canoës étaient trop petits pour nous; nous éprouvions
+le besoin d'en sortir pour nous dégourdir les jambes sur le rivage.
+Et nous nous étendîmes de tout notre long sur le gazon dans une verte
+prairie, nous fumâmes un tabac déifiant et proclamâmes le monde
+excellent. Ce fut la dernière bonne heure de la journée et je m'y
+arrête avec une extrême complaisance.
+
+D'un côté de la vallée, tout en haut du sommet crayeux de la colline,
+un laboureur avec son attelage paraissait et disparaissait à
+intervalles réguliers. Chaque fois qu'il se montrait, sa silhouette se
+détachait immobile pendant quelques secondes sur le fond du ciel, tout
+à fait semblable, au dire de la Cigarette, à un Burns de fantaisie qui
+viendrait retourner avec sa charrue la marguerite de la montagne.[3]
+C'était le seul être vivant que nous eussions en vue, à moins que nous
+ne dussions compter la rivière.
+
+ [3] Allusion à une poésie de Burns intitulée: «_A une Marguerite de
+ montagne_,» dans laquelle il plaint le sort d'une marguerite qu'il
+ a retournée et déracinée avec sa charrue. La pièce, très jolie,
+ comprend 9 strophes de 6 vers chacune.
+
+De l'autre côté de la vallée, un groupe de toits rouges et un beffroi
+se montraient parmi le feuillage. De là quelque sonneur de cloches
+inspiré emplissait l'après-midi de la musique d'un carillon. Il y avait
+quelque chose de très doux, de très captivant dans l'air qu'il jouait,
+et nous pensâmes que nous n'avions jamais entendu de cloches parler
+d'une manière si intelligente ou chanter d'une façon aussi mélodieuse.
+Ce fut sans doute sur quelque rythme semblable que les fileuses et les
+jeunes filles chantaient «Eloigne-toi, ô mort,» dans l'Illyrie[4] de
+Shakespeare. Il y a si souvent une note menaçante, quelque chose de
+beuglant et de métallique dans la voix des cloches, que nous avons,
+je crois, une impression bien plus pénible qu'agréable à les entendre.
+Mais tandis que ces cloches sonnaient dans le lointain, tantôt sur un
+ton haut, tantôt sur un ton grave, tantôt avec une cadence plaintive
+qui captivait l'oreille comme le refrain d'un chant populaire, elles
+étaient toujours modérées et mélodieuses, et semblaient être en
+harmonie avec l'esprit des endroits tranquilles et rustiques, comme le
+bruit d'une chute d'eau ou le babillage d'une colonie de corneilles au
+printemps. J'aurais bien demandé la bénédiction du sonneur de cloches,
+bon et grave vieillard qui tirait si doucement la corde, au rythme de
+ses méditations. J'aurais volontiers béni le prêtre, ou les héritiers,
+ou qui que ce soit en France qui s'occupe de ces sortes d'affaires,
+qui avaient légué ces harmonieuses vieilles cloches pour égayer
+l'après-midi, au lieu de tenir des réunions, de faire des quêtes, et
+d'avoir leurs noms imprimés à diverses reprises dans la feuille locale,
+pour monter un carillon de substituts d'airain tout flambant neufs
+fondus à Birmingham, qui bombarderaient leurs flancs à la provocation
+d'un sonneur de cloches tout flambant neuf et rempliraient les échos de
+la vallée de terreur et de vacarme.
+
+ [4] Shakespeare. La nuit des rois. Scène IV. Acte II.
+
+ _N. d. T._
+
+A la fin les cloches se turent, et avec leur note le soleil se retira.
+Le spectacle était fini; la vallée de l'Oise était retombée dans
+l'ombre et le silence. Nous nous mîmes à pagayer, le cœur joyeux,
+comme des gens qui, après avoir assisté jusqu'au bout à une noble
+représentation, retournent au travail. La rivière était plus dangereuse
+ici; elle courait plus vite; les tourbillons étaient plus soudains et
+plus violents. Pendant toute la descente nous avions eu des difficultés
+tout notre soûl. Tantôt c'était un barrage que notre habileté nous
+permettait de franchir avec la rapidité d'une flèche; tantôt c'en était
+un autre si peu profond et hérissé de tant de pieux qu'il nous fallait
+tirer les bateaux de l'eau et les porter au delà. Mais le principal
+genre d'obstacles avait pour cause les derniers grands vents. Tous
+les deux ou trois cents mètres, un arbre était tombé en travers de
+la rivière et en avait ordinairement entraîné plus d'un autre dans
+sa chute. Souvent il y avait un passage libre à l'extrémité, et nous
+pouvions doubler ce promontoire de feuillage et entendre la succion et
+le bouillonnement de l'eau parmi les branches. Souvent aussi, quand
+l'arbre s'étendait d'une rive à l'autre, il y avait place pour, en
+se rasant, passer en dessous, canoë et tout. Quelquefois il était
+nécessaire de monter sur le tronc même et de faire passer les bateaux
+en les tirant; et parfois aussi, aux endroits où le courant était trop
+impétueux pour agir ainsi, il n'y avait rien à faire que d'atterrir et
+de transporter nos bateaux. Ceci fit une belle série d'accidents dans
+le trajet du jour et nous tint constamment en éveil.
+
+Peu de temps après notre rembarquement comme j'étais en tête avec une
+longue avance toujours plein d'un noble et joyeux enthousiasme pour le
+soleil, la rapidité de notre allure et les cloches d'église, la rivière
+fit un de ses sauts de lion à un brusque tournant, et j'aperçus un
+autre arbre tombé à une portée de pierre. En un clin d'œil j'eus
+baissé mon dossier et je visai un endroit où le tronc semblait assez
+élevé au dessus de l'eau et où les branches ne paraissaient pas trop
+touffues pour me laisser glisser par dessous. Quand un homme vient de
+vouer une éternelle confraternité à l'univers, il n'est pas en état de
+prendre de sang-froid de grandes déterminations, et je n'avais pas été
+heureusement inspiré en prenant celle-ci, qui aurait pu être pour moi
+très importante. L'arbre m'accrocha par la poitrine, et pendant que
+je m'efforçais encore de me faire plus mince et de me frayer passage,
+la rivière coupa court à tout en m'enlevant mon bateau. L'Aréthuse
+pivota, dériva bâbord avant, s'inclina sur le flanc, rejeta tout ce qui
+restait encore de moi à bord, et ainsi désencombrée, fila vivement sous
+l'arbre, se redressa et s'en alla gaiement au fil de l'eau.
+
+J'ignore combien de temps je mis à me hisser à force d'efforts sur
+l'arbre, auquel j'étais resté cramponné; mais ce fut plus long que
+je ne l'aurais désiré. Mes pensées étaient d'un caractère grave et
+presque sombre; mais je me cramponnais toujours à ma pagaie. Le courant
+m'entraînait par les talons aussi vite que je parvenais à soulever mes
+épaules hors de l'eau, et au poids, il me semblait avoir toute l'eau
+de l'Oise dans les poches de mon pantalon. Vous ne pourrez jamais
+savoir, tant que vous n'en aurez pas fait l'essai, avec quelle sourde
+violence une rivière tire sur un homme. La mort elle-même m'avait par
+les talons; car c'était ici sa dernière embuscade, et il fallait à
+présent qu'elle prît part en personne à la lutte. Et toujours je tenais
+ma pagaie. A la fin, je me hissai péniblement jusqu'au ventre sur le
+tronc et je restai là, loque mouillée, sans haleine, l'esprit partagé
+entre la mauvaise humeur et le sentiment de l'injustice du sort.
+Quelle triste figure j'ai dû faire aux yeux de Burns avec son attelage
+au sommet de la colline! Mais la pagaie se trouvait toujours dans ma
+main. Sur ma tombe, si jamais j'en ai une, je veux que ces mots soient
+inscrits: «Il se cramponna à sa pagaie.»
+
+La Cigarette venait de passer un instant auparavant; il y avait en
+effet, comme j'aurais pu l'observer, si j'avais été un peu moins
+enthousiasmé de l'univers à ce moment, un passage libre autour du
+sommet de l'arbre, du côté le plus éloigné. Il m'avait offert ses
+services pour me tirer de là; mais comme j'étais déjà sur les coudes,
+j'avais refusé et l'avais envoyé en aval, à la poursuite de la
+vagabonde Aréthuse. Le courant était trop rapide pour qu'un homme le
+remontât avec un seul canoë, à plus forte raison avec deux sur les
+bras. Je rampai donc le long du tronc jusqu'à la rive et je descendis à
+pied par les prairies qui bordent la rivière. J'avais tellement froid
+que mon cœur était endolori. Je me rendais bien compte par moi-même
+à présent de la raison pour laquelle les roseaux frissonnaient si
+tristement. J'aurais pu donner une leçon à n'importe lequel d'entre
+eux. A mon approche, la Cigarette fit facétieusement remarquer qu'il
+pensait que j'étais «en train de prendre de l'exercice»; mais il acquit
+bientôt la certitude que c'était le froid qui me faisait claquer des
+dents. Je me frictionnai énergiquement avec une serviette et je mis des
+vêtements secs, que je tirai du sac en caoutchouc; mais je ne fus plus
+le même homme pendant le reste du voyage. Cela me donnait des nausées
+de penser que je portais sur moi mes derniers vêtements secs. La
+lutte m'avait fatigué; et peut-être, que je le susse ou non, étais-je
+quelque peu démoralisé? L'élément dévorant de l'univers avait bondi
+sur moi dans cette verte vallée qu'animait un rapide cours d'eau. Les
+cloches étaient toutes très jolies à leur façon; mais j'avais entendu
+quelques-unes des notes perfides de la musique de Pan. Est-ce que la
+traîtresse rivière voulait m'entraîner sous ses eaux par les talons,
+vraiment? et paraître si belle tout le temps? En somme, la bonne humeur
+de la nature n'était qu'à fleur de peau.
+
+Il y avait encore un long trajet à faire en suivant les sinuosités du
+cours d'eau; la nuit était tombée, et une cloche sonnait tardivement
+dans Origny-Sainte-Benoîte, quand nous arrivâmes.
+
+
+
+
+ORIGNY-SAINTE-BENOITE
+
+UN JOUR DE REPOS
+
+
+Le lendemain était un Dimanche, et les cloches de l'église n'eurent
+guère de repos. En vérité je ne me rappelle aucun autre endroit où l'on
+offre aux dévots un choix d'offices aussi varié. Et tandis que les
+cloches sonnaient joyeuses dans l'air ensoleillé, tous les chasseurs
+avec leurs chiens battaient les betteraves et le colza.
+
+Dans la matinée un colporteur et sa femme descendirent la rue au pas,
+chantant sur un air très lent et très lamentable: «O France, mes
+amours.» Cela fit venir tout le monde à sa porte; et lorsque notre
+hôtesse appela l'homme chez elle pour lui acheter les paroles, il n'en
+restait plus aucun exemplaire. Elle n'était ni la première, ni la
+seconde personne à avoir été empoignée par la chanson. Il y a quelque
+chose de fort pathétique dans l'amour que professent les Français
+depuis la guerre pour les chants patriotiques lugubres. J'ai observé
+un garde forestier natif d'Alsace, pendant que quelqu'un chantait
+«_Les malheurs de la France_» à un repas de baptême aux environs de
+Fontainebleau. Il se leva de table et prenant son fils à part, tout
+près de l'endroit où je me tenais: «Ecoute, écoute, dit-il, en posant
+la main sur l'épaule du petit garçon, et souviens-toi de ceci, mon
+fils.» L'instant d'après il était dehors dans le jardin et je pus
+l'entendre sangloter dans l'obscurité.
+
+L'humiliation de ses armes et la perte de l'Alsace-Lorraine ont
+cruellement mis à l'épreuve l'endurance de ce peuple sensible; et les
+Français ont encore le cœur bouillant de colère, non pas tant contre
+l'Allemagne que contre l'Empire. En quel autre pays verrez-vous un
+chant patriotique amener tout le monde dans la rue? Mais l'affliction
+exalte l'amour; et nous ne sentirons jamais que nous sommes anglais,
+que le jour où nous aurons perdu les Indes. L'Amérique indépendante
+est encore le tourment de mon existence. Je ne puis songer sans horreur
+au fermier Georges[5] et l'ardeur de mes sentiments pour ma patrie
+n'est jamais plus vive que lorsque je vois la bannière étoilée et que
+je me rappelle ce qu'aurait pu être notre empire.
+
+ [5] Georges Washington, qui força l'Angleterre à reconnaître
+ l'indépendance des Etats-Unis.
+
+ N. d. T.
+
+Le petit livre du colporteur, que j'achetai, était un curieux mélange.
+Côte à côte avec les lestes et tapageuses inepties des cafés-concerts
+de Paris se trouvaient beaucoup de pièces pastorales qui, à mon avis,
+ne manquaient pas d'une certaine teinte de poésie et respiraient cette
+brave indépendance qui caractérise la classe pauvre en France. Vous
+pouviez y voir combien le bûcheron est fier de sa cognée, et combien
+le jardinier dédaigne d'avoir honte de sa bêche. Elle n'était pas très
+bien écrite, cette poésie du travail, mais le courage du sentiment
+rachetait ce qu'il y avait de faible et de verbeux dans l'expression.
+Les pièces guerrières et les patriotiques d'autre part, étaient, toutes
+sans exception, des productions larmoyantes et pusillanimes. Le poète
+avait passé par les Fourches Caudines; il chantait pour une armée,
+visitant, les armes renversées, le tombeau de son antique renommée;
+il ne chantait pas la victoire, mais la mort. Dans la collection du
+colporteur, il y avait un numéro intitulé «_Conscrits Français_», qui
+peut se ranger parmi les poésies lyriques les plus propres à dissuader
+de la guerre que l'on ait conservées. Tout homme dans un pareil état
+d'esprit serait dans l'impossibilité de se battre. Le conscrit le plus
+brave pâlirait si l'on entonnait un tel chant à ses côtés le matin de
+la bataille, et des régiments entiers jetteraient leurs armes, rien que
+d'en entendre l'air.
+
+Si ce que dit Fletcher de Saltoun de l'influence des chants nationaux
+est vrai, il faut en conclure que la France était tombée bien bas.
+Mais du mal sortira le remède, et un peuple d'âme saine et courageuse
+se fatigue à la longue de geindre sur ses désastres. Déjà P..........
+a écrit quelques viriles poésies militaires. Elles ne contiennent pas
+beaucoup peut-être de ces notes vibrantes qui nous font palpiter le
+cœur; elles manquent d'élévation lyrique, et leur mouvement est lent;
+mais elles sont écrites dans un esprit grave et stoïque, qui mènerait
+les soldats bien loin dans une bonne cause. On sent qu'on confierait
+volontiers quelque chose à P......... Ce sera un bonheur, s'il parvient
+à inoculer ses compatriotes au point qu'on puisse leur confier le soin
+de leur avenir. Et en attendant, ceci est un antidote à «_Conscrits
+Français_» et à beaucoup d'autres poésies lugubres.
+
+Nous avions laissé nos bateaux pendant la nuit sous la garde d'un
+individu que nous appellerons _Carnaval_. Je n'ai pas bien saisi son
+nom, et peut-être ne fut-ce pas malheureux pour lui, vu que je ne suis
+pas à même de le faire passer avec honneur à la postérité? Au cours
+de la journée, nous nous rendîmes en nous promenant à la remise de cet
+homme et nous y trouvâmes tout un petit rassemblement inspectant les
+canoës. Il y avait un gros monsieur très au courant des particularités
+de la rivière et brûlant de nous en faire part. Il s'y trouvait aussi
+un jeune homme fort élégant, vêtu de noir, sachant un peu d'Anglais,
+qui mit aussitôt la conversation sur les régates d'Oxford et de
+Cambridge. Il y avait encore trois belles jeunes filles de quinze à
+vingt ans, et un vieillard en blouse, que le manque de dents gênait
+pour parler et qui avait un fort accent de terroir. Tout à fait l'élite
+d'Origny, je suppose.
+
+La Cigarette avait quelques arrangements secrets à faire à ses agrès
+dans la remise; je restai donc seul à faire la parade. Je trouvai que
+bon gré mal gré, j'avais aux yeux de ces gens beaucoup d'un héros.
+Les dangers de notre voyage faisaient éprouver aux jeunes filles de
+petits frissons, et j'aurais eu mauvaise grâce, je pense, à ne pas
+continuer la conversation sur le terrain que les dames avaient choisi.
+Ma mésaventure de la veille racontée d'un ton dégagé produisit une
+profonde impression.
+
+C'était un nouvel Othello avec pas moins de trois Desdémones et
+quelques sénateurs sympathiques à l'arrière-plan. Jamais les canoës ne
+reçurent plus de flatteries, ni surtout de flatteries plus délicates.
+
+«On dirait un violon,» s'écria l'une des jeunes filles extasiée.
+
+«Je vous remercie de l'expression, mademoiselle, répliquai-je, d'autant
+plus qu'il est des gens qui prétendent que cela ressemble à un
+cercueil.»
+
+«Oh! mais c'est réellement comme un violon. Cela a le fini d'un
+violon,» continua-t-elle.
+
+«Et le poli d'un violon,» ajouta un sénateur.
+
+«On n'a qu'à tendre les cordes», conclut un autre, «et alors
+teum-teumté-teum,» fit-il, imitant le résultat avec entrain.
+
+N'était-ce pas là une gracieuse petite ovation? Où ce peuple
+trouve-t-il le secret de ses gentils propos? Je ne puis me l'imaginer,
+à moins que le secret ne soit tout bonnement qu'un sincère désir de
+plaire. Mais aussi en France il n'y a pas de honte à dire les choses
+nettement; tandis qu'en Angleterre, parler comme un livre, c'est
+refuser de se résigner aux exigences de la société.
+
+Le vieillard en blouse entra furtivement dans la remise et informa la
+Cigarette, assez mal à propos, qu'il était le père des trois jeunes
+filles et de quatre autres encore, un véritable exploit pour un
+Français.
+
+«Vous êtes bien heureux», répondit poliment la Cigarette.
+
+Et le vieux monsieur, qui était apparemment arrivé à ses fins,
+s'esquiva.
+
+Nous fûmes bientôt dans les meilleurs termes. Les jeunes filles ne
+parlaient de rien moins que de partir avec nous le lendemain matin,
+s'il vous plaît. Et plaisanterie à part, tout le monde désirait
+vivement savoir l'heure de notre départ. Or, quand on va péniblement
+se glisser d'un mauvais embarcadère dans son canoë, une foule, pour
+amie qu'elle soit, n'est guère à désirer. Aussi leur dîmes-nous
+que nous ne partirions pas avant midi; bien que nous fussions
+intérieurement décidés à nous en aller à dix heures au plus tard.
+
+Vers le soir nous sortîmes de nouveau pour mettre quelques lettres
+à la poste. Il faisait frais et bon. A part un ou deux marmots qui
+nous suivaient comme ils auraient pu suivre une ménagerie, ce long
+village était absolument désert. Les collines et les cimes des
+arbres s'élevaient de tous côtés dans l'air clair, et les cloches
+carillonnaient de nouveau pour un autre office.
+
+Soudain nous aperçûmes les trois jeunes filles, debout avec une
+quatrième sœur, en face d'un magasin, sur le large trottoir de la
+grand'route. Nous avions bien ri avec elles peu auparavant, à coup sûr.
+Mais que voulait l'étiquette à Origny? Si elles s'étaient trouvées dans
+un chemin de campagne, nous n'aurions naturellement pas hésité à leur
+parler; mais ici, sous les yeux de toutes les commères, devions-nous
+même seulement les saluer? Je consultai la Cigarette.
+
+«Regardez», dit-il.
+
+Je regardai. Il y avait bien encore les quatre jeunes filles à la même
+place; mais à présent, quatre dos étaient tournés vers nous, bien
+cambrés et conscients de ce qu'ils faisaient. Le caporal Modestie avait
+donné le mot d'ordre, et le piquet bien discipliné avait fait demi-tour
+comme un seul homme. Elles gardèrent cette formation tout le temps que
+nous fûmes en vue; mais nous entendîmes leurs rires étouffés, tandis
+que celle des jeunes filles que nous n'avions pas rencontrée riait à
+gorge déployée et même regardait l'ennemi par dessus l'épaule. Je me
+demande s'il n'y avait là que de la modestie, après tout, ou s'il ne
+fallait pas y voir une sorte de provocation campagnarde.
+
+Comme nous retournions à l'auberge, nous vîmes flotter quelque chose
+dans le vaste champ du ciel, que dorait le soleil couchant, par dessus
+les falaises crayeuses et les arbres qui les couronnent. C'était trop
+haut, trop grand et trop immobile, pour que ce fût un cerf-volant;
+et comme c'était noir, ce ne pouvait pas être une étoile. En effet,
+quand bien même une étoile serait noire comme de l'encre et rugueuse
+comme une noix, le soleil baigne si abondamment le ciel de ses rayons
+qu'elle serait pour nous aussi étincelante qu'une source de lumière.
+Le village était parsemé de gens qui regardaient en l'air. Les enfants
+étaient en révolution tout le long de la rue et bien loin sur la route
+droite qui gravit la colline, où nous pouvions encore les voir courir
+en groupes détachés. C'était un ballon, apprîmes-nous, qui avait quitté
+Saint-Quentin ce soir-là, à cinq heures et demie. C'est avec le plus
+grand calme que la majorité des grandes personnes prenaient la chose.
+Mais nous étions anglais et nous fûmes bientôt à courir au haut de
+la colline avec les plus rapides. Voyageurs nous aussi, quoique en
+petit, nous aurions voulu voir descendre ces autres voyageurs. Le
+spectacle était fini, lorsque nous atteignîmes le sommet de la colline.
+Le ciel avait perdu tout l'éclat de ses teintes dorées, et le ballon
+avait disparu. Où? je me le demande; enlevé dans le septième ciel? ou
+descendu à terre sans accident, quelque part dans cette étendue bleue
+irrégulière, où la grand'route allait se plonger et se fondre à nos
+yeux? Les aéronautes étaient probablement déjà à se chauffer devant
+une cheminée de ferme; car on dit qu'il fait froid dans ces régions
+inhospitalières de l'air. La nuit tombait rapidement. Les arbres du
+bord de la route et les curieux désappointés, revenant à travers
+les prairies, se détachaient en noir sur la petite bande rouge du
+soleil couchant. L'autre côté présentait un spectacle plus gai. Nous
+descendîmes donc la colline, avec la pleine lune, de la couleur d'un
+melon, suspendue bien haut au dessus de la vallée boisée, et derrière
+nous, les blanches falaises que teintait légèrement de rouge le feu des
+fours à chaux.
+
+Les lampes étaient allumées et, tout le long de la rivière, dans
+Origny-Sainte-Benoîte, les ménagères préparaient la salade du souper.
+
+
+
+
+ORIGNY-SAINTE-BENOITE
+
+NOS COMPAGNONS DE TABLE
+
+
+Malgré notre arrivée tardive au dîner, nos compagnons de table nous
+offrirent du vin mousseux. «Voilà comme nous sommes en France», dit
+l'un d'entre eux. «Ceux qui s'asseyent à notre table sont nos amis.» Et
+les autres d'applaudir.
+
+Ils étaient trois en tout; trio bizarre que ces gens avec qui nous
+devions passer le dimanche.
+
+Deux d'entre eux étaient des hôtes comme nous. Tous deux étaient du
+Nord. L'un vermeil et replet, la barbe et la chevelure épaisses et
+noires, l'intrépide chasseur de France, qui revendiquait comme une
+prouesse la prise d'une alouette ou de tout autre menu gibier si petit
+qu'il fût. Pour un homme si grand, si bien portant, dont la chevelure
+n'avait rien à envier à celle de Samson, aux artères charriant
+des seaux de sang rouge, se vanter de ces exploits infinitésimaux
+produisait aux yeux de tous un sentiment de disproportion semblable à
+celui que produirait un marteau-pilon employé à casser des noisettes.
+L'autre était un homme tranquille et résigné, blond, lymphatique et
+triste, quelque peu l'air d'un Danois: «Tristes têtes de Danois!» comme
+avait coutume de dire Gaston Lafenestre.
+
+Je ne dois pas laisser passer ce nom sans un mot pour le meilleur de
+tous les bons garçons, maintenant descendu dans la tombe. Nous ne
+verrons plus jamais Gaston dans son costume de forêt--tout le monde
+l'appelait Gaston, non par manque de respect, mais par affection,--nous
+ne l'entendrons plus jamais réveiller les échos de Fontainebleau des
+sons du cor de chasse, jamais plus son bon sourire ne fera la paix
+parmi les artistes de toutes races et ne mettra l'Anglais à l'aise
+en France comme en son pays. Jamais plus les moutons, qui n'étaient
+pas plus doux que lui, ne poseront inconsciemment pour son laborieux
+crayon. Il mourut trop prématurément, au moment où, tel un jeune
+arbre qui pousse de frais bourgeons et donne ses premières fleurs, il
+commençait à produire des choses dignes de lui. Et cependant aucun de
+ceux qui l'ont connu ne pensera qu'il a vécu en vain. Je n'ai jamais
+connu un homme si petit, pour qui cependant j'ai éprouvé une si vive
+affection. J'ai la preuve que les autres éprouvaient le même sentiment,
+quand je vois jusqu'à quel point ils avaient appris à le comprendre et
+à l'estimer. Elle fut grande, certes, l'influence qu'il exerça, tant
+qu'il se trouva parmi nous; il avait un rire frais; cela vous faisait
+du bien de le voir: et quelque tristesse qu'il ait pu avoir au cœur,
+il montrait toujours une physionomie pleine d'audace et d'entrain et
+prenait les pires coups de la fortune comme les averses du printemps.
+Mais à présent, sa mère est assise seule à la lisière de la forêt de
+Fontainebleau, où il cueillait des champignons au temps de sa jeunesse
+difficile et pauvre.
+
+Beaucoup de ses tableaux trouvèrent acquéreurs de l'autre côté de
+la Manche, outre ceux qui lui furent volés, lorsqu'un lâche Yankee
+l'abandonna seul à Londres avec, pour toute ressource, quatre sous
+anglais dans sa poche et peut-être deux fois autant de mots d'anglais.
+Si parmi ceux qui liront ces lignes, il est quelqu'un qui ait une étude
+de moutons, à la manière de Jacques, signée de ce brave garçon, qu'il
+se dise que l'un des plus bienveillants et des plus honnêtes des hommes
+a contribué à décorer sa demeure. Il se peut qu'il y ait de meilleurs
+tableaux à l'académie de peinture; mais parmi les générations de
+peintres, pas un n'eut meilleur cœur. Précieuse aux yeux du maître de
+l'humanité, nous disent les psaumes, est la mort de ses saints. Elle
+devait être bien précieuse, car elle coûte très cher, la mort, quand
+par un coup du sort, elle laisse une mère dans la désolation et fait
+descendre au tombeau avec César et les douze apôtres celui qui mettait
+la paix dans une société et veillait à l'y maintenir.
+
+Il y a quelque chose qui manque parmi les chênes de Fontainebleau;
+et quand on apporte le dessert à table, à Barbizon, tous les regards
+convergent vers la porte dans l'attente d'une figure disparue.
+
+Le troisième de nos compagnons à Origny n'était rien moins que le mari
+de l'hôtesse; pas l'hôte à proprement parler, puisqu'il travaillait
+lui-même dans une fabrique pendant le jour et qu'il ne venait dans
+sa maison à lui que le soir, en qualité de pensionnaire; un homme
+usé par une excitation perpétuelle, au point de n'avoir plus que la
+peau et les os, presque chauve, les traits anguleux, les yeux vifs et
+brillants. Samedi, en décrivant une aventure insignifiante advenue
+dans une chasse au canard, il cassa une assiette en mille pièces.
+Chaque fois qu'il faisait une remarque, il regardait tout autour de
+la table, le menton levé, une étincelle de lumière verte dans les
+yeux, en quête d'approbation. Son épouse paraissait de temps en temps
+à la porte de la salle, où elle surveillait le dîner, avec un «Henri,
+vous vous oubliez», ou un «Henri, vous pouvez assurément causer sans
+faire tant de bruit.» En vérité c'était là une chose que le brave
+garçon ne pouvait faire. A la chose la plus insignifiante ses yeux
+s'enflammaient, son poing massacrait la table et sa voix grondait,
+retentissante comme les roulements du tonnerre. Je n'ai jamais vu un
+homme pareil: un vrai feu d'artifice. Je crois qu'il avait le diable
+au corps. Il avait deux expressions favorites: «C'est logique» ou
+«c'est illogique», suivant les cas; et cette autre, qu'il lança avec
+un certain air de bravade, comme on pourrait déployer une bannière, au
+commencement de plus d'une longue et ronflante histoire: «Je suis un
+prolétaire, vous voyez». En vérité nous le voyions très bien. Dieu me
+garde de le rencontrer un fusil à la main dans les rues de Paris! Ce
+sera un mauvais quart d'heure pour tout le monde.
+
+Ses deux phrases représentaient très bien, pensai-je, ce qu'il y a
+de bon et de mauvais dans sa classe et jusqu'à un certain point dans
+son pays. C'est une excellente chose de dire ce que l'on est sans en
+rougir, bien qu'il soit d'un goût douteux de le répéter trop souvent
+dans une soirée. Je n'admirerais pas cela chez un duc, naturellement;
+mais par le temps qui court, le trait est honorable chez un ouvrier.
+D'autre part, ce n'est pas du tout une excellente chose de s'appuyer
+sur la logique et sur notre logique en particulier; car elle est
+généralement erronée. Nous ne savons jamais où nous devons finir, une
+fois que nous commençons à suivre les mots et les docteurs. Il existe
+au cœur même de l'homme un fond de loyauté plus digne de confiance que
+tout syllogisme, et les yeux, comme les sympathies et les appétits,
+savent une ou deux choses qui n'ont pas encore été controversées. Des
+raisons, il y en a autant que de grains de sable dans le désert, et
+comme les coups de poing, elles servent impartialement tous les partis.
+Ce n'est pas à leurs preuves que les doctrines doivent leur maintien
+ou leur chute, et elles ne sont logiques qu'autant qu'elles sont
+intelligemment appliquées. Un habile controversiste, pas plus qu'un
+habile général, ne démontre la justice de sa cause. Mais la France est
+partie tout entière à la remorque de deux ou trois grands mots et il
+se passera quelque temps avant qu'elle ne reconnaisse que ce ne sont
+que des mots, quelque grands qu'ils soient; et une fois cela fait,
+peut-être trouvera-t-elle la logique moins divertissante.
+
+Les détails de la journée de chasse firent les premiers frais de la
+conversation. Quand tous les chasseurs d'un village chassent _pro
+indiviso_ sur le territoire du village, il est évident qu'il doit
+surgir bien des questions d'étiquette et de priorité.
+
+«Supposez», s'écriait l'hôte brandissant une assiette, «que voici
+un champ de betteraves. Bon! Moi, je suis ici. J'avance, n'est-ce
+pas? Eh bien! sacristi!» et le récit, devenant plus bruyant, de se
+précipiter en un feu roulant de jurons retentissants, pendant que
+l'orateur promène autour de la table ses regards fiévreux, en quête de
+sympathie, et que chacun, pour avoir la paix, incline la tête en signe
+d'assentiment.
+
+L'homme du nord au teint vermeil nous raconta quelques-unes de ses
+prouesses dans le maintien de l'ordre; notamment son aventure avec un
+marquis.
+
+«Marquis» dis-je, «un pas de plus et je vous brûle la cervelle. Vous
+avez commis une vilenie, marquis.»
+
+Là-dessus, paraît-il, le marquis porta la main à sa casquette et se
+retira.
+
+L'hôte applaudit bruyamment. «A la bonne heure,» dit-il. «Il a fait
+tout ce qu'il pouvait faire. Il a admis qu'il avait tort.» Puis une
+avalanche de jurons. Lui non plus n'aimait pas les marquis, mais il
+avait en lui le sentiment de la justice, ce prolétaire qu'était notre
+hôte.
+
+Des sujets de chasse la conversation passa insensiblement à une
+comparaison entre Paris et la province. Et le prolétaire de faire
+retentir la table comme un tambour sous une volée de coups de poing
+à la louange de Paris. «Qu'est-ce que c'est que Paris? Paris,
+c'est la crème de la France. Il n'y a pas de Parisiens; c'est tout
+le monde, c'est vous, c'est moi qui sommes les Parisiens. On a
+quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de faire son chemin à Paris.»
+Et il traça un tableau animé de l'ouvrier, dans un réduit pas plus
+grand qu'une niche à chien, fabriquant des articles qui devaient se
+répandre dans le monde entier. «Eh bien! quoi, c'est magnifique ça!»
+s'écria-t-il.
+
+L'homme du nord à l'air triste intervint pour faire l'éloge de la vie
+du paysan; il pensait Paris mauvais pour les hommes et les femmes. «La
+centralisation,» disait-il...
+
+Mais l'hôte lui coupa brutalement la parole. C'était tout ce qu'il y
+avait de plus logique, lui montra-t-il, tout ce qu'il y avait de plus
+magnifique. «Quel spectacle! quel coup d'œil!» Et les plats de danser
+sur la table sous une canonnade de coups.
+
+Dans le dessein de faire la paix, je hasardai quelques mots à la
+louange de la liberté d'opinion en France. Je n'aurais guère pu tomber
+plus mal. Il y eut un silence soudain, et tous hochèrent la tête d'une
+façon significative. Ils ne goûtaient évidemment pas le sujet, et ils
+me donnèrent à entendre que le triste homme du nord était un martyr de
+ses opinions. «Demandez-lui un peu,» dirent-ils. «Oui, demandez-lui un
+peu.»
+
+«Oui, monsieur,» fit-il de son air calme, me répondant, bien que je
+n'eusse pas parlé. «J'ai bien peur qu'il n'y ait moins de liberté
+d'opinion en France que vous vous l'imaginez.» Là-dessus, il baissa les
+yeux et sembla considérer le sujet comme épuisé.
+
+Ceci excita vivement notre curiosité. Comment ou pourquoi, ou quand
+ce commis-voyageur lymphatique avait-il été martyrisé? Nous conclûmes
+immédiatement que c'était à cause de quelque question religieuse et
+nous évoquâmes nos souvenirs de l'Inquisition, tirés principalement
+de l'horrible histoire de Poë et du sermon qu'on trouve dans Tristram
+Shandy, je crois.
+
+Le lendemain nous eûmes l'occasion d'approfondir la question; car,
+levés de très bonne heure pour éviter toute démonstration de sympathie
+à notre départ, nous trouvâmes notre héros debout avant nous. Il
+déjeunait de vin blanc et d'oignons crus, afin sans doute de rester
+dans son rôle de martyr. Nous eûmes avec lui une longue conversation
+et, en dépit de sa réserve, nous découvrîmes ce que nous voulions.
+Mais voici quelque chose de vraiment curieux. Il semble possible que
+deux Ecossais et un Français discutent pendant une longue demi-heure
+et qu'ils aient, chacun selon sa nationalité, une idée différente en
+vue pendant tout ce temps. Ce ne fut que tout à fait à la fin, que
+nous découvrîmes que son hérésie avait été une hérésie politique, ou
+qu'il soupçonna notre méprise. Les termes et l'esprit dans lesquels il
+parlait de ses croyances politiques étaient, à nos yeux, appropriés aux
+croyances religieuses. Et vice versa.
+
+Rien ne saurait mieux caractériser les deux pays. La politique est
+la religion de la France; «satanée religion», comme aurait dit Nanty
+Ewart; tandis que nous, dans notre pays, nous réservons la majeure
+partie de notre acharnement pour toutes les divergences d'opinion
+sur un livre d'hymnes ou sur un mot hébreu, que peut-être aucun des
+adversaires ne saurait traduire. Et peut-être, cette conception fausse
+est-elle le type de beaucoup d'autres, qui peuvent n'être jamais
+redressées, non seulement entre gens de races différentes, mais entre
+gens de sexes différents.
+
+Quant au martyre de notre ami, voici ce qu'il en était. Cet homme était
+un Communiste ou peut-être seulement un Communard, ce qui est chose
+bien différente. Cela lui avait fait perdre plus d'une situation. Je
+crois qu'il avait aussi essuyé un refus dans une demande en mariage;
+mais peut-être avait-il une façon sentimentale de considérer les
+affaires qui me trompa. C'était quoiqu'il en soit, une créature douce
+et paisible et j'espère que depuis lors, il a obtenu une meilleure
+situation et épousé une femme plus digne de lui.
+
+
+
+
+AU FIL DE L'OISE
+
+EN ROUTE POUR MOY
+
+
+Carnaval commença par nous exploiter d'une façon notoire. Nous trouvant
+de facile composition, il regretta de nous avoir laissés partir à
+si bon compte, et me prenant à part, il me débita une histoire à
+dormir debout avec, pour morale, une autre pièce de cent sous à
+donner au narrateur. L'absurdité de la chose sautait aux yeux; je
+payai cependant. Mais abandonnant aussitôt toute cordialité, je le
+tins à sa place, comme un inférieur, avec une dignité glaciale toute
+britannique. Il vit en un instant qu'il était allé trop loin et qu'il
+avait tué la poule aux œufs d'or. Sa figure s'allongea; je suis sûr
+qu'il m'aurait remboursé, s'il avait seulement pu imaginer un prétexte
+convenable. Il m'invita à boire avec lui, mais je ne voulus rien
+accepter. Il devint d'une tendresse pathétique dans ses déclarations,
+mais je marchai silencieux à côté de lui, ou je lui répondis avec une
+politesse hautaine, et en arrivant au débarcadère, je donnai le mot à
+la Cigarette en argot anglais.
+
+Malgré la fausse piste que nous avions indiquée la veille, il pouvait
+bien y avoir cinquante personnes sur le pont. Nous nous montrâmes aussi
+aimables que possible avec tous, sauf avec Carnaval. Nous fîmes nos
+adieux et nous donnâmes une poignée de mains au vieux monsieur qui
+connaissait la rivière et au jeune homme qui savait un peu d'anglais;
+mais pour Carnaval, pas un mot. Pauvre Carnaval, voilà qui était une
+humiliation! Lui qui s'était si bien identifié avec les bateaux, qui
+avait donné des ordres en notre nom, qui avait exhibé les canoës, et
+même les canotiers, comme une exposition particulière de choses lui
+appartenant, se voir à présent ainsi couvert de honte en public par les
+lions de sa caravane! Je n'ai jamais vu personne l'air plus penaud. Il
+restait derrière, en suspens, s'avançant timidement de temps à autre,
+lorsqu'il croyait à quelque symptôme que notre humeur s'adoucissait, et
+se reculant à la hâte lorsqu'il rencontrait un regard froid. Espérons
+que cela lui servira de leçon.
+
+Je n'aurais pas mentionné la peccadille de Carnaval si la chose n'avait
+été si rare en France. Ce fut, par exemple, le seul cas où dans tout
+notre voyage on n'agit pas avec probité à notre égard, et même où
+on nous écorcha un peu. Nous parlons beaucoup de notre probité en
+Angleterre. Eh bien! il est bon de se tenir sur ses gardes partout où
+l'on entend de grandes déclarations sur un très petit trait de vertu.
+Si les Anglais pouvaient seulement entendre comment on parle d'eux à
+l'étranger, ils pourraient rester chez eux, pendant un certain temps,
+pour remédier à cet état de choses, et peut-être, même après cela,
+faire moins leurs embarras.
+
+Les jeunes demoiselles, les grâces d'Origny, n'assistaient pas à
+notre départ; mais, lorsque après un tournant, nous atteignîmes le
+second pont, ah! mon Dieu! le pont était noir de curieux. Nous fûmes
+bruyamment acclamés, et des garçons et des filles nous accompagnèrent
+pendant un bon moment, en courant le long de la rive sans cesser leurs
+acclamations. Le courant aidant nos pagaies, nous allions comme des
+hirondelles. Ce n'était pas une petite affaire que d'aller de conserve
+avec nous sur la rive boisée. Mais les filles se retroussèrent comme
+si elles étaient sûres d'avoir la jambe bien faite, et nous suivirent
+jusqu'au moment où elles furent hors d'haleine. Les dernières à se
+fatiguer furent les trois grâces et deux de leurs compagnes. Et
+lorsqu'elles en eurent assez elles aussi, celle des trois qui tenait la
+tête, sauta sur une souche d'arbre et de la main envoya un baiser aux
+canotiers. Diane elle-même, bien que notre jeune fille eût plutôt l'air
+d'une Vénus, n'aurait pu faire une chose gracieuse plus gracieusement.
+«Revenez encore,» s'écria-t-elle; et les autres lui firent écho, et
+les collines autour d'Origny répétèrent: «Revenez». Mais la rivière
+nous fit tourner à un coude en un clin d'œil, et nous fûmes seuls avec
+les arbres verts et l'eau courante.
+
+Revenir? On ne revient pas, mes jeunes demoiselles, sur l'impétueux
+courant de la vie.
+
+ Le marchand s'incline devant l'étoile du marin,
+ Du soleil le laboureur reçoit sa moisson.
+
+Et tous nous devons régler nos montres sur l'horloge du destin. Il y a
+un flot impétueux, irrésistible, qui emporte l'homme et ses fantaisies
+comme un fétu et court rapide au sein du temps et de l'espace. Elle
+est pleine de détours, comme ce flot, votre sinueuse rivière de
+l'Oise; elle s'attarde et retourne dans de charmants sites agrestes;
+et cependant, si on y songe bien, elle ne retourne jamais, jamais. En
+effet, quand bien même elle revisiterait le même arpent de prairie dans
+la même heure, elle aura décrit une vaste courbe entre-temps; beaucoup
+de petits ruisseaux s'y seront jetés; le soleil aura pompé une grande
+partie de ses eaux; et quand même ce serait le même arpent, ce ne sera
+plus la même rivière Oise. Et ô grâces d'Origny, quand bien même la
+fortune vagabonde de ma vie me ramènerait aux lieux où vous attendez
+l'appel de la mort au bord de la rivière, ce ne sera plus le vieux moi
+qui parcourra la rue; et ces épouses et ces mères, dites, est-ce que ce
+sera vous?
+
+Il n'y avait positivement pas à se tromper sur l'Oise. Dans ces parties
+supérieures de son cours, elle était toujours prodigieusement pressée
+d'atteindre la mer. Elle courait si vite et si allègre à travers tous
+les méandres de son lit, que je me foulai le pouce en luttant avec les
+rapides et qu'il me fallut pagayer tout le reste du parcours une main
+retournée. Parfois elle devait desservir des moulins et comme elle
+n'était encore qu'une petite rivière, ses eaux très basses couraient
+dans l'intervalle, laissant à sec une bonne partie de son lit. Il
+nous fallait sortir les jambes du bateau, et à l'aide des pieds nous
+pousser hors des sables du fond. Et cependant elle continuait son
+chemin, chantant parmi les peupliers et faisant une verte vallée dans
+le monde. Après une bonne femme, un bon livre et du tabac, il n'est
+rien sur terre d'aussi agréable qu'une rivière. Je lui ai pardonné
+d'avoir attenté à ma vie; après tout cela était imputable en partie
+aux vents déchaînés du ciel qui avaient abattu l'arbre, en partie à
+la mauvaise direction que j'avais imprimée à mon canoë, et pour une
+tierce partie seulement, à la rivière elle même; encore n'était-ce pas
+par méchanceté, mais par suite de sa grande préoccupation à atteindre
+la mer. Et ce n'était pas peu de chose, car les détours qu'elle avait
+à faire sont innombrables. Les géographes semblent avoir renoncé à les
+noter, car je n'ai trouvé aucune carte qui représentât les méandres
+sans fin de son cours. Un fait en dira plus qu'aucun d'entre eux. Après
+avoir, pendant quelques heures, trois si je ne me trompe, filé le
+long des arbres à ce galop de casse-cou toujours le même, quand nous
+arrivâmes dans un hameau et que nous demandâmes où nous étions, nous
+n'étions pas à plus de quatre kilomètres d'Origny. Si ce n'avait été
+pour l'honneur de la chose (selon le dicton écossais), il eût presque
+autant valu ne pas bouger.
+
+Nous mangeâmes un morceau dans une prairie au milieu d'un
+parallélogramme de peupliers. Les feuilles dansaient et babillaient
+dans le vent tout autour de nous. La rivière pendant ce temps
+continuait à se hâter et semblait gronder contre notre retard. Peu
+nous importait. La rivière savait où elle allait; nous, pas; d'autant
+moindre était notre hâte, là où nous trouvions d'agréables séjours
+et un théâtre riant pour fumer une pipe. A cette heure les agents de
+change étaient à vociférer à la Bourse de Paris pour le deux ou le
+trois pour cent. Mais nous ne nous inquiétions pas plus d'eux que du
+cours d'eau qui glissait à nos pieds et nous sacrifiions une hécatombe
+de minutes aux dieux du tabac et de la digestion. La hâte est la
+ressource de ceux qui manquent de foi. Pour un homme qui a confiance
+en son propre cœur ainsi qu'en celui de ses amis, demain est aussi bon
+qu'aujourd'hui. Et s'il meurt dans l'intervalle, eh bien! il meurt,
+voilà tout, et la question est résolue.
+
+Il nous fallut prendre le canal au cours de l'après-midi, parce que,
+à l'endroit où il traverse la rivière, il y avait non pas un pont,
+mais un siphon. Sans un énergumène qui se trouvait sur la rive, nous
+filions droit dans le siphon, et c'en était dès lors fini pour nous
+de pagayer. Sur le chemin de halage nous rencontrâmes un homme, un
+monsieur, que notre voyage intéressa beaucoup. Et je fus témoin d'une
+étrange «attaque de mensonge» qu'eut la Cigarette. Celui-ci, parce que
+son couteau venait de Norvège, raconta toutes sortes d'aventures de
+ce pays, où il n'avait jamais mis les pieds. Il avait tout à fait la
+fièvre à la fin, et il allégua qu'il était possédé du démon.
+
+Moy (prononcez Moÿ) était un charmant petit village, groupé autour d'un
+château dans un bas-fond. L'air était parfumé du chanvre des champs
+avoisinants. Au Mouton d'Or nous fûmes parfaitement traités. Des obus
+allemands venant du siège de la Fère, des figurines de Nuremberg,
+des poissons rouges dans un bocal et toutes sortes de bibelots
+embellissaient la salle publique. L'aubergiste était une bonne grosse
+mère, toute simple et myope; il s'en fallait de fort peu qu'elle ne fût
+un vrai cordon bleu. Elle se doutait un peu elle-même de ses hautes
+capacités. Après avoir envoyé chaque plat, elle venait dans la salle
+inspecter un instant le dîner, de ses yeux ridés et clignotants: «c'est
+bon, n'est-ce pas?» disait-elle. Et lorsqu'elle avait reçu une réponse
+convenable, elle disparaissait dans la cuisine. Ce plat tout ordinaire
+en France, des perdrix aux choux, devint une chose nouvelle à mes
+yeux, au Mouton d'Or. Cela eut pour conséquence de me procurer d'amers
+désappointements dans beaucoup de dîners subséquents. Bien doux fut
+notre repos au Mouton d'Or à Moy.
+
+
+
+
+LA FÈRE DE MAUDITE MÉMOIRE
+
+
+Nous nous attardâmes à Moy une bonne partie de la journée, car nous
+aimions à philosopher et par principe, nous détestions de faire de
+longues étapes et de partir de grand matin. L'endroit en outre invitait
+au repos. Des gens en costume de chasse soigné sortaient du château
+avec des fusils et des gibecières; et c'était réellement un plaisir
+de rester derrière, pendant que ces élégants chercheurs de plaisirs
+choisissaient la première heure du jour pour s'amuser. De cette façon
+tout le monde peut être aristocrate et jouer le duc parmi les marquis
+et le monarque régnant parmi les ducs, s'il ne veut que les surpasser
+en tranquillité. Un maintien imperturbable vient d'une patience
+parfaite. Les esprits calmes ne sont sujets ni à la perplexité ni à la
+crainte; mais ils continuent, dans la fortune comme dans l'infortune,
+à marcher leur pas, comme une horloge pendant les coups de tonnerre
+d'un orage.
+
+Nous mîmes une toute petite journée pour nous rendre à la Fère; mais
+le crépuscule tombait et une petite pluie avait commencé, que nous
+n'avions pas encore remisé les bateaux. La Fère est une ville fortifiée
+dans une plaine; elle possède une double ceinture de remparts. Entre la
+première et la seconde s'étend une région de terrains incultes et de
+parcelles cultivées. Çà et là le long de la route, se trouvaient des
+affiches défendant au nom du génie militaire d'y pénétrer. Enfin une
+seconde porte nous donna accès dans la ville elle-même. Les fenêtres
+éclairées respiraient la gaieté, et des bouffées de bonne cuisine s'en
+échappaient, imprégnant l'air. La ville était pleine de réservistes, en
+route pour les grandes manœuvres, et les soldats marchaient rapidement,
+vêtus de leurs formidables capotes. Splendide, cette soirée, pour qui
+la passerait à l'abri à dîner et à écouter la pluie sur les fenêtres.
+
+Nous ne pouvions la Cigarette et moi assez nous féliciter de cette
+perspective, car on nous avait dit qu'il y avait un hôtel hors ligne
+à la Fère. Nous allions faire un si bon dîner! dormir dans de si bons
+lits! et pendant tout ce temps, la pluie «pleuvrait» sur les gens sans
+abri par toute cette région couverte de peupliers. Cela nous faisait
+venir l'eau à la bouche. L'hôtel portait le nom de quelque animal des
+bois, cerf ou biche, j'ai oublié lequel. Mais je n'oublierai jamais
+comme il nous parut spacieux et éminemment habitable, lorsque nous en
+fûmes tout près. La porte cochère était vivement illuminée, non par
+intention, mais grâce à la simple superfluité des feux et des lumières
+de la maison. Un bruit de nombreux plats entrechoqués arrivait à nos
+oreilles. Une nappe vaste comme un champ s'offrait à nos regards; la
+cuisine avait l'éclat d'une forge et fleurait comme un jardin de choses
+à manger.
+
+C'est dans cette cuisine, sanctuaire intime et cœur physiologique d'une
+hôtellerie, avec tous ses fourneaux en action, tous ses dressoirs
+chargés de viandes, que vous devez à présent nous supposer faisant
+notre entrée triomphale, tels deux marchands de chiffons et d'os,
+mouillés, et portant chacun à la main un sac de caoutchouc souple. Je
+ne crois pas avoir une image bien exacte de cette cuisine; mais elle
+me parut remplie des nombreuses calottes blanches des cuisiniers, qui
+tous se retournèrent de dessus leurs casseroles et nous regardèrent
+avec surprise. Nul doute quant à la patronne, néanmoins; elle était là,
+commandant son armée, la face empourprée, l'air courroucé, ne sachant
+où donner de la tête. A elle je demandai poliment,--trop poliment, au
+dire de la Cigarette--, si nous pouvions avoir des chambres; elle,
+cependant, nous toisant froidement de la tête aux pieds.
+
+«Vous trouverez des chambres dans le faubourg», fit-elle remarquer.
+«Nous avons trop à faire pour nous occuper de pareils à vous.»
+
+Si nous pouvions entrer, changer de vêtements et commander une
+bouteille de vin, j'avais la certitude de pouvoir arranger les choses.
+Aussi dis-je: «Si nous ne pouvons coucher, rien ne s'oppose du moins à
+ce que nous dînions,» et j'allais déposer mon sac.
+
+Terrible fut la convulsion de la nature qui se produisit alors dans
+le visage de la patronne. Elle se précipita vers nous, et frappant du
+pied: «Sortez! sortez! à la porte!» vociféra-t-elle.
+
+Je ne sais comment cela se fit; mais l'instant d'après, nous étions
+dehors, sous la pluie et dans les ténèbres, et je maugréais devant la
+porte cochère comme un mendiant désappointé. Où étaient les canotiers
+belges? où, le juge et ses bons vins? où, les grâces d'Origny? Noire,
+noire était la nuit après la cuisine flamboyante; mais qu'est-ce que
+c'était auprès de la noire tristesse qui régnait dans nos cœurs? Ce
+n'était pas la première fois qu'on refusait de me loger. Maintes et
+maintes fois, j'ai projeté ce que je ferais, si pareille mésaventure
+m'arrivait encore. Et rien n'est plus facile à projeter. Mais quant
+à mettre cela à exécution, le cœur tout bouillant devant l'outrage,
+essayez un peu, une fois seulement, et vous me direz ce que vous avez
+fait.
+
+C'est fort beau de parler de vagabonds et de moralité. Soyez seulement
+six heures sous la surveillance de la police, comme cela m'est
+arrivé, ou qu'on vous chasse brutalement d'un hôtel, vous verrez si
+cela ne change pas vos vues sur le sujet aussi bien qu'une série de
+conférences. Tant que vous restez dans les régions supérieures, tout le
+monde s'inclinant devant vous sur votre passage, il semble que tout est
+pour le mieux dans les arrangements de la société; mais que vous vous
+trouviez une fois sous les roues, et vous enverrez la société à tous
+les diables. Je donne quinze jours d'une pareille existence aux gens
+les plus respectables; après quoi, je n'offrirai pas un rouge liard de
+ce qui leur restera de moralité.
+
+Pour ma part, lorsque je fus jeté hors de l'hôtel du Cerf, ou de la
+Biche, ou de quoi que ce fût, j'aurais mis le feu au temple de Diane,
+s'il eût été à ma portée. Il n'y avait pas de crime assez complet
+pour exprimer ma désapprobation des institutions humaines. Quant à la
+Cigarette, je n'ai jamais vu un homme si changé. «On nous a encore
+pris pour des marchands,» dit-il. «Grand Dieu, qu'est ce que ce doit
+être, quand on est réellement un marchand?» Chacune des parties du
+corps de l'hôtesse était pour lui un sujet de plaintes. Timon était un
+philanthrope comparé à lui. Et quand il était au plus haut point de
+sa parabole de malédictions, il s'interrompait soudain et se mettait
+d'une voix larmoyante à prendre les pauvres en commisération. «Plaise à
+Dieu,» disait-il, et je ne doute pas que sa prière n'ait été exaucée,
+«que je ne manque jamais de politesse envers un marchand!» Etait-ce là
+l'imperturbable Cigarette? Etait-ce bien lui? Ô changement qui dépasse
+tout ce qu'on peut dire, penser ou croire!
+
+Pendant ce temps le ciel pleurait sur nos têtes, et les fenêtres
+devenaient plus brillantes à mesure que croissait l'obscurité de la
+nuit. Nous nous traînions péniblement par les rues de la Fère; nous
+voyions des magasins et des maisons particulières où des gens dînaient
+copieusement; nous voyions des écuries où des chevaux de trait avaient
+le foin et la paille fraîche en abondance; nous voyions quantité de
+réservistes, qui se désolaient beaucoup de leur sort par cette nuit
+humide, je n'en doute pas, et soupiraient après leurs foyers rustiques.
+Mais chacun d'eux n'avait-il pas sa place dans les casernes de la Fère?
+Et nous, qu'avions-nous?
+
+Il semblait qu'il n'y eût pas d'autre hôtel dans la ville entière. On
+nous donnait des indications que nous suivions de notre mieux avec,
+pour résultat, en général, de nous ramener sur le théâtre de notre
+disgrâce. Nous étions tout ce qu'il y avait de plus navrés, pendant
+que nous parcourions la Fère, et la Cigarette avait déjà résolu de se
+coucher sous un peuplier et de dîner à même une miche de pain. Mais
+juste à l'autre extrémité, la maison qui fait suite à la porte de la
+ville était pleine de lumière et d'agitation: «A la croix de Malte.
+Bazin, aubergiste, loge à pied». Telle était l'enseigne. Là nous fûmes
+reçus.
+
+La salle était pleine de bruyants réservistes qui buvaient et fumaient;
+et nous fûmes au comble de la joie, lorsque les tambours et les
+clairons se mirent à parcourir les rues et que tous les soldats sans
+exception durent saisir vivement leurs shakos et partir à la hâte pour
+leurs casernes.
+
+Bazin était un homme de haute taille, avec une tendance marquée à
+l'embonpoint, à la voix douce, au visage délicat et paisible. Nous
+lui demandâmes de prendre un verre de vin avec nous, mais il refusa
+donnant pour excuse qu'il avait fait raison aux réservistes toute la
+journée. Il constituait un type d'ouvrier aubergiste, bien différent de
+l'individu braillard et disputeur d'Origny. Lui aussi aimait Paris,
+où il avait travaillé comme peintre décorateur dans sa jeunesse. Il y
+avait là de telles occasions de s'instruire par soi-même, disait-il.
+Et pour celui qui aurait lu la description par Zola de la noce de
+l'ouvrier visitant le Louvre, il serait bon d'avoir entendu Bazin
+en manière d'antidote. Il avait fait ses délices des musées dans sa
+jeunesse. «On y voit de petits miracles de travail», disait-il; «c'est
+ce qui forme un bon ouvrier; cela fait jaillir une étincelle.» Nous lui
+demandâmes comment il vivait à la Fère. «Je suis marié», dit-il, «et
+j'ai mes jolis enfants. Mais franchement ce n'est pas une vie. Du matin
+au soir je fais raison à des tas d'assez braves gens qui ne savent
+rien».
+
+Avec la nuit le temps s'éclaircit et la lune sortit des nuages. Nous
+étions assis devant la porte, causant doucement avec Bazin. Au corps
+de garde, en face, la garde devait continuellement présenter les
+armes, car les trains d'artillerie de campagne ne cessaient de rentrer
+en ville à grand fracas émergeant de la nuit, ou des patrouilles de
+cavaliers passaient au trot, enveloppés dans leurs manteaux. Madame
+Bazin sortit un moment après. Fatiguée d'avoir travaillé toute la
+journée, je suppose, elle se blottit amoureusement contre son mari,
+appuyant la tête contre sa poitrine. Lui avait son bras autour du cou
+de sa femme et ne cessait de lui tapoter gentiment l'épaule. Je pense
+que Bazin avait raison et qu'il était réellement marié. De combien peu
+de gens en peut-on dire autant!
+
+Les Bazin ne surent guère jusqu'à quel point ils nous furent précieux.
+Ils nous comptèrent la chandelle, la nourriture et la boisson, et
+les chambres où nous dormîmes. Mais la note ne mentionnait pas la
+conversation agréable du mari, ni le joli spectacle de leur vie
+conjugale. Et (autre chose encore qu'ils ne nous firent pas payer)
+leur politesse nous releva réellement dans notre propre estime. Nous
+avions soif de considération; toute saignante encore était la plaie que
+l'insulte avait laissée dans nos cœurs et la politesse avec laquelle
+on nous traitait semblait nous rendre le rang que nous avions dans le
+monde.
+
+Comme nous payons peu notre passage dans la vie! Bien que nous ayons
+continuellement la bourse à la main, la meilleure partie du service
+reste sans rémunération. Mais j'aime à croire qu'une âme reconnaissante
+donne autant qu'elle reçoit. Peut-être les Bazin surent-ils combien je
+les aimais? Peut-être furent-ils, eux aussi, guéris de quelques manques
+d'égards par les remerciements que je leur fis à ma façon?
+
+
+
+
+AU FIL DE L'OISE
+
+A TRAVERS LA VALLÉE DORÉE
+
+
+En aval de la Fère la rivière court à travers une étendue de libre
+campagne pastorale, verte, opulente, chère aux éleveurs, nommée la
+Vallée dorée. Les eaux en larges nappes vont sans cesse d'un galop
+rapide et régulier visiter les champs et leur donner la verdure. Des
+vaches, des chevaux et de petits baudets capricieux broutent ensemble
+dans les prairies et descendent en troupes au bord de la rivière
+pour s'abreuver. Ils font un effet étrange dans le paysage, surtout
+lorsqu'on les voit, saisis de peur, galoper çà et là avec leurs formes
+et leurs faces peu harmonieuses. Cela semble donner la sensation des
+vastes pampas que rien ne limite et des troupeaux des peuples nomades.
+Dans le lointain à droite et à gauche s'élevaient des collines; et
+d'un côté, la rivière bordait parfois les contreforts boisés de Coucy
+et de Saint-Gobain.
+
+L'artillerie faisait les écoles à feu à la Fère; et bientôt le canon
+du ciel se joignit à ce jeu bruyant. Deux continents de nuages se
+rencontrèrent et échangèrent des salves par dessus notre tête; tandis
+que tout autour de l'horizon nous pouvions voir le soleil briller dans
+l'air limpide sur les collines. Les coups de canon et les roulements
+de tonnerre semèrent l'épouvante parmi tous les troupeaux de la vallée
+dorée. Nous pûmes les voir remuer la tête et courir çà et là craintifs
+et indécis; puis leur résolution une fois prise, quand le baudet suivit
+le cheval et la vache le baudet, nous pûmes entendre le tonnerre
+de leurs sabots résonner bien loin sur les prairies. Cela avait un
+son martial, comme les charges de cavalerie. Et somme toute, en ce
+qui concerne l'ouïe, nous eûmes une très émouvante pièce guerrière
+représentée pour notre amusement.
+
+Enfin le bruit des canons et du tonnerre cessa; le soleil brillait sur
+les prairies humides; l'air était embaumé de l'haleine des arbres et du
+gazon joyeux; et la rivière continuait infatigablement à nous porter en
+avant de son pas le plus rapide. Il y avait un district manufacturier
+aux environs de Chauny, et après cela, les berges s'élevaient si haut
+qu'elles cachaient le pays adjacent et que nous ne pouvions plus
+rien voir que l'argile des bords et les saules l'un après l'autre.
+Seulement, çà et là nous passions auprès d'un village ou d'un bac, et
+un enfant sur la rive fixait sur nous ses regards émerveillés, jusqu'à
+notre disparition au premier tournant. Nous avons dû, sans aucun doute,
+continuer à pagayer dans les rêves de cet enfant pendant plus d'une
+nuit ensuite.
+
+Le soleil et les averses alternaient comme le jour et la nuit, rendant
+les heures plus longues par la fréquence de leurs variations. Quand
+les averses étaient violentes, je sentais chaque goutte pénétrer à
+travers mon jersey et heurter ma peau tiède; et l'accumulation de ces
+petits chocs me mettait presque hors de moi. Je décidai d'acheter un
+mackintosh à Noyon. Ce n'est rien d'être mouillé; mais le tourment que
+produisait chacune de ces piqûres de froid sur tout mon corps au même
+instant me faisait flageller l'eau comme un fou avec ma pagaie. Cet
+état d'exaspération amusait beaucoup la Cigarette et lui fournissait un
+autre spectacle que les berges d'argile et les saules.
