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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:31:44 -0700 |
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Le doyen du feuilleton parisien a fait ici oeuvre de +critique et d'ami en même temps. A propos d'Arsène Houssaye, Théophile +Gautier et Gérard de Nerval revivent aussi sous sa plume toujours +magique et toujours jeune.»] + + +La plus grande intimité s'est établie, il y a bien longtemps, entre +Jules Janin et Arsène Houssaye. Quoi d'étonnant? Houssaye et Janin +sont partis du même point pour arriver au même but; ils ont parcouru +les mêmes sentiers; ils ont porté tout le poids des mêmes misères. A +cette heure encore, à l'heure du repos, l'un et l'autre ils sont à +l'oeuvre, avec cette différence pourtant: que le premier n'a pas +quitté son humble emploi de critique hebdomadaire, et que le +second, beaucoup plus jeune, dans un mouvement plus vaste, embrasse +aujourd'hui, avec la plus grande ferveur, des drames et des passions +si compliqués et si terribles, que nous ne comprenons pas qu'il vienne +à bout de tant et tant d'illustres entreprises. + +Quand nous l'avons connu, Arsène Houssaye était un jeune homme, +amoureux de la forme, enivré des espérances de l'artiste et du poëte. +Il vivait gaiement et facilement, en belle et bonne compagnie, avec +Gérard de Nerval, un talent de premier ordre, un bel esprit, qui-s'est +tué dans un désespoir muet: ne pas atteindre à ces beaux rêves qu'il +portait, tout flamboyants, dans le coin de son cerveau! + +Ils avaient tous deux, pour leur dévoué et fidèle compagnon, cet +esprit rare et charmant, voisin du génie, écrivant ses doux poëmes, +léger au pourchas et hardi _à la rencontre_, Théophile Gautier, d'une +verve inépuisable, un peintre, un poëte, un narrateur, à qui nous +devons la _Comédie de la mort_, le _Voyage à Constantinople_, et tant +de pages heureuses qui lui servent d'oraison funèbre aujourd'hui. +L'amitié d'Arsène Houssaye et de Théophile Gautier passera plus tard +à l'état légendaire, et les lecteurs qui viendront ne sauraient les +séparer, dans leur estime et dans leur souvenir. + +A ces trois-là nous pourrions ajouter ce talent merveilleux, ce +faiseur de miracles, Eugène Delacroix, enseveli dans son triomphe. +Il aimait ces jeunes gens pleins de vie et qui parlaient si bien des +choses qu'il aimait le mieux. Donc, vous voyez que commencer ainsi, +c'était bien commencer: une jeunesse enthousiaste, un esprit plein de +doute, un talent plein de croyance, et surtout cette aimable croyance +en soi-même. On ne dépend de personne; on n'a rien à demander à +personne. On obéit à l'inspiration, heureux de peu, content de +tout! C'était un grand plaisir de les voir si bien vivre et marcher +doucement dans les sentiers qu'ils avaient découverts. Cela dura dix +ans. Gérard de Nerval devint le voyageur favori de Charles Nodier, de +Mérimée, d'Armand Carrel et des voyageurs dans un fauteuil. + +Théophile Gautier s'emparait victorieux de l'histoire et du jugement +des beaux-arts. Il régnait dans le feuilleton, par le talent, par la +volonté, et, qui le croirait? par la bienveillance. Il était l'ami de +Mme de Girardin, le prôneur de Victor Hugo; toujours à son oeuvre, +et quand, parfois, il avait du temps à perdre, il nous contait une +élégie, il nous racontait l'ardente histoire de Mlle de Maupin. +Cependant, le troisième ami, le peintre, intrépide et ne doutant de +rien, se chargeait d'orner les plus beaux espaces, les places les plus +célèbres dans nos églises, au conseil d'État, au Panthéon, partout, +dans tous les lieux de pompe et de fête où il était désigné par son +génie. + +Eh bien, le plus insouciant de cette association du bien faire et +du bien dire était justement ce jeune rêveur, rêvant toujours, +travaillant peu, Arsène Houssaye! Son esprit, né pour la jeunesse, +n'était pas encore né pour le travail. Il semblait dire à ses amis: +«Marchez devant, allez toujours, moi je fais l'école buissonnière, et +j'irai, s'il vous plaît, sans hâte et sans ambition, au rendez-vous de +la Fantaisie.» + +Et pourtant ce fut alors qu'il écrivait _la Pécheresse_, un livre +charmant qui peint le duel du corps et de l'âme. Ce fut alors qu'il +commençait ses _Portraits du XVIIIe siècle_, ce siècle des magies de +Watteau, si dédaignées en notre jeunesse. + +Il avait été pris dans son chemin par un travail inattendu, j'ai +presque dit inattendu. Il fut chargé de sauvegarder cette antique +institution du grand siècle, appelée la Comédie-Française. En ce lieu +superbe, les plus grands esprits de la France avaient trouvé l'asile +et le respect pour lesquels ils étaient nés. Ici, Molière, ami du +peuple, avait composé ses plus grands ouvrages: _le Misanthrope_ et +_Célimène_, et _Tartufe_ et _les Femmes savantes_, enfants sérieux du +Théâtre-Français. Corneille avait apporté, du fond de la Normandie, +_Auguste, Cinna, Émilie_ et tant d'autres héros, la gloire et +l'orgueil du genre humain. Racine, en même temps que Corneille, avait +glorifié le théâtre, et laissé--souvenirs de son glorieux passage +ici-bas--tant d'héroïnes charmantes et de héros glorieux: _Junie, +Agrippine_ et _Mithridate_; avec ses charmants railleurs qui +faisaient un pendant à la comédie de Corneille: _les Plaideurs_; +puis _Iphigénie, Esther_ et tout le reste. Étaient venus, plus tard, +Voltaire et _Tancrède_, la philosophie après la croyance, et la +sagesse du poëte après l'antique enthousiasme. Il n'y avait point de +position plus belle à défendre, à protéger, à conserver, et les plus +habiles, quand ils virent ce jeune homme attaché à ce pénible labeur, +furent en doute de savoir comment il va se tirer de peine et par quel +bonheur du temps présent il soutiendra les miracles du temps passé. + +Lui, cependant, sans un moment de doute ou d'hésitation, il prit +en main la défense et la protection de ce théâtre incomparable; il +assistait, plein de respect, aux derniers moments de Mlle Mars. Il +encourageait la naissante ardeur de Mlle Rachel, et quand elle voulut +aller plus loin que _Camille_ et chanter _la Marseillaise_ [Note: Au +temps où Mlle Rachel chantait _la Marseillaise_, M. Arsène Houssaye +n'était pas encore directeur du Théâtre-Français.], il refusa de la +suivre en ces périls sans nom. + +Ainsi lui fut compté, pour sa renommée, et disons le vrai mot, pour +sa gloire, ce passage heureux et rapide à travers le Théâtre-Français +(1849-1856). Il le quitta comme il l'avait pris, sans trouble et sans +regret, laissant après lui quelques oeuvres charmantes que lui seul il +avait protégées: _Mademoiselle de la Seiglière; Charlotte Corday, les +Contes de la reine de Navarre, Gabrielle_, et les chefs-d'oeuvre de +Victor Hugo, et les coups de théâtre d'Alexandre Dumas. J'allais +oublier l'inoubliable Alfred de Musset, avec son _Chandelier_. Et +Octave Feuillet, et Léon Gozlan, et Mme de Girardin! + +Et désormais voilà Arsène Houssaye rendu à la vie littéraire, au culte +des belles-lettres, ses fidèles compagnes: un sourire dans le beau +temps, la consolation des heures mauvaises, fidèles compagnes qu'on ne +saurait trop servir et qu'on ne peut trop aimer. + +Ce fut la première fois sans doute que l'on vit un directeur du +Théâtre-Français quitter la règle et le compas, pour reprendre avec +joie une plume fidèle et bien taillée. + +Ainsi, il mit au jour ces livres charmants _le Roi Voltaire_ et +_le Quarante et unième Fauteuil_, dont il écrivait l'histoire avec +quarante plumes différentes. On voyait qu'avant d'écrire ces beaux +livres, il avait traversé la grande poésie; il en avait gardé le +souffle et le parfum. + +Heureux chez nous l'esprit libre et en gaieté de coeur, qui se +transforme, et glorifions, ô mes amis, l'imagination facile qui sait +prendre à propos toutes les formes, toutes les grâces, j'ai presque +dit toutes les vertus. Qui veut écrire et durer longtemps dans +l'esprit et dans l'imagination du lecteur, aura grand soin de varier +la peine et le plaisir des gens restés fidèles à cette intime lecture. +Il a sous les yeux de grands exemples, à commencer par _le Roi +Voltaire_. Et quel homme, en ce bas monde, plus que Voltaire, fut +jamais plus changeant et plus divers? Il a tout tenté, et toujours il +a triomphé de l'obstacle. Et du théâtre à la philosophie, et du conte +en vers au conte en prose, et même, ô malheur de tant réussir! du +poëme épique aux légers poëmes, où le sourire arrive avec toutes les +palpitations; et de l'histoire à la critique, et même du léger billet +avec lequel on finit par composer de très-gros tomes; et de la comédie +à la tragédie, et de la pitié à l'enchantement, ce roi Voltaire a +réussi en toutes choses. Il était la grâce et la censure, l'élégie +et la chanson, le charme enfin, le vrai charme, et le genre humain, +ébloui de toutes ces merveilles, se demandait s'il n'était pas le +jouet d'un rêve. Heureux changement! ces révolutions du bel esprit, +roulant à l'infini dans un cercle qu'il s'est tracé à lui-même, et +dont il sait par coeur tous les détours. + +L'auteur du _Quarante et unième Fauteuil_ comprit bien celui-là qui +eût rempli, à lui seul, tous les fauteuils; cet homme qui fut à la +fois le juge et l'avocat de son siècle. + +Aussi quand il eut payé son tribut à l'esprit vif et souriant qui +l'entourait, Arsène Houssaye, un beau jour, se mit à raconter, dans +un grand livre intitulé _la Comédie parisienne_, une suite infinie, +imprévue, énorme, des plus terribles accidents. + +Il divisait ce livre en trois séries, à savoir: _les Grandes +Dames,--les Parisiennes,--les Courtisanes du monde_, c'est-à-dire +douze gros tomes in-octavo, que nous avons lus avec stupeur, +très-étonné que le même écrivain qui tournait d'une façon si légère +autour des plus graves questions, maintenant qu'il était délivré de +ces belles jeunes filles innocentes qui conservaient encore l'aspect +et le parfum de leur village, entreprît, dans une suite de drames +impitoyables, de dévoiler ces courtisanes cachées sous le manteau des +duchesses, et ces duchesses qui portaient insolemment le voile obscène +des courtisanes: _Titulum mentitae Lysicae_, disait Juvénal; et +véritablement nous savons, grâce à ces livres, les monstres hideux et +charmants qui se cachent sous ces noms-là: Mme _Vénus_, Mme _Phryné_, +la _Messaline blonde_, la _Chanoinesse rousse_, la _Marquise Danaé_ et +l'adorable _Violette_, et cent et une autres. Il les connaît toutes, +il sait leur vrai nom, et comment elles sont tombées, et par quel +miracle la femme déchue est devenue une grande dame, et qu'il ne faut +pas prendre au sérieux les cheveux blonds de Messaline, pas plus que +les cheveux noirs de sa soeur. + +Ah! mon Dieu, quelle suite incroyable de déguisements et d'aventures, +de mensonges et de perfidies, et comment toutes ces femmes adultères +ne sont plus que des femmes tarées! C'est ainsi dans ce charmant livre +intitulé _la Bohème_, écrit par un bohémien, nous avons vu la petite +Mimi: qui, parfois, à la fin du trimestre, aux modes nouvelles, s'en +allait chercher les robes et les manteaux de ce matin. Elle partait +nue, ou peu s'en faut, et s'en revenait, huit jours après, vêtue de +soie et de velours, parée de chaînes et de dentelles, la soie +aux souliers, le diamant à la jarretière, et les bras chargés de +bracelets. C'est très-vrai, la petite Mimi était une marquise, et +ses grands dégingandés sentaient redoubler, aux fanfioles de ses +toilettes, leur admiration pour Mimi. + +Dans ces livres si curieux d'Arsène Houssaye, il y a de ce mélange +éhonté de la courtisane et discret de la duchesse. Le romancier en +connaît beaucoup des unes et des autres, et quand il les réunit dans +le même salon, à l'ombre ardente, un demi-jour mystérieux, favorable +aux vierges folles, le plus sage et le plus sceptique lecteur se +surprend à être attentif, souvent charmé et toujours amoureux. Ces +ceintures, si facilement nouées et dénouées, ont un si grand attrait! +Ces beaux rires contagieux ont un si grand charme! Enfin, nous allons +si facilement à ces doux visages, à ces lèvres emperlées, au beau sein +de ces pécheresses! Voilà le charme et l'attrait de ces études: c'est +du pur Balzac, mais du Balzac sans voiles et sans embûches, disant +toutes choses hardiment, et jamais lassé dans ses révélations. + +Cette fois, par quel travail, quel mystère et quelle infatigable +interprétation des vices les plus cachés, le conteur infatigable est +parvenu à composer ces douze volumes incomparables? Nous ne saurions +le dire. Il a fallu rompre absolument et le même jour avec ses petits +livres accoutumés, les _Charmettes_, par exemple. Loin d'ici, mes +élégies! loin de moi mes frêles chansons! J'ai fermé pour jamais ce +petit monde oisif, galant et dameret qui m'a suffi vingt années. Il +me faut désormais de grandes héroïnes, des passions illustres, et +quelqu'une de ces nudités fameuses que le monde entoure à plaisir de +ses haines et de ses adorations. Telle était l'oeuvre ardue, et +voilà par quel sacrifice il a forcé la porte obstinée et pourtant +hospitalière de ces grands boudoirs et de _l'Hôtel du Plaisir, +mesdames._ + +Une fois dans ces fameux romans de sa deuxième manière, soyez en +repos, vous trouverez toutes les palpitations imaginables. L'homme est +savant dans toutes les intrigues du hasard et dans toutes les choses +de l'amour. Autant que les plus grands artistes il excelle à parer et +à scalper ces dames précieuses. Il sait qui donc les habille, et qui +donc dénoue ces beaux cheveux tordus sur ces nuques vaillantes. Il +vous dira le nom de tous les amants de ces magiciennes, pour qui +l'amour, la passion et la volupté n'ont plus de secrets. La femme +ainsi aimée et parfumée en vain ne veut pas qu'on la suive: on la +suit. Des mains invisibles vous poussent à cet abîme. Il sait aussi +le nom de toutes les pierres précieuses, et celles qui conviennent le +mieux à la beauté, parée à son plaisir. Même, après avoir décrit le +carrosse où la dame se promène, il vous dira le nom de la dame. Il +sait où la prendre et dans quel hôtel, entre cour et jardin, il +retrouvera cette pestiférée, et notez bien qu'il n'est point amoureux +de ces miracles de beauté et de ces beautés d'occasion. Au contraire, +on dirait qu'il les raille et qu'il les hait, tant il les a bien vues. +Harpies! la honte et le chagrin de tant d'honnêtes gens. Ces douze +volumes sont remplis de leurs mensonges et de leurs trahisons vus par +un sceptique, mais un sceptique qui a ses quarts d'heure de pardon. + +Pour comble d'ironie, il ne va pas enfermer dans un méchant tome, en +vil papier, ces trouvailles de son esprit et de sa souvenance; au +contraire, il veut les publier superbes, sur un papier fait pour les +grands poëtes, et que chaque dame, ici présente, apparaisse dans sa +grâce et dans sa beauté. Voyez plutôt, dans ces deux tomes de _la +Femme fusillée_, Blanche de Volnay et Mlle Angeline Duportail, l'une +armée d'un couteau à la façon de Charlotte Corday, l'autre à la +poitrine sans voile, aux bras nus, et d'une beauté irrésistible. Ce +sont là ses armes de combat. Et maintenant que, par un si long détour, +j'arrive à cette publication dernière, accordez-moi la permission d'en +parler tout à mon aise et longuement. + +Ce nouveau livre en deux volumes non moins splendides que les autres +études de moeurs parisiennes, est intitulé: _Le Chien perdu et la +Femme fusillée_, en souvenir d'un petit livre écrit deux ans avant la +révolution de Juillet: _L'Ane mort et la Femme guillotinée..._ On a +plus tard effacé le second titre, et ce n'est plus que _l'Ane mort..._ +Je puis parler de ce livre, autrefois célèbre, oublié de nos jours +[Note: Oublié! _L'Ane mort et la Femme guillotinée_ est un des +chefs-d'oeuvre de l'école romantique. Tout en voulant railler la +littérature de sang, Jules Janin a créé des figures vivantes: la +nature a vaincu le critique.]. C'était l'oeuvre hésitante d'un nouveau +venu dans les lettres, qui ne se doutait pas que cette histoire le +jetterait, irrévocablement, dans la vie littéraire. + +L'âne et la fillette, héros de ces pages timorées, sont nés dans le +même village, et l'âne et la jeune fille accomplissent le même voyage, +jusqu'au moment où celui-ci est traîné à la barrière du Combat, où +celle-là est menée à l'échafaud. C'était un récit très-simple et +très-exact. On voyait que la fillette et la bête avaient vécu, mais +nulle parure, et rien pour arrêter le lecteur. Cela était presque naïf +et faisait si peu de bruit! + +Seulement l'écrivain, très-jeune encore, avait tenté de montrer +comment, dans un style élégant et châtié, l'on pouvait décrire à +l'usage des honnêtes gens les lieux les plus corrompus de la grande +ville, à savoir la Bourbe et la Morgue, et le lupanar abominable, et +le bourreau, qui n'était pas encore un personnage. Il y avait même +un certain baiser à la guillotine que nous trouvions charmant en ce +temps-là. Le livre, à peine publié, fut proclamé comme une chose bien +faite. Il trouva, pour ses premiers répondants, M. de Salvandy, jeune +homme, et M. Victor Hugo, dans toute la jeunesse et l'indulgence d'un +grand écrivain qui était la fête et l'amour du public. + +Je crois bien que M. Sainte-Beuve eut quelque souci du livre nouveau; +mais il s'en repentit, comme a fait plus tard George Sand, effaçant de +ses pages le titre du livre et le nom de l'auteur. Cependant _l'Ane +mort_ a fait son chemin; on l'a mis en tableau, en gravure, en mauvais +drame, et l'illustration de ce petit conte fut le dernier travail de +Tony Johannot. D'autres livres sont venus plus tard qui ne devaient +pas le laisser vivre. On ne va pas à _l'Ane mort_ quand on peut +lire _Eugénie Grandet_ et _Notre-Dame de Paris_. Mais quoi! peu de +lecteurs suffisent à l'homme sensé: _Contentus paucis lectoribus_, +disait Horace, et l'auteur de _l'Ane mort_, après quelques tentatives +pour arriver à son premier succès, finit par traduire Horace et +ne trouva pas de concurrents. Il a fait plus tard un livre assez +considérable: _la Fin d'un Monde et du Neveu de Rameau_, dont la +première édition--ô surprise!--est épuisée au bout de cinq ans, sans +que l'auteur ait pu se plaindre de la critique ni de la curiosité de +ses contemporains. + +C'est donc en souvenir de _l'Ane mort et la Femme guillotinée_ que M. +Arsène Houssaye lui dédia: _Le Chien perdu et la Femme fusillée_. Or, +cette fois, vous pourrez juger à quel point de réalisme, et, disons +mieux, de vérité, l'illustre écrivain a poussé les qualités par +lesquelles il est parvenu à composer _les Grandes Dames, les +Parisiennes_ et _les Courtisanes du monde_. Il a choisi pour son +texte: les _Epouvantements_ et les _Abîmes_, c'est-à-dire les derniers +jours de l'infâme Commune. Il la connaît par coeur, il la connaît +aussi bien qu'il connaît le grand monde et le demi-monde; et quand +vous aurez lu ces deux tomes des abîmes et des épouvantements, ne vous +étonnez pas que vous sachiez toute cette histoire. Ah! voilà bien +cette autre fin d'un monde au milieu des flammes et des égorgements! + +Il y avait, en ce temps-là, un franc-tireur qui sauvait un chien +d'une mort certaine; il s'appelait Ducharme; il était amoureux d'une +certaine Virginie Duportail, qui lui rendait amour pour amour, mais +aussi trahison pour trahison. Elle riait quand elle avait bien +trompé un amoureux de sa beauté; elle était mêlée à ces histoires de +Belleville et de l'Hôtel de ville. S'il y avait une barricade, elle +abordait la barricade avec du vin de Champagne. Enfin, s'il était +terrible, elle était violente. Elle vivait avec ce qu'il y avait de +pire à Paris, et l'auteur ne se gêne pas pour les hommes, disant: +«Celui-ci est un Spartiate et celui-là est un Athénien de barrière!» +Entre tous ces jeunes gens il y avait ce beau chien nommé Thermidor, +très-bien venu des bataillons de Montmartre, de Montrouge et de +Ménilmontant. + +Thermidor est une bête plus intéressante, et plus aimable que _l'Ane +mort_. Il gambade autour de ces terroristes, Raoul Rigault et Gustave +Flourens! Pauvre Flourens! je l'ai connu beaucoup, moi qui vous parle; +il était simple et bon. Il serait resté tout un jour assis dans le +même fauteuil et rêvant, Dieu sait à quoi! Nous avons aussi, à coté du +chien Thermidor, le citoyen Carnaval, qui nous fait rire, et puis +Mlle de Volnay, qui se tue à la grande façon romaine, à la façon de +Lucrèce, et qui n'en meurt pas! Bref, dès les premières pages, tout +se mêle et se confond dans ce récit, qui est déjà le récit d'un autre +monde. + +Avant l'heure où les soldats de Versailles s'emparent de Paris et +viennent à bout de la Commune, le peintre excelle à nous montrer les +communards dans leur désordre et dans leur désastre. Ici Jules Vallès +apostrophant Courbet; plus loin Dacosta tendant son verre à Théophile +Ferré. On ne boit plus dans tout Paris que du vin de Champagne, hormis +du vin bleu; on n'entend plus que les échos de _la Marseillaise_, et +nous avons vu le moment où l'on allait représenter l'oeuvre nouvelle +de M. Pyat. Mais sa prudence a pressenti l'orage; il avait peur d'être +sifflé--et fusillé! Et tout ce monde en même temps piaule et rugit, et +chante, et crie. Il y en a qui s'enivrent, d'autres qui se cachent, +plusieurs font l'amour, plusieurs s'en vont à Versailles à une partie +où les comédiennes déclament des vers de Théophile Gautier. Les +demoiselles perdent des discrétions, les dames perdent leur mouchoir, +les vivandières gagnent des fédérés, les honnêtes femmes se cachent et +font de la charpie. Le colonel Rossel, le général Dombrowski, M. de +Rochefort, règnent et gouvernent. Le gamin de Paris s'en va de l'un +à l'autre, et la belle Angeline Duportail fait la garde à l'Hôtel de +ville. + +Aventures monstrueuses! On s'empare à la fin d'Angeline Duportail, et, +dans un hôtel du parc Monceaux, on la fusille; elle tombe à la porte +de Violette, une héroïne des _Grandes Dames_. + +Quand elle est frappée, elle ressuscite et s'en va, chancelante, à la +recherche de son amant. Car ici nous appelons les choses par leur nom: +ma maîtresse, mon amant, gros comme le bras. Enfin la mal fusillée, à +peine couverte des voiles d'une dame de la charité, est reconnue +par son chien et par un agent de police; alors commence une série +interminable d'épreuves et de malédictions. M. Arsène Houssaye est +habile en toute sorte de péripéties. Angeline Duportail, sitôt qu'elle +est rendue à la douce lumière, pleure des larmes de repentir; mais +quand son amant est condamné à la déportation, elle le suit avec +Thermidor jusqu'au port où le colonel Ducharme est embarqué pour +Nouméa. + +Alors Thermidor, voyant partir son maître, l'appelle en désespéré; il +finit par se jeter dans le flot retentissant. Il aboie sa douleur; +mais comment quitter celle-ci pour celui-là? Il va, il revient. Il +finit par se noyer, et la belle Angeline, à son tour, meurt d'amour et +de chagrin. Ah! que de peines avant d'arriver à la tombe, et que la +jeune Henriette, de _l'Ane mort_, a plus tôt fait de courber sa belle +tête sous la main du bourreau! + +De tous les romans de M. Arsène Houssaye, il semble que celui-là +est le plus rempli d'épouvante et de terreur. J'ai presque dit de +sympathie et de pitié. Ainsi, ces créatures de l'autre monde auront +mérité l'honneur d'aller rejoindre, dans leurs châteaux, dans leurs +boudoirs, en leurs abîmes, en leurs cercueils, toutes les maîtresses +de M. Don Juan de Parisis. + +Mais que M. Arsène Houssaye, dans les entr'actes de ses livres plus +sévères, retourne à ses grandes dames, à ses belles pécheresses, à ses +passions de la vie parisienne. Pourquoi n'écrit-t-il pas ce livre, +depuis longtemps annoncé: _Les mains pleines de roses, pleines d'or +et pleines de sang_? Il m'a conté cette histoire. Il y a là une idée +philosophique et un drame terrible. + +JULES JANIN. + + + + +LIVRE PREMIER + + +LES MAINS PLEINES DE ROSES + + + Celui qui nie l'Inconnu nie les destinées de son âme. + GOETHE. + + J'ai commencé par nier tout, j'ai fini par croire à tout. + LA HARPE. + + Cette femme qui sourit dans sa beauté te donnera l'amour + et la mort. Mais qu'est-ce que la vie sans l'amour! + OCTAVE DE PARISIS. + + + + +I + +LA VISION DU CHATEAU DE MARGIVAL + + +Cette histoire va vous paraître étrange; c'est la Vérité elle-même qui +parle. + +Un jeune homme de vingt ans passait à cheval dans une petite vallée du +Soissonnais, coupée de prairies, de bois et d'étangs, dominée par une +montagne où s'agitaient et babillaient trois ou quatre moulins à vent. +Le soleil disait adieu aux flèches aiguës de l'église; l'Angélus +ne sonnait pas comme dans les romans, parce que le maître d'école +arrosait son jardinet bordé de buis, où fleurissait sur la même ligne +la ciboule et le dahlia. On entendait le cri argentin du crapaud, ce +doux poëte des marais. Le coucou et le merle, qui avaient déjà +fait leur lit sur la ramure, ne se répondaient plus qu'à de longs +intervalles. + +Ce jeune homme allait je ne sais où, ni lui non plus. Le cheval, tout +enivré par la verte et savoureuse odeur de la luzerne fauchée, était +léger comme la jeunesse; il effleurait l'herbe et dévorait l'espace. +Le cavalier allait plus vite encore; il voyageait à bride abattue dans +le monde idéal qui vous ouvre à vingt ans ses portes d'or et d'azur. +D'où venait-il? du collège. Il n'avait pas vécu de la vie jusque-là. +Il n'avait connu que les Grecs et les Romains. L'étude avait +chastement veillé en sentinelle sur son coeur, comme la vestale +antique dans le temple de Junon. + +Il allait vivre, enfin! La passion viendrait bientôt à lui tout +échevelée avec ses fureurs divines, ses étreintes de flamme. Il avait +appris à lire, mais il avait à peine entr'ouvert ce livre sacré, ce +livre infernal où Dieu et Satan ont écrit leurs poëmes. Comme il ne +croyait qu'à Dieu, il entr'ouvrait le livre avec confiance. Il entrait +dans la vie avec la pieuse ferveur d'un chrétien qui franchit le seuil +d'une église en songeant que là du moins, sous les regards des anges, +des vierges et des saints qui sourient dans les vitraux ou dans les +cadres, il est à l'abri des méchants. + +Georges du Quesnoy,--c'est son nom,--était fils d'un magistrat, frappé +dans sa carrière par 1848, un galant homme qui avait eu le tort de +mettre un peu de politique dans la balance de la justice. Il avait +trois enfants, deux fils et une fille. Sa fortune était des plus +médiocres. Il vivait dans le Soissonnais, très-retiré du monde, du +produit d'une ferme qui ne devait guère donner que 100,000 francs à +chacun de ses enfants. La fille était mariée à un procureur impérial; +le fils aîné, depuis un an sorti du collège, ne voulait rien faire, +sous prétexte qu'il faisait des vers; le plus jeune se disait bon à +tout: au journalisme, à la diplomatie, à l'épée, à la robe. Aussi il +y avait tout à parier contre un que Georges du Quesnoy n'arriverait à +rien. + +Il devait, après la saison, partir pour Paris, le grand dévoreur +d'hommes; Paris qui engloutit mille ambitieux pour faire un nain. En +attendant ce rude combat, il vivait d'insouciance, amoureux de l'aube +et du crépuscule, du rayon qui descend et du bruit qui s'élève, +confiant ses rêves aux nuages, à la forêt et aux fontaines. + +Ce soir-là on respirait l'amère senteur des fèves qui enivre +quelques-uns jusqu'à la folie. Le moissonneur s'attardait dans les +bois, au parfum des fraises déjà mûres. L'écolière s'amusait, au +retour de l'école, à souffler, de ses lèvres virginales, le plantain +en fleur qui semblait chevelu et poudré comme un marquis. L'écolier +admirait la délicatesse architecturale des chardons; il cueillait le +pissenlit hérissé, il se hasardait à sucer le suc de l'ortie, l'ortie +dont il comparait la gueule blanche au rabat du prêtre. Tout était +joie et fête en ce beau soir. La terre chantait son hymne à Dieu par +la voix des hommes, des forêts, des moissons et des oiseaux. Il n'est +pas jusqu'au champ de pommes de terre qui ne livrât au vent l'odeur +plébéienne de ses vertes ramures, étoilées çà et là de ces humbles +fleurs dédaignées que nulle main blanche n'a cueillies et que +nulle muse n'a chantées.--Je vous salue, ô pommes de terre, vertes +espérances des Spartiates futurs! + +Georges, après avoir côtoyé une haie de sureaux et d'aubépines où +le liseron suspendait ses clochettes blanches et roses, s'arrêta +soudainement à la grille d'un parc touffu qui cachait à demi la façade +Louis XVI du château de Margival, dont le parc était surnommé, on ne +sait pas bien pourquoi, le _Parc aux Grives_, peut-être parce que la +vigne grimpait sur tous les arbres et que les grives y venaient en +belles compagnies au temps de la vendange. + +Le château de Margival est un des plus jolis du Soissonnais; un peu +moins, ce serait une simple villa, mais, un peu plus, ce serait un +château princier, tant l'architecte a bien marqué le style dans cette +oeuvre en pierre de la fin du XVIIIe siècle. + +Dans ce château souvent abandonné, M. de Margival amenait tous les +ans sa fille Valentine, qui était encore au Sacré-Coeur. Mais comme +c'était déjà une vraie demoiselle, on quittait Paris avant les +vacances, pour passer trois à quatre mois dans cette belle solitude. + +M. de Margival s'y trouvait bien, en souvenir de sa femme qu'il avait +adorée et qui était morte jeune. + +Le pays où on a été malheureux de son bonheur est toujours un pays +d'élection. + +Mlle de Margival ne s'y trouvait pas mal, quoiqu'elle fût peu éprise +de la solitude. + +Ce n'était pas la première fois que Georges du Quesnoy venait se +promener aux alentours de Margival. Son père habitait à trois quarts +de lieue; au petit village de Landouzy-les-Vignes, dans une simple +maison de campagne, appelée par la maison bourgeoise, petite cour avec +pavillons, un arpent de jardin par derrière, où l'on veut jouer au +parc tout en ménageant un potager. + +Il aimait le château de Margival. Quoiqu'il ne fût pas poëte comme son +frère, il avait déjà un vague sentiment de l'art: aussi était-il dans +l'enthousiasme devant cette façade. + +«Ah! s'écria-t-il tristement, si mon père habitait un pareil château, +je voudrais y vivre et y mourir sans m'inquiéter des pommes d'or des +Hespérides! Ne peut-on trouver ici mieux qu'à Paris les joies du +coeur, les fêtes du ciel et de la nature? + +Il avait mis pied à terre pour appuyer son front brûlant sur la +grille. Il eût donné quelques beaux jours de sa vie pour pouvoir +fouler en toute liberté l'herbe du parc. «Ainsi doit être la vie, +pensa le jeune philosophe: des tentations qui vous montrent leur sein +nu, mais qui vous défendent d'approcher.» + +A cet instant il vit apparaître, comme dans un songe, une jeune fille +vêtue d'une robe blanche, qui débusquait d'une avenue de tilleuls et +venait vers la grille d'un air recueilli. Elle avait vingt ans. Elle +était belle comme si elle fût sortie des mains du Corrège; elle était +pure comme si elle fût sortie des mains de Dieu. Praxitèle, qui n'a +jamais trouvé son idéal, se fût incliné devant elle. + +Quoiqu'elle semblât méditer profondément, elle s'arrêta tout à coup +devant un papillon enjoué qui battait des ailes, comme pour applaudir +à cette vision. Elle voulut saisir ces ailes toutes d'or et de +pourpre; elle se mit à courir comme une écolière à travers les massifs +et les branches. Sa chevelure, à peine nouée, s'envola sur ses épaulés +et lui voila les yeux. Sa robe, battue par le vent, s'accrochait +à tous les rosiers. Vingt fois elle fut sur le point de saisir le +papillon, qui semblait comprendre le jeu et qui voulait secouer un peu +de la poussière d'or de ses ailes sur cette main virginale. + +Elle poussa un cri qui traversa comme une flèche le coeur de Georges; +elle avait déchiré sa main à un rosier; le sang coulait comme des +perles de vin. Elle se mit à rire pour oublier de pleurer; elle saisit +une rose blanche et la teignit de pourpre comme autrefois Vénus +chassant avec les Heures. + +Elle avait oublié le papillon; elle cueillit des marguerites, elle les +éparpilla dans ses cheveux et regarda dans l'étang pour voir si elle +était plus belle avec des fleurs. + +Je ne saurais raconter les mille et une folâtreries dont elle égaya sa +méditation. Georges du Quesnoy était toujours à la grille. Il y serait +encore si un hennissement de son cheval n'eût effrayé la jeune fille. +Dès qu'elle se vit surprise en sa solitude, elle s'envola comme une +colombe à travers les ramées. Georges du Quesnoy ne vit plus que les +branches émues qu'elle avait touchées au passage. + +Il remonta à cheval, bien décidé à venir tous les soirs se promener +dans ce parc enchanté. + +Comme il éperonnait son cheval pour arriver chez son père à l'heure du +dîner: + +«Prenez donc garde, lui dit une paysanne ensevelie sous une moisson +d'herbe fraîchement coupée, vous allez me jeter dans le ruisseau. + +--Je ne vous avais pas vue. + +--Où avez-vous donc les yeux? Ne dirait-on pas que je suis une fourmi +portant un brin de paille à sa fourmilière! + +--A qui appartient ce château? + +--A la Belle au bois dormant. + +--Est-ce cette jeune fille que je voyais tout à l'heure vêtue de blanc +comme une communiante?» + +La paysanne regarda Georges du Quesnoy d'un air moqueur. + +«Êtes-vous visionnaire? + +--J'ai vu une jeune fille courant après des roses et des papillons. + +--C'est un conte. M. de Margival et sa fille sont en pèlerinage à +Notre-Dame-de-Liesse. Il n'y a pas au château âme qui vive à cette +heure.» + +Georges du Quesnoy n'en voulait rien croire. Il partit au galop, +bien décidé à revenir le lendemain pour revoir cette belle fille aux +cheveux flottants, Ève idéale de ce paradis terrestre. + + + + +II + +TOUT ET RIEN + + +Quand Georges rentra à Landouzy-les-Vignes, il rencontra son frère qui +cueillait des rimes aux buissons. + +«C'est moi, lui dit-il, qui ai eu une vision poétique.» + +Et il conta à Pierre comment une jeune fille, une rêverie idéale en +robe blanche lui était apparue dans le parc du château de Margival. + +«C'est la préface de l'amour, lui dit Pierre. Mais moi qui suis poëte, +je vais t'expliquer en prose l'énigme de cette apparition. Mlle de +Margival est arrivée depuis quelques jours au château avec son père; +elle a dix-huit ans et elle a les dix-huit beautés voulues par le +peintre et le sculpteur... + +--Allons, tu vas commencer par divaguer. + +--C'est toi qui divagues; parce que tu vois une jeune fille en robe +blanche, te voilà rêvant à une apparition magique. + +--Tu as peut-être raison, je ne suis qu'un visionnaire.» + +Et Georges du Quesnoy, qui n'y avait pas songé, chercha à se prouver +que la jeune fille en blanc, c'était Mlle de Margival. + +Mais voilà que tout à coup, et comme pour jeter le trouble dans son +esprit, une calèche à deux chevaux passa devant les deux frères, +emportant vers le château M. de Margival et sa fille. + +«Tu vois bien que ce n'était pas elle.» + +Les paysans, qui s'étaient arrêtés pour voir passer ce qu'ils +appelaient le carrosse, apprirent à Georges que M. et Mlle de Margival +venaient du château de Marchais où ils avaient déjeuné chez le prince +de Monaco, tout en faisant un pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse. + +«Cette fois, dit Pierre à son frère, je n'y suis plus du tout, à moins +qu'il n'y ait au château quelque cousine inconnue, promenant sa robe +blanche.» + +Mais les mêmes paysans qui étaient les moissonneurs et les vendangeurs +de M. de Margival, affirmèrent que, hormis le père et la fille, il n'y +avait pas âme qui vive, sinon une cuisinière grosse comme un tonneau +et une femme de chambre grande comme un moulin. + +Les jeunes gens finirent par parler d'autre chose, ils allèrent +retrouver leur père, qui les attendait pour dîner. Au dessert, après +avoir parlé de ceci et de cela, après avoir mangé beaucoup de ces +belles cerises du pays qui valent bien mieux que les cerises de +Montmorency, M. du Quesnoy leur dit: + +«Eh bien, messieurs mes fils, maintenant que vous voilà tous les deux +bacheliers ès lettres, il faut vous décider à devenir des hommes; que +ferez-vous? + +--Rien, dit Pierre. + +--Tout, dit Georges.» + + + + +III + +IL ÉTAIT UNE FOIS... + + +A quelque temps de là, Georges du Quesnoy alla passer la soirée au +château de Sancy-Lépinay. + +Ce n'était pas sans une certaine émotion qu'il se hasardait dans sa +vingtième année vers un monde nouveau. Quoiqu'il ne fût pas timide +jusqu'à la bêtise,--c'est souvent la timidité des gens les plus +spirituels--il avait peur de lui, il se demandait s'il trouverait +quatre mots à dire dans ce beau monde, familiarisé avec toutes les +impertinences, car la comtesse de Sancy avait depuis huit jours, dans +son château, ces messieurs et ces dames, qui sont le tout Paris de +l'Opéra et des courses. + +Georges du Quesnoy avait longtemps hésité à affronter le feu. C'était +son premier duel avec la vie; il résolut d'être brave et de sourire au +premier sang, car il ne doutait pas qu'il ne fût le point de mire de +beaucoup de railleries plus ou moins directes: les Parisiens sont des +francs-maçons qui font toujours subir une rude entrée aux provinciaux. + +«Après tout, disait Georges, ils ne me mangeront pas.» + +Il savait bien, d'ailleurs, qu'il n'était pas plus bête qu'un autre. +Il avait eu le prix d'excellence au collège de Soissons,--ce qui +n'était pas une raison, puisque le génie n'a pas souvent de présence +d'esprit,--mais en outre ses camarades lui accordaient une certaine +éloquence humouristique. Ce n'était certes ni l'humour de Sterne, ni +de Hogarth, ni de Heine, ni de Stendhal. On ne revient pas si jeune de +Corinthe. Mais il y avait toujours du charme dans sa causerie, parce +que la gaieté y jaillissait des questions plus graves. + +Il était moins content de son habillement que de son esprit, car après +tout on peut apprendre à lire Homère et Platon à Soissons comme à +Paris, mais les tailleurs de Soissons n'ont pas encore le coup de +ciseau des tailleurs de Paris. Il avait eu beau s'étudier devant son +miroir, en se donnant des airs de désinvolture; il avait eu beau se +coiffer à la dernière mode; il avait eu beau se relever la moustache: +il y avait encore en lui je ne sais quoi de soissonnais qui marquait +trop le terroir. Heureusement il ne se jugeait pas; il était trop +habitué à lui-même pour se critiquer à propos; il trouvait même que +son père et sa mère n'avaient pas trop mal travaillé, car j'oubliais +de dire qu'il avait une belle tête, peut-être un peu féminine, à force +de jeunesse, mais qui promettait de prendre du caractère. Le profil +était même d'un dessin sévère, mais l'oeil bleu de pervenche était +trop doux. On eût dit des yeux d'hiver ou tout au plus de printemps, +car ils ne jetaient pas de flammes vives; peut-être le volcan +dormait-il sous la neige, peut-être la passion devait-elle allumer ces +yeux-là. + +Georges du Quesnoy n'était pas trop mal chaussé; aussi, dès son entrée +dans le salon du château, la comtesse dit-elle à une des ses amies: +«N'est-ce pas qu'il a de jolis pieds pour des pieds de province?» + +Quand un domestique dit son nom à la porte, il se sentit pâlir et +chanceler, il salua à droite et à gauche sans savoir son chemin. Il +alla trébucher contre un coussin et donna de la tête sur l'éventail de +la jolie Mme de Fromentel, qui dit tout haut à une de ses amies: +«Ce jeune homme est terrible, un peu plus il m'arrivait en pleine +poitrine.» Georges du Quesnoy était revenu à lui à ce point qu'il +hasarda ces paroles: «Je ne me serais pas cassé la tête, madame.» Mme +de Fromentel ne savait si elle devait rougir ou se fâcher. + +«Voyez-vous, monsieur, lui dit-elle avec une pointe d'impertinence, +c'est parce que vous n'y voyez pas avec votre lorgnon dans l'oeil.» + +--C'est parce que j'avais peur d'être ébloui, madame.» + +On disait la bonne aventure au voisinage, non pas avec les cartes ni +avec le marc de café, mais en lisant dans les mains: + +«Vous n'y entendez rien, dit tout à coup la maîtresse de la maison à +la sibylle. Monsieur du Quesnoy, savez-vous prédire l'avenir en lisant +dans les mains? + +--Puisque je sors du collège, je sais tout, dit Georges, en +s'efforçant de sourire. + +--Eh bien, vous allez commencer par moi.» + +Georges du Quesnoy commença bien: la dame avait trente ans passés; or, +en lui prenant la main, voilà quelles furent ses premières paroles: +«Madame la comtesse, quand vous aurez vingt-huit ans, vous traverserez +des périls sans nombre!» Jusque-là tout le monde avait regardé le +nouveau venu avec le froid dédain des gens qui sont au spectacle de +la bêtise humaine. On s'était quelque peu mis à rire en le voyant se +jeter le lorgnon dans l'oeil sur l'éventail de Mme de Fromentel; on +l'avait comparé à un écuyer du cirque qui va traverser un cerceau de +papier; mais quand on vit qu'il n'était pas trop dépaysé, on répéta de +bouche en bouche que le collégien n'était pas si bête qu'il en avait +l'air. + +Un rayon presque sympathique tomba sur lui, on se demanda qui il était +et d'où il venait. On ne fut pas fâché d'apprendre que son père était +une des personnalités de la magistrature, demi-noblesse de robe qui +lui donnait ses petites entrées dans ce château héraldique s'il en +fut. Puisque ce n'était pas le dernier venu, on pouvait lui permettre +d'avoir de l'esprit, aussi toutes les femmes voulurent lui donner la +main. + +Il s'était hasardé dans cette aventure sans savoir un mot de ce qu'il +allait dire. La fortune est aux audacieux; d'ailleurs il lui était +impossible de rebrousser chemin: coûte que coûte, il fallait parler. + +Il parla. Il ressemblait fort à ce bûcheron ivre qui fait des fagots +à travers la forêt, donnant des coups de hache de çà de là, abattant +comme un aveugle et se déchirant la main aux épines. Quoiqu'il fût +toujours un peu troublé, il n'oubliait pas de regarder chaque patiente +face à face, pour lire quelque peu dans sa physionomie. C'est encore +plus sûr que la main, surtout pour ceux qui n'ont pas appris à lire +dans ces hiéroglyphes que déchiffrent si galamment les initiés, comme +si c'était vraiment une langue consacrée. + +Déjà il avait contenté ou mécontenté deux curieuses plus ou moins +naïves, quand une troisième, qui s'y entendait, lui prit sa main à +lui-même et lui débita quelques malices cousues de fil blanc. + +Il se laissa faire d'autant mieux que la dame était jolie, étrange et +provocante. + +«Monsieur, lui dit-elle, j'en sais plus que vous; tout ce que vous +avez dit là, ce ne sont pas des paroles d'Évangile; vous avez sans +doute appris cela en faisant votre rhétorique ou votre philosophie. Je +vous ai ouï parler du démon de Socrate et des visions de Descartes.... + +--Des cartes! s'écria une femme, on va tirer les cartes. J'en suis.» + +La dame qui tenait la main de Georges du Quesnoy se tourna vers +l'interruptrice: + +«On voit bien, ma chère, que si vous avez fait votre rhétorique, vous +n'avez pas fait votre philosophie: Descartes, c'est le philosophe.» + +Cette chiromancienne, qui avait les secrets de Desbarolles, était une +demoiselle de Lamarre, cousine de la maîtresse de sa maison. Elle +n'avait pas voulu se marier, parce qu'elle avait lu dans sa main que +le mariage lui serait fatal. Elle avait d'ailleurs une figure à rester +vieille fille, quoique avec de beaux yeux et de belles dents. + +Cependant Mlle de Lamarre continuait à étudier la main de Georges: +«Ah! mon Dieu!» dit-elle tout à coup. + +Elle prononça ces mots avec une pâleur soudaine et avec une voix émue +qui frappèrent tous ceux qui étaient là en spectacle. + +Georges du Quesnoy la regarda avec une curiosité inquiète, quoiqu'il +s'efforçât de prendre un masque moqueur. + +Elle avait laissé retomber la main. + +«C'est impossible, dit-elle en la reprenant. + +--Mais qu'y a-t-il donc? lui demanda la comtesse de Sancy. + +--Parlez! parlez! dit le jeune homme. Vous imaginez-vous que vous +allez me faire peur? + +--C'est moi qui ai peur, murmura la devineresse. + +--Vous avez donc vu le diable dans ma main? + +--Si ce n'était que cela. + +--Qu'avez-vous vu? + +--Je ne le dirai pas. + +--Permettez, dit un des assistants, c'est un peu le jeu des enfants +que vous jouez là. Vous devez parler tout haut.» + +Après un silence de quelques secondes, la dame reprit gravement la +parole: + +«Si je croyais beaucoup à toutes ces sorcelleries, je ne dirais rien; +mais comme je n'y crois pas pour deux sous, je vais dire ce que j'ai +vu. La ligne de Saturne est brisée par un X fatal, c'est un signe de +mort violente.» + +Un beau sourire s'épanouit sur la figure de Georges du Quesnoy. + +«Madame, lui dit-il, vous ne pouviez pas m'annoncer une mort plus +agréable pour moi: mourir de mort violente, voilà qui n'est pas à +la portée de tout le monde, c'est la mort des dieux et des rois. Si +j'étais un peu pédant, quelle belle occasion j'aurais là de faire une +page d'histoire! + +--Soyez un peu pédant, dit la maîtresse de la maison, je ne suis +heureuse que si on me raconte des morts tragiques. + +--_Vae victis!