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+The Project Gutenberg EBook of Les mains pleines de rose, pleines d'or et pleines de sang
+by Eugène Houssaye
+
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+this or any other Project Gutenberg eBook.
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+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
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+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Les mains pleines de rose, pleines d'or et pleines de sang
+
+Author: Eugène Houssaye
+
+Release Date: July, 2005 [EBook #8541]
+[This file was first posted on July 21, 2003]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO Latin-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LES MAINS PLEINES DE ROSE, PLEINES D'OR ET PLEINES DE SANG ***
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+
+Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed
+Proofreading Team
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+LES MAINS PLEINES DE ROSES PLEINES D'OR ET PLEINES DE SANG
+
+
+par ARSÈNE HOUSSAYE
+
+
+
+ _A MADAME----
+
+ Le roman que voici n'est pas pour vous, madame,
+ Qui n'avez pas aimé,--pas même votre amant!
+ Vous n'avez pas voulu des orages de l'âme,
+ Vous n'avez pas cueilli les fleurs du firmament;
+
+ Vous craignez de marcher dans la neige ou la flamme,
+ Vous fuyez le péché par épouvantement,
+ Et vous n'entendez pas, quand le vent, d'hiver brame,
+ Les fantômes d'amour vous pleurer leur tourment.
+
+ Non, ce roman n'est pas pour les frêles poupées
+ Que n'ont point fait pâlir les pâles passions,
+ Qui craignent les dangers des belles équipées,
+
+ Les larmes, les sanglots des désolations,
+ Et qui ne savent pas, trompeuses ou trompées,
+ Que l'amour, c'est Daniel dans la fosse aux lions.
+
+ AR--H--YE.
+ Juin 1874._
+
+
+
+
+LES NOUVEAUX ROMANS D'ARSÈNE HOUSSAYE.
+
+
+[Note: Cette critique ou plutôt ce profil littéraire a paru le 1er
+janvier dans _Paris-Journal_, avec cet avant-propos de Henri de Pène:
+
+«Un de nos amis, l'un des maîtres de tout journaliste qui tient une
+plume française: Jules Janin, nous a donné, pour nos étrennes, un
+article sur ce brillant et fécond esprit, qui est à la fois de ses
+amis et des nôtres: Arsène Houssaye.
+
+«Cet article de Jules Janin, nous n'avons pas besoin de le recommander
+à nos lecteurs. Le doyen du feuilleton parisien a fait ici oeuvre de
+critique et d'ami en même temps. A propos d'Arsène Houssaye, Théophile
+Gautier et Gérard de Nerval revivent aussi sous sa plume toujours
+magique et toujours jeune.»]
+
+
+La plus grande intimité s'est établie, il y a bien longtemps, entre
+Jules Janin et Arsène Houssaye. Quoi d'étonnant? Houssaye et Janin
+sont partis du même point pour arriver au même but; ils ont parcouru
+les mêmes sentiers; ils ont porté tout le poids des mêmes misères. A
+cette heure encore, à l'heure du repos, l'un et l'autre ils sont à
+l'oeuvre, avec cette différence pourtant: que le premier n'a pas
+quitté son humble emploi de critique hebdomadaire, et que le
+second, beaucoup plus jeune, dans un mouvement plus vaste, embrasse
+aujourd'hui, avec la plus grande ferveur, des drames et des passions
+si compliqués et si terribles, que nous ne comprenons pas qu'il vienne
+à bout de tant et tant d'illustres entreprises.
+
+Quand nous l'avons connu, Arsène Houssaye était un jeune homme,
+amoureux de la forme, enivré des espérances de l'artiste et du poëte.
+Il vivait gaiement et facilement, en belle et bonne compagnie, avec
+Gérard de Nerval, un talent de premier ordre, un bel esprit, qui-s'est
+tué dans un désespoir muet: ne pas atteindre à ces beaux rêves qu'il
+portait, tout flamboyants, dans le coin de son cerveau!
+
+Ils avaient tous deux, pour leur dévoué et fidèle compagnon, cet
+esprit rare et charmant, voisin du génie, écrivant ses doux poëmes,
+léger au pourchas et hardi _à la rencontre_, Théophile Gautier, d'une
+verve inépuisable, un peintre, un poëte, un narrateur, à qui nous
+devons la _Comédie de la mort_, le _Voyage à Constantinople_, et tant
+de pages heureuses qui lui servent d'oraison funèbre aujourd'hui.
+L'amitié d'Arsène Houssaye et de Théophile Gautier passera plus tard
+à l'état légendaire, et les lecteurs qui viendront ne sauraient les
+séparer, dans leur estime et dans leur souvenir.
+
+A ces trois-là nous pourrions ajouter ce talent merveilleux, ce
+faiseur de miracles, Eugène Delacroix, enseveli dans son triomphe.
+Il aimait ces jeunes gens pleins de vie et qui parlaient si bien des
+choses qu'il aimait le mieux. Donc, vous voyez que commencer ainsi,
+c'était bien commencer: une jeunesse enthousiaste, un esprit plein de
+doute, un talent plein de croyance, et surtout cette aimable croyance
+en soi-même. On ne dépend de personne; on n'a rien à demander à
+personne. On obéit à l'inspiration, heureux de peu, content de
+tout! C'était un grand plaisir de les voir si bien vivre et marcher
+doucement dans les sentiers qu'ils avaient découverts. Cela dura dix
+ans. Gérard de Nerval devint le voyageur favori de Charles Nodier, de
+Mérimée, d'Armand Carrel et des voyageurs dans un fauteuil.
+
+Théophile Gautier s'emparait victorieux de l'histoire et du jugement
+des beaux-arts. Il régnait dans le feuilleton, par le talent, par la
+volonté, et, qui le croirait? par la bienveillance. Il était l'ami de
+Mme de Girardin, le prôneur de Victor Hugo; toujours à son oeuvre,
+et quand, parfois, il avait du temps à perdre, il nous contait une
+élégie, il nous racontait l'ardente histoire de Mlle de Maupin.
+Cependant, le troisième ami, le peintre, intrépide et ne doutant de
+rien, se chargeait d'orner les plus beaux espaces, les places les plus
+célèbres dans nos églises, au conseil d'État, au Panthéon, partout,
+dans tous les lieux de pompe et de fête où il était désigné par son
+génie.
+
+Eh bien, le plus insouciant de cette association du bien faire et
+du bien dire était justement ce jeune rêveur, rêvant toujours,
+travaillant peu, Arsène Houssaye! Son esprit, né pour la jeunesse,
+n'était pas encore né pour le travail. Il semblait dire à ses amis:
+«Marchez devant, allez toujours, moi je fais l'école buissonnière, et
+j'irai, s'il vous plaît, sans hâte et sans ambition, au rendez-vous de
+la Fantaisie.»
+
+Et pourtant ce fut alors qu'il écrivait _la Pécheresse_, un livre
+charmant qui peint le duel du corps et de l'âme. Ce fut alors qu'il
+commençait ses _Portraits du XVIIIe siècle_, ce siècle des magies de
+Watteau, si dédaignées en notre jeunesse.
+
+Il avait été pris dans son chemin par un travail inattendu, j'ai
+presque dit inattendu. Il fut chargé de sauvegarder cette antique
+institution du grand siècle, appelée la Comédie-Française. En ce lieu
+superbe, les plus grands esprits de la France avaient trouvé l'asile
+et le respect pour lesquels ils étaient nés. Ici, Molière, ami du
+peuple, avait composé ses plus grands ouvrages: _le Misanthrope_ et
+_Célimène_, et _Tartufe_ et _les Femmes savantes_, enfants sérieux du
+Théâtre-Français. Corneille avait apporté, du fond de la Normandie,
+_Auguste, Cinna, Émilie_ et tant d'autres héros, la gloire et
+l'orgueil du genre humain. Racine, en même temps que Corneille, avait
+glorifié le théâtre, et laissé--souvenirs de son glorieux passage
+ici-bas--tant d'héroïnes charmantes et de héros glorieux: _Junie,
+Agrippine_ et _Mithridate_; avec ses charmants railleurs qui
+faisaient un pendant à la comédie de Corneille: _les Plaideurs_;
+puis _Iphigénie, Esther_ et tout le reste. Étaient venus, plus tard,
+Voltaire et _Tancrède_, la philosophie après la croyance, et la
+sagesse du poëte après l'antique enthousiasme. Il n'y avait point de
+position plus belle à défendre, à protéger, à conserver, et les plus
+habiles, quand ils virent ce jeune homme attaché à ce pénible labeur,
+furent en doute de savoir comment il va se tirer de peine et par quel
+bonheur du temps présent il soutiendra les miracles du temps passé.
+
+Lui, cependant, sans un moment de doute ou d'hésitation, il prit
+en main la défense et la protection de ce théâtre incomparable; il
+assistait, plein de respect, aux derniers moments de Mlle Mars. Il
+encourageait la naissante ardeur de Mlle Rachel, et quand elle voulut
+aller plus loin que _Camille_ et chanter _la Marseillaise_ [Note: Au
+temps où Mlle Rachel chantait _la Marseillaise_, M. Arsène Houssaye
+n'était pas encore directeur du Théâtre-Français.], il refusa de la
+suivre en ces périls sans nom.
+
+Ainsi lui fut compté, pour sa renommée, et disons le vrai mot, pour
+sa gloire, ce passage heureux et rapide à travers le Théâtre-Français
+(1849-1856). Il le quitta comme il l'avait pris, sans trouble et sans
+regret, laissant après lui quelques oeuvres charmantes que lui seul il
+avait protégées: _Mademoiselle de la Seiglière; Charlotte Corday, les
+Contes de la reine de Navarre, Gabrielle_, et les chefs-d'oeuvre de
+Victor Hugo, et les coups de théâtre d'Alexandre Dumas. J'allais
+oublier l'inoubliable Alfred de Musset, avec son _Chandelier_. Et
+Octave Feuillet, et Léon Gozlan, et Mme de Girardin!
+
+Et désormais voilà Arsène Houssaye rendu à la vie littéraire, au culte
+des belles-lettres, ses fidèles compagnes: un sourire dans le beau
+temps, la consolation des heures mauvaises, fidèles compagnes qu'on ne
+saurait trop servir et qu'on ne peut trop aimer.
+
+Ce fut la première fois sans doute que l'on vit un directeur du
+Théâtre-Français quitter la règle et le compas, pour reprendre avec
+joie une plume fidèle et bien taillée.
+
+Ainsi, il mit au jour ces livres charmants _le Roi Voltaire_ et
+_le Quarante et unième Fauteuil_, dont il écrivait l'histoire avec
+quarante plumes différentes. On voyait qu'avant d'écrire ces beaux
+livres, il avait traversé la grande poésie; il en avait gardé le
+souffle et le parfum.
+
+Heureux chez nous l'esprit libre et en gaieté de coeur, qui se
+transforme, et glorifions, ô mes amis, l'imagination facile qui sait
+prendre à propos toutes les formes, toutes les grâces, j'ai presque
+dit toutes les vertus. Qui veut écrire et durer longtemps dans
+l'esprit et dans l'imagination du lecteur, aura grand soin de varier
+la peine et le plaisir des gens restés fidèles à cette intime lecture.
+Il a sous les yeux de grands exemples, à commencer par _le Roi
+Voltaire_. Et quel homme, en ce bas monde, plus que Voltaire, fut
+jamais plus changeant et plus divers? Il a tout tenté, et toujours il
+a triomphé de l'obstacle. Et du théâtre à la philosophie, et du conte
+en vers au conte en prose, et même, ô malheur de tant réussir! du
+poëme épique aux légers poëmes, où le sourire arrive avec toutes les
+palpitations; et de l'histoire à la critique, et même du léger billet
+avec lequel on finit par composer de très-gros tomes; et de la comédie
+à la tragédie, et de la pitié à l'enchantement, ce roi Voltaire a
+réussi en toutes choses. Il était la grâce et la censure, l'élégie
+et la chanson, le charme enfin, le vrai charme, et le genre humain,
+ébloui de toutes ces merveilles, se demandait s'il n'était pas le
+jouet d'un rêve. Heureux changement! ces révolutions du bel esprit,
+roulant à l'infini dans un cercle qu'il s'est tracé à lui-même, et
+dont il sait par coeur tous les détours.
+
+L'auteur du _Quarante et unième Fauteuil_ comprit bien celui-là qui
+eût rempli, à lui seul, tous les fauteuils; cet homme qui fut à la
+fois le juge et l'avocat de son siècle.
+
+Aussi quand il eut payé son tribut à l'esprit vif et souriant qui
+l'entourait, Arsène Houssaye, un beau jour, se mit à raconter, dans
+un grand livre intitulé _la Comédie parisienne_, une suite infinie,
+imprévue, énorme, des plus terribles accidents.
+
+Il divisait ce livre en trois séries, à savoir: _les Grandes
+Dames,--les Parisiennes,--les Courtisanes du monde_, c'est-à-dire
+douze gros tomes in-octavo, que nous avons lus avec stupeur,
+très-étonné que le même écrivain qui tournait d'une façon si légère
+autour des plus graves questions, maintenant qu'il était délivré de
+ces belles jeunes filles innocentes qui conservaient encore l'aspect
+et le parfum de leur village, entreprît, dans une suite de drames
+impitoyables, de dévoiler ces courtisanes cachées sous le manteau des
+duchesses, et ces duchesses qui portaient insolemment le voile obscène
+des courtisanes: _Titulum mentitae Lysicae_, disait Juvénal; et
+véritablement nous savons, grâce à ces livres, les monstres hideux et
+charmants qui se cachent sous ces noms-là: Mme _Vénus_, Mme _Phryné_,
+la _Messaline blonde_, la _Chanoinesse rousse_, la _Marquise Danaé_ et
+l'adorable _Violette_, et cent et une autres. Il les connaît toutes,
+il sait leur vrai nom, et comment elles sont tombées, et par quel
+miracle la femme déchue est devenue une grande dame, et qu'il ne faut
+pas prendre au sérieux les cheveux blonds de Messaline, pas plus que
+les cheveux noirs de sa soeur.
+
+Ah! mon Dieu, quelle suite incroyable de déguisements et d'aventures,
+de mensonges et de perfidies, et comment toutes ces femmes adultères
+ne sont plus que des femmes tarées! C'est ainsi dans ce charmant livre
+intitulé _la Bohème_, écrit par un bohémien, nous avons vu la petite
+Mimi: qui, parfois, à la fin du trimestre, aux modes nouvelles, s'en
+allait chercher les robes et les manteaux de ce matin. Elle partait
+nue, ou peu s'en faut, et s'en revenait, huit jours après, vêtue de
+soie et de velours, parée de chaînes et de dentelles, la soie
+aux souliers, le diamant à la jarretière, et les bras chargés de
+bracelets. C'est très-vrai, la petite Mimi était une marquise, et
+ses grands dégingandés sentaient redoubler, aux fanfioles de ses
+toilettes, leur admiration pour Mimi.
+
+Dans ces livres si curieux d'Arsène Houssaye, il y a de ce mélange
+éhonté de la courtisane et discret de la duchesse. Le romancier en
+connaît beaucoup des unes et des autres, et quand il les réunit dans
+le même salon, à l'ombre ardente, un demi-jour mystérieux, favorable
+aux vierges folles, le plus sage et le plus sceptique lecteur se
+surprend à être attentif, souvent charmé et toujours amoureux. Ces
+ceintures, si facilement nouées et dénouées, ont un si grand attrait!
+Ces beaux rires contagieux ont un si grand charme! Enfin, nous allons
+si facilement à ces doux visages, à ces lèvres emperlées, au beau sein
+de ces pécheresses! Voilà le charme et l'attrait de ces études: c'est
+du pur Balzac, mais du Balzac sans voiles et sans embûches, disant
+toutes choses hardiment, et jamais lassé dans ses révélations.
+
+Cette fois, par quel travail, quel mystère et quelle infatigable
+interprétation des vices les plus cachés, le conteur infatigable est
+parvenu à composer ces douze volumes incomparables? Nous ne saurions
+le dire. Il a fallu rompre absolument et le même jour avec ses petits
+livres accoutumés, les _Charmettes_, par exemple. Loin d'ici, mes
+élégies! loin de moi mes frêles chansons! J'ai fermé pour jamais ce
+petit monde oisif, galant et dameret qui m'a suffi vingt années. Il
+me faut désormais de grandes héroïnes, des passions illustres, et
+quelqu'une de ces nudités fameuses que le monde entoure à plaisir de
+ses haines et de ses adorations. Telle était l'oeuvre ardue, et
+voilà par quel sacrifice il a forcé la porte obstinée et pourtant
+hospitalière de ces grands boudoirs et de _l'Hôtel du Plaisir,
+mesdames._
+
+Une fois dans ces fameux romans de sa deuxième manière, soyez en
+repos, vous trouverez toutes les palpitations imaginables. L'homme est
+savant dans toutes les intrigues du hasard et dans toutes les choses
+de l'amour. Autant que les plus grands artistes il excelle à parer et
+à scalper ces dames précieuses. Il sait qui donc les habille, et qui
+donc dénoue ces beaux cheveux tordus sur ces nuques vaillantes. Il
+vous dira le nom de tous les amants de ces magiciennes, pour qui
+l'amour, la passion et la volupté n'ont plus de secrets. La femme
+ainsi aimée et parfumée en vain ne veut pas qu'on la suive: on la
+suit. Des mains invisibles vous poussent à cet abîme. Il sait aussi
+le nom de toutes les pierres précieuses, et celles qui conviennent le
+mieux à la beauté, parée à son plaisir. Même, après avoir décrit le
+carrosse où la dame se promène, il vous dira le nom de la dame. Il
+sait où la prendre et dans quel hôtel, entre cour et jardin, il
+retrouvera cette pestiférée, et notez bien qu'il n'est point amoureux
+de ces miracles de beauté et de ces beautés d'occasion. Au contraire,
+on dirait qu'il les raille et qu'il les hait, tant il les a bien vues.
+Harpies! la honte et le chagrin de tant d'honnêtes gens. Ces douze
+volumes sont remplis de leurs mensonges et de leurs trahisons vus par
+un sceptique, mais un sceptique qui a ses quarts d'heure de pardon.
+
+Pour comble d'ironie, il ne va pas enfermer dans un méchant tome, en
+vil papier, ces trouvailles de son esprit et de sa souvenance; au
+contraire, il veut les publier superbes, sur un papier fait pour les
+grands poëtes, et que chaque dame, ici présente, apparaisse dans sa
+grâce et dans sa beauté. Voyez plutôt, dans ces deux tomes de _la
+Femme fusillée_, Blanche de Volnay et Mlle Angeline Duportail, l'une
+armée d'un couteau à la façon de Charlotte Corday, l'autre à la
+poitrine sans voile, aux bras nus, et d'une beauté irrésistible. Ce
+sont là ses armes de combat. Et maintenant que, par un si long détour,
+j'arrive à cette publication dernière, accordez-moi la permission d'en
+parler tout à mon aise et longuement.
+
+Ce nouveau livre en deux volumes non moins splendides que les autres
+études de moeurs parisiennes, est intitulé: _Le Chien perdu et la
+Femme fusillée_, en souvenir d'un petit livre écrit deux ans avant la
+révolution de Juillet: _L'Ane mort et la Femme guillotinée..._ On a
+plus tard effacé le second titre, et ce n'est plus que _l'Ane mort..._
+Je puis parler de ce livre, autrefois célèbre, oublié de nos jours
+[Note: Oublié! _L'Ane mort et la Femme guillotinée_ est un des
+chefs-d'oeuvre de l'école romantique. Tout en voulant railler la
+littérature de sang, Jules Janin a créé des figures vivantes: la
+nature a vaincu le critique.]. C'était l'oeuvre hésitante d'un nouveau
+venu dans les lettres, qui ne se doutait pas que cette histoire le
+jetterait, irrévocablement, dans la vie littéraire.
+
+L'âne et la fillette, héros de ces pages timorées, sont nés dans le
+même village, et l'âne et la jeune fille accomplissent le même voyage,
+jusqu'au moment où celui-ci est traîné à la barrière du Combat, où
+celle-là est menée à l'échafaud. C'était un récit très-simple et
+très-exact. On voyait que la fillette et la bête avaient vécu, mais
+nulle parure, et rien pour arrêter le lecteur. Cela était presque naïf
+et faisait si peu de bruit!
+
+Seulement l'écrivain, très-jeune encore, avait tenté de montrer
+comment, dans un style élégant et châtié, l'on pouvait décrire à
+l'usage des honnêtes gens les lieux les plus corrompus de la grande
+ville, à savoir la Bourbe et la Morgue, et le lupanar abominable, et
+le bourreau, qui n'était pas encore un personnage. Il y avait même
+un certain baiser à la guillotine que nous trouvions charmant en ce
+temps-là. Le livre, à peine publié, fut proclamé comme une chose bien
+faite. Il trouva, pour ses premiers répondants, M. de Salvandy, jeune
+homme, et M. Victor Hugo, dans toute la jeunesse et l'indulgence d'un
+grand écrivain qui était la fête et l'amour du public.
+
+Je crois bien que M. Sainte-Beuve eut quelque souci du livre nouveau;
+mais il s'en repentit, comme a fait plus tard George Sand, effaçant de
+ses pages le titre du livre et le nom de l'auteur. Cependant _l'Ane
+mort_ a fait son chemin; on l'a mis en tableau, en gravure, en mauvais
+drame, et l'illustration de ce petit conte fut le dernier travail de
+Tony Johannot. D'autres livres sont venus plus tard qui ne devaient
+pas le laisser vivre. On ne va pas à _l'Ane mort_ quand on peut
+lire _Eugénie Grandet_ et _Notre-Dame de Paris_. Mais quoi! peu de
+lecteurs suffisent à l'homme sensé: _Contentus paucis lectoribus_,
+disait Horace, et l'auteur de _l'Ane mort_, après quelques tentatives
+pour arriver à son premier succès, finit par traduire Horace et
+ne trouva pas de concurrents. Il a fait plus tard un livre assez
+considérable: _la Fin d'un Monde et du Neveu de Rameau_, dont la
+première édition--ô surprise!--est épuisée au bout de cinq ans, sans
+que l'auteur ait pu se plaindre de la critique ni de la curiosité de
+ses contemporains.
+
+C'est donc en souvenir de _l'Ane mort et la Femme guillotinée_ que M.
+Arsène Houssaye lui dédia: _Le Chien perdu et la Femme fusillée_. Or,
+cette fois, vous pourrez juger à quel point de réalisme, et, disons
+mieux, de vérité, l'illustre écrivain a poussé les qualités par
+lesquelles il est parvenu à composer _les Grandes Dames, les
+Parisiennes_ et _les Courtisanes du monde_. Il a choisi pour son
+texte: les _Epouvantements_ et les _Abîmes_, c'est-à-dire les derniers
+jours de l'infâme Commune. Il la connaît par coeur, il la connaît
+aussi bien qu'il connaît le grand monde et le demi-monde; et quand
+vous aurez lu ces deux tomes des abîmes et des épouvantements, ne vous
+étonnez pas que vous sachiez toute cette histoire. Ah! voilà bien
+cette autre fin d'un monde au milieu des flammes et des égorgements!
+
+Il y avait, en ce temps-là, un franc-tireur qui sauvait un chien
+d'une mort certaine; il s'appelait Ducharme; il était amoureux d'une
+certaine Virginie Duportail, qui lui rendait amour pour amour, mais
+aussi trahison pour trahison. Elle riait quand elle avait bien
+trompé un amoureux de sa beauté; elle était mêlée à ces histoires de
+Belleville et de l'Hôtel de ville. S'il y avait une barricade, elle
+abordait la barricade avec du vin de Champagne. Enfin, s'il était
+terrible, elle était violente. Elle vivait avec ce qu'il y avait de
+pire à Paris, et l'auteur ne se gêne pas pour les hommes, disant:
+«Celui-ci est un Spartiate et celui-là est un Athénien de barrière!»
+Entre tous ces jeunes gens il y avait ce beau chien nommé Thermidor,
+très-bien venu des bataillons de Montmartre, de Montrouge et de
+Ménilmontant.
+
+Thermidor est une bête plus intéressante, et plus aimable que _l'Ane
+mort_. Il gambade autour de ces terroristes, Raoul Rigault et Gustave
+Flourens! Pauvre Flourens! je l'ai connu beaucoup, moi qui vous parle;
+il était simple et bon. Il serait resté tout un jour assis dans le
+même fauteuil et rêvant, Dieu sait à quoi! Nous avons aussi, à coté du
+chien Thermidor, le citoyen Carnaval, qui nous fait rire, et puis
+Mlle de Volnay, qui se tue à la grande façon romaine, à la façon de
+Lucrèce, et qui n'en meurt pas! Bref, dès les premières pages, tout
+se mêle et se confond dans ce récit, qui est déjà le récit d'un autre
+monde.
+
+Avant l'heure où les soldats de Versailles s'emparent de Paris et
+viennent à bout de la Commune, le peintre excelle à nous montrer les
+communards dans leur désordre et dans leur désastre. Ici Jules Vallès
+apostrophant Courbet; plus loin Dacosta tendant son verre à Théophile
+Ferré. On ne boit plus dans tout Paris que du vin de Champagne, hormis
+du vin bleu; on n'entend plus que les échos de _la Marseillaise_, et
+nous avons vu le moment où l'on allait représenter l'oeuvre nouvelle
+de M. Pyat. Mais sa prudence a pressenti l'orage; il avait peur d'être
+sifflé--et fusillé! Et tout ce monde en même temps piaule et rugit, et
+chante, et crie. Il y en a qui s'enivrent, d'autres qui se cachent,
+plusieurs font l'amour, plusieurs s'en vont à Versailles à une partie
+où les comédiennes déclament des vers de Théophile Gautier. Les
+demoiselles perdent des discrétions, les dames perdent leur mouchoir,
+les vivandières gagnent des fédérés, les honnêtes femmes se cachent et
+font de la charpie. Le colonel Rossel, le général Dombrowski, M. de
+Rochefort, règnent et gouvernent. Le gamin de Paris s'en va de l'un
+à l'autre, et la belle Angeline Duportail fait la garde à l'Hôtel de
+ville.
+
+Aventures monstrueuses! On s'empare à la fin d'Angeline Duportail, et,
+dans un hôtel du parc Monceaux, on la fusille; elle tombe à la porte
+de Violette, une héroïne des _Grandes Dames_.
+
+Quand elle est frappée, elle ressuscite et s'en va, chancelante, à la
+recherche de son amant. Car ici nous appelons les choses par leur nom:
+ma maîtresse, mon amant, gros comme le bras. Enfin la mal fusillée, à
+peine couverte des voiles d'une dame de la charité, est reconnue
+par son chien et par un agent de police; alors commence une série
+interminable d'épreuves et de malédictions. M. Arsène Houssaye est
+habile en toute sorte de péripéties. Angeline Duportail, sitôt qu'elle
+est rendue à la douce lumière, pleure des larmes de repentir; mais
+quand son amant est condamné à la déportation, elle le suit avec
+Thermidor jusqu'au port où le colonel Ducharme est embarqué pour
+Nouméa.
+
+Alors Thermidor, voyant partir son maître, l'appelle en désespéré; il
+finit par se jeter dans le flot retentissant. Il aboie sa douleur;
+mais comment quitter celle-ci pour celui-là? Il va, il revient. Il
+finit par se noyer, et la belle Angeline, à son tour, meurt d'amour et
+de chagrin. Ah! que de peines avant d'arriver à la tombe, et que la
+jeune Henriette, de _l'Ane mort_, a plus tôt fait de courber sa belle
+tête sous la main du bourreau!
+
+De tous les romans de M. Arsène Houssaye, il semble que celui-là
+est le plus rempli d'épouvante et de terreur. J'ai presque dit de
+sympathie et de pitié. Ainsi, ces créatures de l'autre monde auront
+mérité l'honneur d'aller rejoindre, dans leurs châteaux, dans leurs
+boudoirs, en leurs abîmes, en leurs cercueils, toutes les maîtresses
+de M. Don Juan de Parisis.
+
+Mais que M. Arsène Houssaye, dans les entr'actes de ses livres plus
+sévères, retourne à ses grandes dames, à ses belles pécheresses, à ses
+passions de la vie parisienne. Pourquoi n'écrit-t-il pas ce livre,
+depuis longtemps annoncé: _Les mains pleines de roses, pleines d'or
+et pleines de sang_? Il m'a conté cette histoire. Il y a là une idée
+philosophique et un drame terrible.
+
+JULES JANIN.
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+
+LES MAINS PLEINES DE ROSES
+
+
+ Celui qui nie l'Inconnu nie les destinées de son âme.
+ GOETHE.
+
+ J'ai commencé par nier tout, j'ai fini par croire à tout.
+ LA HARPE.
+
+ Cette femme qui sourit dans sa beauté te donnera l'amour
+ et la mort. Mais qu'est-ce que la vie sans l'amour!
+ OCTAVE DE PARISIS.
+
+
+
+
+I
+
+LA VISION DU CHATEAU DE MARGIVAL
+
+
+Cette histoire va vous paraître étrange; c'est la Vérité elle-même qui
+parle.
+
+Un jeune homme de vingt ans passait à cheval dans une petite vallée du
+Soissonnais, coupée de prairies, de bois et d'étangs, dominée par une
+montagne où s'agitaient et babillaient trois ou quatre moulins à vent.
+Le soleil disait adieu aux flèches aiguës de l'église; l'Angélus
+ne sonnait pas comme dans les romans, parce que le maître d'école
+arrosait son jardinet bordé de buis, où fleurissait sur la même ligne
+la ciboule et le dahlia. On entendait le cri argentin du crapaud, ce
+doux poëte des marais. Le coucou et le merle, qui avaient déjà
+fait leur lit sur la ramure, ne se répondaient plus qu'à de longs
+intervalles.
+
+Ce jeune homme allait je ne sais où, ni lui non plus. Le cheval, tout
+enivré par la verte et savoureuse odeur de la luzerne fauchée, était
+léger comme la jeunesse; il effleurait l'herbe et dévorait l'espace.
+Le cavalier allait plus vite encore; il voyageait à bride abattue dans
+le monde idéal qui vous ouvre à vingt ans ses portes d'or et d'azur.
+D'où venait-il? du collège. Il n'avait pas vécu de la vie jusque-là.
+Il n'avait connu que les Grecs et les Romains. L'étude avait
+chastement veillé en sentinelle sur son coeur, comme la vestale
+antique dans le temple de Junon.
+
+Il allait vivre, enfin! La passion viendrait bientôt à lui tout
+échevelée avec ses fureurs divines, ses étreintes de flamme. Il avait
+appris à lire, mais il avait à peine entr'ouvert ce livre sacré, ce
+livre infernal où Dieu et Satan ont écrit leurs poëmes. Comme il ne
+croyait qu'à Dieu, il entr'ouvrait le livre avec confiance. Il entrait
+dans la vie avec la pieuse ferveur d'un chrétien qui franchit le seuil
+d'une église en songeant que là du moins, sous les regards des anges,
+des vierges et des saints qui sourient dans les vitraux ou dans les
+cadres, il est à l'abri des méchants.
+
+Georges du Quesnoy,--c'est son nom,--était fils d'un magistrat, frappé
+dans sa carrière par 1848, un galant homme qui avait eu le tort de
+mettre un peu de politique dans la balance de la justice. Il avait
+trois enfants, deux fils et une fille. Sa fortune était des plus
+médiocres. Il vivait dans le Soissonnais, très-retiré du monde, du
+produit d'une ferme qui ne devait guère donner que 100,000 francs à
+chacun de ses enfants. La fille était mariée à un procureur impérial;
+le fils aîné, depuis un an sorti du collège, ne voulait rien faire,
+sous prétexte qu'il faisait des vers; le plus jeune se disait bon à
+tout: au journalisme, à la diplomatie, à l'épée, à la robe. Aussi il
+y avait tout à parier contre un que Georges du Quesnoy n'arriverait à
+rien.
+
+Il devait, après la saison, partir pour Paris, le grand dévoreur
+d'hommes; Paris qui engloutit mille ambitieux pour faire un nain. En
+attendant ce rude combat, il vivait d'insouciance, amoureux de l'aube
+et du crépuscule, du rayon qui descend et du bruit qui s'élève,
+confiant ses rêves aux nuages, à la forêt et aux fontaines.
+
+Ce soir-là on respirait l'amère senteur des fèves qui enivre
+quelques-uns jusqu'à la folie. Le moissonneur s'attardait dans les
+bois, au parfum des fraises déjà mûres. L'écolière s'amusait, au
+retour de l'école, à souffler, de ses lèvres virginales, le plantain
+en fleur qui semblait chevelu et poudré comme un marquis. L'écolier
+admirait la délicatesse architecturale des chardons; il cueillait le
+pissenlit hérissé, il se hasardait à sucer le suc de l'ortie, l'ortie
+dont il comparait la gueule blanche au rabat du prêtre. Tout était
+joie et fête en ce beau soir. La terre chantait son hymne à Dieu par
+la voix des hommes, des forêts, des moissons et des oiseaux. Il n'est
+pas jusqu'au champ de pommes de terre qui ne livrât au vent l'odeur
+plébéienne de ses vertes ramures, étoilées çà et là de ces humbles
+fleurs dédaignées que nulle main blanche n'a cueillies et que
+nulle muse n'a chantées.--Je vous salue, ô pommes de terre, vertes
+espérances des Spartiates futurs!
+
+Georges, après avoir côtoyé une haie de sureaux et d'aubépines où
+le liseron suspendait ses clochettes blanches et roses, s'arrêta
+soudainement à la grille d'un parc touffu qui cachait à demi la façade
+Louis XVI du château de Margival, dont le parc était surnommé, on ne
+sait pas bien pourquoi, le _Parc aux Grives_, peut-être parce que la
+vigne grimpait sur tous les arbres et que les grives y venaient en
+belles compagnies au temps de la vendange.
+
+Le château de Margival est un des plus jolis du Soissonnais; un peu
+moins, ce serait une simple villa, mais, un peu plus, ce serait un
+château princier, tant l'architecte a bien marqué le style dans cette
+oeuvre en pierre de la fin du XVIIIe siècle.
+
+Dans ce château souvent abandonné, M. de Margival amenait tous les
+ans sa fille Valentine, qui était encore au Sacré-Coeur. Mais comme
+c'était déjà une vraie demoiselle, on quittait Paris avant les
+vacances, pour passer trois à quatre mois dans cette belle solitude.
+
+M. de Margival s'y trouvait bien, en souvenir de sa femme qu'il avait
+adorée et qui était morte jeune.
+
+Le pays où on a été malheureux de son bonheur est toujours un pays
+d'élection.
+
+Mlle de Margival ne s'y trouvait pas mal, quoiqu'elle fût peu éprise
+de la solitude.
+
+Ce n'était pas la première fois que Georges du Quesnoy venait se
+promener aux alentours de Margival. Son père habitait à trois quarts
+de lieue; au petit village de Landouzy-les-Vignes, dans une simple
+maison de campagne, appelée par la maison bourgeoise, petite cour avec
+pavillons, un arpent de jardin par derrière, où l'on veut jouer au
+parc tout en ménageant un potager.
+
+Il aimait le château de Margival. Quoiqu'il ne fût pas poëte comme son
+frère, il avait déjà un vague sentiment de l'art: aussi était-il dans
+l'enthousiasme devant cette façade.
+
+«Ah! s'écria-t-il tristement, si mon père habitait un pareil château,
+je voudrais y vivre et y mourir sans m'inquiéter des pommes d'or des
+Hespérides! Ne peut-on trouver ici mieux qu'à Paris les joies du
+coeur, les fêtes du ciel et de la nature?
+
+Il avait mis pied à terre pour appuyer son front brûlant sur la
+grille. Il eût donné quelques beaux jours de sa vie pour pouvoir
+fouler en toute liberté l'herbe du parc. «Ainsi doit être la vie,
+pensa le jeune philosophe: des tentations qui vous montrent leur sein
+nu, mais qui vous défendent d'approcher.»
+
+A cet instant il vit apparaître, comme dans un songe, une jeune fille
+vêtue d'une robe blanche, qui débusquait d'une avenue de tilleuls et
+venait vers la grille d'un air recueilli. Elle avait vingt ans. Elle
+était belle comme si elle fût sortie des mains du Corrège; elle était
+pure comme si elle fût sortie des mains de Dieu. Praxitèle, qui n'a
+jamais trouvé son idéal, se fût incliné devant elle.
+
+Quoiqu'elle semblât méditer profondément, elle s'arrêta tout à coup
+devant un papillon enjoué qui battait des ailes, comme pour applaudir
+à cette vision. Elle voulut saisir ces ailes toutes d'or et de
+pourpre; elle se mit à courir comme une écolière à travers les massifs
+et les branches. Sa chevelure, à peine nouée, s'envola sur ses épaulés
+et lui voila les yeux. Sa robe, battue par le vent, s'accrochait
+à tous les rosiers. Vingt fois elle fut sur le point de saisir le
+papillon, qui semblait comprendre le jeu et qui voulait secouer un peu
+de la poussière d'or de ses ailes sur cette main virginale.
+
+Elle poussa un cri qui traversa comme une flèche le coeur de Georges;
+elle avait déchiré sa main à un rosier; le sang coulait comme des
+perles de vin. Elle se mit à rire pour oublier de pleurer; elle saisit
+une rose blanche et la teignit de pourpre comme autrefois Vénus
+chassant avec les Heures.
+
+Elle avait oublié le papillon; elle cueillit des marguerites, elle les
+éparpilla dans ses cheveux et regarda dans l'étang pour voir si elle
+était plus belle avec des fleurs.
+
+Je ne saurais raconter les mille et une folâtreries dont elle égaya sa
+méditation. Georges du Quesnoy était toujours à la grille. Il y serait
+encore si un hennissement de son cheval n'eût effrayé la jeune fille.
+Dès qu'elle se vit surprise en sa solitude, elle s'envola comme une
+colombe à travers les ramées. Georges du Quesnoy ne vit plus que les
+branches émues qu'elle avait touchées au passage.
+
+Il remonta à cheval, bien décidé à venir tous les soirs se promener
+dans ce parc enchanté.
+
+Comme il éperonnait son cheval pour arriver chez son père à l'heure du
+dîner:
+
+«Prenez donc garde, lui dit une paysanne ensevelie sous une moisson
+d'herbe fraîchement coupée, vous allez me jeter dans le ruisseau.
+
+--Je ne vous avais pas vue.
+
+--Où avez-vous donc les yeux? Ne dirait-on pas que je suis une fourmi
+portant un brin de paille à sa fourmilière!
+
+--A qui appartient ce château?
+
+--A la Belle au bois dormant.
+
+--Est-ce cette jeune fille que je voyais tout à l'heure vêtue de blanc
+comme une communiante?»
+
+La paysanne regarda Georges du Quesnoy d'un air moqueur.
+
+«Êtes-vous visionnaire?
+
+--J'ai vu une jeune fille courant après des roses et des papillons.
+
+--C'est un conte. M. de Margival et sa fille sont en pèlerinage à
+Notre-Dame-de-Liesse. Il n'y a pas au château âme qui vive à cette
+heure.»
+
+Georges du Quesnoy n'en voulait rien croire. Il partit au galop,
+bien décidé à revenir le lendemain pour revoir cette belle fille aux
+cheveux flottants, Ève idéale de ce paradis terrestre.
+
+
+
+
+II
+
+TOUT ET RIEN
+
+
+Quand Georges rentra à Landouzy-les-Vignes, il rencontra son frère qui
+cueillait des rimes aux buissons.
+
+«C'est moi, lui dit-il, qui ai eu une vision poétique.»
+
+Et il conta à Pierre comment une jeune fille, une rêverie idéale en
+robe blanche lui était apparue dans le parc du château de Margival.
+
+«C'est la préface de l'amour, lui dit Pierre. Mais moi qui suis poëte,
+je vais t'expliquer en prose l'énigme de cette apparition. Mlle de
+Margival est arrivée depuis quelques jours au château avec son père;
+elle a dix-huit ans et elle a les dix-huit beautés voulues par le
+peintre et le sculpteur...
+
+--Allons, tu vas commencer par divaguer.
+
+--C'est toi qui divagues; parce que tu vois une jeune fille en robe
+blanche, te voilà rêvant à une apparition magique.
+
+--Tu as peut-être raison, je ne suis qu'un visionnaire.»
+
+Et Georges du Quesnoy, qui n'y avait pas songé, chercha à se prouver
+que la jeune fille en blanc, c'était Mlle de Margival.
+
+Mais voilà que tout à coup, et comme pour jeter le trouble dans son
+esprit, une calèche à deux chevaux passa devant les deux frères,
+emportant vers le château M. de Margival et sa fille.
+
+«Tu vois bien que ce n'était pas elle.»
+
+Les paysans, qui s'étaient arrêtés pour voir passer ce qu'ils
+appelaient le carrosse, apprirent à Georges que M. et Mlle de Margival
+venaient du château de Marchais où ils avaient déjeuné chez le prince
+de Monaco, tout en faisant un pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse.
+
+«Cette fois, dit Pierre à son frère, je n'y suis plus du tout, à moins
+qu'il n'y ait au château quelque cousine inconnue, promenant sa robe
+blanche.»
+
+Mais les mêmes paysans qui étaient les moissonneurs et les vendangeurs
+de M. de Margival, affirmèrent que, hormis le père et la fille, il n'y
+avait pas âme qui vive, sinon une cuisinière grosse comme un tonneau
+et une femme de chambre grande comme un moulin.
+
+Les jeunes gens finirent par parler d'autre chose, ils allèrent
+retrouver leur père, qui les attendait pour dîner. Au dessert, après
+avoir parlé de ceci et de cela, après avoir mangé beaucoup de ces
+belles cerises du pays qui valent bien mieux que les cerises de
+Montmorency, M. du Quesnoy leur dit:
+
+«Eh bien, messieurs mes fils, maintenant que vous voilà tous les deux
+bacheliers ès lettres, il faut vous décider à devenir des hommes; que
+ferez-vous?
+
+--Rien, dit Pierre.
+
+--Tout, dit Georges.»
+
+
+
+
+III
+
+IL ÉTAIT UNE FOIS...
+
+
+A quelque temps de là, Georges du Quesnoy alla passer la soirée au
+château de Sancy-Lépinay.
+
+Ce n'était pas sans une certaine émotion qu'il se hasardait dans sa
+vingtième année vers un monde nouveau. Quoiqu'il ne fût pas timide
+jusqu'à la bêtise,--c'est souvent la timidité des gens les plus
+spirituels--il avait peur de lui, il se demandait s'il trouverait
+quatre mots à dire dans ce beau monde, familiarisé avec toutes les
+impertinences, car la comtesse de Sancy avait depuis huit jours, dans
+son château, ces messieurs et ces dames, qui sont le tout Paris de
+l'Opéra et des courses.
+
+Georges du Quesnoy avait longtemps hésité à affronter le feu. C'était
+son premier duel avec la vie; il résolut d'être brave et de sourire au
+premier sang, car il ne doutait pas qu'il ne fût le point de mire de
+beaucoup de railleries plus ou moins directes: les Parisiens sont des
+francs-maçons qui font toujours subir une rude entrée aux provinciaux.
+
+«Après tout, disait Georges, ils ne me mangeront pas.»
+
+Il savait bien, d'ailleurs, qu'il n'était pas plus bête qu'un autre.
+Il avait eu le prix d'excellence au collège de Soissons,--ce qui
+n'était pas une raison, puisque le génie n'a pas souvent de présence
+d'esprit,--mais en outre ses camarades lui accordaient une certaine
+éloquence humouristique. Ce n'était certes ni l'humour de Sterne, ni
+de Hogarth, ni de Heine, ni de Stendhal. On ne revient pas si jeune de
+Corinthe. Mais il y avait toujours du charme dans sa causerie, parce
+que la gaieté y jaillissait des questions plus graves.
+
+Il était moins content de son habillement que de son esprit, car après
+tout on peut apprendre à lire Homère et Platon à Soissons comme à
+Paris, mais les tailleurs de Soissons n'ont pas encore le coup de
+ciseau des tailleurs de Paris. Il avait eu beau s'étudier devant son
+miroir, en se donnant des airs de désinvolture; il avait eu beau se
+coiffer à la dernière mode; il avait eu beau se relever la moustache:
+il y avait encore en lui je ne sais quoi de soissonnais qui marquait
+trop le terroir. Heureusement il ne se jugeait pas; il était trop
+habitué à lui-même pour se critiquer à propos; il trouvait même que
+son père et sa mère n'avaient pas trop mal travaillé, car j'oubliais
+de dire qu'il avait une belle tête, peut-être un peu féminine, à force
+de jeunesse, mais qui promettait de prendre du caractère. Le profil
+était même d'un dessin sévère, mais l'oeil bleu de pervenche était
+trop doux. On eût dit des yeux d'hiver ou tout au plus de printemps,
+car ils ne jetaient pas de flammes vives; peut-être le volcan
+dormait-il sous la neige, peut-être la passion devait-elle allumer ces
+yeux-là.
+
+Georges du Quesnoy n'était pas trop mal chaussé; aussi, dès son entrée
+dans le salon du château, la comtesse dit-elle à une des ses amies:
+«N'est-ce pas qu'il a de jolis pieds pour des pieds de province?»
+
+Quand un domestique dit son nom à la porte, il se sentit pâlir et
+chanceler, il salua à droite et à gauche sans savoir son chemin. Il
+alla trébucher contre un coussin et donna de la tête sur l'éventail de
+la jolie Mme de Fromentel, qui dit tout haut à une de ses amies:
+«Ce jeune homme est terrible, un peu plus il m'arrivait en pleine
+poitrine.» Georges du Quesnoy était revenu à lui à ce point qu'il
+hasarda ces paroles: «Je ne me serais pas cassé la tête, madame.» Mme
+de Fromentel ne savait si elle devait rougir ou se fâcher.
+
+«Voyez-vous, monsieur, lui dit-elle avec une pointe d'impertinence,
+c'est parce que vous n'y voyez pas avec votre lorgnon dans l'oeil.»
+
+--C'est parce que j'avais peur d'être ébloui, madame.»
+
+On disait la bonne aventure au voisinage, non pas avec les cartes ni
+avec le marc de café, mais en lisant dans les mains:
+
+«Vous n'y entendez rien, dit tout à coup la maîtresse de la maison à
+la sibylle. Monsieur du Quesnoy, savez-vous prédire l'avenir en lisant
+dans les mains?
+
+--Puisque je sors du collège, je sais tout, dit Georges, en
+s'efforçant de sourire.
+
+--Eh bien, vous allez commencer par moi.»
+
+Georges du Quesnoy commença bien: la dame avait trente ans passés; or,
+en lui prenant la main, voilà quelles furent ses premières paroles:
+«Madame la comtesse, quand vous aurez vingt-huit ans, vous traverserez
+des périls sans nombre!» Jusque-là tout le monde avait regardé le
+nouveau venu avec le froid dédain des gens qui sont au spectacle de
+la bêtise humaine. On s'était quelque peu mis à rire en le voyant se
+jeter le lorgnon dans l'oeil sur l'éventail de Mme de Fromentel; on
+l'avait comparé à un écuyer du cirque qui va traverser un cerceau de
+papier; mais quand on vit qu'il n'était pas trop dépaysé, on répéta de
+bouche en bouche que le collégien n'était pas si bête qu'il en avait
+l'air.