+
+Sans cesse la rivière courait en se glissant comme un voleur aux
+endroits resserrés ou tourbillonnait aux tournants avec un remous; tout
+le long du jour, les saules s'inclinaient et étaient minés par le pied;
+les berges d'argile s'écroulaient. L'Oise qui avait mis tant de siècles
+à faire la _Vallée dorée_ semblait avoir changé d'idée et s'acharner
+à détruire son œuvre. Quelle quantité de choses fait une rivière en
+suivant simplement les lois de la pesanteur dans l'innocence de son
+cœur!
+
+
+
+
+LA CATHÉDRALE DE NOYON
+
+
+Noyon s'élève à environ un mille de la rivière, dans une petite plaine
+entourée de collines boisées, et couvre entièrement une éminence de ses
+toits de tuiles que domine une longue cathédrale au dos droit, avec
+deux tours raides. A mesure que nous pénétrions dans la ville, les
+toits de tuiles semblaient escalader la colline, grimpant les uns sur
+les autres dans le désordre le plus bizarre; mais malgré tous leurs
+efforts, ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la cathédrale qui
+se dressait solennelle par dessus tout. Plus les rues se rapprochaient
+de ce génie tutélaire, à travers la place du marché sous l'hôtel de
+ville, plus elles se faisaient vides et calmes. Des murs nus et des
+fenêtres à volets fermés faisaient face au grand édifice, et l'herbe
+poussait sur la blanche chaussée. «Ote tes souliers de tes pieds,
+car l'endroit où tu marches est une terre sacrée.» L'hôtel du Nord
+allume ses flambeaux profanes à quelques pas de l'église dont nous
+eûmes la magnifique aile orientale devant les yeux toute la matinée, de
+la fenêtre de notre chambre à coucher. J'ai rarement contemplé l'aile
+orientale d'une église avec une plus complète sympathie. Avec ses trois
+larges terrasses qui s'avancent en saillie, et sa base qui s'étend
+largement sur le sol, elle ressemble à la poupe de quelque grand et
+vieux bâtiment de guerre. Des arcs-boutants au dos creux portent des
+vases qui figurent les fanaux d'arrière. Il y a un roulis dans le
+sol et les tours ne font qu'apparaître par-dessus le faîte, comme
+si le brave vaisseau s'inclinait paresseusement par dessus la crête
+d'une énorme vague de l'Atlantique. A tout moment une fenêtre pouvait
+s'ouvrir, quelque vieil amiral y passer un tricorne et procéder à une
+observation. Les vieux amiraux ne sillonnent plus la mer, les vieux
+vaisseaux de guerre sont tous démolis et ne vivent plus que dans les
+tableaux; mais celui-ci, qui était une église, bien avant qu'on pensât
+jamais à eux, est toujours une église et a toujours aussi grand air
+au bord de l'Oise. La cathédrale et la rivière sont probablement les
+deux choses les plus vieilles à plusieurs kilomètres à la ronde, et
+certainement, elles ont toutes deux une magnifique vieillesse.
+
+[Illustration: Ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la
+cathédrale (p. 204).]
+
+Le sacristain nous conduisit au sommet de l'une des tours et nous
+montra les cinq cloches suspendues dans leur campanile. Vue de là-haut
+la ville était un pavé de mosaïque de toits et de jardins; la vieille
+ligne des remparts se distinguait sans peine; et le sacristain nous
+montra au loin, à travers la plaine, entre deux nuages, les tours de
+Château-Coucy.
+
+Je ne me fatigue jamais des grandes églises. C'est le genre de paysages
+de montagne que je préfère. L'homme ne fut jamais si bien inspiré que
+lorsqu'il fit une cathédrale, cette chose aussi une et aussi belle
+qu'une statue au premier regard, et cependant, aussi vivante et aussi
+intéressante à l'examen qu'une forêt vue en détail. Il ne faut pas
+mesurer les clochers d'après les règles de la trigonométrie; ils sont
+d'une petitesse absurde; et cependant, comme ils sont élevés pour l'œil
+admirateur! Et là où nous avons tant d'élégantes proportions dont
+l'une donne naissance à l'autre pour se fondre en un seul tout, il
+semble que la proportion se soit surpassée elle-même et soit devenue
+quelque chose de différent et de plus imposant. Ce fut toujours pour
+moi une chose insondable qu'un homme osât élever la voix pour prêcher
+dans une cathédrale. Que peut-il dire qui ne soit quelque chose de
+bien au-dessous? Car malgré les sermons nombreux et variés que j'ai
+entendus, je n'en ai jamais entendu un seul qui fût aussi expressif
+qu'une cathédrale. C'est le meilleur des prédicateurs, et elle prêche
+nuit et jour, vous disant non seulement l'art et les aspirations
+de l'homme dans le passé, mais éveillant dans votre âme d'ardentes
+sympathies; ou plutôt, comme tous ceux qui prêchent bien, elle fait
+de vous votre propre prédicateur, et chacun est en dernier ressort son
+propre directeur spirituel.
+
+Comme j'étais assis devant l'hôtel au cours de l'après-midi, le
+tonnerre harmonieux et gémissant de l'orgue s'échappant de l'église
+flottait dans l'air comme un appel. Il ne me déplaisait pas, étant
+donné ma passion pour le théâtre, d'assister à un ou deux actes de la
+pièce; mais je ne pus jamais bien me rendre compte de la nature du
+service que j'avais sous les yeux. Quatre ou cinq prêtres et autant
+de choristes chantaient le Miserere devant le grand autel, lorsque
+j'entrai. Il n'y avait d'autre assistance que quelques vieilles sur
+des chaises, et quelques vieux agenouillés à même le pavé. Un moment
+après, un long cortège de jeunes filles, marchant deux à deux, chacune
+portant à la main un cierge allumé, et toutes vêtues de noir avec un
+voile blanc, sortit de derrière l'autel et se mit à descendre la nef,
+les quatre premières portant une Vierge à l'enfant sur une civière.
+Les prêtres et les choristes agenouillés se relevèrent et s'avancèrent
+à la suite des jeunes filles en chantant «_Ave Maria_». Dans cet ordre
+ils firent le tour de la cathédrale, passant deux fois devant l'endroit
+où j'étais appuyé contre un pilier. Le prêtre qui semblait occuper le
+plus haut rang était un étrange vieillard aux yeux baissés. Ses lèvres
+ne cessaient de marmotter des prières, mais comme il me regardait dans
+les ténèbres, il ne me fit pas l'effet de les dire du fond du cœur.
+Deux autres qui avaient la charge de tout le chant étaient de solides
+gaillards de quarante ans, l'air soldatesque et brutal, l'œil hardi de
+gens trop nourris. Ils chantaient à tue-tête et lançaient l'_Ave Maria_
+comme un refrain de garnison. Les petites filles étaient timides et
+graves. En remontant lentement la nef latérale chacune jeta un rapide
+regard sur l'anglais, et la grosse nonne qui remplissait le rôle de
+maîtresse de cérémonies lui fit absolument perdre contenance en le
+fixant. Quant aux choristes, du premier au dernier ils se comportèrent
+mal, comme seuls des jeunes garçons peuvent le faire, et ils gâtèrent
+cruellement la cérémonie par leurs singeries.
+
+Je saisis en grande partie l'esprit de ce qui se passait. Il serait
+certes difficile de ne pas comprendre le Miserere, que je considère
+comme l'œuvre d'un athée. S'il est jamais bon de se mettre au cœur
+une telle désespérance, le Miserere est la musique convenable, et une
+cathédrale une scène appropriée. Jusque là, je suis d'accord avec les
+Catholiques (singulière appellation qu'ils se donnent, après tout).
+Mais pourquoi, au nom de Dieu, ces choristes de jour de fête? pourquoi
+ces prêtres qui glissent des regards errants dans l'assistance, tout en
+feignant d'être en prières? Pourquoi cette grosse dondon de nonne qui
+met tant de rudesse à diriger sa procession et secoue par le bras les
+jeunes vierges en défaut? Pourquoi ces crachements, ces reniflements,
+ces oublis de clefs, et les mille et une petites mésaventures, qui
+troublent un état d'âme qu'on a laborieusement établi, grâce au
+plain-chant et à la musique de l'orgue? Les révérends-pères n'ont qu'à
+aller dans la première salle de spectacle venue pour voir ce qu'on peut
+faire avec un peu d'art, et comme il est nécessaire, pour susciter les
+hauts sentiments, d'exercer les figurants et de faire mettre chaque
+siège à la place convenable.
+
+Il est encore une chose qui m'affligea. Je pouvais supporter un
+Miserere, moi; car je venais de prendre depuis peu beaucoup d'exercice
+en plein air. Mais j'aurais voulu voir ailleurs les vieillards. Ce
+n'était ni le genre de musique, ni le genre de théologie convenable
+pour des hommes et des femmes qui à cette époque de leur existence ont
+passé par la plupart des accidents et ont probablement une opinion à
+eux sur l'élément tragique de la vie. Une personne avancée en âge peut
+en général se faire à elle-même son propre miserere; et cependant,
+je remarque qu'elle aime mieux faire du Jubilate Deo son chant
+ordinaire. En somme, le meilleur exercice religieux pour les gens âgés
+consiste à se remémorer leur propre expérience; tant d'amis morts, tant
+d'espérances déçues, tant d'erreurs et de faux pas; mais aussi, tant
+de jours brillants et de sourires de la providence. Il y a sûrement là
+matière à un sermon très éloquent.
+
+En somme, tout cela m'avait pénétré d'une solennelle gravité. Dans la
+petite carte coloriée représentant tout notre «_Voyage à la pagaie
+sur le continent_», que mon imagination conserve encore, et déroule
+parfois pour l'amusement de mes moments de loisir, la cathédrale de
+Noyon figure à une échelle absurde et doit occuper presque autant de
+place qu'un département. Je vois encore le visage des prêtres, comme
+s'ils étaient à mes côtés; et j'entends encore _Ave Maria, ora pro
+nobis_ résonner à travers l'église. Pour moi tout Noyon est effacé par
+ces souvenirs qui dominent tout, et je n'ai cure d'en dire davantage
+sur la ville. Elle n'était tout au plus qu'un amoncellement de toits
+bruns, où les gens, je crois, mènent dans le calme une vie très
+honorable. Mais l'ombre de l'église tombe sur elle quand le soleil est
+bas, et la sonnerie des cinq cloches porte dans tous les quartiers
+l'annonce que l'orgue a commencé à se faire entendre. Si jamais je me
+rallie à l'église de Rome, ce sera à condition d'obtenir l'évêché de
+Noyon-sur-Oise.
+
+
+
+
+AU FIL DE L'OISE
+
+EN ROUTE POUR COMPIÈGNE
+
+
+Les gens les plus patients finissent par se lasser d'être
+continuellement mouillés par la pluie; sauf bien entendu, dans les
+«Hautes-terres» d'Ecosse où il n'y a pas assez d'intervalles de beau
+temps pour qu'on s'aperçoive de la différence. Tel semblait devoir
+être notre cas le jour où nous quittâmes Noyon. Je ne me rappelle
+rien du voyage; ce ne fut rien que des berges d'argile, des saules et
+de la pluie, une pluie incessante, impitoyable, battante, jusqu'au
+moment où nous nous arrêtâmes pour manger un morceau dans une petite
+auberge, à Pimprez, où le canal longeait la rivière de très près. Nous
+avions si triste mine, trempés comme nous l'étions, que l'aubergiste
+alluma quelques brins de bois dans la cheminée pour nous réconforter.
+Nous nous assîmes là au milieu d'un nuage de vapeur, nous lamentant
+sur notre situation. Le mari jeta sa gibecière sur ses épaules et
+partit à longues enjambées pour la chasse; sa femme s'assit dans un
+coin éloigné à nous observer. Je crois que nous valions bien la peine
+d'être regardés. Nous grommelions sur notre infortune de la Fère;
+nous prévoyions d'autres La Fères dans l'avenir--bien que les choses
+allassent mieux avec la Cigarette pour truchement; il avait infiniment
+plus d'aplomb que moi et possédait une façon cavalière et péremptoire
+d'aborder une aubergiste, qui annihilait la mauvaise impression que
+faisaient nos sacs de caoutchouc. D'avoir parlé de la Fère cela nous
+fit causer des réservistes.
+
+«Faire ses vingt-huit jours», dit-il, «semble une assez piètre façon de
+passer ses vacances d'automne».
+
+«A peu près aussi piètre», répliquai-je avec abattement, «que d'aller
+en canoë».
+
+«Ces messieurs voyagent pour leur agrément»? demanda l'aubergiste avec
+une inconsciente ironie.
+
+C'en était trop. Les écailles nous tombèrent des yeux. Une autre
+journée de pluie et, c'était bien décidé, nous mettions nos bateaux
+dans le train.
+
+Le temps se le tint pour dit: Nous avions reçu notre dernière «douche».
+L'après-midi le temps se mit au beau; de grands nuages voyageaient
+encore dans le ciel, mais seuls maintenant, traçant leur route au
+milieu de l'immensité azurée; et un coucher de soleil offrant les
+tons les plus délicats du rose et de l'or inaugura une nuit obscure
+et étoilée et un mois de beau temps ininterrompu. En même temps la
+rivière commençait à nous laisser voir un peu mieux dans la campagne.
+Les berges n'étaient plus si hautes; il n'y avait plus de saules sur
+les rives, et de riantes collines s'élevaient tout le long de son cours
+dessinant leur profil sur le ciel.
+
+Peu après le canal arrivant à sa dernière écluse commença à déverser
+ses maisons d'eau dans l'Oise, en sorte que nous n'eûmes plus à
+craindre le manque de compagnie. Ici se trouvaient tous nos amis: le
+Deo Gratias de Condé et les quatre fils Aymon descendaient joyeusement
+le fil de l'eau avec nous. Nous échangeâmes des plaisanteries de
+circonstance avec le batelier perché au milieu de ses gaffes, ou
+avec le conducteur, enroué d'avoir braillé après ses chevaux, et les
+enfants vinrent à notre passage nous regarder par dessus bord. Nous
+n'avions jamais remarqué combien les bateaux nous manquaient; mais une
+impression d'incomparable douceur s'empara de nous, lorsque nous vîmes
+la fumée s'élever de leurs cheminées.
+
+Un peu en aval de cette jonction, nous fîmes une autre rencontre
+d'importance plus grande encore, car c'est là que nous fûmes rejoints
+par l'Aisne, déjà bien loin de sa source, mais toute fraîche sortie
+de la Champagne. Ici finissait l'adolescence de l'Oise; c'était le
+jour de son mariage; dès lors elle s'avança majestueuse et pleine
+jusqu'aux bords, ayant conscience de sa dignité et des diverses digues
+qu'il avait fallu lui élever. Elle devenait un trait calme dans le
+tableau. Les arbres et les villes se voyaient dans ses eaux comme dans
+un miroir. Elle portait allègrement les canoës sur sa large poitrine;
+il n'était pas besoin de lutter beaucoup contre les tourbillons, mais
+l'oisiveté passait à l'ordre du jour, et nous n'avions qu'à filer tout
+droit, plongeant la pagaie tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sans
+intelligence ni effort. Il nous venait vraiment un temps calme à tous
+égards, et nous étions emportés vers la mer comme des «gentlemen».
+
+Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes à Compiègne: beau profil
+de ville au-dessus de la rivière. Au delà du pont un régiment défilait
+tambour battant. Des gens flânaient sur le quai, les uns pêchant,
+les autres contemplant paresseusement la rivière. Et tandis que nous
+filions rapidement sur l'eau devant eux, nous pûmes les voir montrer
+du doigt les canoës et se parler entre eux. Nous abordâmes à un lavoir
+flottant où les lessiveuses battaient encore leur linge.
+
+
+
+
+A COMPIÈGNE
+
+
+Nous descendîmes à Compiègne dans un grand hôtel plein de mouvement, où
+personne ne remarqua notre présence.
+
+La réserve et le militarisme (comme disent les Allemands) y dominaient.
+Un camp de tentes blanches en forme de cône, hors de la ville, avait
+l'air d'un feuillet détaché d'une bible illustrée. Des ceinturons
+décoraient les murs des cafés, et les rues ne cessaient de retentir
+toute la journée d'airs de musique militaires. Impossible d'être
+anglais, sans éprouver un sentiment d'orgueil, car les hommes qui
+suivaient les tambours étaient petits et marchaient mal. Chacun
+s'inclinait à son angle et cahotait à sa guise en marchant. Il n'y
+avait rien chez eux de la superbe allure avec laquelle un régiment de
+«_highlanders_» de haute taille s'avance musique en tête, solennel
+et inévitable comme un phénomène naturel. Quel est l'homme qui, après
+avoir vu ce spectacle, peut oublier le tambour major marchant devant,
+les peaux de tigre des tambours, les «plaids» ondoyants des joueurs de
+flûte, l'étrange et élastique rythme du régiment entier, touchant le
+sol en cadence, et le coup de la grosse caisse, lorsque les cuivres
+cessent et que les fifres aigus reprennent l'air martial à leur place?
+
+Une jeune anglaise en pension en France commença à dépeindre à ses
+compagnes françaises un de nos régiments à la parade, et tout en
+allant, elle me dit que le souvenir se faisait si vif, elle devint si
+fière d'être la compatriote de tels soldats et si triste de se trouver
+dans un autre pays, que la voix lui manqua et qu'elle fondit en larmes.
+Je n'ai jamais oublié cette jeune fille et, selon moi, il s'en faut de
+bien peu qu'elle ne mérite une statue. L'appeler une jeune demoiselle,
+avec toutes les futiles associations d'idées que fait naître ce mot,
+serait lui faire insulte. En tous cas, elle peut être sûre d'une chose,
+c'est que quand bien même elle n'épouserait jamais un héroïque général,
+quand bien même sa vie n'aurait aucun résultat grand et immédiat, elle
+n'aura pas vécu en vain pour son pays natal.
+
+Mais, bien que les soldats français ne payent pas de mine à la parade,
+en marche ils sont gais, alertes, pleins de bonne volonté, comme une
+troupe de chasseurs de renards. Je me rappelle avoir vu un jour une
+compagnie traverser la forêt de Fontainebleau, sur la route de Chailly,
+entre le Bas Bréau et la Reine Blanche. L'un des soldats marchait
+un peu avant les autres et chantait à tue-tête un audacieux chant
+de marche. Derrière lui ses camarades remuaient leurs pieds et même
+balançaient leur fusil en cadence. Un jeune officier avait toutes les
+peines du monde à garder son sérieux en entendant les paroles. Vous
+n'avez jamais rien vu d'aussi gai et d'aussi spontané que leur allure;
+les écoliers ne montrent pas plus d'ardeur au jeu de la poursuite, et
+vous auriez pensé qu'il était impossible de fatiguer des marcheurs si
+pleins de bonne volonté.
+
+Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l'hôtel de ville. Je raffolai
+de l'hôtel de ville. C'est un monument d'un tourmenté tout gothique,
+tout garni de tourelles, de gargouilles et de taillades, et décoré
+d'une demi-douzaine de fantaisies architecturales. Quelques-unes des
+niches sont dorées et peintes, et dans un grand panneau carré, au
+centre, en relief noir sur fond d'or, se dresse, monté sur un cheval
+en marche, Louis XII, la main sur la hanche et la tête rejetée en
+arrière. On voit percer dans chacun de ses traits une arrogance royale.
+Le pied dans l'étrier saille insolemment sur le cadre; l'œil est dur,
+orgueilleux; le cheval même semble prendre plaisir à fouler aux pieds
+les serfs prosternés, et avoir le souffle de la trompette dans les
+naseaux. Ainsi chevauche à jamais, sur la façade de l'hôtel de ville,
+le bon roi Louis XII, père de son peuple.
+
+Par dessus la tête du roi, dans la haute tourelle centrale, apparaît
+le cadran d'une horloge, et un peu au dessus, trois petits personnages
+mécaniques, chacun un marteau à la main, dont le rôle est de
+carillonner les heures, les demies et les quarts, pour les bourgeois
+de Compiègne. Celui du centre a une cuirasse dorée, les deux autres
+portent des hauts de chausses dorés, et tous trois ont d'élégants
+chapeaux à larges bords comme des cavaliers. A mesure que l'aiguille
+approche du quart, ils tournent la tête et se regardent sciemment les
+uns les autres; et alors, ding font les trois marteaux s'abattant sur
+les trois petites cloches placées au-dessous. L'heure suit, profonde
+et sonore, à l'intérieur de la tour; et les trois personnages dorés se
+reposent de leur travail.
+
+[Illustration: Ce qui me charma le plus à Compiègne, fut
+l'Hôtel-de-Ville (p. 225).]
+
+Je pris à leurs manœuvres un plaisir vif et sain, et j'eus grand soin
+de manquer aussi peu de leurs représentations que possible. Et je
+remarquai que même la Cigarette, tout en faisant mine de dédaigner mon
+enthousiasme, était de son côté un spectateur plus ou moins assidu.
+Il y a quelque chose d'extrêmement absurde à exposer de pareils joujoux
+aux outrages de l'hiver au haut d'un édifice. Ils seraient mieux à leur
+place sous globe, en face d'une horloge de Nuremberg. La nuit surtout,
+lorsque les enfants sont couchés et que les grandes personnes même
+ronflent dans leurs draps, ne semble-t-il pas impertinent de laisser
+ces personnages couleur pain d'épices à se regarder et à tinter pour
+les étoiles et pour la lune qui monte au firmament. Il paraît assez
+naturel que les gargouilles contorsionnent là haut leur face simiesque,
+assez naturel que le potentat chevauche son destrier, semblable à un
+centurion dans une vieille estampe allemande représentant la _Via
+Dolorosa_; mais les joujoux devraient être serrés dans une boîte,
+enveloppés dans de l'ouate, jusqu'au lever du soleil et jusqu'au moment
+où les enfants sont de nouveau dehors à s'amuser.
+
+Au bureau de poste de Compiègne un gros paquet de lettres nous
+attendait, et, chose qui n'arriva qu'en cette occasion, les employés
+nous les remirent assez poliment sur notre simple demande.
+
+On peut en quelque sorte dire que notre voyage se termine avec ce sac
+de lettres à Compiègne. Le charme était rompu. Dès ce moment nous
+étions en partie de retour chez nous.
+
+On ne devrait avoir aucune correspondance quand on voyage. C'est bien
+assez déjà d'avoir à écrire mais il n'y a rien qui tue toute sensation
+de vacances comme de recevoir des lettres.
+
+«C'est hors de mon pays et de moi-même que je vais». Je veux faire
+un plongeon pendant un certain temps dans de nouvelles conditions
+de vie, comme je plongerais dans un autre élément. Je n'ai rien à
+faire avec mes amis ou mes affections pendant ce temps. Quand je
+suis parti, j'ai laissé mon cœur chez moi dans un bureau ou je l'ai
+envoyé en avant avec mon porte-manteau m'attendre à ma destination.
+Mon voyage terminé, je ne manquerai pas de lire vos lettres avec
+l'attention qu'elles méritent. Mais j'ai dépensé tout cet argent,
+remarquez bien, et j'ai donné tous ces coups de pagaie, à seule fin
+d'être au loin; et cependant, vous me retenez chez moi avec vos
+perpétuelles communications. Vous tirez sur la corde, et je sens que
+je suis un oiseau attaché. Vous me poursuivez par toute l'Europe de
+ces petites vexations que je voulais éviter par mon départ. Il n'y a
+pas de libération dans la guerre de la vie, je le sais bien; mais n'y
+aura-t-il pas seulement une semaine de congé?
+
+Nous étions debout à six heures, le jour où nous devions partir. On
+avait si peu fait attention à nous que c'est à peine si je pensais
+qu'on daignerait nous présenter une note. Mais on n'y manqua pas; il
+y eut même quelques articles salés. Nous payâmes poliment à un commis
+désintéressé et nous quittâmes l'hôtel avec les sacs de caoutchouc
+sans être remarqués. Personne ne se soucia de savoir quoi que ce fût
+de nous. Impossible de se lever avant un village; mais Compiègne
+était devenue une si grande ville qu'elle prenait ses aises le matin,
+et nous étions levés et bien loin, qu'elle était encore en robe de
+chambre et en pantoufles. Les rues étaient abandonnées aux gens qui
+lavaient les escaliers des portes; personne n'était en grande toilette,
+sauf les cavaliers sur l'hôtel de ville. Ils étaient bien lavés par
+la rosée, tout pimpants sous leur dorure; leurs visages respiraient
+l'intelligence et le sentiment de la responsabilité professionnelle.
+Kling firent-ils sur les cloches pour la demie de six heures, comme
+nous passions. Je trouvai bien gentil de leur part de me faire ce
+compliment d'adieu; jamais ils ne furent mieux en forme, pas même le
+dimanche à midi.
+
+Il n'y avait personne à nous voir partir que les laveuses
+matinales--matinales et pourtant en retard--qui déjà portaient leur
+linge dans leur lavoir flottant sur la rivière. Très gaies avec quelque
+chose de matinal dans leurs manières, elles plongeaient hardiment leurs
+bras dans l'eau, sans paraître saisies du froid. Ce serait un travail
+décourageant pour moi que ce début matinal et cette première immersion
+froide, un travail tout ce qu'il y a de plus décourageant. Mais je
+crois qu'elles auraient aussi peu volontiers changé de condition avec
+nous que nous avec elles. Elles se pressèrent à la porte pour nous
+regarder partir dans les minces brouillards ensoleillés étendus sur
+la rivière, et nous accompagnèrent de leurs cordiales acclamations
+jusqu'au moment où nous eûmes dépassé le pont.
+
+
+
+
+AUTRES TEMPS
+
+
+A un certain point de vue, on peut dire que ces brouillards ne se
+levèrent jamais de dessus notre voyage; et depuis ce moment jusqu'à
+la fin, ils flottent très denses dans mon carnet de notes. Aussi
+longtemps que l'Oise avait été une petite rivière campagnarde, elle
+nous avait fait passer tout contre les portes des maisons et nous
+pouvions causer avec les habitants des champs riverains; mais à présent
+qu'elle était devenue si large, nous n'apercevions plus qu'à distance
+ce qui se passait le long des bords. Il y avait la même différence
+qu'entre une grand'route et un petit sentier de campagne qui se promène
+à travers des jardins. Nous nous trouvions maintenant dans des villes
+où personne ne nous importunait par ses questions; l'onde nous avait
+portés au milieu de la vie civilisée où les gens passent sans se
+saluer. Dans les endroits où les habitants sont clairsemés, nous tirons
+de chaque rencontre tout le parti possible; est-ce une ville, nous ne
+sortons plus de nous-mêmes et ne disons plus un mot, hors que nous ne
+marchions sur les pieds de quelqu'un. Dans ces eaux-là nous n'étions
+plus désormais des bêtes curieuses et personne ne supposait que nous
+fussions venus d'au delà de la ville voisine. Je me rappelle qu'à notre
+entrée dans l'Isle-Adam par exemple, nous rencontrâmes des bateaux
+de plaisance par douzaines, sortant pour l'après-midi, et il n'y
+avait rien pour distinguer le véritable voyageur du promeneur, sauf,
+peut-être, la malpropreté de ma voile. Est-ce que la compagnie à bord
+de l'un des bateaux ne pensa pas reconnaître en moi un voisin? Fut-il
+jamais rien de plus blessant? Voilà où tout le roman en était tombé.
+Naguère, sur la haute Oise où, en général, rien ne naviguait que le
+poisson, la présence de deux canotiers ne pouvait s'expliquer d'aussi
+vulgaire façon; nous étions des intrus étranges et pittoresques; et
+de l'étonnement des gens surgissait une sorte d'intimité légère et
+fugitive tout le long de notre route. Il n'y a en ce monde que prêtés
+rendus, bien qu'on ne les démêle pas toujours sans quelque difficulté;
+car nous n'étions pas nés quand on marqua les coches, et depuis que le
+monde existe, il n'y a pas encore eu de jour de règlement de comptes.
+On obtient à peu près autant de plaisir qu'on en donne. Tant que nous
+fûmes une sorte de vagabonds bizarres, de ceux qu'on regarde et qu'on
+suit comme un charlatan ou une troupe de bohémiens, nous ne manquâmes
+pas d'amusement en retour; mais sitôt que nous tombâmes nous-mêmes au
+lieu commun, tous ceux que nous rencontrâmes perdirent leur aspect
+merveilleux. Et c'est une raison entre mille qui fait que le monde est
+triste aux personnes tristes.
+
+Dans nos précédentes aventures il y avait généralement à faire, et cela
+nous réveillait. Les averses mêmes avaient un effet revivifiant et
+secouaient l'esprit de sa torpeur. Mais à présent que la rivière ne
+courait plus à proprement parler, qu'elle ne faisait que glisser à la
+mer d'une hâte égale, directe, mais imperceptible, et que le ciel nous
+souriait tous les jours invariablement, nous commençâmes à glisser dans
+cet assoupissement doré de l'esprit qui succède à beaucoup d'exercice
+en plein air. Je me suis plus d'une fois plongé dans cette torpeur. En
+vérité, je goûte extrêmement cette sensation, mais je ne l'eus jamais
+au même degré qu'en pagayant au fil de l'Oise. Ce fut l'apothéose de
+cette sorte d'engourdissement.
+
+Nous cessâmes de lire entièrement. Parfois, quand je tombais sur
+un nouveau journal, je prenais un plaisir particulier à en lire
+le feuilleton; mais c'était assez d'un numéro, et je n'en pouvais
+supporter plus de trois; même le second m'était un désappointement.
+Sitôt que, de quelque façon, l'histoire se laissait deviner, elle
+perdait tout mérite à mes yeux; une simple scène ou, selon l'usage de
+ces feuilletons, la moitié d'une scène, sans rien avant ni après,
+comme un fragment de rêve, avait le don de fixer mon intérêt. Moins je
+voyais du roman, mieux je l'aimais: réflexion profonde. Mais le plus
+souvent, comme j'ai dit, nous ne lisions ni l'un ni l'autre rien au
+monde et nous employions nos courts instants de veille, entre le dîner
+et le coucher, à examiner des cartes. J'ai toujours aimé les cartes et
+je voyage dans un atlas avec le plus grand plaisir. Les noms de lieux
+possèdent un attrait singulier; le contour des côtes et des rivières
+captive l'œil; et la rencontre dans une carte de quelque endroit dont
+vous avez entendu parler auparavant fait de l'histoire une nouvelle
+possession. Mais ces soirs-là, nous parcourions nos cartes avec la
+plus morne indifférence. Nous ne sentions pas plus d'intérêt pour un
+endroit que pour un autre. Nous regardions la feuille comme les enfants
+écoutent le bruit de leur hochet, et ne lisions des noms de villes et
+de villages que pour les oublier aussitôt. Le sujet n'avait pour nous
+rien de romanesque; il n'y a pas d'indifférence plus grande que n'était
+la nôtre en ce moment. Si quelqu'un nous avait enlevé les cartes, au
+moment où nous étions le plus attentifs à les étudier, il y a gros
+à parier que nous aurions continué à étudier la table avec le même
+ravissement.
+
+Une seule chose nous préoccupait fort: c'était de manger. Je me
+rappelle que mon imagination me représentait tel ou tel plat que je
+couvais des yeux, tant que l'eau m'en venait à la bouche; et longtemps
+avant que nous ne fussions rentrés pour la nuit, mon estomac criait la
+faim et me tiraillait avec instance. Parfois nous pagayions bord à bord
+pour un moment, et chemin faisant, nous nous excitions l'un l'autre par
+des imaginations gastronomiques. Une collation toute simple, gâteaux et
+Xérès, mais hors de portée sur l'Oise, me trotta par la tête pendant
+plus d'une demi-lieue; et il fut un moment, aux approches de Verberie,
+où la Cigarette chatouilla délicieusement ma sensualité en me parlant
+de pâtés d'huîtres et de Sauterne.
+
+Il me semble que personne parmi nous n'a bien connu le grand rôle que
+jouent dans l'existence le boire et le manger. La faim est chose si
+impérieuse qu'elle fait que nous digérons les nourritures les moins
+appétissantes et que nous sommes encore bien contents avec du pain et
+de l'eau pour notre dîner; comme il y a des gens qui ne peuvent se
+passer de lire, ne fût-ce que l'indicateur des chemins de fer. Mais
+c'est qu'il y a du roman là-dedans, après tout. Il n'est pas sûr que
+la table n'ait pas plus d'adorateurs que l'amour, et je n'hésite pas à
+dire que la nourriture offre pour la plupart beaucoup plus d'attraits
+que le paysage. Croyez-vous, comme disait Walt Whitman, que vous en
+êtes moins immortels? Le vrai matérialisme est d'avoir honte de ce que
+nous sommes. Ce n'est pas un moindre trait de la perfection humaine
+de découvrir la saveur d'une olive que de trouver de la beauté aux
+couleurs du soleil couchant.
+
+Canoter était chose facile. De plonger la pagaie dans la rivière
+selon l'inclinaison convenable, tantôt à droite, tantôt à gauche, de
+maintenir l'avant au fil de l'eau, de vider la petite flaque d'eau
+qui se formait au creux du tablier, de protéger par un clignement des
+paupières les yeux contre l'étincellement du soleil sur l'eau, ou de
+passer de temps en temps sous la remorque qui se relève en sifflant
+du _Deo gratias de Condé_, ou _des quatre fils Aymon_, tout cela
+n'exigeait pas beaucoup d'art. De certains muscles bêtes suffisaient
+à l'accomplir dans un état moyen entre la veille et le somme, tandis
+que le cerveau en vacances s'endormait. Nous embrassions d'un regard
+les grands traits du paysage; d'un œil distrait nous regardions des
+pêcheurs en blouse et des lessiveuses qui barbotaient sur la rive.
+De temps en temps, il arrivait que la flèche de quelque clocher nous
+réveillait, ou le saut d'un poisson hors de l'eau, ou une traînée
+d'herbes aquatiques qui s'attachaient autour de la pagaie et qu'il
+fallait arracher et rejeter. Mais ces intervalles lucides n'étaient
+lucides qu'en partie. Un peu plus de nous était remis en action, mais
+jamais le tout. Le bureau central des nerfs, ce que, à nos heures,
+nous appelons Nous-mêmes, jouissait de ses vacances sans trouble,
+comme un ministère. Les grandes roues de l'intelligence tournaient à
+vide dans la tête, comme des volants, sans nul grain à moudre. J'ai
+passé des demi-heures entières à compter mes coups de pagaie et à
+oublier les centaines. Je me flatte qu'il ne saurait y avoir dans les
+bêtes périssables une forme de conscience plus basse. Et quel plaisir
+c'était! Quelle cordiale et accommodante humeur cela produisait! Il n'y
+a nulle astuce dans un homme parvenu à ce point, la seule apothéose
+possible dans la vie, l'apothéose de la stupidité; et il commence à se
+sentir la dignité imposante et la longévité d'un arbre.
+
+Un bizarre travail de métaphysique pratique accompagnait ce qu'on
+me permettra d'appeler la profondeur, si je ne dois pas l'appeler
+l'intensité, de ma distraction. Ce que les philosophes appellent le
+moi et le non moi, _ego et non ego_, me préoccupait, bon gré mal gré.
+Il y avait moins de moi et plus de non moi que je n'étais accoutumé
+d'en trouver. Un autre manœuvrait ma pagaie à mes yeux; je sentais les
+pieds d'un autre contre le cale-pieds: il me semblait que mon corps
+n'avait pas plus de relation à moi que le canoë, la rivière ou le
+rivage. Ce n'est pas tout: quelque chose en moi-même, une partie de mon
+cerveau, une province de mon être propre, avait secoué l'obéissance
+et s'était établi pour son compte ou peut-être pour le compte de ce
+quelqu'un d'autre qui pagayait. Je m'étais ratatiné jusqu'à n'être
+plus qu'une toute petite chose en un coin de moi-même; j'étais isolé
+dans mon propre crâne. Des pensées se présentaient sans que je les en
+priasse. Ce n'étaient pas mes pensées: c'étaient évidemment celles de
+quelqu'un d'autre, et je les considérais comme une partie du paysage.
+Je crois, en un mot, que j'étais aussi près du Nirvana que cela est
+compatible avec la vie pratique; et s'il en est ainsi, je fais aux
+Bouddhistes mes sincères compliments; c'est un état agréable, peu
+compatible avec le brillant de l'esprit, non pas précisément profitable
+au point de vue de l'argent, un état d'or, de calme, d'insouciance,
+un état qui met l'homme au-dessus des alarmes. Vous l'imaginerez
+parfaitement en supposant que vous êtes ivre-mort et cependant que
+vous demeurez à jeun pour jouir de cet état. J'ai idée que ceux qui
+travaillent au grand air, passent une grande partie de leurs journées
+dans cette stupeur d'extase qui explique l'extrême quiétude et
+endurance de ces gens-là. Quelle pitié que de dépenser de l'argent à
+acheter du laudanum, quand on a ici pour rien un paradis bien supérieur!
+
+Cette disposition d'esprit fut à tout prendre le grand exploit de
+notre navigation. C'est le pays le plus lointain où ce voyage m'ait
+introduit. Aussi bien, il est situé si loin des sentiers battus du
+langage que je désespère de faire goûter au lecteur la souriante,
+complaisante stupidité de ma condition, lorsque les idées allaient et
+venaient comme les poussières dans un rayon de soleil, que les arbres
+et les clochers le long de la rive se dressaient parfois, attirant
+mon attention comme des objets solides, au milieu d'un monde roulant
+de nuages; lorsque le frôlement rythmique du bateau et de la pagaie
+dans l'eau devenait une berceuse pour endormir mes pensées; lorsqu'une
+éclaboussure de vase sur le pont du bateau était, tantôt une souffrance
+intolérable pour l'œil, tantôt une compagnie pour moi, et l'objet d'une
+contemplation béate; et tout le temps, avec la rivière qui courait et
+les rives qui changeaient à droite et à gauche, je continuais à compter
+mes coups de pagaie, dont j'oubliais les centaines, j'étais la bête la
+plus heureuse de France.
+
+
+
+
+AU FIL DE L'OISE
+
+INTÉRIEURS D'ÉGLISES
+
+
+Notre première étape après Compiègne nous conduisit jusqu'à
+Pont-Sainte-Maxence. J'étais dehors, le lendemain matin, un peu après
+six heures. L'air était piquant et sentait la gelée. Sur une place
+publique une vingtaine de femmes se disputaient pendant le marché du
+jour et le bruit de leurs négociations résonnait grêle et plaintif, tel
+le pépiement des moineaux par une matinée d'hiver. Les rares passants
+soufflaient dans leurs doigts et marchaient vivement, frappant le sol
+de leurs sabots, pour faire circuler le sang. Les rues étaient pleines
+d'une ombre glacée, bien que les cheminées fumassent au dessus des
+têtes dans l'or du ciel ensoleillé. Si vous vous éveillez assez tôt
+à cette saison de l'année, vous pouvez vous lever en Décembre pour
+déjeuner en Juin.
+
+Je pris le chemin de l'église, car il y a toujours quelque chose à
+voir dans une église, ou des adorateurs vivants, ou des tombes de
+morts. Vous y trouvez un recueillement aussi complet que la mort et
+le spectacle des illusions les plus creuses; et même, si ce n'est
+point un morceau d'histoire, vous y attraperez toujours quelques
+bavardages contemporains. Il ne faisait pas aussi froid dans l'église
+qu'au dehors, mais il paraissait y faire plus froid. La blancheur
+de la nef donnait à l'œil l'illusion du pôle, et le clinquant d'un
+autel du continent avait l'air plus abandonné que de coutume dans la
+solitude et l'air glacial. Assis dans le sanctuaire, deux prêtres
+lisaient en attendant les pénitents; et plus loin, dans la nef, une
+très vieille femme faisait ses dévotions. C'était à se demander comment
+elle pouvait égrener son chapelet, alors que les jeunes gens pleins de
+santé soufflaient dans leurs doigts et se battaient les épaules pour
+se réchauffer. Mais si ceci m'affecta, la nature de ses exercices me
+découragea absolument. Elle allait de chaise en chaise et d'autel
+en autel, naviguant autour de l'église. A chaque autel elle dédiait
+un nombre égal de grains et un égal laps de temps. Comme un prudent
+capitaliste qui agit d'une façon quelque peu cynique dans les affaires
+commerciales, elle désirait placer ses supplications en valeurs
+célestes et variées. Elle ne voulait rien risquer sur le crédit d'un
+seul intercesseur. Dans toute la foule des saints et des anges, il n'en
+était pas un qui pût se supposer son champion de prédilection pour la
+défendre aux grandes assises. Je ne pouvais considérer cela que comme
+une grossière et transparente jonglerie, basée sur une incrédulité
+inconsciente.
+
+De vieille femme aussi morte je n'en ai jamais vu: rien que des os et
+du parchemin curieusement assemblés. Ses yeux qui interrogeaient les
+miens, étaient sans expression. Je ne sais si vous ne pourriez pas dire
+qu'elle était aveugle; cela dépend de ce que vous entendez par voir.
+Peut-être avait-elle connu l'amour? peut-être mis au monde et allaité
+des enfants? peut-être leur avait-t-elle donné de petits noms d'amitié?
+Mais à présent, tout cela était disparu et ne l'avait laissée ni plus
+heureuse ni plus sage, et le meilleur emploi qu'elle pouvait faire
+de ses matinées était de venir dans cette froide église et de gagner
+par ses jongleries une tranche de ciel. Ce ne fut pas sans sentir ma
+poitrine se dilater que je m'échappai dans les rues et dans l'air vif
+du matin. Le matin! Grand Dieu! comme elle en serait lasse avant le
+soir! et si elle ne dormait pas, qu'est-ce que ce serait alors? Il est
+heureux qu'il y en ait peu parmi nous qui soient appelés à justifier
+publiquement leur vie à la barre du tribunal de la soixante-dixième
+année; heureux, que tant de gens soient fauchés à propos dans ce
+qu'ils appellent la fleur de l'âge et s'en aillent expier leurs fautes
+secrètement en quelque autre lieu; sans quoi, entre l'enfance maladive
+et la vieillesse morose, un profond dégoût de la vie pourrait s'emparer
+de nous.
+
+J'eus besoin de toute mon hygiène cérébrale, pendant cette journée
+de canotage. Je ne pouvais digérer ma vieille dévote. Mais je fus
+bientôt au septième ciel de la stupidité, et je n'eus plus conscience
+de rien, si ce n'est que quelqu'un dans un canoë filait à force de
+pagaie, pendant que je comptais ses coups et oubliais les centaines.
+J'avais parfois peur de me rappeler les centaines, ce qui d'un plaisir
+aurait fait une fatigue; mais cette crainte était chimérique, car elles
+disparaissaient de mon esprit comme par enchantement, et je n'en savais
+pas plus que le roi de Prusse sur ce qui faisait mon occupation.
+
+A Creil, où nous nous arrêtâmes pour goûter, nous laissâmes nos canoës
+dans un autre lavoir flottant. Comme nous étions en plein midi, ce
+lavoir était encombré d'une foule de bruyantes laveuses aux mains
+rouges. Ces laveuses avec leurs grosses plaisanteries sont à peu près
+tout ce que je me rappelle de l'endroit. Je pourrais compulser mes
+livres d'histoire, si vous y teniez beaucoup, et vous citer une ou
+deux dates; car cette ville a joué un assez grand rôle dans les guerres
+avec les Anglais. Mais je préfère mentionner un pensionnat de jeunes
+filles qui nous intéressa, parce que c'était un pensionnat de jeunes
+filles et parce que nous nous imaginâmes que nous l'intéressions aussi.
+Du moins il y avait les jeunes filles dans le jardin, et nous sur la
+rivière; et il y eut plus d'un mouchoir qui s'agita à notre passage.
+Cela jeta tout un trouble dans mon cœur; et pourtant, comme nous nous
+serions fatigués et dédaignés, ces jeunes filles et moi, si nous avions
+été présentés les uns aux autres à une partie de croquet. Mais c'est
+une mode qui m'est chère, que d'agiter un mouchoir ou d'envoyer des
+baisers avec la main à des gens que je ne reverrai jamais, de jouer
+avec la possibilité et d'enfoncer une cheville où l'imagination puisse
+se suspendre. Cela donne une secousse au voyageur, lui rappelle qu'il
+n'est pas partout un voyageur et que son excursion n'est qu'une sieste
+au bord du chemin dans la marche réelle de la vie.
+
+L'église à Creil était un endroit indescriptible, éclaboussé à
+l'intérieur de la lumière crue tombant des fenêtres, et décoré de
+médaillons représentant le Chemin de la Croix. Mais il y avait comme
+ex-voto, un objet singulier, qui me plut énormément: une reproduction
+fidèle d'une péniche qui se balançait à la voûte, portant inscrite
+cette aspiration: Dieu conduise à bon port le Saint Nicolas de Creil!
+L'objet était nettement exécuté et aurait fait les délices d'une bande
+de gamins au bord de l'eau. Mais une chose qui me chatouillait, c'était
+la gravité du péril à conjurer. Qu'on suspende comme ex-voto le modèle
+d'un navire! très bien! Le vaisseau qui doit tracer un sillon autour
+du monde et visiter le tropique ou les glaces des pôles court des
+dangers qui valent bien un cierge et une messe. Mais le Saint Nicolas
+de Creil qui devait être halé pendant une dizaine d'années par de
+patients chevaux de trait, dans un canal rempli de mauvaises herbes,
+avec des peupliers bavardant au-dessus de lui et le batelier sifflant
+au gouvernail; qui devait faire tous ses voyages parmi la verdure du
+continent, sans jamais perdre de vue un beffroi de village pendant
+tout son temps de navigation; ma foi, j'aurais pensé que si une chose
+pouvait se faire sans l'intervention de la Providence, c'était bien
+celle-là. Mais peut-être le patron était-il un humoriste? Ou peut-être
+un prophète, nous rappelant le sérieux de la vie par ce signe absurde.
+
+A Creil, comme à Noyon, Saint Joseph semblait être un saint favori,
+à cause de sa ponctualité. On peut spécifier le jour et l'heure;
+et les personnes reconnaissantes ne manquent pas de le faire sur
+une plaque votive, lorsque les prières ont été ponctuellement et
+nettement exaucées. Toutes les fois que la question de temps entre
+en considération, Saint Joseph est l'intermédiaire tout désigné. Je
+pris une sorte de plaisir à observer la vogue qu'il avait en France,
+car ce juste joue un très petit rôle dans la religion de mon pays. Et
+cependant je ne puis m'empêcher de craindre que l'on ne s'attende,
+dans les endroits où l'on recommande tant le Saint pour son exactitude,
+à ce qu'il soit reconnaissant de sa plaque votive.
+
+Pour nous protestants, c'est de la folie et de toutes façons cela n'a
+pas grande importance. Que l'on conçoive sagement ou que l'on exprime
+comme il faut sa reconnaissance pour les faveurs que l'on reçoit,
+c'est une chose secondaire après tout, dès lors que l'on ressent de
+la reconnaissance. La véritable ignorance consiste à ne pas savoir
+qu'on a reçu un bienfait ou à s'imaginer qu'on l'a obtenu grâce à
+son propre mérite. L'homme fils de ses œuvres est après tout le plus
+plaisant sac à vent. Il y a une différence marquée entre décréter la
+lumière dans le chaos et allumer le gaz dans un salon de ville avec une
+boîte d'allumettes de la régie et nous avons beau faire, notre main
+a toujours quelque chose de tout fait, quand ce ne seraient que nos
+doigts.
+
+Mais quelque chose de pire que de la folie était placardé dans
+l'église de Creil. L'association du Saint Rosaire (dont je n'avais
+jamais entendu parler auparavant) est responsable de cela. Selon l'avis
+imprimé, cette association fut fondée par un bref du pape Grégoire XVI
+en date du 17 Janvier 1832. D'après un bas-relief peint, il semble
+qu'elle ait été fondée à une époque indéterminée par la Vierge, qui
+donne un rosaire à Saint Dominique, et par l'enfant Jésus, qui en donne
+un autre à Sainte Catherine de Sienne. Le pape Grégoire n'est pas aussi
+imposant, mais il est plus à notre portée. Je ne pus savoir exactement
+si l'association ne s'occupait que de dévotion, ou si elle avait
+aussi en vue les bonnes œuvres. En tout cas, elle est magistralement
+organisée. Quatorze matrones ou jeunes filles sont inscrites comme
+associées pour chaque semaine du mois. En tête de la liste se trouve
+un autre nom, celui de la Zélatrice, généralement une femme mariée, le
+chorège de la bande. L'accomplissement des devoirs de l'Association
+procure des indulgences plénières ou partielles. «Les indulgences
+partielles sont attachées à la récitation du rosaire.» La récitation de
+la dizaine exigée confère promptement une indulgence partielle. Quand
+l'homme sert le royaume des cieux un livre de comptes à la main, je ne
+puis m'empêcher de craindre qu'il ne porte le même esprit mercantile
+dans ses relations avec ses semblables ce qui ferait de la vie une
+triste et sordide affaire.
+
+Il y a pourtant un autre article d'importation plus heureuse. «Toutes
+ces indulgences, semblait-il, sont applicables aux âmes du Purgatoire.»
+Pour l'amour de Dieu, ô dames de Creil, appliquez-les toutes sans délai
+aux âmes du purgatoire. Burns ne voulut recevoir aucune rémunération
+pour ses derniers chants, préférant servir son pays par pur amour. A
+supposer que vous imitiez l'employé de la régie[6], mesdames, et quand
+bien même les âmes du Purgatoire n'éprouveraient pas grand soulagement,
+quelques âmes de Creil-sur-Oise ne s'en trouveraient pas plus mal en
+ce monde ni dans l'autre.
+
+ [6] Burns a été employé de l'accise ou régie en Ecosse.
+
+Je ne puis m'empêcher de me demander, tout en transcrivant ces notes,
+si un homme né et élevé dans le protestantisme est bien en état
+de comprendre ces symboles et de leur rendre justice comme ils le
+méritent; et je ne puis faire autrement que de répondre que non. Ils
+ne peuvent avoir pour les fidèles cet air mesquin et laid que je leur
+trouve. Cela est à mes yeux aussi clair qu'un théorème de géométrie;
+car ces croyants n'ont ni faiblesse ni perversité d'esprit. Ils peuvent
+apposer leurs plaques, recommandant la promptitude de Saint Joseph,
+comme s'il était encore charpentier dans un village. Ils peuvent
+réciter la dizaine exigée et empocher métaphoriquement les indulgences,
+comme s'ils avaient accompli une tâche pour le ciel; et ils peuvent
+ensuite sortir et regarder sans honte à leurs pieds cette merveilleuse
+rivière qui coule près d'eux, et lever les yeux sans confusion vers
+les étoiles qui, semblables à des pointes d'aiguille, sont en réalité
+de grands mondes pleins de rivières qui coulent, plus grandes que
+l'Oise. Il me paraît aussi clair, dis-je, qu'un théorème de géométrie
+qu'avec mes idées de protestant j'ai manqué le but, et qu'avec ces abus
+marche de front quelque esprit plus élevé et plus religieux que je ne
+l'imagine.
+
+Je me demande si d'autres me feraient les mêmes concessions. Comme les
+dames de Creil, après avoir récité mon rosaire de tolérance, j'attends
+mon indulgence sur le champ.
+
+
+
+
+PRÉCY ET LES MARIONNETTES
+
+
+Nous arrivâmes à Précy vers le coucher du soleil. La plaine est semée
+de nombreux bouquets de peupliers. En une large, lumineuse courbe,
+l'Oise s'étendait sous le flanc de la colline. Un léger brouillard
+commençait à s'élever et à confondre les différentes distances. On
+n'entendait pas un son, sauf celui des clochettes à moutons, dans
+quelques prairies sur les bords de la rivière, et le grincement d'un
+chariot, au bas de la longue route, qui descend la colline. Les villas
+dans leurs jardins, les boutiques le long de la rue, tout semblait
+avoir été abandonné la veille, et je me sentais porté à marcher
+discrètement, comme on s'y sent porté dans une forêt silencieuse. Tout
+à coup, nous tournâmes un coin de rue et nous aperçûmes devant nous,
+dans une petite prairie autour de l'Eglise, un essaim de jeunes filles
+vêtues à la mode de Paris, jouant au croquet. Leurs éclats de rire et
+le son sourd de la balle contre le maillet faisaient un joyeux tapage
+dans le village, et l'aspect des sveltes formes de ces jeunes filles,
+toutes corsetées et enrubannées, produisit dans nos cœurs un trouble
+proportionné aux charmes du tableau. Nous sentions l'approche de Paris,
+semblait-il. Et voici que nous trouvions en ce lieu des femmes de notre
+rang jouant au croquet, comme si Précy avait été un endroit du monde
+réel, au lieu d'être une étape dans l'empire féerique des voyages.
+Car, pour être franc, on peut à peine considérer la paysanne comme une
+femme et cette troupe de coquettes sous les armes, succédant à toutes
+ces créatures en jupons que nous avions vues sur notre route bêcher,
+houer et faire à dîner, faisait un trait caractéristique tout à fait
+surprenant dans le paysage et nous convainquit immédiatement que nous
+étions des hommes sujets à des défaillances.
+
+L'auberge à Précy est la pire qui soit en France. Nulle part, pas
+même en Ecosse, je n'ai trouvé si mauvaise nourriture. Cette auberge
+était tenue par deux jeunes gens, le frère et la sœur, qui n'avaient
+pas encore vingt ans. La sœur nous prépara un repas, si l'on peut
+s'exprimer ainsi; et le frère, qui avait passé la journée à boire,
+rentra ramenant avec lui un boucher en ribote pour converser avec nous
+pendant notre repas. Nous trouvâmes des morceaux de porc tièdes dans la
+salade et des morceaux d'une substance molle inconnue dans le ragoût.
+Le boucher nous amusa en nous dépeignant la vie parisienne, qu'il se
+piquait de connaître parfaitement, pendant que le frère, assis sur
+le bord du billard, penchait en avant d'une façon inquiétante, tout
+en suçant un bout de cigare. Au milieu de ces distractions, éclata
+soudain le bruit d'un tambour, qui passait près de la maison et une
+voix enrouée se mit à débiter une proclamation. C'était un montreur de
+marionnettes annonçant une représentation pour la soirée.
+
+Il avait installé sa baraque et allumé ses chandelles sur une autre
+partie du gazon où les jeunes filles jouaient au croquet, sous l'une de
+ces halles, si communes en France, qui servent à abriter les marchés;
+et, lorsque nous arrivâmes à cet endroit, le bateleur et sa femme
+essayaient de maintenir l'ordre parmi les spectateurs.
+
+Ce fut la plus absurde des disputes. Les saltimbanques avaient disposé
+un certain nombre de bancs, et tous ceux qui s'y asseyaient devaient
+payer deux sous pour la place. Ces bancs étaient toujours garnis de
+monde--une salle comble--tant qu'il ne se passait rien; mais que la
+directrice parût avec l'air de vouloir faire une quête et, aux premiers
+sons du tambour, les auditeurs évacuaient prestement les sièges et
+se tenaient debout tout autour, à l'extérieur, les mains dans les
+poches. Cela aurait à coup sûr poussé à bout la patience d'un ange.
+Le directeur rugissait de l'avant-scène: il avait parcouru toute la
+France, et nulle part, nulle part, pas même sur les frontières de
+l'Allemagne, il n'avait rencontré une manière d'agir aussi indigne.
+Tas de coquins, tas de fripons, tas de voleurs, leur criait-il. Et de
+temps en temps, son épouse sortait pour faire un autre tour et d'une
+voix perçante, ajoutait sa quote-part à la tirade. Je remarquai, ici
+comme ailleurs, jusqu'à quel point les femmes ont l'esprit plus riche
+en matière d'insultes. Les assistants riaient et poussaient des cris
+bruyants aux boutades mordantes de la femme. Elle savait trouver les
+endroits sensibles. Elle tenait l'honneur du village à sa merci. Des
+voix lui répondaient avec colère dans la foule et recevaient une
+riposte caustique pour leur peine. Près de moi, deux vieilles dames,
+qui avait dûment payé leurs places, toutes rouges d'indignation,
+s'entretenaient, assez haut pour être entendues, de l'impudence de
+ces saltimbanques; mais la directrice n'avait pas sitôt surpris
+quelques-unes de ces paroles, que sur le champ elle les prenait à
+partie: Si ces dames pouvaient persuader à leurs voisins d'agir comme
+des honnêtes gens, les saltimbanques seraient assez polis. Ces dames
+avaient probablement eu leur assiette de soupe et peut-être un verre de
+vin, ce soir-là; les saltimbanques eux aussi aimaient bien la soupe et
+il ne leur plaisait pas de se voir frustrer de leurs maigres recettes,
+à leur nez et à leur barbe. A un certain moment, les choses en vinrent
+à tel point que quelques jeunes gens et le bateleur engagèrent un court
+pugilat, au cours duquel ce dernier roula à terre, aussi facilement
+qu'une de ses marionnettes, aux éclats de rire moqueurs des spectateurs.
+
+Cette scène m'étonna beaucoup, car je suis assez au courant des mœurs
+des comédiens ambulants français, qui sont tous plus ou moins artistes
+et je les ai toujours trouvés singulièrement aimables. Tout comédien
+ambulant doit être cher à toute âme droite, ne serait-ce qu'en tant
+que protestation vivante contre les bureaux et l'esprit mercantile, et
+parce qu'il nous remet en mémoire, que la vie n'est pas nécessairement
+ce que nous la faisons en général. Même une société de musiciens
+allemands, lorsqu'on la voit quitter la ville, pour faire une tournée
+dans les villages de la campagne, parmi les arbres et les prairies, a
+quelque chose de romanesque, qui séduit l'imagination. Il n'est pas une
+personne de moins de trente ans si insensible que son cœur n'éprouve
+quelque émotion à la vue d'un campement de bohémiens. Nous ne sommes
+pas tous des filateurs, ou, du moins, ceux qui le sont, ne le sont pas
+toujours. Il est encore des hommes qui veulent vivre et la jeunesse
+saura trouver parfois un mot courageux pour blâmer la richesse et
+renoncer à une position, pour courir les routes sac au dos.
+
+Un Anglais a toujours des facilités spéciales pour se mettre en
+relations avec les gymnastes français; car l'Angleterre est la patrie
+naturelle des gymnastes. Celui-ci ou celui-là, dans son maillot
+pailleté, sans aucun doute sait un ou deux mots d'Anglais, a bu
+quelques verres d'«aff-n-aff»[7], ou peut-être a travaillé dans
+un _music hall_ anglais. C'est un de mes compatriotes de par sa
+profession. Cela entraîne pour lui, comme pour les canotiers belges,
+l'idée que je suis, moi aussi, un athlète.
+
+ [7] Mélange de bière anglaise; moitié stout, moitié pale-ale.
+
+Mais le gymnaste n'est pas mon favori. Sa nature n'a rien ou n'a que
+fort peu de chose de l'artiste: son âme est petite et terre à terre, la
+plupart du temps, puisque sa profession ne lui fait jamais appel et ne
+l'accoutume pas aux idées élevées. Mais, si un homme a en lui assez des
+qualités d'un acteur pour ânonner un rôle dans une farce, cela lui rend
+familier tout un nouvel ordre de pensées. Il faut qu'il songe à autre
+chose qu'à la caisse. Il a un orgueil à lui et ce qui est beaucoup plus
+important, il a un but devant lui, qu'il ne pourra jamais atteindre
+tout à fait. Il est parti pour un pèlerinage, qui durera toute sa vie
+parce qu'il n'y a pas de fin à ce pèlerinage tant que la perfection
+n'est pas atteinte. Il se perfectionnera un peu tous les jours, ou
+même, s'il a renoncé à le faire, il se souviendra toujours qu'il fut
+un temps où il avait conçu ce haut idéal, qu'il fut un temps où il
+s'était épris d'amour pour une étoile. «Il vaut mieux avoir aimé et
+perdu.» Quand bien même la lune n'aurait rien à dire à Endymion, quand
+bien même ce dernier s'établirait avec Audrey et ferait paître les
+porcs, ne pensez-vous pas qu'il aurait plus de grâce dans sa démarche
+et qu'il chérirait de plus hautes pensées jusqu'à la fin? Les lourdauds
+qu'il rencontre à l'église n'ont jamais rien imaginé au delà du bandeau
+d'Audrey; mais, il y a au cœur d'Endymion une réminiscence qui, comme
+une épice, lui conserve l'âme fraîche et haute.
+
+D'être seulement un de ces individus, dont la profession confine à
+l'art, cela imprime à la physionomie un cachet de beauté indélébile.
+Je me rappelle avoir dîné une fois avec une société, dans une auberge,
+à Château-Landon. La plupart des convives étaient évidemment des
+commis-voyageurs; d'autres, des paysans riches; mais, il y avait
+un jeune homme en blouse, dont la physionomie tranchait d'une façon
+surprenante avec celle des autres. Elle paraissait plus affinée, elle
+laissait percer un peu plus d'intelligence; elle avait un air vivant et
+expressif et l'on pouvait voir que les yeux du jeune homme percevaient
+les choses. Mon compagnon et moi nous étions fort curieux de savoir
+qui il était et ce qu'il pouvait être. C'était l'époque de la foire de
+Château-Landon et, quand nous allâmes voir les baraques, nous eûmes la
+réponse à notre question; car, notre ami se trouvait là, fort occupé à
+jouer du violon, pour faire danser les paysans. C'était un violoniste
+ambulant.
+
+Une troupe de comédiens ambulants vint un jour à l'auberge, où j'étais
+descendu, dans le département de Seine-et-Marne. Elle comprenait le
+père, la mère, leurs deux filles, gaillardes au teint hâlé, à l'air
+décidé, qui chantaient et jouaient sans la moindre notion de leur
+art: puis, un jeune homme brun, l'air d'un maître d'école, peintre
+en bâtiments récalcitrant, qui chantait et jouait assez bien. La mère
+était le génie de la bande, autant qu'on peut parler de génie, quand
+il s'agit d'un tas de «m'as-tu vu» incompétents et le mari ne savait
+comment exprimer l'admiration qu'il éprouvait pour le paysan comique de
+sa femme. «Vous devriez voir ma vieille femme,» disait-il en inclinant
+sa face de buveur de bière. Un soir, ils donnèrent une représentation
+dans la cour de l'auberge à la lueur vacillante des lampes: misérable
+spectacle, que regardait froidement un auditoire de village. Le
+lendemain soir, sitôt les lampes allumées, il survint une pluie
+torrentielle et ils durent sauver tout leur bataclan, au plus vite, et
+se réfugier dans la grange, où ils se mirent à l'abri, glacés, trempés
+et sans souper. Dans la matinée, un de mes bons amis, qui partage ma
+vive affection pour les comédiens ambulants, fit une petite quête et
+me chargea de leur en remettre le produit, pour les consoler de leur
+déception. Je donnai la somme au père; il me remercia cordialement,
+et nous prîmes une tasse de café ensemble dans la salle, en causant de
+routes, d'auditoires et de temps durs.