_ Tant pis pour moi! Tous les grands noms sont morts de +mort violente, sans parler de Jésus-Christ. Homère est mort de faim, +Socrate a bu la ciguë, César fut poignardé, Alcibiade fut percé de +flèches, toute l'antiquité est pleine de ces choses-là. Sardanapale +se brûla vif, Anacharsis fut étouffé, Zénon mourut dans les tortures, +Polycrate fut crucifié, Ésope, comme Danaé, fut précipité du haut d'un +rocher, Sapho se précipita elle-même; Philippe; roi de Macédoine, +tomba sous les coups de Pausanias, qui tomba sous les coups +d'Alexandre; Phocion but la ciguë, comme Socrate; Artaxercès fut +dévoré par les bêtes, Pyrrhus tomba sous le coup d'une pierre, +Antiochus et Bérénice furent empoisonnés, comme Annibal, comme +Aristippe; Archimède fut tué au siège de Syracuse; Mithridate a eu +beau s'habituer au poison, il n'en mourut pas moins de mort violente; +Cléopâtre mit un aspic à son beau sein. Combien de morts terribles à +Jérusalem! Plus de trois millions sous Vespasien et sous Titus. Et les +Romains, croyez-vous qu'ils soient morts de leur belle mort? Tibère, +Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Domitien, Commode, +Caracalla. Agrippine, femme de Tibère et fille d'Auguste, mourut de +faim; mais je passe par-dessus toutes les tragédies. Protée se brûla +lui-même sur un rocher, Manès fut écorché vif, Bhéram, roi des Perses, +fut tué d'une flèche; l'empereur Maxime eut la tête tranchée, Attila, +qui avait ruiné cinq cents villes et tué un million d'hommes, mourut +de joie dans son lit: mort violente! L'empereur Xénon fut enterré +vivant par la belle Ariadne. Je passe sur tous les drames de la cour +de France avant Frédégonde, après Brunehaut. Et le conseil des Dix! et +les Sforza! et les Borgia! Mais quel que soit le pays, qu'on s'appelle +Jean Huss ou Marie Stuart, qu'on soit Cinq-Mars ou le duc de +Montmorency, Barneweldt ou Buckingham. «Et la garde qui veille +aux barrières du Louvre n'en défend pas les rois:» Henri IV meurt +poignardé, Louis XVI guillotiné. 1793, c'est la grande époque; la +guillotine ne frappe pas assez vite quand les terroristes sont au +pouvoir. Et quand la guillotine se repose, tout est-il fini? Et Paul +Ier, assassiné; et Mohamed, poignardé; et le duc d'Enghien, et le +grand vizir Mustapha. Et le comte d'Entraygues et la Saint-Huberti +dans les bras l'un de l'autre; et Napoléon Ier cloué sur un rocher, et +Ney, qui inaugure la réaction blanche; et Kotzebue, et Karl Sand, et +le duc de Berry, et le pacha de Janina, dont la belle tête, coupée, +fut envoyée au sérail; et les massacres de Chio, et l'empereur +Iturbide, et les janissaires massacrés à Constantinople; et le dernier +des Condé, pendu à l'espagnolette d'une croisée; et Napoléon II, et +Léopold Robert, et le baron Gros, et le maréchal Mortier, et Armand +Carrel, et le comte Rossi, et les archevêques de Paris, et Gérard +de Nerval, et Maximilien! Hécatombe, hécatombe, hécatombe de morts +violentes! Il n'y a que les paresseux qui meurent dans leurs lits. +J'accepte donc la mort violente; si je meurs ainsi, c'est que je +jouerai un grand rôle.» + +Les auditeurs furent émerveillés de la mémoire du lycéen. Il avait +remué tous ces noms célèbres avec la rapidité d'un prestidigitateur. + +Georges du Quesnoy paya encore d'audace. + +«Et maintenant, madame, dit-il avec beaucoup de laisser-aller, je vais +vous raconter ma mort.» + +Il se fit un grand silence; le jeune homme avait décidément conquis +tout le monde. On se groupa autour de lui, les femmes avec une +inquiétude romanesque, les hommes avec une curiosité railleuse, mais +pourtant attentive. + +Georges du Quesnoy avait passé sa main sur son front comme pour faire +jaillir la lumière dans sa pensée. + +«Attendez donc, dit la maîtresse de la maison, on va servir le thé, +vous nous direz cette belle histoire tout à l'heure, car je ne veux +pas que l'histoire soit coupée en deux.» + +La comtesse sonna, on apporta le thé, elle le servit de sa blanche +main, mais en toute hâte, comme pour dire: «Dépêchez-vous, la tragédie +va commencer.» + +Pendant qu'on prenait le thé bruyamment, Georges, replié sur lui-même +dans l'attitude d'un chercheur, eut une vision étrange; soit que ce +mot: _mort violente_, lui eût fait une profonde impression, soit que +la prescience lui montrât un des tableaux de l'avenir, il vit, sous le +rayon d'un soleil levant, cet abominable échafaud armé d'un couperet +qui s'intitule la guillotine. + +«Eh bien, vous ne commencez pas?» lui dit Mme de Sancy. + +Il leva la tête et sembla ne plus savoir où il était. + +«Pardonnez-moi, madame, lui dit-il, mais j'étais déjà si loin dans mon +histoire, que j'oubliais de vous la raconter.» + +Cinq minutes après, tout le monde s'était remis en cercle autour du +conteur inédit. + +Georges du Quesnoy n'était pas fâché d'avoir vu s'ouvrir cette +parenthèse entre le titre de son roman et son récit. Il avait pu, +tout en causant, ébaucher dans son esprit toute une histoire pour +la galerie, mais il avait peur de tomber dans quelques vulgarités +rebattues. Les beaux romans sont connus de tout le monde, on ne peut +pas les refaire; les mauvais sont toujours nouveaux, mais est-ce la +peine de les faire? Il craignait, d'ailleurs, que les choses ne se +passassent comme à la lecture de _Paul et Virginie_: au beau milieu de +son conte tous les châtelains voisins demanderaient leur carrosse. + +«Vaille que vaille, dit-il tout à coup. Je commence.» + +Il huma délicieusement sa seconde tasse de thé, du vrai thé chinois, +dans du vrai chine: + +«Il était une fois.... + +--C'est un conte, dit une jeune fille; je n'y croirai pas. + +--Chut! dit Mme de Sancy avec impatience, il n'y a rien de plus vrai +que la _Barbe-Bleue_. J'en connais plus d'un ici qui a eu sept femmes. + +--A propos, dit Georges du Quesnoy en se tournant vers la devineresse, +vous m'avez dit que je mourrais de mort violente, mais de quelle mort +violente? Serai-je pendu? Serai-je fusillé? Boirai-je la ciguë? Me +précipiterai-je du rocher de Leucade? Serai-je assassiné? Serai-je +guillotiné?» + +Après chaque question, le jeune homme mettait un point d'interrogation +et un silence, la dame répondait: «Non» par un signe de tête; mais à +la dernière question: «Serai-je guillotiné?» elle se tut et porta la +main à son coeur. + +Et elle fit cela gravement, sans vouloir jouer la comédie, en femme +convaincue. + +Tout à l'heure elle ne croyait qu'à moitié, maintenant elle ne doutait +plus. Elle murmura en se parlant à elle-même: + +«Oui, guillotiné.» + +Mme de Sancy fit remarquer alors que tout le monde écoutait, même les +grillons du foyer. + + + + +IV + +Mlle VALENTINE DE MARGIVAL + + +«Il était une fois, reprit Georges du Quesnoy, un bachelier ès lettres +qui ne savait rien de la vie, si ce n'est ce qu'on devine ou qu'on +apprend dans les livres. Il n'avait pas été plus mauvais écolier +qu'un autre, on avait même dit de lui, comme de tous les enfants, que +c'était un prodige, parce qu'il avait fait en cinq jours une tragédie +en cinq actes sur _l'Enlèvement des Sabines_, laquelle tragédie fut +représentée, Romains et Sabines par tous les lycéens de Soissons aux +applaudissements de tous les Soissonnais. Ce jour-là on se rappela que +Soissons avait eu une Académie. + +«Or cet enfant prodige n'était pourtant devenu qu'avec peine un +bachelier ès lettres. Il était destiné à la magistrature, il allait +bientôt partir pour Paris comme étudiant en droit, heureux d'entrer +dans cet enfer du pays Latin, comme d'autres seraient heureux d'entrer +dans le paradis de Mahomet, quand il alla passer la soirée dans un +château hospitalier qui, au moment des chasses, recevait le dessus du +panier des mondains et des mondaines. + +«C'est ici que se dessina à grands traits la destinée du lycéen de +Soissons, car il rencontra en ce château une sibylle qui en eût +remontré à la sibylle de Cumes. En effet, cette jolie sorcière des +salons lui prédit ce soir-là, en lisant dans sa main, qu'il serait +guil-lo-ti-né,--guillotiné,--guillotiné. Je dis trois fois la même +chose, comme les Américains, parce que cela en vaut bien la peine. + +«Le lycéen aurait bien pu répondre à la sibylle que la guillotine +n'étant pas inventée quand on inventa la chiromancie, il était donc +impossible que la guillotine fût marquée dans l'alphabet de la main. +Mais le lycéen n'était pas pédant, il passa condamnation sur sa +condamnation....» + +Georges du Quesnoy en était là de son récit, ou plutôt de sa préface, +quand on annonça M. de Margival et Mlle de Margival, le père et la +fille. + +«Je ne les attendais pas si tôt! s'écria Mme de Sancy; décidément +c'est comme a Paris: quand on va en soirée on y va le lendemain, +c'est-à-dire après minuit.» + +Mlle de Margival était une pensionnaire à peu près comme Georges du +Quesnoy était un lycéen. On n'est plus naïf, on n'est plus ingénue: on +garde bien encore en sortant du collège et du couvent une expression +de gaucherie et d'embarras qui révèle la candeur, mais cette +expression qui a bien son charme est trop tôt corrigée par la +désinvolture voulue, que dis-je! par la désinvolture apprise; car +aujourd'hui, c'est une des sciences de l'éducation. + +Mlle de Margival fit une entrée radieuse; elle avait gardé sa pelisse, +mais arrivée au milieu du salon, elle la laissa tomber avec un abandon +charmant. Une pensionnaire se fut retournée pour la ramasser, mais +Mlle de Margival continua à s'avancer vers la maîtresse de la maison, +sans s'inquiéter de sa sortie de bal. Elle savait bien, d'ailleurs, +que trois ou quatre beaux messieurs du Bois-Doré se précipiteraient +pour la recueillir. + +«Ma belle enfant, dit Mme de Sancy, vous arrivez tout à point, car M. +du Quesnoy nous conte un roman. Que dis-je, un roman! c'est son roman +à lui, non pas le roman qu'il a vécu jusqu'ici, car il a encore sur +ses lèvres du lait de sa nourrice, mais le roman qu'il vivra dans sa +jeunesse.» + +Mlle de Margival prit un air discret et pudique. + +«Si c'est un roman, je n'écouterai pas, car les jeunes filles ne +lisent pas de romans.» + +Elle regarda son père avec un adorable sentiment d'ingénuité. + +Le père sourit comme s'il n'était pas bien convaincu que ce fût +sérieux. + +«Je crois, ma chère Valentine, que tu peux te risquer, car ce doit +être ici un roman, pour les jeunes filles.» + +Georges du Quesnoy n'avait jamais vu Mlle de Margival. Il s'était levé +à son approche, il s'inclina devant elle en lui disant: + +«Vous pouvez d'autant plus vous risquer, mademoiselle, que mon roman +est fini. + +--Votre roman est fini? s'écria Mme de Sancy. + +--Oui, madame, mon roman est fini parce qu'il n'est pas commencé.» + +En disant ces mots, Georges du Quesnoy attachait ses deux yeux bleus +sur les yeux noirs de Mlle de Margival. + +Ceux qui regardent de près le spectacle de la vie auraient pu voir à +cet instant sur le jeune homme et sur la jeune fille ce choc imprévu +que les psychologistes appellent l'avant-coureur de l'orage, ou +l'entraînement du magnétisme. Pour moi qui ne suis qu'un historien +des choses du coeur, j'appellerai cela le premier avertissement de +l'amour. + +On eut beau faire, Georges du Quesnoy ne voulut pas continuer. +Vainement Mlle de Margival, qui semblait fort attristée d'avoir +interrompu un roman à son premier chapitre, pria le jeune homme de +poursuivre son récit, il s'y refusa avec quelque impatience. + +«C'est ridicule, dit-il, de s'amuser aux jeux de l'imagination, quand +la vérité est bien plus romanesque. Tout ce que je puis faire, c'est +de vivre à pleine coupe et à quatre chevaux, si j'ai de quoi les +nourrir, pour avoir l'honneur, l'an prochain, de venir vous conter +cette année scolaire, puisque je suis étudiant en droit, à moins que +d'ici l'an prochain je n'aie été guil-lo-ti-né.» + +Et il apprit à Mlle de Margival comment il avait été condamné à mort +par la chiromancienne. + +«Ce n'est pas un jugement sans appel? dit la jeune fille. + +--Sans appel, mademoiselle. + +--Vous aurez le recours en grâce. + +--Je veux bien, si c'est vous qui devez me faire grâce. + +--Je vous le promets, reprit Mlle de Margival, si je suis reine de +France. + +--Oh! mon Dieu, mademoiselle, il ne faut pas toujours être la reine +pour avoir droit de grâce. Et puis pourquoi ne seriez-vous pas reine +de France? + +--N'est-ce pas?» + +Et la jeune châtelaine s'éloigna avec une attitude toute royale. + +C'en était fait de la soirée, les voisins de campagne avaient demandé +leurs breacks ou leurs calèches; les invités de Paris aspiraient à +leur chambre à coucher. Plus d'un n'était pas fâché de n'avoir pas à +subir le roman du lycéen. Mme de Sancy seule regrettait que la soirée +ne se continuât pas jusqu'à l'aurore, tant elle avait peur de la nuit. + +C'est que la nuit, de par un acte de l'état civil et par une cérémonie +religieuse, elle était bien et dûment la femme légitime du comte de +Sancy-Lépinay, un provincial s'il en fut,--un mari s'il en sera,--car +pour lui le mariage n'était pas une chambre à deux lits. Il y a des +hommes qui se marient pour avoir une dot, le comte de Sancy-Lépinay +s'était marié pour avoir une femme. + +Mais ce n'est pas là notre histoire! + + + + +V + +LE MONDE DES ESPRITS + + +A quelques jours de là, il y avait encore une soirée chez la comtesse. +Mais cette fois le salon était presque désert, les Parisiens s'étaient +envolés, il n'y avait plus que les voisins de campagne et la jolie +sorcière, qui passait l'automne au château. A cette autre soirée, +Georges du Quesnoy amena son frère Pierre. + +Pierre du Quesnoy était l'aîné. Sorti du collège depuis Pâques, il +ne voulait rien faire, si ce n'est des vers; selon lui, vivre en +communion avec Dieu et la nature, c'était toute la vie. + +Quoique son père lui eût souvent représenté que le devoir de tout +homme digne de ce nom est de vivre avec les hommes; quoiqu'il lui eût +répété sans cesse qu'il n'avait pas de fortune pour vivre les bras +croisés, le jeune homme n'en démordait pas, tant la poésie est aveugle +en sa passion. + +Il vivait très-solitaire, tantôt chez son père, tantôt réfugié dans un +petit pavillon de chasse attenant à une ferme de deux cents arpents, +qui était toute la fortune de la famille. Il vivait de rien, rêvant, +chassant, écrivant, tout aux livres et aux bois. Quand son père lui +reprochait son _far niente_, il lui répondait: «Faut-il donc tous les +biens du monde pour vivre?» + +Beaucoup d'esprits sont ainsi pris par la rêverie en la première année +de la vraie jeunesse; les uns par paresse poétique, les autres dans +la peur de l'action. Il est si difficile de bien faire et il est si +facile de ne rien faire! + +Georges du Quesnoy présenta son frère à la devineresse. + +«Madame, je vous présente le plus beau paresseux des temps modernes. +Je serais bien curieux de savoir ce que celui-ci a dans la main. Je +crois qu'il n'a rien du tout. Et pourtant ce n'est pas faute de coeur +ni faute d'esprit.» + +La jeune dame prit la main de Pierre. + +«Voyons, dit-elle, j'aime les mains des jeunes, car je ne suis pas de +celles qui prédisent ce qui est déjà arrivé.» + +Elle étudia silencieusement la main. + +«C'est incroyable, dit-elle tout à coup. L'alphabet n'est pas bien +formé, des lignes indécises comme dans la main d'un enfant, rien n'est +accentué, on voit bien que M. Pierre du Quesnoy n'a pas encore tenu +pendant toute une heure la main d'une amoureuse, car rien ne marque +les lignes comme cela. + +--Enfin que voyez-vous? demanda Georges avec une vraie curiosité. + +--Des prédictions vagues, comme pour le premier venu; ce n'est pas la +peine d'en parler. Attendons que la ligne de l'amour et de la fortune +ait mieux sillonné la main. + +--Mais encore? dit à son tour Pierre du Quesnoy.» + +La jeune dame laissa retomber la main. + +«Rien, vous dis-je.» + +Mais en disant cela, une grande expression de tristesse s'empara de la +figure de la devineresse. + +«C'est ma main qui vous a fait pâlir? lui dit Pierre du Quesnoy. + +--Non, monsieur, répondit la dame en se levant, c'est un souvenir de +deuil qui a traversé mon esprit.» + +La comtesse de Sancy alla vers son amie: + +«Ma chère belle, pourquoi ce visage, renversé?» + +La devineresse se pencha à l'oreille de Mme de Sancy. + +«C'est étrange, dit-elle, cette famille est prédestinée, car celui-là +périra de mort violente comme son frère. + +--Allons donc! + +--Vous verrez cela.» + +Georges du Quesnoy, qui écoutait aux portes, avait entendu. La +prédiction faite à lui-même ne l'avait pas ému beaucoup, mais cette +fois c'était plus que sérieux. Il devint pensif, tout en murmurant: + +«Cette femme est une folle ou une voyante.» + +La chiromancienne aussi avait entendu. + +«Voyante, et pas folle, dit-elle tout haut. Puisque vous venez de +faire votre philosophie et que vous croyez encore à la poésie, +n'oubliez pas que les philosophes et les poëtes, Socrate comme +Aristophane, Descartes comme Byron, ont tous été superstitieux, parce +que tous les grands esprits ont entrevu le monde surnaturel. Ce sont +les puissances occultes qui mènent le monde. Les Orientaux nomment +Fagio les esprits qui donnent la mort aux hommes; car tous ne meurent +pas de maladie. Et encore, qui a donné la maladie?» + +Georges du Quesnoy voulut railler. + +«Ah! oui, la fièvre maligne, cela vient des esprits malins. + +--Je ne ris pas. Il n'y a qu'une seule maladie: la décomposition du +sang. Or la décomposition du sang vient toujours d'une cause morale. +C'est l'âme qui tue le corps, par les passions ou par les chagrins. +Les Orientaux reconnaissent surtout l'esprit invisible--le Fagio--qui +frappe de mort soudaine. Voulez-vous un exemple? Le sultan +Moctadi-ben-Villa dit un jour à une de ses femmes: «Pourquoi ces +gens sont-ils entrés ici?» La femme regarda et dit qu'il n'y avait +personne. Mais au même instant elle s'aperçut que le sultan pâlissait. +«Chassez ces gens,» reprit-il. Disant ces mots, il expira. + +--Tout cela, dit Georges du Quesnoy, ce sont des contes arabes des +_Mille et une Nuits_. + +--Des histoires des _Mille et une Nuits_? Voulez-vous que j'ouvre +l'Évangile pour vous convaincre; monsieur l'esprit fort? + +--Oui, ouvrez donc l'Évangile.» + +Il y avait là, sur la table, l'Évangile illustré par Moreau le Jeune. + +La chiromancienne se leva pour le feuilleter. + +«Tenez, dit-elle, voilà tout justement le cinquième chapitre de +l'Évangile selon saint Marc. Lisez vous-même.» + +Georges lut qu'une légion d'esprits impurs, possédant un pécheur, +s'accrochaient à sa vie _pour le fixer_ jour et nuit _dans les +sépulcres et sur les_ montagnes_, où les légionnaires infernaux +imposaient tous les sépulcres à ce pauvre homme. «Comment te +nommes-tu?» lui demanda Jésus. «Je me nomme légion, parce que nous +sommes innombrables.» + +«Ah! reprit Mlle de Lamarre, vous ne croyez pas aux esprits, mais +l'Évangile, le livre des livres, les consacre à chaque page. Saint +Luc ne vous dit-il pas que tout homme est une maison pour les esprits +flottants? «Lorsqu'un esprit impur est sorti d'un homme, il s'en va +par des lieux arides cherchant la solitude, mais comme il ne trouve +pas le repos, il dit: «Je retournerai dans ma maison.» Y revenant, il +la voit belle et parée; alors il s'en va prendre sept esprits plus +méchants que lui et il leur dit: «Entrez dans ma maison, voilà votre +demeure.» + +Georges relisait l'Évangile avec surprise. + +«On sait tout, dit la chiromancienne, excepté l'Évangile. + +--Oui, reprit Georges, l'Évangile ne parle que par parabole et par +symbole: les sept hommes plus méchants que le premier esprit, qui font +élection de domicile chez le pauvre pécheur, ce sont les sept péchés +capitaux! + +--Qu'importe! qui vous dit que les sept péchés capitaux ne sont pas +des esprits? Saint Augustin, qui n'était pas un esprit faible, non +plus qu'un esprit fort, connaissait bien ces ambassadeurs de Satan. +Dans la _Cité de Dieu_ qui est son Évangile, ne vous dit-il pas: +«Veillez, veillez sur vous-même, car ces natures perfides, subtiles +et familières à toutes les métamorphoses, se font tour à tour Dieu, +démons ou âmes de trépassés: heureux qui leur échappe!» Avant saint +Augustin, saint Paul n'avait-il pas dit: «Satan lui-même se déguise en +ange de lumière pour nous mieux tromper»? + +--Pour trouver le diable, dit gaiement Georges du Quesnoy, Mlle de +Lamarre va appeler à son aide tous les saints du calendrier. + +--Voulez-vous que je vous cite Socrate et Platon? Ceux-là ne croyaient +ni à l'Olympe ni au Paradis, mais ils ont reconnu l'existence des +anges. Qu'est-ce que la magie? Une fenêtre ouverte sur le monde mixte +placé en dehors de nous, composé d'âmes en peine, celles-ci esclaves +du mal, celles-là déjà libres, pour le bien.» + +Mlle de Margival, qui venait d'arriver, s'était approchée de Mlle de +Lamarre, sous prétexte de feuilleter l'Évangile, mais au fond c'était +pour voir de plus près Georges du Quesnoy. + +«Tout cela, dit-elle, ce ne sont que des paroles; puisque vous parlez +magie, faites-nous voir le diable. + +--Le diable, dit Mlle de Lamarre, je ne crois pas que je le trouverai +chez moi. Mais je pense qu'il ne faudrait pas se donner beaucoup de +peine pour le trouver un jour chez M. Georges du Quesnoy. + +--Eh bien, mademoiselle, dit le jeune homme en s'inclinant vers la +jeune fille, ce jour-là je vous ferai voir le diable.» + +Ils causèrent tout un quart d'heure--à l'américaine--dans la première +ivresse d'un amour imprévu. + + + + +VI + +LES BUCOLIQUES + + +Le lendemain, Georges du Quesnoy alla encore se promener aux lisières +du parc du château de Margival, s'imaginant voir réapparaître dans les +lointains cette adorable vision qui l'avait enchanté l'avant-veille. +Mlle de Margival la lui avait rappelée; mais, en la regardant bien, il +n'avait pas reconnu cette belle fille svelte, qui semblait s'envoler +en marchant, cette figure de séraphin, cette blancheur rosée, ces +attitudes idéales qui appartenaient tout à la fois à l'ange et à la +femme. + +Quoiqu'il fût moins rêveur que son frère le poëte, il aimait à +s'isoler dans ses songes. La méditation n'était pas profonde, mais, +comme son âme était ardente, il s'abandonnait à tous les méandres de +la pensée, sans souci des choses extérieures. Selon l'expression de +Swedenborg, «il ne lui fallait qu'un instant pour sortir de chez lui +et monter au septième ciel». + +Aussi, oubliant bien vite que le parc n'était pas une grande route, +il franchit le petit saut-de-loup comme s'il passait dans ses terres. +C'était le côté du parc le plus solitaire et le plus boisé. En le +voyant faire, le garde champêtre ne l'eût pas appréhendé au corps, +parce que M. de Margival permettait aux moissonneurs et aux vignerons +de venir puiser de l'eau à une petite source minérale qui jaillissait +sous les grands arbres. + +Georges s'arrêta devant la source et but dans sa main. + +Quand il releva la tête, il murmura avec un sourire de joie: «Ah! la +voilà, la voilà encore.» Il venait de voir à une portée de fusil, à +travers les ramées, sa chère vision, blanche, légère, belle comme +l'avant-veille. Elle n'effeuillait plus de roses et elle semblait +pensive. Il vit bien que décidément ce n'était pas Mlle de Margival. +Il marcha rapidement, décidé à aborder cette belle inconnue, mais ce +fut toujours le même jeu: plus il s'avançait, plus elle s'éloignait. +Il ne désespérait pourtant pas de l'atteindre, quand tout à coup +Mlle de Margival, débusquant d'un massif, lui apparut à son tour, +effeuillant des marguerites. + +«En vérité, dit Georges du Quesnoy, il y a de la féerie dans ce +château.» + +Quoiqu'il n'eût pas frappé à la porte pour entrer, il jugea qu'il ne +pouvait moins faire que de saluer Mlle de Margival. + +La jeune fille le salua à son tour avec une grâce de pensionnaire +émancipée. + +Elle voulut rebrousser chemin, comme si elle fût fâchée d'être +surprise ainsi consultant l'oracle; mais comme, après tout, elle +demandait à la marguerite si M. Georges du Quesnoy l'aimerait un peu +ou beaucoup, passionnément ou point du tout, elle trouva bien naturel +de lui accorder une audience sous la voûte des cieux. Donc, après +ce que nous appellerons une fausse sortie, elle vint bravement à la +rencontre du jeune homme. + +Ils s'abordèrent avec quelque embarras, tout en voulant cacher tous +deux leur timidité ou leur émotion: + +«Mademoiselle.... + +--Monsieur....» + +Et un silence glacial tomba devant eux. + +«Mademoiselle, reprit Georges, vous habitez un château enchanté. + +--Je ne trouve pas, monsieur. Où voyez-vous qu'il soit enchanté? + +--Primo, mademoiselle, vous l'habitez; secundo, il y a une autre jeune +fille qui m'est déjà apparue deux fois comme dans les contes de fées. + +--Tertio, monsieur, vous êtes un visionnaire.» + +Mlle de Margival, qui, au fond, n'était pas timide, qui promettait +même d'être une femme sans peur, sinon sans reproche, avait repris +pied et maîtrisait son émotion. + +«Je vous jure, mademoiselle, que tout à l'heure j'ai vu là-bas, plus +loin que les marronniers, une jeune fille passer en robe blanche, +légère comme une ombre. + +--Et d'abord, monsieur, vous conviendrez que la robe blanche n'est pas +de saison. + +--Ma foi, mademoiselle, quand on est chez soi.... + +--Chez soi! dans un parc qui est ouvert à tout le monde. + +--Je ne puis le nier, puisque j'y suis moi-même. + +--Oh! vous, vous n'êtes pas tout le monde, vous êtes de nos amis +depuis hier.» + +Georges s'inclina. + +--«Mademoiselle, avez-vous une soeur? une cousine? une filleule? + +--Ah! oui, vous revenez à votre vision. Eh bien, la vérité, c'est +que je n'ai ni soeur, ni cousine, ni filleule; c'est qu'il n'y a au +château que mon père et moi, avec un jardinier, un valet de chambre, +une cuisinière et une femme de chambre, qui ne sont pas du tout en +robes blanches. + +--C'est que vous ne connaissez pas cette jeune fille, mademoiselle. +Puisqu’après tout ce parc est ouvert à tout venant, il n'est pas +impossible qu'une demoiselle du voisinage y soit venue cueillir des +fleurs.» + +La jeune fille s'inclina à son tour, comme si elle jugeait que +l'entrevue avait duré assez longtemps. Elle avait peur que son père ne +survînt. + +«Adieu, mademoiselle, dit Georges du Quesnoy, qui s'était enhardi; +me permettez-vous de continuer ma promenade dans le parc et de +recueillir, une à une, tous les pétales des marguerites que vous avez +effeuillées? + +--Non, monsieur, dit Mlle de Margival en rougissant, je ne veux pas +que vous sachiez ce que m'a dit la marguerite. + +--Mademoiselle, je le sais, la marguerite vous a dit: passionnément.» + +Mlle de Margival s'était éloignée de quelques pas. + +Georges venait de cueillir, lui aussi, une marguerite. + +«Ce n'est pas la peine de la consulter, n'est-ce pas, mademoiselle, +car elle me répondra: Point du tout.» + +Valentine se retourna. Jamais un pareil éclair ne jaillit des yeux +d'un jeune homme et d'une jeune fille. + + + + +VII + +POINT DU TOUT. + + +Le dimanche, à la messe, on se regarda encore; la messe parut trop +courte à ces fervents catholiques. Au sortir de l'église, Georges du +Quesnoy salua M. de Margival, qui lui tendit cordialement la main; +mais Mlle de Margival semblait ne l'avoir jamais vu. La calèche du +château attendait sous les arbres, à côté de l'église. Comme le comte +y conduisait sa fille, le suisse, encore armé de sa hallebarde, vint +lui dire qu'il y aurait le lendemain conseil de fabrique, et que M. le +curé, qui retirait son surplis, voudrait bien en causer avec lui. Il +était question d'une chaire à prêcher. Le comte retourna à l'église +pour causer avec le curé. Mlle de Margival se retrouva donc seule un +instant avec Georges. Pour cacher son émotion elle lui demanda, d'un +air un peu railleur, s'il était revenu de ses visions. Il lui répondit +qu'il était plus visionnaire que jamais; puisqu'elle-même lui +apparaissait à toute heure. + +On se regarda encore comme à la rencontre dans le parc. + +«Est-ce que vous me permettrez, mademoiselle, de franchir demain le +saut-de-loup, rien que pour cueillir une marguerite? + +--Non, monsieur, pas demain, parce que je n'y serais pas; mais +aujourd'hui si vous voulez. + +--A quelle heure?» + +Avant de répondre, Mlle de Margival réfléchit un peu. + +Je ne sais pas si le diable qui perdit Marguerite à la porte de +l'église vint troubler l'âme de la jeune fille, mais elle répondit: «A +six heures,» tout en se disant que son père ne serait pas au château à +cette heure-là. + +M. de Margival devait dîner chez Mme de Sancy. Dîner de libres paroles +d'où toutes les jeunes filles étaient exclues. + +M. de Margival reparut presque aussitôt avec M. le curé. + +Georges du Quesnoy le salua une seconde fois, tout en jetant ce mot à +Mlle de Margival: + +«Passionnément.» + +A quoi elle riposta par: + +«Point du tout.» + +Comme Georges du Quesnoy avait déjà de la malice philosophique, il +jugea que ce _point du tout_ était un aveu. Si Mlle de Margival avait +voulu briser sur ce point délicat, elle se fût contentée de ne pas +répondre. + +Georges retourna chez lui l'âme pleine d'amour, l'esprit plein +d'espérance. Mlle de Margival, quel que fût le point de vue, était une +bonne fortune: pour l'amoureux elle était belle, pour l'ambitieux elle +était riche, pour le glorieux elle était noble. + +La question serait de décider le père, non pas à dire _point du tout_, +mais à dire oui. Georges pensa que ce ne serait point chose aisée, car +M. de Margival était une des personnalités du pays; il devait rêver +pour sa fille, à qui il donnerait trois ou quatre cent mille francs de +dot, un mariage politique, nobiliaire, diplomatique. Georges aurait +beau se hausser sur la pointe de ses pieds, il ne pourrait faire +grande figure devant M. de Margival. Son père était fort honorable, +légèrement drapé dans sa noblesse de robe, mais il ne pouvait montrer +un blason sur fond d'or. A peine donnait-il à ses trois enfants chacun +cinquante mille francs pour le jour de leur mariage. Mais il y avait +un autre abîme entre Georges et Valentine, c'est qu'ils étaient +presque du même âge. L'échappé de collège n'avait pas de temps devant +lui pour arriver à quelque chose de sérieux qui pût plaider en sa +faveur. Il ne serait pas encore avocat, sans doute, que déjà la jeune +fille aurait donné sa main. + +Toutes ces réflexions n'empêchaient pas Georges d'être très-heureux +de son amour et de l'amour de Valentine, car décidément il prenait le +_point du tout_ pour l'argent comptant de l'amour. + +Rentré à la maison, il dit à son frère: + +«Tu n'as jamais été amoureux, toi? + +--Moi, je le suis tous les jours. + +--De qui? + +--De toutes les femmes, ici, là, partout, plus loin. + +--Je connais cela; c'est le contraire de l'amour. C'est égal, puisque +tu es poëte, fais-moi des vers à ma beauté. + +--Ta beauté! qu'est-ce que cela? + +--Cela, c'est Mlle Valentine de Margival. + +--Tu es fou, une orgueilleuse qui te mettra à ses pieds. + +--Eh bien, qu'elle me mette à ses pieds; je me charge de la faire +tomber dans mes bras. + +--Comme tu y vas. + +--Oh! moi, je ne suis pas pour les rêveries platoniques. + +--Tu es venu, tu as vu, tu as vaincu. + +--Voyons, fais-moi des vers, je les enverrai demain matin dans un +bouquet. + +--Et tu les signeras? + +--Pas si bête; mais elle saura bien qu'ils sont de moi.» + +Pierre avait pris son crayon et ébauchait déjà des alexandrins. + +«C'est si difficile d'écrire en prose! dit Georges. + +--C'est si facile d'écrire en vers! dit Pierre. Vois si j'ai traduit +ton coeur. + +--Déjà!» + +Et il lut: + + Vous êtes à la fois la Grâce et la Beauté: + Votre sein chaste et fier dans la neige est sculpté, + Vous avez le pied fin, vous avez la main blanche; + Votre cou, c'est le lys que le vent d'avril penche; + Vos yeux ont dérobé les feux du firmament, + Et vos regards mouillés versent l'enchantement. + + Valentine, croyez ma bouche où le mensonge + Ne passera jamais: l'amour est un beau songe + Qui nous prend à minuit et nous réveille au ciel, + Pour nous nourrir de lait, d'ambroisie et de miel. + + C'est une chaîne d'or traînée avec délices, + Un doux parfum venu des plus chastes calices, + Une larme, une perle, un sourire, un rayon, + Une gazelle, un loup, une biche, un lion, + Une source où jamais l'on ne se désaltère... + Valentine, l'amour c'est le ciel et la terre! + +«Mais c'est admirable, s'écria Georges, je n'aurais jamais trouvé +cela. + +--C'est parce que tu n'es pas si bête que moi, comme tu dis toujours. + +--Vous autres poëtes, vous êtes comme des marchands de nouveautés. +Vous avez des rayons pour tous les sentiments: étoffes de printemps, +étoffes d'automne. + +--Oh mon Dieu! oui, dit Pierre; quand tu voudras des imprécations +contre ta beauté, tu viendras encore frapper à ma porte, je te +donnerai cela à juste prix.» + +Georges embrassa bien familialement Pierre. + +Ces deux frères étaient des frères amis qui s'étaient toujours +beaucoup aimés. Ils étaient nés à un an d'intervalle, si bien qu'ils +avaient traversé, les mains dans les mains, l'enfance et la première +jeunesse, ne se disputant jamais les jouets et se battant l'un pour +l'autre avec une bravoure touchante. Ils se rappelaient qu'au lit de +mort, leur mère leur avait dit: «Embrassez-vous.» + +Et chaque fois qu'ils s'embrassaient, ils sentaient que leur mère +était encore avec eux. + +Ce soir-là, Georges eut des larmes dans les yeux en embrassant Pierre, +des larmes pour sa mère et des larmes pour Mlle de Margival. + +«Comme je voudrais que tu fusses heureux, dit Pierre en embrassant +Georges à son tour. + +--Et moi aussi, dit Georges en reprenant sa gaieté, car je n'ai pas de +temps à perdre, puisque je dois mourir de mort violente.» + + + + +VIII + +LES ÉTOILES + + +Le lendemain matin, Mlle de Margival, se promenant dans le parc, vit +venir à elle une paysanne qui lui présenta un bouquet. + +«Oh! les belles fleurs! d'où cela vient-il? + +--De partout, répondit la paysanne avec un sourire malin. Je les ai +cueillies par-ci par-là pour vous les offrir. + +--Oui, ce sont des fleurs des champs, n'est-ce pas? Elles sont si +jolies, si jolies, si jolies, qu'on dirait des fleurs artificielles.» + +Vrai mot de paysanne. Celle qui était devant Mlle de Margival regarda +autour d'elle pour s'assurer de la solitude. + +«Voyez-vous, mademoiselle, dans les fleurs des champs il y a le +langage des fleurs. + +--On vous a appris cela au catéchisme? + +--Non, à la veillée. Quand vous serez dans votre chambre vous prendrez +chaque fleur, une à une et elles vous diront ce que vous voulez +savoir. + +--Je ne connais pas le langage des fleurs. + +--Mademoiselle veut rire. Quand on sait lire comme mademoiselle, on +lit dans les fleurs et dans les étoiles.» + +Mlle de Margival ne rentra pas dans sa chambre pour questionner le +bouquet. Elle s'enfonça dans une avenue ténébreuse de châtaigniers où +elle était sûre de ne pas rencontrer son père. Elle ne doutait pas que +le bouquet ne vînt de Georges du Quesnoy. Elle avait trop l'esprit +féminin pour ne pas deviner que le langage des fleurs c'était une +lettre du jeune homme. + +C'était mieux qu'une lettre, puisque c'étaient les vers de Pierre. + +«Chut! ça brûle,» dit-elle en mettant les vers dans son sein. + +Mais elle les reprit bientôt pour les relire encore. + +«C'est amusant, les amoureux, murmura-t-elle.» + +Elle ne disait pas encore: «C'est amusant, l'amour.» + +A quelques jours de là, Mme de Sancy donna un bal où se retrouvèrent +Georges et Valentine. Ce soir-là, Valentine eut tant de caprices et +de coquetteries que Georges souffrit mille morts. Il comprit qu'il ne +pourrait jamais retenir dans ses bras cette jeune fille, qui avait +soif de toutes les adorations. Mais comme elle le vit triste, elle +vint à lui, elle l'emporta dans la valse, elle l'enivra de toutes les +ivresses virginales. + +Ce qui les charmait et les détachait de la terre tous les deux, +c'était ce divin amour qui ne sait encore rien de la passion, +qui s'ignore lui-même, tant il s'étonne de ses ravissements, qui +n'effleure même pas la volupté, tant il brise les liens terrestres. +Amour tout esprit, tout âme, tout coeur. Mais pour être amoureux, +il faut être doué, car cela n'est pas à la portée de tout le monde. +Combien qui passent à côté et qui vont tout droit à la passion sans +avoir entrevu cet adorable vision! Mais Georges et Valentine étaient +touchés du rayon divin. Ni l'un ni l'autre n'avait hâte de sortir du +paradis pour trouver le paradis perdu. + +Un soir, en l'absence de M. de Margival, Georges du Quesnoy était +resté plus tard que de coutume; il avait dit à Valentine qu'il ne +dînerait pas, espérant que Valentine reviendrait après dîner. + +Elle avait pour ainsi dire dîné par coeur, tant elle avait hâte de +renouer la causerie interrompue. Et de quoi causait-on? de rien; mais +c'était tout. Mlle de Margival était donc revenue bien vite. La nuit +tombait; les arbres de l'avenue du château masquaient les nuages +empourprés du couchant. Les oiseaux s'appelaient et se répondaient. +Déjà l'étoile du soir annonçait une belle nuit. Les deux amoureux ne +s'étaient pas encore vus dans le demi-jour. Ils se sentirent plus +émus que de coutume. Au plus léger bruit, Valentine se rapprochait de +Georges, qui n'osait se rapprocher d'elle. Ils allèrent s'asseoir +sur une petite meule de regain ramassé le jour même. Les rainettes +criaient dans l'étang, les feuilles devisaient sur les arbres, une +chanson lointaine retentissait dans le bois. + +Quoique Georges