+
+Un rayon presque sympathique tomba sur lui, on se demanda qui il était
+et d'où il venait. On ne fut pas fâché d'apprendre que son père était
+une des personnalités de la magistrature, demi-noblesse de robe qui
+lui donnait ses petites entrées dans ce château héraldique s'il en
+fut. Puisque ce n'était pas le dernier venu, on pouvait lui permettre
+d'avoir de l'esprit, aussi toutes les femmes voulurent lui donner la
+main.
+
+Il s'était hasardé dans cette aventure sans savoir un mot de ce qu'il
+allait dire. La fortune est aux audacieux; d'ailleurs il lui était
+impossible de rebrousser chemin: coûte que coûte, il fallait parler.
+
+Il parla. Il ressemblait fort à ce bûcheron ivre qui fait des fagots
+à travers la forêt, donnant des coups de hache de çà de là, abattant
+comme un aveugle et se déchirant la main aux épines. Quoiqu'il fût
+toujours un peu troublé, il n'oubliait pas de regarder chaque patiente
+face à face, pour lire quelque peu dans sa physionomie. C'est encore
+plus sûr que la main, surtout pour ceux qui n'ont pas appris à lire
+dans ces hiéroglyphes que déchiffrent si galamment les initiés, comme
+si c'était vraiment une langue consacrée.
+
+Déjà il avait contenté ou mécontenté deux curieuses plus ou moins
+naïves, quand une troisième, qui s'y entendait, lui prit sa main à
+lui-même et lui débita quelques malices cousues de fil blanc.
+
+Il se laissa faire d'autant mieux que la dame était jolie, étrange et
+provocante.
+
+«Monsieur, lui dit-elle, j'en sais plus que vous; tout ce que vous
+avez dit là, ce ne sont pas des paroles d'Évangile; vous avez sans
+doute appris cela en faisant votre rhétorique ou votre philosophie. Je
+vous ai ouï parler du démon de Socrate et des visions de Descartes....
+
+--Des cartes! s'écria une femme, on va tirer les cartes. J'en suis.»
+
+La dame qui tenait la main de Georges du Quesnoy se tourna vers
+l'interruptrice:
+
+«On voit bien, ma chère, que si vous avez fait votre rhétorique, vous
+n'avez pas fait votre philosophie: Descartes, c'est le philosophe.»
+
+Cette chiromancienne, qui avait les secrets de Desbarolles, était une
+demoiselle de Lamarre, cousine de la maîtresse de sa maison. Elle
+n'avait pas voulu se marier, parce qu'elle avait lu dans sa main que
+le mariage lui serait fatal. Elle avait d'ailleurs une figure à rester
+vieille fille, quoique avec de beaux yeux et de belles dents.
+
+Cependant Mlle de Lamarre continuait à étudier la main de Georges:
+«Ah! mon Dieu!» dit-elle tout à coup.
+
+Elle prononça ces mots avec une pâleur soudaine et avec une voix émue
+qui frappèrent tous ceux qui étaient là en spectacle.
+
+Georges du Quesnoy la regarda avec une curiosité inquiète, quoiqu'il
+s'efforçât de prendre un masque moqueur.
+
+Elle avait laissé retomber la main.
+
+«C'est impossible, dit-elle en la reprenant.
+
+--Mais qu'y a-t-il donc? lui demanda la comtesse de Sancy.
+
+--Parlez! parlez! dit le jeune homme. Vous imaginez-vous que vous
+allez me faire peur?
+
+--C'est moi qui ai peur, murmura la devineresse.
+
+--Vous avez donc vu le diable dans ma main?
+
+--Si ce n'était que cela.
+
+--Qu'avez-vous vu?
+
+--Je ne le dirai pas.
+
+--Permettez, dit un des assistants, c'est un peu le jeu des enfants
+que vous jouez là. Vous devez parler tout haut.»
+
+Après un silence de quelques secondes, la dame reprit gravement la
+parole:
+
+«Si je croyais beaucoup à toutes ces sorcelleries, je ne dirais rien;
+mais comme je n'y crois pas pour deux sous, je vais dire ce que j'ai
+vu. La ligne de Saturne est brisée par un X fatal, c'est un signe de
+mort violente.»
+
+Un beau sourire s'épanouit sur la figure de Georges du Quesnoy.
+
+«Madame, lui dit-il, vous ne pouviez pas m'annoncer une mort plus
+agréable pour moi: mourir de mort violente, voilà qui n'est pas à
+la portée de tout le monde, c'est la mort des dieux et des rois. Si
+j'étais un peu pédant, quelle belle occasion j'aurais là de faire une
+page d'histoire!
+
+--Soyez un peu pédant, dit la maîtresse de la maison, je ne suis
+heureuse que si on me raconte des morts tragiques.
+
+--_Vae victis!_ Tant pis pour moi! Tous les grands noms sont morts de
+mort violente, sans parler de Jésus-Christ. Homère est mort de faim,
+Socrate a bu la ciguë, César fut poignardé, Alcibiade fut percé de
+flèches, toute l'antiquité est pleine de ces choses-là. Sardanapale
+se brûla vif, Anacharsis fut étouffé, Zénon mourut dans les tortures,
+Polycrate fut crucifié, Ésope, comme Danaé, fut précipité du haut d'un
+rocher, Sapho se précipita elle-même; Philippe; roi de Macédoine,
+tomba sous les coups de Pausanias, qui tomba sous les coups
+d'Alexandre; Phocion but la ciguë, comme Socrate; Artaxercès fut
+dévoré par les bêtes, Pyrrhus tomba sous le coup d'une pierre,
+Antiochus et Bérénice furent empoisonnés, comme Annibal, comme
+Aristippe; Archimède fut tué au siège de Syracuse; Mithridate a eu
+beau s'habituer au poison, il n'en mourut pas moins de mort violente;
+Cléopâtre mit un aspic à son beau sein. Combien de morts terribles à
+Jérusalem! Plus de trois millions sous Vespasien et sous Titus. Et les
+Romains, croyez-vous qu'ils soient morts de leur belle mort? Tibère,
+Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Domitien, Commode,
+Caracalla. Agrippine, femme de Tibère et fille d'Auguste, mourut de
+faim; mais je passe par-dessus toutes les tragédies. Protée se brûla
+lui-même sur un rocher, Manès fut écorché vif, Bhéram, roi des Perses,
+fut tué d'une flèche; l'empereur Maxime eut la tête tranchée, Attila,
+qui avait ruiné cinq cents villes et tué un million d'hommes, mourut
+de joie dans son lit: mort violente! L'empereur Xénon fut enterré
+vivant par la belle Ariadne. Je passe sur tous les drames de la cour
+de France avant Frédégonde, après Brunehaut. Et le conseil des Dix! et
+les Sforza! et les Borgia! Mais quel que soit le pays, qu'on s'appelle
+Jean Huss ou Marie Stuart, qu'on soit Cinq-Mars ou le duc de
+Montmorency, Barneweldt ou Buckingham. «Et la garde qui veille
+aux barrières du Louvre n'en défend pas les rois:» Henri IV meurt
+poignardé, Louis XVI guillotiné. 1793, c'est la grande époque; la
+guillotine ne frappe pas assez vite quand les terroristes sont au
+pouvoir. Et quand la guillotine se repose, tout est-il fini? Et Paul
+Ier, assassiné; et Mohamed, poignardé; et le duc d'Enghien, et le
+grand vizir Mustapha. Et le comte d'Entraygues et la Saint-Huberti
+dans les bras l'un de l'autre; et Napoléon Ier cloué sur un rocher, et
+Ney, qui inaugure la réaction blanche; et Kotzebue, et Karl Sand, et
+le duc de Berry, et le pacha de Janina, dont la belle tête, coupée,
+fut envoyée au sérail; et les massacres de Chio, et l'empereur
+Iturbide, et les janissaires massacrés à Constantinople; et le dernier
+des Condé, pendu à l'espagnolette d'une croisée; et Napoléon II, et
+Léopold Robert, et le baron Gros, et le maréchal Mortier, et Armand
+Carrel, et le comte Rossi, et les archevêques de Paris, et Gérard
+de Nerval, et Maximilien! Hécatombe, hécatombe, hécatombe de morts
+violentes! Il n'y a que les paresseux qui meurent dans leurs lits.
+J'accepte donc la mort violente; si je meurs ainsi, c'est que je
+jouerai un grand rôle.»
+
+Les auditeurs furent émerveillés de la mémoire du lycéen. Il avait
+remué tous ces noms célèbres avec la rapidité d'un prestidigitateur.
+
+Georges du Quesnoy paya encore d'audace.
+
+«Et maintenant, madame, dit-il avec beaucoup de laisser-aller, je vais
+vous raconter ma mort.»
+
+Il se fit un grand silence; le jeune homme avait décidément conquis
+tout le monde. On se groupa autour de lui, les femmes avec une
+inquiétude romanesque, les hommes avec une curiosité railleuse, mais
+pourtant attentive.
+
+Georges du Quesnoy avait passé sa main sur son front comme pour faire
+jaillir la lumière dans sa pensée.
+
+«Attendez donc, dit la maîtresse de la maison, on va servir le thé,
+vous nous direz cette belle histoire tout à l'heure, car je ne veux
+pas que l'histoire soit coupée en deux.»
+
+La comtesse sonna, on apporta le thé, elle le servit de sa blanche
+main, mais en toute hâte, comme pour dire: «Dépêchez-vous, la tragédie
+va commencer.»
+
+Pendant qu'on prenait le thé bruyamment, Georges, replié sur lui-même
+dans l'attitude d'un chercheur, eut une vision étrange; soit que ce
+mot: _mort violente_, lui eût fait une profonde impression, soit que
+la prescience lui montrât un des tableaux de l'avenir, il vit, sous le
+rayon d'un soleil levant, cet abominable échafaud armé d'un couperet
+qui s'intitule la guillotine.
+
+«Eh bien, vous ne commencez pas?» lui dit Mme de Sancy.
+
+Il leva la tête et sembla ne plus savoir où il était.
+
+«Pardonnez-moi, madame, lui dit-il, mais j'étais déjà si loin dans mon
+histoire, que j'oubliais de vous la raconter.»
+
+Cinq minutes après, tout le monde s'était remis en cercle autour du
+conteur inédit.
+
+Georges du Quesnoy n'était pas fâché d'avoir vu s'ouvrir cette
+parenthèse entre le titre de son roman et son récit. Il avait pu,
+tout en causant, ébaucher dans son esprit toute une histoire pour
+la galerie, mais il avait peur de tomber dans quelques vulgarités
+rebattues. Les beaux romans sont connus de tout le monde, on ne peut
+pas les refaire; les mauvais sont toujours nouveaux, mais est-ce la
+peine de les faire? Il craignait, d'ailleurs, que les choses ne se
+passassent comme à la lecture de _Paul et Virginie_: au beau milieu de
+son conte tous les châtelains voisins demanderaient leur carrosse.
+
+«Vaille que vaille, dit-il tout à coup. Je commence.»
+
+Il huma délicieusement sa seconde tasse de thé, du vrai thé chinois,
+dans du vrai chine:
+
+«Il était une fois....
+
+--C'est un conte, dit une jeune fille; je n'y croirai pas.
+
+--Chut! dit Mme de Sancy avec impatience, il n'y a rien de plus vrai
+que la _Barbe-Bleue_. J'en connais plus d'un ici qui a eu sept femmes.
+
+--A propos, dit Georges du Quesnoy en se tournant vers la devineresse,
+vous m'avez dit que je mourrais de mort violente, mais de quelle mort
+violente? Serai-je pendu? Serai-je fusillé? Boirai-je la ciguë? Me
+précipiterai-je du rocher de Leucade? Serai-je assassiné? Serai-je
+guillotiné?»
+
+Après chaque question, le jeune homme mettait un point d'interrogation
+et un silence, la dame répondait: «Non» par un signe de tête; mais à
+la dernière question: «Serai-je guillotiné?» elle se tut et porta la
+main à son coeur.
+
+Et elle fit cela gravement, sans vouloir jouer la comédie, en femme
+convaincue.
+
+Tout à l'heure elle ne croyait qu'à moitié, maintenant elle ne doutait
+plus. Elle murmura en se parlant à elle-même:
+
+«Oui, guillotiné.»
+
+Mme de Sancy fit remarquer alors que tout le monde écoutait, même les
+grillons du foyer.
+
+
+
+
+IV
+
+Mlle VALENTINE DE MARGIVAL
+
+
+«Il était une fois, reprit Georges du Quesnoy, un bachelier ès lettres
+qui ne savait rien de la vie, si ce n'est ce qu'on devine ou qu'on
+apprend dans les livres. Il n'avait pas été plus mauvais écolier
+qu'un autre, on avait même dit de lui, comme de tous les enfants, que
+c'était un prodige, parce qu'il avait fait en cinq jours une tragédie
+en cinq actes sur _l'Enlèvement des Sabines_, laquelle tragédie fut
+représentée, Romains et Sabines par tous les lycéens de Soissons aux
+applaudissements de tous les Soissonnais. Ce jour-là on se rappela que
+Soissons avait eu une Académie.
+
+«Or cet enfant prodige n'était pourtant devenu qu'avec peine un
+bachelier ès lettres. Il était destiné à la magistrature, il allait
+bientôt partir pour Paris comme étudiant en droit, heureux d'entrer
+dans cet enfer du pays Latin, comme d'autres seraient heureux d'entrer
+dans le paradis de Mahomet, quand il alla passer la soirée dans un
+château hospitalier qui, au moment des chasses, recevait le dessus du
+panier des mondains et des mondaines.
+
+«C'est ici que se dessina à grands traits la destinée du lycéen de
+Soissons, car il rencontra en ce château une sibylle qui en eût
+remontré à la sibylle de Cumes. En effet, cette jolie sorcière des
+salons lui prédit ce soir-là, en lisant dans sa main, qu'il serait
+guil-lo-ti-né,--guillotiné,--guillotiné. Je dis trois fois la même
+chose, comme les Américains, parce que cela en vaut bien la peine.
+
+«Le lycéen aurait bien pu répondre à la sibylle que la guillotine
+n'étant pas inventée quand on inventa la chiromancie, il était donc
+impossible que la guillotine fût marquée dans l'alphabet de la main.
+Mais le lycéen n'était pas pédant, il passa condamnation sur sa
+condamnation....»
+
+Georges du Quesnoy en était là de son récit, ou plutôt de sa préface,
+quand on annonça M. de Margival et Mlle de Margival, le père et la
+fille.
+
+«Je ne les attendais pas si tôt! s'écria Mme de Sancy; décidément
+c'est comme a Paris: quand on va en soirée on y va le lendemain,
+c'est-à-dire après minuit.»
+
+Mlle de Margival était une pensionnaire à peu près comme Georges du
+Quesnoy était un lycéen. On n'est plus naïf, on n'est plus ingénue: on
+garde bien encore en sortant du collège et du couvent une expression
+de gaucherie et d'embarras qui révèle la candeur, mais cette
+expression qui a bien son charme est trop tôt corrigée par la
+désinvolture voulue, que dis-je! par la désinvolture apprise; car
+aujourd'hui, c'est une des sciences de l'éducation.
+
+Mlle de Margival fit une entrée radieuse; elle avait gardé sa pelisse,
+mais arrivée au milieu du salon, elle la laissa tomber avec un abandon
+charmant. Une pensionnaire se fut retournée pour la ramasser, mais
+Mlle de Margival continua à s'avancer vers la maîtresse de la maison,
+sans s'inquiéter de sa sortie de bal. Elle savait bien, d'ailleurs,
+que trois ou quatre beaux messieurs du Bois-Doré se précipiteraient
+pour la recueillir.
+
+«Ma belle enfant, dit Mme de Sancy, vous arrivez tout à point, car M.
+du Quesnoy nous conte un roman. Que dis-je, un roman! c'est son roman
+à lui, non pas le roman qu'il a vécu jusqu'ici, car il a encore sur
+ses lèvres du lait de sa nourrice, mais le roman qu'il vivra dans sa
+jeunesse.»
+
+Mlle de Margival prit un air discret et pudique.
+
+«Si c'est un roman, je n'écouterai pas, car les jeunes filles ne
+lisent pas de romans.»
+
+Elle regarda son père avec un adorable sentiment d'ingénuité.
+
+Le père sourit comme s'il n'était pas bien convaincu que ce fût
+sérieux.
+
+«Je crois, ma chère Valentine, que tu peux te risquer, car ce doit
+être ici un roman, pour les jeunes filles.»
+
+Georges du Quesnoy n'avait jamais vu Mlle de Margival. Il s'était levé
+à son approche, il s'inclina devant elle en lui disant:
+
+«Vous pouvez d'autant plus vous risquer, mademoiselle, que mon roman
+est fini.
+
+--Votre roman est fini? s'écria Mme de Sancy.
+
+--Oui, madame, mon roman est fini parce qu'il n'est pas commencé.»
+
+En disant ces mots, Georges du Quesnoy attachait ses deux yeux bleus
+sur les yeux noirs de Mlle de Margival.
+
+Ceux qui regardent de près le spectacle de la vie auraient pu voir à
+cet instant sur le jeune homme et sur la jeune fille ce choc imprévu
+que les psychologistes appellent l'avant-coureur de l'orage, ou
+l'entraînement du magnétisme. Pour moi qui ne suis qu'un historien
+des choses du coeur, j'appellerai cela le premier avertissement de
+l'amour.
+
+On eut beau faire, Georges du Quesnoy ne voulut pas continuer.
+Vainement Mlle de Margival, qui semblait fort attristée d'avoir
+interrompu un roman à son premier chapitre, pria le jeune homme de
+poursuivre son récit, il s'y refusa avec quelque impatience.
+
+«C'est ridicule, dit-il, de s'amuser aux jeux de l'imagination, quand
+la vérité est bien plus romanesque. Tout ce que je puis faire, c'est
+de vivre à pleine coupe et à quatre chevaux, si j'ai de quoi les
+nourrir, pour avoir l'honneur, l'an prochain, de venir vous conter
+cette année scolaire, puisque je suis étudiant en droit, à moins que
+d'ici l'an prochain je n'aie été guil-lo-ti-né.»
+
+Et il apprit à Mlle de Margival comment il avait été condamné à mort
+par la chiromancienne.
+
+«Ce n'est pas un jugement sans appel? dit la jeune fille.
+
+--Sans appel, mademoiselle.
+
+--Vous aurez le recours en grâce.
+
+--Je veux bien, si c'est vous qui devez me faire grâce.
+
+--Je vous le promets, reprit Mlle de Margival, si je suis reine de
+France.
+
+--Oh! mon Dieu, mademoiselle, il ne faut pas toujours être la reine
+pour avoir droit de grâce. Et puis pourquoi ne seriez-vous pas reine
+de France?
+
+--N'est-ce pas?»
+
+Et la jeune châtelaine s'éloigna avec une attitude toute royale.
+
+C'en était fait de la soirée, les voisins de campagne avaient demandé
+leurs breacks ou leurs calèches; les invités de Paris aspiraient à
+leur chambre à coucher. Plus d'un n'était pas fâché de n'avoir pas à
+subir le roman du lycéen. Mme de Sancy seule regrettait que la soirée
+ne se continuât pas jusqu'à l'aurore, tant elle avait peur de la nuit.
+
+C'est que la nuit, de par un acte de l'état civil et par une cérémonie
+religieuse, elle était bien et dûment la femme légitime du comte de
+Sancy-Lépinay, un provincial s'il en fut,--un mari s'il en sera,--car
+pour lui le mariage n'était pas une chambre à deux lits. Il y a des
+hommes qui se marient pour avoir une dot, le comte de Sancy-Lépinay
+s'était marié pour avoir une femme.
+
+Mais ce n'est pas là notre histoire!
+
+
+
+
+V
+
+LE MONDE DES ESPRITS
+
+
+A quelques jours de là, il y avait encore une soirée chez la comtesse.
+Mais cette fois le salon était presque désert, les Parisiens s'étaient
+envolés, il n'y avait plus que les voisins de campagne et la jolie
+sorcière, qui passait l'automne au château. A cette autre soirée,
+Georges du Quesnoy amena son frère Pierre.
+
+Pierre du Quesnoy était l'aîné. Sorti du collège depuis Pâques, il
+ne voulait rien faire, si ce n'est des vers; selon lui, vivre en
+communion avec Dieu et la nature, c'était toute la vie.
+
+Quoique son père lui eût souvent représenté que le devoir de tout
+homme digne de ce nom est de vivre avec les hommes; quoiqu'il lui eût
+répété sans cesse qu'il n'avait pas de fortune pour vivre les bras
+croisés, le jeune homme n'en démordait pas, tant la poésie est aveugle
+en sa passion.
+
+Il vivait très-solitaire, tantôt chez son père, tantôt réfugié dans un
+petit pavillon de chasse attenant à une ferme de deux cents arpents,
+qui était toute la fortune de la famille. Il vivait de rien, rêvant,
+chassant, écrivant, tout aux livres et aux bois. Quand son père lui
+reprochait son _far niente_, il lui répondait: «Faut-il donc tous les
+biens du monde pour vivre?»
+
+Beaucoup d'esprits sont ainsi pris par la rêverie en la première année
+de la vraie jeunesse; les uns par paresse poétique, les autres dans
+la peur de l'action. Il est si difficile de bien faire et il est si
+facile de ne rien faire!
+
+Georges du Quesnoy présenta son frère à la devineresse.
+
+«Madame, je vous présente le plus beau paresseux des temps modernes.
+Je serais bien curieux de savoir ce que celui-ci a dans la main. Je
+crois qu'il n'a rien du tout. Et pourtant ce n'est pas faute de coeur
+ni faute d'esprit.»
+
+La jeune dame prit la main de Pierre.
+
+«Voyons, dit-elle, j'aime les mains des jeunes, car je ne suis pas de
+celles qui prédisent ce qui est déjà arrivé.»
+
+Elle étudia silencieusement la main.
+
+«C'est incroyable, dit-elle tout à coup. L'alphabet n'est pas bien
+formé, des lignes indécises comme dans la main d'un enfant, rien n'est
+accentué, on voit bien que M. Pierre du Quesnoy n'a pas encore tenu
+pendant toute une heure la main d'une amoureuse, car rien ne marque
+les lignes comme cela.
+
+--Enfin que voyez-vous? demanda Georges avec une vraie curiosité.
+
+--Des prédictions vagues, comme pour le premier venu; ce n'est pas la
+peine d'en parler. Attendons que la ligne de l'amour et de la fortune
+ait mieux sillonné la main.
+
+--Mais encore? dit à son tour Pierre du Quesnoy.»
+
+La jeune dame laissa retomber la main.
+
+«Rien, vous dis-je.»
+
+Mais en disant cela, une grande expression de tristesse s'empara de la
+figure de la devineresse.
+
+«C'est ma main qui vous a fait pâlir? lui dit Pierre du Quesnoy.
+
+--Non, monsieur, répondit la dame en se levant, c'est un souvenir de
+deuil qui a traversé mon esprit.»
+
+La comtesse de Sancy alla vers son amie:
+
+«Ma chère belle, pourquoi ce visage, renversé?»
+
+La devineresse se pencha à l'oreille de Mme de Sancy.
+
+«C'est étrange, dit-elle, cette famille est prédestinée, car celui-là
+périra de mort violente comme son frère.
+
+--Allons donc!
+
+--Vous verrez cela.»
+
+Georges du Quesnoy, qui écoutait aux portes, avait entendu. La
+prédiction faite à lui-même ne l'avait pas ému beaucoup, mais cette
+fois c'était plus que sérieux. Il devint pensif, tout en murmurant:
+
+«Cette femme est une folle ou une voyante.»
+
+La chiromancienne aussi avait entendu.
+
+«Voyante, et pas folle, dit-elle tout haut. Puisque vous venez de
+faire votre philosophie et que vous croyez encore à la poésie,
+n'oubliez pas que les philosophes et les poëtes, Socrate comme
+Aristophane, Descartes comme Byron, ont tous été superstitieux, parce
+que tous les grands esprits ont entrevu le monde surnaturel. Ce sont
+les puissances occultes qui mènent le monde. Les Orientaux nomment
+Fagio les esprits qui donnent la mort aux hommes; car tous ne meurent
+pas de maladie. Et encore, qui a donné la maladie?»
+
+Georges du Quesnoy voulut railler.
+
+«Ah! oui, la fièvre maligne, cela vient des esprits malins.
+
+--Je ne ris pas. Il n'y a qu'une seule maladie: la décomposition du
+sang. Or la décomposition du sang vient toujours d'une cause morale.
+C'est l'âme qui tue le corps, par les passions ou par les chagrins.
+Les Orientaux reconnaissent surtout l'esprit invisible--le Fagio--qui
+frappe de mort soudaine. Voulez-vous un exemple? Le sultan
+Moctadi-ben-Villa dit un jour à une de ses femmes: «Pourquoi ces
+gens sont-ils entrés ici?» La femme regarda et dit qu'il n'y avait
+personne. Mais au même instant elle s'aperçut que le sultan pâlissait.
+«Chassez ces gens,» reprit-il. Disant ces mots, il expira.
+
+--Tout cela, dit Georges du Quesnoy, ce sont des contes arabes des
+_Mille et une Nuits_.
+
+--Des histoires des _Mille et une Nuits_? Voulez-vous que j'ouvre
+l'Évangile pour vous convaincre; monsieur l'esprit fort?
+
+--Oui, ouvrez donc l'Évangile.»
+
+Il y avait là, sur la table, l'Évangile illustré par Moreau le Jeune.
+
+La chiromancienne se leva pour le feuilleter.
+
+«Tenez, dit-elle, voilà tout justement le cinquième chapitre de
+l'Évangile selon saint Marc. Lisez vous-même.»
+
+Georges lut qu'une légion d'esprits impurs, possédant un pécheur,
+s'accrochaient à sa vie _pour le fixer_ jour et nuit _dans les
+sépulcres et sur les_ montagnes_, où les légionnaires infernaux
+imposaient tous les sépulcres à ce pauvre homme. «Comment te
+nommes-tu?» lui demanda Jésus. «Je me nomme légion, parce que nous
+sommes innombrables.»
+
+«Ah! reprit Mlle de Lamarre, vous ne croyez pas aux esprits, mais
+l'Évangile, le livre des livres, les consacre à chaque page. Saint
+Luc ne vous dit-il pas que tout homme est une maison pour les esprits
+flottants? «Lorsqu'un esprit impur est sorti d'un homme, il s'en va
+par des lieux arides cherchant la solitude, mais comme il ne trouve
+pas le repos, il dit: «Je retournerai dans ma maison.» Y revenant, il
+la voit belle et parée; alors il s'en va prendre sept esprits plus
+méchants que lui et il leur dit: «Entrez dans ma maison, voilà votre
+demeure.»
+
+Georges relisait l'Évangile avec surprise.
+
+«On sait tout, dit la chiromancienne, excepté l'Évangile.
+
+--Oui, reprit Georges, l'Évangile ne parle que par parabole et par
+symbole: les sept hommes plus méchants que le premier esprit, qui font
+élection de domicile chez le pauvre pécheur, ce sont les sept péchés
+capitaux!
+
+--Qu'importe! qui vous dit que les sept péchés capitaux ne sont pas
+des esprits? Saint Augustin, qui n'était pas un esprit faible, non
+plus qu'un esprit fort, connaissait bien ces ambassadeurs de Satan.
+Dans la _Cité de Dieu_ qui est son Évangile, ne vous dit-il pas:
+«Veillez, veillez sur vous-même, car ces natures perfides, subtiles
+et familières à toutes les métamorphoses, se font tour à tour Dieu,
+démons ou âmes de trépassés: heureux qui leur échappe!» Avant saint
+Augustin, saint Paul n'avait-il pas dit: «Satan lui-même se déguise en
+ange de lumière pour nous mieux tromper»?
+
+--Pour trouver le diable, dit gaiement Georges du Quesnoy, Mlle de
+Lamarre va appeler à son aide tous les saints du calendrier.
+
+--Voulez-vous que je vous cite Socrate et Platon? Ceux-là ne croyaient
+ni à l'Olympe ni au Paradis, mais ils ont reconnu l'existence des
+anges. Qu'est-ce que la magie? Une fenêtre ouverte sur le monde mixte
+placé en dehors de nous, composé d'âmes en peine, celles-ci esclaves
+du mal, celles-là déjà libres, pour le bien.»
+
+Mlle de Margival, qui venait d'arriver, s'était approchée de Mlle de
+Lamarre, sous prétexte de feuilleter l'Évangile, mais au fond c'était
+pour voir de plus près Georges du Quesnoy.
+
+«Tout cela, dit-elle, ce ne sont que des paroles; puisque vous parlez
+magie, faites-nous voir le diable.
+
+--Le diable, dit Mlle de Lamarre, je ne crois pas que je le trouverai
+chez moi. Mais je pense qu'il ne faudrait pas se donner beaucoup de
+peine pour le trouver un jour chez M. Georges du Quesnoy.
+
+--Eh bien, mademoiselle, dit le jeune homme en s'inclinant vers la
+jeune fille, ce jour-là je vous ferai voir le diable.»
+
+Ils causèrent tout un quart d'heure--à l'américaine--dans la première
+ivresse d'un amour imprévu.
+
+
+
+
+VI
+
+LES BUCOLIQUES
+
+
+Le lendemain, Georges du Quesnoy alla encore se promener aux lisières
+du parc du château de Margival, s'imaginant voir réapparaître dans les
+lointains cette adorable vision qui l'avait enchanté l'avant-veille.
+Mlle de Margival la lui avait rappelée; mais, en la regardant bien, il
+n'avait pas reconnu cette belle fille svelte, qui semblait s'envoler
+en marchant, cette figure de séraphin, cette blancheur rosée, ces
+attitudes idéales qui appartenaient tout à la fois à l'ange et à la
+femme.
+
+Quoiqu'il fût moins rêveur que son frère le poëte, il aimait à
+s'isoler dans ses songes. La méditation n'était pas profonde, mais,
+comme son âme était ardente, il s'abandonnait à tous les méandres de
+la pensée, sans souci des choses extérieures. Selon l'expression de
+Swedenborg, «il ne lui fallait qu'un instant pour sortir de chez lui
+et monter au septième ciel».
+
+Aussi, oubliant bien vite que le parc n'était pas une grande route,
+il franchit le petit saut-de-loup comme s'il passait dans ses terres.
+C'était le côté du parc le plus solitaire et le plus boisé. En le
+voyant faire, le garde champêtre ne l'eût pas appréhendé au corps,
+parce que M. de Margival permettait aux moissonneurs et aux vignerons
+de venir puiser de l'eau à une petite source minérale qui jaillissait
+sous les grands arbres.
+
+Georges s'arrêta devant la source et but dans sa main.
+
+Quand il releva la tête, il murmura avec un sourire de joie: «Ah! la
+voilà, la voilà encore.» Il venait de voir à une portée de fusil, à
+travers les ramées, sa chère vision, blanche, légère, belle comme
+l'avant-veille. Elle n'effeuillait plus de roses et elle semblait
+pensive. Il vit bien que décidément ce n'était pas Mlle de Margival.
+Il marcha rapidement, décidé à aborder cette belle inconnue, mais ce
+fut toujours le même jeu: plus il s'avançait, plus elle s'éloignait.
+Il ne désespérait pourtant pas de l'atteindre, quand tout à coup
+Mlle de Margival, débusquant d'un massif, lui apparut à son tour,
+effeuillant des marguerites.
+
+«En vérité, dit Georges du Quesnoy, il y a de la féerie dans ce
+château.»
+
+Quoiqu'il n'eût pas frappé à la porte pour entrer, il jugea qu'il ne
+pouvait moins faire que de saluer Mlle de Margival.
+
+La jeune fille le salua à son tour avec une grâce de pensionnaire
+émancipée.
+
+Elle voulut rebrousser chemin, comme si elle fût fâchée d'être
+surprise ainsi consultant l'oracle; mais comme, après tout, elle
+demandait à la marguerite si M. Georges du Quesnoy l'aimerait un peu
+ou beaucoup, passionnément ou point du tout, elle trouva bien naturel
+de lui accorder une audience sous la voûte des cieux. Donc, après
+ce que nous appellerons une fausse sortie, elle vint bravement à la
+rencontre du jeune homme.
+
+Ils s'abordèrent avec quelque embarras, tout en voulant cacher tous
+deux leur timidité ou leur émotion:
+
+«Mademoiselle....
+
+--Monsieur....»
+
+Et un silence glacial tomba devant eux.
+
+«Mademoiselle, reprit Georges, vous habitez un château enchanté.
+
+--Je ne trouve pas, monsieur. Où voyez-vous qu'il soit enchanté?
+
+--Primo, mademoiselle, vous l'habitez; secundo, il y a une autre jeune
+fille qui m'est déjà apparue deux fois comme dans les contes de fées.
+
+--Tertio, monsieur, vous êtes un visionnaire.»
+
+Mlle de Margival, qui, au fond, n'était pas timide, qui promettait
+même d'être une femme sans peur, sinon sans reproche, avait repris
+pied et maîtrisait son émotion.
+
+«Je vous jure, mademoiselle, que tout à l'heure j'ai vu là-bas, plus
+loin que les marronniers, une jeune fille passer en robe blanche,
+légère comme une ombre.
+
+--Et d'abord, monsieur, vous conviendrez que la robe blanche n'est pas
+de saison.
+
+--Ma foi, mademoiselle, quand on est chez soi....
+
+--Chez soi! dans un parc qui est ouvert à tout le monde.
+
+--Je ne puis le nier, puisque j'y suis moi-même.
+
+--Oh! vous, vous n'êtes pas tout le monde, vous êtes de nos amis
+depuis hier.»
+
+Georges s'inclina.
+
+--«Mademoiselle, avez-vous une soeur? une cousine? une filleule?
+
+--Ah! oui, vous revenez à votre vision. Eh bien, la vérité, c'est
+que je n'ai ni soeur, ni cousine, ni filleule; c'est qu'il n'y a au
+château que mon père et moi, avec un jardinier, un valet de chambre,
+une cuisinière et une femme de chambre, qui ne sont pas du tout en
+robes blanches.
+
+--C'est que vous ne connaissez pas cette jeune fille, mademoiselle.
+Puisqu’après tout ce parc est ouvert à tout venant, il n'est pas
+impossible qu'une demoiselle du voisinage y soit venue cueillir des
+fleurs.»
+
+La jeune fille s'inclina à son tour, comme si elle jugeait que
+l'entrevue avait duré assez longtemps. Elle avait peur que son père ne
+survînt.
+
+«Adieu, mademoiselle, dit Georges du Quesnoy, qui s'était enhardi;
+me permettez-vous de continuer ma promenade dans le parc et de
+recueillir, une à une, tous les pétales des marguerites que vous avez
+effeuillées?
+
+--Non, monsieur, dit Mlle de Margival en rougissant, je ne veux pas
+que vous sachiez ce que m'a dit la marguerite.
+
+--Mademoiselle, je le sais, la marguerite vous a dit: passionnément.»
+
+Mlle de Margival s'était éloignée de quelques pas.
+
+Georges venait de cueillir, lui aussi, une marguerite.
+
+«Ce n'est pas la peine de la consulter, n'est-ce pas, mademoiselle,
+car elle me répondra: Point du tout.»
+
+Valentine se retourna. Jamais un pareil éclair ne jaillit des yeux
+d'un jeune homme et d'une jeune fille.
+
+
+
+
+VII
+
+POINT DU TOUT.
+
+
+Le dimanche, à la messe, on se regarda encore; la messe parut trop
+courte à ces fervents catholiques. Au sortir de l'église, Georges du
+Quesnoy salua M. de Margival, qui lui tendit cordialement la main;
+mais Mlle de Margival semblait ne l'avoir jamais vu. La calèche du
+château attendait sous les arbres, à côté de l'église. Comme le comte
+y conduisait sa fille, le suisse, encore armé de sa hallebarde, vint
+lui dire qu'il y aurait le lendemain conseil de fabrique, et que M. le
+curé, qui retirait son surplis, voudrait bien en causer avec lui. Il
+était question d'une chaire à prêcher. Le comte retourna à l'église
+pour causer avec le curé. Mlle de Margival se retrouva donc seule un
+instant avec Georges. Pour cacher son émotion elle lui demanda, d'un
+air un peu railleur, s'il était revenu de ses visions. Il lui répondit
+qu'il était plus visionnaire que jamais; puisqu'elle-même lui
+apparaissait à toute heure.
+
+On se regarda encore comme à la rencontre dans le parc.
+
+«Est-ce que vous me permettrez, mademoiselle, de franchir demain le
+saut-de-loup, rien que pour cueillir une marguerite?
+
+--Non, monsieur, pas demain, parce que je n'y serais pas; mais
+aujourd'hui si vous voulez.
+
+--A quelle heure?»
+
+Avant de répondre, Mlle de Margival réfléchit un peu.
+
+Je ne sais pas si le diable qui perdit Marguerite à la porte de
+l'église vint troubler l'âme de la jeune fille, mais elle répondit: «A
+six heures,» tout en se disant que son père ne serait pas au château à
+cette heure-là.
+
+M. de Margival devait dîner chez Mme de Sancy. Dîner de libres paroles
+d'où toutes les jeunes filles étaient exclues.
+
+M. de Margival reparut presque aussitôt avec M. le curé.
+
+Georges du Quesnoy le salua une seconde fois, tout en jetant ce mot à
+Mlle de Margival:
+
+«Passionnément.»
+
+A quoi elle riposta par:
+
+«Point du tout.»
+
+Comme Georges du Quesnoy avait déjà de la malice philosophique, il
+jugea que ce _point du tout_ était un aveu. Si Mlle de Margival avait
+voulu briser sur ce point délicat, elle se fût contentée de ne pas
+répondre.
+
+Georges retourna chez lui l'âme pleine d'amour, l'esprit plein
+d'espérance. Mlle de Margival, quel que fût le point de vue, était une
+bonne fortune: pour l'amoureux elle était belle, pour l'ambitieux elle
+était riche, pour le glorieux elle était noble.
+
+La question serait de décider le père, non pas à dire _point du tout_,
+mais à dire oui. Georges pensa que ce ne serait point chose aisée, car
+M. de Margival était une des personnalités du pays; il devait rêver
+pour sa fille, à qui il donnerait trois ou quatre cent mille francs de
+dot, un mariage politique, nobiliaire, diplomatique. Georges aurait
+beau se hausser sur la pointe de ses pieds, il ne pourrait faire
+grande figure devant M. de Margival. Son père était fort honorable,
+légèrement drapé dans sa noblesse de robe, mais il ne pouvait montrer
+un blason sur fond d'or. A peine donnait-il à ses trois enfants chacun
+cinquante mille francs pour le jour de leur mariage. Mais il y avait
+un autre abîme entre Georges et Valentine, c'est qu'ils étaient
+presque du même âge. L'échappé de collège n'avait pas de temps devant
+lui pour arriver à quelque chose de sérieux qui pût plaider en sa
+faveur. Il ne serait pas encore avocat, sans doute, que déjà la jeune
+fille aurait donné sa main.
+
+Toutes ces réflexions n'empêchaient pas Georges d'être très-heureux
+de son amour et de l'amour de Valentine, car décidément il prenait le
+_point du tout_ pour l'argent comptant de l'amour.
+
+Rentré à la maison, il dit à son frère:
+
+«Tu n'as jamais été amoureux, toi?
+
+--Moi, je le suis tous les jours.
+
+--De qui?
+
+--De toutes les femmes, ici, là, partout, plus loin.
+
+--Je connais cela; c'est le contraire de l'amour. C'est égal, puisque
+tu es poëte, fais-moi des vers à ma beauté.
+
+--Ta beauté! qu'est-ce que cela?
+
+--Cela, c'est Mlle Valentine de Margival.
+
+--Tu es fou, une orgueilleuse qui te mettra à ses pieds.
+
+--Eh bien, qu'elle me mette à ses pieds; je me charge de la faire
+tomber dans mes bras.
+
+--Comme tu y vas.
+
+--Oh! moi, je ne suis pas pour les rêveries platoniques.
+
+--Tu es venu, tu as vu, tu as vaincu.
+
+--Voyons, fais-moi des vers, je les enverrai demain matin dans un
+bouquet.
+
+--Et tu les signeras?
+
+--Pas si bête; mais elle saura bien qu'ils sont de moi.»
+
+Pierre avait pris son crayon et ébauchait déjà des alexandrins.
+
+«C'est si difficile d'écrire en prose! dit Georges.
+
+--C'est si facile d'écrire en vers! dit Pierre. Vois si j'ai traduit
+ton coeur.
+
+--Déjà!»
+
+Et il lut:
+
+ Vous êtes à la fois la Grâce et la Beauté:
+ Votre sein chaste et fier dans la neige est sculpté,
+ Vous avez le pied fin, vous avez la main blanche;
+ Votre cou, c'est le lys que le vent d'avril penche;
+ Vos yeux ont dérobé les feux du firmament,
+ Et vos regards mouillés versent l'enchantement.
+
+ Valentine, croyez ma bouche où le mensonge
+ Ne passera jamais: l'amour est un beau songe
+ Qui nous prend à minuit et nous réveille au ciel,
+ Pour nous nourrir de lait, d'ambroisie et de miel.
+
+ C'est une chaîne d'or traînée avec délices,
+ Un doux parfum venu des plus chastes calices,
+ Une larme, une perle, un sourire, un rayon,
+ Une gazelle, un loup, une biche, un lion,
+ Une source où jamais l'on ne se désaltère...
+ Valentine, l'amour c'est le ciel et la terre!
+
+«Mais c'est admirable, s'écria Georges, je n'aurais jamais trouvé
+cela.
+
+--C'est parce que tu n'es pas si bête que moi, comme tu dis toujours.
+
+--Vous autres poëtes, vous êtes comme des marchands de nouveautés.
+Vous avez des rayons pour tous les sentiments: étoffes de printemps,
+étoffes d'automne.
+
+--Oh mon Dieu! oui, dit Pierre; quand tu voudras des imprécations
+contre ta beauté, tu viendras encore frapper à ma porte, je te
+donnerai cela à juste prix.»
+
+Georges embrassa bien familialement Pierre.
+
+Ces deux frères étaient des frères amis qui s'étaient toujours
+beaucoup aimés. Ils étaient nés à un an d'intervalle, si bien qu'ils
+avaient traversé, les mains dans les mains, l'enfance et la première
+jeunesse, ne se disputant jamais les jouets et se battant l'un pour
+l'autre avec une bravoure touchante. Ils se rappelaient qu'au lit de
+mort, leur mère leur avait dit: «Embrassez-vous.»
+
+Et chaque fois qu'ils s'embrassaient, ils sentaient que leur mère
+était encore avec eux.
+
+Ce soir-là, Georges eut des larmes dans les yeux en embrassant Pierre,
+des larmes pour sa mère et des larmes pour Mlle de Margival.
+
+«Comme je voudrais que tu fusses heureux, dit Pierre en embrassant
+Georges à son tour.
+
+--Et moi aussi, dit Georges en reprenant sa gaieté, car je n'ai pas de
+temps à perdre, puisque je dois mourir de mort violente.»
+
+
+
+
+VIII
+
+LES ÉTOILES
+
+
+Le lendemain matin, Mlle de Margival, se promenant dans le parc, vit
+venir à elle une paysanne qui lui présenta un bouquet.
+
+«Oh! les belles fleurs! d'où cela vient-il?
+
+--De partout, répondit la paysanne avec un sourire malin. Je les ai
+cueillies par-ci par-là pour vous les offrir.
+
+--Oui, ce sont des fleurs des champs, n'est-ce pas? Elles sont si
+jolies, si jolies, si jolies, qu'on dirait des fleurs artificielles.»
+
+Vrai mot de paysanne. Celle qui était devant Mlle de Margival regarda
+autour d'elle pour s'assurer de la solitude.
+
+«Voyez-vous, mademoiselle, dans les fleurs des champs il y a le
+langage des fleurs.
+
+--On vous a appris cela au catéchisme?
+
+--Non, à la veillée. Quand vous serez dans votre chambre vous prendrez
+chaque fleur, une à une et elles vous diront ce que vous voulez
+savoir.
+
+--Je ne connais pas le langage des fleurs.
+
+--Mademoiselle veut rire. Quand on sait lire comme mademoiselle, on
+lit dans les fleurs et dans les étoiles.»
+
+Mlle de Margival ne rentra pas dans sa chambre pour questionner le
+bouquet. Elle s'enfonça dans une avenue ténébreuse de châtaigniers où
+elle était sûre de ne pas rencontrer son père. Elle ne doutait pas que
+le bouquet ne vînt de Georges du Quesnoy. Elle avait trop l'esprit
+féminin pour ne pas deviner que le langage des fleurs c'était une
+lettre du jeune homme.
+
+C'était mieux qu'une lettre, puisque c'étaient les vers de Pierre.
+
+«Chut! ça brûle,» dit-elle en mettant les vers dans son sein.
+
+Mais elle les reprit bientôt pour les relire encore.
+
+«C'est amusant, les amoureux, murmura-t-elle.»
+
+Elle ne disait pas encore: «C'est amusant, l'amour.»
+
+A quelques jours de là, Mme de Sancy donna un bal où se retrouvèrent
+Georges et Valentine. Ce soir-là, Valentine eut tant de caprices et
+de coquetteries que Georges souffrit mille morts. Il comprit qu'il ne
+pourrait jamais retenir dans ses bras cette jeune fille, qui avait
+soif de toutes les adorations. Mais comme elle le vit triste, elle
+vint à lui, elle l'emporta dans la valse, elle l'enivra de toutes les
+ivresses virginales.
+
+Ce qui les charmait et les détachait de la terre tous les deux,
+c'était ce divin amour qui ne sait encore rien de la passion,
+qui s'ignore lui-même, tant il s'étonne de ses ravissements, qui
+n'effleure même pas la volupté, tant il brise les liens terrestres.
+Amour tout esprit, tout âme, tout coeur. Mais pour être amoureux,
+il faut être doué, car cela n'est pas à la portée de tout le monde.
+Combien qui passent à côté et qui vont tout droit à la passion sans
+avoir entrevu cet adorable vision! Mais Georges et Valentine étaient
+touchés du rayon divin. Ni l'un ni l'autre n'avait hâte de sortir du
+paradis pour trouver le paradis perdu.
+
+Un soir, en l'absence de M. de Margival, Georges du Quesnoy était
+resté plus tard que de coutume; il avait dit à Valentine qu'il ne
+dînerait pas, espérant que Valentine reviendrait après dîner.
+
+Elle avait pour ainsi dire dîné par coeur, tant elle avait hâte de
+renouer la causerie interrompue. Et de quoi causait-on? de rien; mais
+c'était tout. Mlle de Margival était donc revenue bien vite. La nuit
+tombait; les arbres de l'avenue du château masquaient les nuages
+empourprés du couchant. Les oiseaux s'appelaient et se répondaient.