+
+Comme je m'en allais, voilà mon vieux comédien qui se lève et chapeau
+bas: «Je crains bien, dit-il, que Monsieur ne me regarde tout à fait
+comme un mendiant; mais j'ai une autre demande à lui faire.» Je me mis
+à le haïr sur le champ. «Nous jouons encore ce soir,» poursuivit-il.
+«Bien entendu je refuserai d'accepter d'autre argent de Monsieur et de
+ses amis, qui ont déjà été si généreux. Mais notre programme de ce soir
+est quelque chose de vraiment remarquable et je compte que Monsieur
+voudra bien nous honorer de sa présence.» Et alors, avec un haussement
+d'épaules et un sourire: «Monsieur comprend,--la vanité d'un artiste!
+Dieu me pardonne!» La vanité d'un artiste! Voilà le genre de choses
+qui me réconcilie avec la vie: un vieux coquin déguenillé, ivrogne,
+incompétent, avec des manières de gentlemen et une vanité d'artiste,
+garder le respect de lui-même!
+
+Mais, l'homme selon mon cœur, c'est M. de Vauversin. Voilà près de deux
+ans que je l'ai vu pour la première fois et j'espère bien avoir souvent
+l'occasion de le revoir. Voici son premier programme, tel que je l'ai
+trouvé sur la table du déjeuner; je l'ai conservé depuis, comme une
+relique des jours glorieux:
+
+ «Mesdames et Messieurs»,
+
+ Mademoiselle Ferrario et M. de Vauversin auront l'honneur de chanter
+ ce soir les morceaux suivants.
+
+ «Mademoiselle Ferrario chantera: _Mignon--Oiseaux légers--France--Des
+ Français dorment là--Le château bleu--Où voulez-vous aller?_»
+
+ «Monsieur de Vauversin: _Mme Fontaine et M. Robinet--Les plongeurs
+ à cheval--Le mari mécontent--Tais-toi, gamin--Mon voisin
+ l'original--Heureux comme ça--Comme on est trompé._»
+
+On éleva une estrade à une extrémité de la salle à manger. Et quel
+spectacle c'était de voir M. de Vauversin, la cigarette à la bouche,
+pinçant de la guitare et suivant les yeux de Mademoiselle Ferrario
+avec le regard obéissant et bon d'un chien! La séance se termina par
+une tombola, ou vente aux enchères de billets de loterie: admirable
+amusement avec toute l'excitation que produit la passion du jeu, et
+sans aucun espoir de gain, qui vous fasse honte de votre ardeur; car
+là, tout est perte; vous vous dépêchez de vider votre poche; c'est une
+lutte à qui perdra le plus d'argent, au bénéfice de M. de Vauversin et
+de Mademoiselle Ferrario.
+
+Monsieur de Vauversin est un petit homme, avec une forêt de cheveux
+noirs, un air alerte et engageant, et un sourire, qui serait délicieux
+s'il avait de meilleures dents. Il était autrefois acteur au Châtelet;
+mais, il contracta à la grande chaleur et à la lumière éblouissante de
+la rampe une affection nerveuse, qui le mit hors d'état de paraître
+sur la scène. Dans cette crise, Mademoiselle Ferrario, ou si vous
+voulez, Mademoiselle Rita de l'Alcazar, consentit à partager sa fortune
+vagabonde: «Je ne saurais oublier la générosité de cette dame,»
+disait-il. Il porte des pantalons si étroits que ça été longtemps un
+problème, pour tous ceux qui l'ont connu, de savoir comment il s'y
+prend pour entrer dedans et pour en sortir. Il a quelque talent à
+l'aquarelle; il écrit des vers; c'est le plus patient des pêcheurs;
+et il a passé de longues journées, au fond du jardin de l'auberge, à
+taquiner le goujon dans la limpide rivière.
+
+Il faut l'entendre raconter ses aventures, tout en buvant une bouteille
+de vin. Sa causerie a un tour si agréable et le sourire lui vient si
+naturellement aux lèvres, quand il s'agit de ses propres malheurs,
+avec parfois, une gravité soudaine, tel un homme, qui entendrait mugir
+les vagues, pendant qu'il dirait les périls de l'abîme. Car, sans
+aller plus loin qu'hier soir, je crois, la recette ne s'éleva qu'à un
+franc cinquante pour couvrir les frais, qui comprenaient trois francs
+de chemin de fer et deux de nourriture et de logement. Le maire, un
+millionnaire, était assis au premier rang en face, applaudissant à tout
+instant Mlle Ferrario et cependant, de toute la soirée, il ne donna pas
+plus de trois sous. Les autorités locales voient de si mauvais œil
+l'artiste ambulant. Hélas! je ne le sais que trop bien, moi qui ai été
+pris pour l'un d'entre eux, et impitoyablement incarcéré, par suite de
+cette méprise. Une fois M. de Vauversin alla trouver un commissaire de
+police, pour demander la permission de chanter. Le Commissaire, qui
+fumait à son aise, tira poliment son chapeau à l'arrivée du chanteur.
+«Monsieur le Commissaire,» commença-t-il, «je suis artiste.» Et le
+Commissaire de se recoiffer aussitôt. Aucune courtoisie pour les
+compagnons d'Apollon! «Voilà jusqu'à quel degré d'avilissement ils sont
+tombés,» dit M. de Vauversin, en décrivant une courbe avec sa cigarette.
+
+Mais ce qui me charma le plus, ce fut la sortie qu'il fit, une fois que
+nous avions passé toute la soirée à causer des embarras, des outrages
+et des moments de gêne de sa vie errante. Quel qu'un disait qu'il
+vaudrait mieux avoir un million d'argent comptant, et Mlle Ferrario
+admettait qu'elle préférerait infiniment cela. «Eh bien, moi non»,
+s'écria M. de Vauversin, en frappant la table de sa main. «Si quelqu'un
+a manqué sa vie dans le monde, n'est-ce pas moi? J'avais un art, dans
+lequel j'ai fait des choses bien, aussi bien que quelques-uns, mieux,
+peut-être, que d'autres; et maintenant cet art m'est interdit. Il
+faut que j'aille dans la campagne recueillir des gros sous et chanter
+des inepties. Pensez-vous que je regrette ma vie? Pensez-vous que je
+préfèrerais être un bourgeois gros et gras comme un veau? Non, certes.
+J'ai eu des moments, où j'ai été applaudi sur les planches. De cela,
+je ne fais aucun cas. Mais, j'ai parfois eu la sensation intime, en
+mon for intérieur, alors que je n'obtenais pas un seul applaudissement
+de la salle entière, que j'avais trouvé une intonation juste ou un
+geste exact et frappant; et alors, messieurs, j'ai su ce que c'était
+que d'être artiste. Et savoir ce que c'est que l'art, c'est avoir pour
+toujours un intérêt, tel qu'aucun bourgeois n'en peut trouver dans ses
+mesquines affaires. Tenez, messieurs, je vais vous le dire--c'est
+comme une religion.»
+
+Telle fut, en tenant compte des manques de mémoire et des inexactitudes
+de traduction, la profession de foi de M. de Vauversin. Je lui ai donné
+son propre nom, de peur que quelque comédien ambulant ne vînt se mettre
+entre lui avec sa guitare et sa cigarette et Mlle Ferrario. Car tout
+le monde ne devrait-il pas faire ses délices d'honorer ce disciple
+malheureux et loyal des Muses? Puisse Apollon lui inspirer des rimes
+qu'on n'a jamais rêvées! Puisse la rivière être moins avare et faire
+mordre les poissons argentés à son appât! Puisse le froid ne pas le
+faire pâtir, au cours des longues tournées d'hiver! Puisse le petit
+greffier de village ne point le blesser par ses façons offensantes!
+Puisse-t-il enfin avoir toujours à ses côtés Mlle Ferrario, pour la
+suivre de ses yeux soumis et l'accompagner sur la guitare!
+
+Les marionnettes faisaient un amusement bien lugubre. Elles jouaient
+une pièce appelée Pyrame et Thisbé en cinq mortels actes, écrits
+en alexandrins tout aussi longs que les acteurs. Une marionnette
+était le roi, une autre le mauvais conseiller, une troisième, à
+laquelle on prêtait une beauté exceptionnelle, représentait Thisbé;
+puis il y avait des gardes et des pères inexorables et des messieurs
+qui se promenaient. Il ne se passa rien de particulier pendant les
+deux ou trois actes auxquels j'assistai; mais vous serez enchantés
+d'apprendre que les trois unités étaient dûment observées et que
+toute la pièce, sauf une seule exception, se développait conformément
+aux règles classiques. Cette exception, c'était le paysan comique,
+maigre marionnette en sabots, qui parlait en prose et dans un gros
+patois, qu'appréciait beaucoup l'auditoire. Il prenait des libertés
+inconstitutionnelles avec la personne de son souverain, donnait avec
+ses sabots des coups de pied dans la figure aux autres marionnettes, et
+toutes les fois que les soupirants qui parlaient en vers avaient le dos
+tourné, il faisait la cour à Thisbé pour son propre compte en prose
+comique.
+
+Les évolutions de cet individu et le petit prologue, dans lequel
+le montreur faisait un éloge humoristique de ses artistes, louant
+leur indifférence aux applaudissements et aux sifflets et leur pur
+dévouement à leur art étaient les seules circonstances de toute la
+pièce, capables de faire naître un sourire. Mais les villageois de
+Précy semblaient ravis. En vérité, tant qu'une chose est un spectacle
+et que vous payez pour la voir, il est presque certain qu'elle amusera.
+Si on nous faisait payer tant par personne pour les couchers de soleil,
+ou si Dieu faisait battre le tambour à la ronde avant la fleuraison
+des aubépines, quel train ne ferions-nous pas à propos de leur beauté?
+Mais de telles choses, de même que les bons compagnons, les sottes gens
+cessent bientôt de les observer. Et le commis voyageur distrait passe,
+secoué dans son cabriolet à ressorts, et ne remarque positivement pas
+les fleurs le long du chemin, ni le paysage du ciel par dessus sa tête.
+
+
+
+
+DE RETOUR AU MONDE
+
+
+Des deux jours de navigation qui suivirent il reste peu de chose dans
+mes souvenirs et rien du tout dans mon carnet de notes. La rivière
+continuait à couler régulièrement à travers les charmants paysages
+de rivière. Des laveuses en robe bleue, des pêcheurs en blouse bleue
+diversifiaient les rives vertes et le rapport des deux couleurs était
+analogue à celui de la fleur et de la feuille dans le myosotis. Une
+symphonie en myosotis: c'est ainsi, je pense, que Théophile Gautier
+aurait pu caractériser le panorama de ces deux jours. Le ciel était
+bleu et sans nuages; et la surface glissante de la rivière présentait,
+aux endroits unis, un miroir au ciel et aux rives. Les blanchisseuses
+nous saluaient par des rires, et le bruit des arbres et de l'eau
+faisait un accompagnement à nos pensées assoupies, dans notre rapide
+marche au fil de l'eau.
+
+Le volume considérable de la rivière, le but vers lequel elle tendait
+infatigablement tenaient l'esprit enchaîné. Elle semblait à présent
+si sûre de sa fin, si forte et si aisée dans son allure, tel un homme
+fait bien résolu. Les flots l'appelaient de leurs mugissements sur les
+sables du Hâvre.
+
+Pour ma part, glissant le long de cette voie mouvante dans mon violon
+de canoë, je commençais aussi à soupirer après mon océan. Tôt ou
+tard, un désir de la vie civilisée s'empare nécessairement de l'homme
+civilisé. J'étais las de manier la pagaie; j'étais las de vivre à la
+lisière de la vie; je désirais me retrouver au beau milieu; je désirais
+me remettre au travail; je désirais me retrouver avec des gens qui
+comprissent ma langue et qui pussent voir en moi un de leurs égaux, un
+homme et non plus une curiosité.
+
+Aussi, à Pontoise, une lettre nous décida; et pour la dernière fois,
+nous tirâmes nos embarcations de cette rivière de l'Oise, qui les avait
+fidèlement portées, pendant de si longs jours, par la pluie comme par
+le soleil. Cette bête de somme rapide et sans pieds avait charrié nos
+fortunes pendant tant de milles que nous lui tournions le dos, émus de
+nous en séparer.
+
+Longtemps, nous nous étions détournés du monde; mais à présent, nous
+étions de retour aux lieux familiers, où la vie elle-même est le
+courant qui nous emporte à la rencontre des aventures, sans qu'il soit
+besoin d'un coup de pagaie.
+
+Maintenant, nous allions, comme tous les voyageurs, retourner voir
+quels changements la fortune avait apportés dans notre entourage,
+quelles surprises nous attendaient chez nous et quel chemin le monde
+avait parcouru en notre absence. Vous pourrez pagayer tout le long du
+jour, mais c'est quand vous rentrerez à la nuit tombante, et quand vous
+parcourrez du regard la chambre familiale, que vous trouverez l'Amour
+ou la Mort, vous attendant près du foyer; et les plus belles aventures
+ne sont pas celles que nous allons chercher.
+
+
+
+
+PRIS POUR ESPION
+
+
+Le pays où ils voyageaient, cette verte et fraîche vallée du Loing,
+est plein d'attrait pour ceux qui aiment la gaieté et se plaisent à
+la solitude. Le temps était superbe; toute la nuit il avait tonné
+et éclairé, et la pluie était tombée à torrents; mais pendant la
+journée, le ciel fut sans nuages, le soleil brûlant, l'air vif et
+pur. Ils allaient séparés: la Cigarette traînant derrière assez
+philosophiquement, le maigre Aréthuse marchant devant de son pas
+rapide. De cette façon chacun jouissait de ses propres réflexions le
+long du chemin; chacun avait sans doute le temps d'en être fatigué,
+avant de rencontrer son camarade à l'auberge désignée; et les plaisirs
+de la société et de la solitude se combinaient pour remplir la journée.
+L'Aréthuse portait dans son havresac les œuvres de Charles d'Orléans
+et employait quelques-unes des heures du voyage à l'élaboration de
+rondeaux anglais. Il a dû ainsi précéder dans cette voie Mr. Lang, Mr.
+Dobson, Mr. Henley, et tous les faiseurs de rondeaux contemporains;
+mais pour de bonnes raisons, il sera le dernier à publier ce qu'il a
+écrit. La Cigarette marchait chargé d'un volume de Michelet et ces deux
+livres, on le verra, jouèrent un rôle dans l'aventure suivante.
+
+L'Aréthuse était vêtu d'une façon peu sage. Il n'apporte aucune
+recherche à sa toilette; mais en tous cas, il ne fut jamais si mal
+inspiré que dans cette excursion. Il était en effet parti, sans avoir
+eu le temps de se retourner, de Barbizon, l'endroit le moins à la
+mode d'Europe. Sur la tête il portait une calotte de fumeur, faite
+aux Indes, et dont le galon d'or était piteusement éraillé et terni.
+Une chemise de flanelle d'une agréable teinte sombre, que les esprits
+satiriques qualifiaient de noire; un veston de cheviotte claire, fait
+par un bon tailleur anglais, un pantalon de toile de confection à
+bon marché et des guêtres de cuir complétaient son accoutrement. Sa
+personne est exceptionnellement maigre et son visage n'est pas, comme
+celui de mortels plus heureux, un certificat. Pendant des années il n'a
+pu passer une frontière, ni entrer dans une banque, sans être l'objet
+de soupçons. Partout sauf dans sa ville natale, la police le regardait
+de travers, et (bien que je sois sûr que ceci ne sera pas cru) on vient
+de lui refuser l'accès du Casino de Monte-Carlo. Si vous voulez bien
+vous le figurer vêtu comme on vient de le dépeindre, courbé sous son
+havresac, marchant à près de huit kilomètres à l'heure, avec les plis
+du pantalon de confection flottant autour de ses jambes héronnières,
+et si vous y ajoutez les regards qu'il ne cessait de jeter vivement
+autour de lui, comme s'il avait peur d'être poursuivi, le personnage
+ainsi réalisé est loin d'être rassurant. Lorsque Villon cheminait,
+(suivant peut-être la même riante vallée), pour se rendre en exil dans
+le Roussillon, je me demande s'il n'avait pas quelque ressemblance
+avec lui. Il avait sans aucun doute quelques préoccupations du même
+genre, car il a dû, lui aussi, chemin faisant, tourner des vers dans
+son cerveau, mais avec plus de bonheur que son successeur. Et s'il a
+eu quelque chose comme le même temps inspirateur, les mêmes nuits de
+vacarme, des hommes en armure dégringolant avec fracas l'escalier du
+ciel, la pluie sifflant sur les rues du village, l'œil farouche du
+taureau de la tempête lançant ses éclairs toute la nuit dans la chambre
+nue de l'auberge, le même doux retour de la lumière, le même insondable
+bleu du midi, les mêmes soirs alcyoniens[8] et fortement colorés et
+surtout, s'il a eu quelque chose comme un aussi bon camarade, quelque
+chose comme un goût aussi vif pour ce qu'il voyait et ce qu'il
+mangeait, et pour les cours d'eau où il se baignait et le fatras qu'il
+écrivait, j'échangerais volontiers de grands domaines aujourd'hui avec
+le pauvre exilé, et je croirais encore gagner au change.
+
+ [8] Alcyoniens: apaisés, calmes. Mythologie. Jours alcyoniens.
+ Chez les Grecs, les sept jours qui précédaient et les sept jours
+ qui suivaient le solstice d'hiver, pendant lesquels l'alcyon était
+ supposé faire son nid et couver ses œufs sur la mer, qui alors était
+ calme. L'alcyon était le symbole de la paix et de la tranquillité.
+
+Mais il y avait entre les deux voyages un autre point de similitude qui
+devait coûter cher à l'Aréthuse: ils se firent tous deux en des jours
+de sécurité incomplète. C'était peu après la guerre franco-allemande.
+Si rapide que soit l'oubli chez l'homme, ce coin de pays fourmillait
+encore d'histoires de uhlans et de sentinelles avancées, et de gens qui
+avaient été à deux doigts de la corde d'ignominie, et de charmantes
+amitiés momentanées entre l'envahisseur et l'envahi. Un an, deux ans
+après au plus, vous auriez pu parcourir ce pays en tous sens sans
+entendre une seule anecdote; et un an ou deux plus tard, vous auriez
+(à supposer que vous fussiez un jeune homme de mauvaise mine, affublé
+d'une façon indéfinissable) circulé dans la région en toute sûreté.
+Car, de même que d'autres choses intéressantes, le spectre de l'espion
+prussien aurait quelque peu pâli dans l'imagination des gens.
+
+Malgré tout cela, notre voyageur avait dépassé Château-Renard, avant
+d'avoir conscience de l'attention qu'il soulevait. Sur la route,
+entre cet endroit et Châtillon-sur-Loing, cependant, il rencontra un
+facteur rural. Ils lièrent conversation et causèrent de choses et
+d'autres. Mais tous les sujets qu'ils abordèrent laissaient le facteur
+visiblement préoccupé, et ses yeux restaient invariablement braqués sur
+le havresac de l'Aréthuse. Enfin, d'un air de mystère et de malice, il
+s'enquit de ce que contenait le sac, et sur la réponse de l'Aréthuse,
+il hocha la tête avec une bienveillante incrédulité: «Non, dit-il,
+non, vous avez des portraits.» Puis d'une voix insinuante, «Voyons,
+montrez-moi les portraits!» Il se passa quelques instants avant que
+l'Aréthuse, partant d'un éclat de rire, devinât ce que voulait le
+facteur. Par portraits il entendait des photographies obscènes; et
+dans l'Aréthuse, auteur austère et encore à ses débuts, il avait
+cru reconnaître un colporteur de choses pornographiques. Quand les
+paysans en France se sont mis dans la tête qu'une personne exerce telle
+profession, toute argumentation est inutile. Pendant tout le reste de
+la route le facteur déploya toutes les ressources de son éloquence,
+pour que le voyageur le laissât jeter un coup d'œil sur la collection.
+Il employait tantôt les reproches tantôt les raisonnements: «Voyons,
+je ne le dirai à personne.» Puis il essaya de la corruption et insista
+pour me payer un verre de vin; et enfin, lorsque leurs routes se
+séparèrent: «Non, dit-il, ce n'est pas bien de votre part. Oh! non, ce
+n'est pas bien!» Et hochant la tête de l'air sentimental d'un homme
+qu'on a lésé, il partit pas trop satisfait.
+
+Sur certaines petites difficultés que rencontra l'Aréthuse à
+Châtillon-sur-Loing, je n'ai pas le loisir de m'étendre; un autre
+Châtillon, de plus triste mémoire, sollicite trop mon attention. Mais
+le lendemain, dans un certain hameau appelé la Jussière, il s'arrêta
+pour boire un verre de sirop dans un cabaret très pauvre et très nu.
+La cabaretière, une femme avenante qui donnait le sein à un enfant,
+examina le voyageur d'un air bienveillant et pitoyable. «Vous n'êtes
+pas de ce département?» demanda-t-elle. L'Aréthuse lui dit qu'il était
+Anglais. «Ah! fit-elle surprise. Nous n'avons pas d'Anglais; nous
+avons beaucoup d'Italiens pourtant, et ils font très bien; ils ne se
+plaignent pas des gens du pays. Il se peut qu'un Anglais y fasse très
+bien aussi; ce sera quelque chose de nouveau.» Et ici une remarque,
+obscure pour l'Aréthuse, et qu'il chercha à éclaircir tout en buvant sa
+grenadine. Mais quand il se leva et demanda ce qu'il devait, la lumière
+se fit en lui, soudaine comme l'éclair. «Oh! pour vous, répondit la
+cabaretière, un sou!» Pour vous! Par le ciel! elle le prenait pour un
+mendiant. Il donna son sou, sentant qu'il aurait eu mauvaise grâce à la
+tirer de son erreur. Mais quand il se retrouva dehors, sur la route,
+il se sentit intérieurement vexé. La conscience n'est pas un habile
+monsieur, c'est un être brut et rabbinique[9]; et sa conscience lui
+disait qu'il avait volé le sirop.
+
+ [9] Rabbinique: veut dire primitif, intransigeant, dont les
+ principes sont restés intacts, n'ont subi aucune altération, aucun
+ adoucissement par le fait de raisonnements subtils.
+
+Cette nuit-là nos voyageurs couchèrent à Gien. Le lendemain ils
+passèrent le fleuve et s'avancèrent (séparément selon leur habitude)
+pour couvrir la courte étape qui devait les conduire, à travers
+la plaine verte, du côté du Berri, à Châtillon-sur-Loire. C'était
+l'ouverture de la chasse, et l'air retentissait des détonations des
+armes à feu et des cris d'admiration des chasseurs. Par dessus notre
+tête les oiseaux étaient dans la consternation, tourbillonnant en
+nuages, se posant et reprenant leur vol. Et cependant, avec toute
+cette agitation de chaque côté, la route elle-même était solitaire.
+L'Aréthuse fuma une pipe près d'une borne kilométrique, et je me
+rappelle qu'il passa une revue très exacte de tout ce qu'il devait
+faire à Châtillon: il devait s'offrir le plaisir d'un bain froid,
+changer de linge et attendre l'arrivée de la Cigarette, dans une
+sublime inaction, au bord de la Loire. Enflammé par ces idées, il
+n'en poussa que plus rapidement en avant et arriva de bonne heure
+dans l'après-midi, tout fumant de sueur, à l'entrée de cette ville de
+malheur. Le chevalier Roland à la sombre tour vint.
+
+Un gendarme poli projeta son ombre sur le chemin.
+
+«Monsieur est voyageur?» demanda-t-il.
+
+Et l'Aréthuse, fort de son innocence et oubliant son méchant
+accoutrement, répliqua,--je dirai presque avec gaieté: «il paraîtrait
+que oui.»
+
+Ses papiers sont en ordre? dit le gendarme. Et lorsque l'Aréthuse,
+avec une légère altération dans la voix, convint qu'il n'avait pas de
+papiers, on l'informa (assez poliment) qu'il devait comparaître devant
+le commissaire.
+
+Le Commissaire était assis à une table, dans sa chambre à coucher,
+sans autre vêtement que sa chemise et son pantalon, et malgré cela
+transpirant abondamment; et lorsqu'il tourna vers le prisonnier une
+grosse face inintelligente qui, comme celle de Bardolph, n'était que
+boutons et pustules, les gens les plus bouchés auraient pu se préparer
+à souffrir. Je me trouvais devant un homme stupide, à qui la chaleur
+donnait envie de dormir, furieux d'être dérangé, insensible aux prières
+comme aux arguments.
+
+_Le Commissaire._--Vous n'avez pas de papiers?
+
+_L'Aréthuse._--Pas ici.
+
+_Le Commissaire._--Pourquoi?
+
+_L'Aréthuse._--Je les ai laissés derrière dans ma valise.
+
+_Le Commissaire._--Vous savez cependant, qu'il est défendu de circuler
+sans papiers?
+
+_L'Aréthuse._--Pardon. Je suis convaincu du contraire. Je suis ici dans
+mes droits, comme sujet anglais, en vertu d'un traité international.
+
+_Le Commissaire (avec mépris)._ Vous vous prétendez Anglais?
+
+_L'Aréthuse._--Oui.
+
+_Le Commissaire._--Hum! Quelle est votre profession?
+
+_L'Aréthuse._--Je suis avocat en Ecosse.
+
+_Le Commissaire (singulièrement gêné)._--Avocat en Ecosse! Avez-vous la
+prétention de gagner votre vie avec cela dans ce département?
+
+L'Aréthuse se défendit modestement de cette prétention. Le Commissaire
+avait gagné une manche.
+
+_Le Commissaire._--Pourquoi donc voyagez-vous?
+
+_L'Aréthuse._--Je voyage pour mon agrément.
+
+_Le Commissaire (montrant le havresac et avec une sublime
+incrédulité)._ Voyez-vous, je suis un homme intelligent.
+
+Le coupable demeurant muet à ce coup droit, le Commissaire savoura
+un moment son triomphe; puis il demanda (comme le facteur, mais
+il s'attendait à y trouver des choses bien différentes) à voir le
+contenu du havresac. Et ici l'Aréthuse, qui n'avait pas encore un
+sentiment bien net de sa position, commit une grave méprise. Il y
+avait peu ou pas de meubles dans la pièce, à part la chaise et la
+table du Commissaire; et pour faciliter les choses, l'Aréthuse (le
+plus innocemment du monde) appuya le havresac sur un coin du lit. Le
+Commissaire bondit positivement de sa chaise; son visage et son cou
+devinrent rouge-pourpre, presque bleus; et il cria de mettre sur le
+parquet l'objet profanateur.
+
+Le havresac se trouva contenir des chemises, des souliers, des
+chaussettes et des pantalons de toile de rechange, un petit nécessaire
+de toilette, un morceau de savon dans l'un des souliers, deux volumes
+de la Collection Jannet intitulés Poésies de Charles d'Orléans, une
+carte géographique et un cahier de traductions contenant diverses notes
+en prose et les remarquables rondeaux anglais qui jusqu'ici n'ont pas
+encore été publiés. Le Commissaire de Châtillon est la seule personne
+vivante qui ait jeté un regard sur ces bagatelles artistiques. Il
+retourna de façon blessante l'assortiment du bout du doigt; à voir la
+manière dont il touchait ces choses, il était évident qu'il considérait
+l'Aréthuse et tout ce qui lui appartenait, comme le temple même de
+l'infection. Il n'y avait cependant rien de suspect dans la carte, rien
+de réellement criminel que les rondeaux; quant à Charles d'Orléans,
+pour l'esprit ignorant du prisonnier, il semblait valoir un certificat,
+et il était à croire que la farce allait finir.
+
+L'inquisiteur reprit son siège.
+
+_Le Commissaire (après une pause)._--Eh bien! Je vais vous dire ce que
+vous êtes. Vous êtes Allemand et vous venez chanter à la foire.
+
+_L'Aréthuse._--Vous plairait-il de m'entendre chanter? Je pense que je
+pourrai vous convaincre du contraire.
+
+_Le Commissaire._--Pas de plaisanterie, monsieur.
+
+_L'Aréthuse._--Eh bien! Monsieur, faites-moi au moins le plaisir de
+regarder ce livre. Ici; je l'ouvre les yeux fermés. Lisez l'un de ces
+chants; celui-ci, par exemple; et dites-moi, vous qui êtes un homme
+intelligent, s'il serait possible de chanter cela dans une foire.
+
+_Le Commissaire (d'un air entendu)._--Mais oui; très bien.
+
+_L'Aréthuse._--Comment! Monsieur, vous ne remarquez pas que c'est en
+vieux langage? C'est difficile à comprendre, même pour vous et pour
+moi; mais pour un auditoire de foire, ce serait incompréhensible.
+
+_Le Commissaire (prenant une plume)._--Enfin, il faut en finir. Votre
+nom?
+
+_L'Aréthuse (parlant rapidement et mangeant ses mots à la façon des
+Anglais)._--Robert Louis Stev'ns'n.
+
+_Le Commissaire (ayant bataillé à plusieurs reprises avec sa
+plume)._--Eh bien! il faut se passer du nom. Ça ne s'écrit pas.
+
+Ce qui précède est un résumé sommaire de cette importante
+conversation, dans lequel je me suis surtout préoccupé de conserver
+la fleur des paroles du Commissaire. Mais du reste de la scène,
+l'Aréthuse, par suite peut-être de sa colère croissante, n'a gardé dans
+sa mémoire qu'un souvenir assez vague. Le Commissaire n'avait pas, je
+pense, la pratique des lettres; à peine du moins, eut-il pris la plume
+en main et se fut-il embarqué dans la composition du procès-verbal,
+qu'il devint manifestement plus impoli et commença à montrer de la
+prédilection pour la plus simple de toutes les formes de répartie:
+«Vous mentez.» Plusieurs fois l'Aréthuse passa là-dessus; puis soudain,
+il s'enflamma, refusa d'accepter plus d'insultes ou de répondre à
+d'autres questions, défia le Commissaire de lui faire tout le mal qu'il
+pourrait, et lui promit que, s'il le faisait, il s'en repentirait
+amèrement. Peut-être, s'il avait eu cet air hautain dès le début, au
+lieu de prendre les choses d'abord sur un ton badin et de continuer
+par des arguments, l'affaire aurait-elle pu tourner autrement? Car si
+loin que les choses fussent allées[10], en ce moment, le Commissaire
+était visiblement hésitant. Mais il était trop tard; il avait été mis
+au défi; le procès-verbal était commencé; et carrant les coudes sur la
+table, il se reprit à écrire, et l'Aréthuse fut conduit en prison.
+
+ [10] Le texte dit: _car même à cette onzième heure, le Commissaire_:
+ allusion biblique à la parabole du bon pasteur dans laquelle les
+ ouvriers engagés à la onzième heure reçurent la même rémunération que
+ ceux engagés dès le commencement de la journée.
+
+A quelques pas en descendant la route brûlante se trouvait la
+gendarmerie. C'est là que notre infortuné fut conduit et qu'il reçut
+l'ordre de vider ses poches. Un mouchoir, une plume, un crayon, une
+pipe et du tabac, des allumettes et une dizaine de francs de monnaie,
+voilà tout. Pas une lettre, pas un chiffre, pas le moindre écrit, soit
+pour établir son identité, soit pour le condamner. Le gendarme lui-même
+était épouvanté devant un tel dénûment.
+
+«Je regrette, dit-il, de vous avoir arrêté, car je vois que vous n'êtes
+pas un voyou.» Et il lui promit d'être aussi indulgent que possible.
+
+L'Aréthuse ainsi encouragé demanda sa pipe. Cela, lui dit-on, était
+impossible; mais s'il chiquait, il pourrait avoir du tabac. Il ne
+chiqua pas cependant, et demanda à avoir son mouchoir à la place.
+
+«Non, dit le gendarme. Nous avons eu des histoires de gens qui se sont
+pendus.»
+
+Quoi! s'écria l'Aréthuse. C'est pour cela que vous me refusez mon
+mouchoir. Mais voyez donc combien il me serait plus facile de me pendre
+avec mon pantalon.
+
+L'homme fut frappé par la nouveauté de l'idée; mais il ne voulut pas
+démordre de ses prétextes et se borna à réitérer de vagues offres de
+service.
+
+Au moins, dit l'Aréthuse, ne manquez pas d'arrêter mon camarade; il me
+suivra sans tarder sur la même route, et vous pourrez le reconnaître au
+sac qu'il portera sur les épaules.
+
+Ceci promis, le prisonnier fut emmené dans l'arrière-cour du bâtiment;
+une porte de cave fut ouverte, on lui fit signe de descendre
+l'escalier; puis les verrous grincèrent et les chaînes retentirent
+derrière lui pendant sa descente.
+
+L'esprit philosophique et plus encore l'esprit d'imagination est apte
+à se supposer en état de faire face à tout terrible accident. La
+prison, entre autres maux, était un de ceux qu'avait souvent affrontés
+l'intrépide Aréthuse. Au moment même où il descendait l'escalier, il se
+disait que c'était là une fameuse occasion de composer un rondeau et
+que, comme les linottes emprisonnées du mélodieux cavalier, il rendrait
+lui aussi sa prison harmonieuse. Je vais dire la vérité tout de suite:
+le rondeau ne fut jamais écrit; sans quoi, il serait imprimé ici, pour
+faire naître un sourire. Deux raisons intervinrent: la première morale,
+la seconde physique.
+
+Une des curiosités de la nature humaine c'est que, bien que tous les
+hommes soient menteurs, aucun d'eux ne souffre qu'on lui applique
+cette qualification. La recevoir et l'accepter d'une âme égale est un
+effort plus que stoïque, et l'Aréthuse qui n'avait pu avaler cette
+insulte sentait bouillonner dans son cœur la lave incandescente de
+sa colère étouffée. Mais la raison physique eut aussi son rôle. La
+cave dans laquelle il était enfermé se trouvait à quelques pieds sous
+terre; elle n'était éclairée que par une étroite ouverture sans vitre,
+pratiquée au haut du mur et masquée par les feuilles d'une vigne verte.
+Les murs étaient de maçonnerie nue; pour plancher, rien que le sol;
+en fait de meubles, un bassin en terre cuite, une cruche à eau et une
+couchette en bois avec, pour couverture, un manteau gris-bleu. D'être
+arraché à l'air chaud d'une après-midi d'été, à la réverbération
+de la route, et au mouvement d'une marche rapide, pour être plongé
+dans l'obscurité et l'humidité de ce réceptacle à vagabonds, cela
+glaça instantanément le sang de l'Aréthuse. Et vous allez voir comme
+il faut peu de chose pour constituer une souffrance: le sol était
+excessivement raboteux sous les pieds; il gardait encore jusqu'aux
+marques laissées, je suppose, par les coups de bêche des ouvriers qui
+creusèrent les fondations de la caserne; et tant à cause du peu de
+clarté que de la surface inégale, il était impossible de marcher.
+
+L'auteur coffré résista un bon moment, mais le froid glacial de la
+place le pénétrait de plus en plus; et à la longue, avec toute la
+répugnance que vous pouvez imaginer, il en fut réduit à grimper sur
+le lit et à s'envelopper dans la couverture publique. Le voilà donc
+couché, presque grelottant, plongé dans une demi-obscurité, enroulé
+dans un vêtement dont il redoutait le contact comme la peste, et (dans
+un état d'esprit fort éloigné de la résignation) passant en revue la
+kyrielle d'insultes qu'il venait de recevoir. Ce ne sont point là
+circonstances favorables à la muse.
+
+Pendant ce temps (pour en revenir au dehors, où le soleil brillait
+toujours et où les coups de feu des chasseurs retentissaient encore
+par toute la plaine semée de bouquets d'arbres,) la Cigarette
+s'approchait marchant de son pas plus philosophique. En ces jours de
+liberté et de santé, il fut le compagnon fidèle de l'Aréthuse et il
+eut de fréquentes occasions de partager la défaveur de celui-ci auprès
+de la police. Que de coupes amères il a vidées avec ce désastreux
+camarade! Il était, lui, né pour flotter aisément à travers la vie, la
+noblesse de ses traits et l'élégance de ses manières prévenant tout le
+monde en sa faveur. Il n'y avait qu'une seule chose suspecte qu'il ne
+pouvait éloigner: la présence de son compagnon. Il n'oubliera pas de
+sitôt le Commissaire de ce qu'on appelle ironiquement la ville libre de
+Francfort-sur-le-Mein, ni la frontière franco-belge, ni l'hôtel à la
+Fère; enfin (et ce n'aura pas été sa moindre mésaventure) il est à peu
+près certain qu'il se souviendra de Châtillon-sur-Loire.
+
+A l'entrée de la ville, le gendarme le cueillit comme une fleur
+des chemins; et un moment après, deux personnes, au comble de la
+surprise, étaient confrontées dans le bureau du Commissaire. Car si la
+Cigarette fut surpris d'être arrêté, le Commissaire ne fut pas moins
+renversé par l'aspect et la mise de son prisonnier. Celui-ci était
+un homme au sujet duquel il ne pouvait y avoir aucune méprise, un
+homme d'une distinction incontestable et inattaquable, tiré à quatre
+épingles, vêtu non seulement avec propreté mais avec élégance, prêt
+à exhiber son passe-port au premier mot et bien pourvu d'argent; un
+homme que le Commissaire aurait salué d'un grand coup de chapeau,
+si par hasard il l'avait rencontré sur la grand'route; et ce beau
+cavalier réclamait sans vergogne l'Aréthuse comme étant son camarade.
+La conclusion de l'entrevue était décidée d'avance. Parmi les choses
+humoristiques qui s'y dirent, il n'en est qu'une dont je me souvienne:
+«Baronnet?» demanda le magistrat, relevant les yeux de dessus le
+passe-port. «Alors, monsieur, vous êtes le fils d'un baron?» Et quand
+la Cigarette eut nié (sa seule faute pendant toute l'entrevue) cette
+douce accusation, «Alors», reprit le Commissaire, «ce n'est pas votre
+passe-port?» Mais c'étaient là des coups de foudre sans effet; il
+n'avait jamais songé à mettre la main sur la Cigarette; bientôt, il
+tomba dans un état d'admiration sans bornes, dévorant des yeux le
+contenu du havresac, faisant l'éloge du tailleur de notre ami. Ah!
+quel hôte honorable le Commissaire recevait en ce moment! Comme ses
+vêtements étaient bien appropriés à la chaleur de la saison! Quelles
+superbes cartes, quel attrayant ouvrage d'histoire, il portait dans son
+havresac! Il n'y avait plus à présent, vous le comprenez, qu'un seul
+point, sur lequel ils ne fussent pas d'accord: Qu'allait-on faire de
+l'Aréthuse? la Cigarette demandant sa mise en liberté, le Commissaire
+le réclamant toujours comme la propriété du cachot. Or, il se trouvait
+que la Cigarette avait passé quelques années de sa vie en Egypte,
+où il avait fait connaissance avec deux choses très mauvaises: le
+choléra morbus et les pachas; et dans l'œil du Commissaire en train de
+feuilleter le volume de Michelet, il semblait à notre voyageur qu'il
+y avait quelque chose de Turc. Je passe légèrement sur ceci; il est
+très possible qu'il y eût quelque malentendu; très possible, que le
+Commissaire (charmé de son visiteur) supposât l'attraction réciproque,
+et prît pour un acte d'amitié croissante ce que la Cigarette de son
+côté regardait comme un moyen de corruption. Quoiqu'il en soit,
+y eut-il jamais moyen de corruption plus singulier qu'un volume
+dépareillé de l'histoire de Michelet? L'ouvrage lui fut promis pour
+le lendemain, avant notre départ; et bientôt après, soit que son
+désir fût satisfait, soit qu'il ne voulût pas demeurer en reste de
+procédés amicaux: «Eh bien! dit-il, je suppose qu'il faut lâcher votre
+camarade». Et il mit en pièces ce régal d'humour, le procès-verbal
+inachevé. Ah! s'il avait seulement déchiré à la place les rondeaux
+de l'Aréthuse! Beaucoup d'ouvrages furent brûlés à Alexandrie,
+beaucoup sont conservés précieusement au British Museum que, certes,
+je donnerais volontiers pour le procès-verbal de Châtillon. Pauvre
+Commissaire au visage couvert de pustules! Je commence à regretter
+qu'il n'ait jamais eu son Michelet; car j'aperçois en lui de beaux
+traits d'humanité, une forte dose de stupidité, du zèle dans ses
+fonctions de magistrat, un certain goût pour les lettres, une prompte
+admiration pour ce qui est admirable. Et s'il n'admira pas l'Aréthuse,
+il ne fut pas le seul.
+
+Soudain un bruit de verrous et de chaînes arriva aux oreilles du
+prisonnier, grelottant sous la couverture publique. Il sauta vivement
+à terre, prêt à accueillir avec joie un compagnon d'infortune; mais
+au lieu de cela, la porte vivement s'ouvrit toute grande, le gendarme
+ami apparut au haut de l'escalier, dans l'éblouissante clarté du
+jour, et avec un geste magnifique, (c'était sans doute un amateur
+de drame)--«Vous êtes libre!» dit-il. Ce n'était pas trop tôt pour
+l'Aréthuse. Je ne sais si son emprisonnement avait duré une demi-heure;
+mais à la montre de l'esprit, (et l'Aréthuse n'en portait pas d'autre)
+le temps lui avait paru huit fois plus long. Et escaladant les marches
+de l'escalier, il passa avec ravissement de la fraîcheur de la cave à
+la chaleur réconfortante du soleil de l'après-midi; et l'haleine de la
+terre lui arriva aussi douce que celle d'une vache; et de nouveau, il
+entendit, suave volupté, l'accord des bruits délicats que nous appelons
+le bourdonnement de la vie.
+
+On pourrait croire que mon histoire finit ici; mais pas du tout. Ceci
+n'était qu'un arrêt de la pièce et non pas le baisser du rideau.
+Sur la scène qui suivit, en face de la gendarmerie, je me fais
+scrupule de m'étendre, puisqu'il y a une dame en cause. La femme du
+maréchal-des-logis était une belle personne; et cependant, l'Aréthuse
+ne fut pas fâché de quitter sa société. En sa mémoire traîne encore un
+vague souvenir des traits de cette femme, fraîche comme une pêche, par
+cette après-midi torride; mais il se rappelle mieux sa conversation:
+«Vous avez là un très beau salon», dit l'infortuné.--«Ah!» dit madame
+la maréchale (des logis), «vous êtes bien familiarisé avec de pareils
+salons!» Et il vous aurait fallu voir de quel œil dur et méprisant
+elle toisait le vagabond debout devant elle! Je ne pense pas qu'il
+ait jamais haï le Commissaire; mais avant que cette entrevue touchât
+à sa fin, il haïssait Madame la Maréchale. Sa colère, si j'en crois
+quelqu'un qui était présent, se trahissait par le feu de ses regards,
+la pâleur de son visage, le tremblement de sa voix. Madame, pendant ce
+temps, goûtait les joies du matador, le piquant de mots acérés, et lui
+faisant baisser les yeux sous son regard froid.
+
+Grande, certes, fut sa joie de ne plus être avec cette dame; plus
+grande encore celle qu'il éprouva à s'attabler devant un excellent
+dîner, à l'auberge. Ici aussi, les voyageurs méprisés réussirent à lier
+connaissance avec leur plus proche voisin, un monsieur de l'endroit de
+retour de la chasse et qui eut le bon goût de prendre plaisir à leur
+société. Le dîner terminé, le monsieur proposa de faire plus ample
+connaissance au café.
+
+Le café était bondé de chasseurs qui expliquaient bruyamment à tout le
+monde le peu de volume de leurs carniers. Vers le centre de la salle la
+Cigarette et l'Aréthuse étaient assis avec leur nouvelle connaissance;
+trio très satisfait; car les voyageurs, après leur récente expérience,
+étaient avides de considération et leur chasseur fier d'avoir une paire
+de patients auditeurs. Soudain la porte vitrée s'ouvrit avec fracas;
+dans l'encadrement, le maréchal des logis apparut, magnifique sous son
+ceinturon et ses aiguillettes, traversa la salle à grands pas, avec un
+bruit d'éperons et d'armes, et disparut par une porte à l'autre bout.
+Sur ses talons venait le gendarme à qui l'Aréthuse avait eu affaire
+dans l'après-midi, imitant avec une nuance marquée le port impérial de
+son supérieur. Seulement en passant, il frappa légèrement du plat de
+la main sur l'épaule de son ex-prisonnier, et de ce ton retentissant,
+dramatique, dont il avait le secret: «Suivez», dit-il.
+
+L'arrestation des membres du Parlement, le serment du jeu de paume,
+la signature de la déclaration d'indépendance, le discours de Marc
+Antoine, toutes les nobles scènes de l'histoire, je les conçois comme
+assez semblables à cette soirée du café de Châtillon. La terreur
+planait sur l'assemblée. Un moment après, quand l'Aréthuse eut suivi à
+l'autre bout de la maison ceux qui de nouveau le faisaient prisonnier,
+la Cigarette se trouva seul devant son café au milieu d'un cercle de
+chaises et de tables vides; tous les exubérants chasseurs se pressaient
+dans les coins; leurs voix tumultueuses à présent réduites à des
+chuchotements, et leurs yeux lui lançant des regards furtifs comme à un
+lépreux.
+
+Et l'Aréthuse? Il avait, lui, une entrevue longue et parfois pénible
+dans l'arrière-cuisine. Le maréchal des logis, un très bel homme,
+intelligent et honnête tout à la fois, à mon avis n'avait pas d'opinion
+claire sur l'affaire. Il pensait que le commissaire avait eu tort; mais
+il ne voulait pas attirer des désagréments à ses subordonnés; et il fit
+une proposition, puis une autre, puis une autre encore; et à toutes
+l'Aréthuse (qui sentait sa position devenir meilleure) faisait des
+objections.
+
+«Bref, suggéra l'Aréthuse, vous désirez vous laver les mains de toute
+autre responsabilité? Eh bien! Alors laissez-moi aller à Paris.»
+
+Le maréchal des logis tira sa montre.
+
+«Vous pouvez, dit-il, prendre le train pour Paris à dix heures».
+
+Et le lendemain, à midi, les voyageurs racontaient leur mésaventure
+dans la salle à manger chez Siron.
+
+
+ROBERT LOUIS STEVENSON.
+
+_Traduit de l'Anglais par Lucien LEMAIRE._
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Pages.
+
+ Préface à la traduction. 5
+
+ Préface de l'auteur. 11
+
+ Dédicace. 15
+
+ D'Anvers à Boom. 21
+
+ Sur le canal de Willebroeck. 30
+
+ A Bruxelles: Le Royal sport nautique. 41
+
+ A Maubeuge. 53
+
+ Sur la Sambre canalisée. En route pour Quartes. 63
+
+ Pont-sur-Sambre. Nous sommes des marchands. 77
+
+ Pont-sur-Sambre. Le marchand ambulant. 91
+
+ Sur la Sambre canalisée. En route pour Landrecies. 101
+
+ A Landrecies. 114
+
+ Le canal de la Sambre à l'Oise: Péniches. 124
+
+ La crue de l'Oise. 134
+
+ Origny Sainte-Benoîte: Un jour de repos. 151
+
+ Origny Sainte-Benoîte: Nos compagnons de table. 164
+
+ Au fil de l'Oise: En route pour Moy. 178
+
+ La Fère de maudite mémoire. 188
+
+ Au fil de l'Oise: à travers la vallée dorée. 200
+
+ La cathédrale de Noyon. 204
+
+ Au fil de l'Oise: En route pour Compiègne. 216
+
+ A Compiègne. 222
+
+ Autres temps. 234
+
+ Au fil de l'Oise: Intérieurs d'églises. 246
+
+ Précy et les Marionnettes. 259
+
+ De retour au monde. 279
+
+ Epilogue--Pris pour espion. 283
+
+
+
+
+TABLE DES GRAVURES
+
+
+ Pages.
+
+ Portrait de Robert Louis Stevenson. 2
+
+ Frontispice à l'eau-forte de Walter Crane. 19
+
+ La rivière comme un miroir qui s'allongerait. 67
+
+ S'élevait au centre du village une grande tour
+ maigre. 81
+
+ Lorsque nous longions la forêt de Mormal. 103
+
+ Ils ne montaient pas plus haut que les genoux de
+ la cathédrale. 205
+
+ Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l'hôtel
+ de Ville. 227
+
+
+ * * * * *
+
+
+ Liste des modifications:
+
+ Page 5: «Stevensen» remplacé par «Stevenson» (de Robert Louis
+ Stevensen)
+ Page 38: «trépanner» par «trépaner» (On aurait pu trépaner la tête)
+ Page 62: «finalelement» par «finalement» (Il prit finalement la
+ décision)
+ Page 108: «enseinement» par «enseignement» (n'est-il pas en lui-même
+ un enseignement)
+ Page 211: «marmoter» par «marmotter» (Ses lèvres ne cessaient de
+ marmotter des prières)
+ Page 213: «j'aurai» par «j'aurais» (Mais j'aurais voulu voir ailleurs)
+ Page 214: «prêres» par «prêtres» (le visage des prêtres)
+ Page 223: «d'idée» par «d'idées» (les futiles associations d'idées)
+ Page 241: «et et» par «et» (et qu'il fallait arracher)
+ Page 254: «exactitnde» par «exactitude» (pour son exactitude)
+ Page 268: «parassait» par «paraissait» (Elle paraissait plus)
+ Page 279: «blanchisseusses» par «blanchisseuses» (Les blanchisseuses
+ nous saluaient)
+ Page 301: «verroux» par «verrous» (les verrous grincèrent)
+ Page 314: «église» par «églises» (intérieurs d'églises)
+ Page 315: «Cranc» par «Crane» (Walter Crane)
+
+
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+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75917 ***
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+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75917 ***</div>
+
+<hr class="full">
+
+<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
+
+<p><a href="#table_des_matieres">Table des matières</a></p>
+
+<p><a href="#table_des_gravures">Table des gravures</a></p>
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_1">1</span></p>
+ <h1>A LA PAGAIE</h1>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_2">2</span></p>
+
+ <div class="figcenter1" style="width: 401px;">
+ <img id="grav_1" src="images/frontispice.jpg" alt="Portrait de l’auteur" width="401" height="600">
+ <p class="x-ebookmaker-drop right2"><a href="images/x-frontispice.jpg" title="Agrandir" rel="nofollow">[↔]</a></p>
+ <div class="caption">
+ <p class="center"><span class="smcap">Robert Louis</span> STEVENSON.—L’ARÉTHUSE</p>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="titlepage">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_3">3</span></p>
+ <p class="title1">ROBERT LOUIS STEVENSON</p>
+
+ <p class="title2">A LA PAGAIE</p>
+
+ <p class="title3">SUR L’ESCAUT, LE CANAL DE WILLEBROECK,<br>
+ LA SAMBRE ET L’OISE</p>
+
+ <p class="title4">TRADUIT DE L’ANGLAIS AVEC AUTORISATION</p>
+
+ <p class="center small60">PAR</p>
+
+ <p class="title5">LUCIEN LEMAIRE</p>
+
+ <p class="center">Officier d’Académie<br>
+ Professeur au lycée de Valenciennes</p>
+
+ <p class="title6"><span class="smcap">Préface de</span> A. ANGELLIER,</p>
+
+ <p class="center">Professeur de littérature anglaise<br>
+ Doyen de la Faculté des lettres de Lille</p>
+
+ <p class="title7"><span class="smcap">Avec un Frontispice par</span> WALTER CRANE<br>
+ <span class="smcap2">ET SIX ILLUSTRATIONS</span></p>
+
+ <p class="title5">PARIS</p>
+ <p class="center small90">LIBRAIRIE HISTORIQUE DES PROVINCES</p>
+
+ <p class="title8">EMILE LECHEVALIER</p>
+ <p class="center small90">39, <span class="smcap">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 39</p>
+
+ <p class="center margintopminus1">—</p>
+
+ <p class="center margintopminus1">1900</p>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_4">4</span></p>
+ <div class="tirage margintop4">
+ <p class="big120"><i>Il a été tiré 150 exemplaires sur papier Japon, numérotés de 1 à
+ 150,</i></p>
+
+ <p class="big120"><i>1 exemplaire sur papier de Chine, numéroté 151,</i></p>
+
+ <p class="big120"><i>Et 50 exemplaires sur papier Hollande, numérotés à la presse de 152
+ à 201.</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_5">5</span></p>
+ <h2 id="ch_1">PREFACE A LA TRADUCTION</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Dans l’œuvre très diverse de Robert Louis <ins class="correction" title="Stevensen">Stevenson</ins>, en dehors de
+ses romans fantastiques et de la série de ses romans historiques
+écossais, qui vivent d’une vie si active et si franche, il y a un coin
+particulièrement frais et charmant. Ce sont ses récits de voyages, mais
+non pas de voyages en chemin de fer ou en bateau à vapeur, avec séjours
+dans les grandes villes, et développements du Murray ou du Bœdeker.
+Ce n’est point là sa façon: il se plaît à parcourir des parties de
+pays ignorées, et il veut le voyage avec ses petites péripéties, ses
+efforts, ses ennuis, ses surprises, le voyage vraiment fait par le
+voyageur et non par quelque machine à laquelle il se confie. Tantôt
+il s’en va dans les montagnes avec un âne qu’il a chargé d’objets
+de campement et de cuisine, et il bivouaque en plein air. Tantôt il
+descend les rivières sur une fragile périssoire, non sans aventures
+et sans quelque danger. Il fait le vrai voyage, celui qui demande de
+l’énergie, du sang-froid, de l’effort physique, de l’endurance, et qui
+vous récompense par l’exercice et l’accroissement de ces qualités; sans
+compter le plaisir de mille incidents et de mille aspects inattendus;
+sans compter un délicieux sentiment d’indépendance. Les émotions et les
+rencontres du voyageur, notées au jour le jour, un peu à la façon de
+Topffer, mais avec un sens plus général et plus artistique, ont fourni
+les jolis carnets de voyage qui se nomment: <i lang="en">An Inland Voyage</i>,
+ou: <i lang="en">Travels with a Donkey</i>.</p>
+
+<p>Ce sont des notations pleines de gaîté, de bonne humeur, parsemées de
+délicats paysages à la fois exacts et larges, de réflexions générales,
+d’observations bienveillantes, d’une <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> sorte de cordialité envers
+les gens, du sentiment de la vie au grand air et de ce qu’elle a de
+<i lang="en">bracing</i>, pour employer le terme anglais. Tout cela est exprimé
+dans une langue qui a fait de Stevenson un des écrivains les plus
+rares et les plus distingués de l’Angleterre contemporaine; une langue
+aisée, élégante, naturelle, mesurée, disant tout sans effort, colorée
+sans surcharge, et d’une merveilleuse souplesse. Sans étalage quoique
+avec de grandes ressources de vocabulaire, sans tension de syntaxe,
+elle glisse facilement autour des idées, qui se trouvent saisies et
+enveloppées sans presque qu’on y ait pris garde, quelque subtiles et
+fuyantes qu’elles soient. Elle a cette simplicité qui semble naturelle,
+qui est au fond très savante, dont est fait en grande partie le
+talent d’un de nos écrivains contemporains: je veux dire d’Anatole
+France. Mais la langue de celui-ci, pour exquise qu’elle soit, sent
+le renfermé: elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un
+parfum d’autrefois, de fleur desséchée: elle est dépaysée au grand air.
+Même ses paysages sont vus à travers des vitres: ils ont quelquefois
+la couleur, ils n’ont jamais la brise. La langue de Stevenson, moins
+pénétrante, est plus active, plus franchement vivante; elle a plus
+couru les grands chemins, elle est plus virile, plus saine. On sent
+qu’elle aurait pu devenir un instrument d’action, tandis que celle de
+M. France, féminine et comme lassée, n’a foulé que des tapis; elle est
+sans force et plie, quand elle s’emploie à autre chose qu’à l’art; elle
+peut toucher à tout, elle ne peut rien soulever.</p>
+
+<p>C’est en France que Stevenson a accompli ses principaux voyages. Sans
+parler de ses fraîches et riantes pages sur la forêt de Fontainebleau,
+les <i lang="en">Travels with a Donkey</i> ont été faits dans les Cévennes, et
+<i lang="en">An Inland Voyage</i>, au fil de l’Oise. Stevenson a pénétré ainsi
+dans la véritable vie française. Il la comprend et il l’aime; et s’il
+n’en fait pas une étude formelle, il la touche sans cesse en passant.
+Il est, avec Hamerton et Miss Matilda Betham-Edwards, (je ne parle pas
+du livre de Bodley qui est une <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> enquête sociale), un des auteurs
+anglais qui ont fait amitié avec l’âme de ce pays, et tenté de la faire
+connaître à leurs compatriotes. Travail méritoire! Car si les Anglais
+sont vraisemblablement le peuple le mieux informé sur les autres,
+ils sont peut-être aussi celui qui comprend le moins les autres. Ils
+vivent, surtout en ce qui nous concerne, dans un chaos de préjugés
+héréditaires, de renseignements minuscules, d’ignorances capitales
+rendues plus dangereuses par une surabondance de détails futiles, dans
+un clapotis de menus faits, ou radicalement faux, ou déformés par le
+besoin d’effet, de grossissement et d’importance dont sont atteints,
+par détérioration professionnelle, les correspondants de leurs
+journaux. Dans tout cela roulent, plus souvent qu’il ne conviendrait,
+des mensonges ou des calomnies dont on ne comprend pas qu’ils sortent,
+sans être écrasés, d’entre les mains d’hommes qui passent pour avoir
+de l’honneur. Qu’on imagine cette étrange et incohérente matière,
+entretenue et exploitée par les desseins des hommes politiques,
+ressassée et exagérée par une hypocrisie à base ethnique et
+protestante, amplifiée et renouvelée pour fournir, par contraste, une
+pâture presque quotidienne à l’amour-propre national; qu’on imagine en
+outre ces déformations et ces grossissements répercutés incessamment
+par une presse formidable, et on aura une idée de ce que peut devenir,
+dans des moments d’excitation, le jugement du peuple anglais sur la
+France. C’est pourquoi nous devons de la reconnaissance aux hommes
+comme Stevenson, qui prennent la peine de nous connaître, vivent
+cordialement avec nous, et, se tournant vers leurs compatriotes,
+avec un sourire et un léger haussement d’épaules, rétablissent les
+proportions et remettent les choses au point.</p>
+
+<p>Ces carnets de voyage sont des livres dont nous pouvons tirer plusieurs
+genres de profit. Outre que l’agrément et la belle humeur dont ils
+sont pleins, et leur irrésistible attrait de promenade intellectuelle
+sont en soi des choses agréables, ils nous apprennent à nous mieux
+connaître et à <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> nous voir sous un angle qui est en dehors de nous.
+Une remarque nouvelle, comme un étranger en fait, nous ouvre parfois
+les yeux sur des parties inaperçues de nous-mêmes et pénètre dans
+l’ombre paisible des habitudes. Mais surtout il y a, dans ces pages, un
+sens si joyeux et si sain de la vie en plein air, un goût si vivant,
+si frais, des charmes de la nature, un regard si habile à les saisir
+et à discerner le caractère des sites, un chant si allègre de liberté,
+qu’elles communiquent leur esprit à ceux qui les lisent. On a envie de
+grand air, on rêve de voyages sur les rivières ou les grands chemins.
+Je sais des hommes pour qui les livres de Topffer ont été le premier
+attrait qui les a conduits en Suisse. Ils lui doivent ce qu’ils ont
+acquis, dans leurs courses sur les montagnes, de santé, d’entraînement
+et de hautes impressions. Les livres de Robert Louis Stevenson ont la
+même vertu qu’ils s’appliquent à des paysages plus voisins de nous,
+où le décor est plus familier et où l’homme fournit davantage. S’ils
+inspiraient à quelques-uns de leurs jeunes lecteurs français le désir,
+si aisément réalisable et à si peu de frais, de voyager à pied, ils
+seraient rien que par cela une bonne semence. Espérons qu’elle tombera
+sur quelques pierres qui aimeront à rouler.</p>
+
+<p>M. Lemaire, qui est professeur au lycée de Valenciennes, a choisi
+avec raison <i>An Inland Voyage</i>, dont les paysages appartiennent
+à notre région et sont familiers à beaucoup de ceux qui le liront. Il
+l’a traduit avec beaucoup de conscience et une constante préoccupation
+d’exactitude. Peut-être ce souci méticuleux lui fait-il perdre parfois
+un peu du mouvement, de l’allure aisée de l’original. C’est un défaut
+<i>on the right side.</i> Il a su mener à bien une tâche très délicate.
+Je ne veux pas le féliciter d’avoir si utilement employé ses loisirs
+de professeur. Il en a été récompensé, chemin faisant, par l’intérêt
+de son travail, le plaisir de vivre avec un charmant et sympathique
+esprit, et le profit de lutter contre cette langue qui, par sa
+souplesse, est une adversaire redoutable. Je désire <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> plutôt le
+féliciter de la persévérance avec laquelle, ayant fait ce travail, il a
+su, malgré l’apathie des éditeurs et la routine des revues, arriver à
+le produire. J’imagine que cela a dû lui demander plus de peine que sa
+traduction elle-même. J’espère, et c’est, je crois, sa seule ambition
+qu’il ne lui en coûtera que son temps. Dans l’Université on trouve que
+c’est là un encouragement suffisant: le travail se paye par lui-même.</p>
+
+<p>Des tentatives comme celles de M. Lemaire sont le symptôme d’un
+important progrès accompli dans notre pays. Il ne faut pas être très
+âgé pour se rappeler dans quel état informe et rudimentaire étaient
+chez nous la connaissance et l’enseignement des langues vivantes. Par
+un effort efficace parce qu’il a été continu, les chaires des lycées
+et de la plupart des collèges ont été graduellement occupées par des
+hommes qui possèdent à fond la langue qu’ils enseignent. Ils ont tous
+fait un ou deux ans de séjour dans le pays où on la parle, ils en
+connaissent la littérature et les mœurs. La majeure partie d’entre eux
+en reçoit des journaux et des livres; ils continuent à s’intéresser
+aux œuvres et aux hommes qui y surgissent, aux évènements qui s’y
+succèdent, aux tentatives sociales ou politiques qui s’y produisent.
+Leur esprit s’est ouvert à voir autre chose que notre mesquine vie
+étriquée en d’étroits règlements: ils savent que, dans d’autres
+conditions, des peuples agissent et prospèrent. Ils parlent de ces
+choses; leurs conversations sont aussi utiles que leur enseignement;
+ils sont, à certaines heures, des professeurs, et, à d’autres, les
+témoins et les avocats de ce qui se fait au-delà de nos frontières.