eût horreur des banalités, il ne trouva rien à dire, +sinon que c'était une fort belle soirée; ce à quoi Valentine répondit +en soupirant, comme la première paysanne venue: «Ah! oui, on est +heureux d'être au monde.» + +Il ne vint ni à l'un ni à l'autre la pensée d'être plus heureux que +cela. + +Georges ne songea même pas que dans cette solitude cachée par le +bois, presque voilée par la nuit, il lui serait bien doux d'étreindre +Valentine et de s'enivrer sur ses lèvres. Elle-même, quoique plus +décidée par sa nature et son caractère, n'eut pas un instant peur +que Georges ne tentât l'aventure. Elle se sentait si heureuse ainsi, +qu'elle ne doutait pas que le bonheur de Georges ne se contentât de ce +qui faisait son bonheur à elle. + +Peu à peu les étoiles s'allumèrent au ciel. Ils firent par là un +voyage au long cours abordant chez Saturne, débarquant chez Vénus, +s'attardant chez Jupiter, prenant pied dans la grande Ourse. Et +partout ils s'y créaient une existence enchantée, un amour étoilé, +s'il en fut. Deux belles heures se passèrent ainsi à décrocher des +étoiles dans le bleu profond des nues. + +«C'est un malheur, dit tout à coup Valentine, j'ai trop étudié +l'astronomie, la science gâte l'imagination. + +--Vous avez bien raison, dit Georges, mais ne croyez pas un mot de la +science. Le soleil n'a été créé que pour illuminer la terre, et les +étoiles pour illuminer la nuit. Ce ne sont pas des mondes, ce sont des +âmes égarées qui sont déjà venues sur la terre et qui y reviendront.» + +La cloche du château sonna dix heures. + +«Oh! mon Dieu, s'écria Valentine, dix heures à la campagne, c'est +minuit à Paris. On va me chercher avec des lanternes si je ne me sauve +tout de suite.» + +Elle s'était levée. Elle tendit la main à Georges, qui y appuya ses +lèvres. Elle trouva cela si naturel ce soir-là, qu'elle pencha en +toute candeur deux fois son front vers les lèvres déjà apprivoisées. + +Georges baisa et rebaisa les beaux cheveux avec délices. Mais, comme +il s'y attendait un peu, elle lui dit: + +«Chut! les étoiles nous regardent.» + +Leurs âmes s'étaient si bien fondues dans la même idée et dans le +même sentiment, que, tandis que Georges, s'en retournant à +Landouzy-les-Vignes, s'imaginait que les étoiles lui faisaient une +auréole, Valentine, à peine arrivée dans sa chambre, fit signe aux +mêmes étoiles de venir jusque sur son oreiller. + + + + +IX + +DAPHNIS ET CHLOÉ + + +Ces fraîches promenades dans le parc de Margival furent la vraie +jeunesse de coeur de Georges et de Valentine. Ils étaient nés à +l'amour; ils n'étaient pas nés à la passion. C'était l'aube vermeille +et rieuse, c'était le soleil à ses premiers rayons, s'éblouissant +lui-même à tous les diamants et à toutes les perles de la rosée. Plus +tard, ils dirent tous les deux: «O mes fraîches promenades dans le +parc de Margival, qui donc me les rendra!» + +C'est que les arbres, les arbustes, les buissons, les herbes et +les fleurs, le ciel dans l'étang, le parfum des roses, la senteur +pénétrante des foins coupés, le bourdonnement des abeilles, les +molles secousses de la brise, le gai sifflement du merle, la chanson +interrompue du rossignol, les mille bruits, les mille couleurs, les +mille arômes, la nature, en un mot, était sympathique à leur amour. +C'était le fond du tableau, c'était le cadre enchanteur. + +Le soir, Valentine rentrait dans sa chambre, tout enivrée, mais prise +par les mélancolies, et elle se disait: «C'est donc triste d'aimer?» + +C'est triste, mais c'est doux. + +Qu'est-ce que la tristesse, d'ailleurs, sinon la porte ouverte sur +l'infini? Quand le peintre flamand Kalft met une rose toute fraîche +sur ses têtes de mort, il exprime une idée et un sentiment. L'amour +touche la mort, parce que, dans ses gourmandises de temps et d'espace, +il juge que la vie ne dure qu'un jour et qu'il ira plus loin que la +vie. La tristesse, c'est l'aspiration au lendemain. + +C'était bien avec les mêmes battements de coeur que Georges rentrait +dans sa chambre. Quand il avait vu Valentine, il ne voulait parler à +personne, tant il avait peur de perdre les trésors de son coeur. +Il lui semblait qu'il emportait dans ses bras toute une gerbe de +souvenirs. Il les savourait un à un avec une joie ineffable. Sa +fenêtre donnait du côté de Margival. Quel que fût le temps, il y +restait deux longues heures, l'oeil perdu dans les étoiles, comme s'il +dût y rencontrer le regard de Valentine. Il se promettait déjà les +contentements, les troubles, les ivresses du lendemain. Or, le +lendemain, si Valentine lui avait donné rendez-vous pour deux heures, +il partait après le déjeuner de midi, pour arriver une heure trop tôt, +tant il aimait le chemin. Il s'amusait à battre les buissons, grand +écolier indiscipliné, qui fait déjà l'école buissonnière dans la vie. +On sait déjà que de Landouzy-les-Vignes à Margival il n'y a pas une +heure à pied. Le chemin tout sinueux est lui-même indiscipliné; c'est +le vieux chemin primitif qui va, qui vient, serpentant ici, de là, +se perdant sous les touffes ombreuses, se retrouvant dans la vigne, +sautant les ruisseaux et s'attardant à la montagne. Rien n'est plus +pittoresque: tantôt à fleur de terre, tantôt caché par les talus tout +égayés, d'épines et de sureaux. Aussi ce chemin était aimé de Pierre +comme de Georges. + +«Tu ne t'imagines pas comme je cueille des rimes de ce côté-là!» +disait Pierre. + +Il accompagnait souvent son frère au départ, mais ils se quittaient +en route, le poëte entraîné par la solitude, comme l'amoureux par +l'amour. + +Quoiqu'il ne voulût pas être indiscret et qu'il craignît de rencontrer +M. de Margival, Georges du Quesnoy arrivait toujours dans le parc +avant l'heure. Valentine elle-même devançait l'aiguille, elle venait +chaque jour, avec une émotion grandissante. Quand elle s'approchait du +saut-de-loup du côté des bois, c'était avec de violents battements +de coeur. Elle pâlissait et n'osait regarder, peut-être d'ailleurs +aimait-elle mieux être surprise, quoiqu'elle eût des yeux de lynx. +C'est ce qui arrivait souvent. Georges l'attendait sous une touffe +de châtaignier et débusquait à son passage, elle tressaillait +et s'arrêtait court. «C'est vous!--Déjà!--Si tard!--Il y a un +siècle!--Quelle joie!» Les premières fois on se donnait la main, on en +était arrivé à s'embrasser, je me trompe, Valentine inclinait le front +et Georges lui baisait les cheveux. + +C'était tout. Que faut-il de plus aux vrais amoureux qui ne veulent +pas égorger l'oiseau qui chante, à ceux qui craignent de sauter des +pages dans le roman de l'amour, à ceux qui veulent ouïr toute la gamme +qui résonne dans le coeur? + +Bienheureux les amoureux qui commencent leurs rêves dans les _Idylles_ +de Théocrite, dans les _Bucoliques_ de Virgile, dans les _Églogues_ de +Longus. Les merveilleux bouquets que les Parisiens payent cinq louis +pour envoyer le matin à leurs maîtresses n'auront jamais le parfum +de la violette et de la primevère que les amants rustiques cueillent +ensemble sur la lisière du bois ou dans la prairie. Il y a aussi loin +d'un bonheur à l'autre que de la forêt de l'Opéra à la forêt du bon +Dieu. + +Cette aventure romanesque promettait des chapitres charmants; par +malheur elle n'alla pas plus loin, car, le lendemain, M. de Margival +dit à sa fille: + +«Que dirais-tu s'il te fallait habiter Vienne, Rome ou +Saint-Pétersbourg?» + +Valentine demeura d'abord silencieuse. + +«Par exemple, voilà une étrange question. Je dirais que j'aime mieux +habiter Paris. + +--Tu fais semblant de ne pas me comprendre, mais tu sais bien ce que +je veux dire. + +--Oui, mon père, je sais bien ce que tu veux dire. Je sais que tu en +tiens pour la diplomatie. Je sais qu'il me serait fort désagréable +d'avoir trop chaud à Rome, et trop froid à Saint-Pétersbourg. Ce n'est +pas une vie, celle-là. Tu veux donc m'exiler? + +--Non, j'irai partout où tu iras.» + +Mlle de Margival était devenue pensive. + +«Tu disposes de ma vie, mais si j'avais disposé de mon coeur? + +--Ton coeur, tu ne connais pas cela. Le coeur, vois-tu, ma fille, +c'est la raison, c'est le devoir, c'est la vertu. + +--Je crois que je le sais mieux que toi: le coeur, c'est le droit +d'aimer qui on veut. + +--Tu dis des folies.» + +Et M. de Margival, qui permettait bien à sa fille d'être, çà et là, +fantasque et volontaire, reprit despotiquement son autorité par la +force du raisonnement. + +M. de Xaintrailles, déjà allié à sa famille, était second secrétaire +d'ambassade à Saint-Pétersbourg. Il était question de le nommer +premier secrétaire à Rome ou à Vienne. + +Il n'était pas jeune, mais il possédait un demi-million; il avait de +la figure et de l'esprit; on ne pouvait donc pas trouver un mari plus +à point pour une héritière qui n'avait qu'une demi-fortune. + +Mlle de Margival évoqua l'image de Georges du Quesnoy. Elle le +trouvait charmant, mais il était si jeune qu'elle ne pouvait songer à +devenir sa femme avant quelques années. Et puis il n'avait ni fortune +ni position. Or elle voulait faire bonne figure dans le monde. «Et +pourtant je crois que je l'aime,» murmura-t-elle. + +Valentine n'était pas précisément de la nature des anges. Née pour la +terre, elle avait un peu trop le souci des choses de la terre. Toute +jeune, elle avait vu son père pris aux difficultés de toutes sortes +parce qu'il se défendait contre les batailles du luxe avec une +très-médiocre fortune. Quoiqu'il adorât sa fille, il discutait +beaucoup avant de lui donner une robe nouvelle. Valentine aimait le +superflu, mais c'était un amour des plus platoniques. Chaque jour elle +s'indignait contre l'argent. Mignon cherchait son pays; le pays de +Valentine, c'était le luxe. + +Et voici comment ces jolies bucoliques furent frappées d'un coup de +vent à leur première aurore, sans quoi nous aurions peut-être retrouvé +dans le monde moderne les amours pastorales de Daphnis et Chloé. + + + + +X + +L'AMOUR QUI RAISONNE + + +Valentine était romanesque. Tout en pleurant elle-même son rêve +évanoui, elle songea avec une douce volupté à toutes les larmes que +répandrait Georges du Quesnoy. Ne pas aimer dans le mariage, mais +savourer les larmes de l'amour, n'est-ce pas déjà une consolation! Il +était doux à Mlle de Margival de penser que l'adoration de Georges du +Quesnoy la suivrait partout; il lui était même doux de penser qu'il ne +pourrait être heureux sans elle. «Qui sait, dit-elle avec un sourire +amer, si l'amour n'est pas l'impossible? qui sait si l'amour n'est pas +un regret?» + +Depuis qu'elle lisait des romans, Valentine voyait que tout finissait +mal; depuis qu'elle allait dans le monde, elle s'apercevait que les +gens mariés n'étaient pas amoureux. Les romanciers lui avaient appris +que le roman de l'amour n'a qu'un beau commencement. N'avait-elle pas +eu ce beau commencement? + +«Non, dit-elle, ce n'était que le commencement du commencement.» + +Un soir, en attendant M. de Xaintrailles, elle repassa les avenues du +parc où Georges du Quesnoy avait semé tant de souvenirs. Pourquoi ne +vint-il pas ce soir-là? + +Elle se rappela le jour où, lui disant adieu, elle avait penché +ingénument son front, toute perdue dans ses rêves. + +Il l'avait prise dans ses bras avec un sentiment d'adoration sans +songer non plus qu'elle à mal faire. Elle s'était envolée comme un +oiseau qui a peur d'être attrapé. Mais elle ne s'était pas envolée +bien loin et il ne l'avait pas poursuivie. C'était les amours de l'âge +d'or. + +A ce charmant souvenir elle ne put s'empêcher de lui en vouloir. +«Pourquoi, dit-elle, ne m'a-t-il pas gardée sur son coeur?» + +Elle avait peut-être raison: ce sont les hommes qui font la +destinée des femmes. Puisque Georges du Quesnoy l'aimait ardemment, +profondément, violemment, n'avait-il pas le droit, en vertu des lois +de la nature qui sont quelquefois les lois de Dieu de prendre son bien +où il le trouvait, car, puisque Valentine l'aimait, c'était son bien. +Si le coeur de Valentine avait battu une minute de plus sur le coeur +de Georges, elle n'eût pas si légèrement sacrifié son premier amour +qui fut son unique amour. + +Certes, je ne veux pas faire le moraliste à rebours; nul plus que moi +n'a le souci des grands devoirs de la vie, mais nul plus que moi ne +hait les préjugés. Il est des jours où le grand chemin de la vie c'est +le chemin de traverse. + +Le lendemain Mlle de Margival résista encore à son père avec toutes +les mutineries d'un enfant gâté. «Que veux-tu que j'aille faire avec +ce M. de Xaintrailles? + +--Ma chère Valentine, quand on porte le nom de Margival, on ne peut +pas se mésallier. Aimerais-tu mieux épouser un homme qui n'eût ni +titre ni nom? + +--Peut-être, s'il était jeune comme moi. + +--Tu ne dis pas ce que tu penses. Tu es fière comme la princesse +Artaban. Si j'avais une dot sérieuse à te donner, je pourrais bien te +marier à un comte ou à un baron sans le sou, mais tu sais que ta dot +est bien modeste, 200,000 francs à peine; que veux-tu faire avec cela +par le temps qui court? + +--Eh bien, deux cent mille francs, il y a de quoi vivre deux ans. + +--Comme tu y vas! Et au bout de deux ans? + +--Qu'importe si ta fille est bien heureuse pendant deux ans? + +--Tu es folle, je veux que tu sois heureuse toujours.» + +Valentine avait bien envie de dire à son père qu'il lui serait +impossible d'être heureuse sans Georges du Quesnoy. Elle n'osa +pourtant point, tant elle comprit la distance qui la séparait de ce +jeune homme--sans nom, sans titre et sans fortune.--M. de. Margival +eût l'éloquence des chiffres. Il démontra à sa fille qu'il avait +toutes les peines du monde à vivre sans faire de dettes au château de +Margival, où certes on ne jetait pas l'argent par les fenêtres. Celles +qui ont été élevées dans un château ne veulent pas tomber de leur +piédestal de châtelaine. Or M. de Margival prouva à sa fille que, si +elle ne voulait pas épouser le comte de Xaintrailles, il serait forcé +de vendre son château et d'aller vivre avec elle à Soissons de la +vie médiocre des fermiers et des commerçants qui ont fait une petite +fortune. + +Valentine aimait Georges, mais son orgueil dominait son coeur. Elle +frémit à l'idée de ne plus être châtelaine de Margival, de ne plus +monter à cheval, de ne plus trôner dans le grand salon, de ne plus +poser à la grille du parc pour les paysans émerveillés. Son père lui +fit d'ailleurs un tableau attrayant de sa vie future d'ambassadrice, +car, selon lui, M. de Xaintrailles serait nommé ministre de France +avant cinq ans. Quelle splendeur alors pour elle d'avoir le pas dans +toutes les cours étrangères, même à la cour de France dans les jours +de congé! Elle avait déjà lu des romans, elle avait jugé que celles +qui sacrifient à leur coeur, font le plus souvent des sacrifices en +pure perte. Voilà pourquoi elle se décida à donner sa main, les yeux +fermés, à M. de Xaintrailles. + +Ce fut un coup terrible pour Georges du Quesnoy. Jusque-là son amour +pour Valentine était riant et lumineux comme un rayon dans la rosée. +Il avait entr'ouvert la porte d'or des songes. Il avait retrouvé les +clefs du Paradis perdu. Être aimé de Valentine, tout était là! Le +réveil fut le désespoir. Il alla se jeter dans les bras de son frère +en lui disant qu'il voulait mourir. + +«Mourir, lui dit Pierre, tu souffriras, mille morts et tu ne mourras +pas. Tu l'aimes donc bien? + +--Si je l'aime!» + +Georges à moitié fou se frappait le coeur avec désespoir comme s'il +sentait là tous les déchirements d'une bête féroce. L'amour a des +dents aiguës et cruelles; s'il ne se nourrit pas de joie, il se +nourrit de douleur. La flèche des anciens était un symbole profond +comme tous les symboles de l'antiquité. On a eu beau en faire une +plaisanterie rococo de plus en plus démodée, la flèche frappe +toujours, et il n'est pas un amoureux jaloux ou désespéré qui ne la +sente à tout instant. On a remplacé l'image par un coeur brisé, ce qui +n'est pas une image vraie, puisque le coeur n'est pas un vase de Chine +ni une coupe de Sèvres. Mais, par malheur, tout est de convention dans +l'art de parler et d'écrire, même dans les expressions de la passion, +de la douleur et du désespoir. + + + + +XI + +DESESPERANZA + + +Et comment Georges apprit-il son malheur? Pendant quelques jours il +chercha Mlle de Margival dans le Parc aux Grives sans la rencontrer. +Puisqu'elle était au château, pourquoi ne se promenait-elle plus dans +le parc? Il envoya encore un bouquet, mais, cette fois, la paysanne +qui le portait, toute rusée qu'elle fût, ne put parvenir jusqu'à +Valentine. Une grande tristesse s'empara du coeur de Georges. Avec la +jeune châtelaine il se sentait le courage d'arriver à tout, mais sans +elle toutes ses aspirations tombaient à ses pieds. D'où venait qu'elle +se cachait pour ne plus lui parler? Il n'avait pas perdu toute +espérance, parce qu'il s'imaginait entrevoir Mlle de Margival à +travers les rideaux des fenêtres; mais un jour, il comprit que tout +était fini, parce qu'une femme de chambre du château, répondant à une +de ses questions, lui dit à brûle-pourpoint: «Vous ne savez donc pas +que nous nous marions dans trois semaines?» + +Ce fut un coup de foudre. Mlle de Margival ne lui avait pas donné le +droit de lui demander des explications. Il s'éloigna en toute hâte et +il éclata en fureur contre sa destinée. Il interpella le ciel et la +terre, le soleil et les arbres, les nuages et les fleurs, naguère +témoins de ses joies amoureuses. Il voulut mourir aux pieds de +Valentine; il voulut tuer son rival. Vous voyez d'ici toutes les +charmantes extravagances d'un amoureux de vingt ans. + +«Oui, disait-il, je tuerai cet homme qui me vole mon bonheur.» + +Mais tout à coup il vit se dresser devant lui la guillotine. Il se +demanda si déjà la prédiction allait s'accomplir. + +«Eh bien, dit-il, qu'elle se marie! cela ne m'empêchera pas de devenir +son amant.» + +Le soir même il apprit que Valentine venait de partir pour Paris; on +devait se marier au château, mais il fallait bien aller commander la +robe d'épousée et la couronne de fleurs d'oranger. + +Le mariage fit grand bruit dans tout le pays, parce que la mariée +était belle et qu'elle épousait un quasi-ambassadeur. Tout le monde +la trouvait bien heureuse, mais elle-même, quoiqu'elle fît du péché +Orgueil une de ses vertus, était-elle bien heureuse? + +Georges du Quesnoy ne le croyait pas. + +Il ne voulut pas être témoin de la cérémonie. Trois jours avant les +noces il partit pour Paris, saris en demander la permission à son +père, mais non sans avoir dit adieu à Valentine dans un sonnet, cette +fois rimé par lui, où il annonçait à la jeune fille que le mariage +n'était que la préface de l'amour et que le mari n'était que le +précurseur de l'amant. Ce fut le trait du Parthe. Je regrette bien que +ce chef-d'oeuvre ne soit pas venu jusqu'à moi pour vous l'offrir ici, +mais il paraît que Valentine, qui avait déjà vu la lune rousse avant +le mariage, le noya de ses larmes et le jeta au feu,--après l'avoir +lu,--pour voir une dernière fois briller la flamme de son premier +amour, car sans le savoir elle avait aimé Georges du Quesnoy. + +Avant d'écrire ce sonnet, Georges avait vingt fois commencé et +recommencé une lettre tour à tour terrible et suppliante, où son amour +et son coeur éclatait en sanglots, pendant que son esprit éclatait en +sarcasmes. Mais, tout bien considéré, quoique cette lettre eût des +accents d'éloquence, comme il avait l'esprit critique, il la trouva +ridicule. + +«Non, s'écria-t-il, il ne faut pas que Valentine garde de moi un +mauvais souvenir.» + +Voilà pourquoi il avait rimé un sonnet moqueur. + +Dès que Georges fut à Paris, l'amour et la jalousie lui furent plus +terribles. La grande ville indifférente ne pouvait apaiser ni son +coeur ni son esprit. Paris n'a de distractions que pour les initiés. +Les arrivants n'y sont pas chez eux, à moins qu'ils ne soient de la +franc-maçonnerie, de ceux qui s'amusent partout. + +Georges eut hâte de retourner à Landouzy-les-Vignes, où du moins son +frère était sympathique à ses angoisses. + +Et, d'ailleurs, il voulait être spectateur à son propre drame. +Pourquoi n'irait-il pas à la messe de mariage, pour voir la figure que +ferait devant l'autel cette belle Valentine qui lui avait promis le +bonheur? + +Et quelle figure ferait-elle en passant, devant lui? car, sans même le +regarder, elle le verrait. + +Et puis il irait dans la sacristie pour la féliciter,--comme tout le +monde. Peut-être oserait-elle le présenter à son mari? + +«Ah! mon cher Pierre, dit-il en embrassant son frère, figure-toi que +plus je m'éloignais, et plus mon chagrin était violent. Mon coeur +m'abandonnait en route; j'étais comme une âme en peine. Je suis +revenu, tu me consoleras,--si je puis être consolé. + +--C'est la douleur qui tue la douleur. A force de pleurer, on épuise +la source des larmes. Aussi ce n'est pas moi qui te conseillerai «de +jeter un voile là-dessus.» Il faut oser aborder son malheur de front; +il faut s'y heurter comme dans une attaque à fond de train. Tiens, +pour commencer, je vais te jeter en pleine poitrine, comme une arme de +combat, la lettre de mariage.» + +Pierre passa à Georges une lettre imprimée dans la plus belle anglaise +des temps modernes: + +_«M. le comte de Margival a l'honneur de vous faire part du mariage de +Mlle Madeleine-Valentine de Margival avec M. le comte François-Xavier +de Xaintrailles, secrétaire d'ambassade;_ + +_«Et vous prie d'assister à la bénédiction nuptiale, qui sera donnée en +l'église de Margival le 27 septembre 186..»_ + +Dans le même pli, naturellement, se trouvait la lettre de faire-part +du comte de Xaintrailles. Georges prit cette seconde lettre, la +déchira et la piétina. + +«Voilà ce que je ferai de lui un jour, dit-il dans sa colère. + +--Tu ferais peut-être mieux de commencer par là, dit froidement +Pierre; c'est lui qui vient te voler ton bonheur, va lui en demander +raison. Si tu le tues, elle ne l'épousera pas.» + +Et comme Georges saisissait cette idée avec passion, Pierre jeta tout +de suite de l'eau sur le feu. + +«Non, ne fais pas cela, parce qu'on dirait que tu es fou, parce que tu +ne trouverais pas de témoins dans ce pays-ci. Et puis, après tout, le +vrai coupable, c'est Valentine. Le comte de Xaintrailles ne te doit +rien, tandis qu'elle te doit tout, puisque tu l'aimes.» + + + + +XII + +QU'IL NE FAUT PAS TOUJOURS ALLER A LA MESSE + + +Georges entraîna Pierre à la messe de mariage. + +Ils arrivèrent de bonne heure pour ne pas manquer le passage de la +mariée. + +Mais la mariée, toute à sa beauté, ne voyait qu'elle-même. Elle était +rayonnante. C'étaient les vingt ans couronnés de fleurs d'oranger. +Rien dans ses yeux ni sur ses lèvres ne révélait que son coeur eût des +remords; elle semblait obéir à ce dicton: «Que le mariage est le plus +beau jour de la vie.» + +«La cruelle!» dit Georges en la voyant passer. + +Il était si agité qu'il sortit de l'église. Que fit-il? Il fuma une +cigarette. Aujourd'hui, dans tous les moments tragiques, on commence +par fumer une cigarette. + +«Que m'importe, reprit-il, qu'elle dise devant Dieu oui ou non à cet +homme, puisqu'elle ne m'aime pas? Et, d'ailleurs, puisqu'elle a passé +par la mairie, elle est à tout jamais Mme de Xaintrailles. C'est égal, +elle ne portera pas ce soir son sourire au lit nuptial, car elle ne +l'aime pas et elle ne l'aimera jamais.» + +Quoique Georges fût à moitié fou de douleur et de désespoir, il +n'avait pourtant pas le dessein de poignarder l'épousée. Mais il +voulait, avant la fin de la journée, aller jusqu'à elle, non pour +l'injurier, mais pour lui montrer sa pâleur. Il lui dirait: «Vous +m'avez tué, et vous riez!» + +Mais comment arriver jusqu'à elle? Il ne voulait pas faire un +scandale; il avait le respect de son père, comme il avait la peur du +ridicule. + +Après la messe, quand la mariée monta dans le coupé du marié, avec la +mère de M. de Xaintrailles, il s'approcha d'abord; mais la haie des +curieux le tint à distance. Il s'en retourna désespéré avec son frère, +ruminant toujours son dessein de voir face à face Valentine. + +Il ne fut pas plutôt de retour à Landouzy-les-Vignes, qu'il revint +sur ses pas, décidé, coûte que coûte, à s'aventurer dans le +Parc-aux-Grives. + +Aussi, à son retour à Margival, il franchit le saut-de-loup du parc, +comme si Valentine l'attendait. + +Mais Valentine ne vint pas. + +Il vit passer dans les avenues les rares invités parisiens en +promenade plus ou moins sentimentale. + +Comme la mariée n'était pas avec eux, il se flatta de cette idée +qu'elle n'avait pas voulu profaner le souvenir de leur amour en +amenant le mari là où l'amoureux avait passé. + +Valentine n'était pas si poétique, quoiqu'elle fût romanesque. Une +jeune mariée a toujours un peu la fièvre; Valentine avait passé par +tant d'émotions de vanité, de coquetterie, d'amour perdu et retrouvé, +qu'elle resta toute l'après-midi au salon, à faire la causerie avec +les provinciales émerveillées et les Parisiennes revenues de tout. + +Le dîner dura trois heures comme un vrai dîner de province, quoique la +marquise eût donné des ordres pour que ce fût un dîner napoléonien. +Après le dîner, un orchestre à peu près improvisé appela les danseuses +sous les armes. + +M. de Xaintrailles, qui n'avait pu s'arracher à cette fête, quoiqu'il +eût bien voulu emmener sa femme après la messe, ouvrit le bal avec la +mariée. Mme de Sancy, qui faisait vis-à-vis avec un des témoins, le +vicomte Arthur de la--, dit étourdiment: + +«Vous êtes témoin du marié; eh bien, vous serez témoin qu'il sera +marri. + +--Je n'en doute pas, dit l'ambassadeur à Constantinople, puisque vous +lui avez donné la plus belle fille du monde. + +--Elle est arrière-petite-cousine de Mme de Montespan. Je crois +qu'elle est bien de la même famille. + +--Prenez-y garde. Lauzun disait de Mme de Montespan: «Elle est de +celles-là à qui il faut deux hommes pour avoir raison d'elles, un le +matin et un le soir. + +--Ah! si Valentine avait épousé Georges du Quesnoy!» + +Et, tout en dansant, la comtesse de Sancy raconta l'histoire, qu'elle +savait fort mal, des bucoliques de Georges et de Valentine. + +M. le vicomte de la--, un Lamartine en prose, reconduisit sa danseuse +en lui disant: «Ne craignez rien, je mettrai les deux mondes entre +la mariée et son amoureux. Je vais prier le ministre d'envoyer M. de +Xaintrailles à Rio ou à Téhéran, car je ne veux pas être témoin....» + +Le témoin du comte s'arrêta sur ce mot. + + + + +XIII + +LE DERNIER COUP DE MINUIT + + +A minuit, M. de Xaintrailles trouva qu'il avait bien assez dansé. Je +me trompe: que Valentine avait déjà trop valsé. Il tenta de lui faire +comprendre que l'heure était venue. + +«L'heure de quoi? dit Valentine en se rembrunissant; allez-vous déjà +faire le mari? + +--Et vous, n'allez-vous pas faire l'enfant?» + +Valentine s'indigna, pleura, et ... continua à valser. + +A une heure, nouvelle prière,--nouvelle rébellion. + +A deux heures, le combat finissant faute de combattants, il fallut +enfin s'expatrier du salon pour monter à la chambre nuptiale. +Valentine pleurait de vraies larmes. Qu'est-ce que le lit nuptial, +sinon le tombeau de la jeune fille? + +Comme Valentine n'avait plus sa mère, elle était accompagnée de Mme de +Sancy. + +Vainement le marié avait dit à la comtesse: «Ne vous inquiétez pas, je +connais les femmes.» + +La comtesse avait répliqué: «Vous connaissez les femmes et les filles, +mais vous ne connaissez pas les jeunes filles.» + +Il s'était résigné à subir cette suivante improvisée, qui menaçait de +mettre deux points sur les i. + +«Eh bien, Dieu merci! dit-elle quand elle fut seule avec Valentine; +vous n'avez pas perdu votre temps, ce soir: tudieu! vous valsiez comme +une comète. + +--Oui, et vous vous figurez, peut-être que je me suis beaucoup amusée. +Point du tout. + +--Pourquoi? + +--Parce que j'ai mes idées sur le mariage. Voyez-vous, le mariage est +une fête comme toutes les fêtes, mais une fête sans lendemain. + +--Vous êtes une hérésiarque! je vous ferai brûler en effigie. + +--Je voudrais bien vous y voir. + +--Mais, ma chère enfant, je m'y suis vue. + +--Vous allez me raconter vos impressions de voyage dans ce pays que je +ne connais pas? + +--Nous n'avons pas le temps. + +--Comment! nous n'avons pas le temps! Nous avons jusqu'à demain matin. +Vous allez vous coucher avec moi.» + +Mme de Sancy leva les bras au ciel. + +«Si je faisais cela, le comte me jetterait par la fenêtre. Vous me +faites poser, d'ailleurs; vous savez bien que vous êtes mariée le jour +et la nuit. + +--La nuit? jamais! + +--Taisez-vous, belle sournoise, on n'est pas revenue du Sacré-Coeur +sans savoir que le lit nuptial est le lit nuptial.» + +Et, pour tempérer cette parole, Mme de Sancy ajouta bien vite: «Tout +ce que l'Église ordonne est sacré.» + +Tout en parlant, la comtesse avait commencé à déshabiller Valentine; +les cheveux étaient dénoués, la robe jetée sur un fauteuil, le corset +de satin ne tenait plus que par une agrafe. + +«N'est-ce pas que j'étais mal habillée? dit Valentine en retenant +l'autre agrafe. Ce Worth n'a pas le sens commun; il dit que le jour +de ses noces une femme est encore une jeune fille; il m'a surchargée! +C'est ridicule, je lui avais demandé deux doigts de satin sur les +épaules, il m'en a mis trois doigts: pourquoi pas une robe montante?» + +Mme de Sancy se mit à rire. + +«Voyons, ma chère, il fallait bien laisser quelque chose pour votre +mari.» + +Valentine se laissa tomber de son haut sur un fauteuil. + +«Ah çà, décidément le mari a donc des droits superbes, dit-elle avec +un effroi non joué. + +--Oui, écoutez plutôt.» + +En ce moment on entendit frapper trois coups. + +Valentine voulut cacher son émotion à Mme de Sancy, qui lui avait +appris à rire de tout. + +«Frappez, on ne vous ouvrira pas, dit-elle, sans pouvoir toutefois +lever la voix. + +--Tout à l'heure, ajouta Mme de Sancy. + +--Jamais, reprit Valentine.» + +Mais le corset était dégrafé; Mme de Sancy avait dénoué le dernier +jupon: elle entraîna Valentine vers le lit. + +Cette fois, la jeune mariée prit son rôle au tragique et se remit à +pleurer. + +«Ce n'est pas ma mère qui me trahirait ainsi,» dit-elle. + +Valentine était plus belle encore dans les larmes, sous sa chemise +transparente, à demi voilée par ses cheveux. + +«Ma foi, sauve qui peut,» s'écria Mme de Sancy.» + +Et la comtesse s'envola par une porte dérobée. + +Elle reparut presque aussitôt. «Je suis bonne,» reprit-elle. Et +elle tira le verrou, pour que le comte pût entrer, jugeant bien +que Valentine n'oserait pas lui ouvrir la porte. Après quoi, elle +redisparut comme une ombre. + +Valentine n'eut pas le temps de faire un monologue. Le comte était +entré. Il s'avança doucement, vers elle, mais elle se jeta sous le +rideau. + +Il se passa une scène qui décida de la destinée de ce mariage. Si le +comte avait été décidément un homme d'esprit, il n'eût pas joué à +l'esprit cette nuit-là; il se fût montré amoureux de Valentine, +elle se fût brûlée au feu; mais quand il la vit en rébellion, se +barricadant dans sa vertu et dans sa pudeur, au lieu de la battre par +les vraies armes, par la passion et par la force, il escarmoucha à +traits d'esprit. Si bien que Valentine fut de plus en plus indignée. + +A un moment de paroxysme, elle se précipita du lit à la fenêtre, le +menaçant de se jeter du haut de son balcon, s'il ne se hâtait pas de +rentrer dans sa chambre. + +M. de Xaintrailles continua à rire. + +«On a joué cela au Gymnase, dit-il, la comédie s'appelle: _Une femme +qui se jette par la fenêtre._» + +Quoique Valentine n'eût pas sérieusement le dessein de se jeter par la +fenêtre, elle ouvrit la croisée. + +«Georges! Il est là! s'écria-t-elle en se penchant sur le balcon.» + +Oui, Georges. Il était là. Il avait toute la nuit erré dans le parc, +un revolver à la main, de plus en plus jaloux, de plus en plus +furieux, en écoutant les violons et la joie des convives. Il avait +assisté, en spectateur invisible, au commencement et à la fin de la +fête. Tous les convives étaient partis, mais il était demeuré, comme +s'il dût être encore le spectateur de la dernière scène. + +Il ne lui avait pas été très-facile de s'approcher du château, +quelques convives étant sortis çà et là pour fumer; sans parler des +domestiques qui allaient se conter sous les grands arbres les mystères +de la journée. Mais il connaissait bien le parc et il avait l'art de +s'y cacher, dès qu'il craignait d'être surpris. + +Cette fois il était bien seul. Il avait suivi, à travers les rideaux +de mousseline brodée, toutes les marches et contre-marches de la +chambre nuptiale; vraies ombres chinoises qui ne l'amusaient pas du +tout. + +Au moment où Valentine ouvrit la fenêtre, il se demandait s'il +n'allait pas, pour que sa folie fût plus accentuée et marquât mieux +dans les reportages des journaux, escalader le balcon de la chambre +nuptiale, pour se tirer un coup de revolver sous les yeux mêmes de Mme +Valentine de Xaintrailles. + +Il lui semblait déjà entendre par delà le tombeau le bruit +quasi-scandaleux de sa mort. Je dis le bruit quasi-scandaleux; car on +ne manquerait pas de dire que s'il s'était tué pour Valentine, c'est +qu'elle lui avait donné le droit de se tuer. Il y avait donc un peu de +fatuité et un peu de mensonge dans cet acte de désespoir. Il n'était +pas fâché qu'on soupçonnât, non pas la femme de César, mais la femme +du secrétaire d'ambassade. Disons-le pourtant à la gloire de sa +passion: c'était l'amour lui-même qui le poussait à cette folie. + +Ne plus pouvoir aimer, c'est la mort: il voulait mourir. + +Tout à coup Valentine poussa un cri, et se rejeta sur M. de +Xaintrailles, qui était venu à elle. + +«Qu'y a-t-il? s'écria le secrétaire d'ambassade. + +--Ce qu'il y a!» dit-elle en le repoussant + +En cet instant un coup de revolver retentit. + +Georges du Quesnoy ne se tua pas du coup. Le cri d'effroi que jeta +Valentine le troubla profondément, sa main vacilla, le coup partit, +mais la balle qui devait frapper au coeur ne brisa qu'une côte. +Georges chancela, et tomba, ne sachant pas encore s'il était tué. + +Le sang jaillit abondamment; il se releva et chercha son revolver pour +s'achever; mais il avait fait quelques pas avant de tomber; il ne le +trouva pas. «Enfin, dit-il, en voyant son sang, c'est peut-être assez +pour mourir.» + +Il retomba sur l'herbe, tout en regardant la fenêtre de Valentine. + +Il espérait qu'elle viendrait sur le balcon, par curiosité sinon par +amour. + +Ce fut bien mieux. Cette mariée toute déshabillée, qui n'était plus +qu'à un pas du lit nuptial, passa en toute hâte une robe ouverte, jeta +sur elle un manteau, et, quoi que fît son mari pour l'arrêter, elle +courut au jardin, n'écoutant que son coeur, se croyant une héroïne +de roman, bravant tout, les devoirs de la jeune fille et de la jeune +femme. + +M. de Xaintrailles avait couru après elle, tout affolé de ce coup de +théâtre imprévu; mais elle allait plus vite que lui, connaissant mieux +le chemin dans la nuit. + +Quand elle fut devant Georges du Quesnoy, elle se pencha sur lui, +comme pour le secourir, ne trouvant que ce seul mot: + +«Georges! Georges! + +--Ah! que je suis heureux de vous revoir avant de mourir! dit Georges; +je voulais frapper au coeur, votre voix a détourné le revolver, mais +la blessure est mortelle. + +--Non, Georges, vous ne mourrez pas. + +--Je veux mourir! si je me suis manqué, je m'achèverai, je retrouverai +mon revolver.» + +Et sa main cherchait toujours dans l'herbe. + +«Dieu soit loué! s'écria Valentine, je l'ai trouvé votre revolver.» + +Le comte, qui poursuivait sa femme, la surprit un revolver à la main. + +«Valentine!» cria-t-il avec effroi. + + + + +XIV + +LA LUNE DE MIEL + + +Voici quelle fut la fin du premier acte de ce drame en trois actes, +qui avait commencé si gaiement, malgré les prédictions de Mme de +Lamarre. + +Le médecin de Margival fut appelé. Il jugea que Georges ne pouvait +retourner chez son père; il lui donna l'hospitalité. + +M. de Xaintrailles avait arraché le revolver des mains de sa femme. La +femme du monde avait reparu dans la jeune fille romanesque. Sur les +prières de son père, elle s'était résignée à ses devoirs de fille, +sinon d'épouse. + +Mais ce fut en vain qu'on lui représenta que «l'escapade» de Georges +était une action démodée, même sur les théâtres de mélodrame: elle +persista dans son for intérieur à trouver que c'était l'héroïsme de +l'amour. + +Je ne dirai rien de la nuit nuptiale, qui ne commença pas même au +chant du coq. Aussi Mme de Sancy disait-elle le soir que le coq +n'avait pas chanté trois fois à cause de la catastrophe. + +Le lendemain, M. de Xaintrailles brusqua le départ à la fin du +déjeuner. Il avait été nommé la veille premier secrétaire à Rome. Il +emmena Valentine à Paris, disant qu'il partirait pour Rome à quelques +jours de là. + +A l'heure même du départ, la jardinière du château portait un +admirable bouquet à Georges du Quesnoy. + +«D'où viennent ces fleurs? demanda-t-il en cachant deux larmes. + +--Vous le savez bien,» répondit la jardinière en s'esquivant. + +Georges baisa le bouquet, en s'imaginant qu'il avait été cueilli par +Valentine elle-même, dans les sentiers où ils s'étaient tant de fois +promenés ensemble. + +«Ainsi va le monde, dit le médecin, qui savait un peu cette histoire; +c'est peut-être vous qu'elle aime, et c'est un autre qui l'emporte.» + +Quand Georges apprit que les mariés avaient quitté le château de +Margival, il voulut retourner chez son père; mais le médecin le garda +pendant les quelques jours de fièvre. Son frère, venu le premier jour, +ne le quittait pas et lui parlait de Valentine. + +«Ne te désole pas, le comte a beau l'emmener à Rome, elle te +reviendra, par un chemin ou par un autre.» + +Un mois après, Georges était sur pied, se trouvant tout à la fois +héroïque et ridicule. + +C'était au temps où l'École de droit rouvre ses portes. M. du Quesnoy +n'avait pas eu le courage de brusquer son fils après le coup de +revolver, mais il lui fit comprendre que l'heure de la sagesse était +venue. + +«Tu n'étais qu'un enfant, tu vas devenir un homme. Quand tu seras +avocat, la Cour d'assises te montrera tous les jours où vont ceux que +ne contient pas le devoir.» + +Georges ne voulut pas repartir pour Paris sans aller rêver une +dernière fois dans le Parc-aux-Grives. Il ne voulut pas s'y hasarder +en plein jour. On savait dans tout le pays l'histoire du coup de +revolver, il craignait d'être surpris en flagrant délit de souvenirs +et regrets. + +Il y passa une heure au clair de la lune, en se demandant si c'était +la lune de miel pour Valentine. + +Comme il cherchait les roses des mains plutôt que des yeux, car la +nuit était profonde, il vit passer, sous les arbres noirs, cette +adorable vision blanche qui avait enchanté son coeur. + +Il s'élança pour la saisir, mais elle disparut comme le fantôme d'un +rêve. «Et pourtant, se disait-il, je ne suis pas un visionnaire.» + +Sans doute, dans son voyage à Rome, Valentine regretta plus d'une fois +d'avoir écouté son orgueil plutôt que son coeur. Ce fut en vain que le +secrétaire d'ambassade la berça dans toutes les vanités du titre et de +la fortune. Elle ne vit pas se lever la lune de miel. «Ah! dit-elle un +jour, si Georges était second secrétaire d'ambassade!» + +C'était après le premier quartier de lune rousse. + +Que devint Valentine à Rome? quelles furent les joies et les peines de +ce mariage sans amour? Valentine n'aimait que le titre de son mari, le +comte n'aimait que la beauté de sa femme: deux vanités. On ne bâtit +pas le bonheur avec ce point d'appui. + +Ils commencèrent par éblouir les curieux du Corso par le faste de +leur équipage et les modes de Paris. Mais au bout de huit jours ils +s'ennuyèrent de poser. + +Valentine s'amusa huit jours encore des hommages des princes romains, +des marquis désoeuvrés et des monsignors curieux, après quoi elle se +mit à lire des romans. + +Un soir, en fermant un volume de George Sand, elle murmura: «Le vrai +roman je l'ai commencé dans le Parc-aux-Grives.» + + + + +LIVRE II + + +LES MAINS PLEINES D'OR + + Si tu ne tues pas ton amour, ton amour te tuera. + GÉRARD DE NERVAL. + + Regarde ton âme pour voir ta conscience. + SAADI. + + + + +I + +LE PORTRAIT FATAL + + +Six semaines après le mariage du comte de Xaintrailles, Georges reçut, +non sans quelque surprise, une photographie représentant Valentine en +pied avec ces deux signatures: Carolus Duran et Bertall. + +C'était donc une photographie d'après un portrait. + +Qui lui avait envoyé cette figure? Il étudia l'écriture de +l'enveloppe; c'était une écriture libre et emportée. Valentine ne lui +avait jamais écrit; mais, plus d'une fois dans leurs promenades, +elle avait ébauché des phrases sur le sable; il ne douta pas que le +portrait ne lui fût envoyé par la jeune femme. + +Pourquoi? se demanda-t-il. + +Un peu plus, il partait pour Rome. + +Quelques initiés ont vu ce portrait à l'emporte-pièce, de Valentine de +Margival par Carolus Duran. C'était quelques jours après son mariage. +Le comte de Xaintrailles avait voulu que M. de Margival ne perdît pas +tout à fait sa fille; Carolus Duran, qui est un Espagnol des Flandres +françaises, réussit comme par merveille à représenter la femme +extérieure et la femme intérieure, la sculpturale beauté, l'ardente +curiosité, la despotique coquetterie. Il peignit la future comtesse de +Xaintrailles en pied sur un fond rouge, comme il a peint depuis une +princesse Bonaparte. S'il n'a pas exprimé toutes les nuances de ce +caractère mobile, il a imprimé sur la toile tout l'éclat de la beauté, +tout le charme du sourire, toute la fierté du regard, tempérée par les +grands cils voluptueusement retroussés. On n'a jamais vu de si beaux +yeux nageant dans le bleu. + +Comme toutes les beautés, celle de la comtesse de Xaintrailles +était discutable, selon qu'elle fût dans le repos ou dans l'action. +Quoiqu'elle fût souverainement intelligente, on peut dire qu'elle +sommeillait souvent les yeux ouverts. La réflexion éteignait ses yeux +et masquait le charme de sa bouche. Pour qu'elle fût belle, il fallait +donc que sa figure fût éclairée par le rayonnement. Alors, il +n'y avait qu'à mettre un point d'admiration. Mais si la figure +s'endormait, les yeux voilés, la bouche close, on avait le temps de +remarquer que sa peau n'avait ni le duvet de la pêche ni l'éclat «des +roses et des lys». La chair était trop brune. On pouvait remarquer +aussi que la figure était un peu courte quand le sourire n'entrouvrait +pas la bouche. + +Valentine savait bien cela, aussi avait-elle l'habitude, quand elle +était seule, de lire, de dessiner, de faire de la tapisserie, devant +sa psyché ou devant un miroir, car dès qu'elle s'apercevait que sa +figure «tombait», elle la relevait soudainement. C'était le coup +d'éperon donné à son cheval attardé. + +Ce portrait fut fatal à Georges. Il le regardait matin et soir avec +adoration et avec colère. C'était l'éternelle tentation qui devait le +décourager à jamais. C'était le souvenir sans l'espérance, c'était +l'amour sans la volupté, c'était le battement de coeur sans +l'étreinte. + + + + +II + +COMMENT GEORGES DU QUESNOY ÉTUDIA LE DROIT + + +Quand Georges du Quesnoy fît son entrée dans le pays latin, c'était en +l'une des années les plus prospères du second Empire. Tout le monde +avait cent mille livres de rente. Il était impossible d'aller aux +Champs-Élysées où au Bois de Boulogne sans être mordu au coeur du +péché d'envie, en voyant s'épanouir aussi follement la haute vie +parisienne. Naturellement Georges se dit: «Pourquoi n'aurais-je pas ma +part du festin?» + +Il excusa presque Valentine d'avoir donné sa main au comte de +Xaintrailles. Il comprit que la société dans ses exigences condamne +les belles femmes à aller où est la fortune. On n'enchâsse pas les +diamants dans du cuivre. + +Chaque fois que Georges était venu au spectacle du Paris mondain, il +rentrait chez lui avec la rage dans l'âme. Il habitait une petite +chambre de vingt francs par mois, qui pouvait faire aimer le travail, +mais qui ne pouvait faire aimer la vie. C'était à l'hôtel du Périgord, +rue des Mathurins; mais on n'y mangeait jamais de truffes. Quoique +Georges ne fût pas habitué aux lits capitonnés, il n'était pas content +du tout dans ce lit de noyer traditionnel où cinq cents étudiants +s'étaient endormis avant lui, sans autre ambition que de passer +leurs examens. Aussi, Georges ne fit pas un long séjour à l'hôtel du +Périgord, se risquant déjà à sauter par-dessus les limites de son +budget. Son père, en ne lui donnant que deux mille francs par an, +lui réservait pour des temps meilleurs le revenu de sa part dans la +fortune de sa mère: environ cinquante mille francs. Donc, s'il avait +beaucoup de jeunesse à dépenser, il n'avait pas beaucoup d'argent. +Avec deux mille francs on peut encore vivre studieusement dans le pays +latin, mais à la condition de ne pas passer l'eau, tandis qu'avec deux +mille francs sur les boulevards on ne fait que deux bouchées. + +Par malheur Georges du Quesnoy passait l'eau; il était de ceux qui +s'échappent du devoir comme les enfants qui s'échappent de leur +lisière, sauf à faire la culbute. Il ne se croyait pas né pour vivre +dans les infiniment petits. Il avait horreur de l'horizon bourgeois, +disant qu'il y mourrait d'ennui. + +Dès son arrivée à Paris, il s'était résigné à vivre mal six jours +de la semaine, sauf à vivre bien le dimanche. Peu à peu, comme les +ivrognes, il avait fait le lundi, puis le mardi, puis le mercredi, +puis le jeudi, puis le vendredi, puis le samedi. Non pas qu'il se fût +mis à boire au cabaret du coin, mais au fond c'était la même chose: +le jeu de dominos au café, la Closerie des lilas, Mabille, l'Élysée, +Valentino, enfin les coulisses des petits théâtres où il avait +pénétré grâce à sa bonne mine et à son esprit. En un mot, la vie des +désoeuvrés. Il fut bientôt à bout de ressources, mais il connaissait +déjà l'art de faire des dettes: la dette ouverte et la dette +insidieuse. + +Georges commença par se dire qu'il pouvait bien s'emprunter à lui-même +un billet de mille francs par an. Une fois sur cette pente, il marcha +vite; il prit une chambre de soixante-quinze francs par mois à l'hôtel +Voltaire, et commença à passer l'eau pour aller dîner avec quelques +amis de collège qui vivaient de l'autre côté. + +L'étudiant qui ne reste pas fidèle au pays latin est un étudiant +perdu. Si le Paris du plaisir entraîne le Paris de l'étude, les +meilleures résolutions s'évanouissent; le désoeuvrement frappe +l'esprit; les droits de la vie s'imposent avant les droits du travail. +Georges continua à étudier une heure par jour, mais le reste du temps, +il s'amusa. + +«Ah! si j'avais connu Paris! disait-il souvent, Valentine ne m'eût +pas échappé. Au lieu de lui faire des phrases sentimentales dans le +Parc-aux-Grives, je lui eusse peint le tableau d'une vie à quatre +chevaux à travers les folies parisiennes. Elle n'eût pas résisté. +Mais, comme un imbécile, je lui faisais pressentir que, si elle +m'épousait, nous repasserions par les moeurs de l'âge d'or. C'était +enfantin!» + +Déjà Georges ne songeait plus qu'aux chemins de traverse; il prenait +en pitié ses camarades d'école, qui se promettaient à leur tour de +devenir avocats de province et d'épouser quelque fille de notaire de +campagne, pour mener une existence à six, huit ou dix mille francs par +an. + +«J'aimerais mieux me faire enterrer tout de suite!» disait Georges +d'un air hautain. + +Mais comment faire pour avoir les cent mille livres de rente d'un +Parisien à la mode? Georges n'avait pourtant pas de goût pour la +banque. + +«Qui sait? disait-il, ne voulant pas désespérer; il y a des hasards +heureux. Je suis beau, ne puis-je pas faire un beau mariage?» + +Mais il aimait toujours trop Valentine pour penser sérieusement à une +autre femme. Il se consolait bien çà et là avec quelque consolatrice +du pays latin; mais ce n'était que des quarts d'heure d'amour. + +Il se levait à midi sous prétexte qu'il se couchait après minuit. Il +allait étudier au café en compagnie de sa voisine, qui lui répondait +politique quand il lui parlait amour. Il admirait beaucoup Lycurgue +en fumant à la Closerie des lilas. Il vantait, après dîner, le brouet +lacédémonien et déclamait contre l'argent en pensant qu'il avait des +dettes. + +Çà et là il était allé à l'École de droit; une fois on lui avait parlé +_mur mitoyen_: il était rentré en toute hâte pour redire sa leçon à sa +voisine. + +Une autre fois il avait rencontré sur le seuil de l'École de droit une +fille d'Ève qui cherchait son chemin. + +«Où allez-vous? + +--Je ne sais pas. + +--C'est mon chemin, nous ferons route ensemble.» + +Et ils étaient allés. + +Aussi Georges du Quesnoy passa son premier examen comme Louis XIV +passa le Rhin. Ses ennemis, les professeurs de droit, ne réussirent +pas à le battre avec leur grosse artillerie. Il leur fit un discours +sur la peine de mort en matière politique, en homme qui avait +profondément étudié la question. Un des trois oracles s'endormit, +le second éclata de rire, le dernier essuya une larme: total, trois +boules rouges. + +Dans le tohu-bohu amoureux du quartier latin, Georges du Quesnoy avait +oublié son pays--le pays de sa mère.--Les roses qu'il avait cueillies +sur la tombe trop tôt ouverte, les baisait-il encore d'une lèvre +respectueuse? La vie était devenue pour lui un bal masqué, un carnaval +sans fin, presque une descente de Courtille; il allait sans détourner +la tête, enivré par toutes les ardentes folies de la première +jeunesse, jetant son coeur comme son argent--par la fenêtre—-à tous +les hasards de l'amour. + +On se demanda bientôt comment ses maîtresses avaient de si belles +robes; on finit par se demander pourquoi il était si bien chaussé et +pourquoi il n'allait jamais à pied. O scandale inouï, une coquine à +la mode l'amena un jour à l'École de droit dans une Victoria à deux +chevaux! Qui payait la coquine? ce n'était pas lui; qui payait les +chevaux? ce n'était pas la coquine. Donc Georges du Quesnoy promenait +sans vergogne, à deux chevaux, son déshonneur. Le matin, entre onze +heures et midi, on reconnaissait encore l'étudiant au café Voltaire, +ou au café de Cluny; déjeunant d'une simple tasse de chocolat, mais le +soir entre onze heures et minuit, il changeait ses batteries: on +le rencontrait sur le boulevard au sortir des théâtres méditant un +souper, à la _Maison d'or_ ou au _Café du Helder_. + +Vous me saurez gré de ne pas vous conter, le mot à mot de cette +existence à la dérive qui est aujourd'hui fort commune à Paris pour +les étudiants qui ont de l'argent, qui passent leurs examens chez +quelque _demoiselle trente-six vertus_ et qui font leur stage dans +toutes les folies parisiennes. Beaucoup finissent par rentrer dans le +giron de la sagesse, mais plus d'un finit mal pour avoir mal commencé. +Sera-ce l'histoire de Georges du Quesnoy? Ce fut en vain que son père +vint à diverses reprises pour le ramener à la raison. + +Comme ce n'était pas un mauvais coeur, il jurait de bonne foi qu'il +briserait avec ses fatales habitudes. Il embrassait son père avec +l'effusion la plus filiale; mais dès que M. du Quesnoy était parti, il +retombait sous le charme des magiciennes. Et quelles magiciennes! Des +femmes qui n'ont de prix que parce qu'on les paie. «On n'en voudrait +pas pour rien,» disait Georges d'un air dégagé. Mais il en voulut +encore quand il ne les paya plus. + +Son frère vint lui-même. Mais que vouliez-vous que conseillât un +rêveur à un désoeuvré? Ils furent heureux de causer ensemble: ce fut +tout. + +«Et toi, demanda Georges à Pierre, que fais tu? + +--Je suis amoureux. + +--De qui? de quoi? + +--Un amour désespéré. + +--Parle. + +--J'aime Mme de Fromentel. + +--Ah! mon pauvre Pierre, je te plains, car on m'a dit qu'elle aimait +son mari et son amant! + +--Je tuerai l'amant. + +--Et le mari?» + +Pierre ne répondit pas. + +«Te voilà plus fou que moi-même, reprit Georges. Crois-moi, viens +habiter Paris. La Seine c'est le Léthé. Il n'est que Paris pour +oublier. + +--Allons, donc! Tu n'as pas oublié Valentine. + +--C'est vrai. Mais Valentine, c'est Valentine. C'est la jeunesse, +c'est la beauté, c'est la poésie. Et encore je finirai par l'oublier.» + +Le lendemain Pierre partit. + +«Pourquoi si vite? + +--J'ai promis d'aller ce soir jouer aux échecs avec M. de Fromentel.» + + + + +III + +LE COEUR MAITRE DE L'ESPRIT + + +Georges croyait que l'esprit gouverne le coeur comme un navire qui +fuit le rivage. Il avait compté sans la tempête. Maintenant qu'il +avait déjà la prescience du naufrage, il s'avouait qu'il subissait la +domination de son coeur. Il ne pouvait dominer son amour. + +Et comme beaucoup de jeunes gens qui portent un coeur blessé, il +cachait la blessure par un sourire railleur. + +Mais il ne trompait pas ceux qui ont aimé et qui ont souffert. + +Ce fut cette passion trahie qui le jeta à la recherche de l'Inconnu, +plutôt encore que les prédictions de Mme de Lamarre. Son coeur +entraîna son esprit. + +Il tenta tout, décidé à rire de Dieu et du diable. + +Je me trompe, il ne croyait ni à Dieu ni au diable. + +O logique de la raison! Tout sceptique qu'il était il se mit à croire +aux esprits, cet esprit fort! + +Un philosophe a dit que chaque heure du jour et de la nuit impose son +despotisme ou tout au moins son influence. Les anciens, nos maîtres +éternels, n'avaient pas pour rien créé des théories pour symboliser la +force occulte des actions de la nature sur l'homme. On a beau jouer au +scepticisme, l'esprit fort le plus résolu n'est le plus souvent qu'un +esprit faible, quand sonnent, dans la solitude et le silence, les +heures nocturnes. Socrate et Platon, dans l'antiquité, Descartes et +Byron dans le monde moderne, pour ne citer que les plus sages et les +plus rebelles aux menées invisibles des puissances supérieures, ont +reconnu que minuit est une heure fatale où l'esprit humain n'a pas ses +coudées franches. Certes, quand on est en belle et bonne compagnie, +quand on soupe gaiement ou amoureusement, l'heure passe sans vous +donner le frémissement de ses ailes, mais si la douzième heure vous +surprend dans la rêverie ou la méditation, quand vous êtes seul avec +vous-même dans le cortège des souvenirs, vous subissez le contre-coup +de cette heure du sabbat qui répand autour de vous, comme une pluie de +fleurs mortes, les âmes en peine qui ont été les âmes de votre vie et +qui viennent tenter leur résurrection dans votre coeur. + +Ce n'est pas seulement le moyen âge qui a imprimé un caractère +mystérieux à la douzième heure; dans l'antiquité, quelles que soient +les religions, on retrouve partout ce sentiment de terreur religieuse +qui s'empare des hommes, qui fait crier les bêtes. C'est la nature +elle-même qui a commencé le sabbat; l'homme n'a rien inventé; il a +déchiffré peu à peu les vérités éternelles dans le livre grandiose que +Dieu tenait ouvert sous ses yeux. + +Les esprits forts disent que la nature n'a pas de mystères. Ils ne +croient à rien et ils parlent de tout avec la désinvolture des gens +qui ne savent rien. Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y +ramène. On peut appliquer ceci aux âmes en peine, aux esprits errants, +au monde invisible, qui nous obsèdent. Il faudrait être un docteur de +l'omniscience pour résoudre si lestement le premier de ces terribles +problèmes. Mais l'esprit humain est comme la mer qui perd d'un côté +ce qu'elle gagne de l'autre. Nous ne pouvons aborder qu'un coin de la +vérité. Et encore, parmi les plus hardis navigateurs, combien qui vont +se briser dans les récifs après avoir entrevu le rivage! Celui qui +dit: «Je sais que je ne sais rien,» est déjà un sage. Le Régent +Philippe d'Orléans, qui fut un homme de beaucoup d'esprit et +d'impiété, disait gaiement: «Je ne crois pas à Dieu, mais je crois +au diable.» C'est l'histoire de tous les athées, c'est l'histoire de +beaucoup de chrétiens qui ne croient à Dieu que parce qu'ils ont peur +du diable. + +Eh bien, le Régent avait la bonne foi d'avouer qu'il avait peur des +ombres, voilà pourquoi il soupait bruyamment pour lutter contre la +nuit. Il avait abordé le grand oeuvre; avant d'inventer Law, il avait +voulu faire de l'or par la vertu de l'alchimie. Il riait tout haut en +plein midi des apparitions nocturnes, mais il ne les niait pas: il +reconnaissait qu'il ne faut pas «trop s'approcher de l'inconnu». +Certes il ne tombait pas dans le piège grossier des magiciens et il +se moquait des commérages de la sorcellerie. Ce n'était pas là qu'il +avait étudié les sciences occultes, il était parti de plus haut et de +plus loin. + +Je parle ici du Régent, parce que c'était un sceptique, il me serait +trop facile de mettre en scène les esprits enthousiastes pour prouver +l'existence de «l'invisible». Bon gré mal gré, il faut reconnaître sa +force sans vouloir s'y heurter. Les sciences humaines sont toutes des +abîmes: si on s'y penche trop on s'y précipite. Rien n'est plus près +de l'extrême sagesse que l'extrême folie. + +Georges du Quesnoy s'était aventuré dans ce pays de l'inconnu; son +imagination ardente voulait dépasser tous les horizons visibles. +Il doutait de tout, mais il se laissait pourtant envahir par l'âme +mystérieuse des choses. Comme il se croyait appelé à de hautes +destinées, il posait à toute heure son point d'interrogation devant +l'avenir, sans jamais oublier, d'ailleurs, les prédictions de la +chiromancienne. + +L'idée fixe est la première station de la folie. Les amis de Georges +du Quesnoy commençaient à chuchoter autour de lui. Naguère il éclatait +en saillies, il était l'homme de toutes les discussions et de tous +les plaisirs; mais peu à peu ce ne fut plus la gaieté que par +intermittence; on le surprenait méditatif, inquiet, assombri. Il eut +toutes les peines du monde à passer son dernier examen, quoiqu'il fût +certes un des plus subtils esprits parmi ses camarades. + +Il s'aperçut lui-même de ses chimériques préoccupations. Il voulut +s'arracher à cette fascination de l'abîme. Il reconnut qu'il marchait +dans le vide, la raison fuyait sous ses pieds, il résolut de ne plus +hanter «l'Inconnu». + +Mais quand l'esprit a pris des habitudes, il ne peut pas «découcher», +comme dit Montaigne. Georges du Quesnoy s'était tourné vers la folie; +après avoir divorcé avec la raison, il ne pouvait rebrousser chemin. +Tout le rejetait dans sa voie nouvelle, soit qu'il fût chez lui, soit +qu'il fût dans le monde. Chez lui il n'aimait que les livres +des visionnaires, dans le monde il n'aimait que la causerie des +spiritistes ou des femmes qui croient aux évocations ou aux revenants. +Partout où il allait, on faisait cercle autour de lui, comme on eût +fait cercle autour d'un sphinx. On le questionnait comme un voyageur +qui revient d'un pays inconnu. Tout le monde espérait qu'il ferait un +peu de lumière dans les ténèbres, mais il jetait un peu plus de +nuées sur les nuées, tout en imprimant autour de lui un sentiment +de terreur. Il avait d'ailleurs tout ce qu'il faut pour inspirer +confiance. Il parlait fort bien; il était physionomiste jusqu'à +pénétrer les âmes; il lisait dans les mains comme Desbarolles; il +tirait mieux les cartes que tous les charlatans à la mode. «Mais, +disait-il à ses amis, ce ne sont là que des jeux d'enfant; je voudrais +bien n'avoir pas été plus loin que ces amusements de salon; par +malheur, moi aussi, j'ai franchi le Rubicon, et j'ai vu de trop près +l'autre monde pour vivre en paix dans celui-ci.» Et quand on voulait +rire, il mettait au défi le premier venu de braver la solitude +nocturne en bravant le sommeil, parce que le sommeil endort plus +encore l'esprit que la bête, parce que le sommeil nous fait retourner +sur nos pas toutes les nuits, parce que le sommeil baisse la toile +devant notre imagination à l'heure même où elle s'envolerait avec ses +coudées franches loin de toutes préoccupations humaines. + + + + +IV + +VISION A LA CLOSERIE DES LILAS + + +Un soir Georges du Quesnoy errait à la Closerie des lilas attendant +l'heure de l'arrivée de quelques grandes cocottes qui l'avaient averti +d'une entrée triomphale. + +Il fut attiré sur le champ de bataille de la danse par les dehors +engageants de Mlle Pochardinette,--une Taglioni bien connue à l'Opéra +en plein vent. + +Plus que jamais, Georges était un rêveur qui brouillait le monde réel +et le monde idéal. Telle femme qui passait lui rappelait telle femme +oubliée, qui réapparaissait comme par évocation. Ce va-et-vient de la +vie égare toutes les imaginations ardentes. Goethe et Byron disaient +qu'ils ne distinguaient plus bien les figures vivantes des figures +rêvées, créations de la nature ou créations de la poésie. + +Or, tout à coup, tandis que cent yeux suivaient gaiement les +gargouillades spirituelles de cette danseuse illustre, Georges pâlit +et chancela. + +Il venait de voir passer dans un tourbillon de nouveaux venus une +figure qui lui était bien connue. + +C'était une jeune fille d'une beauté insolente, en plein +épanouissement. Elle se jeta follement au milieu du quadrille et +dansa avec passion. Jamais Fanny Elsler n'avait montré avec plus de +coquetterie impertinente sa jambe à la Diane chasseresse; jamais gorge +plus franche n'avait fatigué corsage plus orgueilleux. Elle était +belle par la vie, par la jeunesse, par la volupté. Sa chevelure +légèrement dorée et ses yeux qui avaient dérobé un rayon au soleil, +rappelaient Flora, la belle Violante, cette immortelle maîtresse du +Titien. C'était la même _floraison_, la même _violence_, la même +luxuriance de beauté humaine. Mais de beauté divine point. Elle avait +oublié le ciel pour la terre. Cependant quand elle fut au bout de sa +cachucha enragée, elle pencha sa tête avec un nuage de mélancolie +comme si un souvenir eût touché son coeur. + +Mais au même instant, un sourire désordonné passa sur sa bouche; elle +jeta ses mains jointes sur l'épaule de son danseur et lui ordonna de +l'emporter dans toutes les joies furieuses de la valse. + +Georges du Quesnoy avait reconnu la jeune fille du Parc-aux-Grives. +C'était la même figure chargée de trois printemps de plus; trois +printemps savoureux, couronnés de bleuets, d'épis et de cerises. Elle +était fraîche encore; mais déjà atteinte par les premiers ravages des +passions. Sa bouche, autrefois pure comme un sourire de pêche, n'avait +plus cette adorable naïveté d'une bouche ignorante qui n'a encore ri +qu'à elle-même: la science d'aimer avait trop passé par là. + +«C'est elle pourtant, dit Georges en s'avançant du côté de la +danseuse. J'ai reconnu ce beau cou nonchalant que je n'ai retrouvé que +dans la _Psyché_ de Praxitèle. Et ces yeux si fiers et si doux! Et ce +profil taillé en plein marbre! A n'en pas douter, c'est elle. Enfin! +elle va m'expliquer ce mystère étrange. + +--A qui en as-tu dans ton monologue?» + +Georges fut ainsi interrompu par un ami intime qu'il connaissait +depuis la veille. + +«Écoute: il y a trois ans, dans un parc de mon pays, j'ai vu +passer--comme une vision--une belle fille dont je suis encore amoureux +et que je n'ai jamais pu approcher. + +--Ce n'était qu'une vision. + +--Peut-être. Mais aujourd'hui, cette vision détachée du bleu des nues, +voilà que je la retrouve dansant ici. Vois plutôt cette robe bariolée, +ce chapeau insolent, cette écharpe dont elle fait un serpent, cette +ceinture de pourpre qui vaut une bonne renommée. + +--Tu te moques de moi! je ne vois ni la robe, ni le chapeau, ni +l'écharpe, ni la ceinture. Est-ce que tu es visionnaire? + +--Comment! s'écria Georges avec impatience, tu ne vois pas cette +danseuse éperdue, qui jette des roses par poignées et qui répand +autour d'elle une odeur savoureuse de jeunesse. Regarde-moi bien, je +cours à elle et je l'enlève avec toute la force de ma passion.» + +Georges s'élança pour saisir la danseuse; mais comme il croyait la +toucher déjà, elle disparut dans un flot envahissant de beautés +surannées que M. Brididi amenait sur ses pas. + +Durant plus d'une heure, Georges du Quesnoy courut tout le jardin pour +la retrouver. Il tomba épuisé dans les bras de son ami, qui lui offrit +une glace et lui jeta au-dessus la tête un verre d'eau frappée, tout +en lui promettant de le recommander au docteur Blanche. + +«Je ne suis pas fou,» dit Georges avec fureur. + +Survinrent les cocottes en rupture de ban. Il essaya de rire et de +«blaguer» avec elles, mais il était trop ému encore par cette vision +qui agitait son coeur. Il riait des lèvres, mais il répondait de +travers. + +«Voyons, dit une comédienne sans emploi, qui croyait faire des mots, +tu n'es ni à la Closerie ni à la causerie. Est-ce que tu es sorti +comme ton argent? + +--Ni argent ni esprit comptant, dit une autre demoiselle de la même +paroisse. + +--Vous m'avez tout emprunté! + +--On n'emprunte qu'aux riches, mon cher! + +--Eh bien, prêtez-moi cent sous pour vous offrir des cigares.» + +Ce jour-là, Georges du Quesnoy avait à peine les cinq sous du Juif +errant pour fumer le cigare de minuit. + +«Oui, je veux bien te prêter cent sous, dit la grande cocotte en +prenant pour rire un air de protection, mais c'est à la condition que +tu vas me dicter une lettre d'injures à mon amant.» + +Georges se récria. + +«Écrivain public! à cent sous la séance! Pour qui me prends-tu? + +--Ah! voilà que tu fais ta tête, mais, mon cher, tu ne vaux pas +mieux que nous autres. Si tu ne te donnais pas pour cent sous, tu te +donnerais pour cent francs. + +--Peut-être! Tu as raison. Donne-moi cinq louis et je te dicte une +lettre qui sera un chef-d'oeuvre.» + +On s'était assis à une petite table; la demoiselle demanda des bocks +et des glaces, une plume et de l'encre--ce qui ne s'était jamais vu +là. + +Et quand elle eut la plume en main: + +«Eh bien, j'y suis, dit-elle. + +--Et les cinq louis? + +--C'est comme au théâtre, on paye en entrant? + +--Eh bien, tu paieras après la lettre. Mais pourquoi cette lettre? + +--C'est bien simple, mon amant ne revient à moi que quand je lui dis +des injures. + +--Écris. Cela se trouve bien, car je voudrais ce soir injurier le +ciel, la terre, la lune et les étoiles.» + +Georges du Quesnoy dicta à cette fille un vrai chef-d'oeuvre +d'impertinences passionnées. On sentait que c'était l'indignation de +l'amour. Chaque mot frappait juste. Jamais femme jalouse n'avait si +bien marqué les battements de son coeur par des mouvements de colère. +Aussi, à la dernière phrase, la demoiselle se jeta au cou de Georges +du Quesnoy. + +«Un chef-d'oeuvre! s'écria-t-elle, Léon est capable de me répondre par +un billet de mille francs.» + +Georges ne rougissait pas de son rôle, tant il avait déjà perdu +ce sixième sens qui s'appelle le sens moral. Il croyait faire une +«blague» à la don Juan. + +«Eh bien, dit-il, prête-moi cinq louis sur les mille francs. + +--C'est sérieux? + +--Très sérieux. Je te dirai pourquoi.» + +La demoiselle prit gravement son porte-monnaie et le passa à Georges, +qui ne fit aucune façon pour y prendre un billet de cent francs. + +«Demain j'irai te voir pour te demander des nouvelles de la lettre. + +--Écoute, s'il m'envoie mille francs, je te donnerai encore cent +francs. + +--Tu me prêteras encore cent francs.» + +Georges du Quesnoy rectifiait le mot de la demoiselle, mais ce n'était +pas la peine, car déjà à cette époque de sa vie, quiconque lui prêtait +risquait de lui donner. + +Une des amies de la comédienne vint s'asseoir à leur table. + +«Tu sais que ton amant me plaît, dit-elle à cette demoiselle, en +prenant la cigarette allumée de Georges du Quesnoy. S'il veut, je lui +ferai bien le sacrifice de toute une soirée. + +--Eh bien, dit l'autre en raillant, tu auras de la chance si tu ne +fais que de te donner, car avec lui, ça coûte plus cher que ça.» + +Georges du Quesnoy s'indigna d'abord et voulut déchignonner un peu +l'impertinente par une chiquenaude sur ses faux cheveux; mais il était +devenu si philosophe qu'il se croyait au-dessus ou au-dessous de tout +ce qu'on pouvait dire. + +On se leva de table et on alla voir valser Mlle Pochardinette. + +«J'en ferais bien autant,» dit la comédienne. Et elle entraîna Georges +du Quesnoy. + +Il commença à valser avec elle. Mais tout d'un coup il l'abandonna +pour se jeter à la rencontre de la vision qui l'avait frappé une heure +auparavant. + +«Tu es donc fou?» lui dit la comédienne en le ressaisissant. + +Il était pâle comme la mort. + +«Figure-toi, lui dit-il, que je viens de voir passer une jeune fille +de mon pays, que j'ai aimée, à qui je n'ai jamais parlé, que je +n'espérais pas revoir... Elle m'a jeté une poignée d'or et une poignée +de roses à la figure....» + +Georges se baissa et ramassa des roses. + +«Tiens, vois plutôt. + +--Des roses fanées, souillées, piétinées!» + +Georges du Quesnoy promenait partout son regard anxieux. + +«Voilà que je l'ai reperdue, tout en la retrouvant.» + +Quoi que fît la comédienne, Georges du Quesnoy ne voulut pas aller +souper avec elle. Il rentra chez lui, voulant s'isoler pour vivre une +heure dans son souvenir. La vision l'avait arraché à la vie parisienne +pour le rejeter en cette adorable saison où il croyait à tout: au +travail, au devoir, à l'amour. Il lui sembla qu'il prenait un bain de +jeunesse et qu'il revoyait flotter sur son front ces beaux fils de la +Vierge qui portent bonheur aux voyageurs. Il pensa à son père, qu'il +n'avait pas vu depuis trois mois; à son frère, qui n'était pas revenu +à Paris pour le rappeler une fois de plus à la vie de famille. + +«Mon frère a raison, dit-il tristement. Je le prenais pour un fou, à +cause de ses rimes; mais lui aussi est un voyant et j'ai peur de ses +prédictions.» + +Il résolut d'aller le lendemain chez son père et de se retremper aux +sources vives. + +Il se coucha et dormit mal. Toute la nuit la vision passa au-dessus de +son lit. Ce fut une obsession. + +Le matin on lui apporta une dépêche de son père qui ne contenait que +ces mots: + + «_Ton frère est mort. Je t'attends_.» + + + + +V + +COMMENT PIERRE DU QUESNOY MOURUT DE MORT VIOLENTE + +La mort de Pierre Du Quesnoy fut une aventure tragique, qui a éclaté +dans les journaux aux quatre coins de la France. + +Il était devenu l'amant platonique d'une Mme de Fromentel, qui avait, +à ce qu'il paraît, un amant plus réel, nommé M. de Vermand. Je ne fais +que copier la _Gazette des Tribunaux_. Le mari, un vrai mari de la +vieille comédie, ne voulant pas se donner les émotions d'un duel avec +M. de Vermand, trouva fort malicieux de préparer un duel entre l'amant +et l'amoureux, se disant que c'était le moyen le plus pratique de se +débarrasser de l'un et de l'autre. Il joua si bien son jeu qu'il mit +bientôt en effet les armes à la main à M. de Vermand et à Pierre du +Quesnoy. Seulement, ce fut un duel entre un homme qui savait se battre +et un enfant qui ne savait pas se défendre. Circonstances aggravantes, +le duel eut lieu le soir, dans un bois, aux derniers feux du jour, aux +premières clartés de la nuit. Pierre du Quesnoy ne se défendit pas +longtemps. Quoique M. de Vermand ne voulût que lui donner une leçon, +il le frappa d'un coup au coeur, parce que Pierre se précipita +au-devant de son épée. Ce fut une désolation dans tout le pays. M. de +Vermand était parti la nuit même pour l'Angleterre, disant que c'était +pour éviter la prison préventive, mais il ne se présenta pas devant le +jury quand il fut appelé. On le condamna, par défaut, à cinq ans de +prison. Les jurés furent très-sévères, parce qu'ils connaissaient +tous Pierre du Quesnoy. M. de Fromentel en fit une maladie. Mme de +Fromentel ne se consolera jamais. + +Georges du Quesnoy arriva à temps pour voir son frère. Ce fut une +scène déchirante, car on sait combien ils s'aimaient tous les deux. +«J'ai tout perdu, disait Georges, pensant à Valentine comme à Pierre. +C'était la vie de mon coeur et de mon esprit; il ne me reste plus qu'à +mourir.» Il fallut que son père, non moins désespéré, lui redonnât du +courage. Il fallut que sa soeur, qui était arrivée par l'express du +matin, l'arrachât dix fois dans la journée du lit funéraire. + +Le lendemain, pendant la messe mortuaire, Georges du Quesnoy aperçut +Mlle de Lamarre, qui était venue prier avec Mme de Sancy. + +«Elle l'avait dit, murmura Georges, _lui aussi mourra de mort +violente_. Décidément, il me faudra donc monter sur la guillotine, +puisque les prédictions de cette voyante se réalisent!» + +Georges ne manqua pas de faire encore un pèlerinage au château de +Margival. Mais ce n'était plus qu'une solitude abandonnée. + +Le comte, qui aimait les voyages, était parti quelques jours après le +mariage de sa fille pour Rome, Naples, Athènes, Constantinople. Il +n'était pas encore revenu. + +Georges lut sur une pancarte attachée à la grille: + + CHATEAU A VENDRE. + +«Ce château est comme moi, pensa-t-il. Ce château n'a plus de maître +et il est à vendre.» + +Il pensait en philosophe. Tout homme qui ne se possède plus est à +vendre. + +«La mort partout,» dit tristement Georges. + +Et il s'éloigna du château comme du cimetière de sa jeunesse. + + + + +VI + +LA VOYANTE + + +M. du Quesnoy ne voulut pas rester à Landouzy-les-Vignes après la mort +de son premier fils. Il alla vivre à Rouen avec sa fille. + +Georges ne le consola pas, car il mit bientôt la main sur sa part dans +la petite fortune que Pierre avait recueillie de sa mère. Georges +faisait déjà argent de tout. + +Cet argent, venu de son frère bien-aimé, ne lui porta pas bonheur. +Il le joua et le perdit. Il n'en fut que plus avancé vers toutes les +tristesses et tous les découragements. + +Son père, indigné de cette conduite, ne répondit plus à ses lettres. +Sa soeur elle-même lui ferma son coeur, parce qu'elle ne lui +pardonnait pas, elle qui avait des enfants, d'avoir dissipé si vite de +quoi nourrir une famille. + +L'homme qui n'est plus sous la main ou sous les yeux de sa famille a +déjà perdu son meilleur point d'appui sur la terre. Georges ne savait +plus où se tourner. S'il devenait avocat sans le sou, resterait-il +avocat sans causes? Il continua pourtant son droit; mais dans son +amour de l'Inconnu, il étudia la chimie; bientôt il passa dans +l'alchimie, voulant à son tour tenter l'Impossible, jouant le superbe +devant Dieu et devant le diable. + +Quand on pénètre dans le monde des Esprits, on se demande tout d'abord +si on a franchi le seuil de Charenton. Comme Pascal on voit l'abîme +sous ses pieds, et comme Newton on est pris de vertige. C'est que Dieu +n'a pas permis à l'homme de franchir le monde visible, il lui a dit +comme à la mer: «Tu n'iras pas plus loin.» + +Ce qui est d'autant plus inquiétant pour cette parcelle de sagesse +humaine que nous appelons orgueilleusement la raison, c'est que les +plus grands philosophes sont des visionnaires. Descartes n'a-t-il pas +vu apparaître la vierge Marie; Voltaire ne se sentait-il pas possédé +d'un esprit surhumain, dont il disait: «Je ne suis pas le maître;» +Kant, qui certes n'était pas le Jupiter assemble-nuages de la +philosophie, ne disait-il pas: «On en viendra un jour à démontrer +que l'âme humaine vit dans une communauté étroite avec les natures +immatérielles du monde des Esprits; _que ce monde agit sur le nôtre_ +et lui communique des impressions profondes, dont l'homme n'a pas +conscience aussi longtemps que tout va bien chez lui?» + +Georges du Quesnoy finit par s'apercevoir que plus il interrogeait +tous les docteurs de la science occulte, plus la nuit se faisait dans +son âme. Que lui importait d'ailleurs qu'il y eût des démons s'il ne +pouvait s'en servir? + +Un jour il jeta tous ses livres au feu et se tourna vers le soleil en +lui disant: «Je te salue, lumière du monde, les meilleurs esprits ne +feraient pas le plus mince de tes rayons.» + +Il rouvrit Lucrèce, Newton et Voltaire, ces fils du soleil; mais il +eut beau se baigner dans les vives clartés de l'esprit humain, il +sentit que ce n'était pas tout. Il ne put effacer de son âme l'image +de Dieu, il ne put rayer de son souvenir cette prédiction de Mlle de +Lamarre qui avait vu la guillotine se dresser pour lui. + +Vainement il jouait à l'esprit fort: il sentait une âme dans le monde +invisible. + +Il avait dit souvent que pour les imbéciles la terre tournait dans le +vide, tandis que pour les hommes d'esprit elle tournait dans le ciel. +Il ne pouvait s'habituer à l'idée du néant, le néant avant lui, le +néant après lui. Comment nier le pressentiment quand il y a quelque +chose là, sous le front, et quelque chose là, dans le coeur? Du +pressentiment à la divination, il n'y a pas loin. Si Dieu n'existait +pas, on n'aurait pas l'idée de Dieu; si les devins n'avaient pas lu +dans les astres, dans les physionomies, jusque dans les mains, le jeu +des destinées humaines, qui donc aurait cru à tous les oracles de +l'antiquité, à toutes les sorcelleries du moyen âge, aux esprits +frappeurs d'aujourd'hui? pourquoi les âmes du purgatoire +n'auraient-elles pas la mission de nous conduire par la vie à travers +le bien et le mal? Et alors qui les empêcherait de se manifester +par des signes visibles pour les voyants, car il y a des voyants? +Swedenborg n'était ni dupe pour lui-même ni charlatan pour les autres. +A force d'ouvrir les yeux de son âme, il avait vu. Quand Dieu a dit: +Malheur à l'homme seul, c'est que Dieu n'a pas voulu que l'homme se +tournât avant l'heure vers l'infini. Dans le tourbillon du monde, +l'homme ne voit passer que les figures du monde, tandis que dans les +studieuses méditations de la solitude, il ose franchir les abîmes qui +séparent la vie de la mort. Les grands solitaires ont tous été des +voyants. + +Voilà ce que disait Georges du Quesnoy, non pas qu'il tombât dans les +illusions des spiritistes qui voient partout graviter des âmes. Il +n'avait, jamais voulu faire tourner les tables possédées; il se +moquait de quelques-uns de ses amis qui parlaient des esprits +frappeurs, mais il ne pouvait aller jusqu'au scepticisme absolu. + +«C'est pourtant trop bête, disait-il quelquefois en se rappelant les +prédictions du château de Sancy; parce qu'une femme distraite aura +dit, pour étonner son monde, que je serai guillotiné, il faudra que je +sois toute ma vie préoccupé de la guillotine. C'est là une mauvaise +plaisanterie dont je veux faire justice.» + +Mais plus il voulait n'y plus penser, et plus il y pensait. + +Un jour qu'il se retournait vers le passé, appuyé à sa fenêtre, il vit +un étudiant et une étudiante qui revenaient de Vanves, bras dessus +bras dessous, avec des branches de lilas dans la main, s'éventant l'un +l'autre, avec la grâce du Misanthrope, s'il se fût armé de l'éventail +de Célimène. + +«Ah! s'écrie-t-il, que les lilas doivent sentir bon dans le +Parc-aux-Grives!» + +Une heure après, il était au chemin de fer du Nord, ligne des +Ardennes. Le soir il dînait à Soissons et s'en allait à pied jusqu'à +Landouzy-les-Vignes. + +La maison natale abandonnée lui sembla un cimetière, que dis-je! un +tombeau, car le lendemain matin quand il alla saluer la tombe de sa +mère et celle de son frère, le cimetière lui parut un pays souriant +par ses arbres, ses fleurs et ses gazons. + +Ce lui fut aussi un pays souriant que le Parc-aux-Grives, tout épanoui +sous les pousses printanières. Il y passa des heures regardant +à chaque minute les fenêtres de Valentine--un cadre sans +portrait.