+Déjà l'étoile du soir annonçait une belle nuit. Les deux amoureux ne
+s'étaient pas encore vus dans le demi-jour. Ils se sentirent plus
+émus que de coutume. Au plus léger bruit, Valentine se rapprochait de
+Georges, qui n'osait se rapprocher d'elle. Ils allèrent s'asseoir
+sur une petite meule de regain ramassé le jour même. Les rainettes
+criaient dans l'étang, les feuilles devisaient sur les arbres, une
+chanson lointaine retentissait dans le bois.
+
+Quoique Georges eût horreur des banalités, il ne trouva rien à dire,
+sinon que c'était une fort belle soirée; ce à quoi Valentine répondit
+en soupirant, comme la première paysanne venue: «Ah! oui, on est
+heureux d'être au monde.»
+
+Il ne vint ni à l'un ni à l'autre la pensée d'être plus heureux que
+cela.
+
+Georges ne songea même pas que dans cette solitude cachée par le
+bois, presque voilée par la nuit, il lui serait bien doux d'étreindre
+Valentine et de s'enivrer sur ses lèvres. Elle-même, quoique plus
+décidée par sa nature et son caractère, n'eut pas un instant peur
+que Georges ne tentât l'aventure. Elle se sentait si heureuse ainsi,
+qu'elle ne doutait pas que le bonheur de Georges ne se contentât de ce
+qui faisait son bonheur à elle.
+
+Peu à peu les étoiles s'allumèrent au ciel. Ils firent par là un
+voyage au long cours abordant chez Saturne, débarquant chez Vénus,
+s'attardant chez Jupiter, prenant pied dans la grande Ourse. Et
+partout ils s'y créaient une existence enchantée, un amour étoilé,
+s'il en fut. Deux belles heures se passèrent ainsi à décrocher des
+étoiles dans le bleu profond des nues.
+
+«C'est un malheur, dit tout à coup Valentine, j'ai trop étudié
+l'astronomie, la science gâte l'imagination.
+
+--Vous avez bien raison, dit Georges, mais ne croyez pas un mot de la
+science. Le soleil n'a été créé que pour illuminer la terre, et les
+étoiles pour illuminer la nuit. Ce ne sont pas des mondes, ce sont des
+âmes égarées qui sont déjà venues sur la terre et qui y reviendront.»
+
+La cloche du château sonna dix heures.
+
+«Oh! mon Dieu, s'écria Valentine, dix heures à la campagne, c'est
+minuit à Paris. On va me chercher avec des lanternes si je ne me sauve
+tout de suite.»
+
+Elle s'était levée. Elle tendit la main à Georges, qui y appuya ses
+lèvres. Elle trouva cela si naturel ce soir-là, qu'elle pencha en
+toute candeur deux fois son front vers les lèvres déjà apprivoisées.
+
+Georges baisa et rebaisa les beaux cheveux avec délices. Mais, comme
+il s'y attendait un peu, elle lui dit:
+
+«Chut! les étoiles nous regardent.»
+
+Leurs âmes s'étaient si bien fondues dans la même idée et dans le
+même sentiment, que, tandis que Georges, s'en retournant à
+Landouzy-les-Vignes, s'imaginait que les étoiles lui faisaient une
+auréole, Valentine, à peine arrivée dans sa chambre, fit signe aux
+mêmes étoiles de venir jusque sur son oreiller.
+
+
+
+
+IX
+
+DAPHNIS ET CHLOÉ
+
+
+Ces fraîches promenades dans le parc de Margival furent la vraie
+jeunesse de coeur de Georges et de Valentine. Ils étaient nés à
+l'amour; ils n'étaient pas nés à la passion. C'était l'aube vermeille
+et rieuse, c'était le soleil à ses premiers rayons, s'éblouissant
+lui-même à tous les diamants et à toutes les perles de la rosée. Plus
+tard, ils dirent tous les deux: «O mes fraîches promenades dans le
+parc de Margival, qui donc me les rendra!»
+
+C'est que les arbres, les arbustes, les buissons, les herbes et
+les fleurs, le ciel dans l'étang, le parfum des roses, la senteur
+pénétrante des foins coupés, le bourdonnement des abeilles, les
+molles secousses de la brise, le gai sifflement du merle, la chanson
+interrompue du rossignol, les mille bruits, les mille couleurs, les
+mille arômes, la nature, en un mot, était sympathique à leur amour.
+C'était le fond du tableau, c'était le cadre enchanteur.
+
+Le soir, Valentine rentrait dans sa chambre, tout enivrée, mais prise
+par les mélancolies, et elle se disait: «C'est donc triste d'aimer?»
+
+C'est triste, mais c'est doux.
+
+Qu'est-ce que la tristesse, d'ailleurs, sinon la porte ouverte sur
+l'infini? Quand le peintre flamand Kalft met une rose toute fraîche
+sur ses têtes de mort, il exprime une idée et un sentiment. L'amour
+touche la mort, parce que, dans ses gourmandises de temps et d'espace,
+il juge que la vie ne dure qu'un jour et qu'il ira plus loin que la
+vie. La tristesse, c'est l'aspiration au lendemain.
+
+C'était bien avec les mêmes battements de coeur que Georges rentrait
+dans sa chambre. Quand il avait vu Valentine, il ne voulait parler à
+personne, tant il avait peur de perdre les trésors de son coeur.
+Il lui semblait qu'il emportait dans ses bras toute une gerbe de
+souvenirs. Il les savourait un à un avec une joie ineffable. Sa
+fenêtre donnait du côté de Margival. Quel que fût le temps, il y
+restait deux longues heures, l'oeil perdu dans les étoiles, comme s'il
+dût y rencontrer le regard de Valentine. Il se promettait déjà les
+contentements, les troubles, les ivresses du lendemain. Or, le
+lendemain, si Valentine lui avait donné rendez-vous pour deux heures,
+il partait après le déjeuner de midi, pour arriver une heure trop tôt,
+tant il aimait le chemin. Il s'amusait à battre les buissons, grand
+écolier indiscipliné, qui fait déjà l'école buissonnière dans la vie.
+On sait déjà que de Landouzy-les-Vignes à Margival il n'y a pas une
+heure à pied. Le chemin tout sinueux est lui-même indiscipliné; c'est
+le vieux chemin primitif qui va, qui vient, serpentant ici, de là,
+se perdant sous les touffes ombreuses, se retrouvant dans la vigne,
+sautant les ruisseaux et s'attardant à la montagne. Rien n'est plus
+pittoresque: tantôt à fleur de terre, tantôt caché par les talus tout
+égayés, d'épines et de sureaux. Aussi ce chemin était aimé de Pierre
+comme de Georges.
+
+«Tu ne t'imagines pas comme je cueille des rimes de ce côté-là!»
+disait Pierre.
+
+Il accompagnait souvent son frère au départ, mais ils se quittaient
+en route, le poëte entraîné par la solitude, comme l'amoureux par
+l'amour.
+
+Quoiqu'il ne voulût pas être indiscret et qu'il craignît de rencontrer
+M. de Margival, Georges du Quesnoy arrivait toujours dans le parc
+avant l'heure. Valentine elle-même devançait l'aiguille, elle venait
+chaque jour, avec une émotion grandissante. Quand elle s'approchait du
+saut-de-loup du côté des bois, c'était avec de violents battements
+de coeur. Elle pâlissait et n'osait regarder, peut-être d'ailleurs
+aimait-elle mieux être surprise, quoiqu'elle eût des yeux de lynx.
+C'est ce qui arrivait souvent. Georges l'attendait sous une touffe
+de châtaignier et débusquait à son passage, elle tressaillait
+et s'arrêtait court. «C'est vous!--Déjà!--Si tard!--Il y a un
+siècle!--Quelle joie!» Les premières fois on se donnait la main, on en
+était arrivé à s'embrasser, je me trompe, Valentine inclinait le front
+et Georges lui baisait les cheveux.
+
+C'était tout. Que faut-il de plus aux vrais amoureux qui ne veulent
+pas égorger l'oiseau qui chante, à ceux qui craignent de sauter des
+pages dans le roman de l'amour, à ceux qui veulent ouïr toute la gamme
+qui résonne dans le coeur?
+
+Bienheureux les amoureux qui commencent leurs rêves dans les _Idylles_
+de Théocrite, dans les _Bucoliques_ de Virgile, dans les _Églogues_ de
+Longus. Les merveilleux bouquets que les Parisiens payent cinq louis
+pour envoyer le matin à leurs maîtresses n'auront jamais le parfum
+de la violette et de la primevère que les amants rustiques cueillent
+ensemble sur la lisière du bois ou dans la prairie. Il y a aussi loin
+d'un bonheur à l'autre que de la forêt de l'Opéra à la forêt du bon
+Dieu.
+
+Cette aventure romanesque promettait des chapitres charmants; par
+malheur elle n'alla pas plus loin, car, le lendemain, M. de Margival
+dit à sa fille:
+
+«Que dirais-tu s'il te fallait habiter Vienne, Rome ou
+Saint-Pétersbourg?»
+
+Valentine demeura d'abord silencieuse.
+
+«Par exemple, voilà une étrange question. Je dirais que j'aime mieux
+habiter Paris.
+
+--Tu fais semblant de ne pas me comprendre, mais tu sais bien ce que
+je veux dire.
+
+--Oui, mon père, je sais bien ce que tu veux dire. Je sais que tu en
+tiens pour la diplomatie. Je sais qu'il me serait fort désagréable
+d'avoir trop chaud à Rome, et trop froid à Saint-Pétersbourg. Ce n'est
+pas une vie, celle-là. Tu veux donc m'exiler?
+
+--Non, j'irai partout où tu iras.»
+
+Mlle de Margival était devenue pensive.
+
+«Tu disposes de ma vie, mais si j'avais disposé de mon coeur?
+
+--Ton coeur, tu ne connais pas cela. Le coeur, vois-tu, ma fille,
+c'est la raison, c'est le devoir, c'est la vertu.
+
+--Je crois que je le sais mieux que toi: le coeur, c'est le droit
+d'aimer qui on veut.
+
+--Tu dis des folies.»
+
+Et M. de Margival, qui permettait bien à sa fille d'être, çà et là,
+fantasque et volontaire, reprit despotiquement son autorité par la
+force du raisonnement.
+
+M. de Xaintrailles, déjà allié à sa famille, était second secrétaire
+d'ambassade à Saint-Pétersbourg. Il était question de le nommer
+premier secrétaire à Rome ou à Vienne.
+
+Il n'était pas jeune, mais il possédait un demi-million; il avait de
+la figure et de l'esprit; on ne pouvait donc pas trouver un mari plus
+à point pour une héritière qui n'avait qu'une demi-fortune.
+
+Mlle de Margival évoqua l'image de Georges du Quesnoy. Elle le
+trouvait charmant, mais il était si jeune qu'elle ne pouvait songer à
+devenir sa femme avant quelques années. Et puis il n'avait ni fortune
+ni position. Or elle voulait faire bonne figure dans le monde. «Et
+pourtant je crois que je l'aime,» murmura-t-elle.
+
+Valentine n'était pas précisément de la nature des anges. Née pour la
+terre, elle avait un peu trop le souci des choses de la terre. Toute
+jeune, elle avait vu son père pris aux difficultés de toutes sortes
+parce qu'il se défendait contre les batailles du luxe avec une
+très-médiocre fortune. Quoiqu'il adorât sa fille, il discutait
+beaucoup avant de lui donner une robe nouvelle. Valentine aimait le
+superflu, mais c'était un amour des plus platoniques. Chaque jour elle
+s'indignait contre l'argent. Mignon cherchait son pays; le pays de
+Valentine, c'était le luxe.
+
+Et voici comment ces jolies bucoliques furent frappées d'un coup de
+vent à leur première aurore, sans quoi nous aurions peut-être retrouvé
+dans le monde moderne les amours pastorales de Daphnis et Chloé.
+
+
+
+
+X
+
+L'AMOUR QUI RAISONNE
+
+
+Valentine était romanesque. Tout en pleurant elle-même son rêve
+évanoui, elle songea avec une douce volupté à toutes les larmes que
+répandrait Georges du Quesnoy. Ne pas aimer dans le mariage, mais
+savourer les larmes de l'amour, n'est-ce pas déjà une consolation! Il
+était doux à Mlle de Margival de penser que l'adoration de Georges du
+Quesnoy la suivrait partout; il lui était même doux de penser qu'il ne
+pourrait être heureux sans elle. «Qui sait, dit-elle avec un sourire
+amer, si l'amour n'est pas l'impossible? qui sait si l'amour n'est pas
+un regret?»
+
+Depuis qu'elle lisait des romans, Valentine voyait que tout finissait
+mal; depuis qu'elle allait dans le monde, elle s'apercevait que les
+gens mariés n'étaient pas amoureux. Les romanciers lui avaient appris
+que le roman de l'amour n'a qu'un beau commencement. N'avait-elle pas
+eu ce beau commencement?
+
+«Non, dit-elle, ce n'était que le commencement du commencement.»
+
+Un soir, en attendant M. de Xaintrailles, elle repassa les avenues du
+parc où Georges du Quesnoy avait semé tant de souvenirs. Pourquoi ne
+vint-il pas ce soir-là?
+
+Elle se rappela le jour où, lui disant adieu, elle avait penché
+ingénument son front, toute perdue dans ses rêves.
+
+Il l'avait prise dans ses bras avec un sentiment d'adoration sans
+songer non plus qu'elle à mal faire. Elle s'était envolée comme un
+oiseau qui a peur d'être attrapé. Mais elle ne s'était pas envolée
+bien loin et il ne l'avait pas poursuivie. C'était les amours de l'âge
+d'or.
+
+A ce charmant souvenir elle ne put s'empêcher de lui en vouloir.
+«Pourquoi, dit-elle, ne m'a-t-il pas gardée sur son coeur?»
+
+Elle avait peut-être raison: ce sont les hommes qui font la
+destinée des femmes. Puisque Georges du Quesnoy l'aimait ardemment,
+profondément, violemment, n'avait-il pas le droit, en vertu des lois
+de la nature qui sont quelquefois les lois de Dieu de prendre son bien
+où il le trouvait, car, puisque Valentine l'aimait, c'était son bien.
+Si le coeur de Valentine avait battu une minute de plus sur le coeur
+de Georges, elle n'eût pas si légèrement sacrifié son premier amour
+qui fut son unique amour.
+
+Certes, je ne veux pas faire le moraliste à rebours; nul plus que moi
+n'a le souci des grands devoirs de la vie, mais nul plus que moi ne
+hait les préjugés. Il est des jours où le grand chemin de la vie c'est
+le chemin de traverse.
+
+Le lendemain Mlle de Margival résista encore à son père avec toutes
+les mutineries d'un enfant gâté. «Que veux-tu que j'aille faire avec
+ce M. de Xaintrailles?
+
+--Ma chère Valentine, quand on porte le nom de Margival, on ne peut
+pas se mésallier. Aimerais-tu mieux épouser un homme qui n'eût ni
+titre ni nom?
+
+--Peut-être, s'il était jeune comme moi.
+
+--Tu ne dis pas ce que tu penses. Tu es fière comme la princesse
+Artaban. Si j'avais une dot sérieuse à te donner, je pourrais bien te
+marier à un comte ou à un baron sans le sou, mais tu sais que ta dot
+est bien modeste, 200,000 francs à peine; que veux-tu faire avec cela
+par le temps qui court?
+
+--Eh bien, deux cent mille francs, il y a de quoi vivre deux ans.
+
+--Comme tu y vas! Et au bout de deux ans?
+
+--Qu'importe si ta fille est bien heureuse pendant deux ans?
+
+--Tu es folle, je veux que tu sois heureuse toujours.»
+
+Valentine avait bien envie de dire à son père qu'il lui serait
+impossible d'être heureuse sans Georges du Quesnoy. Elle n'osa
+pourtant point, tant elle comprit la distance qui la séparait de ce
+jeune homme--sans nom, sans titre et sans fortune.--M. de. Margival
+eût l'éloquence des chiffres. Il démontra à sa fille qu'il avait
+toutes les peines du monde à vivre sans faire de dettes au château de
+Margival, où certes on ne jetait pas l'argent par les fenêtres. Celles
+qui ont été élevées dans un château ne veulent pas tomber de leur
+piédestal de châtelaine. Or M. de Margival prouva à sa fille que, si
+elle ne voulait pas épouser le comte de Xaintrailles, il serait forcé
+de vendre son château et d'aller vivre avec elle à Soissons de la
+vie médiocre des fermiers et des commerçants qui ont fait une petite
+fortune.
+
+Valentine aimait Georges, mais son orgueil dominait son coeur. Elle
+frémit à l'idée de ne plus être châtelaine de Margival, de ne plus
+monter à cheval, de ne plus trôner dans le grand salon, de ne plus
+poser à la grille du parc pour les paysans émerveillés. Son père lui
+fit d'ailleurs un tableau attrayant de sa vie future d'ambassadrice,
+car, selon lui, M. de Xaintrailles serait nommé ministre de France
+avant cinq ans. Quelle splendeur alors pour elle d'avoir le pas dans
+toutes les cours étrangères, même à la cour de France dans les jours
+de congé! Elle avait déjà lu des romans, elle avait jugé que celles
+qui sacrifient à leur coeur, font le plus souvent des sacrifices en
+pure perte. Voilà pourquoi elle se décida à donner sa main, les yeux
+fermés, à M. de Xaintrailles.
+
+Ce fut un coup terrible pour Georges du Quesnoy. Jusque-là son amour
+pour Valentine était riant et lumineux comme un rayon dans la rosée.
+Il avait entr'ouvert la porte d'or des songes. Il avait retrouvé les
+clefs du Paradis perdu. Être aimé de Valentine, tout était là! Le
+réveil fut le désespoir. Il alla se jeter dans les bras de son frère
+en lui disant qu'il voulait mourir.
+
+«Mourir, lui dit Pierre, tu souffriras, mille morts et tu ne mourras
+pas. Tu l'aimes donc bien?
+
+--Si je l'aime!»
+
+Georges à moitié fou se frappait le coeur avec désespoir comme s'il
+sentait là tous les déchirements d'une bête féroce. L'amour a des
+dents aiguës et cruelles; s'il ne se nourrit pas de joie, il se
+nourrit de douleur. La flèche des anciens était un symbole profond
+comme tous les symboles de l'antiquité. On a eu beau en faire une
+plaisanterie rococo de plus en plus démodée, la flèche frappe
+toujours, et il n'est pas un amoureux jaloux ou désespéré qui ne la
+sente à tout instant. On a remplacé l'image par un coeur brisé, ce qui
+n'est pas une image vraie, puisque le coeur n'est pas un vase de Chine
+ni une coupe de Sèvres. Mais, par malheur, tout est de convention dans
+l'art de parler et d'écrire, même dans les expressions de la passion,
+de la douleur et du désespoir.
+
+
+
+
+XI
+
+DESESPERANZA
+
+
+Et comment Georges apprit-il son malheur? Pendant quelques jours il
+chercha Mlle de Margival dans le Parc aux Grives sans la rencontrer.
+Puisqu'elle était au château, pourquoi ne se promenait-elle plus dans
+le parc? Il envoya encore un bouquet, mais, cette fois, la paysanne
+qui le portait, toute rusée qu'elle fût, ne put parvenir jusqu'à
+Valentine. Une grande tristesse s'empara du coeur de Georges. Avec la
+jeune châtelaine il se sentait le courage d'arriver à tout, mais sans
+elle toutes ses aspirations tombaient à ses pieds. D'où venait qu'elle
+se cachait pour ne plus lui parler? Il n'avait pas perdu toute
+espérance, parce qu'il s'imaginait entrevoir Mlle de Margival à
+travers les rideaux des fenêtres; mais un jour, il comprit que tout
+était fini, parce qu'une femme de chambre du château, répondant à une
+de ses questions, lui dit à brûle-pourpoint: «Vous ne savez donc pas
+que nous nous marions dans trois semaines?»
+
+Ce fut un coup de foudre. Mlle de Margival ne lui avait pas donné le
+droit de lui demander des explications. Il s'éloigna en toute hâte et
+il éclata en fureur contre sa destinée. Il interpella le ciel et la
+terre, le soleil et les arbres, les nuages et les fleurs, naguère
+témoins de ses joies amoureuses. Il voulut mourir aux pieds de
+Valentine; il voulut tuer son rival. Vous voyez d'ici toutes les
+charmantes extravagances d'un amoureux de vingt ans.
+
+«Oui, disait-il, je tuerai cet homme qui me vole mon bonheur.»
+
+Mais tout à coup il vit se dresser devant lui la guillotine. Il se
+demanda si déjà la prédiction allait s'accomplir.
+
+«Eh bien, dit-il, qu'elle se marie! cela ne m'empêchera pas de devenir
+son amant.»
+
+Le soir même il apprit que Valentine venait de partir pour Paris; on
+devait se marier au château, mais il fallait bien aller commander la
+robe d'épousée et la couronne de fleurs d'oranger.
+
+Le mariage fit grand bruit dans tout le pays, parce que la mariée
+était belle et qu'elle épousait un quasi-ambassadeur. Tout le monde
+la trouvait bien heureuse, mais elle-même, quoiqu'elle fît du péché
+Orgueil une de ses vertus, était-elle bien heureuse?
+
+Georges du Quesnoy ne le croyait pas.
+
+Il ne voulut pas être témoin de la cérémonie. Trois jours avant les
+noces il partit pour Paris, saris en demander la permission à son
+père, mais non sans avoir dit adieu à Valentine dans un sonnet, cette
+fois rimé par lui, où il annonçait à la jeune fille que le mariage
+n'était que la préface de l'amour et que le mari n'était que le
+précurseur de l'amant. Ce fut le trait du Parthe. Je regrette bien que
+ce chef-d'oeuvre ne soit pas venu jusqu'à moi pour vous l'offrir ici,
+mais il paraît que Valentine, qui avait déjà vu la lune rousse avant
+le mariage, le noya de ses larmes et le jeta au feu,--après l'avoir
+lu,--pour voir une dernière fois briller la flamme de son premier
+amour, car sans le savoir elle avait aimé Georges du Quesnoy.
+
+Avant d'écrire ce sonnet, Georges avait vingt fois commencé et
+recommencé une lettre tour à tour terrible et suppliante, où son amour
+et son coeur éclatait en sanglots, pendant que son esprit éclatait en
+sarcasmes. Mais, tout bien considéré, quoique cette lettre eût des
+accents d'éloquence, comme il avait l'esprit critique, il la trouva
+ridicule.
+
+«Non, s'écria-t-il, il ne faut pas que Valentine garde de moi un
+mauvais souvenir.»
+
+Voilà pourquoi il avait rimé un sonnet moqueur.
+
+Dès que Georges fut à Paris, l'amour et la jalousie lui furent plus
+terribles. La grande ville indifférente ne pouvait apaiser ni son
+coeur ni son esprit. Paris n'a de distractions que pour les initiés.
+Les arrivants n'y sont pas chez eux, à moins qu'ils ne soient de la
+franc-maçonnerie, de ceux qui s'amusent partout.
+
+Georges eut hâte de retourner à Landouzy-les-Vignes, où du moins son
+frère était sympathique à ses angoisses.
+
+Et, d'ailleurs, il voulait être spectateur à son propre drame.
+Pourquoi n'irait-il pas à la messe de mariage, pour voir la figure que
+ferait devant l'autel cette belle Valentine qui lui avait promis le
+bonheur?
+
+Et quelle figure ferait-elle en passant, devant lui? car, sans même le
+regarder, elle le verrait.
+
+Et puis il irait dans la sacristie pour la féliciter,--comme tout le
+monde. Peut-être oserait-elle le présenter à son mari?
+
+«Ah! mon cher Pierre, dit-il en embrassant son frère, figure-toi que
+plus je m'éloignais, et plus mon chagrin était violent. Mon coeur
+m'abandonnait en route; j'étais comme une âme en peine. Je suis
+revenu, tu me consoleras,--si je puis être consolé.
+
+--C'est la douleur qui tue la douleur. A force de pleurer, on épuise
+la source des larmes. Aussi ce n'est pas moi qui te conseillerai «de
+jeter un voile là-dessus.» Il faut oser aborder son malheur de front;
+il faut s'y heurter comme dans une attaque à fond de train. Tiens,
+pour commencer, je vais te jeter en pleine poitrine, comme une arme de
+combat, la lettre de mariage.»
+
+Pierre passa à Georges une lettre imprimée dans la plus belle anglaise
+des temps modernes:
+
+_«M. le comte de Margival a l'honneur de vous faire part du mariage de
+Mlle Madeleine-Valentine de Margival avec M. le comte François-Xavier
+de Xaintrailles, secrétaire d'ambassade;_
+
+_«Et vous prie d'assister à la bénédiction nuptiale, qui sera donnée en
+l'église de Margival le 27 septembre 186..»_
+
+Dans le même pli, naturellement, se trouvait la lettre de faire-part
+du comte de Xaintrailles. Georges prit cette seconde lettre, la
+déchira et la piétina.
+
+«Voilà ce que je ferai de lui un jour, dit-il dans sa colère.
+
+--Tu ferais peut-être mieux de commencer par là, dit froidement
+Pierre; c'est lui qui vient te voler ton bonheur, va lui en demander
+raison. Si tu le tues, elle ne l'épousera pas.»
+
+Et comme Georges saisissait cette idée avec passion, Pierre jeta tout
+de suite de l'eau sur le feu.
+
+«Non, ne fais pas cela, parce qu'on dirait que tu es fou, parce que tu
+ne trouverais pas de témoins dans ce pays-ci. Et puis, après tout, le
+vrai coupable, c'est Valentine. Le comte de Xaintrailles ne te doit
+rien, tandis qu'elle te doit tout, puisque tu l'aimes.»
+
+
+
+
+XII
+
+QU'IL NE FAUT PAS TOUJOURS ALLER A LA MESSE
+
+
+Georges entraîna Pierre à la messe de mariage.
+
+Ils arrivèrent de bonne heure pour ne pas manquer le passage de la
+mariée.
+
+Mais la mariée, toute à sa beauté, ne voyait qu'elle-même. Elle était
+rayonnante. C'étaient les vingt ans couronnés de fleurs d'oranger.
+Rien dans ses yeux ni sur ses lèvres ne révélait que son coeur eût des
+remords; elle semblait obéir à ce dicton: «Que le mariage est le plus
+beau jour de la vie.»
+
+«La cruelle!» dit Georges en la voyant passer.
+
+Il était si agité qu'il sortit de l'église. Que fit-il? Il fuma une
+cigarette. Aujourd'hui, dans tous les moments tragiques, on commence
+par fumer une cigarette.
+
+«Que m'importe, reprit-il, qu'elle dise devant Dieu oui ou non à cet
+homme, puisqu'elle ne m'aime pas? Et, d'ailleurs, puisqu'elle a passé
+par la mairie, elle est à tout jamais Mme de Xaintrailles. C'est égal,
+elle ne portera pas ce soir son sourire au lit nuptial, car elle ne
+l'aime pas et elle ne l'aimera jamais.»
+
+Quoique Georges fût à moitié fou de douleur et de désespoir, il
+n'avait pourtant pas le dessein de poignarder l'épousée. Mais il
+voulait, avant la fin de la journée, aller jusqu'à elle, non pour
+l'injurier, mais pour lui montrer sa pâleur. Il lui dirait: «Vous
+m'avez tué, et vous riez!»
+
+Mais comment arriver jusqu'à elle? Il ne voulait pas faire un
+scandale; il avait le respect de son père, comme il avait la peur du
+ridicule.
+
+Après la messe, quand la mariée monta dans le coupé du marié, avec la
+mère de M. de Xaintrailles, il s'approcha d'abord; mais la haie des
+curieux le tint à distance. Il s'en retourna désespéré avec son frère,
+ruminant toujours son dessein de voir face à face Valentine.
+
+Il ne fut pas plutôt de retour à Landouzy-les-Vignes, qu'il revint
+sur ses pas, décidé, coûte que coûte, à s'aventurer dans le
+Parc-aux-Grives.
+
+Aussi, à son retour à Margival, il franchit le saut-de-loup du parc,
+comme si Valentine l'attendait.
+
+Mais Valentine ne vint pas.
+
+Il vit passer dans les avenues les rares invités parisiens en
+promenade plus ou moins sentimentale.
+
+Comme la mariée n'était pas avec eux, il se flatta de cette idée
+qu'elle n'avait pas voulu profaner le souvenir de leur amour en
+amenant le mari là où l'amoureux avait passé.
+
+Valentine n'était pas si poétique, quoiqu'elle fût romanesque. Une
+jeune mariée a toujours un peu la fièvre; Valentine avait passé par
+tant d'émotions de vanité, de coquetterie, d'amour perdu et retrouvé,
+qu'elle resta toute l'après-midi au salon, à faire la causerie avec
+les provinciales émerveillées et les Parisiennes revenues de tout.
+
+Le dîner dura trois heures comme un vrai dîner de province, quoique la
+marquise eût donné des ordres pour que ce fût un dîner napoléonien.
+Après le dîner, un orchestre à peu près improvisé appela les danseuses
+sous les armes.
+
+M. de Xaintrailles, qui n'avait pu s'arracher à cette fête, quoiqu'il
+eût bien voulu emmener sa femme après la messe, ouvrit le bal avec la
+mariée. Mme de Sancy, qui faisait vis-à-vis avec un des témoins, le
+vicomte Arthur de la--, dit étourdiment:
+
+«Vous êtes témoin du marié; eh bien, vous serez témoin qu'il sera
+marri.
+
+--Je n'en doute pas, dit l'ambassadeur à Constantinople, puisque vous
+lui avez donné la plus belle fille du monde.
+
+--Elle est arrière-petite-cousine de Mme de Montespan. Je crois
+qu'elle est bien de la même famille.
+
+--Prenez-y garde. Lauzun disait de Mme de Montespan: «Elle est de
+celles-là à qui il faut deux hommes pour avoir raison d'elles, un le
+matin et un le soir.
+
+--Ah! si Valentine avait épousé Georges du Quesnoy!»
+
+Et, tout en dansant, la comtesse de Sancy raconta l'histoire, qu'elle
+savait fort mal, des bucoliques de Georges et de Valentine.
+
+M. le vicomte de la--, un Lamartine en prose, reconduisit sa danseuse
+en lui disant: «Ne craignez rien, je mettrai les deux mondes entre
+la mariée et son amoureux. Je vais prier le ministre d'envoyer M. de
+Xaintrailles à Rio ou à Téhéran, car je ne veux pas être témoin....»
+
+Le témoin du comte s'arrêta sur ce mot.
+
+
+
+
+XIII
+
+LE DERNIER COUP DE MINUIT
+
+
+A minuit, M. de Xaintrailles trouva qu'il avait bien assez dansé. Je
+me trompe: que Valentine avait déjà trop valsé. Il tenta de lui faire
+comprendre que l'heure était venue.
+
+«L'heure de quoi? dit Valentine en se rembrunissant; allez-vous déjà
+faire le mari?
+
+--Et vous, n'allez-vous pas faire l'enfant?»
+
+Valentine s'indigna, pleura, et ... continua à valser.
+
+A une heure, nouvelle prière,--nouvelle rébellion.
+
+A deux heures, le combat finissant faute de combattants, il fallut
+enfin s'expatrier du salon pour monter à la chambre nuptiale.
+Valentine pleurait de vraies larmes. Qu'est-ce que le lit nuptial,
+sinon le tombeau de la jeune fille?
+
+Comme Valentine n'avait plus sa mère, elle était accompagnée de Mme de
+Sancy.
+
+Vainement le marié avait dit à la comtesse: «Ne vous inquiétez pas, je
+connais les femmes.»
+
+La comtesse avait répliqué: «Vous connaissez les femmes et les filles,
+mais vous ne connaissez pas les jeunes filles.»
+
+Il s'était résigné à subir cette suivante improvisée, qui menaçait de
+mettre deux points sur les i.
+
+«Eh bien, Dieu merci! dit-elle quand elle fut seule avec Valentine;
+vous n'avez pas perdu votre temps, ce soir: tudieu! vous valsiez comme
+une comète.
+
+--Oui, et vous vous figurez, peut-être que je me suis beaucoup amusée.
+Point du tout.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que j'ai mes idées sur le mariage. Voyez-vous, le mariage est
+une fête comme toutes les fêtes, mais une fête sans lendemain.
+
+--Vous êtes une hérésiarque! je vous ferai brûler en effigie.
+
+--Je voudrais bien vous y voir.
+
+--Mais, ma chère enfant, je m'y suis vue.
+
+--Vous allez me raconter vos impressions de voyage dans ce pays que je
+ne connais pas?
+
+--Nous n'avons pas le temps.
+
+--Comment! nous n'avons pas le temps! Nous avons jusqu'à demain matin.
+Vous allez vous coucher avec moi.»
+
+Mme de Sancy leva les bras au ciel.
+
+«Si je faisais cela, le comte me jetterait par la fenêtre. Vous me
+faites poser, d'ailleurs; vous savez bien que vous êtes mariée le jour
+et la nuit.
+
+--La nuit? jamais!
+
+--Taisez-vous, belle sournoise, on n'est pas revenue du Sacré-Coeur
+sans savoir que le lit nuptial est le lit nuptial.»
+
+Et, pour tempérer cette parole, Mme de Sancy ajouta bien vite: «Tout
+ce que l'Église ordonne est sacré.»
+
+Tout en parlant, la comtesse avait commencé à déshabiller Valentine;
+les cheveux étaient dénoués, la robe jetée sur un fauteuil, le corset
+de satin ne tenait plus que par une agrafe.
+
+«N'est-ce pas que j'étais mal habillée? dit Valentine en retenant
+l'autre agrafe. Ce Worth n'a pas le sens commun; il dit que le jour
+de ses noces une femme est encore une jeune fille; il m'a surchargée!
+C'est ridicule, je lui avais demandé deux doigts de satin sur les
+épaules, il m'en a mis trois doigts: pourquoi pas une robe montante?»
+
+Mme de Sancy se mit à rire.
+
+«Voyons, ma chère, il fallait bien laisser quelque chose pour votre
+mari.»
+
+Valentine se laissa tomber de son haut sur un fauteuil.
+
+«Ah çà, décidément le mari a donc des droits superbes, dit-elle avec
+un effroi non joué.
+
+--Oui, écoutez plutôt.»
+
+En ce moment on entendit frapper trois coups.
+
+Valentine voulut cacher son émotion à Mme de Sancy, qui lui avait
+appris à rire de tout.
+
+«Frappez, on ne vous ouvrira pas, dit-elle, sans pouvoir toutefois
+lever la voix.
+
+--Tout à l'heure, ajouta Mme de Sancy.
+
+--Jamais, reprit Valentine.»
+
+Mais le corset était dégrafé; Mme de Sancy avait dénoué le dernier
+jupon: elle entraîna Valentine vers le lit.
+
+Cette fois, la jeune mariée prit son rôle au tragique et se remit à
+pleurer.
+
+«Ce n'est pas ma mère qui me trahirait ainsi,» dit-elle.
+
+Valentine était plus belle encore dans les larmes, sous sa chemise
+transparente, à demi voilée par ses cheveux.
+
+«Ma foi, sauve qui peut,» s'écria Mme de Sancy.»
+
+Et la comtesse s'envola par une porte dérobée.
+
+Elle reparut presque aussitôt. «Je suis bonne,» reprit-elle. Et
+elle tira le verrou, pour que le comte pût entrer, jugeant bien
+que Valentine n'oserait pas lui ouvrir la porte. Après quoi, elle
+redisparut comme une ombre.
+
+Valentine n'eut pas le temps de faire un monologue. Le comte était
+entré. Il s'avança doucement, vers elle, mais elle se jeta sous le
+rideau.
+
+Il se passa une scène qui décida de la destinée de ce mariage. Si le
+comte avait été décidément un homme d'esprit, il n'eût pas joué à
+l'esprit cette nuit-là; il se fût montré amoureux de Valentine,
+elle se fût brûlée au feu; mais quand il la vit en rébellion, se
+barricadant dans sa vertu et dans sa pudeur, au lieu de la battre par
+les vraies armes, par la passion et par la force, il escarmoucha à
+traits d'esprit. Si bien que Valentine fut de plus en plus indignée.
+
+A un moment de paroxysme, elle se précipita du lit à la fenêtre, le
+menaçant de se jeter du haut de son balcon, s'il ne se hâtait pas de
+rentrer dans sa chambre.
+
+M. de Xaintrailles continua à rire.
+
+«On a joué cela au Gymnase, dit-il, la comédie s'appelle: _Une femme
+qui se jette par la fenêtre._»
+
+Quoique Valentine n'eût pas sérieusement le dessein de se jeter par la
+fenêtre, elle ouvrit la croisée.
+
+«Georges! Il est là! s'écria-t-elle en se penchant sur le balcon.»
+
+Oui, Georges. Il était là. Il avait toute la nuit erré dans le parc,
+un revolver à la main, de plus en plus jaloux, de plus en plus
+furieux, en écoutant les violons et la joie des convives. Il avait
+assisté, en spectateur invisible, au commencement et à la fin de la
+fête. Tous les convives étaient partis, mais il était demeuré, comme
+s'il dût être encore le spectateur de la dernière scène.
+
+Il ne lui avait pas été très-facile de s'approcher du château,
+quelques convives étant sortis çà et là pour fumer; sans parler des
+domestiques qui allaient se conter sous les grands arbres les mystères
+de la journée. Mais il connaissait bien le parc et il avait l'art de
+s'y cacher, dès qu'il craignait d'être surpris.
+
+Cette fois il était bien seul. Il avait suivi, à travers les rideaux
+de mousseline brodée, toutes les marches et contre-marches de la
+chambre nuptiale; vraies ombres chinoises qui ne l'amusaient pas du
+tout.
+
+Au moment où Valentine ouvrit la fenêtre, il se demandait s'il
+n'allait pas, pour que sa folie fût plus accentuée et marquât mieux
+dans les reportages des journaux, escalader le balcon de la chambre
+nuptiale, pour se tirer un coup de revolver sous les yeux mêmes de Mme
+Valentine de Xaintrailles.
+
+Il lui semblait déjà entendre par delà le tombeau le bruit
+quasi-scandaleux de sa mort. Je dis le bruit quasi-scandaleux; car on
+ne manquerait pas de dire que s'il s'était tué pour Valentine, c'est
+qu'elle lui avait donné le droit de se tuer. Il y avait donc un peu de
+fatuité et un peu de mensonge dans cet acte de désespoir. Il n'était
+pas fâché qu'on soupçonnât, non pas la femme de César, mais la femme
+du secrétaire d'ambassade. Disons-le pourtant à la gloire de sa
+passion: c'était l'amour lui-même qui le poussait à cette folie.
+
+Ne plus pouvoir aimer, c'est la mort: il voulait mourir.
+
+Tout à coup Valentine poussa un cri, et se rejeta sur M. de
+Xaintrailles, qui était venu à elle.
+
+«Qu'y a-t-il? s'écria le secrétaire d'ambassade.
+
+--Ce qu'il y a!» dit-elle en le repoussant
+
+En cet instant un coup de revolver retentit.
+
+Georges du Quesnoy ne se tua pas du coup. Le cri d'effroi que jeta
+Valentine le troubla profondément, sa main vacilla, le coup partit,
+mais la balle qui devait frapper au coeur ne brisa qu'une côte.
+Georges chancela, et tomba, ne sachant pas encore s'il était tué.
+
+Le sang jaillit abondamment; il se releva et chercha son revolver pour
+s'achever; mais il avait fait quelques pas avant de tomber; il ne le
+trouva pas. «Enfin, dit-il, en voyant son sang, c'est peut-être assez
+pour mourir.»
+
+Il retomba sur l'herbe, tout en regardant la fenêtre de Valentine.
+
+Il espérait qu'elle viendrait sur le balcon, par curiosité sinon par
+amour.
+
+Ce fut bien mieux. Cette mariée toute déshabillée, qui n'était plus
+qu'à un pas du lit nuptial, passa en toute hâte une robe ouverte, jeta
+sur elle un manteau, et, quoi que fît son mari pour l'arrêter, elle
+courut au jardin, n'écoutant que son coeur, se croyant une héroïne
+de roman, bravant tout, les devoirs de la jeune fille et de la jeune
+femme.
+
+M. de Xaintrailles avait couru après elle, tout affolé de ce coup de
+théâtre imprévu; mais elle allait plus vite que lui, connaissant mieux
+le chemin dans la nuit.
+
+Quand elle fut devant Georges du Quesnoy, elle se pencha sur lui,
+comme pour le secourir, ne trouvant que ce seul mot:
+
+«Georges! Georges!
+
+--Ah! que je suis heureux de vous revoir avant de mourir! dit Georges;
+je voulais frapper au coeur, votre voix a détourné le revolver, mais
+la blessure est mortelle.
+
+--Non, Georges, vous ne mourrez pas.
+
+--Je veux mourir! si je me suis manqué, je m'achèverai, je retrouverai
+mon revolver.»
+
+Et sa main cherchait toujours dans l'herbe.
+
+«Dieu soit loué! s'écria Valentine, je l'ai trouvé votre revolver.»
+
+Le comte, qui poursuivait sa femme, la surprit un revolver à la main.
+
+«Valentine!» cria-t-il avec effroi.
+
+
+
+
+XIV
+
+LA LUNE DE MIEL
+
+
+Voici quelle fut la fin du premier acte de ce drame en trois actes,
+qui avait commencé si gaiement, malgré les prédictions de Mme de
+Lamarre.
+
+Le médecin de Margival fut appelé. Il jugea que Georges ne pouvait
+retourner chez son père; il lui donna l'hospitalité.
+
+M. de Xaintrailles avait arraché le revolver des mains de sa femme. La
+femme du monde avait reparu dans la jeune fille romanesque. Sur les
+prières de son père, elle s'était résignée à ses devoirs de fille,
+sinon d'épouse.
+
+Mais ce fut en vain qu'on lui représenta que «l'escapade» de Georges
+était une action démodée, même sur les théâtres de mélodrame: elle
+persista dans son for intérieur à trouver que c'était l'héroïsme de
+l'amour.
+
+Je ne dirai rien de la nuit nuptiale, qui ne commença pas même au
+chant du coq. Aussi Mme de Sancy disait-elle le soir que le coq
+n'avait pas chanté trois fois à cause de la catastrophe.
+
+Le lendemain, M. de Xaintrailles brusqua le départ à la fin du
+déjeuner. Il avait été nommé la veille premier secrétaire à Rome. Il
+emmena Valentine à Paris, disant qu'il partirait pour Rome à quelques
+jours de là.
+
+A l'heure même du départ, la jardinière du château portait un
+admirable bouquet à Georges du Quesnoy.
+
+«D'où viennent ces fleurs? demanda-t-il en cachant deux larmes.
+
+--Vous le savez bien,» répondit la jardinière en s'esquivant.
+
+Georges baisa le bouquet, en s'imaginant qu'il avait été cueilli par
+Valentine elle-même, dans les sentiers où ils s'étaient tant de fois
+promenés ensemble.
+
+«Ainsi va le monde, dit le médecin, qui savait un peu cette histoire;
+c'est peut-être vous qu'elle aime, et c'est un autre qui l'emporte.»
+
+Quand Georges apprit que les mariés avaient quitté le château de
+Margival, il voulut retourner chez son père; mais le médecin le garda
+pendant les quelques jours de fièvre. Son frère, venu le premier jour,
+ne le quittait pas et lui parlait de Valentine.
+
+«Ne te désole pas, le comte a beau l'emmener à Rome, elle te
+reviendra, par un chemin ou par un autre.»
+
+Un mois après, Georges était sur pied, se trouvant tout à la fois
+héroïque et ridicule.
+
+C'était au temps où l'École de droit rouvre ses portes. M. du Quesnoy
+n'avait pas eu le courage de brusquer son fils après le coup de
+revolver, mais il lui fit comprendre que l'heure de la sagesse était
+venue.
+
+«Tu n'étais qu'un enfant, tu vas devenir un homme. Quand tu seras
+avocat, la Cour d'assises te montrera tous les jours où vont ceux que
+ne contient pas le devoir.»
+
+Georges ne voulut pas repartir pour Paris sans aller rêver une
+dernière fois dans le Parc-aux-Grives. Il ne voulut pas s'y hasarder
+en plein jour. On savait dans tout le pays l'histoire du coup de
+revolver, il craignait d'être surpris en flagrant délit de souvenirs
+et regrets.
+
+Il y passa une heure au clair de la lune, en se demandant si c'était
+la lune de miel pour Valentine.
+
+Comme il cherchait les roses des mains plutôt que des yeux, car la
+nuit était profonde, il vit passer, sous les arbres noirs, cette
+adorable vision blanche qui avait enchanté son coeur.
+
+Il s'élança pour la saisir, mais elle disparut comme le fantôme d'un
+rêve. «Et pourtant, se disait-il, je ne suis pas un visionnaire.»
+
+Sans doute, dans son voyage à Rome, Valentine regretta plus d'une fois
+d'avoir écouté son orgueil plutôt que son coeur. Ce fut en vain que le
+secrétaire d'ambassade la berça dans toutes les vanités du titre et de
+la fortune. Elle ne vit pas se lever la lune de miel. «Ah! dit-elle un
+jour, si Georges était second secrétaire d'ambassade!»
+
+C'était après le premier quartier de lune rousse.
+
+Que devint Valentine à Rome? quelles furent les joies et les peines de
+ce mariage sans amour? Valentine n'aimait que le titre de son mari, le
+comte n'aimait que la beauté de sa femme: deux vanités. On ne bâtit
+pas le bonheur avec ce point d'appui.
+
+Ils commencèrent par éblouir les curieux du Corso par le faste de
+leur équipage et les modes de Paris. Mais au bout de huit jours ils
+s'ennuyèrent de poser.
+
+Valentine s'amusa huit jours encore des hommages des princes romains,
+des marquis désoeuvrés et des monsignors curieux, après quoi elle se
+mit à lire des romans.
+
+Un soir, en fermant un volume de George Sand, elle murmura: «Le vrai
+roman je l'ai commencé dans le Parc-aux-Grives.»
+
+
+
+
+LIVRE II
+
+
+LES MAINS PLEINES D'OR
+
+ Si tu ne tues pas ton amour, ton amour te tuera.
+ GÉRARD DE NERVAL.
+
+ Regarde ton âme pour voir ta conscience.
+ SAADI.
+
+
+
+
+I
+
+LE PORTRAIT FATAL
+
+
+Six semaines après le mariage du comte de Xaintrailles, Georges reçut,
+non sans quelque surprise, une photographie représentant Valentine en
+pied avec ces deux signatures: Carolus Duran et Bertall.
+
+C'était donc une photographie d'après un portrait.
+
+Qui lui avait envoyé cette figure? Il étudia l'écriture de
+l'enveloppe; c'était une écriture libre et emportée. Valentine ne lui
+avait jamais écrit; mais, plus d'une fois dans leurs promenades,
+elle avait ébauché des phrases sur le sable; il ne douta pas que le
+portrait ne lui fût envoyé par la jeune femme.