+Leur influence sociale peut compléter leurs services professionnels.
+Si nos directeurs de Revues et de Magazines étaient plus entreprenants
+et plus avisés, ils trouveraient là une armée de collaborateurs très
+capables de tenir la France au courant de ce qui se passe au dehors.
+C’est assurément un grand progrès et un précieux élément infusé dans
+notre vitalité intellectuelle. Encore quelques années de persévérance
+et <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> il ne se trouvera plus une seule petite ville, un trou perdu,
+où ne se rencontre au moins un homme qui soit un centre de culture
+étrangère, un intermédiaire de comparaisons avec le dehors. Ce seront
+autant de mèches de mine dans le bloc de notre ignorance et de notre
+routine; ils pourront contribuer à le disloquer. Par là l’Université
+aura rendu au pays un de ces profonds services de nutrition
+silencieuse, qui, heureusement, se poursuivent sous les fièvres, les
+incohérences et les crises hystériques de la surface.</p>
+
+<p class="rsignature">AUG. ANGELLIER.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_11">11</span></p>
+ <h2 id="ch_2">PRÉFACE DE L’AUTEUR</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Mettre une préface à un si petit livre, c’est, j’en ai bien peur,
+pécher contre la règle des proportions. Mais, il est au-dessus des
+forces d’un auteur de résister au plaisir de faire une préface, car
+c’est la récompense de ses travaux. La première pierre une fois posée,
+l’architecte apparaît avec ses plans et se pavane, une heure durant,
+aux yeux du public. L’auteur ne fait pas autre chose dans sa préface.
+Il se peut qu’il n’ait pas un mot à dire; toutefois il doit se montrer
+un instant dans le portique, le chapeau à la main, et dans une attitude
+polie.</p>
+
+<p>Il vaut mieux, en telle circonstance, s’en tenir adroitement à un état
+intermédiaire entre l’humilité et la supériorité; comme si le livre
+était l’œuvre de quelque autre personne et que vous n’ayez fait que
+le parcourir et insérer ce qu’il <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> a de bon. Mais, pour moi, je
+n’ai pas encore atteint à cette perfection. Je suis encore incapable
+de dissimuler la chaleur de mes sentiments envers le lecteur; et, si
+je le rencontre sur le seuil, c’est pour l’inviter à entrer avec une
+cordialité toute campagnarde.</p>
+
+<p>A vrai dire, je n’eus pas plus tôt fini de lire les épreuves de ce
+petit livre que je me sentis en proie à une appréhension désespérante.</p>
+
+<p>Il me vint à l’esprit qu’il se pourrait que je ne fusse pas seulement
+le premier à lire ces pages, mais aussi le dernier; qu’il se pourrait
+que j’eusse vainement fait œuvre de pionnier dans cette étendue de pays
+si riant, sans trouver une âme pour suivre mes pas. A force d’y songer,
+je ressentis pour cette idée une aversion, qui dégénéra en une sorte de
+terreur panique, et je me lançai dans cette préface, qui n’est rien de
+plus qu’un avertissement au lecteur.</p>
+
+<p>Que dirai-je en faveur de mon livre? Caleb et Josué rapportèrent de
+Palestine une formidable grappe de raisin. Hélas! mon livre ne <span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
+produit rien d’aussi nutritif; et, d’ailleurs, nous vivons dans un
+siècle, où l’on préfère une définition à n’importe quelle quantité de
+fruits.</p>
+
+<p>Je me demande si une négation n’aurait pas quelque chose de séduisant?
+car, au point de vue négatif, je me flatte que ce volume a un certain
+cachet. Bien qu’il contienne beaucoup plus de deux cents pages, je n’y
+ai pas fait remarquer une seule fois que l’univers de Dieu n’a pas de
+but, et je n’y donne pas non plus une seule fois à entendre que j’en
+eusse pu créer un meilleur. Je ne sais réellement pas où j’ai pu avoir
+la tête. J’avais apparemment oublié tout ce qu’il y a de glorieux à
+être homme. C’est une omission qui enlève à ce livre toute importance
+philosophique; mais, j’ai l’espoir que son excentricité pourra plaire
+dans les sociétés frivoles.</p>
+
+<p>A l’ami qui m’accompagna, je dois déjà beaucoup de remercîments; je
+voudrais bien, certes, ne lui devoir rien d’autre; mais, en ce moment,
+je me sens pour lui une tendresse presque <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> exagérée. Lui, au moins,
+me lira, ne serait-ce que pour refaire en esprit ses propres voyages en
+suivant les miens.</p>
+
+<p class="rsignature">R. L. S.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_15">15</span></p>
+ <h2 id="ch_3">DEDICACE</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p class="center"><span class="smcap">A Sir Walter Grindlay Simpson, Baronet</span></p>
+
+<p class="rdestinataire">Mon cher Cigarette,</p>
+
+<p class="br">C’est assez pour vous d’avoir participé si généreusement aux pluies
+et aux portages de notre voyage; d’avoir pagayé si laborieusement,
+pour rattraper l’Aréthuse, abandonnée sur l’Oise grossie; d’avoir, dès
+lors, piloté une vraie épave humaine jusqu’à Origny-Sainte-Benoîte et
+jusqu’à un souper si ardemment désiré. C’est peut-être plus qu’assez,
+comme vous vous en êtes plaint une fois quelque peu piteusement, que
+je vous aie prêté tous les torts et que je me sois attribué toutes les
+réflexions convenables. Je ne pouvais pas, décemment, vous exposer à
+partager le désagrément d’un autre et plus notoire naufrage. Mais à
+présent, <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> que notre voyage va paraître en une édition à bon marché,
+ce péril, espérons-le, n’existe plus, et il m’est loisible de mettre
+votre nom sur le pavillon.</p>
+
+<p>Mais, je ne puis m’arrêter avant de m’être lamenté sur le sort de nos
+deux bateaux. Ce ne fut pas, sir, un jour fortuné que celui où nous
+projetâmes l’achat d’une péniche; il ne fut pas heureux, le jour où
+nous fîmes part de notre rêve au plus espérant des rêveurs. A vrai
+dire, tout sembla nous sourire un moment. Nous nous procurâmes la
+péniche, nous la baptisâmes «<i>les Onze mille Vierges de Cologne</i>»,
+et elle demeura pendant quelques mois l’admiration de tous les
+admirateurs, dans les eaux d’une charmante rivière et sous les murs
+d’une vieille ville.</p>
+
+<p>M. Mattras, le charpentier émérite de Moret, avait concentré sur elle
+toute la diligence de ses ouvriers rivalisant d’ardeur; et vous n’aurez
+pas oublié la quantité de champagne doux consommé à l’auberge, au bout
+du pont, pour donner <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> du zèle aux ouvriers et activer le travail.
+Quant à la question pécuniaire, je préfère ne pas m’y arrêter. Notre
+péniche «<i>les Onze mille Vierges de Cologne</i>» pourrit dans la
+rivière où elle avait été embellie. Elle ne sentit pas l’impulsion
+de la brise; on n’y attela jamais le patient cheval de trait. Et,
+lorsqu’enfin le charpentier indigné de Moret la vendit, on vendit en
+même temps l’Aréthuse et la Cigarette, nos deux «canoës», l’un de
+cèdre, l’autre, comme nous le sentions si rudement dans les portages,
+de solide chêne anglais. A présent, ces bateaux historiques portent les
+trois couleurs et sont connus sous des noms nouveaux et étrangers.</p>
+
+<p class="rsignature">R. L. S.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_19">19</span></p>
+
+ <div class="figcenter1" style="width: 375px;">
+ <img id="grav_2" src="images/page-19.jpg" alt="An inland voyage" width="375" height="600">
+ <p class="x-ebookmaker-drop right2"><a href="images/x-page-19.jpg" title="Agrandir" rel="nofollow">[↔]</a></p>
+ <div class="caption">
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_21">21</span></p>
+ <h2 id="ch_4">D’ANVERS A BOOM</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Nous produisîmes une grande agitation dans les docks d’Anvers. Un
+arrimeur et un groupe de portefaix des docks enlevèrent nos deux
+«canoës» et coururent à l’embarcadère. Derrière eux venait une foule
+d’enfants, poussant des hourras. La Cigarette partit au milieu d’un
+clapotis de petites vagues qui se brisaient. L’instant d’après,
+l’Aréthuse la suivait. Un vapeur descendait le fleuve; des hommes,
+sur le tambour, crièrent de rauques avertissements, l’arrimeur et ses
+portefaix, sur le quai, nous braillaient de prendre garde. Mais, en
+quelques coups de pagaie, les canoës étaient hors d’atteinte au milieu
+de l’Escaut, et nous laissions derrière nous tous les vapeurs, et les
+arrimeurs et les autres vanités du rivage.</p>
+
+<p>Le soleil brillait d’un vif éclat; la marée faisait gaillardement ses
+quatre milles à l’heure; <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> le vent soufflait régulièrement avec, de
+temps en temps, des rafales. Pour ma part, je n’avais jamais été de
+ma vie à la voile dans un canoë, et ma première expérience, au beau
+milieu de ce large fleuve, ne se faisait pas sans me causer quelque
+appréhension. Qu’arriverait-il à la première bouffée de vent qui
+gonflerait ma petite voile? A mon avis, on courait presque autant de
+risques à tenter ainsi l’inconnu, qu’à publier un premier livre, ou à
+se marier. Toutefois, ma perplexité ne fut pas de longue durée, et vous
+ne serez pas surpris d’apprendre qu’au bout de cinq minutes, j’avais
+fixé ma voile.</p>
+
+<p>Cette circonstance, je le reconnais, ne fut pas sans me frapper quelque
+peu. Naturellement, comme le reste de mes semblables, j’avais toujours
+fixé la toile dans un bateau à voiles; mais, dans une embarcation
+aussi petite et aussi peu stable qu’un canoë, et avec ces rafales qui
+s’abattaient sur nous, je ne m’attendais guère à pouvoir agir d’après
+les mêmes principes; et ce fait m’inspira quelques réflexions <span class="pagenum" id="Page_23">23</span>
+pleines de mépris sur le cas que nous faisons de la vie. On est à coup
+sûr, plus à l’aise pour fumer quand la voile est attachée; mais il ne
+m’était jamais arrivé de mettre une bonne pipe de tabac en balance
+avec un péril évident, et de courir le risque de propos délibéré en
+choisissant la bonne pipe de tabac. C’est un lieu commun que nous ne
+pouvons répondre de nous-mêmes, avant d’avoir été mis à l’épreuve;
+mais il est moins commun et, à coup sûr, plus consolant, de penser que
+nous nous trouvons habituellement beaucoup plus braves et beaucoup
+meilleurs que nous ne croyions. Tout le monde, à mon avis, en a fait
+l’expérience: mais la crainte de nous démentir plus tard nous empêche
+de trompeter bien loin ce sentiment réconfortant. Bien sincèrement je
+voudrais, car cela m’eût épargné beaucoup de peine, je voudrais, qu’il
+se fût trouvé quelqu’un pour me faire envisager la vie avec courage,
+quand j’étais jeune, pour me dire combien les dangers sont plus
+effrayants, quand on les voit de loin; pour me montrer que ce qu’il y
+a de <span class="pagenum" id="Page_24">24</span> viril dans le cœur d’un homme ne se laisse pas étouffer et
+l’abandonne rarement, je dirai même jamais, à l’heure du danger. Mais
+nous sommes tous très forts pour jouer de la flûte sentimentale en
+littérature: et il n’y aura pas un homme parmi nous pour aller en tête
+de la colonne faire retentir les sons grisants du tambour.</p>
+
+<p>Il faisait bon sur le fleuve. Un ou deux chalands passaient, chargés
+de foin. Des roseaux et des saules bordaient le cours d’eau: des
+bestiaux et de vénérables chevaux gris montraient leurs têtes placides
+par dessus le talus du rivage. Çà et là, un coquet village, parmi les
+arbres, avec un bruyant chantier de construction de bateaux: çà et
+là, une villa, au milieu d’une pelouse. Le vent nous favorisa pour
+remonter l’Escaut, puis le Rupel: et nous allions bon train, quand nous
+commençâmes à voir les briqueteries de Boom, qui s’étendent très loin
+sur la rive droite du fleuve. La rive gauche était toujours verte et
+champêtre, avec des allées d’arbres, le long de la digue, et, çà et là,
+un <span class="pagenum" id="Page_25">25</span> escalier pour desservir un bac, où l’on pouvait voir, tantôt
+une femme assise, les coudes sur les genoux, tantôt un vieux monsieur
+avec des lunettes d’argent et un bâton. Mais Boom et ses briqueteries
+devenaient à chaque instant, plus enfumées et plus sales; et bientôt,
+une grande église, avec une horloge, et un pont de bois, jeté sur le
+fleuve, indiquèrent le quartier central de la ville.</p>
+
+<p>Boom n’a rien d’agréable et n’est remarquable qu’en un seul point: la
+plupart des habitants ont la ferme conviction qu’ils savent parler
+anglais: ce que d’ailleurs, l’expérience ne justifie pas. Ceci jeta
+une sorte de brume sur notre conversation. Quant à l’hôtel de la
+navigation, c’est, je crois, ce qu’il y a de pire dans l’endroit. Il
+possède deux salles, dont il est très fier, toutes deux parsemées
+de sable; la première donnant sur la rue, avec un comptoir à une
+extrémité; la seconde, plus froide et plus sombre, avec, pour tout
+ornement, une cage sans oiseau et un tronc tricolore où <span class="pagenum" id="Page_26">26</span> recevoir
+des souscriptions. Nous trouvâmes moyen de dîner dans cette seconde
+pièce, en compagnie de trois ingénieurs stagiaires peu expansifs
+et d’un commis-voyageur silencieux. La nourriture, comme il arrive
+d’ordinaire en Belgique, était en cette occasion d’un caractère
+indéfinissable. En vérité, je n’ai jamais été capable de découvrir
+quoi que ce fût qui ressemblât à un repas chez cet aimable peuple. Les
+Belges semblent becqueter leurs aliments, ils ont l’air de jouer avec
+les mets tout le long du jour en amateurs; ils essayent d’imiter les
+Français; ils font, en réalité, comme les Allemands; et à la rigueur,
+l’on peut dire qu’ils ont un genre intermédiaire.</p>
+
+<p>Nettoyée et garnie de ses accessoires, la cage vide ne portait d’autre
+trace du favori qui y sifflait jadis, que l’écartement de deux
+barreaux, entre lesquels on mettait un morceau de sucre. Cette cage
+évoquait ainsi une sorte de gaieté de cimetière. Pas plus à nous qu’au
+commis-voyageur les ingénieurs ne daignaient adresser <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> la parole:
+mais ils échangeaient entre eux quelques mots à voix basse et nous
+dévisageaient à la lumière du gaz avec leurs lunettes. Car, bien qu’ils
+fussent de beaux garçons, ils portaient tous des besicles.</p>
+
+<p>Il y avait dans l’hôtel une servante anglaise; elle avait quitté
+l’Angleterre depuis assez longtemps pour avoir recueilli à l’étranger
+toutes sortes d’expressions bizarres et de manières curieuses, qu’il
+n’est pas besoin de spécifier ici. Elle nous parla abondamment dans son
+jargon, nous demanda des détails sur les mœurs actuelles en Angleterre
+et rectifia obligeamment nos explications, quand nous essayâmes de lui
+répondre. Mais nous avions affaire à une femme, et, au fond, peut-être
+ne dédaignait-elle pas tant nos renseignements, qu’elle en avait l’air.
+Le beau sexe aime à recueillir des connaissances et tient néanmoins
+à conserver sa supériorité. C’est une politique habile et presque
+toujours une nécessité dans les circonstances de la vie. Car, si un
+homme s’aperçoit qu’une femme <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> l’admire, ne serait-ce que pour ses
+connaissances en géographie, il se mettra immédiatement à bâtir sur
+cette admiration. Ce n’est qu’à force d’incessantes rebuffades que
+les jolies femmes peuvent nous tenir à notre place. Les hommes comme
+aurait dit Miss Howe ou Miss Harlowe, sont de tels «empiéteurs». Pour
+ma part, je suis corps et âme avec les femmes: et, après un couple bien
+marié, il n’est rien au monde d’aussi beau que le mythe de Diane, la
+divine chasseresse. Il est inutile à un homme de se retirer dans les
+bois: nous le connaissons trop: Saint Antoine en fit l’expérience, il
+y a bien longtemps; et l’aventure eut, à tous égards, une fâcheuse
+issue pour lui. Mais il y a ceci de particulier chez certaines femmes
+et qui déconcerte les meilleurs gymnosophistes parmi les hommes: c’est
+qu’elles se suffisent à elles-mêmes et qu’elles peuvent marcher dans
+une zone élevée et froide, sans la protection d’aucun de ceux qui
+portent culottes. Je l’affirme, bien que je sois le contraire d’un <span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
+ascète déclaré, je sais aux femmes plus de gré de cet idéal que je n’en
+saurais à la plupart d’entre elles, ou même à toutes, à l’exception
+d’une seule, d’un baiser spontanément donné. Il n’est rien d’aussi
+encourageant que le spectacle d’une personne qui se suffit. Et quand je
+songe aux sveltes et charmantes vierges, créatures de la forêt et du
+clair de lune, courant les bois toute la nuit, au son du cor de Diane,
+errant parmi les vieux chênes, le cœur aussi libre qu’eux, insensibles
+à l’agitation de la vie ardente et troublée de l’homme,—bien qu’en
+fait d’idéals, il en soit beaucoup d’autres que je préfère,—je sens
+battre mon cœur en pensant à celui qu’elles ont choisi. C’est faire
+faillite à la vie, mais faire faillite avec tant de grâce! Une chose
+n’est pas perdue, si on ne la regrette pas. En somme, et ici l’homme se
+décèle, où serait une grande partie de la gloire d’inspirer l’amour,
+s’il n’y avait aucun dédain à surmonter?</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_30">30</span></p>
+ <h2 id="ch_5">SUR LE CANAL DE WILLEBROECK</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Le lendemain matin, à notre départ sur le canal de Willebroeck, la
+pluie commença lourde et glacée. L’eau du canal était à peu près à la
+température où le thé peut se boire, et, sous cette froide aspersion,
+la surface était couverte de vapeur. La gaieté du départ et le
+mouvement aisé des bateaux sous chaque coup de pagaie nous aidèrent à
+faire contre fortune bon cœur, pendant toute la durée de l’averse; et,
+une fois le nuage passé et le soleil reparu, notre entrain reprit le
+dessus sur nos velléités de rester chez nous. Une bonne brise bruissait
+et frissonnait dans les rangées d’arbres qui bordaient le canal. Les
+feuilles s’agitaient en masses tumultueuses, tantôt en pleine lumière
+et tantôt dans l’ombre. Pour l’œil et l’oreille, le temps semblait
+propice à l’emploi de la voile; mais, sur l’eau, entre les hautes
+berges, le vent ne nous parvenait que <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> par bouffées faibles
+et irrégulières. A peine y en avait-il assez pour gouverner. Nous
+avancions d’une façon intermittente et peu satisfaisante. Du chemin de
+halage, un loustic, qui jadis avait été marin, nous salua par ces mots:
+«<i>Ça va vite, mais c’est long</i>».</p>
+
+<p>Il y avait assez d’activité sur le canal. A tout instant, nous
+rencontrions ou nous dépassions une longue file de bateaux, avec de
+grandes barres de gouvernail peintes en vert; des poupes élevées
+avec, de chaque côté du gouvernail, une fenêtre, et, parfois, à l’une
+des fenêtres, une cruche ou un pot à fleurs; une barque attachée à
+l’arrière; une femme occupée à préparer le dîner du jour et à soigner
+une poignée d’enfants. Ces péniches, au nombre de vingt-cinq ou trente,
+étaient toutes attachées les unes derrière les autres avec deux câbles.
+En tête de cette file de bateaux se trouvait un vapeur d’étrange
+construction qui la remorquait. Il n’avait ni roues à palettes, ni
+hélice; mais, au moyen de quelque engrenage, dont un esprit peu initié
+<span class="pagenum" id="Page_32">32</span> à la mécanique ne pouvait se faire une idée exacte, il amenait
+par dessus l’avant une petite chaîne brillante, qui s’étendait au fond
+du canal et, la faisant repasser par dessus l’arrière, il se halait en
+avant, anneau par anneau, avec toute sa suite de bateaux chargés. Tant
+qu’on n’avait pas trouvé la clef de l’énigme, il y avait quelque chose
+de solennel et d’inquiétant dans la progression d’un de ces trains,
+pendant qu’il s’avançait doucement dans le canal, sans autre marque de
+sa marche en avant qu’un petit remous, courant le long des flancs des
+bateaux et s’en allant mourir dans leur sillage.</p>
+
+<p>De toutes les créations dues aux entreprises commerciales, une péniche
+est de beaucoup ce qu’il y a de plus agréable à considérer. Il lui est
+loisible de déployer ses voiles, et vous la voyez alors voguer bien
+haut, au dessus de la cime des arbres et du faîte du moulin à vent,
+voguer sur le cours d’eau, voguer à travers les champs de blé vert, la
+plus pittoresque des créatures amphibies. Ou bien le cheval s’avance
+<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> d’un pas paisible et lent, comme si les affaires n’existaient pas
+pour lui dans le monde; et l’homme qui rêve au gouvernail voit le même
+clocher à l’horizon tout le long du jour. On se demande comment les
+choses parviennent jamais à leur destination, au train dont elles vont,
+et le spectacle des bateaux qui attendent leur tour à une écluse offre
+un bel exemple de la facilité avec laquelle on prend la vie. Il devrait
+y avoir beaucoup d’esprits satisfaits à bord des bateaux; car mener une
+telle vie, c’est voyager tout en restant chez soi.</p>
+
+<p>La cheminée fume pour le dîner à votre passage; les berges du canal
+déroulent lentement leur paysage aux yeux contemplatifs; le bateau
+flotte à travers de grandes forêts, à travers de grandes cités, avec
+leurs monuments publics et leurs lampes, le soir, et pour le batelier
+qui, dans sa demeure flottante, voyage sans bouger de son lit, c’est
+absolument comme s’il écoutait l’histoire d’un autre homme, ou comme
+s’il <span class="pagenum" id="Page_34">34</span> tournait les pages d’un livre d’images, dans lequel ses
+intérêts ne sont pas en jeu.</p>
+
+<p>Il peut faire sa promenade de l’après-midi en quelque pays étranger,
+sur les berges du canal, et revenir ensuite chez lui dîner au coin de
+son feu.</p>
+
+<p>Dans une pareille existence, on ne prend pas assez d’exercice pour
+jouir d’une santé exubérante; mais les gens maladifs seuls ont besoin
+d’une santé exubérante. L’individu apathique, qui ne se porte jamais ni
+bien ni mal, va dans la vie son petit bonhomme de chemin et n’en meurt
+que plus aisément.</p>
+
+<p>A coup sûr, je préférerais le métier de batelier à n’importe quelle
+position qui nécessiterait une présence assidue dans un bureau. Il y
+a peu de situations, devrais-je dire, où l’on abandonne moins de sa
+liberté en échange de repas réguliers. Le batelier est à bord; il est
+maître sur son bateau; il peut débarquer quand il veut; rien ne peut
+le forcer à courir des bordées pour éviter une terre sous le vent,
+pendant toute <span class="pagenum" id="Page_35">35</span> une nuit de gelée, où les voiles sont aussi dures
+que du fer; et, autant que j’en puis juger, le temps s’écoule pour lui
+aussi tranquillement que le permet le retour de l’heure du coucher ou
+du dîner. On ne voit pas aisément pourquoi un batelier devrait jamais
+mourir.</p>
+
+<p>A mi-route, entre Willebroeck et Vilvorde, dans un endroit où le
+canal, tel que l’avenue d’un châtelain, s’étendait devant nous en une
+perspective magnifique, nous descendîmes à terre pour goûter. Il y
+avait deux œufs, un chanteau de pain et une bouteille de vin, à bord
+de l’Aréthuse; et deux œufs, ainsi qu’un fourneau <i>Etna</i>, à bord
+de la Cigarette. Le maître de ce dernier bateau cassa un des œufs
+au cours du débarquement; mais, faisant observer plaisamment qu’on
+pouvait encore le faire cuire «à la papier», il le mit dans le fourneau
+sans le retirer du journal flamand qui l’enveloppait. Nous avions
+débarqué pendant un moment de beau temps; mais il n’y avait pas deux
+minutes que nous étions à terre que le vent fraîchit, au <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> point
+de devenir une demi-tempête, et que la pluie commença à nous fouetter
+les épaules. Nous nous assîmes aussi près que possible de l’Etna, dont
+l’alcool brûlait à grandes flammes. A chaque instant, l’herbe prenait
+feu et nous devions l’éteindre en la piétinant. Nous ne tardâmes pas
+à avoir plusieurs brûlures aux doigts. Mais la quantité de nourriture
+substantielle produite par notre cuisine n’était pas en proportion avec
+tant d’efforts. Et quand après deux essais de cuisson, nous renonçâmes
+à la partie, l’œuf qui était intact était un peu plus que tiède, tandis
+que l’autre «à la papier» ne formait qu’une froide et dégoûtante
+fricassée d’encre d’imprimerie et de débris de coquille d’œuf. Nous
+trouvâmes moyen de cuire les deux autres œufs, en les mettant tout
+contre la flamme de l’alcool; nous obtînmes cette fois un meilleur
+résultat. Puis, nous débouchâmes la bouteille de vin et nous nous
+assîmes sur le bord d’un fossé, nos tabliers de canoë sur les genoux.
+Il pleuvait à verse. Le manque de confort, <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> quand il n’est vraiment
+pas confortable, et n’a pas la prétention nauséabonde de l’être, est
+une chose excessivement humoristique; et des gens tout trempés et bien
+abrutis au grand air sont en d’excellentes dispositions pour rire. En
+se plaçant à ce point de vue, l’œuf à la papier même offert en guise de
+nourriture, peut passer comme une sorte d’accessoire à la plaisanterie.
+Mais ce genre de badinage, bien qu’il puisse se prendre en bonne part,
+ne demande pas à être répété; et, dorénavant, l’Etna voyagea comme un
+monsieur dans l’équipet de la Cigarette.</p>
+
+<p>A peine avions-nous fini de goûter, repris place dans nos embarcations
+et mis à la voile que le vent, il est presque inutile de le dire, ne
+tarda pas à tomber. Pendant le reste du trajet jusqu’à Vilvorde, nous
+continuâmes à présenter notre voile au vent peu favorable, et, avec de
+temps en temps, une bouffée de brise, et de temps en temps, un coup de
+pagaie, nous dérivâmes lentement d’écluse en écluse entre les rangées
+d’arbres bien en ordre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span></p>
+
+<p>C’était un riche et magnifique paysage vert ou plutôt un simple chemin
+d’eau tout vert, allant sans interruption de village en village. Tout
+avait un air stable, comme dans les endroits habités depuis longtemps.
+Des enfants aux cheveux ras crachaient sur nous du haut des ponts,
+comme nous passions en dessous, avec un réel sentiment d’impassibilité.
+Mais, encore plus impassibles étaient les pêcheurs; attentifs à leurs
+flottes, ils nous laissaient passer sans un regard. Livrés à leur
+paisible occupation, ils se tenaient perchés sur les éperons et les
+arcs-boutants des ponts et le long des berges. Ils étaient aussi
+indifférents que des fragments de nature morte. Ils ne bougeaient
+pas plus que s’ils avaient été en train de pêcher dans une vieille
+estampe hollandaise. Les feuilles s’agitaient, l’eau clapotait, mais
+ils restaient dans la même position comme autant d’églises établies
+par la loi. On aurait pu <ins class="correction" title="trépanner">trépaner</ins> la tête de chacun de ces inoffensifs
+pêcheurs sans trouver sous leur crâne autre chose que les replis
+multiples d’une ligne <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> à pêcher. Je me moque bien de vos solides
+gaillards en guêtres de caoutchouc, qui remontent les torrents de
+montagne, la ligne à saumon en main; mais j’aime tendrement cette sorte
+de gens qui exercent, pendant des journées entières, leur art peu
+fructueux dans des eaux tranquilles et dépeuplées.</p>
+
+<p>A la première écluse après Vilvorde, il y avait une éclusière qui
+parlait français d’une façon compréhensible. Elle nous apprit que nous
+étions encore à une couple de lieues de Bruxelles. Au même endroit, la
+pluie recommença. Elle tombait en lignes droites et parallèles, et la
+surface du canal était criblée d’une infinité de petites sources de
+cristal. Impossible de trouver à coucher dans le voisinage. Il ne nous
+restait donc qu’à enlever la voile et à jouer ferme de la pagaie sous
+la pluie.</p>
+
+<p>De magnifiques maisons de campagne avec des horloges et de longues
+rangées de fenêtres à volets, avec de superbes arbres séculaires,
+formant des bosquets et des avenues, donnaient <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> sous la pluie et
+dans l’obscurité croissante du crépuscule, un aspect riche et sombre
+aux rives du canal. Il me semble avoir vu à peu près le même effet dans
+des gravures: d’opulents paysages abandonnés, au dessus desquels passe
+un orage. Et, tout le temps, nous fûmes escortés par une charrette
+couverte, qui trottait misérablement le long du chemin de halage et se
+maintenait à une distance presque uniforme dans notre sillage.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_41">41</span></p>
+ <h2 id="ch_6">LE ROYAL SPORT NAUTIQUE<br>
+ A BRUXELLES</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>La pluie cessa près de Laeken. Mais le soleil était déjà couché;
+l’air était glacé et nous avions à peine un fil de sec à nous deux.
+Qui plus est, nous nous trouvions à présent au bout de l’Allée Verte,
+et au seuil même de Bruxelles nous nous heurtâmes à une sérieuse
+difficulté. Les rives du canal étaient bordées d’une file ininterrompue
+de péniches, qui attendaient leur tour à l’écluse. Nulle part on ne
+pouvait trouver un endroit propice pour débarquer; pas même un hangar
+où laisser les canoës pour la nuit. Non sans peine, nous réussîmes à
+débarquer et nous entrâmes dans un estaminet où quelques pauvres hères
+étaient à boire avec le patron. Celui-ci y alla carrément avec nous.
+Il n’y avait à sa connaissance aucune remise, aucun hangar, ni <span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
+rien de ce genre; et voyant que nous étions venus sans intention de
+boire, il ne cacha pas son impatience d’être débarrassé de nous. L’un
+des pauvres diables vint à la rescousse. Quelque part dans le coin du
+bassin il y avait, nous dit-il, un embarcadère et quelque chose d’autre
+encore qu’il ne définit pas très clairement, mais que ses auditeurs
+interprétèrent dans un sens favorable à leurs désirs.</p>
+
+<p>Au coin du bassin se trouvait réellement l’embarcadère, au haut duquel
+nous aperçûmes deux jeunes gens de bonne mine en costume de canotage.
+L’Aréthuse s’adressa à eux. L’un des deux dit que nous pourrions
+remiser nos bateaux chez eux pour la nuit, que cela ne souffrait pas
+la moindre difficulté; et l’autre, ôtant sa cigarette de ses lèvres,
+demanda si nos embarcations sortaient des chantiers de Searle et
+fils. Ce nom fut toute une présentation. Une demi-douzaine d’autres
+jeunes gens sortirent d’un «garage» portant l’inscription «Royal
+sport nautique» et se mêlèrent à la conversation. <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> Ils étaient
+tous très polis, pleins d’enthousiasme, parlaient avec volubilité, et
+entrelardaient leur langage de termes anglais de canotage, de noms de
+clubs anglais et de constructeurs de bateaux anglais. Je ne connais,
+je l’avoue à ma honte, aucun endroit dans mon pays natal, où j’aurais
+été reçu aussi chaleureusement par autant de gens. Nous étions des
+canotiers anglais, et les canotiers belges se jetaient à notre cou. Je
+me demande si les Huguenots français reçurent un accueil aussi cordial
+des protestants anglais, quand l’adversité les força à passer le
+détroit. Mais, après tout, quelle religion unit si étroitement les gens
+qu’un sport qui leur est commun?</p>
+
+<p>On transporta les canoës dans le garage. Les domestiques du club
+nous les lavèrent à fond, suspendirent les voiles au grand air pour
+les faire sécher et arrangèrent tout aussi soigneusement et aussi
+délicatement que s’il se fût agi d’un tableau. Pendant ce temps, nos
+frères «récemment découverts», car tel est le nom <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> que plusieurs
+d’entre eux donnèrent à cette parenté, nous conduisaient à l’étage
+et mettaient leur cabinet de toilette à notre entière disposition.
+Celui-ci nous prêtait du savon, celui-là une serviette, un troisième
+et un quatrième nous aidaient à défaire nos sacs. Et tout le temps
+c’étaient des questions et des assurances de respect et de sympathie à
+n’en plus finir! Je déclare que jamais auparavant je n’avais su ce que
+c’était que la gloire.</p>
+
+<p>«Oui, oui, le Royal Sport nautique est le club le plus ancien de la
+Belgique».</p>
+
+<p>«Nous sommes deux cents».</p>
+
+<p>«Nous—ceci n’est pas la substance d’un discours, mais un résumé
+de nombreux discours, l’impression que mon esprit a gardée après
+maintes conversations; et elle me paraît tout à fait sentir la
+jeunesse; elle me paraît être très agréable, très naturelle et très
+patriotique.—«Nous avons gagné toutes les courses, à part celles où
+les Français nous ont trichés».</p>
+
+<p>Il faut laisser ici tous vos vêtements mouillés <span class="pagenum" id="Page_45">45</span> pour les faire
+sécher. Oh! entre frères! Dans n’importe quel garage d’Angleterre nous
+trouverions le même accueil. (J’espère de tout mon cœur qu’ils le
+pourraient trouver).</p>
+
+<p>«En Angleterre, vous employez des sliding-seats, n’est-ce-pas?»</p>
+
+<p>«Nous sommes tous employés dans le commerce pendant le jour, mais le
+soir, voyez-vous, nous sommes sérieux».</p>
+
+<p>Ce furent leurs paroles mêmes. Ils consacraient le jour aux frivoles
+intérêts mercantiles de la Belgique; mais le soir, ils trouvaient
+quelques heures pour les occupations sérieuses de la vie. Peut-être me
+fais-je une idée fausse de la sagesse; mais il me semble que c’était
+là une remarque fort sage. Les gens qui s’occupent de littérature
+et de philosophie passent toute leur existence à s’affranchir des
+notions de seconde main et des règles fausses. C’est leur profession de
+recouvrer, à la sueur de leur front, à force de méditation, la fraîche
+vue qu’ils avaient autrefois de la vie; d’établir une <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> distinction
+entre ce qu’ils aiment réellement et originellement et ce qu’ils n’ont
+fait qu’apprendre à tolérer par force. Et les jeunes gens du Royal
+Sport nautique portaient encore la distinction très visiblement dans
+le cœur. Ils avaient encore ces perceptions nettes de ce qui est bon
+et de ce qui est mauvais, de ce qui est intéressant et de ce qui est
+ennuyeux, qualifiées d’illusions par les vieillards envieux. L’illusion
+de cauchemar de l’âge mûr, l’étreinte d’ours de l’habitude exprimant
+graduellement la vie de l’âme d’un homme, n’avaient pas encore eu de
+prise sur ces jeunes Belges, nés sous une heureuse étoile. Ils savaient
+encore que l’intérêt qu’ils prenaient à leurs affaires, était bien peu
+de chose, au prix de leur amour spontané et patient pour les exercices
+nautiques. Si vous savez ce que vous préférez, au lieu de répondre
+humblement Amen à ce que, selon le monde, vous devez préférer, c’est
+que vous avez gardé votre âme en vie. Un pareil homme pourra être
+généreux; il pourra être honnête, au-delà de ce <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> qu’on entend au
+sens commercial du mot; il pourra aimer ses amis avec une sympathie
+élective, personnelle, au lieu de les accepter comme des accidents de
+la position à laquelle il a été appelé. Il pourra être un homme, en un
+mot, agissant selon ses propres instincts, demeurant tel que Dieu l’a
+fait, et non une pure manivelle dans la salle aux machines sociales,
+soudée à des principes qu’il ne comprend pas et pour des fins dont il
+n’a cure.</p>
+
+<p>Car, se trouvera-t-il quelqu’un pour oser me dire qu’il est plus
+intéressant de faire des affaires que de folâtrer au milieu des
+bateaux? Il faudrait n’avoir jamais vu un canot, n’avoir jamais vu un
+bureau, pour parler ainsi. Et, pour sûr, l’un est beaucoup meilleur que
+l’autre pour la santé. Rien ne devrait occuper un homme autant que ses
+amusements. A l’encontre de ceci, on ne peut rien avancer que la soif
+de l’or; nul autre que:</p>
+
+<div class="cpoesie">
+ <div class="poem">
+ <p class="noindent">Mammon, l’esprit le moins élevé qui tomba<br>
+ Du ciel,</p>
+ </div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span></p>
+
+<p class="noindent">n’oserait hasarder un mot de réponse. Il n’y a qu’un "cant"
+mensonger pour représenter le négociant et le banquier comme des gens
+peinant d’une façon désintéressée pour l’humanité, et, par conséquent,
+fort utiles lorsqu’ils sont bien absorbés dans leurs transactions;
+car l’homme est plus important que ses services. Et lorsque notre
+membre du Royal Sport nautique aura vu disparaître si loin sa jeunesse
+pleine d’espoir, qu’il ne pourra plus exalter son enthousiasme qu’en
+feuilletant son grand-livre, je doute fort qu’il soit encore un aussi
+brave garçon et j’hésite à croire qu’il accueillerait d’aussi bonne
+grâce deux Anglais trempés, arrivant à Bruxelles, en canoë, à la brune.</p>
+
+<p>Lorsque nous eûmes changé nos vêtements mouillés et bu un verre de
+«pale ale» à la prospérité du club, l’un des membres nous conduisit
+à l’hôtel. Il ne voulut pas dîner avec nous, mais il accepta sans
+objection de prendre un verre de vin avec nous. L’enthousiasme est
+chose très ennuyeuse; et je commence à comprendre <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> pourquoi les
+prophètes furent impopulaires en Judée, où ils étaient le mieux connus.
+Pendant trois mortelles heures, cet excellent jeune homme resta près de
+nous à causer longuement de bateaux et de régates; et, avant de nous
+quitter, il eut l’obligeance de commander nos chandelles pour la nuit.</p>
+
+<p>Nous essayâmes, à plusieurs reprises, de changer de sujet; mais
+la diversion durait un instant à peine. Le membre du Royal Sport
+Nautique serrait la bride, faisait un écart, répondait à la question
+et fonçait de nouveau dans le flot gonflant de son sujet. J’appelle
+cela son sujet; mais je crois plutôt que c’est lui qui était le sujet.
+L’Aréthuse, qui considère toutes les courses comme des inventions du
+diable, se trouvait dans un dilemme pitoyable. Il n’osait avouer son
+ignorance par amour pour l’honneur de la vieille Angleterre, et il
+parlait hardiment de clubs et de rameurs anglais, dont la réputation
+n’était jamais venue jusqu’à lui. A plusieurs reprises et surtout une
+fois à propos <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> de «sièges à glissières», il fut à deux doigts de se
+trahir. Quant à la Cigarette, qui avait ramé dans des régates lorsqu’il
+avait le sang bouillant, mais qui désavoue à présent ces erreurs de
+sa folle jeunesse, il se trouvait dans un cas encore plus désespéré;
+car le jeune homme du Royal Sport Nautique lui proposa de prendre
+une rame dans un de leurs «huit» le lendemain, pour comparer le coup
+d’aviron anglais au coup d’aviron belge. Je voyais mon ami suer sang
+et eau sur sa chaise, chaque fois que ce sujet particulier revenait
+sur le tapis. Et il y eut encore une autre proposition, qui produisit
+le même effet sur chacun de nous. Il se trouvait que le champion du
+canoë en Europe (comme la plupart des autres champions) était un membre
+du Royal Sport Nautique. Et, si nous voulions seulement attendre le
+dimanche, cet infernal pagayeur condescendrait à nous accompagner dans
+notre prochaine étape. Mais nous n’avions, ni l’un ni l’autre, <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> le
+moindre désir de rivaliser avec Apollon, à conduire les coursiers du
+soleil.</p>
+
+<p>Une fois le jeune homme parti, nous contremandâmes nos chandelles et
+nous commandâmes un grog à l’eau-de-vie. Les grandes vagues avaient
+passé par dessus notre tête. Les membres du Royal Sport Nautique
+étaient des jeunes gens aussi gentils qu’on puisse souhaiter d’en
+voir; mais ils étaient un peu trop jeunes et un tantinet trop amoureux
+de sports nautiques, pour nous. Nous commencions à nous apercevoir
+que nous étions vieux et cyniques; nous aimions le bien-être; nous
+aimions le vagabondage agréable de l’esprit sur tel ou tel sujet. Nous
+ne tenions pas à jeter du discrédit sur notre patrie en gâchant un
+«huit» ou en peinant piteusement dans le sillage du champion du canoë.
+Bref, nous eûmes recours à la fuite. Il semblait que ce fût ingrat
+d’agir ainsi; mais, pour tâcher de rendre ce départ acceptable, nous
+laissâmes une carte chargée de sincères compliments. Et en vérité, <span class="pagenum" id="Page_52">52</span>
+ce n’était pas le moment d’avoir des scrupules; car nous croyions nous
+sentir sur le cou le souffle brûlant du champion.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_53">53</span></p>
+ <h2 id="ch_7">A MAUBEUGE</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Par crainte de nos bons amis les membres du Royal Sport Nautique d’une
+part, et, de l’autre, parce qu’il n’y avait pas moins de cinquante-cinq
+écluses entre Bruxelles et Charleroi, nous décidâmes de traverser la
+frontière en chemin de fer, bateaux et tout. Franchir cinquante-cinq
+écluses en un jour, cela revenait presque à faire péniblement tout le
+trajet à pied, les canoës sur nos épaules, objet d’étonnement pour
+les arbres qui bordent le canal et de franche dérision pour tous les
+enfants sensés.</p>
+
+<p>Passer la frontière, même en chemin de fer, est chose malaisée pour
+l’Aréthuse. D’une manière ou d’une autre, c’est un homme qui éveille
+les soupçons de la douane. Partout où il voyage il est sûr de trouver
+les douaniers assemblés. Des traités sont solennellement signés,
+des <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> ministres des affaires étrangères, des ambassadeurs et des
+consuls règnent en grande pompe de la Chine au Pérou, et le pavillon
+anglais flotte à tous les vents du ciel. Sous ces sauvegardes, les
+gras bénéficiers de l’Eglise, les maîtresses d’école, les messieurs en
+complet gris, la foule tumultueuse et la cohue des touristes anglais,
+le Murray à la main, se répandent librement sur tous les chemins de fer
+du continent. Et cependant, la fluette personne de l’Aréthuse est prise
+dans les mailles du filet, tandis que ces gros poissons continuent
+joyeusement leur route. S’il voyage sans passe-port, il est jeté, sans
+autre forme de procès, dans d’infects cachots. Si ses papiers sont en
+règle, certes, on lui permet de continuer son chemin: mais il n’obtient
+cette permission qu’après avoir subi l’humiliation d’une incrédulité
+générale. Il est né sujet anglais; il n’a cependant jamais réussi à
+persuader de sa nationalité un seul fonctionnaire. Il se flatte d’être
+assez honnête; il est rare, néanmoins, qu’on le prenne pour autre
+<span class="pagenum" id="Page_55">55</span> chose qu’un espion, et il n’est pas d’absurdes et de malhonnêtes
+moyens de subsistance que ne lui ait attribués la grande méfiance des
+fonctionnaires ou du peuple.</p>
+
+<p>Sur ma vie, je ne puis comprendre cela. Moi aussi, j’ai été appelé
+à l’église par le son des cloches, je me suis assis à la table
+des grands; mais rien en moi ne l’indique. Pour les lunettes des
+fonctionnaires, j’ai l’air aussi extraordinaire qu’un gueux d’Indien.
+Je pourrais venir de n’importe quelle partie du globe, semble-t-il, à
+part de celle d’où je viens. Mes ancêtres ont travaillé en vain et la
+glorieuse constitution anglaise ne peut me protéger dans mes promenades
+à l’étranger. C’est une chose très importante, croyez-moi, que d’offrir
+dans sa personne un bon type normal de la nation à laquelle on
+appartient.</p>
+
+<p>Je fus le seul des voyageurs à qui l’on demanda ses papiers, sur la
+ligne de Maubeuge. Malgré l’énergie avec laquelle je me cramponnais
+à mes droits, il me fallut finalement choisir entre <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> ces deux
+alternatives: ou accepter l’humiliation, ou voir le train partir sans
+moi. J’étais désolé de céder; mais je désirais arriver à Maubeuge.</p>
+
+<p>Maubeuge est une ville fortifiée avec un excellent hôtel, le Grand
+Cerf. Elle semblait être habitée surtout par des soldats et des commis
+voyageurs. Du moins, ce furent les seules personnes que nous vîmes,
+outre les domestiques de l’hôtel. Nous dûmes y rester quelque temps,
+car les canoës ne se pressaient pas de nous suivre et se trouvèrent en
+fin de compte désespérément retenus à la douane, jusqu’au moment où
+nous retournâmes les délivrer. Il n’y avait rien à faire, rien à voir.
+Nous eûmes de bons repas, ce qui est très important, mais ce fut tout.</p>
+
+<p>La Cigarette faillit être arrêté. On l’accusait d’avoir pris des plans
+des fortifications, chose dont il était matériellement incapable. Et
+en outre, comme chaque nation belligérante a déjà un plan des places
+fortifiées des autres puissances, de telles précautions reviennent à
+fermer la porte de l’écurie quand le coursier est parti. <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> Mais je
+ne doute pas qu’elles ne contribuent à maintenir la confiance dans le
+pays. C’est beaucoup de pouvoir persuader aux gens qu’ils partagent un
+mystère. Cela les rehausse à leurs yeux. Les Francs-maçons même, qu’on
+a exhibés à satiété, conservent une sorte d’orgueil; et il n’est pas un
+épicier parmi eux, si honnête, inoffensif et inintelligent qu’il puisse
+au fond se sentir, qui à son retour d’une de leurs tenues, n’ait à ses
+propres yeux une importance sinistre.</p>
+
+<p>On ne s’imagine pas quel bonheur peuvent éprouver deux personnes,
+pourvu toutefois qu’elles soient deux, à vivre dans un endroit où
+elles ne connaissent pas une âme. Je pense que le spectacle de toute
+une existence, à laquelle vous ne prenez aucune part, paralyse les
+désirs personnels. Vous êtes heureux de devenir simple spectateur. Le
+boulanger est debout à sa porte; le colonel, avec ses trois médailles,
+passe le soir, allant au café. Les soldats battent du tambour,
+sonnent de la trompette, et tous, aussi <span class="pagenum" id="Page_58">58</span> audacieux que des lions,
+garnissent les remparts. Le langage ne saurait exprimer avec quelle
+sérénité vous contemplez tout ceci. Dans un endroit où vous avez tant
+soit peu pris racine, le spectacle vous provoque à sortir de votre
+indifférence: vous êtes pour quelque chose dans la partie; vos amis
+combattent avec l’armée. Mais dans une ville étrangère, ni assez
+petite pour devenir trop tôt familière, ni assez grande pour offrir
+aux voyageurs toutes les commodités de la vie, vous êtes à l’écart des
+affaires, au point d’oublier absolument que vous pouvez en approcher
+davantage. Vous ressentez si peu d’intérêt pour le monde qui vous
+entoure, que vous ne vous souvenez plus que vous êtes un homme. Les
+Gymnosophistes vivent dans les bois avec toute la nature qui fermente
+autour d’eux, avec de tous côtés le mystère du roman; ils atteindraient
+plus facilement leur but en fixant leur séjour dans une morne ville de
+province, où ils verraient juste assez de l’humanité pour les garder
+d’en désirer davantage, et ne seraient <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> témoins que des pratiques
+extérieures rebattues de la vie de l’homme. Ces pratiques extérieures
+sont aussi mortes pour nous que tant d’autres formalités et parlent
+une langue morte à nos yeux et à nos oreilles. Elles n’ont pas plus de
+signification que des jurons ou des salutations. Nous sommes tellement
+accoutumés à voir les couples mariés aller à l’église le dimanche, que
+nous avons complètement oublié ce qu’ils représentent; si bien que les
+romanciers sont conduits à réhabiliter l’adultère, quand ils veulent
+nous montrer combien il est beau pour un homme et pour une femme de
+vivre l’un pour l’autre.</p>
+
+<p>Une personne à Maubeuge me permit pourtant de sonder un peu son cœur.
+Ce fut le cocher de l’omnibus de l’hôtel. C’était un petit homme,
+l’air assez vulgaire, aussi bien que je puis me le rappeler, mais avec
+une étincelle de quelque chose d’humain dans l’âme. Il avait entendu
+parler de notre petit voyage et il vint immédiatement à moi plein
+d’envie et de sympathie. Oh! comme il aspirait à voyager et à faire le
+<span class="pagenum" id="Page_60">60</span> tour du monde avant de descendre au tombeau! «Vous me voyez ici,
+n’est-ce-pas? Je conduis l’omnibus à la station. Bon! Et ensuite, je
+le reconduis à l’hôtel. Et c’est la même chose chaque jour et pendant
+toute la semaine. Mon Dieu! est-ce là la vie?» Je ne pouvais pas
+dire qu’à mon sens telle était la vie pour lui. Il me pressa de lui
+raconter où j’avais été et où j’espérais aller. Et tout en m’écoutant,
+le gaillard, je vous le déclare, soupirait. Est-ce que cet homme
+n’aurait pas pu être un vaillant explorateur en Afrique? N’aurait-il
+pas pu aller aux Indes à la suite de Drake? Mais ce siècle est peu
+propice aux hommes que la vie de bohème attire. Il n’y a que le parfait
+rond-de-cuir pour faire fortune et acquérir de la gloire.</p>
+
+<p>Je me demande si mon ami conduit toujours l’omnibus pour le Grand Cerf!
+Il est très probable que non, je crois. Car je pense qu’il était à la
+veille de se mutiner quand nous passâmes; et peut-être notre passage
+le détermina-t-il pour tout de bon. Il eut mille fois mieux valu pour
+<span class="pagenum" id="Page_61">61</span> lui être un chemineau, raccommoder des pots et des casseroles
+sur le bord du chemin, dormir sous les arbres et voir chaque jour le
+soleil se lever et se coucher au-dessus d’un nouvel horizon. Il me
+semble vous entendre dire que c’est une position respectable que d’être
+conducteur d’omnibus. Parfait! Quel droit celui qui n’aime pas cette
+position respectable a-t-il d’empêcher de l’occuper celui qui en est
+fort amateur? Mais supposez qu’un plat ne soit pas à mon goût et que
+vous me disiez que pour le reste de la société c’est un mets favori;
+que devrais-je conclure de cela? Qu’il ne me faudrait pas, je suppose,
+achever de le manger malgré la répugnance de mon estomac.</p>
+
+<p>La respectabilité est une excellente chose en elle-même; mais elle
+ne prime pas sur toutes les considérations. Je ne voudrais pas un
+instant me risquer à laisser entendre que ce soit affaire de goût;
+mais j’oserai aller jusqu’à affirmer ceci: si on admet que pour
+quelqu’un une position est pénible, désagréable, qu’elle n’est pas
+<span class="pagenum" id="Page_62">62</span> nécessaire, que de plus elle est inutile, quand bien même elle
+serait aussi respectable que l’Eglise d’Angleterre, plus tôt un homme
+l’aura quittée, mieux cela vaudra pour lui-même et pour tous les
+intéressés<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_63">63</span></p>
+ <h2 id="ch_8">SUR LA SAMBRE CANALISÉE<br>
+ EN ROUTE POUR QUARTES</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Vers trois heures de l’après-midi, tout le personnel du Grand Cerf nous
+accompagna au bord de l’eau. Le conducteur de l’omnibus y était, les
+yeux hagards. Pauvre oiseau de cage! Est-ce que je ne me rappelle pas,
+moi aussi, le temps où je fréquentais la station pour voir les trains
+s’élancer en grand nombre dans la nuit, bondés d’hommes libres, et où,
+avec d’indescriptibles envies, je lisais sur les horaires les noms
+d’endroits éloignés.</p>
+
+<p>Nous n’étions pas hors des fortifications qu’il commençait à pleuvoir.
+Le vent était contraire et soufflait par furieuses rafales; et le
+spectacle que présentait le pays n’était pas plus clément que ce qui
+se passait dans le ciel; car nous traversions un pays flétri, que
+des broussailles <span class="pagenum" id="Page_64">64</span> couvraient çà et là, mais auquel des cheminées
+d’usine donnaient quelque variété et quelque beauté. Nous débarquâmes
+dans une prairie souillée au milieu de quelques arbres étêtés, et
+nous y fumâmes une pipe dans une échappée de beau temps. Mais le vent
+soufflait si fort que nous ne pûmes allumer une autre pipe. A part
+quelques sordides ateliers, il n’y avait dans le voisinage aucun objet
+naturel. Un groupe d’enfants conduit par une grande fille, demeura à
+nous observer à peu de distance tout le temps que nous restâmes. Je me
+demande ce qu’ils pouvaient bien penser de nous.</p>
+
+<p>A Hautmont, l’écluse était presque infranchissable, le débarcadère
+étant escarpé et élevé, et l’embarcadère très éloigné. Une dizaine
+d’ouvriers, noirs de fumée, nous donnèrent un coup de main. Ils
+refusèrent toute récompense et ce qui est bien mieux, refusèrent
+noblement, sans que cela comportât la moindre idée d’insulte. «C’est
+notre façon d’agir dans notre pays», dirent-ils, et je trouve cette
+façon d’agir <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> tout à fait admirable. En Ecosse, où l’on vous rendra
+également des services gratis, les braves gens repoussent votre argent
+comme si vous aviez essayé de corrompre un électeur. Quand des gens
+se donnent la peine d’accomplir un acte plein de dignité, cela mérite
+bien qu’on généralise un peu cet acte et qu’on admette que tous ceux
+qui se seraient trouvés dans le même cas auraient agi d’une façon aussi
+digne. Mais dans nos braves pays saxons, où nous pataugeons dans la
+boue pendant soixante-dix ans, et où le vent chante sans cesse à nos
+oreilles depuis notre naissance jusqu’à notre mort, nous faisons le
+bien et le mal, la main haute et d’une façon presque offensante, et
+nous donnons, même à nos aumônes, la portée d’un témoignage et d’un
+fait de guerre contre le mal.</p>
+
+<p>Après Hautmont, le soleil reparut et le vent tomba. Quelques coups de
+pagaie nous portèrent au-delà des établissements métallurgiques et nous
+traversâmes un pays ravissant. La rivière serpentait parmi de basses
+collines, de <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> sorte que nous avions le soleil parfois devant,
+parfois derrière, et la rivière qui se déroulait sous nos yeux formait
+une nappe d’eau d’un éclat intolérable. Des prairies et des vergers
+occupaient les deux rives qui étaient bordées de joncs et de fleurs
+aquatiques. Les haies très élevées, s’entrelaçaient avec des troncs
+d’ormeaux et la plupart des champs, par suite de leur peu d’étendue,
+avaient l’air de berceaux qui s’étageaient le long du cours d’eau.
+Il n’y avait jamais de perspective. Parfois, le sommet d’une colline
+apparaissait au-dessus de la haie la plus proche et formait une étape
+à mi-route du ciel; mais c’était tout. Le ciel était sans nuages.
+L’atmosphère, après la pluie, était d’une pureté ravissante. La rivière
+comme un miroir qui s’allongerait en une longue coulée de verre,
+décrivait de nombreux détours parmi les hauteurs; et les pagaies, en
+plongeant dans l’eau, faisaient trembler les fleurs le long des bords.</p>
+
+<div class="section">
+ <div class="figcenter2" style="width: 600px;">
+ <img id="grav_3" src="images/page-67.jpg" alt="" width="600" height="355">
+ <div class="caption">
+ <p class="center">La rivière comme un miroir qui s’allongerait... (page 66).</p>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Dans les prairies vaguaient des bestiaux blancs et noirs,
+fantastiquement tachetés. Une <span class="pagenum" id="Page_69">69</span> bête
+avec la tête blanche et le reste du corps d’un noir luisant,
+vint au bord pour boire et resta gravement immobile, pointant
+ses oreilles vers moi à mon passage, semblable à quelque absurde
+ecclésiastique, dans une pièce de théâtre. Un instant après, j’entendis
+un bruyant plongeon, et, tournant la tête, j’aperçus l’ecclésiastique
+qui luttait pour remonter sur la rive. La bordure avait cédé sous ses
+pieds.</p>
+
+<p>A part les bestiaux, nous ne vîmes aucun être vivant, si ce n’est
+quelques rares oiseaux et un grand nombre de pêcheurs. Ceux-ci étaient
+assis sur les bords des prairies qui longent la rivière, les uns avec
+une seule ligne, les autres avec une demi-douzaine au moins. Ils
+avaient l’air stupéfiés de béatitude; et quand nous les amenions à
+échanger quelques rares paroles avec nous sur le temps qu’il faisait,
+leurs voix résonnaient tranquilles et lointaines. Il y avait parmi eux
+une étrange diversité d’opinions sur le genre de poissons auxquels ils
+destinaient leurs amorces, mais ils s’accordaient tous à dire <span class="pagenum" id="Page_70">70</span> que
+la rivière était très poissonneuse. Là où évidemment il n’y avait pas
+deux d’entre eux qui eussent attrapé le même genre de poissons, nous ne
+pouvions nous empêcher de soupçonner qu’il n’en était pas un peut-être
+qui eût jamais pris la moindre friture. J’espère que grâce à la beauté
+de cette après-midi, ils furent récompensés, tous sans exception,
+et qu’ils retournèrent chez eux, emportant dans leurs paniers un
+butin argenté pour la poêle à frire. Quelques-uns de mes amis diront
+peut-être qu’un tel vœu est une honte, mais je préfère un homme, ne
+fut-il qu’un pêcheur, à la plus superbe paire d’ouïes de toutes les
+eaux de Dieu. Je n’aime le poisson que quand il est cuit dans la sauce;
+tandis qu’un pêcheur à la ligne est une partie très importante d’un
+paysage de rivière et par conséquent mérite bien que les canotiers
+daignent le reconnaître. Il peut toujours vous dire, d’un air doux,
+où vous vous trouvez et sa présence tranquille sert à accentuer la
+solitude et le calme et à vous rappeler <span class="pagenum" id="Page_71">71</span> les citoyens étincelants
+qui vivent sous votre bateau.</p>
+
+<p>La Sambre serpentait si laborieusement çà et là parmi ses petites
+collines, qu’il était six heures passées quand nous approchâmes de
+l’écluse de Quartes. Sur le chemin de halage se trouvaient quelques
+enfants, avec lesquels la Cigarette se mit à plaisanter pendant qu’ils
+nous accompagnaient à la course. Ce fut en vain que je l’avertis.