--«Hélas! murmura-t-il, la fenêtre ne s'ouvrira pas!» + +Il eut l'idée d'aller faire une visite au château de Sancy; il ne +s'avouait pas que c'était pour revoir la chiromancienne, mais au fond +il n'y allait que pour cela. + +Il retrouva au château la même société provinciale; Paris se +métamorphose sans cesse, mais la province est sempiternelle dans ses +évolutions. Non-seulement c'était la même société, mais c'étaient les +mêmes causeries. Georges du Quesnoy se crut un instant rajeuni de +trois ans. + +Mais il pensa à son frère et cacha une larme; on n'avait jamais pleuré +une plus belle âme. + +«A propos, dit Mme de Sancy, plus étourdie chaque année, vous n'êtes +pas encore guillotiné?» + +Georges du Quesnoy s'inclina en essayant un sourire. + +«Je vous remercie de votre impatience, madame; que voulez-vous, j'ai +manqué l'occasion.» + +Disant ces mots, il regardait à la dérobée la sibylle en cheveux +blonds qui, tout en piquant sa tapisserie, murmura d'un air convaincu: + +«Oh! oh! nous n'y sommes pas, M. Georges du Quesnoy a encore bien du +temps devant lui.» + +Le jeune homme se leva et traîna son fauteuil devant la dame. + +«Puisque aussi bien, lui dit-il, me voilà avec vous face à face, +je vous demande sérieusement de me dire pourquoi vous avez mis une +guillotine sur mon chemin? + +--Avez-vous lu Cazotte? lui demanda Mlle de Lamarre. + +--Oui, j'ai lu ses prédictions dans La Harpe. + +--Eh bien, c'était un voyant, comme je suis une voyante. Après l'avoir +écouté, puisque c'était un homme de bonne foi, il fallait se mettre en +garde contre les malheurs qu'il voyait de si loin et de si près. Louis +XVI, tout le premier, a ri de ses prédictions, comme les enfants qui +jouent au bord l'abîme. S'il y eût ajouté foi, il pouvait prévenir la +Révolution en se mettant en travers. On peut rire des voyants, mais il +faut tenir compte de ce qu'ils ont vu. + +--Alors, madame, vous êtes une spectatrice qui voyez déjà le drame à +travers le rideau quand les acteurs sont encore dans la coulisse. + +--Oui, le rideau se fait diaphane pour moi et j'entrevois les acteurs +qui répètent leurs rôles. + +--Et vous m'avez vu dans la coulisse, au dénoûment de ma vie, répétant +mon rôle avec le prêtre et avec le bourreau? + +--Je vous en ai trop dit, vous êtes un noble coeur, car je vous ai vu +pleurer sur la tombe de votre frère; vous êtes un esprit hors ligne, +car je vous ai entendu discuter sur les destinées de l'âme avec le +curé de Sancy. Vous n'êtes pas né pour une existence vulgaire. Si vous +escaladez les cimes, prenez garde au vertige; si votre esprit hante +les nues, prenez garde au tourbillon.» + +Et, parlant plus bas, la chiromancienne dit à Georges: + +«Il n'est pas douteux pour moi que vous aimez toujours Valentine. +Voilà un tourbillon dont il faut vous défier. Prenez garde! si vous la +rencontrez, ce sera votre malheur à tous les deux. + +--Vous ne savez donc pas, madame, qu'il y a des heures de malheur +qu'on voudrait acheter par des éternités de joie!» + +Georges du Quesnoy rentra à Paris un peu plus troublé qu'à son départ. + +Je défie l'homme le plus sceptique de se moquer du lendemain. + + + + +VII + +LES DÉCHÉANCES + + +Georges du Quesnoy passa son dernier examen, mais plus préoccupé de +poser des points d'interrogation devant toutes les philosophies, plus +préoccupé surtout de vivre à plein coeur et à pleine coupe que de +prendre la robe sévère de l'avocat. + +Vivre à plein coeur! Mais depuis qu'il avait ébauché la plus adorable +des passions avec Valentine de Margival, il ne croyait pas qu'il lui +fût possible d'aimer une autre femme. + +Qui donc aurait pour lui ce charme pénétrant? qui donc le ravirait par +cette beauté opulente, beauté divine et beauté du diable? yeux qui +rappelaient le ciel, mais qui promettaient toutes les voluptés? +Georges se contentait de distraire son coeur par des aventures d'un +jour. + +On sait déjà que, dès son arrivée dans le pays latin, il avait été +à la mode parmi les étudiantes, ces demoiselles étant encore assez +primitives pour tenir plus compte de la beauté et de l'esprit que de +la fortune. Ceci peut paraître une illusion, c'est pourtant la vérité. +On sait aussi que Georges avait étendu ses conquêtes de l'autre côté +de l'eau, si bien qu'il ne fut jamais en peine de femmes, quand il +voulait perdre une heure ou même un jour. + +Il avait trop pris au pied de la lettre la pensée du philosophe qui +dit: «L'homme sans passions est un vaisseau qui attend le vent, voiles +tendues, sans faire un pas.» Il avait appelé à lui tous les vents: +ceux qui viennent par la tempête comme ceux qui viennent par la fleur +des blés. Il s'était brisé aux écueils, il avait fait eau de toutes +parts; encore quelques ouragans, il échouait sans une planche de +salut. + +L'orgie--l'orgie de l'esprit--l'avait envahi de la tête au coeur. Il +était entré dans le labyrinthe de la passion--la passion sans âme. + +Il vécut plus que jamais des hasards du jeu et de l'amour. + +Un soir qu'il désespérait de tout, il reçut ce mot mystérieux, +griffonné par une main qui voulait masquer son écriture: + + _Souvenez-vous de l'oubliée_. + +Il ne douta pas que ce mot ne lui vînt de Valentine. + +«Ah Valentine! s'écria-t-il tristement, c'était l'âme et la force de +ma vie!» + +Or cette femme, qui eût été l'âme et la force de sa vie, qu'était-elle +devenue? Sa chute avait été non moins rapide. + +La jeune châtelaine de Margival avait jeté son bonnet par-dessus le +Capitole et il était tombé sur la roche Tarpéienne. C'était au temps +où quelques grandes dames émerveillaient Paris de leurs aventures. +La comtesse de Xaintrailles avait voulu que la France fût bien +représentée à Rome. Pendant que son mari allait à confesse pour la +convaincre que Dieu seul vaut la peine d'être aimé, elle courait +gaiement les villas voisines avec de nobles étrangères qui n'étaient +pas venues à Rome seulement pour voir le pape. Parmi les princesses du +nord et les duchesses du midi qui voyagent par curiosité, il en est +plus d'une qui ne rentrent pas le front haut dans leurs maisons. + +Un soir, la comtesse de Xaintrailles ne rentra pas du tout. +Grand scandale à Rome jusque chez le pape qui lui avait donné sa +bénédiction. Il est vrai que, ce jour-là, un jeune monsignor lui +avait offert à Saint-Pierre la clef du paradis de Mahomet. Elle avait +refusé, mais l'impiété avait fleuri dans son coeur. Rome est le pays +des grands repentirs; mais aussi des grandes perversités. + +Il ne fallait pas être d'ailleurs un profond physionomiste, +physiologiste et psychologiste, pour prédire au comte de Xaintrailles +qu'il ne serait bientôt qu'un mari de Molière, en voyant l'impétueuse +nature de sa jeune femme. On ne marie pas impunément le couchant à +l'aurore, le couchant est rejeté dans la nuit, quand l'aurore s'allume +dans le soleil. C'est la loi des forces et des défaillances. Toute +femme qui ne se jette pas dans les bras de Dieu se jettera dans les +bras de son prochain. + +Valentine était adorée de son père, elle savait que, quoi qu'elle fît, +elle aurait son pardon. L'opinion publique c'était sa conscience, sa +conscience c'était son coeur, son coeur c'était sa passion. L'exemple +en a perdu plus d'une. Valentine voyait tous les jours à Nice et à +Bade, à Rome et à Tivoli, à Paris où elle venait souvent en congé +avec ou sans son mari, de très-nobles dames qui se pavanaient dans +l'adultère avec une gaieté impertinente. Elle trouvait cela de bon +air. Il fut un temps où c'était presque à la mode. Valentine voulut +être une femme à la mode. + +Ce jour-là, le mari put s'écrier: «Tu l'as voulu, Georges Dandin.» + +Il songea à se venger. Il parla de faire enfermer sa femme. Il jura +qu'il tuerait son rival. + +Mais il en avait deux. + +Il voulut être le troisième larron: il se jeta aux pieds de sa femme. +Il la conjura de lui pardonner ses crimes à elle--combien de maris +tombent dans cette lâcheté?--Mais M. de Xaintrailles avait bien +quelques péchés sur la conscience. Il continuait de vagues relations +avec une ci-devant danseuse qui avait été sa maîtresse pendant dix +ans. Valentine renvoya son mari à sa maîtresse en lui disant: + +«Si vous voulez que je vous aime, faites-vous une autre tête. Je vous +ai sacrifié quatre années de ma jeunesse, de ma fortune, de ma beauté, +si vous n'êtes pas content vous êtes difficile à vivre.» + +Et elle s'enfuit à Bade avec le marquis Panino, son second amant. + + + + +VIII + +LE MISERERE DU PIANO + +C'était au temps des prodiges de M. Home. Il était bien naturel que +Georges du Quesnoy, déjà visionnaire, voulût voir de près le célèbre +médium, espérant avoir le premier et le dernier mot de toutes ces +aventures occultes. + +Il voulait aller tout exprès à Bade pour le rencontrer, lorsqu'il +lut un matin dans un journal la liste des étrangers en villégiature +là-bas. Le nom de: + + _Madame la comtesse de Xaintrailles_ + +le frappa comme un coup de soleil. + +«Décidément, dit-il, ma destinée m'appelle à Bade.» + +Mais, arrivé à Bade, il lui fut impossible de découvrir Valentine. Il +alla chez M. Home. On sait que M. Home ne se laissait pas aborder par +le premier venu; mais Georges du Quesnoy, arrière-petit-cousin de M. +de Ravignan, arriva jusqu'à lui, grâce à ce nom très-révéré par cet +esprit troublé. Georges du Quesnoy, quoiqu'un peu hautain, était, +quand il le voulait, l'homme du monde le plus sympathique. M. Home se +laissa conquérir à moitié, quoiqu'il fût toujours sur la réserve. Cet +homme, qui avait commencé par les malices des dessous de cartes, avait +fini par se prendre au jeu. Il avait vu devant lui l'abîme de Pascal, +et pour les autres il était devenu un abîme. Georges eut peur d'y +tomber; mais au delà de cet abîme on voyait la lumière comme on voit +la vie future au delà du tombeau. Le médium avoua qu'il n'était pas +maître de lui depuis qu'il était obsédé par un esprit dominateur qui +le rappelait toujours à l'ordre quand il voulait se révolter. C'est +ainsi qu'il expliquait ce mouvement des choses matérielles, tables, +fauteuils, pianos, quand il voulait nier les esprits. + +«Car je ne les appelle jamais, disait-il, surtout depuis ma confession +à l'abbé de Ravignan. Ils me font peur, et je passe ma vie à les +exorciser moi-même. C'est dans la lutte qu'ils reviennent ainsi faire +le sabbat. + +--Eh bien, faites-moi voir ce sabbat, je vous en supplie,» dit +Georges. + +Il avait déjà raconté au médium ses visions du parc de Margival et +de la Closerie des lilas; mais il ne voulait pas croire aux tables +tournantes non plus qu'à la sarabande des fauteuils. + +Depuis quelques jours, M. Home refusait aux plus belles étrangères en +villégiature à Bade, de se remettre en communication avec les esprits +frappeurs ou tourbillonnants. On parlait beaucoup alors de sa célèbre +séance chez l'impératrice des Français, où il avait convaincu les plus +incrédules de ses obsessions démoniaques. C'en était assez pour sa +gloire éphémère. Pour lui, les grands de la terre étaient ceux qui, +comme le père Ravignan, travaillaient à la rédemption des âmes. Il +jouait le dédain du monde périssable. + +Georges du Quesnoy fut donc bien mal venu à demander des miracles. + +Mais un soir qu'ils se promenaient tous les deux dans l'avenue de +Lichenthal, M. Home lui dit: + +«Voyez comme je suis malheureux! ce que j'aimerais c'est la solitude, +pour rêver à toutes les merveilles du monde, mais je ne connais pas +la solitude; dès que je suis seul, les esprits reviennent à moi plus +furieux que jamais.» + +Quoique ce fût avant le coucher du soleil, Georges regarda de +très-près M. Home. Il était pâle et effaré. + +«Ne me quittez pas ce soir, ne me quittez pas ce soir,» disait-il avec +une inquiétude, qui ne semblait pas jouée. + +Georges jugea que c'était une bonne fortune pour lui que cette +soudaine reprise des esprits. Il allait enfin savoir! M. Home lui dit +qu'il ne voulait pas rentrer à l'hôtel de Russie, où il avait pris +pied depuis quelques jours. Il décida qu'il irait à l'hôtel Victoria, +où était descendu Georges. + +«C'est un hôtel plus vivant et plus gai; les esprits ne franchiront +peut-être pas le seuil, surtout si vous leur tenez tête.» + +Ce n'était pas l'affaire de Georges. Aussi il n'eut garde de faire le +sceptique. Bien au contraire, il appela lui-même les esprits avec la +douceur des oiseleurs qui appellent les oiseaux. + +Les voilà entrés. M. Home demanda une simple chambre; il n'y en avait +pas une seule qui fût libre. On lui proposa l'appartement d'une des +grandes-duchesses de Russie, qu'on attendait toujours et qui ne venait +jamais. + +«Il faut bien l'accepter,» dit Home, qui ne regardait pas à l'argent. + +En passant dans le salon, il fut fâché de voir un piano. + +«Pourvu qu'ils ne me fassent pas de musique,» dit-il avec +tressaillement. + +Georges se disait: «Il y a là un charlatan, un fou ou un voyant; +peut-être y a-t-il de tout cela.» + +Ils allèrent jusqu'à la chambre à coucher. + +«Je suis brisé,» dit M. Home. + +Il se jeta sur son lit et fit signe à Georges de s'asseoir en face de +lui sur le canapé. + +«Ne vous en allez qu'après minuit, c'est une grâce que je vous +demande, lui dit le médium. Attendez que je sois endormi, car, si vous +n'étiez là, je n'aurais pas de toute cette nuit une heure de sommeil.» + +Georges voulut parler des esprits, mais M. Home le supplia de changer +de causerie. + +Et il parla à voix haute de toutes les belles dames qu'ils avaient +rencontrées dans leur promenade, femmes sérieuses et femmes légères, +princesses étrangères et princesses de la rampe. M. Home ne parlait +si haut et n'évoquait de si belles figures que pour faire peur aux +esprits. + +A un certain moment, il se jeta hors du lit pour arrêter la pendule. + +«Pourquoi faites-vous cela? + +--Pourquoi? C'est que cette pendule pourrait sonner les douze coups de +minuit, et me frapper douze fois le coeur presque mortellement.» + +Cinq minutes après: + +«Voyez, reprit-il, la pendule marche malgré moi; je l'ai pourtant +bien arrêtée. Parlez-moi bien vite de la princesse *** et de Mme Anna +Delion. Voilà deux beautés, souveraines, une pour Dieu, l'autre pour +le diable.» + +Une seconde fois il alla arrêter la pendule. + +«Pourquoi avez-vous allumé cette troisième bougie? dit-il à son +compagnon. + +--C'est singulier, dit le jeune homme, car, en effet, il n'y avait +tout à l'heure que deux bougies d'allumées.» + +M. Home en éteignit une; mais à peine fut-il couché que Georges vit +encore trois bougies allumées. + +Il commença à croire aux esprits. + +Il éteignit lui-même la troisième bougie. + +Pendant toute une heure, ils causèrent de la vie parisienne à Bade, de +toutes les aventures amoureuses, de la folie des joueurs. + +«Vous savez, dit Georges; que ce grand Italien, qui avait l'air d'un +Meyerbeer brun, s'est pendu au vieux château? + +--Chut! dit M. Home, ne me parlez pas du vieux château; c'est là que +je n'irais pas à minuit.» + +Un silence. + +«Voyez, reprit le médium en montrant la pendule, cette fois elle +est bien arrêtée, mais les aiguilles vont toujours, il est minuit; +accourez vite, je vais mourir.» + +Georges se jeta vers M. Home. La pendule sonna minuit. M. Home prit la +main de Georges et la porta à son coeur. + +«N'est-ce pas que c'est épouvantable?» lui dit-il. + +Chaque tintement de la pendule se répétait dans le coeur de M. Home +par un battement de toute violence; c'était à le briser. + +«Voyez comme elle tinte lentement; c'est pour prolonger mon agonie.» + +Georges courut à la pendule et la secoua pour arrêter la sonnerie, +mais elle persista à sonner. Cette fois, sa raison l'avait abandonné, +mille nuages passaient sur son front. Sans bien savoir pourquoi, il +agita le cordon de la sonnette. + +«C'est inutile, lui dit M. Home, la sonnette ne sonnera pas, les +esprits sont les maîtres ici; il faut nous en aller.» + +Mais il se passa plus d'une heure sans que M. Home reprît la force de +se tenir debout. Georges avait voulu appeler. + +«Non, lui dit le médium, je ne veux pas donner ce spectacle.» + +Enfin M. Home, tout défaillant, se mit debout, prit son chapeau et +marcha vers la porte du salon. Georges allait le suivre, quand il +s'arrêta court. + +«N'entendez-vous pas?» lui dit M. Home en tombant sur un fauteuil. + +Georges écoutait. + +Il entendit résonner le piano comme une harpe éolienne; c'était une +vague musique d'église écoutée dans le lointain. Le _De profundis_ et +le _Miserere_ n'ont pas de clameurs plus doucement funèbres. + +«Qui touche du piano? demanda Georges, plus ému encore. + +--Pouvez-vous le demander? ce sont mes ennemis. Ne les entendez-vous +pas qui chantent la mort de mon âme? c'est horrible.» + +M. Home avait des larmes dans les yeux. Il se traîna à la fenêtre et +l'ouvrit; mais déjà Bade dormait. + +«On n'entend plus, dit le médium, que le sabbat qu'ils font là-haut au +vieux château. + +--Voilà ce que vous entendez, dit Georges, mais moi, j'entends un +autre sabbat; on danse là tout à côté, chez Mlle Soubise. J'y suis +invité et je vous y emmène. Vous serez sauvé, car vous ne serez plus +dans le monde des Esprits. Méry est là avec Scholl et quelques autres +esprits bien pensants. + +--Jamais, dit M. Home, jamais je n'irai dans ce monde-là. + +--Ce n'est pas la peine de quitter l'esprit des ténèbres pour +retrouver l'esprit de l'enfer. + +--Ne rions pas, dit M. Home avec un accent sévère. Vous ne sentez donc +pas que vous êtes au milieu du sabbat? Tout est sens dessus dessous +ici. Regardez plutôt dans la glace, vous ne vous verrez pas.» + +Comme M. Home disait ces mots, les bougies s'éteignirent. + +«Permettez, ce n'est pas de jeu,» dit Georges en voulant rire encore. + +M. Home frappa du pied. + +«Croyez-vous donc que je suis maître de faire le jour et la nuit?» + +Et après un silence: + +«Avez-vous aimé? + +--Si j'ai aimé! j'ai aimé à en mourir. Ç'a été le malheur de ma vie. + +--Et quelle était la femme? + +--Une adorable créature. Je ne suis venu ici que pour la voir. + +--Et vous l'avez vue? + +--Non. Elle n'a fait que passer, je crois qu'elle est allée à Ems, où +j'irai demain. + +--Contez-moi cette histoire. J'aime beaucoup les contes amoureux.» + +Georges ne se fit pas prier. Il conta en quelques mots rapides, avec +tout l'accent de la passion, les premiers chapitres de son roman. Il +peignit, en s'y attardant un peu, cette belle figure de Valentine dont +le seul souvenir lui masquait toutes les femmes. + +«Et vous ne l'avez pas revue une seule fois? lui demanda M. Home. + +--Non, pas une seule fois; je voulais aller jusqu'à Rome, mais j'avais +peur de la trouver heureuse là-bas. Si je suis venu à Bade, si je me +décide à aller à Ems pour la poursuivre, c'est que j'ai appris qu'elle +avait planté là le comte de Xaintrailles.... + +--Attendez donc, je la connais. C'est un miracle de beauté, surtout +quand elle rit. Je l'ai beaucoup vue à Rome. Je sais mieux son +histoire que vous ne la savez vous-même. Elle a enlevé le marquis +Panino qui n'osait pas tenter l'aventure. Ç'a été le bruit de la Ville +éternelle au dernier carnaval. Comment a-t-elle passé ici sans venir +me voir? J'ai causé vingt fois avec elle à Rome: et causeries les plus +intimes. Elle m'a souvent donné sa main, en me priant de lui dire +sa destinée. Eh bien, mon cher ami, vous voyez qu'il ne faut jamais +désespérer; maintenant qu'elle est en rupture de mariage, vous aurez +votre tour. + +--Mon tour! s'écria Georges blessé au coeur. Je la veux toute pour +l'emporter à tout jamais dans ma passion. Ce n'est pas une bonne +fortune que je cherche. Dieu merci, j'ai usé ma curiosité à ces +folies-là. Ce que je veux retrouver en elle, c'est ma jeunesse. +Mais retrouverai-je son amour? Voyez-vous, si elle voulait m'aimer, +j'oublierais les mauvaises années de ma vie. Je renouerais la chaîne +d'or et je redeviendrais un homme. + +--Tout beau! vous voilà déjà un enfant. Enfin je vois que vous +l'aimiez bien. + +--Oh! oui, je l'aimais bien! je l'aimais à ce point, que, depuis que +je l'ai perdue, je n'ai aimé les autres femmes que par contre-coup, +que parce qu'elles me la rappelaient. Celle-ci avait sa voix, celle-là +la couleur de ses yeux; mais aucune n'avait ce charme terrible qui me +poursuit encore, qui me poursuivra jusque dans la mort. Je suis +devenu le plus grand sceptique de l'amour. Eh bien, si je retrouvais +Valentine, je tomberais à ses pieds aussi ému et aussi croyant +qu'autrefois. + +--Voulez-vous la voir? + +--Puisque je vous ai déjà dit que je voulais partir demain pour Ems où +elle doit être. + +--Je vous demande si vous voulez la voir tout de suite. + +--Vous le savez bien. Mais elle n'est pas ici.» + +M. Home se leva et s'approcha de la glace en saisissant avec force la +main de Georges. + +«Regardez dans cette glace. + +--Mais il faudrait au moins rallumer les bougies. + +--Regardez dans cette glace.» + +Georges voulut regarder, mais à cet instant M. Home lui passa la main +sur les yeux. + +«Regardez bien.» + +Georges croyait qu'il allait se voir lui-même, mais il vit la comtesse +de Xaintrailles. Ce ne fut qu'une vision, car elle disparut au même +instant. + +«J'ai vu, dit-il, mais je ne crois pas. + +--Eh bien moi, dit M. Home, je n'ai pas vu, mais je crois.» + +Les bougies venaient de se rallumer. Georges, déjà fort ému, fût +frappé de la pâleur de M. Home. + +«Puisque vous croyez; expliquez-moi ce miracle. + +--C'est bien simple; ne savez-vous pas que les âmes ont l'image plus +ou moins invisible des corps? Quoi de plus naturel que l'âme de Mme de +Xaintrailles, si elle vous aime, ne soit venue à vous sur ma prière, +quand vous l'attendez? + +--Ce que vous me dites n'est pas si simple que cela. Et d'abord +comment voulez-vous que l'âme de Mme de Xaintrailles se soit si +galamment détachée de son corps? + +--C'est élémentaire: l'âme, qu'est-ce autre chose que la pensée? Mille +fois par jour, votre âme quitte son corps pour faire le tour de +tous les mondes connus, même des mondes qu'elle ne connaît que par +ouï-dire. Ne voyage-t-elle pas dans le passé qu'elle n'a jamais vu? +dans l'avenir qui n'a jamais existé? + +--Je veux bien, mais pourquoi voulez-vous que l'âme de Valentine?--si +j'admets l'image de l'âme--vienne s'égarer ici à l'hôtel Victoria, où +elle ne sait pas que je suis? + +--Par les attractions de l'amour, par la volonté de mon âme, car j'ai +voulu qu'elle vînt. Ne vous est-il pas arrivé souvent, quand vous +étiez au théâtre ou à votre fenêtre, de forcer une femme à vous +regarder par le magnétisme de votre regard? Si l'homme corporel a une +telle force, pouvez-vous douter de la force cent mille fois plus forte +de l'homme incorporel? Puisque l'âme est une parcelle de la Divinité, +elle peut soulever un monde.» + +Georges du Quesnoy ne fut pas convaincu, et pourtant la vision le +frappait encore. + +M. Home s'étant approché de la fenêtre: + +«Mon cher ami, dit-il à Georges, je dédaigne de vous mettre les points +sur les i. Rappelez-vous cette lettre de Marie-Antoinette où elle +raconte que Cagliostro lui a fait voir la guillotine dans une carafe. + +--La guillotine! s'écria Georges avec un sentiment de terreur. + +--Eh bien, oui, la guillotine. Quand la malheureuse reine fut au +Temple, elle se rappela la carafe de Cagliostro; aussi elle demanda +toujours qu'on lui servît de l'eau dans une cruche. + +--La guillotine! dit encore Georges. + +--C'est un mot qui vous épouvante? + +--Non, je n'ai peur de rien, mais je dois vous dire qu'une +chiromancienne m'a prédit que je mourrais guillotiné. + +--Si je n'avais pas ouvert la fenêtre, dit M. Home, j'interrogerais +votre destinée. Peut-être la glace nous dirait-elle s'il y aura ou +s'il n'y aura pas de guillotine. Mais c'est fini, je suis délivré des +esprits. Si vous voulez à toute force savoir comment vous mourrez, +interrogez un miroir quand vous serez seul la nuit avec la foi au +monde invisible. Mais il ne faut pas un seul être vivant autour de +vous.» + +M. Home respirait avec bonheur l'air vif de la nuit. + +«Je suis sauvé encore une fois,» reprit-il en s'animant. + +Un silence. + +«Les esprits ont livré bataille, mais les voilà vaincus, grâce à votre +présence. Adieu. Je vais me coucher; je n'ai plus peur.» + +Ils sortirent tous les deux. + +Georges serra la main de M. Home. C'était une main de marbre. Comme il +avait oublié sa canne, il retourna dans la chambre à coucher. + +Quand il passa devant le piano, ce ne fut pas sans frissonner un peu. +A peine fut-il à la porte, que le piano eut encore quelques notes de +son chant lugubre. + +La porte se ferma violemment derrière lui; aussi il eut beau vouloir +reprendre son air de scepticisme pour entrer chez Mlle Soubise, Mlle +Anna Delion lui dit: + +«Vous avez l'air d'un mort qui a la permission de minuit. + +--Ma foi, dit Georges, je suis plus mort que vif. J'ai passé la soirée +avec M. Home, qui m'a livré aux esprits. + +--Eh bien, dit Aurélien Scholl avec son sourire diabolique, ici vous +serez livré aux bêtes.» + + + + +IX + +VOYAGE SENTIMENTAL + + +Le lendemain Georges du Quesnoy partit pour Ems. A peine était-il dans +le wagon qu'il vit passer la comtesse de Xaintrailles, au bras du +marquis Panino. Ils étaient en retard et ils semblaient s'entraîner +l'un l'autre. En reconnaissant la comtesse, en la voyant si belle et +si gaie, Georges ressentit un coup au coeur, un vrai coup de poignard; +car s'il avait pu admettre jusqu'à un certain point que Valentine le +quittât pour se marier, comment pouvait-elle, trahissant tout à la +fois le mariage et l'amour, s'abandonner avec la joie dans l'âme à +ce Napolitain, qui d'ailleurs n'était ni jeune ni beau? C'est là +le mystère des passions. Si elles marchaient à pas comptés avec la +logique, elles ne seraient plus des passions. C'est peut-être la +volonté occulte de la nature, qui veut toujours marier le beau et le +laid, le chaud et le froid, le bien et le mal, l'esprit et la bêtise +pour les lois de l'harmonie universelle. + +Georges pensa à se jeter hors du wagon pour courir à la comtesse et +lui reprocher sa double félonie. Mais ce fut le premier mouvement. Il +avait trop vécu déjà pour ne pas comprendre le ridicule d'une telle +action. Sa seconde pensée fut de rentrer tout simplement à Bade et d'y +risquer ses derniers louis, au lieu de les dépenser dans ce voyage +inutile. + +Mais il était trop tard, le coup de sifflet retentit: il fallait +partir! Il se promit de descendre à la prochaine station et de monter +vaillamment dans le compartiment du marquis et de la comtesse. Ainsi +il savourerait douloureusement ce spectacle de la trahison. Comme il +n'avait peur de rien, il parlerait haut et ferme, il braverait l'amant +et tenterait de reconquérir la maîtresse. + +Et en effet, dès que le train s'arrêta, il sauta à terre et il alla +droit au wagon des amoureux. + +Il lut sur la portière: _compartiment réservé_. Mais il n'était +pas homme à s'arrêter pour si peu. Il tourna la poignée et monta +lestement. + +«Chut! lui dit le marquis, en se précipitant vers lui, nous sommes +chez nous. + +--Chut! riposta Georges du Quesnoy en mettant un pied sur le tapis, je +suis ici chez moi et je prends mon bien où je le trouve. + +--Qu'est-ce que c'est que cela?» dit le marquis en lui fermant le +passage. + +Georges eût certes passé outre si un des hommes du train ne l'eût +saisi par le pan de sa redingote, en lui disant qu'il se trompait de +compartiment. Georges était vaincu. Vainement il persista à vouloir +entrer, l'homme du train le fit tomber du marchepied au moment même +où le train repartait. Il envoya cet homme d'un coup de pied rouler +jusqu'à la porte de la gare, mais il n'en était pas plus avancé. +Pourtant il se rejeta tout éperdu sur le compartiment, qui ne courait +pas encore à grande vitesse. Cette fois il y pénétra comme le +tonnerre; il saisit le marquis Panino et le voulut précipiter sur la +voie. Par malheur le marquis tenait bon et il l'entraîna lui-même dans +sa chute. + +Si bien que la comtesse de Xaintrailles fit le voyage toute seule +jusqu'à la prochaine station. + +«Enfin monsieur! que me voulez-vous? dit le marquis à Georges. + +--Rien. Je veux seulement vous empêcher de voyager avec la comtesse de +Xaintrailles. + +--De quel droit, monsieur? + +--La force prime le droit. D'ailleurs vous n'êtes pas son mari. + +--Ni vous non plus, monsieur. + +--La question n'est pas là. Si vous n'êtes pas content.... + +--Non, certes, monsieur, je ne suis pas content. + +--Eh bien, voici ma carte. Vous me trouverez partout: à Bade, à +Paris ou à Rome, si vous vous permettez de retourner par là avec la +comtesse.» + +Le marquis Panino donna lui-même sa carte; après quoi il alla +questionner le chef de gare sur le moyen le plus rapide de rejoindre +le train qui partait pour Ems. + +Georges du Quesnoy se promettait d'empêcher son rival d'aller plus +loin, voulant lui-même rejoindre Valentine sur la route d'Ems, quand +un de ses amis du boulevard des Italiens, qui attendait à la gare le +train retournant sur Bade, frappa sur les vitres de la salle d'attente +et l'appela non-seulement par sa voix, mais par la voix de deux +demoiselles à la mode dans les coulisses des Bouffes-Parisiens: Mlles +Rose Blanche et Adèle Cherche-Après, la Gaieté et l'Insouciance en +voyage. + +«Je suis furieux! dit Georges à son ami; si tu veux partir pour Ems +avec moi, tu seras mon témoin dans un duel à mort, avec ce marquis +napolitain qui vient de m'enlever la plus adorable des femmes. + +--Allons donc! dit Mlle Cherche-Après, une de perdue, deux de +retrouvées! + +--D'autant plus, ajouta Mlle Rose Blanche, que nous avons peur de +ne pas trouver d'appartement à Bade et que nous avons compté sur ta +chambre à coucher. + +--Ma chambre à coucher! dit Georges qui se rappela alors le sabbat de +la veille, il y revient des esprits. + +--Des esprits! Ils ne reviendront pas si nous sommes là. Conte-nous +donc cette bêtise?» + +Georges leur dit mot à mot ce qui s'était passé à la gare et à l'hôtel +Victoria. + +«Et tu es assez candide pour t'imaginer que tu as vu ta bien-aimée +dans le miroir, par la volonté de M. Home? + +--Oui, je suis assez candide pour cela. + +--Qui te dit qu'elle n'était pas là avec M. Home? + +--Après tout, murmura Georges, ceci n'est pas impossible, d'autant +plus qu'elle habitait l'hôtel Victoria.» + +Il se décida à ne pas poursuivre plus longtemps la comtesse de +Xaintrailles, jugeant que c'était maintenant à elle à lui donner de +ses nouvelles. Il retourna donc à Bade, en compagnie de son amie et +des comédiennes. + +Quand il revit M. Home, il l'interrogea sur la vision dans la glace. + +Mais le médium lui prouva sans beaucoup de peine qu'il lui eût été +bien plus difficile de préparer cette comédie impossible que d'appeler +l'âme de Valentine. Il lui jura que d'ailleurs il la croyait partie +pour Ems. + +«Croyez-vous, lui dit-il, que je me suis confessé à l'abbé de Ravignan +pour trahir la religion? Ç'a été pour moi une bénédiction. L'abbé de +Ravignan m'a exorcisé, mais, par malheur, les esprits reprennent peu à +peu leur empire.» + +Georges avait conté à M. Home sa mésaventure sur le marchepied du +wagon. + +«Quand vous verrez la comtesse, lui dit le médium, vous l'interrogerez +à son tour. + +--Mais la reverrai-je? + +--N'en doutez pas. Vous vous êtes trop aimés pour ne pas vous revoir. +Dieu et la nature le veulent. + +--Comment a-t-elle pu m'oublier jusqu'à prendre un amant? + +--Qui vous dit que ce n'est pas le chemin fatal pour revenir à vous? +Du reste, elle doit repasser par Bade. Cette fois, ne manquez pas +l'occasion.» + +Georges attendit la comtesse de Xaintrailles sans trop d'impatience, +parce qu'il oubliait son coeur et son esprit dans les folies du jeu +et des filles galantes. Comme il passait pour avoir de la veine, sans +doute parce qu'il était ruiné, ces demoiselles lui faisaient tous +les matins une bourse de jeu. Il était toujours sur le point de se +révolter contre lui-même, mais comment se relever de ses déchéances +sans avoir de l'argent pour point d'appui? + +Il espérait toujours faire sauter la banque. Cette bonne fortune lui +arriva un jour; mais comme il était en spectacle et comme il jouait +l'argent des autres, il ne voulut pas s'arrêter en si beau chemin. +Il joua encore, il joua toujours, jusqu'au moment où ce fut lui qui +sauta. Désespoirs et récriminations de ces demoiselles; un instant il +avait eu toutes les caresses, il en fut bientôt aux égratignures. On +l'accusa d'avoir mis de l'argent de côté. + +La vérité, c'est qu'il revint à Paris sans un sou, n'osant pas +attendre à Bade la comtesse de Xaintrailles au retour d'Ems, parce +qu'il ne voulait reparaître devant elle qu'en vainqueur et non en +vaincu. + +«Soyez mon ambassadeur, dit-il à M. Home. Si vous revoyez Mme de +Xaintrailles, dites-lui que jamais héroïne de roman ne fut aimée comme +elle.» + + + + +X + +LA CHIMIE ET L'ALCHIMIE + + +La fortune est aux audacieux: ne doutant pas de son audace, Georges ne +douta pas de sa fortune. + +Ce fut alors qu'il se mêla à la tourbe des coquins en gants de Suède +qui s'abattent sur Paris comme sur un grand chemin, sans souci de +l'honneur non plus que du devoir, jetant leur conscience par-dessus +le dernier moulin de Montmartre, décidés à tout pour arriver à tout, +brassant des affaires qui n'ont que des commencements, sautant tous +les jours à pieds joints par-dessus la police correctionnelle, vrais +saute-ruisseaux des hauts financiers, tentant les hasards de la +Bourse, jetés par la fenêtre du parquet, tombés dans la coulisse, +aujourd'hui courtiers, demain remisiers, après-demain directeurs de +la Banque des Familles avec des succursales sans nombre. Vous les +connaissez tous: celui-là crée un journal qui n'aura qu'un numéro, +celui-ci ouvre un dépôt de _prêts sur titres_, l'un vous vendra à +juste prix la honte de votre ennemi, l'autre vous vendra à plus juste +prix les bonnes grâces d'une femme en renom. + +Je dirai pourtant que Georges du Quesnoy fut longtemps dans ce monde +perdu, homme de pensée, mais point homme d'action. Il partait de ce +beau principe: l'homme est né voleur, depuis le berceau jusqu'à la +tombe, avec le souci de prendre ici, là, plus loin, toujours. Le grand +art, c'est de voler avec la protection du gouvernement. Par exemple, +le marchand de vin et le marchand d'eau ne volent-ils pas sur la +qualité et la quantité avec une patente du gouvernement? Le banquier +qui fait un emprunt d'État vole d'abord le roi qui emprunte et ensuite +les peuples qui prêtent. Il est volé à son tour par la fille d'Opéra, +qui vole tout aussi bien, puisqu'elle se vend sans se donner. + +Georges, comme s'il riait de tout, débitait ainsi mille paradoxes +subversifs, armé de Baboeuf et de Proudhon, mais ne croyant pas un mot +de ce qu'il disait. + +Ses vrais amis lui conseillaient de se hasarder au Palais, puisqu'il +avait l'éloquence naturelle et l'éloquence étudiée; mais comme c'était +un chercheur et un inquiet, comme il appartenait à la secte de ces +esprits turbulents et désordonnés qui n'aiment pas les chemins +officiels de la vie, il se jeta décidément dans les hasards de la +chimie. + +La curiosité le dominait toujours. Tout en reconnaissant que la +science n'aimait pas les mystères, là encore il voulait trouver des +mystères. Mais ce qu'il voulait trouver surtout, c'était le miracle +d'une fortune rapide. + +Il avait d'ailleurs vu quelques-uns de ses amis de rencontre et +d'occasion, faire leur fortune dans des découvertes imprévues. La +chimie est une loterie. Il en est qui ne tirent jamais le bon numéro, +mais il en est qui gagnent du premier coup. + +Il ne tenta pas de faire de l'or, comme les alchimistes du sabbat, +mais il tenta d'orifier le cuivre. Ce fut le sabbat des métaux. +Le cuivre fut rebelle à toute métamorphose. On ne refait pas une +virginité à la fille perdue. + +Après cette tentative il s'aventura dans les eaux des fées voulant +retrouver les teintures vénitiennes. C'était encore chercher l'or. +Il retrouva le blond de Diane de Poitiers, le blond du Nord; mais il +comprit que le soleil seul donnait aux filles de Venise le chaud rayon +qui les auréole. + +De là il passa dans les poisons. C'est lui qui inventa ou réinventa +le poison des Médicis, ou le poison des bagues et des perles. On se +souvient que, vers les dernières années de Napoléon III, beaucoup de +crevés, de journalistes, de chercheurs, de femmes déchues, de hautes +courtisanes, ne voulaient mourir que par ce poison doux et violent. + +J'ai rencontré hier à la table d'une comédienne un prince et un homme +politique qui portent encore le poison de Georges du Quesnoy «pour +être maîtres de leur mort à travers les révolutions». Ils oublient +trop que le poison se dissout et perd sa vertu par la chaleur. + +Par malheur pour Georges du Quesnoy, ce poison ne fit pas sa fortune, +n'étant pas à la portée de ceux et de celles qui n'ont ni bagues ni +perles. Il chercha d'autres inventions, mais il n'eut pas la main +heureuse, quoiqu'il eût le coup d'oeil subtil. + +Il commençait pourtant à se faire un nom dans la science. Il faut lui +rendre cette justice qu'il aimait la science pour la science. + +Jusqu'à Lavoisier, la chimie avait encore des airs de famille avec +l'alchimie; mais Lavoisier prit des balances pour peser l'or vrai et +l'or faux. Il marqua d'une vive lumière les agents invisibles, comme +les oxydes; il prouva les corps simples et ruina la théorie des +transmutations: c'était ruiner la pierre philosophale. Il décomposa +tout, pour tout recomposer. Il fonda la théorie atomique, prouvant que +la combinaison des différents corps provient de la juxtaposition des +atomes. Autour de la théorie atomique se groupèrent la théorie des +radicaux et celle des substitutions. On comprit enfin que les composés +chimiques étaient les pierres d'un monument, qu'on pouvait substituer +les unes aux autres sans changer la forme ni l'équilibre. Il y +eut encore la théorie des types, qui donne la clef de la méthode +universelle. Georges du Quesnoy admirait beaucoup les Dumas et les +Wurtz; il poursuivit la science moderne jusqu'à ses confins; mais il +était trop épris du merveilleux pour ne pas s'obstiner à voir autre +chose que la vérité. Il rencontra Claude Bernard et le contredit par +les paradoxes les plus inattendus. Il voulut lui prouver que toutes +les théories modernes étaient déjà dans La Bruyère, dans Fontenelle et +dans tous les malins du XVIIIe siècle. Il lui développa sa théorie à +lui, la théorie des affinités, qui ne voulait pas sacrifier l'alchimie +à la chimie, parce que tout est dans tout, et que c'est l'inconnu, +bien plus que le connu, qui fait marcher le monde. + +Que Georges fût dans le vrai ou dans le faux, il n'en devint pas moins +un des sous-oracles de la science moderne; on citait son nom dans les +journaux scientifiques; on lut un mémoire de lui sur l'électricité +à l'Académie des sciences: c'était écrit à l'emporte-pièce, dans un +style imagé, qui égarait l'esprit bien plus qu'il ne l'éclairait. «Et +la conclusion?» demanda un membre de l'Académie après la lecture. + +Georges était peut-être trop raisonnable pour conclure. Qui donc a dit +le dernier mot sur toutes choses, hormis le philosophe qui a écrit: +«Je sais que je ne sais rien?» + +Je ne raconterai pas toutes les chutes de Georges du Quesnoy. Un seul +sentiment le relevait au-dessus de lui-même: c'était l'amour de la +patrie. L'orgie n'avait pu l'entamer par ce côté-là. La patrie a cela +de bon--comme la mère--qu'elle peut préserver un homme des dernières +chutes et le relever même sur les hauteurs d'où il était tombé. + +Georges ne fut pourtant pas préservé, il tomba jusqu'au fond de +l'abîme--l'abîme sans fond. Comme Figaro, ne sachant plus que faire, +il avait pris une plume--entre deux femmes--pour fustiger cette +société bâtie sur l'argent, vivant pour l'argent, adorant l'argent. +On avait du premier coup d'oeil reconnu en lui un véhément satirique, +poétiquement inspiré dans ses patriotiques et sauvages colères. + +Quelques journaux lui donnèrent de quoi fumer. + +Un de ses amis était devenu secrétaire du ministre de l'intérieur. Ils +se rencontrèrent, ils se comprirent; Georges fut inscrit parmi les +honnêtes gens qui sont marqués au coeur de ces deux mots odieux: +_fonds secrets_. La veille il avait bafoué la royauté, le lendemain il +souffleta la France. + +Ce ne fut pas son premier crime, ce crime de lèse-nation. + +Quelles que fussent les déchéances de cet esprit malade, il gardait +avec religion le souvenir radieux de Valentine de Margival. C'était +une source pure où il retrempait son âme; c'était le rivage après +toutes les tempêtes; c'était le coin du ciel à travers les nuées les +plus sombres. Saint Augustin a dit: «Il n'est pas de pécheur si égaré +qui ne voie encore Dieu sur son chemin.» Georges ne voyait pas Dieu, +mais il voyait Valentine. Il se rappelait avec délices ces beaux jours +perdus où il vivait des joies les plus pures et les plus idéales de +l'amour. Il ouvrait encore les lèvres comme pour boire les fraîches +senteurs du Parc-aux-grives. + +«Ah! Valentine! s'écria-t-il avec désespoir, vous avez tué en moi ce +qu'il y avait de beau et de bon. Vous avez tué ma force à ce point que +je n'ai même pas le courage de vous haïr.» + +Il ne pouvait pas la haïr, parce qu'il l'aimait toujours. + +«Et pourquoi? se demandait-il. C'est qu'aucune femme n'aura eu pour +moi, même celles qui m'ont aimé, la saveur de cette Valentine, que je +n'ai appuyée qu'une seule fois sur mon coeur.» + +Un soir qu'il lisait la vie de Marie-Magdeleine, il fit cette +réflexion qu'aux femmes seules il est beaucoup pardonné si elles ont +beaucoup aimé; ce qui est une vertu chez la femme est considéré comme +une faiblesse chez l'homme. «Et pourtant, disait-il, combien qui ne +sont plus des hommes, parce qu'ils ont rencontré une femme sur leur +chemin!» + + + + +XI + +LE MIRACLE DU JEU + + +Tout le monde a connu à Paris la misère à la mode: une femme du monde +déchue, toute ravagée, toute flétrie, toute dépenaillée, qu'on trouve +le soir et le matin accroupie à la porte, les mains dans les cheveux, +les yeux fixes, les joues pâles. Elle ne prie pas, elle ne pleure +pas. La fortune l'a trahie, mais n'a pas vaincu sa fierté. Si elle se +confesse ce n'est pas pour mendier, c'est parce qu'elle a trouvé une +âme sympathique. Çà et là elle se hasarde pourtant à tendre la main +discrètement, mais, presque toujours, elle aime mieux mourir de faim, +s'enveloppant dans le linceul de sa dignité. + +Georges du Quesnoy connut bien cette misère-là. Vainement il la +chassait de son seuil par toutes les roueries d'un viveur qui trouve +de l'argent dans sa famille et chez ses amis, voire même chez ses +maîtresses. Mais ce jeu-là n'a qu'un temps. Comme a dit un vieux +jurisconsulte, l'argent mal recueilli ne germe point. Aussi Georges +du Quesnoy, après toutes ses escapades, se retrouvait-il plus pauvre +qu'auparavant. Trois fois déjà il avait changé de quartier pour +dépister ses créanciers, mais il avait beau se rouvrir de nouveaux +crédits sur la naïveté publique, il pressentait que Paris tout +grand qu'il soit lui serait bientôt impossible à habiter: on le +reconnaissait à sa tête hautaine et railleuse, partout où on lui avait +fait crédit. + +En quelques années, il était parvenu à dévorer cent quatre-vingt mille +francs, dont moitié pris à son père. Il avait cent créanciers pour +l'autre moitié. Comment avait-il mangé tant d'argent? On pourrait se +demander pourquoi il n'en avait pas dépensé le triple, car il avait +joué, il avait soupé, il avait loué des avant-scène et des carrosses; +en un mot, sans mener à front découvert la grande vie des fils de +famille, il avait vécu à peu près comme eux. + +Georges du Quesnoy avait des amitiés demi-célèbres; car il y a la +demi-célébrité comme le demi-monde, ou plutôt il y a la petite +célébrité et la grande célébrité, comme il y a la petite académie et +la grande académie. Dans la confusion des personnalités la plupart des +gens ne font pas de distinction entre les unes et les autres, mais il +y a toujours une élite qui met tout le monde à sa place. + +Cette élite, Georges du Quesnoy en était par l'intelligence, mais sa +vie désordonnée, sans fortune et sans talent, ne lui avait pas permis +d'être du vrai monde de toutes