+
+Pourquoi? se demanda-t-il.
+
+Un peu plus, il partait pour Rome.
+
+Quelques initiés ont vu ce portrait à l'emporte-pièce, de Valentine de
+Margival par Carolus Duran. C'était quelques jours après son mariage.
+Le comte de Xaintrailles avait voulu que M. de Margival ne perdît pas
+tout à fait sa fille; Carolus Duran, qui est un Espagnol des Flandres
+françaises, réussit comme par merveille à représenter la femme
+extérieure et la femme intérieure, la sculpturale beauté, l'ardente
+curiosité, la despotique coquetterie. Il peignit la future comtesse de
+Xaintrailles en pied sur un fond rouge, comme il a peint depuis une
+princesse Bonaparte. S'il n'a pas exprimé toutes les nuances de ce
+caractère mobile, il a imprimé sur la toile tout l'éclat de la beauté,
+tout le charme du sourire, toute la fierté du regard, tempérée par les
+grands cils voluptueusement retroussés. On n'a jamais vu de si beaux
+yeux nageant dans le bleu.
+
+Comme toutes les beautés, celle de la comtesse de Xaintrailles
+était discutable, selon qu'elle fût dans le repos ou dans l'action.
+Quoiqu'elle fût souverainement intelligente, on peut dire qu'elle
+sommeillait souvent les yeux ouverts. La réflexion éteignait ses yeux
+et masquait le charme de sa bouche. Pour qu'elle fût belle, il fallait
+donc que sa figure fût éclairée par le rayonnement. Alors, il
+n'y avait qu'à mettre un point d'admiration. Mais si la figure
+s'endormait, les yeux voilés, la bouche close, on avait le temps de
+remarquer que sa peau n'avait ni le duvet de la pêche ni l'éclat «des
+roses et des lys». La chair était trop brune. On pouvait remarquer
+aussi que la figure était un peu courte quand le sourire n'entrouvrait
+pas la bouche.
+
+Valentine savait bien cela, aussi avait-elle l'habitude, quand elle
+était seule, de lire, de dessiner, de faire de la tapisserie, devant
+sa psyché ou devant un miroir, car dès qu'elle s'apercevait que sa
+figure «tombait», elle la relevait soudainement. C'était le coup
+d'éperon donné à son cheval attardé.
+
+Ce portrait fut fatal à Georges. Il le regardait matin et soir avec
+adoration et avec colère. C'était l'éternelle tentation qui devait le
+décourager à jamais. C'était le souvenir sans l'espérance, c'était
+l'amour sans la volupté, c'était le battement de coeur sans
+l'étreinte.
+
+
+
+
+II
+
+COMMENT GEORGES DU QUESNOY ÉTUDIA LE DROIT
+
+
+Quand Georges du Quesnoy fît son entrée dans le pays latin, c'était en
+l'une des années les plus prospères du second Empire. Tout le monde
+avait cent mille livres de rente. Il était impossible d'aller aux
+Champs-Élysées où au Bois de Boulogne sans être mordu au coeur du
+péché d'envie, en voyant s'épanouir aussi follement la haute vie
+parisienne. Naturellement Georges se dit: «Pourquoi n'aurais-je pas ma
+part du festin?»
+
+Il excusa presque Valentine d'avoir donné sa main au comte de
+Xaintrailles. Il comprit que la société dans ses exigences condamne
+les belles femmes à aller où est la fortune. On n'enchâsse pas les
+diamants dans du cuivre.
+
+Chaque fois que Georges était venu au spectacle du Paris mondain, il
+rentrait chez lui avec la rage dans l'âme. Il habitait une petite
+chambre de vingt francs par mois, qui pouvait faire aimer le travail,
+mais qui ne pouvait faire aimer la vie. C'était à l'hôtel du Périgord,
+rue des Mathurins; mais on n'y mangeait jamais de truffes. Quoique
+Georges ne fût pas habitué aux lits capitonnés, il n'était pas content
+du tout dans ce lit de noyer traditionnel où cinq cents étudiants
+s'étaient endormis avant lui, sans autre ambition que de passer
+leurs examens. Aussi, Georges ne fit pas un long séjour à l'hôtel du
+Périgord, se risquant déjà à sauter par-dessus les limites de son
+budget. Son père, en ne lui donnant que deux mille francs par an,
+lui réservait pour des temps meilleurs le revenu de sa part dans la
+fortune de sa mère: environ cinquante mille francs. Donc, s'il avait
+beaucoup de jeunesse à dépenser, il n'avait pas beaucoup d'argent.
+Avec deux mille francs on peut encore vivre studieusement dans le pays
+latin, mais à la condition de ne pas passer l'eau, tandis qu'avec deux
+mille francs sur les boulevards on ne fait que deux bouchées.
+
+Par malheur Georges du Quesnoy passait l'eau; il était de ceux qui
+s'échappent du devoir comme les enfants qui s'échappent de leur
+lisière, sauf à faire la culbute. Il ne se croyait pas né pour vivre
+dans les infiniment petits. Il avait horreur de l'horizon bourgeois,
+disant qu'il y mourrait d'ennui.
+
+Dès son arrivée à Paris, il s'était résigné à vivre mal six jours
+de la semaine, sauf à vivre bien le dimanche. Peu à peu, comme les
+ivrognes, il avait fait le lundi, puis le mardi, puis le mercredi,
+puis le jeudi, puis le vendredi, puis le samedi. Non pas qu'il se fût
+mis à boire au cabaret du coin, mais au fond c'était la même chose:
+le jeu de dominos au café, la Closerie des lilas, Mabille, l'Élysée,
+Valentino, enfin les coulisses des petits théâtres où il avait
+pénétré grâce à sa bonne mine et à son esprit. En un mot, la vie des
+désoeuvrés. Il fut bientôt à bout de ressources, mais il connaissait
+déjà l'art de faire des dettes: la dette ouverte et la dette
+insidieuse.
+
+Georges commença par se dire qu'il pouvait bien s'emprunter à lui-même
+un billet de mille francs par an. Une fois sur cette pente, il marcha
+vite; il prit une chambre de soixante-quinze francs par mois à l'hôtel
+Voltaire, et commença à passer l'eau pour aller dîner avec quelques
+amis de collège qui vivaient de l'autre côté.
+
+L'étudiant qui ne reste pas fidèle au pays latin est un étudiant
+perdu. Si le Paris du plaisir entraîne le Paris de l'étude, les
+meilleures résolutions s'évanouissent; le désoeuvrement frappe
+l'esprit; les droits de la vie s'imposent avant les droits du travail.
+Georges continua à étudier une heure par jour, mais le reste du temps,
+il s'amusa.
+
+«Ah! si j'avais connu Paris! disait-il souvent, Valentine ne m'eût
+pas échappé. Au lieu de lui faire des phrases sentimentales dans le
+Parc-aux-Grives, je lui eusse peint le tableau d'une vie à quatre
+chevaux à travers les folies parisiennes. Elle n'eût pas résisté.
+Mais, comme un imbécile, je lui faisais pressentir que, si elle
+m'épousait, nous repasserions par les moeurs de l'âge d'or. C'était
+enfantin!»
+
+Déjà Georges ne songeait plus qu'aux chemins de traverse; il prenait
+en pitié ses camarades d'école, qui se promettaient à leur tour de
+devenir avocats de province et d'épouser quelque fille de notaire de
+campagne, pour mener une existence à six, huit ou dix mille francs par
+an.
+
+«J'aimerais mieux me faire enterrer tout de suite!» disait Georges
+d'un air hautain.
+
+Mais comment faire pour avoir les cent mille livres de rente d'un
+Parisien à la mode? Georges n'avait pourtant pas de goût pour la
+banque.
+
+«Qui sait? disait-il, ne voulant pas désespérer; il y a des hasards
+heureux. Je suis beau, ne puis-je pas faire un beau mariage?»
+
+Mais il aimait toujours trop Valentine pour penser sérieusement à une
+autre femme. Il se consolait bien çà et là avec quelque consolatrice
+du pays latin; mais ce n'était que des quarts d'heure d'amour.
+
+Il se levait à midi sous prétexte qu'il se couchait après minuit. Il
+allait étudier au café en compagnie de sa voisine, qui lui répondait
+politique quand il lui parlait amour. Il admirait beaucoup Lycurgue
+en fumant à la Closerie des lilas. Il vantait, après dîner, le brouet
+lacédémonien et déclamait contre l'argent en pensant qu'il avait des
+dettes.
+
+Çà et là il était allé à l'École de droit; une fois on lui avait parlé
+_mur mitoyen_: il était rentré en toute hâte pour redire sa leçon à sa
+voisine.
+
+Une autre fois il avait rencontré sur le seuil de l'École de droit une
+fille d'Ève qui cherchait son chemin.
+
+«Où allez-vous?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--C'est mon chemin, nous ferons route ensemble.»
+
+Et ils étaient allés.
+
+Aussi Georges du Quesnoy passa son premier examen comme Louis XIV
+passa le Rhin. Ses ennemis, les professeurs de droit, ne réussirent
+pas à le battre avec leur grosse artillerie. Il leur fit un discours
+sur la peine de mort en matière politique, en homme qui avait
+profondément étudié la question. Un des trois oracles s'endormit,
+le second éclata de rire, le dernier essuya une larme: total, trois
+boules rouges.
+
+Dans le tohu-bohu amoureux du quartier latin, Georges du Quesnoy avait
+oublié son pays--le pays de sa mère.--Les roses qu'il avait cueillies
+sur la tombe trop tôt ouverte, les baisait-il encore d'une lèvre
+respectueuse? La vie était devenue pour lui un bal masqué, un carnaval
+sans fin, presque une descente de Courtille; il allait sans détourner
+la tête, enivré par toutes les ardentes folies de la première
+jeunesse, jetant son coeur comme son argent--par la fenêtre—-à tous
+les hasards de l'amour.
+
+On se demanda bientôt comment ses maîtresses avaient de si belles
+robes; on finit par se demander pourquoi il était si bien chaussé et
+pourquoi il n'allait jamais à pied. O scandale inouï, une coquine à
+la mode l'amena un jour à l'École de droit dans une Victoria à deux
+chevaux! Qui payait la coquine? ce n'était pas lui; qui payait les
+chevaux? ce n'était pas la coquine. Donc Georges du Quesnoy promenait
+sans vergogne, à deux chevaux, son déshonneur. Le matin, entre onze
+heures et midi, on reconnaissait encore l'étudiant au café Voltaire,
+ou au café de Cluny; déjeunant d'une simple tasse de chocolat, mais le
+soir entre onze heures et minuit, il changeait ses batteries: on
+le rencontrait sur le boulevard au sortir des théâtres méditant un
+souper, à la _Maison d'or_ ou au _Café du Helder_.
+
+Vous me saurez gré de ne pas vous conter, le mot à mot de cette
+existence à la dérive qui est aujourd'hui fort commune à Paris pour
+les étudiants qui ont de l'argent, qui passent leurs examens chez
+quelque _demoiselle trente-six vertus_ et qui font leur stage dans
+toutes les folies parisiennes. Beaucoup finissent par rentrer dans le
+giron de la sagesse, mais plus d'un finit mal pour avoir mal commencé.
+Sera-ce l'histoire de Georges du Quesnoy? Ce fut en vain que son père
+vint à diverses reprises pour le ramener à la raison.
+
+Comme ce n'était pas un mauvais coeur, il jurait de bonne foi qu'il
+briserait avec ses fatales habitudes. Il embrassait son père avec
+l'effusion la plus filiale; mais dès que M. du Quesnoy était parti, il
+retombait sous le charme des magiciennes. Et quelles magiciennes! Des
+femmes qui n'ont de prix que parce qu'on les paie. «On n'en voudrait
+pas pour rien,» disait Georges d'un air dégagé. Mais il en voulut
+encore quand il ne les paya plus.
+
+Son frère vint lui-même. Mais que vouliez-vous que conseillât un
+rêveur à un désoeuvré? Ils furent heureux de causer ensemble: ce fut
+tout.
+
+«Et toi, demanda Georges à Pierre, que fais tu?
+
+--Je suis amoureux.
+
+--De qui? de quoi?
+
+--Un amour désespéré.
+
+--Parle.
+
+--J'aime Mme de Fromentel.
+
+--Ah! mon pauvre Pierre, je te plains, car on m'a dit qu'elle aimait
+son mari et son amant!
+
+--Je tuerai l'amant.
+
+--Et le mari?»
+
+Pierre ne répondit pas.
+
+«Te voilà plus fou que moi-même, reprit Georges. Crois-moi, viens
+habiter Paris. La Seine c'est le Léthé. Il n'est que Paris pour
+oublier.
+
+--Allons, donc! Tu n'as pas oublié Valentine.
+
+--C'est vrai. Mais Valentine, c'est Valentine. C'est la jeunesse,
+c'est la beauté, c'est la poésie. Et encore je finirai par l'oublier.»
+
+Le lendemain Pierre partit.
+
+«Pourquoi si vite?
+
+--J'ai promis d'aller ce soir jouer aux échecs avec M. de Fromentel.»
+
+
+
+
+III
+
+LE COEUR MAITRE DE L'ESPRIT
+
+
+Georges croyait que l'esprit gouverne le coeur comme un navire qui
+fuit le rivage. Il avait compté sans la tempête. Maintenant qu'il
+avait déjà la prescience du naufrage, il s'avouait qu'il subissait la
+domination de son coeur. Il ne pouvait dominer son amour.
+
+Et comme beaucoup de jeunes gens qui portent un coeur blessé, il
+cachait la blessure par un sourire railleur.
+
+Mais il ne trompait pas ceux qui ont aimé et qui ont souffert.
+
+Ce fut cette passion trahie qui le jeta à la recherche de l'Inconnu,
+plutôt encore que les prédictions de Mme de Lamarre. Son coeur
+entraîna son esprit.
+
+Il tenta tout, décidé à rire de Dieu et du diable.
+
+Je me trompe, il ne croyait ni à Dieu ni au diable.
+
+O logique de la raison! Tout sceptique qu'il était il se mit à croire
+aux esprits, cet esprit fort!
+
+Un philosophe a dit que chaque heure du jour et de la nuit impose son
+despotisme ou tout au moins son influence. Les anciens, nos maîtres
+éternels, n'avaient pas pour rien créé des théories pour symboliser la
+force occulte des actions de la nature sur l'homme. On a beau jouer au
+scepticisme, l'esprit fort le plus résolu n'est le plus souvent qu'un
+esprit faible, quand sonnent, dans la solitude et le silence, les
+heures nocturnes. Socrate et Platon, dans l'antiquité, Descartes et
+Byron dans le monde moderne, pour ne citer que les plus sages et les
+plus rebelles aux menées invisibles des puissances supérieures, ont
+reconnu que minuit est une heure fatale où l'esprit humain n'a pas ses
+coudées franches. Certes, quand on est en belle et bonne compagnie,
+quand on soupe gaiement ou amoureusement, l'heure passe sans vous
+donner le frémissement de ses ailes, mais si la douzième heure vous
+surprend dans la rêverie ou la méditation, quand vous êtes seul avec
+vous-même dans le cortège des souvenirs, vous subissez le contre-coup
+de cette heure du sabbat qui répand autour de vous, comme une pluie de
+fleurs mortes, les âmes en peine qui ont été les âmes de votre vie et
+qui viennent tenter leur résurrection dans votre coeur.
+
+Ce n'est pas seulement le moyen âge qui a imprimé un caractère
+mystérieux à la douzième heure; dans l'antiquité, quelles que soient
+les religions, on retrouve partout ce sentiment de terreur religieuse
+qui s'empare des hommes, qui fait crier les bêtes. C'est la nature
+elle-même qui a commencé le sabbat; l'homme n'a rien inventé; il a
+déchiffré peu à peu les vérités éternelles dans le livre grandiose que
+Dieu tenait ouvert sous ses yeux.
+
+Les esprits forts disent que la nature n'a pas de mystères. Ils ne
+croient à rien et ils parlent de tout avec la désinvolture des gens
+qui ne savent rien. Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y
+ramène. On peut appliquer ceci aux âmes en peine, aux esprits errants,
+au monde invisible, qui nous obsèdent. Il faudrait être un docteur de
+l'omniscience pour résoudre si lestement le premier de ces terribles
+problèmes. Mais l'esprit humain est comme la mer qui perd d'un côté
+ce qu'elle gagne de l'autre. Nous ne pouvons aborder qu'un coin de la
+vérité. Et encore, parmi les plus hardis navigateurs, combien qui vont
+se briser dans les récifs après avoir entrevu le rivage! Celui qui
+dit: «Je sais que je ne sais rien,» est déjà un sage. Le Régent
+Philippe d'Orléans, qui fut un homme de beaucoup d'esprit et
+d'impiété, disait gaiement: «Je ne crois pas à Dieu, mais je crois
+au diable.» C'est l'histoire de tous les athées, c'est l'histoire de
+beaucoup de chrétiens qui ne croient à Dieu que parce qu'ils ont peur
+du diable.
+
+Eh bien, le Régent avait la bonne foi d'avouer qu'il avait peur des
+ombres, voilà pourquoi il soupait bruyamment pour lutter contre la
+nuit. Il avait abordé le grand oeuvre; avant d'inventer Law, il avait
+voulu faire de l'or par la vertu de l'alchimie. Il riait tout haut en
+plein midi des apparitions nocturnes, mais il ne les niait pas: il
+reconnaissait qu'il ne faut pas «trop s'approcher de l'inconnu».
+Certes il ne tombait pas dans le piège grossier des magiciens et il
+se moquait des commérages de la sorcellerie. Ce n'était pas là qu'il
+avait étudié les sciences occultes, il était parti de plus haut et de
+plus loin.
+
+Je parle ici du Régent, parce que c'était un sceptique, il me serait
+trop facile de mettre en scène les esprits enthousiastes pour prouver
+l'existence de «l'invisible». Bon gré mal gré, il faut reconnaître sa
+force sans vouloir s'y heurter. Les sciences humaines sont toutes des
+abîmes: si on s'y penche trop on s'y précipite. Rien n'est plus près
+de l'extrême sagesse que l'extrême folie.
+
+Georges du Quesnoy s'était aventuré dans ce pays de l'inconnu; son
+imagination ardente voulait dépasser tous les horizons visibles.
+Il doutait de tout, mais il se laissait pourtant envahir par l'âme
+mystérieuse des choses. Comme il se croyait appelé à de hautes
+destinées, il posait à toute heure son point d'interrogation devant
+l'avenir, sans jamais oublier, d'ailleurs, les prédictions de la
+chiromancienne.
+
+L'idée fixe est la première station de la folie. Les amis de Georges
+du Quesnoy commençaient à chuchoter autour de lui. Naguère il éclatait
+en saillies, il était l'homme de toutes les discussions et de tous
+les plaisirs; mais peu à peu ce ne fut plus la gaieté que par
+intermittence; on le surprenait méditatif, inquiet, assombri. Il eut
+toutes les peines du monde à passer son dernier examen, quoiqu'il fût
+certes un des plus subtils esprits parmi ses camarades.
+
+Il s'aperçut lui-même de ses chimériques préoccupations. Il voulut
+s'arracher à cette fascination de l'abîme. Il reconnut qu'il marchait
+dans le vide, la raison fuyait sous ses pieds, il résolut de ne plus
+hanter «l'Inconnu».
+
+Mais quand l'esprit a pris des habitudes, il ne peut pas «découcher»,
+comme dit Montaigne. Georges du Quesnoy s'était tourné vers la folie;
+après avoir divorcé avec la raison, il ne pouvait rebrousser chemin.
+Tout le rejetait dans sa voie nouvelle, soit qu'il fût chez lui, soit
+qu'il fût dans le monde. Chez lui il n'aimait que les livres
+des visionnaires, dans le monde il n'aimait que la causerie des
+spiritistes ou des femmes qui croient aux évocations ou aux revenants.
+Partout où il allait, on faisait cercle autour de lui, comme on eût
+fait cercle autour d'un sphinx. On le questionnait comme un voyageur
+qui revient d'un pays inconnu. Tout le monde espérait qu'il ferait un
+peu de lumière dans les ténèbres, mais il jetait un peu plus de
+nuées sur les nuées, tout en imprimant autour de lui un sentiment
+de terreur. Il avait d'ailleurs tout ce qu'il faut pour inspirer
+confiance. Il parlait fort bien; il était physionomiste jusqu'à
+pénétrer les âmes; il lisait dans les mains comme Desbarolles; il
+tirait mieux les cartes que tous les charlatans à la mode. «Mais,
+disait-il à ses amis, ce ne sont là que des jeux d'enfant; je voudrais
+bien n'avoir pas été plus loin que ces amusements de salon; par
+malheur, moi aussi, j'ai franchi le Rubicon, et j'ai vu de trop près
+l'autre monde pour vivre en paix dans celui-ci.» Et quand on voulait
+rire, il mettait au défi le premier venu de braver la solitude
+nocturne en bravant le sommeil, parce que le sommeil endort plus
+encore l'esprit que la bête, parce que le sommeil nous fait retourner
+sur nos pas toutes les nuits, parce que le sommeil baisse la toile
+devant notre imagination à l'heure même où elle s'envolerait avec ses
+coudées franches loin de toutes préoccupations humaines.
+
+
+
+
+IV
+
+VISION A LA CLOSERIE DES LILAS
+
+
+Un soir Georges du Quesnoy errait à la Closerie des lilas attendant
+l'heure de l'arrivée de quelques grandes cocottes qui l'avaient averti
+d'une entrée triomphale.
+
+Il fut attiré sur le champ de bataille de la danse par les dehors
+engageants de Mlle Pochardinette,--une Taglioni bien connue à l'Opéra
+en plein vent.
+
+Plus que jamais, Georges était un rêveur qui brouillait le monde réel
+et le monde idéal. Telle femme qui passait lui rappelait telle femme
+oubliée, qui réapparaissait comme par évocation. Ce va-et-vient de la
+vie égare toutes les imaginations ardentes. Goethe et Byron disaient
+qu'ils ne distinguaient plus bien les figures vivantes des figures
+rêvées, créations de la nature ou créations de la poésie.
+
+Or, tout à coup, tandis que cent yeux suivaient gaiement les
+gargouillades spirituelles de cette danseuse illustre, Georges pâlit
+et chancela.
+
+Il venait de voir passer dans un tourbillon de nouveaux venus une
+figure qui lui était bien connue.
+
+C'était une jeune fille d'une beauté insolente, en plein
+épanouissement. Elle se jeta follement au milieu du quadrille et
+dansa avec passion. Jamais Fanny Elsler n'avait montré avec plus de
+coquetterie impertinente sa jambe à la Diane chasseresse; jamais gorge
+plus franche n'avait fatigué corsage plus orgueilleux. Elle était
+belle par la vie, par la jeunesse, par la volupté. Sa chevelure
+légèrement dorée et ses yeux qui avaient dérobé un rayon au soleil,
+rappelaient Flora, la belle Violante, cette immortelle maîtresse du
+Titien. C'était la même _floraison_, la même _violence_, la même
+luxuriance de beauté humaine. Mais de beauté divine point. Elle avait
+oublié le ciel pour la terre. Cependant quand elle fut au bout de sa
+cachucha enragée, elle pencha sa tête avec un nuage de mélancolie
+comme si un souvenir eût touché son coeur.
+
+Mais au même instant, un sourire désordonné passa sur sa bouche; elle
+jeta ses mains jointes sur l'épaule de son danseur et lui ordonna de
+l'emporter dans toutes les joies furieuses de la valse.
+
+Georges du Quesnoy avait reconnu la jeune fille du Parc-aux-Grives.
+C'était la même figure chargée de trois printemps de plus; trois
+printemps savoureux, couronnés de bleuets, d'épis et de cerises. Elle
+était fraîche encore; mais déjà atteinte par les premiers ravages des
+passions. Sa bouche, autrefois pure comme un sourire de pêche, n'avait
+plus cette adorable naïveté d'une bouche ignorante qui n'a encore ri
+qu'à elle-même: la science d'aimer avait trop passé par là.
+
+«C'est elle pourtant, dit Georges en s'avançant du côté de la
+danseuse. J'ai reconnu ce beau cou nonchalant que je n'ai retrouvé que
+dans la _Psyché_ de Praxitèle. Et ces yeux si fiers et si doux! Et ce
+profil taillé en plein marbre! A n'en pas douter, c'est elle. Enfin!
+elle va m'expliquer ce mystère étrange.
+
+--A qui en as-tu dans ton monologue?»
+
+Georges fut ainsi interrompu par un ami intime qu'il connaissait
+depuis la veille.
+
+«Écoute: il y a trois ans, dans un parc de mon pays, j'ai vu
+passer--comme une vision--une belle fille dont je suis encore amoureux
+et que je n'ai jamais pu approcher.
+
+--Ce n'était qu'une vision.
+
+--Peut-être. Mais aujourd'hui, cette vision détachée du bleu des nues,
+voilà que je la retrouve dansant ici. Vois plutôt cette robe bariolée,
+ce chapeau insolent, cette écharpe dont elle fait un serpent, cette
+ceinture de pourpre qui vaut une bonne renommée.
+
+--Tu te moques de moi! je ne vois ni la robe, ni le chapeau, ni
+l'écharpe, ni la ceinture. Est-ce que tu es visionnaire?
+
+--Comment! s'écria Georges avec impatience, tu ne vois pas cette
+danseuse éperdue, qui jette des roses par poignées et qui répand
+autour d'elle une odeur savoureuse de jeunesse. Regarde-moi bien, je
+cours à elle et je l'enlève avec toute la force de ma passion.»
+
+Georges s'élança pour saisir la danseuse; mais comme il croyait la
+toucher déjà, elle disparut dans un flot envahissant de beautés
+surannées que M. Brididi amenait sur ses pas.
+
+Durant plus d'une heure, Georges du Quesnoy courut tout le jardin pour
+la retrouver. Il tomba épuisé dans les bras de son ami, qui lui offrit
+une glace et lui jeta au-dessus la tête un verre d'eau frappée, tout
+en lui promettant de le recommander au docteur Blanche.
+
+«Je ne suis pas fou,» dit Georges avec fureur.
+
+Survinrent les cocottes en rupture de ban. Il essaya de rire et de
+«blaguer» avec elles, mais il était trop ému encore par cette vision
+qui agitait son coeur. Il riait des lèvres, mais il répondait de
+travers.
+
+«Voyons, dit une comédienne sans emploi, qui croyait faire des mots,
+tu n'es ni à la Closerie ni à la causerie. Est-ce que tu es sorti
+comme ton argent?
+
+--Ni argent ni esprit comptant, dit une autre demoiselle de la même
+paroisse.
+
+--Vous m'avez tout emprunté!
+
+--On n'emprunte qu'aux riches, mon cher!
+
+--Eh bien, prêtez-moi cent sous pour vous offrir des cigares.»
+
+Ce jour-là, Georges du Quesnoy avait à peine les cinq sous du Juif
+errant pour fumer le cigare de minuit.
+
+«Oui, je veux bien te prêter cent sous, dit la grande cocotte en
+prenant pour rire un air de protection, mais c'est à la condition que
+tu vas me dicter une lettre d'injures à mon amant.»
+
+Georges se récria.
+
+«Écrivain public! à cent sous la séance! Pour qui me prends-tu?
+
+--Ah! voilà que tu fais ta tête, mais, mon cher, tu ne vaux pas
+mieux que nous autres. Si tu ne te donnais pas pour cent sous, tu te
+donnerais pour cent francs.
+
+--Peut-être! Tu as raison. Donne-moi cinq louis et je te dicte une
+lettre qui sera un chef-d'oeuvre.»
+
+On s'était assis à une petite table; la demoiselle demanda des bocks
+et des glaces, une plume et de l'encre--ce qui ne s'était jamais vu
+là.
+
+Et quand elle eut la plume en main:
+
+«Eh bien, j'y suis, dit-elle.
+
+--Et les cinq louis?
+
+--C'est comme au théâtre, on paye en entrant?
+
+--Eh bien, tu paieras après la lettre. Mais pourquoi cette lettre?
+
+--C'est bien simple, mon amant ne revient à moi que quand je lui dis
+des injures.
+
+--Écris. Cela se trouve bien, car je voudrais ce soir injurier le
+ciel, la terre, la lune et les étoiles.»
+
+Georges du Quesnoy dicta à cette fille un vrai chef-d'oeuvre
+d'impertinences passionnées. On sentait que c'était l'indignation de
+l'amour. Chaque mot frappait juste. Jamais femme jalouse n'avait si
+bien marqué les battements de son coeur par des mouvements de colère.
+Aussi, à la dernière phrase, la demoiselle se jeta au cou de Georges
+du Quesnoy.
+
+«Un chef-d'oeuvre! s'écria-t-elle, Léon est capable de me répondre par
+un billet de mille francs.»
+
+Georges ne rougissait pas de son rôle, tant il avait déjà perdu
+ce sixième sens qui s'appelle le sens moral. Il croyait faire une
+«blague» à la don Juan.
+
+«Eh bien, dit-il, prête-moi cinq louis sur les mille francs.
+
+--C'est sérieux?
+
+--Très sérieux. Je te dirai pourquoi.»
+
+La demoiselle prit gravement son porte-monnaie et le passa à Georges,
+qui ne fit aucune façon pour y prendre un billet de cent francs.
+
+«Demain j'irai te voir pour te demander des nouvelles de la lettre.
+
+--Écoute, s'il m'envoie mille francs, je te donnerai encore cent
+francs.
+
+--Tu me prêteras encore cent francs.»
+
+Georges du Quesnoy rectifiait le mot de la demoiselle, mais ce n'était
+pas la peine, car déjà à cette époque de sa vie, quiconque lui prêtait
+risquait de lui donner.
+
+Une des amies de la comédienne vint s'asseoir à leur table.
+
+«Tu sais que ton amant me plaît, dit-elle à cette demoiselle, en
+prenant la cigarette allumée de Georges du Quesnoy. S'il veut, je lui
+ferai bien le sacrifice de toute une soirée.
+
+--Eh bien, dit l'autre en raillant, tu auras de la chance si tu ne
+fais que de te donner, car avec lui, ça coûte plus cher que ça.»
+
+Georges du Quesnoy s'indigna d'abord et voulut déchignonner un peu
+l'impertinente par une chiquenaude sur ses faux cheveux; mais il était
+devenu si philosophe qu'il se croyait au-dessus ou au-dessous de tout
+ce qu'on pouvait dire.
+
+On se leva de table et on alla voir valser Mlle Pochardinette.
+
+«J'en ferais bien autant,» dit la comédienne. Et elle entraîna Georges
+du Quesnoy.
+
+Il commença à valser avec elle. Mais tout d'un coup il l'abandonna
+pour se jeter à la rencontre de la vision qui l'avait frappé une heure
+auparavant.
+
+«Tu es donc fou?» lui dit la comédienne en le ressaisissant.
+
+Il était pâle comme la mort.
+
+«Figure-toi, lui dit-il, que je viens de voir passer une jeune fille
+de mon pays, que j'ai aimée, à qui je n'ai jamais parlé, que je
+n'espérais pas revoir... Elle m'a jeté une poignée d'or et une poignée
+de roses à la figure....»
+
+Georges se baissa et ramassa des roses.
+
+«Tiens, vois plutôt.
+
+--Des roses fanées, souillées, piétinées!»
+
+Georges du Quesnoy promenait partout son regard anxieux.
+
+«Voilà que je l'ai reperdue, tout en la retrouvant.»
+
+Quoi que fît la comédienne, Georges du Quesnoy ne voulut pas aller
+souper avec elle. Il rentra chez lui, voulant s'isoler pour vivre une
+heure dans son souvenir. La vision l'avait arraché à la vie parisienne
+pour le rejeter en cette adorable saison où il croyait à tout: au
+travail, au devoir, à l'amour. Il lui sembla qu'il prenait un bain de
+jeunesse et qu'il revoyait flotter sur son front ces beaux fils de la
+Vierge qui portent bonheur aux voyageurs. Il pensa à son père, qu'il
+n'avait pas vu depuis trois mois; à son frère, qui n'était pas revenu
+à Paris pour le rappeler une fois de plus à la vie de famille.
+
+«Mon frère a raison, dit-il tristement. Je le prenais pour un fou, à
+cause de ses rimes; mais lui aussi est un voyant et j'ai peur de ses
+prédictions.»
+
+Il résolut d'aller le lendemain chez son père et de se retremper aux
+sources vives.
+
+Il se coucha et dormit mal. Toute la nuit la vision passa au-dessus de
+son lit. Ce fut une obsession.
+
+Le matin on lui apporta une dépêche de son père qui ne contenait que
+ces mots:
+
+ «_Ton frère est mort. Je t'attends_.»
+
+
+
+
+V
+
+COMMENT PIERRE DU QUESNOY MOURUT DE MORT VIOLENTE
+
+La mort de Pierre Du Quesnoy fut une aventure tragique, qui a éclaté
+dans les journaux aux quatre coins de la France.
+
+Il était devenu l'amant platonique d'une Mme de Fromentel, qui avait,
+à ce qu'il paraît, un amant plus réel, nommé M. de Vermand. Je ne fais
+que copier la _Gazette des Tribunaux_. Le mari, un vrai mari de la
+vieille comédie, ne voulant pas se donner les émotions d'un duel avec
+M. de Vermand, trouva fort malicieux de préparer un duel entre l'amant
+et l'amoureux, se disant que c'était le moyen le plus pratique de se
+débarrasser de l'un et de l'autre. Il joua si bien son jeu qu'il mit
+bientôt en effet les armes à la main à M. de Vermand et à Pierre du
+Quesnoy. Seulement, ce fut un duel entre un homme qui savait se battre
+et un enfant qui ne savait pas se défendre. Circonstances aggravantes,
+le duel eut lieu le soir, dans un bois, aux derniers feux du jour, aux
+premières clartés de la nuit. Pierre du Quesnoy ne se défendit pas
+longtemps. Quoique M. de Vermand ne voulût que lui donner une leçon,
+il le frappa d'un coup au coeur, parce que Pierre se précipita
+au-devant de son épée. Ce fut une désolation dans tout le pays. M. de
+Vermand était parti la nuit même pour l'Angleterre, disant que c'était
+pour éviter la prison préventive, mais il ne se présenta pas devant le
+jury quand il fut appelé. On le condamna, par défaut, à cinq ans de
+prison. Les jurés furent très-sévères, parce qu'ils connaissaient
+tous Pierre du Quesnoy. M. de Fromentel en fit une maladie. Mme de
+Fromentel ne se consolera jamais.
+
+Georges du Quesnoy arriva à temps pour voir son frère. Ce fut une
+scène déchirante, car on sait combien ils s'aimaient tous les deux.
+«J'ai tout perdu, disait Georges, pensant à Valentine comme à Pierre.
+C'était la vie de mon coeur et de mon esprit; il ne me reste plus qu'à
+mourir.» Il fallut que son père, non moins désespéré, lui redonnât du
+courage. Il fallut que sa soeur, qui était arrivée par l'express du
+matin, l'arrachât dix fois dans la journée du lit funéraire.
+
+Le lendemain, pendant la messe mortuaire, Georges du Quesnoy aperçut
+Mlle de Lamarre, qui était venue prier avec Mme de Sancy.
+
+«Elle l'avait dit, murmura Georges, _lui aussi mourra de mort
+violente_. Décidément, il me faudra donc monter sur la guillotine,
+puisque les prédictions de cette voyante se réalisent!»
+
+Georges ne manqua pas de faire encore un pèlerinage au château de
+Margival. Mais ce n'était plus qu'une solitude abandonnée.
+
+Le comte, qui aimait les voyages, était parti quelques jours après le
+mariage de sa fille pour Rome, Naples, Athènes, Constantinople. Il
+n'était pas encore revenu.
+
+Georges lut sur une pancarte attachée à la grille:
+
+ CHATEAU A VENDRE.
+
+«Ce château est comme moi, pensa-t-il. Ce château n'a plus de maître
+et il est à vendre.»
+
+Il pensait en philosophe. Tout homme qui ne se possède plus est à
+vendre.
+
+«La mort partout,» dit tristement Georges.
+
+Et il s'éloigna du château comme du cimetière de sa jeunesse.
+
+
+
+
+VI
+
+LA VOYANTE
+
+
+M. du Quesnoy ne voulut pas rester à Landouzy-les-Vignes après la mort
+de son premier fils. Il alla vivre à Rouen avec sa fille.
+
+Georges ne le consola pas, car il mit bientôt la main sur sa part dans
+la petite fortune que Pierre avait recueillie de sa mère. Georges
+faisait déjà argent de tout.
+
+Cet argent, venu de son frère bien-aimé, ne lui porta pas bonheur.
+Il le joua et le perdit. Il n'en fut que plus avancé vers toutes les
+tristesses et tous les découragements.
+
+Son père, indigné de cette conduite, ne répondit plus à ses lettres.
+Sa soeur elle-même lui ferma son coeur, parce qu'elle ne lui
+pardonnait pas, elle qui avait des enfants, d'avoir dissipé si vite de
+quoi nourrir une famille.
+
+L'homme qui n'est plus sous la main ou sous les yeux de sa famille a
+déjà perdu son meilleur point d'appui sur la terre. Georges ne savait
+plus où se tourner. S'il devenait avocat sans le sou, resterait-il
+avocat sans causes? Il continua pourtant son droit; mais dans son
+amour de l'Inconnu, il étudia la chimie; bientôt il passa dans
+l'alchimie, voulant à son tour tenter l'Impossible, jouant le superbe
+devant Dieu et devant le diable.
+
+Quand on pénètre dans le monde des Esprits, on se demande tout d'abord
+si on a franchi le seuil de Charenton. Comme Pascal on voit l'abîme
+sous ses pieds, et comme Newton on est pris de vertige. C'est que Dieu
+n'a pas permis à l'homme de franchir le monde visible, il lui a dit
+comme à la mer: «Tu n'iras pas plus loin.»
+
+Ce qui est d'autant plus inquiétant pour cette parcelle de sagesse
+humaine que nous appelons orgueilleusement la raison, c'est que les
+plus grands philosophes sont des visionnaires. Descartes n'a-t-il pas
+vu apparaître la vierge Marie; Voltaire ne se sentait-il pas possédé
+d'un esprit surhumain, dont il disait: «Je ne suis pas le maître;»
+Kant, qui certes n'était pas le Jupiter assemble-nuages de la
+philosophie, ne disait-il pas: «On en viendra un jour à démontrer
+que l'âme humaine vit dans une communauté étroite avec les natures
+immatérielles du monde des Esprits; _que ce monde agit sur le nôtre_
+et lui communique des impressions profondes, dont l'homme n'a pas
+conscience aussi longtemps que tout va bien chez lui?»
+
+Georges du Quesnoy finit par s'apercevoir que plus il interrogeait
+tous les docteurs de la science occulte, plus la nuit se faisait dans
+son âme. Que lui importait d'ailleurs qu'il y eût des démons s'il ne
+pouvait s'en servir?
+
+Un jour il jeta tous ses livres au feu et se tourna vers le soleil en
+lui disant: «Je te salue, lumière du monde, les meilleurs esprits ne
+feraient pas le plus mince de tes rayons.»
+
+Il rouvrit Lucrèce, Newton et Voltaire, ces fils du soleil; mais il
+eut beau se baigner dans les vives clartés de l'esprit humain, il
+sentit que ce n'était pas tout. Il ne put effacer de son âme l'image
+de Dieu, il ne put rayer de son souvenir cette prédiction de Mlle de
+Lamarre qui avait vu la guillotine se dresser pour lui.
+
+Vainement il jouait à l'esprit fort: il sentait une âme dans le monde
+invisible.
+
+Il avait dit souvent que pour les imbéciles la terre tournait dans le
+vide, tandis que pour les hommes d'esprit elle tournait dans le ciel.
+Il ne pouvait s'habituer à l'idée du néant, le néant avant lui, le
+néant après lui. Comment nier le pressentiment quand il y a quelque
+chose là, sous le front, et quelque chose là, dans le coeur? Du
+pressentiment à la divination, il n'y a pas loin. Si Dieu n'existait
+pas, on n'aurait pas l'idée de Dieu; si les devins n'avaient pas lu
+dans les astres, dans les physionomies, jusque dans les mains, le jeu
+des destinées humaines, qui donc aurait cru à tous les oracles de
+l'antiquité, à toutes les sorcelleries du moyen âge, aux esprits
+frappeurs d'aujourd'hui? pourquoi les âmes du purgatoire
+n'auraient-elles pas la mission de nous conduire par la vie à travers
+le bien et le mal? Et alors qui les empêcherait de se manifester
+par des signes visibles pour les voyants, car il y a des voyants?
+Swedenborg n'était ni dupe pour lui-même ni charlatan pour les autres.
+A force d'ouvrir les yeux de son âme, il avait vu. Quand Dieu a dit:
+Malheur à l'homme seul, c'est que Dieu n'a pas voulu que l'homme se
+tournât avant l'heure vers l'infini. Dans le tourbillon du monde,
+l'homme ne voit passer que les figures du monde, tandis que dans les
+studieuses méditations de la solitude, il ose franchir les abîmes qui
+séparent la vie de la mort. Les grands solitaires ont tous été des
+voyants.
+
+Voilà ce que disait Georges du Quesnoy, non pas qu'il tombât dans les
+illusions des spiritistes qui voient partout graviter des âmes. Il
+n'avait, jamais voulu faire tourner les tables possédées; il se
+moquait de quelques-uns de ses amis qui parlaient des esprits
+frappeurs, mais il ne pouvait aller jusqu'au scepticisme absolu.
+
+«C'est pourtant trop bête, disait-il quelquefois en se rappelant les
+prédictions du château de Sancy; parce qu'une femme distraite aura
+dit, pour étonner son monde, que je serai guillotiné, il faudra que je
+sois toute ma vie préoccupé de la guillotine. C'est là une mauvaise
+plaisanterie dont je veux faire justice.»
+
+Mais plus il voulait n'y plus penser, et plus il y pensait.
+
+Un jour qu'il se retournait vers le passé, appuyé à sa fenêtre, il vit
+un étudiant et une étudiante qui revenaient de Vanves, bras dessus
+bras dessous, avec des branches de lilas dans la main, s'éventant l'un
+l'autre, avec la grâce du Misanthrope, s'il se fût armé de l'éventail
+de Célimène.
+
+«Ah! s'écrie-t-il, que les lilas doivent sentir bon dans le
+Parc-aux-Grives!»
+
+Une heure après, il était au chemin de fer du Nord, ligne des
+Ardennes. Le soir il dînait à Soissons et s'en allait à pied jusqu'à
+Landouzy-les-Vignes.
+
+La maison natale abandonnée lui sembla un cimetière, que dis-je! un
+tombeau, car le lendemain matin quand il alla saluer la tombe de sa
+mère et celle de son frère, le cimetière lui parut un pays souriant
+par ses arbres, ses fleurs et ses gazons.
+
+Ce lui fut aussi un pays souriant que le Parc-aux-Grives, tout épanoui
+sous les pousses printanières. Il y passa des heures regardant
+à chaque minute les fenêtres de Valentine--un cadre sans
+portrait.--«Hélas! murmura-t-il, la fenêtre ne s'ouvrira pas!»
+
+Il eut l'idée d'aller faire une visite au château de Sancy; il ne
+s'avouait pas que c'était pour revoir la chiromancienne, mais au fond
+il n'y allait que pour cela.
+
+Il retrouva au château la même société provinciale; Paris se
+métamorphose sans cesse, mais la province est sempiternelle dans ses
+évolutions. Non-seulement c'était la même société, mais c'étaient les
+mêmes causeries. Georges du Quesnoy se crut un instant rajeuni de
+trois ans.
+
+Mais il pensa à son frère et cacha une larme; on n'avait jamais pleuré
+une plus belle âme.
+
+«A propos, dit Mme de Sancy, plus étourdie chaque année, vous n'êtes
+pas encore guillotiné?»
+
+Georges du Quesnoy s'inclina en essayant un sourire.
+
+«Je vous remercie de votre impatience, madame; que voulez-vous, j'ai
+manqué l'occasion.»
+
+Disant ces mots, il regardait à la dérobée la sibylle en cheveux
+blonds qui, tout en piquant sa tapisserie, murmura d'un air convaincu:
+
+«Oh! oh! nous n'y sommes pas, M. Georges du Quesnoy a encore bien du
+temps devant lui.»
+
+Le jeune homme se leva et traîna son fauteuil devant la dame.
+
+«Puisque aussi bien, lui dit-il, me voilà avec vous face à face,
+je vous demande sérieusement de me dire pourquoi vous avez mis une
+guillotine sur mon chemin?
+
+--Avez-vous lu Cazotte? lui demanda Mlle de Lamarre.
+
+--Oui, j'ai lu ses prédictions dans La Harpe.
+
+--Eh bien, c'était un voyant, comme je suis une voyante. Après l'avoir
+écouté, puisque c'était un homme de bonne foi, il fallait se mettre en
+garde contre les malheurs qu'il voyait de si loin et de si près. Louis
+XVI, tout le premier, a ri de ses prédictions, comme les enfants qui
+jouent au bord l'abîme. S'il y eût ajouté foi, il pouvait prévenir la
+Révolution en se mettant en travers. On peut rire des voyants, mais il
+faut tenir compte de ce qu'ils ont vu.
+
+--Alors, madame, vous êtes une spectatrice qui voyez déjà le drame à
+travers le rideau quand les acteurs sont encore dans la coulisse.
+
+--Oui, le rideau se fait diaphane pour moi et j'entrevois les acteurs
+qui répètent leurs rôles.
+
+--Et vous m'avez vu dans la coulisse, au dénoûment de ma vie, répétant
+mon rôle avec le prêtre et avec le bourreau?
+
+--Je vous en ai trop dit, vous êtes un noble coeur, car je vous ai vu
+pleurer sur la tombe de votre frère; vous êtes un esprit hors ligne,
+car je vous ai entendu discuter sur les destinées de l'âme avec le
+curé de Sancy. Vous n'êtes pas né pour une existence vulgaire. Si vous
+escaladez les cimes, prenez garde au vertige; si votre esprit hante
+les nues, prenez garde au tourbillon.»
+
+Et, parlant plus bas, la chiromancienne dit à Georges:
+
+«Il n'est pas douteux pour moi que vous aimez toujours Valentine.
+Voilà un tourbillon dont il faut vous défier. Prenez garde! si vous la
+rencontrez, ce sera votre malheur à tous les deux.
+
+--Vous ne savez donc pas, madame, qu'il y a des heures de malheur
+qu'on voudrait acheter par des éternités de joie!»
+
+Georges du Quesnoy rentra à Paris un peu plus troublé qu'à son départ.
+
+Je défie l'homme le plus sceptique de se moquer du lendemain.
+
+
+
+
+VII
+
+LES DÉCHÉANCES
+
+
+Georges du Quesnoy passa son dernier examen, mais plus préoccupé de
+poser des points d'interrogation devant toutes les philosophies, plus
+préoccupé surtout de vivre à plein coeur et à pleine coupe que de
+prendre la robe sévère de l'avocat.