+En vain lui dis-je en anglais que les gamins sont tout ce qu’il y
+a de plus dangereux au monde. Une fois que vous avez commencé à
+plaisanter avec eux, vous êtes bien sûr que cela se terminera par une
+grêle de pierres. Pour ma part, toutes les fois qu’une observation
+s’adressait à moi, je souriais doucement et hochais la tête, comme
+si j’étais quelqu’un d’inoffensif, n’ayant de la langue française
+qu’une connaissance insuffisante. Car, en vérité, j’ai acquis dans
+mon pays une telle expérience des enfants que j’aimerais mieux faire
+la rencontre d’une <span class="pagenum" id="Page_72">72</span> troupe d’animaux sauvages que d’une bande de
+vigoureux moutards.</p>
+
+<p>Mais je faisais injure à ces paisibles jeunes Hennuyers. Quand la
+Cigarette partit aux informations, je débarquai sur la digue, pour
+fumer une pipe, tout en veillant sur les bateaux, et je devins
+immédiatement l’objet de la plus aimable curiosité. A cette heure une
+jeune femme et un paisible adolescent qui avait perdu un bras s’étaient
+joints aux enfants. Cela me rassura un peu. Quand je prononçai mes
+deux ou trois premiers mots de français, une petite fille hocha la
+tête comme une grande personne avec une comique gravité: «Ah! vous
+voyez, dit-elle; il comprend suffisamment bien, à présent, c’était tout
+simplement pour nous en faire accroire.» Et les enfants de partir tous
+à la fois d’un franc éclat de rire.</p>
+
+<p>La nouvelle que nous venions d’Angleterre fit sur eux une vive
+impression et la petite fille leur apprit que l’Angleterre était une
+île, «et bien loin d’ici.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_73">73</span></p>
+
+<p>«Oui, vous pouvez le dire, bien loin d’ici,» ajouta le manchot.</p>
+
+<p>Je n’ai jamais senti le mal du pays me serrer le cœur aussi
+douloureusement qu’à ce moment. Ils semblaient considérer comme si
+incalculable la distance qui me séparait de l’endroit où j’ai vu le
+jour!</p>
+
+<p>Ils admirèrent beaucoup les canoës et j’observai chez ces enfants un
+trait de délicatesse qui mérite d’être mentionné. Désireux de monter
+en canoë, ils nous avaient assourdis de leurs demandes pendant les
+derniers cent mètres; et ils nous assourdirent de la même chanson
+le lendemain, quand nous arrivâmes pour partir. Mais, au moment
+où les canoës se trouvaient vides, pas un n’ouvrit la bouche pour
+faire pareille demande. Délicatesse? ou légère appréhension de l’eau
+peut-être, dans un si frêle esquif? Je hais le cynisme beaucoup plus
+que le diable; à moins peut-être que les deux ne fassent qu’un. Et
+cependant le cynisme est un bon tonique; c’est le «tub» froid et la
+serviette <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> de bain des sentiments, et il est assurément nécessaire
+à la vie dans les cas de sensibilité trop avancée.</p>
+
+<p>Des bateaux, leurs yeux se portèrent sur mon costume. Ils n’avaient
+pas assez d’yeux pour regarder ma ceinture rouge, et mon couteau les
+remplissait de crainte.</p>
+
+<p>«C’est ainsi qu’on fait les couteaux en Angleterre», dit le manchot.</p>
+
+<p>J’étais bien aise qu’il ne sût pas comme on les fait mal de nos jours
+en Angleterre.</p>
+
+<p>«Ces couteaux sont destinés aux gens qui vont en mer, ajouta-t-il, pour
+défendre leur vie contre les gros poissons.»</p>
+
+<p>A mesure qu’il parlait, je me sentais devenir aux yeux du petit groupe
+un personnage de plus en plus romanesque. Et je suppose qu’il en était
+réellement ainsi. Ma pipe même, bien que ce fut une pipe française en
+terre et toute ordinaire, assez bien «culottée», comme ils appellent
+cela en France, était une rareté à leurs yeux, comme une chose venant
+de si <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> loin. Et si mes plumes n’étaient pas très belles en
+elles-mêmes, au moins venaient-elles toutes d’outre-mer. Cependant,
+un détail de mon accoutrement piqua leur curiosité jusqu’à leur faire
+oublier toute politesse: c’était la malpropreté de mes souliers de
+toile. Je suppose, quoi qu’il en soit, qu’ils s’imaginaient que la boue
+était un produit de mon pays. La petite fille (qui était le génie de la
+bande) étala ses sabots pour les comparer à mes souliers; et j’aurais
+voulu que vous pussiez voir avec quelle grâce et quelle satisfaction
+elle le fit.</p>
+
+<p>La «canne» à lait de la jeune femme, une grande amphore de cuivre
+battu, reposait à quelque distance sur le gazon. Bien aise de me
+dérober à l’attention publique, et de rendre une partie des compliments
+que j’avais reçus, je l’admirais de tout cœur, autant pour sa forme que
+pour sa couleur et je leur dis, ce qui était très vrai, que c’était
+aussi beau que de l’or. Ils ne furent pas surpris. Ces objets était
+évidemment l’orgueil <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> du pays. Et les enfants s’étendirent sur la
+cherté de ces amphores, dont le prix s’élève parfois jusqu’à trente
+francs pièce. Ils m’expliquèrent comment les ânes les portaient une
+de chaque côté d’un bât, ce qui faisait un harnais assez coquet en
+soi-même. On pouvait voir ces amphores, ajoutèrent-ils, dans tout
+l’arrondissement; et dans les grosses fermes, elles étaient nombreuses
+et de grande taille.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_77">77</span></p>
+ <h2 id="ch_9">PONT-SUR-SAMBRE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">Nous sommes des Marchands</p>
+</div>
+
+<p>La Cigarette revint avec de bonnes nouvelles. On pouvait avoir à
+loger à quelque dix minutes de l’endroit où nous étions, dans un
+village appelé Pont. Nous remisâmes les canoës dans un grenier et nous
+demandâmes aux enfants si l’un d’entre eux voulait bien nous servir
+de guide. Le cercle s’élargit instantanément autour de nous et nos
+offres de récompense furent reçues dans un silence décourageant. Nous
+étions évidemment une paire de Barbe bleues pour les enfants; ils
+nous parlaient bien dans les endroits publics et là où ils avaient
+l’avantage du nombre; mais c’était une autre paire de manches de se
+risquer à s’en aller seul avec deux personnages, ayant à leurs yeux
+quelque chose des monstres de légende tombés du <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> ciel sur leur
+hameau par cette tranquille après-midi, un couteau à la ceinture et
+sentant les grands voyages. Le propriétaire du grenier vint à notre
+aide. Il prit à part un petit garçon et le menaça de lui donner des
+coups; sans cela, nous aurions dû, je suppose, trouver notre chemin
+nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, comme il avait déjà sans doute tâté
+des taloches de cet homme, l’enfant parut en avoir plus de crainte
+que des étrangers. Mais j’imagine que son petit cœur devait battre de
+la belle façon; car il ne cessa de trotter devant nous à une distance
+respectueuse, et de se retourner pour jeter sur nous des regards
+effrayés. Les enfants dans l’antiquité n’ont pas dû guider autrement
+Jupiter ou l’un de ses compères Olympiens, courant les aventures.</p>
+
+<p>Par un chemin fangeux nous remontâmes de Quartes, où se dressaient
+l’Eglise et le moulin tremblotant. Les paysans revenant des champs
+regagnaient péniblement leurs demeures. Une <span class="pagenum" id="Page_79">79</span> petite vieille à l’air
+vif passa près de nous. Elle était assise en travers d’un baudet, entre
+deux «cannes» à lait étincelantes. Chemin faisant, elle donnait de
+petits coups de talon dans le flanc du baudet et, d’une voix perçante,
+lançait des observations parmi les passants. Chose remarquable,
+aucun de ces hommes fatigués ne prenait la peine de répliquer. Notre
+guide nous fit bientôt quitter le petit chemin, pour prendre à
+travers la campagne. Le soleil était couché, mais l’occident en face
+de nous n’était qu’un lac d’or plain. Le sentier erra un instant à
+ciel ouvert. Puis il passa sous un treillis de branches, semblable
+à un berceau indéfiniment prolongé. De chaque côté se trouvaient
+des vergers ombragés; des chaumières s’étendaient bas au milieu des
+feuilles, envoyant leur fumée vers le ciel; çà et là, dans une trouée,
+apparaissait la grande face d’or de l’Occident.</p>
+
+<p>Je n’ai jamais vu la Cigarette dans un état d’esprit aussi idyllique.
+Il devenait positivement lyrique dans son admiration des paysages <span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
+de la campagne. Je n’étais guère moi-même moins enthousiasmé; l’air
+doux du soir, les ombres, les riches lumières et le silence faisaient à
+notre marche un harmonieux accompagnement. Et nous prîmes tous deux la
+résolution d’éviter les villes à l’avenir et de loger dans les hameaux.</p>
+
+<p>Le sentier s’engagea enfin entre deux maisons, et nous débouchâmes sur
+une grand’route large et boueuse, qu’un village d’aspect peu agréable
+bordait de chaque côté, à perte de vue. Les maisons s’élevaient à
+quelque distance de la route, dont elles étaient séparées, à droite
+et à gauche, par une large bande de terrain vague, où l’on voyait des
+tas de bois à brûler, des chariots, des brouettes, des monceaux de
+décombres et un peu de gazon douteux. Dans le lointain, sur la gauche,
+s’élevait au centre du village une grande tour maigre. Ce qu’elle avait
+été dans les siècles passés, je l’ignore: probablement, une forteresse
+en temps de guerre; mais pour le moment, elle portait, dans le haut,
+<span class="pagenum" id="Page_83">83</span> un illisible cadran solaire et, dans le bas, une boîte aux lettres
+en fer.</p>
+
+<div class="section">
+ <div class="figcenter2" style="width: 600px;">
+ <img id="grav_4" src="images/page-81.jpg" alt="" width="600" height="396">
+ <div class="caption">
+ <p class="center">..... s’élevait au centre du village une grande tour
+ maigre (page 80).</p>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<p>De Quartes on nous avait envoyés à une auberge, mais elle était
+pleine, ou bien c’est que notre mine ne revint pas à la maîtresse. Il
+faut avouer qu’avec nos grandes valises de caoutchouc tout humides,
+nous n’avions guère l’air de gens civilisés. Nous ressemblions plutôt
+à des marchands de chiffons et d’os, imagina la Cigarette. «Ces
+messieurs sont des marchands?» demanda l’aubergiste. Et sans attendre
+une réponse, qu’elle jugeait, je suppose, superflue, dans un cas si
+évident, elle nous envoya chez un boucher qui habitait près de la tour
+et prenait des voyageurs à loger.</p>
+
+<p>Nous nous rendîmes chez le boucher. Mais, il était en déménagement et
+tous les lits étaient démontés; ou bien notre mine ne lui revint pas.
+En guise d’adieu il nous décocha: «Ces messieurs sont des marchands?»</p>
+
+<p>Il commençait à faire noir pour tout de bon. Nous ne pouvions plus
+distinguer le visage des <span class="pagenum" id="Page_84">84</span> gens qui passaient auprès de nous, avec
+un bonsoir inarticulé. Les ménagères de Pont semblaient très économes
+de leur huile, car nous ne vîmes pas une seule fenêtre éclairée, dans
+tout ce long village. Je crois que c’est le plus long village du
+monde; mais j’ose dire que dans notre situation, chacun de nos pas
+comptait triple. Nous étions fort découragés quand nous arrivâmes à la
+dernière auberge. Regardant dans la maison par la porte qui n’était pas
+éclairée, nous demandâmes timidement si nous pouvions y loger pour la
+nuit. Une voix de femme consentit sur un ton peu amical. Nous jetâmes
+nos valises à terre et nous nous mîmes à chercher des chaises.</p>
+
+<p>La salle était dans une complète obscurité, sauf une lueur rougeâtre
+qu’on voyait aux fentes et au ventilateur du poêle. Mais à présent,
+l’aubergiste allumait une lampe pour voir ses nouveaux hôtes. Ce fut,
+je suppose, l’obscurité qui nous épargna une autre expulsion; car je
+ne puis dire qu’elle eut l’air satisfaite à notre <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> aspect. Nous
+nous trouvions dans une grande salle nue, ornée de deux estampes
+allégoriques représentant la Musique et la Peinture, et d’une copie
+de la loi contre l’ivresse publique. D’un côté, il y avait un petit
+comptoir, avec une demi-douzaine de bouteilles environ. Deux ouvriers,
+dans une attitude de fatigue extrême, étaient assis attendant le
+souper. Une jeune fille de beauté médiocre circulait activement dans
+la salle avec un enfant de deux ans qui avait sommeil; et l’aubergiste
+se mit à déranger les pots et les casseroles qui étaient sur le poêle,
+pour faire cuire quelques biftecks.</p>
+
+<p>«Ces messieurs sont des marchands?» demanda-t-elle d’une voix aigre; et
+la conversation n’alla pas plus loin. Nous commencions à nous figurer
+qu’après tout nous pouvions bien être des marchands. Je n’ai jamais
+connu de gens dont la faculté de faire des conjectures s’étendît dans
+un espace si restreint que les aubergistes de Pont-sur-Sambre. Mais
+la politesse et la façon de se comporter n’ont pas un <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> cours plus
+étendu que les billets de banque. Eloignez-vous seulement assez de
+votre quartier, et toute la perfection de vos manières ne vous servira
+de rien. Ces Hennuyers ne pouvaient voir aucune différence entre un
+marchand ordinaire et nous. Et ce fut pour nous matière à réflexion,
+pendant qu’on préparait les biftecks, de voir comme ils nous prenaient
+à leur propre évaluation et comme notre politesse la plus raffinée et
+nos plus grands efforts pour charmer semblaient absolument convenir à
+la qualité de marchand. Cela paraît être du moins une excellente preuve
+en faveur de la profession en France que, même devant de tels juges,
+nous ne réussîmes point à battre les marchands avec nos propres armes.</p>
+
+<p>Enfin on nous pria de nous mettre à table. Les deux villageois (et l’un
+d’entre eux avait le visage pâle et un air de complet épuisement avec
+une apparence maladive, provenant sans doute de l’excès de travail et
+de l’insuffisance de nourriture) soupèrent d’une seule assiette de
+<span class="pagenum" id="Page_87">87</span> soupe au lait, de quelques pommes de terre en robe de chambre,
+d’une chope de petite bière et d’une tasse de café sucré avec du sucre
+candi. L’aubergiste, son fils et la jeune fille, dont nous avons parlé
+plus haut, mangèrent la même chose. Notre repas fut un vrai banquet,
+en comparaison. Nous eûmes du bifteck, moins tendre qu’il aurait pu
+l’être, quelques-unes des pommes de terre, un peu de fromage, un second
+verre de bière et du sucre blanc dans notre café.</p>
+
+<p>Vous voyez ce que c’est que d’être un monsieur,—pardon, ce que c’est
+que d’être un marchand. Je ne m’étais jamais avisé jusqu’alors, qu’un
+marchand fut un homme d’importance, dans un cabaret d’ouvriers; mais
+à présent que je devais en jouer le rôle pendant la soirée, je vis
+qu’il en était bien ainsi. Il a dans les auberges où il loge à la
+campagne, à peu près la même prééminence que celui qui prend un salon
+particulier dans un hôtel. Plus vous y regardez, plus les distinctions
+de classes sont infinies <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> parmi les hommes; et peut-être par une
+heureuse dispensation, n’y en a-t-il pas un seul au bas de l’échelle,
+pas un seul, qui ne puisse se trouver sur quelque autre une certaine
+supériorité, pour sauvegarder son orgueil.</p>
+
+<p>Nous fûmes assez mécontents de notre nourriture, la Cigarette en
+particulier; car pour moi, j’essayai de faire croire que l’aventure,
+le bifteck coriace, tout m’amusait. D’après la maxime de Lucrèce, la
+vue de la soupe au lait des autres aurait dû donner de la saveur à
+notre bifteck. Mais nous ne trouvâmes pas qu’il en était ainsi dans
+la pratique. Théoriquement, vous pouvez savoir que d’autres gens
+vivent plus pauvrement que vous; mais il n’est pas agréable—j’allais
+dire, il est contre l’étiquette de l’univers—de s’asseoir à la même
+table qu’eux, pour prendre sa nourriture supérieure au milieu de
+leurs croûtes. Je n’avais pas vu pareille chose se passer, depuis le
+jour où j’avais remarqué à l’école un glouton d’élève mangeant son
+gâteau d’anniversaire. C’était assez odieux à voir, pouvais-je <span class="pagenum" id="Page_89">89</span> me
+rappeler, et je n’avais jamais pensé jouer ce rôle moi-même. Mais une
+fois de plus, vous voyez ce que c’est que d’être un marchand.</p>
+
+<p>Il n’y a pas de doute que les classes pauvres de notre pays ont
+beaucoup plus de dispositions à la charité que les classes riches.
+J’imagine que cela doit venir en grande partie du peu de comparaisons
+et de distinctions que font ces classes entre les gens aisés et
+ceux qui ne le sont pas autant. Un ouvrier ou un marchand ne peut
+s’isoler de ses voisins moins aisés. S’il s’offre une nourriture plus
+recherchée, il doit le faire en présence d’une douzaine de personnes
+qui ne le peuvent pas. Est-il quelque chose qui puisse conduire plus
+directement aux pensées de charité? Ainsi l’homme pauvre, campant à
+l’écart dans la vie, la voit telle qu’elle est, et il sait que chaque
+bouchée qu’il met dans son ventre a été arrachée aux mains des affamés.</p>
+
+<p>Mais à un certain degré de prospérité, comme dans une ascension
+de ballon, l’homme heureux passe à travers une zone de nuages, et
+les choses <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> sublunaires sont dès lors cachées à sa vue. Il
+n’aperçoit rien que les corps célestes, tous dans un ordre admirable
+et positivement aussi beaux que neufs. Il se trouve entouré de
+la façon la plus touchante des attentions de la Providence et se
+compare involontairement aux lys et aux alouettes. Il ne chante pas
+précisément, bien entendu, mais il a dès lors l’air si modeste dans
+son landau ouvert! Si tout le monde dînait à une seule table, cette
+philosophie recevrait de rudes chocs.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_91">91</span></p>
+ <h2 id="ch_10">PONT-SUR-SAMBRE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">Le Marchand Ambulant</p>
+</div>
+
+<p>Comme les laquais dans la comédie de Molière, lorsque les vrais
+gentilshommes faisaient irruption au milieu de leurs élégantes façons
+singées à l’office, nous étions destinés à être confrontés avec un
+véritable marchand. Pour rendre la leçon plus mordante encore pour
+des gentilshommes tombés comme nous, c’était un marchand infiniment
+plus considéré que le genre de pauvres diables pour lesquels on nous
+prenait: comme un lion au milieu de souris, ou un vaisseau de guerre
+arrivant sur deux chaloupes. En vérité, le nom de colporteur ne pouvait
+s’appliquer à lui; c’était un marchand ambulant.</p>
+
+<p>Il était environ huit heures et demie, je suppose, quand ce digne
+Monsieur Hector Gilliard de Maubeuge fit halte à la porte du cabaret
+avec <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> sa charrette couverte traînée par un baudet et d’une voix
+joviale appela les gens de la maison. C’était un maigre et nerveux
+diable d’homme, la langue bien pendue, tenant à la fois de l’acteur et
+du jockey. Ses affaires avaient évidemment prospéré, sans qu’il eût
+reçu aucun des bienfaits de l’éducation; car, avec une gravité naïve il
+mettait tous les mots au masculin et, au cours de la soirée, il nous
+servit quelques futurs de fantaisie dans sa conversation fleurie et
+ampoulée. Il avait avec lui son épouse, avenante jeune femme dont les
+cheveux étaient maintenus dans un foulard jaune et son fils, bambin
+de quatre ans, qui portait une blouse et un képi. Chose remarquable,
+l’enfant était beaucoup mieux habillé que son père et sa mère. On nous
+apprit qu’il était déjà dans un pensionnat; mais on se trouvait au
+commencement des vacances, et il était venu les passer avec ses parents
+et faire une tournée avec eux. Délicieuse occupation de vacances,
+n’est-ce pas? que de voyager toute la journée avec ses parents, dans
+<span class="pagenum" id="Page_93">93</span> la charrette couverte pleine de trésors innombrables, avec la
+verte campagne bruissant de chaque côté et les enfants, dans tous les
+villages, le contemplant avec envie et admiration. Il est plus amusant,
+pendant les vacances, d’être le fils d’un marchand ambulant que d’être
+le fils et l’héritier du plus grand filateur du monde. Et pour ce qui
+est d’être un prince régnant, le jeune Gilliard en était un, ou je ne
+m’y connais pas.</p>
+
+<p>Tandis que Monsieur Hector et le fils de la maison conduisaient le
+baudet à l’écurie et mettaient sous clef toutes les choses de valeur,
+l’aubergiste faisait réchauffer les restes de notre bifteck et frire
+les pommes de terre froides coupées en tranches, et Madame Gilliard
+s’occupait à réveiller le bambin qui, après la longue étape de ce jour,
+était chagrin et ébloui par la lumière. Il ne fut pas plus tôt éveillé
+qu’il commença à se préparer à souper, en mangeant de la galette, des
+poires vertes et des pommes de terre froides, toutes choses qui ne
+firent, autant que j’en pus juger, qu’exciter son appétit.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_94">94</span></p>
+
+<p>Piquée dans son amour propre de mère, l’aubergiste éveilla sa petite
+fille et les deux enfants furent mis en présence. Le jeune Gilliard la
+regarda un instant, absolument comme un chien regarde sa propre image
+réfléchie dans un miroir, avant de tourner la tête. En ce moment, il
+était tout à sa galette. Sa mère parut dépitée qu’il montrât si peu
+d’inclination pour l’autre sexe. Elle exprima son désappointement avec
+une certaine candeur et une allusion fort juste à l’influence des
+années.</p>
+
+<p>Il est certain qu’un temps viendra, où il fera plus d’attention aux
+jeunes filles et pensera beaucoup moins à sa mère. Espérons qu’elle
+aimera cela autant qu’elle semblait se l’imaginer. Mais il est assez
+singulier que, parmi les femmes, celles-là précisément qui professent
+le plus de mépris pour le sexe masculin, trouvent un certain charme et
+une certaine noblesse à ses plus vilains détails mêmes, lorsqu’elles
+les rencontrent chez leurs propres fils.</p>
+
+<p>La petite fille le regarda plus longtemps et <span class="pagenum" id="Page_95">95</span> avec plus d’intérêt;
+probablement parce qu’elle était chez elle; tandis que le bambin était
+un voyageur et qu’il était accoutumé à des spectacles étrangers. Et en
+outre, il n’y avait point de galette pour absorber son attention.</p>
+
+<p>Pendant toute la durée du souper, on ne parla que de mon jeune
+seigneur. Le père et la mère aimaient follement leur enfant. Monsieur
+ne cessa d’insister sur la sagacité de son fils; il connaissait de
+nom, disait-il, tous les élèves de l’école; si la mémoire lui faisait
+défaut, quand on le mettait à l’épreuve, il poussait la prudence et
+l’exactitude à un degré extraordinaire. Lui posait-on une question, il
+s’asseyait et réfléchissait, et s’il ne pouvait y répondre: «Ma foi,
+il ne vous le dira pas,» ajoutait le père. C’est certainement là un
+haut degré de prudence. De temps en temps, M. Hector, la bouche pleine
+de bifteck, prenait sa femme à témoin de l’âge du bambin à certaines
+époques où il avait dit ou fait quelque chose de mémorable; et je
+remarquai que Madame <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> traduisait habituellement son approbation
+par des exclamations. Quant à elle, son cœur ne la portait point à
+vanter son fils; mais elle ne se rassasiait pas de le caresser et
+elle semblait prendre un doux plaisir à rappeler ce qu’il y avait
+d’heureux dans la courte existence de son enfant. Il est impossible à
+n’importe quel écolier de causer davantage des vacances qui venaient
+de commencer, et de parler moins de la sombre période scolaire qui
+devait inévitablement les suivre. Elle montrait avec un orgueil
+qu’inspirait peut-être en partie l’habitude du commerce, les poches de
+son fils bourrées en dépit du bon sens, de toupies, de sifflets, et de
+ficelle. Quand elle entrait dans une maison pour faire des affaires, il
+l’accompagnait, paraît-il; et à chaque vente, il recevait un sou sur le
+bénéfice. En réalité ils le gâtaient énormément, ces deux braves gens.
+Mais malgré cela, ils surveillaient attentivement ses manières, et ils
+lui adressèrent des remontrances au sujet de quelques légères fautes
+d’éducation qu’il commit <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> à différentes reprises au cours du souper.</p>
+
+<p>En somme, je ne me sentais pas trop froissé d’être pris pour un
+marchand. Il m’était permis de penser que je mangeais avec plus de
+délicatesse ou que mes fautes de français étaient d’une tout autre
+nature; mais il était évident que l’hôtesse et les deux ouvriers ne
+pouvaient apprécier ces distinctions. Dans cette cuisine de cabaret,
+il n’y avait pas la moindre différence, pour toutes les choses
+essentielles, entre les Gilliard et nous. M. Hector, il est vrai,
+était plus à l’aise et prenait en parlant un ton plus important;
+mais cela s’expliquait par ce fait qu’il avait charrette et baudet,
+alors que nous, pauvres hères, nous allions à pied. Le reste de la
+société s’imaginait certainement, sans d’ailleurs y mettre la moindre
+méchanceté, que nous mourions d’envie d’occuper dans la profession un
+rang aussi élevé que celui des nouveaux arrivants.</p>
+
+<p>Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aussitôt que ces braves gens
+parurent, la glace se rompit; l’on <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> fit connaissance et la
+conversation devint générale. Je ne dis pas que j’aurais mis un grand
+empressement à confier à ce marchand ambulant une somme extravagante,
+mais je suis sûr qu’il avait l’âme foncièrement honnête. En ce monde
+mélangé, s’il vous est possible de trouver un ou deux points sensibles
+dans le cœur d’un homme, et par dessus tout, si vous trouvez une
+famille entière vivant en si bons termes, vous pouvez à coup sûr vous
+tenir pour satisfait et prendre le reste comme accordé; ou ce qui vaut
+beaucoup mieux, conclure hardiment que vous saurez parfaitement vous en
+passer et qu’un seul bon trait ne saurait se trouver amoindri par dix
+mille mauvais.</p>
+
+<p>Il se faisait tard. M. Hector alluma une lanterne d’écurie et
+sortit pour faire quelques arrangements à sa charrette et mon jeune
+monsieur se mit à enlever ses principaux vêtements et à faire de la
+gymnastique sur les genoux de sa mère, puis de là sur le parquet, avec
+accompagnement de rires.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p>
+
+<p>«Allez-vous coucher seul?» demanda la servante.</p>
+
+<p>«Il n’y a pas de danger», répondit le jeune Gilliard.</p>
+
+<p>«Mais vous couchez bien seul à l’école,» objecta sa mère. «Allons,
+allons, il faut être un homme.»</p>
+
+<p>Mais il protesta qu’il ne fallait pas mettre sur le même pied l’école
+et les vacances, qu’il y avait des dortoirs à l’école, et il étouffa la
+discussion sous des baisers qui rendaient sa mère souriante et ravie au
+delà de toute expression.</p>
+
+<p>Il n’y avait certainement pas de danger, selon son expression, qu’il
+couchât seul, car il n’y avait qu’un seul lit pour les trois Gilliard.
+Nous avions pour notre part énergiquement refusé de coucher à deux dans
+un lit et nous eûmes, dans le grenier de la maison, une soupente à deux
+lits avec, pour tous meubles, outre les lits, trois porte-manteaux et
+une table. Il ne s’y trouvait même pas un verre d’eau; mais par bonheur
+la fenêtre pouvait s’ouvrir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span></p>
+
+<p>Je n’étais pas encore endormi, que déjà le bruit des ronflements
+sonores emplissait le grenier, les Gilliard, les ouvriers et les
+gens de l’auberge paraissant, tous et d’un commun accord, prendre
+part au concert. Au dehors, la jeune lune resplendissante éclairait
+Pont-sur-Sambre et baignait de ses rayons le cabaret où étaient couchés
+tous les marchands.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_101">101</span></p>
+ <h2 id="ch_11">SUR LA SAMBRE CANALISÉE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">En route pour Landrecies</p>
+</div>
+
+<p>Le matin lorsque nous descendîmes, l’aubergiste nous montra deux
+seaux d’eau derrière la porte de la rue: «Voilà de l’eau pour vous
+débarbouiller,» dit-elle. Nous nous arrangeâmes donc pour nous
+débarbouiller, pendant que Madame Gilliard, dehors, sur les marches de
+l’escalier, brossait les chaussures de la famille et que M<sup>r</sup> Hector,
+tout en sifflant gaiement, arrangeait pour la tournée du jour quelques
+marchandises dans une boîte à compartiments portative, qui formait une
+partie de son bagage. Pendant ce temps, l’enfant faisait partir des
+amorces de Waterloo, dont il avait parsemé le parquet.</p>
+
+<p>Soit dit en passant, je me demande comment on appelle en France les
+amorces de Waterloo; <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> peut-être des amorces d’Austerlitz? Ceci est
+un point de vue des plus suggestifs. Vous rappelez-vous ce Français
+qui, voyageant via Southampton, descendit à la gare de Waterloo et fut
+forcé de traverser le pont de Waterloo? M’est avis qu’il dut avoir
+l’envie de retourner dans son pays, sans aller plus loin.</p>
+
+<p>Pont même est sur la rivière; mais tandis que par la terre ferme, il
+y a dix minutes de marche pour y venir de Quartes, il y a six mortels
+kilomètres par eau. Nous laissâmes nos sacs à l’auberge, et sans
+bagage, nous regagnâmes nos canoës à travers les prairies humides.
+Quelques-uns des enfants étaient là pour nous voir partir; mais nous
+n’étions plus les êtres mystérieux de la soirée précédente. Un départ
+est beaucoup moins romanesque qu’une arrivée inexpliquée par un soir
+doré. Quelque vive qu’ait été l’impression produite par la première
+apparition d’un fantôme, c’est avec une indifférence comparativement
+aussi grande que nous le voyons disparaître.</p>
+
+<div class="section">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_103">103</span></p>
+ <div class="figcenter2" style="width: 600px;">
+ <img id="grav_5" src="images/page-103.jpg" alt="" width="600" height="356">
+ <div class="caption">
+ <p class="center">.... lorsque nous longions la forêt de Mormal (page
+ 105.)</p>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p>
+
+<p>Les braves gens de l’auberge de Pont, lorsque nous allâmes chercher nos
+sacs, furent frappés d’admiration. A la vue de ces deux gracieux petits
+bateaux, sur chacun desquels flottait un pavillon anglais, et dont
+un lavage à l’éponge avait fait reluire le vernis, ils commencèrent
+à s’apercevoir qu’ils avaient reçu des anges, sans s’en douter.
+L’aubergiste se tenait sur le pont, désolée probablement de s’être fait
+si peu payer. Son fils courait çà et là et invitait les voisins à venir
+jouir du spectacle, et nous partîmes sous les yeux d’une véritable
+foule de spectateurs émerveillés. Ces messieurs, des marchands! allons
+donc! A présent, vous voyez un peu trop tard leur qualité.</p>
+
+<p>Toute la journée, il tomba des averses, qui dégénérèrent parfois en
+pluies torrentielles. Nous fûmes trempés jusqu’aux os; puis en partie
+séchés par le soleil, puis trempés de nouveau. Mais nous eûmes quelques
+intervalles de calme et un notamment lorsque nous longions la forêt de
+Mormal. Ce nom sonne mal à l’oreille, mais <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> quel délicieux endroit
+pour la vue et l’odorat! Toute la partie qui bordait la rivière avait
+un air solennel, baignant dans l’eau l’extrémité de ses branches et
+formant dans le haut un mur de feuillage. Qu’est-ce qu’une forêt,
+sinon une cité de la nature, pleine de créatures vivantes, robustes
+et inoffensives, où rien n’est mort, où rien n’est dû à la main de
+l’homme, mais où les citoyens eux-mêmes sont à la fois les maisons
+et les monuments publics? Il n’est rien d’aussi vivant, et cependant
+d’aussi calme qu’un bois, et deux compagnons qui passent dans le
+balancement de leur canoë se sentent bien petits et bien agités en
+comparaison.</p>
+
+<p>Et certainement de tous les parfums, celui qu’exhalent un grand
+nombre d’arbres est le plus délicieux et le plus fortifiant. La mer
+vous a comme une forte odeur qui éclate et vous prend subitement
+aux narines ainsi que le tabac à priser, et qui provoque en vous la
+sensation délicate d’une vaste étendue d’eau et de grands navires; mais
+l’odeur des bois, qui ressemble le <span class="pagenum" id="Page_107">107</span> plus à celle de la mer par
+ses propriétés toniques, la surpasse de beaucoup en douceur. De plus
+l’odeur de la mer est peu variée, celle des bois l’est à l’infini; elle
+varie avec chaque heure de la journée, non seulement en force, mais
+en caractère, et à mesure que vous passez d’une zone de la forêt dans
+une autre, les différentes sortes d’arbres paraissent vivre au milieu
+de différentes atmosphères. Ordinairement c’est la résine du sapin qui
+prédomine. Mais il est des bois qui sont plus coquets dans leurs mœurs;
+et l’haleine de la forêt de Mormal, en parvenant jusqu’à nous par
+cette pluvieuse après-midi, ne nous apportait rien moins que le parfum
+délicat de l’églantier.</p>
+
+<p>J’aurais voulu que notre route se continuât indéfiniment parmi les
+bois. Les arbres forment la société la plus polie. Un vieux chêne
+qui, dès avant la Réforme, a grandi à l’endroit même où il se dresse,
+plus élevé que la flèche de bien des clochers, plus majestueux que la
+plupart des montagnes, et qui est cependant un être <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> vivant sujet
+aux maladies et à la mort comme vous et moi, n’est-il pas en lui-même
+un <ins class="correction" title="enseinement">enseignement</ins> frappant de l’histoire? Mais le spectacle de vastes
+étendues de terrain couvertes de pareils patriarches, avec leurs
+racines contiguës, leurs cimes verdoyantes ondulant au vent comme des
+vagues, et leurs robustes rejetons qui leur montent jusqu’aux genoux;
+le spectacle de toute une forêt saine et belle, donnant de la couleur
+à la lumière et du parfum à l’air, est-ce autre chose que la pièce la
+plus imposante du répertoire de la nature? Heine désirait reposer comme
+Merlin sous les chênes de Brocéliande. Pour moi, un seul arbre ne me
+suffirait pas; mais si la forêt se développait comme un figuier des
+Banians<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, je voudrais <span class="pagenum" id="Page_109">109</span> être enterré sous la racine principale;
+toutes les parties de mon être circuleraient de chêne en chêne; ma
+conscience se trouverait répandue dans toute la forêt; elle donnerait
+un cœur commun à cette masse de flèches vertes, qui pourrait aussi se
+réjouir de sa beauté et de sa dignité. Il me semble sentir des milliers
+d’écureuils sautant de branche en branche dans mon vaste mausolée;
+il me semble sentir les oiseaux et les vents effleurant, rapides et
+joyeux, les cimes de hauteurs inégales qui forment sa voûte de verdure.</p>
+
+<p>Hélas! la forêt de Mormal n’a que fort peu d’étendue et nous n’en
+longeâmes la lisière que <span class="pagenum" id="Page_110">110</span> sur un très petit parcours. Le reste du
+temps, la pluie ne cessa de tomber par ondées et le vent de souffler
+en rafales, au point qu’on se sentait le cœur fatigué d’un temps aussi
+changeant et aussi grognon. Chose singulière, les averses commençaient
+toujours, quand il nous fallait porter nos bateaux de l’autre côté
+d’une écluse et exposer nos jambes à l’air. Et il en fut ainsi à
+chaque écluse. Ceci est une sorte de chose qui éveille volontiers en
+vous un sentiment d’animosité contre la nature. Il ne semblait pas y
+avoir de raison pour que l’averse ne vînt pas cinq minutes plus tôt ou
+plus tard, à moins de lui supposer une intention de vous braver. La
+Cigarette avait un mackintosh, qui le mettait plus ou moins au-dessus
+de ces contrariétés. Mais il me fallait supporter tout ce mauvais
+temps, car je n’avais aucun vêtement de ce genre. Je commençai à me
+rappeler que la nature est femme. Mon compagnon, qui voyait les choses
+plus en rose, écoutait mes jérémiades avec une grande satisfaction, et
+y joignait ironiquement <span class="pagenum" id="Page_111">111</span> les siennes. «C’est comme les marées»,
+disait-il, pour prendre comme exemple une chose analogue, «ça ne sert
+qu’à embêter les canotiers. Si, ça peut encore avoir un autre but: ça
+permet à la lune de se glorifier de l’influence qu’on lui attribue sur
+la production de ce phénomène.» A la dernière écluse, un peu en deçà
+de Landrecies, je refusai d’aller plus loin; et au beau milieu d’une
+averse, je m’assis sur la berge pour me ranimer en fumant une pipe.
+Un alerte vieillard que je pris pour le diable s’approcha de moi, et
+me questionna sur notre voyage. J’avais le cœur si gros que je lui
+dévoilai nos projets. Voilà bien, me dit-il, la plus sotte entreprise
+dont j’aie jamais entendu parler. Comment donc! est-ce que je ne savais
+pas, me demanda-t-il, qu’il n’y avait que des écluses, des écluses,
+et toujours des écluses, sur tout le trajet, sans compter qu’à cette
+saison de l’année, nous allions trouver l’Oise complètement à sec?
+«Montez en chemin de fer, mon petit jeune homme, et retournez chez vous
+auprès de vos <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> parents.» Je fus tellement abasourdi par la malice
+de cet homme que tout ce que je pus faire fut de fixer les yeux sur
+lui, sans pouvoir dire un mot. Un arbre ne m’aurait jamais tenu pareil
+langage. Enfin je trouvai quelques paroles pour me tirer d’embarras.
+Nous avions déjà fait, lui dis-je, un assez long trajet en venant
+d’Anvers jusqu’ici, et nous ferions le reste en dépit de lui. Oui,
+ajoutai-je, s’il n’y avait pas d’autre motif, je le ferais à présent,
+par la seule raison qu’il avait osé dire que nous ne le pourrions pas.
+L’aimable vieillard me regarda en ricanant, fit une allusion à mon
+canoë, et s’éloigna tranquillement en hochant la tête.</p>
+
+<p>J’avais encore le cœur tout bouillant d’indignation quand deux jeunes
+gens m’abordèrent. Ils me prirent pour le domestique de la Cigarette,
+sans doute parce que je n’avais qu’un simple jersey, tandis que lui
+portait un mackintosh, et ils me firent beaucoup de questions sur ma
+place et sur le caractère de mon maître. Je répondis que c’était un
+assez bon garçon; mais qu’il <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> avait en tête cet absurde voyage.
+«Oh! non, non,» dit l’un d’eux, «il ne faut pas dire cela; ce n’est pas
+absurde du tout, c’est très courageux de sa part.» Je crois que ces
+deux jeunes gens étaient des anges envoyés pour me rendre du courage.
+Ce fut pour moi une chose vraiment fortifiante de reproduire ainsi
+toutes les insinuations du vieillard, comme si elles venaient de moi et
+qu’elles m’eussent été suggérées par mon rôle de domestique mécontent,
+et de les voir chasser comme autant de mouches par ces admirables
+jeunes gens.</p>
+
+<p>Quand je racontai cet incident à la Cigarette, «les gens doivent se
+faire une curieuse idée de la manière d’agir des domestiques anglais,»
+dit-il sèchement, «car vous m’avez traité en bête brute à l’écluse».</p>
+
+<p>Je fus très mortifié de ces paroles; mais il est de fait que mon
+caractère avait souffert.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_114">114</span></p>
+ <h2 id="ch_12">A LANDRECIES</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>A Landrecies la pluie tombait encore et le vent soufflait toujours;
+mais nous trouvâmes une chambre à deux lits bien meublée, de véritables
+pots à eau contenant de l’eau véritable, et un dîner, un dîner
+véritable avec du vin véritable. Pour moi, après avoir été marchand
+pendant une nuit, après avoir été le jouet des éléments pendant toute
+la journée, je sentis ce confort faire sur mon cœur l’effet d’un rayon
+de soleil. Il y avait au dîner un fruitier anglais qui voyageait avec
+un fruitier belge. Dans la soirée, au café, nous remarquâmes que notre
+compatriote perdait beaucoup d’argent au jeu de bouchon; et je ne sais
+pourquoi, ceci nous fut agréable.</p>
+
+<p>Il advint que nous dûmes faire plus ample connaissance avec Landrecies
+que nous ne nous <span class="pagenum" id="Page_115">115</span> y attendions; car le lendemain il faisait un vrai
+temps de chien. Cette ville n’est pas l’endroit qu’on aurait voulu
+choisir pour se reposer une journée, car elle ne se compose guère
+que de fortifications. A l’intérieur des remparts, quelques pâtés de
+maisons, une longue rangée de casernes et une église représentent la
+ville du mieux qu’ils peuvent. Il ne paraît pas y avoir de commerce,
+et un boutiquier chez qui j’achetai un briquet de treize sous éprouva
+une telle émotion d’avoir un client qu’il m’emplit mes poches de silex
+de reste par dessus le marché. Les seuls monuments publics qui eurent
+quelque intérêt pour nous furent l’hôtel de ville et le café. Cependant
+nous visitâmes l’église; c’est là que repose le maréchal Clarke;
+mais comme nous n’avions jamais entendu parler ni l’un ni l’autre de
+ce soldat héroïque, nous supportâmes avec fermeté les souvenirs de
+l’endroit.</p>
+
+<p>Dans toutes les villes de garnison, les appels à la garde, les réveils
+et autres choses du même genre font un magnifique et romanesque <span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
+intermède dans la vie civile. Les clairons, les tambours et les fifres
+sont par eux-mêmes d’excellentes choses, et quand ils font penser aux
+armées en marche et aux pittoresques vicissitudes de la guerre, ils
+suscitent dans le cœur quelque chose de fier. Mais dans une ombre de
+ville telle que Landrecies, où il n’y a guère d’autre mouvement, ces
+accents guerriers produisaient une commotion grande à proportion.
+C’étaient en vérité les seules choses mémorables. C’était bien
+l’endroit pour entendre la ronde passant la nuit dans les ténèbres avec
+le pas pesant des hommes en marche et la répercussion frémissante des
+roulements de tambour. Cela vous rappelait que cette place même était
+un point dans le grand système militaire de l’Europe, qu’il se pourrait
+qu’un jour dans l’avenir elle fût entourée de la fumée et du tonnerre
+du canon et qu’elle se fît un nom parmi les places fortes.</p>
+
+<p>En tous cas, le tambour, grâce à sa voix martiale et au remarquable
+effet physiologique <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> qu’il produit, je dirai plus, grâce même à
+sa forme embarrassante et comique, occupe une place à part parmi les
+instruments de percussion. Et s’il est vrai, comme je l’ai ouï dire,
+que les tambours sont recouverts de peau d’âne, quelle pittoresque
+ironie cela ne contient-il pas! Comme si la peau de ce patient animal
+n’avait pas été suffisamment battue pendant qu’il était en vie,
+tantôt par les marchands des quatre saisons de Lyon, tantôt par les
+présomptueux prophètes hébreux, il fallait encore qu’elle fût enlevée
+aux quartiers de derrière de la pauvre bête, après sa mort, tendue sur
+un tambour et battue chaque nuit à la ronde dans les rues de toutes
+les villes de garnison de France. Et sur les hauteurs de l’Alma et
+de Spicheren, et partout où la mort fait flotter son drapeau rouge
+et retentir le bruit de sa puissante épée sur les canons, là aussi,
+il faut que le jeune tambour se précipitant, les joues toutes <span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
+blanches, par dessus les camarades tombés, batte et maltraite ce
+morceau de peau, arraché aux reins de paisibles baudets.</p>
+
+<p>En général on n’emploie jamais plus mal son temps qu’à donner des
+coups de bâton sur la peau des ânes. Nous savons l’effet que cela
+produit sur cet animal, pendant qu’il est en vie, et nous n’ignorons
+pas que vos coups ne hâteront pas la marche de votre âne stupide. Mais
+dans cet état de momie et de triste survivance à soi-même, lorsque
+la peau creuse retentit sous les coups des baguettes, que chaque
+rataplan va droit au cœur d’un homme, y introduit la folie et cette
+disposition du pouls, que dans notre façon emphatique de parler nous
+surnommons Héroïsme, n’y a-t-il pas une espèce de vengeance contre
+les persécuteurs de l’âne? Autrefois, pourrait-il vous dire, vous me
+faisiez monter la colline et descendre la vallée à coups de bâton, et
+j’étais forcé de l’endurer; mais à présent que je suis mort, ces coups
+sourds qu’on entendait à peine dans les chemins de campagne sont <span class="pagenum" id="Page_119">119</span>
+devenus une musique entraînante en tête de la brigade, et pour chaque
+coup dont vous avez frappé ma peau, vous verrez un camarade chanceler
+et tomber.</p>
+
+<p>Peu de temps après le passage des tambours devant le café, la Cigarette
+et l’Aréthuse, se sentant envie de dormir, partirent pour l’hôtel qui
+n’était qu’à deux pas. Mais bien que Landrecies ne nous eût guère
+paru intéressant, Landrecies s’était senti de l’intérêt pour nous.
+Nous apprîmes que tout le long de la journée, des gens avaient couru
+entre les rafales voir nos deux bateaux. Des centaines de personnes,
+disait-on, quoique l’assertion ne fût guère d’accord avec l’idée que
+nous nous faisions de la ville, des centaines de personnes avaient
+couru les regarder dans le magasin à charbon où ils se trouvaient.
+Nous devenions des lions à Landrecies, nous qui n’avions été que des
+marchands la veille au soir, à Pont.</p>
+
+<p>Lorsque nous quittâmes le café, quelqu’un courut après nous et nous
+rattrapa à la porte de <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> l’hôtel. Ce n’était rien moins que le juge
+de paix, fonctionnaire qui, autant que j’en puis juger, joue le rôle
+d’un délégué du shériff en Ecosse. Il nous donna sa carte et nous
+invita à souper avec lui sur le champ, avec le charme délicat et la
+grâce exquise que les Français apportent à ces choses. C’était pour le
+crédit de Landrecies, dit-il, et bien que nous fussions parfaitement
+fixés sur le peu de crédit que nous pouvions faire à la ville, nous
+aurions été de grossiers personnages si nous avions refusé une
+invitation aussi poliment faite.</p>
+
+<p>La maison du juge de paix se trouvait tout près. C’était un intérieur
+de célibataire bien installé, avec une curieuse collection de vieilles
+bassinoires en cuivre suspendues aux murs. Quelques-unes étaient
+artistement ciselées. Il semblait que cela fût une idée pittoresque
+pour un collectionneur. On ne pouvait s’empêcher de penser au grand
+nombre de bonnets de nuit qui s’étaient agités sur ces bassinoires
+dans les générations passées; aux plaisanteries qui avaient <span class="pagenum" id="Page_121">121</span> pu
+se faire, aux baisers qui avaient pu se prendre, lorsqu’elles étaient
+en usage; on songeait forcément aux nombreuses fois qu’elles avaient
+paradé dans le lit de la mort. Si seulement elles pouvaient parler, à
+quelles scènes absurdes, inconvenantes et tragiques n’avaient-elles pas
+assisté?</p>
+
+<p>Le vin était excellent. Quand nous complimentions le juge de paix
+sur une bouteille: «Je ne vous donne pas cela comme ce que j’ai de
+plus mauvais», disait-il. Je me demande quand les Anglais apprendront
+ces gracieuses façons hospitalières. Elles valent la peine qu’on
+les apprenne; elles ornent l’existence et embellissent les heures
+ordinaires.</p>
+
+<p>Deux autres habitants de Landrecies étaient présents. L’un était un
+receveur d’une chose ou d’une autre, j’ai oublié quoi; l’autre, nous
+apprit-on, était le principal notaire de l’endroit. Il se trouvait donc
+que nos professions à tous les cinq avaient plus ou moins de rapport
+avec la loi. Dans ces conditions, il était presque certain <span class="pagenum" id="Page_122">122</span> que la
+conversation deviendrait technique. La Cigarette expliqua d’une façon
+magistrale les lois sur le paupérisme. Et un peu plus tard, je me
+trouvai moi-même en train d’exposer la loi écossaise sur les enfants
+naturels, dont, je suis bien aise de le dire, je ne connais pas le
+moindre mot. Le receveur et le notaire, mariés tous deux, accusèrent
+le juge de paix, qui était célibataire, d’avoir soulevé la question.
+Il se défendit de l’accusation de l’air conscient et satisfait que
+prennent tous les hommes que j’aie jamais vus, qu’ils soient Français
+ou Anglais. N’est-il pas étrange que tous, dans les moments où nous ne
+sommes pas sur nos gardes, nous éprouvions une certaine satisfaction à
+ce qu’on nous juge un tant soit peu coquins avec les femmes?</p>
+
+<p>A mesure que la soirée s’avançait, le vin devenait plus à mon goût; les
+liqueurs se trouvaient encore meilleures que le vin et la société était
+très animée. Ce fut le plus haut étiage de la faveur populaire de notre
+voyage. Après tout, comme nous nous trouvions chez un juge de paix, n’y
+<span class="pagenum" id="Page_123">123</span> avait-il pas quelque chose de semi-officiel dans la façon dont il
+nous traitait? C’est pourquoi, nous souvenant quel grand pays est la
+France, nous rendîmes pleine justice à la réception qui nous avait été
+faite. Il y avait longtemps que Landrecies était endormi lorsque nous
+retournâmes à l’hôtel, et les sentinelles sur les remparts allaient
+bientôt voir poindre le jour.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_124">124</span></p>
+ <h2 id="ch_13">LE CANAL DE LA SAMBRE A L’OISE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">Péniches</p>
+</div>
+
+<p>Il était tard et il pleuvait quand nous partîmes le lendemain. Le juge
+de paix abrité sous un parapluie eut la politesse de nous accompagner
+jusqu’au bout de l’écluse. Nous en étions arrivés à présent, en matière
+de temps, à un degré d’humilité qu’on n’atteint guère que dans les
+Highlands d’Ecosse. Un petit coin de ciel bleu ou un rayon de soleil
+faisait chanter nos cœurs et quand il ne pleuvait pas très fort, nous
+considérions la journée comme presque belle.</p>
+
+<p>De longues files de bateaux s’étendaient le long du canal. Beaucoup
+d’entre eux avaient l’air tout à fait pimpants et ressemblaient à des
+navires dans leurs justaucorps de goudron d’Archangel, rehaussé de
+blanc et de vert. <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> Quelques-uns portaient une gaie balustrade en
+fer et tout un parterre de pots de fleurs. Les enfants jouaient sur le
+pont des bateaux, sans plus se soucier de la pluie que s’ils avaient
+été élevés sur les bords du lac Caron; les hommes pêchaient par dessus
+le plat-bord, quelques-uns sous un parapluie; les femmes faisaient leur
+lessive; et chaque bateau était fier de son petit roquet qui faisait
+office de chien de garde. Chacun de ces chiens aboyait furieusement
+après nos canoës, courant le long du bord jusque l’autre bout de son
+bateau et passant ainsi le mot au chien qui était sur le suivant. Nous
+avons dû voir, au cours de cette journée de canotage, quelque chose
+comme une centaine de ces embarcations, rangées les unes à la suite
+des autres comme les maisons dans une rue; et il n’y avait pas un seul
+de ces bateaux dont le chien ne nous accompagnât de ses aboiements. On
+croirait visiter une ménagerie, fit remarquer la Cigarette.</p>
+
+<p>Ces petites cités le long du bord du canal <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> produisaient sur
+l’esprit une très bizarre impression. Elles ressemblaient, avec leurs
+pots de fleurs et leurs cheminées fumantes, leurs lessives et leurs
+dîners, à un coin de nature enraciné dans le paysage; et cependant, si
+le canal venait seulement à se dégager en aval, tous les bateaux l’un
+après l’autre hisseraient leur voile ou se feraient remorquer par des
+chevaux et s’en iraient dans toutes les parties de la France, et le
+hameau impromptu se séparerait, maison par maison, pour se disperser
+aux quatre vents. Quant aux enfants qui jouaient ensemble aujourd’hui
+sur le canal de la Sambre à l’Oise, chacun au seuil de l’habitation
+paternelle, où et quand pourrait se faire leur prochaine rencontre?</p>
+
+<p>Depuis quelque temps notre conversation avait roulé sur les bateaux et
+nous avions formé le projet de passer nos vieux jours sur les canaux de
+l’Europe. Nous devions faire ces voyages tout à fait à loisir, tantôt
+sur une rapide rivière, à la remorque d’un vapeur, tantôt attendant
+<span class="pagenum" id="Page_127">127</span> des chevaux pendant des journées entières à quelque jonction
+peu considérable. On devait nous voir nous agiter sur le pont dans
+toute la dignité des années, notre barbe blanche tombant sur notre
+poitrine. Nous devions être perpétuellement occupés parmi les pots de
+couleur, si bien qu’il n’y aurait pas de blanc d’une fraîcheur plus
+grande, ni de vert d’une plus belle teinte d’émeraude que le nôtre,
+dans tous les bateaux circulant sur les canaux. Il devait y avoir des
+livres dans la cabine, des pots à tabac et du vieux Bourgogne aussi
+rouge qu’un coucher de soleil en Novembre, et aussi parfumé qu’une
+violette en Avril. Il devait y avoir un flageolet dont la Cigarette,
+avec un doigté habile, tirerait des sons attendrissants sous les
+étoiles, et peut-être, mettant de côté son instrument, élèverait-il la
+voix—sa voix un peu plus grêle qu’autrefois, avec, de temps à autre,
+un chevrotement que vous appelleriez, si vous vouliez, une roulade
+naturelle—en une riche et solennelle psalmodie.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_128">128</span></p>
+
+<p>Toutes ces choses mijotant dans mon esprit me firent désirer aller
+à bord d’une de ces habitations idéales de la flânerie. Je n’avais
+que l’embarras du choix, tandis que je les côtoyais les unes après
+les autres et que les chiens aboyaient après moi, me prenant pour un
+vagabond. A la fin j’aperçus un brave vieillard et son épouse qui me
+regardaient tous deux avec intérêt. Je leur souhaitai donc le bonjour
+et m’arrêtai près de leur bateau. Je débutai par une remarque sur leur
+chien qui avait quelque chose du chien d’arrêt. Changeant alors de
+sujet, j’adressai à Madame un compliment sur ses fleurs, puis un mot
+d’éloge sur leur genre de vie.</p>
+
+<p>Si vous tentiez pareille expérience en Angleterre, vous recevriez
+immédiatement un camouflet. On vous représenterait cette existence
+comme méprisable, non sans faire une allusion mordante à votre
+meilleur sort. Or ce que j’aime tant en France, c’est la franchise et
+l’intrépidité avec laquelle chacun reconnaît sa situation de fortune.
+Ils savent tous dans ce pays de <span class="pagenum" id="Page_129">129</span> quel côté leur pain est beurré,
+et ils prennent plaisir à le montrer aux autres, ce qui est à coup sûr
+ce que la religion comporte de meilleur; et ils dédaignent de faire la
+petite bouche sur leur pauvreté, ce que je considère comme ce qu’il y a
+de supérieur dans le courage. J’ai entendu une femme dans une position
+tout à fait belle et possédant une fortune assez ronde, parler de son
+propre enfant avec une plainte navrante, comme de l’enfant d’un pauvre
+homme. Moi, je ne dirais pas pareille chose au duc de Westminster. Et
+les Français sont pleins de cet esprit d’indépendance. Peut-être est-ce
+le résultat des institutions républicaines, comme ils les appellent.
+C’est beaucoup plus vraisemblablement parce qu’il y a si peu de gens
+réellement pauvres que ceux qui se plaignent ne sont pas en nombre
+suffisant pour se soutenir les uns les autres.</p>
+
+<p>Les gens du bateau étaient charmés de m’entendre admirer leur
+situation. Ils comprenaient parfaitement bien, me dirent-ils, comment
+Monsieur <span class="pagenum" id="Page_130">130</span> enviait le sort. Sans doute Monsieur était riche, et
+dans ce cas il lui était loisible de faire une péniche jolie comme un
+château. Et ce disant, ils m’invitèrent à monter à bord de leur château
+d’eau. Ils s’excusèrent de la pauvreté de leur cabine; ils n’avaient
+pas été assez riches pour l’arranger comme elle aurait dû l’être.</p>
+
+<p>«Le feu aurait dû être ici, de ce côté-ci,» expliquait le mari.
+«Ensuite on pourrait avoir un secrétaire au milieu—des livres—et»
+(d’une manière générale) «tout. Ça serait tout à fait coquet». Et
+il regardait autour de lui, comme si les améliorations étaient déjà
+faites. Ce n’était évidemment pas la première fois qu’il avait ainsi
+embelli sa cabine en imagination; et à la première bonne affaire qu’il
+fera, il faut m’attendre à voir le secrétaire au milieu de la cabine.</p>
+
+<p>Madame avait trois oiseaux dans une cage. Ce n’était pas grand chose,
+expliquait-elle. Les beaux oiseaux étaient si chers! Ils avaient
+cherché à se procurer un hollandais l’hiver dernier, à Rouen (Rouen,
+pensai-je; est-ce que toute <span class="pagenum" id="Page_131">131</span> cette demeure, avec ses chiens, ses
+oiseaux et ses cheminées fumantes, voyage jusque-là? et a-t-elle la
+même simplicité parmi les falaises et les vergers de la Seine qu’au
+milieu des vertes plaines de la Sambre?) ils avaient cherché à se
+procurer un hollandais l’hiver dernier à Rouen; mais ces oiseaux
+coûtent quinze francs pièce,—pensez un peu—quinze francs!</p>
+
+<p>«Pour un tout petit oiseau», ajouta le mari.</p>
+
+<p>Comme je continuais à admirer, ces braves gens cessèrent de s’excuser
+et se mirent à vanter leur bateau et leur heureuse condition, comme
+s’ils avaient été l’Empereur et l’Impératrice des Indes. Ce fut, selon
+l’expression usitée en Ecosse, une bonne audition, et cela me fit
+voir le monde sous un jour favorable. Si l’on savait combien il est
+encourageant d’entendre une personne se vanter, aussi longtemps qu’elle
+se vante de ce qu’elle a réellement, je crois qu’on le ferait plus
+librement et de meilleure grâce.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_132">132</span></p>
+
+<p>Ils commencèrent à faire des questions sur notre voyage. Il vous aurait
+fallu voir comme ils sympathisaient avec nous. Ils semblaient à moitié
+disposés à abandonner leur bateau et à nous suivre.</p>
+
+<p>Mais ces mariniers ne sont que des bohémiens à demi-domestiqués. Cette
+demi-domestication se manifesta sous une forme assez jolie. Soudain
+le front de Madame s’assombrit. «Cependant», commença-t-elle, et elle
+s’arrêta; puis reprenant, elle me demanda si j’étais célibataire.</p>
+
+<p>—«Oui,» répondis-je.</p>
+
+<p>—«Et votre ami qui vient de passer il n’y a qu’un instant?»</p>
+
+<p>Lui non plus n’était pas marié.</p>
+
+<p>Oh! alors, tout était pour le mieux. Elle ne pouvait pas admettre qu’on
+laissât les femmes seules au logis; mais, puisqu’il n’y avait aucune
+épouse en jeu, nous faisions ce que nous pouvions faire de mieux.</p>
+
+<p>—«Veiller aux intérêts de quelqu’un dans le monde», reprit le mari,
+«il n’y a que ça. D’autre <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> part, notez bien, si un homme reste fixé
+dans son village comme un ours, continua-t-il, il ne voit rien; et
+ensuite la mort est la fin de tout et il n’a rien vu.»</p>
+
+<p>Madame rappela à son mari un Anglais, qui avait remonté ce canal en
+bateau à vapeur.</p>
+
+<p>—«Peut-être M. Moens dans l’Ytene», suggérai-je.</p>
+
+<p>—«Tout juste», approuva le mari. «Il avait avec lui sa femme et sa
+famille avec des domestiques. Il débarquait à toutes les écluses et
+demandait les noms des villages aux bateliers ou aux éclusiers, et
+alors il les écrivait, il les écrivait. Oh! il écrivait énormément. Je
+suppose que c’était un pari.»</p>
+
+<p>Il y avait là une explication assez plausible pour nos exploits; mais
+il semblait assez original de croire qu’un pari fût une raison de
+prendre des notes.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_134">134</span></p>
+ <h2 id="ch_14">LA CRUE DE L’OISE</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Le lendemain matin il n’était pas neuf heures que les deux canoës
+étaient installés sur une légère charrette de campagne à Etreux. Nous
+ne tardâmes pas à les suivre sur la route qui longe une riante vallée
+couverte de houblonnières et de peupliers. D’agréables villages étaient
+disséminés sur la pente de la colline: notamment Tupigny avec ses
+perches à houblon laissant pendre leurs guirlandes jusque dans la rue
+et ses maisons tapissées de vignes avec leurs raisins. Il y eut un
+faible enthousiasme sur notre passage; les tisserands passaient leurs
+têtes aux fenêtres; les enfants criaient, émerveillés à la vue des
+deux barquettes, et des piétons en blouse, de connaissance avec notre
+charretier, plaisantaient avec lui sur la nature de son chargement.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_135">135</span></p>
+
+<p>Nous essuyâmes une ou deux averses, mais légères et fuyantes. L’air
+était pur et doux parmi tous ces champs verts et toutes ces choses
+vertes qui poussaient. Rien qui indiquât l’automne, dans le temps. Et
+quand à Vadencourt, nous nous embarquâmes au bord d’une petite prairie,
+en face d’un moulin, le soleil perça les nuages et fit resplendir
+toutes les feuilles dans la vallée de l’Oise.</p>
+
+<p>Les pluies qui tombaient depuis longtemps avaient gonflé la rivière.
+Sur tout le parcours de Vadencourt à Origny, elle courait avec une
+rapidité toujours croissante, puisant de nouvelles forces à chaque
+mille et se précipitant comme si elle sentait déjà la mer. Jaune et
+tumultueuse, l’eau tournoyait en tourbillons irrités parmi les saules
+à demi-submergés et battait les bords pierreux d’un clapotis furieux.
+Son cours suivait en serpentant sans cesse une vallée étroite et
+bien boisée. Tantôt la rivière s’approchait du pied de la colline,
+courait en glissant le long de sa base crayeuse, et nous <span class="pagenum" id="Page_136">136</span> laissait
+voir entre les arbres quelques champs de colza s’étendant à perte de
+vue. Tantôt elle longeait les murs des jardins derrière les maisons,
+où d’un rapide coup d’œil, nous pouvions, par la baie d’une porte,
+saisir la silhouette d’un prêtre qui se promenait, dans la lumière
+diaprée du soleil. Puis le feuillage formait un mur si épais devant
+nous qu’il semblait n’y avoir aucune issue; ce n’était qu’un bouquet
+de saules dominés par des ormes et des peupliers, sous lesquels la
+rivière courait impétueuse et rapide, traversée par un martin-pêcheur
+qui passait comme un morceau de ciel bleu. Sur ces différentes
+manifestations de la nature le soleil répandait ses rayons clairs
+et catholiques. Sur la surface rapide de la rivière, les ombres se
+dessinaient aussi fermes que sur les prairies immobiles. La lumière
+scintillait en filets d’or entre les feuilles dansantes des peupliers
+et nous permettait de jouir de la vue des collines. Et pendant tout ce
+temps, la rivière ne s’arrêtait jamais dans sa course et ne reprenait
+jamais <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> haleine; et sur toute la longueur de la vallée les roseaux
+se dressaient, frissonnant de la tête aux pieds.</p>
+
+<p>Il doit y avoir quelque mythe (mais s’il en existe un, je ne le connais
+pas) fondé sur le frissonnement des roseaux. Il n’y a guère de choses
+dans la nature qui frappent davantage l’œil de l’homme. C’est une
+pantomime si éloquente de la terreur; et la vue d’un si grand nombre
+de créatures se réfugiant dans tous les creux du rivage comme dans
+un sanctuaire inviolable est suffisante pour répandre l’infection de
+la crainte dans un esprit faible. Peut-être n’est-ce qu’une question
+de froid? et cela n’aurait rien d’étonnant, puisque les roseaux sont
+plongés dans l’eau jusqu’à la taille. Ou peut-être ne se sont-ils
+jamais accoutumés à la hâte et à la fureur du flux de la rivière ou au
+miracle de son corps sans fin? Pan jouait autrefois du chalumeau sur
+leurs ancêtres; et ainsi par les mains de sa rivière, il continue à
+jouer sur ces récentes générations dans toute la vallée de <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> l’Oise;
+et il joue le même air, tout à la fois doux et perçant, pour nous dire
+ce qu’il y a de beau et de terrifiant dans le monde.</p>
+
+<p>Le canoë était comme une feuille dans le courant qui le soulevait,
+le secouait et l’emportait en maître; tel un centaure emportant une
+nymphe. Pour conserver quelque pouvoir sur la direction des canoës,
+il nous fallait beaucoup d’habileté et d’activité dans le maniement
+de la pagaie. La rivière avait une telle hâte d’atteindre la mer!