les aristocraties: aristocratie de la +naissance, des lettres et des arts. Il y touchait, mais c'était tout. +Il fallait qu'il se contentât d'être en camaraderie avec une foule de +gens d'esprit qui sont toujours un peu sur le pavé, parce qu'il leur +manque deux choses: la dignité et le génie; fils de famille tombés, +gens de lettres et artistes qui n'ont pas signé une oeuvre pour +demain, journalistes, faméliques, admirant ou critiquant selon le +journal, s'imaginant qu'ils font l'opinion publique, parce qu'ils la +font fille publique. Comme Georges parlait haut et parlait bien dans +les brasseries politiques, littéraires, artistiques, qui sont des +académies comme les clubs sont des tribunes, on lui disait souvent de +se faire journaliste. Mais il était né pour parler et non pour écrire. +Toutefois il prit la plume et fit quelque bruit dans un journal +bruyant. Naturellement, il n'exprima pas une seule de ses opinions. +Il lui fallut prendre l'air connu de la maison. On lui donna, en +politique et en littérature, le nom des hommes à exalter et le nom +des hommes à fusiller à traits d'esprit. Il fit cela haut la main. +Quelques niais du journalisme s'imaginent volontiers que ce qu'ils +disent est toujours parole d'Évangile. Ils s'embusquent derrière un +pseudonyme et débitent leurs injures avec la conviction que les hommes +qu'ils attaquent ne s'en relèveront pas. C'est de la poudre aux +moineaux: la fumée retombe sur eux. Ce sont eux qui ne s'en relèvent +pas. Georges n'était pas si bête: il savait très-bien que, dans la +bataille de la vie, les blessures qui ne tuent pas sont des titres +de plus. Il avait trop le véritable orgueil pour tomber dans cette +puérile vanité du critique qui raisonne comme sa pantoufle: «Tout le +monde admire celui que j'attaque, je prouve que j'ai plus d'esprit que +lui, donc c'est moi qu'il faut admirer.» Georges n'avait pas l'esprit +si dépravé. Il admirait dans le journalisme cinq ou six hommes hors +ligne qui parlent haut parce qu'ils parlent bien; il aurait voulu +marcher à leur suite, mais ii s'était embourbé dans le mauvais chemin. +Aussi s'arrêta-t-il bientôt en route, disant que le véritable esprit +vit de considération, comme l'estomac vit de pain. + +De là il tomba dans la passion du jeu. Il joua partout: au café, au +tripot, au cercle, jouant ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas. + +Au cercle, son compte ne fut pas long à régler, car, au cercle, on ne +joue pas longtemps sur parole. + +Mais il tomba du cercle dans le tripot. Là on trouve toujours de quoi +jouer. Là tout n'est jamais perdu, hormis l'honneur. + +La fortune avait trahi Georges du Quesnoy au cercle, elle lui fut +bonne fille au tripot. + +--C'est étonnant, se disait-il à lui-même, il y a là un voleur sur +deux joueurs; il me faut une fière veine pour avoir raison de tout le +monde.» + +Non-seulement il avait de la veine, mais il avait des yeux. Il +empêchait les méridionaux en rupture de soleil de forcer la carte. Les +plus beaux escamoteurs le savaient décidé à tout, ils n'osaient trop +le braver. + +Après avoir perdu vingt-cinq mille francs au cercle, les dernières +épaves de sa fortune patrimoniale, il gagna près de cinquante mille +francs dans les tripots, à petites journées. Il retourna au cercle, +armé de toutes pièces, voulant se venger. + +A sa première rentrée de jeu, il gagna un peu plus de cinquante mille +francs. Il est vrai que cette nuit-là, celui qui perdait le plus lui +jeta les cartes à la figure en l'accusant d'avoir apporté des cartes. +Qu'y avait-il de vrai? Je ne veux pas me faire l'avocat d'office de +Georges du Quesnoy, je me contente de dire qu'il sauta à la figure de +celui qui l'outrageait en lui jetant ces mots qui ne prouvent rien: + +--Et toi, quand tu m'as gagné il y a trois mois, avec quelles cartes +jouais-tu? + +Les deux adversaires se battaient le lendemain au bois de Vincennes, +mais ils ne parurent plus au cercle ni l'un ni l'autre. + +Or la moralité de ceci, c'est que Georges du Quesnoy soupa le soir +avec une comédienne à la mode qu'il afficha le lendemain pour +s'afficher avec elle. + +Depuis le commencement de l'hiver, il était courbé sur les tables +vertes, il n'avait jamais pris une heure pour relever la tête et +respirer la vie. Maintenant qu'il avait cent mille francs, il se +sentait le coeur léger. Une porte d'or s'ouvrait pour lui sur le +monde. Il allait dépouiller la misère et vivre de loisirs, en +attendant qu'il trouvât sa voie, car il se croyait toujours appelé à +de hautes destinées. + +En plein mois de janvier, il retrouvait un printemps en lui. La neige +qui tombait sur le boulevard lui semblait douce, comme autrefois la +neige des pommiers du Soissonnais. + +«O Valentine! s'écriait-il avec un renouveau d'enthousiasme; ô +Valentine! quel printemps virginal je retrouverais cette année si tu +venais me dire: «Me voilà!» + + + + +XII + +LA BACCHANTE + + +Ce coup de dés fut le commencement d'une vraie veine. Georges joua +partout: dans le cercle, dans les tripots, à la Bourse, le tripot des +tripots. Il gagna partout; mais partout il fut quelque peu accusé de +faire sauter la carte, car à la Bourse il avait un partner qui jouait +le contre-coup et qui ne payait pas. + +Il vivait à fond de train de l'argent du jeu, le prodiguant à toute +occasion, achetant des tableaux peints et des tableaux vivants, des +objets d'art et des vertus. + +Un soir, vers minuit et demi, il rencontra un de ses amis qui +descendait en habit de bal d'une voiture de maître. + +«D'où viens-tu? + +--D'un bal de banquiers. Mais décidément l'or est trop triste, je vais +m'égayer un peu au bal de l'Opéra.» + +Georges prit le bras à son ami. + +«L'or n'est pas si triste que cela. Moi aussi; je vais au bal de +l'Opéra. Et si tu me promets d'être gai, je te payerai à souper avec +des drôlesses. + +--Si tu me promets qu'elles seront drôles, je veux bien.» + +On entra au bal. On fureta toutes les loges pour y trouver des amis, +on finit par s'établir dans une avant-scène louée par un prince +moldave que Georges avait rencontré chez ces demoiselles. Il y en +avait quelques-unes qui venaient faire galerie dans la loge. + +Le prince trépignait de joie en voyant bondir les almées parisiennes. + +«Quel peuple! disait-il, comme il a de l'esprit, quoi qu'il fasse! +Il n'y a que les femmes de Paris pour avoir de l'esprit au bout des +pieds.» + +Sans doute il osait hasarder cette opinion parce qu'une chicarde de la +danse levait, à chaque mesure, le pied vers l'avant-scène, en criant +au prince qu'elle lui faisait des pieds de nez. En effet, plus d'une +fois elle avait failli le toucher au nez. + +Georges du Quesnoy étonna d'abord toute l'avant-scène par ses menus +propos éblouissants. Mais ce ne fut qu'une fusée. Malgré les agaceries +des femmes, il se tourna vers le spectacle de la danse avec toute la +curiosité d'un habitué des premières représentations. Il était de ceux +qui s'écoutent parler, mais qui n'écoutent jamais les autres, si bien +que, presque toujours après avoir jeté son feu, il se recueillait dans +la rêverie ou la méditation, ne voulant causer qu'avec lui-même, tant +il était personnel. + +Que méditait-il, ou à quoi rêvait-il? Il pensait toujours à ses +cent mille francs. C'était le point d'appui d'Archimède. Rien +ne l'arrêterait plus dans son ambition. Cent mille francs! du +savoir-vivre et du savoir-faire, de l'esprit, de la figure et «de la +blague», il faudrait ne pas vouloir faire un pas en avant pour ne pas +arriver à tout. + +Mais Georges du Quesnoy n'avait pas seulement l'ambition de marcher +vers les grandeurs de ce monde. Il avait l'ambition d'arriver à +Valentine, aux joies inespérées de son amour, à cet idéal du coeur, +plus rayonnant que tous les mirages de l'esprit. + +Le roman de sa première jeunesse se rouvrait à toute heure dans son +souvenir et répandait dans son âme toute la fraîcheur de l'aube et de +la rosée. Quels que fussent les orages de sa vie, il n'oubliait jamais +ce point de départ rayonnant, ce rêve irréalisé, cette promesse +miragée du bonheur. + +Pendant que le prince voyait par les yeux du corps toutes les comiques +péripéties du champ de bataille de la danse, Georges se créait un +autre théâtre et voyait passer sur la scène de l'Opéra les bucoliques +de ses vingt ans. Il n'y a pas d'âme parmi les plus troublées qui ne +retourne aux sources vives. + +Toutefois la réalité s'accusait trop bruyamment pour que Georges +effaçât le spectacle des danses emportées qui tourbillonnaient sous +ses yeux. Si bien qu'il mêlait le présent au passé, la vérité à +l'imagination, comme lorsqu'un rêve nous prend dans le demi-sommeil. + +«Voyez-vous? dit-il tout à coup au prince. + +--Je vois tout et je ne vois rien. + +--Comment, vous ne voyez pas, dominant toutes les danseuses, cette +bacchante toute couronnée de pampres qui jette des louis à pleines +mains? + +--Je crois que vous devenez fou. + +--Regardez bien! c'est une pluie d'or. + +--Si c'est une pluie d'or, je n'en suis pas ébloui du tout. Vous savez +bien, d'ailleurs, que toutes ces filles qui sont là ne trouveraient +pas dans leur porte-monnaie de quoi faire une poignée d'or. Il n'y a +que Jupiter qui fasse ces miraclespour Danaé....» + +Mais le prince parlait seul; Georges du Quesnoy s'était élancé hors de +la loge pour se précipiter vers la bacchante. + +Comme à la Closerie des lilas, il avait reconnu la jeune fille qui lui +était apparue toute blanche dans le Parc-aux-Grives. + +Mais quelle métamorphose! La virginale figure, couronnée de +marguerites, était ce soir-là tout allumée et toute couperosée par les +orgies nocturnes. Au lieu de ce regard timide qui se dérobait, c'était +un coup d'oeil insolent qui jetait l'ivresse et la luxure. Au lieu +de cette bouche candide, qui souriait sous la rêverie et qui n'avait +baisé que des roses, c'était une bouche gourmande et inassouvie qui +avait dévoré les sept péchés capitaux, lèvres à jamais flétries et +toutes barbouillées de rouge. + +«Pourquoi cette fille jette-t-elle de l'or à pleines mains?» demanda +Georges en s'approchant d'elle. + +Celui à qui il s'adressait était un pierrot, qui se contenta de +l'appeler polichinelle en habit noir. + +Georges fit un pas de plus, mais on avait commencé la quatrième figure +du quadrille _d'Orphée aux Enfers_. Ce fut une vraie bourrasque. Il +fut jeté de côté et ne retrouva pas la bacchante. + + + + +XIII + +LA DESTINÉE + + +Cependant le jeu le trahit. Il reperdit en quelques nuits de baccarat +et en une seule liquidation de Bourse ce qui lui restait de son gain +et bien au delà. Il se retrouva donc plus pauvre que jamais. + +Il avait tenté plus d'une fois de s'arracher au désoeuvrement qui +rongeait son âme comme la rouille ronge le fer. Tout en se prenant aux +voluptés énervantes des débauches parisiennes, il aspirait à l'air vif +des sommets. Il se disait sans cesse qu'il n'était pas né pour vivre +sous cette atmosphère. Un jour il eut le courage--il croyait qu'il +fallait du courage pour cela--de s'arracher aux mille toiles +d'araignée qui l'emprisonnaient. Il courut chez sa soeur, à Rouen; il +se jeta dans ses bras, il la pria de le sauver de lui-même. + +«Quoi! lui dit-elle, tu es un homme, et c'est à une femme que tu +demandes de te sauver?» + +Il resta quelques jours avec sa soeur. Il s'attendrit au tableau de +famille, tout épanoui d'enfants. + +«Hors de là, dit-il, point de salut. + +--Eh bien, mon cher Georges, lui dit sa soeur, qui t'empêche de +prendre une femme et d'avoir des enfants? + +--Une femme! murmura-t-il amèrement, je n'en connais qu'une au monde. +Dieu me l'a montrée comme une raillerie: c'est Valentine de Margival. + +--Pourquoi s'obstiner à celle-là, puisqu'elle est mariée? + +--Elle est mariée, mais elle a pris mon coeur, elle a pris mon âme. Je +la sens toujours qui tue ma vie. Vous me condamnez tous, mais vous ne +savez pas comme je suis esclave de cette femme, même loin d'elle. +Elle m'a rendu tout impossible. Je ne me sauverai d'elle que si j'en +triomphe un jour. Jusque-là je l'aimerai, je la haïrai, je ne serai +bon à rien.» + +Il en était arrivé à désespérer de tout, sinon de lui-même. + +Il songeait à se retremper dans une vie nouvelle en partant pour +l'Amérique, la patrie hospitalière des esprits aventureux, quand il +reçut un petit billet tout parfumé, écrit sur papier whatman par une +main qui n'était pas anglaise du tout: + +«_Vous avez peut-être oublié Valentine de Marginal; si oui, +_requiescat in pace; _si non, venez continuer une conversation +interrompue dans le Parc-aux-Grives_.» + +«VALENTINE.» + +On ne saurait dire avec quelle joie Georges lut ces quelques lignes! +Sa jeunesse déjà mourante se releva, en lui avec toute sa force et +toute sa sève. Ce fut une renaissance soudaine. + +«Valentine, murmura-t-il, mon rêve, ma vie, mon âme!» + +Était-ce l'amour ou la destinée qui avait dicté cette lettre? là est +le mystère de i'inconnu. + +Georges du Quesnoy ne se fit pas attendre longtemps à l'hôtel du +Louvre. Il lut la lettre deux fois, il baisa la signature, il prit un +coupé et se présenta un quart d'heure après au numéro 17. + +Une femme de chambre vint ouvrir qui lui dit que Mme la comtesse +prenait un bain, dans sa chambre à coucher. + +Georges ne doutait pas que Valentine elle-même n'eût grande hâte de le +revoir. + +«Donnez-lui ma carte et dites-lui que je n'ai que cinq minutes.» + +Il voulait brusquer les choses, il espérait que la comtesse le +recevrait devant la baignoire. + +En effet, elle fit d'abord quelques façons, mais elle finit par lui +faire dire d'entrer dans sa chambre à coucher, quoique tout y fût sens +dessus dessous. + +Il se précipita. + +Elle lui tendit sa main toute mouillée, en lui disant de l'air du +monde le plus simple: + +«Vous voyez que je vous reçois toute nue. + +--Pas si nue que ça, dit Georges qui voulait cacher sa surprise d'un +tel accueil: vous me recevez comme Vénus avant de sortir des ondes. + +--Quel langage! vous êtes démodé, mon cher. Vénus s'habille chez +Worth. + +--Je le sais trop, hélas! + +--Est-ce que vous payez beaucoup de factures par là? + +--Pas précisément: je n'ai payé chez Worth qu'une robe d'indienne +qui m'a coûté dix-huit cents francs. Les femmes que j'ai l'honneur +d'habiller ne vont pas encore là. + +--Et les femmes que vous n'habillez pas? + +--Ah! c'est autre chose, celles-là vont toutes chez Worth. + +--Eh bien, dit la comtesse en se soulevant un peu, nous avons là une +jolie conversation pour commencer. Mais aujourd'hui il n'y a plus que +les femmes honnêtes qui parlent mal et qui ne soient pas des grues. + +Georges avait admiré les épaules de Valentine. Il l'avait aimée jeune +fille svelte et légère comme un cygne; il la retrouvait dans toute la +luxuriance de la femme, nourrie de chair, comme on disait des figures +de Rubens. + + + + +XIV + +LA BAIGNEUSE + + +Georges du Quesnoy, qui s'était assis à une distance respectueuse +de la baignoire, s'approcha tout contre, en disant avec passion, au +risque d'être entendu de la femme de chambre qui venait de passer dans +le cabinet de toilette: + +«O Valentine, comme je vous aime!» + +Ils étaient loin tous les deux de ces fraîches promenades dans le parc +de Margival où ils ne s'aimaient que par le coeur et par l'âme; où +l'amour ne songeait pas encore à la passion; où ils jetaient sur leurs +rêveries les chastes écharpes de la candeur. + +Quel chemin ils avaient fait tous les deux en descendant! + +Georges dévorait des yeux Valentine: + +«En vérité, vous êtes plus belle que jamais. + +--Si je n'étais pas plus belle que jamais, je ne vous eusse pas dit de +venir me voir. + +--Vous êtes donc bien heureuse, comtesse, pour vous porter si bien? + +--Ah! oui, parlons-en: je suis si heureuse, si heureuse, si heureuse +que je voudrais mourir. + +--Vous êtes encore en pleine lune de miel.» + +La comtesse prit une expression de sauvage tristesse. + +C'était une question insidieuse. Georges ne voulait pas accuser +Valentine, mais il ne pouvait vaincre sa jalousie, non pas sa jalousie +contre le mari, mais contre les amants. Il faillit même éclater en +reproches, mais il se contint. + +«Voyez-vous, Georges, je suis la femme la plus malheureuse du monde. + +--Pourquoi? + +--Vous ne le devinez pas?» dit Valentine en veloutant ses yeux. + +Les femmes veulent toujours qu'on leur parle d'elles, à moins qu'elles +n'en parlent elles-mêmes. La comtesse de Xaintrailles ne se fit pas +prier pour conter ses aventures à Georges, tout en ne disant que +ce qu'elle voulait dire, jouant à l'héroïne de roman, et voulant +convaincre son amoureux que toutes ces folies, elle ne les avait +faites que dans l'enivrement de sa passion pour lui. Ce qui était bien +un peu vrai. + +«Je n'en crois pas un mot, dit Georges. + +--C'est toute la vérité. Pourquoi n'êtes-vous pas venu à Rome? + +--Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé? + +--Je vous ai envoyé mon portrait et je vous ai écrit: _Souvenez-vous +de l'oubliée_. + +--Comment ne m'avez-vous pas fait signe à Bade? + +--Vous étiez en trop mauvaise compagnie; mais d'ailleurs je ne vous ai +pas vu, sinon sur la route d'Ems.» + +Valentine dit à Georges que, le voyant à Bade, elle s'était cachée. + +«Voilà pourquoi j'ai voulu aller à Ems. Vous m'avez entrevue et vous +m'avez violemment séparée du marquis Panino. J'étais ravie de votre +belle action, mais je suis devenue furieuse en voyant que vous ne me +poursuiviez pas à Calsruhe. Le marquis m'a retrouvée plus folle que +jamais, mais je ne l'aimais plus du tout. + +--Vous l'avez donc aimé? + +--J'aimais l'amour, toujours à cause de vous.» + +Georges expliqua à la comtesse qu'il n'avait pas poursuivi l'aventure +dans la peur du ridicule. + +«C'est que vous ne m'aimiez plus. + +--Peut-être. Et qu'avez-vous fait de votre marquis? + +--J'ai failli le précipiter dans le Vésuve. + +--Pour un autre? + +--Non. Je revins à mon mari un jour de repentir en lisant une lettre +de mon père. Mais c'en était fait des joies conjugales. Un matin, +après une nuit orageuse, je courus à Civita-Vecchia, et je me jetai +dans le premier navire en partance pour Marseille, décidée à revoir +Paris,--je veux dire à vous revoir;--je suis arrivée +aujourd'hui même, et mon premier travail a été de vous écrire.» + +Georges baisa la main droite de Valentine. + +«Mais savez-vous mon malheur? C'est que monsieur mon mari est arrivé à +Paris avant moi. Voilà ce que vient de m'apprendre ma femme de chambre +en allant à son petit pied-à-terre, rue de Penthièvre. Le chemin de +fer va plus vite que le navire. Heureusement que je suis descendue +sous un nom de guerre: _Mme Duflot, rentière à Dijon_. Et puis je suis +à peine connue à Paris et je ne veux sortir que sous un triple voile.» + +Toute cette histoire, Valentine la conta à Georges du Quesnoy avec une +désinvolture charmante, comme si elle eût parlé d'une autre. + +«Oui, à travers toutes ces folies, je n'ai aimé que vous, dit-elle en +penchant son front vers Georges. Mais vous n'étiez pas là. + +--J'y serai toujours maintenant.» + +On voit que la comtesse de Xaintrailles en était arrivée à ne plus +vouloir que du masque de la vertu. Elle avait une fureur de gaieté, +de passion, de curiosité qui la jetait toute en dehors. Elle avait +endormi, sinon étouffé les plus adorables vertus de la femme. En six +mois de folies, elle s'était métamorphosée en demi-mondaine. «C'est la +faute de son sang, disait Cabarrus, son médecin, il ne faut pas lui en +vouloir.» + +Et pendant que la comtesse Valentine de Xaintrailles dévoilait ainsi +les années de sa vie à son premier amoureux, Georges, penché au-dessus +d'elle, baisait avec passion ses cheveux rebelles et parfumés épars +au dehors de la baignoire. Il baisait aussi le cou, il baisait aussi +l'épaule. Mais Valentine, toute rieuse, lui jetait des poignées d'eau +à la figure. Il ne se tenait pas pour battu, il ripostait par des +baisers. C'était un jeu charmant. + +«Maintenant, dit-elle tout à coup, vous allez me faire le plaisir de +passer dans le salon, parce que je vais sortir du bain. + +--Puisque je suis un mythologue, lui dit-il, figurez-vous que vous +êtes une Diane ou une Vénus qui sort de la fontaine ou de la mer, sans +s'inquiéter des simples mortels. + +--Je vous comprends, mais je ne suis pas de marbre. + +--Je vous jure que je vous regarderai comme une statue, avec le +sentiment de l'art. + +--C'est égal, allez vous-en par là. + +--Eh bien, savez-vous le fond de ma pensée? c'est que si vous étiez +belle comme une déesse, vous ne vous cacheriez pas. + +--J'y ai pensé, dit-elle, mais, tout bien considéré, j'ai encore de la +pudeur, même pour ceux que j'aime. + +--La pudeur! simple question d'atmosphère.» + + + + +XV + +PROMENADE AU BOIS + + +Je ne sais pas bien ce qui se passa ce jour-là entre l'amoureux et +l'amoureuse. Ce que je sais bien c'est que le lendemain, dans leur +joie d'être ensemble, ils étaient allés déjeuner à Versailles. + +En débarquant à l'hôtel des Réservoirs, Georges avait signé au livre +des voyageurs: _Baron de Villafranca_. C'était son nom quand il +voyageait. Il avait encore un autre pseudonyme pour se cacher dans les +petites occasions: _Edmond Duclos_. + +C'était au temps où Versailles n'avait pas encore reconquis la +dictature. On n'allait là que pour voir l'olympe de Louis XIV. Les +amoureux trouvaient leur compte dans cette solitude des solitudes, +hantée autrefois par toutes les passions et toutes les voluptés. Il +en reste bien encore quelque chose. Les Lavallière, les Fontange, les +Montespan répandent toujours dans les bosquets les douces senteurs de +leurs chevelures dénouées. Qui n'est pas amoureux à Versailles n'a +jamais été pris par les magies de l'amour. + +Georges et Valentine amoureux à Paris furent amoureux à Versailles. +Avant le déjeuner, pour aiguiser la faim, ils s'égarèrent dans le +parc, elle, suspendue à son bras, lui, toujours penché pour lui baiser +le front. C'était un gracieux spectacle de les voir tous les deux, +ivres de jeunesse, sans souci du monde, oublieux du temps et cueillant +l'heure. Georges publiait même qu'il avait à peine de quoi payer +l'addition à l'hôtel des Réservoirs. + +Il paraît que ce ne fut pas un gracieux spectacle pour tout le monde, +car un autre promeneur plus matinal encore faillit les heurter dans +l'Ile d'amour. + +C'était le comte de Xaintrailles. + +Comment était-il là? C'était bien simple: Mlle Émilie, la femme de +chambre de la comtesse, le trahissait et la trahissait pour se venger +de tous les deux. + +Mlle Émilie était une de ces créatures qui fleurissent dans la fange +parisienne. Fille de couturière, elle avait eu des aspirations; mais +elle avait manqué de figure et de tenue pour prendre les premiers +rôles. Elle compta sur l'amour, mais elle eut d'abord à faire à un +drôle qui la roua de coups et la dépouilla, quoiqu'elle n'eût encore +rien. Elle se résigna à se faire femme de chambre, mais femme de +chambre de grande maison, en attendant qu'elle pût se faire servir +elle-même. C'était un caractère par la volonté; elle n'aimait rien que +l'argent. Elle était fort caressante avec Mme de Xaintrailles; mais +c'était les caresses du chat qui cache ses griffes. A l'époque où la +comtesse commençait à tourbillonner dans les galanteries romaines, le +comte, qui aimait les femmes pourvu que ce fussent des femmes, avait +fait deux doigts de cour à Mlle Émilie, en lui disant que c'était +en faveur des parisiennes. La femme de chambre fût charmée d'être +désagréable à sa maîtresse. Si bien qu'un jour Valentine trouva cette +fille en tête-à-tête avec le comte, qui voulut se sauver de là en +disant que c'était un quiproquo. + +La comtesse, qui n'était pas sérieusement jalouse, avait pardonné à +Emilie, croyant se faire une créature. Mais la femme de chambre aimait +trop les trahisons et les catastrophes pour ne pas garder son libre +arbitre et pour ne pas tromper le mari et la femme. Elle y trouvait +d'ailleurs son compte et elle aimait beaucoup l'argent. + +Voilà pourquoi M. de Xaintrailles avait été renseigné sur le voyage à +Versailles. + +Que fit-il en les voyant dans l'Ile d'amour? Un contre deux: on +pouvait le jeter à l'eau. Il se détourna pour mieux jouir du tableau +de son malheur. + +Jusque-là, quoique séparé de sa femme, non pas officiellement, mais +par les fugues perpétuelles de Valentine, il croyait encore à la vertu +de cette belle aventureuse. Il n'y avait plus à douter. + +«C'est bien, dit-il, je me vengerai.» + +Les jeunes gens étaient si éperdus dans leur bonheur, si aveuglés par +ce nuage de volupté dont Homère a couvert Mars et Vénus, qu'ils ne +virent pas le mari. Une heure après ils déjeunaient gaiement à l'hôtel +des Réservoirs, pendant que le mari déjeunait tristement à l'hôtel de +la Chasse. Pauvre mari! pourquoi ne pas dire: pauvres amants! + +Le soir même, au café Anglais, Georges vit venir à lui deux hommes +qu'il ne connaissait pas. Le plus grave prit la parole: + +«Vous êtes bien M. le baron de Villafranca? + +--Oui, dit Georges, qui se rappelait avoir pris ce nom-là le matin à +l'hôtel des Réservoirs. + +--Monsieur, le comte de Xaintrailles se trouve offensé par vous, il +veut avoir demain matin raison de cette offense, voulez-vous nous dire +les noms de vos témoins?» + +Georges dînait avec trois amis; il les regarda tous les trois: + +«Messieurs, leur dit-il, répondez.» + +Deux des amis se levèrent et accompagnèrent tout de suite les +ambassadeurs de M. de Xaintrailles jusque sur le boulevard. Ils +revinrent bientôt et demandèrent à Georges s'il reconnaissait avoir +offensé le comte de Xaintrailles. + +«Non-seulement je l'ai offensé, mais je veux l'offenser encore. +Puisque ce n'est plus un secret, je vous dirai que j'adore sa femme, +que ni lui ni ses témoins ne m'empêcheront de l'adorer aujourd'hui, +demain, toujours.» + +On décida que le duel aurait lieu le lendemain à huit heures dans +les bois de Meudon. On se battrait au pistolet parce que M. de +Xaintrailles avait perdu l'habitude de faire des armes. + +On dîna rapidement, après quoi Georges courut à l'hôtel du Louvre, où +Valentine l'attendait en lisant un journal du soir. + +«Demain, lui dit-il, vous apprendrez quelque chose en lisant le +journal.» + +Elle eut beau le questionner, il ne voulut pas dire un mot de plus. +Mais il avait beau vouloir refouler son inquiétude, une légère +expression de mélancolie passait sur sa figure. Il était brave, mais +il ne pouvait s'empêcher de penser à tout le bonheur qu'il perdrait +s'il était tué le lendemain. + +Dans la soirée, Valentine parla de son mari; elle raconta à Georges +comment il la laissait sans le sou, sous prétexte de sauvegarder sa +dot, dont il ne voulait pas se désemparer. Par malheur, M. de Margival +avait généreusement donné à sa fille plus qu'il ne devait lui donner. +Elle ne pouvait donc plus compter sur lui. + +«Comment faire, dit-elle, pour ressaisir ma dot dans les mains +crochues de cet avare? + +--Ah! pardieu! s'écria Georges, qu'il ne se trouve jamais sur mon +chemin, car je le provoque et je le tue en duel. + +--Je ne lui veux pas de mal, dit Valentine, mais vous me feriez là une +belle grâce.» + +Il y eut un silence expressif. Elle continua: + +«Mais c'est surtout à lui que vous feriez une belle grâce. Il a la +goutte, il a la pierre, il a déjà la mort dans le coeur. Quand je +pense que je suis allée m'enchaîner à ce tombeau, quand je pouvais me +jeter dans vos bras et faire un mariage d'amour.» + +Valentine se jeta dans les bras de Georges toute éplorée et toute +éperdue. + +«Ah! Georges, je vous aimais et je vous aime, tandis que cet homme je +ne l'aimais pas et je le hais. Pourquoi Dieu a-t-il permis ce mariage +sacrilège, quand il m'avait promise à vous?» + +Valentine eut tout un quart d'heure d'éloquence. Georges eut tout un +quart d'heure de passion. + +«Ah! si je pouvais tuer demain M. de Xaintrailles!» se disait-il à +lui-même. + +Ils ne se tuèrent ni l'un ni l'autre. + +M. de Xaintrailles tira le premier à vingt pas. Georges du Quesnoy se +croyait sûr de son coup, mais il ne fit que défriser son adversaire. +M. de Xaintrailles voulut recommencer. Les témoins de Georges +obtinrent que les deux adversaires partiraient de vingt-cinq pas et +tireraient quand ils voudraient. + +Georges impatient tira le premier, toujours sûr de lui. Quand M. de +Xaintrailles fut à dix pas, les témoins de Georges lui crièrent: + +«Tirez donc!» + +Il tirai mais n'atteignit pas non plus son rival. Tous les deux +demandèrent à recommencer, mais les témoins se récusèrent, en disant +que c'était déjà trop. + +Georges n'en revenait pas d'avoir cassé tant de poupées et de n'avoir +pu toucher un homme, car c'était la première fois qu'il se battait au +pistolet. + +Quand il raconta son duel à Valentine, il lui dit: + +«J'espérais vous apporter un extrait mortuaire, mais c'est à peine si +j'ai coupé une mèche de cheveux à votre mari.» + + + + +XVI + +QUE LE BONHEUR EST UN RÊVE QUAND ON N'A PAS D'ARGENT + + +«Enfin, se disait Georges du Quesnoy, je tiens donc le bonheur sous la +main. Mon idéal c'était Valentine: j'ai fini par atteindre mon idéal.» + +Ce n'était pas encore le bonheur, Valentine n'aimait pas comme lui. +C'était la curieuse et l'affamée. Elle se jetait à travers la vie +pour toucher à tout et pour mordre à tout. Mais elle avait trop +d'aspirations pour se contenter des joies de l'amour caché. + +«Tu es trop belle pour m'aimer bien, disait Georges. Il faut que tu +montres ta beauté à tout le monde. Tu aimes encore mieux l'admiration +que l'amour. + +--Peut-être, disait-elle. Je suis comme la vigne: j'éclate dans ma +sève, je brise mon corset. Mon coeur m'emporte au triple galop à +toutes les sensations. J'aime tout ce qui est beau: les robes et +les chevaux, la fleur dans l'hiver, la neige dans l'été, le soleil +partout. Mon esprit a toujours soif et toujours faim.» + +Georges lui disait souvent: + +«Vois-tu, ton amour est charmant, mais il a des entr'actes. Tu +m'embrasses bien, mais tes lèvres sont distraites. Quand tu me +regardes, c'est divin, mais tu vois plus loin que moi. Ah! Valentine, +ce n'est pas là le véritable amour. Si tu m'aimais comme je t'aime, tu +viendrais vers moi sans détourner la tête et sans regarder au-delà. + +--O mon Dieu, oui! répondait gaiement Valentine. Tu voudrais me +comparer à la louve affamée, qui court chercher la pâture de ses +louveteaux, sans rien voir sur son chemin. Tu veux que je te serve mon +coeur sans qu’une seule pensée étrangère l'agite et le fasse battre. +Tu veux l'amour dans toute sa fureur et dans tout son aveuglement. Il +y a peut-être des femmes qui donnent cet amour-là; va les chercher.» + +Et, se reprenant: + +«Non, prends-moi comme je suis. Vois-tu, mon cher Georges, tu ne seras +jamais heureux, parce que tu cherches l'absolu. + +--Ah! tu sais bien qu'il n'y a point d'absolu.» + +Si Georges n'était pas heureux, même dans son bonheur, c'est qu'il +pressentait déjà que Valentine lui échapperait comme un beau rêve. + +Ce qui l'empêchait aussi d'être heureux, c'est qu'il n'avait pas +d'argent et qu'il n'y a point d'amour sans argent--dans le beau monde. + +C'était aussi le malheur de Valentine dans son bonheur. Quand le +marquis Panino l'avait enlevée, il ne lui avait pas donné d'argent, +mais il lui avait donné une vie fastueuse, à Bade, à Ems et ailleurs. +Elle n'avait eu qu'à parler pour être obéie dans tous ses caprices de +grande dame et de grande prodigue. Le marquis Panino n'avait, pas jeté +moins de cent mille francs dans ce voyage d'agrément s'il en fut. + +C'était même pour cela qu'il l'avait «plantée là», comme on dit clans +le beau monde. Il avait sans doute compris qu'avec de si belles dents +elle lui croquerait sa fortune en quelques saisons. Rien n'est plus +difficile, en amour, que de compter avec les femmes, ou plutôt de leur +apprendre à compter, surtout quand on a commencé par prendre des airs +de prince. Elles ne s'inquiètent pas de la question d'argent, ou +plutôt elles ne veulent pas s'en inquiéter. Est-ce qu'on marchande +l'eau aux fleurs et le millet aux oiseaux? Une femme est une fleur et +un oiseau. + +La comtesse de Xaintrailles était venue échouer sans un sou à l'hôtel +du Louvre, poursuivie par son mari qui l'adorait, mais se cachant +de lui. Si elle avait choisi cet hôtel de provinciaux de +l'arrière-province, c'est qu'elle savait bien que le comte n'irait pas +la chercher là. + +Mais cela ne lui donnait pas d'argent. Une femme ne se fait jamais +enlever sans ses diamants; mais la comtesse n'avait pas emporté sa +parure des grands jours. A son arrivée à Paris, elle ne put mettre en +gage qu'une broche et deux bagues. Les pendants d'oreilles étaient +pour elle deux lumières pour sa beauté: elle ne voulait pas les +éteindre. Aussi ne fut-elle pas longtemps sans crier misère à sa femme +de chambre. + +On sait que Mlle Émilie n'était pas la première venue. Ancienne femme +de chambre d'une actrice, c'était une fille de ressources, pareille +à ces anciens valets de comédie qui se mettaient en campagne pour +trouver de l'argent à leur maître. + +La comtesse s'était attachée à sa femme de chambre, et n'avait pu s'en +séparer depuis son mariage, quoiqu'elle la trouvât trop familière avec +le comte. Mais, dans sa fierté, Valentine avait dit devant les plus +belles Romaines qu'elle mettrait sur son blason: «Jalouse ne daigne.» +Ce n'était pas pour s'inquiéter des yeux noirs de sa femme de chambre, +d'autant plus qu'elle se gardait bien de mettre le comte sous clef. +Moins il était avec elle, plus il s'en trouvait bien. + +Les femmes ne sont pas prévoyantes quand elles ont une fortune sous +la main. Mais quand elles sont sans argent, elles se tournent vers le +lendemain avec inquiétude. + +Valentine se disait vaguement qu'elle avait encore sa dot, s'imaginant +que deux cent mille francs sont un capital aujourd'hui. Mais comment +reprendre sa dot? La femme de chambre lui amena un matin une marchande +à la toilette de ses connaissances, qui lui prêta sur cette dot cinq +mille francs, comme si c'était par amitié; d'autant plus que, ce +jour-là, elle ne lui offrit rien de sa boutique. + + + + +XVII + +LE MARI ET L'AMANT + + +Georges du Quesnoy s'imaginait qu'il était débarrassé du mari, mais +il comptait sans le mari. M. de Xaintrailles avait commencé par le +commencement, c'est-à-dire par le duel, voulant se donner les airs +d'un galant homme, mais il voulait finir par les tribunaux. + +Voilà pourquoi un beau matin, le commissaire de police vint sonner à +la porte de la comtesse, au n° 17 de l'hôtel du Louvre. + +La femme de chambre, qui trahissait toujours le mari et la femme, +poussa un cri et tomba en syncope; comme si elle n'eût pas été +prévenue de cette visite inopportune. + +Mme de Xaintrailles, qui entendit ce cri, pressentit un malheur: elle +se jeta hors du lit pour aller fermer le verrou de sa chambre; mais il +était déjà trop tard. + +Le commissaire de police parut sur le seuil. Il n'était pas seul: M. +de Xaintrailles se montra presque aussitôt. Le flagrant délit fut +constaté, car la comtesse non plus n'était pas seule. La comtesse se +jeta au-devant de son mari: + +«Quoi! lui dit-elle, furieuse, échevelée, menaçante, vous n'avez pas +honte de venir ainsi chez moi! + +--Chez vous! madame, dit M. de Xaintrailles, je suis chez moi. + +--Vous êtes chez moi!» lui cria Georges du Quesnoy, qui venait +d'arracher le rideau du lit pour se draper dedans. + +Ce fut une vraie tragi-comédie. + +Georges du Quesnoy voulut avoir raison du commissaire et du mari, mais +il n'était pas assez habillé pour cela. Pourtant il les secoua si +rudement tous les deux que le commissaire de police appela deux agents +qui attendaient dans le salon. La force représentait la loi, la loi +représentait la force. + +Valentine finit par demander grâce à son mari. + +«Monsieur, je vous abandonne ma dot, mais laissez-moi libre.» + +Le mari n'avait plus d'oreilles pour sa femme. + +Le soir, elle couchait au couvent des Dames-Sainte-Marie. Georges du +Quesnoy couchait à la Conciergerie, non pour le flagrant délit, mais +pour coups et blessures. + +Il avait pu parler un instant à la femme de chambre en quittant le +Grand-Hôtel. + +«Je ferai votre fortune, lui dit-il, mais répondez toujours que vous +ne savez pas qui je suis.» + +En arrivant au greffe de la Conciergerie, il avait pu s'entendre avec +Mme de Xaintrailles. + +Comme quelques aventureux qui sont un peu aventuriers, Georges avait +dans sa poche des cartes toutes faites pour les deux pseudonymes qui +lui servaient souvent: + + EDMOND LEBRUN + CHIMISTE. + + Regent street, 93. + +Et celle-là: + + BARON DE VILLAFRANCA + + Hôtel du Louvre. + +Lorsque le commissaire de police l'interrogea, il s'empressa de +répondre qu'il se nommait Edmond Lebrun, chimiste, né à Turin, +domicilié à Londres, habitant l'hôtel du Louvre pendant son passage à +Paris. + +Quand le juge d'instruction l'interrogea le lendemain, il le serra de +près par ses questions. Mais il était homme à tenir tête à tous les +juges d'instruction. Il lui fagota une histoire si vraisemblable, que +celui-ci n'y vit que la vérité. + +«Mais pourtant, monsieur, on ne vous connaît pas au Grand-Hôtel +d'autre appartement que celui de Mme de Xaintrailles. + +--Je suis venu de Londres tout exprès pour la voir. + +--Vous la connaissiez donc? + +--Je l'ai connue à Rome, à Nice, à Bade. + +--Pourquoi ce nom de Villafranca quand vous vous êtes battu avec le +comte? + +--Quand je voyage, je prends un titré qui appartient à ma famille, je +suis baron de Villafranca, mais le nom de mon père comme le mien est +tout simplement Lebrun. Je me nomme Edmond Lebrun.» + +Malgré les coups et blessures, Georges, grâce à son père, finit par +obtenir sa liberté jusqu'au jour où il devrait répondre à l'accusation +d'adultère. + +La prévention fut longue, comme toujours; mais le matin même où lé +procès fut appelé, aucun accusé ne répondit à l'appel. + +Les curieux en furent pour leur curiosité, car l'affaire ne vint pas. +M. de Xaintrailles, pour l'honneur de son nom, avait enfin compris +qu'il était indigne de lui de faire ce procès. On rendit une +ordonnance de non-lieu. + +Il espérait que Georges du Quesnoy, à cause des coups et blessures, ne +reparaîtrait pas de sitôt. Aussi chercha-t-il à se rapprocher de sa +femme par toute une comédie sentimentale. Mais Valentine avait mis sur +son blason: JE N'OUBLIE PAS. Non-seulement elle n'oubliait pas, mais +elle voulait se venger. + +Elle refusa de recevoir M. de Xaintrailles, quelles que fussent les +prières de ses billets doux. Elle demanda une séparation de corps, +voulant enfin disposer de sa fortune. Mais M. de Xaintrailles lui fit +croire que la justice n'avait que suspendu son action; si Valentine +refusait de se remettre avec lui, il finirait par la faire condamner +comme adultère. Il la menaça d'ailleurs de lui envoyer les gendarmes +pour la réintégrer au domicile conjugal. + +La comtesse était désespérée; elle se penchait à toute heure à sa +fenêtre de l'hôtel du Louvre, où elle était retournée, comme si elle +dût voir revenir Georges du Quesnoy. + +Elle avait repris sa femme de chambre, qui s'était juré à elle-même +de ne plus trahir sa maîtresse, parce que le comte ne l'avait pas +récompensée. + +Huit jours se passèrent sans que la comtesse vît venir son amant. +Enfin, un soir, vers minuit, on sonna à sa porte. Elle savait bien que +ce n'était pas son mari. Elle ouvrit elle-même, la femme de chambre +étant déjà endormie. + +«C'est toi! + +--Enfin!». + +Et des étreintes à perdre l'âme. + +«J'ai deviné que tu reviendrais ici, voilà pourquoi j'y suis revenue. +Que m'importe l'opinion des gens de cet hôtel! L'opinion, c'est toi: +si tu es content, je suis contente.» + +On se conta les ennuis et les anxiétés de la prison et du couvent; on +avait pu s'écrire, mais on n'avait pas tout dit; la haine contre M. de +Xaintrailles s'était accrue de toutes les douleurs subies depuis trois +mois. + +«Je me vengerai, dit Valentine. + +--Je te vengerai, dit Georges. + +--Songe qu'il tient ma fortune et qu'il me laisse sans argent. + +Georges était désespéré de ne pouvoir mettre une fortune aux pieds de +Valentine. + +«Combien a-t-il à toi?. + +--200,000 francs! toute ma dot. Il n'a pas pu la manger, puisque je +suis mariée sous le régime dotal. + +--Que dit ton père? + +--Mon père lui donne tort, mais il me donne tort aussi. Il est +d'ailleurs malade à Margival. Il ne veut pas encore revenir à Paris. +Mes deux avocats, Me Allou et Me Carraby, me disent que je ne puis +demander la séparation de corps si je ne suis d'accord avec mon mari. +Et, d'ailleurs, même si on me donne raison contre lui, ce sera bien +long. Le comte veut que je revienne chez lui. Que vais-je faire? que +vais-je devenir? + +--Comptez sur moi, dit Georges.» + +Mais il ne pouvait pas même compter sur lui. + +Vers une heure du matin, comme Georges allait sortir de l'hôtel du +Louvre, il fut rappelé par une voix de femme. C'était la femme de +chambre de la comtesse. + +«Monsieur, lui dit-elle, il ne faut pas que madame sache que je vous +parle, mais je vous avertis que nous sommes tout à fait sans argent. +On fait crédit à madame sur sa bonne mine et sur son titre de +comtesse, mais les créanciers se fâcheront bientôt. Par exemple, +avant-hier, nous avons acheté des dentelles aux magasins du Louvre, je +les ai portées au Mont-de-Piété et je n'ai eu que 1,000 francs qui on +été éparpillés dans la journée, car madame devait ici avant d'aller au +couvent. Ce qui ne l'a pas empêchée de donner cinq louis à une pauvre +femme qui portait deux enfants dans ses bras. Or, aujourd'hui, on est +déjà venu deux fois des magasins du Louvre. Jugez donc si on savait +que nous avons mis les dentelles au Mont-de-Piété! + +--Que vous ont-elles coûté? + +--Je crois bien que c'est 2,400 francs.» + +Georges du Quesnoy fouillait dans sa poche. + +«Tenez, ma chère, voilà cinq louis, ne dites pas à la comtesse que +je vous les ai donnés; si on revient des magasins du Louvre, vous +enverrez chez moi; mais ne prenez pas la fièvre, ni vous ni votre +maîtresse: je veille sur vous. + +--Voyez-vous, monsieur, il n'y a qu'une chose à faire, c'est de se +débarrasser du mari. + +--Vous en parlez bien à votre aise. + +--Ayez encore un duel avec lui, cette fois vous ne le manquerez pas.» + +Georges alluma un cigare sous les arcades de la rue de Rivoli. + +«Cette fille a raison, dit-il, il faut se débarrasser du mari.» + +Comme il disait ces mots, l'heure tintait à Saint-Germain-l'Auxerrois, +ce qui le ramena à ses impressions du monde invisible. + + + + +XVII + +LA PRÉFACE DU CRIME + + +C'était un vendredi; M. de Nieuwerkerke recevait. La plupart des +invités étaient déjà partis, il ne restait plus chez lui que les +intimes, qui assistaient, tout en fumant, aux spirituelles caricatures +d'Eugène Giraud. Un peintre sortit, un ami de Georges du Quesnoy. Il +le reconnut dans la nuit. + +«Bonsoir, Georges, que diable fais-tu là à cette heure occulte? Est-ce +que tu songes à aller coucher avec la Vénus de Milo? + +--Non, je n'aime pas les femmes de marbre. + +--Ni les antiques! + +--Ah! que vous êtes heureux, vous autres artistes, vous vivez de rien +quand vous n'avez rien; vous ne vous éparpillez pas aux quatre coins +du monde. Vous êtes consolés de tout par la passion de l'art. + +--Je te croyais l'homme du monde le plus heureux. Je t'ai rencontré +avec la plus belle femme que j'aie vue, et on m'a dit que tu faisais +de l'or. + +--Allons donc! je fais de la chimie et point de l'alchimie. Cela +coûterait d'ailleurs plus cher à faire de l'or qu'à en acheter. + +--Je ne suis pas en peine, tu es de ceux qui ne restent pas en chemin. +Quand on te voit, on juge que tu monteras haut. Adieu, je vais me +coucher.» + +Resté seul, Georges murmura: + +«Je monterai haut. Si j'étais superstitieux, je dirais que tout me +conduit à la guillotine.» + +Il vit alors dans les parterres du Louvre une guillotine avec le +bourreau, le prêtre et le condamné. + +Dans l'après-midi du lendemain, Émilie lui apporta cette lettre de sa +maîtresse: + +_Mon ami, + +Je suis désespérée; M. Dufaure, avocat de mon mari, est venu me voir +tout à l'heure. Il m'a dit les choses les plus éloquentes en me +parlant du devoir. Si tu ne viens pas tout de suite me voir, je +serai peut-être assez bête pour retourner avec le comte. Tu sais, +d'ailleurs, que je n'ai pas d'argent et que je ne veux pas que tu m'en +donnes. + +Je t'attends. + +VALENTINE._ + +«Oh monsieur! dit la femme de chambre, c'est moi qui suis au +désespoir. Nous voyez-vous rentrer avec monsieur? Il paraît qu'il nous +emmènera à Rio de Janeiro. C'est à se jeter à l'eau. Vous n'êtes pas +un homme a ne pas trouver un truc pour nous tirer de là. Du reste, moi +je m'en moque, parce que moi je ne partirai pas. Chacun a ses affaires +à Paris. + +--Je comprends, vous ne voulez pas emmener votre amant au delà des +mers? Vous figurez-vous que je vais laisser partir Valentine? Jamais! + +--Comment ferez-vous? + +--Ah! si vous vouliez être de moitié dans l'aventure, ce serait +bientôt fait. + +--Voyons, parlez.» + +Georges ne parla pas si vite. + +«Non, dit-il. C'est tenter le diable: + + Souvent femme varie, + Bien fol qui s'y fie. + +--Vous ne me connaissez pas! je ne suis pas une grue, ni une éventée. + +--Qu'est-ce que votre amant? + +--Mon amant? J'en avais deux, un surnuméraire à la Banque et.... + +--Et?.... + +--Le comte de Xaintrailles! + +--Quoi! vous trahissiez la comtesse? + +--Non, je trahissais le comte: il n'avait pas de secret pour moi et je +n'avais pas de secret pour madame. + +--O temps! ô moeurs! s'écria Georges, qui ne pouvait s'empêcher de +«blaguer», même dans les moments les plus critiques. + +--Oui, mais maintenant, n-i ni, c'est fini. + +--Vous ne pourriez pas le réacpincer, cet Othello? + +--Oh! il ne faudrait pas me mettre en quatre pour cela. + +--Eh bien, allez-y gaiement, je vous dirai pourquoi. + +--Non, dites-le-moi d'abord. + +--C'est que quand vous serez redevenue sa maîtresse, nous serons +maîtres de lui. + +--J'y vais de ce pas. + +--Allons donc! + +--Comme je vous le dis! Voici une lettre que madame vient de me donner +pour le comte; au lieu de la mettre à la poste, je cours la lui +porter.» + +Et Émilie partit du pied gauche pour aller trouver le comte qu'elle +ne voyait plus, tandis que Georges du Quesnoy partait pour l'hôtel du +Louvre. + +Il la rappela dans l'escalier: + +«Pas un mot au surnuméraire. + +--Êtes-vous bête! + +--Je connais du monde à la Banque, je vous réponds qu'il fera son +chemin. + +--J'en accepte l'augure.» + +Quand Georges du Quesnoy fut avec Mme de Xaintrailles, il s'aperçut +que l'avocat du comte avait bouleversé ce jeune esprit ardent à tout, +même au bien. Elle avait déjà tempéré sa passion. Elle comprenait +qu'une femme bien née doit être prête à tous les sacrifices. On lui +pardonnerait ses folies, qui n'étaient que des folies d'une heure, si +elle redevenait loyalement la comtesse de Xaintrailles. Au contraire, +que ferait-elle en se maintenant dans sa révolte? Le comte, justement +blessé, la punirait en s'opposant à une séparation de corps. Il +continuerait à retenir ses biens. Son père menaçait de ne plus la +recevoir. Elle n'avait pas à Paris une seule amie qui lui tendît la +main. + +«Tant pis, mon cher, dit-elle à Georges. C'est l'heure de la +résignation. + +--Ah! si j'avais tué votre mari en duel! + +--Oui, vous avez manqué l'occasion ce jour-là de faire notre bonheur à +tous les trois.» + +Et quoiqu'elle eût bien envie de pleurer, Valentine se mit à rire. + +Georges du Quesnoy était au paroxysme de la passion. En la voyant si +belle, en la voyant si près de lui échapper, il jura qu'elle ne serait +plus au comte. + +Le soir, il eut une seconde conférence avec la femme de chambre. +Émilie lui conta qu'elle avait été fort mal reçue par M. de +Xaintrailles. Il était malade. Elle avait pénétré jusqu'à son lit, +mais il s'était écrié qu'il ne la voulait plus voir tout en lui +montrant la porte. + +«Alors, vous ne le verrez plus? + +--Je ne suis pas fille à obéir quand on me dit de m'en aller. J'ai si +bien fait mon compte, qu'une demi-heure après j'étais encore au chevet +de M. Xaintrailles, lui rappelant les beaux jours de Rome et de +Tivoli, quand il me disait que plus je l'aimais, plus il aimait +sa femme. En un mot, j'ai triomphé à ce point qu'il m'a priée de +retourner demain. Il a fini par me dire: «Tu as bien fait de venir +me demander ton pardon, sans quoi je ne t'aurais pas gardée quand la +comtesse va revenir chez moi.» + +--Quoi! s'écria Georges, il en est si sûr que cela? + +--Oui, son avocat n'en doute pas. + +--Eh bien, il était temps de se mettre en travers. + +Georges du Quesnoy demanda à Emilie quelle était la maladie du comte. + +Elle lui répondit que c'était une névralgie qui lui faisait souffrir +mille morts. Il souffrait en outre de la goutte et de la pierre, mais +son médecin, qui était venu ce jour-là, lui promettait que dans huit +jours il serait debout. + +--Eh bien, je vous réponds que dans huit jours il ne sera pas debout, +dit Georges en se mordant les lèvres. + +Vers minuit il alla se jeter encore aux pieds de la comtesse de +Xaintrailles, pour lui dire tout son désespoir, à la seule idée de la +voir retourner avec son mari. + +Elle parut bien peu touchée; elle semblait n'écouter que son devoir, +ou plutôt elle était toute soumise encore aux conseils de M. Dufaure. +Le célèbre jurisconsulte lui avait montré le néant de toutes ces +passions bâties, sur un volcan, qui n'enfantent que la douleur et le +remords. + +«Non, se disait-elle, quand on porte mon nom, on n'a pas le droit de +trahir la société. Je veux reconquérir la considération; le bonheur +que vous me donnez m'épouvante. Je vous aime encore, mais je sens que +je vous haïrais bientôt. Je vais quitter cet hôtel de malheur.... + +--Pouvez-vous dire cela? Valentine. + +--Cet hôtel de bonheur, si vous voulez. J'ai déjà envoyé ma femme de +chambre au comte pour le soigner. Moi, je vais retourner au couvent +pour faire quarantaine.» + +Georges eut toutes les éloquences, toutes les caresses, toutes les +colères. + +«Quoi! lui dit-il, je vous avais presque oubliée; c'est vous qui +m'avez appelé, et c'est vous qui me rejetez. Que voulez-vous que je +fasse dans ce désespoir? Ce sera le coup mortel. + +--Vous vivrez de souvenirs, comme moi. Ou plutôt, comme vous êtes un +homme, vous oublierez et vous aimerez une autre femme. Pour moi, je +vous jure que je n'aurai aimé que vous. Votre souvenir sera ma seule +joie. + +--J'étais déjà perdu à moitié, reprit Georges en marchant à grands +pas, vous me précipitez au fond de l'abîme, au lieu de me sauver. + +--Mon ami, ne dites pas cela. Vous savez que si je le puis, je vous +tendrai les bras. Jusqu'ici vous avez perdu votre temps, mais vous +êtes si jeune que vous vous relèverez de toutes vos folies. Je connais +trois ministres, voulez-vous que j'aille les trouver pour vous? Je +n'ai pas encore perdu mon crédit, voulez-vous être magistrat, consul, +sous-préfet? + +--C'est cela; vous voulez m'exiler. + +--Vous êtes fou! je veux vous emprisonner dans un devoir rigoureux, +comme je veux m'emprisonner moi-même dans la maison de mon mari.» + +Georges prit la main de Valentine. «Eh bien, non, c'est au delà de mes +forces. J'aime mieux mourir que de vous perdre.» + +Et, se penchant pour l'embrasser: «Tu ne sais donc pas comme je +t'aime?» + +La comtesse leva ses beaux yeux sur son amant. «Tu ne sais donc pas +comme je t'aime aussi?» dit-elle. + +Il retomba à ses pieds et il pleura. + +Elle pleura aussi. + +Il croyait l'avoir reconquise, mais elle se releva de cette rechute. + +«Non, mon ami, lui dit-elle, je ne serai plus votre maîtresse. Vous +êtes cruel de me décourager. Redevenez un homme et non un enfant. + +--Si je vous décourage, c'est parce que je sais bien que vous voulez +jouer un rôle qui n'est pas le vôtre. Les femmes ne se repentent +jamais si jeunes. + +--Je m'appelle Valentine, mais je m'appelle aussi Madeleine. + +--Madeleine ne s'est repentie que parce qu'elle a aimé Dieu lui-même. +Mais ce n'est jamais avec M. de Xaintrailles que vous vous repentirez. +Vous aller tenter l'impossible; aussi, dans six mois, vous aurez +planté là votre mari pour la troisième fois; car ne m'avez-vous +pas dit vous-même que vous aviez voulu vous repentir avec M. de +Xaintrailles de votre aventure avec le marquis Panino? + +--Eh bien, si je n'ai pas la force du devoir, j'aurai la force de +l'amour: je viendrai me jeter encore dans vos bras. Mais, pour +aujourd'hui, ne perdez pas votre temps; je vous jure que vous ne +gagnerez rien. + +--Vous me donnerez un quart d'heure de grâce? + +--Je vous offrirai à dîner, si vous voulez, à la condition que vous me +donnerez de l'appétit.» + +Ils dînèrent ensemble dans le petit salon, comme ils avaient souvent +dîné aux meilleurs jours de leur passion. Georges voulait encore se +faire illusion, tout en s'avouant que c'était lui qui avait toujours +été dominé. Elle avait eu beau s'abandonner avec les voluptueuses +lâchetés de l'esclave, il n'était jamais parvenu à se rendre maître +de cet esprit rebelle. La raison, ce n'est pas seulement sa timidité +presque enfantine dans le Parc-aux-Grives; c'était qu'il l'aimait +trop. Pour Valentine, quand elle était devant lui, il y avait toujours +une société, une famille, un Dieu. Pour lui, il n'y avait plus rien +que Valentine. + +Après le dîner, il aurait bien voulu rester encore--rester +toujours,--mais Valentine lui dit qu'elle avait promis à M. de +Xaintrailles d'aller passer une heure avec lui, et que, pour rien +au monde, elle ne manquerait à cette promesse. «Songez donc, lui +dit-elle, il est si malade que ce serait un homicide.» + +Il fallut bien que Georges se résignât. «A demain, dit-il à Valentine. + +--Qui sait!» répondit-elle. + +Mais elle le vit si triste, qu'elle se hâta d'ajouter un de ces _oui_ +charmants que les femmes savent si bien dire. + +Georges eût peut-être, d'ailleurs, insisté davantage, s'il n'eût été +attendu à une table de jeu, car le bonheur ne lui avait pas fait +perdre ses bonnes habitudes des jours malheureux. + +Le lendemain, quand il vint pour voir la comtesse, elle n'y était pas. +Il vint jusqu'à trois fois sans la trouver. Il revint le surlendemain. +Cette fois, on lui donna ce mot: + +«Adieu! nous ne nous verrons plus. Si vous m'aimez encore, ne cherchez +pas à me rencontrer.» + +Georges devint pâle. Il eut froid au coeur; il lui sembla qu'il allait +mourir. + +Il questionna, et on lui apprit que la comtesse avait quitté l'hôtel +pour n'y pas revenir. Elle était retournée au couvent de Sainte-Marie. + +Il courut au couvent, mais ne fut pas reçu. On lui apprit que la +comtesse était toute seule, même sans sa femme de chambre. Il écrivit, +mais on ne lui répondit pas. + +Il était si désespéré qu'il en devint presque fou. Cette fois c'en +était fait. Valentine mariée n'était pas si loin que ne le devenait +Valentine repentie. Il ne la verrait donc plus! Il ne rallumerait pas +cette belle passion qui le tuait dans les délires et les délices! Il +fallait donc tenter l'impossible pour arracher cette pécheresse à son +repentir! Pour la ramener dans ses bras, plus égarée que jamais, pour +lui prouver que la vie c'était l'amour! + +Mais il aurait beau faire, c'était tenter l'impossible, à moins que le +comte ne mourût. + +«C'est moi qui suis mort!» s'écriait Georges. + +Il s'était si bien habitué au savoureux parfum de Valentine, qu'il +voulut habiter la chambre même quelle occupait à l'hôtel du Louvre. +Aucun voyageur n'y était encore entré; il s'y précipita et s'y enferma +avec une sombre volupté. Il se jeta sur le lit, il baisa l'oreiller, +il s'enroula dans les couvertures. Il aurait voulu rattraper de chez +la blanchisseuse les draps de la comtesse. + +«Ici, se disait-il, au moins je ne suis pas aussi loin d'elle! je la +sens partout! Cette pendule-là parlait de moi.» + +Et il portait ses lèvres partout et sur toutes choses, ne comprenant +pas lui-même que la folie humaine puisse égarer ainsi un homme. + +«Oh! Valentine, Valentine! comme je vous aime!» dit-il en tombant +agenouillé devant le lit. + +Quoiqu'il n'eût pas beaucoup d'argent, il paya huit jours d'avance +pour être bien sûr qu'on ne lui enlèverait pas la chambre de +Valentine. + +Dans l'aveuglement de sa passion, il se hasarda rue de Penthièvre, +jusqu'à l'appartement du comte. Ce fut Émilie qui vint lui ouvrir. + +«Pourquoi avez-vous quitté la comtesse? + +--Je ne l'ai pas quittée pour longtemps, puisqu'elle doit venir ici la +semaine prochaine. D'ailleurs, vous savez bien que je suis devenue la +garde malade du comte. + +--Comment va-t-il? + +--Vous êtes bien bon! ni bien ni mal. Mais il a trop de maladies à la +fois pour en avoir une bonne. + +--Il faut que je voie la comtesse. + +--Ah! si madame a dit non, c'est non! Je la connais encore mieux que +vous; quand vous verrez madame, c'est que madame voudra vous voir. + +--Elle vient ici? + +--Oui! elle est venue hier, elle reviendra demain. Mais je suppose que +vous ne songez pas à lui donner ici un rendez-vous. D'ailleurs, elle +ne vient pas seule; elle est accompagnée de Mme de Fromentel, une +autre femme romanesque, qui, depuis la mort tragique de votre frère, +passe la moitié de sa vie à pleurer au couvent de Sainte-Marie. + +--Il faut pourtant que je voie Valentine. Je lui ai écrit, elle ne +me répond pas. Si vous la voyez demain, dites-lui bien que tout ceci +finira mal.» + +Cette petite conversation se passait, moitié dans l'antichambre, +moitié sur le palier; car ni Georges ni Emilie n'avaient franchi le +seuil. + +La femme de chambre baissa la voix pour murmurer: «Tout ça finirait +bien, si le comte aimait assez sa femme pour en mourir.» + + + + +XIX + +LE CRIME + + +Cependant Georges n'était plus maître de sa passion ni de son +désespoir. Il souffrait les mille morts de l'amour. Il ne dormait pas, +il ne mangeait pas, il ne vivait pas. Il subissait tous les tourments +et toutes les angoisses. Cette femme attendue si longtemps! Cette +femme retrouvée et reperdue, Dieu la lui rendrait-il? + +«Mais il n'y a pas de Dieu, dit-il avec colère. Il n'y a pas de Dieu, +puisque le bonheur est impossible, puisque la vie est trahie à chaque +pas, puisque les rêves ne sont pas des rêves, puisque notre pain +quotidien est la douleur, puisqu'une heure de joie se paye par une +éternité de larmes!» + +Et quand Georges eut bien déclamé ces imprécations, il s'écria: «Si +Dieu n'existe pas, c'est aux hommes forts à faire la justice. Pourquoi +ne tuerais-je pas le comte de Xaintrailles, puisque c'est lui qui m'a +volé mon bonheur?» + +Il s'enhardit dans cette belle idée, en appelant à lui tous les +docteurs de l'athéisme. Qu'est-ce qu'un homme inutile de plus ou de +moins? César, Napoléon, ne passent pas pour des homicides, quoiqu'ils +aient tué des millions d'hommes. + +Ce fut en vain que son imagination--ou sa conscience--lui montrait à +l'horizon la guillotine, que la chiromancienne lui avait prédite; il +était décidé à tout braver, étouffant en lui toute prescience et +toute divination; niant les mystères de l'inconnu, après les avoir +expliqués. + +«Mais comment me débarrasser de cet homme?» se demandait Georges. + +On s'habitue au crime comme au poison. + +A la première idée, on se révolte; la conscience ferme la porte, c'est +à peine si on ose regarder le crime par la fenêtre. + +C'est aussi l'histoire de la femme qui s'effraye d'abord de prendre un +amant. Quand elle s'abandonne à cette pensée, elle croit encore que +c'est un rêve irréalisable. Quand elle savoure par avance les voluptés +de l'amour, elle ne peut pas s'imaginer qu'elle franchira jamais le +Rubicon. + +La minute qui précède le crime ou la chute semble l'éternité: on n'y +arrivera jamais. + +Georges était bien né; il appartenait à ce monde chrétien qui se +résigne et qui ne se révolte pas. Il avait vécu sa première jeunesse +dans toutes les soumissions aux lois de l'Évangile, ce code des codes. +Le paradoxe avait hanté ses lèvres sans descendre dans son coeur; il +sentait Dieu en lui. L'amour de la famille le sauvegardait, comme +l'amour des lettres, car il avait trouvé dans l'histoire une seconde +famille. Tous ceux que le génie a doués étaient des siens, depuis +Hésiode jusqu'à Lamartine, depuis Achille jusqu'à Napoléon, depuis +Apelle jusqu'à Delacroix. + +Si, au temps de ses études; quand il prenait la plume pour expliquer +les maîtres de toutes les langues, on lui eût dit: «Cette main-là +frappera du poignard, ou versera le poison,» il se fût noblement +indigné, en s'écriant: «Je me nomme Georges du Quesnoy, du nom de mon +père.» Et il eût pris à témoin toutes les figures qui lui étaient +sympathiques, tous ses amis d'élection dans le monde ancien et dans le +monde moderne. + +Ce qui l'eût indigné alors l'indigna encore, même après ses déchéances +morales, quand le désoeuvrement eut couvert cette intelligence d'élite +dont on pouvait tout espérer; mais l'homme avait trop abdiqué pour +que la passion ne fût pas plus forte que son coeur. Il n'était plus +capable que de faire un sacrifice à lui-même, l'homme périssable, au +lieu de le faire à sa conscience, l'âme immortelle. + +En quelques jours, Georges s'habitua donc au crime. Mais comment +pratiquer le crime? S'il eût obéi à son tempérament, il eût pris le +poignard, car il gardait une haine violente à cet homme qui l'avait +jeté en prison, pour ce qu'il appelait un délit de droit commun; mais +il choisit le poison, pour pouvoir cacher son crime à tout le monde, +surtout à Valentine. + +Il pensa d'abord au poison des Indiens. Il irait trouver le comte de +Xaintrailles; il lui demanderait raison de ses nuits blanches à la +Conciergerie, de sa fièvre de prisonnier; dans sa colère, il lui +saisirait le bras et ferait pénétrer le poison dans la chair, par les +angles d'une bague imbibée. Tout le monde sait que ce poison est le +plus violent et le plus rapide. + +Ou bien encore, il verserait dans un des breuvages du malade son +fameux poison des Médicis, soit celui qui tue à l'instant même, soit +celui qui tue lentement. Grâce à la femme de chambre, consciente ou +inconsciente, cela n'était pas bien difficile. + +Ou bien encore, il porterait à Émilie, pour tenir compagnie au comte, +le cerf-volant du charnier qui donne le charbon. + +Et l'aconit, ce capuchon de Vénus, avec ses jolies fleurs blanches et +violettes qui vous endorment dans l'éternité! + +Mais, comme depuis quelque temps il avait étudié les effets inouis +de l'eau de laurier-cerise, il se décida à se servir de ce poison, +peut-être parce que c'était le plus nouveau. + +Il était, d'ailleurs, armé de toutes pièces. A partir du jour où il +conçut le crime, quoiqu'il ne fût pas bien décidé à le commettre, il +portait toujours sur lui trois ou quatre poisons, sans parler d'un +revolver américain, un bijou s'il en fut. + +Georges avait traversé plus d'une aventure périlleuse. Il disait que +rien ne préserve de la mort comme la mort elle-même. Il ne sortait +donc jamais sans elle. + +Il ne hâta pas les choses, espérant encore que M. de Xaintrailles +mourrait de sa belle mort. Le lendemain, il retourna rue de +Penthièvre, espérant toujours voir Mme de Xaintrailles; mais ce +jour-là elle ne vint pas. Il retourna le surlendemain. A le voir errer +par la rue, avec l'inquiétude peinte sur sa figure de plus en plus +pâlissante, les sergents de ville commençaient à se confier qu'il +méditait sans doute un mauvais coup, à moins qu'il ne méditât tout +simplement d'enlever une des dames du quartier. + +A force d'aller et de venir ce jour-là sans voir arriver Valentine, +Georges se décida pour la seconde fois à monter chez M. de +Xaintrailles. Ce fut la cuisinière qui lui ouvrit. Il ne voulut pas +entrer, disant qu'il ne voulait parler qu'à la femme de chambre. La +cuisinière alla avertir Émilie, qui vint sur le palier, à moitié +endormie, parce qu'elle ne s'était pas couchée la dernière nuit. + +«Ce n'est pas moi que vous voulez voir, dit la femme de chambre à +Georges, mais je vous avertis que vous ne verrez plus madame; elle +est venue ce matin avec son père; la réconciliation a été des plus +touchantes. Je ne dis pas que cela amuse beaucoup madame, mais elle +s'y résigne. Dans quelques jours, elle partira pour le Brésil ou pour +la Perse, car on ne sait pas encore où monsieur sera nommé ministre. + +--Le comte va donc mieux? + +--Hélas! oui. Pourtant, selon moi, il a encore une patte dans la +tombe; les nuits sont très-mauvaises; la fièvre le fait divaguer comme +un fou; pour moi, je suis au bout de mes forces. + +--Jetez-lui donc sur le nez un mouchoir imbibé de chloroforme, pour le +calmer un peu. + +--Oui, mais je n'ai pas de chloroforme. Justement je voulais en +demander au médecin parce que j'ai mal aux dents.» + +Georges donna à Émilie une petite fiole, fermée à l'émeri, pleine +d'extrait de laurier-cerise. + +«Qu'à cela ne tienne, dit-il, voilà qui vaut mieux que du chloroforme. +Si vous buviez tout cela, vous n'auriez plus jamais mal aux dents. +Mais vous avez trop d'esprit pour faire une bêtise, surtout quand je +pense à votre fortune. Bonsoir.» + +Georges n'ajouta pas un mot. Dès qu'il fut sorti, il alla droit au +café de la Paix pour écrire à Mme de Xaintrailles; mais il eut beau +donner cent sous à l'Auvergnat qui porta la lettre, cet homme ne +rapporta pas de réponse. + +«Oui, dit-il, c'est bien fini, à moins que le comte ne s'en relève +pas.» + +Et après avoir pensé à sa fiole d'extrait de laurier-cerise: + +--Si Émilie me comprenait! murmura-t-il. Mais je ne me suis pas assez +bien expliqué pour me faire comprendre. + +Le soir, quoiqu'il n'eût pas trop l'espérance de rencontrer Valentine +rue de Penthièvre, il y retourna aussitôt son dîner; un dîner sommaire +s'il en fut, car depuis quelques jours il n'avait pas faim. + +Après avoir dépêché une fruitière à la femme de chambre, comme cette +fille refusait de descendre, il monta pour lui parler. + +Cette fois ce fut le valet de chambre, qui lui ouvrit. La femme de +chambre vint bientôt et lui dit qu'il était fou de se montrer dans la +maison. + +«Heureusement, ajouta-t-elle, que j'ai dit que vous étiez médecin; +mais, je vous en prie, ne venez plus, si vous voulez que tout aille +bien. + +--L'eau de laurier-cerise a-t-elle calmé votre mal de dents? + +--Je crois bien! à la première goutte, je dormais debout. + +--C'est souverain! Vous pouvez en donner au comte, avec l'approbation +de son médecin. Il vous signera une ordonnance. Il le faut, car s'il +arrivait un malheur, on ne manquerait pas de dire que vous avez voulu +empoisonner ce moribond. + +--Est-ce que c'est du poison? + +--Oui, si on prenait toute la fiole dans une tisane. + +--A bon entendeur, salut! Mais allez-vous-en bien vite.» + +On montait dans l'escalier. C'était une femme. Georges ne fut pas +peu surpris de reconnaître Valentine. Elle était préoccupée et ne +regardait pas; si bien qu'elle ne vit pas que c'était lui quand il lui +saisit la main. + +«Vous!» s'écria-t-elle. + +Elle faillit se trouver mal. + +«Oui, je vous poursuivrai jusque chez votre mari. Je veux vous voir et +vous parler, ne fût-ce que pour la dernière fois. + +--Georges! vous allez me perdre. Que dirait-on si on vous voyait ici? + +--On dira ce qu'on voudra. J'ai le coeur brisé; j'ai la tête perdue. + +--De grâce! laissez-moi, dit la comtesse en dégageant sa main. Vous +savez bien que tout est fini. + +--Je sais que je veux vous voir encore, ne fût-ce qu'une heure, ne +fût-ce qu'un instant. + +Georges avait ressaisi la main de Mme de Xaintrailles. + +--Eh bien, dit-elle, subissant cette volonté plus forte que la sienne, +demain matin, à dix heures, j'irai vous voir à l'Hôtel du Louvre. + +--Vous me le jurez? + +--Je vous le jure!» + +On se sépara. Je ne sais si le comte remarqua que sa femme était +très-émue en venant lui dire bonsoir. Il se plaignit d'être plus +malade que le matin. Son médecin avait eu peur d'un érysipèle; sa +névralgie était plus insupportable que jamais: «Quelle nuit je vais +passer!» dit-il. + +La comtesse lui promit de venir le veiller le lendemain. Elle lui +proposa même de rester ce jour-là; mais M. de Xaintrailles lui dit +qu'elle était trop bien habillée pour cela. Le bruit de sa robe de +soie l'agaçait, tant il était énervé. Ils se dirent adieu, sans se +douter que ce fût le dernier adieu. + +Le médecin revint vers onze heures; le comte dormait. La femme de +chambre dit qu'il fallait une potion pour que la nuit fût bonne, car +elle ne doutait pas que le comte ne se réveillât bientôt. Elle parla +d'eau de laurier-cerises, disant qu'un ami de M. de Xaintrailles lui +avait conseillé d'en prendre quelques gouttes dans du lait. + +Le médecin ne fit aucune difficulté de signer une ordonnance d'eau de +laurier-cerise. Il était venu entre deux entr'actes des Italiens, en +se disant sans doute que cette visite payerait sa stalle. Il raffolait +de la Patti, qui chantait pour la dernière fois. + + + + +LIVRE III + + +LES MAINS PLEINES DE SANG + + + La mort n'est pas une porte qui se ferme, c'est une porte + qui s'ouvre. Mais la porte de l'Enfer s'ouvre sur le Paradis. + OCTAVE DE PARISIS. + + Dieu a créé une peine pour chaque joie. La porte + du Paradis s'ouvre sur l'Enfer. Mais la porte de + l'Enfer s'ouvre sur le Paradis. + Mlle CLÉOPATRE. + + L'amour qui perd son bien est comme Prométhée + sur son rocher. Il ne voit rien autour de lui, rien + que la mer, qui vient pleurer ses larmes trois fois + amères jusqu'à ses pieds meurtris. Il attend, mais + le vautour vient seul, qui, sous son bec affamé, lui + boit le coeur jusqu'à la dernière goutte de sang. + GEORGES DU QUESNOY. + + Pleure pour te consoler. Meurs pour revivre. + MAHOMET. + + + + +I + +LA TROISIÈME VISION + + +Georges du Quesnoy savait-il déjà la destinée de M. de Xaintrailles, +vers onze heures du soir, quand il se promenait sur le boulevard des +Italiens? + +Sans doute sa conscience était inquiète, car il murmurait entre ses +dents: + +«Je ne veux pas vivre sans cette femme. Ceinture dorée vaut mieux que +bonne renommée. Il y a des crimes qui sont de belles actions. Si cet +homme meurt; il délivre sa femme. C'est le bonheur de sa femme, par +contre-coup c'est mon bonheur. Et puis, qu'est-ce que tuer un homme +déjà penché sur le tombeau? C'est lui donner une chiquenaude. M. de +Xaintrailles est déjà mort à toutes les joies de la terre. Si je brise +ses chaînes corporelles, si je renverse les murs de sa prison, je lui +ouvre le ciel à deux battants, car un homme assassiné meurt en état de +grâce. Que ferait sur la terre cet homme qui n'a plus la force d'avoir +des passions? C'est le fourreau sans la lame, c'est la tige sans les +fleurs, c'est l'autel sans le dieu. M. de Xaintrailles, là-haut, aux +voûtes éthérées, me bénira des deux mains pour l'avoir frappé. Dans +onze mois, quand j'épouserai sa femme, il nous bénira tous les deux. +Onze mois! c'est la loi qui a marqué ce chiffre. Onze mois, quelle +ironie! puisqu'il y a onze mois que j'ai épousé Mme de Xaintrailles.» + +Georges cherchait dans les fumées du vin de Champagne à jouer au grand +criminel et à tuer sa conscience, mais sa conscience était encore +debout. + +Au moment où il se disait toutes ces belles choses, il coudoya sur le +boulevard une fille de joie qui lui jeta au nez un rire insolent. Il +faillit tomber à la renverse. + +Il venait de reconnaître la jeune fille du Parc-aux-Grives, la +danseuse enragée de la Closerie des lilas, la bacchante saoûle du bal +de l'Opéra. + +«C'est elle; c'est vous! C'est toi! O mon Dieu! Tant de beauté +radieuse! Je t'aurais payée de ma vie, et tu ne vaux pas une pièce de +cent sous!» + +Elle restait devant lui, immobile et silencieuse comme une statue de +marbre, les yeux allumés, la bouche flétrie, les joues ravagées, sans +un battement de coeur. + +«Non, ce n'est plus toi, je ne te reconnais plus,» dit Georges +effrayé. + +Elle lui tourna le dos et s'en alla à un autre. Il suivit des yeux sa +robe soutachée, dont les couleurs criardes attiraient tous les yeux. + +«Et pourtant, si j'allais à elle, si je l'entraînais chez moi, si +je l'interrogeais? Il faut que je sache toute l'histoire de cette +douloureuse décadence; mon coeur saigne devant une chute si profonde; +cette jeune fille n'avait donc pas de mère! Mais il reste toujours un +peu de place dans le coeur pour le repentir: Madeleine avait encore +des larmes pour laver les pieds de Jésus-Christ.» + +Il rejoignit la fille de joie, qui, une seconde fois, s'arrêta +silencieuse devant lui. Elle lui montra un magnifique collier de +perles fines, un camée antique du plus haut prix, des bagues allumées +de diamants. + +«O pauvre folle! dit Georges avec abattement, tu crois donc que la +beauté s'achète avec de l'or? Je t'ai connue plus belle il y a huit +ans dans le Parc-aux-Grives, quand tu n'avais que des marguerites pour +diamants.» + +Elle sourit et pencha sa tête. + +«Autres temps, autres moeurs, reprit-il. Du reste, ta beauté est +encore vivante et glorieuse. Quelle opulence de corsage!» + +Georges avança la main sans façon. Le corsage se dégrafa, et un +poignard ensanglanté tomba à terre. La fille de joie le ramassa et +s'enfuit en toute hâte. + +«La coquine, dit une de ses pareilles en passant, elle cache son +crime, mais elle sera guillotinée.» + +Georges crut sentir passer sur son cou le froid du couteau. + +«De quoi est-elle coupable? demanda-t-il à celle qui passait. + +--Qui! quoi! que dites-vous? je ne comprends pas. + +Georges ne comprenait pas lui-même. Il parla du poignard ensanglanté, +mais on lui rit au nez. + +Dans son épouvante, il marcha d'un pas rapide vers l'hôtel du Louvre. +Il se coucha, mais il eut toutes les peines du monde à s'endormir. + +«Que se passera-t-il donc demain? se demandait-il. Est-ce que ma +destinée veille et travaille cette nuit? Après tout, si le comte est +empoisonné, c'est la fatalité qui aura versé le poison.» + + + + +II + +LE LENDEMAIN + + +Quand Georges se réveilla, huit heures sonnaient à +Saint-Germain-l'Auxerrois. + +«Un beau jour,» dit-il, en voyant jouer gaiement un rayon de soleil. + +Il pensa au comte et à la comtesse de Xaintrailles,--à l'eau de +laurier-cerise et au rendez-vous. + +Un beau jour, en effet, car à la même heure il y avait du nouveau rue +de la Pépinière, chez le comte de Xaintrailles. Le docteur Tardieu +avait été appelé au point du jour. Je ne puis mieux faire que de +donner mot à mot son procès-verbal, que je trouve dans la _Gazette +médicale_: + +«J'arrivai à cinq heures du matin chez le comte de Xaintrailles qui +venait d'être empoisonné. + +«Le comte avait bu à peu près soixante grammes d'eau de +laurier-cerise, si j'ai bien jugé par la fiole qui était sur la table +de nuit. + +«Il tomba tout de suite saisi de vertige, selon le rapport de la femme +de chambre. + +«Déjà le médecin du malade avait voulu agir par les contre-poisons. +Mais il venait de s'éloigner pour une visite forcée. Je prodiguai au +comte les soins les plus rapides. Il bégaya et me regarda d'un air +étrange, quoiqu'il me connût bien. Je le fis porter sur son canapé, en +pleine lumière. Il ne pouvait plus se tenir assis. Sa tête pendait en +avant; il me fallait me baisser pour lui regarder la figure, qui avait +déjà la pâleur mortelle. Déjà aussi, il était froid. J'essayai de +combattre la paralysie générale du mouvement; mais quand je vis les +pupilles dilatées, quand je sentis le pouls lent, mou et régulier, je +compris qu'il était trop tard. + +«Survinrent alors deux docteurs amis de la maison. Il semblait nous +reconnaître, mais déjà les mots étaient brouillés dans son cerveau. On +ne pouvait savoir, d'ailleurs, si la raison l'avait ou non abandonné, +puisque le malade ne pouvait parler, ni montrer sa langue, ni donner +la main, ni faire aucun geste. De cinq minutes en cinq minutes, il +subissait des convulsions internes qui altéraient encore sa figure, +déjà frappée de l'effroi de la mort. Les dents étaient serrées avec +une telle force qu'il nous fut impossible de lui faire rien prendre. +Nous ne pûmes agir que par les médicaments externes. + +«L'agonie dura cinq heures, mais quand il mourut, il y avait déjà cinq +heures qu'il n'existait plus. + +«Vingt-quatre heures après, nous fîmes la dissection, par ordre du +parquet; il s'exhala, au premier coup de scalpel, une odeur d'amandes +amères qui se répandit jusque dans le salon voisin. Le sang était +foncé et liquide; le coeur droit était hypérémique; le diaphragme +était coloré en noir; la langue était blanche et l'épithélium se +détachait facilement; le pharynx et l'oesophage étaient gris, mais +encore fermes.» + +C'en est assez, ne suivons pas la science jusqu'au bout. + +Voici l'interrogatoire de la femme de chambre, par M. Macé, le futur +commissaire aux délégations judiciaires des drames parisiens: + +«D'où vient que cette eau de laurier-cerise a été donnée au malade? + +--Le comte avait demandé une potion pour dormir, car il avait de +cruelles insomnies; il passait la nuit à se retourner par-ci par-là, +sans jamais se trouver bien; il avait même demandé un masque +chloroformé; mais le docteur s'était récrié, parce qu'on en a vu plus +d'un s'endormir pour tout de bon. + +--Mais qui a eu l'idée du laurier-cerise? + +Ici, nous avons remarqué qu'avant de répondre, la femme de chambre +avait regardé le comte comme si elle craignait d'être démentie. +Toutefois ce fut d'une voix ferme qu'elle répondit: + +--C'est monsieur! + +--Comment le comte a-t-il pu avoir l'idée de boire de l'eau de +laurier-cerise? + +--C'est parce que l'eau de pavot ne réussissait plus. Le médecin avait +parlé d'opium, mais monsieur disait que l'opium le réveillait au lieu +de l'endormir. Demandez plutôt au valet de chambre. + +Le valet de chambre appelé a répondu qu'il n'était pas là, mais que le +comte avait horreur de l'opium. + +--Et dans quelle boisson avez-vous versé l'eau de laurier-cerise? + +--Dans du lait; monsieur ne buvait que du lait. + +Le docteur vous avait dit combien vous en pouviez mettre de gouttes? + +--Oui, quelques gouttes. + +--D'où vient que la fiole est vide? + +--C'est monsieur lui-même qui, à la seconde fois, voulant à toute +force dormir, a versé le reste de la fiole dans une tasse de lait; +mais il ne buvait qu'une gorgée de temps en temps. Aussi a-t-il bu à +peine la moitié de la seconde tasse. Voyez plutôt: il a renversé le +reste sur le lit. + +--Il ne vous a rien dit? + +--Non! il s'est endormi, mais en s'agitant beaucoup comme s'il avait +le délire. Il a appelé la comtesse à voix haute; j'ai pris peur et +j'ai crié au valet de chambre de venir. + +Le valet de chambre interrogé a dit que le comte semblait dormir, +quoiqu'il eût les yeux entr'ouverts et quoiqu'il parlât tout haut. La +femme de chambre ajouta que c'était le cauchemar. + +Cette fille en était là de sa déposition quand arriva le docteur ***, +médecin ordinaire de M. de Xaintrailles. + +Le docteur dit qu'il avait ordonné de l'eau de laurier-cerise, mais +demanda l'ordonnance et la fiole. + +La fille Émilie donna la fiole qui était sur la table de nuit et +sembla chercher l'ordonnance. Puis, indiquant la cheminée: + +--J'ai peut-être jeté cela au feu. + +On trouva du verre cassé dans les cendres. + +--Pourquoi avez-vous fait cela? + +--C'est que monsieur lui-même jetait tout cela au feu. + +La femme de chambre s'est troublée, en disant que cette ordonnance +était sans doute restée chez le pharmacien. + +--Mais qui a porté l'ordonnance? + +--Je ne sais pas. C'est la cuisinière ou le valet de chambre. + +On appela la cuisinière. Cette femme venait de sortir. + +Le valet de chambre déclara que ce n'était pas lui. + +--Peut-être bien, a dit cet homme, en regardant du coin de l'oeil la +femme de chambre, que l'eau de laurier-cerise aura été ordonnée par un +monsieur qui a fait une visite à Mlle Émilie, car j'ai entendu qu'ils +parlaient entre eux de l'eau de laurier-cerise. + +--Quel est ce monsieur? + +Après un silence la femme de chambre s'est décidée à dire que c'était +un ami du comte, un de ses anciens médecins, lequel avait en effet +conseillé de l'eau de laurier-cerise pour la nuit si le malade ne +pouvait pas dormir. + +--Mais le nom de ce médecin? + +--Ah! ni moi non plus. Je ne connais pas par leur nom tous les amis +de monsieur, surtout depuis le séjour à Rome. Mais qu'est-ce que cela +fait, puisque c'est le médecin du comte qui a signé l'ordonnance? + +--Mais encore une fois, s'il a signé cette ordonnance, elle doit se +retrouver. + +Je l'ai remise à la cuisinière. + +--Qui a ouvert la porte à l'autre médecin? + +Le valet de chambre a répondu que c'était lui. + +--Aviez-vous déjà vu ce médecin? + +--Oui, mais je ne lui ai pas parlé. Il a demandé Mlle Émilie. + +--C'est donc son médecin? + +Ici la femme de chambre prit la parole. + +--Dieu merci! je n'ai pas besoin de médecin pour mon mal de dents. + +--Enfin, celui-là venait-il pour vous ou pour le comte? + +--Cette question! il venait pour le comte. Seulement le comte ne +voulait pas que son médecin ordinaire apprît que celui-là fût venu. +Vous savez, tous les malades ont leurs lubies. + +--Mademoiselle, puisque vous ne retrouvez pas l'ordonnance, on va vous +tenir en état d'arrestation. + +La femme de chambre perdit un peu de son aplomb. Elle s'écria d'un air +indigné: + +--Me prenez-vous pour une empoisonneuse? + +--Si vous n'êtes pour rien dans tout ceci, soyez sans inquiétude: la +lumière se fera. + +--On n'a toujours pas le droit de m'arrêter! + +--Où demeure le médecin en question? + +--Ah! ma foi, il ne m'a pas donné son numéro. + +La cuisinière rentra à cet instant. Elle déclara avoir remis +l'ordonnance et la fiole dans les mains de Mlle Émilie. + +--Vous voyez bien, mademoiselle, que vous aviez l'ordonnance. + +--J'en ai eu bien d'autres dans les mains. Je ne pouvais pourtant pas +les garder comme des billets de banque. + +--C'est bien! tout à l'heure quand viendra le médecin, on saura à quoi +s'en tenir. + +--Et si le médecin ne vient pas, est-ce qu'on a la prétention de me +retenir prisonnière bien longtemps? + +--Oui! bien longtemps, si le médecin ne vient pas. + +--C'est une rude injustice! S'il fallait rechercher tous les amis de +monsieur, on n'y parviendrait pas. + +--Oui, mais cet ami de monsieur paraît être de vos amis, puisque c'est +vous qu'il a demandé. + +--Il a demandé la garde-malade, pour ne pas déranger