+
+Vivre à plein coeur! Mais depuis qu'il avait ébauché la plus adorable
+des passions avec Valentine de Margival, il ne croyait pas qu'il lui
+fût possible d'aimer une autre femme.
+
+Qui donc aurait pour lui ce charme pénétrant? qui donc le ravirait par
+cette beauté opulente, beauté divine et beauté du diable? yeux qui
+rappelaient le ciel, mais qui promettaient toutes les voluptés?
+Georges se contentait de distraire son coeur par des aventures d'un
+jour.
+
+On sait déjà que, dès son arrivée dans le pays latin, il avait été
+à la mode parmi les étudiantes, ces demoiselles étant encore assez
+primitives pour tenir plus compte de la beauté et de l'esprit que de
+la fortune. Ceci peut paraître une illusion, c'est pourtant la vérité.
+On sait aussi que Georges avait étendu ses conquêtes de l'autre côté
+de l'eau, si bien qu'il ne fut jamais en peine de femmes, quand il
+voulait perdre une heure ou même un jour.
+
+Il avait trop pris au pied de la lettre la pensée du philosophe qui
+dit: «L'homme sans passions est un vaisseau qui attend le vent, voiles
+tendues, sans faire un pas.» Il avait appelé à lui tous les vents:
+ceux qui viennent par la tempête comme ceux qui viennent par la fleur
+des blés. Il s'était brisé aux écueils, il avait fait eau de toutes
+parts; encore quelques ouragans, il échouait sans une planche de
+salut.
+
+L'orgie--l'orgie de l'esprit--l'avait envahi de la tête au coeur. Il
+était entré dans le labyrinthe de la passion--la passion sans âme.
+
+Il vécut plus que jamais des hasards du jeu et de l'amour.
+
+Un soir qu'il désespérait de tout, il reçut ce mot mystérieux,
+griffonné par une main qui voulait masquer son écriture:
+
+ _Souvenez-vous de l'oubliée_.
+
+Il ne douta pas que ce mot ne lui vînt de Valentine.
+
+«Ah Valentine! s'écria-t-il tristement, c'était l'âme et la force de
+ma vie!»
+
+Or cette femme, qui eût été l'âme et la force de sa vie, qu'était-elle
+devenue? Sa chute avait été non moins rapide.
+
+La jeune châtelaine de Margival avait jeté son bonnet par-dessus le
+Capitole et il était tombé sur la roche Tarpéienne. C'était au temps
+où quelques grandes dames émerveillaient Paris de leurs aventures.
+La comtesse de Xaintrailles avait voulu que la France fût bien
+représentée à Rome. Pendant que son mari allait à confesse pour la
+convaincre que Dieu seul vaut la peine d'être aimé, elle courait
+gaiement les villas voisines avec de nobles étrangères qui n'étaient
+pas venues à Rome seulement pour voir le pape. Parmi les princesses du
+nord et les duchesses du midi qui voyagent par curiosité, il en est
+plus d'une qui ne rentrent pas le front haut dans leurs maisons.
+
+Un soir, la comtesse de Xaintrailles ne rentra pas du tout.
+Grand scandale à Rome jusque chez le pape qui lui avait donné sa
+bénédiction. Il est vrai que, ce jour-là, un jeune monsignor lui
+avait offert à Saint-Pierre la clef du paradis de Mahomet. Elle avait
+refusé, mais l'impiété avait fleuri dans son coeur. Rome est le pays
+des grands repentirs; mais aussi des grandes perversités.
+
+Il ne fallait pas être d'ailleurs un profond physionomiste,
+physiologiste et psychologiste, pour prédire au comte de Xaintrailles
+qu'il ne serait bientôt qu'un mari de Molière, en voyant l'impétueuse
+nature de sa jeune femme. On ne marie pas impunément le couchant à
+l'aurore, le couchant est rejeté dans la nuit, quand l'aurore s'allume
+dans le soleil. C'est la loi des forces et des défaillances. Toute
+femme qui ne se jette pas dans les bras de Dieu se jettera dans les
+bras de son prochain.
+
+Valentine était adorée de son père, elle savait que, quoi qu'elle fît,
+elle aurait son pardon. L'opinion publique c'était sa conscience, sa
+conscience c'était son coeur, son coeur c'était sa passion. L'exemple
+en a perdu plus d'une. Valentine voyait tous les jours à Nice et à
+Bade, à Rome et à Tivoli, à Paris où elle venait souvent en congé
+avec ou sans son mari, de très-nobles dames qui se pavanaient dans
+l'adultère avec une gaieté impertinente. Elle trouvait cela de bon
+air. Il fut un temps où c'était presque à la mode. Valentine voulut
+être une femme à la mode.
+
+Ce jour-là, le mari put s'écrier: «Tu l'as voulu, Georges Dandin.»
+
+Il songea à se venger. Il parla de faire enfermer sa femme. Il jura
+qu'il tuerait son rival.
+
+Mais il en avait deux.
+
+Il voulut être le troisième larron: il se jeta aux pieds de sa femme.
+Il la conjura de lui pardonner ses crimes à elle--combien de maris
+tombent dans cette lâcheté?--Mais M. de Xaintrailles avait bien
+quelques péchés sur la conscience. Il continuait de vagues relations
+avec une ci-devant danseuse qui avait été sa maîtresse pendant dix
+ans. Valentine renvoya son mari à sa maîtresse en lui disant:
+
+«Si vous voulez que je vous aime, faites-vous une autre tête. Je vous
+ai sacrifié quatre années de ma jeunesse, de ma fortune, de ma beauté,
+si vous n'êtes pas content vous êtes difficile à vivre.»
+
+Et elle s'enfuit à Bade avec le marquis Panino, son second amant.
+
+
+
+
+VIII
+
+LE MISERERE DU PIANO
+
+C'était au temps des prodiges de M. Home. Il était bien naturel que
+Georges du Quesnoy, déjà visionnaire, voulût voir de près le célèbre
+médium, espérant avoir le premier et le dernier mot de toutes ces
+aventures occultes.
+
+Il voulait aller tout exprès à Bade pour le rencontrer, lorsqu'il
+lut un matin dans un journal la liste des étrangers en villégiature
+là-bas. Le nom de:
+
+ _Madame la comtesse de Xaintrailles_
+
+le frappa comme un coup de soleil.
+
+«Décidément, dit-il, ma destinée m'appelle à Bade.»
+
+Mais, arrivé à Bade, il lui fut impossible de découvrir Valentine. Il
+alla chez M. Home. On sait que M. Home ne se laissait pas aborder par
+le premier venu; mais Georges du Quesnoy, arrière-petit-cousin de M.
+de Ravignan, arriva jusqu'à lui, grâce à ce nom très-révéré par cet
+esprit troublé. Georges du Quesnoy, quoiqu'un peu hautain, était,
+quand il le voulait, l'homme du monde le plus sympathique. M. Home se
+laissa conquérir à moitié, quoiqu'il fût toujours sur la réserve. Cet
+homme, qui avait commencé par les malices des dessous de cartes, avait
+fini par se prendre au jeu. Il avait vu devant lui l'abîme de Pascal,
+et pour les autres il était devenu un abîme. Georges eut peur d'y
+tomber; mais au delà de cet abîme on voyait la lumière comme on voit
+la vie future au delà du tombeau. Le médium avoua qu'il n'était pas
+maître de lui depuis qu'il était obsédé par un esprit dominateur qui
+le rappelait toujours à l'ordre quand il voulait se révolter. C'est
+ainsi qu'il expliquait ce mouvement des choses matérielles, tables,
+fauteuils, pianos, quand il voulait nier les esprits.
+
+«Car je ne les appelle jamais, disait-il, surtout depuis ma confession
+à l'abbé de Ravignan. Ils me font peur, et je passe ma vie à les
+exorciser moi-même. C'est dans la lutte qu'ils reviennent ainsi faire
+le sabbat.
+
+--Eh bien, faites-moi voir ce sabbat, je vous en supplie,» dit
+Georges.
+
+Il avait déjà raconté au médium ses visions du parc de Margival et
+de la Closerie des lilas; mais il ne voulait pas croire aux tables
+tournantes non plus qu'à la sarabande des fauteuils.
+
+Depuis quelques jours, M. Home refusait aux plus belles étrangères en
+villégiature à Bade, de se remettre en communication avec les esprits
+frappeurs ou tourbillonnants. On parlait beaucoup alors de sa célèbre
+séance chez l'impératrice des Français, où il avait convaincu les plus
+incrédules de ses obsessions démoniaques. C'en était assez pour sa
+gloire éphémère. Pour lui, les grands de la terre étaient ceux qui,
+comme le père Ravignan, travaillaient à la rédemption des âmes. Il
+jouait le dédain du monde périssable.
+
+Georges du Quesnoy fut donc bien mal venu à demander des miracles.
+
+Mais un soir qu'ils se promenaient tous les deux dans l'avenue de
+Lichenthal, M. Home lui dit:
+
+«Voyez comme je suis malheureux! ce que j'aimerais c'est la solitude,
+pour rêver à toutes les merveilles du monde, mais je ne connais pas
+la solitude; dès que je suis seul, les esprits reviennent à moi plus
+furieux que jamais.»
+
+Quoique ce fût avant le coucher du soleil, Georges regarda de
+très-près M. Home. Il était pâle et effaré.
+
+«Ne me quittez pas ce soir, ne me quittez pas ce soir,» disait-il avec
+une inquiétude, qui ne semblait pas jouée.
+
+Georges jugea que c'était une bonne fortune pour lui que cette
+soudaine reprise des esprits. Il allait enfin savoir! M. Home lui dit
+qu'il ne voulait pas rentrer à l'hôtel de Russie, où il avait pris
+pied depuis quelques jours. Il décida qu'il irait à l'hôtel Victoria,
+où était descendu Georges.
+
+«C'est un hôtel plus vivant et plus gai; les esprits ne franchiront
+peut-être pas le seuil, surtout si vous leur tenez tête.»
+
+Ce n'était pas l'affaire de Georges. Aussi il n'eut garde de faire le
+sceptique. Bien au contraire, il appela lui-même les esprits avec la
+douceur des oiseleurs qui appellent les oiseaux.
+
+Les voilà entrés. M. Home demanda une simple chambre; il n'y en avait
+pas une seule qui fût libre. On lui proposa l'appartement d'une des
+grandes-duchesses de Russie, qu'on attendait toujours et qui ne venait
+jamais.
+
+«Il faut bien l'accepter,» dit Home, qui ne regardait pas à l'argent.
+
+En passant dans le salon, il fut fâché de voir un piano.
+
+«Pourvu qu'ils ne me fassent pas de musique,» dit-il avec
+tressaillement.
+
+Georges se disait: «Il y a là un charlatan, un fou ou un voyant;
+peut-être y a-t-il de tout cela.»
+
+Ils allèrent jusqu'à la chambre à coucher.
+
+«Je suis brisé,» dit M. Home.
+
+Il se jeta sur son lit et fit signe à Georges de s'asseoir en face de
+lui sur le canapé.
+
+«Ne vous en allez qu'après minuit, c'est une grâce que je vous
+demande, lui dit le médium. Attendez que je sois endormi, car, si vous
+n'étiez là, je n'aurais pas de toute cette nuit une heure de sommeil.»
+
+Georges voulut parler des esprits, mais M. Home le supplia de changer
+de causerie.
+
+Et il parla à voix haute de toutes les belles dames qu'ils avaient
+rencontrées dans leur promenade, femmes sérieuses et femmes légères,
+princesses étrangères et princesses de la rampe. M. Home ne parlait
+si haut et n'évoquait de si belles figures que pour faire peur aux
+esprits.
+
+A un certain moment, il se jeta hors du lit pour arrêter la pendule.
+
+«Pourquoi faites-vous cela?
+
+--Pourquoi? C'est que cette pendule pourrait sonner les douze coups de
+minuit, et me frapper douze fois le coeur presque mortellement.»
+
+Cinq minutes après:
+
+«Voyez, reprit-il, la pendule marche malgré moi; je l'ai pourtant
+bien arrêtée. Parlez-moi bien vite de la princesse *** et de Mme Anna
+Delion. Voilà deux beautés, souveraines, une pour Dieu, l'autre pour
+le diable.»
+
+Une seconde fois il alla arrêter la pendule.
+
+«Pourquoi avez-vous allumé cette troisième bougie? dit-il à son
+compagnon.
+
+--C'est singulier, dit le jeune homme, car, en effet, il n'y avait
+tout à l'heure que deux bougies d'allumées.»
+
+M. Home en éteignit une; mais à peine fut-il couché que Georges vit
+encore trois bougies allumées.
+
+Il commença à croire aux esprits.
+
+Il éteignit lui-même la troisième bougie.
+
+Pendant toute une heure, ils causèrent de la vie parisienne à Bade, de
+toutes les aventures amoureuses, de la folie des joueurs.
+
+«Vous savez, dit Georges; que ce grand Italien, qui avait l'air d'un
+Meyerbeer brun, s'est pendu au vieux château?
+
+--Chut! dit M. Home, ne me parlez pas du vieux château; c'est là que
+je n'irais pas à minuit.»
+
+Un silence.
+
+«Voyez, reprit le médium en montrant la pendule, cette fois elle
+est bien arrêtée, mais les aiguilles vont toujours, il est minuit;
+accourez vite, je vais mourir.»
+
+Georges se jeta vers M. Home. La pendule sonna minuit. M. Home prit la
+main de Georges et la porta à son coeur.
+
+«N'est-ce pas que c'est épouvantable?» lui dit-il.
+
+Chaque tintement de la pendule se répétait dans le coeur de M. Home
+par un battement de toute violence; c'était à le briser.
+
+«Voyez comme elle tinte lentement; c'est pour prolonger mon agonie.»
+
+Georges courut à la pendule et la secoua pour arrêter la sonnerie,
+mais elle persista à sonner. Cette fois, sa raison l'avait abandonné,
+mille nuages passaient sur son front. Sans bien savoir pourquoi, il
+agita le cordon de la sonnette.
+
+«C'est inutile, lui dit M. Home, la sonnette ne sonnera pas, les
+esprits sont les maîtres ici; il faut nous en aller.»
+
+Mais il se passa plus d'une heure sans que M. Home reprît la force de
+se tenir debout. Georges avait voulu appeler.
+
+«Non, lui dit le médium, je ne veux pas donner ce spectacle.»
+
+Enfin M. Home, tout défaillant, se mit debout, prit son chapeau et
+marcha vers la porte du salon. Georges allait le suivre, quand il
+s'arrêta court.
+
+«N'entendez-vous pas?» lui dit M. Home en tombant sur un fauteuil.
+
+Georges écoutait.
+
+Il entendit résonner le piano comme une harpe éolienne; c'était une
+vague musique d'église écoutée dans le lointain. Le _De profundis_ et
+le _Miserere_ n'ont pas de clameurs plus doucement funèbres.
+
+«Qui touche du piano? demanda Georges, plus ému encore.
+
+--Pouvez-vous le demander? ce sont mes ennemis. Ne les entendez-vous
+pas qui chantent la mort de mon âme? c'est horrible.»
+
+M. Home avait des larmes dans les yeux. Il se traîna à la fenêtre et
+l'ouvrit; mais déjà Bade dormait.
+
+«On n'entend plus, dit le médium, que le sabbat qu'ils font là-haut au
+vieux château.
+
+--Voilà ce que vous entendez, dit Georges, mais moi, j'entends un
+autre sabbat; on danse là tout à côté, chez Mlle Soubise. J'y suis
+invité et je vous y emmène. Vous serez sauvé, car vous ne serez plus
+dans le monde des Esprits. Méry est là avec Scholl et quelques autres
+esprits bien pensants.
+
+--Jamais, dit M. Home, jamais je n'irai dans ce monde-là.
+
+--Ce n'est pas la peine de quitter l'esprit des ténèbres pour
+retrouver l'esprit de l'enfer.
+
+--Ne rions pas, dit M. Home avec un accent sévère. Vous ne sentez donc
+pas que vous êtes au milieu du sabbat? Tout est sens dessus dessous
+ici. Regardez plutôt dans la glace, vous ne vous verrez pas.»
+
+Comme M. Home disait ces mots, les bougies s'éteignirent.
+
+«Permettez, ce n'est pas de jeu,» dit Georges en voulant rire encore.
+
+M. Home frappa du pied.
+
+«Croyez-vous donc que je suis maître de faire le jour et la nuit?»
+
+Et après un silence:
+
+«Avez-vous aimé?
+
+--Si j'ai aimé! j'ai aimé à en mourir. Ç'a été le malheur de ma vie.
+
+--Et quelle était la femme?
+
+--Une adorable créature. Je ne suis venu ici que pour la voir.
+
+--Et vous l'avez vue?
+
+--Non. Elle n'a fait que passer, je crois qu'elle est allée à Ems, où
+j'irai demain.
+
+--Contez-moi cette histoire. J'aime beaucoup les contes amoureux.»
+
+Georges ne se fit pas prier. Il conta en quelques mots rapides, avec
+tout l'accent de la passion, les premiers chapitres de son roman. Il
+peignit, en s'y attardant un peu, cette belle figure de Valentine dont
+le seul souvenir lui masquait toutes les femmes.
+
+«Et vous ne l'avez pas revue une seule fois? lui demanda M. Home.
+
+--Non, pas une seule fois; je voulais aller jusqu'à Rome, mais j'avais
+peur de la trouver heureuse là-bas. Si je suis venu à Bade, si je me
+décide à aller à Ems pour la poursuivre, c'est que j'ai appris qu'elle
+avait planté là le comte de Xaintrailles....
+
+--Attendez donc, je la connais. C'est un miracle de beauté, surtout
+quand elle rit. Je l'ai beaucoup vue à Rome. Je sais mieux son
+histoire que vous ne la savez vous-même. Elle a enlevé le marquis
+Panino qui n'osait pas tenter l'aventure. Ç'a été le bruit de la Ville
+éternelle au dernier carnaval. Comment a-t-elle passé ici sans venir
+me voir? J'ai causé vingt fois avec elle à Rome: et causeries les plus
+intimes. Elle m'a souvent donné sa main, en me priant de lui dire
+sa destinée. Eh bien, mon cher ami, vous voyez qu'il ne faut jamais
+désespérer; maintenant qu'elle est en rupture de mariage, vous aurez
+votre tour.
+
+--Mon tour! s'écria Georges blessé au coeur. Je la veux toute pour
+l'emporter à tout jamais dans ma passion. Ce n'est pas une bonne
+fortune que je cherche. Dieu merci, j'ai usé ma curiosité à ces
+folies-là. Ce que je veux retrouver en elle, c'est ma jeunesse.
+Mais retrouverai-je son amour? Voyez-vous, si elle voulait m'aimer,
+j'oublierais les mauvaises années de ma vie. Je renouerais la chaîne
+d'or et je redeviendrais un homme.
+
+--Tout beau! vous voilà déjà un enfant. Enfin je vois que vous
+l'aimiez bien.
+
+--Oh! oui, je l'aimais bien! je l'aimais à ce point, que, depuis que
+je l'ai perdue, je n'ai aimé les autres femmes que par contre-coup,
+que parce qu'elles me la rappelaient. Celle-ci avait sa voix, celle-là
+la couleur de ses yeux; mais aucune n'avait ce charme terrible qui me
+poursuit encore, qui me poursuivra jusque dans la mort. Je suis
+devenu le plus grand sceptique de l'amour. Eh bien, si je retrouvais
+Valentine, je tomberais à ses pieds aussi ému et aussi croyant
+qu'autrefois.
+
+--Voulez-vous la voir?
+
+--Puisque je vous ai déjà dit que je voulais partir demain pour Ems où
+elle doit être.
+
+--Je vous demande si vous voulez la voir tout de suite.
+
+--Vous le savez bien. Mais elle n'est pas ici.»
+
+M. Home se leva et s'approcha de la glace en saisissant avec force la
+main de Georges.
+
+«Regardez dans cette glace.
+
+--Mais il faudrait au moins rallumer les bougies.
+
+--Regardez dans cette glace.»
+
+Georges voulut regarder, mais à cet instant M. Home lui passa la main
+sur les yeux.
+
+«Regardez bien.»
+
+Georges croyait qu'il allait se voir lui-même, mais il vit la comtesse
+de Xaintrailles. Ce ne fut qu'une vision, car elle disparut au même
+instant.
+
+«J'ai vu, dit-il, mais je ne crois pas.
+
+--Eh bien moi, dit M. Home, je n'ai pas vu, mais je crois.»
+
+Les bougies venaient de se rallumer. Georges, déjà fort ému, fût
+frappé de la pâleur de M. Home.
+
+«Puisque vous croyez; expliquez-moi ce miracle.
+
+--C'est bien simple; ne savez-vous pas que les âmes ont l'image plus
+ou moins invisible des corps? Quoi de plus naturel que l'âme de Mme de
+Xaintrailles, si elle vous aime, ne soit venue à vous sur ma prière,
+quand vous l'attendez?
+
+--Ce que vous me dites n'est pas si simple que cela. Et d'abord
+comment voulez-vous que l'âme de Mme de Xaintrailles se soit si
+galamment détachée de son corps?
+
+--C'est élémentaire: l'âme, qu'est-ce autre chose que la pensée? Mille
+fois par jour, votre âme quitte son corps pour faire le tour de
+tous les mondes connus, même des mondes qu'elle ne connaît que par
+ouï-dire. Ne voyage-t-elle pas dans le passé qu'elle n'a jamais vu?
+dans l'avenir qui n'a jamais existé?
+
+--Je veux bien, mais pourquoi voulez-vous que l'âme de Valentine?--si
+j'admets l'image de l'âme--vienne s'égarer ici à l'hôtel Victoria, où
+elle ne sait pas que je suis?
+
+--Par les attractions de l'amour, par la volonté de mon âme, car j'ai
+voulu qu'elle vînt. Ne vous est-il pas arrivé souvent, quand vous
+étiez au théâtre ou à votre fenêtre, de forcer une femme à vous
+regarder par le magnétisme de votre regard? Si l'homme corporel a une
+telle force, pouvez-vous douter de la force cent mille fois plus forte
+de l'homme incorporel? Puisque l'âme est une parcelle de la Divinité,
+elle peut soulever un monde.»
+
+Georges du Quesnoy ne fut pas convaincu, et pourtant la vision le
+frappait encore.
+
+M. Home s'étant approché de la fenêtre:
+
+«Mon cher ami, dit-il à Georges, je dédaigne de vous mettre les points
+sur les i. Rappelez-vous cette lettre de Marie-Antoinette où elle
+raconte que Cagliostro lui a fait voir la guillotine dans une carafe.
+
+--La guillotine! s'écria Georges avec un sentiment de terreur.
+
+--Eh bien, oui, la guillotine. Quand la malheureuse reine fut au
+Temple, elle se rappela la carafe de Cagliostro; aussi elle demanda
+toujours qu'on lui servît de l'eau dans une cruche.
+
+--La guillotine! dit encore Georges.
+
+--C'est un mot qui vous épouvante?
+
+--Non, je n'ai peur de rien, mais je dois vous dire qu'une
+chiromancienne m'a prédit que je mourrais guillotiné.
+
+--Si je n'avais pas ouvert la fenêtre, dit M. Home, j'interrogerais
+votre destinée. Peut-être la glace nous dirait-elle s'il y aura ou
+s'il n'y aura pas de guillotine. Mais c'est fini, je suis délivré des
+esprits. Si vous voulez à toute force savoir comment vous mourrez,
+interrogez un miroir quand vous serez seul la nuit avec la foi au
+monde invisible. Mais il ne faut pas un seul être vivant autour de
+vous.»
+
+M. Home respirait avec bonheur l'air vif de la nuit.
+
+«Je suis sauvé encore une fois,» reprit-il en s'animant.
+
+Un silence.
+
+«Les esprits ont livré bataille, mais les voilà vaincus, grâce à votre
+présence. Adieu. Je vais me coucher; je n'ai plus peur.»
+
+Ils sortirent tous les deux.
+
+Georges serra la main de M. Home. C'était une main de marbre. Comme il
+avait oublié sa canne, il retourna dans la chambre à coucher.
+
+Quand il passa devant le piano, ce ne fut pas sans frissonner un peu.
+A peine fut-il à la porte, que le piano eut encore quelques notes de
+son chant lugubre.
+
+La porte se ferma violemment derrière lui; aussi il eut beau vouloir
+reprendre son air de scepticisme pour entrer chez Mlle Soubise, Mlle
+Anna Delion lui dit:
+
+«Vous avez l'air d'un mort qui a la permission de minuit.
+
+--Ma foi, dit Georges, je suis plus mort que vif. J'ai passé la soirée
+avec M. Home, qui m'a livré aux esprits.
+
+--Eh bien, dit Aurélien Scholl avec son sourire diabolique, ici vous
+serez livré aux bêtes.»
+
+
+
+
+IX
+
+VOYAGE SENTIMENTAL
+
+
+Le lendemain Georges du Quesnoy partit pour Ems. A peine était-il dans
+le wagon qu'il vit passer la comtesse de Xaintrailles, au bras du
+marquis Panino. Ils étaient en retard et ils semblaient s'entraîner
+l'un l'autre. En reconnaissant la comtesse, en la voyant si belle et
+si gaie, Georges ressentit un coup au coeur, un vrai coup de poignard;
+car s'il avait pu admettre jusqu'à un certain point que Valentine le
+quittât pour se marier, comment pouvait-elle, trahissant tout à la
+fois le mariage et l'amour, s'abandonner avec la joie dans l'âme à
+ce Napolitain, qui d'ailleurs n'était ni jeune ni beau? C'est là
+le mystère des passions. Si elles marchaient à pas comptés avec la
+logique, elles ne seraient plus des passions. C'est peut-être la
+volonté occulte de la nature, qui veut toujours marier le beau et le
+laid, le chaud et le froid, le bien et le mal, l'esprit et la bêtise
+pour les lois de l'harmonie universelle.
+
+Georges pensa à se jeter hors du wagon pour courir à la comtesse et
+lui reprocher sa double félonie. Mais ce fut le premier mouvement. Il
+avait trop vécu déjà pour ne pas comprendre le ridicule d'une telle
+action. Sa seconde pensée fut de rentrer tout simplement à Bade et d'y
+risquer ses derniers louis, au lieu de les dépenser dans ce voyage
+inutile.
+
+Mais il était trop tard, le coup de sifflet retentit: il fallait
+partir! Il se promit de descendre à la prochaine station et de monter
+vaillamment dans le compartiment du marquis et de la comtesse. Ainsi
+il savourerait douloureusement ce spectacle de la trahison. Comme il
+n'avait peur de rien, il parlerait haut et ferme, il braverait l'amant
+et tenterait de reconquérir la maîtresse.
+
+Et en effet, dès que le train s'arrêta, il sauta à terre et il alla
+droit au wagon des amoureux.
+
+Il lut sur la portière: _compartiment réservé_. Mais il n'était
+pas homme à s'arrêter pour si peu. Il tourna la poignée et monta
+lestement.
+
+«Chut! lui dit le marquis, en se précipitant vers lui, nous sommes
+chez nous.
+
+--Chut! riposta Georges du Quesnoy en mettant un pied sur le tapis, je
+suis ici chez moi et je prends mon bien où je le trouve.
+
+--Qu'est-ce que c'est que cela?» dit le marquis en lui fermant le
+passage.
+
+Georges eût certes passé outre si un des hommes du train ne l'eût
+saisi par le pan de sa redingote, en lui disant qu'il se trompait de
+compartiment. Georges était vaincu. Vainement il persista à vouloir
+entrer, l'homme du train le fit tomber du marchepied au moment même
+où le train repartait. Il envoya cet homme d'un coup de pied rouler
+jusqu'à la porte de la gare, mais il n'en était pas plus avancé.
+Pourtant il se rejeta tout éperdu sur le compartiment, qui ne courait
+pas encore à grande vitesse. Cette fois il y pénétra comme le
+tonnerre; il saisit le marquis Panino et le voulut précipiter sur la
+voie. Par malheur le marquis tenait bon et il l'entraîna lui-même dans
+sa chute.
+
+Si bien que la comtesse de Xaintrailles fit le voyage toute seule
+jusqu'à la prochaine station.
+
+«Enfin monsieur! que me voulez-vous? dit le marquis à Georges.
+
+--Rien. Je veux seulement vous empêcher de voyager avec la comtesse de
+Xaintrailles.
+
+--De quel droit, monsieur?
+
+--La force prime le droit. D'ailleurs vous n'êtes pas son mari.
+
+--Ni vous non plus, monsieur.
+
+--La question n'est pas là. Si vous n'êtes pas content....
+
+--Non, certes, monsieur, je ne suis pas content.
+
+--Eh bien, voici ma carte. Vous me trouverez partout: à Bade, à
+Paris ou à Rome, si vous vous permettez de retourner par là avec la
+comtesse.»
+
+Le marquis Panino donna lui-même sa carte; après quoi il alla
+questionner le chef de gare sur le moyen le plus rapide de rejoindre
+le train qui partait pour Ems.
+
+Georges du Quesnoy se promettait d'empêcher son rival d'aller plus
+loin, voulant lui-même rejoindre Valentine sur la route d'Ems, quand
+un de ses amis du boulevard des Italiens, qui attendait à la gare le
+train retournant sur Bade, frappa sur les vitres de la salle d'attente
+et l'appela non-seulement par sa voix, mais par la voix de deux
+demoiselles à la mode dans les coulisses des Bouffes-Parisiens: Mlles
+Rose Blanche et Adèle Cherche-Après, la Gaieté et l'Insouciance en
+voyage.
+
+«Je suis furieux! dit Georges à son ami; si tu veux partir pour Ems
+avec moi, tu seras mon témoin dans un duel à mort, avec ce marquis
+napolitain qui vient de m'enlever la plus adorable des femmes.
+
+--Allons donc! dit Mlle Cherche-Après, une de perdue, deux de
+retrouvées!
+
+--D'autant plus, ajouta Mlle Rose Blanche, que nous avons peur de
+ne pas trouver d'appartement à Bade et que nous avons compté sur ta
+chambre à coucher.
+
+--Ma chambre à coucher! dit Georges qui se rappela alors le sabbat de
+la veille, il y revient des esprits.
+
+--Des esprits! Ils ne reviendront pas si nous sommes là. Conte-nous
+donc cette bêtise?»
+
+Georges leur dit mot à mot ce qui s'était passé à la gare et à l'hôtel
+Victoria.
+
+«Et tu es assez candide pour t'imaginer que tu as vu ta bien-aimée
+dans le miroir, par la volonté de M. Home?
+
+--Oui, je suis assez candide pour cela.
+
+--Qui te dit qu'elle n'était pas là avec M. Home?
+
+--Après tout, murmura Georges, ceci n'est pas impossible, d'autant
+plus qu'elle habitait l'hôtel Victoria.»
+
+Il se décida à ne pas poursuivre plus longtemps la comtesse de
+Xaintrailles, jugeant que c'était maintenant à elle à lui donner de
+ses nouvelles. Il retourna donc à Bade, en compagnie de son amie et
+des comédiennes.
+
+Quand il revit M. Home, il l'interrogea sur la vision dans la glace.
+
+Mais le médium lui prouva sans beaucoup de peine qu'il lui eût été
+bien plus difficile de préparer cette comédie impossible que d'appeler
+l'âme de Valentine. Il lui jura que d'ailleurs il la croyait partie
+pour Ems.
+
+«Croyez-vous, lui dit-il, que je me suis confessé à l'abbé de Ravignan
+pour trahir la religion? Ç'a été pour moi une bénédiction. L'abbé de
+Ravignan m'a exorcisé, mais, par malheur, les esprits reprennent peu à
+peu leur empire.»
+
+Georges avait conté à M. Home sa mésaventure sur le marchepied du
+wagon.
+
+«Quand vous verrez la comtesse, lui dit le médium, vous l'interrogerez
+à son tour.
+
+--Mais la reverrai-je?
+
+--N'en doutez pas. Vous vous êtes trop aimés pour ne pas vous revoir.
+Dieu et la nature le veulent.
+
+--Comment a-t-elle pu m'oublier jusqu'à prendre un amant?
+
+--Qui vous dit que ce n'est pas le chemin fatal pour revenir à vous?
+Du reste, elle doit repasser par Bade. Cette fois, ne manquez pas
+l'occasion.»
+
+Georges attendit la comtesse de Xaintrailles sans trop d'impatience,
+parce qu'il oubliait son coeur et son esprit dans les folies du jeu
+et des filles galantes. Comme il passait pour avoir de la veine, sans
+doute parce qu'il était ruiné, ces demoiselles lui faisaient tous
+les matins une bourse de jeu. Il était toujours sur le point de se
+révolter contre lui-même, mais comment se relever de ses déchéances
+sans avoir de l'argent pour point d'appui?
+
+Il espérait toujours faire sauter la banque. Cette bonne fortune lui
+arriva un jour; mais comme il était en spectacle et comme il jouait
+l'argent des autres, il ne voulut pas s'arrêter en si beau chemin.
+Il joua encore, il joua toujours, jusqu'au moment où ce fut lui qui
+sauta. Désespoirs et récriminations de ces demoiselles; un instant il
+avait eu toutes les caresses, il en fut bientôt aux égratignures. On
+l'accusa d'avoir mis de l'argent de côté.
+
+La vérité, c'est qu'il revint à Paris sans un sou, n'osant pas
+attendre à Bade la comtesse de Xaintrailles au retour d'Ems, parce
+qu'il ne voulait reparaître devant elle qu'en vainqueur et non en
+vaincu.
+
+«Soyez mon ambassadeur, dit-il à M. Home. Si vous revoyez Mme de
+Xaintrailles, dites-lui que jamais héroïne de roman ne fut aimée comme
+elle.»
+
+
+
+
+X
+
+LA CHIMIE ET L'ALCHIMIE
+
+
+La fortune est aux audacieux: ne doutant pas de son audace, Georges ne
+douta pas de sa fortune.
+
+Ce fut alors qu'il se mêla à la tourbe des coquins en gants de Suède
+qui s'abattent sur Paris comme sur un grand chemin, sans souci de
+l'honneur non plus que du devoir, jetant leur conscience par-dessus
+le dernier moulin de Montmartre, décidés à tout pour arriver à tout,
+brassant des affaires qui n'ont que des commencements, sautant tous
+les jours à pieds joints par-dessus la police correctionnelle, vrais
+saute-ruisseaux des hauts financiers, tentant les hasards de la
+Bourse, jetés par la fenêtre du parquet, tombés dans la coulisse,
+aujourd'hui courtiers, demain remisiers, après-demain directeurs de
+la Banque des Familles avec des succursales sans nombre. Vous les
+connaissez tous: celui-là crée un journal qui n'aura qu'un numéro,
+celui-ci ouvre un dépôt de _prêts sur titres_, l'un vous vendra à
+juste prix la honte de votre ennemi, l'autre vous vendra à plus juste
+prix les bonnes grâces d'une femme en renom.
+
+Je dirai pourtant que Georges du Quesnoy fut longtemps dans ce monde
+perdu, homme de pensée, mais point homme d'action. Il partait de ce
+beau principe: l'homme est né voleur, depuis le berceau jusqu'à la
+tombe, avec le souci de prendre ici, là, plus loin, toujours. Le grand
+art, c'est de voler avec la protection du gouvernement. Par exemple,
+le marchand de vin et le marchand d'eau ne volent-ils pas sur la
+qualité et la quantité avec une patente du gouvernement? Le banquier
+qui fait un emprunt d'État vole d'abord le roi qui emprunte et ensuite
+les peuples qui prêtent. Il est volé à son tour par la fille d'Opéra,
+qui vole tout aussi bien, puisqu'elle se vend sans se donner.
+
+Georges, comme s'il riait de tout, débitait ainsi mille paradoxes
+subversifs, armé de Baboeuf et de Proudhon, mais ne croyant pas un mot
+de ce qu'il disait.
+
+Ses vrais amis lui conseillaient de se hasarder au Palais, puisqu'il
+avait l'éloquence naturelle et l'éloquence étudiée; mais comme c'était
+un chercheur et un inquiet, comme il appartenait à la secte de ces
+esprits turbulents et désordonnés qui n'aiment pas les chemins
+officiels de la vie, il se jeta décidément dans les hasards de la
+chimie.
+
+La curiosité le dominait toujours. Tout en reconnaissant que la
+science n'aimait pas les mystères, là encore il voulait trouver des
+mystères. Mais ce qu'il voulait trouver surtout, c'était le miracle
+d'une fortune rapide.
+
+Il avait d'ailleurs vu quelques-uns de ses amis de rencontre et
+d'occasion, faire leur fortune dans des découvertes imprévues. La
+chimie est une loterie. Il en est qui ne tirent jamais le bon numéro,
+mais il en est qui gagnent du premier coup.
+
+Il ne tenta pas de faire de l'or, comme les alchimistes du sabbat,
+mais il tenta d'orifier le cuivre. Ce fut le sabbat des métaux.
+Le cuivre fut rebelle à toute métamorphose. On ne refait pas une
+virginité à la fille perdue.
+
+Après cette tentative il s'aventura dans les eaux des fées voulant
+retrouver les teintures vénitiennes. C'était encore chercher l'or.
+Il retrouva le blond de Diane de Poitiers, le blond du Nord; mais il
+comprit que le soleil seul donnait aux filles de Venise le chaud rayon
+qui les auréole.
+
+De là il passa dans les poisons. C'est lui qui inventa ou réinventa
+le poison des Médicis, ou le poison des bagues et des perles. On se
+souvient que, vers les dernières années de Napoléon III, beaucoup de
+crevés, de journalistes, de chercheurs, de femmes déchues, de hautes
+courtisanes, ne voulaient mourir que par ce poison doux et violent.
+
+J'ai rencontré hier à la table d'une comédienne un prince et un homme
+politique qui portent encore le poison de Georges du Quesnoy «pour
+être maîtres de leur mort à travers les révolutions». Ils oublient
+trop que le poison se dissout et perd sa vertu par la chaleur.
+
+Par malheur pour Georges du Quesnoy, ce poison ne fit pas sa fortune,
+n'étant pas à la portée de ceux et de celles qui n'ont ni bagues ni
+perles. Il chercha d'autres inventions, mais il n'eut pas la main
+heureuse, quoiqu'il eût le coup d'oeil subtil.
+
+Il commençait pourtant à se faire un nom dans la science. Il faut lui
+rendre cette justice qu'il aimait la science pour la science.
+
+Jusqu'à Lavoisier, la chimie avait encore des airs de famille avec
+l'alchimie; mais Lavoisier prit des balances pour peser l'or vrai et
+l'or faux. Il marqua d'une vive lumière les agents invisibles, comme
+les oxydes; il prouva les corps simples et ruina la théorie des
+transmutations: c'était ruiner la pierre philosophale. Il décomposa
+tout, pour tout recomposer. Il fonda la théorie atomique, prouvant que
+la combinaison des différents corps provient de la juxtaposition des
+atomes. Autour de la théorie atomique se groupèrent la théorie des
+radicaux et celle des substitutions. On comprit enfin que les composés
+chimiques étaient les pierres d'un monument, qu'on pouvait substituer
+les unes aux autres sans changer la forme ni l'équilibre. Il y
+eut encore la théorie des types, qui donne la clef de la méthode
+universelle. Georges du Quesnoy admirait beaucoup les Dumas et les
+Wurtz; il poursuivit la science moderne jusqu'à ses confins; mais il
+était trop épris du merveilleux pour ne pas s'obstiner à voir autre
+chose que la vérité. Il rencontra Claude Bernard et le contredit par
+les paradoxes les plus inattendus. Il voulut lui prouver que toutes
+les théories modernes étaient déjà dans La Bruyère, dans Fontenelle et
+dans tous les malins du XVIIIe siècle. Il lui développa sa théorie à
+lui, la théorie des affinités, qui ne voulait pas sacrifier l'alchimie
+à la chimie, parce que tout est dans tout, et que c'est l'inconnu,
+bien plus que le connu, qui fait marcher le monde.
+
+Que Georges fût dans le vrai ou dans le faux, il n'en devint pas moins
+un des sous-oracles de la science moderne; on citait son nom dans les
+journaux scientifiques; on lut un mémoire de lui sur l'électricité
+à l'Académie des sciences: c'était écrit à l'emporte-pièce, dans un
+style imagé, qui égarait l'esprit bien plus qu'il ne l'éclairait. «Et
+la conclusion?» demanda un membre de l'Académie après la lecture.
+
+Georges était peut-être trop raisonnable pour conclure. Qui donc a dit
+le dernier mot sur toutes choses, hormis le philosophe qui a écrit:
+«Je sais que je ne sais rien?»
+
+Je ne raconterai pas toutes les chutes de Georges du Quesnoy. Un seul
+sentiment le relevait au-dessus de lui-même: c'était l'amour de la
+patrie. L'orgie n'avait pu l'entamer par ce côté-là. La patrie a cela
+de bon--comme la mère--qu'elle peut préserver un homme des dernières
+chutes et le relever même sur les hauteurs d'où il était tombé.
+
+Georges ne fut pourtant pas préservé, il tomba jusqu'au fond de
+l'abîme--l'abîme sans fond. Comme Figaro, ne sachant plus que faire,
+il avait pris une plume--entre deux femmes--pour fustiger cette
+société bâtie sur l'argent, vivant pour l'argent, adorant l'argent.
+On avait du premier coup d'oeil reconnu en lui un véhément satirique,
+poétiquement inspiré dans ses patriotiques et sauvages colères.
+
+Quelques journaux lui donnèrent de quoi fumer.
+
+Un de ses amis était devenu secrétaire du ministre de l'intérieur. Ils
+se rencontrèrent, ils se comprirent; Georges fut inscrit parmi les
+honnêtes gens qui sont marqués au coeur de ces deux mots odieux:
+_fonds secrets_. La veille il avait bafoué la royauté, le lendemain il
+souffleta la France.
+
+Ce ne fut pas son premier crime, ce crime de lèse-nation.
+
+Quelles que fussent les déchéances de cet esprit malade, il gardait
+avec religion le souvenir radieux de Valentine de Margival. C'était
+une source pure où il retrempait son âme; c'était le rivage après
+toutes les tempêtes; c'était le coin du ciel à travers les nuées les
+plus sombres. Saint Augustin a dit: «Il n'est pas de pécheur si égaré
+qui ne voie encore Dieu sur son chemin.» Georges ne voyait pas Dieu,
+mais il voyait Valentine. Il se rappelait avec délices ces beaux jours
+perdus où il vivait des joies les plus pures et les plus idéales de
+l'amour. Il ouvrait encore les lèvres comme pour boire les fraîches
+senteurs du Parc-aux-grives.
+
+«Ah! Valentine! s'écria-t-il avec désespoir, vous avez tué en moi ce
+qu'il y avait de beau et de bon. Vous avez tué ma force à ce point que
+je n'ai même pas le courage de vous haïr.»
+
+Il ne pouvait pas la haïr, parce qu'il l'aimait toujours.
+
+«Et pourquoi? se demandait-il. C'est qu'aucune femme n'aura eu pour
+moi, même celles qui m'ont aimé, la saveur de cette Valentine, que je
+n'ai appuyée qu'une seule fois sur mon coeur.»
+
+Un soir qu'il lisait la vie de Marie-Magdeleine, il fit cette
+réflexion qu'aux femmes seules il est beaucoup pardonné si elles ont
+beaucoup aimé; ce qui est une vertu chez la femme est considéré comme
+une faiblesse chez l'homme. «Et pourtant, disait-il, combien qui ne
+sont plus des hommes, parce qu'ils ont rencontré une femme sur leur
+chemin!»
+
+
+
+
+XI
+
+LE MIRACLE DU JEU
+
+
+Tout le monde a connu à Paris la misère à la mode: une femme du monde
+déchue, toute ravagée, toute flétrie, toute dépenaillée, qu'on trouve
+le soir et le matin accroupie à la porte, les mains dans les cheveux,
+les yeux fixes, les joues pâles. Elle ne prie pas, elle ne pleure
+pas. La fortune l'a trahie, mais n'a pas vaincu sa fierté. Si elle se
+confesse ce n'est pas pour mendier, c'est parce qu'elle a trouvé une
+âme sympathique. Çà et là elle se hasarde pourtant à tendre la main
+discrètement, mais, presque toujours, elle aime mieux mourir de faim,
+s'enveloppant dans le linceul de sa dignité.
+
+Georges du Quesnoy connut bien cette misère-là. Vainement il la
+chassait de son seuil par toutes les roueries d'un viveur qui trouve
+de l'argent dans sa famille et chez ses amis, voire même chez ses
+maîtresses. Mais ce jeu-là n'a qu'un temps. Comme a dit un vieux
+jurisconsulte, l'argent mal recueilli ne germe point. Aussi Georges
+du Quesnoy, après toutes ses escapades, se retrouvait-il plus pauvre
+qu'auparavant. Trois fois déjà il avait changé de quartier pour
+dépister ses créanciers, mais il avait beau se rouvrir de nouveaux
+crédits sur la naïveté publique, il pressentait que Paris tout
+grand qu'il soit lui serait bientôt impossible à habiter: on le
+reconnaissait à sa tête hautaine et railleuse, partout où on lui avait
+fait crédit.
+
+En quelques années, il était parvenu à dévorer cent quatre-vingt mille
+francs, dont moitié pris à son père. Il avait cent créanciers pour
+l'autre moitié. Comment avait-il mangé tant d'argent? On pourrait se
+demander pourquoi il n'en avait pas dépensé le triple, car il avait
+joué, il avait soupé, il avait loué des avant-scène et des carrosses;
+en un mot, sans mener à front découvert la grande vie des fils de
+famille, il avait vécu à peu près comme eux.
+
+Georges du Quesnoy avait des amitiés demi-célèbres; car il y a la
+demi-célébrité comme le demi-monde, ou plutôt il y a la petite
+célébrité et la grande célébrité, comme il y a la petite académie et
+la grande académie. Dans la confusion des personnalités la plupart des
+gens ne font pas de distinction entre les unes et les autres, mais il
+y a toujours une élite qui met tout le monde à sa place.
+
+Cette élite, Georges du Quesnoy en était par l'intelligence, mais sa
+vie désordonnée, sans fortune et sans talent, ne lui avait pas permis
+d'être du vrai monde de toutes les aristocraties: aristocratie de la
+naissance, des lettres et des arts. Il y touchait, mais c'était tout.
+Il fallait qu'il se contentât d'être en camaraderie avec une foule de
+gens d'esprit qui sont toujours un peu sur le pavé, parce qu'il leur
+manque deux choses: la dignité et le génie; fils de famille tombés,
+gens de lettres et artistes qui n'ont pas signé une oeuvre pour
+demain, journalistes, faméliques, admirant ou critiquant selon le
+journal, s'imaginant qu'ils font l'opinion publique, parce qu'ils la
+font fille publique. Comme Georges parlait haut et parlait bien dans
+les brasseries politiques, littéraires, artistiques, qui sont des
+académies comme les clubs sont des tribunes, on lui disait souvent de
+se faire journaliste. Mais il était né pour parler et non pour écrire.
+Toutefois il prit la plume et fit quelque bruit dans un journal
+bruyant. Naturellement, il n'exprima pas une seule de ses opinions.