+Toutes les gouttes d’eau couraient, prises d’une terreur panique, comme
+autant de gens dans une foule épouvantée. Mais y eut-il jamais une
+foule si nombreuse et si possédée d’une seule idée? Tous les objets
+visibles passaient avec le rythme d’une danse; la vue courait de la
+même course que la rivière. Les exigences de chaque moment tendaient
+tellement les cordes que notre être vibrait comme un instrument bien
+accordé et que le sang, secouant sa léthargie, trottait par tous
+les grands chemins et par tous les sentiers des veines et <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> des
+artères, entrait dans le cœur et en sortait précipitamment, comme si la
+circulation n’était qu’un voyage de vacances et non le labeur quotidien
+de soixante-dix années. Les roseaux pouvaient incliner leur tête en
+guise d’avertissement, et par leurs gestes tremblants, nous dire que la
+rivière était aussi cruelle qu’elle était impétueuse et froide, et que
+la mort était aux aguets dans les tourbillons sous les saules. Mais les
+roseaux devaient rester où ils étaient et ceux qui restent immobiles
+sont toujours de timides conseillers. Pour nous, nous aurions pu crier
+à tue-tête. A vrai dire, si cette charmante et magnifique rivière
+était une invention de la mort, la vieille coquine grise s’était
+fameusement trompée à notre égard. En ce moment l’intensité de ma vie
+était décuplée. Je marquais des points contre la mort à chacun de mes
+coups de pagaie, à chaque tournant du cours d’eau. J’ai rarement tiré
+meilleur profit de ma vie.</p>
+
+<p>Car à mon avis, nous pouvons considérer notre petite guerre
+particulière avec la mort tant <span class="pagenum" id="Page_140">140</span> soit peu sous ce jour. Si un homme
+sait que tôt ou tard il sera dévalisé dans un voyage, il prendra
+une bouteille de ce qu’il y a de meilleur dans chaque auberge et
+considèrera toutes ses extravagances comme autant de gagné sur les
+voleurs: Et ce sera surtout autant de gagné, si au lieu de dépenser
+simplement, il fait un placement avantageux d’une partie de son argent,
+lorsqu’il n’y aura plus aucun risque de le perdre. De même chaque
+moment de vie intense, surtout quand cette vie est pleine de santé, est
+autant de gagné sur la mort, la voleuse en gros. Nous aurons d’autant
+moins dans nos poches, d’autant plus dans notre estomac, le jour où
+elle s’écriera: «Halte là. Votre bourse!» Un rapide cours d’eau est un
+de ses artifices favoris, un de ces artifices qui est pour elle chaque
+année une source de grands revenus. Mais lorsque viendra pour elle et
+pour moi le moment de régler nos comptes, je lui sifflerai au nez,
+quand il sera question de ces heures passées sur l’Oise supérieure.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_141">141</span></p>
+
+<p>Au début de l’après-midi, le soleil resplendissant et la gaîté de la
+marche nous avaient plongés dans une sorte de douce ivresse. Nous ne
+pouvions plus nous contenir; nous ne pouvions plus contenir notre
+contentement. Les canoës étaient trop petits pour nous; nous éprouvions
+le besoin d’en sortir pour nous dégourdir les jambes sur le rivage.
+Et nous nous étendîmes de tout notre long sur le gazon dans une verte
+prairie, nous fumâmes un tabac déifiant et proclamâmes le monde
+excellent. Ce fut la dernière bonne heure de la journée et je m’y
+arrête avec une extrême complaisance.</p>
+
+<p>D’un côté de la vallée, tout en haut du sommet crayeux de la colline,
+un laboureur avec son attelage paraissait et disparaissait à
+intervalles réguliers. Chaque fois qu’il se montrait, sa silhouette
+se détachait immobile pendant quelques secondes sur le fond du ciel,
+tout à fait semblable, au dire de la Cigarette, à un Burns de fantaisie
+qui viendrait retourner avec sa charrue la marguerite de la <span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
+montagne.<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> C’était le seul être vivant que nous eussions en vue, à
+moins que nous ne dussions compter la rivière.</p>
+
+<p>De l’autre côté de la vallée, un groupe de toits rouges et un beffroi
+se montraient parmi le feuillage. De là quelque sonneur de cloches
+inspiré emplissait l’après-midi de la musique d’un carillon. Il y
+avait quelque chose de très doux, de très captivant dans l’air qu’il
+jouait, et nous pensâmes que nous n’avions jamais entendu de cloches
+parler d’une manière si intelligente ou chanter d’une façon aussi
+mélodieuse. Ce fut sans doute sur quelque rythme semblable que les
+fileuses et les jeunes filles chantaient «Eloigne-toi, ô mort,» dans
+l’Illyrie<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> de Shakespeare. Il y a si souvent une note menaçante,
+quelque chose de beuglant et de métallique dans la voix des cloches,
+que nous <span class="pagenum" id="Page_143">143</span> avons, je crois, une impression bien plus pénible
+qu’agréable à les entendre. Mais tandis que ces cloches sonnaient dans
+le lointain, tantôt sur un ton haut, tantôt sur un ton grave, tantôt
+avec une cadence plaintive qui captivait l’oreille comme le refrain
+d’un chant populaire, elles étaient toujours modérées et mélodieuses,
+et semblaient être en harmonie avec l’esprit des endroits tranquilles
+et rustiques, comme le bruit d’une chute d’eau ou le babillage
+d’une colonie de corneilles au printemps. J’aurais bien demandé
+la bénédiction du sonneur de cloches, bon et grave vieillard qui
+tirait si doucement la corde, au rythme de ses méditations. J’aurais
+volontiers béni le prêtre, ou les héritiers, ou qui que ce soit en
+France qui s’occupe de ces sortes d’affaires, qui avaient légué ces
+harmonieuses vieilles cloches pour égayer l’après-midi, au lieu de
+tenir des réunions, de faire des quêtes, et d’avoir leurs noms imprimés
+à diverses reprises dans la feuille locale, pour monter un carillon de
+substituts d’airain tout flambant neufs <span class="pagenum" id="Page_144">144</span> fondus à Birmingham, qui
+bombarderaient leurs flancs à la provocation d’un sonneur de cloches
+tout flambant neuf et rempliraient les échos de la vallée de terreur et
+de vacarme.</p>
+
+<p>A la fin les cloches se turent, et avec leur note le soleil se retira.
+Le spectacle était fini; la vallée de l’Oise était retombée dans
+l’ombre et le silence. Nous nous mîmes à pagayer, le cœur joyeux,
+comme des gens qui, après avoir assisté jusqu’au bout à une noble
+représentation, retournent au travail. La rivière était plus dangereuse
+ici; elle courait plus vite; les tourbillons étaient plus soudains et
+plus violents. Pendant toute la descente nous avions eu des difficultés
+tout notre soûl. Tantôt c’était un barrage que notre habileté nous
+permettait de franchir avec la rapidité d’une flèche; tantôt c’en était
+un autre si peu profond et hérissé de tant de pieux qu’il nous fallait
+tirer les bateaux de l’eau et les porter au delà. Mais le principal
+genre d’obstacles avait pour cause les derniers grands vents. Tous
+les deux ou trois cents <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> mètres, un arbre était tombé en travers
+de la rivière et en avait ordinairement entraîné plus d’un autre dans
+sa chute. Souvent il y avait un passage libre à l’extrémité, et nous
+pouvions doubler ce promontoire de feuillage et entendre la succion et
+le bouillonnement de l’eau parmi les branches. Souvent aussi, quand
+l’arbre s’étendait d’une rive à l’autre, il y avait place pour, en
+se rasant, passer en dessous, canoë et tout. Quelquefois il était
+nécessaire de monter sur le tronc même et de faire passer les bateaux
+en les tirant; et parfois aussi, aux endroits où le courant était trop
+impétueux pour agir ainsi, il n’y avait rien à faire que d’atterrir et
+de transporter nos bateaux. Ceci fit une belle série d’accidents dans
+le trajet du jour et nous tint constamment en éveil.</p>
+
+<p>Peu de temps après notre rembarquement comme j’étais en tête avec une
+longue avance toujours plein d’un noble et joyeux enthousiasme pour le
+soleil, la rapidité de notre allure et les cloches d’église, la rivière
+fit un de ses <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> sauts de lion à un brusque tournant, et j’aperçus
+un autre arbre tombé à une portée de pierre. En un clin d’œil j’eus
+baissé mon dossier et je visai un endroit où le tronc semblait assez
+élevé au dessus de l’eau et où les branches ne paraissaient pas trop
+touffues pour me laisser glisser par dessous. Quand un homme vient de
+vouer une éternelle confraternité à l’univers, il n’est pas en état de
+prendre de sang-froid de grandes déterminations, et je n’avais pas été
+heureusement inspiré en prenant celle-ci, qui aurait pu être pour moi
+très importante. L’arbre m’accrocha par la poitrine, et pendant que
+je m’efforçais encore de me faire plus mince et de me frayer passage,
+la rivière coupa court à tout en m’enlevant mon bateau. L’Aréthuse
+pivota, dériva bâbord avant, s’inclina sur le flanc, rejeta tout ce qui
+restait encore de moi à bord, et ainsi désencombrée, fila vivement sous
+l’arbre, se redressa et s’en alla gaiement au fil de l’eau.</p>
+
+<p>J’ignore combien de temps je mis à me hisser à force d’efforts sur
+l’arbre, auquel j’étais resté <span class="pagenum" id="Page_147">147</span> cramponné; mais ce fut plus long
+que je ne l’aurais désiré. Mes pensées étaient d’un caractère grave et
+presque sombre; mais je me cramponnais toujours à ma pagaie. Le courant
+m’entraînait par les talons aussi vite que je parvenais à soulever mes
+épaules hors de l’eau, et au poids, il me semblait avoir toute l’eau
+de l’Oise dans les poches de mon pantalon. Vous ne pourrez jamais
+savoir, tant que vous n’en aurez pas fait l’essai, avec quelle sourde
+violence une rivière tire sur un homme. La mort elle-même m’avait par
+les talons; car c’était ici sa dernière embuscade, et il fallait à
+présent qu’elle prît part en personne à la lutte. Et toujours je tenais
+ma pagaie. A la fin, je me hissai péniblement jusqu’au ventre sur le
+tronc et je restai là, loque mouillée, sans haleine, l’esprit partagé
+entre la mauvaise humeur et le sentiment de l’injustice du sort. Quelle
+triste figure j’ai dû faire aux yeux de Burns avec son attelage au
+sommet de la colline! Mais la pagaie se trouvait toujours dans ma main.
+Sur ma tombe, <span class="pagenum" id="Page_148">148</span> si jamais j’en ai une, je veux que ces mots soient
+inscrits: «Il se cramponna à sa pagaie.»</p>
+
+<p>La Cigarette venait de passer un instant auparavant; il y avait en
+effet, comme j’aurais pu l’observer, si j’avais été un peu moins
+enthousiasmé de l’univers à ce moment, un passage libre autour du
+sommet de l’arbre, du côté le plus éloigné. Il m’avait offert ses
+services pour me tirer de là; mais comme j’étais déjà sur les coudes,
+j’avais refusé et l’avais envoyé en aval, à la poursuite de la
+vagabonde Aréthuse. Le courant était trop rapide pour qu’un homme le
+remontât avec un seul canoë, à plus forte raison avec deux sur les
+bras. Je rampai donc le long du tronc jusqu’à la rive et je descendis à
+pied par les prairies qui bordent la rivière. J’avais tellement froid
+que mon cœur était endolori. Je me rendais bien compte par moi-même
+à présent de la raison pour laquelle les roseaux frissonnaient si
+tristement. J’aurais pu donner une leçon à n’importe lequel d’entre
+eux. A mon approche, la Cigarette fit facétieusement <span class="pagenum" id="Page_149">149</span> remarquer
+qu’il pensait que j’étais «en train de prendre de l’exercice»; mais il
+acquit bientôt la certitude que c’était le froid qui me faisait claquer
+des dents. Je me frictionnai énergiquement avec une serviette et je
+mis des vêtements secs, que je tirai du sac en caoutchouc; mais je ne
+fus plus le même homme pendant le reste du voyage. Cela me donnait
+des nausées de penser que je portais sur moi mes derniers vêtements
+secs. La lutte m’avait fatigué; et peut-être, que je le susse ou non,
+étais-je quelque peu démoralisé? L’élément dévorant de l’univers avait
+bondi sur moi dans cette verte vallée qu’animait un rapide cours d’eau.
+Les cloches étaient toutes très jolies à leur façon; mais j’avais
+entendu quelques-unes des notes perfides de la musique de Pan. Est-ce
+que la traîtresse rivière voulait m’entraîner sous ses eaux par les
+talons, vraiment? et paraître si belle tout le temps? En somme, la
+bonne humeur de la nature n’était qu’à fleur de peau.</p>
+
+<p>Il y avait encore un long trajet à faire en <span class="pagenum" id="Page_150">150</span> suivant les sinuosités
+du cours d’eau; la nuit était tombée, et une cloche sonnait tardivement
+dans Origny-Sainte-Benoîte, quand nous arrivâmes.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_151">151</span></p>
+ <h2 id="ch_15">ORIGNY-SAINTE-BENOITE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">un jour de repos</p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain était un Dimanche, et les cloches de l’église n’eurent
+guère de repos. En vérité je ne me rappelle aucun autre endroit où l’on
+offre aux dévots un choix d’offices aussi varié. Et tandis que les
+cloches sonnaient joyeuses dans l’air ensoleillé, tous les chasseurs
+avec leurs chiens battaient les betteraves et le colza.</p>
+
+<p>Dans la matinée un colporteur et sa femme descendirent la rue au pas,
+chantant sur un air très lent et très lamentable: «O France, mes
+amours.» Cela fit venir tout le monde à sa porte; et lorsque notre
+hôtesse appela l’homme chez elle pour lui acheter les paroles, il
+n’en restait plus aucun exemplaire. Elle n’était ni la première, ni
+la seconde personne à avoir été empoignée <span class="pagenum" id="Page_152">152</span> par la chanson. Il y
+a quelque chose de fort pathétique dans l’amour que professent les
+Français depuis la guerre pour les chants patriotiques lugubres. J’ai
+observé un garde forestier natif d’Alsace, pendant que quelqu’un
+chantait «<i>Les malheurs de la France</i>» à un repas de baptême aux
+environs de Fontainebleau. Il se leva de table et prenant son fils à
+part, tout près de l’endroit où je me tenais: «Ecoute, écoute, dit-il,
+en posant la main sur l’épaule du petit garçon, et souviens-toi de
+ceci, mon fils.» L’instant d’après il était dehors dans le jardin et je
+pus l’entendre sangloter dans l’obscurité.</p>
+
+<p>L’humiliation de ses armes et la perte de l’Alsace-Lorraine ont
+cruellement mis à l’épreuve l’endurance de ce peuple sensible; et les
+Français ont encore le cœur bouillant de colère, non pas tant contre
+l’Allemagne que contre l’Empire. En quel autre pays verrez-vous un
+chant patriotique amener tout le monde dans la rue? Mais l’affliction
+exalte l’amour; et nous ne sentirons jamais que nous sommes anglais,
+que <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> le jour où nous aurons perdu les Indes. L’Amérique
+indépendante est encore le tourment de mon existence. Je ne puis songer
+sans horreur au fermier Georges<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> et l’ardeur de mes sentiments pour
+ma patrie n’est jamais plus vive que lorsque je vois la bannière
+étoilée et que je me rappelle ce qu’aurait pu être notre empire.</p>
+
+<p>Le petit livre du colporteur, que j’achetai, était un curieux mélange.
+Côte à côte avec les lestes et tapageuses inepties des cafés-concerts
+de Paris se trouvaient beaucoup de pièces pastorales qui, à mon avis,
+ne manquaient pas d’une certaine teinte de poésie et respiraient cette
+brave indépendance qui caractérise la classe pauvre en France. Vous
+pouviez y voir combien le bûcheron est fier de sa cognée, et combien
+le jardinier dédaigne d’avoir honte de sa bêche. Elle n’était pas très
+bien écrite, cette poésie du travail, mais <span class="pagenum" id="Page_154">154</span> le courage du sentiment
+rachetait ce qu’il y avait de faible et de verbeux dans l’expression.
+Les pièces guerrières et les patriotiques d’autre part, étaient, toutes
+sans exception, des productions larmoyantes et pusillanimes. Le poète
+avait passé par les Fourches Caudines; il chantait pour une armée,
+visitant, les armes renversées, le tombeau de son antique renommée;
+il ne chantait pas la victoire, mais la mort. Dans la collection du
+colporteur, il y avait un numéro intitulé «<i>Conscrits Français</i>»,
+qui peut se ranger parmi les poésies lyriques les plus propres à
+dissuader de la guerre que l’on ait conservées. Tout homme dans un
+pareil état d’esprit serait dans l’impossibilité de se battre. Le
+conscrit le plus brave pâlirait si l’on entonnait un tel chant à ses
+côtés le matin de la bataille, et des régiments entiers jetteraient
+leurs armes, rien que d’en entendre l’air.</p>
+
+<p>Si ce que dit Fletcher de Saltoun de l’influence des chants nationaux
+est vrai, il faut en conclure que la France était tombée bien bas. <span class="pagenum" id="Page_155">155</span>
+Mais du mal sortira le remède, et un peuple d’âme saine et courageuse
+se fatigue à la longue de geindre sur ses désastres. Déjà P..........
+a écrit quelques viriles poésies militaires. Elles ne contiennent pas
+beaucoup peut-être de ces notes vibrantes qui nous font palpiter le
+cœur; elles manquent d’élévation lyrique, et leur mouvement est lent;
+mais elles sont écrites dans un esprit grave et stoïque, qui mènerait
+les soldats bien loin dans une bonne cause. On sent qu’on confierait
+volontiers quelque chose à P......... Ce sera un bonheur, s’il parvient
+à inoculer ses compatriotes au point qu’on puisse leur confier le soin
+de leur avenir. Et en attendant, ceci est un antidote à «<i>Conscrits
+Français</i>» et à beaucoup d’autres poésies lugubres.</p>
+
+<p>Nous avions laissé nos bateaux pendant la nuit sous la garde d’un
+individu que nous appellerons <i>Carnaval</i>. Je n’ai pas bien saisi
+son nom, et peut-être ne fut-ce pas malheureux pour lui, vu que je ne
+suis pas à même de <span class="pagenum" id="Page_156">156</span> le faire passer avec honneur à la postérité?
+Au cours de la journée, nous nous rendîmes en nous promenant à la
+remise de cet homme et nous y trouvâmes tout un petit rassemblement
+inspectant les canoës. Il y avait un gros monsieur très au courant
+des particularités de la rivière et brûlant de nous en faire part. Il
+s’y trouvait aussi un jeune homme fort élégant, vêtu de noir, sachant
+un peu d’Anglais, qui mit aussitôt la conversation sur les régates
+d’Oxford et de Cambridge. Il y avait encore trois belles jeunes filles
+de quinze à vingt ans, et un vieillard en blouse, que le manque de
+dents gênait pour parler et qui avait un fort accent de terroir. Tout à
+fait l’élite d’Origny, je suppose.</p>
+
+<p>La Cigarette avait quelques arrangements secrets à faire à ses agrès
+dans la remise; je restai donc seul à faire la parade. Je trouvai que
+bon gré mal gré, j’avais aux yeux de ces gens beaucoup d’un héros.
+Les dangers de notre voyage faisaient éprouver aux jeunes filles <span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
+de petits frissons, et j’aurais eu mauvaise grâce, je pense, à ne pas
+continuer la conversation sur le terrain que les dames avaient choisi.
+Ma mésaventure de la veille racontée d’un ton dégagé produisit une
+profonde impression.</p>
+
+<p>C’était un nouvel Othello avec pas moins de trois Desdémones et
+quelques sénateurs sympathiques à l’arrière-plan. Jamais les canoës ne
+reçurent plus de flatteries, ni surtout de flatteries plus délicates.</p>
+
+<p>«On dirait un violon,» s’écria l’une des jeunes filles extasiée.</p>
+
+<p>«Je vous remercie de l’expression, mademoiselle, répliquai-je, d’autant
+plus qu’il est des gens qui prétendent que cela ressemble à un
+cercueil.»</p>
+
+<p>«Oh! mais c’est réellement comme un violon. Cela a le fini d’un
+violon,» continua-t-elle.</p>
+
+<p>«Et le poli d’un violon,» ajouta un sénateur.</p>
+
+<p>«On n’a qu’à tendre les cordes», conclut un autre, «et alors
+teum-teumté-teum,» fit-il, imitant le résultat avec entrain.</p>
+
+<p>N’était-ce pas là une gracieuse petite ovation? <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> Où ce peuple
+trouve-t-il le secret de ses gentils propos? Je ne puis me l’imaginer,
+à moins que le secret ne soit tout bonnement qu’un sincère désir de
+plaire. Mais aussi en France il n’y a pas de honte à dire les choses
+nettement; tandis qu’en Angleterre, parler comme un livre, c’est
+refuser de se résigner aux exigences de la société.</p>
+
+<p>Le vieillard en blouse entra furtivement dans la remise et informa la
+Cigarette, assez mal à propos, qu’il était le père des trois jeunes
+filles et de quatre autres encore, un véritable exploit pour un
+Français.</p>
+
+<p>«Vous êtes bien heureux», répondit poliment la Cigarette.</p>
+
+<p>Et le vieux monsieur, qui était apparemment arrivé à ses fins,
+s’esquiva.</p>
+
+<p>Nous fûmes bientôt dans les meilleurs termes. Les jeunes filles ne
+parlaient de rien moins que de partir avec nous le lendemain matin,
+s’il vous plaît. Et plaisanterie à part, tout le monde désirait
+vivement savoir l’heure de notre départ. <span class="pagenum" id="Page_159">159</span> Or, quand on va
+péniblement se glisser d’un mauvais embarcadère dans son canoë, une
+foule, pour amie qu’elle soit, n’est guère à désirer. Aussi leur
+dîmes-nous que nous ne partirions pas avant midi; bien que nous
+fussions intérieurement décidés à nous en aller à dix heures au plus
+tard.</p>
+
+<p>Vers le soir nous sortîmes de nouveau pour mettre quelques lettres
+à la poste. Il faisait frais et bon. A part un ou deux marmots qui
+nous suivaient comme ils auraient pu suivre une ménagerie, ce long
+village était absolument désert. Les collines et les cimes des
+arbres s’élevaient de tous côtés dans l’air clair, et les cloches
+carillonnaient de nouveau pour un autre office.</p>
+
+<p>Soudain nous aperçûmes les trois jeunes filles, debout avec une
+quatrième sœur, en face d’un magasin, sur le large trottoir de la
+grand’route. Nous avions bien ri avec elles peu auparavant, à coup sûr.
+Mais que voulait l’étiquette à Origny? Si elles s’étaient trouvées
+dans un chemin de campagne, nous n’aurions naturellement pas <span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
+hésité à leur parler; mais ici, sous les yeux de toutes les commères,
+devions-nous même seulement les saluer? Je consultai la Cigarette.</p>
+
+<p>«Regardez», dit-il.</p>
+
+<p>Je regardai. Il y avait bien encore les quatre jeunes filles à la même
+place; mais à présent, quatre dos étaient tournés vers nous, bien
+cambrés et conscients de ce qu’ils faisaient. Le caporal Modestie avait
+donné le mot d’ordre, et le piquet bien discipliné avait fait demi-tour
+comme un seul homme. Elles gardèrent cette formation tout le temps que
+nous fûmes en vue; mais nous entendîmes leurs rires étouffés, tandis
+que celle des jeunes filles que nous n’avions pas rencontrée riait à
+gorge déployée et même regardait l’ennemi par dessus l’épaule. Je me
+demande s’il n’y avait là que de la modestie, après tout, ou s’il ne
+fallait pas y voir une sorte de provocation campagnarde.</p>
+
+<p>Comme nous retournions à l’auberge, nous vîmes flotter quelque chose
+dans le vaste champ du ciel, que dorait le soleil couchant, par dessus
+<span class="pagenum" id="Page_161">161</span> les falaises crayeuses et les arbres qui les couronnent. C’était
+trop haut, trop grand et trop immobile, pour que ce fût un cerf-volant;
+et comme c’était noir, ce ne pouvait pas être une étoile. En effet,
+quand bien même une étoile serait noire comme de l’encre et rugueuse
+comme une noix, le soleil baigne si abondamment le ciel de ses rayons
+qu’elle serait pour nous aussi étincelante qu’une source de lumière.
+Le village était parsemé de gens qui regardaient en l’air. Les enfants
+étaient en révolution tout le long de la rue et bien loin sur la route
+droite qui gravit la colline, où nous pouvions encore les voir courir
+en groupes détachés. C’était un ballon, apprîmes-nous, qui avait quitté
+Saint-Quentin ce soir-là, à cinq heures et demie. C’est avec le plus
+grand calme que la majorité des grandes personnes prenaient la chose.
+Mais nous étions anglais et nous fûmes bientôt à courir au haut de
+la colline avec les plus rapides. Voyageurs nous aussi, quoique en
+petit, nous aurions <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> voulu voir descendre ces autres voyageurs. Le
+spectacle était fini, lorsque nous atteignîmes le sommet de la colline.
+Le ciel avait perdu tout l’éclat de ses teintes dorées, et le ballon
+avait disparu. Où? je me le demande; enlevé dans le septième ciel? ou
+descendu à terre sans accident, quelque part dans cette étendue bleue
+irrégulière, où la grand’route allait se plonger et se fondre à nos
+yeux? Les aéronautes étaient probablement déjà à se chauffer devant
+une cheminée de ferme; car on dit qu’il fait froid dans ces régions
+inhospitalières de l’air. La nuit tombait rapidement. Les arbres du
+bord de la route et les curieux désappointés, revenant à travers
+les prairies, se détachaient en noir sur la petite bande rouge du
+soleil couchant. L’autre côté présentait un spectacle plus gai. Nous
+descendîmes donc la colline, avec la pleine lune, de la couleur d’un
+melon, suspendue bien haut au dessus de la vallée boisée, et derrière
+nous, les blanches falaises que teintait légèrement de rouge le feu des
+fours à chaux.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_163">163</span></p>
+
+<p>Les lampes étaient allumées et, tout le long de la rivière, dans
+Origny-Sainte-Benoîte, les ménagères préparaient la salade du souper.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_164">164</span></p>
+ <h2 id="ch_16">ORIGNY-SAINTE-BENOITE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">Nos Compagnons de Table</p>
+</div>
+
+<p>Malgré notre arrivée tardive au dîner, nos compagnons de table nous
+offrirent du vin mousseux. «Voilà comme nous sommes en France», dit
+l’un d’entre eux. «Ceux qui s’asseyent à notre table sont nos amis.» Et
+les autres d’applaudir.</p>
+
+<p>Ils étaient trois en tout; trio bizarre que ces gens avec qui nous
+devions passer le dimanche.</p>
+
+<p>Deux d’entre eux étaient des hôtes comme nous. Tous deux étaient
+du Nord. L’un vermeil et replet, la barbe et la chevelure épaisses
+et noires, l’intrépide chasseur de France, qui revendiquait comme
+une prouesse la prise d’une alouette ou de tout autre menu gibier
+si petit qu’il fût. <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> Pour un homme si grand, si bien portant,
+dont la chevelure n’avait rien à envier à celle de Samson, aux
+artères charriant des seaux de sang rouge, se vanter de ces
+exploits infinitésimaux produisait aux yeux de tous un sentiment de
+disproportion semblable à celui que produirait un marteau-pilon employé
+à casser des noisettes. L’autre était un homme tranquille et résigné,
+blond, lymphatique et triste, quelque peu l’air d’un Danois: «Tristes
+têtes de Danois!» comme avait coutume de dire Gaston Lafenestre.</p>
+
+<p>Je ne dois pas laisser passer ce nom sans un mot pour le meilleur de
+tous les bons garçons, maintenant descendu dans la tombe. Nous ne
+verrons plus jamais Gaston dans son costume de forêt—tout le monde
+l’appelait Gaston, non par manque de respect, mais par affection,—nous
+ne l’entendrons plus jamais réveiller les échos de Fontainebleau des
+sons du cor de chasse, jamais plus son bon sourire ne fera la paix
+parmi les artistes de toutes <span class="pagenum" id="Page_166">166</span> races et ne mettra l’Anglais à l’aise
+en France comme en son pays. Jamais plus les moutons, qui n’étaient
+pas plus doux que lui, ne poseront inconsciemment pour son laborieux
+crayon. Il mourut trop prématurément, au moment où, tel un jeune
+arbre qui pousse de frais bourgeons et donne ses premières fleurs, il
+commençait à produire des choses dignes de lui. Et cependant aucun de
+ceux qui l’ont connu ne pensera qu’il a vécu en vain. Je n’ai jamais
+connu un homme si petit, pour qui cependant j’ai éprouvé une si vive
+affection. J’ai la preuve que les autres éprouvaient le même sentiment,
+quand je vois jusqu’à quel point ils avaient appris à le comprendre et
+à l’estimer. Elle fut grande, certes, l’influence qu’il exerça, tant
+qu’il se trouva parmi nous; il avait un rire frais; cela vous faisait
+du bien de le voir: et quelque tristesse qu’il ait pu avoir au cœur,
+il montrait toujours une physionomie pleine d’audace et d’entrain
+et prenait les pires coups de la fortune comme les averses <span class="pagenum" id="Page_167">167</span> du
+printemps. Mais à présent, sa mère est assise seule à la lisière de la
+forêt de Fontainebleau, où il cueillait des champignons au temps de sa
+jeunesse difficile et pauvre.</p>
+
+<p>Beaucoup de ses tableaux trouvèrent acquéreurs de l’autre côté de
+la Manche, outre ceux qui lui furent volés, lorsqu’un lâche Yankee
+l’abandonna seul à Londres avec, pour toute ressource, quatre sous
+anglais dans sa poche et peut-être deux fois autant de mots d’anglais.
+Si parmi ceux qui liront ces lignes, il est quelqu’un qui ait une étude
+de moutons, à la manière de Jacques, signée de ce brave garçon, qu’il
+se dise que l’un des plus bienveillants et des plus honnêtes des hommes
+a contribué à décorer sa demeure. Il se peut qu’il y ait de meilleurs
+tableaux à l’académie de peinture; mais parmi les générations de
+peintres, pas un n’eut meilleur cœur. Précieuse aux yeux du maître de
+l’humanité, nous disent les psaumes, est la mort de ses saints. Elle
+devait être bien précieuse, car elle coûte très cher, la mort, <span class="pagenum" id="Page_168">168</span>
+quand par un coup du sort, elle laisse une mère dans la désolation et
+fait descendre au tombeau avec César et les douze apôtres celui qui
+mettait la paix dans une société et veillait à l’y maintenir.</p>
+
+<p>Il y a quelque chose qui manque parmi les chênes de Fontainebleau;
+et quand on apporte le dessert à table, à Barbizon, tous les regards
+convergent vers la porte dans l’attente d’une figure disparue.</p>
+
+<p>Le troisième de nos compagnons à Origny n’était rien moins que le mari
+de l’hôtesse; pas l’hôte à proprement parler, puisqu’il travaillait
+lui-même dans une fabrique pendant le jour et qu’il ne venait dans
+sa maison à lui que le soir, en qualité de pensionnaire; un homme
+usé par une excitation perpétuelle, au point de n’avoir plus que la
+peau et les os, presque chauve, les traits anguleux, les yeux vifs et
+brillants. Samedi, en décrivant une aventure insignifiante advenue
+dans une chasse au canard, il cassa une assiette en mille pièces.
+Chaque fois <span class="pagenum" id="Page_169">169</span> qu’il faisait une remarque, il regardait tout autour
+de la table, le menton levé, une étincelle de lumière verte dans les
+yeux, en quête d’approbation. Son épouse paraissait de temps en temps
+à la porte de la salle, où elle surveillait le dîner, avec un «Henri,
+vous vous oubliez», ou un «Henri, vous pouvez assurément causer sans
+faire tant de bruit.» En vérité c’était là une chose que le brave
+garçon ne pouvait faire. A la chose la plus insignifiante ses yeux
+s’enflammaient, son poing massacrait la table et sa voix grondait,
+retentissante comme les roulements du tonnerre. Je n’ai jamais vu un
+homme pareil: un vrai feu d’artifice. Je crois qu’il avait le diable
+au corps. Il avait deux expressions favorites: «C’est logique» ou
+«c’est illogique», suivant les cas; et cette autre, qu’il lança avec
+un certain air de bravade, comme on pourrait déployer une bannière, au
+commencement de plus d’une longue et ronflante histoire: «Je suis un
+prolétaire, vous voyez». En vérité nous le voyions très bien. Dieu me
+garde de <span class="pagenum" id="Page_170">170</span> le rencontrer un fusil à la main dans les rues de Paris!
+Ce sera un mauvais quart d’heure pour tout le monde.</p>
+
+<p>Ses deux phrases représentaient très bien, pensai-je, ce qu’il y a
+de bon et de mauvais dans sa classe et jusqu’à un certain point dans
+son pays. C’est une excellente chose de dire ce que l’on est sans en
+rougir, bien qu’il soit d’un goût douteux de le répéter trop souvent
+dans une soirée. Je n’admirerais pas cela chez un duc, naturellement;
+mais par le temps qui court, le trait est honorable chez un ouvrier.
+D’autre part, ce n’est pas du tout une excellente chose de s’appuyer
+sur la logique et sur notre logique en particulier; car elle est
+généralement erronée. Nous ne savons jamais où nous devons finir, une
+fois que nous commençons à suivre les mots et les docteurs. Il existe
+au cœur même de l’homme un fond de loyauté plus digne de confiance que
+tout syllogisme, et les yeux, comme les sympathies et les appétits,
+savent une ou deux choses qui n’ont pas encore <span class="pagenum" id="Page_171">171</span> été controversées.
+Des raisons, il y en a autant que de grains de sable dans le désert, et
+comme les coups de poing, elles servent impartialement tous les partis.
+Ce n’est pas à leurs preuves que les doctrines doivent leur maintien
+ou leur chute, et elles ne sont logiques qu’autant qu’elles sont
+intelligemment appliquées. Un habile controversiste, pas plus qu’un
+habile général, ne démontre la justice de sa cause. Mais la France est
+partie tout entière à la remorque de deux ou trois grands mots et il
+se passera quelque temps avant qu’elle ne reconnaisse que ce ne sont
+que des mots, quelque grands qu’ils soient; et une fois cela fait,
+peut-être trouvera-t-elle la logique moins divertissante.</p>
+
+<p>Les détails de la journée de chasse firent les premiers frais de la
+conversation. Quand tous les chasseurs d’un village chassent <i lang="la">pro
+indiviso</i> sur le territoire du village, il est évident qu’il doit
+surgir bien des questions d’étiquette et de priorité.</p>
+
+<p>«Supposez», s’écriait l’hôte brandissant une <span class="pagenum" id="Page_172">172</span> assiette, «que voici
+un champ de betteraves. Bon! Moi, je suis ici. J’avance, n’est-ce
+pas? Eh bien! sacristi!» et le récit, devenant plus bruyant, de se
+précipiter en un feu roulant de jurons retentissants, pendant que
+l’orateur promène autour de la table ses regards fiévreux, en quête de
+sympathie, et que chacun, pour avoir la paix, incline la tête en signe
+d’assentiment.</p>
+
+<p>L’homme du nord au teint vermeil nous raconta quelques-unes de ses
+prouesses dans le maintien de l’ordre; notamment son aventure avec un
+marquis.</p>
+
+<p>«Marquis» dis-je, «un pas de plus et je vous brûle la cervelle. Vous
+avez commis une vilenie, marquis.»</p>
+
+<p>Là-dessus, paraît-il, le marquis porta la main à sa casquette et se
+retira.</p>
+
+<p>L’hôte applaudit bruyamment. «A la bonne heure,» dit-il. «Il a fait
+tout ce qu’il pouvait faire. Il a admis qu’il avait tort.» Puis une
+avalanche de jurons. Lui non plus n’aimait pas <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> les marquis, mais
+il avait en lui le sentiment de la justice, ce prolétaire qu’était
+notre hôte.</p>
+
+<p>Des sujets de chasse la conversation passa insensiblement à une
+comparaison entre Paris et la province. Et le prolétaire de faire
+retentir la table comme un tambour sous une volée de coups de poing
+à la louange de Paris. «Qu’est-ce que c’est que Paris? Paris,
+c’est la crème de la France. Il n’y a pas de Parisiens; c’est tout
+le monde, c’est vous, c’est moi qui sommes les Parisiens. On a
+quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de faire son chemin à Paris.»
+Et il traça un tableau animé de l’ouvrier, dans un réduit pas plus
+grand qu’une niche à chien, fabriquant des articles qui devaient se
+répandre dans le monde entier. «Eh bien! quoi, c’est magnifique ça!»
+s’écria-t-il.</p>
+
+<p>L’homme du nord à l’air triste intervint pour faire l’éloge de la vie
+du paysan; il pensait Paris mauvais pour les hommes et les femmes. «La
+centralisation,» disait-il...</p>
+
+<p>Mais l’hôte lui coupa brutalement la parole. <span class="pagenum" id="Page_174">174</span> C’était tout ce qu’il
+y avait de plus logique, lui montra-t-il, tout ce qu’il y avait de plus
+magnifique. «Quel spectacle! quel coup d’œil!» Et les plats de danser
+sur la table sous une canonnade de coups.</p>
+
+<p>Dans le dessein de faire la paix, je hasardai quelques mots à la
+louange de la liberté d’opinion en France. Je n’aurais guère pu tomber
+plus mal. Il y eut un silence soudain, et tous hochèrent la tête d’une
+façon significative. Ils ne goûtaient évidemment pas le sujet, et ils
+me donnèrent à entendre que le triste homme du nord était un martyr de
+ses opinions. «Demandez-lui un peu,» dirent-ils. «Oui, demandez-lui un
+peu.»</p>
+
+<p>«Oui, monsieur,» fit-il de son air calme, me répondant, bien que je
+n’eusse pas parlé. «J’ai bien peur qu’il n’y ait moins de liberté
+d’opinion en France que vous vous l’imaginez.» Là-dessus, il baissa les
+yeux et sembla considérer le sujet comme épuisé.</p>
+
+<p>Ceci excita vivement notre curiosité. Comment <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> ou pourquoi, ou
+quand ce commis-voyageur lymphatique avait-il été martyrisé? Nous
+conclûmes immédiatement que c’était à cause de quelque question
+religieuse et nous évoquâmes nos souvenirs de l’Inquisition, tirés
+principalement de l’horrible histoire de Poë et du sermon qu’on trouve
+dans Tristram Shandy, je crois.</p>
+
+<p>Le lendemain nous eûmes l’occasion d’approfondir la question; car,
+levés de très bonne heure pour éviter toute démonstration de sympathie
+à notre départ, nous trouvâmes notre héros debout avant nous. Il
+déjeunait de vin blanc et d’oignons crus, afin sans doute de rester
+dans son rôle de martyr. Nous eûmes avec lui une longue conversation
+et, en dépit de sa réserve, nous découvrîmes ce que nous voulions.
+Mais voici quelque chose de vraiment curieux. Il semble possible que
+deux Ecossais et un Français discutent pendant une longue demi-heure
+et qu’ils aient, chacun selon sa nationalité, une idée différente en
+vue pendant tout ce temps. <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> Ce ne fut que tout à fait à la fin, que
+nous découvrîmes que son hérésie avait été une hérésie politique, ou
+qu’il soupçonna notre méprise. Les termes et l’esprit dans lesquels il
+parlait de ses croyances politiques étaient, à nos yeux, appropriés aux
+croyances religieuses. Et vice versa.</p>
+
+<p>Rien ne saurait mieux caractériser les deux pays. La politique est
+la religion de la France; «satanée religion», comme aurait dit Nanty
+Ewart; tandis que nous, dans notre pays, nous réservons la majeure
+partie de notre acharnement pour toutes les divergences d’opinion
+sur un livre d’hymnes ou sur un mot hébreu, que peut-être aucun des
+adversaires ne saurait traduire. Et peut-être, cette conception fausse
+est-elle le type de beaucoup d’autres, qui peuvent n’être jamais
+redressées, non seulement entre gens de races différentes, mais entre
+gens de sexes différents.</p>
+
+<p>Quant au martyre de notre ami, voici ce qu’il en était. Cet homme était
+un Communiste ou peut-être <span class="pagenum" id="Page_177">177</span> seulement un Communard, ce qui est
+chose bien différente. Cela lui avait fait perdre plus d’une situation.
+Je crois qu’il avait aussi essuyé un refus dans une demande en mariage;
+mais peut-être avait-il une façon sentimentale de considérer les
+affaires qui me trompa. C’était quoiqu’il en soit, une créature douce
+et paisible et j’espère que depuis lors, il a obtenu une meilleure
+situation et épousé une femme plus digne de lui.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_178">178</span></p>
+ <h2 id="ch_17">AU FIL DE L’OISE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">En Route pour Moy</p>
+</div>
+
+<p>Carnaval commença par nous exploiter d’une façon notoire. Nous trouvant
+de facile composition, il regretta de nous avoir laissés partir à si
+bon compte, et me prenant à part, il me débita une histoire à dormir
+debout avec, pour morale, une autre pièce de cent sous à donner
+au narrateur. L’absurdité de la chose sautait aux yeux; je payai
+cependant. Mais abandonnant aussitôt toute cordialité, je le tins à sa
+place, comme un inférieur, avec une dignité glaciale toute britannique.
+Il vit en un instant qu’il était allé trop loin et qu’il avait tué la
+poule aux œufs d’or. Sa figure s’allongea; je suis sûr qu’il m’aurait
+remboursé, s’il avait seulement pu imaginer un prétexte convenable.
+Il m’invita à boire avec lui, mais je ne voulus rien accepter. <span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
+Il devint d’une tendresse pathétique dans ses déclarations, mais je
+marchai silencieux à côté de lui, ou je lui répondis avec une politesse
+hautaine, et en arrivant au débarcadère, je donnai le mot à la
+Cigarette en argot anglais.</p>
+
+<p>Malgré la fausse piste que nous avions indiquée la veille, il pouvait
+bien y avoir cinquante personnes sur le pont. Nous nous montrâmes aussi
+aimables que possible avec tous, sauf avec Carnaval. Nous fîmes nos
+adieux et nous donnâmes une poignée de mains au vieux monsieur qui
+connaissait la rivière et au jeune homme qui savait un peu d’anglais;
+mais pour Carnaval, pas un mot. Pauvre Carnaval, voilà qui était une
+humiliation! Lui qui s’était si bien identifié avec les bateaux, qui
+avait donné des ordres en notre nom, qui avait exhibé les canoës,
+et même les canotiers, comme une exposition particulière de choses
+lui appartenant, se voir à présent ainsi couvert de honte en public
+par les lions de sa caravane! Je n’ai jamais vu personne l’air plus
+penaud. Il restait <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> derrière, en suspens, s’avançant timidement de
+temps à autre, lorsqu’il croyait à quelque symptôme que notre humeur
+s’adoucissait, et se reculant à la hâte lorsqu’il rencontrait un regard
+froid. Espérons que cela lui servira de leçon.</p>
+
+<p>Je n’aurais pas mentionné la peccadille de Carnaval si la chose n’avait
+été si rare en France. Ce fut, par exemple, le seul cas où dans tout
+notre voyage on n’agit pas avec probité à notre égard, et même où
+on nous écorcha un peu. Nous parlons beaucoup de notre probité en
+Angleterre. Eh bien! il est bon de se tenir sur ses gardes partout où
+l’on entend de grandes déclarations sur un très petit trait de vertu.
+Si les Anglais pouvaient seulement entendre comment on parle d’eux à
+l’étranger, ils pourraient rester chez eux, pendant un certain temps,
+pour remédier à cet état de choses, et peut-être, même après cela,
+faire moins leurs embarras.</p>
+
+<p>Les jeunes demoiselles, les grâces d’Origny, <span class="pagenum" id="Page_181">181</span> n’assistaient pas
+à notre départ; mais, lorsque après un tournant, nous atteignîmes le
+second pont, ah! mon Dieu! le pont était noir de curieux. Nous fûmes
+bruyamment acclamés, et des garçons et des filles nous accompagnèrent
+pendant un bon moment, en courant le long de la rive sans cesser leurs
+acclamations. Le courant aidant nos pagaies, nous allions comme des
+hirondelles. Ce n’était pas une petite affaire que d’aller de conserve
+avec nous sur la rive boisée. Mais les filles se retroussèrent comme
+si elles étaient sûres d’avoir la jambe bien faite, et nous suivirent
+jusqu’au moment où elles furent hors d’haleine. Les dernières à se
+fatiguer furent les trois grâces et deux de leurs compagnes. Et
+lorsqu’elles en eurent assez elles aussi, celle des trois qui tenait la
+tête, sauta sur une souche d’arbre et de la main envoya un baiser aux
+canotiers. Diane elle-même, bien que notre jeune fille eût plutôt l’air
+d’une Vénus, n’aurait pu faire une chose gracieuse plus gracieusement.
+«Revenez encore,» s’écria-t-elle; <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> et les autres lui firent écho,
+et les collines autour d’Origny répétèrent: «Revenez». Mais la rivière
+nous fit tourner à un coude en un clin d’œil, et nous fûmes seuls avec
+les arbres verts et l’eau courante.</p>
+
+<p>Revenir? On ne revient pas, mes jeunes demoiselles, sur l’impétueux
+courant de la vie.</p>
+
+<div class="cpoesie">
+ <div class="poem">
+ <span class="i0">Le marchand s’incline devant l’étoile du marin,</span><br>
+ <span class="i2">Du soleil le laboureur reçoit sa moisson.</span>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Et tous nous devons régler nos montres sur l’horloge du destin. Il y a
+un flot impétueux, irrésistible, qui emporte l’homme et ses fantaisies
+comme un fétu et court rapide au sein du temps et de l’espace. Elle
+est pleine de détours, comme ce flot, votre sinueuse rivière de
+l’Oise; elle s’attarde et retourne dans de charmants sites agrestes;
+et cependant, si on y songe bien, elle ne retourne jamais, jamais. En
+effet, quand bien même elle revisiterait le même arpent de prairie dans
+la même heure, elle aura décrit une vaste courbe entre-temps; beaucoup
+de petits ruisseaux s’y seront jetés; le soleil aura pompé une grande
+partie de ses eaux; et quand <span class="pagenum" id="Page_183">183</span> même ce serait le même arpent, ce ne
+sera plus la même rivière Oise. Et ô grâces d’Origny, quand bien même
+la fortune vagabonde de ma vie me ramènerait aux lieux où vous attendez
+l’appel de la mort au bord de la rivière, ce ne sera plus le vieux moi
+qui parcourra la rue; et ces épouses et ces mères, dites, est-ce que ce
+sera vous?</p>
+
+<p>Il n’y avait positivement pas à se tromper sur l’Oise. Dans ces parties
+supérieures de son cours, elle était toujours prodigieusement pressée
+d’atteindre la mer. Elle courait si vite et si allègre à travers tous
+les méandres de son lit, que je me foulai le pouce en luttant avec les
+rapides et qu’il me fallut pagayer tout le reste du parcours une main
+retournée. Parfois elle devait desservir des moulins et comme elle
+n’était encore qu’une petite rivière, ses eaux très basses couraient
+dans l’intervalle, laissant à sec une bonne partie de son lit. Il
+nous fallait sortir les jambes du bateau, et à l’aide des pieds nous
+pousser hors des sables <span class="pagenum" id="Page_184">184</span> du fond. Et cependant elle continuait son
+chemin, chantant parmi les peupliers et faisant une verte vallée dans
+le monde. Après une bonne femme, un bon livre et du tabac, il n’est
+rien sur terre d’aussi agréable qu’une rivière. Je lui ai pardonné
+d’avoir attenté à ma vie; après tout cela était imputable en partie
+aux vents déchaînés du ciel qui avaient abattu l’arbre, en partie à
+la mauvaise direction que j’avais imprimée à mon canoë, et pour une
+tierce partie seulement, à la rivière elle même; encore n’était-ce pas
+par méchanceté, mais par suite de sa grande préoccupation à atteindre
+la mer. Et ce n’était pas peu de chose, car les détours qu’elle avait
+à faire sont innombrables. Les géographes semblent avoir renoncé à les
+noter, car je n’ai trouvé aucune carte qui représentât les méandres
+sans fin de son cours. Un fait en dira plus qu’aucun d’entre eux. Après
+avoir, pendant quelques heures, trois si je ne me trompe, filé le long
+des arbres à ce galop de casse-cou toujours le même, quand nous <span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
+arrivâmes dans un hameau et que nous demandâmes où nous étions, nous
+n’étions pas à plus de quatre kilomètres d’Origny. Si ce n’avait été
+pour l’honneur de la chose (selon le dicton écossais), il eût presque
+autant valu ne pas bouger.</p>
+
+<p>Nous mangeâmes un morceau dans une prairie au milieu d’un
+parallélogramme de peupliers. Les feuilles dansaient et babillaient
+dans le vent tout autour de nous. La rivière pendant ce temps
+continuait à se hâter et semblait gronder contre notre retard. Peu
+nous importait. La rivière savait où elle allait; nous, pas; d’autant
+moindre était notre hâte, là où nous trouvions d’agréables séjours
+et un théâtre riant pour fumer une pipe. A cette heure les agents
+de change étaient à vociférer à la Bourse de Paris pour le deux ou
+le trois pour cent. Mais nous ne nous inquiétions pas plus d’eux
+que du cours d’eau qui glissait à nos pieds et nous sacrifiions une
+hécatombe de minutes aux dieux du tabac et de la digestion. La hâte
+est la ressource de ceux <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> qui manquent de foi. Pour un homme qui a
+confiance en son propre cœur ainsi qu’en celui de ses amis, demain est
+aussi bon qu’aujourd’hui. Et s’il meurt dans l’intervalle, eh bien! il
+meurt, voilà tout, et la question est résolue.</p>
+
+<p>Il nous fallut prendre le canal au cours de l’après-midi, parce que,
+à l’endroit où il traverse la rivière, il y avait non pas un pont,
+mais un siphon. Sans un énergumène qui se trouvait sur la rive, nous
+filions droit dans le siphon, et c’en était dès lors fini pour nous
+de pagayer. Sur le chemin de halage nous rencontrâmes un homme, un
+monsieur, que notre voyage intéressa beaucoup. Et je fus témoin d’une
+étrange «attaque de mensonge» qu’eut la Cigarette. Celui-ci, parce que
+son couteau venait de Norvège, raconta toutes sortes d’aventures de
+ce pays, où il n’avait jamais mis les pieds. Il avait tout à fait la
+fièvre à la fin, et il allégua qu’il était possédé du démon.</p>
+
+<p>Moy (prononcez Moÿ) était un charmant petit village, groupé autour
+d’un château dans un <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> bas-fond. L’air était parfumé du chanvre des
+champs avoisinants. Au Mouton d’Or nous fûmes parfaitement traités. Des
+obus allemands venant du siège de la Fère, des figurines de Nuremberg,
+des poissons rouges dans un bocal et toutes sortes de bibelots
+embellissaient la salle publique. L’aubergiste était une bonne grosse
+mère, toute simple et myope; il s’en fallait de fort peu qu’elle ne fût
+un vrai cordon bleu. Elle se doutait un peu elle-même de ses hautes
+capacités. Après avoir envoyé chaque plat, elle venait dans la salle
+inspecter un instant le dîner, de ses yeux ridés et clignotants: «c’est
+bon, n’est-ce pas?» disait-elle. Et lorsqu’elle avait reçu une réponse
+convenable, elle disparaissait dans la cuisine. Ce plat tout ordinaire
+en France, des perdrix aux choux, devint une chose nouvelle à mes
+yeux, au Mouton d’Or. Cela eut pour conséquence de me procurer d’amers
+désappointements dans beaucoup de dîners subséquents. Bien doux fut
+notre repos au Mouton d’Or à Moy.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_188">188</span></p>
+ <h2 id="ch_18">LA FÈRE DE MAUDITE MÉMOIRE</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Nous nous attardâmes à Moy une bonne partie de la journée, car nous
+aimions à philosopher et par principe, nous détestions de faire
+de longues étapes et de partir de grand matin. L’endroit en outre
+invitait au repos. Des gens en costume de chasse soigné sortaient du
+château avec des fusils et des gibecières; et c’était réellement un
+plaisir de rester derrière, pendant que ces élégants chercheurs de
+plaisirs choisissaient la première heure du jour pour s’amuser. De
+cette façon tout le monde peut être aristocrate et jouer le duc parmi
+les marquis et le monarque régnant parmi les ducs, s’il ne veut que
+les surpasser en tranquillité. Un maintien imperturbable vient d’une
+patience parfaite. Les esprits calmes ne sont sujets ni à la perplexité
+ni à la crainte; mais ils continuent, dans la <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> fortune comme dans
+l’infortune, à marcher leur pas, comme une horloge pendant les coups de
+tonnerre d’un orage.</p>
+
+<p>Nous mîmes une toute petite journée pour nous rendre à la Fère; mais
+le crépuscule tombait et une petite pluie avait commencé, que nous
+n’avions pas encore remisé les bateaux. La Fère est une ville fortifiée
+dans une plaine; elle possède une double ceinture de remparts. Entre la
+première et la seconde s’étend une région de terrains incultes et de
+parcelles cultivées. Çà et là le long de la route, se trouvaient des
+affiches défendant au nom du génie militaire d’y pénétrer. Enfin une
+seconde porte nous donna accès dans la ville elle-même. Les fenêtres
+éclairées respiraient la gaieté, et des bouffées de bonne cuisine s’en
+échappaient, imprégnant l’air. La ville était pleine de réservistes, en
+route pour les grandes manœuvres, et les soldats marchaient rapidement,
+vêtus de leurs formidables capotes. Splendide, cette soirée, pour qui
+la passerait à l’abri à dîner et à écouter la pluie sur les fenêtres.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_190">190</span></p>
+
+<p>Nous ne pouvions la Cigarette et moi assez nous féliciter de cette
+perspective, car on nous avait dit qu’il y avait un hôtel hors ligne
+à la Fère. Nous allions faire un si bon dîner! dormir dans de si bons
+lits! et pendant tout ce temps, la pluie «pleuvrait» sur les gens sans
+abri par toute cette région couverte de peupliers. Cela nous faisait
+venir l’eau à la bouche. L’hôtel portait le nom de quelque animal des
+bois, cerf ou biche, j’ai oublié lequel. Mais je n’oublierai jamais
+comme il nous parut spacieux et éminemment habitable, lorsque nous en
+fûmes tout près. La porte cochère était vivement illuminée, non par
+intention, mais grâce à la simple superfluité des feux et des lumières
+de la maison. Un bruit de nombreux plats entrechoqués arrivait à nos
+oreilles. Une nappe vaste comme un champ s’offrait à nos regards; la
+cuisine avait l’éclat d’une forge et fleurait comme un jardin de choses
+à manger.</p>
+
+<p>C’est dans cette cuisine, sanctuaire intime et cœur physiologique d’une
+hôtellerie, avec <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> tous ses fourneaux en action, tous ses dressoirs
+chargés de viandes, que vous devez à présent nous supposer faisant
+notre entrée triomphale, tels deux marchands de chiffons et d’os,
+mouillés, et portant chacun à la main un sac de caoutchouc souple. Je
+ne crois pas avoir une image bien exacte de cette cuisine; mais elle
+me parut remplie des nombreuses calottes blanches des cuisiniers, qui
+tous se retournèrent de dessus leurs casseroles et nous regardèrent
+avec surprise. Nul doute quant à la patronne, néanmoins; elle était là,
+commandant son armée, la face empourprée, l’air courroucé, ne sachant
+où donner de la tête. A elle je demandai poliment,—trop poliment, au
+dire de la Cigarette—, si nous pouvions avoir des chambres; elle,
+cependant, nous toisant froidement de la tête aux pieds.</p>
+
+<p>«Vous trouverez des chambres dans le faubourg», fit-elle remarquer.
+«Nous avons trop à faire pour nous occuper de pareils à vous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_192">192</span></p>
+
+<p>Si nous pouvions entrer, changer de vêtements et commander une
+bouteille de vin, j’avais la certitude de pouvoir arranger les choses.
+Aussi dis-je: «Si nous ne pouvons coucher, rien ne s’oppose du moins à
+ce que nous dînions,» et j’allais déposer mon sac.</p>
+
+<p>Terrible fut la convulsion de la nature qui se produisit alors dans
+le visage de la patronne. Elle se précipita vers nous, et frappant du
+pied: «Sortez! sortez! à la porte!» vociféra-t-elle.</p>
+
+<p>Je ne sais comment cela se fit; mais l’instant d’après, nous étions
+dehors, sous la pluie et dans les ténèbres, et je maugréais devant la
+porte cochère comme un mendiant désappointé. Où étaient les canotiers
+belges? où, le juge et ses bons vins? où, les grâces d’Origny? Noire,
+noire était la nuit après la cuisine flamboyante; mais qu’est-ce que
+c’était auprès de la noire tristesse qui régnait dans nos cœurs? Ce
+n’était pas la première fois qu’on refusait de me loger. Maintes
+et maintes fois, j’ai projeté <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> ce que je ferais, si pareille
+mésaventure m’arrivait encore. Et rien n’est plus facile à projeter.
+Mais quant à mettre cela à exécution, le cœur tout bouillant devant
+l’outrage, essayez un peu, une fois seulement, et vous me direz ce que
+vous avez fait.</p>
+
+<p>C’est fort beau de parler de vagabonds et de moralité. Soyez seulement
+six heures sous la surveillance de la police, comme cela m’est
+arrivé, ou qu’on vous chasse brutalement d’un hôtel, vous verrez si
+cela ne change pas vos vues sur le sujet aussi bien qu’une série de
+conférences. Tant que vous restez dans les régions supérieures, tout le
+monde s’inclinant devant vous sur votre passage, il semble que tout est
+pour le mieux dans les arrangements de la société; mais que vous vous
+trouviez une fois sous les roues, et vous enverrez la société à tous
+les diables. Je donne quinze jours d’une pareille existence aux gens
+les plus respectables; après quoi, je n’offrirai pas un rouge liard de
+ce qui leur restera de moralité.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_194">194</span></p>
+
+<p>Pour ma part, lorsque je fus jeté hors de l’hôtel du Cerf, ou de la
+Biche, ou de quoi que ce fût, j’aurais mis le feu au temple de Diane,
+s’il eût été à ma portée. Il n’y avait pas de crime assez complet
+pour exprimer ma désapprobation des institutions humaines. Quant à la
+Cigarette, je n’ai jamais vu un homme si changé. «On nous a encore
+pris pour des marchands,» dit-il. «Grand Dieu, qu’est ce que ce doit
+être, quand on est réellement un marchand?» Chacune des parties du
+corps de l’hôtesse était pour lui un sujet de plaintes. Timon était un
+philanthrope comparé à lui. Et quand il était au plus haut point de
+sa parabole de malédictions, il s’interrompait soudain et se mettait
+d’une voix larmoyante à prendre les pauvres en commisération. «Plaise à
+Dieu,» disait-il, et je ne doute pas que sa prière n’ait été exaucée,
+«que je ne manque jamais de politesse envers un marchand!» Etait-ce là
+l’imperturbable Cigarette? Etait-ce bien lui? Ô changement qui dépasse
+tout ce qu’on peut dire, penser ou croire!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span></p>
+
+<p>Pendant ce temps le ciel pleurait sur nos têtes, et les fenêtres
+devenaient plus brillantes à mesure que croissait l’obscurité de la
+nuit. Nous nous traînions péniblement par les rues de la Fère; nous
+voyions des magasins et des maisons particulières où des gens dînaient
+copieusement; nous voyions des écuries où des chevaux de trait avaient
+le foin et la paille fraîche en abondance; nous voyions quantité de
+réservistes, qui se désolaient beaucoup de leur sort par cette nuit
+humide, je n’en doute pas, et soupiraient après leurs foyers rustiques.
+Mais chacun d’eux n’avait-il pas sa place dans les casernes de la Fère?
+Et nous, qu’avions-nous?</p>
+
+<p>Il semblait qu’il n’y eût pas d’autre hôtel dans la ville entière. On
+nous donnait des indications que nous suivions de notre mieux avec,
+pour résultat, en général, de nous ramener sur le théâtre de notre
+disgrâce. Nous étions tout ce qu’il y avait de plus navrés, pendant
+que nous parcourions la Fère, et la Cigarette avait <span class="pagenum" id="Page_196">196</span> déjà résolu
+de se coucher sous un peuplier et de dîner à même une miche de pain.
+Mais juste à l’autre extrémité, la maison qui fait suite à la porte de
+la ville était pleine de lumière et d’agitation: «A la croix de Malte.
+Bazin, aubergiste, loge à pied». Telle était l’enseigne. Là nous fûmes
+reçus.</p>
+
+<p>La salle était pleine de bruyants réservistes qui buvaient et fumaient;
+et nous fûmes au comble de la joie, lorsque les tambours et les
+clairons se mirent à parcourir les rues et que tous les soldats sans
+exception durent saisir vivement leurs shakos et partir à la hâte pour
+leurs casernes.</p>
+
+<p>Bazin était un homme de haute taille, avec une tendance marquée à
+l’embonpoint, à la voix douce, au visage délicat et paisible. Nous
+lui demandâmes de prendre un verre de vin avec nous, mais il refusa
+donnant pour excuse qu’il avait fait raison aux réservistes toute la
+journée. Il constituait un type d’ouvrier aubergiste, bien différent
+de l’individu braillard et <span class="pagenum" id="Page_197">197</span> disputeur d’Origny. Lui aussi aimait
+Paris, où il avait travaillé comme peintre décorateur dans sa jeunesse.
+Il y avait là de telles occasions de s’instruire par soi-même,
+disait-il. Et pour celui qui aurait lu la description par Zola de la
+noce de l’ouvrier visitant le Louvre, il serait bon d’avoir entendu
+Bazin en manière d’antidote. Il avait fait ses délices des musées dans
+sa jeunesse. «On y voit de petits miracles de travail», disait-il;
+«c’est ce qui forme un bon ouvrier; cela fait jaillir une étincelle.»
+Nous lui demandâmes comment il vivait à la Fère. «Je suis marié»,
+dit-il, «et j’ai mes jolis enfants. Mais franchement ce n’est pas une
+vie. Du matin au soir je fais raison à des tas d’assez braves gens qui
+ne savent rien».</p>
+
+<p>Avec la nuit le temps s’éclaircit et la lune sortit des nuages. Nous
+étions assis devant la porte, causant doucement avec Bazin. Au corps de
+garde, en face, la garde devait continuellement présenter les armes,
+car les trains d’artillerie de campagne ne cessaient de rentrer en
+ville à <span class="pagenum" id="Page_198">198</span> grand fracas émergeant de la nuit, ou des patrouilles de
+cavaliers passaient au trot, enveloppés dans leurs manteaux. Madame
+Bazin sortit un moment après. Fatiguée d’avoir travaillé toute la
+journée, je suppose, elle se blottit amoureusement contre son mari,
+appuyant la tête contre sa poitrine. Lui avait son bras autour du cou
+de sa femme et ne cessait de lui tapoter gentiment l’épaule. Je pense
+que Bazin avait raison et qu’il était réellement marié. De combien peu
+de gens en peut-on dire autant!</p>
+
+<p>Les Bazin ne surent guère jusqu’à quel point ils nous furent précieux.