monsieur, si +monsieur dormait. + +--Vous vous défendez trop bien. + +--Faut-il donc que je me laisse faire sans rien dire? + +Pendant tout cet interrogatoire, M. de Xaintrailles ne fit que les +mouvements d'un convulsionnaire. Quoiqu'on parlât haut et qu'on fût +tourné de son côté, il ne dormait pas, signe d'intelligence. Le +cerveau avait été atteint avant tout le reste. + +Il expira à dix heures. + +On se mit en campagne pour trouver le docteur introuvable. La femme de +chambre, gardée à vue dans l'appartement, faisait bonne contenance. +Mais, quand on l'avertit qu'elle allait partir pour la Conciergerie, +elle éclata comme une tempête, et jura qu'elle attendait celui qui +avait conseillé l'eau de laurier-cerise. + +Le commissaire de police voulut qu'elle le conduisît à l'instant même +chez cet homme. Elle refusa en disant qu'elle ne savait pas où il +demeurait; mais elle était bien sûre qu'il viendrait le jour même, +parce qu'il l'avait promis au comte. + +Dès que la femme de chambre se crut libre de ses mouvements, elle +écrivit à Georges du Quesnoy, qui, on le sait, n'était connu à l'Hôtel +du Louvre que sous le nom d'Edmond Lebrun. + +Voici la lettre: + +_Je dirai à M. Edmond Lebrun que monsieur le comte s'est fort mal +trouvé de l'eau de laurier-cerise. On m'a mise en état d'arrestation, +venez bien vite prouver que ce n'est pas ma faute, ni la vôtre non +plus._ _ÉMILIE._ + +On ne pouvait pas écrire une lettre plus habile, car, tout en disant à +Georges de venir, elle le mettait sur ses gardes. + +Mais cette lettre fut saisie au moment même où Émilie la voulait +mettre à la poste. + + + + +III + +LE DÉJEUNER AUX FRAISES + + +On se souvient que Valentine avait promis de venir ce jour-là dire +adieu une dernière fois à son amant, à l'hôtel du Louvre, dans cette +chambre où ils s'étaient tant aimés. + +On avait servi à Georges un déjeuner frugal: une aile de poulet, des +fraises et du thé. Il n'avait pu se résigner à se mettre à table dans +l'anxiété de l'attente. + +Quand deux heures sonnèrent, il désespérait de la voir venir, mais +elle entra bientôt, tout de noir habillée, comme si elle portait déjà +le deuil de son mari. + +«Tu vois, dit-elle à son amant qui s'était jeté dans ses bras et qui +soulevait son double voile, tu vois que je porte le deuil de mon +bonheur. + +--De mon bonheur! dit Georges. C'est moi seul qui serai malheureux. + +--Pourquoi dire cela? Je souffrirai plus que toi, mais j'ai déjà +appris la résignation. + +Ils s'embrassèrent avec des sanglots étouffés. + +--Je n'aurai pas le courage de vivre une heure si tu me quittes, dit +Georges. + +--Est-ce que tu aurais le courage de mourir?» + +Georges montra son revolver. + +«Mon ami, dit Valentine, je n'aime pas ces raisons-là.» + +Elle saisit le revolver et le mit dans sa poche. + +«Et toi, aurais-tu le courage de mourir? + +--Non. Je t'aime, mais j'ai horreur de la nuit. + +--Tu es trop belle pour mourir. + +--Peut-être. Et puis, j'ai soif de vivre. + +--Si tu m'aimais encore, tu ne dirais pas cela; moi, je n'ai que la +soif de ton amour. + +--Ne me parlez pas ainsi, Georges, dit tristement Valentine. Je +ne veux plus de cette vie impossible où il faut se cacher. Je n'y +retomberai pas.» + +Georges l'attaqua par l'esprit comme par le coeur. Il lui dit qu'il +n'était pas un héros de roman, mais que jamais ces amoureux transis +qui s'appellent Saint-Preux et Werther, ces amoureux affolés qui +s'appellent des Grieux et Ravensvood n'aimaient pas comme lui d'un +amour profond, mystérieux, invincible et fatal. + +«Des rêveries,» dit Valentine voulant cacher son coeur. + +Elle prit une fraise, et la mangea. + +«Oh! les admirables dents de crocodile, murmura son amant. + +--Tu veux dire que je me nourris de tes larmes. Je te jure que j'aime +mieux tes fraises. + +La comtesse prit une seconde fraise, puis une autre encore. + +--Tu vois qu'il y a de bonnes choses sur la terre. + +--O sublime gourmande!» + +Et Georges présenta lui-même une fraise aux lèvres de Valentine. + +«Ta bouche n'est pas assez grande.» + +Madame de Xaintrailles coupa sa fraise en deux. + +«Pour toi,» dit-elle. + +Georges le comprenait ainsi. + +«Et tu aurais le coeur, dit-il, de manger désormais des fraises sans +moi? + +--Oh! mon Dieu, oui. Je vais devenir plus gourmande que jamais pour me +consoler. Mais tu sais que je n'ai qu'une heure à te donner: l'heure +du diable. Nous avons déjà perdu une demi-heure.» + +Les deux amants étaient redevenus presque gais. + +Ni l'un ni l'autre ne pouvait croire que c'était là leur rendez-vous +d'adieu. Georges espérait vaguement que le comte n'en reviendrait pas, +et Valentine, toujours légère, ne s'imaginait pas que la séparation +serait éternelle, quoiqu'elle fût de bonne foi dans son repentir. + +«Georges, dit-elle tout à coup, vous n'êtes pas sérieux; vous voulez +me perdre encore; mais j'ai un ami qui me sauvera. + +--Un ami? + +--Oui, Dieu.» + +Georges tressaillit. Il ne croyait plus à Dieu; mais à ce seul mot, un +grand trouble se fit en lui. + +«Dieu, c'est mon ennemi!» dit-il. + +On sonna sur ce mot. + +«N'ouvre pas!» dit la comtesse. + +Un pressentiment l'empêcha de mordre la fraise qu'elle avait aux +lèvres. + +On sonna encore. + +«Cache-toi,» dit Georges à Valentine en lui montrant le balcon. + +On sonna une troisième fois. + +«Est-ce que mon mari recommencerait déjà sa comédie? + +--Passe sur le balcon, je vais ouvrir.» + +«Au nom de la loi, ouvrez la porte,» dit une voix ferme. + +Georges alla ouvrir la porte sans bien savoir ce qu'il faisait. + +Un commissaire de police entra, suivi de deux agents. C'était celui +qui avait arrêté la femme de chambre. + +«Vous êtes monsieur Edmond Lebrun? + +--Oui, monsieur. + +--Monsieur, reprit le commissaire à brûle-pourpoint, vous avez +empoisonné M. le comte de Xaintrailles.» + +Georges du Quesnoy subit le choc avec fermeté. + +«Monsieur, je ne vous donne pas le droit de venir m'accuser ici. + +--Monsieur, je vous accuse au nom de la justice. + +--Monsieur, pas un mot de plus.» + +Jusque-là, Georges n'avait pas vu les agents de police, il se sentait +de taille a lutter avec le commissaire. + +Mais dès qu'il vit ces deux hommes s'approcher, il pâlit et perdit sa +force de résistance. + +Le commissaire avait vu flotter sur le balcon la robe de Valentine. +Pendant que Georges s'était retourné vers la cheminée croyant trouver +son revolver, car il oubliait déjà que la comtesse le lui avait pris, +le commissaire courut au balcon et ramena la comtesse au salon. + +Mme de Xaintrailles, tout épouvantée, tomba anéantie sur un fauteuil. + +«Ne craignez rien, dit Georges en lui prenant la main, il y a là un +fatal malentendu, à moins que ce ne soit une mauvaise plaisanterie. + +--Monsieur, reprit le commissaire de police, si vous n'êtes pas +coupable, la vérité se fera bien vite dans votre confrontation avec la +femme de chambre de Mme la comtesse de Xaintrailles, car cette fille a +été arrêtée aussitôt la mort du comte. + +--M. de Xaintrailles est mort!» s'écria la comtesse. + +Un cri de surprise et d'épouvante! + +Il était trop tard pour jeter un cri de délivrance. + +Elle fut abîmée dans son désespoir. + +«La chose a été mal faite,» murmura Georges. + +Il fit semblant de suivre le commissaire sans plus opposer la moindre +résistance, mais bien décidé à s'échapper en route s'il le pouvait. Il +se rappela tout à coup que Valentine avait mis son revolver dans sa +poche. + +«Monsieur, dit-il avec douceur au commissaire, permettez-moi de dire +adieu à madame pour le cas, peu probable d'ailleurs, où je serais +retenu en prévention. + +--Faites, monsieur, répondit le commissaire, mais je ne puis vous +laisser seul avec madame.» + +Georges vit bien qu'il ne gagnerait rien par ses prières. + +Il se contenta de s'approcher de Mme de Xaintrailles, tout en lui +cachant la figure par la sienne. + +«Je n'y comprends pas un mot, lui dit-il. De grâce, donnez-moi mon +petit revolver.» + +La comtesse pria le commissaire de police de permettre à Georges +d'écrire un mot. + +«Un mot que vous lirez,» se hâta de dire le jeune homme. + +Ceci permit à la comtesse de passer son mouchoir à son amant. + +Le commissaire tendit la main pour le saisir, mais déjà Georges avait +pris le revolver avec la dextérité d'un prestidigitateur, quoiqu'il +fût très-agité. + +Pour mieux cacher cette action, il se mit à écrire sans bien savoir à +qui il écrirait et ce qu'il écrirait. + +«Après tout, dit-il tout à coup, il est impossible que je sois arrêté, +ce n'est pas la peine d'écrire.» + +Et se rapprochant une dernière fois de la comtesse: + +«Adieu, Valentine, lui dit-il en l'embrassant, aimez-moi jusqu'à la +fin.» + +Mme de Xaintrailles se croyait dans un rêve. Elle ne voulait pas voir +la réalité. + +Enfin Georges du Quesnoy sortit, suivi de près par le commissaire. + +Après avoir descendu un étage, comme il passait devant le grand +corridor, il s'y précipita avec la rapidité du vertige. Les deux +hommes de la police couraient bien, mais il parvint à se jeter dans +une chambre entr'ouverte dont il eut le temps de refermer la porte +avant qu'on ne le vit entrer. + +C'était beaucoup pour se sauver, mais c'était trop peu. En un clin +d'oeil, la police avertit la police: on cerna l'hôtel du Louvre. On +décida qu'aucune chambre n'échapperait à la visite domiciliaire. + +Georges du Quesnoy s'imagina pourtant qu'il ne serait pas repris. La +chambre où il était entré était occupée par une dame étrangère sortie +pour la messe à Saint-Roch. Il se nicha dans une montagne de robes qui +avaient été essayées le matin. + +En effet, à première vue, on jugea qu'il n'y avait personne, car un +des agents de police après être entré, ressortit en disant: «Ce n'est +pas là.» + +Ce fut la dame elle-même qui le perdit. + +Elle revint de la messe cinq minutes après, pendant qu'on cherchait à +l'étage supérieur. + +Un grand bruit s'était fait dans tout l'hôtel, elle s'imagina qu'on +poursuivait un voleur. Elle entra chez elle avec quelque inquiétude. +A ce moment, Georges, se croyant à demi sauvé, était sorti du lot de +chiffons pour tenter de gagner la rue. L'impatience est imprudente. La +dame poussa un cri en voyant Georges. + +«Madame, de grâce, sauvez-moi; je ne suis pas un voleur, je suis un +amoureux.» + +La dame était une provinciale pour qui un amoureux était bien plus +dangereux qu'un voleur. Elle s'imagina que l'amoureux était là pour +elle, et elle cria de plus belle. + +Le jeune homme furieux faillit lui tirer un coup de revolver. + +Elle finit par se calmer à moitié, mais il était trop tard: ses cris +avaient ramené un autre agent de police. + +Celui-là passa, comme on dit, un mauvais quart d'heure, car Georges le +tint à distance par le revolver. + +«Si tu dis un mot et si tu t'approches, je te tue comme un chien.» + +L'agent de police se tint en respect, mais sans vouloir s'en aller. + +«Va-t'en, lui dit Georges. + +--A moi,» dit l'agent de police, en criant très-haut. + +Ce cri fut couvert par une détonation. La petite balle du revolver qui +devait le frapper au coeur le frappa à l'épaule, parce qu'il fit un +mouvement rapide. + +Georges renversa la provinciale, repoussa l'agent qui n'était pas +tombé et s'enfuit à tout hasard. Mais les cris de l'agent jetèrent +au-devant de Georges un autre agent et deux domestiques de l'hôtel. + +Il tira un coup en l'air pour jeter l'épouvante, mais cet autre agent +se précipita dans ses jambes pour le jeter à terre. + +Il passa outre, se croyant encore sauvé, mais cette fois il se jeta +à la tête du commissaire lui-même, qui avait avec lui toute une +escouade. + +Puisqu'il avait engagé la lutte, il ne voulut pas se rendre; il fit +feu une troisième fois. + +Il n'atteignit pas le commissaire, mais la balle blessa une curieuse +par ricochet. + +Il eût fait feu une quatrième fois si on ne l'eût frappé d'un coup de +canne sur le bras. + +Il comprit qu'il était perdu; le revolver venait de tomber; il se +jeta à terre, le ressaisit de sa main gauche et se tira à lui-même le +quatrième coup en pleine poitrine. + +«Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'est un homme mort,» dit le +commissaire. + + + + +IV + +LA COUR D'ASSISES + + +On n'a pas encore oublié le bruit que fit cette arrestation; mais +comme les journaux ne donnèrent que les initiales ou les noms de +guerre des deux amants, M. Lebrun et Mme Duflot, on ne s'intéressa pas +beaucoup à leur cause. C'était un monsieur quelconque et une +femme adultère de plus. Bien plus, comme on disait que c'était +un empoisonneur, le roman de ces amours mal connues n'émut que +médiocrement. + +Quoique la balle eût fait une lésion à la poitrine, Georges du Quesnoy +ne mourut point de sa blessure. A trois mois de là il comparaissait +devant le juge d'instruction. + +Dès son premier interrogatoire, il déclara que s'il y avait un +coupable c'était lui seul, sans toutefois avouer qu'il fût coupable. +Il jura que la femme de chambre était inconsciente. Il lui avait en +effet conseillé l'eau de laurier-cerise pour calmer un malade qu'il ne +connaissait pas; mais si elle avait donné contre ses prescriptions le +remède à trop forte dose, c'est qu'elle ne savait pas sans doute que +ce remède eût quelque danger. + +Comme cette déclaration s'accordait avec les dires de la femme de +chambre, on avait donné la liberté à cette fille, tout en la gardant à +vue jusqu'aux assises. + +Aux assises, Georges du Quesnoy ne fut connu que sous le nom d'Edmond +Lebrun, chimiste à Londres. Le hasard le servit: un agent français à +Londres déclara qu'en effet un sieur Lebrun, fabricant de produits +chimiques, avait passé le détroit vers l'époque du crime. Les amis de +Georges ne devaient pas le reconnaître, non plus que les témoins du +comte dans son duel avec M. le comte de Xaintrailles. Il avait coupé +sa barbe et ses cheveux. Il s'était marqué le front et les joues par +cinq points de pierre infernale. Il avait achevé de se défigurer par +un clignement d'yeux et une grimace perpétuelle. + +Il n'avait pas même dit son nom à son avocat, par respect pour son +père, quoique son père l'eût depuis longtemps abandonné. + +Sa grande préoccupation aux assises ne fut ni l'éloquence de son +avocat,--c'était Me Lachaud,--ni l'idée de la condamnation, ni la +curiosité publique, c'était le vague espoir de voir apparaître dans la +foule, ne fût-ce qu'un instant, cette femme qu'il avait adorée et pour +laquelle il allait mourir. + +Elle ne vint pas. + +Pendant les trois jours que dura l'affaire, ce fut en vain qu'il la +chercha dans toutes les curieuses; Mme de Xaintrailles ne voulut point +se hasarder jusque-là, quoiqu'elle eût tout donné pour le revoir. Elle +espérait d'ailleurs qu'il ne serait pas condamné. + + +Condamné, il le fut, et sans circonstances atténuantes. + +On le déclara coupable d'avoir empoisonné le comte de Xaintrailles, +et, par aggravation, d'avoir, pour échapper à la justice, blessé un +homme et une femme de deux coups de revolver. + +Pendant tout le procès, il avait fait bonne contenance, dédaignant +de répondre aux questions trop précises, jouant quelquefois trop au +désillusionné qui se moque de la vie; s'écoutant avec complaisance +dans quelque période éloquente; jetant çà et là un mot de raillerie à +travers la gravité des débats. + +Il remercia Me Lachaud d'avoir si bien plaidé une si mauvaise cause. + +«Je vous donne tout ce que j'ai,» lui dit-il en lui passant au doigt +un petit camée antique, représentant plus ou moins Démosthène. + +Pour les condamnés à mort, le moment le plus terrible n'est pas la +condamnation, c'est l'entrée à la Roquette. La Roquette! un tombeau où +l'on vit, d'où l'on ne sortira que pour monter sur l'échafaud. Le jour +où on entre à la Roquette est plus triste que le jour où l'on en sort. + +«Et pourtant, dit Georges du Quesnoy en franchissant le seuil, Dante +n'écrirait pas ici ses mortelles paroles: Moi je n'y attends pas la +vie, mais j'y attends encore un rayon d'amour.» + +Il ne doutait pas que Valentine ne lui écrivît. Qui sait? Peut-être +même viendrait-elle; l'amour a des inspirations sublimes: pourquoi ne +se dirait-elle pas sa soeur pour avoir le droit de venir le voir? + + + + +V + +LA ROQUETTE + + +Dès qu'il fut dans sa cellule, Georges appela un prêtre. Un prêtre, +c'est le dernier ami sérieux de ceux qui vont mourir, condamnés ou +non. + +Le prêtre--c'était l'abbé----, le prêtre des condamnés à mort--vint le +jour même. + +«Vous voulez que je vous parle de Dieu, mon enfant. + +---Non, mon père, je veux que vous me parliez _d'elle_.» + +Et dès ce jour-là Georges fit toute sa confession. Ce fut avec un +allégement de coeur qui le rasséréna. Un ami était entré dans la +cellule, ce fut un frère qui en sortit. Le prêtre comprit que ce +condamné à mort n'était pas le premier venu. Il allait mourir de sa +passion, dans le crime et le repentir de sa passion, mais non pas dans +les terreurs d'un criminel vulgaire. + +Le premier coupable, n'était-ce pas cette femme trop aimée qui avait +sacrifié son coeur à son orgueil? Si Valentine eût obéi résolument à +sa première inspiration, elle eût décidé son père à la donner pour +femme à Georges du Quesnoy; c'eût été un mariage d'amour qui fût +devenu un mariage de raison, car chez lui comme chez elle il y avait +un coeur et une âme. + +Combien de fois le mariage n'est-il pas la préface du crime! combien +de fois, l'enfer du mariage a-t-il conduit dans l'autre! + +Le prêtre de la Roquette prit Georges en grande sympathie, parce que +le condamné se confessa en toute abondance de coeur, comme un chrétien +qui dépouille l'orgueil du _Moi_, qui foule aux pieds les vanités +humaines et ne reconnaît plus que Dieu sur la terre. Aussi Georges +pria l'abbé---- de lui accorder tous les jours une demi-heure de +son temps; ce que fit l'abbé avec une bonne grâce évangélique. +Naturellement le sujet de la conversation était l'immortalité de +l'âme. La grâce n'avait pas encore touché Georges. C'était donc par la +raison et non par la foi qu'il voulait voir Dieu. Il ne doutait pas +d'ailleurs du réveil de son âme dans la mort, mais il ne croyait pas +au pardon. Selon lui, tout crime devait s'expier, non pas seulement +par les larmes du repentir, mais par la punition du lendemain. Chaque +pas que faisait vers lui le curé de la Roquette le rapprochait +d'ailleurs du catholicisme. + +«Voyons, lui disait l'abbé----, puisque vous avez cru naguère aux +esprits, puisque vous avez cru au diable, pourquoi refuser de croire +à ce miracle suprême qui a fait de Jésus le fils de Dieu? Et si vous +croyez à l'Évangile, pourquoi ne pas entrer dans l'Église, qui est la +porte du ciel? + +--Pourquoi? là est le grand mot. Il m'est impossible de croire que +parce que je me serai humilié à vos pieds en m'accusant de mon crime, +je serai pardonné par Dieu. A quoi servirait la Vertu, si le dernier +des coquins peut aller s'asseoir à côté d'elle au paradis, après avoir +été absous sur la terre? Dieu ne vous a pas donné le droit de faire +grâce.» + +Le prêtre lui répliquait: + +«Vous soulevez des questions résolues depuis longtemps. Si vous étiez +plus savant en théologie, vous verriez que les plus grands esprits de +l'Église ont tous fini par soumettre la raison à la foi, parce que la +foi c'est la lumière. Abandonnez-moi votre âme rebelle pendant toute +une semaine, et le dimanche, à la messe, vous sentirez que Dieu est +là. Vous comprendrez que ce n'est pas le prêtre qui pardonne, que +c'est Dieu lui-même; car il est le très-humble serviteur de Dieu, et +c'est Dieu qui parle par sa bouche. Mais ne croyez pas pourtant que +quand je vous aurai pardonné au nom de Dieu, vous entrerez au paradis +avec la quiétude des blanches âmes qui n'ont connu sur la terre que le +devoir, le sacrifice, la vertu! Non; vous ne passerez pas par l'enfer, +puisque vous aurez cru à la miséricorde de Dieu, et que Dieu ne trahit +pas ceux qui espèrent en lui; mais vous emporterez vous-même votre +enfer en paradis. Vous serez admis parmi les élus, mais vous +souffrirez longtemps encore de votre indignité. Votre âme ne s'épurera +peu à peu qu'aux flammes de l'amour divin.» + +Georges du Quesnoy n'était toujours pas convaincu. + +«Vous ne croyez pas ma parole, reprenait le prêtre, parce que vous ne +m'écoutez qu'à demi. + +--C'est vrai, mon père, vous voulez m'entraîner au ciel, mais mon +coeur bat toujours pour la terre. Cette femme que j'ai adorée, je +l'aime toujours. Ah! que ne donnerais-je pas pour la revoir avant de +mourir!» + +Un jour, l'abbé---- dit à Georges du Quesnoy: + +«Mon enfant, ce que je n'ai pu faire pour votre salut, puisque votre +esprit est toujours rebelle à votre foi, la femme que vous avez tant +aimée le fera mieux que moi. J'ai appris hier qu'elle allait entrer en +religion; j'ai couru à elle, je l'ai décidée à un adieu suprême. + +--Elle viendra! s'écria Georges transporté. + +--Oui, mon enfant, elle viendra.» + +Le condamné embrassa le prêtre avec une effusion filiale et +religieuse. + +«O mon père! O mon ami! elle viendra!» + + + + +VI + +LA CONFESSION + + +Dans les conversations de la dernière heure, Georges du Quesnoy +demanda à l'abbé---- s'il était décidément indispensable que le mal +fût imposé à la terre pour la plus grande gloire de Dieu? + +Il lui parla de son frère. Dans ses plus mauvais jours, il n'avait +pas oublié cet enfant tué en duel, qu'il aimait de toute l'amitié des +vingt ans. Il répétait souvent que, si Pierre avait vécu, il se fût +mieux contenu dans le devoir, car Pierre était un esprit mieux trempé +que le sien, qui ne devait pas bifurquer pour aboutir à toutes les +déchéances. + +Georges avait déjà raconté au curé de la Roquette les étranges +prédictions de Mlle de Lamarre. + +«Je ne puis nier, avait dit l'abbé----, que c'étaient là des +avertissements du ciel. Puisque cette dame vous prédisait la mort +violente à tous les deux, il fallait réagir, lutter et vaincre le +démon. Mlle de Lamarre fut une voyante qui se mit en sentinelle pour +vous défendre vous et votre frère. Il fallait écouter le cri de la +sentinelle et ne pas vous laisser surprendre. + +--Pourquoi Dieu jette-t-il au coeur de chacun de ses enfants la +semence du mal? Le mal, comme les mauvaises herbes, envahit le bon +grain et l'étouffe le plus souvent. Le sage et le juste sont toujours +vaincus sur la terre. + +--C'est une vallée de larmes, parce que les hommes sont méchants. + +--Pourquoi ce jeu cruel du Créateur? + +--C'est que pour aimer le bien, il faut connaître le mal. Il y a des +berceaux dorés et couverts de guipure; il y a des berceaux d'osier et +couverts d'étoupe. Des deux côtés c'est la même âme. Celui-là qui vit +dans le travail comme, celui-là qui vit dans l'oisiveté auront un jour +le même juge. Mais déjà, sur la terre, ils ont le même ange gardien +qui s'appelle la Conscience.» + +Une vague idée traversa l'esprit de Georges, mais dans la pénombre +elle ne put se faire lumineuse. Il parla des inquiétudes de sa +conscience, tout en voulant la nier. + +«C'est peut-être une image, dit-il, mais c'est peut-être un mot.» + +Et, sans se rendre bien compte de la logique des sentiments, des +réflexions et des rêveries, il en vint à parler de cette jeune fille +qui lui était apparue trois fois dans les trois périodes de sa vie. + +«Figurez-vous, mon père, qu'il y a cinq ou six ans, comme je sortais +à peine du collège, je vis dans le parc de Margival, dont je vous +ai souvent parlé, apparaître une jeune fille mystérieuse, avec des +marguerites dans les cheveux, robe blanche toute flottante, yeux +couleur du temps, effeuillant des roses avec un sourire angélique. +C'était une bénédiction de la voir si belle, si fraîche, si pure: un +ange descendu et non un ange tombé. Quand j'ai voulu m'approcher de +cette jeune fille, elle s'est évanouie comme une vision. Je ne l'ai +jamais retrouvée ni dans le parc ni dans le voisinage; on m'a traité +de visionnaire, mais pourtant je l'ai bien vue.» + +Le prêtre écoutait sans mot dire. + +«Ce n'est pas tout, reprit le condamné, trois ans après, j'avais jeté +ma jeunesse à tous les vents, j'avais trahi tous mes devoirs: devoirs +de fils, devoirs de citoyen; l'orgueil du corps avait tué l'orgueil de +l'âme; je courais les filles, j'étais ruiné par l'argent qui était +à moi et par l'argent qui était aux autres. Ne vous l'ai-je pas dit +déjà, j'étais un fanfaron de vices et je n'avais pas de honte de vivre +dans le monde des filles galantes sans payer ma part du festin! Je ne +saurais trop confesser ces hontes douloureuses aujourd'hui, mais dont +je riais en ces mauvais jours. Eh bien, un soir, cette jeune fille du +parc de Margival m'apparut dans un mauvais lieu, où toutes les +filles plus ou moins à la mode, vont perdre une heure dans leur +désoeuvrement. On appelle cela la _Closerie des lilas_ ou le champ +de bataille de la danse. Eh bien, là, je l'ai revue; mais la figure +angélique s'était changée en tête de bacchante. C'était la même +créature, mais avec tous les signes des mauvaises passions. Elle +valsait éperdument, les yeux égarés par la débauche. Elle jetait des +roses fanées et des poignées d'argent. Je courus à elle pour lui +demander raison de cette chute profonde; mais, comme la première fois, +elle s'évanouit dès que je voulus lui saisir la main. Une autre fois +encore je l'ai revue au bal de l'Opéra, plus folle que jamais, et +jetant l'or à pleines mains. Ce fut la même vision plus accentuée et +plus réelle encore.» + +Le prêtre gardait toujours le silence. + +«Et la troisième vision? demanda-t-il à Georges. + +--Oh! la troisième vision, c'est horrible à dire. C'était la nuit du +crime; j'errais sur le boulevard. J'avais dîné gaiement; les fumées +du vin de Champagne me couronnaient la tête. Je me croyais maître du +monde, parce que je défiais la société. Je pressentais mon crime du +lendemain, et je le regardais en face sans broncher. Je me voyais déjà +épousant la femme et la fortune du comte de Xaintrailles. Voilà +que tout à coup une fille de joie, une courtisane à sa dernière +incarnation, passe devant moi dans toute l'insolence de la femme qui +brave la femme elle-même. Or, dans cette dernière des filles, je +reconnus très-distinctement la figure du parc de Margival et de la +Closerie des lilas. C'était la même femme, mais elle n'avait plus rien +de la femme, sinon le masque, avec tous les stigmates des passions qui +se cachent. Elle les montrait sans honte au grand jour, car il ne fait +jamais nuit sur le boulevard des Italiens. Que lui importait à elle, +qui ne rougissait plus? J'allai à elle, frappé au coeur, effrayé de +cette déchéance. «Comment! lui dis-je, c'est toi, encore toi, toujours +toi!» Elle leva la tête avec arrogance, elle éclata de rire et +frappa de sa main sur son coeur. Sa robe se dégrafa, et un poignard +ensanglanté tomba à ses pieds. Je n'étais plus maître de moi; la peur +me prit, je m'enfuis à l'hôtel du Louvre.» + +Le prêtre avait écouté ces trois histoires avec un vif intérêt. + +«Vous n'avez pas compris? dit-il à Georges. + +--Vous comprenez donc vous-même?» + +Le prêtre s'était levé. + +«Peut-être,» dit-il en serrant la main du condamné. + +Et souriant avec mélancolie: + +«La suite à demain,» ajouta-t-il de sa voix douce. + +Quand Georges fut seul, il pensa qu'il ne pourrait plus dire +longtemps: _la suite à demain_. + + + + +VII + +L'ADIEU + + +Valentine vint le surlendemain. Le prêtre avait vaincu tous les +obstacles. La comtesse de Xaintrailles n'était pas encore vêtue en +religieuse, mais elle était accompagnée d'une soeur de charité. + +Georges du Quesnoy avait été averti la veille. Aussi ce jour-là fut un +jour de fête. + +L'horrible cellule fut remplie de fleurs. + +Le matin, le condamné salua le soleil comme il ne l'avait jamais fait. +Il demanda un miroir, comme s'il eût eu peur d'être devenu trop laid +pour paraître devant Valentine. + +Il se trouva plus beau que jamais, parce que sa figure avait pris +plus de caractère dans la gravité. Il y avait maintenant en lui +du religieux, du cénobite, de l'ascète. Toute la tête s'était +spiritualisée. Il pouvait sourire encore à sa maîtresse, puisqu'il +avait la blancheur des dents et la flamme humide des yeux. + +Valentine arriva à midi. + +Que de choses ils se dirent avant de se parler dans ces premières +larmes et ces premiers soupirs qui arrêtèrent les mots de leurs +lèvres! + +Et, d'ailleurs, que pouvaient-ils se dire qu'ils ne sussent déjà? + +Mme de Xaintrailles n'avait-elle pas compris toutes les douleurs de +celui qui n'avait accompli un crime qu'à force d'amour? Georges du +Quesnoy n'avait-il pas compris que puisque Mme de Xaintrailles allait +prendre le voile, c'est que son coeur mourait pour lui pour ne revivre +qu'en Dieu? + +La première parole de Georges fut celle-ci: + +«Madame, donnez-moi une heure; puisque vous devenez soeur de charité, +regardez-moi comme un malade qui va mourir. Vos mains pieuses me +feront l'oreiller plus doux.» + +Il saisit les deux mains de Valentine. + +Le prêtre, la soeur de charité et le geôlier se mirent à chuchoter +ensemble comme pour ne pas entendre et pour ne pas voir. + +Georges, en regardant Valentine, tout détaché qu'il fût des biens +périssables, ne put s'empêcher de penser à cette beauté souveraine, +tout épanouie hier, s'effaçant déjà aujourd'hui dans la prière et le +repentir. Quoi! ces beaux cheveux odorants, il ne les baiserait plus! +ces épaules somptueuses, il n'y cacherait plus son front tout enivré +des altières voluptés! ces beaux bras aux étreintes passionnées ne se +fermeraient plus sur lui! Mais quelle joie déjà pour son amour jaloux, +de penser que ces beautés corporelles seraient perdues pour le +monde! Nul ne viendrait s'abreuver à cette source de délices, nul +n'imprimerait ses lèvres sur cette chair de pêche, de lis et de roses. +Cette voix timbrée à l'or ne résonnerait plus pour les confidences +amoureuses. Valentine ne partait pas avec lui, mais elle faisait un +pas sur le même chemin. Elle ne mourait pas, mais elle fuyait le +monde. + +Que se dirent-ils? + +Elle pleurait et il pleurait. + +Ils évoquèrent le passé; ils rappelèrent les jours coupables, mais +charmants, les ivresses, les éperduments, les abîmes roses où ils +s'étaient précipités sans voir le fond dans le vertige des vertiges. +Dieu les séparait violemment, mais n'avaient-ils pas pendant toute une +année escaladé vingt fois le septième ciel? + +Georges parla à Valentine de leur première rencontre au château +de Sancy, de la marguerite effeuillée devant l'église, de leurs +promenades dans le parc de Margival. Ce n'étaient que les aubes +déjà lumineuses de leur amour. La passion était venue dans toute sa +luxuriance quand Georges s'était jeté dans les bras de Valentine +à l'hôtel du Louvre. Quels divins battements de coeur! C'était le +paradis retrouvé. Ils avaient bu à pleine coupe toutes les délices? + +Georges du Quesnoy se rejetait aveuglément dans le passé, mais +Valentine le rappela malgré lui aux douleurs du présent. + +«Je vous ai promis une heure, lui dit-elle, nous avons dévoré trois +quarts d'heure. Ne parlons plus de nous, parlons de Dieu. Ne parlons +plus d'hier ni d'aujourd'hui, parlons de demain. + +--Demain, dit Georges, je mourrai en vous, parce que je mourrai en +Dieu. + +--Et moi, dit Valentine, je ne veux vivre que pour prier pour vous; +mais jurez-moi de passer vos derniers jours humilié dans les grandeurs +de la religion. Si vous saviez comme c'est bon de se tourner vers +Dieu! Le jour où vous m'avez quittée j'ai voulu mourir. Un rayon du +ciel a traversé mon âme. C'était la grâce. Je me suis agenouillée, +j'ai pleuré, j'ai prié. Quand je me suis relevée, mon désespoir +s'était fait héroïsme. Je me suis vue dans la psyché et j'ai condamné +ma beauté à disparaître. Dès ce jour-là, j'ai juré que je mourrais +soeur de charité. Certes, je suis fière de mon sacrifice, puisque +toute ma fortune, sinon celle de M. de Xaintrailles, me revenait +par sa mort. Eh bien, je donnerai ma fortune aux pauvres, comme je +donnerai ma beauté à la cellule. Si j'ai attendu pour entrer en +religion, c'est que je voulais vous revoir. L'abbé---- est un saint +homme; il a compris que je vous apporterais l'amour de Dieu, voilà +pourquoi je suis venue. + +--C'est irrévocable? dit Georges en mesurant toute la grandeur du +sacrifice. + +--Oui, maintenant que je vous ai vu, je n'attends plus que le jour +terrible.... + +--Je comprends, dit Georges. + +--Oui, vous avez compris, mon ami. Ce jour-là, à l'heure où Dieu vous +recevra, je me jetterai au pied de l'autel, et je ne retournerai plus +la tête. + +Georges et Valentine s'embrassèrent dans les sanglots. + +La soeur prit Valentine et l'entraîna, le prêtre prit le condamné et +lui montra le crucifix. + +Mais la passion était encore la plus forte: Georges ne baisa pas le +crucifix, il se précipita comme un lion vers Valentine. + +Elle-même s'était retournée. + +Ils se jetèrent éperdument dans les bras l'un de l'autre, comme s'ils +cherchaient la mort dans cette dernière et solennelle étreinte. + + + + +VIII + +LA GUILLOTINE. + + +Je ne sais si le pressentiment avait frappé, l'esprit de Georges: +trois jours après cette visite, quand on alla le prendre pour la mort, +on le trouva tout éveillé qui crayonnait quelques pages. On s'imagina +que c'était une lettre: c'était les feuillets volants d'un manuscrit +sur le _Libre Arbitre_. + +«Tenez, mon père, dit-il, en embrassant le prêtre des condamnés; vous +lirez ceci en souvenir de moi. Ce n'est pas très-orthodoxe, mais, +rassurez-vous, je vais mourir en Dieu.» + +Et après un silence: + +«Quand vous reverrez Mme de Xaintrailles, remettez-lui ces fleurs +fanées; cueillies avec elle dans le Parc-aux-Grives. Je les ai brûlées +sur mon coeur, je les ai sanctifiées par mes larmes et par mes +prières.» + +Georges se confessa et communia. + +Dans sa confession il dit au prêtre: + +«Vous n'imaginez pas comme j'ai passé une bonne nuit! J'étais libre +et je courais comme un enfant les sentiers de mon pays. Mais je ne +pouvais franchir le saut-de-loup du Parc-aux-Grives.» + +Pendant la «toilette des condamnés», l'abbé---- lut la première page +volante crayonnée par Georges: + +«Les âmes en peine, ces âmes voyageuses qui ne sont ni du paradis ni +de l'enfer, parce qu'elles ne sont détachées ni du bien ni du mal, ont +été condamnées à représenter l'esprit de Dieu et l'esprit de Satan +devant les âmes de la terre. + +«Nous sommes tous les jouets de ces âmes en peine. Nous avons chacun +la nôtre. + +«On s'imagine qu'on vit en liberté et qu'on fait ce qu'on veut; mais +on obéit sans le savoir--et sans le vouloir--à cette âme en peine qui +a veillé sur notre berceau et qui nous conduira jusqu'à la tombe.» + +Le prêtre dit à Georges: + +«Ce que vous avez écrit, c'est la légende du Mal dominant le Bien. +Mais il n'y a sur la terre qu'une volonté: c'est celle de Dieu. Tout +homme qui marche dans l'esprit de Dieu est maître de ses passions.» + +Ce jour-là, quoiqu'on n'eût pas annoncé la veille le spectacle, il y +avait foule pour la tragédie devant la place de la Roquette, quand +cinq heures sonnèrent à Sainte-Marguerite. C'était l'heure. Les +premières représentations sont presque toujours en retard. Le théâtre +était disposé avec ses décors funèbres, mais les acteurs n'arrivaient +pas. Les gamins grimpés sur les murs, sur les arbres, jusque sur les +toits, commençaient à siffler. + +«La toile! ou mes six sous! dit un gavroche. + +--Patience, cria un de ses camarades, voilà le gaz allumé.» + +Le soleil venait de jeter sur la guillotine son premier baiser du +matin. + +Une grande rumeur s'éleva: la porte de la Roquette venait de s'ouvrir. + +On vit s'avancer, pâle, mais fier, mais ferme, un jeune homme qui +regarda sans émotion visible l'horrible machine de mort. + +«Dieu est au delà,» lui dit un prêtre plus pâle encore. + +--Je le crois, mon père, dit le condamné; quand j'aurai monté ces +degrés, je n'aurai plus qu'un pas à faire. + +Georges du Quesnoy embrassa l'abbé---- et sourit au bourreau. + +M. de Paris s'inclina devant lui pour passer le premier. + +«Faites, monsieur, vous êtes chez vous, dit le condamné.» + +Le prêtre mit un pied sur la première marche comme pour montrer le +chemin au condamné, qui devança l'abbé---- et monta deux marches sans +chanceler. + +«Adieu, mon père. Voyez souvent Mme de Xaintrailles. Dites-lui bien +que c'est elle qui m'a fait croire à Dieu. + +Avant de monter sur le dernier théâtre de sa vie, il pencha la tête +vers le crucifix que lui présentait l'abbé----. Il y appuya ses lèvres +avec onction. Deux larmes de foi et de repentir tombèrent de ses yeux. + +Quand Georges fut sur la seconde marche, il jeta un regard autour de +lui, comme pour dire adieu au ciel et aux hommes. + +Il vit passer dans la foule,--dans l'horrible foule en haillons,--qui +la veille s'était enivrée de vin et qui allait s'enivrer de sang, une +figure qu'il connaissait bien. + +«Valentine!» cria-t-il. + +Mais, en regardant mieux, il vit bien que ce n'était pas la comtesse +de Xaintrailles. + +C'était une jeune fille vêtue de blanc, les pieds nus, les bras levés, +les mains jointes, la chevelure flottante, ceinte d'un cercle d'or, +dans l'attitude de la prière. + +Georges du Quesnoy se retourna vers le prêtre: + +«Voyez-vous? lui dit-il d'une voix étouffée. + +--Que voulez-vous dire, mon enfant? dit le prêtre en montant sur la +première marche. + +--Ne voyez-vous pas là-bas celle dont je vous ai si souvent parlé, +là-bas, dans ce groupe noir, toute blanche?....» + +A cet instant le bourreau fit un signe d'impatience. + +«Le bourreau a failli attendre! dit le condamné. Une seconde encore, +monsieur de Paris, et je suis à vous.» + +Et penchant la tête vers le groupe qu'il avait indiqué à l'abbé. + +«Voyez, c'est elle, toujours elle. Mais quelle étrange métamorphose! +Il semble qu'elle ait perdu jusqu'au souvenir de ses mauvaises +passions. Elle a repris comme par miracle sa robe d'innocence et sa +candeur de seize ans. Voyez! elle vient de me sourire avec la bouche +d'un ange!» + +Cette fois le condamné se sentit chanceler. + +«Finissons-en, dit le bourreau,» avec une grâce onctueuse. + +Mais le condamné voulait voir encore. + +«Regardez bien! dit-il à l'abbé----, la voilà qui monte ... qui monte +... qui monte encore ... Elle s'est envolée au ciel. + +--Mon enfant, dans un instant vous la retrouverez. Vous avez compris, +n'est-ce pas, que celle que vous avez vue aux quatre époques de votre +vie, + +Celle qui a été belle, pure, suave, divine, + +Celle qui a été folle de son corps, + +Celle qui a vendu son âme et qui a trempé ses mains dans le sang, + +Celle qui s'est repentie et s'est envolée toute blanche au ciel: + +C'est votre _âme_ qui vous est apparue!» + + + + +IX + +LE DERNIER RENDEZ-VOUS + + +Ce fut un horrible frisson dans la foule, quand on vit cette belle +tête couronnée d'un rayon de suprême intelligence, couchée sous le +couteau et tombant dans le panier. + +Les spectateurs se souviennent encore que l'horrible coupe-tête mal +machinée ce jour-là résista cinq secondes au bourreau, ce qui donna le +temps au condamné de tourner à demi la tête par curiosité. Cette fois +il aurait pu dire à monsieur de Paris: «J'ai failli attendre!» + +A la même heure, puisque cinq heures sonnaient à la chapelle des +Missions-Étrangères, la comtesse de Xaintrailles se jeta le front sur +les marches de l'autel, pour s'abîmer dans la prière, en attendant +l'heure d'entrer en religion. + +«Mon Dieu! mon Dieu! dit Valentine tout en larmes, c'est moi qui l'ai +tué.» + + + + +FIN + + + + +TABLE + + +A Madame---- + +Les nouveaux romans d'Arsène Houssaye, par Jules Janin + + +LIVRE PREMIER + +LES MAINS PLEINES DE ROSES + + +I. La Vision du château de Margival + +II. Tout et rien + +III. Il était une fois + +IV. Mlle Valentine de Margival + +V. Le Monde des esprits + +VI. Les Bucoliques + +VII. Point du tout + +VIII. Les Étoiles + +IX. Daphnis et Chloé + +X. L'Amour qui raisonne + +XI. Desesperanza + +XII. Qu'il ne faut pas toujours aller à la messe + +XIII. Le dernier Coup de minuit + +XIV. La Lune de miel + + +LIVRE II + +LES MAINS PLEINES D'OR + + +I. Le Portrait fatal + +II. Comment Georges du Quesnoy étudia le droit + +III. Le Coeur maître de l'Esprit + +IV. Vision à la Closerie des lilas + +V. Comment Pierre du Quesnoy mourut de mort violente + +VI. La Voyante + +VII. Les Déchéances + +VIII. Le _Miserere_ du piano + +IX. Voyage sentimental + +X. La Chimie et l'Alchimie + +XI. Le Miracle du jeu + +XII. La Bacchante + +XIII. La Destinée + +XIV. La Baigneuse + +XV. Promenade au bois + +XVI. Que le bonheur est un rêve quand on n'a pas d'argent + +XVII. Le Mari et l'Amant + +XVIII. La Préface du crime + +XIX. Le Crime + + +LIVRE III + +LES MAINS PLEINES DE SANG + + +I. La troisième Vision + +II. Le Lendemain + +III. Le Déjeuner aux fraises + +IV. La Cour d'assises + +V. La Roquette + +VI. La Confession + +VII. L'Adieu + +VIII. La Guillotine + +IX. Le dernier Rendez-vous + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LES MAINS PLEINES DE ROSE, PLEINES D'OR ET PLEINES DE SANG *** + +This file should be named 8541-8.txt or 8541-8.zip + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. 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