+Il lui fallut prendre l'air connu de la maison. On lui donna, en
+politique et en littérature, le nom des hommes à exalter et le nom
+des hommes à fusiller à traits d'esprit. Il fit cela haut la main.
+Quelques niais du journalisme s'imaginent volontiers que ce qu'ils
+disent est toujours parole d'Évangile. Ils s'embusquent derrière un
+pseudonyme et débitent leurs injures avec la conviction que les hommes
+qu'ils attaquent ne s'en relèveront pas. C'est de la poudre aux
+moineaux: la fumée retombe sur eux. Ce sont eux qui ne s'en relèvent
+pas. Georges n'était pas si bête: il savait très-bien que, dans la
+bataille de la vie, les blessures qui ne tuent pas sont des titres
+de plus. Il avait trop le véritable orgueil pour tomber dans cette
+puérile vanité du critique qui raisonne comme sa pantoufle: «Tout le
+monde admire celui que j'attaque, je prouve que j'ai plus d'esprit que
+lui, donc c'est moi qu'il faut admirer.» Georges n'avait pas l'esprit
+si dépravé. Il admirait dans le journalisme cinq ou six hommes hors
+ligne qui parlent haut parce qu'ils parlent bien; il aurait voulu
+marcher à leur suite, mais ii s'était embourbé dans le mauvais chemin.
+Aussi s'arrêta-t-il bientôt en route, disant que le véritable esprit
+vit de considération, comme l'estomac vit de pain.
+
+De là il tomba dans la passion du jeu. Il joua partout: au café, au
+tripot, au cercle, jouant ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas.
+
+Au cercle, son compte ne fut pas long à régler, car, au cercle, on ne
+joue pas longtemps sur parole.
+
+Mais il tomba du cercle dans le tripot. Là on trouve toujours de quoi
+jouer. Là tout n'est jamais perdu, hormis l'honneur.
+
+La fortune avait trahi Georges du Quesnoy au cercle, elle lui fut
+bonne fille au tripot.
+
+--C'est étonnant, se disait-il à lui-même, il y a là un voleur sur
+deux joueurs; il me faut une fière veine pour avoir raison de tout le
+monde.»
+
+Non-seulement il avait de la veine, mais il avait des yeux. Il
+empêchait les méridionaux en rupture de soleil de forcer la carte. Les
+plus beaux escamoteurs le savaient décidé à tout, ils n'osaient trop
+le braver.
+
+Après avoir perdu vingt-cinq mille francs au cercle, les dernières
+épaves de sa fortune patrimoniale, il gagna près de cinquante mille
+francs dans les tripots, à petites journées. Il retourna au cercle,
+armé de toutes pièces, voulant se venger.
+
+A sa première rentrée de jeu, il gagna un peu plus de cinquante mille
+francs. Il est vrai que cette nuit-là, celui qui perdait le plus lui
+jeta les cartes à la figure en l'accusant d'avoir apporté des cartes.
+Qu'y avait-il de vrai? Je ne veux pas me faire l'avocat d'office de
+Georges du Quesnoy, je me contente de dire qu'il sauta à la figure de
+celui qui l'outrageait en lui jetant ces mots qui ne prouvent rien:
+
+--Et toi, quand tu m'as gagné il y a trois mois, avec quelles cartes
+jouais-tu?
+
+Les deux adversaires se battaient le lendemain au bois de Vincennes,
+mais ils ne parurent plus au cercle ni l'un ni l'autre.
+
+Or la moralité de ceci, c'est que Georges du Quesnoy soupa le soir
+avec une comédienne à la mode qu'il afficha le lendemain pour
+s'afficher avec elle.
+
+Depuis le commencement de l'hiver, il était courbé sur les tables
+vertes, il n'avait jamais pris une heure pour relever la tête et
+respirer la vie. Maintenant qu'il avait cent mille francs, il se
+sentait le coeur léger. Une porte d'or s'ouvrait pour lui sur le
+monde. Il allait dépouiller la misère et vivre de loisirs, en
+attendant qu'il trouvât sa voie, car il se croyait toujours appelé à
+de hautes destinées.
+
+En plein mois de janvier, il retrouvait un printemps en lui. La neige
+qui tombait sur le boulevard lui semblait douce, comme autrefois la
+neige des pommiers du Soissonnais.
+
+«O Valentine! s'écriait-il avec un renouveau d'enthousiasme; ô
+Valentine! quel printemps virginal je retrouverais cette année si tu
+venais me dire: «Me voilà!»
+
+
+
+
+XII
+
+LA BACCHANTE
+
+
+Ce coup de dés fut le commencement d'une vraie veine. Georges joua
+partout: dans le cercle, dans les tripots, à la Bourse, le tripot des
+tripots. Il gagna partout; mais partout il fut quelque peu accusé de
+faire sauter la carte, car à la Bourse il avait un partner qui jouait
+le contre-coup et qui ne payait pas.
+
+Il vivait à fond de train de l'argent du jeu, le prodiguant à toute
+occasion, achetant des tableaux peints et des tableaux vivants, des
+objets d'art et des vertus.
+
+Un soir, vers minuit et demi, il rencontra un de ses amis qui
+descendait en habit de bal d'une voiture de maître.
+
+«D'où viens-tu?
+
+--D'un bal de banquiers. Mais décidément l'or est trop triste, je vais
+m'égayer un peu au bal de l'Opéra.»
+
+Georges prit le bras à son ami.
+
+«L'or n'est pas si triste que cela. Moi aussi; je vais au bal de
+l'Opéra. Et si tu me promets d'être gai, je te payerai à souper avec
+des drôlesses.
+
+--Si tu me promets qu'elles seront drôles, je veux bien.»
+
+On entra au bal. On fureta toutes les loges pour y trouver des amis,
+on finit par s'établir dans une avant-scène louée par un prince
+moldave que Georges avait rencontré chez ces demoiselles. Il y en
+avait quelques-unes qui venaient faire galerie dans la loge.
+
+Le prince trépignait de joie en voyant bondir les almées parisiennes.
+
+«Quel peuple! disait-il, comme il a de l'esprit, quoi qu'il fasse!
+Il n'y a que les femmes de Paris pour avoir de l'esprit au bout des
+pieds.»
+
+Sans doute il osait hasarder cette opinion parce qu'une chicarde de la
+danse levait, à chaque mesure, le pied vers l'avant-scène, en criant
+au prince qu'elle lui faisait des pieds de nez. En effet, plus d'une
+fois elle avait failli le toucher au nez.
+
+Georges du Quesnoy étonna d'abord toute l'avant-scène par ses menus
+propos éblouissants. Mais ce ne fut qu'une fusée. Malgré les agaceries
+des femmes, il se tourna vers le spectacle de la danse avec toute la
+curiosité d'un habitué des premières représentations. Il était de ceux
+qui s'écoutent parler, mais qui n'écoutent jamais les autres, si bien
+que, presque toujours après avoir jeté son feu, il se recueillait dans
+la rêverie ou la méditation, ne voulant causer qu'avec lui-même, tant
+il était personnel.
+
+Que méditait-il, ou à quoi rêvait-il? Il pensait toujours à ses
+cent mille francs. C'était le point d'appui d'Archimède. Rien
+ne l'arrêterait plus dans son ambition. Cent mille francs! du
+savoir-vivre et du savoir-faire, de l'esprit, de la figure et «de la
+blague», il faudrait ne pas vouloir faire un pas en avant pour ne pas
+arriver à tout.
+
+Mais Georges du Quesnoy n'avait pas seulement l'ambition de marcher
+vers les grandeurs de ce monde. Il avait l'ambition d'arriver à
+Valentine, aux joies inespérées de son amour, à cet idéal du coeur,
+plus rayonnant que tous les mirages de l'esprit.
+
+Le roman de sa première jeunesse se rouvrait à toute heure dans son
+souvenir et répandait dans son âme toute la fraîcheur de l'aube et de
+la rosée. Quels que fussent les orages de sa vie, il n'oubliait jamais
+ce point de départ rayonnant, ce rêve irréalisé, cette promesse
+miragée du bonheur.
+
+Pendant que le prince voyait par les yeux du corps toutes les comiques
+péripéties du champ de bataille de la danse, Georges se créait un
+autre théâtre et voyait passer sur la scène de l'Opéra les bucoliques
+de ses vingt ans. Il n'y a pas d'âme parmi les plus troublées qui ne
+retourne aux sources vives.
+
+Toutefois la réalité s'accusait trop bruyamment pour que Georges
+effaçât le spectacle des danses emportées qui tourbillonnaient sous
+ses yeux. Si bien qu'il mêlait le présent au passé, la vérité à
+l'imagination, comme lorsqu'un rêve nous prend dans le demi-sommeil.
+
+«Voyez-vous? dit-il tout à coup au prince.
+
+--Je vois tout et je ne vois rien.
+
+--Comment, vous ne voyez pas, dominant toutes les danseuses, cette
+bacchante toute couronnée de pampres qui jette des louis à pleines
+mains?
+
+--Je crois que vous devenez fou.
+
+--Regardez bien! c'est une pluie d'or.
+
+--Si c'est une pluie d'or, je n'en suis pas ébloui du tout. Vous savez
+bien, d'ailleurs, que toutes ces filles qui sont là ne trouveraient
+pas dans leur porte-monnaie de quoi faire une poignée d'or. Il n'y a
+que Jupiter qui fasse ces miraclespour Danaé....»
+
+Mais le prince parlait seul; Georges du Quesnoy s'était élancé hors de
+la loge pour se précipiter vers la bacchante.
+
+Comme à la Closerie des lilas, il avait reconnu la jeune fille qui lui
+était apparue toute blanche dans le Parc-aux-Grives.
+
+Mais quelle métamorphose! La virginale figure, couronnée de
+marguerites, était ce soir-là tout allumée et toute couperosée par les
+orgies nocturnes. Au lieu de ce regard timide qui se dérobait, c'était
+un coup d'oeil insolent qui jetait l'ivresse et la luxure. Au lieu
+de cette bouche candide, qui souriait sous la rêverie et qui n'avait
+baisé que des roses, c'était une bouche gourmande et inassouvie qui
+avait dévoré les sept péchés capitaux, lèvres à jamais flétries et
+toutes barbouillées de rouge.
+
+«Pourquoi cette fille jette-t-elle de l'or à pleines mains?» demanda
+Georges en s'approchant d'elle.
+
+Celui à qui il s'adressait était un pierrot, qui se contenta de
+l'appeler polichinelle en habit noir.
+
+Georges fit un pas de plus, mais on avait commencé la quatrième figure
+du quadrille _d'Orphée aux Enfers_. Ce fut une vraie bourrasque. Il
+fut jeté de côté et ne retrouva pas la bacchante.
+
+
+
+
+XIII
+
+LA DESTINÉE
+
+
+Cependant le jeu le trahit. Il reperdit en quelques nuits de baccarat
+et en une seule liquidation de Bourse ce qui lui restait de son gain
+et bien au delà. Il se retrouva donc plus pauvre que jamais.
+
+Il avait tenté plus d'une fois de s'arracher au désoeuvrement qui
+rongeait son âme comme la rouille ronge le fer. Tout en se prenant aux
+voluptés énervantes des débauches parisiennes, il aspirait à l'air vif
+des sommets. Il se disait sans cesse qu'il n'était pas né pour vivre
+sous cette atmosphère. Un jour il eut le courage--il croyait qu'il
+fallait du courage pour cela--de s'arracher aux mille toiles
+d'araignée qui l'emprisonnaient. Il courut chez sa soeur, à Rouen; il
+se jeta dans ses bras, il la pria de le sauver de lui-même.
+
+«Quoi! lui dit-elle, tu es un homme, et c'est à une femme que tu
+demandes de te sauver?»
+
+Il resta quelques jours avec sa soeur. Il s'attendrit au tableau de
+famille, tout épanoui d'enfants.
+
+«Hors de là, dit-il, point de salut.
+
+--Eh bien, mon cher Georges, lui dit sa soeur, qui t'empêche de
+prendre une femme et d'avoir des enfants?
+
+--Une femme! murmura-t-il amèrement, je n'en connais qu'une au monde.
+Dieu me l'a montrée comme une raillerie: c'est Valentine de Margival.
+
+--Pourquoi s'obstiner à celle-là, puisqu'elle est mariée?
+
+--Elle est mariée, mais elle a pris mon coeur, elle a pris mon âme. Je
+la sens toujours qui tue ma vie. Vous me condamnez tous, mais vous ne
+savez pas comme je suis esclave de cette femme, même loin d'elle.
+Elle m'a rendu tout impossible. Je ne me sauverai d'elle que si j'en
+triomphe un jour. Jusque-là je l'aimerai, je la haïrai, je ne serai
+bon à rien.»
+
+Il en était arrivé à désespérer de tout, sinon de lui-même.
+
+Il songeait à se retremper dans une vie nouvelle en partant pour
+l'Amérique, la patrie hospitalière des esprits aventureux, quand il
+reçut un petit billet tout parfumé, écrit sur papier whatman par une
+main qui n'était pas anglaise du tout:
+
+«_Vous avez peut-être oublié Valentine de Marginal; si oui,
+_requiescat in pace; _si non, venez continuer une conversation
+interrompue dans le Parc-aux-Grives_.»
+
+«VALENTINE.»
+
+On ne saurait dire avec quelle joie Georges lut ces quelques lignes!
+Sa jeunesse déjà mourante se releva, en lui avec toute sa force et
+toute sa sève. Ce fut une renaissance soudaine.
+
+«Valentine, murmura-t-il, mon rêve, ma vie, mon âme!»
+
+Était-ce l'amour ou la destinée qui avait dicté cette lettre? là est
+le mystère de i'inconnu.
+
+Georges du Quesnoy ne se fit pas attendre longtemps à l'hôtel du
+Louvre. Il lut la lettre deux fois, il baisa la signature, il prit un
+coupé et se présenta un quart d'heure après au numéro 17.
+
+Une femme de chambre vint ouvrir qui lui dit que Mme la comtesse
+prenait un bain, dans sa chambre à coucher.
+
+Georges ne doutait pas que Valentine elle-même n'eût grande hâte de le
+revoir.
+
+«Donnez-lui ma carte et dites-lui que je n'ai que cinq minutes.»
+
+Il voulait brusquer les choses, il espérait que la comtesse le
+recevrait devant la baignoire.
+
+En effet, elle fit d'abord quelques façons, mais elle finit par lui
+faire dire d'entrer dans sa chambre à coucher, quoique tout y fût sens
+dessus dessous.
+
+Il se précipita.
+
+Elle lui tendit sa main toute mouillée, en lui disant de l'air du
+monde le plus simple:
+
+«Vous voyez que je vous reçois toute nue.
+
+--Pas si nue que ça, dit Georges qui voulait cacher sa surprise d'un
+tel accueil: vous me recevez comme Vénus avant de sortir des ondes.
+
+--Quel langage! vous êtes démodé, mon cher. Vénus s'habille chez
+Worth.
+
+--Je le sais trop, hélas!
+
+--Est-ce que vous payez beaucoup de factures par là?
+
+--Pas précisément: je n'ai payé chez Worth qu'une robe d'indienne
+qui m'a coûté dix-huit cents francs. Les femmes que j'ai l'honneur
+d'habiller ne vont pas encore là.
+
+--Et les femmes que vous n'habillez pas?
+
+--Ah! c'est autre chose, celles-là vont toutes chez Worth.
+
+--Eh bien, dit la comtesse en se soulevant un peu, nous avons là une
+jolie conversation pour commencer. Mais aujourd'hui il n'y a plus que
+les femmes honnêtes qui parlent mal et qui ne soient pas des grues.
+
+Georges avait admiré les épaules de Valentine. Il l'avait aimée jeune
+fille svelte et légère comme un cygne; il la retrouvait dans toute la
+luxuriance de la femme, nourrie de chair, comme on disait des figures
+de Rubens.
+
+
+
+
+XIV
+
+LA BAIGNEUSE
+
+
+Georges du Quesnoy, qui s'était assis à une distance respectueuse
+de la baignoire, s'approcha tout contre, en disant avec passion, au
+risque d'être entendu de la femme de chambre qui venait de passer dans
+le cabinet de toilette:
+
+«O Valentine, comme je vous aime!»
+
+Ils étaient loin tous les deux de ces fraîches promenades dans le parc
+de Margival où ils ne s'aimaient que par le coeur et par l'âme; où
+l'amour ne songeait pas encore à la passion; où ils jetaient sur leurs
+rêveries les chastes écharpes de la candeur.
+
+Quel chemin ils avaient fait tous les deux en descendant!
+
+Georges dévorait des yeux Valentine:
+
+«En vérité, vous êtes plus belle que jamais.
+
+--Si je n'étais pas plus belle que jamais, je ne vous eusse pas dit de
+venir me voir.
+
+--Vous êtes donc bien heureuse, comtesse, pour vous porter si bien?
+
+--Ah! oui, parlons-en: je suis si heureuse, si heureuse, si heureuse
+que je voudrais mourir.
+
+--Vous êtes encore en pleine lune de miel.»
+
+La comtesse prit une expression de sauvage tristesse.
+
+C'était une question insidieuse. Georges ne voulait pas accuser
+Valentine, mais il ne pouvait vaincre sa jalousie, non pas sa jalousie
+contre le mari, mais contre les amants. Il faillit même éclater en
+reproches, mais il se contint.
+
+«Voyez-vous, Georges, je suis la femme la plus malheureuse du monde.
+
+--Pourquoi?
+
+--Vous ne le devinez pas?» dit Valentine en veloutant ses yeux.
+
+Les femmes veulent toujours qu'on leur parle d'elles, à moins qu'elles
+n'en parlent elles-mêmes. La comtesse de Xaintrailles ne se fit pas
+prier pour conter ses aventures à Georges, tout en ne disant que
+ce qu'elle voulait dire, jouant à l'héroïne de roman, et voulant
+convaincre son amoureux que toutes ces folies, elle ne les avait
+faites que dans l'enivrement de sa passion pour lui. Ce qui était bien
+un peu vrai.
+
+«Je n'en crois pas un mot, dit Georges.
+
+--C'est toute la vérité. Pourquoi n'êtes-vous pas venu à Rome?
+
+--Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé?
+
+--Je vous ai envoyé mon portrait et je vous ai écrit: _Souvenez-vous
+de l'oubliée_.
+
+--Comment ne m'avez-vous pas fait signe à Bade?
+
+--Vous étiez en trop mauvaise compagnie; mais d'ailleurs je ne vous ai
+pas vu, sinon sur la route d'Ems.»
+
+Valentine dit à Georges que, le voyant à Bade, elle s'était cachée.
+
+«Voilà pourquoi j'ai voulu aller à Ems. Vous m'avez entrevue et vous
+m'avez violemment séparée du marquis Panino. J'étais ravie de votre
+belle action, mais je suis devenue furieuse en voyant que vous ne me
+poursuiviez pas à Calsruhe. Le marquis m'a retrouvée plus folle que
+jamais, mais je ne l'aimais plus du tout.
+
+--Vous l'avez donc aimé?
+
+--J'aimais l'amour, toujours à cause de vous.»
+
+Georges expliqua à la comtesse qu'il n'avait pas poursuivi l'aventure
+dans la peur du ridicule.
+
+«C'est que vous ne m'aimiez plus.
+
+--Peut-être. Et qu'avez-vous fait de votre marquis?
+
+--J'ai failli le précipiter dans le Vésuve.
+
+--Pour un autre?
+
+--Non. Je revins à mon mari un jour de repentir en lisant une lettre
+de mon père. Mais c'en était fait des joies conjugales. Un matin,
+après une nuit orageuse, je courus à Civita-Vecchia, et je me jetai
+dans le premier navire en partance pour Marseille, décidée à revoir
+Paris,--je veux dire à vous revoir;--je suis arrivée
+aujourd'hui même, et mon premier travail a été de vous écrire.»
+
+Georges baisa la main droite de Valentine.
+
+«Mais savez-vous mon malheur? C'est que monsieur mon mari est arrivé à
+Paris avant moi. Voilà ce que vient de m'apprendre ma femme de chambre
+en allant à son petit pied-à-terre, rue de Penthièvre. Le chemin de
+fer va plus vite que le navire. Heureusement que je suis descendue
+sous un nom de guerre: _Mme Duflot, rentière à Dijon_. Et puis je suis
+à peine connue à Paris et je ne veux sortir que sous un triple voile.»
+
+Toute cette histoire, Valentine la conta à Georges du Quesnoy avec une
+désinvolture charmante, comme si elle eût parlé d'une autre.
+
+«Oui, à travers toutes ces folies, je n'ai aimé que vous, dit-elle en
+penchant son front vers Georges. Mais vous n'étiez pas là.
+
+--J'y serai toujours maintenant.»
+
+On voit que la comtesse de Xaintrailles en était arrivée à ne plus
+vouloir que du masque de la vertu. Elle avait une fureur de gaieté,
+de passion, de curiosité qui la jetait toute en dehors. Elle avait
+endormi, sinon étouffé les plus adorables vertus de la femme. En six
+mois de folies, elle s'était métamorphosée en demi-mondaine. «C'est la
+faute de son sang, disait Cabarrus, son médecin, il ne faut pas lui en
+vouloir.»
+
+Et pendant que la comtesse Valentine de Xaintrailles dévoilait ainsi
+les années de sa vie à son premier amoureux, Georges, penché au-dessus
+d'elle, baisait avec passion ses cheveux rebelles et parfumés épars
+au dehors de la baignoire. Il baisait aussi le cou, il baisait aussi
+l'épaule. Mais Valentine, toute rieuse, lui jetait des poignées d'eau
+à la figure. Il ne se tenait pas pour battu, il ripostait par des
+baisers. C'était un jeu charmant.
+
+«Maintenant, dit-elle tout à coup, vous allez me faire le plaisir de
+passer dans le salon, parce que je vais sortir du bain.
+
+--Puisque je suis un mythologue, lui dit-il, figurez-vous que vous
+êtes une Diane ou une Vénus qui sort de la fontaine ou de la mer, sans
+s'inquiéter des simples mortels.
+
+--Je vous comprends, mais je ne suis pas de marbre.
+
+--Je vous jure que je vous regarderai comme une statue, avec le
+sentiment de l'art.
+
+--C'est égal, allez vous-en par là.
+
+--Eh bien, savez-vous le fond de ma pensée? c'est que si vous étiez
+belle comme une déesse, vous ne vous cacheriez pas.
+
+--J'y ai pensé, dit-elle, mais, tout bien considéré, j'ai encore de la
+pudeur, même pour ceux que j'aime.
+
+--La pudeur! simple question d'atmosphère.»
+
+
+
+
+XV
+
+PROMENADE AU BOIS
+
+
+Je ne sais pas bien ce qui se passa ce jour-là entre l'amoureux et
+l'amoureuse. Ce que je sais bien c'est que le lendemain, dans leur
+joie d'être ensemble, ils étaient allés déjeuner à Versailles.
+
+En débarquant à l'hôtel des Réservoirs, Georges avait signé au livre
+des voyageurs: _Baron de Villafranca_. C'était son nom quand il
+voyageait. Il avait encore un autre pseudonyme pour se cacher dans les
+petites occasions: _Edmond Duclos_.
+
+C'était au temps où Versailles n'avait pas encore reconquis la
+dictature. On n'allait là que pour voir l'olympe de Louis XIV. Les
+amoureux trouvaient leur compte dans cette solitude des solitudes,
+hantée autrefois par toutes les passions et toutes les voluptés. Il
+en reste bien encore quelque chose. Les Lavallière, les Fontange, les
+Montespan répandent toujours dans les bosquets les douces senteurs de
+leurs chevelures dénouées. Qui n'est pas amoureux à Versailles n'a
+jamais été pris par les magies de l'amour.
+
+Georges et Valentine amoureux à Paris furent amoureux à Versailles.
+Avant le déjeuner, pour aiguiser la faim, ils s'égarèrent dans le
+parc, elle, suspendue à son bras, lui, toujours penché pour lui baiser
+le front. C'était un gracieux spectacle de les voir tous les deux,
+ivres de jeunesse, sans souci du monde, oublieux du temps et cueillant
+l'heure. Georges publiait même qu'il avait à peine de quoi payer
+l'addition à l'hôtel des Réservoirs.
+
+Il paraît que ce ne fut pas un gracieux spectacle pour tout le monde,
+car un autre promeneur plus matinal encore faillit les heurter dans
+l'Ile d'amour.
+
+C'était le comte de Xaintrailles.
+
+Comment était-il là? C'était bien simple: Mlle Émilie, la femme de
+chambre de la comtesse, le trahissait et la trahissait pour se venger
+de tous les deux.
+
+Mlle Émilie était une de ces créatures qui fleurissent dans la fange
+parisienne. Fille de couturière, elle avait eu des aspirations; mais
+elle avait manqué de figure et de tenue pour prendre les premiers
+rôles. Elle compta sur l'amour, mais elle eut d'abord à faire à un
+drôle qui la roua de coups et la dépouilla, quoiqu'elle n'eût encore
+rien. Elle se résigna à se faire femme de chambre, mais femme de
+chambre de grande maison, en attendant qu'elle pût se faire servir
+elle-même. C'était un caractère par la volonté; elle n'aimait rien que
+l'argent. Elle était fort caressante avec Mme de Xaintrailles; mais
+c'était les caresses du chat qui cache ses griffes. A l'époque où la
+comtesse commençait à tourbillonner dans les galanteries romaines, le
+comte, qui aimait les femmes pourvu que ce fussent des femmes, avait
+fait deux doigts de cour à Mlle Émilie, en lui disant que c'était
+en faveur des parisiennes. La femme de chambre fût charmée d'être
+désagréable à sa maîtresse. Si bien qu'un jour Valentine trouva cette
+fille en tête-à-tête avec le comte, qui voulut se sauver de là en
+disant que c'était un quiproquo.
+
+La comtesse, qui n'était pas sérieusement jalouse, avait pardonné à
+Emilie, croyant se faire une créature. Mais la femme de chambre aimait
+trop les trahisons et les catastrophes pour ne pas garder son libre
+arbitre et pour ne pas tromper le mari et la femme. Elle y trouvait
+d'ailleurs son compte et elle aimait beaucoup l'argent.
+
+Voilà pourquoi M. de Xaintrailles avait été renseigné sur le voyage à
+Versailles.
+
+Que fit-il en les voyant dans l'Ile d'amour? Un contre deux: on
+pouvait le jeter à l'eau. Il se détourna pour mieux jouir du tableau
+de son malheur.
+
+Jusque-là, quoique séparé de sa femme, non pas officiellement, mais
+par les fugues perpétuelles de Valentine, il croyait encore à la vertu
+de cette belle aventureuse. Il n'y avait plus à douter.
+
+«C'est bien, dit-il, je me vengerai.»
+
+Les jeunes gens étaient si éperdus dans leur bonheur, si aveuglés par
+ce nuage de volupté dont Homère a couvert Mars et Vénus, qu'ils ne
+virent pas le mari. Une heure après ils déjeunaient gaiement à l'hôtel
+des Réservoirs, pendant que le mari déjeunait tristement à l'hôtel de
+la Chasse. Pauvre mari! pourquoi ne pas dire: pauvres amants!
+
+Le soir même, au café Anglais, Georges vit venir à lui deux hommes
+qu'il ne connaissait pas. Le plus grave prit la parole:
+
+«Vous êtes bien M. le baron de Villafranca?
+
+--Oui, dit Georges, qui se rappelait avoir pris ce nom-là le matin à
+l'hôtel des Réservoirs.
+
+--Monsieur, le comte de Xaintrailles se trouve offensé par vous, il
+veut avoir demain matin raison de cette offense, voulez-vous nous dire
+les noms de vos témoins?»
+
+Georges dînait avec trois amis; il les regarda tous les trois:
+
+«Messieurs, leur dit-il, répondez.»
+
+Deux des amis se levèrent et accompagnèrent tout de suite les
+ambassadeurs de M. de Xaintrailles jusque sur le boulevard. Ils
+revinrent bientôt et demandèrent à Georges s'il reconnaissait avoir
+offensé le comte de Xaintrailles.
+
+«Non-seulement je l'ai offensé, mais je veux l'offenser encore.
+Puisque ce n'est plus un secret, je vous dirai que j'adore sa femme,
+que ni lui ni ses témoins ne m'empêcheront de l'adorer aujourd'hui,
+demain, toujours.»
+
+On décida que le duel aurait lieu le lendemain à huit heures dans
+les bois de Meudon. On se battrait au pistolet parce que M. de
+Xaintrailles avait perdu l'habitude de faire des armes.
+
+On dîna rapidement, après quoi Georges courut à l'hôtel du Louvre, où
+Valentine l'attendait en lisant un journal du soir.
+
+«Demain, lui dit-il, vous apprendrez quelque chose en lisant le
+journal.»
+
+Elle eut beau le questionner, il ne voulut pas dire un mot de plus.
+Mais il avait beau vouloir refouler son inquiétude, une légère
+expression de mélancolie passait sur sa figure. Il était brave, mais
+il ne pouvait s'empêcher de penser à tout le bonheur qu'il perdrait
+s'il était tué le lendemain.
+
+Dans la soirée, Valentine parla de son mari; elle raconta à Georges
+comment il la laissait sans le sou, sous prétexte de sauvegarder sa
+dot, dont il ne voulait pas se désemparer. Par malheur, M. de Margival
+avait généreusement donné à sa fille plus qu'il ne devait lui donner.
+Elle ne pouvait donc plus compter sur lui.
+
+«Comment faire, dit-elle, pour ressaisir ma dot dans les mains
+crochues de cet avare?
+
+--Ah! pardieu! s'écria Georges, qu'il ne se trouve jamais sur mon
+chemin, car je le provoque et je le tue en duel.
+
+--Je ne lui veux pas de mal, dit Valentine, mais vous me feriez là une
+belle grâce.»
+
+Il y eut un silence expressif. Elle continua:
+
+«Mais c'est surtout à lui que vous feriez une belle grâce. Il a la
+goutte, il a la pierre, il a déjà la mort dans le coeur. Quand je
+pense que je suis allée m'enchaîner à ce tombeau, quand je pouvais me
+jeter dans vos bras et faire un mariage d'amour.»
+
+Valentine se jeta dans les bras de Georges toute éplorée et toute
+éperdue.
+
+«Ah! Georges, je vous aimais et je vous aime, tandis que cet homme je
+ne l'aimais pas et je le hais. Pourquoi Dieu a-t-il permis ce mariage
+sacrilège, quand il m'avait promise à vous?»
+
+Valentine eut tout un quart d'heure d'éloquence. Georges eut tout un
+quart d'heure de passion.
+
+«Ah! si je pouvais tuer demain M. de Xaintrailles!» se disait-il à
+lui-même.
+
+Ils ne se tuèrent ni l'un ni l'autre.
+
+M. de Xaintrailles tira le premier à vingt pas. Georges du Quesnoy se
+croyait sûr de son coup, mais il ne fit que défriser son adversaire.
+M. de Xaintrailles voulut recommencer. Les témoins de Georges
+obtinrent que les deux adversaires partiraient de vingt-cinq pas et
+tireraient quand ils voudraient.
+
+Georges impatient tira le premier, toujours sûr de lui. Quand M. de
+Xaintrailles fut à dix pas, les témoins de Georges lui crièrent:
+
+«Tirez donc!»
+
+Il tirai mais n'atteignit pas non plus son rival. Tous les deux
+demandèrent à recommencer, mais les témoins se récusèrent, en disant
+que c'était déjà trop.
+
+Georges n'en revenait pas d'avoir cassé tant de poupées et de n'avoir
+pu toucher un homme, car c'était la première fois qu'il se battait au
+pistolet.
+
+Quand il raconta son duel à Valentine, il lui dit:
+
+«J'espérais vous apporter un extrait mortuaire, mais c'est à peine si
+j'ai coupé une mèche de cheveux à votre mari.»
+
+
+
+
+XVI
+
+QUE LE BONHEUR EST UN RÊVE QUAND ON N'A PAS D'ARGENT
+
+
+«Enfin, se disait Georges du Quesnoy, je tiens donc le bonheur sous la
+main. Mon idéal c'était Valentine: j'ai fini par atteindre mon idéal.»
+
+Ce n'était pas encore le bonheur, Valentine n'aimait pas comme lui.
+C'était la curieuse et l'affamée. Elle se jetait à travers la vie
+pour toucher à tout et pour mordre à tout. Mais elle avait trop
+d'aspirations pour se contenter des joies de l'amour caché.
+
+«Tu es trop belle pour m'aimer bien, disait Georges. Il faut que tu
+montres ta beauté à tout le monde. Tu aimes encore mieux l'admiration
+que l'amour.
+
+--Peut-être, disait-elle. Je suis comme la vigne: j'éclate dans ma
+sève, je brise mon corset. Mon coeur m'emporte au triple galop à
+toutes les sensations. J'aime tout ce qui est beau: les robes et
+les chevaux, la fleur dans l'hiver, la neige dans l'été, le soleil
+partout. Mon esprit a toujours soif et toujours faim.»
+
+Georges lui disait souvent:
+
+«Vois-tu, ton amour est charmant, mais il a des entr'actes. Tu
+m'embrasses bien, mais tes lèvres sont distraites. Quand tu me
+regardes, c'est divin, mais tu vois plus loin que moi. Ah! Valentine,
+ce n'est pas là le véritable amour. Si tu m'aimais comme je t'aime, tu
+viendrais vers moi sans détourner la tête et sans regarder au-delà.
+
+--O mon Dieu, oui! répondait gaiement Valentine. Tu voudrais me
+comparer à la louve affamée, qui court chercher la pâture de ses
+louveteaux, sans rien voir sur son chemin. Tu veux que je te serve mon
+coeur sans qu’une seule pensée étrangère l'agite et le fasse battre.
+Tu veux l'amour dans toute sa fureur et dans tout son aveuglement. Il
+y a peut-être des femmes qui donnent cet amour-là; va les chercher.»
+
+Et, se reprenant:
+
+«Non, prends-moi comme je suis. Vois-tu, mon cher Georges, tu ne seras
+jamais heureux, parce que tu cherches l'absolu.
+
+--Ah! tu sais bien qu'il n'y a point d'absolu.»
+
+Si Georges n'était pas heureux, même dans son bonheur, c'est qu'il
+pressentait déjà que Valentine lui échapperait comme un beau rêve.
+
+Ce qui l'empêchait aussi d'être heureux, c'est qu'il n'avait pas
+d'argent et qu'il n'y a point d'amour sans argent--dans le beau monde.
+
+C'était aussi le malheur de Valentine dans son bonheur. Quand le
+marquis Panino l'avait enlevée, il ne lui avait pas donné d'argent,
+mais il lui avait donné une vie fastueuse, à Bade, à Ems et ailleurs.
+Elle n'avait eu qu'à parler pour être obéie dans tous ses caprices de
+grande dame et de grande prodigue. Le marquis Panino n'avait, pas jeté
+moins de cent mille francs dans ce voyage d'agrément s'il en fut.
+
+C'était même pour cela qu'il l'avait «plantée là», comme on dit clans
+le beau monde. Il avait sans doute compris qu'avec de si belles dents
+elle lui croquerait sa fortune en quelques saisons. Rien n'est plus
+difficile, en amour, que de compter avec les femmes, ou plutôt de leur
+apprendre à compter, surtout quand on a commencé par prendre des airs
+de prince. Elles ne s'inquiètent pas de la question d'argent, ou
+plutôt elles ne veulent pas s'en inquiéter. Est-ce qu'on marchande
+l'eau aux fleurs et le millet aux oiseaux? Une femme est une fleur et
+un oiseau.
+
+La comtesse de Xaintrailles était venue échouer sans un sou à l'hôtel
+du Louvre, poursuivie par son mari qui l'adorait, mais se cachant
+de lui. Si elle avait choisi cet hôtel de provinciaux de
+l'arrière-province, c'est qu'elle savait bien que le comte n'irait pas
+la chercher là.
+
+Mais cela ne lui donnait pas d'argent. Une femme ne se fait jamais
+enlever sans ses diamants; mais la comtesse n'avait pas emporté sa
+parure des grands jours. A son arrivée à Paris, elle ne put mettre en
+gage qu'une broche et deux bagues. Les pendants d'oreilles étaient
+pour elle deux lumières pour sa beauté: elle ne voulait pas les
+éteindre. Aussi ne fut-elle pas longtemps sans crier misère à sa femme
+de chambre.
+
+On sait que Mlle Émilie n'était pas la première venue. Ancienne femme
+de chambre d'une actrice, c'était une fille de ressources, pareille
+à ces anciens valets de comédie qui se mettaient en campagne pour
+trouver de l'argent à leur maître.
+
+La comtesse s'était attachée à sa femme de chambre, et n'avait pu s'en
+séparer depuis son mariage, quoiqu'elle la trouvât trop familière avec
+le comte. Mais, dans sa fierté, Valentine avait dit devant les plus
+belles Romaines qu'elle mettrait sur son blason: «Jalouse ne daigne.»
+Ce n'était pas pour s'inquiéter des yeux noirs de sa femme de chambre,
+d'autant plus qu'elle se gardait bien de mettre le comte sous clef.
+Moins il était avec elle, plus il s'en trouvait bien.
+
+Les femmes ne sont pas prévoyantes quand elles ont une fortune sous
+la main. Mais quand elles sont sans argent, elles se tournent vers le
+lendemain avec inquiétude.
+
+Valentine se disait vaguement qu'elle avait encore sa dot, s'imaginant
+que deux cent mille francs sont un capital aujourd'hui. Mais comment
+reprendre sa dot? La femme de chambre lui amena un matin une marchande
+à la toilette de ses connaissances, qui lui prêta sur cette dot cinq
+mille francs, comme si c'était par amitié; d'autant plus que, ce
+jour-là, elle ne lui offrit rien de sa boutique.
+
+
+
+
+XVII
+
+LE MARI ET L'AMANT
+
+
+Georges du Quesnoy s'imaginait qu'il était débarrassé du mari, mais
+il comptait sans le mari. M. de Xaintrailles avait commencé par le
+commencement, c'est-à-dire par le duel, voulant se donner les airs
+d'un galant homme, mais il voulait finir par les tribunaux.
+
+Voilà pourquoi un beau matin, le commissaire de police vint sonner à
+la porte de la comtesse, au n° 17 de l'hôtel du Louvre.
+
+La femme de chambre, qui trahissait toujours le mari et la femme,
+poussa un cri et tomba en syncope; comme si elle n'eût pas été
+prévenue de cette visite inopportune.
+
+Mme de Xaintrailles, qui entendit ce cri, pressentit un malheur: elle
+se jeta hors du lit pour aller fermer le verrou de sa chambre; mais il
+était déjà trop tard.
+
+Le commissaire de police parut sur le seuil. Il n'était pas seul: M.
+de Xaintrailles se montra presque aussitôt. Le flagrant délit fut
+constaté, car la comtesse non plus n'était pas seule. La comtesse se
+jeta au-devant de son mari:
+
+«Quoi! lui dit-elle, furieuse, échevelée, menaçante, vous n'avez pas
+honte de venir ainsi chez moi!
+
+--Chez vous! madame, dit M. de Xaintrailles, je suis chez moi.
+
+--Vous êtes chez moi!» lui cria Georges du Quesnoy, qui venait
+d'arracher le rideau du lit pour se draper dedans.
+
+Ce fut une vraie tragi-comédie.
+
+Georges du Quesnoy voulut avoir raison du commissaire et du mari, mais
+il n'était pas assez habillé pour cela. Pourtant il les secoua si
+rudement tous les deux que le commissaire de police appela deux agents
+qui attendaient dans le salon. La force représentait la loi, la loi
+représentait la force.
+
+Valentine finit par demander grâce à son mari.
+
+«Monsieur, je vous abandonne ma dot, mais laissez-moi libre.»
+
+Le mari n'avait plus d'oreilles pour sa femme.
+
+Le soir, elle couchait au couvent des Dames-Sainte-Marie. Georges du
+Quesnoy couchait à la Conciergerie, non pour le flagrant délit, mais
+pour coups et blessures.
+
+Il avait pu parler un instant à la femme de chambre en quittant le
+Grand-Hôtel.
+
+«Je ferai votre fortune, lui dit-il, mais répondez toujours que vous
+ne savez pas qui je suis.»
+
+En arrivant au greffe de la Conciergerie, il avait pu s'entendre avec
+Mme de Xaintrailles.
+
+Comme quelques aventureux qui sont un peu aventuriers, Georges avait
+dans sa poche des cartes toutes faites pour les deux pseudonymes qui
+lui servaient souvent:
+
+ EDMOND LEBRUN
+ CHIMISTE.
+
+ Regent street, 93.
+
+Et celle-là:
+
+ BARON DE VILLAFRANCA
+
+ Hôtel du Louvre.
+
+Lorsque le commissaire de police l'interrogea, il s'empressa de
+répondre qu'il se nommait Edmond Lebrun, chimiste, né à Turin,
+domicilié à Londres, habitant l'hôtel du Louvre pendant son passage à
+Paris.
+
+Quand le juge d'instruction l'interrogea le lendemain, il le serra de
+près par ses questions. Mais il était homme à tenir tête à tous les
+juges d'instruction. Il lui fagota une histoire si vraisemblable, que
+celui-ci n'y vit que la vérité.
+
+«Mais pourtant, monsieur, on ne vous connaît pas au Grand-Hôtel
+d'autre appartement que celui de Mme de Xaintrailles.
+
+--Je suis venu de Londres tout exprès pour la voir.
+
+--Vous la connaissiez donc?
+
+--Je l'ai connue à Rome, à Nice, à Bade.
+
+--Pourquoi ce nom de Villafranca quand vous vous êtes battu avec le
+comte?
+
+--Quand je voyage, je prends un titré qui appartient à ma famille, je
+suis baron de Villafranca, mais le nom de mon père comme le mien est
+tout simplement Lebrun. Je me nomme Edmond Lebrun.»
+
+Malgré les coups et blessures, Georges, grâce à son père, finit par
+obtenir sa liberté jusqu'au jour où il devrait répondre à l'accusation
+d'adultère.
+
+La prévention fut longue, comme toujours; mais le matin même où lé
+procès fut appelé, aucun accusé ne répondit à l'appel.
+
+Les curieux en furent pour leur curiosité, car l'affaire ne vint pas.
+M. de Xaintrailles, pour l'honneur de son nom, avait enfin compris
+qu'il était indigne de lui de faire ce procès. On rendit une
+ordonnance de non-lieu.
+
+Il espérait que Georges du Quesnoy, à cause des coups et blessures, ne
+reparaîtrait pas de sitôt. Aussi chercha-t-il à se rapprocher de sa
+femme par toute une comédie sentimentale. Mais Valentine avait mis sur
+son blason: JE N'OUBLIE PAS. Non-seulement elle n'oubliait pas, mais
+elle voulait se venger.
+
+Elle refusa de recevoir M. de Xaintrailles, quelles que fussent les
+prières de ses billets doux. Elle demanda une séparation de corps,
+voulant enfin disposer de sa fortune. Mais M. de Xaintrailles lui fit
+croire que la justice n'avait que suspendu son action; si Valentine
+refusait de se remettre avec lui, il finirait par la faire condamner
+comme adultère. Il la menaça d'ailleurs de lui envoyer les gendarmes
+pour la réintégrer au domicile conjugal.
+
+La comtesse était désespérée; elle se penchait à toute heure à sa
+fenêtre de l'hôtel du Louvre, où elle était retournée, comme si elle
+dût voir revenir Georges du Quesnoy.
+
+Elle avait repris sa femme de chambre, qui s'était juré à elle-même
+de ne plus trahir sa maîtresse, parce que le comte ne l'avait pas
+récompensée.
+
+Huit jours se passèrent sans que la comtesse vît venir son amant.
+Enfin, un soir, vers minuit, on sonna à sa porte. Elle savait bien que
+ce n'était pas son mari. Elle ouvrit elle-même, la femme de chambre
+étant déjà endormie.
+
+«C'est toi!
+
+--Enfin!».
+
+Et des étreintes à perdre l'âme.
+
+«J'ai deviné que tu reviendrais ici, voilà pourquoi j'y suis revenue.
+Que m'importe l'opinion des gens de cet hôtel! L'opinion, c'est toi:
+si tu es content, je suis contente.»
+
+On se conta les ennuis et les anxiétés de la prison et du couvent; on
+avait pu s'écrire, mais on n'avait pas tout dit; la haine contre M. de
+Xaintrailles s'était accrue de toutes les douleurs subies depuis trois
+mois.
+
+«Je me vengerai, dit Valentine.
+
+--Je te vengerai, dit Georges.
+
+--Songe qu'il tient ma fortune et qu'il me laisse sans argent.
+
+Georges était désespéré de ne pouvoir mettre une fortune aux pieds de
+Valentine.
+
+«Combien a-t-il à toi?.
+
+--200,000 francs! toute ma dot. Il n'a pas pu la manger, puisque je
+suis mariée sous le régime dotal.
+
+--Que dit ton père?
+
+--Mon père lui donne tort, mais il me donne tort aussi. Il est
+d'ailleurs malade à Margival. Il ne veut pas encore revenir à Paris.
+Mes deux avocats, Me Allou et Me Carraby, me disent que je ne puis
+demander la séparation de corps si je ne suis d'accord avec mon mari.
+Et, d'ailleurs, même si on me donne raison contre lui, ce sera bien
+long. Le comte veut que je revienne chez lui. Que vais-je faire? que
+vais-je devenir?
+
+--Comptez sur moi, dit Georges.»
+
+Mais il ne pouvait pas même compter sur lui.
+
+Vers une heure du matin, comme Georges allait sortir de l'hôtel du
+Louvre, il fut rappelé par une voix de femme. C'était la femme de
+chambre de la comtesse.
+
+«Monsieur, lui dit-elle, il ne faut pas que madame sache que je vous
+parle, mais je vous avertis que nous sommes tout à fait sans argent.
+On fait crédit à madame sur sa bonne mine et sur son titre de
+comtesse, mais les créanciers se fâcheront bientôt. Par exemple,
+avant-hier, nous avons acheté des dentelles aux magasins du Louvre, je
+les ai portées au Mont-de-Piété et je n'ai eu que 1,000 francs qui on
+été éparpillés dans la journée, car madame devait ici avant d'aller au
+couvent. Ce qui ne l'a pas empêchée de donner cinq louis à une pauvre
+femme qui portait deux enfants dans ses bras. Or, aujourd'hui, on est
+déjà venu deux fois des magasins du Louvre. Jugez donc si on savait
+que nous avons mis les dentelles au Mont-de-Piété!
+
+--Que vous ont-elles coûté?
+
+--Je crois bien que c'est 2,400 francs.»
+
+Georges du Quesnoy fouillait dans sa poche.
+
+«Tenez, ma chère, voilà cinq louis, ne dites pas à la comtesse que
+je vous les ai donnés; si on revient des magasins du Louvre, vous
+enverrez chez moi; mais ne prenez pas la fièvre, ni vous ni votre
+maîtresse: je veille sur vous.