+Ils nous comptèrent la chandelle, la nourriture et la boisson, et
+les chambres où nous dormîmes. Mais la note ne mentionnait pas la
+conversation agréable du mari, ni le joli spectacle de leur vie
+conjugale. Et (autre chose encore qu’ils ne nous firent pas payer)
+leur politesse nous releva réellement dans notre propre estime. Nous
+avions soif de considération; toute saignante encore était la plaie
+que l’insulte avait laissée dans nos cœurs <span class="pagenum" id="Page_199">199</span> et la politesse avec
+laquelle on nous traitait semblait nous rendre le rang que nous avions
+dans le monde.</p>
+
+<p>Comme nous payons peu notre passage dans la vie! Bien que nous ayons
+continuellement la bourse à la main, la meilleure partie du service
+reste sans rémunération. Mais j’aime à croire qu’une âme reconnaissante
+donne autant qu’elle reçoit. Peut-être les Bazin surent-ils combien je
+les aimais? Peut-être furent-ils, eux aussi, guéris de quelques manques
+d’égards par les remerciements que je leur fis à ma façon?</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_200">200</span></p>
+ <h2 id="ch_19">AU FIL DE L’OISE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">A Travers la Vallée Dorée</p>
+</div>
+
+<p>En aval de la Fère la rivière court à travers une étendue de libre
+campagne pastorale, verte, opulente, chère aux éleveurs, nommée la
+Vallée dorée. Les eaux en larges nappes vont sans cesse d’un galop
+rapide et régulier visiter les champs et leur donner la verdure. Des
+vaches, des chevaux et de petits baudets capricieux broutent ensemble
+dans les prairies et descendent en troupes au bord de la rivière
+pour s’abreuver. Ils font un effet étrange dans le paysage, surtout
+lorsqu’on les voit, saisis de peur, galoper çà et là avec leurs formes
+et leurs faces peu harmonieuses. Cela semble donner la sensation des
+vastes pampas que rien ne limite et des troupeaux des peuples nomades.
+Dans le lointain à droite et à gauche <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> s’élevaient des collines; et
+d’un côté, la rivière bordait parfois les contreforts boisés de Coucy
+et de Saint-Gobain.</p>
+
+<p>L’artillerie faisait les écoles à feu à la Fère; et bientôt le canon
+du ciel se joignit à ce jeu bruyant. Deux continents de nuages se
+rencontrèrent et échangèrent des salves par dessus notre tête; tandis
+que tout autour de l’horizon nous pouvions voir le soleil briller dans
+l’air limpide sur les collines. Les coups de canon et les roulements
+de tonnerre semèrent l’épouvante parmi tous les troupeaux de la vallée
+dorée. Nous pûmes les voir remuer la tête et courir çà et là craintifs
+et indécis; puis leur résolution une fois prise, quand le baudet suivit
+le cheval et la vache le baudet, nous pûmes entendre le tonnerre
+de leurs sabots résonner bien loin sur les prairies. Cela avait un
+son martial, comme les charges de cavalerie. Et somme toute, en ce
+qui concerne l’ouïe, nous eûmes une très émouvante pièce guerrière
+représentée pour notre amusement.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span></p>
+
+<p>Enfin le bruit des canons et du tonnerre cessa; le soleil brillait sur
+les prairies humides; l’air était embaumé de l’haleine des arbres et du
+gazon joyeux; et la rivière continuait infatigablement à nous porter en
+avant de son pas le plus rapide. Il y avait un district manufacturier
+aux environs de Chauny, et après cela, les berges s’élevaient si haut
+qu’elles cachaient le pays adjacent et que nous ne pouvions plus
+rien voir que l’argile des bords et les saules l’un après l’autre.
+Seulement, çà et là nous passions auprès d’un village ou d’un bac, et
+un enfant sur la rive fixait sur nous ses regards émerveillés, jusqu’à
+notre disparition au premier tournant. Nous avons dû, sans aucun doute,
+continuer à pagayer dans les rêves de cet enfant pendant plus d’une
+nuit ensuite.</p>
+
+<p>Le soleil et les averses alternaient comme le jour et la nuit, rendant
+les heures plus longues par la fréquence de leurs variations. Quand les
+averses étaient violentes, je sentais chaque goutte pénétrer à travers
+mon jersey et <span class="pagenum" id="Page_203">203</span> heurter ma peau tiède; et l’accumulation de ces
+petits chocs me mettait presque hors de moi. Je décidai d’acheter un
+mackintosh à Noyon. Ce n’est rien d’être mouillé; mais le tourment que
+produisait chacune de ces piqûres de froid sur tout mon corps au même
+instant me faisait flageller l’eau comme un fou avec ma pagaie. Cet
+état d’exaspération amusait beaucoup la Cigarette et lui fournissait un
+autre spectacle que les berges d’argile et les saules.</p>
+
+<p>Sans cesse la rivière courait en se glissant comme un voleur aux
+endroits resserrés ou tourbillonnait aux tournants avec un remous;
+tout le long du jour, les saules s’inclinaient et étaient minés par le
+pied; les berges d’argile s’écroulaient. L’Oise qui avait mis tant de
+siècles à faire la <i>Vallée dorée</i> semblait avoir changé d’idée et
+s’acharner à détruire son œuvre. Quelle quantité de choses fait une
+rivière en suivant simplement les lois de la pesanteur dans l’innocence
+de son cœur!</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_204">204</span></p>
+ <h2 id="ch_20">LA CATHÉDRALE DE NOYON</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Noyon s’élève à environ un mille de la rivière, dans une petite plaine
+entourée de collines boisées, et couvre entièrement une éminence de ses
+toits de tuiles que domine une longue cathédrale au dos droit, avec
+deux tours raides. A mesure que nous pénétrions dans la ville, les
+toits de tuiles semblaient escalader la colline, grimpant les uns sur
+les autres dans le désordre le plus bizarre; mais malgré tous leurs
+efforts, ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la cathédrale qui
+se dressait solennelle par dessus tout. Plus les rues se rapprochaient
+de ce génie tutélaire, à travers la place du marché sous l’hôtel de
+ville, plus elles se faisaient vides et calmes. Des murs nus et des
+fenêtres à volets fermés faisaient face au grand édifice, et l’herbe
+poussait sur la blanche chaussée. <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> «Ote tes souliers de tes pieds, car l’endroit où tu marches est
+une terre sacrée.» L’hôtel du Nord allume ses flambeaux profanes à
+quelques pas de l’église dont nous eûmes la magnifique aile orientale
+devant les yeux toute la matinée, de la fenêtre de notre chambre
+à coucher. J’ai rarement contemplé l’aile orientale d’une église
+avec une plus complète sympathie. Avec ses trois larges terrasses
+qui s’avancent en saillie, et sa base qui s’étend largement sur le
+sol, elle ressemble à la poupe de quelque grand et vieux bâtiment de
+guerre. Des arcs-boutants au dos creux portent des vases qui figurent
+les fanaux d’arrière. Il y a un roulis dans le sol et les tours ne
+font qu’apparaître par-dessus le faîte, comme si le brave vaisseau
+s’inclinait paresseusement par dessus la crête d’une énorme vague de
+l’Atlantique. A tout moment une fenêtre pouvait s’ouvrir, quelque
+vieil amiral y passer un tricorne et procéder à une observation. Les
+vieux amiraux ne sillonnent plus la mer, les vieux vaisseaux de <span class="pagenum" id="Page_208">208</span>
+guerre sont tous démolis et ne vivent plus que dans les tableaux;
+mais celui-ci, qui était une église, bien avant qu’on pensât jamais à
+eux, est toujours une église et a toujours aussi grand air au bord de
+l’Oise. La cathédrale et la rivière sont probablement les deux choses
+les plus vieilles à plusieurs kilomètres à la ronde, et certainement,
+elles ont toutes deux une magnifique vieillesse.</p>
+
+<div class="section">
+ <div class="figcenter2" style="width: 358px;">
+ <img id="grav_6" src="images/page-205.jpg" alt="" width="358" height="600">
+ <div class="caption">
+ <p class="center">Ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la
+ cathédrale (p.&nbsp;204).</p>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Le sacristain nous conduisit au sommet de l’une des tours et nous
+montra les cinq cloches suspendues dans leur campanile. Vue de là-haut
+la ville était un pavé de mosaïque de toits et de jardins; la vieille
+ligne des remparts se distinguait sans peine; et le sacristain nous
+montra au loin, à travers la plaine, entre deux nuages, les tours de
+Château-Coucy.</p>
+
+<p>Je ne me fatigue jamais des grandes églises. C’est le genre de paysages
+de montagne que je préfère. L’homme ne fut jamais si bien inspiré que
+lorsqu’il fit une cathédrale, cette chose aussi une et aussi belle
+qu’une statue au premier <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> regard, et cependant, aussi vivante et
+aussi intéressante à l’examen qu’une forêt vue en détail. Il ne faut
+pas mesurer les clochers d’après les règles de la trigonométrie; ils
+sont d’une petitesse absurde; et cependant, comme ils sont élevés pour
+l’œil admirateur! Et là où nous avons tant d’élégantes proportions dont
+l’une donne naissance à l’autre pour se fondre en un seul tout, il
+semble que la proportion se soit surpassée elle-même et soit devenue
+quelque chose de différent et de plus imposant. Ce fut toujours pour
+moi une chose insondable qu’un homme osât élever la voix pour prêcher
+dans une cathédrale. Que peut-il dire qui ne soit quelque chose de
+bien au-dessous? Car malgré les sermons nombreux et variés que j’ai
+entendus, je n’en ai jamais entendu un seul qui fût aussi expressif
+qu’une cathédrale. C’est le meilleur des prédicateurs, et elle prêche
+nuit et jour, vous disant non seulement l’art et les aspirations
+de l’homme dans le passé, mais éveillant dans votre âme d’ardentes
+sympathies; <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> ou plutôt, comme tous ceux qui prêchent bien, elle
+fait de vous votre propre prédicateur, et chacun est en dernier ressort
+son propre directeur spirituel.</p>
+
+<p>Comme j’étais assis devant l’hôtel au cours de l’après-midi, le
+tonnerre harmonieux et gémissant de l’orgue s’échappant de l’église
+flottait dans l’air comme un appel. Il ne me déplaisait pas, étant
+donné ma passion pour le théâtre, d’assister à un ou deux actes de la
+pièce; mais je ne pus jamais bien me rendre compte de la nature du
+service que j’avais sous les yeux. Quatre ou cinq prêtres et autant
+de choristes chantaient le Miserere devant le grand autel, lorsque
+j’entrai. Il n’y avait d’autre assistance que quelques vieilles sur des
+chaises, et quelques vieux agenouillés à même le pavé. Un moment après,
+un long cortège de jeunes filles, marchant deux à deux, chacune portant
+à la main un cierge allumé, et toutes vêtues de noir avec un voile
+blanc, sortit de derrière l’autel et se mit à descendre la nef, les
+quatre <span class="pagenum" id="Page_211">211</span> premières portant une Vierge à l’enfant sur une civière.
+Les prêtres et les choristes agenouillés se relevèrent et s’avancèrent
+à la suite des jeunes filles en chantant «<i lang="la">Ave Maria</i>». Dans cet
+ordre ils firent le tour de la cathédrale, passant deux fois devant
+l’endroit où j’étais appuyé contre un pilier. Le prêtre qui semblait
+occuper le plus haut rang était un étrange vieillard aux yeux baissés.
+Ses lèvres ne cessaient de <ins class="correction" title="marmoter">marmotter</ins> des prières, mais comme il me
+regardait dans les ténèbres, il ne me fit pas l’effet de les dire
+du fond du cœur. Deux autres qui avaient la charge de tout le chant
+étaient de solides gaillards de quarante ans, l’air soldatesque et
+brutal, l’œil hardi de gens trop nourris. Ils chantaient à tue-tête
+et lançaient l’<i lang="la">Ave Maria</i> comme un refrain de garnison. Les
+petites filles étaient timides et graves. En remontant lentement la
+nef latérale chacune jeta un rapide regard sur l’anglais, et la grosse
+nonne qui remplissait le rôle de maîtresse de cérémonies lui fit
+absolument perdre contenance <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> en le fixant. Quant aux choristes,
+du premier au dernier ils se comportèrent mal, comme seuls des jeunes
+garçons peuvent le faire, et ils gâtèrent cruellement la cérémonie par
+leurs singeries.</p>
+
+<p>Je saisis en grande partie l’esprit de ce qui se passait. Il serait
+certes difficile de ne pas comprendre le Miserere, que je considère
+comme l’œuvre d’un athée. S’il est jamais bon de se mettre au cœur
+une telle désespérance, le Miserere est la musique convenable, et une
+cathédrale une scène appropriée. Jusque là, je suis d’accord avec les
+Catholiques (singulière appellation qu’ils se donnent, après tout).
+Mais pourquoi, au nom de Dieu, ces choristes de jour de fête? pourquoi
+ces prêtres qui glissent des regards errants dans l’assistance, tout en
+feignant d’être en prières? Pourquoi cette grosse dondon de nonne qui
+met tant de rudesse à diriger sa procession et secoue par le bras les
+jeunes vierges en défaut? Pourquoi ces crachements, ces reniflements,
+ces oublis de clefs, et les <span class="pagenum" id="Page_213">213</span> mille et une petites mésaventures,
+qui troublent un état d’âme qu’on a laborieusement établi, grâce au
+plain-chant et à la musique de l’orgue? Les révérends-pères n’ont qu’à
+aller dans la première salle de spectacle venue pour voir ce qu’on peut
+faire avec un peu d’art, et comme il est nécessaire, pour susciter les
+hauts sentiments, d’exercer les figurants et de faire mettre chaque
+siège à la place convenable.</p>
+
+<p>Il est encore une chose qui m’affligea. Je pouvais supporter un
+Miserere, moi; car je venais de prendre depuis peu beaucoup d’exercice
+en plein air. Mais j’<ins class="correction" title="aurai">aurais</ins> voulu voir ailleurs les vieillards. Ce
+n’était ni le genre de musique, ni le genre de théologie convenable
+pour des hommes et des femmes qui à cette époque de leur existence ont
+passé par la plupart des accidents et ont probablement une opinion à
+eux sur l’élément tragique de la vie. Une personne avancée en âge peut
+en général se faire à elle-même son propre miserere; et cependant,
+je remarque qu’elle aime mieux faire du Jubilate Deo son <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> chant
+ordinaire. En somme, le meilleur exercice religieux pour les gens âgés
+consiste à se remémorer leur propre expérience; tant d’amis morts, tant
+d’espérances déçues, tant d’erreurs et de faux pas; mais aussi, tant
+de jours brillants et de sourires de la providence. Il y a sûrement là
+matière à un sermon très éloquent.</p>
+
+<p>En somme, tout cela m’avait pénétré d’une solennelle gravité. Dans la
+petite carte coloriée représentant tout notre «<i>Voyage à la pagaie
+sur le continent</i>», que mon imagination conserve encore, et déroule
+parfois pour l’amusement de mes moments de loisir, la cathédrale de
+Noyon figure à une échelle absurde et doit occuper presque autant de
+place qu’un département. Je vois encore le visage des <ins class="correction" title="prêres">prêtres</ins>, comme
+s’ils étaient à mes côtés; et j’entends encore <i lang="la">Ave Maria, ora
+pro nobis</i> résonner à travers l’église. Pour moi tout Noyon est
+effacé par ces souvenirs qui dominent tout, et je n’ai cure d’en dire
+davantage sur la ville. Elle n’était tout au plus qu’un amoncellement
+de toits bruns, <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> où les gens, je crois, mènent dans le calme une
+vie très honorable. Mais l’ombre de l’église tombe sur elle quand le
+soleil est bas, et la sonnerie des cinq cloches porte dans tous les
+quartiers l’annonce que l’orgue a commencé à se faire entendre. Si
+jamais je me rallie à l’église de Rome, ce sera à condition d’obtenir
+l’évêché de Noyon-sur-Oise.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_216">216</span></p>
+ <h2 id="ch_21">AU FIL DE L’OISE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">En Route Pour Compiègne</p>
+</div>
+
+<p>Les gens les plus patients finissent par se lasser d’être
+continuellement mouillés par la pluie; sauf bien entendu, dans les
+«Hautes-terres» d’Ecosse où il n’y a pas assez d’intervalles de beau
+temps pour qu’on s’aperçoive de la différence. Tel semblait devoir être
+notre cas le jour où nous quittâmes Noyon. Je ne me rappelle rien du
+voyage; ce ne fut rien que des berges d’argile, des saules et de la
+pluie, une pluie incessante, impitoyable, battante, jusqu’au moment où
+nous nous arrêtâmes pour manger un morceau dans une petite auberge,
+à Pimprez, où le canal longeait la rivière de très près. Nous avions
+si triste mine, trempés comme nous l’étions, que l’aubergiste alluma
+quelques brins de bois dans la cheminée pour <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> nous réconforter.
+Nous nous assîmes là au milieu d’un nuage de vapeur, nous lamentant
+sur notre situation. Le mari jeta sa gibecière sur ses épaules et
+partit à longues enjambées pour la chasse; sa femme s’assit dans un
+coin éloigné à nous observer. Je crois que nous valions bien la peine
+d’être regardés. Nous grommelions sur notre infortune de la Fère;
+nous prévoyions d’autres La Fères dans l’avenir—bien que les choses
+allassent mieux avec la Cigarette pour truchement; il avait infiniment
+plus d’aplomb que moi et possédait une façon cavalière et péremptoire
+d’aborder une aubergiste, qui annihilait la mauvaise impression que
+faisaient nos sacs de caoutchouc. D’avoir parlé de la Fère cela nous
+fit causer des réservistes.</p>
+
+<p>«Faire ses vingt-huit jours», dit-il, «semble une assez piètre façon de
+passer ses vacances d’automne».</p>
+
+<p>«A peu près aussi piètre», répliquai-je avec abattement, «que d’aller
+en canoë».</p>
+
+<p>«Ces messieurs voyagent pour leur agrément»? <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> demanda l’aubergiste
+avec une inconsciente ironie.</p>
+
+<p>C’en était trop. Les écailles nous tombèrent des yeux. Une autre
+journée de pluie et, c’était bien décidé, nous mettions nos bateaux
+dans le train.</p>
+
+<p>Le temps se le tint pour dit: Nous avions reçu notre dernière «douche».
+L’après-midi le temps se mit au beau; de grands nuages voyageaient
+encore dans le ciel, mais seuls maintenant, traçant leur route au
+milieu de l’immensité azurée; et un coucher de soleil offrant les
+tons les plus délicats du rose et de l’or inaugura une nuit obscure
+et étoilée et un mois de beau temps ininterrompu. En même temps la
+rivière commençait à nous laisser voir un peu mieux dans la campagne.
+Les berges n’étaient plus si hautes; il n’y avait plus de saules sur
+les rives, et de riantes collines s’élevaient tout le long de son cours
+dessinant leur profil sur le ciel.</p>
+
+<p>Peu après le canal arrivant à sa dernière <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> écluse commença à
+déverser ses maisons d’eau dans l’Oise, en sorte que nous n’eûmes plus
+à craindre le manque de compagnie. Ici se trouvaient tous nos amis: le
+Deo Gratias de Condé et les quatre fils Aymon descendaient joyeusement
+le fil de l’eau avec nous. Nous échangeâmes des plaisanteries de
+circonstance avec le batelier perché au milieu de ses gaffes, ou
+avec le conducteur, enroué d’avoir braillé après ses chevaux, et les
+enfants vinrent à notre passage nous regarder par dessus bord. Nous
+n’avions jamais remarqué combien les bateaux nous manquaient; mais une
+impression d’incomparable douceur s’empara de nous, lorsque nous vîmes
+la fumée s’élever de leurs cheminées.</p>
+
+<p>Un peu en aval de cette jonction, nous fîmes une autre rencontre
+d’importance plus grande encore, car c’est là que nous fûmes rejoints
+par l’Aisne, déjà bien loin de sa source, mais toute fraîche sortie
+de la Champagne. Ici finissait l’adolescence de l’Oise; c’était le
+jour de son <span class="pagenum" id="Page_220">220</span> mariage; dès lors elle s’avança majestueuse et pleine
+jusqu’aux bords, ayant conscience de sa dignité et des diverses digues
+qu’il avait fallu lui élever. Elle devenait un trait calme dans le
+tableau. Les arbres et les villes se voyaient dans ses eaux comme dans
+un miroir. Elle portait allègrement les canoës sur sa large poitrine;
+il n’était pas besoin de lutter beaucoup contre les tourbillons, mais
+l’oisiveté passait à l’ordre du jour, et nous n’avions qu’à filer tout
+droit, plongeant la pagaie tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sans
+intelligence ni effort. Il nous venait vraiment un temps calme à tous
+égards, et nous étions emportés vers la mer comme des «gentlemen».</p>
+
+<p>Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes à Compiègne: beau profil
+de ville au-dessus de la rivière. Au delà du pont un régiment défilait
+tambour battant. Des gens flânaient sur le quai, les uns pêchant,
+les autres contemplant paresseusement la rivière. Et tandis que nous
+filions rapidement sur l’eau <span class="pagenum" id="Page_221">221</span> devant eux, nous pûmes les voir
+montrer du doigt les canoës et se parler entre eux. Nous abordâmes à un
+lavoir flottant où les lessiveuses battaient encore leur linge.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_222">222</span></p>
+ <h2 id="ch_22">A COMPIÈGNE</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Nous descendîmes à Compiègne dans un grand hôtel plein de mouvement, où
+personne ne remarqua notre présence.</p>
+
+<p>La réserve et le militarisme (comme disent les Allemands) y dominaient.
+Un camp de tentes blanches en forme de cône, hors de la ville, avait
+l’air d’un feuillet détaché d’une bible illustrée. Des ceinturons
+décoraient les murs des cafés, et les rues ne cessaient de retentir
+toute la journée d’airs de musique militaires. Impossible d’être
+anglais, sans éprouver un sentiment d’orgueil, car les hommes qui
+suivaient les tambours étaient petits et marchaient mal. Chacun
+s’inclinait à son angle et cahotait à sa guise en marchant. Il n’y
+avait rien chez eux de la superbe allure avec laquelle un régiment
+de «<i lang="en">highlanders</i>» de haute taille s’avance <span class="pagenum" id="Page_223">223</span> musique en
+tête, solennel et inévitable comme un phénomène naturel. Quel est
+l’homme qui, après avoir vu ce spectacle, peut oublier le tambour
+major marchant devant, les peaux de tigre des tambours, les «plaids»
+ondoyants des joueurs de flûte, l’étrange et élastique rythme du
+régiment entier, touchant le sol en cadence, et le coup de la grosse
+caisse, lorsque les cuivres cessent et que les fifres aigus reprennent
+l’air martial à leur place?</p>
+
+<p>Une jeune anglaise en pension en France commença à dépeindre à ses
+compagnes françaises un de nos régiments à la parade, et tout en
+allant, elle me dit que le souvenir se faisait si vif, elle devint si
+fière d’être la compatriote de tels soldats et si triste de se trouver
+dans un autre pays, que la voix lui manqua et qu’elle fondit en larmes.
+Je n’ai jamais oublié cette jeune fille et, selon moi, il s’en faut de
+bien peu qu’elle ne mérite une statue. L’appeler une jeune demoiselle,
+avec toutes les futiles associations d’<ins class="correction" title="idée">idées</ins> que fait naître ce mot,
+<span class="pagenum" id="Page_224">224</span> serait lui faire insulte. En tous cas, elle peut être sûre d’une
+chose, c’est que quand bien même elle n’épouserait jamais un héroïque
+général, quand bien même sa vie n’aurait aucun résultat grand et
+immédiat, elle n’aura pas vécu en vain pour son pays natal.</p>
+
+<p>Mais, bien que les soldats français ne payent pas de mine à la parade,
+en marche ils sont gais, alertes, pleins de bonne volonté, comme une
+troupe de chasseurs de renards. Je me rappelle avoir vu un jour une
+compagnie traverser la forêt de Fontainebleau, sur la route de Chailly,
+entre le Bas Bréau et la Reine Blanche. L’un des soldats marchait
+un peu avant les autres et chantait à tue-tête un audacieux chant
+de marche. Derrière lui ses camarades remuaient leurs pieds et même
+balançaient leur fusil en cadence. Un jeune officier avait toutes les
+peines du monde à garder son sérieux en entendant les paroles. Vous
+n’avez jamais rien vu d’aussi gai et d’aussi spontané que leur allure;
+les écoliers ne montrent pas plus d’ardeur <span class="pagenum" id="Page_225">225</span> au jeu de la poursuite,
+et vous auriez pensé qu’il était impossible de fatiguer des marcheurs
+si pleins de bonne volonté.</p>
+
+<p>Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l’hôtel de ville. Je raffolai
+de l’hôtel de ville. C’est un monument d’un tourmenté tout gothique,
+tout garni de tourelles, de gargouilles et de taillades, et décoré
+d’une demi-douzaine de fantaisies architecturales. Quelques-unes des
+niches sont dorées et peintes, et dans un grand panneau carré, au
+centre, en relief noir sur fond d’or, se dresse, monté sur un cheval
+en marche, Louis XII, la main sur la hanche et la tête rejetée en
+arrière. On voit percer dans chacun de ses traits une arrogance royale.
+Le pied dans l’étrier saille insolemment sur le cadre; l’œil est dur,
+orgueilleux; le cheval même semble prendre plaisir à fouler aux pieds
+les serfs prosternés, et avoir le souffle de la trompette dans les
+naseaux. Ainsi chevauche à jamais, sur la façade de l’hôtel de ville,
+le bon roi Louis XII, père de son peuple.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p>
+
+<p>Par dessus la tête du roi, dans la haute tourelle centrale, apparaît
+le cadran d’une horloge, et un peu au dessus, trois petits personnages
+mécaniques, chacun un marteau à la main, dont le rôle est de
+carillonner les heures, les demies et les quarts, pour les bourgeois
+de Compiègne. Celui du centre a une cuirasse dorée, les deux autres
+portent des hauts de chausses dorés, et tous trois ont d’élégants
+chapeaux à larges bords comme des cavaliers. A mesure que l’aiguille
+approche du quart, ils tournent la tête et se regardent sciemment les
+uns les autres; et alors, ding font les trois marteaux s’abattant sur
+les trois petites cloches placées au-dessous. L’heure suit, profonde
+et sonore, à l’intérieur de la tour; et les trois personnages dorés se
+reposent de leur travail.</p>
+
+<div class="section">
+ <div class="figcenter2" style="width: 350px;">
+ <img id="grav_7" src="images/page-227.jpg" alt="" width="350" height="600">
+ <div class="caption">
+ <p class="center">Ce qui me charma le plus à Compiègne, fut
+ l’Hôtel-de-Ville (p.&nbsp;225).</p>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Je pris à leurs manœuvres un plaisir vif et sain, et j’eus grand soin
+de manquer aussi peu de leurs représentations que possible. Et je
+remarquai que même la Cigarette, tout en faisant mine de dédaigner mon
+enthousiasme, <span class="pagenum" id="Page_229">229</span> était de son côté un spectateur plus ou moins assidu. Il y a
+quelque chose d’extrêmement absurde à exposer de pareils joujoux aux
+outrages de l’hiver au haut d’un édifice. Ils seraient mieux à leur
+place sous globe, en face d’une horloge de Nuremberg. La nuit surtout,
+lorsque les enfants sont couchés et que les grandes personnes même
+ronflent dans leurs draps, ne semble-t-il pas impertinent de laisser
+ces personnages couleur pain d’épices à se regarder et à tinter pour
+les étoiles et pour la lune qui monte au firmament. Il paraît assez
+naturel que les gargouilles contorsionnent là haut leur face simiesque,
+assez naturel que le potentat chevauche son destrier, semblable à un
+centurion dans une vieille estampe allemande représentant la <i>Via
+Dolorosa</i>; mais les joujoux devraient être serrés dans une boîte,
+enveloppés dans de l’ouate, jusqu’au lever du soleil et jusqu’au moment
+où les enfants sont de nouveau dehors à s’amuser.</p>
+
+<p>Au bureau de poste de Compiègne un gros <span class="pagenum" id="Page_230">230</span> paquet de lettres nous
+attendait, et, chose qui n’arriva qu’en cette occasion, les employés
+nous les remirent assez poliment sur notre simple demande.</p>
+
+<p>On peut en quelque sorte dire que notre voyage se termine avec ce sac
+de lettres à Compiègne. Le charme était rompu. Dès ce moment nous
+étions en partie de retour chez nous.</p>
+
+<p>On ne devrait avoir aucune correspondance quand on voyage. C’est bien
+assez déjà d’avoir à écrire mais il n’y a rien qui tue toute sensation
+de vacances comme de recevoir des lettres.</p>
+
+<p>«C’est hors de mon pays et de moi-même que je vais». Je veux faire
+un plongeon pendant un certain temps dans de nouvelles conditions
+de vie, comme je plongerais dans un autre élément. Je n’ai rien à
+faire avec mes amis ou mes affections pendant ce temps. Quand je
+suis parti, j’ai laissé mon cœur chez moi dans un bureau ou je l’ai
+envoyé en avant avec mon porte-manteau m’attendre à ma destination.
+Mon voyage terminé, je ne manquerai pas de lire vos lettres <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> avec
+l’attention qu’elles méritent. Mais j’ai dépensé tout cet argent,
+remarquez bien, et j’ai donné tous ces coups de pagaie, à seule fin
+d’être au loin; et cependant, vous me retenez chez moi avec vos
+perpétuelles communications. Vous tirez sur la corde, et je sens que
+je suis un oiseau attaché. Vous me poursuivez par toute l’Europe de
+ces petites vexations que je voulais éviter par mon départ. Il n’y a
+pas de libération dans la guerre de la vie, je le sais bien; mais n’y
+aura-t-il pas seulement une semaine de congé?</p>
+
+<p>Nous étions debout à six heures, le jour où nous devions partir. On
+avait si peu fait attention à nous que c’est à peine si je pensais
+qu’on daignerait nous présenter une note. Mais on n’y manqua pas; il
+y eut même quelques articles salés. Nous payâmes poliment à un commis
+désintéressé et nous quittâmes l’hôtel avec les sacs de caoutchouc
+sans être remarqués. Personne ne se soucia de savoir quoi que ce fût
+de nous. Impossible de se lever avant <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> un village; mais Compiègne
+était devenue une si grande ville qu’elle prenait ses aises le matin,
+et nous étions levés et bien loin, qu’elle était encore en robe de
+chambre et en pantoufles. Les rues étaient abandonnées aux gens qui
+lavaient les escaliers des portes; personne n’était en grande toilette,
+sauf les cavaliers sur l’hôtel de ville. Ils étaient bien lavés par
+la rosée, tout pimpants sous leur dorure; leurs visages respiraient
+l’intelligence et le sentiment de la responsabilité professionnelle.
+Kling firent-ils sur les cloches pour la demie de six heures, comme
+nous passions. Je trouvai bien gentil de leur part de me faire ce
+compliment d’adieu; jamais ils ne furent mieux en forme, pas même le
+dimanche à midi.</p>
+
+<p>Il n’y avait personne à nous voir partir que les laveuses
+matinales—matinales et pourtant en retard—qui déjà portaient leur
+linge dans leur lavoir flottant sur la rivière. Très gaies avec quelque
+chose de matinal dans leurs manières, elles plongeaient hardiment leurs
+bras dans l’eau, <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> sans paraître saisies du froid. Ce serait un
+travail décourageant pour moi que ce début matinal et cette première
+immersion froide, un travail tout ce qu’il y a de plus décourageant.
+Mais je crois qu’elles auraient aussi peu volontiers changé de
+condition avec nous que nous avec elles. Elles se pressèrent à la porte
+pour nous regarder partir dans les minces brouillards ensoleillés
+étendus sur la rivière, et nous accompagnèrent de leurs cordiales
+acclamations jusqu’au moment où nous eûmes dépassé le pont.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_234">234</span></p>
+ <h2 id="ch_23">AUTRES TEMPS</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>A un certain point de vue, on peut dire que ces brouillards ne se
+levèrent jamais de dessus notre voyage; et depuis ce moment jusqu’à la
+fin, ils flottent très denses dans mon carnet de notes. Aussi longtemps
+que l’Oise avait été une petite rivière campagnarde, elle nous avait
+fait passer tout contre les portes des maisons et nous pouvions causer
+avec les habitants des champs riverains; mais à présent qu’elle était
+devenue si large, nous n’apercevions plus qu’à distance ce qui se
+passait le long des bords. Il y avait la même différence qu’entre une
+grand’route et un petit sentier de campagne qui se promène à travers
+des jardins. Nous nous trouvions maintenant dans des villes où personne
+ne nous importunait par ses questions; l’onde nous avait portés au
+milieu de la vie civilisée <span class="pagenum" id="Page_235">235</span> où les gens passent sans se saluer.
+Dans les endroits où les habitants sont clairsemés, nous tirons de
+chaque rencontre tout le parti possible; est-ce une ville, nous ne
+sortons plus de nous-mêmes et ne disons plus un mot, hors que nous ne
+marchions sur les pieds de quelqu’un. Dans ces eaux-là nous n’étions
+plus désormais des bêtes curieuses et personne ne supposait que nous
+fussions venus d’au delà de la ville voisine. Je me rappelle qu’à notre
+entrée dans l’Isle-Adam par exemple, nous rencontrâmes des bateaux
+de plaisance par douzaines, sortant pour l’après-midi, et il n’y
+avait rien pour distinguer le véritable voyageur du promeneur, sauf,
+peut-être, la malpropreté de ma voile. Est-ce que la compagnie à bord
+de l’un des bateaux ne pensa pas reconnaître en moi un voisin? Fut-il
+jamais rien de plus blessant? Voilà où tout le roman en était tombé.
+Naguère, sur la haute Oise où, en général, rien ne naviguait que le
+poisson, la présence de deux canotiers ne pouvait s’expliquer d’aussi
+vulgaire façon; nous <span class="pagenum" id="Page_236">236</span> étions des intrus étranges et pittoresques;
+et de l’étonnement des gens surgissait une sorte d’intimité légère et
+fugitive tout le long de notre route. Il n’y a en ce monde que prêtés
+rendus, bien qu’on ne les démêle pas toujours sans quelque difficulté;
+car nous n’étions pas nés quand on marqua les coches, et depuis que le
+monde existe, il n’y a pas encore eu de jour de règlement de comptes.
+On obtient à peu près autant de plaisir qu’on en donne. Tant que nous
+fûmes une sorte de vagabonds bizarres, de ceux qu’on regarde et qu’on
+suit comme un charlatan ou une troupe de bohémiens, nous ne manquâmes
+pas d’amusement en retour; mais sitôt que nous tombâmes nous-mêmes au
+lieu commun, tous ceux que nous rencontrâmes perdirent leur aspect
+merveilleux. Et c’est une raison entre mille qui fait que le monde est
+triste aux personnes tristes.</p>
+
+<p>Dans nos précédentes aventures il y avait généralement à faire, et cela
+nous réveillait. Les averses mêmes avaient un effet revivifiant et <span class="pagenum" id="Page_237">237</span>
+secouaient l’esprit de sa torpeur. Mais à présent que la rivière ne
+courait plus à proprement parler, qu’elle ne faisait que glisser à la
+mer d’une hâte égale, directe, mais imperceptible, et que le ciel nous
+souriait tous les jours invariablement, nous commençâmes à glisser dans
+cet assoupissement doré de l’esprit qui succède à beaucoup d’exercice
+en plein air. Je me suis plus d’une fois plongé dans cette torpeur. En
+vérité, je goûte extrêmement cette sensation, mais je ne l’eus jamais
+au même degré qu’en pagayant au fil de l’Oise. Ce fut l’apothéose de
+cette sorte d’engourdissement.</p>
+
+<p>Nous cessâmes de lire entièrement. Parfois, quand je tombais sur
+un nouveau journal, je prenais un plaisir particulier à en lire
+le feuilleton; mais c’était assez d’un numéro, et je n’en pouvais
+supporter plus de trois; même le second m’était un désappointement.
+Sitôt que, de quelque façon, l’histoire se laissait deviner, elle
+perdait tout mérite à mes yeux; une simple scène ou, selon l’usage de
+ces feuilletons, la <span class="pagenum" id="Page_238">238</span> moitié d’une scène, sans rien avant ni après,
+comme un fragment de rêve, avait le don de fixer mon intérêt. Moins je
+voyais du roman, mieux je l’aimais: réflexion profonde. Mais le plus
+souvent, comme j’ai dit, nous ne lisions ni l’un ni l’autre rien au
+monde et nous employions nos courts instants de veille, entre le dîner
+et le coucher, à examiner des cartes. J’ai toujours aimé les cartes et
+je voyage dans un atlas avec le plus grand plaisir. Les noms de lieux
+possèdent un attrait singulier; le contour des côtes et des rivières
+captive l’œil; et la rencontre dans une carte de quelque endroit dont
+vous avez entendu parler auparavant fait de l’histoire une nouvelle
+possession. Mais ces soirs-là, nous parcourions nos cartes avec la
+plus morne indifférence. Nous ne sentions pas plus d’intérêt pour un
+endroit que pour un autre. Nous regardions la feuille comme les enfants
+écoutent le bruit de leur hochet, et ne lisions des noms de villes
+et de villages que pour les oublier aussitôt. Le sujet n’avait pour
+<span class="pagenum" id="Page_239">239</span> nous rien de romanesque; il n’y a pas d’indifférence plus grande
+que n’était la nôtre en ce moment. Si quelqu’un nous avait enlevé les
+cartes, au moment où nous étions le plus attentifs à les étudier, il y
+a gros à parier que nous aurions continué à étudier la table avec le
+même ravissement.</p>
+
+<p>Une seule chose nous préoccupait fort: c’était de manger. Je me
+rappelle que mon imagination me représentait tel ou tel plat que je
+couvais des yeux, tant que l’eau m’en venait à la bouche; et longtemps
+avant que nous ne fussions rentrés pour la nuit, mon estomac criait la
+faim et me tiraillait avec instance. Parfois nous pagayions bord à bord
+pour un moment, et chemin faisant, nous nous excitions l’un l’autre par
+des imaginations gastronomiques. Une collation toute simple, gâteaux et
+Xérès, mais hors de portée sur l’Oise, me trotta par la tête pendant
+plus d’une demi-lieue; et il fut un moment, aux approches de Verberie,
+où la Cigarette chatouilla délicieusement ma sensualité <span class="pagenum" id="Page_240">240</span> en me
+parlant de pâtés d’huîtres et de Sauterne.</p>
+
+<p>Il me semble que personne parmi nous n’a bien connu le grand rôle que
+jouent dans l’existence le boire et le manger. La faim est chose si
+impérieuse qu’elle fait que nous digérons les nourritures les moins
+appétissantes et que nous sommes encore bien contents avec du pain et
+de l’eau pour notre dîner; comme il y a des gens qui ne peuvent se
+passer de lire, ne fût-ce que l’indicateur des chemins de fer. Mais
+c’est qu’il y a du roman là-dedans, après tout. Il n’est pas sûr que
+la table n’ait pas plus d’adorateurs que l’amour, et je n’hésite pas à
+dire que la nourriture offre pour la plupart beaucoup plus d’attraits
+que le paysage. Croyez-vous, comme disait Walt Whitman, que vous en
+êtes moins immortels? Le vrai matérialisme est d’avoir honte de ce que
+nous sommes. Ce n’est pas un moindre trait de la perfection humaine
+de découvrir la saveur d’une olive que de trouver de la beauté aux
+couleurs du soleil couchant.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p>
+
+<p>Canoter était chose facile. De plonger la pagaie dans la rivière
+selon l’inclinaison convenable, tantôt à droite, tantôt à gauche, de
+maintenir l’avant au fil de l’eau, de vider la petite flaque d’eau
+qui se formait au creux du tablier, de protéger par un clignement des
+paupières les yeux contre l’étincellement du soleil sur l’eau, ou de
+passer de temps en temps sous la remorque qui se relève en sifflant du
+<i>Deo gratias de Condé</i>, ou <i>des quatre fils Aymon</i>, tout cela
+n’exigeait pas beaucoup d’art. De certains muscles bêtes suffisaient
+à l’accomplir dans un état moyen entre la veille et le somme, tandis
+que le cerveau en vacances s’endormait. Nous embrassions d’un regard
+les grands traits du paysage; d’un œil distrait nous regardions des
+pêcheurs en blouse et des lessiveuses qui barbotaient sur la rive.
+De temps en temps, il arrivait que la flèche de quelque clocher nous
+réveillait, ou le saut d’un poisson hors de l’eau, ou une traînée
+d’herbes aquatiques qui s’attachaient autour de la pagaie <ins class="correction" title="et et">et</ins> <span class="pagenum" id="Page_242">242</span> qu’il
+fallait arracher et rejeter. Mais ces intervalles lucides n’étaient
+lucides qu’en partie. Un peu plus de nous était remis en action, mais
+jamais le tout. Le bureau central des nerfs, ce que, à nos heures,
+nous appelons Nous-mêmes, jouissait de ses vacances sans trouble,
+comme un ministère. Les grandes roues de l’intelligence tournaient à
+vide dans la tête, comme des volants, sans nul grain à moudre. J’ai
+passé des demi-heures entières à compter mes coups de pagaie et à
+oublier les centaines. Je me flatte qu’il ne saurait y avoir dans les
+bêtes périssables une forme de conscience plus basse. Et quel plaisir
+c’était! Quelle cordiale et accommodante humeur cela produisait! Il n’y
+a nulle astuce dans un homme parvenu à ce point, la seule apothéose
+possible dans la vie, l’apothéose de la stupidité; et il commence à se
+sentir la dignité imposante et la longévité d’un arbre.</p>
+
+<p>Un bizarre travail de métaphysique pratique accompagnait ce qu’on
+me permettra d’appeler la profondeur, si je ne dois pas l’appeler
+l’intensité, <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> de ma distraction. Ce que les philosophes appellent
+le moi et le non moi, <i lang="la">ego et non ego</i>, me préoccupait, bon gré
+mal gré. Il y avait moins de moi et plus de non moi que je n’étais
+accoutumé d’en trouver. Un autre manœuvrait ma pagaie à mes yeux; je
+sentais les pieds d’un autre contre le cale-pieds: il me semblait
+que mon corps n’avait pas plus de relation à moi que le canoë, la
+rivière ou le rivage. Ce n’est pas tout: quelque chose en moi-même,
+une partie de mon cerveau, une province de mon être propre, avait
+secoué l’obéissance et s’était établi pour son compte ou peut-être pour
+le compte de ce quelqu’un d’autre qui pagayait. Je m’étais ratatiné
+jusqu’à n’être plus qu’une toute petite chose en un coin de moi-même;
+j’étais isolé dans mon propre crâne. Des pensées se présentaient
+sans que je les en priasse. Ce n’étaient pas mes pensées: c’étaient
+évidemment celles de quelqu’un d’autre, et je les considérais comme
+une partie du paysage. Je crois, en un mot, que j’étais aussi près du
+<span class="pagenum" id="Page_244">244</span> Nirvana que cela est compatible avec la vie pratique; et s’il en
+est ainsi, je fais aux Bouddhistes mes sincères compliments; c’est un
+état agréable, peu compatible avec le brillant de l’esprit, non pas
+précisément profitable au point de vue de l’argent, un état d’or, de
+calme, d’insouciance, un état qui met l’homme au-dessus des alarmes.
+Vous l’imaginerez parfaitement en supposant que vous êtes ivre-mort
+et cependant que vous demeurez à jeun pour jouir de cet état. J’ai
+idée que ceux qui travaillent au grand air, passent une grande partie
+de leurs journées dans cette stupeur d’extase qui explique l’extrême
+quiétude et endurance de ces gens-là. Quelle pitié que de dépenser de
+l’argent à acheter du laudanum, quand on a ici pour rien un paradis
+bien supérieur!</p>
+
+<p>Cette disposition d’esprit fut à tout prendre le grand exploit de
+notre navigation. C’est le pays le plus lointain où ce voyage m’ait
+introduit. Aussi bien, il est situé si loin des sentiers battus du
+langage que je désespère de faire <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> goûter au lecteur la souriante,
+complaisante stupidité de ma condition, lorsque les idées allaient et
+venaient comme les poussières dans un rayon de soleil, que les arbres
+et les clochers le long de la rive se dressaient parfois, attirant
+mon attention comme des objets solides, au milieu d’un monde roulant
+de nuages; lorsque le frôlement rythmique du bateau et de la pagaie
+dans l’eau devenait une berceuse pour endormir mes pensées; lorsqu’une
+éclaboussure de vase sur le pont du bateau était, tantôt une souffrance
+intolérable pour l’œil, tantôt une compagnie pour moi, et l’objet d’une
+contemplation béate; et tout le temps, avec la rivière qui courait et
+les rives qui changeaient à droite et à gauche, je continuais à compter
+mes coups de pagaie, dont j’oubliais les centaines, j’étais la bête la
+plus heureuse de France.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_246">246</span></p>
+ <h2 id="ch_24">AU FIL DE L’OISE</h2>
+ <hr class="small3a">
+ <p class="soustitre">Intérieurs d’Églises</p>
+</div>
+
+<p>Notre première étape après Compiègne nous conduisit jusqu’à
+Pont-Sainte-Maxence. J’étais dehors, le lendemain matin, un peu après
+six heures. L’air était piquant et sentait la gelée. Sur une place
+publique une vingtaine de femmes se disputaient pendant le marché du
+jour et le bruit de leurs négociations résonnait grêle et plaintif, tel
+le pépiement des moineaux par une matinée d’hiver. Les rares passants
+soufflaient dans leurs doigts et marchaient vivement, frappant le sol
+de leurs sabots, pour faire circuler le sang. Les rues étaient pleines
+d’une ombre glacée, bien que les cheminées fumassent au dessus des
+têtes dans l’or du ciel ensoleillé. Si vous vous éveillez assez tôt
+à cette saison de l’année, vous pouvez vous lever en Décembre pour
+déjeuner en Juin.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_247">247</span></p>
+
+<p>Je pris le chemin de l’église, car il y a toujours quelque chose à
+voir dans une église, ou des adorateurs vivants, ou des tombes de
+morts. Vous y trouvez un recueillement aussi complet que la mort et
+le spectacle des illusions les plus creuses; et même, si ce n’est
+point un morceau d’histoire, vous y attraperez toujours quelques
+bavardages contemporains. Il ne faisait pas aussi froid dans l’église
+qu’au dehors, mais il paraissait y faire plus froid. La blancheur
+de la nef donnait à l’œil l’illusion du pôle, et le clinquant d’un
+autel du continent avait l’air plus abandonné que de coutume dans la
+solitude et l’air glacial. Assis dans le sanctuaire, deux prêtres
+lisaient en attendant les pénitents; et plus loin, dans la nef, une
+très vieille femme faisait ses dévotions. C’était à se demander comment
+elle pouvait égrener son chapelet, alors que les jeunes gens pleins de
+santé soufflaient dans leurs doigts et se battaient les épaules pour
+se réchauffer. Mais si ceci m’affecta, la nature de ses exercices me
+découragea absolument. <span class="pagenum" id="Page_248">248</span> Elle allait de chaise en chaise et d’autel
+en autel, naviguant autour de l’église. A chaque autel elle dédiait
+un nombre égal de grains et un égal laps de temps. Comme un prudent
+capitaliste qui agit d’une façon quelque peu cynique dans les affaires
+commerciales, elle désirait placer ses supplications en valeurs
+célestes et variées. Elle ne voulait rien risquer sur le crédit d’un
+seul intercesseur. Dans toute la foule des saints et des anges, il n’en
+était pas un qui pût se supposer son champion de prédilection pour la
+défendre aux grandes assises. Je ne pouvais considérer cela que comme
+une grossière et transparente jonglerie, basée sur une incrédulité
+inconsciente.</p>
+
+<p>De vieille femme aussi morte je n’en ai jamais vu: rien que des os et
+du parchemin curieusement assemblés. Ses yeux qui interrogeaient les
+miens, étaient sans expression. Je ne sais si vous ne pourriez pas
+dire qu’elle était aveugle; cela dépend de ce que vous entendez par
+voir. Peut-être avait-elle connu l’amour? <span class="pagenum" id="Page_249">249</span> peut-être mis au monde
+et allaité des enfants? peut-être leur avait-t-elle donné de petits
+noms d’amitié? Mais à présent, tout cela était disparu et ne l’avait
+laissée ni plus heureuse ni plus sage, et le meilleur emploi qu’elle
+pouvait faire de ses matinées était de venir dans cette froide église
+et de gagner par ses jongleries une tranche de ciel. Ce ne fut pas
+sans sentir ma poitrine se dilater que je m’échappai dans les rues et
+dans l’air vif du matin. Le matin! Grand Dieu! comme elle en serait
+lasse avant le soir! et si elle ne dormait pas, qu’est-ce que ce
+serait alors? Il est heureux qu’il y en ait peu parmi nous qui soient
+appelés à justifier publiquement leur vie à la barre du tribunal de
+la soixante-dixième année; heureux, que tant de gens soient fauchés
+à propos dans ce qu’ils appellent la fleur de l’âge et s’en aillent
+expier leurs fautes secrètement en quelque autre lieu; sans quoi, entre
+l’enfance maladive et la vieillesse morose, un profond dégoût de la vie
+pourrait s’emparer de nous.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span></p>
+
+<p>J’eus besoin de toute mon hygiène cérébrale, pendant cette journée
+de canotage. Je ne pouvais digérer ma vieille dévote. Mais je fus
+bientôt au septième ciel de la stupidité, et je n’eus plus conscience
+de rien, si ce n’est que quelqu’un dans un canoë filait à force de
+pagaie, pendant que je comptais ses coups et oubliais les centaines.
+J’avais parfois peur de me rappeler les centaines, ce qui d’un plaisir
+aurait fait une fatigue; mais cette crainte était chimérique, car elles
+disparaissaient de mon esprit comme par enchantement, et je n’en savais
+pas plus que le roi de Prusse sur ce qui faisait mon occupation.</p>
+
+<p>A Creil, où nous nous arrêtâmes pour goûter, nous laissâmes nos canoës
+dans un autre lavoir flottant. Comme nous étions en plein midi, ce
+lavoir était encombré d’une foule de bruyantes laveuses aux mains
+rouges. Ces laveuses avec leurs grosses plaisanteries sont à peu près
+tout ce que je me rappelle de l’endroit. Je pourrais compulser mes
+livres d’histoire, si vous y teniez <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> beaucoup, et vous citer une ou
+deux dates; car cette ville a joué un assez grand rôle dans les guerres
+avec les Anglais. Mais je préfère mentionner un pensionnat de jeunes
+filles qui nous intéressa, parce que c’était un pensionnat de jeunes
+filles et parce que nous nous imaginâmes que nous l’intéressions aussi.
+Du moins il y avait les jeunes filles dans le jardin, et nous sur la
+rivière; et il y eut plus d’un mouchoir qui s’agita à notre passage.
+Cela jeta tout un trouble dans mon cœur; et pourtant, comme nous nous
+serions fatigués et dédaignés, ces jeunes filles et moi, si nous avions
+été présentés les uns aux autres à une partie de croquet. Mais c’est
+une mode qui m’est chère, que d’agiter un mouchoir ou d’envoyer des
+baisers avec la main à des gens que je ne reverrai jamais, de jouer
+avec la possibilité et d’enfoncer une cheville où l’imagination puisse
+se suspendre. Cela donne une secousse au voyageur, lui rappelle qu’il
+n’est pas partout un voyageur et que son excursion n’est qu’une sieste
+au bord du <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> chemin dans la marche réelle de la vie.</p>
+
+<p>L’église à Creil était un endroit indescriptible, éclaboussé à
+l’intérieur de la lumière crue tombant des fenêtres, et décoré de
+médaillons représentant le Chemin de la Croix. Mais il y avait comme
+ex-voto, un objet singulier, qui me plut énormément: une reproduction
+fidèle d’une péniche qui se balançait à la voûte, portant inscrite
+cette aspiration: Dieu conduise à bon port le Saint Nicolas de Creil!
+L’objet était nettement exécuté et aurait fait les délices d’une bande
+de gamins au bord de l’eau. Mais une chose qui me chatouillait, c’était
+la gravité du péril à conjurer. Qu’on suspende comme ex-voto le modèle
+d’un navire! très bien! Le vaisseau qui doit tracer un sillon autour du
+monde et visiter le tropique ou les glaces des pôles court des dangers
+qui valent bien un cierge et une messe. Mais le Saint Nicolas de Creil
+qui devait être halé pendant une dizaine d’années par de patients
+chevaux de trait, dans un canal rempli de mauvaises herbes, avec des
+peupliers <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> bavardant au-dessus de lui et le batelier sifflant au
+gouvernail; qui devait faire tous ses voyages parmi la verdure du
+continent, sans jamais perdre de vue un beffroi de village pendant
+tout son temps de navigation; ma foi, j’aurais pensé que si une chose
+pouvait se faire sans l’intervention de la Providence, c’était bien
+celle-là. Mais peut-être le patron était-il un humoriste? Ou peut-être
+un prophète, nous rappelant le sérieux de la vie par ce signe absurde.</p>
+
+<p>A Creil, comme à Noyon, Saint Joseph semblait être un saint favori,
+à cause de sa ponctualité. On peut spécifier le jour et l’heure;
+et les personnes reconnaissantes ne manquent pas de le faire sur
+une plaque votive, lorsque les prières ont été ponctuellement et
+nettement exaucées. Toutes les fois que la question de temps entre
+en considération, Saint Joseph est l’intermédiaire tout désigné. Je
+pris une sorte de plaisir à observer la vogue qu’il avait en France,
+car ce juste joue un très petit rôle dans la religion de mon pays. Et
+cependant je ne <span class="pagenum" id="Page_254">254</span> puis m’empêcher de craindre que l’on ne s’attende,
+dans les endroits où l’on recommande tant le Saint pour son <ins class="correction" title="exactitnde">exactitude</ins>,
+à ce qu’il soit reconnaissant de sa plaque votive.</p>
+
+<p>Pour nous protestants, c’est de la folie et de toutes façons cela n’a
+pas grande importance. Que l’on conçoive sagement ou que l’on exprime
+comme il faut sa reconnaissance pour les faveurs que l’on reçoit,
+c’est une chose secondaire après tout, dès lors que l’on ressent de
+la reconnaissance. La véritable ignorance consiste à ne pas savoir
+qu’on a reçu un bienfait ou à s’imaginer qu’on l’a obtenu grâce à
+son propre mérite. L’homme fils de ses œuvres est après tout le plus
+plaisant sac à vent. Il y a une différence marquée entre décréter la
+lumière dans le chaos et allumer le gaz dans un salon de ville avec une
+boîte d’allumettes de la régie et nous avons beau faire, notre main
+a toujours quelque chose de tout fait, quand ce ne seraient que nos
+doigts.</p>
+
+<p>Mais quelque chose de pire que de la folie <span class="pagenum" id="Page_255">255</span> était placardé dans
+l’église de Creil. L’association du Saint Rosaire (dont je n’avais
+jamais entendu parler auparavant) est responsable de cela. Selon l’avis
+imprimé, cette association fut fondée par un bref du pape Grégoire XVI
+en date du 17 Janvier 1832. D’après un bas-relief peint, il semble
+qu’elle ait été fondée à une époque indéterminée par la Vierge, qui
+donne un rosaire à Saint Dominique, et par l’enfant Jésus, qui en donne
+un autre à Sainte Catherine de Sienne. Le pape Grégoire n’est pas aussi
+imposant, mais il est plus à notre portée. Je ne pus savoir exactement
+si l’association ne s’occupait que de dévotion, ou si elle avait
+aussi en vue les bonnes œuvres. En tout cas, elle est magistralement
+organisée. Quatorze matrones ou jeunes filles sont inscrites comme
+associées pour chaque semaine du mois. En tête de la liste se trouve
+un autre nom, celui de la Zélatrice, généralement une femme mariée, le
+chorège de la bande. L’accomplissement des devoirs de l’Association
+procure des indulgences plénières ou partielles. <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> «Les indulgences
+partielles sont attachées à la récitation du rosaire.» La récitation de
+la dizaine exigée confère promptement une indulgence partielle. Quand
+l’homme sert le royaume des cieux un livre de comptes à la main, je ne
+puis m’empêcher de craindre qu’il ne porte le même esprit mercantile
+dans ses relations avec ses semblables ce qui ferait de la vie une
+triste et sordide affaire.</p>
+
+<p>Il y a pourtant un autre article d’importation plus heureuse. «Toutes
+ces indulgences, semblait-il, sont applicables aux âmes du Purgatoire.»
+Pour l’amour de Dieu, ô dames de Creil, appliquez-les toutes sans délai
+aux âmes du purgatoire. Burns ne voulut recevoir aucune rémunération
+pour ses derniers chants, préférant servir son pays par pur amour. A
+supposer que vous imitiez l’employé de la régie<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, mesdames, et quand
+bien même les âmes du Purgatoire n’éprouveraient pas grand soulagement,
+quelques âmes de Creil-sur-Oise ne s’en trouveraient pas <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> plus mal
+en ce monde ni dans l’autre.</p>
+
+<p>Je ne puis m’empêcher de me demander, tout en transcrivant ces notes,
+si un homme né et élevé dans le protestantisme est bien en état
+de comprendre ces symboles et de leur rendre justice comme ils le
+méritent; et je ne puis faire autrement que de répondre que non. Ils
+ne peuvent avoir pour les fidèles cet air mesquin et laid que je leur
+trouve. Cela est à mes yeux aussi clair qu’un théorème de géométrie;
+car ces croyants n’ont ni faiblesse ni perversité d’esprit. Ils peuvent
+apposer leurs plaques, recommandant la promptitude de Saint Joseph,
+comme s’il était encore charpentier dans un village. Ils peuvent
+réciter la dizaine exigée et empocher métaphoriquement les indulgences,
+comme s’ils avaient accompli une tâche pour le ciel; et ils peuvent
+ensuite sortir et regarder sans honte à leurs pieds cette merveilleuse
+rivière qui coule près d’eux, et lever les yeux sans confusion vers les
+étoiles qui, semblables à des pointes d’aiguille, sont <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> en réalité
+de grands mondes pleins de rivières qui coulent, plus grandes que
+l’Oise. Il me paraît aussi clair, dis-je, qu’un théorème de géométrie
+qu’avec mes idées de protestant j’ai manqué le but, et qu’avec ces abus
+marche de front quelque esprit plus élevé et plus religieux que je ne
+l’imagine.</p>
+
+<p>Je me demande si d’autres me feraient les mêmes concessions. Comme les
+dames de Creil, après avoir récité mon rosaire de tolérance, j’attends
+mon indulgence sur le champ.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_259">259</span></p>
+ <h2 id="ch_25">PRÉCY ET LES MARIONNETTES</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Nous arrivâmes à Précy vers le coucher du soleil. La plaine est semée
+de nombreux bouquets de peupliers. En une large, lumineuse courbe,
+l’Oise s’étendait sous le flanc de la colline. Un léger brouillard
+commençait à s’élever et à confondre les différentes distances. On
+n’entendait pas un son, sauf celui des clochettes à moutons, dans
+quelques prairies sur les bords de la rivière, et le grincement d’un
+chariot, au bas de la longue route, qui descend la colline. Les villas
+dans leurs jardins, les boutiques le long de la rue, tout semblait
+avoir été abandonné la veille, et je me sentais porté à marcher
+discrètement, comme on s’y sent porté dans une forêt silencieuse. Tout
+à coup, nous tournâmes un coin de rue et nous aperçûmes devant nous,
+dans une petite prairie <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> autour de l’Eglise, un essaim de jeunes
+filles vêtues à la mode de Paris, jouant au croquet. Leurs éclats
+de rire et le son sourd de la balle contre le maillet faisaient un
+joyeux tapage dans le village, et l’aspect des sveltes formes de ces
+jeunes filles, toutes corsetées et enrubannées, produisit dans nos
+cœurs un trouble proportionné aux charmes du tableau. Nous sentions
+l’approche de Paris, semblait-il. Et voici que nous trouvions en
+ce lieu des femmes de notre rang jouant au croquet, comme si Précy
+avait été un endroit du monde réel, au lieu d’être une étape dans
+l’empire féerique des voyages. Car, pour être franc, on peut à peine
+considérer la paysanne comme une femme et cette troupe de coquettes
+sous les armes, succédant à toutes ces créatures en jupons que nous
+avions vues sur notre route bêcher, houer et faire à dîner, faisait
+un trait caractéristique tout à fait surprenant dans le paysage et
+nous convainquit immédiatement que nous étions des hommes sujets à des
+défaillances.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p>
+
+<p>L’auberge à Précy est la pire qui soit en France. Nulle part, pas
+même en Ecosse, je n’ai trouvé si mauvaise nourriture. Cette auberge
+était tenue par deux jeunes gens, le frère et la sœur, qui n’avaient
+pas encore vingt ans. La sœur nous prépara un repas, si l’on peut
+s’exprimer ainsi; et le frère, qui avait passé la journée à boire,
+rentra ramenant avec lui un boucher en ribote pour converser avec nous
+pendant notre repas. Nous trouvâmes des morceaux de porc tièdes dans la
+salade et des morceaux d’une substance molle inconnue dans le ragoût.
+Le boucher nous amusa en nous dépeignant la vie parisienne, qu’il se
+piquait de connaître parfaitement, pendant que le frère, assis sur
+le bord du billard, penchait en avant d’une façon inquiétante, tout
+en suçant un bout de cigare. Au milieu de ces distractions, éclata
+soudain le bruit d’un tambour, qui passait près de la maison et une
+voix enrouée se mit à débiter une proclamation. C’était un montreur de
+marionnettes <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> annonçant une représentation pour la soirée.</p>
+
+<p>Il avait installé sa baraque et allumé ses chandelles sur une autre
+partie du gazon où les jeunes filles jouaient au croquet, sous l’une de
+ces halles, si communes en France, qui servent à abriter les marchés;
+et, lorsque nous arrivâmes à cet endroit, le bateleur et sa femme
+essayaient de maintenir l’ordre parmi les spectateurs.</p>
+
+<p>Ce fut la plus absurde des disputes. Les saltimbanques avaient disposé
+un certain nombre de bancs, et tous ceux qui s’y asseyaient devaient
+payer deux sous pour la place. Ces bancs étaient toujours garnis de
+monde—une salle comble—tant qu’il ne se passait rien; mais que la
+directrice parût avec l’air de vouloir faire une quête et, aux premiers
+sons du tambour, les auditeurs évacuaient prestement les sièges et
+se tenaient debout tout autour, à l’extérieur, les mains dans les
+poches. Cela aurait à coup sûr poussé à bout la patience d’un ange.