+
+--Voyez-vous, monsieur, il n'y a qu'une chose à faire, c'est de se
+débarrasser du mari.
+
+--Vous en parlez bien à votre aise.
+
+--Ayez encore un duel avec lui, cette fois vous ne le manquerez pas.»
+
+Georges alluma un cigare sous les arcades de la rue de Rivoli.
+
+«Cette fille a raison, dit-il, il faut se débarrasser du mari.»
+
+Comme il disait ces mots, l'heure tintait à Saint-Germain-l'Auxerrois,
+ce qui le ramena à ses impressions du monde invisible.
+
+
+
+
+XVII
+
+LA PRÉFACE DU CRIME
+
+
+C'était un vendredi; M. de Nieuwerkerke recevait. La plupart des
+invités étaient déjà partis, il ne restait plus chez lui que les
+intimes, qui assistaient, tout en fumant, aux spirituelles caricatures
+d'Eugène Giraud. Un peintre sortit, un ami de Georges du Quesnoy. Il
+le reconnut dans la nuit.
+
+«Bonsoir, Georges, que diable fais-tu là à cette heure occulte? Est-ce
+que tu songes à aller coucher avec la Vénus de Milo?
+
+--Non, je n'aime pas les femmes de marbre.
+
+--Ni les antiques!
+
+--Ah! que vous êtes heureux, vous autres artistes, vous vivez de rien
+quand vous n'avez rien; vous ne vous éparpillez pas aux quatre coins
+du monde. Vous êtes consolés de tout par la passion de l'art.
+
+--Je te croyais l'homme du monde le plus heureux. Je t'ai rencontré
+avec la plus belle femme que j'aie vue, et on m'a dit que tu faisais
+de l'or.
+
+--Allons donc! je fais de la chimie et point de l'alchimie. Cela
+coûterait d'ailleurs plus cher à faire de l'or qu'à en acheter.
+
+--Je ne suis pas en peine, tu es de ceux qui ne restent pas en chemin.
+Quand on te voit, on juge que tu monteras haut. Adieu, je vais me
+coucher.»
+
+Resté seul, Georges murmura:
+
+«Je monterai haut. Si j'étais superstitieux, je dirais que tout me
+conduit à la guillotine.»
+
+Il vit alors dans les parterres du Louvre une guillotine avec le
+bourreau, le prêtre et le condamné.
+
+Dans l'après-midi du lendemain, Émilie lui apporta cette lettre de sa
+maîtresse:
+
+_Mon ami,
+
+Je suis désespérée; M. Dufaure, avocat de mon mari, est venu me voir
+tout à l'heure. Il m'a dit les choses les plus éloquentes en me
+parlant du devoir. Si tu ne viens pas tout de suite me voir, je
+serai peut-être assez bête pour retourner avec le comte. Tu sais,
+d'ailleurs, que je n'ai pas d'argent et que je ne veux pas que tu m'en
+donnes.
+
+Je t'attends.
+
+VALENTINE._
+
+«Oh monsieur! dit la femme de chambre, c'est moi qui suis au
+désespoir. Nous voyez-vous rentrer avec monsieur? Il paraît qu'il nous
+emmènera à Rio de Janeiro. C'est à se jeter à l'eau. Vous n'êtes pas
+un homme a ne pas trouver un truc pour nous tirer de là. Du reste, moi
+je m'en moque, parce que moi je ne partirai pas. Chacun a ses affaires
+à Paris.
+
+--Je comprends, vous ne voulez pas emmener votre amant au delà des
+mers? Vous figurez-vous que je vais laisser partir Valentine? Jamais!
+
+--Comment ferez-vous?
+
+--Ah! si vous vouliez être de moitié dans l'aventure, ce serait
+bientôt fait.
+
+--Voyons, parlez.»
+
+Georges ne parla pas si vite.
+
+«Non, dit-il. C'est tenter le diable:
+
+ Souvent femme varie,
+ Bien fol qui s'y fie.
+
+--Vous ne me connaissez pas! je ne suis pas une grue, ni une éventée.
+
+--Qu'est-ce que votre amant?
+
+--Mon amant? J'en avais deux, un surnuméraire à la Banque et....
+
+--Et?....
+
+--Le comte de Xaintrailles!
+
+--Quoi! vous trahissiez la comtesse?
+
+--Non, je trahissais le comte: il n'avait pas de secret pour moi et je
+n'avais pas de secret pour madame.
+
+--O temps! ô moeurs! s'écria Georges, qui ne pouvait s'empêcher de
+«blaguer», même dans les moments les plus critiques.
+
+--Oui, mais maintenant, n-i ni, c'est fini.
+
+--Vous ne pourriez pas le réacpincer, cet Othello?
+
+--Oh! il ne faudrait pas me mettre en quatre pour cela.
+
+--Eh bien, allez-y gaiement, je vous dirai pourquoi.
+
+--Non, dites-le-moi d'abord.
+
+--C'est que quand vous serez redevenue sa maîtresse, nous serons
+maîtres de lui.
+
+--J'y vais de ce pas.
+
+--Allons donc!
+
+--Comme je vous le dis! Voici une lettre que madame vient de me donner
+pour le comte; au lieu de la mettre à la poste, je cours la lui
+porter.»
+
+Et Émilie partit du pied gauche pour aller trouver le comte qu'elle
+ne voyait plus, tandis que Georges du Quesnoy partait pour l'hôtel du
+Louvre.
+
+Il la rappela dans l'escalier:
+
+«Pas un mot au surnuméraire.
+
+--Êtes-vous bête!
+
+--Je connais du monde à la Banque, je vous réponds qu'il fera son
+chemin.
+
+--J'en accepte l'augure.»
+
+Quand Georges du Quesnoy fut avec Mme de Xaintrailles, il s'aperçut
+que l'avocat du comte avait bouleversé ce jeune esprit ardent à tout,
+même au bien. Elle avait déjà tempéré sa passion. Elle comprenait
+qu'une femme bien née doit être prête à tous les sacrifices. On lui
+pardonnerait ses folies, qui n'étaient que des folies d'une heure, si
+elle redevenait loyalement la comtesse de Xaintrailles. Au contraire,
+que ferait-elle en se maintenant dans sa révolte? Le comte, justement
+blessé, la punirait en s'opposant à une séparation de corps. Il
+continuerait à retenir ses biens. Son père menaçait de ne plus la
+recevoir. Elle n'avait pas à Paris une seule amie qui lui tendît la
+main.
+
+«Tant pis, mon cher, dit-elle à Georges. C'est l'heure de la
+résignation.
+
+--Ah! si j'avais tué votre mari en duel!
+
+--Oui, vous avez manqué l'occasion ce jour-là de faire notre bonheur à
+tous les trois.»
+
+Et quoiqu'elle eût bien envie de pleurer, Valentine se mit à rire.
+
+Georges du Quesnoy était au paroxysme de la passion. En la voyant si
+belle, en la voyant si près de lui échapper, il jura qu'elle ne serait
+plus au comte.
+
+Le soir, il eut une seconde conférence avec la femme de chambre.
+Émilie lui conta qu'elle avait été fort mal reçue par M. de
+Xaintrailles. Il était malade. Elle avait pénétré jusqu'à son lit,
+mais il s'était écrié qu'il ne la voulait plus voir tout en lui
+montrant la porte.
+
+«Alors, vous ne le verrez plus?
+
+--Je ne suis pas fille à obéir quand on me dit de m'en aller. J'ai si
+bien fait mon compte, qu'une demi-heure après j'étais encore au chevet
+de M. Xaintrailles, lui rappelant les beaux jours de Rome et de
+Tivoli, quand il me disait que plus je l'aimais, plus il aimait
+sa femme. En un mot, j'ai triomphé à ce point qu'il m'a priée de
+retourner demain. Il a fini par me dire: «Tu as bien fait de venir
+me demander ton pardon, sans quoi je ne t'aurais pas gardée quand la
+comtesse va revenir chez moi.»
+
+--Quoi! s'écria Georges, il en est si sûr que cela?
+
+--Oui, son avocat n'en doute pas.
+
+--Eh bien, il était temps de se mettre en travers.
+
+Georges du Quesnoy demanda à Emilie quelle était la maladie du comte.
+
+Elle lui répondit que c'était une névralgie qui lui faisait souffrir
+mille morts. Il souffrait en outre de la goutte et de la pierre, mais
+son médecin, qui était venu ce jour-là, lui promettait que dans huit
+jours il serait debout.
+
+--Eh bien, je vous réponds que dans huit jours il ne sera pas debout,
+dit Georges en se mordant les lèvres.
+
+Vers minuit il alla se jeter encore aux pieds de la comtesse de
+Xaintrailles, pour lui dire tout son désespoir, à la seule idée de la
+voir retourner avec son mari.
+
+Elle parut bien peu touchée; elle semblait n'écouter que son devoir,
+ou plutôt elle était toute soumise encore aux conseils de M. Dufaure.
+Le célèbre jurisconsulte lui avait montré le néant de toutes ces
+passions bâties, sur un volcan, qui n'enfantent que la douleur et le
+remords.
+
+«Non, se disait-elle, quand on porte mon nom, on n'a pas le droit de
+trahir la société. Je veux reconquérir la considération; le bonheur
+que vous me donnez m'épouvante. Je vous aime encore, mais je sens que
+je vous haïrais bientôt. Je vais quitter cet hôtel de malheur....
+
+--Pouvez-vous dire cela? Valentine.
+
+--Cet hôtel de bonheur, si vous voulez. J'ai déjà envoyé ma femme de
+chambre au comte pour le soigner. Moi, je vais retourner au couvent
+pour faire quarantaine.»
+
+Georges eut toutes les éloquences, toutes les caresses, toutes les
+colères.
+
+«Quoi! lui dit-il, je vous avais presque oubliée; c'est vous qui
+m'avez appelé, et c'est vous qui me rejetez. Que voulez-vous que je
+fasse dans ce désespoir? Ce sera le coup mortel.
+
+--Vous vivrez de souvenirs, comme moi. Ou plutôt, comme vous êtes un
+homme, vous oublierez et vous aimerez une autre femme. Pour moi, je
+vous jure que je n'aurai aimé que vous. Votre souvenir sera ma seule
+joie.
+
+--J'étais déjà perdu à moitié, reprit Georges en marchant à grands
+pas, vous me précipitez au fond de l'abîme, au lieu de me sauver.
+
+--Mon ami, ne dites pas cela. Vous savez que si je le puis, je vous
+tendrai les bras. Jusqu'ici vous avez perdu votre temps, mais vous
+êtes si jeune que vous vous relèverez de toutes vos folies. Je connais
+trois ministres, voulez-vous que j'aille les trouver pour vous? Je
+n'ai pas encore perdu mon crédit, voulez-vous être magistrat, consul,
+sous-préfet?
+
+--C'est cela; vous voulez m'exiler.
+
+--Vous êtes fou! je veux vous emprisonner dans un devoir rigoureux,
+comme je veux m'emprisonner moi-même dans la maison de mon mari.»
+
+Georges prit la main de Valentine. «Eh bien, non, c'est au delà de mes
+forces. J'aime mieux mourir que de vous perdre.»
+
+Et, se penchant pour l'embrasser: «Tu ne sais donc pas comme je
+t'aime?»
+
+La comtesse leva ses beaux yeux sur son amant. «Tu ne sais donc pas
+comme je t'aime aussi?» dit-elle.
+
+Il retomba à ses pieds et il pleura.
+
+Elle pleura aussi.
+
+Il croyait l'avoir reconquise, mais elle se releva de cette rechute.
+
+«Non, mon ami, lui dit-elle, je ne serai plus votre maîtresse. Vous
+êtes cruel de me décourager. Redevenez un homme et non un enfant.
+
+--Si je vous décourage, c'est parce que je sais bien que vous voulez
+jouer un rôle qui n'est pas le vôtre. Les femmes ne se repentent
+jamais si jeunes.
+
+--Je m'appelle Valentine, mais je m'appelle aussi Madeleine.
+
+--Madeleine ne s'est repentie que parce qu'elle a aimé Dieu lui-même.
+Mais ce n'est jamais avec M. de Xaintrailles que vous vous repentirez.
+Vous aller tenter l'impossible; aussi, dans six mois, vous aurez
+planté là votre mari pour la troisième fois; car ne m'avez-vous
+pas dit vous-même que vous aviez voulu vous repentir avec M. de
+Xaintrailles de votre aventure avec le marquis Panino?
+
+--Eh bien, si je n'ai pas la force du devoir, j'aurai la force de
+l'amour: je viendrai me jeter encore dans vos bras. Mais, pour
+aujourd'hui, ne perdez pas votre temps; je vous jure que vous ne
+gagnerez rien.
+
+--Vous me donnerez un quart d'heure de grâce?
+
+--Je vous offrirai à dîner, si vous voulez, à la condition que vous me
+donnerez de l'appétit.»
+
+Ils dînèrent ensemble dans le petit salon, comme ils avaient souvent
+dîné aux meilleurs jours de leur passion. Georges voulait encore se
+faire illusion, tout en s'avouant que c'était lui qui avait toujours
+été dominé. Elle avait eu beau s'abandonner avec les voluptueuses
+lâchetés de l'esclave, il n'était jamais parvenu à se rendre maître
+de cet esprit rebelle. La raison, ce n'est pas seulement sa timidité
+presque enfantine dans le Parc-aux-Grives; c'était qu'il l'aimait
+trop. Pour Valentine, quand elle était devant lui, il y avait toujours
+une société, une famille, un Dieu. Pour lui, il n'y avait plus rien
+que Valentine.
+
+Après le dîner, il aurait bien voulu rester encore--rester
+toujours,--mais Valentine lui dit qu'elle avait promis à M. de
+Xaintrailles d'aller passer une heure avec lui, et que, pour rien
+au monde, elle ne manquerait à cette promesse. «Songez donc, lui
+dit-elle, il est si malade que ce serait un homicide.»
+
+Il fallut bien que Georges se résignât. «A demain, dit-il à Valentine.
+
+--Qui sait!» répondit-elle.
+
+Mais elle le vit si triste, qu'elle se hâta d'ajouter un de ces _oui_
+charmants que les femmes savent si bien dire.
+
+Georges eût peut-être, d'ailleurs, insisté davantage, s'il n'eût été
+attendu à une table de jeu, car le bonheur ne lui avait pas fait
+perdre ses bonnes habitudes des jours malheureux.
+
+Le lendemain, quand il vint pour voir la comtesse, elle n'y était pas.
+Il vint jusqu'à trois fois sans la trouver. Il revint le surlendemain.
+Cette fois, on lui donna ce mot:
+
+«Adieu! nous ne nous verrons plus. Si vous m'aimez encore, ne cherchez
+pas à me rencontrer.»
+
+Georges devint pâle. Il eut froid au coeur; il lui sembla qu'il allait
+mourir.
+
+Il questionna, et on lui apprit que la comtesse avait quitté l'hôtel
+pour n'y pas revenir. Elle était retournée au couvent de Sainte-Marie.
+
+Il courut au couvent, mais ne fut pas reçu. On lui apprit que la
+comtesse était toute seule, même sans sa femme de chambre. Il écrivit,
+mais on ne lui répondit pas.
+
+Il était si désespéré qu'il en devint presque fou. Cette fois c'en
+était fait. Valentine mariée n'était pas si loin que ne le devenait
+Valentine repentie. Il ne la verrait donc plus! Il ne rallumerait pas
+cette belle passion qui le tuait dans les délires et les délices! Il
+fallait donc tenter l'impossible pour arracher cette pécheresse à son
+repentir! Pour la ramener dans ses bras, plus égarée que jamais, pour
+lui prouver que la vie c'était l'amour!
+
+Mais il aurait beau faire, c'était tenter l'impossible, à moins que le
+comte ne mourût.
+
+«C'est moi qui suis mort!» s'écriait Georges.
+
+Il s'était si bien habitué au savoureux parfum de Valentine, qu'il
+voulut habiter la chambre même quelle occupait à l'hôtel du Louvre.
+Aucun voyageur n'y était encore entré; il s'y précipita et s'y enferma
+avec une sombre volupté. Il se jeta sur le lit, il baisa l'oreiller,
+il s'enroula dans les couvertures. Il aurait voulu rattraper de chez
+la blanchisseuse les draps de la comtesse.
+
+«Ici, se disait-il, au moins je ne suis pas aussi loin d'elle! je la
+sens partout! Cette pendule-là parlait de moi.»
+
+Et il portait ses lèvres partout et sur toutes choses, ne comprenant
+pas lui-même que la folie humaine puisse égarer ainsi un homme.
+
+«Oh! Valentine, Valentine! comme je vous aime!» dit-il en tombant
+agenouillé devant le lit.
+
+Quoiqu'il n'eût pas beaucoup d'argent, il paya huit jours d'avance
+pour être bien sûr qu'on ne lui enlèverait pas la chambre de
+Valentine.
+
+Dans l'aveuglement de sa passion, il se hasarda rue de Penthièvre,
+jusqu'à l'appartement du comte. Ce fut Émilie qui vint lui ouvrir.
+
+«Pourquoi avez-vous quitté la comtesse?
+
+--Je ne l'ai pas quittée pour longtemps, puisqu'elle doit venir ici la
+semaine prochaine. D'ailleurs, vous savez bien que je suis devenue la
+garde malade du comte.
+
+--Comment va-t-il?
+
+--Vous êtes bien bon! ni bien ni mal. Mais il a trop de maladies à la
+fois pour en avoir une bonne.
+
+--Il faut que je voie la comtesse.
+
+--Ah! si madame a dit non, c'est non! Je la connais encore mieux que
+vous; quand vous verrez madame, c'est que madame voudra vous voir.
+
+--Elle vient ici?
+
+--Oui! elle est venue hier, elle reviendra demain. Mais je suppose que
+vous ne songez pas à lui donner ici un rendez-vous. D'ailleurs, elle
+ne vient pas seule; elle est accompagnée de Mme de Fromentel, une
+autre femme romanesque, qui, depuis la mort tragique de votre frère,
+passe la moitié de sa vie à pleurer au couvent de Sainte-Marie.
+
+--Il faut pourtant que je voie Valentine. Je lui ai écrit, elle ne
+me répond pas. Si vous la voyez demain, dites-lui bien que tout ceci
+finira mal.»
+
+Cette petite conversation se passait, moitié dans l'antichambre,
+moitié sur le palier; car ni Georges ni Emilie n'avaient franchi le
+seuil.
+
+La femme de chambre baissa la voix pour murmurer: «Tout ça finirait
+bien, si le comte aimait assez sa femme pour en mourir.»
+
+
+
+
+XIX
+
+LE CRIME
+
+
+Cependant Georges n'était plus maître de sa passion ni de son
+désespoir. Il souffrait les mille morts de l'amour. Il ne dormait pas,
+il ne mangeait pas, il ne vivait pas. Il subissait tous les tourments
+et toutes les angoisses. Cette femme attendue si longtemps! Cette
+femme retrouvée et reperdue, Dieu la lui rendrait-il?
+
+«Mais il n'y a pas de Dieu, dit-il avec colère. Il n'y a pas de Dieu,
+puisque le bonheur est impossible, puisque la vie est trahie à chaque
+pas, puisque les rêves ne sont pas des rêves, puisque notre pain
+quotidien est la douleur, puisqu'une heure de joie se paye par une
+éternité de larmes!»
+
+Et quand Georges eut bien déclamé ces imprécations, il s'écria: «Si
+Dieu n'existe pas, c'est aux hommes forts à faire la justice. Pourquoi
+ne tuerais-je pas le comte de Xaintrailles, puisque c'est lui qui m'a
+volé mon bonheur?»
+
+Il s'enhardit dans cette belle idée, en appelant à lui tous les
+docteurs de l'athéisme. Qu'est-ce qu'un homme inutile de plus ou de
+moins? César, Napoléon, ne passent pas pour des homicides, quoiqu'ils
+aient tué des millions d'hommes.
+
+Ce fut en vain que son imagination--ou sa conscience--lui montrait à
+l'horizon la guillotine, que la chiromancienne lui avait prédite; il
+était décidé à tout braver, étouffant en lui toute prescience et
+toute divination; niant les mystères de l'inconnu, après les avoir
+expliqués.
+
+«Mais comment me débarrasser de cet homme?» se demandait Georges.
+
+On s'habitue au crime comme au poison.
+
+A la première idée, on se révolte; la conscience ferme la porte, c'est
+à peine si on ose regarder le crime par la fenêtre.
+
+C'est aussi l'histoire de la femme qui s'effraye d'abord de prendre un
+amant. Quand elle s'abandonne à cette pensée, elle croit encore que
+c'est un rêve irréalisable. Quand elle savoure par avance les voluptés
+de l'amour, elle ne peut pas s'imaginer qu'elle franchira jamais le
+Rubicon.
+
+La minute qui précède le crime ou la chute semble l'éternité: on n'y
+arrivera jamais.
+
+Georges était bien né; il appartenait à ce monde chrétien qui se
+résigne et qui ne se révolte pas. Il avait vécu sa première jeunesse
+dans toutes les soumissions aux lois de l'Évangile, ce code des codes.
+Le paradoxe avait hanté ses lèvres sans descendre dans son coeur; il
+sentait Dieu en lui. L'amour de la famille le sauvegardait, comme
+l'amour des lettres, car il avait trouvé dans l'histoire une seconde
+famille. Tous ceux que le génie a doués étaient des siens, depuis
+Hésiode jusqu'à Lamartine, depuis Achille jusqu'à Napoléon, depuis
+Apelle jusqu'à Delacroix.
+
+Si, au temps de ses études; quand il prenait la plume pour expliquer
+les maîtres de toutes les langues, on lui eût dit: «Cette main-là
+frappera du poignard, ou versera le poison,» il se fût noblement
+indigné, en s'écriant: «Je me nomme Georges du Quesnoy, du nom de mon
+père.» Et il eût pris à témoin toutes les figures qui lui étaient
+sympathiques, tous ses amis d'élection dans le monde ancien et dans le
+monde moderne.
+
+Ce qui l'eût indigné alors l'indigna encore, même après ses déchéances
+morales, quand le désoeuvrement eut couvert cette intelligence d'élite
+dont on pouvait tout espérer; mais l'homme avait trop abdiqué pour
+que la passion ne fût pas plus forte que son coeur. Il n'était plus
+capable que de faire un sacrifice à lui-même, l'homme périssable, au
+lieu de le faire à sa conscience, l'âme immortelle.
+
+En quelques jours, Georges s'habitua donc au crime. Mais comment
+pratiquer le crime? S'il eût obéi à son tempérament, il eût pris le
+poignard, car il gardait une haine violente à cet homme qui l'avait
+jeté en prison, pour ce qu'il appelait un délit de droit commun; mais
+il choisit le poison, pour pouvoir cacher son crime à tout le monde,
+surtout à Valentine.
+
+Il pensa d'abord au poison des Indiens. Il irait trouver le comte de
+Xaintrailles; il lui demanderait raison de ses nuits blanches à la
+Conciergerie, de sa fièvre de prisonnier; dans sa colère, il lui
+saisirait le bras et ferait pénétrer le poison dans la chair, par les
+angles d'une bague imbibée. Tout le monde sait que ce poison est le
+plus violent et le plus rapide.
+
+Ou bien encore, il verserait dans un des breuvages du malade son
+fameux poison des Médicis, soit celui qui tue à l'instant même, soit
+celui qui tue lentement. Grâce à la femme de chambre, consciente ou
+inconsciente, cela n'était pas bien difficile.
+
+Ou bien encore, il porterait à Émilie, pour tenir compagnie au comte,
+le cerf-volant du charnier qui donne le charbon.
+
+Et l'aconit, ce capuchon de Vénus, avec ses jolies fleurs blanches et
+violettes qui vous endorment dans l'éternité!
+
+Mais, comme depuis quelque temps il avait étudié les effets inouis
+de l'eau de laurier-cerise, il se décida à se servir de ce poison,
+peut-être parce que c'était le plus nouveau.
+
+Il était, d'ailleurs, armé de toutes pièces. A partir du jour où il
+conçut le crime, quoiqu'il ne fût pas bien décidé à le commettre, il
+portait toujours sur lui trois ou quatre poisons, sans parler d'un
+revolver américain, un bijou s'il en fut.
+
+Georges avait traversé plus d'une aventure périlleuse. Il disait que
+rien ne préserve de la mort comme la mort elle-même. Il ne sortait
+donc jamais sans elle.
+
+Il ne hâta pas les choses, espérant encore que M. de Xaintrailles
+mourrait de sa belle mort. Le lendemain, il retourna rue de
+Penthièvre, espérant toujours voir Mme de Xaintrailles; mais ce
+jour-là elle ne vint pas. Il retourna le surlendemain. A le voir errer
+par la rue, avec l'inquiétude peinte sur sa figure de plus en plus
+pâlissante, les sergents de ville commençaient à se confier qu'il
+méditait sans doute un mauvais coup, à moins qu'il ne méditât tout
+simplement d'enlever une des dames du quartier.
+
+A force d'aller et de venir ce jour-là sans voir arriver Valentine,
+Georges se décida pour la seconde fois à monter chez M. de
+Xaintrailles. Ce fut la cuisinière qui lui ouvrit. Il ne voulut pas
+entrer, disant qu'il ne voulait parler qu'à la femme de chambre. La
+cuisinière alla avertir Émilie, qui vint sur le palier, à moitié
+endormie, parce qu'elle ne s'était pas couchée la dernière nuit.
+
+«Ce n'est pas moi que vous voulez voir, dit la femme de chambre à
+Georges, mais je vous avertis que vous ne verrez plus madame; elle
+est venue ce matin avec son père; la réconciliation a été des plus
+touchantes. Je ne dis pas que cela amuse beaucoup madame, mais elle
+s'y résigne. Dans quelques jours, elle partira pour le Brésil ou pour
+la Perse, car on ne sait pas encore où monsieur sera nommé ministre.
+
+--Le comte va donc mieux?
+
+--Hélas! oui. Pourtant, selon moi, il a encore une patte dans la
+tombe; les nuits sont très-mauvaises; la fièvre le fait divaguer comme
+un fou; pour moi, je suis au bout de mes forces.
+
+--Jetez-lui donc sur le nez un mouchoir imbibé de chloroforme, pour le
+calmer un peu.
+
+--Oui, mais je n'ai pas de chloroforme. Justement je voulais en
+demander au médecin parce que j'ai mal aux dents.»
+
+Georges donna à Émilie une petite fiole, fermée à l'émeri, pleine
+d'extrait de laurier-cerise.
+
+«Qu'à cela ne tienne, dit-il, voilà qui vaut mieux que du chloroforme.
+Si vous buviez tout cela, vous n'auriez plus jamais mal aux dents.
+Mais vous avez trop d'esprit pour faire une bêtise, surtout quand je
+pense à votre fortune. Bonsoir.»
+
+Georges n'ajouta pas un mot. Dès qu'il fut sorti, il alla droit au
+café de la Paix pour écrire à Mme de Xaintrailles; mais il eut beau
+donner cent sous à l'Auvergnat qui porta la lettre, cet homme ne
+rapporta pas de réponse.
+
+«Oui, dit-il, c'est bien fini, à moins que le comte ne s'en relève
+pas.»
+
+Et après avoir pensé à sa fiole d'extrait de laurier-cerise:
+
+--Si Émilie me comprenait! murmura-t-il. Mais je ne me suis pas assez
+bien expliqué pour me faire comprendre.
+
+Le soir, quoiqu'il n'eût pas trop l'espérance de rencontrer Valentine
+rue de Penthièvre, il y retourna aussitôt son dîner; un dîner sommaire
+s'il en fut, car depuis quelques jours il n'avait pas faim.
+
+Après avoir dépêché une fruitière à la femme de chambre, comme cette
+fille refusait de descendre, il monta pour lui parler.
+
+Cette fois ce fut le valet de chambre, qui lui ouvrit. La femme de
+chambre vint bientôt et lui dit qu'il était fou de se montrer dans la
+maison.
+
+«Heureusement, ajouta-t-elle, que j'ai dit que vous étiez médecin;
+mais, je vous en prie, ne venez plus, si vous voulez que tout aille
+bien.
+
+--L'eau de laurier-cerise a-t-elle calmé votre mal de dents?
+
+--Je crois bien! à la première goutte, je dormais debout.
+
+--C'est souverain! Vous pouvez en donner au comte, avec l'approbation
+de son médecin. Il vous signera une ordonnance. Il le faut, car s'il
+arrivait un malheur, on ne manquerait pas de dire que vous avez voulu
+empoisonner ce moribond.
+
+--Est-ce que c'est du poison?
+
+--Oui, si on prenait toute la fiole dans une tisane.
+
+--A bon entendeur, salut! Mais allez-vous-en bien vite.»
+
+On montait dans l'escalier. C'était une femme. Georges ne fut pas
+peu surpris de reconnaître Valentine. Elle était préoccupée et ne
+regardait pas; si bien qu'elle ne vit pas que c'était lui quand il lui
+saisit la main.
+
+«Vous!» s'écria-t-elle.
+
+Elle faillit se trouver mal.
+
+«Oui, je vous poursuivrai jusque chez votre mari. Je veux vous voir et
+vous parler, ne fût-ce que pour la dernière fois.
+
+--Georges! vous allez me perdre. Que dirait-on si on vous voyait ici?
+
+--On dira ce qu'on voudra. J'ai le coeur brisé; j'ai la tête perdue.
+
+--De grâce! laissez-moi, dit la comtesse en dégageant sa main. Vous
+savez bien que tout est fini.
+
+--Je sais que je veux vous voir encore, ne fût-ce qu'une heure, ne
+fût-ce qu'un instant.
+
+Georges avait ressaisi la main de Mme de Xaintrailles.
+
+--Eh bien, dit-elle, subissant cette volonté plus forte que la sienne,
+demain matin, à dix heures, j'irai vous voir à l'Hôtel du Louvre.
+
+--Vous me le jurez?
+
+--Je vous le jure!»
+
+On se sépara. Je ne sais si le comte remarqua que sa femme était
+très-émue en venant lui dire bonsoir. Il se plaignit d'être plus
+malade que le matin. Son médecin avait eu peur d'un érysipèle; sa
+névralgie était plus insupportable que jamais: «Quelle nuit je vais
+passer!» dit-il.
+
+La comtesse lui promit de venir le veiller le lendemain. Elle lui
+proposa même de rester ce jour-là; mais M. de Xaintrailles lui dit
+qu'elle était trop bien habillée pour cela. Le bruit de sa robe de
+soie l'agaçait, tant il était énervé. Ils se dirent adieu, sans se
+douter que ce fût le dernier adieu.
+
+Le médecin revint vers onze heures; le comte dormait. La femme de
+chambre dit qu'il fallait une potion pour que la nuit fût bonne, car
+elle ne doutait pas que le comte ne se réveillât bientôt. Elle parla
+d'eau de laurier-cerises, disant qu'un ami de M. de Xaintrailles lui
+avait conseillé d'en prendre quelques gouttes dans du lait.
+
+Le médecin ne fit aucune difficulté de signer une ordonnance d'eau de
+laurier-cerise. Il était venu entre deux entr'actes des Italiens, en
+se disant sans doute que cette visite payerait sa stalle. Il raffolait
+de la Patti, qui chantait pour la dernière fois.
+
+
+
+
+LIVRE III
+
+
+LES MAINS PLEINES DE SANG
+
+
+ La mort n'est pas une porte qui se ferme, c'est une porte
+ qui s'ouvre. Mais la porte de l'Enfer s'ouvre sur le Paradis.
+ OCTAVE DE PARISIS.
+
+ Dieu a créé une peine pour chaque joie. La porte
+ du Paradis s'ouvre sur l'Enfer. Mais la porte de
+ l'Enfer s'ouvre sur le Paradis.
+ Mlle CLÉOPATRE.
+
+ L'amour qui perd son bien est comme Prométhée
+ sur son rocher. Il ne voit rien autour de lui, rien
+ que la mer, qui vient pleurer ses larmes trois fois
+ amères jusqu'à ses pieds meurtris. Il attend, mais
+ le vautour vient seul, qui, sous son bec affamé, lui
+ boit le coeur jusqu'à la dernière goutte de sang.
+ GEORGES DU QUESNOY.
+
+ Pleure pour te consoler. Meurs pour revivre.
+ MAHOMET.
+
+
+
+
+I
+
+LA TROISIÈME VISION
+
+
+Georges du Quesnoy savait-il déjà la destinée de M. de Xaintrailles,
+vers onze heures du soir, quand il se promenait sur le boulevard des
+Italiens?
+
+Sans doute sa conscience était inquiète, car il murmurait entre ses
+dents:
+
+«Je ne veux pas vivre sans cette femme. Ceinture dorée vaut mieux que
+bonne renommée. Il y a des crimes qui sont de belles actions. Si cet
+homme meurt; il délivre sa femme. C'est le bonheur de sa femme, par
+contre-coup c'est mon bonheur. Et puis, qu'est-ce que tuer un homme
+déjà penché sur le tombeau? C'est lui donner une chiquenaude. M. de
+Xaintrailles est déjà mort à toutes les joies de la terre. Si je brise
+ses chaînes corporelles, si je renverse les murs de sa prison, je lui
+ouvre le ciel à deux battants, car un homme assassiné meurt en état de
+grâce. Que ferait sur la terre cet homme qui n'a plus la force d'avoir
+des passions? C'est le fourreau sans la lame, c'est la tige sans les
+fleurs, c'est l'autel sans le dieu. M. de Xaintrailles, là-haut, aux
+voûtes éthérées, me bénira des deux mains pour l'avoir frappé. Dans
+onze mois, quand j'épouserai sa femme, il nous bénira tous les deux.
+Onze mois! c'est la loi qui a marqué ce chiffre. Onze mois, quelle
+ironie! puisqu'il y a onze mois que j'ai épousé Mme de Xaintrailles.»
+
+Georges cherchait dans les fumées du vin de Champagne à jouer au grand
+criminel et à tuer sa conscience, mais sa conscience était encore
+debout.
+
+Au moment où il se disait toutes ces belles choses, il coudoya sur le
+boulevard une fille de joie qui lui jeta au nez un rire insolent. Il
+faillit tomber à la renverse.
+
+Il venait de reconnaître la jeune fille du Parc-aux-Grives, la
+danseuse enragée de la Closerie des lilas, la bacchante saoûle du bal
+de l'Opéra.
+
+«C'est elle; c'est vous! C'est toi! O mon Dieu! Tant de beauté
+radieuse! Je t'aurais payée de ma vie, et tu ne vaux pas une pièce de
+cent sous!»
+
+Elle restait devant lui, immobile et silencieuse comme une statue de
+marbre, les yeux allumés, la bouche flétrie, les joues ravagées, sans
+un battement de coeur.
+
+«Non, ce n'est plus toi, je ne te reconnais plus,» dit Georges
+effrayé.
+
+Elle lui tourna le dos et s'en alla à un autre. Il suivit des yeux sa
+robe soutachée, dont les couleurs criardes attiraient tous les yeux.
+
+«Et pourtant, si j'allais à elle, si je l'entraînais chez moi, si
+je l'interrogeais? Il faut que je sache toute l'histoire de cette
+douloureuse décadence; mon coeur saigne devant une chute si profonde;
+cette jeune fille n'avait donc pas de mère! Mais il reste toujours un
+peu de place dans le coeur pour le repentir: Madeleine avait encore
+des larmes pour laver les pieds de Jésus-Christ.»
+
+Il rejoignit la fille de joie, qui, une seconde fois, s'arrêta
+silencieuse devant lui. Elle lui montra un magnifique collier de
+perles fines, un camée antique du plus haut prix, des bagues allumées
+de diamants.
+
+«O pauvre folle! dit Georges avec abattement, tu crois donc que la
+beauté s'achète avec de l'or? Je t'ai connue plus belle il y a huit
+ans dans le Parc-aux-Grives, quand tu n'avais que des marguerites pour
+diamants.»
+
+Elle sourit et pencha sa tête.
+
+«Autres temps, autres moeurs, reprit-il. Du reste, ta beauté est
+encore vivante et glorieuse. Quelle opulence de corsage!»
+
+Georges avança la main sans façon. Le corsage se dégrafa, et un
+poignard ensanglanté tomba à terre. La fille de joie le ramassa et
+s'enfuit en toute hâte.
+
+«La coquine, dit une de ses pareilles en passant, elle cache son
+crime, mais elle sera guillotinée.»
+
+Georges crut sentir passer sur son cou le froid du couteau.
+
+«De quoi est-elle coupable? demanda-t-il à celle qui passait.
+
+--Qui! quoi! que dites-vous? je ne comprends pas.
+
+Georges ne comprenait pas lui-même. Il parla du poignard ensanglanté,
+mais on lui rit au nez.
+
+Dans son épouvante, il marcha d'un pas rapide vers l'hôtel du Louvre.
+Il se coucha, mais il eut toutes les peines du monde à s'endormir.
+
+«Que se passera-t-il donc demain? se demandait-il. Est-ce que ma
+destinée veille et travaille cette nuit? Après tout, si le comte est
+empoisonné, c'est la fatalité qui aura versé le poison.»
+
+
+
+
+II
+
+LE LENDEMAIN
+
+
+Quand Georges se réveilla, huit heures sonnaient à
+Saint-Germain-l'Auxerrois.
+
+«Un beau jour,» dit-il, en voyant jouer gaiement un rayon de soleil.
+
+Il pensa au comte et à la comtesse de Xaintrailles,--à l'eau de
+laurier-cerise et au rendez-vous.
+
+Un beau jour, en effet, car à la même heure il y avait du nouveau rue
+de la Pépinière, chez le comte de Xaintrailles. Le docteur Tardieu
+avait été appelé au point du jour. Je ne puis mieux faire que de
+donner mot à mot son procès-verbal, que je trouve dans la _Gazette
+médicale_:
+
+«J'arrivai à cinq heures du matin chez le comte de Xaintrailles qui
+venait d'être empoisonné.
+
+«Le comte avait bu à peu près soixante grammes d'eau de
+laurier-cerise, si j'ai bien jugé par la fiole qui était sur la table
+de nuit.
+
+«Il tomba tout de suite saisi de vertige, selon le rapport de la femme
+de chambre.
+
+«Déjà le médecin du malade avait voulu agir par les contre-poisons.
+Mais il venait de s'éloigner pour une visite forcée. Je prodiguai au
+comte les soins les plus rapides. Il bégaya et me regarda d'un air
+étrange, quoiqu'il me connût bien. Je le fis porter sur son canapé, en
+pleine lumière. Il ne pouvait plus se tenir assis. Sa tête pendait en
+avant; il me fallait me baisser pour lui regarder la figure, qui avait
+déjà la pâleur mortelle. Déjà aussi, il était froid. J'essayai de
+combattre la paralysie générale du mouvement; mais quand je vis les
+pupilles dilatées, quand je sentis le pouls lent, mou et régulier, je
+compris qu'il était trop tard.
+
+«Survinrent alors deux docteurs amis de la maison. Il semblait nous
+reconnaître, mais déjà les mots étaient brouillés dans son cerveau. On
+ne pouvait savoir, d'ailleurs, si la raison l'avait ou non abandonné,
+puisque le malade ne pouvait parler, ni montrer sa langue, ni donner
+la main, ni faire aucun geste. De cinq minutes en cinq minutes, il
+subissait des convulsions internes qui altéraient encore sa figure,
+déjà frappée de l'effroi de la mort. Les dents étaient serrées avec
+une telle force qu'il nous fut impossible de lui faire rien prendre.
+Nous ne pûmes agir que par les médicaments externes.
+
+«L'agonie dura cinq heures, mais quand il mourut, il y avait déjà cinq
+heures qu'il n'existait plus.
+
+«Vingt-quatre heures après, nous fîmes la dissection, par ordre du
+parquet; il s'exhala, au premier coup de scalpel, une odeur d'amandes
+amères qui se répandit jusque dans le salon voisin. Le sang était
+foncé et liquide; le coeur droit était hypérémique; le diaphragme
+était coloré en noir; la langue était blanche et l'épithélium se
+détachait facilement; le pharynx et l'oesophage étaient gris, mais
+encore fermes.»
+
+C'en est assez, ne suivons pas la science jusqu'au bout.
+
+Voici l'interrogatoire de la femme de chambre, par M. Macé, le futur
+commissaire aux délégations judiciaires des drames parisiens:
+
+«D'où vient que cette eau de laurier-cerise a été donnée au malade?
+
+--Le comte avait demandé une potion pour dormir, car il avait de
+cruelles insomnies; il passait la nuit à se retourner par-ci par-là,
+sans jamais se trouver bien; il avait même demandé un masque
+chloroformé; mais le docteur s'était récrié, parce qu'on en a vu plus
+d'un s'endormir pour tout de bon.
+
+--Mais qui a eu l'idée du laurier-cerise?
+
+Ici, nous avons remarqué qu'avant de répondre, la femme de chambre
+avait regardé le comte comme si elle craignait d'être démentie.
+Toutefois ce fut d'une voix ferme qu'elle répondit:
+
+--C'est monsieur!
+
+--Comment le comte a-t-il pu avoir l'idée de boire de l'eau de
+laurier-cerise?
+
+--C'est parce que l'eau de pavot ne réussissait plus. Le médecin avait
+parlé d'opium, mais monsieur disait que l'opium le réveillait au lieu
+de l'endormir. Demandez plutôt au valet de chambre.
+
+Le valet de chambre appelé a répondu qu'il n'était pas là, mais que le
+comte avait horreur de l'opium.
+
+--Et dans quelle boisson avez-vous versé l'eau de laurier-cerise?
+
+--Dans du lait; monsieur ne buvait que du lait.
+
+Le docteur vous avait dit combien vous en pouviez mettre de gouttes?
+
+--Oui, quelques gouttes.
+
+--D'où vient que la fiole est vide?
+
+--C'est monsieur lui-même qui, à la seconde fois, voulant à toute
+force dormir, a versé le reste de la fiole dans une tasse de lait;
+mais il ne buvait qu'une gorgée de temps en temps. Aussi a-t-il bu à
+peine la moitié de la seconde tasse. Voyez plutôt: il a renversé le
+reste sur le lit.
+
+--Il ne vous a rien dit?
+
+--Non! il s'est endormi, mais en s'agitant beaucoup comme s'il avait
+le délire. Il a appelé la comtesse à voix haute; j'ai pris peur et
+j'ai crié au valet de chambre de venir.
+
+Le valet de chambre interrogé a dit que le comte semblait dormir,
+quoiqu'il eût les yeux entr'ouverts et quoiqu'il parlât tout haut. La
+femme de chambre ajouta que c'était le cauchemar.
+
+Cette fille en était là de sa déposition quand arriva le docteur ***,
+médecin ordinaire de M. de Xaintrailles.
+
+Le docteur dit qu'il avait ordonné de l'eau de laurier-cerise, mais
+demanda l'ordonnance et la fiole.
+
+La fille Émilie donna la fiole qui était sur la table de nuit et
+sembla chercher l'ordonnance. Puis, indiquant la cheminée:
+
+--J'ai peut-être jeté cela au feu.
+
+On trouva du verre cassé dans les cendres.
+
+--Pourquoi avez-vous fait cela?
+
+--C'est que monsieur lui-même jetait tout cela au feu.
+
+La femme de chambre s'est troublée, en disant que cette ordonnance
+était sans doute restée chez le pharmacien.
+
+--Mais qui a porté l'ordonnance?
+
+--Je ne sais pas. C'est la cuisinière ou le valet de chambre.
+
+On appela la cuisinière. Cette femme venait de sortir.
+
+Le valet de chambre déclara que ce n'était pas lui.
+
+--Peut-être bien, a dit cet homme, en regardant du coin de l'oeil la
+femme de chambre, que l'eau de laurier-cerise aura été ordonnée par un
+monsieur qui a fait une visite à Mlle Émilie, car j'ai entendu qu'ils
+parlaient entre eux de l'eau de laurier-cerise.
+
+--Quel est ce monsieur?
+
+Après un silence la femme de chambre s'est décidée à dire que c'était
+un ami du comte, un de ses anciens médecins, lequel avait en effet
+conseillé de l'eau de laurier-cerise pour la nuit si le malade ne
+pouvait pas dormir.
+
+--Mais le nom de ce médecin?
+
+--Ah! ni moi non plus. Je ne connais pas par leur nom tous les amis
+de monsieur, surtout depuis le séjour à Rome. Mais qu'est-ce que cela
+fait, puisque c'est le médecin du comte qui a signé l'ordonnance?
+
+--Mais encore une fois, s'il a signé cette ordonnance, elle doit se
+retrouver.
+
+Je l'ai remise à la cuisinière.
+
+--Qui a ouvert la porte à l'autre médecin?
+
+Le valet de chambre a répondu que c'était lui.
+
+--Aviez-vous déjà vu ce médecin?
+
+--Oui, mais je ne lui ai pas parlé. Il a demandé Mlle Émilie.
+
+--C'est donc son médecin?
+
+Ici la femme de chambre prit la parole.
+
+--Dieu merci! je n'ai pas besoin de médecin pour mon mal de dents.
+
+--Enfin, celui-là venait-il pour vous ou pour le comte?
+
+--Cette question! il venait pour le comte. Seulement le comte ne
+voulait pas que son médecin ordinaire apprît que celui-là fût venu.
+Vous savez, tous les malades ont leurs lubies.
+
+--Mademoiselle, puisque vous ne retrouvez pas l'ordonnance, on va vous
+tenir en état d'arrestation.
+
+La femme de chambre perdit un peu de son aplomb. Elle s'écria d'un air
+indigné:
+
+--Me prenez-vous pour une empoisonneuse?
+
+--Si vous n'êtes pour rien dans tout ceci, soyez sans inquiétude: la
+lumière se fera.
+
+--On n'a toujours pas le droit de m'arrêter!
+
+--Où demeure le médecin en question?
+
+--Ah! ma foi, il ne m'a pas donné son numéro.
+
+La cuisinière rentra à cet instant. Elle déclara avoir remis
+l'ordonnance et la fiole dans les mains de Mlle Émilie.
+
+--Vous voyez bien, mademoiselle, que vous aviez l'ordonnance.
+
+--J'en ai eu bien d'autres dans les mains. Je ne pouvais pourtant pas
+les garder comme des billets de banque.
+
+--C'est bien! tout à l'heure quand viendra le médecin, on saura à quoi
+s'en tenir.
+
+--Et si le médecin ne vient pas, est-ce qu'on a la prétention de me
+retenir prisonnière bien longtemps?
+
+--Oui! bien longtemps, si le médecin ne vient pas.
+
+--C'est une rude injustice! S'il fallait rechercher tous les amis de
+monsieur, on n'y parviendrait pas.
+
+--Oui, mais cet ami de monsieur paraît être de vos amis, puisque c'est
+vous qu'il a demandé.
+
+--Il a demandé la garde-malade, pour ne pas déranger monsieur, si
+monsieur dormait.
+
+--Vous vous défendez trop bien.
+
+--Faut-il donc que je me laisse faire sans rien dire?
+
+Pendant tout cet interrogatoire, M. de Xaintrailles ne fit que les
+mouvements d'un convulsionnaire. Quoiqu'on parlât haut et qu'on fût
+tourné de son côté, il ne dormait pas, signe d'intelligence. Le
+cerveau avait été atteint avant tout le reste.