+Le directeur rugissait de l’avant-scène: il avait <span class="pagenum" id="Page_263">263</span> parcouru toute
+la France, et nulle part, nulle part, pas même sur les frontières de
+l’Allemagne, il n’avait rencontré une manière d’agir aussi indigne.
+Tas de coquins, tas de fripons, tas de voleurs, leur criait-il. Et de
+temps en temps, son épouse sortait pour faire un autre tour et d’une
+voix perçante, ajoutait sa quote-part à la tirade. Je remarquai, ici
+comme ailleurs, jusqu’à quel point les femmes ont l’esprit plus riche
+en matière d’insultes. Les assistants riaient et poussaient des cris
+bruyants aux boutades mordantes de la femme. Elle savait trouver les
+endroits sensibles. Elle tenait l’honneur du village à sa merci. Des
+voix lui répondaient avec colère dans la foule et recevaient une
+riposte caustique pour leur peine. Près de moi, deux vieilles dames,
+qui avait dûment payé leurs places, toutes rouges d’indignation,
+s’entretenaient, assez haut pour être entendues, de l’impudence de
+ces saltimbanques; mais la directrice n’avait pas sitôt surpris
+quelques-unes de ces paroles, que sur le champ elle les prenait à
+partie: Si <span class="pagenum" id="Page_264">264</span> ces dames pouvaient persuader à leurs voisins d’agir
+comme des honnêtes gens, les saltimbanques seraient assez polis. Ces
+dames avaient probablement eu leur assiette de soupe et peut-être un
+verre de vin, ce soir-là; les saltimbanques eux aussi aimaient bien
+la soupe et il ne leur plaisait pas de se voir frustrer de leurs
+maigres recettes, à leur nez et à leur barbe. A un certain moment, les
+choses en vinrent à tel point que quelques jeunes gens et le bateleur
+engagèrent un court pugilat, au cours duquel ce dernier roula à terre,
+aussi facilement qu’une de ses marionnettes, aux éclats de rire
+moqueurs des spectateurs.</p>
+
+<p>Cette scène m’étonna beaucoup, car je suis assez au courant des mœurs
+des comédiens ambulants français, qui sont tous plus ou moins artistes
+et je les ai toujours trouvés singulièrement aimables. Tout comédien
+ambulant doit être cher à toute âme droite, ne serait-ce qu’en tant
+que protestation vivante contre les bureaux et l’esprit mercantile,
+et parce qu’il nous remet en mémoire, que la vie n’est pas <span class="pagenum" id="Page_265">265</span>
+nécessairement ce que nous la faisons en général. Même une société de
+musiciens allemands, lorsqu’on la voit quitter la ville, pour faire
+une tournée dans les villages de la campagne, parmi les arbres et les
+prairies, a quelque chose de romanesque, qui séduit l’imagination. Il
+n’est pas une personne de moins de trente ans si insensible que son
+cœur n’éprouve quelque émotion à la vue d’un campement de bohémiens.
+Nous ne sommes pas tous des filateurs, ou, du moins, ceux qui le sont,
+ne le sont pas toujours. Il est encore des hommes qui veulent vivre
+et la jeunesse saura trouver parfois un mot courageux pour blâmer la
+richesse et renoncer à une position, pour courir les routes sac au dos.</p>
+
+<p>Un Anglais a toujours des facilités spéciales pour se mettre en
+relations avec les gymnastes français; car l’Angleterre est la patrie
+naturelle des gymnastes. Celui-ci ou celui-là, dans son maillot
+pailleté, sans aucun doute sait un ou deux mots d’Anglais, a bu
+quelques verres <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> d’«aff-n-aff»<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, ou peut-être a travaillé dans
+un <i lang="en">music hall</i> anglais. C’est un de mes compatriotes de par sa
+profession. Cela entraîne pour lui, comme pour les canotiers belges,
+l’idée que je suis, moi aussi, un athlète.</p>
+
+<p>Mais le gymnaste n’est pas mon favori. Sa nature n’a rien ou n’a que
+fort peu de chose de l’artiste: son âme est petite et terre à terre, la
+plupart du temps, puisque sa profession ne lui fait jamais appel et ne
+l’accoutume pas aux idées élevées. Mais, si un homme a en lui assez des
+qualités d’un acteur pour ânonner un rôle dans une farce, cela lui rend
+familier tout un nouvel ordre de pensées. Il faut qu’il songe à autre
+chose qu’à la caisse. Il a un orgueil à lui et ce qui est beaucoup plus
+important, il a un but devant lui, qu’il ne pourra jamais atteindre
+tout à fait. Il est parti pour un pèlerinage, qui durera toute sa vie
+parce qu’il n’y a pas de fin à ce pèlerinage tant que la perfection
+n’est pas atteinte. Il se perfectionnera <span class="pagenum" id="Page_267">267</span> un peu tous les jours,
+ou même, s’il a renoncé à le faire, il se souviendra toujours qu’il
+fut un temps où il avait conçu ce haut idéal, qu’il fut un temps où il
+s’était épris d’amour pour une étoile. «Il vaut mieux avoir aimé et
+perdu.» Quand bien même la lune n’aurait rien à dire à Endymion, quand
+bien même ce dernier s’établirait avec Audrey et ferait paître les
+porcs, ne pensez-vous pas qu’il aurait plus de grâce dans sa démarche
+et qu’il chérirait de plus hautes pensées jusqu’à la fin? Les lourdauds
+qu’il rencontre à l’église n’ont jamais rien imaginé au delà du bandeau
+d’Audrey; mais, il y a au cœur d’Endymion une réminiscence qui, comme
+une épice, lui conserve l’âme fraîche et haute.</p>
+
+<p>D’être seulement un de ces individus, dont la profession confine à
+l’art, cela imprime à la physionomie un cachet de beauté indélébile.
+Je me rappelle avoir dîné une fois avec une société, dans une auberge,
+à Château-Landon. La plupart des convives étaient évidemment des
+commis-voyageurs; <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> d’autres, des paysans riches; mais, il y avait
+un jeune homme en blouse, dont la physionomie tranchait d’une façon
+surprenante avec celle des autres. Elle <ins class="correction" title="parassait">paraissait</ins> plus affinée, elle
+laissait percer un peu plus d’intelligence; elle avait un air vivant et
+expressif et l’on pouvait voir que les yeux du jeune homme percevaient
+les choses. Mon compagnon et moi nous étions fort curieux de savoir
+qui il était et ce qu’il pouvait être. C’était l’époque de la foire de
+Château-Landon et, quand nous allâmes voir les baraques, nous eûmes la
+réponse à notre question; car, notre ami se trouvait là, fort occupé à
+jouer du violon, pour faire danser les paysans. C’était un violoniste
+ambulant.</p>
+
+<p>Une troupe de comédiens ambulants vint un jour à l’auberge, où j’étais
+descendu, dans le département de Seine-et-Marne. Elle comprenait le
+père, la mère, leurs deux filles, gaillardes au teint hâlé, à l’air
+décidé, qui chantaient et jouaient sans la moindre notion de leur art:
+puis, un jeune homme brun, l’air d’un maître <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> d’école, peintre
+en bâtiments récalcitrant, qui chantait et jouait assez bien. La
+mère était le génie de la bande, autant qu’on peut parler de génie,
+quand il s’agit d’un tas de «m’as-tu vu» incompétents et le mari ne
+savait comment exprimer l’admiration qu’il éprouvait pour le paysan
+comique de sa femme. «Vous devriez voir ma vieille femme,» disait-il
+en inclinant sa face de buveur de bière. Un soir, ils donnèrent une
+représentation dans la cour de l’auberge à la lueur vacillante des
+lampes: misérable spectacle, que regardait froidement un auditoire de
+village. Le lendemain soir, sitôt les lampes allumées, il survint une
+pluie torrentielle et ils durent sauver tout leur bataclan, au plus
+vite, et se réfugier dans la grange, où ils se mirent à l’abri, glacés,
+trempés et sans souper. Dans la matinée, un de mes bons amis, qui
+partage ma vive affection pour les comédiens ambulants, fit une petite
+quête et me chargea de leur en remettre le produit, pour les consoler
+de leur déception. Je donnai la somme au père; il me <span class="pagenum" id="Page_270">270</span> remercia
+cordialement, et nous prîmes une tasse de café ensemble dans la salle,
+en causant de routes, d’auditoires et de temps durs.</p>
+
+<p>Comme je m’en allais, voilà mon vieux comédien qui se lève et chapeau
+bas: «Je crains bien, dit-il, que Monsieur ne me regarde tout à fait
+comme un mendiant; mais j’ai une autre demande à lui faire.» Je me mis
+à le haïr sur le champ. «Nous jouons encore ce soir,» poursuivit-il.
+«Bien entendu je refuserai d’accepter d’autre argent de Monsieur et
+de ses amis, qui ont déjà été si généreux. Mais notre programme de
+ce soir est quelque chose de vraiment remarquable et je compte que
+Monsieur voudra bien nous honorer de sa présence.» Et alors, avec un
+haussement d’épaules et un sourire: «Monsieur comprend,—la vanité d’un
+artiste! Dieu me pardonne!» La vanité d’un artiste! Voilà le genre
+de choses qui me réconcilie avec la vie: un vieux coquin déguenillé,
+ivrogne, incompétent, avec des manières de gentlemen et une vanité <span class="pagenum" id="Page_271">271</span>
+d’artiste, garder le respect de lui-même!</p>
+
+<p>Mais, l’homme selon mon cœur, c’est M. de Vauversin. Voilà près de deux
+ans que je l’ai vu pour la première fois et j’espère bien avoir souvent
+l’occasion de le revoir. Voici son premier programme, tel que je l’ai
+trouvé sur la table du déjeuner; je l’ai conservé depuis, comme une
+relique des jours glorieux:</p>
+
+<div class="quote">
+ <p class="center">«Mesdames et Messieurs»,</p>
+
+ <p>Mademoiselle Ferrario et M. de Vauversin auront l’honneur de chanter
+ ce soir les morceaux suivants.</p>
+
+ <p>«Mademoiselle Ferrario chantera: <i>Mignon—Oiseaux
+ légers—France—Des Français dorment là—Le château bleu—Où
+ voulez-vous aller?</i>»</p>
+
+ <p>«Monsieur de Vauversin: <i>Mme Fontaine et M. Robinet—Les
+ plongeurs à cheval—Le mari mécontent—Tais-toi, gamin—Mon voisin
+ l’original—Heureux comme ça—Comme on est trompé.</i>»</p>
+</div>
+
+<p>On éleva une estrade à une extrémité de la salle à manger. Et quel
+spectacle c’était de voir M. de Vauversin, la cigarette à la bouche,
+pinçant de la guitare et suivant les yeux de Mademoiselle Ferrario avec
+le regard obéissant et bon d’un chien! La séance se termina <span class="pagenum" id="Page_272">272</span> par
+une tombola, ou vente aux enchères de billets de loterie: admirable
+amusement avec toute l’excitation que produit la passion du jeu, et
+sans aucun espoir de gain, qui vous fasse honte de votre ardeur; car
+là, tout est perte; vous vous dépêchez de vider votre poche; c’est une
+lutte à qui perdra le plus d’argent, au bénéfice de M. de Vauversin et
+de Mademoiselle Ferrario.</p>
+
+<p>Monsieur de Vauversin est un petit homme, avec une forêt de cheveux
+noirs, un air alerte et engageant, et un sourire, qui serait délicieux
+s’il avait de meilleures dents. Il était autrefois acteur au Châtelet;
+mais, il contracta à la grande chaleur et à la lumière éblouissante de
+la rampe une affection nerveuse, qui le mit hors d’état de paraître
+sur la scène. Dans cette crise, Mademoiselle Ferrario, ou si vous
+voulez, Mademoiselle Rita de l’Alcazar, consentit à partager sa fortune
+vagabonde: «Je ne saurais oublier la générosité de cette dame,»
+disait-il. Il porte des pantalons si étroits que ça été longtemps <span class="pagenum" id="Page_273">273</span>
+un problème, pour tous ceux qui l’ont connu, de savoir comment il s’y
+prend pour entrer dedans et pour en sortir. Il a quelque talent à
+l’aquarelle; il écrit des vers; c’est le plus patient des pêcheurs;
+et il a passé de longues journées, au fond du jardin de l’auberge, à
+taquiner le goujon dans la limpide rivière.</p>
+
+<p>Il faut l’entendre raconter ses aventures, tout en buvant une bouteille
+de vin. Sa causerie a un tour si agréable et le sourire lui vient si
+naturellement aux lèvres, quand il s’agit de ses propres malheurs,
+avec parfois, une gravité soudaine, tel un homme, qui entendrait mugir
+les vagues, pendant qu’il dirait les périls de l’abîme. Car, sans
+aller plus loin qu’hier soir, je crois, la recette ne s’éleva qu’à un
+franc cinquante pour couvrir les frais, qui comprenaient trois francs
+de chemin de fer et deux de nourriture et de logement. Le maire, un
+millionnaire, était assis au premier rang en face, applaudissant à tout
+instant Mlle Ferrario et cependant, de toute la soirée, il ne donna pas
+plus de trois sous. Les <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> autorités locales voient de si mauvais œil
+l’artiste ambulant. Hélas! je ne le sais que trop bien, moi qui ai été
+pris pour l’un d’entre eux, et impitoyablement incarcéré, par suite de
+cette méprise. Une fois M. de Vauversin alla trouver un commissaire de
+police, pour demander la permission de chanter. Le Commissaire, qui
+fumait à son aise, tira poliment son chapeau à l’arrivée du chanteur.
+«Monsieur le Commissaire,» commença-t-il, «je suis artiste.» Et le
+Commissaire de se recoiffer aussitôt. Aucune courtoisie pour les
+compagnons d’Apollon! «Voilà jusqu’à quel degré d’avilissement ils sont
+tombés,» dit M. de Vauversin, en décrivant une courbe avec sa cigarette.</p>
+
+<p>Mais ce qui me charma le plus, ce fut la sortie qu’il fit, une fois que
+nous avions passé toute la soirée à causer des embarras, des outrages
+et des moments de gêne de sa vie errante. Quel qu’un disait qu’il
+vaudrait mieux avoir un million d’argent comptant, et Mlle Ferrario
+admettait qu’elle préférerait infiniment cela. <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> «Eh bien, moi non»,
+s’écria M. de Vauversin, en frappant la table de sa main. «Si quelqu’un
+a manqué sa vie dans le monde, n’est-ce pas moi? J’avais un art, dans
+lequel j’ai fait des choses bien, aussi bien que quelques-uns, mieux,
+peut-être, que d’autres; et maintenant cet art m’est interdit. Il
+faut que j’aille dans la campagne recueillir des gros sous et chanter
+des inepties. Pensez-vous que je regrette ma vie? Pensez-vous que je
+préfèrerais être un bourgeois gros et gras comme un veau? Non, certes.
+J’ai eu des moments, où j’ai été applaudi sur les planches. De cela,
+je ne fais aucun cas. Mais, j’ai parfois eu la sensation intime, en
+mon for intérieur, alors que je n’obtenais pas un seul applaudissement
+de la salle entière, que j’avais trouvé une intonation juste ou un
+geste exact et frappant; et alors, messieurs, j’ai su ce que c’était
+que d’être artiste. Et savoir ce que c’est que l’art, c’est avoir pour
+toujours un intérêt, tel qu’aucun bourgeois n’en peut trouver dans ses
+mesquines affaires. Tenez, <span class="pagenum" id="Page_276">276</span> messieurs, je vais vous le dire—c’est
+comme une religion.»</p>
+
+<p>Telle fut, en tenant compte des manques de mémoire et des inexactitudes
+de traduction, la profession de foi de M. de Vauversin. Je lui ai donné
+son propre nom, de peur que quelque comédien ambulant ne vînt se mettre
+entre lui avec sa guitare et sa cigarette et Mlle Ferrario. Car tout
+le monde ne devrait-il pas faire ses délices d’honorer ce disciple
+malheureux et loyal des Muses? Puisse Apollon lui inspirer des rimes
+qu’on n’a jamais rêvées! Puisse la rivière être moins avare et faire
+mordre les poissons argentés à son appât! Puisse le froid ne pas le
+faire pâtir, au cours des longues tournées d’hiver! Puisse le petit
+greffier de village ne point le blesser par ses façons offensantes!
+Puisse-t-il enfin avoir toujours à ses côtés Mlle Ferrario, pour la
+suivre de ses yeux soumis et l’accompagner sur la guitare!</p>
+
+<p>Les marionnettes faisaient un amusement bien lugubre. Elles jouaient
+une pièce appelée <span class="pagenum" id="Page_277">277</span> Pyrame et Thisbé en cinq mortels actes, écrits
+en alexandrins tout aussi longs que les acteurs. Une marionnette
+était le roi, une autre le mauvais conseiller, une troisième, à
+laquelle on prêtait une beauté exceptionnelle, représentait Thisbé;
+puis il y avait des gardes et des pères inexorables et des messieurs
+qui se promenaient. Il ne se passa rien de particulier pendant les
+deux ou trois actes auxquels j’assistai; mais vous serez enchantés
+d’apprendre que les trois unités étaient dûment observées et que
+toute la pièce, sauf une seule exception, se développait conformément
+aux règles classiques. Cette exception, c’était le paysan comique,
+maigre marionnette en sabots, qui parlait en prose et dans un gros
+patois, qu’appréciait beaucoup l’auditoire. Il prenait des libertés
+inconstitutionnelles avec la personne de son souverain, donnait avec
+ses sabots des coups de pied dans la figure aux autres marionnettes,
+et toutes les fois que les soupirants qui parlaient en vers avaient le
+dos tourné, il faisait la cour à <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> Thisbé pour son propre compte en
+prose comique.</p>
+
+<p>Les évolutions de cet individu et le petit prologue, dans lequel
+le montreur faisait un éloge humoristique de ses artistes, louant
+leur indifférence aux applaudissements et aux sifflets et leur pur
+dévouement à leur art étaient les seules circonstances de toute la
+pièce, capables de faire naître un sourire. Mais les villageois de
+Précy semblaient ravis. En vérité, tant qu’une chose est un spectacle
+et que vous payez pour la voir, il est presque certain qu’elle amusera.
+Si on nous faisait payer tant par personne pour les couchers de soleil,
+ou si Dieu faisait battre le tambour à la ronde avant la fleuraison
+des aubépines, quel train ne ferions-nous pas à propos de leur beauté?
+Mais de telles choses, de même que les bons compagnons, les sottes gens
+cessent bientôt de les observer. Et le commis voyageur distrait passe,
+secoué dans son cabriolet à ressorts, et ne remarque positivement pas
+les fleurs le long du chemin, ni le paysage du ciel par dessus sa tête.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_279">279</span></p>
+ <h2 id="ch_26">DE RETOUR AU MONDE</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Des deux jours de navigation qui suivirent il reste peu de chose dans
+mes souvenirs et rien du tout dans mon carnet de notes. La rivière
+continuait à couler régulièrement à travers les charmants paysages
+de rivière. Des laveuses en robe bleue, des pêcheurs en blouse bleue
+diversifiaient les rives vertes et le rapport des deux couleurs était
+analogue à celui de la fleur et de la feuille dans le myosotis. Une
+symphonie en myosotis: c’est ainsi, je pense, que Théophile Gautier
+aurait pu caractériser le panorama de ces deux jours. Le ciel était
+bleu et sans nuages; et la surface glissante de la rivière présentait,
+aux endroits unis, un miroir au ciel et aux rives. Les <ins class="correction" title="blanchisseusses">blanchisseuses</ins>
+nous saluaient par des rires, et le bruit des arbres et de l’eau
+faisait un accompagnement à <span class="pagenum" id="Page_280">280</span> nos pensées assoupies, dans notre
+rapide marche au fil de l’eau.</p>
+
+<p>Le volume considérable de la rivière, le but vers lequel elle tendait
+infatigablement tenaient l’esprit enchaîné. Elle semblait à présent
+si sûre de sa fin, si forte et si aisée dans son allure, tel un homme
+fait bien résolu. Les flots l’appelaient de leurs mugissements sur les
+sables du Hâvre.</p>
+
+<p>Pour ma part, glissant le long de cette voie mouvante dans mon violon
+de canoë, je commençais aussi à soupirer après mon océan. Tôt ou
+tard, un désir de la vie civilisée s’empare nécessairement de l’homme
+civilisé. J’étais las de manier la pagaie; j’étais las de vivre à la
+lisière de la vie; je désirais me retrouver au beau milieu; je désirais
+me remettre au travail; je désirais me retrouver avec des gens qui
+comprissent ma langue et qui pussent voir en moi un de leurs égaux, un
+homme et non plus une curiosité.</p>
+
+<p>Aussi, à Pontoise, une lettre nous décida; <span class="pagenum" id="Page_281">281</span> et pour la dernière
+fois, nous tirâmes nos embarcations de cette rivière de l’Oise, qui les
+avait fidèlement portées, pendant de si longs jours, par la pluie comme
+par le soleil. Cette bête de somme rapide et sans pieds avait charrié
+nos fortunes pendant tant de milles que nous lui tournions le dos, émus
+de nous en séparer.</p>
+
+<p>Longtemps, nous nous étions détournés du monde; mais à présent, nous
+étions de retour aux lieux familiers, où la vie elle-même est le
+courant qui nous emporte à la rencontre des aventures, sans qu’il soit
+besoin d’un coup de pagaie.</p>
+
+<p>Maintenant, nous allions, comme tous les voyageurs, retourner voir
+quels changements la fortune avait apportés dans notre entourage,
+quelles surprises nous attendaient chez nous et quel chemin le monde
+avait parcouru en notre absence. Vous pourrez pagayer tout le long du
+jour, mais c’est quand vous rentrerez à la nuit tombante, et quand vous
+parcourrez du regard <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> la chambre familiale, que vous trouverez
+l’Amour ou la Mort, vous attendant près du foyer; et les plus belles
+aventures ne sont pas celles que nous allons chercher.</p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_283">283</span></p>
+ <h2 id="ch_27">PRIS POUR ESPION</h2>
+ <hr class="small3a">
+</div>
+
+<p>Le pays où ils voyageaient, cette verte et fraîche vallée du Loing,
+est plein d’attrait pour ceux qui aiment la gaieté et se plaisent à
+la solitude. Le temps était superbe; toute la nuit il avait tonné
+et éclairé, et la pluie était tombée à torrents; mais pendant la
+journée, le ciel fut sans nuages, le soleil brûlant, l’air vif et
+pur. Ils allaient séparés: la Cigarette traînant derrière assez
+philosophiquement, le maigre Aréthuse marchant devant de son pas
+rapide. De cette façon chacun jouissait de ses propres réflexions le
+long du chemin; chacun avait sans doute le temps d’en être fatigué,
+avant de rencontrer son camarade à l’auberge désignée; et les
+plaisirs de la société et de la solitude se combinaient pour remplir
+la journée. L’Aréthuse portait dans son havresac les œuvres <span class="pagenum" id="Page_284">284</span> de
+Charles d’Orléans et employait quelques-unes des heures du voyage à
+l’élaboration de rondeaux anglais. Il a dû ainsi précéder dans cette
+voie Mr. Lang, Mr. Dobson, Mr. Henley, et tous les faiseurs de rondeaux
+contemporains; mais pour de bonnes raisons, il sera le dernier à
+publier ce qu’il a écrit. La Cigarette marchait chargé d’un volume
+de Michelet et ces deux livres, on le verra, jouèrent un rôle dans
+l’aventure suivante.</p>
+
+<p>L’Aréthuse était vêtu d’une façon peu sage. Il n’apporte aucune
+recherche à sa toilette; mais en tous cas, il ne fut jamais si mal
+inspiré que dans cette excursion. Il était en effet parti, sans avoir
+eu le temps de se retourner, de Barbizon, l’endroit le moins à la
+mode d’Europe. Sur la tête il portait une calotte de fumeur, faite
+aux Indes, et dont le galon d’or était piteusement éraillé et terni.
+Une chemise de flanelle d’une agréable teinte sombre, que les esprits
+satiriques qualifiaient de noire; un veston de cheviotte claire, fait
+par un bon tailleur anglais, un pantalon de <span class="pagenum" id="Page_285">285</span> toile de confection
+à bon marché et des guêtres de cuir complétaient son accoutrement. Sa
+personne est exceptionnellement maigre et son visage n’est pas, comme
+celui de mortels plus heureux, un certificat. Pendant des années il n’a
+pu passer une frontière, ni entrer dans une banque, sans être l’objet
+de soupçons. Partout sauf dans sa ville natale, la police le regardait
+de travers, et (bien que je sois sûr que ceci ne sera pas cru) on vient
+de lui refuser l’accès du Casino de Monte-Carlo. Si vous voulez bien
+vous le figurer vêtu comme on vient de le dépeindre, courbé sous son
+havresac, marchant à près de huit kilomètres à l’heure, avec les plis
+du pantalon de confection flottant autour de ses jambes héronnières,
+et si vous y ajoutez les regards qu’il ne cessait de jeter vivement
+autour de lui, comme s’il avait peur d’être poursuivi, le personnage
+ainsi réalisé est loin d’être rassurant. Lorsque Villon cheminait,
+(suivant peut-être la même riante vallée), pour se rendre en exil dans
+le Roussillon, je me demande s’il n’avait <span class="pagenum" id="Page_286">286</span> pas quelque ressemblance
+avec lui. Il avait sans aucun doute quelques préoccupations du même
+genre, car il a dû, lui aussi, chemin faisant, tourner des vers dans
+son cerveau, mais avec plus de bonheur que son successeur. Et s’il a
+eu quelque chose comme le même temps inspirateur, les mêmes nuits de
+vacarme, des hommes en armure dégringolant avec fracas l’escalier du
+ciel, la pluie sifflant sur les rues du village, l’œil farouche du
+taureau de la tempête lançant ses éclairs toute la nuit dans la chambre
+nue de l’auberge, le même doux retour de la lumière, le même insondable
+bleu du midi, les mêmes soirs alcyoniens<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> et fortement colorés et
+surtout, s’il a eu quelque chose comme un aussi bon camarade, quelque
+chose comme un goût aussi vif pour ce qu’il voyait et <span class="pagenum" id="Page_287">287</span> ce qu’il
+mangeait, et pour les cours d’eau où il se baignait et le fatras qu’il
+écrivait, j’échangerais volontiers de grands domaines aujourd’hui avec
+le pauvre exilé, et je croirais encore gagner au change.</p>
+
+<p>Mais il y avait entre les deux voyages un autre point de similitude qui
+devait coûter cher à l’Aréthuse: ils se firent tous deux en des jours
+de sécurité incomplète. C’était peu après la guerre franco-allemande.
+Si rapide que soit l’oubli chez l’homme, ce coin de pays fourmillait
+encore d’histoires de uhlans et de sentinelles avancées, et de gens qui
+avaient été à deux doigts de la corde d’ignominie, et de charmantes
+amitiés momentanées entre l’envahisseur et l’envahi. Un an, deux ans
+après au plus, vous auriez pu parcourir ce pays en tous sens sans
+entendre une seule anecdote; et un an ou deux plus tard, vous auriez
+(à supposer que vous fussiez un jeune homme de mauvaise mine, affublé
+d’une façon indéfinissable) circulé dans la région en toute sûreté.
+Car, de même que d’autres choses <span class="pagenum" id="Page_288">288</span> intéressantes, le spectre de
+l’espion prussien aurait quelque peu pâli dans l’imagination des gens.</p>
+
+<p>Malgré tout cela, notre voyageur avait dépassé Château-Renard, avant
+d’avoir conscience de l’attention qu’il soulevait. Sur la route,
+entre cet endroit et Châtillon-sur-Loing, cependant, il rencontra un
+facteur rural. Ils lièrent conversation et causèrent de choses et
+d’autres. Mais tous les sujets qu’ils abordèrent laissaient le facteur
+visiblement préoccupé, et ses yeux restaient invariablement braqués sur
+le havresac de l’Aréthuse. Enfin, d’un air de mystère et de malice, il
+s’enquit de ce que contenait le sac, et sur la réponse de l’Aréthuse,
+il hocha la tête avec une bienveillante incrédulité: «Non, dit-il,
+non, vous avez des portraits.» Puis d’une voix insinuante, «Voyons,
+montrez-moi les portraits!» Il se passa quelques instants avant que
+l’Aréthuse, partant d’un éclat de rire, devinât ce que voulait le
+facteur. Par portraits il entendait des photographies obscènes; et
+dans l’Aréthuse, <span class="pagenum" id="Page_289">289</span> auteur austère et encore à ses débuts, il avait
+cru reconnaître un colporteur de choses pornographiques. Quand les
+paysans en France se sont mis dans la tête qu’une personne exerce telle
+profession, toute argumentation est inutile. Pendant tout le reste de
+la route le facteur déploya toutes les ressources de son éloquence,
+pour que le voyageur le laissât jeter un coup d’œil sur la collection.
+Il employait tantôt les reproches tantôt les raisonnements: «Voyons,
+je ne le dirai à personne.» Puis il essaya de la corruption et insista
+pour me payer un verre de vin; et enfin, lorsque leurs routes se
+séparèrent: «Non, dit-il, ce n’est pas bien de votre part. Oh! non, ce
+n’est pas bien!» Et hochant la tête de l’air sentimental d’un homme
+qu’on a lésé, il partit pas trop satisfait.</p>
+
+<p>Sur certaines petites difficultés que rencontra l’Aréthuse à
+Châtillon-sur-Loing, je n’ai pas le loisir de m’étendre; un autre
+Châtillon, de plus triste mémoire, sollicite trop mon attention. Mais
+le lendemain, dans un certain hameau <span class="pagenum" id="Page_290">290</span> appelé la Jussière, il
+s’arrêta pour boire un verre de sirop dans un cabaret très pauvre et
+très nu. La cabaretière, une femme avenante qui donnait le sein à un
+enfant, examina le voyageur d’un air bienveillant et pitoyable. «Vous
+n’êtes pas de ce département?» demanda-t-elle. L’Aréthuse lui dit qu’il
+était Anglais. «Ah! fit-elle surprise. Nous n’avons pas d’Anglais; nous
+avons beaucoup d’Italiens pourtant, et ils font très bien; ils ne se
+plaignent pas des gens du pays. Il se peut qu’un Anglais y fasse très
+bien aussi; ce sera quelque chose de nouveau.» Et ici une remarque,
+obscure pour l’Aréthuse, et qu’il chercha à éclaircir tout en buvant sa
+grenadine. Mais quand il se leva et demanda ce qu’il devait, la lumière
+se fit en lui, soudaine comme l’éclair. «Oh! pour vous, répondit la
+cabaretière, un sou!» Pour vous! Par le ciel! elle le prenait pour un
+mendiant. Il donna son sou, sentant qu’il aurait eu mauvaise grâce à la
+tirer de son erreur. Mais quand il se retrouva dehors, sur la route,
+<span class="pagenum" id="Page_291">291</span> il se sentit intérieurement vexé. La conscience n’est pas un
+habile monsieur, c’est un être brut et rabbinique<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>; et sa conscience
+lui disait qu’il avait volé le sirop.</p>
+
+<p>Cette nuit-là nos voyageurs couchèrent à Gien. Le lendemain ils
+passèrent le fleuve et s’avancèrent (séparément selon leur habitude)
+pour couvrir la courte étape qui devait les conduire, à travers
+la plaine verte, du côté du Berri, à Châtillon-sur-Loire. C’était
+l’ouverture de la chasse, et l’air retentissait des détonations des
+armes à feu et des cris d’admiration des chasseurs. Par dessus notre
+tête les oiseaux étaient dans la consternation, tourbillonnant en
+nuages, se posant et reprenant leur vol. Et cependant, avec toute
+cette agitation de chaque côté, la route elle-même était solitaire.
+L’Aréthuse fuma une pipe près d’une borne kilométrique, et je <span class="pagenum" id="Page_292">292</span> me
+rappelle qu’il passa une revue très exacte de tout ce qu’il devait
+faire à Châtillon: il devait s’offrir le plaisir d’un bain froid,
+changer de linge et attendre l’arrivée de la Cigarette, dans une
+sublime inaction, au bord de la Loire. Enflammé par ces idées, il
+n’en poussa que plus rapidement en avant et arriva de bonne heure
+dans l’après-midi, tout fumant de sueur, à l’entrée de cette ville de
+malheur. Le chevalier Roland à la sombre tour vint.</p>
+
+<p>Un gendarme poli projeta son ombre sur le chemin.</p>
+
+<p>«Monsieur est voyageur?» demanda-t-il.</p>
+
+<p>Et l’Aréthuse, fort de son innocence et oubliant son méchant
+accoutrement, répliqua,—je dirai presque avec gaieté: «il paraîtrait
+que oui.»</p>
+
+<p>Ses papiers sont en ordre? dit le gendarme. Et lorsque l’Aréthuse,
+avec une légère altération dans la voix, convint qu’il n’avait pas de
+papiers, on l’informa (assez poliment) qu’il devait comparaître devant
+le commissaire.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_293">293</span></p>
+
+<p>Le Commissaire était assis à une table, dans sa chambre à coucher,
+sans autre vêtement que sa chemise et son pantalon, et malgré cela
+transpirant abondamment; et lorsqu’il tourna vers le prisonnier une
+grosse face inintelligente qui, comme celle de Bardolph, n’était que
+boutons et pustules, les gens les plus bouchés auraient pu se préparer
+à souffrir. Je me trouvais devant un homme stupide, à qui la chaleur
+donnait envie de dormir, furieux d’être dérangé, insensible aux prières
+comme aux arguments.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire.</i>—Vous n’avez pas de papiers?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Pas ici.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire.</i>—Pourquoi?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Je les ai laissés derrière dans ma valise.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire.</i>—Vous savez cependant, qu’il est défendu de
+circuler sans papiers?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Pardon. Je suis convaincu du contraire. Je suis
+ici dans mes droits, comme sujet anglais, en vertu d’un traité
+international.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_294">294</span></p>
+
+<p><i>Le Commissaire (avec mépris).</i> Vous vous prétendez Anglais?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Oui.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire.</i>—Hum! Quelle est votre profession?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Je suis avocat en Ecosse.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire (singulièrement gêné).</i>—Avocat en Ecosse!
+Avez-vous la prétention de gagner votre vie avec cela dans ce
+département?</p>
+
+<p>L’Aréthuse se défendit modestement de cette prétention. Le Commissaire
+avait gagné une manche.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire.</i>—Pourquoi donc voyagez-vous?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Je voyage pour mon agrément.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire (montrant le havresac et avec une sublime
+incrédulité).</i> Voyez-vous, je suis un homme intelligent.</p>
+
+<p>Le coupable demeurant muet à ce coup droit, le Commissaire savoura
+un moment son triomphe; puis il demanda (comme le facteur, mais <span class="pagenum" id="Page_295">295</span>
+il s’attendait à y trouver des choses bien différentes) à voir le
+contenu du havresac. Et ici l’Aréthuse, qui n’avait pas encore un
+sentiment bien net de sa position, commit une grave méprise. Il y
+avait peu ou pas de meubles dans la pièce, à part la chaise et la
+table du Commissaire; et pour faciliter les choses, l’Aréthuse (le
+plus innocemment du monde) appuya le havresac sur un coin du lit. Le
+Commissaire bondit positivement de sa chaise; son visage et son cou
+devinrent rouge-pourpre, presque bleus; et il cria de mettre sur le
+parquet l’objet profanateur.</p>
+
+<p>Le havresac se trouva contenir des chemises, des souliers, des
+chaussettes et des pantalons de toile de rechange, un petit nécessaire
+de toilette, un morceau de savon dans l’un des souliers, deux volumes
+de la Collection Jannet intitulés Poésies de Charles d’Orléans, une
+carte géographique et un cahier de traductions contenant diverses
+notes en prose et les remarquables rondeaux anglais qui jusqu’ici
+n’ont pas <span class="pagenum" id="Page_296">296</span> encore été publiés. Le Commissaire de Châtillon est
+la seule personne vivante qui ait jeté un regard sur ces bagatelles
+artistiques. Il retourna de façon blessante l’assortiment du bout du
+doigt; à voir la manière dont il touchait ces choses, il était évident
+qu’il considérait l’Aréthuse et tout ce qui lui appartenait, comme le
+temple même de l’infection. Il n’y avait cependant rien de suspect dans
+la carte, rien de réellement criminel que les rondeaux; quant à Charles
+d’Orléans, pour l’esprit ignorant du prisonnier, il semblait valoir un
+certificat, et il était à croire que la farce allait finir.</p>
+
+<p>L’inquisiteur reprit son siège.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire (après une pause).</i>—Eh bien! Je vais vous dire ce
+que vous êtes. Vous êtes Allemand et vous venez chanter à la foire.</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Vous plairait-il de m’entendre chanter? Je pense
+que je pourrai vous convaincre du contraire.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire.</i>—Pas de plaisanterie, monsieur.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_297">297</span></p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Eh bien! Monsieur, faites-moi au moins le plaisir
+de regarder ce livre. Ici; je l’ouvre les yeux fermés. Lisez l’un de
+ces chants; celui-ci, par exemple; et dites-moi, vous qui êtes un homme
+intelligent, s’il serait possible de chanter cela dans une foire.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire (d’un air entendu).</i>—Mais oui; très bien.</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse.</i>—Comment! Monsieur, vous ne remarquez pas que c’est
+en vieux langage? C’est difficile à comprendre, même pour vous et pour
+moi; mais pour un auditoire de foire, ce serait incompréhensible.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire (prenant une plume).</i>—Enfin, il faut en finir.
+Votre nom?</p>
+
+<p><i>L’Aréthuse (parlant rapidement et mangeant ses mots à la façon des
+Anglais).</i>—Robert Louis Stev’ns’n.</p>
+
+<p><i>Le Commissaire (ayant bataillé à plusieurs reprises avec sa
+plume).</i>—Eh bien! il faut se passer du nom. Ça ne s’écrit pas.</p>
+
+<p>Ce qui précède est un résumé sommaire de <span class="pagenum" id="Page_298">298</span> cette importante
+conversation, dans lequel je me suis surtout préoccupé de conserver
+la fleur des paroles du Commissaire. Mais du reste de la scène,
+l’Aréthuse, par suite peut-être de sa colère croissante, n’a gardé dans
+sa mémoire qu’un souvenir assez vague. Le Commissaire n’avait pas, je
+pense, la pratique des lettres; à peine du moins, eut-il pris la plume
+en main et se fut-il embarqué dans la composition du procès-verbal,
+qu’il devint manifestement plus impoli et commença à montrer de la
+prédilection pour la plus simple de toutes les formes de répartie:
+«Vous mentez.» Plusieurs fois l’Aréthuse passa là-dessus; puis soudain,
+il s’enflamma, refusa d’accepter plus d’insultes ou de répondre à
+d’autres questions, défia le Commissaire de lui faire tout le mal qu’il
+pourrait, et lui promit que, s’il le faisait, il s’en repentirait
+amèrement. Peut-être, s’il avait eu cet air hautain dès le début, au
+lieu de prendre les choses d’abord sur un ton badin et de continuer par
+des arguments, l’affaire aurait-elle pu tourner autrement? <span class="pagenum" id="Page_299">299</span> Car si
+loin que les choses fussent allées<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, en ce moment, le Commissaire
+était visiblement hésitant. Mais il était trop tard; il avait été mis
+au défi; le procès-verbal était commencé; et carrant les coudes sur la
+table, il se reprit à écrire, et l’Aréthuse fut conduit en prison.</p>
+
+<p>A quelques pas en descendant la route brûlante se trouvait la
+gendarmerie. C’est là que notre infortuné fut conduit et qu’il reçut
+l’ordre de vider ses poches. Un mouchoir, une plume, un crayon, une
+pipe et du tabac, des allumettes et une dizaine de francs de monnaie,
+voilà tout. Pas une lettre, pas un chiffre, pas le moindre écrit, soit
+pour établir son identité, soit pour le condamner. Le gendarme lui-même
+était épouvanté devant un tel dénûment.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_300">300</span></p>
+
+<p>«Je regrette, dit-il, de vous avoir arrêté, car je vois que vous n’êtes
+pas un voyou.» Et il lui promit d’être aussi indulgent que possible.</p>
+
+<p>L’Aréthuse ainsi encouragé demanda sa pipe. Cela, lui dit-on, était
+impossible; mais s’il chiquait, il pourrait avoir du tabac. Il ne
+chiqua pas cependant, et demanda à avoir son mouchoir à la place.</p>
+
+<p>«Non, dit le gendarme. Nous avons eu des histoires de gens qui se sont
+pendus.»</p>
+
+<p>Quoi! s’écria l’Aréthuse. C’est pour cela que vous me refusez mon
+mouchoir. Mais voyez donc combien il me serait plus facile de me pendre
+avec mon pantalon.</p>
+
+<p>L’homme fut frappé par la nouveauté de l’idée; mais il ne voulut pas
+démordre de ses prétextes et se borna à réitérer de vagues offres de
+service.</p>
+
+<p>Au moins, dit l’Aréthuse, ne manquez pas d’arrêter mon camarade; il me
+suivra sans tarder sur la même route, et vous pourrez le reconnaître au
+sac qu’il portera sur les épaules.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p>
+
+<p>Ceci promis, le prisonnier fut emmené dans l’arrière-cour du bâtiment;
+une porte de cave fut ouverte, on lui fit signe de descendre
+l’escalier; puis les <ins class="correction" title="verroux">verrous</ins> grincèrent et les chaînes retentirent
+derrière lui pendant sa descente.</p>
+
+<p>L’esprit philosophique et plus encore l’esprit d’imagination est apte
+à se supposer en état de faire face à tout terrible accident. La
+prison, entre autres maux, était un de ceux qu’avait souvent affrontés
+l’intrépide Aréthuse. Au moment même où il descendait l’escalier, il se
+disait que c’était là une fameuse occasion de composer un rondeau et
+que, comme les linottes emprisonnées du mélodieux cavalier, il rendrait
+lui aussi sa prison harmonieuse. Je vais dire la vérité tout de suite:
+le rondeau ne fut jamais écrit; sans quoi, il serait imprimé ici, pour
+faire naître un sourire. Deux raisons intervinrent: la première morale,
+la seconde physique.</p>
+
+<p>Une des curiosités de la nature humaine c’est que, bien que tous les
+hommes soient <span class="pagenum" id="Page_302">302</span> menteurs, aucun d’eux ne souffre qu’on lui applique
+cette qualification. La recevoir et l’accepter d’une âme égale est un
+effort plus que stoïque, et l’Aréthuse qui n’avait pu avaler cette
+insulte sentait bouillonner dans son cœur la lave incandescente de
+sa colère étouffée. Mais la raison physique eut aussi son rôle. La
+cave dans laquelle il était enfermé se trouvait à quelques pieds sous
+terre; elle n’était éclairée que par une étroite ouverture sans vitre,
+pratiquée au haut du mur et masquée par les feuilles d’une vigne verte.
+Les murs étaient de maçonnerie nue; pour plancher, rien que le sol;
+en fait de meubles, un bassin en terre cuite, une cruche à eau et une
+couchette en bois avec, pour couverture, un manteau gris-bleu. D’être
+arraché à l’air chaud d’une après-midi d’été, à la réverbération de
+la route, et au mouvement d’une marche rapide, pour être plongé dans
+l’obscurité et l’humidité de ce réceptacle à vagabonds, cela glaça
+instantanément le sang de l’Aréthuse. Et vous allez voir comme il
+faut peu <span class="pagenum" id="Page_303">303</span> de chose pour constituer une souffrance: le sol était
+excessivement raboteux sous les pieds; il gardait encore jusqu’aux
+marques laissées, je suppose, par les coups de bêche des ouvriers qui
+creusèrent les fondations de la caserne; et tant à cause du peu de
+clarté que de la surface inégale, il était impossible de marcher.</p>
+
+<p>L’auteur coffré résista un bon moment, mais le froid glacial de la
+place le pénétrait de plus en plus; et à la longue, avec toute la
+répugnance que vous pouvez imaginer, il en fut réduit à grimper sur
+le lit et à s’envelopper dans la couverture publique. Le voilà donc
+couché, presque grelottant, plongé dans une demi-obscurité, enroulé
+dans un vêtement dont il redoutait le contact comme la peste, et (dans
+un état d’esprit fort éloigné de la résignation) passant en revue la
+kyrielle d’insultes qu’il venait de recevoir. Ce ne sont point là
+circonstances favorables à la muse.</p>
+
+<p>Pendant ce temps (pour en revenir au dehors, où le soleil brillait
+toujours et où les coups de feu des <span class="pagenum" id="Page_304">304</span> chasseurs retentissaient
+encore par toute la plaine semée de bouquets d’arbres,) la Cigarette
+s’approchait marchant de son pas plus philosophique. En ces jours de
+liberté et de santé, il fut le compagnon fidèle de l’Aréthuse et il
+eut de fréquentes occasions de partager la défaveur de celui-ci auprès
+de la police. Que de coupes amères il a vidées avec ce désastreux
+camarade! Il était, lui, né pour flotter aisément à travers la vie, la
+noblesse de ses traits et l’élégance de ses manières prévenant tout le
+monde en sa faveur. Il n’y avait qu’une seule chose suspecte qu’il ne
+pouvait éloigner: la présence de son compagnon. Il n’oubliera pas de
+sitôt le Commissaire de ce qu’on appelle ironiquement la ville libre de
+Francfort-sur-le-Mein, ni la frontière franco-belge, ni l’hôtel à la
+Fère; enfin (et ce n’aura pas été sa moindre mésaventure) il est à peu
+près certain qu’il se souviendra de Châtillon-sur-Loire.</p>
+
+<p>A l’entrée de la ville, le gendarme le cueillit comme une fleur des
+chemins; et un moment <span class="pagenum" id="Page_305">305</span> après, deux personnes, au comble de la
+surprise, étaient confrontées dans le bureau du Commissaire. Car si la
+Cigarette fut surpris d’être arrêté, le Commissaire ne fut pas moins
+renversé par l’aspect et la mise de son prisonnier. Celui-ci était
+un homme au sujet duquel il ne pouvait y avoir aucune méprise, un
+homme d’une distinction incontestable et inattaquable, tiré à quatre
+épingles, vêtu non seulement avec propreté mais avec élégance, prêt
+à exhiber son passe-port au premier mot et bien pourvu d’argent; un
+homme que le Commissaire aurait salué d’un grand coup de chapeau,
+si par hasard il l’avait rencontré sur la grand’route; et ce beau
+cavalier réclamait sans vergogne l’Aréthuse comme étant son camarade.
+La conclusion de l’entrevue était décidée d’avance. Parmi les choses
+humoristiques qui s’y dirent, il n’en est qu’une dont je me souvienne:
+«Baronnet?» demanda le magistrat, relevant les yeux de dessus le
+passe-port. «Alors, monsieur, vous êtes le fils d’un baron?» Et quand
+la Cigarette <span class="pagenum" id="Page_306">306</span> eut nié (sa seule faute pendant toute l’entrevue)
+cette douce accusation, «Alors», reprit le Commissaire, «ce n’est pas
+votre passe-port?» Mais c’étaient là des coups de foudre sans effet;
+il n’avait jamais songé à mettre la main sur la Cigarette; bientôt,
+il tomba dans un état d’admiration sans bornes, dévorant des yeux le
+contenu du havresac, faisant l’éloge du tailleur de notre ami. Ah!
+quel hôte honorable le Commissaire recevait en ce moment! Comme ses
+vêtements étaient bien appropriés à la chaleur de la saison! Quelles
+superbes cartes, quel attrayant ouvrage d’histoire, il portait dans son
+havresac! Il n’y avait plus à présent, vous le comprenez, qu’un seul
+point, sur lequel ils ne fussent pas d’accord: Qu’allait-on faire de
+l’Aréthuse? la Cigarette demandant sa mise en liberté, le Commissaire
+le réclamant toujours comme la propriété du cachot. Or, il se trouvait
+que la Cigarette avait passé quelques années de sa vie en Egypte, où
+il avait fait connaissance avec deux choses très mauvaises: le <span class="pagenum" id="Page_307">307</span>
+choléra morbus et les pachas; et dans l’œil du Commissaire en train de
+feuilleter le volume de Michelet, il semblait à notre voyageur qu’il
+y avait quelque chose de Turc. Je passe légèrement sur ceci; il est
+très possible qu’il y eût quelque malentendu; très possible, que le
+Commissaire (charmé de son visiteur) supposât l’attraction réciproque,
+et prît pour un acte d’amitié croissante ce que la Cigarette de son
+côté regardait comme un moyen de corruption. Quoiqu’il en soit,
+y eut-il jamais moyen de corruption plus singulier qu’un volume
+dépareillé de l’histoire de Michelet? L’ouvrage lui fut promis pour
+le lendemain, avant notre départ; et bientôt après, soit que son
+désir fût satisfait, soit qu’il ne voulût pas demeurer en reste de
+procédés amicaux: «Eh bien! dit-il, je suppose qu’il faut lâcher votre
+camarade». Et il mit en pièces ce régal d’humour, le procès-verbal
+inachevé. Ah! s’il avait seulement déchiré à la place les rondeaux
+de l’Aréthuse! Beaucoup d’ouvrages furent brûlés <span class="pagenum" id="Page_308">308</span> à Alexandrie,
+beaucoup sont conservés précieusement au British Museum que, certes,
+je donnerais volontiers pour le procès-verbal de Châtillon. Pauvre
+Commissaire au visage couvert de pustules! Je commence à regretter
+qu’il n’ait jamais eu son Michelet; car j’aperçois en lui de beaux
+traits d’humanité, une forte dose de stupidité, du zèle dans ses
+fonctions de magistrat, un certain goût pour les lettres, une prompte
+admiration pour ce qui est admirable. Et s’il n’admira pas l’Aréthuse,
+il ne fut pas le seul.</p>
+
+<p>Soudain un bruit de verrous et de chaînes arriva aux oreilles du
+prisonnier, grelottant sous la couverture publique. Il sauta vivement
+à terre, prêt à accueillir avec joie un compagnon d’infortune; mais
+au lieu de cela, la porte vivement s’ouvrit toute grande, le gendarme
+ami apparut au haut de l’escalier, dans l’éblouissante clarté du
+jour, et avec un geste magnifique, (c’était sans doute un amateur de
+drame)—«Vous êtes libre!» dit-il. Ce n’était pas trop <span class="pagenum" id="Page_309">309</span> tôt pour
+l’Aréthuse. Je ne sais si son emprisonnement avait duré une demi-heure;
+mais à la montre de l’esprit, (et l’Aréthuse n’en portait pas d’autre)
+le temps lui avait paru huit fois plus long. Et escaladant les marches
+de l’escalier, il passa avec ravissement de la fraîcheur de la cave à
+la chaleur réconfortante du soleil de l’après-midi; et l’haleine de la
+terre lui arriva aussi douce que celle d’une vache; et de nouveau, il
+entendit, suave volupté, l’accord des bruits délicats que nous appelons
+le bourdonnement de la vie.</p>
+
+<p>On pourrait croire que mon histoire finit ici; mais pas du tout.
+Ceci n’était qu’un arrêt de la pièce et non pas le baisser du
+rideau. Sur la scène qui suivit, en face de la gendarmerie, je me
+fais scrupule de m’étendre, puisqu’il y a une dame en cause. La
+femme du maréchal-des-logis était une belle personne; et cependant,
+l’Aréthuse ne fut pas fâché de quitter sa société. En sa mémoire
+traîne encore un vague souvenir des traits de cette femme, fraîche
+<span class="pagenum" id="Page_310">310</span> comme une pêche, par cette après-midi torride; mais il se
+rappelle mieux sa conversation: «Vous avez là un très beau salon», dit
+l’infortuné.—«Ah!» dit madame la maréchale (des logis), «vous êtes
+bien familiarisé avec de pareils salons!» Et il vous aurait fallu voir
+de quel œil dur et méprisant elle toisait le vagabond debout devant
+elle! Je ne pense pas qu’il ait jamais haï le Commissaire; mais avant
+que cette entrevue touchât à sa fin, il haïssait Madame la Maréchale.
+Sa colère, si j’en crois quelqu’un qui était présent, se trahissait
+par le feu de ses regards, la pâleur de son visage, le tremblement de
+sa voix. Madame, pendant ce temps, goûtait les joies du matador, le
+piquant de mots acérés, et lui faisant baisser les yeux sous son regard
+froid.</p>
+
+<p>Grande, certes, fut sa joie de ne plus être avec cette dame; plus
+grande encore celle qu’il éprouva à s’attabler devant un excellent
+dîner, à l’auberge. Ici aussi, les voyageurs méprisés réussirent à
+lier connaissance avec leur <span class="pagenum" id="Page_311">311</span> plus proche voisin, un monsieur de
+l’endroit de retour de la chasse et qui eut le bon goût de prendre
+plaisir à leur société. Le dîner terminé, le monsieur proposa de faire
+plus ample connaissance au café.</p>
+
+<p>Le café était bondé de chasseurs qui expliquaient bruyamment à tout le
+monde le peu de volume de leurs carniers. Vers le centre de la salle la
+Cigarette et l’Aréthuse étaient assis avec leur nouvelle connaissance;
+trio très satisfait; car les voyageurs, après leur récente expérience,
+étaient avides de considération et leur chasseur fier d’avoir une paire
+de patients auditeurs. Soudain la porte vitrée s’ouvrit avec fracas;
+dans l’encadrement, le maréchal des logis apparut, magnifique sous son
+ceinturon et ses aiguillettes, traversa la salle à grands pas, avec un
+bruit d’éperons et d’armes, et disparut par une porte à l’autre bout.
+Sur ses talons venait le gendarme à qui l’Aréthuse avait eu affaire
+dans l’après-midi, imitant avec une nuance marquée le port impérial
+de son supérieur. Seulement <span class="pagenum" id="Page_312">312</span> en passant, il frappa légèrement
+du plat de la main sur l’épaule de son ex-prisonnier, et de ce ton
+retentissant, dramatique, dont il avait le secret: «Suivez», dit-il.</p>
+
+<p>L’arrestation des membres du Parlement, le serment du jeu de paume,
+la signature de la déclaration d’indépendance, le discours de Marc
+Antoine, toutes les nobles scènes de l’histoire, je les conçois comme
+assez semblables à cette soirée du café de Châtillon. La terreur
+planait sur l’assemblée. Un moment après, quand l’Aréthuse eut suivi à
+l’autre bout de la maison ceux qui de nouveau le faisaient prisonnier,
+la Cigarette se trouva seul devant son café au milieu d’un cercle de
+chaises et de tables vides; tous les exubérants chasseurs se pressaient
+dans les coins; leurs voix tumultueuses à présent réduites à des
+chuchotements, et leurs yeux lui lançant des regards furtifs comme à un
+lépreux.</p>
+
+<p>Et l’Aréthuse? Il avait, lui, une entrevue longue et parfois pénible
+dans l’arrière-cuisine. <span class="pagenum" id="Page_313">313</span> Le maréchal des logis, un très bel homme,
+intelligent et honnête tout à la fois, à mon avis n’avait pas d’opinion
+claire sur l’affaire. Il pensait que le commissaire avait eu tort; mais
+il ne voulait pas attirer des désagréments à ses subordonnés; et il fit
+une proposition, puis une autre, puis une autre encore; et à toutes
+l’Aréthuse (qui sentait sa position devenir meilleure) faisait des
+objections.</p>
+
+<p>«Bref, suggéra l’Aréthuse, vous désirez vous laver les mains de toute
+autre responsabilité? Eh bien! Alors laissez-moi aller à Paris.»</p>
+
+<p>Le maréchal des logis tira sa montre.</p>
+
+<p>«Vous pouvez, dit-il, prendre le train pour Paris à dix heures».</p>
+
+<p>Et le lendemain, à midi, les voyageurs racontaient leur mésaventure
+dans la salle à manger chez Siron.</p>
+
+<p class="rsignature2"><span class="smcap">Robert Louis STEVENSON.</span></p>
+
+<p class="rsignature"><i>Traduit de l’Anglais par Lucien LEMAIRE.</i></p>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="footnotes">
+ <p><span class="pagenum hidden" id="Page_314bis"></span></p>
+ <h2 class="h2notes" id="notes">NOTES</h2>
+ <hr class="small3">
+
+ <p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Tout ce dernier paragraphe est une allusion directe à
+ la répugnance de l’auteur pour la profession d’ingénieur que ses
+ parents lui avaient fait embrasser. Il prit <ins class="correction" title="finalelement">finalement</ins> la décision de
+ la quitter, malgré l’opposition de toute sa famille, désolée de le
+ voir abandonner une profession si respectable pour une carrière aussi
+ aléatoire que celle des lettres. Heureusement l’évènement lui donna
+ raison et ses parents n’eurent plus tard qu’à se réjouir de ses succès
+ littéraires.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Le figuier des Banians est un arbre de l’Inde sur lequel
+ on recueille la gomme laque. Cet arbre a une façon extraordinaire de
+ se propager; les branches qui en forment la cime émettent des pousses
+ grêles qui descendent verticalement et s’allongent de plus en plus,
+ jusqu’à ce qu’elles touchent le sol. Elles y prennent bientôt racine,
+ grossissent et forment comme autant de colonnes qui soutiennent la tête
+ de l’arbre. Le tronc de celui-ci peut périr sans que la cime meure, et
+ de nouvelles colonnes s’ajoutent toujours aux anciennes. Il en résulte
+ comme une petite forêt, provenant d’un seul tronc. On voit à Nerbuddah
+ un figuier des pagodes qui occupe une surface de six à sept cents
+ mètres de circonférence.</p>
+
+ <p class="rsignature"><i>(Note du traducteur</i>).</p>
+
+ <p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Allusion à une poésie de Burns intitulée: «<i>A une
+ Marguerite de montagne</i>,» dans laquelle il plaint le sort d’une
+ marguerite qu’il a retournée et déracinée avec sa charrue. La pièce,
+ très jolie, comprend 9 strophes de 6 vers chacune.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Shakespeare. La nuit des rois. Scène IV. Acte II.</p>
+
+ <p class="rsignature"><i>N. d. T.</i></p>
+
+ <p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Georges Washington, qui força l’Angleterre à reconnaître
+ l’indépendance des Etats-Unis.</p>
+
+ <p class="rsignature">N. d. T.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Burns a été employé de l’accise ou régie en Ecosse.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Mélange de bière anglaise; moitié stout, moitié pale-ale.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Alcyoniens: apaisés, calmes. Mythologie. Jours alcyoniens.
+ Chez les Grecs, les sept jours qui précédaient et les sept jours qui
+ suivaient le solstice d’hiver, pendant lesquels l’alcyon était supposé
+ faire son nid et couver ses œufs sur la mer, qui alors était calme.
+ L’alcyon était le symbole de la paix et de la tranquillité.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Rabbinique: veut dire primitif, intransigeant, dont les
+ principes sont restés intacts, n’ont subi aucune altération, aucun
+ adoucissement par le fait de raisonnements subtils.</p>
+
+ <p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Le texte dit: <i>car même à cette onzième heure, le
+ Commissaire</i>: allusion biblique à la parabole du bon pasteur dans
+ laquelle les ouvriers engagés à la onzième heure reçurent la même
+ rémunération que ceux engagés dès le commencement de la journée.</p>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum" id="Page_314">314</span></p>
+</div>
+
+<table class="tablematieres" id="table_des_matieres">
+ <colgroup>
+ <col style="width: 90%;">
+ <col style="width: 10%;">
+ </colgroup>
+ <tbody>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES</h2></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3"></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">&#160;</td>
+ <td class="tdrbottom">Pages.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Préface à la traduction.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">5</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Préface de l’auteur.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_2">11</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Dédicace.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_3">15</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">D’Anvers à Boom.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_4">21</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Sur le canal de Willebroeck.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_5">30</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">A Bruxelles: Le Royal sport nautique.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_6">41</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">A Maubeuge.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_7">53</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Sur la Sambre canalisée. En route pour Quartes.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_8">63</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Pont-sur-Sambre. Nous sommes des marchands.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_9">77</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Pont-sur-Sambre. Le marchand ambulant.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_10">91</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Sur la Sambre canalisée. En route pour Landrecies.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_11">101</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">A Landrecies.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12">114</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Le canal de la Sambre à l’Oise: Péniches.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_13">124</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">La crue de l’Oise.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_14">134</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Origny Sainte-Benoîte: Un jour de repos.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15">151</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Origny Sainte-Benoîte: Nos compagnons de table.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_16">164</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: En route pour Moy.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_17">178</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">La Fère de maudite mémoire.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_18">188</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: à travers la vallée dorée.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_19">200</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">La cathédrale de Noyon.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_20">204</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: En route pour Compiègne.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_21">216</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">A Compiègne.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_22">222</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Autres temps.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_23">234</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Au fil de l’Oise: Intérieurs d’<ins class="correction" title="église">églises</ins>.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_24">246</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Précy et les Marionnettes.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_25">259</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">De retour au monde.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_26">279</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Epilogue—Pris pour espion.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#ch_27">283</a></td>
+ </tr>
+ </tbody>
+</table>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <p><span class="pagenum" id="Page_315">315</span></p>
+</div>
+
+<table class="tablematieres" id="table_des_gravures">
+ <colgroup>
+ <col style="width: 90%;">
+ <col style="width: 10%;">
+ </colgroup>
+ <tbody>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES GRAVURES</h2></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3"></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">&#160;</td>
+ <td class="tdrbottom">Pages.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Portrait de Robert Louis Stevenson.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_1">2</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Frontispice à l’eau-forte de Walter <ins class="correction" title="Cranc">Crane</ins>.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_2">19</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">La rivière comme un miroir qui s’allongerait.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_3">67</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">S’élevait au centre du village une grande tour
+ maigre.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_4">81</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Lorsque nous longions la forêt de Mormal.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_5">103</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Ils ne montaient pas plus haut que les genoux de
+ la cathédrale.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_6">205</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdlbottom">Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l’hôtel
+ de Ville.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#grav_7">227</a></td>
+ </tr>
+ </tbody>
+</table>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+ <div class="tnote">
+ <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2>
+
+ <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
+ originale.</p>
+
+ <p class="fontnote">L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="orthographe initiale">souris</ins> sur
+ le mot pour voir l’orthographe originale.</p>
+
+ <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p>
+
+ <p class="fontnote">La couverture est illustrée par un portrait de R.-L. Stevenson,
+ auteur inconnu, publié dans le livre de Sir Graham Balfour: "The life of Robert
+ Louis Stevenson", (source: Internet Archive). Elle appartient au domaine public.</p>
+ </div>
+</div>
+
+<hr class="full">
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75917 ***</div>
+ </body>
+</html>
+
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