+
+Il expira à dix heures.
+
+On se mit en campagne pour trouver le docteur introuvable. La femme de
+chambre, gardée à vue dans l'appartement, faisait bonne contenance.
+Mais, quand on l'avertit qu'elle allait partir pour la Conciergerie,
+elle éclata comme une tempête, et jura qu'elle attendait celui qui
+avait conseillé l'eau de laurier-cerise.
+
+Le commissaire de police voulut qu'elle le conduisît à l'instant même
+chez cet homme. Elle refusa en disant qu'elle ne savait pas où il
+demeurait; mais elle était bien sûre qu'il viendrait le jour même,
+parce qu'il l'avait promis au comte.
+
+Dès que la femme de chambre se crut libre de ses mouvements, elle
+écrivit à Georges du Quesnoy, qui, on le sait, n'était connu à l'Hôtel
+du Louvre que sous le nom d'Edmond Lebrun.
+
+Voici la lettre:
+
+_Je dirai à M. Edmond Lebrun que monsieur le comte s'est fort mal
+trouvé de l'eau de laurier-cerise. On m'a mise en état d'arrestation,
+venez bien vite prouver que ce n'est pas ma faute, ni la vôtre non
+plus._ _ÉMILIE._
+
+On ne pouvait pas écrire une lettre plus habile, car, tout en disant à
+Georges de venir, elle le mettait sur ses gardes.
+
+Mais cette lettre fut saisie au moment même où Émilie la voulait
+mettre à la poste.
+
+
+
+
+III
+
+LE DÉJEUNER AUX FRAISES
+
+
+On se souvient que Valentine avait promis de venir ce jour-là dire
+adieu une dernière fois à son amant, à l'hôtel du Louvre, dans cette
+chambre où ils s'étaient tant aimés.
+
+On avait servi à Georges un déjeuner frugal: une aile de poulet, des
+fraises et du thé. Il n'avait pu se résigner à se mettre à table dans
+l'anxiété de l'attente.
+
+Quand deux heures sonnèrent, il désespérait de la voir venir, mais
+elle entra bientôt, tout de noir habillée, comme si elle portait déjà
+le deuil de son mari.
+
+«Tu vois, dit-elle à son amant qui s'était jeté dans ses bras et qui
+soulevait son double voile, tu vois que je porte le deuil de mon
+bonheur.
+
+--De mon bonheur! dit Georges. C'est moi seul qui serai malheureux.
+
+--Pourquoi dire cela? Je souffrirai plus que toi, mais j'ai déjà
+appris la résignation.
+
+Ils s'embrassèrent avec des sanglots étouffés.
+
+--Je n'aurai pas le courage de vivre une heure si tu me quittes, dit
+Georges.
+
+--Est-ce que tu aurais le courage de mourir?»
+
+Georges montra son revolver.
+
+«Mon ami, dit Valentine, je n'aime pas ces raisons-là.»
+
+Elle saisit le revolver et le mit dans sa poche.
+
+«Et toi, aurais-tu le courage de mourir?
+
+--Non. Je t'aime, mais j'ai horreur de la nuit.
+
+--Tu es trop belle pour mourir.
+
+--Peut-être. Et puis, j'ai soif de vivre.
+
+--Si tu m'aimais encore, tu ne dirais pas cela; moi, je n'ai que la
+soif de ton amour.
+
+--Ne me parlez pas ainsi, Georges, dit tristement Valentine. Je
+ne veux plus de cette vie impossible où il faut se cacher. Je n'y
+retomberai pas.»
+
+Georges l'attaqua par l'esprit comme par le coeur. Il lui dit qu'il
+n'était pas un héros de roman, mais que jamais ces amoureux transis
+qui s'appellent Saint-Preux et Werther, ces amoureux affolés qui
+s'appellent des Grieux et Ravensvood n'aimaient pas comme lui d'un
+amour profond, mystérieux, invincible et fatal.
+
+«Des rêveries,» dit Valentine voulant cacher son coeur.
+
+Elle prit une fraise, et la mangea.
+
+«Oh! les admirables dents de crocodile, murmura son amant.
+
+--Tu veux dire que je me nourris de tes larmes. Je te jure que j'aime
+mieux tes fraises.
+
+La comtesse prit une seconde fraise, puis une autre encore.
+
+--Tu vois qu'il y a de bonnes choses sur la terre.
+
+--O sublime gourmande!»
+
+Et Georges présenta lui-même une fraise aux lèvres de Valentine.
+
+«Ta bouche n'est pas assez grande.»
+
+Madame de Xaintrailles coupa sa fraise en deux.
+
+«Pour toi,» dit-elle.
+
+Georges le comprenait ainsi.
+
+«Et tu aurais le coeur, dit-il, de manger désormais des fraises sans
+moi?
+
+--Oh! mon Dieu, oui. Je vais devenir plus gourmande que jamais pour me
+consoler. Mais tu sais que je n'ai qu'une heure à te donner: l'heure
+du diable. Nous avons déjà perdu une demi-heure.»
+
+Les deux amants étaient redevenus presque gais.
+
+Ni l'un ni l'autre ne pouvait croire que c'était là leur rendez-vous
+d'adieu. Georges espérait vaguement que le comte n'en reviendrait pas,
+et Valentine, toujours légère, ne s'imaginait pas que la séparation
+serait éternelle, quoiqu'elle fût de bonne foi dans son repentir.
+
+«Georges, dit-elle tout à coup, vous n'êtes pas sérieux; vous voulez
+me perdre encore; mais j'ai un ami qui me sauvera.
+
+--Un ami?
+
+--Oui, Dieu.»
+
+Georges tressaillit. Il ne croyait plus à Dieu; mais à ce seul mot, un
+grand trouble se fit en lui.
+
+«Dieu, c'est mon ennemi!» dit-il.
+
+On sonna sur ce mot.
+
+«N'ouvre pas!» dit la comtesse.
+
+Un pressentiment l'empêcha de mordre la fraise qu'elle avait aux
+lèvres.
+
+On sonna encore.
+
+«Cache-toi,» dit Georges à Valentine en lui montrant le balcon.
+
+On sonna une troisième fois.
+
+«Est-ce que mon mari recommencerait déjà sa comédie?
+
+--Passe sur le balcon, je vais ouvrir.»
+
+«Au nom de la loi, ouvrez la porte,» dit une voix ferme.
+
+Georges alla ouvrir la porte sans bien savoir ce qu'il faisait.
+
+Un commissaire de police entra, suivi de deux agents. C'était celui
+qui avait arrêté la femme de chambre.
+
+«Vous êtes monsieur Edmond Lebrun?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Monsieur, reprit le commissaire à brûle-pourpoint, vous avez
+empoisonné M. le comte de Xaintrailles.»
+
+Georges du Quesnoy subit le choc avec fermeté.
+
+«Monsieur, je ne vous donne pas le droit de venir m'accuser ici.
+
+--Monsieur, je vous accuse au nom de la justice.
+
+--Monsieur, pas un mot de plus.»
+
+Jusque-là, Georges n'avait pas vu les agents de police, il se sentait
+de taille a lutter avec le commissaire.
+
+Mais dès qu'il vit ces deux hommes s'approcher, il pâlit et perdit sa
+force de résistance.
+
+Le commissaire avait vu flotter sur le balcon la robe de Valentine.
+Pendant que Georges s'était retourné vers la cheminée croyant trouver
+son revolver, car il oubliait déjà que la comtesse le lui avait pris,
+le commissaire courut au balcon et ramena la comtesse au salon.
+
+Mme de Xaintrailles, tout épouvantée, tomba anéantie sur un fauteuil.
+
+«Ne craignez rien, dit Georges en lui prenant la main, il y a là un
+fatal malentendu, à moins que ce ne soit une mauvaise plaisanterie.
+
+--Monsieur, reprit le commissaire de police, si vous n'êtes pas
+coupable, la vérité se fera bien vite dans votre confrontation avec la
+femme de chambre de Mme la comtesse de Xaintrailles, car cette fille a
+été arrêtée aussitôt la mort du comte.
+
+--M. de Xaintrailles est mort!» s'écria la comtesse.
+
+Un cri de surprise et d'épouvante!
+
+Il était trop tard pour jeter un cri de délivrance.
+
+Elle fut abîmée dans son désespoir.
+
+«La chose a été mal faite,» murmura Georges.
+
+Il fit semblant de suivre le commissaire sans plus opposer la moindre
+résistance, mais bien décidé à s'échapper en route s'il le pouvait. Il
+se rappela tout à coup que Valentine avait mis son revolver dans sa
+poche.
+
+«Monsieur, dit-il avec douceur au commissaire, permettez-moi de dire
+adieu à madame pour le cas, peu probable d'ailleurs, où je serais
+retenu en prévention.
+
+--Faites, monsieur, répondit le commissaire, mais je ne puis vous
+laisser seul avec madame.»
+
+Georges vit bien qu'il ne gagnerait rien par ses prières.
+
+Il se contenta de s'approcher de Mme de Xaintrailles, tout en lui
+cachant la figure par la sienne.
+
+«Je n'y comprends pas un mot, lui dit-il. De grâce, donnez-moi mon
+petit revolver.»
+
+La comtesse pria le commissaire de police de permettre à Georges
+d'écrire un mot.
+
+«Un mot que vous lirez,» se hâta de dire le jeune homme.
+
+Ceci permit à la comtesse de passer son mouchoir à son amant.
+
+Le commissaire tendit la main pour le saisir, mais déjà Georges avait
+pris le revolver avec la dextérité d'un prestidigitateur, quoiqu'il
+fût très-agité.
+
+Pour mieux cacher cette action, il se mit à écrire sans bien savoir à
+qui il écrirait et ce qu'il écrirait.
+
+«Après tout, dit-il tout à coup, il est impossible que je sois arrêté,
+ce n'est pas la peine d'écrire.»
+
+Et se rapprochant une dernière fois de la comtesse:
+
+«Adieu, Valentine, lui dit-il en l'embrassant, aimez-moi jusqu'à la
+fin.»
+
+Mme de Xaintrailles se croyait dans un rêve. Elle ne voulait pas voir
+la réalité.
+
+Enfin Georges du Quesnoy sortit, suivi de près par le commissaire.
+
+Après avoir descendu un étage, comme il passait devant le grand
+corridor, il s'y précipita avec la rapidité du vertige. Les deux
+hommes de la police couraient bien, mais il parvint à se jeter dans
+une chambre entr'ouverte dont il eut le temps de refermer la porte
+avant qu'on ne le vit entrer.
+
+C'était beaucoup pour se sauver, mais c'était trop peu. En un clin
+d'oeil, la police avertit la police: on cerna l'hôtel du Louvre. On
+décida qu'aucune chambre n'échapperait à la visite domiciliaire.
+
+Georges du Quesnoy s'imagina pourtant qu'il ne serait pas repris. La
+chambre où il était entré était occupée par une dame étrangère sortie
+pour la messe à Saint-Roch. Il se nicha dans une montagne de robes qui
+avaient été essayées le matin.
+
+En effet, à première vue, on jugea qu'il n'y avait personne, car un
+des agents de police après être entré, ressortit en disant: «Ce n'est
+pas là.»
+
+Ce fut la dame elle-même qui le perdit.
+
+Elle revint de la messe cinq minutes après, pendant qu'on cherchait à
+l'étage supérieur.
+
+Un grand bruit s'était fait dans tout l'hôtel, elle s'imagina qu'on
+poursuivait un voleur. Elle entra chez elle avec quelque inquiétude.
+A ce moment, Georges, se croyant à demi sauvé, était sorti du lot de
+chiffons pour tenter de gagner la rue. L'impatience est imprudente. La
+dame poussa un cri en voyant Georges.
+
+«Madame, de grâce, sauvez-moi; je ne suis pas un voleur, je suis un
+amoureux.»
+
+La dame était une provinciale pour qui un amoureux était bien plus
+dangereux qu'un voleur. Elle s'imagina que l'amoureux était là pour
+elle, et elle cria de plus belle.
+
+Le jeune homme furieux faillit lui tirer un coup de revolver.
+
+Elle finit par se calmer à moitié, mais il était trop tard: ses cris
+avaient ramené un autre agent de police.
+
+Celui-là passa, comme on dit, un mauvais quart d'heure, car Georges le
+tint à distance par le revolver.
+
+«Si tu dis un mot et si tu t'approches, je te tue comme un chien.»
+
+L'agent de police se tint en respect, mais sans vouloir s'en aller.
+
+«Va-t'en, lui dit Georges.
+
+--A moi,» dit l'agent de police, en criant très-haut.
+
+Ce cri fut couvert par une détonation. La petite balle du revolver qui
+devait le frapper au coeur le frappa à l'épaule, parce qu'il fit un
+mouvement rapide.
+
+Georges renversa la provinciale, repoussa l'agent qui n'était pas
+tombé et s'enfuit à tout hasard. Mais les cris de l'agent jetèrent
+au-devant de Georges un autre agent et deux domestiques de l'hôtel.
+
+Il tira un coup en l'air pour jeter l'épouvante, mais cet autre agent
+se précipita dans ses jambes pour le jeter à terre.
+
+Il passa outre, se croyant encore sauvé, mais cette fois il se jeta
+à la tête du commissaire lui-même, qui avait avec lui toute une
+escouade.
+
+Puisqu'il avait engagé la lutte, il ne voulut pas se rendre; il fit
+feu une troisième fois.
+
+Il n'atteignit pas le commissaire, mais la balle blessa une curieuse
+par ricochet.
+
+Il eût fait feu une quatrième fois si on ne l'eût frappé d'un coup de
+canne sur le bras.
+
+Il comprit qu'il était perdu; le revolver venait de tomber; il se
+jeta à terre, le ressaisit de sa main gauche et se tira à lui-même le
+quatrième coup en pleine poitrine.
+
+«Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'est un homme mort,» dit le
+commissaire.
+
+
+
+
+IV
+
+LA COUR D'ASSISES
+
+
+On n'a pas encore oublié le bruit que fit cette arrestation; mais
+comme les journaux ne donnèrent que les initiales ou les noms de
+guerre des deux amants, M. Lebrun et Mme Duflot, on ne s'intéressa pas
+beaucoup à leur cause. C'était un monsieur quelconque et une
+femme adultère de plus. Bien plus, comme on disait que c'était
+un empoisonneur, le roman de ces amours mal connues n'émut que
+médiocrement.
+
+Quoique la balle eût fait une lésion à la poitrine, Georges du Quesnoy
+ne mourut point de sa blessure. A trois mois de là il comparaissait
+devant le juge d'instruction.
+
+Dès son premier interrogatoire, il déclara que s'il y avait un
+coupable c'était lui seul, sans toutefois avouer qu'il fût coupable.
+Il jura que la femme de chambre était inconsciente. Il lui avait en
+effet conseillé l'eau de laurier-cerise pour calmer un malade qu'il ne
+connaissait pas; mais si elle avait donné contre ses prescriptions le
+remède à trop forte dose, c'est qu'elle ne savait pas sans doute que
+ce remède eût quelque danger.
+
+Comme cette déclaration s'accordait avec les dires de la femme de
+chambre, on avait donné la liberté à cette fille, tout en la gardant à
+vue jusqu'aux assises.
+
+Aux assises, Georges du Quesnoy ne fut connu que sous le nom d'Edmond
+Lebrun, chimiste à Londres. Le hasard le servit: un agent français à
+Londres déclara qu'en effet un sieur Lebrun, fabricant de produits
+chimiques, avait passé le détroit vers l'époque du crime. Les amis de
+Georges ne devaient pas le reconnaître, non plus que les témoins du
+comte dans son duel avec M. le comte de Xaintrailles. Il avait coupé
+sa barbe et ses cheveux. Il s'était marqué le front et les joues par
+cinq points de pierre infernale. Il avait achevé de se défigurer par
+un clignement d'yeux et une grimace perpétuelle.
+
+Il n'avait pas même dit son nom à son avocat, par respect pour son
+père, quoique son père l'eût depuis longtemps abandonné.
+
+Sa grande préoccupation aux assises ne fut ni l'éloquence de son
+avocat,--c'était Me Lachaud,--ni l'idée de la condamnation, ni la
+curiosité publique, c'était le vague espoir de voir apparaître dans la
+foule, ne fût-ce qu'un instant, cette femme qu'il avait adorée et pour
+laquelle il allait mourir.
+
+Elle ne vint pas.
+
+Pendant les trois jours que dura l'affaire, ce fut en vain qu'il la
+chercha dans toutes les curieuses; Mme de Xaintrailles ne voulut point
+se hasarder jusque-là, quoiqu'elle eût tout donné pour le revoir. Elle
+espérait d'ailleurs qu'il ne serait pas condamné.
+
+
+Condamné, il le fut, et sans circonstances atténuantes.
+
+On le déclara coupable d'avoir empoisonné le comte de Xaintrailles,
+et, par aggravation, d'avoir, pour échapper à la justice, blessé un
+homme et une femme de deux coups de revolver.
+
+Pendant tout le procès, il avait fait bonne contenance, dédaignant
+de répondre aux questions trop précises, jouant quelquefois trop au
+désillusionné qui se moque de la vie; s'écoutant avec complaisance
+dans quelque période éloquente; jetant çà et là un mot de raillerie à
+travers la gravité des débats.
+
+Il remercia Me Lachaud d'avoir si bien plaidé une si mauvaise cause.
+
+«Je vous donne tout ce que j'ai,» lui dit-il en lui passant au doigt
+un petit camée antique, représentant plus ou moins Démosthène.
+
+Pour les condamnés à mort, le moment le plus terrible n'est pas la
+condamnation, c'est l'entrée à la Roquette. La Roquette! un tombeau où
+l'on vit, d'où l'on ne sortira que pour monter sur l'échafaud. Le jour
+où on entre à la Roquette est plus triste que le jour où l'on en sort.
+
+«Et pourtant, dit Georges du Quesnoy en franchissant le seuil, Dante
+n'écrirait pas ici ses mortelles paroles: Moi je n'y attends pas la
+vie, mais j'y attends encore un rayon d'amour.»
+
+Il ne doutait pas que Valentine ne lui écrivît. Qui sait? Peut-être
+même viendrait-elle; l'amour a des inspirations sublimes: pourquoi ne
+se dirait-elle pas sa soeur pour avoir le droit de venir le voir?
+
+
+
+
+V
+
+LA ROQUETTE
+
+
+Dès qu'il fut dans sa cellule, Georges appela un prêtre. Un prêtre,
+c'est le dernier ami sérieux de ceux qui vont mourir, condamnés ou
+non.
+
+Le prêtre--c'était l'abbé----, le prêtre des condamnés à mort--vint le
+jour même.
+
+«Vous voulez que je vous parle de Dieu, mon enfant.
+
+---Non, mon père, je veux que vous me parliez _d'elle_.»
+
+Et dès ce jour-là Georges fit toute sa confession. Ce fut avec un
+allégement de coeur qui le rasséréna. Un ami était entré dans la
+cellule, ce fut un frère qui en sortit. Le prêtre comprit que ce
+condamné à mort n'était pas le premier venu. Il allait mourir de sa
+passion, dans le crime et le repentir de sa passion, mais non pas dans
+les terreurs d'un criminel vulgaire.
+
+Le premier coupable, n'était-ce pas cette femme trop aimée qui avait
+sacrifié son coeur à son orgueil? Si Valentine eût obéi résolument à
+sa première inspiration, elle eût décidé son père à la donner pour
+femme à Georges du Quesnoy; c'eût été un mariage d'amour qui fût
+devenu un mariage de raison, car chez lui comme chez elle il y avait
+un coeur et une âme.
+
+Combien de fois le mariage n'est-il pas la préface du crime! combien
+de fois, l'enfer du mariage a-t-il conduit dans l'autre!
+
+Le prêtre de la Roquette prit Georges en grande sympathie, parce que
+le condamné se confessa en toute abondance de coeur, comme un chrétien
+qui dépouille l'orgueil du _Moi_, qui foule aux pieds les vanités
+humaines et ne reconnaît plus que Dieu sur la terre. Aussi Georges
+pria l'abbé---- de lui accorder tous les jours une demi-heure de
+son temps; ce que fit l'abbé avec une bonne grâce évangélique.
+Naturellement le sujet de la conversation était l'immortalité de
+l'âme. La grâce n'avait pas encore touché Georges. C'était donc par la
+raison et non par la foi qu'il voulait voir Dieu. Il ne doutait pas
+d'ailleurs du réveil de son âme dans la mort, mais il ne croyait pas
+au pardon. Selon lui, tout crime devait s'expier, non pas seulement
+par les larmes du repentir, mais par la punition du lendemain. Chaque
+pas que faisait vers lui le curé de la Roquette le rapprochait
+d'ailleurs du catholicisme.
+
+«Voyons, lui disait l'abbé----, puisque vous avez cru naguère aux
+esprits, puisque vous avez cru au diable, pourquoi refuser de croire
+à ce miracle suprême qui a fait de Jésus le fils de Dieu? Et si vous
+croyez à l'Évangile, pourquoi ne pas entrer dans l'Église, qui est la
+porte du ciel?
+
+--Pourquoi? là est le grand mot. Il m'est impossible de croire que
+parce que je me serai humilié à vos pieds en m'accusant de mon crime,
+je serai pardonné par Dieu. A quoi servirait la Vertu, si le dernier
+des coquins peut aller s'asseoir à côté d'elle au paradis, après avoir
+été absous sur la terre? Dieu ne vous a pas donné le droit de faire
+grâce.»
+
+Le prêtre lui répliquait:
+
+«Vous soulevez des questions résolues depuis longtemps. Si vous étiez
+plus savant en théologie, vous verriez que les plus grands esprits de
+l'Église ont tous fini par soumettre la raison à la foi, parce que la
+foi c'est la lumière. Abandonnez-moi votre âme rebelle pendant toute
+une semaine, et le dimanche, à la messe, vous sentirez que Dieu est
+là. Vous comprendrez que ce n'est pas le prêtre qui pardonne, que
+c'est Dieu lui-même; car il est le très-humble serviteur de Dieu, et
+c'est Dieu qui parle par sa bouche. Mais ne croyez pas pourtant que
+quand je vous aurai pardonné au nom de Dieu, vous entrerez au paradis
+avec la quiétude des blanches âmes qui n'ont connu sur la terre que le
+devoir, le sacrifice, la vertu! Non; vous ne passerez pas par l'enfer,
+puisque vous aurez cru à la miséricorde de Dieu, et que Dieu ne trahit
+pas ceux qui espèrent en lui; mais vous emporterez vous-même votre
+enfer en paradis. Vous serez admis parmi les élus, mais vous
+souffrirez longtemps encore de votre indignité. Votre âme ne s'épurera
+peu à peu qu'aux flammes de l'amour divin.»
+
+Georges du Quesnoy n'était toujours pas convaincu.
+
+«Vous ne croyez pas ma parole, reprenait le prêtre, parce que vous ne
+m'écoutez qu'à demi.
+
+--C'est vrai, mon père, vous voulez m'entraîner au ciel, mais mon
+coeur bat toujours pour la terre. Cette femme que j'ai adorée, je
+l'aime toujours. Ah! que ne donnerais-je pas pour la revoir avant de
+mourir!»
+
+Un jour, l'abbé---- dit à Georges du Quesnoy:
+
+«Mon enfant, ce que je n'ai pu faire pour votre salut, puisque votre
+esprit est toujours rebelle à votre foi, la femme que vous avez tant
+aimée le fera mieux que moi. J'ai appris hier qu'elle allait entrer en
+religion; j'ai couru à elle, je l'ai décidée à un adieu suprême.
+
+--Elle viendra! s'écria Georges transporté.
+
+--Oui, mon enfant, elle viendra.»
+
+Le condamné embrassa le prêtre avec une effusion filiale et
+religieuse.
+
+«O mon père! O mon ami! elle viendra!»
+
+
+
+
+VI
+
+LA CONFESSION
+
+
+Dans les conversations de la dernière heure, Georges du Quesnoy
+demanda à l'abbé---- s'il était décidément indispensable que le mal
+fût imposé à la terre pour la plus grande gloire de Dieu?
+
+Il lui parla de son frère. Dans ses plus mauvais jours, il n'avait
+pas oublié cet enfant tué en duel, qu'il aimait de toute l'amitié des
+vingt ans. Il répétait souvent que, si Pierre avait vécu, il se fût
+mieux contenu dans le devoir, car Pierre était un esprit mieux trempé
+que le sien, qui ne devait pas bifurquer pour aboutir à toutes les
+déchéances.
+
+Georges avait déjà raconté au curé de la Roquette les étranges
+prédictions de Mlle de Lamarre.
+
+«Je ne puis nier, avait dit l'abbé----, que c'étaient là des
+avertissements du ciel. Puisque cette dame vous prédisait la mort
+violente à tous les deux, il fallait réagir, lutter et vaincre le
+démon. Mlle de Lamarre fut une voyante qui se mit en sentinelle pour
+vous défendre vous et votre frère. Il fallait écouter le cri de la
+sentinelle et ne pas vous laisser surprendre.
+
+--Pourquoi Dieu jette-t-il au coeur de chacun de ses enfants la
+semence du mal? Le mal, comme les mauvaises herbes, envahit le bon
+grain et l'étouffe le plus souvent. Le sage et le juste sont toujours
+vaincus sur la terre.
+
+--C'est une vallée de larmes, parce que les hommes sont méchants.
+
+--Pourquoi ce jeu cruel du Créateur?
+
+--C'est que pour aimer le bien, il faut connaître le mal. Il y a des
+berceaux dorés et couverts de guipure; il y a des berceaux d'osier et
+couverts d'étoupe. Des deux côtés c'est la même âme. Celui-là qui vit
+dans le travail comme, celui-là qui vit dans l'oisiveté auront un jour
+le même juge. Mais déjà, sur la terre, ils ont le même ange gardien
+qui s'appelle la Conscience.»
+
+Une vague idée traversa l'esprit de Georges, mais dans la pénombre
+elle ne put se faire lumineuse. Il parla des inquiétudes de sa
+conscience, tout en voulant la nier.
+
+«C'est peut-être une image, dit-il, mais c'est peut-être un mot.»
+
+Et, sans se rendre bien compte de la logique des sentiments, des
+réflexions et des rêveries, il en vint à parler de cette jeune fille
+qui lui était apparue trois fois dans les trois périodes de sa vie.
+
+«Figurez-vous, mon père, qu'il y a cinq ou six ans, comme je sortais
+à peine du collège, je vis dans le parc de Margival, dont je vous
+ai souvent parlé, apparaître une jeune fille mystérieuse, avec des
+marguerites dans les cheveux, robe blanche toute flottante, yeux
+couleur du temps, effeuillant des roses avec un sourire angélique.
+C'était une bénédiction de la voir si belle, si fraîche, si pure: un
+ange descendu et non un ange tombé. Quand j'ai voulu m'approcher de
+cette jeune fille, elle s'est évanouie comme une vision. Je ne l'ai
+jamais retrouvée ni dans le parc ni dans le voisinage; on m'a traité
+de visionnaire, mais pourtant je l'ai bien vue.»
+
+Le prêtre écoutait sans mot dire.
+
+«Ce n'est pas tout, reprit le condamné, trois ans après, j'avais jeté
+ma jeunesse à tous les vents, j'avais trahi tous mes devoirs: devoirs
+de fils, devoirs de citoyen; l'orgueil du corps avait tué l'orgueil de
+l'âme; je courais les filles, j'étais ruiné par l'argent qui était
+à moi et par l'argent qui était aux autres. Ne vous l'ai-je pas dit
+déjà, j'étais un fanfaron de vices et je n'avais pas de honte de vivre
+dans le monde des filles galantes sans payer ma part du festin! Je ne
+saurais trop confesser ces hontes douloureuses aujourd'hui, mais dont
+je riais en ces mauvais jours. Eh bien, un soir, cette jeune fille du
+parc de Margival m'apparut dans un mauvais lieu, où toutes les
+filles plus ou moins à la mode, vont perdre une heure dans leur
+désoeuvrement. On appelle cela la _Closerie des lilas_ ou le champ
+de bataille de la danse. Eh bien, là, je l'ai revue; mais la figure
+angélique s'était changée en tête de bacchante. C'était la même
+créature, mais avec tous les signes des mauvaises passions. Elle
+valsait éperdument, les yeux égarés par la débauche. Elle jetait des
+roses fanées et des poignées d'argent. Je courus à elle pour lui
+demander raison de cette chute profonde; mais, comme la première fois,
+elle s'évanouit dès que je voulus lui saisir la main. Une autre fois
+encore je l'ai revue au bal de l'Opéra, plus folle que jamais, et
+jetant l'or à pleines mains. Ce fut la même vision plus accentuée et
+plus réelle encore.»
+
+Le prêtre gardait toujours le silence.
+
+«Et la troisième vision? demanda-t-il à Georges.
+
+--Oh! la troisième vision, c'est horrible à dire. C'était la nuit du
+crime; j'errais sur le boulevard. J'avais dîné gaiement; les fumées
+du vin de Champagne me couronnaient la tête. Je me croyais maître du
+monde, parce que je défiais la société. Je pressentais mon crime du
+lendemain, et je le regardais en face sans broncher. Je me voyais déjà
+épousant la femme et la fortune du comte de Xaintrailles. Voilà
+que tout à coup une fille de joie, une courtisane à sa dernière
+incarnation, passe devant moi dans toute l'insolence de la femme qui
+brave la femme elle-même. Or, dans cette dernière des filles, je
+reconnus très-distinctement la figure du parc de Margival et de la
+Closerie des lilas. C'était la même femme, mais elle n'avait plus rien
+de la femme, sinon le masque, avec tous les stigmates des passions qui
+se cachent. Elle les montrait sans honte au grand jour, car il ne fait
+jamais nuit sur le boulevard des Italiens. Que lui importait à elle,
+qui ne rougissait plus? J'allai à elle, frappé au coeur, effrayé de
+cette déchéance. «Comment! lui dis-je, c'est toi, encore toi, toujours
+toi!» Elle leva la tête avec arrogance, elle éclata de rire et
+frappa de sa main sur son coeur. Sa robe se dégrafa, et un poignard
+ensanglanté tomba à ses pieds. Je n'étais plus maître de moi; la peur
+me prit, je m'enfuis à l'hôtel du Louvre.»
+
+Le prêtre avait écouté ces trois histoires avec un vif intérêt.
+
+«Vous n'avez pas compris? dit-il à Georges.
+
+--Vous comprenez donc vous-même?»
+
+Le prêtre s'était levé.
+
+«Peut-être,» dit-il en serrant la main du condamné.
+
+Et souriant avec mélancolie:
+
+«La suite à demain,» ajouta-t-il de sa voix douce.
+
+Quand Georges fut seul, il pensa qu'il ne pourrait plus dire
+longtemps: _la suite à demain_.
+
+
+
+
+VII
+
+L'ADIEU
+
+
+Valentine vint le surlendemain. Le prêtre avait vaincu tous les
+obstacles. La comtesse de Xaintrailles n'était pas encore vêtue en
+religieuse, mais elle était accompagnée d'une soeur de charité.
+
+Georges du Quesnoy avait été averti la veille. Aussi ce jour-là fut un
+jour de fête.
+
+L'horrible cellule fut remplie de fleurs.
+
+Le matin, le condamné salua le soleil comme il ne l'avait jamais fait.
+Il demanda un miroir, comme s'il eût eu peur d'être devenu trop laid
+pour paraître devant Valentine.
+
+Il se trouva plus beau que jamais, parce que sa figure avait pris
+plus de caractère dans la gravité. Il y avait maintenant en lui
+du religieux, du cénobite, de l'ascète. Toute la tête s'était
+spiritualisée. Il pouvait sourire encore à sa maîtresse, puisqu'il
+avait la blancheur des dents et la flamme humide des yeux.
+
+Valentine arriva à midi.
+
+Que de choses ils se dirent avant de se parler dans ces premières
+larmes et ces premiers soupirs qui arrêtèrent les mots de leurs
+lèvres!
+
+Et, d'ailleurs, que pouvaient-ils se dire qu'ils ne sussent déjà?
+
+Mme de Xaintrailles n'avait-elle pas compris toutes les douleurs de
+celui qui n'avait accompli un crime qu'à force d'amour? Georges du
+Quesnoy n'avait-il pas compris que puisque Mme de Xaintrailles allait
+prendre le voile, c'est que son coeur mourait pour lui pour ne revivre
+qu'en Dieu?
+
+La première parole de Georges fut celle-ci:
+
+«Madame, donnez-moi une heure; puisque vous devenez soeur de charité,
+regardez-moi comme un malade qui va mourir. Vos mains pieuses me
+feront l'oreiller plus doux.»
+
+Il saisit les deux mains de Valentine.
+
+Le prêtre, la soeur de charité et le geôlier se mirent à chuchoter
+ensemble comme pour ne pas entendre et pour ne pas voir.
+
+Georges, en regardant Valentine, tout détaché qu'il fût des biens
+périssables, ne put s'empêcher de penser à cette beauté souveraine,
+tout épanouie hier, s'effaçant déjà aujourd'hui dans la prière et le
+repentir. Quoi! ces beaux cheveux odorants, il ne les baiserait plus!
+ces épaules somptueuses, il n'y cacherait plus son front tout enivré
+des altières voluptés! ces beaux bras aux étreintes passionnées ne se
+fermeraient plus sur lui! Mais quelle joie déjà pour son amour jaloux,
+de penser que ces beautés corporelles seraient perdues pour le
+monde! Nul ne viendrait s'abreuver à cette source de délices, nul
+n'imprimerait ses lèvres sur cette chair de pêche, de lis et de roses.
+Cette voix timbrée à l'or ne résonnerait plus pour les confidences
+amoureuses. Valentine ne partait pas avec lui, mais elle faisait un
+pas sur le même chemin. Elle ne mourait pas, mais elle fuyait le
+monde.
+
+Que se dirent-ils?
+
+Elle pleurait et il pleurait.
+
+Ils évoquèrent le passé; ils rappelèrent les jours coupables, mais
+charmants, les ivresses, les éperduments, les abîmes roses où ils
+s'étaient précipités sans voir le fond dans le vertige des vertiges.
+Dieu les séparait violemment, mais n'avaient-ils pas pendant toute une
+année escaladé vingt fois le septième ciel?
+
+Georges parla à Valentine de leur première rencontre au château
+de Sancy, de la marguerite effeuillée devant l'église, de leurs
+promenades dans le parc de Margival. Ce n'étaient que les aubes
+déjà lumineuses de leur amour. La passion était venue dans toute sa
+luxuriance quand Georges s'était jeté dans les bras de Valentine
+à l'hôtel du Louvre. Quels divins battements de coeur! C'était le
+paradis retrouvé. Ils avaient bu à pleine coupe toutes les délices?
+
+Georges du Quesnoy se rejetait aveuglément dans le passé, mais
+Valentine le rappela malgré lui aux douleurs du présent.
+
+«Je vous ai promis une heure, lui dit-elle, nous avons dévoré trois
+quarts d'heure. Ne parlons plus de nous, parlons de Dieu. Ne parlons
+plus d'hier ni d'aujourd'hui, parlons de demain.
+
+--Demain, dit Georges, je mourrai en vous, parce que je mourrai en
+Dieu.
+
+--Et moi, dit Valentine, je ne veux vivre que pour prier pour vous;
+mais jurez-moi de passer vos derniers jours humilié dans les grandeurs
+de la religion. Si vous saviez comme c'est bon de se tourner vers
+Dieu! Le jour où vous m'avez quittée j'ai voulu mourir. Un rayon du
+ciel a traversé mon âme. C'était la grâce. Je me suis agenouillée,
+j'ai pleuré, j'ai prié. Quand je me suis relevée, mon désespoir
+s'était fait héroïsme. Je me suis vue dans la psyché et j'ai condamné
+ma beauté à disparaître. Dès ce jour-là, j'ai juré que je mourrais
+soeur de charité. Certes, je suis fière de mon sacrifice, puisque
+toute ma fortune, sinon celle de M. de Xaintrailles, me revenait
+par sa mort. Eh bien, je donnerai ma fortune aux pauvres, comme je
+donnerai ma beauté à la cellule. Si j'ai attendu pour entrer en
+religion, c'est que je voulais vous revoir. L'abbé---- est un saint
+homme; il a compris que je vous apporterais l'amour de Dieu, voilà
+pourquoi je suis venue.
+
+--C'est irrévocable? dit Georges en mesurant toute la grandeur du
+sacrifice.
+
+--Oui, maintenant que je vous ai vu, je n'attends plus que le jour
+terrible....
+
+--Je comprends, dit Georges.
+
+--Oui, vous avez compris, mon ami. Ce jour-là, à l'heure où Dieu vous
+recevra, je me jetterai au pied de l'autel, et je ne retournerai plus
+la tête.
+
+Georges et Valentine s'embrassèrent dans les sanglots.
+
+La soeur prit Valentine et l'entraîna, le prêtre prit le condamné et
+lui montra le crucifix.
+
+Mais la passion était encore la plus forte: Georges ne baisa pas le
+crucifix, il se précipita comme un lion vers Valentine.
+
+Elle-même s'était retournée.
+
+Ils se jetèrent éperdument dans les bras l'un de l'autre, comme s'ils
+cherchaient la mort dans cette dernière et solennelle étreinte.
+
+
+
+
+VIII
+
+LA GUILLOTINE.
+
+
+Je ne sais si le pressentiment avait frappé, l'esprit de Georges:
+trois jours après cette visite, quand on alla le prendre pour la mort,
+on le trouva tout éveillé qui crayonnait quelques pages. On s'imagina
+que c'était une lettre: c'était les feuillets volants d'un manuscrit
+sur le _Libre Arbitre_.
+
+«Tenez, mon père, dit-il, en embrassant le prêtre des condamnés; vous
+lirez ceci en souvenir de moi. Ce n'est pas très-orthodoxe, mais,
+rassurez-vous, je vais mourir en Dieu.»
+
+Et après un silence:
+
+«Quand vous reverrez Mme de Xaintrailles, remettez-lui ces fleurs
+fanées; cueillies avec elle dans le Parc-aux-Grives. Je les ai brûlées
+sur mon coeur, je les ai sanctifiées par mes larmes et par mes
+prières.»
+
+Georges se confessa et communia.
+
+Dans sa confession il dit au prêtre:
+
+«Vous n'imaginez pas comme j'ai passé une bonne nuit! J'étais libre
+et je courais comme un enfant les sentiers de mon pays. Mais je ne
+pouvais franchir le saut-de-loup du Parc-aux-Grives.»
+
+Pendant la «toilette des condamnés», l'abbé---- lut la première page
+volante crayonnée par Georges:
+
+«Les âmes en peine, ces âmes voyageuses qui ne sont ni du paradis ni
+de l'enfer, parce qu'elles ne sont détachées ni du bien ni du mal, ont
+été condamnées à représenter l'esprit de Dieu et l'esprit de Satan
+devant les âmes de la terre.
+
+«Nous sommes tous les jouets de ces âmes en peine. Nous avons chacun
+la nôtre.
+
+«On s'imagine qu'on vit en liberté et qu'on fait ce qu'on veut; mais
+on obéit sans le savoir--et sans le vouloir--à cette âme en peine qui
+a veillé sur notre berceau et qui nous conduira jusqu'à la tombe.»
+
+Le prêtre dit à Georges:
+
+«Ce que vous avez écrit, c'est la légende du Mal dominant le Bien.
+Mais il n'y a sur la terre qu'une volonté: c'est celle de Dieu. Tout
+homme qui marche dans l'esprit de Dieu est maître de ses passions.»
+
+Ce jour-là, quoiqu'on n'eût pas annoncé la veille le spectacle, il y
+avait foule pour la tragédie devant la place de la Roquette, quand
+cinq heures sonnèrent à Sainte-Marguerite. C'était l'heure. Les
+premières représentations sont presque toujours en retard. Le théâtre
+était disposé avec ses décors funèbres, mais les acteurs n'arrivaient
+pas. Les gamins grimpés sur les murs, sur les arbres, jusque sur les
+toits, commençaient à siffler.
+
+«La toile! ou mes six sous! dit un gavroche.
+
+--Patience, cria un de ses camarades, voilà le gaz allumé.»
+
+Le soleil venait de jeter sur la guillotine son premier baiser du
+matin.
+
+Une grande rumeur s'éleva: la porte de la Roquette venait de s'ouvrir.
+
+On vit s'avancer, pâle, mais fier, mais ferme, un jeune homme qui
+regarda sans émotion visible l'horrible machine de mort.
+
+«Dieu est au delà,» lui dit un prêtre plus pâle encore.
+
+--Je le crois, mon père, dit le condamné; quand j'aurai monté ces
+degrés, je n'aurai plus qu'un pas à faire.
+
+Georges du Quesnoy embrassa l'abbé---- et sourit au bourreau.
+
+M. de Paris s'inclina devant lui pour passer le premier.
+
+«Faites, monsieur, vous êtes chez vous, dit le condamné.»
+
+Le prêtre mit un pied sur la première marche comme pour montrer le
+chemin au condamné, qui devança l'abbé---- et monta deux marches sans
+chanceler.
+
+«Adieu, mon père. Voyez souvent Mme de Xaintrailles. Dites-lui bien
+que c'est elle qui m'a fait croire à Dieu.
+
+Avant de monter sur le dernier théâtre de sa vie, il pencha la tête
+vers le crucifix que lui présentait l'abbé----. Il y appuya ses lèvres
+avec onction. Deux larmes de foi et de repentir tombèrent de ses yeux.
+
+Quand Georges fut sur la seconde marche, il jeta un regard autour de
+lui, comme pour dire adieu au ciel et aux hommes.
+
+Il vit passer dans la foule,--dans l'horrible foule en haillons,--qui
+la veille s'était enivrée de vin et qui allait s'enivrer de sang, une
+figure qu'il connaissait bien.
+
+«Valentine!» cria-t-il.
+
+Mais, en regardant mieux, il vit bien que ce n'était pas la comtesse
+de Xaintrailles.
+
+C'était une jeune fille vêtue de blanc, les pieds nus, les bras levés,
+les mains jointes, la chevelure flottante, ceinte d'un cercle d'or,
+dans l'attitude de la prière.
+
+Georges du Quesnoy se retourna vers le prêtre:
+
+«Voyez-vous? lui dit-il d'une voix étouffée.
+
+--Que voulez-vous dire, mon enfant? dit le prêtre en montant sur la
+première marche.
+
+--Ne voyez-vous pas là-bas celle dont je vous ai si souvent parlé,
+là-bas, dans ce groupe noir, toute blanche?....»
+
+A cet instant le bourreau fit un signe d'impatience.
+
+«Le bourreau a failli attendre! dit le condamné. Une seconde encore,
+monsieur de Paris, et je suis à vous.»
+
+Et penchant la tête vers le groupe qu'il avait indiqué à l'abbé.
+
+«Voyez, c'est elle, toujours elle. Mais quelle étrange métamorphose!
+Il semble qu'elle ait perdu jusqu'au souvenir de ses mauvaises
+passions. Elle a repris comme par miracle sa robe d'innocence et sa
+candeur de seize ans. Voyez! elle vient de me sourire avec la bouche
+d'un ange!»
+
+Cette fois le condamné se sentit chanceler.
+
+«Finissons-en, dit le bourreau,» avec une grâce onctueuse.
+
+Mais le condamné voulait voir encore.
+
+«Regardez bien! dit-il à l'abbé----, la voilà qui monte ... qui monte
+... qui monte encore ... Elle s'est envolée au ciel.
+
+--Mon enfant, dans un instant vous la retrouverez. Vous avez compris,
+n'est-ce pas, que celle que vous avez vue aux quatre époques de votre
+vie,
+
+Celle qui a été belle, pure, suave, divine,
+
+Celle qui a été folle de son corps,
+
+Celle qui a vendu son âme et qui a trempé ses mains dans le sang,
+
+Celle qui s'est repentie et s'est envolée toute blanche au ciel:
+
+C'est votre _âme_ qui vous est apparue!»
+
+
+
+
+IX
+
+LE DERNIER RENDEZ-VOUS
+
+
+Ce fut un horrible frisson dans la foule, quand on vit cette belle
+tête couronnée d'un rayon de suprême intelligence, couchée sous le
+couteau et tombant dans le panier.
+
+Les spectateurs se souviennent encore que l'horrible coupe-tête mal
+machinée ce jour-là résista cinq secondes au bourreau, ce qui donna le
+temps au condamné de tourner à demi la tête par curiosité. Cette fois
+il aurait pu dire à monsieur de Paris: «J'ai failli attendre!»
+
+A la même heure, puisque cinq heures sonnaient à la chapelle des
+Missions-Étrangères, la comtesse de Xaintrailles se jeta le front sur
+les marches de l'autel, pour s'abîmer dans la prière, en attendant
+l'heure d'entrer en religion.
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! dit Valentine tout en larmes, c'est moi qui l'ai
+tué.»
+
+
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+A Madame----
+
+Les nouveaux romans d'Arsène Houssaye, par Jules Janin
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+LES MAINS PLEINES DE ROSES
+
+
+I. La Vision du château de Margival
+
+II. Tout et rien
+
+III. Il était une fois
+
+IV. Mlle Valentine de Margival
+
+V. Le Monde des esprits
+
+VI. Les Bucoliques
+
+VII. Point du tout
+
+VIII. Les Étoiles
+
+IX. Daphnis et Chloé
+
+X. L'Amour qui raisonne
+
+XI. Desesperanza
+
+XII. Qu'il ne faut pas toujours aller à la messe
+
+XIII. Le dernier Coup de minuit
+
+XIV. La Lune de miel
+
+
+LIVRE II
+
+LES MAINS PLEINES D'OR
+
+
+I. Le Portrait fatal
+
+II. Comment Georges du Quesnoy étudia le droit
+
+III. Le Coeur maître de l'Esprit
+
+IV. Vision à la Closerie des lilas
+
+V. Comment Pierre du Quesnoy mourut de mort violente
+
+VI. La Voyante
+
+VII. Les Déchéances
+
+VIII. Le _Miserere_ du piano
+
+IX. Voyage sentimental
+
+X. La Chimie et l'Alchimie
+
+XI. Le Miracle du jeu
+
+XII. La Bacchante
+
+XIII. La Destinée
+
+XIV. La Baigneuse
+
+XV. Promenade au bois
+
+XVI. Que le bonheur est un rêve quand on n'a pas d'argent
+
+XVII. Le Mari et l'Amant
+
+XVIII. La Préface du crime
+
+XIX. Le Crime
+
+
+LIVRE III
+
+LES MAINS PLEINES DE SANG
+
+
+I. La troisième Vision
+
+II. Le Lendemain
+
+III. Le Déjeuner aux fraises
+
+IV. La Cour d'assises
+
+V. La Roquette
+
+VI. La Confession
+
+VII. L'Adieu
+
+VIII. La Guillotine
+
+IX. Le dernier Rendez-vous
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LES MAINS PLEINES DE ROSE, PLEINES D'OR ET PLEINES DE SANG ***
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